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Sociolinguistique et sociologie de la traduction

2009

Sociolinguistique et sociologie de la traduction Jean Peeters (Université de Bretagne-Sud) jean.peeters@univ-ubs.fr TRADUCTION & PARATRADUCTION (T&P) Programme doctoral en ligne de l’Université de Vigo Introduction Nous tenterons, dans cet exposé, de mettre en perspective une démarche sociolinguistique et sociologique de la traduction et, par là même, de montrer toute sa pertinence. 1 Il s’agira de souligner, sans la renier, les apories de la démarche linguistique, et de mettre en évidence ce qui oblige à penser la traduction différemment, de le comprendre et l’expliquer et de l’appliquer à des cas de traduction. Nous nous appliquerons, en premier lieu, à une caractérisation et une critique de l’approche linguistique. Dans une deuxième partie, nous soulignerons la pertinence d’une approche autre que linguistique. La troisième partie consistera à situer la question de la traduction dans l’approche que nous utilisons, la théorie de la médiation. 2 Nous ne manquerons pas, dans la quatrième partie de rapprocher notre approche d’autres théories sociologiques ou sociolinguistiques. Enfin, pour conclure, nous proposerons quelques concepts opérationnels pour l’étude de la traduction. 1 Nous utiliserons les termes de « sociolinguistique » et « sociologique » de façon souvent très proche, tant nous sommes convaincus que l’approche sociolinguistique revient à chercher et observer le fonctionnement social dans le matériau langagier. 2 Nous ne reviendrons dans le détail pas ici surtout ce que nous avons pu développer ailleurs, particulièrement dans La médiation de l’étranger (1999), mais nous attacherons à ce qui semble important dans cet exposé de type introductif. SOCIOLINGUISTIQUE ET SOCIOLOGIE DE LA TRADUCTION Sommaire de Sociolinguistique et sociologie de la traduction : 1. L’approche linguistique et la question du sens 1.1. En guise d’exemple : Les Traou Mad de Pont-Aven® et Les Galettes de Pont-Aven 1.2. Roman Jakobson et les « Aspects linguistiques de la traduction » 1.3. Deux visions traditionnelles de la traduction : Michaël Oustinoff et Marc de Launay 2. Pour problématiser la question 2.1. Saint Jérôme 2.2. Réception du texte et points de vue : les interprétations multiples 2.2.1. La pragmatique et la question du sens 2.2.2. Umberto Eco et l’approche sémiotique 2.3. Entrée en matière : l’exemple de la traduction de la Genèse 3. La théorie de la médiation et la question sociolinguistique/sociologique de la traduction 3.1. Brève présentation de la théorie de la médiation 3.2. Mise en évidence du fonctionnement dialectique, ou en boucle, du social 3.3. La structuration formelle de la traduction 3.3.1. Les registres ou indices d’appartenance sociaux 3.3.2. Les récits ou plans 3.3.3. Les genres ou services 3.3.4. Les familles ou établissements 3.4. Le traducteur en prise avec la réalité 4. Rapports avec d’autres théories sociologiques/sociolinguistiques 4.1. La sociolinguistique 4.2. La sociologie de Pierre Bourdieu 4.3. Le retour de l’expérience en sociologie 5. En guise de conclusion : quelques concepts opératoires 5.1. La traduction est dans les mots et hors des mots 5.2. La traduction est un compromis 5.3. La théorie de la traduction est une théorie de l’action et de l’histoire 6. Épilogue en guise de questionnement 7. Bibliographie Exposé du cours doctoral en ligne donné par Jean Peeters à l’Université de Vigo jean.peeters@univ-ubs.fr Page n.º 2 Jean Peeters (Université de Bretagne-Sud) T&P 1. L’approche linguistique et la question du sens Cette partie a pour but de revenir sur la question du sens en traduction et sur une conception qui met le sens au cœur de l’activité traduisante. Même si nous n’en partageons pas les présupposés ni les résultats, force est d’admettre qu’elle a quelque fondement. En effet, la traduction, au sens où on l’entend aujourd’hui de « transfert d’un texte d’une langue dans une autre » implique une dimension référentielle. On observe le passage d’un message à l’autre et, surtout, la mise en équivalence de ces messages, malgré les langues en jeu. La traduction n’est pas simple juxtaposition de messages déconnectés l’un de l’autre, mais bien mise en rapport. On a du mal à imaginer que les traducteurs fassent ce qu’ils veulent avec les textes à traduire et produisent à leur gré des traductions qui n’auraient aucun lien avec les textes de départ. Bien évidemment, la frontière varie d’une époque à l’autre sur ce que l’on entend par traduction et sur les pratiques que l’on peut observer, mais on ne peut que constater que les débats tournent souvent asymptotiquement autour d’une plus ou moins grande distance ou proximité avec le sens du texte de départ et des façons de le rendre dans la langue d’arrivée. 1.1. En guise d’exemple : Les Traou Mad de Pont-Aven® et Les Galettes de Pont-Aven® Je ne ferai pas l’analyse in extenso du passage, car le but est de montrer comment on peut comparer un texte et sa traduction d’un point de vue linguistique, pour le commenter, proposer d’autres solutions, corriger des erreurs, etc. Je n’aborderai que quelques points soulignant la méthode linguistique. Le document dont il est question est un petit texte promotionnel écrit à l’origine en français et traduit en anglais sur une même feuille placée à l’intérieur du paquet de gâteaux et vantant la qualité des biscuits bretons appelés Les Traou Mad de Pont-Aven ® et Les Galettes de Pont-Aven®. Cliquez ici pour agrandir l’image Document PDF édité et mis en ligne le 9 février 2009 par José Yuste Frías_TRADUCTION & PARATRADUCTION (T&P) http://webs.uvigo.es/paratraduccion/index.html Page n.º 3 SOCIOLINGUISTIQUE ET SOCIOLOGIE DE LA TRADUCTION On remarque que le texte français commence par une dislocation à gauche « Les Traou Mad de Pont-Aven ® et Les Galettes de Pont-Aven®, vous les avez peut-être déjà rencontrées à bord d’un avion » tandis que le texte anglais ne comporte pas cette dislocation « LES TRAOU MAD DE PONT-AVEN® et LES GALETTES DE PONT-AVEN® are the distinctive biscuits made with fresh butter that you may have already tasted on board an airliner ». La raison du changement d’ordre des éléments de la phrase tient à ce que la dislocation à gauche n’existe pas en anglais et si le traducteur veut garder un ordre des constituants de la phrase qui soit français, il n’a pas d’autre choix que de modifier l’ordre français. C’est ce qu’il fait en gardant le nom des gâteaux en tant que sujet et en introduisant la personne qui les goûte, le passager, sous forme d’un pronom (you) dans une relative. Il y a donc, par rapport à l’anglais, un ordonnancement différent des éléments de la phrase qui offre une perspective interprétative différente. Alors que la phrase française parle des gâteaux puis du goûteur, la phrase anglaise parle des gâteaux puis de leur qualité exceptionnelle avant de mentionner le goûteur. Si l’on accepte l’idée selon laquelle, le sens ne se construit pas seulement taxinomiquement à travers les mots, mais aussi générativement dans leur enchaînement, alors on admettra que la phrase anglaise propose un sens différent de la phrase française. On a ensuite dans le texte français « Pourtant, ils sont originaires de Pont-Aven […] où la traduction se transmet depuis 1920 ». Le texte anglais est : « Nevertheless, they originated in Pont-Aven […], where tradition has been carefully preserved since 1920 ». On note que la forme pronominale française a été traduite par un passif en anglais. Deux remarques peuvent être faites. D’une part, la forme réflexive en oneself en anglais, même si elle est souvent possible, n’est pas forcément utilisée et on préférera d’autres formes pour exprimer ce que dit le français. Ainsi se lever, se laver, se rase, s’évanouir, etc. peuvent être rendus par des verbes intransitifs comme get up, wash, shave, faint, etc. La forme passive est une autre alternative, comme dans le texte, d’autant que le passif est très utilisé en anglais. D’autre part, le choix du passif en anglais, comme la forme pronominale en français, fait démarrer la relation prédicative par ce qui est l’objet du procès et non son agent. C’est la tradition qui est l’objet de la transmission et non son sujet déclencheur. On observera également que là où le français parle de transmission, l’anglais parle de préservation, ce qui n’est pas tout à fait la même chose. Il était possible d’imaginer un verbe tel que pass on qui aurait exprimé un sens semblable à transmettre. De même, le choix du prétérit en anglais dans originated renvoie à un moment lointain quand le temps présent aurait signifié, comme en français, que l’origine de Pont-Aven est actuelle. Ces quelques commentaires montrent comment s’effectue une analyse linguistique, très sommaire il est vrai, d’une traduction. Le vocabulaire y est linguistique. On parle de phrase, de procès, de relation prédicative, de passif, de forme pronominale, etc. Et puis, on compare. On trouve que telle forme en anglais a ou n’a pas le même sens qu’en français, qu’on a modifié la perspective interprétative, qu’on eût pu dire la même chose en anglais, etc. Cette méthode s’appuie sur la comparaison des deux textes. Mais pour qu’il y ait comparaison, encore faut-il qu’il y ait un terme qui permette cela, un tertium comparationis, . Exposé du cours doctoral en ligne donné par Jean Peeters à l’Université de Vigo jean.peeters@univ-ubs.fr Page n.º 4 Jean Peeters (Université de Bretagne-Sud) T&P C’est ce que l’approche linguistique appelle traditionnellement le sens, aussi vague et problématique sa définition soit-elle. 1.2. Roman Jakobson et les « Aspects linguistiques de la traduction » L’approche linguistique de la traduction, qui a dominé pendant très longtemps le discours sur la traduction et qui le domine encore, traite, en définitive, de l’acte de traduire et de son résultat comme s’il s’agissait d’une opération linguistique intralinguale. Ce terme a été défini en relation à la traduction par Roman Jakobson (1963 : 79) de la façon suivante dans un article resté célèbre et intitulé « Aspects linguistiques de la traduction » : 1) La traduction intralinguale ou reformulation (rewording) consiste en l’interprétation des signes linguistiques au moyen d’autres signes de la même langue. 2) La traduction interlinguale ou traduction proprement dite consiste en l’interprétation des signes linguistiques au moyen d’une autre langue. 3) La traduction intersémiotique ou transmutation consiste en l’interprétation des signes linguistiques au moyen de signes non linguistiques. Pour le linguiste tchèque, la traduction est une opération linguistique et de ce fait mérite un traitement linguistique. Il écrit encore (1963 : 80) : Le plus souvent, cependant, en traduisant d’une langue à l’autre, on substitue des messages dans l’une des langues, non à des unités séparées, mais à des messages entiers de l’autre langue. Cette traduction est une forme de discours indirect ; le traducteur recode et retransmet un message reçu d’une autre source. Ainsi la traduction implique deux messages équivalents dans deux codes différents. L’équivalence dans la différence est le problème cardinal du langage et le principal objet de la linguistique. Comme tout receveur de messages verbaux, le linguiste se comporte en interprète de ces messages. Aucun spécimen linguistique ne peut être interprété par la science du langage sans une traduction des signes qui le composent en d’autres signes appartenant au même système ou à un autre système. Comme on le voit dans les passages ci-dessus, la traduction intralinguale et la traduction interlinguale consistent toutes les deux en « l’interprétation des signes linguistiques au moyen d’autres signes », la différence étant de « langue », « code » ou « système ». Le traducteur est confronté à « des messages » et la traduction « implique deux messages équivalents ». D’autre part, si le traducteur interprète des signes dans des messages, le linguiste, quant à lui, « se comporte en interprète de ces messages ». On observe donc un chassé-croisé, une synonymie, entre les termes utilisés pour décrire la traduction et ceux employés pour définir l’activité du linguiste dans sa propre langue. Ce qu’écrit Roman Jakobson synthétise ce qui sous-tend toutes les analyses linguistiques de la traduction, à savoir que traduire, c’est parler et que, de ce fait, la traduction est assignable au même type d’explication, avec quelques différences, que celle des faits langagiers (intralinguaux). C’est ce point de vue que défend, par exemple, le linguiste français énonciativiste Antoine Culioli (1999 : 33) pour qui la traduction est un cas particulier de paraphrase : Document PDF édité et mis en ligne le 9 février 2009 par José Yuste Frías_TRADUCTION & PARATRADUCTION (T&P) http://webs.uvigo.es/paratraduccion/index.html Page n.º 5 SOCIOLINGUISTIQUE ET SOCIOLOGIE DE LA TRADUCTION Être exhaustif, c’est aussi considérer la traduction comme un cas particulier de paraphrase et, donc, s’appliquer à rendre compte dans la même théorie de phénomènes en apparence hétérogènes, tels que l’effacement obligatoire de l’agent dans la transformation passive (attesté dans de nombreuses langues), le complément d’agent marqué par une préposition fort variable […] ou par une forme copulative (ainsi, en zulu ushaywé : yitshe « il a été frappé par une pierre », littéral. « il a été frappé, c’est une pierre »). Point de vue qu’exprime Éric Gilbert (1993 :64) à sa suite : Le langage est en effet une activité de l’espèce humaine dans son ensemble et la possibilité d’apprendre plusieurs langues, de passer d’une langue à une autre par l’intermédiaire de la traduction, etc. montre que les différentes langues naturelles ont un certain nombre de propriétés communes stables. Ce sont ces propriétés communes stables, ces opérations invariantes, que l’on retrouve quelles que soient les langues envisagées, et qui peuvent donc être considérées comme constitutives de l’activité de langage, que le linguiste devra s’efforcer de dégager. Dans cette optique, les combinaisons de morphèmes grammaticaux et lexicaux que sont les textes seront traitées comme des agencements de marqueurs, c’est-à-dire comme les représentants, les traces « visibles » des opérations sous-jacentes à l’activité de langage. Dans cette approche énonciativiste, la traduction n’est qu’un cas particulier de paraphrase, ce qui signifie que les principes qui président au fonctionnement d’un énoncé en français et à ses gloses possibles dans la même langue sont les mêmes que ceux qui déterminent le passage d’une langue à l’autre. La traduction devient alors un sous-domaine de la linguistique et la discipline qui l’étudie est appelée « linguistique contrastive ». Les études énonciativistes de Jacqueline Guillemin-Flescher et d’Hélène Chuquet et Michel Paillard, par exemple, s’inscrivent dans cette perspective. L’hypothèse selon laquelle l’interprétation, mais aussi la traduction, est la transmission d’un sens se rencontre égalment chez celle qui fut l’une des tenantes de « l’école de Paris » à l’ESIT, Danica Seleskovitch (1984 : 88) : L’interprétation, lorsqu’elle assure la communication, montre qu’à chaque phrase entendue en situation s’associe la construction d’une idée et que celle-ci s’articule en compositions de signifiés, différents de ceux de la langue initiale mais conformes au génie de la langue d’expression. De ce fait, elle est une source inépuisable d’observations qui, toutes, nous poussent à la même conclusion : le sens se retrouve identique à lui-même sous la forme d’éléments signifiants différents de ceux de l’original ; cette observation serait confirmée, si besoin était, par le fait qu’à l’inverse la transposition des significations d’une langue donne rarement dans l’autre langue un sens immédiatement intelligible. Ce passage insiste sur le fait que c’est le sens que l’on traduit, que l’on transporte identique ou presque d’une langue à l’autre, alors que la forme, l’« habit linguistique », pour prendre une métaphore qui conviendrait bien à ce type de raisonnement, varie. 1.3. Deux visions traditionnelles de la traduction Afin d’expliquer pourquoi il est toujours si difficile de parler de traduction aujourd’hui en France, je partirai de deux petits ouvrages parus récemment : • • Michaël OUSTINOFF, 2003, La traduction, Paris, PUF, coll. Que sais-je ? Marc de LAUNAY, 2006, Qu’est-ce que traduire ?, Paris, Vrin. Exposé du cours doctoral en ligne donné par Jean Peeters à l’Université de Vigo jean.peeters@univ-ubs.fr Page n.º 6 Jean Peeters (Université de Bretagne-Sud) T&P Le premier livre, La traduction, est l’œuvre de Michaël Oustinoff, enseignant-chercheur en anglais et auteur d’un autre ouvrage sur le sujet intéressant de l’auto-traduction. Ce Que sais-je ? est divisé en 6 chapitres censés faire le tour du sujet. L’angle sous lequel l’auteur a décidé de présenter la traduction est clairement donné : « On privilégiera l’approche descriptive (« comment traduit-on ? ») au détriment de l’approche prescriptive (« comment faut-il traduire ? ») ou purement théorique (« qu’est-ce que traduire ? ») (6-7). Si l’on comprend bien, ce sera une explication des méthodes de traduction, et non pas un ensemble de règles à suivre (« comment faut-il traduire ? ») ni une conceptualisation de ce que traduire veut dire. Pourtant, sur les 6 chapitres, on peut dire que deux seulement sont consacrés à la méthode (« Les opérations de traduction » et, partiellement, « Traduction et interprétation »). Le reste, majoritaire, donne un aperçu historique de la question du traduire mais constitue également une mise en avant et une défense d’une vision particulière de la traduction. En cela, l’ouvrage est aussi théorique. Comment pourrait-il en être autrement quand toute méthode est sous-tendue par une conception de ce qui fait l’objet de la méthode. En d’autres termes, toute pratique révèle sa théorie et l’ouvrage de Michaël Oustinoff ne déroge pas à cette règle, et l’amplifie même en faisant, non pas le contraire de ce qu’il annonce, mais en rapprochant les différentes façons de traduire de telle ou telle théorie. Ce n’est nullement condamnable dans ce qui n’est pas un manuel ayant pour but de former des traducteurs, mais cela implique que la façon de traduire n’est pas sans parti pris. En fait, dès l’abord, le parti pris de Michaël Oustinoff est linguistique et littéraire : linguistique pour la théorie et littéraire pour le champ d’application. L’auteur écrit dans l’introduction (203 : 5) : Pourtant les mécanismes de la traduction demeurent méconnus, notamment parce qu’on la croit réservée aux seuls spécialistes. Son domaine est en réalité bien plus vaste : avant d’être l’affaire des traducteurs ou des interprètes, elle constitue, dans son principe, une opération fondamentale du langage. C’est en partant de là que l’on est mieux à même de comprendre ses différentes manifestations, qu’elles soient écrites (traduction littéraire, traduction journalistique, traduction technique) ou orales (traduction consécutive ou simultanée des interprètes. […] On s’aperçoit que la traduction a une portée bien plus générale qu’on ne le pense habituellement, car elle est présente au sein de toute langue, par le biais de la reformulation. Toute communication présuppose l’exercice d’une telle faculté, que l’on utilise une langue ou plusieurs. M. Oustinoff avance donc au moins trois choses à propos de la traduction : • Traduire est une opération (« opération », « reformulation ») ; • C’est le langage qui est en jeu au plus profond de son fonctionnement (« fondamentale) ; 3 3 Cf. aussi : « La traduction est au cœur du langage » (p. 68). « L’apport de la linguistique à la théorie de la traduction est considérable, comme il a pu l’être dans le domaine des études littéraires […] ou dans les sciences humaines comme l’ethnologie […] ou la psychanalyse […]. L’importance que revêt la traduction au Document PDF édité et mis en ligne le 9 février 2009 par José Yuste Frías_TRADUCTION & PARATRADUCTION (T&P) http://webs.uvigo.es/paratraduccion/index.html Page n.º 7 SOCIOLINGUISTIQUE ET SOCIOLOGIE DE LA TRADUCTION • Sans reformulation, pas de communication, pas de traduction. On ne reprochera pas à l’auteur d’employer le singulier plutôt que le pluriel pour parler des opérations à l’œuvre lors de la traduction, tant cela est devenu une habitude dans les études traductologiques, même lorsque l’on signifie qu’il y a plusieurs opérations. On ne s’attardera pas maintenant sur la question de la communication et du langage. Ce qui importe, ici, c’est de souligner que le point de vue adopté rattache le traduire à la linguistique et à son champ conceptuel. Cela se vérifie ainsi dans l’ouvrage. Une section s’intitule « La traduction, opération fondamentale du langage ». L’auteur prend pour exemple : • Roman. Jakobson et sa tripartition de la traduction en « traduction intralinguale », « traduction interlinguale », ou « traduction proprement dite », et « traduction intersémiotique », • Jean-Paul Vinay et Jean Darbelnet et leur livre Stylistique comparée du français et de l’anglais, • Ferdinand de Saussure pour la notion de différence des unités linguistiques, • et Edmond Cary (même s’il ne l’exploite que très peu) écrivant « La traduction littéraire n’est pas une opération linguistique, c’est une opération littéraire ». Quand il aborde les théories de la traduction, Michaël Oustinoff ne pose la question qu’en termes linguistiques ou littéraires (« Linguistique et traduction » et « Poétique de la traduction ») réduisant l’opposition « sourciers » versus « ciblistes » à une opposition « forme » versus « signifié ». Tout un chapitre est également consacré aux opérations de la traduction. Et si le dernier chapitre tente d’élargir la perspective aux questions de mondialisation, de diversité culturelle, d’adaptation cinématographique, de sémiologie, c’est toujours sous l’angle des signes. Michaël Oustinoff conclut son ouvrage de la sorte (2003 : 121) : La traduction est d’abord une opération linguistique. À ce titre elle s’applique, comme l’avait bien vu Ferdinand de Saussure dans ses Écrits de linguistique générale davantage que dans son Cours, non à des unités aux contours donnés une fois pour toutes, mais à des unités différentielles, dont la particularité est d’être indéfiniment susceptibles de se diviser à nouveau en unités plus petites. C’est pourquoi deux mots comme « sea » ou « mer » (ou l’équivalent dans toute autre langue) ne voudront jamais dire exactement la même chose, on est condamné à « dire presque la même chose » comme l’indique le titre du livre d’Umberto Eco Dire quasi la stessa cosa. C’est ce « presque » qui fait toute la différence . Il semblerait que dans Qu’est-ce que traduire ?, Marc de Launay réponde à la question en suivant une ligne théorique selon Michaël Oustinoff. L’auteur adopte quant à lui un autre point de vue, philosophique celui-là. En effet, l’auteur est spécialiste de philosophie. Si M. Oustinoff prend ses sources auprès d’auteurs tels que Ferdinand de Saussure, Jean-Paul regard de la linguistique est primordiale, ainsi que le souligne Roman Jakobson : ‘L’équivalence dans la différence est le problème cardinal du langage et le principal objet de la linguistique’ » (p. 53). Exposé du cours doctoral en ligne donné par Jean Peeters à l’Université de Vigo jean.peeters@univ-ubs.fr Page n.º 8 Jean Peeters (Université de Bretagne-Sud) T&P Vinay et Jean Darbelnet, Roman Jakobson, Antoine Berman, ou encore Henri Meschonnic, c’est principalement Paul Ricoeur, Martin Heidegger, Walter Benjamin, Wilhelm Von Humboldt ou encore Friedrich Schleiermacher que Marc de Launay prend pour interlocuteurs. C’est donc dans une tradition philosophique et plus précisément herméneutique que l’auteur situe le débat concernant le traduire. 4 L’horizon de pensée est donc celui du lien de la compréhension et de l’être. Marc de Launay donne une définition de la traduction (2006 : 14-15) : La traduction n’a ainsi affaire qu’à des textes transcrits ; et le résultat de la pratique qu’elle est aussi débouche encore sur un texte, et non sur une quelconque version orale. Qu’il y ait un ou plusieurs auteurs, identifiés ou anonymes, que sa rédaction ait été rapide ou qu’elle se soit prolongée fort longtemps, un texte est un produit langagier très différent d’une communication orale aussi subtile soit-elle, car il met en œuvre avec une amplitude et une potentialité bien plus grandes les ressources d’une langue, et, surtout, il s’inscrit, au sein de cet espace linguistique, parmi d ‘autres textes, c’est-à-dire dans une intertextualité qu’il pourra mobiliser à divers degrés ; ce faisant, il est constitué par une double dimension, celle du code linguistique et celle du type de culture qui en sont comme les cadres généraux, sans qu’on puisse véritablement dissocier ces deux aspects ; il s’inscrit en outre dans cette double dimension à tel moment d’une histoire et son existence même y joue un rôle d’événement. La traduction est donc d’emblée une opération elle aussi historique, et pas simplement parce qu’elle s’effectue à partir d’un original déjà présent. Comme tout événement, chaque traduction est singulière, mais l’expérience qu’elle crée est appelée à se répéter. 5 On observe que pour l’auteur la traduction ne concerne que l’écrit, supposé être plus subtil que l’oral, et qu’elle a une double dimension, « celle du code linguistique et celle du type de culture qui en sont comme les cadres généraux », ce à quoi Marc de Launay ajoute la dimension historique. Par ailleurs, l’auteur a une position double par rapport à l’herméneutique. D’une part il s’appuie sur Paul Ricoeur (2006 : 50-51) : En dépit de ces limitations, de son ancrage dans l’individualité et ceux qui la pratiquent, à l’instar de l’artisanat, la traduction produit ce que Paul Ricoeur appelle une ‘équivalence présumée, non fondée dans une unité de sens démontrable, une équivalence sans identité’ ; la traduction ‘construit des comparables’. Au contraire de ce dont pourraient rêver les ‘métaphysiciens’ de la traduction, perdus dans l’antinomie traduisible-intraduisible, Paul Ricoeur réaffirme le caractère pratique du dilemme fidélité/trahison ‘parce qu’il n’existe pas de critère absolu de ce que serait la bonne traduction. Ce critère absolu serait le même sens, écrit quelque 4 Jean Greisch (2007) écrit : « Dès l’Antiquité, l’herméneutique désigne l’art d’interpréter (ars interpretandi), traditionnellement exercé dans trois domaines principaux : la philologie classique, l’exégèse biblique et la jurisprudence. Dans son acception contemporaine, elle peut être définie comme la théorie des opérations de la compréhension impliquées dans l’interprétation des textes, des actions et des événements ». 5 Marc de Launay semble entendre par texte des écrits ayant une haute valeur culturelle ou esthétique : « La traduction proprement dite n’existe qu’à partir du moment où l’on cherche à transmettre dans une autre culture des textes initialement conçus pour faire eux-mêmes l’objet d’une transmission intraculturelle, des textes écrits pour être lus, discutés et commentés, voire dits, chantés, psalmodiés, médités ou joués, des textes qui, même s’ils ont longtemps pu circuler surtout dans la mémoire de ceux qui les recevaient et les transmettaient oralement, ont fini par être déposés et fixés sous une forme écrite » (p. 14) ou encore « La traduction concerne, on l’a dit, des œuvres » (p. 55). Rien donc sur la traduction quotidienne de modes d’emplois, d’ouvrages grand public, de sous-titrage, etc. Document PDF édité et mis en ligne le 9 février 2009 par José Yuste Frías_TRADUCTION & PARATRADUCTION (T&P) http://webs.uvigo.es/paratraduccion/index.html Page n.º 9 SOCIOLINGUISTIQUE ET SOCIOLOGIE DE LA TRADUCTION part, au-dessus et entre le texte de départ et le texte d’arrivée. Ce troisième texte serait porteur d’un sens identique supposé circuler du premier au second’ […] En lieu et place d’un tiers texte, les traducteurs ne disposent que d’une herméneutique, c’est-à-dire de la reconstruction d’un original qui doit, dans le meilleur des cas, aller jusqu’à faire apparaître quels aspects de cet original sont des innovations par rapport aux discours dont il était contemporain et sur le fond desquels il innovait, quels autres sont au contraire des reprises de la tradition discursive et, plus généralement, culturelle qui en fut le contexte. Marc de Launay, comme Paul Ricœur, fait appel à une herméneutique du sens sur fond culturel et historique, et refuse l’idée d’un sens invariant à travers les textes, les âges et les cultures. D’autre part, Marc de Launay refuse certaines positions de l’herméneutique, à savoir que : • pour Ricœur, le texte serait en quelque sorte la « trace » d’un « dire » originaire et pour ainsi dire immémorial, adressé à notre écoute nécessairement vouée à n’être jamais capable de déchiffrer correctement cette saturation originaire du sens » (p. 59) ; • pour Heidegger et Benjamin, « le sens est déjà donné, et c’est son origine qui va commander un cours de l’histoire qui n’en sera que le développement […] ; de ce point de vue, la traduction a le rôle éminent de retrouver dans tous les textes les traces d’un même sens pérenne que tous seraient censés exprimer imparfaitement, et auquel tous, en fin de compte renvoient » (p. 73). 6 Ce que prône, en définitive, l’auteur, c’est une conception qui : accorde la priorité aux textes, aux œuvres qu’elle reconnaît comme les vraies matrices du sens produit d’abord par des moyens strictement textuels et littéraires ; les auteurs, cependant, restent pris dans une tradition et une langue, dont ils ont un savoir même s’il reste limité, et par rapport auxquelles ils cherchent à se situer en réalisant dans leur présent une articulation complexes entre les expériences que leur fournit l’histoire et les attentes par lesquelles ils cherchent à anticiper l’avenir. La traduction, elle aussi, se conçoit comme située historiquement dans un présent qui se cherche en fonction de l’avenir qu’il se souhaite ; elle est ainsi consciemment historique et sait limité le sens qu’elle restitue 7 . Tout l’intérêt de cette présentation est de montrer que, malgré des perspectives différentes (M. Oustinoff offre une analyse plutôt linguistique et Marc de Launay adopte une position philosophique), les deux auteurs sont très proches en ce que c’est la question du sens qui conditionne principalement la réflexion. Certes Marc de Launay parle d’inscription historique du texte et Michaël Oustinoff de mondialisation et de rôle de la traduction dans le maintien de la diversité linguistique et culturelle ouvrant par là l’acte de 6 La citation continue ainsi : « L’histoire, qui d’ailleurs n’en est plus une, de la pensée est ponctuée de grandes traductions qui marquent les étapes successives d’un déclin, d’un oubli du sens originel, ou d’une « montée » de ce dernier. Pour énoncer cette conception, il est nécessaire de se placer dans une posture singulière d’énonciation où l’on s’investit soi-même d’une autorité qui, seule, permet d’affirmer sans contradiction qu’on sait ce qu’il en est du sens originaire tout en situant fort loin temporellement de cette origine, c’est-à-dire tout en étant placé dans un univers caractérisé par la défiguration de ce sens » (2006 : 7374). 7 Marc de Launay écrit aussi (2006 : 78) : « Qu’il s’agisse de philosophie, de littérature ou de théâtre, voire parfois, de poésie, la traduction réintroduit de l’histoire contre les tentations du « musée », réactive ou accélère la dynamique temporelle latente dans toute langue, contribue enfin à relancer l’innovation en restituant ce qu’elle fut à l’origine des textes qu’elle transmet ». Exposé du cours doctoral en ligne donné par Jean Peeters à l’Université de Vigo jean.peeters@univ-ubs.fr Page n.º 10 Jean Peeters (Université de Bretagne-Sud) T&P traduire sur le monde, certes Michaël Oustinoff voit dans la traduction une ouverture à l’Autre 8 , il n’en reste pas moins que la logique de la traduction est celle du sens, quel que soit l’arrière plan théorique. L’herméneutique développée par Marc de Launay et l’approche linguistique avancée par Michaël Oustinoff ont ceci de commun qu’elles installent le langage au centre de la traduction. Au demeurant, tous deux s’inscrivent dans une filiation remontant à l’antiquité grecque puis latine où déjà la question se posait de savoir s’il fallait traduire en respectant l’idée ou l’ordre des mots, l’esprit ou la lettre. 2. Pour problématiser la question de la traduction Sans refuser ce débat, on peut cependant se demander si, aujourd’hui, on peut encore parler de la traduction en ces seuls termes. Est-on condamné à ne voir dans l’acte de traduire que la problématique de la construction du sens, de sa reformulation, et du rapport des textes entre eux ? Au vu de la diversité des traductions, qui ne se réduisent pas aux grandes œuvres sanctionnées par la postérité, comme pourraient le laisser entendre nos auteurs, et au vu du développement des sciences humaines, n’y a-t-il pas place pour d’autres regards sur la traduction ? 2.1. Saint Jérôme Afin de problématiser cette question, nous citerons Cicéron et St Jérôme dans 3 traductions différentes : J’ai cru devoir entreprendre un travail fort peu nécessaire pour moi en particulier, mais qui sera très utile à tous ceux qui aiment l’étude des belles-lettres. J’ai donc traduit du grec en latin les deux belles oraisons que Démosthène et Eschine, qui ont été les plus fameux orateurs de toute la Grèce, ont composées l’un contre l’autre. Je les ai, dis-je, traduites non pas en interprète, mais en orateur, conservant les sentences et leurs différentes formes et figures, et me servant dans tout le reste des termes propres à notre langue. J’ai jugé qu’il n’était pas nécessaire de m’assujettir à rendre le texte mot pour mot, mais seulement d’exprimer toute la force et toute la propriété des termes ; car j’ai cru que je ne rendais pas à mon lecteur ces termes par compte, mais au poids. 9 Mais, comme on connaît fort peu la nature de cette éloquence, j’ai cru devoir entreprendre, dans l’intérêt de ceux qui s’y adonnent, un travail sans utilité pour moi-même. J’ai traduit les célèbres plaidoyers que les deux princes de l’éloquence attique, Eschine et Démosthène, ont prononcés l’un contre l’autre. Ce n’est pas l’œuvre d’un interprète, mais d’un orateur. En conservant le fond de leurs pensées, je me suis appliqué à leur donner une forme et une physionomie plus en rapport avec nos habitudes. Je ne me suis pas cru obligé de rendre mot pour mot, j’ai voulu seulement reproduire le caractère et la force des expressions ; car ce n’est point le nombre des mots que je dois au lecteur, mais leur valeur réelle. 10 8 Michaël Oustinoff cite Antoine Berman. « Féconder le Propre par la médiation de l’étranger » dans L’épreuve de l’étranger (1984 : 16). 9 Cicéron, Des orateurs parfaits, (De optimo genere oratorum), traduction de Jean Petit, 1709, http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/jerome/critique/015.htm, consulté le 19 août 2008. 10 Cicéron, Des orateurs parfaits, (De optimo genere oratorum), traduction de E. Greslou revue par J.P. Charpentier (1898). Document PDF édité et mis en ligne le 9 février 2009 par José Yuste Frías_TRADUCTION & PARATRADUCTION (T&P) http://webs.uvigo.es/paratraduccion/index.html Page n.º 11 SOCIOLINGUISTIQUE ET SOCIOLOGIE DE LA TRADUCTION Oui, quant à moi, non seulement je le confesse sans gêne tout haut : quand je traduis les Grecs – sauf dans les saintes écritures où l’ordre des mots est un mystère -, ce n’est pas un mot par un mot, mais une idée par une idée que j’exprime. 11 Je ne les ai pas rendues en simple traducteur, mais en orateur respectant leurs phrases, avec les figures de mots ou de pensées, usant quelquefois de termes adaptés à nos habitudes latines. Je n’ai donc pas jugé nécessaire d’y rendre chaque mot par un mot ; pourtant, quant au génie de tous les mots et à leur valeur, je les ai conservées … J’ai cru, en effet, que de qui importait au lecteur, c’était de lui offrir non pas le même nombre, mais pour ainsi dire le même poids. 12 Il est intéressant de noter que ce passage, qui constitue un incontournable dans l’histoire de la traduction en occident, outre le sujet de la fidélité à l’ordre des mots ou aux idées, fait ressortir des idées qui pourraient sembler anodines. Que nous dit en effet Saint Jérôme ? Il fait valoir : a) qu’il a traduit non pas en tant que traducteur/’interprète mais en tant qu’orateur ; b) que la relation au lecteur est importante ; c) qu’il a pris en compte les « habitudes » latines en matière d’attente de formulation, d) qu’il ne traduit pas les Saintes Écritures de la même façon que les plaidoyers/oraisons d’Eschine et Démosthène en raison du caractère sacré des premières. Sans entrer dans les détails à ce stade de l’exposé, on peut quand même faire remarquer que Saint Jérôme évoque ce que l’on peut appeler encore grossièrement une « situation de traduction » dans laquelle celui qui traduit adopte telle ou telle façon de s’adresser à l’autre (traducteur/interprète versus orateur). On rapprochera cela de la polémique entre Henri Meschonnic et Eugene Nida dans les années soixante concernant la traduction de la Bible, Henri Meschonnic reprochant à Eugene Nida de traduire la Bible comme un missionnaire, un évangélisateur, des temps modernes en opposition à sa propre pratique poétique de respect du rythme du texte de départ. 13 Il s’agit donc de posture, de point de vue quant au rôle que joue le traducteur, de « personnage » en tant qu’ils déterminent la façon de traduire. Certes le sens est impliqué, mais ce « paramètre » n’est pas négligeable dans le comment du traduire. Saint Jérôme évoque également la relation au lecteur, c’est-à-dire à l’autre de la communication, celui à qui est adressée la traduction. Ici, le lecteur latin/romain attend 11 Cité par Valéry Larbaud (1946 : 15). Traduction de Henri Bornecque [1871-1935]. Cité dans Inês Oseki-Dépré (1999 : 19). 13 Cf. par exemple ce qu’écrit Henri Meschonnic (1973, 412-413) : « Deux théories, deux pratiques contraires sortent de cette opposition entre deux langues et leur culture. Pour l’une, on traduit la langue. On fait répondre le récepteur de la langue d’arrivée comme a répondu (ou est présumé avoir répondu : place à une théologie, ici) le récepteur de la langue d’arrivée. On vise une transparence : annuler la distance culturelle, historique. Pour obtenir cette réponse-comportement (évangéliser, convertir) on fait comme si Dieu a parlé dans votre langue, pour vous, aujourd’hui. Conclusion et but explicite de Nida dans son dernier livre. Prétendant ne traduire que la langue, on a traduit la culture. [...] Elle soulève de graves objections ». 12 Exposé du cours doctoral en ligne donné par Jean Peeters à l’Université de Vigo jean.peeters@univ-ubs.fr Page n.º 12 Jean Peeters (Université de Bretagne-Sud) T&P autre chose que le lecteur grec. Cela signifie que la traduction est une transaction entre interlocuteurs, bien plus que le reflet, la restitution, ou la reconstruction d’un sens (que l’on verra, selon son approche, comme originaire, transcendant, immanent, fugace ou même identique). Traduire, c’est se confronter à l’autre et la traduction porte les traces de cette rencontre. Pour qui traduit-on ? C’est cette question qui sous-tend cette remarque du traducteur latin. Quand il parle des « habitudes » latines en matière d’attente de formulation, Saint Jérôme nous renvoie à toute la question de la culture d’accueil. Traduire revient, à partir d’un texte de départ, à produire un autre texte, souvent dans une culture différente. Cela veut dire que la culture n’est pas extérieure à la traduction, mais qu’elle lui est consubstantielle. Les textes sont informés par le milieu culturel où ils sont produits et la traduction n’échappe pas à cette règle. En d’autres termes, il n’y a pas de traduction ex nihilo ni in abstracto. Les traductions sont le produit des cultures où elles sont effectuées. On pensera ici au débat entre les sourciers et les ciblistes, les uns attentifs à l’auteur et la culture de départ, les autres attachés au lecteur et la culture d’arrivée. Saint Jérôme ajoute que, pour la Bible, il n’a pas traduit comme un orateur mais comme traducteur/interprète à cause du mystère de l’ordre des mots. Le traducteur latin met ici en avant une autre dimension de la traduction, à savoir que nous attachons à nos actes certaines valeurs, que nous investissons notre monde de normes. En effet, reconnaître le caractère mystérieux de l’ordre des mots de la Bible, c’est attribuer à ce texte polymorphe une valeur sacrée interdisant d’en modifier certaines aspects et obligeant à suivre certaines règles quant à son interprétation. Autrement dit, comme tout document, la Bible et ses multiples traductions sont traversées par des jugements de valeurs. Que quelque chose soit ressenti comme beau, élégant, sacré, fidèle, etc. signifie que nous valorisions certaines caractéristiques au détriment d’autres. On ne sera pas étonné alors que cette dimension de la valeur ne soit pas sans conséquence sur notre interprétation des textes et aussi sur la façon d’écrire, parler et traduire. On se remémorera ici, parce que symptomatiques de certaines valeurs poussées à l’excès, des Belles Infidèles aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles où il importait que les traductions fussent belles avant d’être fidèles. Enfin, ce qu’on ne manquera pas de voir, c’est que le même texte latin de Saint Jérôme est traduit de trois façons différentes. Comment, donc, un même texte peut-il donner lieu à trois traductions différentes ? On peut bien sûr y voir le jeu de la reformulation souligné par Michaël Oustinoff, mais les résultats sont trop différents pour ne trouver que cette explication. Il faut bien admettre que chaque traducteur s’approprie le texte de départ et produit une traduction qui est de son fait en fonction de son vécu, de sa perception des langues et de leurs relations, de son savoir, de ses valeurs, etc. Bref, il n’existe pas de point de vue atemporel ou « utopique », sans topos, sans lieu privilégié, d’où se ferait la traduction. Sans tomber dans un subjectivisme naïf, il est important cependant de noter que les traductions sont des œuvres éminemment subjectives. Comme on l’aperçoit, à partir de la même citation de Saint Jérôme, on débouche sur de nouvelles orientations en matière de traduction. Alors que Michaël Oustinoff et Marc de Launay se concentre sur la question du langage, qui a marqué l’histoire de la traduction et Document PDF édité et mis en ligne le 9 février 2009 par José Yuste Frías_TRADUCTION & PARATRADUCTION (T&P) http://webs.uvigo.es/paratraduccion/index.html Page n.º 13 SOCIOLINGUISTIQUE ET SOCIOLOGIE DE LA TRADUCTION de la philosophie occidentale, nous en venons à mettre au jour une autre dimension de l’humain, à savoir la relation à l’autre et la négociation de nos différences. Dite ainsi, la perspective se déplace du matériau langagier pour se concentrer sur la « situation de traduction » qu’il va bien falloir expliciter. C’est ce à quoi je vais m’appliquer dans les pages suivantes. Je commencerai par un passage en revue de la traduction et du discours sur la traduction en occident, tant ce discours conditionne encore aujourd’hui la manière dont l’acte de traduire est conçu. Le deuxième chapitre abordera la problématique du sens, non pour l’évacuer, mais pour souligner sa complexité. Même si traduire est bien plus qu’un acte linguistique de compréhension et d’expression, si l’on adopte le point de vue du traducteur, on ne peut faire litière de cette dimension. 2.2. Réception du texte et points de vue : les interprétations multiples Alors qu’il est acquis que le plaisir que l’on peut avoir à produire un document, une œuvre, un plat, etc. ne recouvre que très partiellement celui que l’on ressent à les goûter, dans le domaine linguistique, il n’est pas encore admis de tous que les mécanismes de production du sens ne recouvrent que très partiellement, eux aussi, les mécanismes de réception du sens. Ainsi, dans le domaine phonologique, l’analyse articulatoire n’a de sens que dans une logique de production. Il serait naïf et erroné de croire que le récepteur d’un message oral analyse ce qu’il entend à travers des données articulatoires. Ce qu’il analyse, lui, en revanche, c’est du son et sa discrimination phonologique repose sur ce même son, d’où un autre type de phonologie, acoustique celle-là et axée sur la réception du son. On comprend donc que la logique du producteur n’est pas forcément identique à celle du récepteur, loin s’en faut, alors même qu’une grande majorité des théories linguistiques actuelles font comme si tel n’était pas le cas. La traductologie ne fait pas exception à cette tendance, qui privilégie un point de vue, souvent celui du producteur, et, quand elle traite de la question du sens dans une démarche linguistique, donne l’impression que le sens produit par le traducteur se transporte plus ou moins égal à lui même jusqu’au lecteur. 14 Il se trouve, cependant, qu’une critique de cette illusion théorique et idéologique d’une identité entre production et réception se rencontre dans des courants a priori quelque peu dissemblables : la pragmatique linguistique et la sémiotique. 2.2.1. La pragmatique et la question du sens Je ne ferai pas l’histoire de la pragmatique mais je rappellerai juste qu’elle s’inscrit dans un courant philosophique issu de la logique, enraciné dans une philosophie pragmatique plutôt anglo-saxonne et, récemment inspirée des sciences cognitives. Jacques Moeschler écrit ainsi (1996 : 29-30) : À la base des approches inférentielles […] se trouvent trois idées fondamentales : 1) le sens communiqué d’un énoncé est généralement implicité ; 14 On peut dire exactement la même chose de la relation entre l’auteur et le traducteur. Exposé du cours doctoral en ligne donné par Jean Peeters à l’Université de Vigo jean.peeters@univ-ubs.fr Page n.º 14 Jean Peeters (Université de Bretagne-Sud) T&P 2) la récupération du sens communiqué se fait via un calcul inférentiel ; 3) le calcul inférentiel est déclenché par des règles pragmatiques (principe de coopération et maximes conversationnelles — de quantité, de qualité, de pertinence et de manière […] et principe de pertinence […] La valeur communiquée est dite « pragmatique » dans la mesure où des informations contextuelles sont nécessaires pour la calculer. Grice (1975, 1979) parle d'implicature conversationnelle et Sperber et Wilson (1986a, 1989) d'implication contextuelle. Une implication contextuelle est une implication pragmatique obtenue à partir des informations contenues dans l'énoncé associées aux informations constituant le contexte d'interprétation et de règles de déduction. Les informations linguistiques et contextuelles sont présentées sous la forme d'hypothèses, à savoir de propositions entretenues avec un certain degré de force, degré pouvant faire l'objet d'un renforcement ou d'un affaiblissement. Le contexte, quant à lui, n'est pas donné par l'énoncé; il est au contraire choisi, sélectionné parmi un ensemble de contextes possibles, à l'aide d'un principe pragmatique, le principe de pertinence. Celui-ci stipule que tout acte de communication comporte une garantie de pertinence optimale; en d'autres termes, il implique que le locuteur a réalisé l'acte le plus pertinent dans les circonstances. Ce qu’il est intéressant de noter dans ce passage, c’est que, d’une part, le sens est « généralement implicité » et que, donc, il est nécessaire de faire un « calcul inférentiel » pour déduire quel est le sens ou quels sont les sens. Comprendre, ce n’est donc pas accueillir, recevoir ou récupérer un sens qui se donnerait « naturellement », mais cela consiste plutôt en l’émission d’hypothèses demandant être validées ou infirmées. Le récepteur du message, ressemble dans ce modèle, bien plus à un Sherlock Holmes ou à un ordinateur. Jacques Moeschler écrit d’ailleurs (1996 : 34) : Il ne s’agit pas d’avoir une bonne théorie expliquant un fait : il faut une théorie capable de produire le fait en question, i. e. capable de calculer des représentations, des raisonnements, des interprétations. En d’autres termes, l’analyse est fondamentalement computationnelle. Dans un autre ouvrage, Jacques Moeschler et Anne Reboul écrivent encore (1998 : 89) : Ils [Sperber et Wilson] considèrent que la sous-détermination linguistique concerne tout à la fois ce qui est communiqué et ce qui est dit. En d’autres termes, l’interprétation linguistique par le module linguistique, qui livre la forme logique de l’énoncé, ne suffit pas à déterminer ce qui est dit ; il faut l’enrichir par des processus pragmatiques pour arriver à une détermination complète de ce qui est dit. Il n’est pas question ici d’entrer dans tous les débats suscités par l’analyse pragmatique, mais plutôt d’en tirer parti pour une meilleure compréhension de la production et de la réception du sens dans une optique traductologique. Si l’on accepte avec Anne Reboul et Jacques Moeschler que le récepteur formule, souvent inconsciemment, un certain nombre d’hypothèses sur ce que veulent dire les énoncés, alors, force est d’admettre qu’il n’est pas sûr que ce que veut dire le traducteur corresponde à ce que comprend le lecteur. Les situations quotidiennes de communication intralinguale nous montrent que nous passons notre temps à désambiguïser nos messages, que ce que comprend l’autre n’est pas ce que nous pensions dire, que des malentendus s’instaurent sur des sujets souvent très banals, etc. En d’autres termes, la forme linguistique produite donne lieu à diverses analyses et les Document PDF édité et mis en ligne le 9 février 2009 par José Yuste Frías_TRADUCTION & PARATRADUCTION (T&P) http://webs.uvigo.es/paratraduccion/index.html Page n.º 15 SOCIOLINGUISTIQUE ET SOCIOLOGIE DE LA TRADUCTION processus de production du sens ne garantissent en rien une identité du sens à travers des processus qui ont pour particularité d’être inférentiels. Évidemment, la traduction ne fait pas exception à cela. Outre qu’elle se complique d’un changement de langue, elle repose sur une disjonction entre traducteur-producteur de traduction et lecteur-récepteur de traduction. Il alors est difficile d’imaginer que le lecteur d’une traduction ne fasse pas non plus un certain nombre d’hypothèses sur ce que veut dire le document qu’il lit et que les processus inférentiels qu’il met en œuvre conduisent exactement à ce que veut dire le traducteur. Il peut comprendre bien autrement que ce que voulait dire le traducteur. Parallèlement, Anne Reboul et Jacques Moeschler font également valoir que, dans leur architecture interprétative, ce que révèle la forme à un niveau basique (« la forme logique de l’énoncé ») se voit enrichir par le contexte (« processus pragmatiques »). Même si on ne partage pas les présupposés des pragmaticiens ni certaines de leurs conclusions, on peut cependant trouver intéressante, voire pertinente, l’idée selon laquelle le contexte enrichit le sens de l’énoncé. Cela peut sembler anodin, il n’en reste pas moins que c’est quand même un tant soit peu révolutionnaire. Alors que dans bon nombre de théories linguistiques, l’analyse sémantique – « pragmatique » diraient nos auteurs – est plutôt statique, elle est ici dynamique et incrémentielle. 15 Le contexte enrichit le message, c’est-à-dire le modifie, bien sûr pas de façon aléatoire, mais quand même substantiellement. On ne peut alors pas s’empêcher de penser que les différents lecteurs d’une traduction, formulant des hypothèses de sens dans des contextes différents, enrichissent, chacun, le message en fonction des coordonnées contextuelles qui sont les leurs. C’est d’ailleurs ainsi que l’on peut comprendre les différentes traductions du passage de St Jérôme cité plus haut. 2.2.2. Umberto Eco et l’approche sémiotique Umberto Eco ne représente pas à lui seul le courant sémiotique, mais il n’en demeure pas moins qu’il a écrit un certain nombre d’articles et d’ouvrages sur l’interprétation qui ont fait date pour mériter d’être cités. Je m’appuierai ici sur son ouvrage intitulé en français Lector in fabula. Le rôle du lecteur ou la coopération interprétative dans les textes narratifs (1985). 16 On peut d’abord signaler que, dans l’introduction, l’auteur (1992 : 5) fait remarquer que « Comme je l’ai appris plus tard, je faisais de la pragmatique du texte sans le savoir, du 15 On verra que chez Umberto Eco la contextualisation n’est pas qu’incrémentielle. Rappelons que pour la sémiotique, les textes, écrits ou oraux, ne constituent qu’une partie de ce que l’on appelle des « signes » : « le débat séculaire sur la différence entre signes conventionnels et signes motivés, entre langage verbal et langage iconique, entre mots d’une part, et images, symptômes, traces, objets, diagrammes, mouvements du corps de l’autre, ne se résout pas en pensant qu’il existe des unités minimales dites ‘signes’ dont on puisse faire une typologie ; ce que nous appelons signe doit être vu comme le résultat d’opérations complexes, au cours desquelles entrent en jeu diverses modalités de production et de reconnaissance » (Umberto Eco, 1992 : 5). Voir encore (1992 : 63-64) : « Lorsqu’il s’agit d’images, nous sommes donc en présence de blocs macroscopiques, de TEXTES, dont on ne peut discerner les éléments d’articulation. Ce qu’on appelle signe iconique est un texte, la preuve en est que son équivalent verbal n’est pas un simple mot mais, au minimum, une description ou un énoncé et parfois même tout un discours, un acte référentiel ou un acte locutif ». 16 Exposé du cours doctoral en ligne donné par Jean Peeters à l’Université de Vigo jean.peeters@univ-ubs.fr Page n.º 16 Jean Peeters (Université de Bretagne-Sud) T&P moins ce que l’on appelle aujourd’hui la pragmatique du texte ou esthétique de la réception ». Cet ouvrage, en effet, axé sur la réception de l’œuvre littéraire, partage bien des points avec la pragmatique défendue par Reboul et Jacques Moeschler, mais elle a pour particularité de s’inscrire dans le courant de l’analyse littéraire et d’être plus macroscopique que nos pragmaticiens. Umberto Eco propose d’analyser l’interprétation des œuvres narratives selon un tableau où apparaissent différents niveaux de coopération narrative (1985 : 88) : Comme on peut l’apercevoir, l’interprétation selon Umberto Eco des textes narratifs, mais pas seulement eux, implique le lecteur dans la construction du sens et met en jeu différents processus à différents niveaux. Le sens n’est pas « servi sur un plateau », tout au contraire (1985 : 27) : Document PDF édité et mis en ligne le 9 février 2009 par José Yuste Frías_TRADUCTION & PARATRADUCTION (T&P) http://webs.uvigo.es/paratraduccion/index.html Page n.º 17 SOCIOLINGUISTIQUE ET SOCIOLOGIE DE LA TRADUCTION Si, comme on va le montrer, le texte est une machine paresseuse qui exige du lecteur un travail coopératif acharné pour remplir les espaces du non-dit ou du déjà-dit restés en blanc, alors le texte n’est pas autre chose qu’une machine présuppositionnelle […] Il y a des présuppositions référentielles, sémantiques, pragmatiques et bien d ‘autres encore. On retrouve chez le sémioticien italien, comme chez Anne Reboul et Jacques Moeschler, l’idée selon laquelle il y a une part d’implicite, de non-dit, de même que des présuppositions, et tout le travail du lecteur consiste donc à formuler des hypothèses sur ce sens non dit ou présupposé. Umberto Eco va jusqu’à parler de « machine paresseuse » pour le texte, à opposer au « travail coopératif acharné » du lecteur. Il écrit encore (1985 : 64) : « Un texte veut que quelqu’un l’aide à fonctionner » mais « la compétence du destinataire n’est pas nécessairement celle de l’émetteur ». Comment fonctionne alors l’auteur ? Pour organiser sa stratégie textuelle, un auteur doit se référer à une série de compétences (terme plus vaste que « connaissance de codes ») qui confèrent un contenu aux expressions qu’il emploie. Il doit assumer que l’ensemble des compétences auquel il se réfère est le même que celui auquel se réfère son lecteur. C’est pourquoi il prévoira un Lecteur Modèle capable de coopérer à l’actualisation textuelle de la façon, dont lui, l’auteur, le pensait et capable aussi d’agir interprétativement comme lui a agi générativement (1985 : 67-68). 17 On voit donc que si le lecteur formule des hypothèses sur le sens du texte, l’auteur aussi émet des suppositions sur ce que sera capable de comprendre son lecteur. Son message est donc la résultante de cette anticipation de compréhension de la part du lecteur. Bref, on assiste non pas à un simple transfert d’informations mais à un ajustement d’anticipations, de présuppositions et d’hypothèses de part et d’autre pouvant générer des interprétations multiples et quelquefois discordantes. Qui plus est, la complexité du schéma de coopération textuelle proposé par Umberto Eco montre qu’interagissent différents facteurs pouvant différencier la production signifiante de l’interprétation. Pour rester très simple, comme beaucoup de linguistes, mais peut-être en en tirant les conséquences nécessaires pour une théorie de la compréhension, le sémioticien italien souligne que la manifestation linéaire d’un texte est mise en relation, d’une part, avec les circonstances d’énonciation et, d’autre part, l’encyclopédie du lecteur. Tout le monde comprendra ce que l’on entend par circonstances d’énonciation et admettra que la trace écrite ou enregistrée a ceci de particulier qu’elle peut être actualisée dans différentes circonstances. Si l’on considère que ces circonstances sont déterminantes un tant soit peu dans l’interprétation d’un document, alors on reconnaîtra que la diversification des circonstances conduit à une diversification de l’interprétation, même dans nos sociétés plutôt standardisées en Europe. Quant à l’encyclopédie, ici une compétence très vaste, elle fait intervenir, entre autres choses, des sélections contextuelles et circonstancielles, les premières s’intéressant aux types de cotexte, les secondes faisant appel, entre autres choses, à des types de circonstances d’énonciation (champ de bataille, voyage, etc.), des règles conversationnelles ou encore des « scénarios » préétablis dont certains sont intertextuels. Et Umberto Eco d’ajouter (1985 : 99) : 17 « Générativement » veut dire ici « dans la production du texte », sa génération. Exposé du cours doctoral en ligne donné par Jean Peeters à l’Université de Vigo jean.peeters@univ-ubs.fr Page n.º 18 Jean Peeters (Université de Bretagne-Sud) T&P Les recherches en Intelligence Artificielle ainsi que différentes théories textuelles ont élaboré la notion de frame que l’on traduit ici par « scénario ». « Un frame est une structure de données qui sert à représenter une situation stéréotype, comme être dans un certain type de salon ou aller à une fête d’anniversaire pour enfants. Chaque frame comporte un certain nombre d’informations. Les unes concernent ce à quoi l’on peut s’attendre quant à ce qui devrait en conséquence se passer. Les autres concernent ce que l’on doit faire au cas où cette attente ne serait pas confirmée » (Minsky, 1974). Les frames sont des éléments de « connaissance cognitive […] des représentations du ‘monde’ qui nous permettent d’effectuer des actes cognitifs fondamentaux comme les perceptions, la compréhension linguistique et les actions » (Van Dijk, 1976b: 31). Par exemple, le frame « supermarché » détermine des unités ou groupes de concepts « qui dénotent certains cours d’événements ou cours d’actions qui impliquent différents objets, personnes, propriétés, relations ou faits » (ibid. : 36, voir pour une première formulation Petöfi, 1976b). Donc le scénario « supermarché » comportera la notion d’un endroit où les gens entrent pour acheter diverses marchandises, les prennent directement sans l’intermédiaire de vendeurs et les paient ensuite à la caisse. Un bon scénario de ce type devrait probablement considérer aussi les marchandises vendues dans un supermarché (par exemple: des brosses oui, des automobiles non). En ce sens, un scénario est toujours un texte virtuel ou une histoire condensée (1985 : 100). Les scénarios intertextuels, eux, sont au contraire des schémas rhétoriques et narratifs faisant partie d’un bagage sélectionné et restreint de connaissances que les membres d’une culture donnée ne possèdent pas tous (1985 : 104). Cette dernière citation est fort intéressante dans la mesure où Umberto Eco fait valoir que les scénarios intertextuels, ces condensés d’histoire, ne sont pas partagés de tous, et laissent donc ouverte la voie à des interprétations divergentes. C’est donc au lecteur de faire sens à partir de son savoir, de ses attentes en termes d’événements suscités par les indices textuels qui lui sont donnés par l’auteur. Toute compréhension est une reconstruction du sens, non pas à l’identique, mais selon l’expérience acquise et les schèmes d’interprétation que cela déclenche. 2.3. Entrée en matière : l’exemple de la traduction de la Genèse Ce que laisse supposer la citation de saint Jérôme, telle que nous l’avons analysée, c’est que la langue est traversée par le social. Bien sûr, tel n’est pas l’objectif explicatif du traducteur de la Bible, ni son horizon théorique à une époque où la sociologie n’existait pas. Cependant, à la lumière de ce que nous savons aujourd’hui des échanges linguistiques et des traductions, on se doit de prendre en compte cette dimension humaine dans la théorisation de l’acte de traduire. Avant d’aborder quelques concepts clés qui guideront l’explication, on commencera par un exemple mettant en lumière cette problématique. La Bible a très souvent été traduite — ce serait l’ouvrage le plus traduit au monde — et il peut être intéressant de comparer deux traductions en français de Genèse, XI, 1-9, l’une effectuée par Henri Meschonnic en collaboration avec Régine Blaig (1985 : 11-12), l’autre par l’Alliance Biblique universelle (1982) : Traduction d’Henri Meschonnic en collaboration avec Régine Blaig : Document PDF édité et mis en ligne le 9 février 2009 par José Yuste Frías_TRADUCTION & PARATRADUCTION (T&P) http://webs.uvigo.es/paratraduccion/index.html Page n.º 19 SOCIOLINGUISTIQUE ET SOCIOLOGIE DE LA TRADUCTION 1 Et ce fut toute la terre langue une Et paroles unes 2 Et ce fut dans leur voyage vers l’orient Et ils trouvèrent une vallée au pays de Chin’ar et là ils s’établirent 3 Et ils dirent l’un vers l’autre allons faisons blanchir des briques blanches et flambons pour la flambée Et la brique blanche pour eux fut la roche et la boue rouge pour eux fut l’argile 4 Et ils dirent allons construisons-nous une ville et une tour et sa tête dans le ciel et faisons-nous un nom Sinon nous nous disperserons sur la surface de toute la terre 5 Et Adonaï descendit voir la ville et la tour Que construisaient les fils de l’homme 6 Et Adonaï dit si le peuple est un et la langue une pour eux tous et cela ce qu’ils commencent à faire Et maintenant ne pourra être retranché d’eux rien de ce qu’ils méditeront de faire 7 Allons descendons et là embabelons leur langue Qu’ils n’entendent pas l’un la langue de l’autre 8 Et Adonaï les dispersa de là sur la surface de toute la terre Et ils cessèrent de construire la ville 9 Sur quoi elle s’appela du nom de Babel parce que là Adonaï embabela la langue de toute la terre Et de là Adonaï les dispersa sur la surface de toute la terre Traduction de l’Alliance Biblique universelle : 11 La tour de Babel Tout le monde parlait alors la même langue et se servait des mêmes mots. 2 Partis de l’est, les hommes trouvèrent une large vallée en Basse-Mésopotamie et s’y installèrent. 3 Ils se dirent les uns aux autres: « Allons! Au travail pour mouler des briques et les cuire au four! » Ils utilisèrent les briques comme pierres de construction et l’asphalte comme mortier. 4 Puis ils se dirent: « Allons! Au travail pour bâtir une ville, avec une tour dont le sommet touche au ciel ! Ainsi nous deviendrons célèbres, et nous éviterons d’être dispersés sur toute la surface de la terre. » 1 5 Le Seigneur descendit du ciel pour voir la ville et la tour que les hommes bâtissaient. Après quoi il se dit: « Eh bien, les voilà tous qui forment un peuple unique et parlent la même langue ! S’ils commencent ainsi, rien désormais ne les empêchera de réaliser tour ce qu’ils projettent. 7 Allons ! Descendons mettre le désordre dans leur langage, et empêchons-les de se comprendre les uns les autres. » 8 Le Seigneur les dispersa de là sur l’ensemble de la terre, et ils durent abandonner la construction de la ville. 9 Voilà pourquoi celle-ci porte le nom de Babelt. C’est là en effet que le Seigneur a mis le 6 Exposé du cours doctoral en ligne donné par Jean Peeters à l’Université de Vigo jean.peeters@univ-ubs.fr Page n.º 20 Jean Peeters (Université de Bretagne-Sud) T&P désordre dans le langage des hommes, et c’est à partir de là qu’il a dispersé les humains sur la terre entière. (note de bas de page) t Babel : nom hébreu de Babylone; le texte hébreu rattache ce nom au verbe de consonance voisine traduit ici par mettre le désordre (v. 7 et 9). Un premier regard sur ces deux versions de la Bible laisse apparaître que l’on a affaire, là, à deux textes très différents l’un de l’autre. Alors que le second ne pose aucun problème de compréhension, « coule » et est transparent, le premier fait même obstacle à la compréhension. Notons d’abord que le premier texte ne comporte aucune marque de ponctuation et laisse des espaces entre des mots ou groupes de mots comme dans « Sur quoi elle s’appela du nom de Babel parce que là ». Le lecteur est donc contraint de constituer lui-même des phrases faisant sens à l’aide des retours à la ligne et des majuscules portées par certains mots. L’obstacle est donc moindre mais rien ne garantit vraiment typographiquement que ce que comprend le lecteur corresponde peu ou prou à ce qui est dit dans le texte de départ. D’autre part, les espaces volontaires laisse un sentiment d’étrangeté parce qu’ils semblent arbitrairement placés. Si l’on comprend le retour à la ligne et le retrait de « Et la brique blanche pour eux fut la roche » ou de « Et de là Adonaï les dispersa sur la surface de toute la terre », on ne saisit pourtant pas pourquoi on a la même disposition pour « Et paroles unes ». Cela ne ressemble pas à une phrase dans le sens traditionnel d’énoncé complet d’une idée comme les exemples précités. En résumé, ce texte rompt avec les attentes typographiques et de mise en page (ou propose une autre typographie et une autre mise en page ?). D’un point de vue lexical, on observe que le second texte en « français courant » ne comporte aucun mot compliqué, rare ou inconnu, alors que le premier propose le verbe embabeler dans le sens de « rendre confus. » Dans la version de l’Alliance Biblique universelle, il est équivalent à mettre le désordre dans. Le verbe embabeler n’est pas attesté en français, et même si l’on devine le lien avec Babel, il s’agit donc d’une création des traducteurs. Le nom propre Adonaï n’est pas non plus des plus connus et nécessite une certaine familiarité avec la Bible pour être compris. Le second texte préfère Le Seigneur, plus abordable immédiatement. Le nom propre Chin’ar n’évoque aucun lieu connu ou supposé connu chez le lecteur même si l’on imagine qu’il s’agit du Moyen-Orient. En revanche la Basse-Mésopotamie du texte de l’Alliance Biblique universelle évoque plus directement le Moyen-Orient même si le lecteur est en mal de la placer exactement. Enfin, on est étonné de ce qui ressemble à des pléonasmes maladroits dans « faisons blanchir des briques blanches et flambons pour la flambée ». L’autre texte dit « mouler des briques et les cuire au four », qui évite les pléonasmes. Mais la difficulté de compréhension n’est pas uniquement liée au lexique. Le texte de d’Henri Meschonnic et Régine Blaig bouleverse les attentes syntactico-sémantiques du lecteur. Ainsi le verset 1 et le début du verset 2 commencent par « Et ce fut ». Dans le premier verset, on a l’impression, peut-être erronée, que cette expression permet de mettre la deuxième partie « langue une » en attribut de la première « toute la terre ». Cette construction attributive de « Et ce fut », où « ce » a un fonctionnement impersonnel ( ?), est Document PDF édité et mis en ligne le 9 février 2009 par José Yuste Frías_TRADUCTION & PARATRADUCTION (T&P) http://webs.uvigo.es/paratraduccion/index.html Page n.º 21 SOCIOLINGUISTIQUE ET SOCIOLOGIE DE LA TRADUCTION inhabituel en français. On connaît des « ce fut fini » ou « ce fut la fin » ou « ce » a pour attribut d’abord un adjectif puis un nom. Mais on ne connaît pas ce type de structure où « ce fut » introduirait un attribut de « ce » dans le même temps où il lui adjoindrait un attribut. Au verset 2, le fonctionnement syntaxique est différent. Il ne s’agit pas d’une relation attributive car le segment qui suit « Et ce fut », « dans leur voyage vers l’orient » commence par une préposition. L’attente, après ce groupe prépositionnel, est vraisemblablement celle d’une subordonnée complétive en « que » qui introduirait ce qui suit comme « qu’ils trouvèrent une vallée ». On aurait alors une structure clivée. Masi ce n’est pas le cas. Le segment « Et ils trouvèrent une vallée » semble être indépendant de ce qui précède. Le début du verset 6 est carrément asyntaxique. La subordonnée de condition « si le peuple est un et la langue une pour eux tous » n’introduit aucun principale. Le segment « et cela ce qu’ils commencent à faire » semble être déconnecté de cette proposition, de même que le suivant commençant par « Et maintenant ». La rupture syntaxique se double d’une rupture sémantique. Il y a en revanche peu à dire sur le deuxième texte en « français courant », tant il correspond à nos attentes en matière de mise en page, de ponctuation, de lexique, de grammaire et de compréhension du français. La structure des énoncés est simple et le texte progresse de façon fluide, soit sans rien entre les phrases, soit avec des marqueurs très explicites quant aux types de relations interphrastiques : « Puis », « Ainsi », « Après quoi », « voilà pourquoi », « c’est là en effet que », « et c’est à partir de là que ». À l’opposé, le texte d’Henri Meschonnic et Régine Blaig est peu clair quand aux relations entre les phrases reconstruites par le lecteur. La marque de relation qui domine est le « et ». Sur les 23 « et », 16 introduisent des propositions quand ils ne sont que 8 à le faire dans le texte en « français courant » 18 . On note aussi que le passage du récit au discours du Seigneur est clairement indiqué par des guillemets, ce qui n’est pas le cas dans l’autre texte, où on a même du mal à démêler les deux au verset 6. Bref, la façon dont sont présentées les relations phrastiques dans le texte de l’Alliance Biblique universelle permet de situer simplement et sans effort la progression des actions de même que l’argumentation, tandis que la profusion de « et » au détriment d’autres marqueurs plus précis dans le premier texte obscurcit la compréhension. Cette analyse des différences, pour détaillée qu’elle soit, manquerait d’intérêt si on le la reliait pas aux commentaires des traducteurs et/ou éditeurs quant à la manière de traduire et aux principes évoqués. Voici ce qu’écrit Henri Meschonnic (1985 : 17) à propos de sa traduction : Le passage de la Genèse sur la tour de Babel est la scène primitive de la théorie du langage, et de la traduction. Il est particulièrement difficile. Non seulement par la simplicité redoutable de sa syntaxe (qui procure un effet d’archaïsme généralement dénaturé dans les traductions), mais surtout parce qu’il tourne dans une matière verbale régie par la figure étymologique et toute orientée par le calembour. D’où la traduction qui précède, et ces notes […] elles visent 18 On pourrait ergoter sur un ou deux cas épars dont le statut de proposition est contestable, sans remettre cependant en cause l’argumentation générale. Exposé du cours doctoral en ligne donné par Jean Peeters à l’Université de Vigo jean.peeters@univ-ubs.fr Page n.º 22 Jean Peeters (Université de Bretagne-Sud) T&P à en montrer l’oralité, communément travestie en style écrit, et à faire entrer le lecteur dans l’atelier de ces problèmes: ceux du texte sont ceux de la traduction, et ceux de la traduction découvrent, ou occultent, ceux du texte. Les blancs, dans le texte des versets, sont ceux qui ont été adoptés pour transposer typographiquement l’effet oral de certains accents disjonctifs-conjonctifs de l’hébreu (te’amim) dans les Cinq Rouleaux (Gallimard, 1970) et dans Jona et le signifiant errant (Gallimard, 1981). Pour ce qui est des commentaires de tel ou tel point, on peut citer ce que dit le traducteur (1985 : 20 et 24-25) sur l’expression « l’un vers l’autre » et « faisons blanchir des briques blanches » au verset 3 et « et là embabelons » au verset 7 : l’un vers l’autre - ich el re’ehu, formule courante, mais où la préposition el, « vers », importe à la relation du face-à-face, et s’oppose à la construction dibber le-, « parler à ». Voir la traduction de Jona. faisons blanchir des briques blanches - nilbena levenim, figure étymologique. Le verbe lavan, « faire des briques », est tiré du nom levena, « brique ». Mais toute la racine et le champ lexical de ce mot ont pour désignation et référent la blancheur: lavan, « blanc »; libbe n, « blanchir »; levana, la lune, c’est-à-dire la blanche; le bouleau, livné, le Liban, levanon, à cause des neiges, etc. Les briques étaient donc des terres blanchies, des « blanchies », ainsi nommées sans doute parce qu’elles étaient « baked white by the heat of the sun » (5). Or on ne peut se contenter du sens comme dénomination empirique, pour traduire ce passage, car ce verset est fait de figures de signifiance. Quatre couples de paronomases: nilbena levenim, nisrefa lisrefa, halevena leaven, hahemar lahomer. L’archéologie est ici une philologie, mais aussi une rhétorique, et une poétique. Problème différent de celui de l’étymologisme, lèvre pour langue. D’où la traduction proposée, où les termes de la blancheur suppléent le signifiant, le mot brique étant le support. et là embabelons - venavla cham, préparation du calembour du verset 9, navla, du verbe balai, « mélanger, mêler, confondre ». La valeur d’onomatopée est liée à la répétition de la même consonne. Variante du verbe bilbel, « confondre, embrouiller »; bilbul, « confusion, désordre »; « s’embrouiller », hitbalbel […] Pour l’effet de motivation, plus urgent ici qu’un « sens » qui n’est justement que le produit de cette motivation même, plutôt donc que de dire « emmêler », j’ai aventuré le verbe embabeler, dérivé de Babel, puisque pour nous, et déjà en hébreu, Babel est elle-même la confusion. Dans le texte, plus précisément, à la fois la ruine et la confusion. Un verbe fantôme pour le fantôme de la confusion. Au-delà des détails techniques concernant la traduction, Henri Meschonnic fait valoir un certain nombre de choses : • simplicité redoutable de sa syntaxe ; • matière verbale régie par la figure étymologique et toute orientée par le calembour ; • montrer l’oralité, communément travestie en style écrit ; • Les blancs visent à transposer typographiquement l’effet oral de certains accents disjonctifs-conjonctifs de l’hébreu ; • pour le rendu « l’un vers l’autre », c’est parce que l’hébreu fait une distinction entre deux prépositions avec des sens différents. Henri Meschonnic transpose, suggestivement, cette opposition en français ; Document PDF édité et mis en ligne le 9 février 2009 par José Yuste Frías_TRADUCTION & PARATRADUCTION (T&P) http://webs.uvigo.es/paratraduccion/index.html Page n.º 23 SOCIOLINGUISTIQUE ET SOCIOLOGIE DE LA TRADUCTION • à propos de « faisons blanchir des briques blanches », Henri Meschonnic avance la racine et le champ lexical du verbe hébreu lavan. Ce verbe implique la blancheur. En outre, les paronomases de ce verset, donc le jeu sur la ressemblance sonore, l’amènent à risquer ces pléonasmes en apparence ( ?) ; • la forme « embabelons » répond à un souci de transposer le jeu de mot entre le verbe hébreu signifiant « mélanger, mêler, confondre ». On observe donc qu’Henri Meschonnic effectue un retour sur le texte et sa signifiance, sur son organisation textuelle, sur ses jeux de mots, sur des nuances pour essayer de rendre cela en français. Chacun jugera du résultat, mais force est de constater que cette façon de traduire peut être qualifiée de littéraire ou de poétique. Le traducteur, s’appuyant sur ce qui fait sens en hébreu, propose un type de français malmené pour nous rapprocher de la façon dont le texte de départ se lit (se lirait ?) en hébreu. D’ailleurs, sans les commentaires du traducteur, on est bien en mal de savoir comment prendre et comprendre ce texte. C’est donc la langue qui compte ici, peut-être moins que le message. Il va alors sans dire que cette traduction est plutôt faite pour être appréciée dans son rapport à l’hébreu et au français que pour exprimer un message en direction des croyants et non croyants afin de leur expliquer, de façon mythique, la diversité des langues. On imagine difficilement que ce passage puisse être lu aujourd’hui dans une église française sans susciter quelques froncements de sourcils dubitatifs et quelques regards d’incompréhension. En revanche, placé dans le contexte d’un cours d’université, ou d’un recueil de poésie, à l’attention de lecteurs avertis, on peut penser que l’accueil serait différent et peut-être plus favorable. Puisque la traduction de l’Alliance Biblique universelle est transparente, facile à comprendre, non problématique a priori, il ne devrait pas y avoir grand-chose à dire à son sujet. Tout semble couler de source, le français est limpide, la compréhension aisée. Or, ce serait se tromper. Ce n’est pas parce qu’une traduction se lit comme si elle avait été rédigée dans la langue d’arrivée qu’elle ne pose pas question. C’est même, peut-être, l’inverse. En effet, le texte donne l’impression que les Hébreux parlaient comme nous, Français ou francophones de la fin du XXe siècle, sauf que c’étaient avec des mots et des sons différents. On aurait alors, par delà la diversité des langues, un sens, ou un message, universel et universellement compris, partagé et exprimé dans d’autres langues. La traduction ne serait alors qu’un transcodage, voire une révélation d’un même texte. 19 Il n’est pas inintéressant de se pencher sur ce qui entoure la traduction de la Bible en « français courant », son paratexte 20 , tant cet habillage, d’une part, peut être révélateur des options de traduction et, d’autre part, peut orienter, influencer, voire déterminer la compréhension de la traduction selon le cas. Voyons ce que nous disent les éditeurs dans la préface à cette version (p. XI-XIII) : 19 C’est la critique qu’adresse fait Marc Launay (2006 : 57-72) à l’encontre de l’herméneutique de Paul Ricoeur, à la philosophie de Martin Heidegger et, quoique différemment, à celle de Walter Benjamin. 20 Voir infra, 5.1. La traduction est dans les mots et hors des mots, pour ce que dit Gérard Genette du paratexte. Exposé du cours doctoral en ligne donné par Jean Peeters à l’Université de Vigo jean.peeters@univ-ubs.fr Page n.º 24 Jean Peeters (Université de Bretagne-Sud) T&P La version de la BIBLE EN FRANÇAIS COURANT diffère des autres versions actuellement en usage par les principes de traduction adoptés […] Plutôt que de chercher, comme les versions traditionnelles en usage, une concordance verbale entre le texte hébreu ou grec, d’une part, et la version française, de l’autre, les traducteurs de la BIBLE EN FRANÇAIS COURANT se sont d’abord appliqués à respecter la syntaxe du français moderne et les acceptions des mots choisis, telles qu’elles sont reconnues par les dictionnaires de langue. Mais surtout, parmi les divers niveaux de langage possibles, ils ont adopté un registre moyen, écartant les acceptions ou les tournures qualifiées par les dictionnaires de « familier » ou « populaire », aussi bien que « vieilli » ou « littéraire ». Veillant il formuler le contenu du texte biblique tout le contenu et rien de plus - en phrases de structure simple et à présenter dans un ordre logique les informations contenues dans un verset ou un groupe de versets, ils proposent ainsi un texte qui devrait être accessible au public le plus large, composé non seulement des personnes dont le français est la langue maternelle mais aussi de tous ceux dont il n’est qu’une langue seconde […] L’obstacle du langage n’est pas le seul que le lecteur de la Bible trouve sur son chemin. Il faut aussi tenir compte du large fossé culturel qui sépare le monde moderne du monde biblique. Plusieurs sortes d’aides sont ici proposées : • Une présentation générale de la BIBLE et de ses deux grandes parties, l’ANCIEN et le NOUVEAU TESTAMENT. • De brèves INTRODUCTIONS à chaque livre de la Bible, pour permettre au lecteur de situer ce qu’il va lire. • Des NOTES en bas de page […] Aider le lecteur à découvrir ce qui est dit dans le texte biblique, tel est l’objectif de la version en Français courant, tandis que les autres versions actuellement en usage sont plutôt formulées de manière à montrer comment cela est dit. Les deux types de traduction ne sont donc pas concurrents mais bien plutôt complémentaires. En conséquence, on ne saurait trop encourager les lecteurs déjà tant soit peu familiers de la Bible à utiliser conjointement les deux types de versions. Mais, grâce au langage usuel adopté, la traduction en Français courant sera particulièrement utile à ceux qu’on pourrait appeler les « nouveaux lecteurs », c’est-à-dire à tous ceux qui n’ont pas encore bénéficié d’une initiation biblique préalable. De même, grâce à une formulation étudiée à cette fin et à la chasse impitoyable qu’on a faite aux ambiguïtés susceptibles de se glisser dans le texte à la faveur de la traduction, la version en Français courant conviendra tout particulièrement à la lecture publique. Cette longue citation est importante car elle permet de comprendre le pourquoi du comment, les principes annoncés qui ont guidé la traduction et ont mené à cette version transparente. Qu’apprend-on d’essentiel ? : • que cette Bible répond à des principes de traduction différents d’autres versions ; • que l’accent a été mis sur un rendu en français « moderne », « usuel », ce qui justifie le titre de Bible en français courant ; • qu’un registre « moyen », c’est-à-dire ni familier ni recherché, a été adopté ; • que le texte suit un ordre « simple » et « logique » ; • que le public visé se compose « non seulement des personnes dont le Document PDF édité et mis en ligne le 9 février 2009 par José Yuste Frías_TRADUCTION & PARATRADUCTION (T&P) http://webs.uvigo.es/paratraduccion/index.html Page n.º 25 SOCIOLINGUISTIQUE ET SOCIOLOGIE DE LA TRADUCTION français est la langue maternelle mais aussi de tous ceux dont il n’est qu’une langue seconde » et aussi aux nouveaux convertis ou en passe de le devenir (« tous ceux qui n’ont pas encore bénéficié d’une initiation biblique préalable » ; • que des aides à la compréhension (présentation générale, brèves introductions, notes de bas de page) ont été ajoutées ; • qu’il s’agit de faire passer le message de la Bible (« le contenu du texte biblique tout le contenu et rien de plus », plutôt que de s’attacher à la forme ; • qu’il n’y ni concurrence ni opposition entre cette version et les autres, plus attentives à la forme ; • et que ce texte convient parfaitement à la lecture publique. On voit là combien la transparence de la traduction, ou plutôt l’illusion de cette transparence, provient d’une part, d’une réflexion sur la manière de communiquer et, d’autre part, de la mise en œuvre des conclusions de cette réflexion. Comme dans le cas de la traduction effectuée par Henri Meschonnic et Régine Blaig, on pourra à loisir critiquer ou encenser les choix qui ont été faits par les éditeurs, être d’accord avec eux ou ne pas partager leur point de vue, mais on n’échappera pas une étude des principes et moyens, si l’on veut mieux définir ce en quoi consiste l’acte de traduire. Une analyse plus fine de ce texte de présentation et une comparaison avec le commentaire d’Henri Meschonnic sur sa version de la Bible font surgir des problématiques de poids dans la traduction. Tout d’abord, on peut noter que l’ordre des mots « simple » et « logique » de la Bible en français courant s’oppose à la syntaxe redoutable évoquée par Henri Meschonnic. Alors que ce texte se lit facilement, sans rupture syntaxique ni sémantique, celui d’Henri Meschonnic et Régine Blaig heurte la lecture et la compréhension. Il va de soi que le texte d’arrivée n’est pas le texte de départ, donc que, même si on tend à l’oublier, ce que l’on lit en français n’est pas la Bible mais une transformation de cette dernière. On sait donc que l’ordre des mots et des idées, pour peu que l’on s’intéresse aux langues, n’est pas universel, sauf à croire encore à la Grammaire de Port-Royal. Et ce que nous dit Henri Meschonnic sur la syntaxe de l’hébreu, langue indo-européenne certes, mais fort éloignée d’une langue romane comme le français, confirme ce que l’on sait par ailleurs. En d’autres termes, si logique il y a, c’est celle d’un type de français et si simplicité il y a, c’est en vertu de considérations complètement ethnocentriques. Que l’on se garde bien ici de déceler une critique de la traduction de l’Alliance biblique universelle. Il s’agit plutôt de mettre au jour les conditions de productions des traductions, par l’Alliance biblique universelle et aussi chez Henri Meschonnic et Régine Blaig et autres traducteurs de textes sacrés et profanes, littéraires et techniques, narratifs et descriptifs, etc. Ce questionnement sur la logique et la simplicité en français nous amène à souligner la place du lecteur. Dans la Bible en français courant, sa place, ou l’idée que l’on se fait du lecteur, est clairement intégrée dans la façon de traduire. Ce lecteur possède une identité à facettes multiples : français langue maternelle ou seconde, connaissance réduite de la Bible, Exposé du cours doctoral en ligne donné par Jean Peeters à l’Université de Vigo jean.peeters@univ-ubs.fr Page n.º 26 Jean Peeters (Université de Bretagne-Sud) T&P niveau de français moyen, auditeur. Cela peut expliquer pourquoi cette version de la Bible est si facile à comprendre : elle ne comporte pas de vocabulaire ni de structure compliqués, le texte est mis en page de façon à bien se repérer dans on ordonnancement, des notes de bas de page viennent compléter le texte, des cartes situent les différents lieux, un tableau chronologique permet de se repérer dans les différentes époques, un lexique est même fourni en fin d’ouvrage. Par comparaison, on ne trouve aucune trace de ce lecteur, non pas générique, mais portant cette identité chez Henri Meschonnic et Régine Blaig. Il s’agirait plutôt d’un lecteur lettré, intéressé par une certaine sorte de poésie, et aussi par la force de décentrement de la traduction. À lecteur autre donc, traduction autre. D’autre part, la mission que se sont assignée, d’une part, Henri Meschonnic et Régine Blaig et, d’autre part, les traducteurs de la Bible en français courant, diffère. En effet, les uns, en travaillant sur la forme, font œuvre de poésie, tandis que les autres, en s’adressant à de nouveaux convertis tentent d’évangéliser les francophones ou de les convaincre de la bonne parole. C’est-à-dire que le service qu’ils proposent est radicalement différent. On ne parlera pas de texte publicitaire pour le texte en français courant, mais l’idée est là. Traduire comme un poète, ce n’est pas traduire comme un évangélisateur. On pourra faire valoir que l’Alliance biblique universelle se trompe sur le lecteur qu’elle escompte et sur le lecteur qu’elle rencontre, mais cela n’invalidera pas le fait qu’il y ait un lecteur qui doit s’approprier la traduction. Et pour s’approprier ce texte, encore fautil qu’il y ait une certaine adéquation, ou un certain ajustement, entre ce que propose les traducteurs et ce que possède le lecteur, son capital linguistique, mais aussi esthétique. On pourra objecter que certains genres de textes, la littérature et la poésie en particulier, ignorent le lecteur (on écrit « pour soi », comme on le « sent », et c’est au lecteur de s’adapter). Il est vrai que la relation au lecteur varie d’un type de discours à l’autre, mais il n’en reste pas moins que l’échec de certaines œuvres, ou leur insuccès, montre que ces textes n’ont pas « rencontré » leur lecteur, c’est-à-dire n’ont pas déclenché chez le lecteur une identification aux thèmes développés, au style élaboré ou encore au plaisir attendu. En d’autres termes, que l’on parle de traduction, ou d’écriture sans traduction, le lecteur participe consciemment ou inconsciemment à la production, ne serait-ce que comme horizon de réception. En complément de ce qui précède, on peut signaler que le type de français, hormis le fait d’avoir pour particularité d’être de registre moyen, est aussi qualifié de « moderne » et « usuel » par les éditeurs de la Bible en français courant. Cela signifie que le lecteur auquel s’adresse les traducteurs de la Bible est un Français ou un francophone des années 1980, et non pas un Juif ou un non Juif de bien avant la naissance du Christ. On sera également d’accord pour penser que, dans leur traduction, Henri Meschonnic et Régine Blaig s’adressent aussi à un lectorat contemporain. Autrement dit, de même que les textes de départ appartiennent à une époque et à un lieu, de même leurs traductions sont situées historiquement et géographiquement, c’est ce qui fait, en partie, que les traductions sont multiples et toujours à refaire. Traduire pour un lecteur de la fin du XXe engage, au moins, un certain type de vocabulaire, de formulation et de syntaxe. On pourrait, non pas pour conclure, mais pour tenter le parallèle, rappeler trois des Document PDF édité et mis en ligne le 9 février 2009 par José Yuste Frías_TRADUCTION & PARATRADUCTION (T&P) http://webs.uvigo.es/paratraduccion/index.html Page n.º 27 SOCIOLINGUISTIQUE ET SOCIOLOGIE DE LA TRADUCTION quatre points mis en évidence chez Saint Jérôme et dont on aperçoit, plusieurs siècles plus tard, la pertinence pour une théorisation de la traduction, à savoir : (a) qu’il a traduit non pas en tant que traducteur/’interprète mais en tant qu’orateur : Henri Meschonnic et Régine Blaig traduisent en tant que poètes et les traducteurs de l’Alliance Biblique universelle en tant qu’évangélisateurs ; (b) que, pour le traducteur latin, la relation au lecteur importait : la version « moderne » l’explicite dans sa présentation et sa traduction, tandis que celle effectuée par Henri Meschonnic et Régine Blaig la laisse implicite ; (c) qu’il avait tenu compte des « habitudes » latines en matière d’attente de formulation : les deux versions en français sont, par leur phrasé, des textes du XXe siècle. 3. La théorie de la médiation et sociolinguistique/sociologique de la traduction la question de l’approche 3.1. Brève présentation de la théorie de la médiation Il est bon, quand on effectue une analyse quelle qu’elle soit, d’expliquer quels en sont les présupposés qui amènent à observer ce que l’on observe. En d’autres termes, une mise en perspective du cadre théorique s’impose avant toute chose. Sans aller dans les détails, le cadre utilisé ici, la théorie de la médiation, part du constat attesté pathologiquement que nous sommes humains et concomitamment de quatre manières. Tout d’abord, la théorie de la médiation a ceci de particulier qu’elle distingue, dans tout comportement humain, quatre déterminismes, quatre raisons fonctionnant ensemble mais dont il est nécessaire de postuler l’existence en raison de mises en évidences cliniques. Pour Jean Gagnepain, nous sommes humains de quatre façons donc : • par notre capacité à dire et concevoir l’univers que nous percevons ; • par notre capacité à instituer des relations sociales et à créer de la communauté et de la non-communauté ; • par notre capacité à outiller notre univers ; • et par notre capacité à réglementer notre désir par des interdits et valeurs. 21 21 Cette théorie a ceci de particulier qu’elle tire de l’étude des pathologies des fonctions supérieures une modélisation du fonctionnement humain. Dès les années 1960, Jean Gagnepain, linguiste, et Olivier Sabouraud, neurologue, ont commencé à travailler ensemble, d’abord sur les aphasies, puis sur d’autres troubles, pour tenter de comprendre ce qu’on peut en tirer pour l’individu sain. Alors que dans de nombreuses études neurologiques et descriptions d’atteintes des fonctions supérieures, on fait appel à des notions linguistiques provenant de théories linguistiques déjà existantes, mais qui ne se sont pas souciées de la validité de leurs hypothèses au vu des détériorations neurologiques ou psychiatriques, ces deux chercheurs ont proposé une modélisation du fonctionnement humain s’appuyant sur les faits cliniques à partir de l’hypothèse suivante : la pathologie est intéressante car elle révèle, par la négative, ou en creux, quels sont ces processus Exposé du cours doctoral en ligne donné par Jean Peeters à l’Université de Vigo jean.peeters@univ-ubs.fr Page n.º 28 Jean Peeters (Université de Bretagne-Sud) T&P Il est primordial de rappeler qu’hormis détérioration pathologique, ces quatre raisons sont toujours à l’œuvre concomitamment. Quand nous parlons, nous instituons également des relations sociales, mais la construction du dit et du sens ne correspond pas à celle de la construction du rapport à l’Autre. Ainsi, les mots produits ici (ils font sens) sont du français (d’une certaine communauté), sont de l’écrit informatique (répondant à une certaine technique) et dépende d’une certaine stratégie (en ne disant pas tout, en sélectionnant certains mots et sens, on vise à être clair et/ou persuasif par exemple). Cette quadrilogie, ou tétralogie, conduit à distinguer, ainsi, dans tout acte verbalisé, ce qui tient de l’information, c’est-à-dire de la production de connaissance, fût-elle minime, et ce qui participe de la communication, c’est-à-dire de l’échange, ici verbal. Bien évidement, quand nous parlons, nous disons, nous catégorisons les « choses » à travers les mots, mais nous produisons aussi du social, de la communication. Par ailleurs, nous communiquons également à travers notre gestuelle, nos styles de vêtements, nos choix de domicile, etc. 22 C’est cette idée de base de diffraction de la raison humaine qui dirige nos travaux. Pour la traduction, cela est essentiel, car il convient alors d’y distinguer la façon dont le sens s’y construit de la façon dont il s’échange. Les logiques sont différentes et si l’on pense que la traduction est un acte social, alors il est nécessaire de voir en quoi elle contribue à l’établissement de liens à l’autre et comment elle en témoigne. Il suffira à ce stade de l’exposé de mentionner que, dans l’histoire, les traducteurs ne sont pas que de simples scribes se bornant à trouver un mot pour un autre, ou une expression pour une autre, mais de véritables agents culturels. La diffusion de la Bible tient bien sûr à la force de conviction de ses apôtres mais aussi aux multiples traductions qui ont pu être effectuées. On notera aussi que les traducteurs ont propagés des connaissances scientifiques venus d’autres civilisations, comme les mathématiques, l’astronomie, etc. On ne comprend non plus pas la censure affectant les traductions sous l’inquisition ou dans certains régimes communistes du XXe siècle si on ne souligne pas qu’ils pouvaient être soupçonnés de subversion. Enfin, sauf à croire que la littérature ne fait rien, puisque son domaine est celui du fictif, on est forcé de reconnaître que les traductions de Harry Potter, en livre ou à l’écran, ont popularisé le genre de la « fantasy » et déchaîné des passions auprès de certains lecteurs ne dormant plus la nuit pour finir les livres, d’autres se précipitant pour êtres les premiers à acheter le dernier tome ou d’autres encore écrivant de lettres intimes à l’auteur. C’est pour cela, à notre avis, que les opérations de transformation linguistique dans la traduction ne prennent sens, entre autres choses, que dans une perspective de relation à l’autre, de construction de l’identité et de communauté. 3.2. Mise en évidence du fonctionnement dialectique, ou en boucle, du social Pour pouvoir montrer que la traduction est fondamentalement sociale, il est utile de mettre en évidence ce qui la rapproche des autres phénomènes d’échanges interlocutifs. que nous possédons ; la pathologie révèle l’existence de processus au moment même où elle en interdit l’exercice. Voir, par exemple, Jean Gagnepain (1994). 22 La théorie de la médiation n’est pas une théorie sociologique, mais une théorie anthropologique, c’est-àdire plus globale, du fonctionnement humain. Document PDF édité et mis en ligne le 9 février 2009 par José Yuste Frías_TRADUCTION & PARATRADUCTION (T&P) http://webs.uvigo.es/paratraduccion/index.html Page n.º 29 SOCIOLINGUISTIQUE ET SOCIOLOGIE DE LA TRADUCTION Pour ce faire, il est d’abord nécessaire de montrer que l’échange social, qu’il soit traductif ou non, n’est pas un fonctionnement simple mais se décompose en trois pôles distincts et pourtant complémentaires, de façon semblable au langage. Ainsi, lorsque l’on observe une situation d’échange, que ce soit dans la même langue ou dans le cas d’une traduction, on remarque que cela ne se fait pas n’importe comment et que l’on ne communique pas avec n’importe qui. Imaginons une situation de traduction/interprétation qui a toutes les chances d’avoir eu lieu. Il s’agit, par exemple, de Jacques Chirac, chef d’état français, qui s’adresse à Tony Blair, Premier Ministre britannique, dans une langue que ce dernier ne comprend pas. Monsieur X, le traducteur, se charge de faire le « lien » entre les deux. Pour que cette communication fonctionne, il faut que chacun des interlocuteurs reconnaisse les autres comme habilités à participer à l’échange : que Monsieur X « voit » chez l’un et/ou l’autre un manque de compréhension dans la langue étrangère de l’autre, un statut social qui lui évite ou l’empêche de se prononcer dans une autre langue que la sienne, une certaine solvabilité, etc. ; que Messieurs Jacques Chirac et Tony Blair détectent chez Monsieur X un niveau en langues suffisant, un diplôme attestant la capacité de traduire, une expérience probante, un prix raisonnable, etc. D’autre part, ces indices de reconnaissance rendent possible une situation de communication où Monsieur X permet de rendre partageable ce qui ne l’est que très difficilement à cause de l’étrangeté des langues. En l’occurrence, Monsieur X, en traduisant, permet à Jacques Chirac d’expliquer, par exemple, à Tony Blair que l’embargo sur la viande de bœuf britannique ne vise pas la Grande-Bretagne mais est une mesure de protection sanitaire et à Tony Blair de faire valoir, par exemple, à Jacques Chirac qu’il n’y a aucun risque de santé publique et que l’économie de son pays est en danger. À partir de cet exemple simplissime, mais suffisamment évocateur de ce qui peut se faire, on peut tirer un certain nombre de conclusions provisoires. Tout d’abord, ce que l’on observe, c’est une situation d’échange effective où sont impliquées trois personnes, et pas n’importe lesquelles, qui communiquent à travers la traduction sur des problèmes politiques et économiques. Des arguments sont échangés entre Jacques Chirac et Tony Blair grâce à Monsieur X et cela peut modifier le sort de nombreux éleveurs si des décisions sont prises par les protagonistes mis en relation. Bref, on décrit un certain réel, une situation ayant des coordonnées socio-historiques. On peut dire qu’en se sélectionnant comme partenaires, Jacques Chirac, Tony Blair et le traducteur contribuent au débat sur l’avenir de l’industrie bovine en Grande-Bretagne et en Europe. Ils ne valent donc pas en eux-mêmes, mais pour cette négociation dont ils sont partie prenante. Ensuite, on remarque aussi que si Jacques Chirac, Tony Blair et le traducteur s’associent dans cet échange, cela se fait en fonction d’indices d’appartenance sociaux tels que, nous l’avons suggéré plus haut, la solvabilité, la possession d’un diplôme attestant la compétence, un statut social qui évite ou empêche de se prononcer dans une autre langue que la sienne, etc., sans que ces indices ne se réduisent aux personnes effectivement sélectionnées. D’autre part, la configuration que prend l’échange est celle médiatisé par un Exposé du cours doctoral en ligne donné par Jean Peeters à l’Université de Vigo jean.peeters@univ-ubs.fr Page n.º 30 Jean Peeters (Université de Bretagne-Sud) T&P service de traduction. C’est-à-dire que la relation professionnelle qui unit les interlocuteurs n’est pas de la boucherie, de la maçonnerie ou de la chirurgie, mais de la traduction. Il y a une relation d’offre et de demande différente d’autres prestations de service et celle-ci ne se limite pas aux seuls interlocuteurs en présence. La traduction s’opère avec d’autres interlocuteurs que ceux-là également. En d’autres termes, l’échange effectif est déterminé par une structuration formelle. Nous ne développerons pas ici, car ce n’est pas le lieu, la question du fondement naturel de la socialisation et de la communication. On peut, en guise d’aperçu, faire remarquer que l’échange effectif est ancré dans la capacité naturelle à exister en tant qu’individus vivants s’inscrivant dans l’espace et le temps. Il ne s’agit pas ici de perception, comme au plan de la représentation, mais de constitution de sujets animaux indépendants physiquement, d’êtres biologiquement constitués. En outre, la dualité de la situation d’échange — on sélectionne des partenaires et on se rend service — trouve sa raison d’être dans la dualité de l’espèce humaine, comprise comme la capacité de reconnaître du congénère pour ensuite, éventuellement, donner la vie et assurer sa conservation. Comme on peut l’apercevoir, il existe une dialectique du social. 23 La traduction, en tant qu’acte social n’y échappe pas. Elle se compose de trois moments complémentaires : une base naturelle par laquelle nous nous constituons en tant que sujets de l’espèce humaine, un pôle formel fait d’indices d’appartenance sociaux et de relations d’offre et de demande et un pôle performantiel constitués d’échanges effectifs. Ces trois pôles fonctionnent ensemble chez l’interlocuteur sain, mais l’analyse se doit de les distinguer. C’est ce que nous allons faire dans les lignes qui suivent en nous concentrant sur la traduction Si l’on essaie de visualiser ce que nous venons de dire, on aura le schéma : Constitution de sujets biologiques PÔLE Indices d’appartenances sociaux et métiers NATUREL PÔLE FORMEL Acteurs sociaux et Communautés POLE PERFORMANTIEL 23 On trouvera, à titre d’exemple, la même hypothèse d’un fonctionnement qui se retourne sur lui-même chez quelqu’un comme Pierre Bourdieu (1980 : 88) à propos du concept d’« habitus » : « Les conditionnements associés à une classe particulière de conditions d’existence produisent des habitus, systèmes de dispositions durables et transposables, structures structurées prédisposées à fonctionner comme structures structurantes, c’est-à-dire en tant que principes générateurs et organisateurs de pratiques et de représentations qui peuvent être objectivement adaptées à leur but sans supposer la visée consciente de fins et la maîtrise expresse des opérations nécessaires pour les atteindre, objectivement réglées et régulières sans être en rien le produit de l’obéissance à des règles et, étant tout cela, collectivement orchestrées sans être le produit de l’action organisatrice d’un chef d’orchestre ». Le sociologue français ne fait pas l’hypothèse d’un fonctionnement de l’humain à la façon de la théorie de la médiation, mais en parlant de « structures structurées » et de « structures structurantes » à propos des habitus, il dit clairement que « ces systèmes de dispositions durables » sont générateurs et générés et pris dans leur propre mouvement. Autrement dit, cette hypothèse de processus dialectiques, pour peu qu’elle semble inhabituelle à première vue, trouve des rapprochements dans d’autres conceptualisations. Document PDF édité et mis en ligne le 9 février 2009 par José Yuste Frías_TRADUCTION & PARATRADUCTION (T&P) http://webs.uvigo.es/paratraduccion/index.html Page n.º 31 SOCIOLINGUISTIQUE ET SOCIOLOGIE DE LA TRADUCTION 3.3. La structuration formelle de la traduction Cette idée d’un cadre formel des échanges (traductifs) est développée au chapitre 2 de notre ouvrage, La médiation de l’étranger (1999 : 67-124). Cette reconnaissance d’un lieu abstrait se trouve aussi chez des sociologues comme Pierre Bourdieu ou Erving Goffman. Le premier écrit (1984 : 124) : Le capital linguistique est le pouvoir sur les mécanismes de formation des prix linguistiques, le pouvoir de faire fonctionner à son profit les lois de formation des prix et de prélever la plus-value spécifique. Tout acte d’interaction, toute communication linguistique, même entre deux personnages, entre deux copains, entre un garçon et sa petite amie, toutes les interactions linguistiques sont des espèces de micro-marchés qui restent toujours dominés par les structures globales. Quant au sociologue interactionniste américain, dans un ouvrage justement intitulé en français Les cadres de l’expérience et en anglais Frame Analysis. An Essay of the Organization of Experience, il affirme (1991 : 19) : Je soutiens que toute définition de situation est construite selon des principes d’organisation qui structurent les événements — du moins ceux qui ont un caractère social — et notre propre engagement subjectif. Le terme de « cadre » désigne ces éléments de base. Dans notre ouvrage, mais aussi dans plusieurs articles sur la traduction, nous avons fait appel aux concepts de « registre », de « récit », de « genre » et de « famille ». Ces concepts sont centraux dans nos études traductologiques car ils soulignent la médiation d’une organisation formelle. 24 3.3.1. Les registres ou indices d’appartenance sociaux Dans nos travaux, nous faisons souvent appel à la notion de registre. Ainsi, dans Peeters (2000a), nous montrons que la définition du registre est au cœur de la traduction des appellatifs. La reconnaissance du ton qui est employé est primordiale dans la lecture du texte de départ et dans la construction du texte d’arrivée. On voit, ainsi, qu’alors que les différents personnages de As I Lay dying n’utilisent que Pa lorsqu’ils s’adressent à leur père, dans la traduction française on observe une variation allant de p’pa ou papa pour le jeune fils de Anse et Addie Bundren, le père pour l’un des fils aînés, et Père pour la fille, Dewey Dell, qui craint son père. Comme nous l’avons fait remarquer, la question qui est posée par cette diversité n’est pas celle d’une différence de sens, mais d’attitude des enfants envers leur père. Dire, entre autres, p’pa, papa, le père ou Père, c’est inscrire la relation sociale sur un certain terrain. Nous avons alors noté que le choix de ces appellatifs en français correspondait à ce que le traducteur comprenait et donnait à comprendre des rapports entre les personnages. D’un point de vue théorique, l’idée de registre, telle que nous l’employons, n’est pas du tout éloignée de celle de tenor of discourse, que l’on retrouve dans les ouvrages de langue anglaise (Bell, 1991 : 186, Baker, 1992 : 15, Hatim and Mason, 1990 : 50-51, House, 1998, Hatim, 1998). Nous n’en citerons que deux : 24 Voir bibliographie. Exposé du cours doctoral en ligne donné par Jean Peeters à l’Université de Vigo jean.peeters@univ-ubs.fr Page n.º 32 Jean Peeters (Université de Bretagne-Sud) T&P Along the dimension Tenor, the author’s temporal, geographical, and social provenances are analysed, as is the author’s intellectual and emotional stance (his ‘personal viewpoint’) vis-à-vis the content he is portraying and the communicative task he is engaged in. Tenor also captures the social role relationship both between author and addressee and between fictive characters in the text as well as the social attitude’, i.e. formal, consultative and informal style levels. (House, 1998 : 64) Tenor of discourse: an abstract term for the relationships between the people taking part in the discourse. [...] Getting the tenor of discourse right in translation can be quite difficult. It depends on whether one sees a certain level of formality as ‘right’ from the perspective of the source or the target culture [...] Whatever the translator opts for on any given occasion will of course depend on what s/he perceives to be the overall purpose of the translation. (Baker, 1992 : 15) Ces citations révèlent très clairement qu’il est question de relations sociales et que celles-ci sont différenciées en « style levels » pour Julian House et en « levels of formality » pour Mona Baker. C’est exactement ce que nous faisons valoir dans nos études : les registres renvoient à la capacité sociale de nous classer et de cadrer les échanges. Les registres découpent l’espèce humaine selon des indices d’appartenance sociaux ne recouvrant pas nécessairement les attributs physiques de l’espèce humaine. Il y a création de classes de pairs sociaux, ou de rapports différenciés, entre les individus physiques qui fait que l’on se situera de telle ou telle manière par rapport à tel ou tel. Mais la question du registre ne se réduit pas à la fiction. Ainsi, dans notre exemple avec Jacques Chirac, Tony Blair et le traducteur, nous avons pu mentionner des indices d’appartenance sociaux tels que la solvabilité, la possession d’un diplôme attestant la compétence ou encore un statut social qui évite ou empêche de se prononcer dans une autre langue que la sienne. On pourrait y ajouter l’établissement ayant octroyé le diplôme de traducteur, le choix de la langue de départ et de celle d’arrivée, la discrétion, etc. Cela souligne que la question du registre dépasse ce qu’en disent les dictionnaires et ne se limite pas au seul niveau plus ou moins familier. Quand nous parlons de registres, nous faisons référence à des relations sociales, à des façons de poser l’autre et d’échanger avec lui. Plus fondamentalement, nous attribuons les registres à un fonctionnement abstrait instaurateur de relations sociales, à un principe social classificatoire. Avec le registre, on touche au concept de classe sociale et à la faculté de construire de la société. 3.3.2. Les récits ou plans L’idée de récit, à laquelle nous substituerions volontiers celle de plan, a peu été traitée dans nos articles. Nous en faisons état dans notre ouvrage (1999a) et nous la reprenons dans un article (2000b). Cependant, même si nous l’avons peu exploitée, l’hypothèse d’un ou des plans trouve confirmation. Dans La médiation de l’Étranger, nous citons Paul Ricœur (1986 : 13-14) et le concept ressemblant de « mise en récit », ainsi que Peter Newmark (1988 : 55-56) et l’idée du texte en tant qu’« unité ». Document PDF édité et mis en ligne le 9 février 2009 par José Yuste Frías_TRADUCTION & PARATRADUCTION (T&P) http://webs.uvigo.es/paratraduccion/index.html Page n.º 33 SOCIOLINGUISTIQUE ET SOCIOLOGIE DE LA TRADUCTION Dans nos travaux, il n’y a rien d’explicite sur les liens entre le récit et la traduction. Cependant, cette hypothèse de l’existence d’un plan est très présente dans nos préoccupations. En effet, le fait d’étudier tantôt les appellatifs, tantôt les collocations, tantôt les noms propres dans des documents entiers, fussent-ils très courts, prend pour hypothèse la cohérence construite par chaque document séparé. Chacun institue une attente où tout se tient du début à la fin. C’est ce qui nous a conduit à dépasser le mot à mot traductionnel pour opter pour des analyses « contextuelles » plus larges que le cadre de la phrase ou du paragraphe. Ainsi, dans l’étude sur la traduction des appellatifs et celle sur la traduction des collocations, on a pu voir que les non-traductions, les déplacements et les substitutions répondaient à une organisation globale faisant unité. Nous avons testé cela, moins dans la langue, que dans les choix opérés par le traducteur. On a ainsi vu, dans la traduction de Death of a Salesman en français (Peeters, 2000a), qu’il y a une permanence de description de rapports méprisants de la part de Biff envers son père et, dans la traduction de Language through the Looking Glass (Peeters, 2005), qu’il y a permanence d’une valeur, à savoir l’exigence d’intérêt, amenant à rajouter des intertitres, à substituer des images ou tout simplement à ne pas traduire certains passages. On rapprochera cette hypothèse et sa méthode corrélative d’une citation de Christiane Nord (1997) qui nous paraît très intéressante pour le point que nous défendons. Elle a trait à ce que la traductologue allemande appelle des unités de traductions « verticales » (1997 : 69-70) : All the approaches mentioned above see the translation unit, regardless of its size, as a ‘horizontal’ segment in the chronological sequence of linguistic elements. I have nevertheless suggested that a functionalist approach can also deal with ‘vertical’ units (Nord 1988, 1993, 1997b). In this view, the text is seen as a hyper-unit comprising functional units that are not rank-bound, with each unit manifested in various linguistic or non-linguistic elements that can occur at any level anywhere in the text. Let’s say, for example, that the evaluative function of a text resides in a metaphor in the title + several evaluative adjectives in various sentences + a metacommunicative sentence introduced by ‘I believe’ + an ironic undertone accompanying the utterance + a gesture indicating contempt + the conventional structural features of a broadcasted book review. The function is thus a vertical unit bringing together all these elements. The concept of a vertical translation unit is based on the following fundamental hypotheses from the actional concept of communication: • • In order to give the receiver a clue as to the intended function of a particular text, senders provide their texts with markers of function or intention on various levels or ranks: textual markers refer to the overall construction of the text, structural markers refer to the order and form of paragraphs, syntactic markers refer to sentence structures and grammar, lexical markers refer to words and phrases, morphological markers to word formation, phonological markers to sound patterns, intonation, focus points, and so on. One particular function can be marked at various levels or ranks, and all the markers pointing to a particular function or sub-function form a functional unit. A functional unit is thus the sum of text elements or features that are intended (or interpreted as being intended) to serve the same communicative function or sub-function. If we connect these Exposé du cours doctoral en ligne donné par Jean Peeters à l’Université de Vigo jean.peeters@univ-ubs.fr Page n.º 34 Jean Peeters (Université de Bretagne-Sud) • T&P elements, we get chains or networks which, from a bird’s eye view, give the impression of vertical units. Given the polyfunctionality of many markers, we may assume that text producers make use of marker redundancy in order to be sure the intended function is indicated clearly enough. Sans nous prononcer sur les unités de traduction, fussent-elles « horizontales » ou « verticales », ni encore sur l’idée de « fonction », il est intéressant de noter que l’idée d’unités verticales signifie que la traduction fait appel à la globalité du texte à traduire. Christiane Nord parle du texte en tant qu’« hyper-unité » ou « super-unité » (hyper-unit) de traduction et nous dit que les différentes fonctions que l’on peut y déceler ont une cohérence en raison de ce cadre unitaire qu’est le texte. On retrouve donc là ce que nous affirmions à propos du récit et qui a servi de base implicite à plusieurs de nos recherches traductologiques. Nous relions l’unité du récit à l’unité d’autres activités humaines telles que les repas, les semaines ou les consultations pour faire remarquer que s’y joue à chaque fois la permanence d’un comportement, ou une manière d’être, unitaire et cohérente construisant la mise en scène sociale, à distinguer de la « mise en intrigue » de Paul Ricœur (1986 : 13-14) qui confond, nous semble-t-il, agencement sémantique (phrastique et interphrastique) avec manière d’être sociale vérifiable dans la langue. Être capable de se projeter dans un récit, mais aussi dans le temps, l’espace ou une quelconque activité suppose que l’on soit capable de maîtriser une unité de comportement qui fait que l’on reste le même du début à la fin, que ce qui se trouve à la fin soit cohérent avec ce qui se trouve au début. Le plan, ou récit, implique la permanence de l’être social au-delà des vicissitudes et des aléas et est ce qui permet d’instituer comme totalité une œuvre, un repas ou une traduction et qui permet donc de juger de la cohérence de cette dernière. La notion de plan est donc importante en traductologie. 3.3.3. Les genres ou services Le concept de « service » constitue une part non négligeable de nos travaux et de nos réflexions sur la traduction. Pratiquement à chaque fois, nous avons fait valoir que la traduction n’existe pas dans l’abstrait mais est déterminée par des services, c’est-à-dire des relations d’offre et de demande. Que ce soit pour un roman, un mode d’emploi, une brochure ou une publicité, ce qui guide, en partie, la traduction, c’est la nature du ou des services par lesquels s’obligent les interlocuteurs. Nous avons alors utilisé le concept de « genre » en lui donnant une acception particulière et en disant qu’il constitue un service particulier en tant qu’il s’éprouve dans la langue. Nous avons parlé de « genre » littéraire, théâtral, publicitaire, philosophique, etc. Prenons un exemple pour saisir plus précisément ce que nous voulons dire. Il s’agit d’un extrait d’une affichette sur la conduite à tenir en cas d’incendie exposée dans un hôtel du sud de la France. Les consignes y sont inscrites en français, puis en anglais, et aussi en italien mais nous n’avons pas copié le texte ici. Document PDF édité et mis en ligne le 9 février 2009 par José Yuste Frías_TRADUCTION & PARATRADUCTION (T&P) http://webs.uvigo.es/paratraduccion/index.html Page n.º 35 SOCIOLINGUISTIQUE ET SOCIOLOGIE DE LA TRADUCTION Si l’on étudie le document, on remarque tout de suite que la traduction anglaise est plus longue que l’original français. Des consignes qui ne figurent pas en français apparaissent en anglais, telles que « Remain calm », « If there are any personnel on duty on your floor, notify them immediately », « Ask someone to call the fire department ». D’autres informations qui existe en français (« DECRET N° 73-1007 DU 31 OCTOBRE 1973), « NOTA ») ne sont pas traduites en anglais. Le symbole représentant une grosse flamme n’est pas recopié à côté du texte anglais, etc. Cliquez ici pour agrandir l’image Quand on essaie de comprendre ce qui motive en partie cette traduction, force est de constater que ce qui guide le traducteur est l’information du consommateur, qui se révèle être ici un client de l’hôtel. Il ne s’agit pas pour le traducteur de faire de la littérature, de la physique, de la philosophie ou de la publicité, mais d’informer le client d’hôtel. Parallèlement, en lisant cette affichette, le client d’hôtel n’attend pas qu’on lui raconte une histoire, qu’on lui explique les mécanismes physiques de notre univers, qu’on disserte sur l’homme, la raison, l’être, etc. ou qu’on lui vante un produit, mais qu’on lui dise que faire si jamais un feu éclate. Autrement dit, ce qui constitue ce document en tant qu’« information à un client d’hôtel » et, partant, sa traduction, c’est l’offre et la demande de service liant le gérant de l’hôtel, via le traducteur, à ses clients. Être gérant d’hôtel, c’est s’assurer, entre autres, que ses clients sont au courant de la conduite à suivre s’il y a le feu, et être client d’hôtel, c’est attendre, entre autres, d’être informé sur ce qu’il faut faire en cas d’incendie. On a donc un genre particulier qui est celui d’« information au consommateur ». Comme on le voit donc, la notion de « genre » a une pertinence explicative qui permet de mieux rendre compte de certaines traductions et de non-traductions. Il nous semble Exposé du cours doctoral en ligne donné par Jean Peeters à l’Université de Vigo jean.peeters@univ-ubs.fr Page n.º 36 Jean Peeters (Université de Bretagne-Sud) T&P donc que l’hypothèse de l’existence de genres distincts se trouve vérifiée, non seulement dans cet exemple et nos autres études, mais également dans plusieurs analyses émanant d’autres chercheurs même s’ils emploient des termes différents. D’un point de vue théorique, ce que nous écrivons semble rejoindre, en partie, la façon dont Basil Hatim et Ian Mason (1990 : 48) définissent le field of discourse : Field, or the reference to “what is going on” (i.e. the field of activity), is the kind of language use which reflects what Gregory and Carroll (1978) call “the purposive role”, or the social function of the text (e.g. personal interchange, exposition, etc.). This is similar to Crystal and Davy’s (1969) “province”, which additionally emphasises the occupational, professional and specialised character of fields (e.g. a religious sermon). Whichever account of register one chooses, there is general agreement that field is not the same as subject matter. Firstly, it is often the case that we encounter fields that are characterised by a variety of subject matters (e.g. political discourse as a field may be about law and order, taxation or foreign policy). Secondly, in certain fields (e.g. a swimming lesson), use of language is ancillary. Dans cet extrait, les auteurs font remarquer que le field inclut aussi, outre le type d’activité, la relation professionnelle — occupational, professional and specialised character — et que le langage peut n’y être qu’accessoire — ancillary. Ils emploient même l’expression « the social function of the text », ce qui signifie qu’il n’est plus vraiment question de langage en tant que tel, mais de relations sociales telles qu’elles se vérifient dans le langage. Cela se rapproche de notre problématique, car dès lors que l’on lie le genre à une relation d’offre et de demande sociale, le langage n’est que l’un des lieux où l’on éprouve son existence. Notre définition est aussi très proche de celle du « discourse family » telle qu’elle est avancée par Lance Hewson et Jacky Martin (1991 : 118) : The discourse family, as we perceive it, is a convenient label for describing an extremely complex reality. It corresponds in the first instance to the ‘naive’ perception of the translator who ‘knows’ that journalistic discourse does not function in the same way as literary or scientific discourse and will (consciously or unconsciously) choose an appropriate ‘style of writing’ in his translation work. More importantly, it provides a framework both for judging the potential and predictable forms which will occur in a language in a given situation and for assessing the departures from these forms. On retrouve la même idée que le discours, ou genre, journalistique ne fonctionne pas de la même manière que le discours littéraire ou scientifique et, pour ce qui nous concerne, ne crée pas la même attente en terme de d’offre et de demande. Cette conception de la traduction en tant que répondant à une offre et une demande trouve également un parallèle dans la théorie fonctionnaliste, ou théorie du Skopos, telle qu’elle est exposée par Christiane Nord (1997 : 27-28) : Skopos is a Greek word for ‘purpose’. According to Skopostheorie (the theory that applies the notion of Skopos to translation), the prime principle determining any translation process is the purpose (Skopos) of the overall translational action. This fits in with intentionality being part of the very definition of any action […] We can distinguish between three possible kinds of purpose in the field of translation: the general purpose aimed at by the translator in the translation process (perhaps ‘to earn a living’), the communicative purpose aimed at by the target text in the target situation (perhaps ‘to instruct the reader’) and the purpose aimed at by a particular translation strategy or procedure Document PDF édité et mis en ligne le 9 février 2009 par José Yuste Frías_TRADUCTION & PARATRADUCTION (T&P) http://webs.uvigo.es/paratraduccion/index.html Page n.º 37 SOCIOLINGUISTIQUE ET SOCIOLOGIE DE LA TRADUCTION (for example, ‘to translate literally in order to show the structural particularities of the source language’). Nevertheless, the term Skopos usually refers to the purpose of the target text. Dans cette citation, on apprend en des termes différents, — il est question de Skopos, de but —, que les textes à traduire et les traductions ont une fonction communicative comme, par exemple, « instruire le lecteur ». Cela correspond plus ou moins à ce que nous disons du genre, ce que d’autres appellent le field of discourse ou le discourse family. Il faut rappeler que c’est parce qu’humainement nous sommes redevables à autrui et que cette dette se structure en divers services que l’on peut identifier de la littérature, de la philosophie, de la publicité, etc. Notre vie en société est médiatisée par des services distincts structurant nos échanges. Nous entretenons des rapports sociaux en fonction de différentes relations d’offre et de demande dont le genre est la manifestation sociolinguistique. Autrement dit, avec le genre, on définit un type de relation sociale basée sur le service. Le fondement du genre n’est donc pas linguistique mais social. Il s’agit d’un processus formel structurant tout échange et donnant lieu à diverses relations de services. C’est pourquoi la notion de « genre » et sa mise en évidence sont si importantes pour la traduction. Les traductions ne se font pas dans l’abstrait, mais s’intègrent dans des rapports sociaux conditionnant, d’une part, le texte de départ et, d’autre part, le texte d’arrivée. La traduction, de même que comme tout simple acte d’interlocution, est un acte social et il n’est donc pas surprenant qu’elle révèle des relations sociales de service. 3.3.4. Les familles ou établissements Le quatrième type de relation sociale dont nous avons fait état, mais que nous avons peu développé, est celui de famille, ou d’établissement. Nous en avons surtout parlé dans notre ouvrage (Peeters, 1999a). L’idée est que toute traduction est produite par une institution et que cette dernière comprend plusieurs « centres de gestion » pouvant influencer le résultat. Ainsi, il est rare que les traductions que nous pouvons lire ne soient le fait que du seul traducteur, celui ayant en charge ce que d’aucuns appellent le « transfert » proprement dit (Gouadec, 1989). Plusieurs métiers interviennent, en particulier le relecteur, le « réviseur » ou l’« editor », selon le nom qu’on lui donne. Si l’on travaille pour une maison d’édition, que nous considérons comme un établissement de service, la traduction est relue par une autre personne dont la fonction consiste à relever ce qui ne va pas et à le signaler. Interviennent aussi, entre autres, avec des effets plus ou moins directs, un directeur de collection ayant son mot à dire dans le choix des ouvrages à traduire et quelquefois la couverture, des typographes donnant une présentation consommable pour le public. C’est ce que relate, par exemple, Richard Jacquemond (1999 : 397), à propos d’un roman égyptien contemporain : Autrement dit, il y a un lien nécessaire entre « l'économie politique de la traduction » (i.e. le contexte socio-historique de l'échange inter-culturel/linguistique) et la « poétique de la traduction » (i.e. les processus purement linguistiques à l'œuvre dans le passage d'une langue à l'autre). Il n'y a pas de poétique « pure » de la traduction, et toute poétique est déterminée par une économie. Est-ce un hasard si, quand je traduis aujourd'hui un roman de Sonallah Ibrahim (Dhal, 1992, trad. les années de Zeth, Actes Sud, 1993) qui décrit sur le mode satirique les mésaventures et les frustrations d'une petite bourgeoise cairote qui survit tant bien que mal Exposé du cours doctoral en ligne donné par Jean Peeters à l’Université de Vigo jean.peeters@univ-ubs.fr Page n.º 38 Jean Peeters (Université de Bretagne-Sud) T&P dans un pays accablé de tous les maux – corruption, pollution, autoritarisme, paupérisation, bigoterie de façade, consumérisme ostentatoire, etc. -, mon éditeur m'impose et impose à l'auteur une couverture reproduisant une odalisque à peine vêtue, indolemment allongée sur un sofa, une cigarette à la main, bref le stéréotype du harem tel que l'a fixé la peinture orientaliste ? Le traducteur explique ici comment l’éditeur impose une couverture qui n’a strictement rien à voir avec le texte traduit, ce qui, évidemment, classe l’ouvrage comme étant « exotique » et crée une attente chez le lecteur. C’est-à-dire que, quand bien même l’éditeur ne toucherait pas matériellement au texte traduit, son intervention dans la production et la diffusion de la traduction n’est pas négligeable. C’est parce que les traductions sont le fruit d’établissements, ou d’entreprises, que plusieurs intervenants sont en cause dans sa production. Le produit fini est une œuvre collective. Ce qui est souvent (mal) vécu comme une contrainte par les traducteurs n’existe pas à l’université, autre établissement de service. Il n’existe point de relecteur venant vérifier la qualité de la traduction de l’enseignant, ni de directeur de collection et encore moins de typographe. Les différents centres de gestion de l’université n’influent pas sur la traduction et il n’existe ni directeur de collection ni typographe. Cette l’hypothèse d’une famille du document, c’est-à-dire de son intégration dans un établissement de service, se trouve vérifiée par d’autres analyses émanant d’autres chercheurs ou commentateurs (Ballard, 1993, Gouadec, 1989, Pergnier, 1990, ou Orsenna, 1993). À chaque fois, les traductions se voient informées par une offre et une demande globale de service telle que la maison d’édition, l’université, le bureau de traduction, ou encore le magazine, comme Courrier International, ou le journal comme The Guardian Weekly. On pensera également au doublage des longs-métrages en Galice. Dans une thèse soutenue à l’Université de Vigo, l’auteur, Xoán Manuel Montero Domínguez, montre comment, avant même que le long-métrage soit effectivement traduit, il existe une première phase de paratraduction 25 précédant la traduction proprement dite et qui consiste en la traduction du projet pour la Xunta de Galicia, et une deuxième phase de paratraduction pendant laquelle le « director de dobraxe » et aussi l’« asesor lingüístico » interviennent sur la traduction effectuée par le traducteur proprement dit. En d’autres termes, la traduction cinématographique implique ce qu’on pourrait appeler plusieurs « centres de décision », parmi lesquels le traducteur, le « director de dobraxe » et l’« asesor lingüístico ». 26 Plus théoriquement, parler d’établissement, c’est signifier que les relations sociales sont partie prenante dans la traduction et que cette dernière, dans le même temps où elle se voit déterminée par l’établissement, participe à sa reconnaissance. Faire valoir que le métier de traducteur n’est pas le seul dans la production des traductions, mais que s’y adjoignent un relecteur, un terminologue et/ou un directeur de collection dans certains cas, c’est avancer que le service du traducteur n’existe pas seul mais conjointement à d’autres métiers. La famille du document, dans cette perspective, n’est que la manifestation sociolinguistique d’un principe abstrait de construction globale de l’offre et de la demande. 25 Pour le concept de « paratraduction » voir en particulier ce qu’on pourrait désormais appeler l’École de Vigo au point 5.1. La traduction est dans les mots et hors des mots de cet exposé. 26 Cf. en particulier pp. 225-239, 307-302, 472-785 Document PDF édité et mis en ligne le 9 février 2009 par José Yuste Frías_TRADUCTION & PARATRADUCTION (T&P) http://webs.uvigo.es/paratraduccion/index.html Page n.º 39 SOCIOLINGUISTIQUE ET SOCIOLOGIE DE LA TRADUCTION 3.4. Le traducteur en prise avec la réalité Dans le petit exemple cité plus haut sur la question de la vache folle et l’interaction du président français de l’époque, Jacques Chirac, du premier ministre britannique d’alors, Tony Blair, et d’un traducteur, nous avons évoqué une situation qui a eu toutes les chances de se produire plusieurs fois au début des années 2000. Qu’est-ce à dire pour notre démonstration ? S’il est acquis que registres et services informent la traduction, la dimension historique de cette dernière a souvent été négligée par les traductologues. Intéressés par des lois, des opérations, des mécanismes, des normes, etc., ils en auraient presque oublié que les traducteurs sont en prise avec la réalité et que ce ne sont pas des agents désincarnés. C’est ce que révèlent, entre autres, les études sur l’histoire des traductions. Il existe toute une bibliographie sur ce thème et nous ne nous attarderons donc pas sur le sujet. Cependant, plutôt que de reprendre des faits évoqués plusieurs fois, nous prendrons deux exemples extraits d’ouvrages récents. Le premier est fourni par Mathieu Guidère dans son livre intitulé Irak in Translation. De l’art de perdre une guerre sans connaître la langue de son adversaire. L’ouvrage commence par le cas de Leila (2008 : 17-22) : Nous sommes fin 2004, un an et demi après le début de la guerre en Irak. La presse spécialisée a relaté son histoire'. Elle s'appelle Leila, est originaire du centre de l'Irak, et elle travaille comme traductrice pour les forces de la coalition dans la province insurgée d'AI-Anbar. Sa vie va basculer précisément à cause de ce travail. Son histoire est celle d'une longue descente en enfer; elle en dit long sur la condition des femmes irakiennes en général et sur l'impossibilité d'être traductrice en particulier. Au départ pourtant, son engagement émane d'une bonne intention: aider les Américains à rebâtir son pays et sa communauté à tirer profit de l'ère de liberté post-Saddam. Mais après un an de métier, elle se retrouve isolée, menacée, traquée, seule, vivant recluse, sous une fausse identité, à l'intérieur d'une base militaire américaine ultrasécurisée. Mathieu Guidère nous apprend que Leila, issue d’une famille multiconfessionnelle, sunnite et chrétienne, décide de rester en Irak après l’intervention américaine en 2003. Après avoir accepté de travailler comme interprète pour les Américains, pour « faire le lien » avec les Irakiens et « réduire le fossé culturel », elle est considérée comme une « collaboratrice des mécréants ». Sa vie devient alors un enfer : Au début, 1'hostilité à l'encontre de son choix se manifeste par des mauvais traitements infligés à ses enfants alors qu'elle se trouve loin de son quartier, sur son lieu travail […] Puis les menaces se font plus directes et plus précises contre sa propre personne […] Outre ses voisins, qui la haïssent désormais pour ce qu'elle fait, sa famille se sent également trahie et humiliée. L’aîné de ses frères, de retour de Turquie, menace de la tuer si elle n'abandonne pas son travail avec les Américains […] Comprenant que sa vie est en danger, Leila fuit sa maison et obtient l'autorisation de s'installer avec son mari et ses enfants à l'intérieur de la « zone verte », au cœur de Bagdad, avec les autres ressortissants étrangers […] Les membres de sa famille se mettent à sa recherche, décidés à la tuer […] Son mari, qui ne travaille pourtant pas avec les Américains, est également menacé et Exposé du cours doctoral en ligne donné par Jean Peeters à l’Université de Vigo jean.peeters@univ-ubs.fr Page n.º 40 Jean Peeters (Université de Bretagne-Sud) T&P ne tarde pas à changer de camp. Il décide de quitter sa femme pour se protéger de la vindicte familiale. Leila apprend ensuite qu'elle est répudiée, que son mari a pris sa voiture, son argent et son appartement pour y installer une autre femme, sa meilleure amie, qu'il épouse peu de temps après. Tout cela parce qu'elle refuse de renoncer à son travail avec les Américains et de rentrer dans le rang. Son mari n'en reste pas là : il la guette et tente une première fois de l'assassiner. Elle s'en sort miraculeusement […] En l'absence de solution, « Leila la musulmane », comme l'appellent ses collègues, va commettre l'impensable dans la société irakienne: se convertir au christianisme en espérant obtenir l'asile politique comme membre d'une minorité menacée et réaliser ainsi son rêve américain. Il est intéressant de noter à travers cet exemple que la traduction, ce sont aussi des relations entre interlocuteurs réels pour qui traduire, c’est choisir un camp, défendre une cause, prendre des risques, sauver des vies, etc. Pour comprendre comment les traductions marchent ou ne marchent pas, se diffusent ou ne se diffusent pas, il est important de tenir compte des facteurs sociaux-historiques et des agents impliqués dans ces situations. La guerre entre l’Irak et les USA, sur le territoire irakien, est l’une de ces situations et on saura gré à Mathieu Guidère d’avoir rappelé la dimension socio-historique de toute traduction. Dans un article intitulé « Entre traduction et vulgarisation: l'astronomie en français au XVIe siècle », Violaine Giacometti-Charra (2008) tente de montrer comment, à travers la traduction, « le développement d'un lectorat nouveau, qui ne peut ou ne veut plus lire le latin, ainsi que l'important mouvement de réflexion sur les langues vernaculaires, font passer, au cours du siècle, la question de la constitution d'une astronomie en langue française au premier plan » (2008 : 45). Elle ajoute (2008 : 50) : L’argument de la nécessité de former un public nouveau à la pratique de cette science si importante, s’il a certes un caractère topique, revient de manière convaincante dans les préfaces des ouvrages en français. Il atteste que la mise sur le marché d’une astronomie d’expression française ne vise pas simplement à satisfaire une mode mais participe d’un véritable projet pédagogique, qui veut instruire un curieux d’un nouveau genre (qui n’est plus seulement un clerc) dans une situation linguistique nouvelle marquée par le déclin du latin. La définition (plus ou moins réaliste) du public visé est ainsi étroitement associée à la nécessité de pallier l’absence de bilinguisme. Le privilège de la Theorique des cielz de Finé indique que « Jehan Pierre marchant demourant à Paris [.. .], à l’utilité de tous gentilz hommes et aultres gens de sçavoir lesquelz n’ont l’usaige de la langue latine, [a] fait rediger et traduire de latin en françois ung livre intitulé les theoriques des planetes ». On apprend ainsi que seuls les textes simples sont traduits mais que : La visée d'un public de débutants, cependant, n'implique pas seulement un choix dans les ouvrages traduits: elle suppose également des aménagements, qui se produisent à l'échelle du livre avant de se produire à l'échelle du texte. Le traducteur ne peut en effet pas toujours se permettre de laisser en l'état des textes qui, même très simples, font parfois appel à d'importants prérequis ou utilisent des arguments qui appartiennent de longue date à la tradition astronomique. Certains traducteurs n'hésitent ainsi pas à intégrer au texte traduit des développements de leur main, qui fournissent ou complètent les informations nécessaires à la Document PDF édité et mis en ligne le 9 février 2009 par José Yuste Frías_TRADUCTION & PARATRADUCTION (T&P) http://webs.uvigo.es/paratraduccion/index.html Page n.º 41 SOCIOLINGUISTIQUE ET SOCIOLOGIE DE LA TRADUCTION compréhension, ou à y apporter, par le biais de leurs choix de traduction, de substantielles modifications (pp. 52-53). Par ailleurs : Ce souci d'instruire un public nouveau est également rendu patent par un autre aspect récurrent des ouvrages en traduction: l'association en recueil des textes théoriques élémentaires avec des manuels pratiques (les traités instrumentaux). Le procédé existe aussi pour les textes latins, mais il semble plus volontiers repris et accentué par les traducteurs: s'il ne traduit pas la partie géographique du texte de Gemma, Boissière réintroduit en revanche l'Usage de l'anneau astronomique, texte de Gemma présent dans l'édition de 1548 mais qui avait disparu de celle de 15533°, auquel il ajoute une Exposition sur la mappemonde de son propre cru. Oronce Finé avait avant lui complété sa traduction des Theoricœ novœ planetarum par un Traité des Armilles pour verifier les estoilles selon la tradition de Ptolémée. On peut donc y voir, en sus de la volonté de mettre l'accent sur l'astronomie afin de satisfaire aux goûts du lectorat, celle de lui fournir des manuels « touten-un » qui allient l'utile à l'agréable et la pratique à la théorie, et qui, « après avoir ouvert & deployé la proprieté & theorique aux principes de l'art, dresseron[t] et mettron[t] en main l'usage et pratique d'icelle » de manière simple et ludique (pp. 50-51). Ce que révèlent ces citations, c’est que le traducteur n’est pas qu’un simple relais, mais participe au devenir, ici, de l’astronomie, mais, ailleurs aussi, de la cause américaine, de la langue galicienne, de la science-fiction, etc. 27 En d’autres termes, tout en étant un « peseur » de mots, le traducteur est un acteur social, un agent du changement ou de l’immobilisme, un individu en prise avec une réalité historique qu’il ne maîtrise pas (complètement) mais qu’il contribue à façonner par son action traductive (mais aussi ses autres actions). Au XVIe siècle, les traducteurs de l’astronomie écrite en latin ont ainsi contribué à l’instauration d’une astronomie de langue française. 28 L’étude de l’histoire des traductions 27 Voir le rôle qu’a joué par exemple Boris Vian dans l’importation du genre « science-fiction » en France après la Deuxième Guerre Mondiale (cf. Jean-Marc Gouanvic, 1999). 28 Cette dimension interlocutive de la traduction est théorisée dans La médiation de l’étranger à travers les concepts de « personnage », de « conversation » et de « communication » (pp. 148-168). D’autre part, nous n’avons pas traité du conditionnement naturel dans l’avènement de l’histoire, en particulier du rôle de la mémoire, dont on sait que des travaux plutôt de psycholinguistique ont étudié l’activation et distingué différent types (à court terme, à long terme, etc.). Nous voudrions ajouter, que la mémoire est aussi ce qui fait que le passé se réinvestit dans le présent et devient histoire. La mémoire conditionne ce qui sera actualisé dans la traduction. Ce n’est qu’en fonction de ce que le traducteur a mémorisé et s’est approprié des habitudes de penser, de traduire, d’interagir avec l’autre, qu’il peut, face à une traduction, mobiliser certains souvenirs, dont certains sont devenus des habitudes, pour produire et coproduire une traduction. Dit différemment, sans mémoire, pas d’histoire, c’est-à-dire pas ni passé ni présent. Sans verser dans le subjectivisme, on sait combien la formation de la de la mémoire et son activation dans des situations analogues influent sur les possibilités présentes, et donc, pour ce qui nous concerne, sur la façon de traduire. Tel texte ou tel document éveillera consciemment ou inconsciemment chez le traducteur tel souvenir linguistique, expérientiel, affectif, etc. qui permettra de monopoliser certaines compétences et pas d’autres. Si la traduction est une rencontre entre un traducteur et un lectorat, elle reste aussi, quoique dans un sens quelque peu différent, une rencontre d’un présent avec un passé. C’est ce qu’écrit, par exemple, le sociologue Bernard Lahire (2001, p. 90) : « Si la situation présente n’explique bien sûr rien en elle-même, elle est ce qui ouvre ou laisse fermées, réveille ou laisse à l’état de veille, mobilise ou maintien à l’état de lettre morte les habitudes incorporées par les acteurs. Négativement (par ce qu’ils laissent « inexprimé » ou « inactualisé ») autant que positivement (par ce qu’ils permettent d’« exprimer » ou d’« actualiser »), les éléments et la configuration de la situation présente ont un poids tout à fait fondamental dans l’engendrement des pratiques. Et c’est bien ce que confirme la psychanalyse freudienne lorsqu’elle constate qu’« un souvenir peut être réactualisé dans un certain contexte associatif, alors que, pris dans un autre contexte, il sera inaccessible à la conscience» (Laplanche et Pontalis, 1990, p. 491) ». Exposé du cours doctoral en ligne donné par Jean Peeters à l’Université de Vigo jean.peeters@univ-ubs.fr Page n.º 42 Jean Peeters (Université de Bretagne-Sud) T&P constitue donc l’analyse d’un versant du fonctionnement social, à condition, toutefois, de ne pas en faire une simple narration, mais de la relier au cadre social formel par lequel nous organisons nos relations. 29 4. Rapports avec d’autres théories sociologiques/sociolinguistiques 4.1 La sociolinguistique Le positionnement théorique de la sociolinguistique n’est pas simple, au moins en France, pour deux raisons. D’une part, ses tenants soutiennent que la sociolinguistique est la linguistique ou a vocation l’être. Louis-Jean Calvet écrit (2003 : 11) : Or assumer l’affirmation selon laquelle la sociolinguistique est la linguistique, toute la linguistique, implique que l’on situe cette approche de « mécanicien » dans un contexte social, que l’on tente d’expliquer par ce contexte tous les rouages explicables de la langue, que l’on montre en quoi la syntaxe ou la phonologie ne sont que des parties de la (socio)linguistique, en bref que l’on cesse d’abandonner aux autres un domaine qu’ils se sont approprié et qu’ils considèrent comme la linguistique, la seule linguistique. 30 D’autre part, la sociolinguistique affirme des liens très fort avec la sociologie, l’anthropo-/ethnologie, la psychologie sociale, etc. 31 Elle se situe dans une interdisciplinarité où l’on peut la concevoir tantôt comme une discipline à part dans les sciences sociales, tantôt comme un sous-domaine de l’une des disciplines mentionnées. Les préoccupations se rejoignent souvent. Jean-Michel Eloy rappelle ainsi que la « construction des langues, au même titre que la construction des groupes et des limites de groupes, est la résultante (« outcome ») d’actes identitaires » 32 et Pierre Achard (19923) intitule son ouvrage sur ce qui est de la sociolinguistique La sociologie du langage. Il n’en reste pas moins que cette indétermination épistémologique n’empêche pas la sociolinguistique/sociologie du langage de mettre le doigt sur un certain nombre de phénomènes intéressant pour la traductologie. Ce que l’on peut affirmer à propos de la sociolinguistique, suivant en cela Josiane Bouter et Monica Heller (2007 : 306), c’est que « l’étude du langage ancrée dans ses conditions sociales de production — véritable pétition de principe de la sociolinguistique au regard de la linguistique — constitue en quelque sorte un commun dénominateur ». De même la traductologie, si elle porte son regard sur les conditions de production et de réception des traductions, ne peut qu’adhérer à cette pétition de principe. 29 Il faut aussi ajouter que l’histoire des traduction, par un retour sur d’autres pratiques à d’autres époques et quelquefois en d’autres lieux nous oblige à prendre du recul par rapport aux situations actuelle et à relativiser les propos péremptoires que l’on peut avoir, en particulier sur ce que « doit » ou « devrait » être la traduction. Elle offre un décentrement intéressant. 30 On trouve les mêmes affirmations chez Louis-Jean Calvet dans le petit ouvrage La sociolinguistique (1993 : 104, 85, 121 et 123). Même écho, quoique plus nuancé chez Philippe Blanchet pour qui « Les sociolinguistes ont alors pour tâche, non seulement de réexaminer l’ensemble des fonctionnements des langues à partir des pratiques sociales et notamment des interactions réciproques du linguistique et social (au sens large), mais cela comprend de reprendre la description et l’analyse des systèmes linguistiques eux-mêmes (phonologie, syntaxe, etc.), au moins pour la part systémique de leurs fonctionnements, dans ce nouveau modèle épistémologique, à l’aide de nouvelles méthodes » (2003, : 289). 31 Philippe Blanchet (2003 : 292-293.). 32 Jean-Michel Eloy (2003 : 182). Document PDF édité et mis en ligne le 9 février 2009 par José Yuste Frías_TRADUCTION & PARATRADUCTION (T&P) http://webs.uvigo.es/paratraduccion/index.html Page n.º 43 SOCIOLINGUISTIQUE ET SOCIOLOGIE DE LA TRADUCTION On peut même aller plus loin avec Josiane Boutet et Monica Heller, lorsque définissant leur démarche de « sociolinguistique critique », elles écrivent (2007 : 313) : En tant qu’approche ethnographique, la sociolinguistique critique vise donc des espaces ou des acteurs qui donnent à observer des pratiques ayant des conséquences pour la structuration sociale . La langue est donc une praxis, une pratique sociale parmi d’autres. Ce que nous avons pu dire plus haut sur la traduction de la Bible, ou encore du rôle des traducteurs dans la diffusion des religions, des découvertes scientifiques, des goûts et des façons d’écrire, etc. s’inscrit dans cette vision praxéologique de la langue. Traduire est un acte social qui n’est pas anodin. Il se justifie lui-même en tant que pratique reconnue dans le même temps où il agit sur son « environnement ». Si l’on pense aujourd’hui aux traductions qui se font du français vers le breton alors que pratiquement tous les locuteurs du breton sont également francophones, force est d’admettre que la question de la transmission du sens n’est pas ce qui domine. La même chose pourrait être avancé du galicien. En revanche, les traducteurs vers le breton affirment, par leur acte traductif, une identité bretonne, visent à modifier la perception courante du breton selon laquelle ce serait une sous-langue inapte à s’adapter au monde moderne, ou encore ambitionnent de créer une situation où la traduction du français vers le breton sera inutile ou envisagée complètement différemment car on parlera breton en Bretagne. On retrouve là le même mouvement qu’à la Renaissance, où la traduction du latin vers les langues vernaculaires européennes tentait, entre autres choses, de donner statut à ces dernières et à les légitimer en tant que langues à part entières. Cela nous conduit, tout logiquement, à la question des représentations et attitudes envers les langues. Médéric Gasquet-Cyrus note par exemple que (2003 : 137) : L’étude des représentations est quant à elle suffisamment féconde aujourd’hui en SL [sociolinguistique] pour que l’on puisse rapidement évacuer le grief expliquant bien que : 1. on peut travailler sur des discours qui sont des verbalisations de représentations mais aussi des pratiques sociales ; 2. les représentations sont essentielles au niveau de la construction de l’identité (individuelle ou collective), de la catégorisation sociale, du changement linguistique, de l’individuation, etc. 33 Louis-Jean Calvet consacre, pour sa part, un chapitre entier de son ouvrage La sociolinguistique aux « Comportement et attitudes » (p. 42-60). Il donne plusieurs exemples concernant les stéréotypes, les préjugés, l’hypercorrection, qui implique aussi l’hypocorrection, le rôle des attitudes dans le changement linguistique et l’insécurité linguistique. Il écrit à ce propos (1993 : 47) : On parle de sécurité linguistique lorsque, pour des raisons sociales variées, les locuteurs ne se sentent pas mis en question dans leur façon de parler, lorsqu’ils considèrent leur norme comme la norme. À l’inverse, il y a insécurité linguistique lorsque les locuteurs considèrent leur façon 33 Dans le même ouvrage, Jean-Michel Eloy souligne (2007 : 178) : « l’appréhension des formes linguistiques pose immédiatement le terme de « représentations » comme nécessaire. Comme bien d’autres chercheurs actuellement, j’ai été amené à donner une place importante aux représentations. Bien entendu, il ne s’agit pas des représentations en tant qu’elles « accompagnent » le fait linguistique, mais en tant qu’elles y sont déterminantes, c’est-à-dire en tant qu’elles sont nécessaires à rendre compte des formes linguistiques réelles ». Exposé du cours doctoral en ligne donné par Jean Peeters à l’Université de Vigo jean.peeters@univ-ubs.fr Page n.º 44 Jean Peeters (Université de Bretagne-Sud) T&P de parler comme peu valorisante et ont en tête un autre modèle, plus prestigieux, mais qu’ils ne pratiquent pas. Le lien avec la traduction est évident dans ce que nous avons pu dire du breton. Il est tout aussi évident dans le choix des langues à traduire. Ainsi Marie-Hélène C. Torres (2003) fait-elle remarquer que de 1970 à 2003, l’anglais est la langue la plus traduite au monde (52 %), suivi du français (10 %) et l’allemand 9 %, tous domaines confondus. En revanche, sur la même période, les langues qui traduisent le plus dans le monde (toutes disciplines confondues) sont l’allemand (17 %), l’espagnol (12 %), le français (10 %) et l’anglais (7 %). On pourrait naïvement s’attendre à un équilibre des flux mondiaux dans la traduction de langue à langue. Or tel n’est pas le cas. L’anglais, qui est la langue la plus traduite avec 52 %, n’est que la quatrième langue en tant que langue de réception avec 7 %. Si cela est équilibré pour le français, il n’en va pas de même pour l’espagnol (2 % parmi les langues traduites et 12 % parmi les langues qui traduisent) ni pour l’allemand (9 % parmi les langues traduites et 17 % parmi les langues qui traduisent). Sauf à imaginer naïvement ou ethnocentriquement qu’il existe des langues qui se prêtent mieux à être traduites ou à traduire, il convient de constater que ces chiffres révèlent, outre des relations de pouvoir politiques, économiques et culturelles, des a aprioris, des attitudes positives sur les langues qui sont dignes d’être traduites et négatives sur celles qui le méritent : certaines langues jouissent d’un prestige qui dépasse le contenu des textes et d’autres méritent à peine qu’on s’y intéresse. Dans le tableau de Marie-Hélène C. Torres, seulement 11 langues (elle regroupe les langues scandinaves), toutes européennes avec le russe, représentent 89 % des langues traduites. Cette image macroscopique se confirme par celle de la situation au Brésil où, par exemple, l’anglais représente 79 % des œuvres littéraires traduite. Dans son ouvrage Descriptive Translation Studies and Beyond, le traductologue israélien Gideon Toury (1995 : 58) distingue un certain nombre de normes traductives qu’il divise en deux catégories : les normes préliminaires (« preliminary norms ») et les normes opérationnelles (« operational norms »). Et il place sous les normes préliminaires, la politique de traduction, c’est-à-dire la sélection des textes aptes à la traduction en fonction de la langue, l’époque, la culture, etc. Autant dire qu’il s’agit ici d’attitude, de représentation déclenchant, non pas une hypercorrection ou une insécurité linguistique, mais un choix des langues (et des manières de les traduire également) de traduction. On voit donc que la traductologie et la sociolinguistique partagent certaines préoccupations et certaines méthodes d’investigation, pour peu que l’on dépasse les frontières disciplinaires. La sociolinguistique se définit aussi comme une linguistique de contact.34 En effet, la sociolinguistique, héritière en partie de la dialectologie, s’est intéressée aux situations plurilingues dans lesquelles des locuteurs sont amenés à passer d’une langue à une autre selon le contexte ou à alterner les langues à l’intérieur d’un même discours. Cela s’étend jusqu’au cas de variations à l’intérieur de la même langue. On verra sans problème en quoi la traductologie partage cette même attention au contact linguistique, même si, dans le cas de la traduction, ce contact est opéré par un intermédiaire appelé traducteur. Ce que les sociolinguistes observe dans les productions, tel que des interférences, des emprunts, des 34 Jean-Michel Eloy (2003 : 177). Document PDF édité et mis en ligne le 9 février 2009 par José Yuste Frías_TRADUCTION & PARATRADUCTION (T&P) http://webs.uvigo.es/paratraduccion/index.html Page n.º 45 SOCIOLINGUISTIQUE ET SOCIOLOGIE DE LA TRADUCTION innovations, des transformations, etc., tout cela se rencontre de même dans la traduction, quelquefois stigmatisé comme des fautes ou des incompétences du traducteur, d’autres fois encensé comme un travail sur la langue, des trouvailles, etc. Quel que soit le jugement de valeur que l’on émette en définitive, la traductologie est bien une discipline du contact, tout comme la sociolinguistique, et les traductions témoignent à leur manière de cette rencontre des langues et de leurs interlocuteurs. De ce pont de vue, le traductologue est un sociolinguiste de la médiation. Un point essentiel pour la sociolinguistique et qui conditionne le fait que l’on traduise ou pas est celui de l’existence des langues et de leur définition. S’il est acquis que, pour les sociolinguistes de tous bords, ce sont la variation et l’hétérogénéité qui caractérisent les langues, et non pas leur homogénéité, il apparaît que chez nombres de sociolinguistes français comme Philippe Blanchet (2004) : Les plurilingues de sont pas des ‘pluri-monolingues. Ils se composent un seul répertoire linguistique (fait d’éléments ailleurs identifiés comme provenant de ‘ »langues » distinctes), soit dans des communautés plurilingues, soit dans l’apprentissage des langues. Ils en jouent selon les situations de communication, réalisant mélanges et alternances de langues. Ils cosntruisent aussi des « interlangues », provisoires et évolutives (chez les apprenants) ou plus stables (variétés spécifiques à des communautés, type « français régional »), qui peuvent devenir des « langues à part entière » (telles les langues romanes nées en diachronie chez les latinophones plurilingues). La conséquence logique serait de ne plus parler de plurilinguisme chez les locuteurs, mais de gestion d’un répertoire plus ou moins hétéro-/homogène. Cela va dans le sens de ce qu’écrit Pierre Achard quand il insiste sur la répartition fonctionnelle des langues au Luxembourg, dans l’empire romain ou en Casamance. 35 Pour la traduction cela pose la question, plutôt psychologique, de ce que fait le traducteur quand il passe d’un texte de départ à l’autre. Change-t-il de langue ou passet-t-il d’une variété de son répertoire à une autre ? Dans La médiation de l’étranger (1999 : 229), nous avons avancé l’idée selon laquelle : le traducteur […] constitue le lieu commun où de l’Étranger se fait (enfin) accessible pour les interlocuteurs. L’espace d’un instant, le traducteur éclipse l’Étranger, le non (encore ?) assimilé linguistiquement pour ses interlocuteurs, et le met à leur portée sociolinguistique […] Le traducteur c’est la compétence d’être deux étrangers linguistiques en un […], de se rendre étranger à soi-même. Le complément de cette proposition théorique est que le critère d’identification des langues n’est certainement pas la systématicité linguistique (introuvable) ni 35 Pierre Achard (1993 : 20-33). C’est ce que note aussi Pierre Bourdieu (1984 : 107) : « Par exemple, dans une situation de bilinguisme, on observe que le locuteur change de langue d’une façon qui n’a rien d’aléatoire. J’ai pu observer aussi bien en Algérie que dans un village béarnais que les gens changent de langage selon le sujet abordé, mais aussi selon le marché, selon la structure de la relation entre les interlocuteurs, la propension à adopter la langue dominante croissant avec la position de celui auquel on s’adresse dans la hiérarchie anticipée des compétences linguistiques: à quelqu’un qu’on estime important, on s’efforce de s’adresser dans le français le meilleur possible; la langue dominante domine d’autant plus que les dominants dominent plus complètement le marché particulier. La probabilité que le locuteur adopte le français pour s’exprimer est d’autant plus grande que le marché est dominé par les dominants, par exemple dans les situations officielles. Et la situation scolaire fait partie de la série des marchés officiels ». Exposé du cours doctoral en ligne donné par Jean Peeters à l’Université de Vigo jean.peeters@univ-ubs.fr Page n.º 46 Jean Peeters (Université de Bretagne-Sud) T&P l’intercompréhension, qui est un phénomène multidimensionnel, scalaire, c’est-à-dire non discret, non marqué par une rupture brutale. Philippe Blanchet (2004) écrit cette chose intéressante : Ni l'intercompréhension, ni la proximité typologique ne l'emportent sur les critères sociopolitiques et/ou ethnoculturels: les sociolinguistes […] Ainsi, l'arabe fonctionne plutôt comme une seule langue même si les parlers maghrébins sont incompréhensibles au Proche-Orient. Le français aussi, même si l'ancien français est incompréhensible au XXe siècle ou si certaines variétés actuelles sont peu intercompréhensibles et interidentifiées. Inversement, norvégien et suédois, hindi et ourdou, valencien et catalan, corse et italien, provençal et occitan, luxembourgeois et allemand, tchèque et slovaque, fonctionnent comme des langues distinctes, malgré une proximité typologique et une relative intercompréhension (l'intercompréhension ne relevant pas que de la proximité typologique, mais aussi d'autres proximités — gestuelles, culturelles, sociales… — et de l'implication des locuteurs). Par fonctionner je veux dire être socialement perçus et effectivement utilisés, spontanément et institutionnellement. Les exemples de ce type sont majoritaires, surtout pour les langues « minorées », dont l'identification est laissée plus ouverte par l'absence d’individuation prescriptive institutionnelle forte. Et si les langues « des signes », comme la LSF, sont bien des langues, c’est pour des raisons sociolinguistiques […] et hors de tout critère typologique « linguistique ». Les catégorisations linguistiques fonctionnelles dans les pratiques sociales émergent donc comme processus dynamique issu d’une « hélice complexe » à trois pôles où des pratiques, des représentations et des institutionnalisations interagissent pour dessiner ces « unités multiplexes » que sont les variétés linguistiques. Pour la traductologie, cela amène aussi à reconsidérer les raisons pour lesquelles on traduit. Il est évident que si l’on n’accorde pas le statut de langue à une variété, alors il n’est nul besoin de la traduire. C’est pour cela qu’il peut paraître surprenant pour un francophone non averti de voir les Essais de Montaigne en français moderne (1989) qualifiés de traduction. Cependant, si l’intercompréhension était le seul critère discriminant, alors on ne saisirait pas, comme nous l’avons mentionné plus haut, la raison de la traduction du breton vers le français. On ne traduit pas non plus aujourd’hui de l’anglais londonien vers l’anglais écossais de Glasgow. Cependant, le système phonologique et les réalisations phonétiques, de même que le rythme et l’intonation, sont assez différents pour provoquer des ruptures d’incompréhension chez ceux ne côtoient pas ces deux accents/variétés. On fait confiance, à une langue écrite assez semblable et un monde culturel partagé, et aussi à la familiarité des interlocuteurs avec ces variétés et à leur adaptation. Mais il est certain que la rupture d’intercompréhension, contrairement à ce que nous avons pu écrire ailleurs, ne constitue pas un critère à lui seul pour la définition des langues et la décision de traduire. Les critères politiques, et aussi économiques, influent sur la décision de traduire. 4.2. La sociologie de Pierre Bourdieu La sociologie de Pierre Bourdieu est marquée par la question des classes sociales et des rapports de domination. Les situations d’échange, linguistique ou autre, sont conçues comme des marchés au sens économique, où tout a un prix. Pierre Bourdieu écrit ainsi (1984 : 98) : Document PDF édité et mis en ligne le 9 février 2009 par José Yuste Frías_TRADUCTION & PARATRADUCTION (T&P) http://webs.uvigo.es/paratraduccion/index.html Page n.º 47 SOCIOLINGUISTIQUE ET SOCIOLOGIE DE LA TRADUCTION Une des lois de la socio-linguistique est que le langage employé dans une situation particulière dépend non seulement, comme le croit la linguistique interne, de la compétence du locuteur au sens chomskyen du terme, mais aussi de ce que j’appelle le marché linguistique. Le discours que nous produisons, selon le modèle que je propose, est une « résultante » de la compétence du locuteur et du marché sur lequel passe son discours ; le discours dépend pour une part (qu’il faudrait apprécier plus rigoureusement) des conditions de réception. Toute situation linguistique fonctionne donc comme un marché sur lequel le locuteur place ses produits et le produit qu’il produit pour ce marché dépend de l’anticipation qu’il a des prix que vont recevoir ses produits. Sur le marché scolaire, que nous le voulions ou non, nous arrivons avec une anticipation des profits et des sanctions que nous recevrons. Un des grands mystères que la socio-linguistique doit résoudre, c’est cette espèce de sens de l’acceptabilité. Nous n’apprenons jamais le langage sans apprendre, en même temps, les conditions d’acceptabilité de ce langage. C’est-à-dire qu’apprendre un langage, c’est apprendre en même temps que ce langage sera payant dans telle ou telle situation. Ce passage donne à comprendre que la structuration de l’espace social comme un marché fait que les mots ne sont pas innocents et, surtout, que la compétence sociale de parler et d’échanger ne dépend pas des règles purement linguistiques mais du marché luimême, de la position des acteur-interlocuteurs sur ce marché (dominants ou dominés) et de leur légitimité. Cela est intéressant car cela recouvre en partie, mais peut-être de façon plus articulée et plus intégrée à une théorie de l’action, la question des attitudes et représentations de la sociolinguistique et celle des normes préliminaires de Gideon Toury. L’idéal de transparence totale des traductions, vivement condamné par André Berman (1985) et Lawrence Venuti (1995), trouve en partie son explication dans les rapports de forces inhérents aux situations sociales en ce sens que cette transparence dissimule ces rapports et impose une langue légitime censée être supérieure et qui n’a pas à faire la preuve de sa légitimité. C’est ainsi qu’André Berman (1985 : 53-54) dénonce la traduction ethnocentrique transparente : Ces deux axiomes sont corrélatifs: on doit traduire l'œuvre étrangère de façon que l'on ne « sente » pas la traduction, on doit la traduire de façon à donner l'impression que c'est ce que l'auteur aurait écrit s'il avait écrit dans la langue traduisante. Ici, la traduction doit se faire oublier. Elle n'est pas inscrite comme opération dans l'écriture du texte traduit. Cela signifie que toute trace de la langue d'origine doit avoir disparu, ou être soigneusement délimitée; que la traduction doit être écrite dans une langue normative — plus normative que celle d'une œuvre écrite directement dans la langue traduisante — ; qu'elle ne doit pas heurter par des « étrangetés » lexicales ou syntactiques. Le second principe est la conséquence du premier, ou sa formulation inverse : la traduction doit offrir un texte que l'auteur étranger n'aurait pas manqué d'écrire s'il avait écrit, par exemple, en français. Ou encore : l'œuvre doit faire la même « impression » sur le lecteur d'arrivée que sur le lecteur d'origine. Un autre traductologue français, Jean-Marc Gouanvic, s’inspirant résolument de Pierre Bourdieu, écrit (1999 : 17) : Production culturelle, la traduction ne trouve son efficace sociale que dans la logique d’un marché, c’est-à-dire lorsque la décision de traduire et le produit qui en résulte se trouvent légitimés par la réponse du public et par les différentes instances de consécration, écho critique, éventuellement prix et distinctions. Dans l’entreprise de traduction interviennent donc les Exposé du cours doctoral en ligne donné par Jean Peeters à l’Université de Vigo jean.peeters@univ-ubs.fr Page n.º 48 Jean Peeters (Université de Bretagne-Sud) T&P mêmes agents que dans les autres productions culturelles, avec de surcroît des agents qui font circuler les genres et les discours par-delà les frontières linguistiques et nationales. On est de plein pied dans une logique de marché où la traduction figure, au même titre que les autres produits, comme un bien de consommation. 36 En lien avec la notion de marché, Pierre Bourdieu a développé le concept de champ (1984 : 113-114) : Un champ, s’agirait-il du champ scientifique, se définit entre autres choses en définissant des enjeux et des intérêts spécifiques, qui sont irréductibles aux enjeux et aux intérêts propres à d’autres champs (on ne pourra pas faire courir un philosophe avec des enjeux de géographes) et qui ne sont pas perçus de quelqu’un qui n’a pas été construit pour entrer dans ce champ (chaque catégorie d’intérêts implique l’indifférence à d’autres intérêts, d’autres investissements, ainsi voués à être perçus comme absurdes, insensés, ou sublimes, désintéressés). Pour qu’un champ marche, il faut qu’il y ait des enjeux et des gens prêts à jouer le jeu, dotés de l’habitus impliquant la connaissance et la reconnaissance des lois immanentes du jeu, des enjeux, etc. […] La structure du champ est un état du rapport de force entre les agents et les institutions dans la lutte ou, si l’on préfère, de la distribution du capital spécifique qui, accumulé au cours des luttes antérieures oriente les stratégies ultérieures. Cette structure, qui est au principe même des stratégies destinées à la transformer, est elle-même toujours en jeu. Appliqué à la traduction, ce concept de champ invite le chercheur à se poser la question des rapports de force entre cultures, mais aussi à l’intérieur de ces cultures entre les différents agents d’un champ littéraire, cinématographique, culturel, politique ou autre. C’est-à-dire qu’il s’agit de déterminer quels sont les enjeux spécifiques et les paroles légitimes, comment s’opère la légitimation, quels sont les agents, où ils se situent dans l’espace social et quel sont leurs habitus. Jean-Marc Gouanvic montre ainsi que la traduction de la science-fiction dans la France de l’après deuxième guerre mondiale va de pair avec un changement de positionnement vis-à-vis des États-Unis. L’échec des traductions de la science-fiction américaine du début du XXe siècle est suivi du succès de l’après-guerre lié à la nouvelle image des USA, « un appel au changement qui prend la forme d’une ouverture aux valeurs de l’Amérique triomphante » (Gouanvic, 1999 : 53). D’autre part, en ce qui concerne le champ littéraire français, où, il faut bien le dire, la science-fiction est un genre mineur, donc peu légitime, l’apparition de science-fiction est le coproduit de différents agents ne partageant pas tous les mêmes intérêts. Le traductologue français fait ainsi remarquer que Boris Vian, auteur reconnu par ailleurs, a aussi été traducteur de science-fiction et qu’il a mis à contribution sa notoriété pour tenter imposer 36 Jean-Marc Gouanvic écrit ailleurs (1997: 127) : « We can say that published translated texts enter into the logic of the cultural marketplace. In Western liberal economies (with local variations between ultraliberalism and liberalism coloured by state control), what regulates the production, distribution and consumption of cultural goods everywhere is the law of the marketplace, free enterprise and 'laissez- faire' . Working under the pressure of free competition, publishers 'seek to impose' a new producer and a new product, vectors of a new system of taste, capable of bringing about a reorganization of the hierarchies of taste which are in effect in a particular marketplace. Under these conditions, the translated text is subjected to the same logic and processes as the untranslated indigenous work. The decision to translate a particular text by a particular foreign author is taken by a publisher in relation to the maximal anticipated profit which the publisher thinks is likely to be realized ». Document PDF édité et mis en ligne le 9 février 2009 par José Yuste Frías_TRADUCTION & PARATRADUCTION (T&P) http://webs.uvigo.es/paratraduccion/index.html Page n.º 49 SOCIOLINGUISTIQUE ET SOCIOLOGIE DE LA TRADUCTION le genre. C’est ainsi qu’il traduira une nouvelle de Frank M. Robinson pour la revue Les temps modernes 37 et la fera précéder d’un article rédigé avec Michel Pilotin et intitulé « Un nouveau genre littéraire : la Science Fiction » défendant, bien évidemment, ce nouveau genre marginalisé. 38 Cette définition des champs comme espace social fait d’enjeux trouve également un parallèle chez le théoricien israélien, Itamar Even-Zohar, qui, en 1990, décrivait l’espace littéraire comme un « polysystème », c’est-à-dire un ensemble de systèmes ou de genres différents ayant chacun leur logique. À l’intérieur de ce polysystème, ces systèmes interagissent, mais pas de façon égale ou égalitaire (1990 : 14) : These systems are not equal, but hierarchized within the polysystem. It is the permanent struggle between the various strata, Tynjanov has suggested, which constitutes the (dynamic) synchronic state of the system. It is the victory of one stratum over another which constitutes the change on the diachronic axis. In this centrifugal vs. centripetal motion, phenomena are driven from the center to the periphery while, conversely, phenomena may push their way into the center and occupy it. However, with a polysystem one must not think in terms of one center and one periphery, since several such positions are hypothesized. A move may take place, for instance, whereby a certain item (element, function) is transferred from the periphery of one system to the periphery of an adjacent system within the same polysystem, and then may or may not move on to the center of the latter. On a donc une concurrence, une lutte de pouvoir entre tous ces systèmes qui rendent dynamique ce polysytème littéraire, ce champ littéraire dirait Pierre Bourdieu,. Les conséquences pour la traduction sont les mêmes que celles qu’évoquent Jean-Marc Gouanvic. Les traductions ne sont pas des produits anhistoriques ni asociaux, mais s’intègrent dans des relations sociales, en particulier des rapports de domination et des luttes de pouvoir. Il est intéressant de remarquer que, dans le chapitre intitulé « The Position of Translated Literature within the Literary Polysystem », Itamar Even-Zohar souligne que quand la littérature traduite occupe une place centrale dans le polysytème littéraire d’accueil, elle participe à l’innovation dans la littérature, tandis que quand elle assume un rôle périphérique, elle se plie aux modèles du polysytème d’accueil.39 On retrouve là, en des termes inattendus, la fameuse dichotomie entre la traductionsourcière/qui décentre et la traduction cibliste/qui naturalise. Par ailleurs, Pierre Bourdieu a fait de la notion d’« habitus » un concept-clé de son approche (1984 : 88) : Les conditionnements associés à une classe particulière de conditions d’existence produisent des habitus, systèmes de dispositions durables et transposables, structures structurées prédisposées à fonctionner comme structures structurantes, c’est-à-dire en tant que principes générateurs et organisateurs de pratiques et de représentations qui peuvent être objectivement adaptées à leur but sans supposer la visée consciente de fins et la maîtrise expresse des opérations nécessaires pour les atteindre, objectivement réglées et régulières sans être en rien le 37 Les temps modernes, n° 72, octobre 1951, p. 628-646. Jean-Marc Gouanvic (1999 : 55) fait remarquer qu’en 1955, S. Breuil écrit dans Les lettres françaises un article où « la science fiction est condamnée comme une ‘escroquerie à la science’ ». 39 Even-Zohar (1990 : 46-48 et 48-49 respectivement). 38 Exposé du cours doctoral en ligne donné par Jean Peeters à l’Université de Vigo jean.peeters@univ-ubs.fr Page n.º 50 Jean Peeters (Université de Bretagne-Sud) T&P produit de l’obéissance à des règles et, étant tout cela, collectivement orchestrées sans être le produit de l’action organisatrice d’un chef d’orchestre. Cela veut dire que nous acquérons des « systèmes de dispositions durables », ou habitus, qui sont à la fois producteurs et produits du social. Ce serait une gageure de vouloir résumer en quelques lignes tout ce qu’a pu écrire le sociologue français sur la notion d’« habitus », mais on peut noter que ces dispositions pratiques conditionnent la façon dont nous abordons les marchés. Voici ce qu’écrit le sociologue français à propos du sujet-auteur de l’œuvre (1984 : 212-213) : Le sujet de l’œuvre, c’est donc un habitus en relation avec un poste, c’est-à-dire avec un champ. Pour le montrer et, je crois, le démontrer, il faudrait reprendre ici les analyses que j’ai consacrées à Flaubert et où j’ai essayé de faire voir comment la vérité du projet flaubertien, que Sartre cherche désespérément (et interminablement) dans la biographie singulière de Flaubert, est inscrite, hors de l’individu Flaubert, dans la relation objective entre, d’une part, un habitus façonné dans certaines conditions sociales (définies par la position « neutre » des professions libérales, des « capacités », dans la classe dominante et aussi par la position que l’enfant Gustave occupe dans la famille en fonction de son rang de naissance et de sa relation au système scolaire) et, d’autre part, une position déterminée dans le champ de production littéraire, luimême situé dans une position déterminée au sein du champ de la classe dominante. 40 Cette citation souligne que l’habitus flaubertien dans sa relation avec un champ ou un marché façonne sa façon d’écrire et d’aborder certains sujets. Autrement dit, ce qu’avance Pierre Bourdieu c’est « le sujet de l’œuvre d’art n’est ni un artiste singulier, cause apparente, ni un groupe social (la grande bourgeoisie bancaire et commerciale qui, dans la Florence du Quattrocento, arrive au pouvoir, chez Antal, ou la noblesse de robe chez Goldmann), mais le champ de production artistique dans son ensemble (qui entretient une relation d’autonomie relative, plus ou moins grande selon les époques et les sociétés, avec les groupes où se recrutent les consommateurs de ses produits, c’est-à-dire les différentes fractions de la classe dirigeante). Il n’existe pas plus de singularité de l’œuvre qu’il n’y de pression incompressible de l’environnement social. Les productions littéraires, mais aussi toutes les autres sortes de productions économiques, linguistiques, politiques, etc., constituent la rencontre d’un système de dispositions incorporées et d’un marché structuré en différentes classes et positions. De ce point de vue, le traducteur, disons littéraire, n’est pas non plus un « artiste singulier » ou un « groupe social », mais le « champ de production littéraire dans son ensemble ». 41 4.3. Le retour de l’expérience en sociologie Certains sociologues se sont inscrits en faux par rapport à certaines vues plutôt holistiques du « corps social » qui tendent à oublier, ou à ignorer, par peur d’un certain subjectivisme, que le social est porté par l’individu et son expérience plurielle. On rencontre ainsi, par exemple, ce que Bernard Lahire (2001) nomme une « sociologie psychologique » défendant l’idée d’un acteur social pluriel, ou encore une « sociologie de l’expérience », que François Dubet (1994 : 67) définit comme une « notion qui désigne les conduites 40 41 Pierre Bourdieu développe très succinctement le cas Flaubert dans les pages suivantes. C’est ce qu’a essayé de démontrer Jean-Marc Gouanvic (2007). Document PDF édité et mis en ligne le 9 février 2009 par José Yuste Frías_TRADUCTION & PARATRADUCTION (T&P) http://webs.uvigo.es/paratraduccion/index.html Page n.º 51 SOCIOLINGUISTIQUE ET SOCIOLOGIE DE LA TRADUCTION individuelles et collectives dominées par l’hétérogénéité de leurs principes constitutifs, et par l’activité des individus qui doivent construire le sens de leurs pratiques au sein même de cette hétérogénéité ». Ils partent du constat que nous ne vivons plus dans une société industrielle où la logique de classe avait une pertinence plus grande qu’aujourd’hui et où « les classes sociales apparaiss[ai]ent comme des acteurs collectifs, et comme des ensembles suffisamment cohérents pour être tenus pour les variables déterminantes de l’action et des pratiques, notamment de la scène et de la vis politique ». De nos jours, écrit Bernard Lahire (2001 :60-61) : Parce que nous n’occupons pas dans les contextes sociaux en question des positions identiques ou semblables (nous pouvons être ou avoir été diversement « fils ou fille », « écolier ou écolière », « camarade d’école », « père ou mère », « mari ou femme », « amant ou maîtresse », « gardien(ne) de but », « membre d’une association », « fidèle d’une église», « collègue de travail », « travailleur ou travailleuse », and so on...), nous vivons des expériences variées, différentes et parfois contradictoires. Un acteur pluriel est donc le produit des expériences — souvent précoces — de socialisation dans des contextes sociaux multiples et hétérogènes. Il a participé successivement au cours de sa trajectoire ou simultanément au cours d’une même période de temps à des univers sociaux variés en y occupant des positions différentes. On pourrait par conséquent émettre l’hypothèse de l’incorporation par chaque acteur d’une multiplicité de schèmes d’action (schèmes sensori-moteurs, schèmes de perception, d’évaluation, d’appréciation, etc.), d’habitudes (habitudes de pensée, de langage, de mouvement ...), qui s’organisent en autant de répertoires que de contextes sociaux pertinents qu’il apprend à distinguer — et souvent à nommer — à travers l’ensemble de ses expériences socialisatrices antérieures. Si l’on reprend la métaphore du « stock », alors on dira que ce stock (comme ensemble de marchandises disponibles sur un marché ou dans un magasin et comme lieu de conservation de produits en attente) se distingue du simple « empilement », du « tas » ou de 1’« amas » en ce qu’il s’avère organisé sous forme de répertoires sociaux (comme il existe des répertoires alphabétiques ou logiques qui classent les éléments selon un principe alphabétique ou logique, on peut utiliser la métaphore du répertoire socio-logique) de schèmes, répertoires distincts les uns des autres, mais interconnectés et comportant sans doute des éléments en commun. Les répertoires de schèmes d’action (d’habitudes) sont des ensembles d’abrégés d’expériences sociales, qui ont été construits-incorporés au cours de la socialisation antérieure dans des cadres sociaux limités-délimités, et ce que chaque acteur acquiert progressivement et plus ou moins complètement, ce sont autant des habitudes que le sens de la pertinence contextuelle (relative) de leur mise en œuvre. Il apprend-comprend que ce qui se fait et se dit dans tel contexte ne se fait pas et ne se dit pas dans tel autre. 42 Ce passage est intéressant car il souligne que l’homme d’aujourd’hui est un acteur pluriel, participant de logiques et d’expériences quelquefois contradictoires donnant lieu à des répertoires tout aussi distincts. Dans un monde hétérogène, l’acteur social ne peut être que pluriel. C’est ainsi, par exemple, que Bernard Lahire revisite Pierre Bourdieu et son concept d’« habitus », en le rendant peut-être plus dynamique, en y intégrant une relation plus forte entre le passé et le présent et, surtout, en insistant sur la pluralité des logiques d’actions. Alors que l’habitus chez Pierre Bourdieu, même si le sociologue le décrit comme structurant et structuré, se comprend comme agissant et agi, il n’en reste pas moins qu’il 42 Voir aussi la notion de « personnage » chez Jean Peeters (1999 : 144-146). On notera par ailleurs que Bernard Lahire emploie de terme de « répertoire », dans un sens très proche de celui des sociolinguistes (Cf. supra). La pluralité sociale de l’acteur implique une diversité de répertoires et le traducteur, en tant qu’homme pluriel, joue de ces différents répertoires. Exposé du cours doctoral en ligne donné par Jean Peeters à l’Université de Vigo jean.peeters@univ-ubs.fr Page n.º 52 Jean Peeters (Université de Bretagne-Sud) T&P évoque au linguiste l’idée d’un « signifié » social de type assez statique structurant notre expérience, tandis que chez Bernard Lahire on a l’impression d’un « signifié » social malléable, sensible à l’expérience et adaptable. Cela a des répercussions importantes pour la traductologie et invite le chercheur a ne pas définir l’auteur ni le récepteur ni le traducteur comme des individus adoptant des logiques de classe automatiques ou prévisibles, ou à étendre, comme le fait Pierre Bourdieu, l’auteur, et donc le traducteur, au « champ de production artistique dans son ensemble ». Cela ouvre la voie, ou, du moins, encourage l’étude des parcours des traducteurs et l’influence que cela peut avoir sur leurs façons de traduire. Il ne s’agit pas seulement de réfléchir en termes de segmentation sociale, de groupes, mais aussi d’expériences diverses façonnant socialement l’individu. L’idée de trajectoire est importante, de « narrative » dans le sens de celui de Mona Baker. Ce n’est pas le grand retour de la biographie, mais celui de l’expérience en tant qu’elle est créatrice de social. Qui le traducteur rencontre-t-il ? Quel type de relation entretient-il avec les autres acteurs sociaux dans sa vie professionnelle ou privée ? Cela pose aussi la question de la définition du traducteur selon la société dans laquelle il est acteur. Doit-on traiter de la même façon ce que fait un traducteur en Europe ou en Afrique par exemple ? Que fait un traducteur quand existe un choc de civilisations et comment se situe-t-il, par exemple entre une société postcoloniale et société postindustrielle, entre une société tribale ou de castes et une société postindustrielle, etc. ? 5. En guise de conclusions : quelques concepts opératoires Pour terminer cet exposé, nous voudrions proposer quelques concepts opératoires, ou quelques formules résumant le point de vue développé dans les pages précédentes et ayant pour but de guider la recherche en traductologie. 5.1. La traduction est dans les mots et hors des mots Cela peut paraître paradoxal de dire deux choses en apparence contradictoires. La traduction est-elle dans les mots ou hors des mots ? En fait, la définition traditionnelle implicite de la traduction, celle qui guide les débats actuels sur la traduction et le choix de l’appellation « traduction » pour telle activité ou tel ou tel résultat, suppose qu’il y ait des mots. Les traducteurs ont affaire à des mots et ce qu’ils disent, et leur formation les amènent à travailler sur le passage d’une langue à l’autre. Nous ne développerons pas l’idée selon laquelle le concept de traduction n’est qu’une modalité de l’échange, verbal ou autre, mais on peut faire valoir que dès lors que l’on envisage les textes dans leur dimension sociologique, on ne peut plus en rester au texte luimême et à son fonctionnement linguistique. Les textes n’existent pas seuls. Dans le même temps où ils expriment du sens, ils instaurent également du lien social et en témoignent. On est alors légitimé à explorer ce qui accompagne les textes, à savoir leur paratexte, au sens Document PDF édité et mis en ligne le 9 février 2009 par José Yuste Frías_TRADUCTION & PARATRADUCTION (T&P) http://webs.uvigo.es/paratraduccion/index.html Page n.º 53 SOCIOLINGUISTIQUE ET SOCIOLOGIE DE LA TRADUCTION que leur donne Gérard Genette (1982 : 10), c’est-à-dire d’un type de relations transtextuelles constitué : par la relation, généralement moins explicite et plus distante, que, dans l'ensemble formé par une œuvre littéraire, le texte proprement dit entretient avec ce que l'on ne peut guère nommer que son paratexte : titre, sous-titre, intertitres; préfaces, postfaces, avertissements, avant-propos, etc.; notes marginales, infrapaginales, terminales; épigraphes; illustrations; prière d'insérer, bande, jaquette, et bien d'autres types de signaux accessoires, autographes ou allographes, qui procurent au texte un entourage (variable) et parfois un commentaire, officiel ou officieux, dont le lecteur le plus puriste et le moins porté à l'érudition externe ne peut pas toujours disposer aussi facilement qu'il le voudrait et le prétend. Gérard Genette explicite ailleurs ce concept de paratexte en le divisant en « péritexte » et « épitexte » (1987 : 10-11) : Un élément de paratexte, si du moins il consiste en un message matérialisé, a nécessairement un emplacement, que l'on peut situer par rapport à celui du texte lui-même : autour du texte, dans l'espace du même volume, comme le titre ou la préface, et parfois inséré dans les interstices du texte, comme les titres de chapitres ou certaines notes ; j'appellerai péritexte cette première catégorie spatiale, certainement la plus typique […] Autour du texte encore, mais à distance plus respectueuse (ou plus prudente), tous les messages qui se situent, au moins à l'origine, à l'extérieur du livre : généralement sur un support médiatique (interviews, entretiens), ou sous le couvert d'une communication privée (correspondances, journaux intimes, et autres). C'est cette deuxième catégorie que je baptise, faute de mieux, épitexte […] Comme il doit désormais aller de soi, péritexte et épitexte se partagent exhaustivement et sans reste le champ spatial du paratexte ; autrement dit, pour les amateurs de formules, paratexte = péritexte + épitexte. Cette analyse du paratexte est ce que nous faisons dans l’étude de la traduction en anglais d’Alice au pays du langage (1981) de Marina Yaguello, qui devient Language through the Looking Glass (1998). On y voit comment l’iconographie est modifiée dans le même temps ou le texte est transformé. C’est ainsi que la couverture, instrument de localisation est changée, de même qu’une affiche sur la fonction incitative du langage : Exposé du cours doctoral en ligne donné par Jean Peeters à l’Université de Vigo jean.peeters@univ-ubs.fr Page n.º 54 Jean Peeters (Université de Bretagne-Sud) Document PDF édité et mis en ligne le 9 février 2009 par José Yuste Frías_TRADUCTION & PARATRADUCTION (T&P) http://webs.uvigo.es/paratraduccion/index.html Page n.º 55 T&P SOCIOLINGUISTIQUE ET SOCIOLOGIE DE LA TRADUCTION On est ici dans le péritextuel éditorial. Mais ce que font Xoán Manuel Montero Domínguez dans sa thèse et Jean-Marc Gouanvic dans ses publications relèvent aussi de cette investigation du paratextuel. Étudier les traductions d’un point de vue sociolinguistique ou sociologique, c’est mettre en relation les messages à traduire et traduits avec leur environnement social. C’est chercher comment les traductions constituent des produits socio-historiques agissant sur leur environnement, c’est-à-dire la société ou, plus restrictivement, les situations sociales où ils apparaissent. Ces relations ne sont forcément évidente, tant l’idéologie tend à les masquer, mais on peut, même quand il ne semble rien y avoir à dire, expliquer pourquoi il n’y aurait rien à dire. Cette idée selon laquelle la traduction est dans les mots et hors des mots est l’option adoptée par ce qu’on pourrait désormais appeler l’École de Vigo. José Yuste Frías (2005 et sous presse) est le principal promoteur de ce courant traductologique à la croisée de la critique genettienne, la déconstruction derridienne, la théorie du polysystème et la question de l’éthique en traduction. Exposé du cours doctoral en ligne donné par Jean Peeters à l’Université de Vigo jean.peeters@univ-ubs.fr Page n.º 56 Jean Peeters (Université de Bretagne-Sud) T&P L’auteur écrit ainsi (sous presse) : La paratraduction est un ensemble à fort caractère visuel de productions verbales, iconiques ou verbo-iconiques, d’entités iconotextuelles ou simplement de productions matérielles de tout genre qui, d’un côté, entoure, enveloppe ou accompagne un texte à traduire ou un texte traduit dans l’espace matériel du « produit livre », à son intérieur (les PÉRItextes à traduire et traduits) et, de l’autre, fait référence au texte à traduire ou au texte traduit hors de l’espace matériel du « produit livre », circulant en quelque sorte à l’air libre dans un espace physique et social virtuellement illimité (les ÉPItextes à traduire et traduits). D’un point de vue purement spatial, la paratraduction se situe dans la périphérie de tout texte à traduire ou de tout texte traduit car il s’agit d’un seuil, d’une zone indécise, une zone intermédiaire entre la horstraduction ou non-traduction et la traduction proprement dite […] Dans l’activité professionnelle de la traduction, la traduction littéraire ne constitue qu’une part du marché et pas du tout la plus quotidienne. Qu’en est-il des traductions des textes paralittéraires ou des paratextes tout court ? Quels sont les effets de sens en traduction lorsqu’une œuvre paralittéraire s’entoure d’un système de signes différent ? L’analyse des productions verbales, iconiques ou verbo-iconiques, des entités iconotextuelles ou simplement des productions matérielles des paratextes à paratraduire ou paratraduits fait appel au nouveau concept de la paratraduction car c’est dans la présentation, dans l’image des traductions de tous les jours où est en jeu l’ampleur économique et commerciale des échanges transnationaux les plus importants des clients qui confient à d’autres agents, généralement tout autre que le propre traducteur, la zone de première transaction que constitue le seuil de toute traduction : la paratraduction. (Yuste Frías, sous presse) En s’exprimant ainsi, José Yuste Frías souligne avec force que dans le monde d’aujourd’hui, peut-être plus qu’à d’autres époques, le traducteur est confronté à des textes qui n’existent plus seuls et dont l’environnement n’est pas négligeable. De ce fait, le traducteur devient un « paratraducteur », c’est-à-dire un traducteur des marges et à la marge, où l’image ne constitue pas le seul « paratexte » : La paratraduction est cet espace de transition et de transaction de réseaux où tout un ensemble d'agents intermédiaires tisse avec le traducteur un vaste filet paratextuel de pratiques et de discours idéologiques, politiques, sociologiques et anthropologiques au seuil de la traduction. La paratraduction est un ensemble de réseaux paratextuels situés « à côté de » la traduction sur le papier, à l'écran ou ailleurs, avec pour fonction de présenter, d'informer et de convaincre à propos de la traduction. Parce que la paratraduction a un pouvoir (influencer le lecteur d'une traduction, orienter sa lecture) qu'elle exerce lors de la présentation paratextuelle des constructions identitaires et du maintien ou de la subversion des valeurs hégémoniques traduites dans le corps textuel; parce que, en fin de compte, la paratraduction comporte toujours des enjeux communicationnels, commerciaux et culturels en rien négligeables, nous nous intéressons plus particulièrement au rôle de la paratraduction dans les luttes de pouvoir (Venuti, 1998). L'action de la paratraduction relève souvent de l'influence, voire de la manipulation, subie de manière consciente ou inconsciente par les traducteurs à travers des systèmes de réseaux de plus en plus virtuels utilisés par d'autres agents intermédiaires beaucoup plus «en para» que le propre sujet traduisant (Yuste Frías, sous presse). On remarque donc dans cette conception de l’environnement du texte traduit ou à traduire, outre une prise en compte de la matérialité iconotextuelle, une dimension sociolinguistique/sociologique qui rejoint notre problématique et qui oblige donc le chercheur à se poser la question du texte et du hors-texte, non de façon indépendante mais Document PDF édité et mis en ligne le 9 février 2009 par José Yuste Frías_TRADUCTION & PARATRADUCTION (T&P) http://webs.uvigo.es/paratraduccion/index.html Page n.º 57 SOCIOLINGUISTIQUE ET SOCIOLOGIE DE LA TRADUCTION liée. S’exprimant en des termes différents de la théorie de la médiation ou des théories du social que nous avons mentionnées, l’École de Vigo propose néanmoins à la fois un cadre conceptuel « englobant » et un concept opératoire : la paratraduction. 43 5.2. La traduction est un compromis Il nous semble qu’une idée forte qui se dégage de tout ce que nous venons de dire est que la traduction constitue un compromis. 44 En effet, concevoir la traduction comme un échange, c’est accepter qu’elle porte la trace des intervenants de cet échange. Dit différemment, parce qu’elle constitue une gestion de l’altérité, de l’étrangeté, non seulement linguistique mais aussi culturelle, économique, etc., la traduction révèle comment le traducteur se situe et situe ses interlocuteurs par rapport à l’étranger qu’il traduit et/ou pour qui il traduit. En d’autres termes encore, on ne traduirait pas si l’autre nous était identique. Ainsi, les traductions témoignent d’un état, ou plutôt livrent un instantané, du rapport entre les langues et les personnes qui les parlent. Selon le degré d’intimité ou d’étrangeté entre les langues et leurs cultures, on observera telle ou telle façon de traduire. Par exemple, pour ceux qui ont visité les sites internet universitaires traduits, mais aussi consulté d’autres documents traduits, il sera intéressant de regarder si on est dans un rapport égalitaire entre les langues, soit parce qu’on est dans une langue minoritaire que l’on veut élever au rang de langue « de plein droit » ou dans une langue majoritaire qui « peut » tout traduire, ou si l’on est dans le cas d’un rapport asymétrique où l’on ne traduit pas tout ou bien où l’on dit plus. 45 D’un point de vue théorique, accepter que la traduction soit un compromis, c’est déjà réinterpréter l’opposition conçue de façon linguistique entre les traductions « ciblistes » et les traductions « sourcières » comme les deux extrêmes d’une relation sociale à l’autre, avec un curseur se déplaçant entre ce qui serait un pur remplacement du texte de départ par un 43 Chez José Yuste Frías (2005 : 81-82), (l’analyse de) la paratraduction est plus qu’une analyse, c’est aussi une philosophie et une éthique du traduire rappelant Antoine Berman : « Pienso que la traducción, al contrario, puede y debe marcar la distancia entre las lenguas y las culturas, mostrar desde la paratraducción que existen no sólo lenguas diferentes, sino también, por seguir con el ejemplo mencionado, gestos con sentidos simbólicos diferentes en cada cultura por mucho que los humanos tengamos todos diez dedos. La traducción desde la paratraducción supone la existencia de un espacio físico y/o virtual (entre, en, cerca de, al Iado de, junto a, ante, frente a) donde es posible el encuentro y el intercambio entre las diferentes estructuras simbólicas de los imaginarios presentes en las lenguas y en las culturas porque previamente ha habido confrontación y diálogo. La traducción desde la paratraducción se fundamenta en una epistemología traductiva que cuestiona, problematiza, desconstruye la traducción para afinar en el análisis de todas y cada una de las circunstancias que, en la era digital, rodean, envuelven, presentan e introducen la traducción tanto en papel como en pantalla. La traducción desde la paratraducción es volver a encontrarse con la virtud perturbadora de la reflexión, permitir experiencias inéditas en los estudios sobre traducción, multiplicar los cruces transdisciplinarios entre la traducción y otros disciplinas ahora más que nunca, en pleno siglo XXI, cuando, con la tecnología digital el traductor jamás lo ha tenido más fácil para acceder a la información y documentación multimedia ». 44 Nous avons vu plus haut que la sociolinguistique se définit comme une linguistique de contact (cf. supra 4.1. La sociolinguistique). La traductologie, si on l’envisage sous son angle social et sociolinguistique, est aussi une discipline du contact. 45 À ce propos, nous avons toujours été marqué par la situation dans la province du Nouveau-Brunswick au Canada où l’affirmation d’un bilinguisme officiel fait que les traductions sont très proches des originaux, transparentes diraient certains. Exposé du cours doctoral en ligne donné par Jean Peeters à l’Université de Vigo jean.peeters@univ-ubs.fr Page n.º 58 Jean Peeters (Université de Bretagne-Sud) T&P texte d’arrivée déjà existant, c’est-à-dire par un texte figé dans une relation sociale déjà là, et ce qui serait une non traduction, à savoir une non communication. D’un point de vue pratique, on se demandera comment telle ou telle innovation ou telle absence de changement reflète un état temporaire de langue, une relation de pouvoir, une connaissance transitoire de l’autre, etc. Si l’on étudie deux ou trois traduction d’un même document, cela apparaîtra peut-être plus évident, surtout si elles se présentent comme des retraductions. Les questions sont toujours : « Jusqu’où peut-on traduire ? » et « Que peut-on traduire ? » Qu’y a-t-il de si étranger chez l’autre qu’il faille le traduire ? Jusqu’où, jusqu’à quel degré d’acceptabilité, peut-on introduire de l’étranger dans la traduction ? Quel est ce seuil tout subjectif et construit socialement qui amène à dire « ça, c’est de la traduction », « Ça, c’est du sabir, c’est incompréhensible », ou encore « ça, c’est de l’adaptation » ? Qu’est-ce qui de l’autre et de soi-même se donne à voir dans la traduction ? 46 Bref, au-delà de tout jugement de valeur, on ne prendra pas l’interférence pour un aléa de la traduction, une erreur, mais pour l’une de ses dimensions. 47 Une autre façon de mener l’analyse consiste aussi à questionner les concepts de « traduction cibliste » et de « traduction sourcière » pour en montrer l’illusion en ce qu’ils laissent supposer un corps social homogène déclenchant des schèmes de compréhension identiques face à une traduction. Or, si l’on se rappelle le titre de l’ouvrage de Bernard Lahire, le traducteur est un homme pluriel, de même que son lectorat. On pourra se demander par exemple si les traductions ciblistes ne travaillent pas à renforcer l’idée d’une société monolithique et ne contribuent pas à son homogénéisation ? On n’oubliera pas alors ses moyens de diffusion et les différents intervenants. 5.3. La théorie de la traduction est une théorie de l’action et de l’histoire Quand elle parle des relations sociales la sociologie traite d’« « agents ou d’« acteurs ». Le sociologue français Ainsi, pour expliquer que la sociologie est l’étude des relations sociales Alain Touraine écrit (1974 : 56) : Les conduites sociales doivent être expliquées par les relations sociales où elles se placent. Elles ne peuvent pas l’être par al compréhension du sens que l’acteur donne à ses conduites […] Toute relation sociale est la pratique des acteurs d’un système social […] L’objet de la sociologie n’est ni un ensemble de situations objectives ni des dispositions subjectives, mais des relations sociales qui mettent en œuvre les systèmes sociaux, c’est-à-dire les mécanismes de formation des pratiques sociales. 46 Alain Touraine écrit (1974 : 26), comme le ferait tout sociologue : « Aucun acteur social ne peut être entièrement défini hors de ses relations avec d'autres ». 47 Cela ne veut pas dire que comme consommateur ou commanditaire de traduction nous n’ayons pas le droit de porter des jugements de valeurs, tout au contraire. Cependant, pour analyser la traduction d’un point de vue scientifique, en tant que traductologues, il convient, tout en étant conscient des valeurs et des coordonnées sociohistoriques inhérentes à tout discours, de s’efforcer au maximum, de relativiser ces valeurs et des coordonnées sociohistoriques pour faire apparaître comment elles sont instaurées, véhiculées, transformées, appropriées, etc. Il s’agit, par exemple, de comprendre ce qui fait l’acceptabilité ou l’inacceptabilité des traductions et ce qui les glorifie ou les dénigre dans le milieu social où elles sont produites, tout en sachant, qu’ailleurs, dans d’autres conditions, on rencontrerait d’autres traductions soumises à d’autres coordonnées et critères de bonne formation. Document PDF édité et mis en ligne le 9 février 2009 par José Yuste Frías_TRADUCTION & PARATRADUCTION (T&P) http://webs.uvigo.es/paratraduccion/index.html Page n.º 59 SOCIOLINGUISTIQUE ET SOCIOLOGIE DE LA TRADUCTION […] L’historicité de la société est sa capacité de produire ses orientations sociales et culturelles à partir de son activité et de donner un « sens » à ses pratiques. 48 Sans se lancer dans le type d’étude effectuée par le sociologue français et bien d’autres, on se doit de faire remarquer, comme nous l’avons mentionné plus haut, que le traducteur n’est pas qu’un simple relais linguistique, mais bel et bien un agent social. 49 Affirmer cela, c’est s’obliger à chercher comment le traducteur influe ou échoue à influer sur le cours des événements, c’est-à-dire comment il crée de l’histoire. Non pas qu’il faille y voir un militant, ce qui est toujours possible, mais un agent impliqué dans des situations où, à travers ses actes traductifs et autres, il contribue à ce qu’est la société et la langue ou les langues dans lesquelles il évolue. Bien sûr, la dimension linguistique de son action, à travers la création de nouveaux mots et concepts, l’importation de nouvelles idées et réalités, la préservation d’un état de fait sociolinguistique, est celle qui apparaît de façon la plus fragrante. Mais on n’oubliera pas comment, le simple fait de traduire porte à l’existence ou accompagne l’émergence de telle ou telle discipline, telle ou telle attitude envers la langue, tel ou tel appareil ou plat étranger. En traduisant, le traducteur se fait passeur, conscient ou non, d’une cause, d’un organisme, d’un pays, etc. Il s’agira alors d’étudier les coordonnées sociohistoriques et les acteurs impliqués dans et autour de la traduction. Comme nous le montrent la sociologie et la sociolinguistique il ne s’agit pas tant d’analyser des textes dont le sens serait acquis d’avance, des langues qui se livreraient à nous dans leur totalité ou encore des sociétés coïncidant avec ce que nous en disant, mais pratiques (linguistiques, sociales et autres) diverses et multiples du langage, des rapports sociaux, du goût, etc. La traduction est une pratique sociale et historique qui justifie que l’on s’intéresse à son expérience, non pas pour la réifier, mais pour en comprendre en quoi elle fait histoire pour les acteurs sociaux. 6. Épilogue en guise de questionnement Cet exposé a pris un tour résolument sociolinguistique/sociologique. Nous avons fait appel à plusieurs concepts provenant soit de la théorie de la médiation qui nous sert de cadre, soit de théories sociologiques et sociolinguistiques pour justifier de la traduction en tant que pratique sociale. 48 Le sociologue écrit encore (1974 : 25-26) : Le sociologue n’observe pas la réalité sociale, mais des pratiques. Sa situation n’est pas différente de celle de l’historien qui examine des documents. Entre lui et l’objet de son étude s’interpose un ensemble d’interprétations et d’interventions […] Mais jamais il ne peut atteindre de relations sociales qui ne soient pas contrôlées, interprétées, gouvernées. L’illusion libérale, qu’elle soit de droite ou de gauche, qu’elle en appelle aux vertus du marché ou à celles de l’expression spontanée, ne tient pas un instant devant la présence évidente du pouvoir et des idéologies […] La sociologie ne se forme pas à partir d’une absence de savoir sur la société, comme si elle se construisait pierre à pierre. Elle ne peut se former qu’en réagissant contre des catégories d’interprétation qui font partie des catégories de la pratique sociale. Elle doit arracher les faits sociologiques des faits sociaux où ils sont enfermés […] L’objet de la sociologie ne peut pas être indiqué par une définition, mais plutôt par l’action critique et par le refus de croire toutes les interprétations, depuis la rationalisation dont un acteur couvre ses actes jusqu’au sens incarné dans les catégories administratives qui semblent les plus éloignées d’être chargées d’intentions. 49 Cf. supra 3.4. Le traducteur en prise avec la réalité. Exposé du cours doctoral en ligne donné par Jean Peeters à l’Université de Vigo jean.peeters@univ-ubs.fr Page n.º 60 Jean Peeters (Université de Bretagne-Sud) T&P Une autre démarche, qui déborde le cadre de la traductologie, reste à faire. En effet, de même que la linguistique n’est jamais une science d’un mot (approche microlinguistique) ou d’un texte (approche macrolinguistique), mais du fonctionnement du langage dans ses différents emplois, de même que la sociologie reste l’étude des relations sociales, quand elles s’observent dans une famille, une école, un quartier, une société, de même on est en droit de se demander comment la recherche traductologique, qu’on la mène d’un point de vue sociolinguistique ou autre, ne peut pas être simple emprunteuse de concepts mais aussi prêteuse de notions pouvant s’appliquer à d’autres cas que ceux de la traduction. Est-ce que la traductologie peut renouveler d’autres questionnements sociolinguistiques, sociologiques, linguistiques et autres à partir du champ qui est le sien ? Nous n’offrirons pas de réponses, mais nous sommes convaincu que le temps est venu pour la traductologie de ne pas seulement s’inspirer des autres disciplines mais aussi de les renouveler en proposant des concepts et des méthodes qu’elle utilise. L’interdisciplinarité deviendrait alors pluridirectionnelle et la communication que la traductologie entretient avec les autres disciplines connexes ne serait plus seulement sourcière. Document PDF édité et mis en ligne le 9 février 2009 par José Yuste Frías_TRADUCTION & PARATRADUCTION (T&P) http://webs.uvigo.es/paratraduccion/index.html Page n.º 61 SOCIOLINGUISTIQUE ET SOCIOLOGIE DE LA TRADUCTION 7. Bibliographie ACHARD Pierre, 1993, La sociologie du langage, Paris, PUF. Alliance Biblique Universelle, 1987, traduction de La Bible, Pierrefitte, Société Biblique Française. AWAISS, Henri et HARDANE, Jarjoura (sous la direction de), 1999, Traduction : Approches et Théories, Translation: Approaches and Theories, Beyrouth, Université Saint-Joseph. 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