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Utilité de la théorie en enseignement de la traduction

Chapitre 2 UTILITÉ DE LA THÉORIE EN ENSEIGNEMENT DE LA TRADUCTION1 E N TRADUCTOLOGIE , le mot «théorie» est une anguille conceptuelle. Ce concept est, en effet, aussi difficile à saisir que celui de traduction, concept élastique s’il en est (Lilova 1984 : 301-304). Son indétermination donne lieu à des acceptions subjectives multiples et est une source de confusion, de mésentente, voire de polémique. Cela tient sans doute au flou des «horizons épistémologiques» caractéristique de la traductologie elle-même, comme l’a observé Yves Gambier : La traduction donne lieu depuis presque deux décennies à maints discours théorisants, souvent auto-justificatifs, rarement explicites quant à leurs postulats de départ, à leur visée et surtout très lacunaires à propos de la logique qui les soustend, les méthodes qui pourraient les valider. Discipline vite institutionnalisée, elle n’en est pas pour autant devenue un champ scientifique stable, avec un objet consensuel. La traductologie se cherche encore [...] (Gambier 1997 : 579-580). Évoluant au carrefour de plusieurs disciplines, les études théoriques sur la traduction ont pris des orientations des plus diverses. Mon propos n’est pas de brosser un tableau de toutes ces approches, mais d’examiner dans quelle mesure et à quelles conditions la théorie peut être mise au service de l’enseignement pratique de la traduction. Je ne traiterai pas de l’utilité de la théorie pour les traducteurs professionnels et ne tenterai pas non plus de décrire le contenu d’un cours de théorie de la traduction dans un programme de formation de traducteurs et d’interprètes2. On peut aborder le phénomène de la traduction sous de nombreux angles. C’est pourquoi il n’y a pas UNE théorie générale et unifiée de la traduction, mais PLUSIEURS théories fragmentaires privilégiant un point de vue, souvent aux dépens des autres. La traductologie étant une science encore en gestation, nous voyons se multiplier, se juxta103 ENSEIGNEMENT PRATIQUE DE LA TRADUCTION poser, pourrions-nous dire, les théories partielles de la traduction : linguistique, sociolinguistique, interprétative, polysystémique, sociocritique, du skopos, didactique, etc. L’absence d’une théorie unifiée est parfois un argument invoqué par des praticiens ou des anti-théoriciens de tout acabit pour justifier l’exclusion de la théorie du champ de la pratique et minimiser sa valeur et son utilité en pédagogie. Mais pourquoi devrait-il n’y avoir qu’UNE seule théorie de la traduction? Existe-t-il UNE seule théorie de la linguistique? UNE seule théorie de la critique littéraire? UNE seule théorie de la physique? Poser la question, c’est y répondre. Il me semble plus pertinent de chercher à définir dans un premier temps ce qu’est au juste une démarche théorique pour ensuite chercher à savoir s’il est possible et souhaitable de réaliser un arrimage opératoire entre théorie et pratique en enseignement de la traduction. Contrairement à une idée reçue, la théorie est fille de la pratique. Elle n’est pas un ensemble d’observations disparates coupées de la réalité. L’histoire de la traduction nous enseigne que la théorie est née de l’observation, de l’analyse concrète de traductions. «La réflexion sur la traduction a toujours épousé de près la vie des traductions ellesmêmes» (D’hulst 1990 : 7). Faut-il rappeler que le mot «théorie» vient du grec 2,TD,4< (theorein), qui signifie «observer»? Les traducteurs, depuis Cicéron, Horace et saint Jérôme, ont été amenés à réfléchir sur leur pratique, soit pour aller au-devant des critiques, soit pour se défendre contre les attaques d’adversaires, soit pour réagir contre une manière de traduire qu’ils désapprouvaient chez leurs précurseurs ou leurs contemporains. Pensons à saint Jérôme qui fustige le littéralisme excessif d’un Aquila et diverge d’opinion avec saint Augustin, à Nicolas Perrot d’Ablancourt pris à partie par Pierre-Daniel Huet, à Houdar de la Motte qui critique la traduction de l’Énéide d’Anne Dacier, ou encore à Paul-Louis Courier, qui juge sévèrement le Daphnis et Chloé de Jacques Amyot. Ces querelles, ces polémiques, ces critiques ont nourri pendant près de deux millénaires la réflexion théorique en traduction. Mais n’est-il pas abusif de qualifier de «théoriques» toutes ces observations ponctuelles formulées bien souvent au sujet de cas d’espèces? Sûrement pas. On a longtemps cru, cependant, que les traducteurs du passé disposaient d’un arsenal théorique très pauvre constitué de notions intuitives ou empiriques plutôt que d’un corps de préceptes clairement formulés (Mounin 1963 : 12; 1976 : 89-90). Cette hypothèse est trop réductrice : de tout temps, les traducteurs se sont doublés de théoriciens et se sont interrogés sur leur pratique pour tenter de la codifier. 104 THÉORIE ET ENSEIGNEMENT La complexité même de l’opération traduisante les amenait à réfléchir sur leur pratique et à consigner par écrit leurs observations. Ils n’auraient pas tant théorisé si la traduction était une opération simple. «Nos grands anciens, remarque Jean-Paul Vinay, n’avaient peut-être pas senti le besoin de bâtir une théorie, un modèle, dans le jargon linguistique moderne; mais ils avaient réfléchi sur les principales chausse-trappes de leur métier, plume à la main, l’œil sur l’original [...]» (Vinay 1981 : 10). Théoriser ce n’est pas exclusivement construire un ensemble intégré, systématique et plus ou moins exhaustif qu’on appelle un «modèle théorique». Il ne faut pas fétichiser la systématisation, les constructions intellectuelles, méthodiques et synthétiques, et écarter du revers de la main les innombrables observations que nous ont léguées les traducteurs du passé. Pour émiettées et non systématiques qu’elles soient, ces réflexions n’en ont pas moins une portée théorique réelle, même si ces connaissances ne sont pas organisées en système3. De nos jours encore, combien de considérations sur la traduction ressemblent de ce point de vue à celles des traducteurs d’autrefois. Théoriser c’est jeter un regard distancié sur une pratique, c’est s’élever du particulier au général. C’est chercher à dégager des régularités, des principes explicatifs, des règles fonctionnelles et récurrentes. Maurice Pergnier rappelle que par «théorie» on peut entendre deux choses. Premièrement, «un corps de doctrine essayant d’appréhender les fondements et mécanismes» d’un domaine particulier, d’une activité intellectuelle, d’une discipline (Pergnier 1993 : 262) . Cette définition recoupe celle proposée par James S. Holmes : «We could define a theory as a series of statements, each of which is derived logically from a previous statement or from an axiom and which together have a strong power of explanation and prediction regarding a certain phenomenon» (Holmes 1978 : 56). La définition de M. Pergnier correspond aussi à l’une des définitions proposée par Georges Mounin : «La théorie au sens rigoureux, mathématique et formel [est une] construction telle qu’elle permette de décrire la structure et le fonctionnement de tout un domaine à l’étude, et ce de façon reproductible sans écart, quel que soit l’opérateur, [...]» (Mounin 1978 : 6170). Deuxièmement, la théorie peut aussi signifier, selon Maurice Pergnier, «un corps de doctrine visant à dire la manière de faire (c’est dans ce sens que, pour un art quelconque [la traduction, par exemple,] on parle de "passer de la théorie à la pratique" (Pergnier 1993 : 262)». En ce sens, les procédés définis par les traducteurs tout au long de 105 ENSEIGNEMENT PRATIQUE DE LA TRADUCTION l’histoire constituent autant d’éléments de théorie trouvant leur réalisation dans des «pratiques» traduisantes. La réflexion théorique ramène des faits concrets disparates à un ensemble limité de variables ou de paramètres. C’est au fond un outil d’observation qui facilite l’analyse des textes à traduire, l’interprétation du sens, en un mot la compréhension d’une des formes d’expression langagière les plus complexes. De ce point de vue, théorie et pratique sont loin de s’exclure mutuellement, comme l’a bien vu Georges Mounin en donnant au mot théorie, comme Maurice Pergnier, le sens de «rassemblement dans une construction organique systématique de tout ce que l’on sait – ou que l’on croit savoir – à un moment donné sur un sujet donné, construction destinée à décrire de manière ordonnée, à classer et à expliquer un ensemble de faits connus» (Mounin 1978 : 6170). Cette définition rejoint en tout point celle de Peter Newmark : «Translation theory is the body of knowledge that we have about translating, extending from general principles to guidelines, suggestions and hints» (Newmark 1988 : 9). «It provides a framework of principles for translating texts and criticizing translations, a background for problem-solving» (Newmark 1982 : 19). Elle correspond aussi à la conception de la théorie de Roda P. Roberts: «Translation theory is an organized system of concepts which attempts to explain what translation is and how it works, through an examination of the various elements involved in the process» (Roberts 1985b : 322). Une théorie qui a) b) c) d) e) f) g) i) j) «rassemble et ordonne tout ce que l’on sait sur un sujet donné»; «classe et explique un ensemble de faits connus»; «est un système structuré de concepts»; «décrit une manière de faire»; «énonce des principes et des règles»; «décrit le processus de la traduction»; «facilite la critique des textes»; «fournit un cadre de référence permettant de résoudre les problèmes ponctuels de traduction»; «éclaire le traducteur sur les choix à faire au moment de la formulation des équivalences», est une théorie qui se révèle éminemment utile en enseignement de la traduction. 106 THÉORIE ET ENSEIGNEMENT Mais une théorie de la traduction doit-elle forcément être utile pour être pertinente? On peut convenir avec James S. Holmes et Robert Larose que la théorie de la traduction n’a pas pour seule fin d’être au service de la pratique et de son enseignement : «It needs not be a main aim of translation studies to help the translator» (Holmes 1978 : 60). «La théorie de la traduction n’a pas nécessairement pour but d’aider explicitement l’étudiant ou le praticien» (Larose 1985 : 406). La position d’André Lefevere est plus catégorique : «It is the task of theoretical linguistics to describe how languages work, not to formulate rules for good usage. In the same way, translation theory should describe how translation works, not try to formulate the rules leading to the production of good translations» (Lefevere 1983 : 18). On peut être en désaccord avec ce point de vue, surtout si l’on a l’ambition de mettre la théorie au service de l’enseignement. Pourtant, rares sont les théoriciens qui prônent une telle étanchéité entre théorie et pratique. Au contraire, la grande majorité d’entre eux sont plutôt d’avis, comme Jean-Paul Vinay, que «la principale raison d’être d’une [théorie de la traduction] est de faciliter l’acte de traduction» (Vinay 1975a : 17). Cet auteur l’a affirmé et réaffirmé dans ses nombreux écrits : «Theory for me is the springboard for practice» (Vinay 1991 : 157). «I think that the chief, if not exclusive, aim of translation theory, should be to help translators in their work» (ibid.) «Translation theory should, first of all, support translators in their quest for a good translation, serving as translators’ beacon and guide, [...]» (ibid. : 159). «Yet the whole purpose of establishing a theory is to be able eventually to apply it, [...]», (Vinay 1975b : 36). «I have tried [...] to raise doubts about the usefulness of theoretical works on translation which do not bring to bear upon precise and clearly defined language phenomena, with numerous examples relating to two given languages» (ibid. : 37). 107 ENSEIGNEMENT PRATIQUE DE LA TRADUCTION «La réflexion langagière ne vient pas spontanément à l’esprit : il faut qu’on nous en montre le chemin, et c’est pourquoi la réflexion théorique est indispensable» (Vinay 1981 : 10). «L’un des buts d’une théorie est l’élaboration d’une praxis qui en applique les prolégomènes» (ibid. : 11). Si le traducteur professionnel peut se contenter d’avoir une conception intuitive de la théorie – et tous en ont une, l’histoire de la traduction le prouve –, le professeur de traduction, lui, se doit, au niveau universitaire en tout cas, de fonder son enseignement sur des notions et des principes théoriques valides4. Dénués de fondements théoriques, les cours pratiques de traduction risquent de se transformer en exercices de traduction collective marqués par l’empirisme et l’impressionnisme. J’ai toujours été d’avis que faire de la traduction en groupe dans de telles conditions, ce n’est pas enseigner à traduire5. De nombreux pédagogues sont aussi de cet avis et font écho aux propos de Jean-Paul Vinay cité plus haut. Ils plaident eux aussi en faveur d’une théorie explicative des phénomènes concrets de traduction : Marilyn Gaddis Rose «Theory should serve practice; indeed, if it never serves practice, it will probably be discarded» (Gaddis Rose citée par Danaher 1992 : 15). Mona Baker «An academic course always includes a strong theoretical component. The value of this theoretical component is that it encourages students to reflect on what they do, how they do it, and why they do it in one way rather than another. This last exercise, exploring the advantages and disadvantages of various ways of doing things, is itself impossible to perform unless one has a thorough and intimate knowledge of the objects and tools of one’s work» (Baker 1992 : 1-2). 108 THÉORIE ET ENSEIGNEMENT Robert Larose «La théorie de la traduction fournit la réflexion globale et fondamentale nécessaire pour mieux comprendre et systématiser le processus même de la traduction; elle permet à l’étudiant, comme au spécialiste, de saisir plus facilement la spécificité de la traduction et d’entretenir à son sujet le discours indispensable pour rendre compte de leur propre activité; elle leur fournit enfin nombre de principes qui guideront leurs choix lors des opérations de traduction» (Larose 1985 : 406). Mildred L. Larson «Good theory is based on information gained from practice. Good practice is based on carefully worked-out theory. The two are interdependent. Along with the interdependence there is tension. In order for a violin to make beautiful music, the string must be taut; that is, there must be just the right tension. Similarly, in order for a translation to be "beautiful," the proper tension between theory and practice must be achieved» (Larson 1991 : 1). Antoine Berman «Aucune "théorie" du traduire ne serait nécessaire si quelque chose ne devait pas changer dans la pratique de la traduction» (Berman 1984 : 39). Vilen Komissarov «Translation theory is supposed, in the final analysis, to serve as a guide to translation practice, to illuminate the devious ways a translator has to tread and to suggest effective shortcuts in his arduous work» (Komissarov 1985a : 208). «A proper organization of translators’ training is a challenge to the theory of translation. The theory should provide the teacher with understanding of what translation is and what makes a good translator, it should rationalize 109 ENSEIGNEMENT PRATIQUE DE LA TRADUCTION the choice of teaching materials and techniques. The teaching process is always a reflection, explicit or implicit, of a set of assumptions about the subject of study, even if the teacher might believe that his approach is purely empirical. It is an obvious advantage if these assumptions are made on the basis of solid theoretical knowledge, rather than concocted by the rule of thumb» (Komissarov 1985b : 309). D’autres auteurs, en particulier Jean Darbelnet et Peter Newmark, expriment certaines réserves et ne cachent pas leur scepticisme à l’égard de l’utilité de la théorie en enseignement de la traduction6. S’ils acceptent de parler théorie, c’est à la condition de la définir comme une méthodologie. En font foi les extraits suivants : Jean Darbelnet «On peut se demander si l’opération traduisante est suffisamment complexe pour justifier, au niveau du 1er cycle universitaire, une théorie très poussée. [...] La guerre est un art simple et tout d’exécution. Il est permis de penser qu’il en est de même de la traduction. Peut-être serions-nous sur un terrain plus solide et plus accessible aux jeunes esprits peu réceptifs aux abstractions, si au lieu de penser théorie, on pensait principes» (Darbelnet 1981 : 265). «J’ai dit que je fais peu de cas de la théorisation, mais j’ai en même temps reconnu qu’il est normal et même nécessaire de réfléchir à ce qu’on fait, donc à ce qu’on enseigne, et, par conséquent, de s’élever du particulier au général, ce qui implique pour le moins un rudiment de réflexion théorique. Ceci dit, je suis quand même enclin à considérer que les théories contiennent une grande part de subjectivité et qu’elles ne s’enchaînent pas cumulativement, comme c’est le cas pour les découvertes scientifiques. C’est pourquoi je trouve plus pertinent de dégager des principes, qu’on peut cerner et concrétiser, et dont l’application est facile à vérifier et à juger» (Darbelnet 1984 : 271). 110 THÉORIE ET ENSEIGNEMENT Peter Newmark «Translation theory’s main concern is to determine appropriate translation methods for the widest possible range of texts or text-categories» (Newmark 1982 : 19). «Translation theory is pointless and sterile if it does not arise from the problems of translation practice, from the need to stand back and reflect, to consider all the factors, within the text and outside it, before coming to a decision» (Newmark 1988 : 9) «What translation theory does is, first, to identify and define a translation problem (no problem–no translation theory!); second, to indicate all the factors that have to be taken into account in solving the problem; third, to list all the possible translation procedures; finally, to recommend the most suitable translation procedure, plus the appropriate translation» (ibid. : 9). Ces réserves exprimées par Jean Darbelnet et Peter Newmark ne changent rien au fait qu’une très grande majorité de pédagogues reconnaissent que la théorie a bel et bien une utilité en didactique de la traduction. Il est même permis d’affirmer que ce que James S. Holmes écrivait en 1978 est toujours valable vingt ans plus tard : «It seems to me that many of the theories of translation that we have had up to now, while pretending to be theories of the translation process, are in fact theories for translation didactics. They are giving us material to train translators» (Holmes 1978 : 58-59). Des traductologues comme Gideon Toury et Anthony Pym, pour ne citer que ces deux auteurs, reprennent à leur compte la division désormais classique de la traductologie en trois branches établie par James S. Holmes : «théorique», «descriptive» et «appliquée» (Baker : 1998 : 278). L’approche descriptive comporte trois théories partielles dont l’objet est le produit, le processus et la fonction de la traduction. Toutefois, les auteurs restent muets sur la façon de faire le pont entre le volet descriptif et le volet appliqué (celui de la formation des traducteurs). Comment réduire l’écart qui les sépare? Les théoriciens sont étonnamment silencieux sur ce point, qui revêt pourtant une importance capitale. D’autant plus que les trois théories descriptives ne sont pas normatives, alors que la théorie didactique de la traduction est par 111 ENSEIGNEMENT PRATIQUE DE LA TRADUCTION nature normative (Holmes 1978 : 58). Personne ne s’est penché encore sur la façon de passer du descriptif au normatif en pédagogie de la traduction. Les manuels nous semblent être le lieu privilégié où s’effectue la rencontre de la théorie et de la pratique et, sans doute, du descriptif et du normatif. Et leur nombre augmente rapidement7. De nombreux manuels d’initiation à la traduction portent d’ailleurs en sous-titre : «Théorie et pratique». C’est bel et bien dans les manuels, pensons-nous, que se réalise l’indispensable synthèse des notions théoriques utiles pour guider les apprentis traducteurs dans leur apprentissage. Mais que faut-il attendre concrètement d’une théorie applicable à l’enseignement pratique de la traduction? Comment dans les faits réaliser ce double et difficile arrimage : théorie/pratique, descriptif/ normatif? Apport de la théorie à l’enseignement Celui qui veut faire un apprentissage raisonné de la traduction peut attendre d’une théorie qu’elle lui fournisse, tout d’abord, un outillage conceptuel valable. Aucune science, aucune technique ne saurait exister sans un métalangage servant à désigner les notions et les procédures propres au domaine (Brisset 1990 : 239-240). Dans le meilleur des cas, les concepts sont présentés dans une perspective historique afin d’en montrer l’origine et l’évolution. La réflexion théorique a aussi pour rôle de secouer les préjugés ou fausses conceptions entourant la traduction. En voici quelques exemples cités par Brian Mossop : «traduire est un exercice linguistique»; «le traducteur est une main invisible qui ne transparaît jamais dans ses traductions»; «les traducteurs cherchent toujours à être le plus précis possible»; «les traductions publiées sont toujours des copies fidèles de l’original»; «il n’y a qu’une seule bonne façon de traduire un texte» (Mossop 1994 : 405-406). La théorie, nous l’avons dit, vise à faire réfléchir à ce que l’on fait quand on traduit : pas de traduction raisonnée, pas d’enseignement valable de la traduction. C’est grâce à la théorie que l’on passe d’une démarche intuitive à une démarche consciente et réfléchie. La théorie offre l’avantage inestimable d’apporter à l’apprenti traducteur une vision intégrée des phénomènes de la traduction et de lui faire voir, entre autres, l’interrelation existant entre l’auteur d’un texte, la situation d’énonciation, le choix des équivalences et les destinataires. On l’a dit et répété : la théorie n’a pas pour but de proposer des solutions concrètes à tous les problèmes que soulève un texte à traduire. Une théorie n’est ni un livre de recettes ni un catalogue de solutions 112 THÉORIE ET ENSEIGNEMENT toutes faites. «Translation theory is not supposed to provide the translator with ready-made solutions of his problems. Theory is no substitute for proper thinking or decision-making» (Komissarov 1985a : 208; souligné dans le texte). La théorie enseigne plutôt la relativité des choses. L’apprenti traducteur découvre que les procédés qu’il applique plus ou moins instinctivement ne sont jamais des règles absolues (l’histoire de la traduction le prouve de façon éclatante), mais des règles qui varient en fonction du lieu, de l’époque, du contexte culturel, etc. Alliée à la pratique, elle contribue à développer la compétence professionnelle. En outre, sans cadre théorique, comment juger efficacement de la validité des équivalences? Certains auteurs font même de cette exigence l’objectif premier des études traductologiques : «Obviously the goal of translation studies must be to describe the conditions of validity for equivalence» (Hans-Jurgen Diller, cité par Vinay 1991 : 164). La théorie nous renseigne aussi sur les méthodes et les stratégies de traduction qu’il convient d’adopter en fonction du genre de textes à traduire et des destinataires; sur les types de solutions à apporter en fonction des catégories de problèmes à résoudre. Comment traiter, par exemple, les expressions toutes faites et les métaphores (Delisle 1997 : 406-419, Komissarov 1985a : 208-212, Newmark 1982 : 84-96). Cette information de nature théorique vise à éclairer les choix à faire : «Hints on strategy in handling source language idioms in the light of translation theory will not guarantee the correct translation of a particular idiom under particular circumstances, but they will facilitate decision-making and set the translator on the right path» (Komissarov 1985a : 212). La théorie contribue aussi à faire prendre conscience des usages conventionnels et des normes à respecter (ou à transgresser) dans les sociétés d’accueil. On pourrait énumérer bien d’autres contributions de la théorie à l’enseignement pratique. Précisons qu’à elle seule, la théorie ne pourra jamais faire d’un apprenti traducteur non doué un traducteur talentueux. Un mauvais traducteur laissera toujours à l’état d’ébauche l’information à transmettre. La théorie peut, toutefois, faciliter et accélérer l’apprentissage de ceux qui manifestent l’aptitude à la traduction. Elle ne saurait être vue comme une panacée. Par ailleurs, la formulation d’UNE théorie de la traduction se révèle une tâche difficile, voire impossible. On peut même se demander si cela est réellement souhaitable. C’est sans doute pourquoi la plupart des auteurs soucieux de travailler à l’élaboration d’une théorie didactique de la traduction préfèrent parler de préceptes, de principes, de règles, 113 ENSEIGNEMENT PRATIQUE DE LA TRADUCTION de procédés, assimilant ainsi la théorie à une méthodologie. Mais à ce propos, deux remarques s’imposent. Premièrement, force est de constater avec Christiane Nord que, bien que les traductologues s’entendent en général sur les grands principes de traduction «there seems to be little consent as far as concrete translational "rules" are concerned» (Nord 1991b : 91-92) . La Renaissance pouvait reprocher au Moyen Âge d’être riche en principes et pauvre en faits. En traductologie, il semble que ce soit l’inverse : nous sommes riches en faits, mais relativement pauvres en règles et principes applicables à l’art de traduire et à son enseignement. À telle enseigne qu’on a pu écrire que «la traduction est une activité où l’on suit des règles sans disposer de règles pour appliquer les règles» (Berner 1999 : 18). Deuxièmement, rares sont les traductologues qui cherchent à préciser ce qui distingue un principe d’une règle ou d’un procédé. Un flou terminologique entoure ces notions. Tel auteur voit un principe là où un autre voit une règle. Or, une terminologie n’est efficace et utile que si elle est rigoureuse, que si les notions décrites sont bien cernées. C’est le minimum que l’on est en droit d’attendre de travaux de nature théorique et scientifique. Toute science se caractérise par une terminologie formée d’un nombre plus ou moins grand de termes univoques. Pour notre part, nous avons tenté de circonscrire ces notions-clés (principe, règle et procédé) en les définissant les unes par rapport aux autres dans l’optique de la didactique de la traduction8 : principe de traduction Énoncé général qui régit l’établissement des équivalences interlinguistiques et sur lequel se fondent des règles de traduction. Un principe de traduction a valeur de loi générale et s’applique à tout genre de texte. Exemples : a) b) c) d) e) «On ne traduit pas des mots, mais leur sens en contexte.» «L’équivalence de traduction se situe au niveau du discours et non pas au niveau de la langue.» «Le texte d’arrivée doit transmettre, autant que possible, la même information que le texte de départ.» «Le texte d’arrivée doit avoir le même ton que le texte de départ, si l’un et l’autre ont la même fonction.» «Un texte pragmatique doit normalement se lire comme un texte original9.» 114 THÉORIE ET ENSEIGNEMENT règle de traduction Énoncé qui oriente la réflexion du traducteur lorsqu’il analyse le texte de départ et guide ses choix en langue d’arrivée au moment où il formule une équivalence. Une règle de traduction est plus concrète et plus spécifique qu’un principe. Pour un texte donné, les règles varient en fonction de la visée du traducteur (cibliste, sourcier), de la stratégie de traduction adoptée (adaptation, littéralité, traduction intégrale, traduction sélective, etc.), du type de texte (littéraire, technoscientifique, biblique), de son mode discursif (argumentatif, narratif) et de sa finalité (informer, persuader, démontrer). Exemple : «Une traduction publicitaire doit impérativement tenir compte des "cordes sensibles" du public-cible». Cette règle découle du principe suivant : «Le texte d’arrivée doit viser à reproduire, dans la mesure du possible, le même contenu dénotatif et connotatif que le texte de départ». Cette règle peut se concrétiser par l’application d’un ou plusieurs procédés de traduction (adaptation, création lexicale, mot forgé, etc.). procédé de traduction (syn. procédé de transfert ) Méthode de transfert linguistique des éléments de sens d’un texte de départ appliquée par le traducteur au moment où il formule une équivalence. Au nombre des procédés figurent le calque, l’emprunt, l’adaptation, la compensation, la paraphrase explicative, etc. Conclusion En conclusion, nous pouvons dire que les auteurs s’étant prononcés sur les liens que la théorie entretient avec l’enseignement pratique ont observé que les apprentis traducteurs manifestent souvent une certaine résistance à l’abstraction et à la théorisation. À propos du cours de théorie de la traduction, Roda P. Roberts écrit : «Most students are terrified by the very prospect of such a course10» (Roberts 1985b : 321). Pour sa part, Judith Woodsworth fait une constatation similaire : «Theoretical courses–in linguistics, history of translation and translation theory itself–are universally "unpopular." Students find such courses dry and "irrelevant" [...].» (Woodsworth 1985 : 268) La «pilule théorique» est plus facile à faire avaler dans les séminaires de 115 ENSEIGNEMENT PRATIQUE DE LA TRADUCTION traduction, si l’on intègre les considérations d’ordre théorique aux exercices pratiques et aux discussions en classe. C’est de toute évidence pour cette raison que nombreux sont les théoriciens qui conseillent de rester au niveau des faits concrets de langage : «Il est utile de réfléchir à ce que l’on fait, et cette réflexion tend infailliblement vers une certaine abstraction. Le danger est de s’y maintenir sans redescendre vers la réalité langagière, celle que l’usager lit ou manie du bout de la plume» (Vinay 1975a : 20-21). Christiane Nord fait entendre un même son de cloche : «But if we want to apply the model [skopos theory] to the daily routine of professional translation (and/or translation teaching) we have to get down from the lofty heights of generalizing abstraction and deal with concrete facts.» (Nord 1991b : 93). Quant à nous, nous avons énoncé sept conditions pour qu’une théorie didactique de la traduction soit efficace. Elle le sera si elle : a) b) c) d) e) f) g) définit clairement l’objet de cette activité, sans être un exercice futile de spéculation gratuite; situe la traduction par rapport aux disciplines connexes (linguistique, psychologie cognitive, enseignement des langues, terminologie); fournit un outillage conceptuel qui rende compte de la spécificité de la traduction en tant qu’acte de communication interlinguistique; pose en termes justes, clairs et cohérents la problématique générale de la traduction; décrit le processus cognitif et dynamique de la traduction et non pas uniquement son résultat, dont la description relève surtout de la stylistique comparée; fait le pont entre l’étude de la langue et celle de son emploi dans le discours; est induite de l’observation minutieuse de la pratique (Delisle 1981 : 136). Cela exige évidemment que théoriciens et pédagogues aient une conception juste de l’opération traduisante (ce qui n’est pas toujours le cas) et qu’ils sachent clairement dissocier les difficultés de traduction afin de les hiérarchiser et de faciliter ainsi l’acquisition du savoir-faire propre au traducteur. Une théorie didactique de la traduction reste donc près des réalités langagières, fuit l’ésotérisme et le dogmatisme, énonce clairement les principes, règles et procédés à mettre en 116 THÉORIE ET ENSEIGNEMENT application et fournit un outillage conceptuel simple et précis. C’est à ces conditions que la théorie peut faciliter l’apprentissage de la traduction. Il faut reconnaître, par ailleurs, qu’il existe des théories de la traduction sans visée didactique, et que ces théories ont évidemment leur place en traductologie. Précisons, enfin, que tous les modèles théoriques ne peuvent pas rendre compte de toutes les pratiques traductives, ce qui en limite d’autant la portée. En somme, une théorie didactique de la traduction est comparable à une carte routière qui ne dit pas où il faut aller, mais étale les possibilités. C’est au voyageur de tracer son itinéraire en fonction du but à atteindre. S’il dispose d’une bonne carte, il risque moins de se perdre. De même, devant les nombreuses voies qui s’ouvrent devant lui à chaque détour de phrase, le traducteur risquera moins d’errer, dans les deux sens du terme, s’il dispose d’une bonne «carte théorique». Notes 1. Conférence présentée lors du colloque Traduction : Approches et Théorie, organisée en avril 1998 par Henri Awaiss et Jarjoura Hardane à l’Université Saint-Joseph, Beyrouth. 2. Sur le contenu d’un cours de théorie de la traduction, on consultera, entre autres, les articles de Peter Fawcett (1981), Roda P. Roberts (1985b) et Brian Mossop (1994). 3. L’auteur russe Andrej V. Fedorov a écrit dans une introduction à la théorie de la traduction : «Aucune science ne peut exister sans tenir compte ni tirer profit des expériences du passé, du travail de ceux qui ont autrefois exercé leur activité dans le même domaine. Il faut donc avant tout utiliser les matériaux de l'histoire de la traduction, en extraire l'essentiel et tirer des conclusions du choc des opinions et des principes concernant la théorie de la traduction» (cité par Radó 1967 : 171. Traduction). 4. «Tout professeur devant nécessairement et si peu que ce soit réfléchir à son enseignement, il est inconcevable qu’un professeur de traduction fasse exception et n’ait pas au moins un embryon de théorie sur la matière qu’il enseigne» (Darbelnet 1984 : 271). 117 ENSEIGNEMENT PRATIQUE DE LA TRADUCTION 5. On peut dire de cette forme d’enseignement ce que Georges Mounin a écrit à propos du manuel d’Irène de Buisseret, Deux langues, six idiomes (1975), dont le principal défaut, à ses yeux, était l’absence de tout cadre analytique de nature théorique : «Tout ceci aboutit à une présentation, simplement pittoresque et peu cohérente, des grandeurs et des servitudes de la traduction». Au lieu d’une analyse méthodique, on est en face d’une «somme de faits bien collectés, mais mal analysés et mal classés» (Mounin 1978 : 6170) . 6. Raphael Salkie qualifie même Peter Newmark de «committed antitheoretician». «In the case of Newmark, ajoute-il, we have a writer full of insight but who is implacably opposed to any theory (let alone a school) of translation» (Salkie 1997 : 236). 7. Voir la Partie III – Manuels et métalangage. 8. Ce travail a été effectué dans le cadre de l’élaboration d’un vocabulaire quadrilingue (français, anglais, espagnol, allemand) du métalangage de l’enseignement de la traduction, œuvre d’une équipe internationale regroupant une quinzaine de pédagogues-traductologues et de terminologues qui ont travaillé sous la codirection de Jean Delisle, Hannelore Lee-Jahnke et Monique C. Cormier. L’ouvrage, Terminologie de la traduction est paru en 1999 chez John Benjamins Publishing. 9. Roda P. Roberts (1985b : 323-324) énumère huit autres principes autour desquels est structuré son cours de théorie de la traduction. 10. Dans l’évaluation d’un séminaire d’Introduction à la théorie de la traduction donné par Ingrid Meyer à l’École de traduction et d’interprétation de l’Université d’Ottawa, un étudiant a écrit : «When I first started this course, I was SCARED and MAD –scared because I didn’t know whether I’d be good in theory, and mad because I would much rather have taken a practical course.» Cet étudiant eut tout de même l’honnêteté d’ajouter : «So I was pleasantly surprised to find that theory was not only within my grasp, but also satisfying to study. I now see that translators need to broaden their horizons beyond the mechanics of the task, and theory can provide an opportunity to do so» (Meyer 1985 : 14). 118 Chapitre 3 LES RISQUES DE LA TRADUCTION LITTÉRALE1 L E TRADUCTEUR N ’EST PAS un eunuque commis à la garde des mots. Au moment où, ayant saisi le sens d’un énoncé, il lui faut le réexprimer dans une autre langue, il ne jouit pas non plus d’une liberté totale comme celle des créateurs. Le traducteur n’est ni l’esclave des parties du discours, ni un adepte de l’à-peu-près. Le processus cognitif de la traduction est une recherche de la coïncidence la plus parfaite possible entre une idée et sa formulation, entre le sens et son expression. S’il y a concordance formelle entre un segment de l’énoncé original et sa reformulation dans une autre langue – situation fréquente dans le cas de langues ayant une origine commune –, cela ne revêt pas pour autant de valeur particulière du point de vue de l’adéquation des concepts et de la valeur communicative des textes. Au traducteur il incombe de cultiver le souci d’épouser le plus fidèlement possible les contours de la pensée originale couchée sur papier et non de viser à une identité de forme contingente. Vue sous l’angle du procédé, la traduction interprétative évite le décalque servile des mots au nom de la fidélité au sens et du respect du caractère idiomatique de la langue d’arrivée. Or, confondant «procédé» et «résultat», certains partisans du littéralisme prêchent le culte des mots. Ce faisant, ils transportent dans le champ des textes pragmatiques la querelle multiséculaire qui, dans les domaines littéraire et biblique, a opposé, pour des raisons esthétiques ou théologiques, les adeptes de la traduction littérale et ceux qui accordaient la primauté au sens. Leurs mobiles se résument en deux mots : «vérité » et «exactitude». Les citations suivantes, extraites de l’ouvrage de Peter Newmark, A Textbook of Translation (1988), ne laissent aucun doute sur le parti pris de l’auteur : «I am somewhat of a "literalist", because I am for truth and accuracy» (Newmark 1988 : xi). 119 ENSEIGNEMENT PRATIQUE DE LA TRADUCTION «We do translate words because there is nothing else to translate; there are only the words on the page; there is nothing else there» (ibid. : 73). «The translator should not go beyond the words of the original by promoting the sub-text to the status of the text» (ibid. : 77-78). «Untranslatable words are the ones that have no ready oneto-one equivalent in the T[arget] L[anguage]. I do think that more words are more or less context-free than most people imagine» (ibid. : 34). «Many translators say you should never translate words, you translate sentences or ideas or messages. I think they are fooling themselves. The SL texts consist of words, that is all that is there on the page» (ibid. : 36-37; 193). Partisan convaincu de la traduction littérale, Peter Newmark accorde la primauté quasi absolue aux mots. Les affirmations très contestables prises à témoin ci-dessus sont contraires à l’enseignement dispensé dans les grandes Écoles de traduction et d’interprétation à travers le monde. Elles ne résistent pas à un examen attentif du processus cognitif conduisant aux équivalences fonctionnelles de traduction. Il convient de préciser que Peter Newmark les formule en réaction à deux groupes de chercheurs et de pédagogues. D’une part, il s’en prend aux auteurs de la Stylistique comparée du français et de l’anglais (1958) qu’il accuse d’être à l’origine du «mal» : leur préjugé défavorable à l’égard de la traduction littérale aurait eu une influence néfaste sur la traduction et son enseignement. Rien de moins. «Vinay and Darbelnet’s prejudice against literal translation, écrit-il, has become notorious and has had a baneful influence on translation teaching if not translation» (ibid. : 86). D’autre part, Peter Newmark dénonce ceux qui reconnaissent au traducteur une certaine marge de liberté au moment de la réexpression des idées, une fois le sens isolé. Il s’insurge en particulier contre les chercheurs et les pédagogues qui adhèrent à la «théorie interprétative» (ESIT, Paris III). Cette théorie, comme on sait, appréhende le phénomène du transfert linguistique du point de vue du processus cognitif, de la dynamique du discours et de la communication humaine, tout en intégrant les acquis les moins contestables de la linguistique moderne. 120 THÉORIE ET ENSEIGNEMENT En fait, il s’agit moins d’une théorie au sens strict du terme, comme nous l’avons vu précédemment, que d’une méthodologie de la traduction, d’où son grand intérêt en didactique de la traduction. Mais là n’est pas la question. «Many theorists believe that translation is more a process of explanation, interpretation and reformulation of ideas than a transformation of words; that the role of language is secondary, it is merely a vector or carrier of thoughts. Consequently, everything is translatable, and linguistic difficulties do not exist. This attitude, [...] slightly caricatures the Seleskovitch School, ESIT, Paris» (ibid. : 72). Caricature, en effet, car cette description déforme la réalité et dénote une méconnaissance évidente des travaux critiqués. Qui de ce groupe a jamais prétendu que la traduction est une paraphrase explicative, que les difficultés linguistiques sont inexistantes, qu’il faut coûte que coûte éviter le mot à mot, que tout est traduisible avec le même degré d’exactitude? En brandissant l’étendard du littéralisme et en prônant les vertus des traductions littérales par opposition aux traductions idiomatiques, toujours suspectes à ses yeux, Peter Newmark reprend une vieille dichotomie : «Faut-il traduire littéralement ou librement?» Cette dichotomie est en fait une aporie. Formulé en ces termes, le problème est mal posé. L’essentiel est de traduire intelligemment en fonction d’une foule de paramètres, peu importe que ce soit en gardant intacte la forme du texte original ou en la modifiant. Préserver l’intégrité à la fois du sens du message et de la langue d’arrivée est l’idéal vers lequel tend le traducteur consciencieux. Et, à cet égard, le littéralisme n’offre aucune garantie de «vérité et d’exactitude». Prenons l’exemple du message publicitaire suivant d’un fabricant d’ampoules électriques qui veut vanter la qualité de ses ampoules : A bulb that gives more light using less energy. La version littérale (transcodée) de cet énoncé se lirait ainsi : «Une ampoule qui donne plus de lumière en utilisant moins d’énergie». Bien qu’elle soit un parfait décalque de son modèle, elle pêche par manque de fidélité au sens et ne respecte pas non plus le caractère idiomatique de la langue d’arrivée. L’analyse du sens, en effet, contrairement au simple transcodage des mots, conduit à déduire qu’une ampoule de 100 watts, par exemple, ne peut pas donner «plus de lumière» en fournissant l’éclairage, disons, d’une ampoule de 150 watts. C’est la logique même. Si la puissance d’une ampoule ne peut pas varier, sa durée d’utilisation, par contre, est variable. C’est ce que signifie more light. Par ailleurs, 121 ENSEIGNEMENT PRATIQUE DE LA TRADUCTION on sait que, dans ce genre de message, la langue française répugne (quoique de moins en moins) à utiliser des comparatifs elliptiques (ou comparaisons implicites), alors qu’ils sont très courants en anglais publicitaire. Cette réflexion sur le sens du message A bulb that gives more light using less energy a mis en jeu : a) la connaissance de la langue anglaise; b) l’apport de connaissances générales; c) un raisonnement logique; d) la connaissance de la langue française et, enfin, e) la prise en compte de la nature et de la fonction de l’énoncé (message publicitaire). Ce cheminement cognitif aboutit à l’équivalence fonctionnelle suivante : «L’ampoule qui consomme peu et dure longtemps». La réflexion a été déclenchée, certes, par les mots de l’énoncé de départ ( pourrait-il en être autrement?), mais elle s’est prolongée bien au-delà de ceux-ci et a nécessité la mobilisation de connaissances non linguistiques. On ne le répétera jamais assez : traduire c’est rendre intelligible. Par conséquent, ce ne sont pas des mots que l’on transpose d’une langue en une autre, mais le sens dont ils sont porteurs. Appliqué à la traduction du chinois, ce postulat prend un relief tout particulier : comment respecter les mots quand il n’y en a pas la moindre trace dans le texte original? Il est de plus en plus admis par les théoriciens que la traduction n’est pas la recherche d’équivalences statiques au niveau des signes et de leurs signifiés (fût-ce même en contexte), mais un phénomène pragmatique qui fait intervenir des facteurs extra-linguistiques dynamiques. La traduction vise à fournir des équivalences non à des signes considérés comme tels, mais à des signes insérés dans des situations spécifiques (Pergnier et Roberts 1987 : 392). Ceux qui connaissent les véritables enjeux du transfert interlinguistique et ceux qui ont réfléchi à ce processus et ont analysé les qualités des bonnes traductions, ceux-là ne prêchent pas la soumission au despotisme des mots. Au contraire, ils multiplient les mises en garde contre la fascination qu’exercent les mots du texte original. Voici quelques exemples de ces mises en garde : «La langue étrangère est un obstacle à surmonter plutôt qu’un objet à traduire» (Lederer 1976 : 39). «Le transcodage risque de gêner le bon déroulement du processus normal de traduction en canalisant dès le départ les efforts d’analyse et de réexpression dans des voies tracées par 122 THÉORIE ET ENSEIGNEMENT la langue source, au détriment d’une recherche "tous azimuts", qui seule permet de découvrir les traits sémantiques pertinents dans la langue cible» (Déjean Le Féal 1987 : 22). «Il est injustifié le scrupule des traducteurs qui croient qu’il faut coller au texte pour être sûr de ne pas se tromper» (Darbelnet 1969 : 140). «Il faut se garder de croire que les similitudes de forme correspondent toujours à des similitudes de sens» (ibid. : 138). «The translator must be emancipated from the tyranny of the part of speech, [...] for there is nothing sacred about the part of speech any more than there is about the word» (Tancock 1958). «The famous dilemma of whether to translate "faithfully or freely," in my opinion simply does not exist. It is a pseudodilemma. The answer is like Columbus’s egg: everything depends on everything else. The translator’s choice at every step is a matter of all possible factors» (Andric cité dans Homel et Simon 1988 : 32). Les cas où le traducteur doit libérer le message original de sa gangue linguistique sont si nombreux qu’il serait impossible de les énumérer tous. Par quelques exemples, nous voudrions montrer que si l’on s’éloigne de la formulation originale, c’est pour se rapprocher du sens et respecter le plus possible les propriétés idiomatiques de la langue d’arrivée, de même que les fonctions des textes. Les équivalences recherchées ne sont pas toujours consignées dans la langue d’arrivée. Il est fréquent que les rédacteurs donnent à certains mots des acceptions discursives non répertoriées dans les dictionnaires. Le traducteur doit alors procéder à une création discursive, comme nous l’avons vu dans un chapitre précédent. L’équivalence à trouver n’étant pas lexicalisée (comme l’est box office : «guichet»), le traducteur n’a d’autre choix que de puiser dans les moyens d’expression de la langue d’arrivée. Ainsi, dans le passage cidessous, les mots soft et ghostly ne peuvent être traduits que par création discursive : 123 ENSEIGNEMENT PRATIQUE DE LA TRADUCTION Skinner is against freedom and against dignity and against feelings and against values. He is against anything that smacks of mind, because mind is soft and ghostly and gets in the way of clear thinking about the control of behavior (Packard 1977 : 37). Skinner est contre la liberté, contre la dignité, contre les sentiments et les valeurs. Il est contre tout ce qui touche de près ou de loin à l’esprit parce que l’esprit est vague et insaisissable et perturbe les raisonnements clairs sur le contrôle du comportement. (Packard 1978 : 48). Le Harrap ne se révèle ici d’aucune utilité : «SOFT : mou, tendre, doux, douillet». «GHOSTLY : spirituel, spectral, de fantôme». Les effets de sens qu’ont revêtus les mots soft et ghostly dans ce contexte ne seront jamais lexicalisés ni consignés dans aucun dictionnaire bilingue. Ils sont le produit de la dynamique du discours, des courants sémantiques qui traversent tout texte. C’est bien là que l’on peut dire, à la suite de Julien Green, que «la pensée vole et que tous les mots vont à pied» (Journal). On comprend mieux aussi pourquoi traduire «à coups de dictionnaire» est si contraire à la démarche interprétative. Ce défaut de méthode a pour effet de limiter l’expression aux acceptions les plus courantes des mots et, ce qui est plus grave encore, de court-circuiter la réflexion indispensable pour débusquer le sens. En fait, le sens est un bernard-l’hermite qui loge dans les coquilles des mots. When passions flow, the first casualty is perspective. Cet énoncé résiste à toute tentative de traduction par équivalences «morphologiques» de vocabulaire. «Le déchaînement des passions obscurcit le jugement». Où sont donc passés les mots de l’original? Par quelle alchimie le sens a-t-il pu se réincarner sous d’autres formes tout en restant intact? Danica Seleskovitch a décrit ce genre de métamorphose au moyen d’une comparaison empruntée aux sciences. Le langage est chimie pour le sens et physique pour les formes. Il est chimie, car il se crée, à partir d’un nombre restreint d’éléments linguistiques, un nombre infini de combinaisons à significations nouvelles; cependant les éléments qui entrent en combinaisons pour donner une signification nouvelle ne perdent par leur identité formelle comme c’est le cas des éléments d’un composé chimique, et la forme du 124 THÉORIE ET ENSEIGNEMENT langage est donc pour l’essentiel, physique (Seleskovitch 1975 : 49-50). Si certaines créations discursives sont obligatoires, d’autres, en revanche, sont facultatives. Ces dernières se justifient d’un point de vue stylistique, car elles renforcent la charge idiomatique d’un texte traduit. Soit les exemples suivants : In the second act Giselle returns as a spirit; to be exact, as a Wili, whose fate it is to wander the woods by night. It all sounds terribly silly and melodramatic doesn’t it? Well, to audiences of the 1840's such stuff was quite acceptable. (Ballet Giselle) Au deuxième acte, Giselle réapparaît sous la forme d’un esprit, plus précisément d’un Wili dont le destin est de hanter les bois la nuit. Tout cela nous semble aujourd’hui un peu niais et mélodramatique mais, en 1840, ce genre d’histoires passait la rampe. It is not surprising that Mila Mulroney [femme d’un ancien Premier ministre du Canada] is dominated by the sign of the snake. Her natural beauty and sensuousness are clear. (Magazine à grand tirage) Il n’est pas surprenant que Mila Mulroney soit née sous le signe du serpent. Sa beauté et sa sensualité naturelles sautent aux yeux. The Bureau for Translations makes extensive use of the services of freelance translators, who are carefully screened to meet a high standard of proficiency. (Document administratif) Le Bureau des traductions a recours à de nombreux traducteurs indépendants triés sur le volet et répondant à des normes de compétence strictes. 125 ENSEIGNEMENT PRATIQUE DE LA TRADUCTION Traduire quite acceptable par «passait la rampe», are clear par «sautent aux yeux» et carefully screened par «triés sur le volet» est inacceptable, aux yeux du littéraliste de stricte obédience qu’est Peter Newmark, dont la conception étriquée de la traduction n’autorise pas ce genre de «liberté2». «The danger of this procedure, prétend-il, is that it tends to devaluate literal language at the expense of "idiomatic" language, as though it were unnatural. If anything, the reverse is the case» (Newmark 1988 : 28). Une traduction idiomatique serait moins «naturelle» qu’une version littérale! En vertu de quel principe le traducteur de textes pragmatiques est-il obligé de singer l’original, de limiter son expression aux seules formes suggérées par la langue de départ? La langue vers laquelle il traduit est déjà en situation de dépendance. Faut-il en plus la dénaturer et l’appauvrir en gardant systématiquement dans l’ombre tous les idiotismes et toutes les locutions qui lui sont propres et font sa richesse? Il suffit de feuilleter les traductions des bons traducteurs pour constater qu’une langue traduite peut s’orner de toutes les qualités d’un texte original bien rédigé. La meilleure traduction n’est-elle pas celle qui ressemble le moins à une traduction? Au fond, les littéralistes purs et durs dénient au traducteur ce qui le distingue d’une machine : sa créativité et sa possibilité de faire des choix raisonnés. «The recreative part of translation is often exaggerated» (ibid. : 73). Là où le linguiste, examinant le signifié, proclame la non-équivalence, le traducteur, lui, travaillant sur le sens, conclut à l’équivalence. Le non-équivalent en langue peut devenir équivalent en discours. Ce sont deux choses totalement différentes que de considérer le problème de l’équivalence du point de vue des signifiés ou du point de vue du sens (Pergnier et Roberts 1987 : 393). Du traducteur de textes pragmatiques qui connaît son métier, on attend qu’il préserve le froment du sens sans nécessairement garder la paille des mots. Il y a plus de deux mille ans, Cicéron en avait déjà eu l'intuition. À propos de sa traduction de deux discours de Démosthène et d'Eschine, il a écrit dans son De optimo genere oratum : «Ce qui importait au lecteur, c'était de lui offrir non pas le même nombre, mais, pour ainsi dire, le même poids.» Notes 1. Version remaniée d’un texte paru dans Études traductologiques en hommage à Danica Seleskovitch, textes réunis par Marianne Lederer, Paris, Minard, 1990, coll. «Lettres modernes», p. 61-73. 126 THÉORIE ET ENSEIGNEMENT 2. Nous en voulons pour preuve sa condamnation dans The Incorporated Linguist (22 mars 1983 : 137) de deux exemples de traduction nous ayant servi à illustrer, dans L’Analyse du discours comme méthode de traduction (1980), le principe de la création discursive obligatoire et facultative. Les deux passages incriminés sont smooth traduit pas «hydrodynamique» (Delisle 1980 : 63-64) et Her surgeon was able to do just that rendu par «Elle avait frappé à la bonne porte» (ibid. : 65). Or, le hasard a voulu que nous relevions cette dernière expression dans deux articles de presse traitant précisément de questions médicales : «Les hommes atteints d’impuissance ne savaient pas à quelle porte frapper.» (Le Nouvel observateur, 22-28 juillet 1983 : 51); «Je découvrais qu’en matière médicale, si on savait frapper à la bonne porte, on avait la chance de [...]» (La Presse, 14 janvier 1989 : A-90). 127