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Archéologie d’une montagne brûlée, Olivier Passarrius, Aymat Catafau et Michel Martzluff (dir.), éd. Trabucaire, Perpignan, 2009, 504 p.

Archéologie d’une montagne brûlée Massif de Rodès, Pyrénées-Orientales O   Olivier Passarrius Aymat Catafau Michel Martzluff C Patrice Alessandri Patrick Barthes Marjorie Bernat-Gaubert Marc Calvet Jean-Pierre Comps Carine Coupeau-Passarrius Johanna Faerber Denis Fontaine Pierre Giresse Richard Iund Céline Jandot Jérôme Kotarba Peter McPhee Nicolas Marty Sabine Nadal Valérie Porra-Kuténi Alain Vignaud Archéologie d’une montagne brûlée massif de Rodès, Pyrénées-Orientales Collection Archéologie départementale Pôle archéologique départemental Archéologie d’une montagne brûlée massif de Rodès, Pyrénées-Orientales Olivier Passarrius, Aymat Catafau, Michel Martzluff directeurs de publication éditions Trabucaire ISBN 978-2-84974-101-6 ©2009 Auteurs et collaborateurs Ouvrage dirigé par - Olivier Passarrius, Docteur en histoire médiévale, Pôle Archéologique Départemental, Conseil Général des Pyrénées‑Orientales. - Aymat Catafau, maître de conférences, Centre de Recherches Historiques sur les Sociétés Méditerranéennes (CRHiSM), Université de Perpignan. - Michel Martzluff, Maître de conférences, Université de Perpignan, UMR 5608 - CNRS - CRPPM - EHESS, Toulouse, président de l’AAPO. Avec les contributions de - Patrice Alessandri, Ingénieur de Recherches, Institut National de Recherches Archéologiques Préventives (INRAP). - Patrick Barthes, Technicien, Laboratoire d’Études des Géo-Environnements Marins, IMAGES, Université de Perpignan. - Marjorie Bernat-Gaubert, Étudiante, Master de Géographie, Université de Perpignan. - Marc Calvet, Professeur, Université de Perpignan, directeur du laboratoire Médi-Terra. - Jean-Pierre Comps, Chercheur associé à l’UMR 5140 du CNRS. - Carine Coupeau-Passarrius, PEMF, Éducation Nationale, Perpignan. - Johanna Faerber, Maître de conférences, Université de Perpignan, laboratoire Médi-Terra. - Denis Fontaine, Archives Départementales, Conseil Général des Pyrénées-Orientales. - Pierre Giresse, Professeur émérite, Laboratoire d’Études des Géo-Environnements Marins, IMAGES, Université de Perpignan. - Richard Iund, Archéologue animateur au Château-Musée de Bélesta, chercheur associé à l’UMR 5608 CNRS - CRPPM - EHESS, Toulouse. - Céline Jandot, Institut National de Recherches Archéologiques Préventives (INRAP). - Jérôme Kotarba, Ingénieur de Recherches, Institut National de Recherches Archéologiques Préventives (INRAP). - Peter McPhee, Professeur, Université de Melbourne (Australie). - Nicolas Marty, Maître de conférences, Université de Perpignan, Centre de Recherches Historiques sur les Sociétés Méditerranéennes (CRHiSM). - Sabine Nadal, Archéologue, Association Archéologique des Pyrénées-Orientales. - Valérie Porra-Kuténi, Pôle Archéologique Départemental, Conseil Général des Pyrénées-Orientales, chercheur associé à l’UMR 5608 - CNRS - CRPPM - EHESS, Toulouse. - Alain Vignaud, Archéologue, UMR 5608 - CNRS - CRPPM - EHESS, Toulouse. Remerciements Les auteurs tiennent à remercier pour leur soutien au projet d’étude de la Montagne brûlée et pour leur participation à la préparation de cet ouvrage : l’Association Archéologique des Pyrénées-Orientales (AAPO), l’Université de Perpignan-Via Domitia (UPVD), le Conseil Général des Pyrénées-Orientales, le CRHiSM (Centre de Recherches Historiques sur les Sociétés Méditerranéennes - UPVD), le laboratoire Médi-Terra (UPVD), le CAUE des PyrénéesOrientales (Conseil d’Architecture, d’Urbanisme et d’Environnement). Ce travail n’aurait pu être réalisé sans le dévouement des membres de l’Association Archéologique des PyrénéesOrientales, bénévoles ou étudiants de l’Université de Perpignan : Anne Besnier-Desportes, Claude Ducar, Jeanne Ferrer, Monique Formenti, Huguette Grzesik, Marcel Henric, Marie Huc, Pauline Illes, Marie-Lou Lannuzel, Gilbert Lannuzel, Farid Melal, Sabine Nadal, Philippe Roca, Joseph-Michel Vila. Ont aussi participé aux stages de prospections et de relevés : Anne‑Charlotte Astrou, Valentine Baudry, Sandrine Bienfait, Noëlle Canadell, Carine Coupeau-Passarrius, Renaud Prats, Clément Ternisien, Simon Tible. Préface Christian Bourquin - Président du Conseil général des Pyrénées‑Orientales Il n’aura fallu finalement que quelques heures pour que près de 2 000 hectares de forêt méditerranéenne soient réduits en cendres, dans le verrou de Rodès, aux portes du Conflent, dans les Pyrénées-Orientales. L’incendie, qui s’est déclaré le 22 août 2005, a nécessité l’intervention de 700 pompiers des Pyrénées-Orientales, de l’Aude, de l’Hérault, du Gard mais aussi du Vaucluse et de la Drôme. Plus de 200 véhicules secondés par huit avions bombardiers d’eau et deux hélicoptères ont également été engagés dans la lutte contre le feu, qui ne fut réellement maîtrisé que le 24 août. Les dégâts sont immenses et il faudra des années pour effacer la cicatrice, dans une zone déjà sinistrée plusieurs fois par le passé. Dans les semaines suivant l’incendie, la désolation s’exprimait partout, dans les branches et les arbres carbonisés, les pierres et les bâtiments noircis ou encore dans ce silence troublant, sans insecte ni oiseau. Ce livre prend la tragédie à contrepied, il bouscule notre représentation de la montagne brûlée et l’on s’émerveille et s’étonne alors du paysage qui se dévoile sous nos yeux, au fil des pages et des photographies. Nous voilà propulsés quelques générations en arrière, presque celles de nos arrières grands-parents, qui arpentaient une autre montagne, pleine de vie, aménagée de terrasses, d’enclos, desservies par des sentiers muletiers, des chemins de troupeaux menant à un semis de cabanes, de bergeries, les casots et les cortals catalans. Ce paysage s’est construit au gré des flux et reflux du peuplement et ce livre nous permet d’en découvrir toute l’histoire, depuis le plus lointain Paléolithique avec les premières traces d’installation humaine, il y a un demi-million d’années, jusqu’au XXe siècle avec les nouveaux usages de la montagne. Cet ouvrage est l’aboutissement d’une formidable aventure initiée, encore une fois, par l’Association Archéologique des Pyrénées-Orientales. Ceci est la preuve de la vitalité du tissu associatif et de la nécessité de le maintenir et de soutenir ses actions, notamment dans le domaine culturel. Regroupant des bénévoles, des universitaires, des chercheurs, des étudiants et des professionnels de l’archéologie, cette association a constitué le socle de l’étude en organisant les longues journées de terrain destinées à arpenter et étudier, parfois mètre carré par mètre carré, le sol calciné de la montagne. Elle a fédéré autour de ce projet les institutionnels qui ont permis la poursuite des études et les premiers essais de valorisation et de présentation au public avec l’organisation en juin 2007 de deux journées d’étude consacrées à la montagne brûlée : l’Université de Perpignan, au travers du Centre de Recherches Historiques sur les Sociétés Méditerranéennes (CRHiSM) et du laboratoire Médi-Terra, mais aussi le Conseil Général des Pyrénées-Orientales et notamment le Pôle Archéologique Départemental, la Direction des Archives Départementales et le Conseil d’Architecture, d’Urbanisme et d’Environnement (CAUE). Ce livre marque aussi le second opus de la toute jeune « Collection Archéologie Départementale » initiée par le Conseil Général des Pyrénées-Orientales et destinée à soutenir la publication de la recherche archéologique en Pays catalan. En diffusant la connaissance de notre passé, en la rendant accessible au plus grand nombre, elle nous permet de mieux comprendre et de protéger l’héritage qui nous a été transmis. Aujourd’hui la cicatrice du sinistre sur la montagne s’est à peine résorbée et il faudra du temps, beaucoup de temps encore pour que le massif ne se régénère. L’empreinte de l’homme, de son activité séculaire, offerte aux regards le temps d’un hiver, s’est effacée, à nouveau, sous le maquis naissant. Il ne reste en somme plus que quelques bâtisses anciennes qui surgissent des broussailles et ce livre, pour mémoire. Collection Archéologie Départementale Comité de direction : Olivier Passarrius, Aymat Catafau, Christine Langé Comité scientifique : Aymat Catafau, Christine Langé, Michel Martzluff, Olivier Passarrius, Olivier Poisson, Valérie Porra-Kuténi, Marie-Pasquine Subes Ouvrages parus dans la Collection Archéologie Départementale : no 1 : PASSARRIUS (O.), DONAT (R.), CATAFAU (A.) dir. – Vilarnau. Un village du Moyen Âge en Roussillon, Collection Archéologie Départementale, Pôle Archéologique Départemental, éd. Trabucaire, 2008, 516 p. no 2 : PASSARRIUS (O.), CATAFAU (A.), MARTZLUFF (M.) dir. – Archéologie d’une montagne brûlée, Collection Archéologie Départementale, Pôle Archéologique Départemental, éd. Trabucaire, 2009, 504 p. Table des matières Introduction De la prospection à l’histoire des paysages ..................................................................13 Olivier Passarrius, Aymat Catafau, Michel Martzluff première partie : l’événement et le cadre chapitre I L’incendie de Tarerach du 22-23 août 2005 : caractéristiques du feu et impact sur la végétation................................................. 29 Johanna Faerber chapitre II Géomorphologie d’une montagne brûlée....................................................................... 39 Marc Calvet Deuxième partie : Les premières occupations humaines chapitre III Nouveaux jalons sur le peuplement paléolithique du bassin moyen de la Têt, entre Roussillon et Conflent........................................ 59 Michel Martzluff avec la collaboration de Sabine Nadal chapitre IV L’occupation du plateau de Rodès et Montalba-le-Château à l’âge du Bronze................................................................................................................. 101 Alain Vignaud Annexe I Bracelets et autres artefacts, aspects technologiques......................................... 139 Alain Vignaud Annexe II Les anses à appendice du plateau de Ropidera............................................................ 167 Richard Iund Annexe III Les deux petits dolmens de Rodès et leur place dans le mégalithisme des Pyrénées-Orientales............................... 171 Valérie Porra-Kuteni chapitre V Le plateau de Ropidera à l’époque romaine : un secteur inoccupé entre deux groupes culturels................................................. 179 Jérôme Kotarba Troisième partie : La montagne et les sociétés traditionnelles chapitre VI Ropidera, le village médiéval.......................................................................................... 187 Olivier Passarrius, Aymat Catafau chapitre VII Le temps des chemins. La circulation en Bas-Conflent, au nord de la Têt du Moyen Âge à la fin du XIXe siècle............................................................................. 207 Jean-Pierre Comps chapitre VIII Aménagements agraires et élevage au Moyen Âge...................................................229 Olivier Passarrius, Aymat Catafau avec la collaboration de Denis Fontaine chapitre IX La montagne de la fin du Moyen Âge au début du XIXe siècle : cultures aux marges et terrains de pâture............................................................... 245 Aymat Catafau, Olivier Passarrius avec la collaboration de Denis Fontaine Chapitre X Une carrière de marbre en Roussillon : Les Pedreres (Bouleternère), source méconnue du bâti monumental médiéval et moderne............................................... 263 Michel Martzluff, Pierre Giresse avec la collaboration de Denis Fontaine et de patrick Barthes chapitre XI des pierres pour bâtir. exploitation traditionnelle du substrat minéral depuis le moyen âge aux marges de la plaine du roussillon (montagne de rodès, Bouleternère et ille-sur-têt).....................299 Michel Martzluff avec la collaboration de Sabine Nadal et de Denis Fontaine Annexe I Sur le plateau de Ropidera (Rodès) : le four de matériaux de construction de Les Clottes.............................................343 Céline Jandot Annexe II Le four à chaux de Les Pedreres (Bouleternère)..................................................... 353 Céline Jandot Quatrième partie : Vers la modernité. D’un monde plein à des territoires en déprise chapitre XII Des routes aux sentiers de randonnée...................................................................... 361 Jean-pierre Comps chapitre XIII Des terrasses à perte de vue... De la mise en valeur systématique d’un territoire à sa déprise (de 1832 à nos jours).......... 369 Olivier Passarrius, Aymat Catafau avec la collaboration de Patrice Alessandri et de Carine Coupeau-Passarrius chapitre XIV Démographie et activités économiques : éléments pour une histoire des transformations de Rodès entre 1850 et 1940............................................................................................................. 417 Nicolas Marty chapitre XV Riches et pauvres, royalistes et républicains à Rodès (1789-1851)......................... 431 Peter McPhee chapitre XVI L’héritage archéologique du monde industriel dans les zones brûlées : mines et carrières contemporaines............................................................................ 453 Michel Martzluff avec la collaboration de Sabine Nadal chapitre XVII Les nouveaux usages de la montagne.......................................................................... 475 Marjorie Bernat-Gaubert conclusion De l’histoire des paysages à la valorisation des sites........................................... 485 Olivier Passarrius, Aymat Catafau, Michel Martzluff Bibliographie . .............................................................................................................................................. 493 À la mémoire de Pierre-Yves Genty (1944-2005) pionnier des prospections archéologiques en Languedoc‑Roussillon Se n’han fet un fart de muntar murs i rocs per aixecar les feixes i guanyar a la muntanya l’espai de la garrofa, les espatlles dels homes. Perquè tot torni avui reialme de ginestes. Elles s’y sont crevées, les épaules des hommes, à monter murs et pierres pour construire ces feixes et gagner sur la montagne l’espace qu’il faut pour vivre. Pour que tout redevienne aujourd’hui royaume des genêts. Jordi Pere Cerdà (traduction : Marie Grau) Introduction De la prospection à l’histoire des paysages Olivier Passarrius, Aymat Catafau, Michel Martzluff Photo J. Roig - RMD agency Le feu dit de Tarerach débute le lundi 22 août 2005, aux alentours de 14 h 00, en bordure de la RD 47, entre les villages de Montalba-le-Château et de Tarerach. Il n’est maîtrisé que le mardi 23 août et éteint le jeudi 25, ayant ainsi parcouru 1 970 hectares de maquis, de landes, de bosquets de chêne vert et de chêne liège. La zone brûlée, immense, s’étire sur environ 6 km d’est en ouest et sur 3,5 km du nord au sud. Dans un premier temps, le feu s’est d’abord étendu sur la rive nord de la Têt (environ 1 200 hectares) depuis la route départementale no 17, le village de Montalba-leChâteau et la route départementale no 2 au nord, entre le ruisseau de Tarerach et la route départementale no 13 à l’ouest et le ravin de la Coume Dardenne à l’est. Puis le 22 août, vers 18 h 30, attisées par la tramontane, les flammes ont franchi le fleuve, traversé la route nationale 116 à hauteur du Col de Ternère et embrasé les hauteurs dominant le village de Bouleternère, entre la route départementale no 618 et l’ermitage de Domanova, avant d’être définitivement étouffées. Les territoires communaux de Rodès, Ille-sur-Têt, Tarerach, Montalba-le-Château et Bouleternère ont été touchés par l’incendie, à des degrés divers. Le feu, dont le développement a été très véloce compte tenu du vent violent de nord-ouest (vitesse de progression évaluée à 1700 m/h), a parcouru rapidement la végétation, ne brûlant pas les arbres en profondeur et permettant à bon nombre d’entre eux de survivre. Archéologie d’une montagne brûlée France Marseille Perpignan Espagne Département de l'Aude Barcelone ly L'Ag e nt d eme part t e La Tê g l'Ariè MER MÉDITERRANÉE Dé AND ORR E 14 La t h Te c Te Le Canigou ESPAGNE Altitude 2500 m Montalba-le-Château 2000 m 1500 m 1000 m 350 m 0 25 km 150 m Plateau Casesnoves Ropidera Ille-sur-Têt La Têt Rodès Bouleternère Vinça - - - limites de la zone incendiée 0 2 km Localisation du massif incendié. Au cœur même de la zone, les vents tourbillonnants ou la présence d’habitations défendues par les pompiers, ont préservé certains secteurs boisés, sur le versant sud-est du massif de la Cougoulère, autour des mas habités, ou encore au confluent du ravin d’El Bosc Negre et du Bellagre. Depuis la route nationale no 116, le long des rives du lac de Vinça, le regard est saisi par la richesse et la variété du paysage révélé par l’incendie. Partout des terrasses jusqu’à perte de vue, dans des endroits les plus improbables, accrochées à des pentes quasiment verticales ! Les temps peu lointains où la montagne toute entière était parcourue, aménagée et travaillée à main d’homme, se sont brusquement imposés à notre esprit étonné, et même stupéfait par l’ampleur de cette œuvre. En ce début de XXIe siècle, on a bien du mal à imaginer quelle somme de labeur, d’énergie et d’espoirs était investie chaque année, chaque saison, chaque journée, pour construire les murettes, égaliser les terrasses, remonter la terre, aménager les ruisseaux et les chemins, bêcher, planter, greffer, tailler, récolter... Pourtant les hommes et les femmes qui construisirent ces paysages étaient bien réels, et si proches de nous : à peine deux ou trois générations ont passé, et tout un monde s’est défait. En septembre 2005, les premières visites sur place ont permis d’apprécier rapidement le potentiel archéologique de la zone. Deux villages médiévaux désertés et leur territoire avaient été brûlés et « libérés » du maquis : le village de Ropidera, sur la commune de Rodès avec son église dite de « Les Cases » (Las Cazes sur les cartes IGN) et celui de Casesnoves sur la commune d’Ille-sur-Têt, en bordure de la Têt. Le contraste géographique entre le plateau de Rodès et de Montalba, émaillé de cuvettes hydromorphes dans les zones de chaos granitiques qui parsèment cet espace au nord et, vers le sud, les reliefs plus escarpés de la bordure du fleuve où le socle est souvent affleurant, laissait supposer un potentiel archéologique en adéquation avec les atouts des différents territoires : installations humai- Introduction nes nombreuses sur le plateau, élevage, arboriculture et installations temporaires sur les versants, sites défensifs ou de surveillance le long des crêtes dominant la vallée de la Têt. Ces reconnaissances ont également permis de prendre conscience de l’ampleur de l’impact de l’homme sur ce milieu. Peu de versants qui ne soient couverts de terrasses (les feixes en catalan), ou de murs d’épierrement, avec leur semis de cabanes, soit de forme rectangulaire avec couverture de matériaux périssables ou de tuiles, soit de forme carrée ou arrondie avec une couverture de dalles de granit disposées en encorbellement. Sur le plateau de Rodès, occupé en grande partie par des prairies jalonnées de vastes chaos granitiques, ont été localisées de nombreuses bergeries, mentionnées cortals sur les plans cadastraux napoléoniens, et dont les élévations gardaient la trace d’aménagements successifs, peutêtre le reflet dans la pierre d’évolutions agricoles des deux derniers siècles. incendies du Midi méditerranéen : vers une nouvelle forme d’investigation archéologique Notre projet de prospection systématique de la montagne brûlée reposait sur quelques travaux précédents du même type, sur une première expérience locale et sur quelques éléments de comparaison dans le Midi de la France. En Roussillon, les premières recherches concernant un massif incendié ont été menées sur le piémont des Albères, sur le secteur de la Pave (communes d’Argelèssur-Mer et de Sorède). Cette zone a été ravagée durant l’été 1989 par un violent incendie qui a réduit en cendres près de 150 hectares de maquis, autour de l’ermitage de Notre-Dame du Château et des ruines du château d’Ultrera, mentionné dès le VIIe siècle dans la documentation historique. Sur le terrain, les recherches menées dans le cadre du programme de prospection et d’inventaire des sites archéologiques de la basse vallée du Tech, coordonné par Jérôme Kotarba, se sont surtout concentrées sur la partie orientale de l’emprise. Les prospections pédestres ont été réalisées de façon systématique durant le mois de juin 1991, soit près de deux ans après le sinistre. Ces travaux ont permis l’inventaire de plusieurs sites de l’âge du Bronze ou du premier âge du Fer, . Récit de l’expédition de Wamba, en 673. . Kotarba, Pezin, Vignaud 1991. de faible superficie, installés le plus souvent sur un replat ou à l’abri d’un rocher. Cette occupation dense semble marquer le premier peuplement du massif : aucun site antérieur à cette période n’a en effet été mis au jour sur la zone d’étude. L’époque romaine n’est pas représentée et les quelques fragments d’amphore africaine collectés, attribuables à l’Antiquité tardive, sont probablement à mettre en relation avec le Castrum Vulturaria cité en 673 lors du passage des troupes de Wamba. Plusieurs sites médiévaux ont également été mis en évidence. Ils sont liés pour la plupart à la présence de ce castrum et à la surveillance de la voie qui passe en contrebas, dans la vallée. Certains peuvent être interprétés comme des structures domestiques, des maisons villageoises ou des habitats dispersés dont les derniers sont abandonnés aux XIIIe‑XIVe siècles. Le site d’Ultrera fait aujourd’hui l’objet de fouilles programmées. Dans la région de Montpellier, des recherches similaires ont été entreprises dans la garrigue par Pierre-Yves Genty, sur les massifs situés au nord de la ville, en particulier dans des zones touchées par un incendie. En 1994, et après quatre années de prospections, près de 200 sites archéologiques inédits avaient été inventoriés mettant en lumière la richesse de ces territoires. Le 28 août 1989, un violent incendie ravage la montagne Sainte-Victoire, immortalisée par Cézanne. 5 500 hectares de maquis ont été réduits en cendres, surtout sur le versant méridional de ce massif calcaire limité au sud par la vallée de l’Arc, un tributaire de l’Étang de Berre, et au nord par les plateaux de Peyrolles et la vallée de la Durance. Dès le mois de novembre, des prospections systématiques ont été entreprises sur les communes de Saint-Antonin et le plateau du Cengle qui présente une unité géographique de dimensions réduites mais bien définie sur le terrain : un piémont érodé, un plateau tabulaire, des terrasses alluviales, des dépressions en partie drainées. Sur certains oppida et notamment sur les sites de Saint-Antonin et de Bramefan, une prospection fine précédée par la mise en place d’un carroyage a été réalisée. . Se reporter à l’étude d’Alain Vignaud dans Kotarba, Pezin, Vignaud, 1991. . Ces travaux sont restés inédits mais tous les sites ont bien entendu fait l’objet d’une notice et sont inventoriés au sein de la Carte Archéologique Nationale. . D’Anna, Leveau, Mocci 1995, Walsh, Mocci 2003. Ce programme, coordonné par André D’Anna, a été retenu par le C.N.R.S dans le cadre de l’ATP « Grands projets d’archéologie métropolitaine », sous le titre « Occupations des sols et évolutions des paysages dans une montagne méditerranéenne : la Sainte-Victoire ». L’équipe plurisdiciplinaire regroupait, de 1990 à 1995, des chercheurs et des enseignants du C.N.R.S, des universités de Provence, de Tübingen en Allemagne et d’York en Angleterre. 15 16 Archéologie d’une montagne brûlée Le village de Rodès menacé par l’incendie (cl. J. Roig - RMD agency). Au pied du château, le village de Rodès, le jour de l’incendie (cl. J. Roig - RMD agency). Introduction Quelques sondages, de faible superficie au sol, ont été implantés pour préciser la durée d’occupation. Les observations effectuées sur le massif permettent de distinguer plusieurs phases qui s’intègrent assez bien aux grandes tendances du peuplement élaborées pour la Provence. Une longue période de fréquentation épisodique couvre toute la Préhistoire jusqu’au milieu du Néolithique, elle est suivie d’une anthropisation généralisée du massif dont le processus est abouti à la fin du Néolithique. Cette époque est ensuite suivie d’une phase de déprise correspondant au recul, quasi-généralisé d’ailleurs en Provence, du peuplement à l’âge du Bronze. La période suivante, à partir du second âge du Fer est marquée par un foisonnement de nouveaux sites et la mise en place d’un peuplement dense et durable durant plusieurs siècles. Pendant l’époque romaine, et notamment à partir du milieu du Ier siècle avant J.-C., la plupart des sites de hauteur sont abandonnés, car le changement du mode d’exploitation antique favorise la dispersion de l’habitat autour de vastes établissements agricoles installés plus bas dans la vallée. Ce projet, à l’origine une simple prospection diachronique, avait pour objectif de montrer que même sans fouille, à partir de la seule collecte de données de surface, il était possible de faire des observations sur l’occupation du sol allant au-delà du simple inventaire ou catalogage de sites. Pour la Préhistoire, le projet a permis de compléter la carte d’occupation du sol mais n’a entraîné aucune découverte originale par rapport aux connaissances antérieures. Pour les périodes protohistoriques et romaines, la prospection a surtout permis une meilleure connaissance des amphores permettant ainsi de mieux déterminer des sites peu marqués au sol. Les problèmes de conservation différentielle de la céramique, le relief souvent très escarpé et les difficultés de lisibilité du sol sont des contraintes qui n’ont pu être réellement maîtrisées et la carte archéologique obtenue reflète partiellement – comme le soulignent les auteurs de l’étude – celle des activités agricoles. En effet, l’abandon des labours et donc l’absence de renouvellement des indices en surface ont été considérés comme le principal obstacle pour la détection des sites. Dans le massif des Maures, un incendie a ravagé plus de 8 000 ha de forêt et de maquis en 1990, il fut suivi d’un projet de prospection archéologique, intégré au programme « Fréjus-Argens » mis en place un an avant le sinistre. . D’Anna, Leveau, Mocci 1995. . Projet « Hommes, espaces et techniques dans la région de Fréjus », sous Ces travaux de prospection, complétés par des sondages, ont permis de mettre en évidence une dynamique de peuplement particulière à ce massif, avec une occupation dense au second âge du Fer suivie d’une déprise et d’un hiatus dans l’occupation du massif durant l’Antiquité romaine. Les recherches méthodiques dans les massifs méditerranéens incendiés sont donc récentes et les premiers travaux ne remontent pas au-delà du début des années 1990 alors même que la forêt s’embrase quasiment tous les étés, réduisant en cendres 25 000 hectares par an en moyenne. Dans le département des Pyrénées-Orientales, plus de 50 000 hectares ont été détruits depuis 1973 et, à ce jour, seulement 2 000 ha ont fait l’objet de prospections archéologiques. Certes, depuis quelques années, ces recherches archéologiques ne peuvent plus être assimilées à des opérations d’archéologie préventive, car les aménagements des espaces à reboiser sont réduits au minimum. Le reboisement après l’incendie, avec la plantation de résineux sur des terrains aplanis au bulldozer, est désormais abandonné : les acteurs qui interviennent après le sinistre préfèrent accompagner la repousse et la reconquête naturelle de la forêt réduisant ainsi l’impact négatif sur le patrimoine. Les prospections menées sur ces massifs présentent un intérêt scientifique et patrimonial certain car elles offrent, en tous cas en Roussillon, des modèles de peuplement divergents de ceux de la plaine et permettent la mise au jour de vestiges dans un état de conservation remarquable. Sur le village de Ropidera par exemple, l’étude du bâti visible sans fouille a permis de lever le plan souvent complet de plusieurs maisons des XIVe-XVe siècles dont l’élévation était conservée jusqu’au premier étage. Le faible nombre d’opérations archéologiques sur ces massifs incendiés s’explique par la difficulté à mettre en place dans un délai très court des interventions d’envergure qui nécessitent un investissement lourd en temps, en fonction de la superficie du sinistre et de la nature du terrain, souvent accidenté dans le Midi et difficile à arpenter. De plus, excepté pour quelques cas particuliers, la reprise de la végétation est rapide et, dès le printemps et sur la zone qui nous occupe ici, l’herbe, les ronces et les buissons ont réduit quasiment à néant la lisibilité dès le mois de mai 2006, neuf mois après le passage du feu. la coordination de F. Audouze, J.-L. Fiches et S. Van Der Leeuw, avec pour objectif de suivre l’organisation et l’exploitation du bassin-versant de l’Argens entre le Néolithique et l’époque moderne, en combinant trois approches complémentaires (écologique, géographique et technologique). . Bertoncello, Gazenbeek 1997. . Données extraites de la base Prométhée (http ://www.promethee.com). 17 18 Archéologie d’une montagne brûlée Juché sur un piton du chaos de Ropidera, face au Mas Molins, un superpe chêne liège dont l’écorce était encore exploitée dans la seconde moitié du XXe siècle. Six mois seulement après l’incendie, sa frondaison en panache défie la puissante tramontane soufflant du nord-ouest. (Cl. A. Catafau, printemps 2006). Projet collectif et moyens mis en œuvre Les premières reconnaissances effectuées sur le massif incendié de Rodès ont été réalisées dès le mois de septembre 2005, un mois environ après le sinistre et après les premières pluies d’automne qui ont délavé le sol. Le projet de prospection-inventaire a été mis en place à l’initiative de l’Association Archéologique des Pyrénées-Orientales qui joue, depuis plus de 20 ans, un rôle moteur dans les projets départementaux d’étude archéologique du territoire, notamment par la réalisation du programme d’inventaire des sites. Cette opération a fait l’objet d’une autorisation de prospection-inventaire délivrée par le Service Régional de l’Archéologie et a été en grande partie financée sur les fonds propres de l’Association, avec la contribution du CRHiSM (Université de Perpignan). Un projet d’étude diachronique des occupations humaines et de l’évolution des paysages a été mis en place en collaboration avec l’Université de Perpignan, le Centre de Recherches Historiques sur les Sociétés Méditerranéennes et le laboratoire de géographie physique Médi-Terra. L’équipe de recherche a donc été constituée en regroupant des chercheurs d’horizons différents, dans un souci de réelle pluridisciplinarité, pouvant déboucher, nous l’espérions, sur une compréhension globale, géographique, historique et archéologique, du secteur. Afin de faire profiter chacun des éclairages des autres chercheurs et de permettre un véritable dialogue entre les disciplines, nous avons décidé de deux étapes antérieures à la publication de cet ouvrage : d’abord la rédaction du rapport de prospection-inventaire, qui a réuni à la fin de l’année 2006 la totalité des résultats des recherches de terrain et d’archives et les premiers textes de réflexion sur ces données. Chacun des chercheurs a donc eu à disposition, pour écrire son texte, les données et les analyses des autres collègues impliqués dans l’étude de la zone brûlée. Ensuite, l’organisation de deux journées d’études, les 1er et 2 juin 2007, à l’Université de Perpignan, a permis de mettre en commun les premiers résultats, et de les présenter au public et aux acteurs du territoire (collectivités, associations)10. Une collaboration étroite a aussi été développée avec le Conseil d’Architecture, Urbanisme et Environnement (CAUE des P.-O., conseil général) avec pour objectif de valoriser les résultats de nos travaux et de proposer aux communes et collectivités concernées des projets d’aménagement et de mise en valeur du patrimoine de la zone et des mesures de mise en protection des secteurs paysagers les plus remarquables. Cette collaboration a fait l’objet de plusieurs conférences et communications, elle donnera lieu à une publication future. L’équipe réunie pour les travaux de terrain, de laboratoire et d’archives est diverse, dans ses compétences, ses méthodes, ses professions, ses qualifications et ses rattachements. On y trouve, à la base, les membres de l’Association Archéologique des Pyrénées-Orientales, qui reflètent la richesse et la variété des acteurs de l’archéologie départementale : employés de l’AAPO, stagiaires étudiants, adhérents actifs ou retraités, enseignants du premier et du second 10. Ces journées ont été organisées par l’association archéologique des Pyrénées-Orientales, l’université de Perpignan et le conseil général des Pyrénées-Orientales. Depuis cette date, une première communication au colloque d’Alguaire, où nous avions été invités par Jordi Bolòs et Enric Vicedo, nous a permis de présenter les premières conclusions partielles, v. Passarrius, Catafau 2009. Introduction degré ou de l’université, professionnels de l’INRAP ou de structures territoriales (pôle archéologique, conseil général des P.‑O.). Sont venus renforcer cette équipe, en fonction de nos sollicitations, quatre géographes : spécialistes des incendies de forêt, de la géomorphologie des Pyrénées, des aménagements ruraux contemporains, un géologue expert auprès des pouvoirs publics pour les carrières des P.-O., un archiviste connaisseur des fonds notariaux, deux historiens du monde rural et de l’entreprise des XIXe et XXe siècles, enfin une spécialiste en architecture traditionnelle et patrimoine des sociétés rurales. De ce qui aurait pu être un patchwork, un assemblage de contributions disparates, nous avons essayé de faire un livre. Au lecteur de juger si nous y sommes parvenus. Par son objet d’étude, ce projet était, pour nous, archéologues et historiens, à la fois séduisant et inquiétant. Qui ne parle aujourd’hui de « paysages » ? À ce mot les géographes et les historiens donnent le sens précis d’un espace investi et transformé par l’homme, du résultat de l’action séculaire, ou millénaire, de l’homme sur un espace. Il semble aujourd’hui que tous les spécialistes des sciences humaines raisonnent en termes de « paysage ». Le paysage est à la mode, il s’impose comme un mot « fourre-tout » qui veut exprimer une ambition renouvelée des chercheurs en lui Prospection archéologique dans le massif incendié (cl. A. Catafau). donnant une dimension globale, presque exhaustive, des activités humaines. Pour nous, cette approche en terme de paysage était indispensable et inévitable. Elle s’imposait et nous a aussi imposé son cadre. Notre point de départ est géographique et territorial : des reliefs et un donné naturel, mais aussi des espaces transformés, dominés et délimités par les sociétés qui les occupent, les exploitent. Le défi que nous nous sommes donné était de tenter de mettre de l’histoire dans cette géographie, de tracer les évolutions chronologiques de cette occupation humaine pluri-millénaire, de dater des faits visibles, d’apparence immémoriale (les murettes, les cabanes, les chemins) ou d’autres à peine perceptibles (l’exploitation des chaos granitiques). Les résultats, on le verra, ne sont pas minces, même si les limites d’une « archéologie légère », celle d’une approche « de surface », par les seules prospections, sont souvent rappelées. Rappelées, mais non déplorées, car nous espérons que cet ouvrage apportera la preuve qu’une archéologie « superficielle », qui ne détruit rien et ne coûte guère, peut, renforcée par l’apport des spécialistes de toute nature, et avec le complément des archives, fournir des résultats valables, des informations neuves, des bases d’une réflexion enrichie sur le peuplement, l’habitat, l’occupation du sol, les activités des hommes, et surtout, donc, leurs évolutions. 19 20 Archéologie d’une montagne brûlée L’église et le pierrier du village de Ropidera peu après l’incendie (cl. P. Roca). Les connaissances préalables sur le secteur incendié Le secteur étudié ici n’avait jamais fait l’objet de prospections pédestres systématiques, même s’il avait été maintes fois parcouru, notamment par Yves Blaize ou le docteur Francis Catala dans les années 1950. Ce dernier s’est attaché à prospecter les secteurs du Col de Ternère ou de Motzanes (commune de Rodès), en marge de la zone brûlée. À propos du lieu-dit Cogulera, une crête rocheuse qui domine la vallée de Têt, Louis Bassède indique que « cette colline porte des vestiges préromains, peut-être un ancien oppidum qui aurait laissé son nom au lieu-dit voisin, Coma d’Otreira ou château des vautours »11. Cette information n’a pu être vérifiée par Jérôme Kotarba et Florent Mazière, qui n’ont collecté à cet endroit que deux fragments de céramique protohistorique. Lors de leur observation sur place, la densité de la végétation n’a pas permis de pousser au-delà les investigations et le site n’a pas été inventorié12. Au centre archéologique dé11. Basseda 1990, p. 639. 12. Kotarba, Castellvi, Mazière 2007, 539-540. partemental est conservée une ancienne collection déposée par Anny de Pous, ramassée à la Cogulera. Un inventaire récent de cette petite série permet de dater l’occupation de ce site des IIIe‑IIe siècles avant J.‑C. (céramique modelée, céramique grise monochrome, céramique de la côte catalane, amphore gréco-italique et ibérique)13. À environ 1 km à l’est se trouve le lieu-dit de La Guardiola dont le toponyme pourrait garder le souvenir de La Gaiardia, peut-être une tour ou une fortification, mentionnée dans la documentation en 953 et localisée, toujours par Louis Bassède, au nord de la Têt14. À l’intérieur du massif, l’un des sites de hauteur protohistoriques (l’« oppidum ») pris en compte dans cette étude avait été identifié par Yves Blaize et prospecté avant que le feu ne le libère du maquis dense qui le rendait difficile d’accès15. Le dolmen du Serrat Blanc, en bordure de l’une des pistes DFCI était également connu d’Yves Blaize. 13. Ibidem. 14. Basseda 1990. 15. Blaize 1987, p. 7-12. Ce site a été désigné sous le nom d’« oppidum » dans cet ouvrage. Introduction Le village abandonné de Casesnoves avec sa tour sur motte et son église (cl. P. Roca). Le village médiéval déserté de Ropidera se trouve au cœur de la zone incendiée et a fait l’objet de plusieurs notes ou articles16. Jusqu’à l’incendie, les vestiges du village de Ropidera étaient noyés sous un épais maquis rendant difficile voire impossible leur appréciation. Seules les ruines de l’église étaient visibles et surtout son abside surmontée d’une tour massive, fortification dont font état les textes du début du XIVe siècle. Une rapide visite sur place a permis de percevoir une multitude de constructions, de murs délimitant des ruelles, probablement les derniers vestiges des habitations villageoises. Sur la commune d’Ille-sur-Têt enfin, le feu a parcouru la quasi-totalité de l’ancien territoire du village médiéval déserté de Casesnoves, épargnant l’église et la tour, et leurs abords immédiats où se trouvent les vestiges d’habitations. De l’autre côté du bassin versant, sur la commune de Bouleternère, les textes font état d’un autre lieu de peuplement, l’alleu de Croses mentionné dès 1011 (alode de Crodos). On retrouve ce lieu mentionné en 1267, 1319, 16. Tosti 1987, Bolòs 1995, p. 500-502. 1358 et en 1519 est cité le cimeterium de Croes17. Des vestiges médiévaux appartenant vraisemblablement à ce noyau de peuplement ont été signalés à proximité de l’église de Domanova, sur le versant est qui domine le ruisseau du Fagès18, en dehors de la zone concernée par l’incendie. Un des intérêts de la zone incendiée réside dans ses contrastes géographiques et environnementaux, on l’a vu, et à ce titre elle marque en direction méridienne la limite entre la plaine du Roussillon et la vallée du Conflent qui conduit aux hautes terres de Cerdagne et Capcir. Mais il réside aussi dans ses divisions politiques. En effet la montagne brûlée est une frontière, entre Fenouillèdes (Montalba), Roussillon (Ille) et Conflent (Tarerach, Rodès, Vinça). Vicomtés et comtés du Moyen Âge s’y rejoignent, s’en disputent les accès, contrôlent les passages. Puis, entre 1258 et 1659, du Traité de Corbeil au Traité des Pyrénées, la frontière entre royaumes de France et d’Aragon passe entre Montalba et Ropidera. 17. Ponsich 1980. 18. Tosti 1987. 21 22 Archéologie d’une montagne brûlée Prospection archéologique sur le plateau de Rodès (cl. O. Passarrius). Le déroulement des recherches Borne frontière entre royaume de France et courronne d’Aragon, portant à sa base la date 1658, aujourd’hui limite des territoires d’Ille et de Montalba (cl. O. Passarrius). Le château de Vinça (cité dès le Xe siècle), ceux de Montalba, de Rodès, de Casesnoves, les églises fortifiées de Ropidera et de Reglella, les murailles des villages de Vinça et d’Ille-sur-Têt témoignent des nécessités défensives et de la volonté d’affirmation politique des divers pouvoirs présents sur cet espace resserré. Il était intéressant de se demander dans quelle mesure cette position frontalière, la délimitation de ces territoires politiques était sensible dans le paysage et dans les usages que les hommes en faisaient. Perméables ou fermées, pleines de dangers ou riches d’opportunités, les frontières étaient-elles une réalité vécue par les populations voisines, étaient-elles réelles ou seulement abstraites ? Dans le paysage, nous les avons cependant rencontrées, sous la forme des bornes frontalières qui délimitent encore le territoire d’Ille-sur-Têt de celui de Montalba, et qui ne sont autres que les bornes entre États, rénovées en 1658, soit juste un an avant que l’annexion des comtés nord-catalans ne les rendent obsolètes d’un point de vue étatique, mais elles avaient continué à marquer le partage des territoires communaux, à l’époque entre Casesnoves et Montalba. Après la première phase de reconnaissance, les prospections pédestres ont démarré à la mi-novembre 2005, pour s’achever dans le courant du mois d’avril 2006, à raison de deux jours d’intervention par semaine. Elles ont été réalisées par une équipe d’une dizaine de personnes, chercheurs et bénévoles. Un stage de prospection destiné aux étudiants a été organisé durant les vacances scolaires du mois de décembre et a permis d’accueillir en continu une équipe d’une quinzaine de personnes. L’étude des terrasses et des aménagements agraires a été menée en parallèle et s’est achevée au mois de mai. Le relevé des ruines du village médiéval déserté de Ropidera a donné lieu à une opération à part entière, durant les vacances universitaires de printemps. Enfin, le relevé des bergeries et des enclos a été réalisé en grande partie durant l’été, à la fin de l’opération. D’autres opérations ponctuelles ont été effectuées jusqu’en octobre 2008 par de petites équipes de deux ou trois chercheurs afin de préciser certains points portant sur la préhistoire ou l’étude des marbres. Ces recherches ont souvent débordé du cadre strict du brûlis, en particulier celles qui ont concerné les berges du barrage de Vinca, lors de son étiage, pendant l’hiver 2007. Enfin, l’équipe de l’AAPO conduite par J.‑P. Comps pour la recherche des chemins a dédié ses sorties hebdomadaires à l’étude de ce territoire. Les reconnaissances préalables ont permis de subdiviser la zone en trois secteurs distincts pour lesquels l’investissement était très variable. Sur la partie nord de la Introduction Contraste entre une zone brûlée et une zone de maquis épargnée par l’incendie, où il est impossible de prospecter et de lire les éléments du paysage (cl. O. Passarrius). commune de Rodès, sur le plateau et à l’ouest du Bellagre, la topographie offre une zone propice aux installations humaines : relief assez doux, abris fournis par les chaos granitiques, dépressions humides et eaux abondantes en hiver. Lors de cette première phase, plusieurs sites ont été découverts ce qui nous a encouragés à mettre en place une prospection fine systématique de l’ensemble de la zone. Cette approche a consisté à parcourir le terrain en rangs serrés, espacés tous les 5 à 10 m, en piquetant et en signalant systématiquement à haute voix aux chefs d’équipes la nature et la densité des artefacts observés. Les concentrations de mobilier ont fait l’objet d’une collecte exhaustive de l’ensemble des céramiques et autres objets présents en surface. Le relevé des artefacts a été réalisé à l’aide d’un GPS. Sur le terrain, les prises de notes consistaient à relever la topographie du terrain, la végétation résiduelle, les aménagements culturaux postérieurs susceptibles d’avoir menacé l’intégrité des vestiges, la nature, l’état de conservation et la densité des céramiques, le taux de lisibilité et enfin l’observation de vestiges bâtis (murs...) présents en nombre en surface et pouvant être rattachés à la période d’occupation du site. À l’est du ravin du Bellagre et sur les versants qui dominent la Têt, notre prospection a été plus légère. La totalité de la surface a été parcourue mais de façon plus rapide et en rangs moins serrés compte tenu de la quasi absence de vestiges archéologiques. Il en a été de même pour la partie méridionale du feu, du col de Ternère aux hauteurs de Bouleternère où les aménagements récents (constructions, ouvertures de pistes, replantations au bulldozer) ont bouleversé le paysage. La totalité du territoire incendié a été parcouru et prospecté, plus ou moins finement en fonction des particularités du terrain, permettant ainsi l’inventaire de 74 sites archéologiques inédits. Dans le cadre de ce projet, une attention particulière a été portée à l’étude du paysage. L’analyse n’a pu bien entendu être réalisée sur l’ensemble du massif incendié. Elle s’est attachée à cinq secteurs, choisis pour leur représentativité. Ces secteurs, dont certains dépassent 70 ha de superficie, ont été finement prospectés et tous les aménagements visibles ont été pris en compte (terrasses, enclos, canaux, cabanes, bergeries...). Sur le terrain, l’analyse de chaque parcelle et le relevé des aménagements liés aux travaux de mise en culture ont été confrontés aux deux cadastres existant sur la zone : le plan cadastral dit napoléonien (1832/1834) et les cadastres de 1941/1946. 23 24 Archéologie d’une montagne brûlée Cabane à encorbellement dans un paysage de terrasses (cl. A. Catafau). Terrasses découvertes par le feu, près de secteurs où le maquis a été épargné par l’incendie (cl. O. Passarrius). Introduction L’analyse des registres des états des sections a permis d’identifier les propriétaires et les types de cultures pratiquées et sur les communes de Montalba-le-Château et d’Ille-sur-Têt, qui ont conservé les registres de mises à jour de l’état de section (entre le XIXe et le milieu du XXe siècle), le suivi précis de l’histoire de chaque parcelle a permis de mieux comprendre les évolutions globales du territoire, touché par les crises phytosanitaires du XIXe siècle et l’effondrement démographique dû à la première guerre mondiale. La confrontation de ces données avec la collecte systématique du mobilier présent en surface a permis des tentatives de mise en phase chronologique de certains aménagements sans toutefois réussir à appréhender réellement les travaux de mises en culture antérieurs à l’Ancien Régime. Les cabanes et les constructions de pierre sèche ont toutes été relevées mais n’ont pas donné lieu à une étude spécifique qui aurait pu s’intéresser à la typologie et à l’évolution architecturale de ces bâtis vernaculaires qui génèrent tant de curiosité et de fascination19. Le nombre de publications récentes ou anciennes concernant ce thème a, comme le souligne Christian Lassure après Jean Chapelot, littéralement envahi la bibliographie, provoquant chez les chercheurs méfiance et désintérêt20. En Roussillon, de nombreux historiens ou archéologues se sont intéressés à ce thème : Pierre Ponsich à partir du milieu des années 195021 puis Anny de Pous22, Françoise Claustre23 ou encore Jean Tosti24. Dans les recherches récentes, on peut aussi signaler les travaux entrepris par Christian Lassure, le dépouillement bibliographique qu’il a mené à bien sur ce thème et la fondation de la revue L’architecture rurale en pierre sèche en 197725. Dans les Pyrénées-Orientales, les programmes de prospection-inventaire puis le Projet Collectif de Recherche sur la montagne cerdane (Estivage, structuration sociale d’un espace montagnard) dirigés par Christine Rendu ont abouti à la mise en place d’une approche ar19. Dans la zone brûlée, près de 400 cabanes construites en pierre sèche, à la toiture en encorbellement ou couvertes de tuile ronde, ont été inventoriées et photographiées. 20. Lassure, Repérant 2006, p. 6. 21. Ponsich 1956, p. 305-317. 22. Pous 1959a, Pous 1959b, Pous 1964a, Pous 1964b, Pous 1965, Pous 1967a, Pous 1967b, Pous 1967c, Pous 1969, Pous 1975, Pous 1976, Pous 1977, Pous 1984, Salavy, Pous 1985, Lassure, Pous 1977. 23. Claustre 1985, p. 38-39. 24. Tosti 1995. 25. Revue devenue rapidement L’architecture rurale puis L’architecture vernaculaire. Citons aussi son dernier ouvrage consacré aux cabanes en pierre sèche en France (Lassure, Repérant 2006). chéologique et anthropologique des systèmes d’estivage dans la très longue durée avec notamment la fouille fine de nombreuses cabanes dont les plus anciennes ont été datées de l’âge du Bronze26. On est assez loin, avec les estives d’Enveigt comprises entre 1 900 et 2 100 mètres, des problématiques soulevées par l’étude qui nous occupe, les plus hauts sommets de notre zone culminant à 530 m, avec une altitude moyenne au niveau du plateau de 480 m. Et pourtant, depuis le début de l’âge du Bronze, l’élevage semble jouer un rôle non négligeable dans l’occupation, la mise en valeur et l’organisation de la montagne brûlée, autour de cuvettes hydromorphes creusées par déflation et dont les prés et les pâturages ont été fréquentés dès l’âge du Bronze. L’étude menée dans la montagne de Rodès fut pour nous tous un intermède dans nos recherches personnelles, une fenêtre ouverte sur d’autres problèmes, parfois bien différents de ceux posés dans la plaine où se concentre la quasi-totalité de l’archéologie aujourd’hui et de nos activités. Les prospections ont permis la mise au jour de nombreux sites, notamment de la Préhistoire récente ou du Moyen Âge, souvent des habitats mais aussi des dolmens, des fours à chaux, des tuileries, des zones d’extraction de matériaux avec des carrières de granit, de feldspath, de marbre ou des zones de débitage de meules de moulin. Ces résultats, les réflexions menées sur les périodes non représentées sur le terrain, ont permis de dresser les grandes lignes du peuplement du massif, depuis le Paléolithique jusqu’au XXe siècle. L’ensemble des données est issu des seules prospections et études documentaires et il nous est apparu nécessaire de montrer que ce type d’approche, sans fouille et avec des moyens limités, pouvait permettre de faire des observations sur l’occupation du sol et la mise en valeur d’un territoire en allant bien au-delà du simple travail d’inventaire. Bien évidemment, cette recherche ne peut se substituer à des fouilles – ayant pour but de confirmer les hypothèses mises en avant et de répondre aux nombreuses questions restées sans réponse – mais elle est susceptible d’en orienter les stratégies. 26. Rendu 2003a, Rendu 2003b, p. 142-244. 25 26 Archéologie d’une montagne brûlée Le plan que nous avons adopté pour cet ouvrage est logique et, somme toute, sans surprises ni originalité. Il part de l’événement, le feu, puis s’attarde sur le milieu, relief, eaux et sols, pour tracer le cadre de l’établissement des hommes. Vient ensuite la longue préhistoire, époque des premières occupations humaines, où la connaissance des temps anciens est liée à la genèse des paysages et des sols, et la préhistoire récente, celle des agriculteurs et pasteurs de l’âge du Bronze, artisans potiers et métallurgistes, qui amorcent la main mise de l’homme sur le paysage. La troisième partie s’intéresse aux traces d’un monde rural disparu, celui qui, après un relatif abandon dans la longue Antiquité, s’étend depuis le Moyen Âge jusqu’aux lendemains de la Révolution française, vivant en relation étroite avec les milieux dont il tire ses ressources. C’est le temps de la plus grande densité d’occupation et d’exploitation agro-pastorale de la montagne. Les prospections ont aussi révélé à quel point les ressources minérales du massif de Rodès-Montalba-Bouleternère étaient d’une grande importance pour ces hommes, qui n’étaient pas seulement paysans. Enfin la dernière partie fait le point des évolutions récentes, celles des deux derniers siècles, qui nous ont légué l’essentiel du paysage que nous contemplons maintenant. Des modes de vie et des travaux proches dans le temps que beaucoup d’entre nous ont connus ou entendus évoquer par leurs parents, et dont les traces s’effacent rapidement. Aujourd’hui, alors que des pratiques nouvelles de la montagne, résidence secondaire, aire de loisirs et de promenade, s’y substituent, nous avons aussi voulu en faire l’inventaire, pour peut-être parvenir à orienter les regards de ces néo-ruraux ou ruraux occasionnels vers un héritage à connaître et à sauvegarder. Mise au point sur les orthographes fautives, barbares ou dissemblables des toponymes de la Montagne brûlée L’orthographe des toponymes mineurs n’a été ni harmonisée ni corrigée, malgré de nombreuses formes de toute évidence erronées, et parfois de vrais barbarismes. Devant la variété des usages en vigueur chez les différents auteurs, certains pouvant avoir leur logique propre (orthographes des éditions successives des cartes IGN, graphies des cadastres anciens ou actuel, formes « figées » par les auteurs précédents ayant écrit sur le secteur, citations des textes anciens ou contemporains, etc.) nous avons renoncé à réécrire sous leur forme catalane correcte les toponymes mineurs dans les textes, les cartes, les tableaux, les légendes. Nous en demandons pardon aux amoureux et aux défenseurs de la langue catalane, qui trouveront dans Bécat 2008 et dans IEC 2007 les graphies correctes de quelques lieux-dits des villages ici étudiés. Seule l’orthographe de Ropidera et Casesnoves a été uniformisée, sauf oubli de notre part... Les directeurs de l’ouvrage Première partie L’événement et le cadre Photo J. Roig - RMD agency chapitre I L’incendie de Tarerach du 22-23 août 2005 : caractéristiques du feu et impact sur la végétation Johanna Faerber En région méditerranéenne, les incendies constituent un risque omniprésent. Dans les Pyrénées-Orientales, les statistiques PROMéTHéE ne dénombrent pas moins de 3 724 « feux de forêts » pour la période 1974 à 2007, soit une moyenne de 110 feux par an. L’incendie qui s’est déclaré le 22 août 2005 sur la commune de Tarerach n’est donc pas un phénomène isolé. Toutefois, il reste un événement exceptionnel par sa taille : avec 1970 ha parcourus, l’incendie occupe dans les statistiques la 4e place. C’est le plus grand feu dans le département depuis 1978. Nous allons tenter de replacer le feu de Tarerach dans le contexte des incendies dans le département des Pyrénées-Orientales, de décrire les caractéristiques de l’incendie et d’analyser son impact sur la végétation. . Prométhée est une base de données sur les incendies de forêts de la région méditerranéenne. Conçue et lancée en 1973, cette opération couvre 15 départements du Sud-Est. . D’après la définition officielle de PROMéTHéE, le terme « feu de forêt » regroupe dans les statistiques les « incendies qui ont atteint des forêts, landes, garrigues ou maquis d’une superficie d’au moins un hectare d’un seul tenant ». Toutefois, de nombreux feux d’une superficie inférieure à 1 ha ont été intégrés dans les statistiques (1 034 incendies pour les Pyrénées-Orientales, soit 27,5 % des feux). Les incendies dans les PyrénéesOrientales En région méditerranéenne française, le risque de feu est maximal en été. Dans les Pyrénées-Orientales, 47 % des incendies se produisent dans les mois de juillet, août et septembre, contre seulement 12 % en hiver (décembre-février). La concentration des feux en été est assez constante dans le temps, car elle est la conséquence directe du climat méditerranéen avec ses étés chauds et secs. En termes de superficie, on note par contre des variations interannuelles importantes (graph. 1). Dans les Pyrénées-Orientales, la surface moyenne brûlée par an est de 1 477 ha, mais les chiffres réels s’échelonnent entre 76 ha pour l’année la plus « froide » (1999) et 10 899 ha pour l’année la plus « chaude » (1978), soit 143 fois plus. Ces grandes différences s’expliquent pour une large partie par l’inconstance du climat méditerranéen : les précipitations affichent de fortes variations d’une année à l’autre, en termes de cumuls annuels comme de répartition au cours d’une année. Par conséquent, les périodes de sécheresse particulièrement propices à l’éclosion des feux sont plus ou moins nombreuses suivant les années. Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre I 12000 10000 surface incendiée (ha) •500 ha 100<500 ha 8000 <100 ha 6000 4000 2000 2007 2006 2005 2004 2003 2002 2001 2000 1999 1998 1997 1996 1995 1994 1993 1992 1991 1990 1989 1988 1987 1986 1985 1984 1983 1982 1981 1980 1979 1978 1977 1976 1975 0 1974 30 1 - Surface brûlée dans les Pyrénées-Orientales en fonction de la taille des incendies (1973-2007). Figure 1 Toutefois, cette explication n’est pas entièrement satisfaisante, car on n’observe pas la même ampleur des variations interannuelles pour le nombre des feux : l’année « chaude » (1978) dénombre 225 incendies contre seulement 63 pour l’année « froide » (1999), soit 3,6 fois plus. La prise en compte de la taille des incendies permet d’apporter une clarification. Dans le graphique 1, les surfaces incendiées par an ont été classées en fonction de la taille des feux. Trois classes ont été établies : les « petits et moyens incendies » (<100 ha), les « grands incendies » (100<500 ha) et les « très grands incendies » (≥500ha). La figure montre que la forte variabilité interannuelle est en très grande partie liée à la présence de grands et, surtout, de très grands feux. Les « petits et moyens » incendies représentent 98,2 % des feux, mais seulement 26,8 % de la surface brûlée. De l’autre côté, les très grands incendies (dont le feu de Tarerach) sont rares (0,3 % des feux), mais ils sont responsables de 47,2 % de la surface totale incendiée. Les grands incendies représentent 1,5 % des feux et 26 % des superficies brûlées. Le facteur « variabilité du climat méditerranéen » joue un rôle important dans l’explication des très grands feux : leur probabilité d’occurrence est plus élevée dans les années les plus sèches et chaudes. Toutefois, le lien avec ces paramètres généraux n’est pas systématique : l’année 2003 (l’année de la canicule) est caractérisée dans les Pyrénées-Orientales par un bilan plutôt modeste : un seul grand feu (200 ha), mais aucun « très grand », et un chiffre global largement inférieur à la moyenne (567 ha brûlés). On peut donc conclure que, si les grands incendies se produisent toujours lors de périodes sèches, la présence de périodes sèches ne se traduit pas automatiquement par l’occurrence de feux spectaculaires. D’autres facteurs doivent être réunis pour déclencher un très grand incendie. Un de ces facteurs incontournables dans le département est le vent. Tous les très grands feux se sont produits lors de jours de tramontane : le vent accélère la progression du feu, provoque des « sautes » permettant à l’incendie de franchir des obstacles, et rend les opérations de lutte difficiles voire impossibles. Ensuite, il faut noter que les très grands feux ne peuvent se produire que dans les secteurs à couverture végétale continue et fortement combustible (Aspres, Fenouillèdes, Côte Rocheuse éventuellement). En outre, l’extension d’un feu dépend de l’efficacité des dispositifs de lutte. Enfin, c’est le facteur « hasard » qui doit être évoqué : un très grand incendie se déclare si l’éclosion du feu se produit pendant une période sèche, un jour de tramontane, dans un secteur à forte combustibilité et continuité végétale, et si ce feu n’est pas combattu immédiatement (détection tardive, éloignement du centre de secours, indisponibilité des moyens aériens...). Dans ce cas, l’incendie devient rapidement incontrôlable et ne peut être stoppé qu’à la faveur de facteurs propices (accalmie du vent, zone à plus faible combustibilité...). L’incendie de Tarerach Les statistiques montrent que la conjonction de tous ces facteurs est assez rare : seulement quatorze très grands feux ont été recensés dans le département des Pyrénées-Orientales depuis la mise en place de PROMéTHéE (tableau 2). On note que le secteur FenouillèdesAspres est particulièrement concerné par le phénomène ; les communes touchées par l’incendie de 2005 l’ont été déjà en partie par deux feux survenus en 1978. Année Date Heure d’éclosion Commune Surface 1976 28-juil 12h Corbère-les-Cabanes 6600 ha 1976 28-juil 13 h Sournia 1500 ha 1978 31-août 10 h Campôme 2000 ha 1978 12-sept 18 h Port-Vendres 2500 ha 1978 18-sept 9h Montalba-le-Château 1800 ha 1978 23-sept 12 h Bouleternère 1981 28-août 12 h Passa 500 ha 1983 11-août 20 h Banyuls-sur-Mer 780 ha 1986 20-juil 00 h Campôme 1260 ha 1986 21-juil 05 h Banyuls-sur-Mer 1500 ha 1986 26-août 16 h Latour-de-Carol 510 ha 1989 26-août 13 h Opoul-Périllos 2000 27-août 20 h Port-Vendres 2005 22-août 14 h Tarerach 1800 ha 1500 ha 500 ha 1970 ha 2 - Les très grands incendies dans les Pyrénées-Orientales (1974–2007). Le feu de Tarerach L’éclosion du feu de Tarerach a été signalée le lundi 22 août à 14 h 13, en bordure de la D17 qui relie les villages de Montalba et Tarerach, sur le territoire de cette dernière commune. L’origine du feu a été anthropique, fait habituel dans une région où seulement 2 % des feux sont causés par la foudre. Ici, de toute évidence, il s’agissait d’un allumage volontaire. L’éloignement du site des centres de secours a retardé l’intervention des pompiers : ils n’arrivent sur les lieux que 20 minutes après le signalement, à un moment où la superficie du feu est déjà estimée à 3 ha. Il est alors impossible d’éteindre le feu : d’après les données Météo-France (station d’Eus) et les enregistrements 3 2 1 3 - Nombre de très grands incendies (≥500ha) par an dans les Pyrénées-Orientales entre 1974 et 2007. Source : statistiques PROMéTHéE. 2006 2004 2002 2000 1998 1996 1994 1992 1990 1988 1986 1984 1982 1980 1978 1976 0 1974 Nombre de très grands incendies/an Source : statistiques Figure 3 PROMéTHéE. On peut remarquer aussi que les très grands incendies, particulièrement intéressants pour une recherche archéologique, semblent avoir tendance à se raréfier. Le graphique 3 replace les événements sur une échelle temporelle : seuls deux incendies ont eu lieu dans la deuxième partie de la période d’observation de 34 ans. S’agit-il d’une variation des conditions atmosphériques (périodes dangereuses avec sécheresse et vent moins nombreuses), d’un progrès en matière de lutte (détection plus précoce, moyens de lutte plus efficaces), de l’effet d’une meilleure prévention (sensibilisation de la population, cloisonnement du territoire par des coupures DFCI) ? Il est probable que c’est la conjonction de tous ces facteurs – combinés peut-être avec le facteur hasard – qui explique cette tendance. En tout état de cause, la rareté des très grands feux au cours de ces deux dernières décennies souligne l’intérêt de saisir l’occasion. 31 32 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre I de la cellule REX 66 rapidement dépêchée sur place, la tramontane souffle à 15 heures à 30km/heure, avec des rafales pouvant atteindre 72 km/h et une direction de NO (320°). La température de l’air est plutôt basse pour la saison (23°C à 15 heures), mais la tramontane se traduit par une humidité atmosphérique faible (36 % d’humidité relative). La progression d’un feu dépend aussi de l’hygrométrie de la végétation. Or, l’analyse des données Météo France relève pour le mois d’août 2005 un déficit hydrique marqué : la demie-année qui précédait l’incendie était beaucoup trop sèche, à l’exception du seul mois de mai qui avait affiché des précipitations à peu près « normales ». Ce déficit hydrique se traduit par un assèchement de la végétation : Cl. Moro (2005) indique pour le 22 août une teneur en eau de 42,2 % pour le Genévrier oxycèdre et de 35,7 % pour le Ciste de Montpellier. Le seuil du dessèchement extrême (Indice de sécheresse >700) a été dépassé la veille de l’incendie. Notons que ces valeurs sont très faibles, mais pas exceptionnelles : au cours des dernières années, les chiffres enregistrés s’échelonnent en été entre 35,1 et 61,5 % pour le Genévrier, et entre 28,6 et 60,4 % pour le Ciste de Montpellier. D’ailleurs, le même constat s’impose pour le vent, avec des valeurs élevées, mais pas exceptionnelles : les vitesses de pointe de la tramontane sont fréquemment supérieures à celles du 22 août, avec des rafales atteignant 90, voire 100 km/h. C’est donc bien la conjonction de facteurs défavorables qui est à l’origine de ce très grand feu : dessèchement du combustible, tramontane, intervention un peu tardive des pompiers... Les caractéristiques de la couverture végétale avant le feu sont le dernier paramètre à prendre en compte pour expliquer l’ampleur de l’incendie. Le secteur brûlé était majoritairement recouvert par un maquis assez dense, résultant de la dégradation de la forêt méditerranéenne due au surpâturage, aux défrichements et aux incendies. Toutefois, en même temps, ces formations buissonnantes constituent des successions secondaires progressives vers la forêt, après l’abandon de l’exploitation agricole et pastorale. Installés sur sol siliceux (arènes de granite du plateau de Montalba), . La cellule REX 66 (Retour d’EXpérience sur les incendies de forêt dans les Pyrénées-Orientales) est une équipe Pompiers-Forestiers hors dispositif qui se déplace en observateur sur le feu selon un protocole établi SDIS/DDAF. L’objectif est de recueillir un maximum d’informations sur le déroulement des incendies marquants du département pour mieux anticiper les événements futurs. . Les données ont été récoltées à la station le Vigné (Eus), à 5 km du secteur incendié, dans le cadre du bilan annuel sur le combustible forestier méditerranéen. les peuplements végétaux sont à structure et à composition spécifique légèrement variables suivant la profondeur du sol, l’exposition, la date du dernier feu... Toutefois, on y trouve toujours le même cortège floristique typique du maquis méditerranéen : Cistes (Cistus albidus L., C. monspeliensis L., Cistus laurifolius L.), Bruyère à balais (Erica scoparia L.) et surtout Bruyère blanche (Erica arborea L.), Genévrier oxycèdre ( Juniperus oxycedrus L.), Calicotome épineux (Calicotome spinosa [L.] Link), Pistachier lentisque (Pistacia lentiscus L.), Lavande stéchade (Lavandula stoechas L.), et, plus localement, Genêt d’Espagne (Spartium junceum L.) et Ajonc de Provence (Ulex parviflorus Pourr.). Cette formation buissonnante était en voie de colonisation par des ligneux hauts, en particulier par le chêne vert (Quercus ilex L.), mais aussi par le chêne-liège (Quercus suber L.), des oléastres (Olea europaea var. sylvestris L.), et, plus localement, quelques pins (Pinus pinea L.) ou des mimosas (Acacia dealbata Link). 4 - Une formation buissonnante typique : maquis d’un âge d’environ 10 ans. Secteur Bouleternère, 25/5/2007. 5 - Maquis d’un âge d’environ 30 ans ; strate arbustive dense, formation colonisée par des arbres. Secteur Bouleternère, 25/5/2007. L’incendie de Tarerach Par ailleurs, on constate la présence de formations arborescentes, dominées par des espèces caducifoliées, dans les secteurs les plus humides (ravins), ainsi que de quelques reboisements de résineux (pins surtout, mais aussi cèdres). Finalement, quelques bosquets de chêne-liège témoignent des activités économiques du passé. Néanmoins, les formations arborées n’ont pas eu une influence sensible sur la dynamique du feu : l’extension spatiale des plantations était trop limitée, et les formations spontanées étaient protégées par leur situation topographique. Il va sans dire que les formations buissonnantes dominantes dans le secteur étudié sont très combustibles. Sur la carte départementale de l’aléa «incendie de végétation», une grande partie de la zone incendiée est carto- 6 - L’aléa « incendie de végétation » dans le secteur parcouru par le feu de Tarerach du 22/23 août 2005. Extrait de la carte proposée par la DDAF et le Syndicat des Propriétaires Forestiers Sylviculteurs des Pyrénées-Orientales, complétée. 7 - Historique des incendies dans le secteur du feu de Tarerach. Extrait de Guillemat 2006, complétée. . Un aléa est défini comme la probabilité qu’un phénomène naturel d’intensité donnée se produise en un lieu ; il est évalué à partir de l’historique des feux et basé sur la quantification de l’aléa. graphiée « risque moyen » et « risque élevé » (ill. 6). Il est d’ailleurs intéressant de noter que l’éclosion du feu s’est produite dans un des rares secteurs classés « à risque faible ». Ce fait souligne bien que les jours de tramontane le « risque faible » n’existe pas ; d’ailleurs, les feux allumés volontairement le sont le plus souvent à proximité immédiate des routes, facilitant la fuite rapide de l’auteur du feu. La progression rapide du feu s’explique aussi par l’accumulation sur plusieurs décennies du combustible : en effet, dans la partie parcourue au cours des premiers heures de l’incendie de Tarerach, aucun feu n’avait été recensé depuis les années 70. Dans les secteurs brûlés plus tardivement (partie Est du secteur Fenouillèdes et secteur Aspres), des incendies antérieurs sont documentés, datés de 1978, 1883, 1984, 1995 et 1997 (ill. 7). Il est évident que l’accumulation du combustible dépend en grande partie de la date du dernier feu (ill. 4 et 5). C’est dans la partie non brûlée au cours des derniers 40 ans que l’on a enregistré la propagation la plus rapide du front des flammes. Attisé par la tramontane, l’incendie a atteint la Têt, située à une distance d’environ 5 km du point d’éclosion, en seulement 2 h 30, soit une vitesse du feu de 2 km/h environ (ill. 9). à ce moment, le feu aurait parcouru quelque 700 ha et possèdait une circonférence de 24 km (Guillemat 2006). Puis, la progression du feu ralentit. C’est la conséquence d’un affaiblissement de la tramontane (25-50 km/h à 18 h 53 , 25 km/h à 19 h 30), mais aussi des changements au niveau du combustible : le feu progresse dans une zone à plus forte empreinte humaine (parcelles agricoles de la vallée de la Têt), et dans des secteurs qui avaient déjà brûlé en 1995 et 1997, d’où une biomasse plus faible. Néanmoins, le feu parvient à franchir à plusieurs reprises la Têt (vers 17 heures) ; le village de Rodès est alors menacé, d’autant plus que les largages sont impossibles à cause du vent fort. Vers 18 h 25, l’incendie franchit la Route Nationale et se dirige vers les Aspres. Finalement, il est maîtrisé sur le territoire de la commune de Bouleternère, à la faveur d’une baisse de la puissance du feu (secteur déjà brûlé en 1997 et combustible réduit par une utilisation pastorale), mais surtout suite à l’affaiblissement de la tramontane. Le feu est fixé après 13 heures de progression, vers 3 heures le matin, le 23 août 2005. 33 34 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre I Impact sur la végétation 8 - Le village de Rodès pendant l’incendie. Cl. A. Emilian, 22/8/2005, vers 17 h 30. Il faut noter que l’ensemble du massif des Aspres était potentiellement menacé : la continuité de la végétation et l’accumulation de la biomasse depuis les grands incendies de 1976 et 1978 auraient rendu un arrêt du feu impossible si la tramontane avait persisté. Une dernière saute de feu qui s’est produite vers minuit à l’extrémité sud de l’incendie, projetant le feu à une distance de 550 m et allumant un nouveau foyer sur un versant opposé, illustre bien ce risque potentiel. 9 - Périmètre incendié et progression du feu de Tarerach du 22/23 août 2005. L’impact d’un feu sur la végétation dépend des caractéristiques de celle-ci (résistance des espèces au feu, structure des formations végétales...), des conditions atmosphériques avant et après le feu, et des paramètres de l’incendie (qui dépendent eux-mêmes du combustible et des conditions atmosphériques au moment du feu). Notons d’abord que le feu de Tarerach s’est traduit par une combustion incomplète de la couverture végétale. La progression très rapide de l’incendie et la présence de multiples sautes, conséquence directe de la tramontane soufflant le jour du feu, ont permis la préservation des secteurs encaissés plus humides, ainsi que de quelques secteurs plus minéraux et sous le vent. Le maintien de ces îlots verts est particulièrement important dans la qualification d’un incendie, car il contribue à limiter les effets négatifs des grands feux : limitation de l’érosion post-feu, de l’impact paysager, conservation de porte-graines, et surtout espace de refuge et d’abri pour la faune. Une combustion incomplète accélère non seulement la reconquête végétale et animale, elle crée aussi un espace-mosaïque à biodiversité supérieure par rapport aux espaces uniformes. Dans les secteurs non protégés par leur situation topographique, la végétation aérienne a été dans sa totalité soit brûlée, soit tuée par le contact avec le panneau radiant. Toutefois, plusieurs facteurs ont limité l’impact sur la couverture végétale : - L’accumulation de la biomasse et son dessèchement prononcé ont dû entraîner des températures élevées, mais l’exposition à ces températures extrêmes n’a été que de courte durée (progression rapide du feu). L’incendie de Tarerach - Le dessèchement extrême de la végétation n’a pas été accompagné par un dessèchement aussi prononcé du sol. Dans le bilan annuel du combustible méditerranéen déjà évoqué, C. Moro (2006) indique que l’indice humus (IH) est le 22 août avec un peu plus de 80 loin du seuil de dessèchement marqué (IH>120) ou extrême (IH>175). L’humidité résiduelle et la propagation rapide du feu ont limité l’impact de l’incendie sur le sol et favorisé la survie des parties souterraines des plantes et des graines. - l’impact potentiel d’un incendie dépend aussi des conditions atmosphériques après le feu : il sera d’autant plus important que la perturbation du feu est suivie par un stress hydrique lié à une pluviométrie déficitaire. Or, dans le cas du feu de Tarerach, les précipitations ont été assez abondantes dans le mois suivant l’incendie : plus de 50 mm en septembre et même plus de 100 mm en octobre et en novembre. Logiquement, ces précipitations abondantes favorisent la reprise de la végétation. - enfin, la végétation concernée par l’incendie est une végétation méditerranéenne, parfaitement adaptée à ce type de perturbation. Les végétaux ont développé différentes stratégies de survie : résistance au feu, survie des parties souterraines et réapparition par rejets de souche, ou encore stimulation de la germination conduisant à une multiplication des pieds après le feu. Ces différentes stratégies de survie – qui déterminent aussi les vitesses de régénération des formations végétales – sont bien visibles après l’incendie de Tarerach. Ce sont les formations dominées par des espèces résistantes au feu qui reconstituent le plus rapidement des peuplements semblables à l’état initial. C’est le cas notamment du chêne-liège, du fait de la protection offerte par le liège : sur le secteur brûlé de Tarerach, tous les individus examinés ont survécu à l’incendie. Le feu a détruit le feuillage, par incinération ou par dessèchement, mais quelques mois seulement après l’incendie, les branches émettent de nouvelles feuilles qui gomment l’effet visuel du feu ; seule l’absence du sous-bois témoigne encore de l’incendie passé (ill. 10 et 11). D’après Trabaud (1989), une suberaie brûlée retrouve une composition spécifique et une structure du peuplement proches de l’état initial au bout d’une dizaine d’années après le feu. Dans une moindre mesure, ce constat est valable également pour les quelques boisements de pin (Pinus pinea L. surtout) présents sur le site. Toutefois, leur protection 10 - Peuplement à chênes-lièges deux ans après le feu. Vue du versant opposé, l’absence presque complète du sous-bois est la seule trace visible de l’incendie. Secteur Bouleternère, 25 mai 2007. 11 - Chêne-liège deux ans après l’incendie. Seule l’écorce noircie et la présence de branches mortes (à gauche) témoignent encore du feu. Secteur Bouleternère, 25 mai 2007. par l’écorce est moins efficace, et les individus ne peuvent survivre que si leur cime échappe au feu. Ainsi, les individus jeunes et croissant dans les formations à sous-bois développé ont été tués par le feu, tandis que les individus plus grands ont survécu : la distance entre les strates basses et les cimes n’a pas permis de communiquer le feu. 35 36 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre I 12 - Impact du feu sur une plantation de pins. Cliché pris au-dessus du village de Rodès, le 25 mai 2007. Dans ces cas, l’effet du feu s’est limité à un « élagage thermique » (ill. 12). Le pin pignon est également capable de régénérer par germination ; toutefois, la faible production de graines défavorise cette espèce si les feux sont trop rapprochés (Rodrigo, Retana, Pico 2004). à l’exception des secteurs qui ont échappé à l’incendie et des espèces résistantes, les parties aériennes des végétaux ont été entièrement détruites par le feu. La réapparition des espèces se fait alors soit par régénération végétative, soit par germination. Aucun relevé n’avait été effectué sur le site de Tarerach avant le feu, mais la comparaison de secteurs brûlés et non brûlés montre clairement qu’il n’y a pas de modifications significatives de la composition floristique des peuplements : la régénération se fait à partir des espèces présentes avant l’incendie. Toutefois, le feu entraîne la multiplication de quelques taxons fugaces, thérophytes, rudéraux ou anémochores. Nous avons par exemple noté l’envahissement par le Seneçon du Cap (Senecio inaequidens DC) d’une parcelle de la plane de Coundomy, au sud-est de Montalba. L’extension spatiale de l’invasion est limitée, et ce néophyte introduit de l’Afrique du Sud est présent également dans les secteurs non brûlés, mais sa multiplication est clairement liée à la mise à nu du sol par le feu. Parmi les espèces ligneuses caractéristiques du maquis, on remarque la variation des abondances et dominances spécifiques dans les années suivant le feu, liées aux caractères de survie (« attributs vitaux ») des espèces : les taxons qui se régénèrent exclusivement par germination sont dans un premier temps plus abondants, mais à do- minance plus faible. C’est le cas notamment des Cistes, arbustes à stratégie « r », qui sont d’ailleurs de véritables pyrophytes : le choc thermique du feu provoque une levée de la dormance des graines et entraîne un taux de germination élevé (Trabaud et Oustric 1989) ; aussi, l’automne humide a dû favoriser la réapparition des cistes. Les caractéristiques du milieu et les conditions atmosphériques dans les mois après le feu déterminent ensuite le taux de survie des semis, mais aussi la croissance des plantules au cours des premières années après l’incendie. Deux ans après l’incendie, on peut remarquer que les semis sont plus denses et les plantules mieux développées en zone découverte (entre les touffes de végétaux rejetant de souche), certainement à cause de l’absence de compétition pour la lumière, les nutriments et l’eau de la part des autres végétaux. Bien entendu, la stimulation de la germination n’est effective que jusqu’à une certaine limite ; des températures trop élevées sont létales. Dans le cas de l’incendie de Tarerach, c’est la propagation rapide du feu qui a limité la montée des températures dans le sol et évité la destruction du stock de graines. Par conséquent, les plantules . Les stratégies r/K correspondent à un modèle évolutif proposé par les écologues R. MacArthur et E. O. Wilson en 1967 : les espèces à stratégie « r » assurent la survie des populations par la production d’un grand nombre de jeunes, le plus tôt possible, pour contrecarrer une mortalité très élevée. La survie des espèces à stratégie « K » est basée sur une durée de vie très longue ; leur reproduction est plus rare et tardive. . L’importance de ce facteur est cependant incertaine : des études récentes (Cespedes et Moreno 2007) ont en effet démontré que la présence de périodes sèches ne se traduit pas automatiquement par une densité inférieure de semis de cistes. . La sensibilité vis-à-vis des températures élevées est variable entre les espèces, mais c’est en général autour de 150° que l’on constate une mortalité élevée des graines (Valbuena 1992). L’incendie de Tarerach 13 - omniprésence des plantules de cistes deux ans après le feu. Secteur Bouleternère, 25 mai 2007. 14 - deux ans seulement après le feu, les premiers pieds du Ciste cotonneux (Cistus albidus) sont en fleurs. Secteur Rodès, 25 mai 2007. de cistes sont omniprésentes (ill. 13). Toutefois, si leur abondance augmente fortement après l’incendie, les cistes restent peu visibles dans les années après le feu à cause de leur petite taille. Notons que la fertilité précoce des cistes protège les peuplements en cas de feux trop rapprochés : deux ans seulement après le feu, les premiers cistes cotonneux montent en graines (ill. 14). Parmi les espèces se régénérant uniquement par germination, c’est le Genévrier oxycèdre qui semble le plus fortement affecté : nos recherches ont donné seulement quelques rares semis sur le plateau de Montalba. Toutefois, il faut noter que l’espèce était peu abondante avant le feu. Elle n’a donc certainement pas été éliminée par le feu, mais fait partie des espèces les plus sensibles aux incendies. La très grande majorité des espèces du maquis se régénère par reprise de souche ou par rejets sur rameaux bas qui assureront une rapide occupation en biovolume. Sur le site de Tarerach, les exemples les plus visibles de cette stratégie sont la bruyère arborescente et le chêne vert (ill. 15 et 16), mais d’autres espèces moins abondantes appartiennent au même groupe d’arbustes à stratégie « k » : Filaire (Phillyrea angustifolia L.), Nerprun alaterne (Rhamnus alaternus L.), Pistachier lentisque (Pistacia lentiscus L.)... Certaines de ces espèces (par ex. le chêne vert) ont la capacité de produire des rejets vigoureux immédiatement après le feu, d’autres rejettent seulement à la faveur des pluies automnales. Dans le cas du feu de Tarerach intervenu à la fin de l’été, les différences des vitesses de réapparition étaient logiquement insignifiantes. Ce modèle de résistance est parfaitement adapté aux perturbations : deux ans après le feu, la hauteur des rejets varie, suivant les espèces et les conditions stationnelles, entre 40 cm et plus d’un mètre. à titre de comparaison, les plantules issues de la germination n’atteignent au même moment que 20-35 cm. Ainsi, les premiers stades de régénération sont dominés par le chêne vert et par la bruyère arborescente ; cependant, l’abondance des semis de cistes 15 - Rejets de souche de la bruyère blanche (Erica arborea) et plantules de cistes deux ans après le feu. Secteur Bouleternère, 25 mai 2007. 16 - Rejets de souche d’un chêne vert (Quercus ilex) deux ans après le feu. Secteur Bouleternère, 25 mai 2007. laisse prévoir une reconstitution à moyen terme de peuplements proches de leur composition initiale. Les observations effectuées à proximité immédiate du secteur incendié confirment d’ailleurs la bonne résilience du maquis à la perturbation d’un feu : 10 ans seulement après un incendie, les formations végétales sont cicatrisées et reforment un maquis dense d’une hauteur moyenne de 1,5 mètre environ (ill. 4). 37 38 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre I Conclusion L’analyse a bien démontré le caractère exceptionnel de l’incendie de Tarerach : c’est le feu le plus important du département depuis 30 ans en superficie. Il est d’autant plus intéressant pour une étude archéologique qu’une partie importante de la surface brûlée n’avait pas été touchée par un incendie depuis les années 60. Cependant, si le feu a rendu un tel travail possible, en supprimant la couverture végétale et en rendant les traces d’une ancienne occupation humaine visibles, la vitesse de la régénération végétale limite le temps potentiel disponible. Deux ans seulement après l’incendie, les peuplements dominés par des taxons à régénération végétative deviennent à nouveau impénétrables, et les vestiges disparaissent sous la couverture végétale. Enfin, si le feu de Tarerach était un événement exceptionnel qui constituait de ce fait une bonne opportunité, d’autres occasions peuvent se présenter dans les années à venir : des incendies d’une taille inférieure certainement, mais peut-être aussi un nouveau très grand feu. En effet, la réduction au cours des dernières deux décennies de la surface incendiée et du nombre de grands feux, suite au progrès en matière de lutte et de prévention, a conduit à une augmentation de la biomasse et donc à une accumulation du combustible. Par conséquent, la réduction des surfaces brûlées a paradoxalement augmenté le risque. Ainsi, un nouveau très grand feu reste dans un proche avenir non seulement possible mais, peut-être même, probable – d’autant plus que des mesures préventives (réduction du combustible par l’élevage par exemple) sont depuis plusieurs années en régression sur le département, faute de moyens. chapitre II Géomorphologie d’une montagne brûlée Marc Calvet Du milieu physique aux hommes et à leurs activités : c’est l’approche classique de la géographie « vidalienne », née en France au XIXe siècle finissant sous l’impulsion de Paul Vidal de La Blache, qui fut initialement, il faut le rappeler, historien et docteur avec une thèse sur Hérode Atticus (Claval 1998). Une approche que nombre de nos collègues de géographie humaine, qui ont renvoyé déterminisme et possibilisme au rang des vieilles lunes, considèrent depuis longtemps comme désuète et dépassée. Ce n’est manifestement pas le cas pour les historiens, les archéologues et les préhistoriens, dont l’objectif fondamental reste l’Homme, mais que leur confrontation au terrain pour les uns et leur familiarité avec la profondeur du Temps rendent certainement plus sensibles au poids de l’espace et à ses contraintes. C’est, je présume, pour cette raison que les responsables du programme « Archéologie d’une montagne brûlée » ont sollicité cette intervention et souhaité ce texte. Je planterai donc le décor du milieu physique, dans cet espace brûlé et ces territoires où les hommes ont laissé tant de traces révélées par le passage du feu. Puis je m’attacherai à exhumer des cendres du passé une histoire des paysages, en explorant trois échelles de temps. D’abord le temps profond du lointain passé géologique, qui conditionne les grandes lignes du relief. Puis le temps médian du Quaternaire, où les premiers groupes de chasseurscueilleurs ont exploité ces espaces aux ressources variées. Enfin le temps historique des sociétés, qui plonge ses racines dans le Néolithique et offre une perspective de quelques millénaires ; des sociétés agro-pastorales dont l’impact apparaît à l’analyse bien tardif et fugace à l’aune des temporalités terrestres, mais si long et encore bien obscur à celle des temporalités humaines. La montagne brûlée et son cadre : paysages, terroirs et territoires L’espace concerné (ill.1) s’inscrit à la charnière du bassin méditerranéen du Roussillon et de la montagne pyrénéenne, une montagne néanmoins encore largement baignée par les influences climatiques issues de la Méditerranée proche (Calvet 1996 : 698 et suiv.). La zone brûlée se développe au pied des premières crêtes, qui atteignent 1000 m au massif de Roque Jalère, et prend en écharpe la vallée de la Têt, depuis le plateau de Montalba (500 m) jusqu’aux Aspres, en passant par le seuil de Ternère (250 m), limite géographique et géologique du bassin du Conflent. Mais on ne peut se limiter strictement à l’espace sinistré : il faut intégrer un cadre plus large pour comprendre les logiques de ces espaces et de ces territoires. 40 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre II 2°30 2°15 P. de Sault Corbières 2°45 3° Agly Fenouilledes 42°45 Dourmidou Aude Têt zone d’étude Madrès Roussillon t Tê Capcir Aspres Conflent h c Te Canigou 42°30 Albères Vallespir 25 km 1 - Carte de localisation : le plateau de Montalba dans son cadre géographique, d’après le Modèle numérique de terrain SRTM, 2004, au pas de 90 m. Un relief à trois étages De la plaine du Roussillon à la montagne, les paysages s’organisent simplement, en trois plans étagés successifs, séparés par des escarpements raides et rectilignes (ill. 1, 2 et 3). Le plus bas forme entre 100 et 300 m le plancher des bassins du Roussillon et du Conflent, installé sur leur remplissage détritique néogène et les alluvions quaternaires. C’est, en aval du seuil de Ternère, une véritable plaine très régulière, simplement accidentée par les talus décamétriques séparant les différents niveaux de terrasses étagées ; en Conflent par contre les plans se restreignent à de petites unités discontinues, à Rodès, Vinça, sur la Lentilla, séparées par des collines convexes allongées. La Têt longe étroitement, d’Eus à Millas, un haut talus granitique calé sur la faille bordière majeure qui limite au nord les fossés du Conflent-Roussillon ; cet escarpement rocheux, raide et rectiligne, voit son ampleur augmenter d’est en ouest, passant de 150 à 300 m de dénivelé. Le plateau granitique de Montalba constitue le palier intermédiaire, légèrement basculé de 550 à 300 m d’ouest en est (ill. 4 et 6). Ce vaste plateau est très accidenté, juxtaposant alvéoles, plans de taille hectométrique à kilométrique et bosses rocheuses hautes de quelques mètres à quelques décamètres ; les cours d’eau y inscrivent aussi d’étroites vallées en V à flancs raides, de plus en plus incisées vers les bordures du plateau. Un deuxième talus, plus sinueux, précédé parfois de hauts pitons rocheux comme le Roc del Maure (775 m), sépare le plateau de Montalba des hauts massifs de Roque Jalère. Il semble lui aussi lié au jeu de failles NE-SW (Lagasquie 1984, 1989 ; Calvet 1996), moins clairement toutefois que pour le premier talus. Ces versants, comme le plateau de Montalba, sont hérissés d’un très grand nombre de chaos granitiques et ils donnent accès au palier supérieur. Ce sont de hautes surfaces onduleuses, doucement inclinées au nord-est, entre 900 et 1200 m. Ces lambeaux de plateau sont très dégradés par des vallons concaves affluents de la Desix et eux aussi ponctués de très nombreux chaos de blocs. Au-delà du Pic del Roussillou, ils sont dominés par les croupes convexes assez molles des Quarante Croix (1356 m) à la Serre d’Escales (1724 m), toujours piquetées de chaos, qui contrastent avec celles remarquablement émoussées et régularisées du Dourmidou (1843 m), où l’on retrouve les séries schisteuses du Paléozoïque, identiques à celles des Aspres. L’étagement des milieux bioclimatiques et des terroirs La plaine est le domaine verdoyant des terres irriguées, vergers de pêchers et maraîchage, files de cyprès ou de peupliers en abri du vent, réseau dense et complexe des canaux ; seules les collines du Conflent sont retournées au maquis épineux qui voile mal le lacis des murettes et des terrasses abandonnées du vignoble. Symétriques, Aspres et plateau de Montalba appartiennent encore pleinement à l’étage méditerranéen : la forêt de chênes verts, associés parfois au pin pignon, à sous-bois de cistes, d’arbousiers, de bruyères blanches et d’ajoncs épineux, forme plutôt un taillis dense, souvent un simple maquis, encore largement troué par le vignoble sur le plateau. Sur ces terres sèches la rétraction de l’ager depuis le XIXe siècle est considérable dès que la pente augmente et partout se lisent les traces d’anciens terroirs à travers le réseau des murettes et les vestiges d’olivettes. Géomorphologie d’une montagne brûlée Une hydrologie fantasque Les écoulements pérennes sont rares, sauf tout à l’ouest, plus montagnard. Passé la Têt, qui étale son lit en tresses multiples au débouché de la gorge de Rodès, seuls quelques ruisseaux principaux, Crabayrisse, rivière de Tarerach, Bellagre, ont un écoulement continu à peu près assuré, mais souvent bien maigre. La plupart des talwegs restent à sec une bonne partie de l’année, pas seulement en été mais aussi en semestre hivernal les années sèches. Cependant, lors Sournia 540 P. Aubeil 540 Agly % S. Espinets Desix Avec le massif de Roque Jalère, on entre dans l’étage subméditerranéen, avec des boisements de chênes pubescents, en mélange avec les chênes verts d’abord puis très dominants au-dessus de 800 m. Sur les hauts plateaux apparaissent les genêts et les hêtres de l’étage montagnard, omniprésent dès le Roc des Quarante Croix. La transition est ici très rapide avec les influences océaniques humides et fraîches qui marquent fortement les paysages à l’ouest d’une ligne Mosset-Rabouillet ; en hiver la neige y tient bien plus bas que dans les autres massifs qui enserrent le Conflent. Ce domaine n’a guère abrité d’habitat permanent, hormis le village ruiné de Comes (794 m) et quelques métairies isolées ; mais l’homme l’a pourtant fortement transformé, par une exploitation saisonnière agro-pastorale intense (Sorre 1913 : 352). Quelques escaliers de terrasses y marquent les vallons les mieux exposés, mais l’essentiel est la disparition quasi généralisée, au dessous de 1300 m, du couvert végétal naturel, au profit d’immenses landes à cistes à feuilles de laurier et, plus haut, à genêts. 270 804 Bélesta 670 816 1163 Montalba R. Jalère 1160 1025 R. Couret 862 T0 Tarerach Ille 340 T2 Prades T1 T4 Conflent 2° 30 Riberal T1 42° 40 T2 T2 Vinça Têt Têt 150 466 Arboussols 590 T1 T1 Rodès T1 311 483 Aspres 270 T2 664 2° 40 10 km 2 - Les trois étages du relief, d’après la carte des pentes en pourcentage extraite du Modèle numérique de terrain. Les pentes très faibles des nappes alluviales quaternaires des bassins apparaissent en blanc, celles des plateaux en blanc et vert clair ; les escarpements ressortent en jaune-orangé-rouge, ainsi que les versants des massifs très découpés par l’érosion, synclinal de Boucheville-Serre d’Espinets, Aspres, versant sud de Roque Jalère. des longues sécheresses, le plateau granitique de Montalba recèle en son sein des ressources hydriques inattendues. Le manteau d’altération très épais et, dessous, le granite fracturé renferment des nappes phréatiques permanentes. Elles affleurent dans les fonds de cuvettes où s’étalent en toute saison de surprenantes prairies verdoyantes, ponctuées de bas-fonds marécageux piquetés de joncs (ill. 4). De nombreux puits les exploitent à faible profondeur et elles alimentent à la périphérie du plateau plusieurs sources pérennes, comme celle de Montalba, au nord du village. Les prospections ont révélé de nombreux aménagements de petite hydraulique dans les vallons actuellement secs du plateau, comme celui du ravin de Ropidera, voire sur des replats culminants du Pont de Labau (Passarrius et alii 2007, 188-191). Si les travaux de canalisation des écoulements pour limiter l’érosion sont fréquents, dans ces cas-là une fonction d’irrigation est plausible. Cette fréquence ne doit pas nous faire croire à une abondance passée des eaux plus généreuse. Le Petit Âge de Glace, du XIVe au XIXe siècle, s’est traduit sur les rives de la Méditerranée surtout par une recrudescence des événements pluvieux extrêmes (Grove, Rackham 2001 : 131 et suiv.) ; la légère baisse des températures a pu restreindre l’évapotranspiration, mais la saison sèche estivale n’avait pas disparu et l’irrégularité dans l’alimentation des nappes phréatiques restait la règle. L’étroitesse du plateau de Labau exclut toute source permanente au débit suffisant pour justifier le calibre des canaux décrits ; tout au plus on envisagera, en particulier dans les vallons, une irrigation opportuniste de printemps, pour favoriser la pousse du fourrage ou alimenter de petits jardins. 41 ARCHÉOLOGIE D’UNE mONTAGNE BRûLÉE CHAPITRE II ly ix Ag D es 42 540 540 483 S. Espinet Sournia P. Aubeil 804 670 816 311 466 R. Jalère 1163 270 Belesta Montalba 862 1160 Têt T0 Ille-sur-Têt 150 1025 42° 40 T1 590 Arboussols Rodès T2 T2 Vinça 270 Têt T1 T2 T1 T4 340 664 T2 T4 Prades 1 Aspres T2 2° 40 10 km 2° 30 2 3 a a 4 5 b 6 b 7 T2 8 3 - Carte géomorphologique schématique du domaine étudié. Fond topographique d’après le Modèle numérique de terrain. 1- Série sédimentaire détritique continentale du Miocène inférieur du Conflent. 2- Pliocène marin et continental du Roussillon. 3- Nappes alluviales quaternaires. 4- Restes de la surface d’aplanissement du Miocène moyen sur les granites du plateau de Montalba. 5- Replats d’érosion et alvéoles pliocènes. 6- Principales failles. a : failles inverses et/ou décrochantes de l’orogenèse pyrénéenne au Paléogène. b : failles normales extensives néogènes délimitant les fossés d’effondrement du Conflent-Roussillon. En tireté, failles supposées ou masquées. 7- Formes de relief structurales. a : facettes d’escarpement de faille récent. b : crêts et barres d’érosion différentielle dans les marbres mésozoïques du synclinal de Boucheville. Pour ne pas surcharger, l’escarpement de faille composite du plateau de Montalba, exhumé du Pliocène, n’a pas été représenté. 8- talus de terrasses alluviales et numérotation des niveaux. un espace charnière sur de vieux itinéraires pastoraux Le plateau de montalba occupe une position-clé dans l’organisation de l’espace régional, au contact de la plaine méditerranéenne et des hauts massifs montagneux (ill. 1), une position certainement valorisée par les sociétés agropastorales depuis leurs lointaines origines néolithiques. C’est en effet le chemin le plus direct et le plus facile, en moins d’une trentaine de kilomètres, soit une journée de marche, entre les bas pays et les pâturages d’altitude de la montagne, vers le dourmidou, le madrès et, au-delà, le donnezan et le Capcir. Cette voie de crêtes évite les vallées étroites aux passages en gorge malcommodes et escarpés, comme la Têt et ses affluents ; elle passe à l’écart des vil- lages et de leurs terroirs cultivés, source de conflits entre pasteurs et agriculteurs ; elle est ponctuée de ressources herbagères intermédiaires non négligeables, dès le plateau de montalba puis sur les croupes de Roque Jalère, ainsi que de ressources en eau, sources et ruisseaux, bien plus abondantes et régulières que sur les versants schisteux. Cet axe potentiel de transhumance facile, encore marqué par les carrerades qui escaladent depuis Ille ou Rodès le plateau de montalba, est aussi ponctué de nombreux monuments mégalithiques, menhir de la Peyre drete, dolmens de Lieussanès, de Campoussy, du col de Tribes, de Cortal Fosset..., voire de rochers à cupules ou gravés comme celui des Quarante Croix (Abélanet 1990, 1992). GÉOmORPHOLOGIE D’UNE mONTAGNE BRûLÉE plancher marécageux de l’alvéole relief résiduel (inselberg) aplanissement miocène alvéole de Montalba, excavé dans les granites arénisés sous le plan miocène 4 - Le plateau de Montalba : un aplanissement miocène dominé par des reliefs résiduels et fortement dégradé au PlioQuaternaire, par le creusement de cuvettes dans le granite arénisé. lA Genèse eT l’évoluTIon Du plATeAu De monTAlBA : une plonGée DAns le Temps profonD Cette unité de relief s’inscrit presque exclusivement dans le massif granitique d’âge hercynien dit de millas, une roche gris clair, à gros grains, souvent de faciès porphyroïde avec de grands cristaux de feldspath orthose pluri centimétriques ; il y existe des différenciations non porphyroïdes et de nombreuses enclaves locales de schistes métamorphiques, de gabbros, d’albitites, des filons de microgranite acide et de quartz blanc. une surface d’érosion réalisée au miocène Le plan bosselé actuel du plateau dérive d’une très vieille topographie d’aplanissement réalisée au miocène, au détriment de la vieille chaîne plissée pyrénéenne, née de la collision entre l’Ibérie et l’Europe, du Crétacé supérieur au début de l’Oligocène (soit entre 70 et 30 ma). Les traces de cette collision existent sur la limite nord du plateau, marquée par la faille nord-pyrénéenne qui court de Sournia à millas, par Trévillach et Bélesta et fait la suture entre les deux plaques (ill. 3). Cet accident décrochant-inverse vient chevaucher le synclinal de Boucheville et ses calcaires et marnes mésozoïques, fortement plissés et métamorphisés en marbres et cornéennes noires pendant l’orogenèse pyrénéenne (Fonteilles et alii 1993). On démontre en réalité dans le cadre régional (Calvet 1996) que deux aplanissements successifs se sont développés sur les Pyrénées et leurs restes existent aussi bien sur les plus hauts sommets (plas du madrès, 2400 m, du Campcardos, 2900 m, du Carlit, 2800 et 2200 m, Pla Guillem, 2300 m...) que sur les marges de la chaîne (Corbières orientales, entre 400 et 100 m). Le plus ancien, S0, élaboré à l’Oligo-Aquitanien, a été le plus généralisé et il est conservé toujours en position culminante sur des reliefs résiduels. Le plus récent, S1, est emboîté quelques hectomètres en contrebas, à la suite de jeux de blocs faillés datés du Burdigalien ancien par les dépôts détritiques du Conflent, et il s’est élaboré entre 18 et 10 ma au miocène moyen. C’est ce deuxième aplanissement qui est représenté sur le plateau de montalba ; on le suit vers l’est en continu sur les gneiss de Bélesta, puis sur les calcaires mésozoïques plissés où il est parfaitement conservé en raison de l’immunité karstique, de Latour-de-France à Vingrau, Baixas, Fitou et Port-laNouvelle ; vers l’ouest le plan est disloqué par des failles et soulevé, encore reconnaissable sur le plateau de Séquières (650 à 700 m), plus dégradé sur les hautes surfaces de Roque Jalère (entre 900 et 1200 m). Il faut imaginer il y a 10 ma une topographie de plaine d’érosion bien plus régulière que le paysage bosselé actuel (ill. 4), seulement dominée par quelques buttes ou barres résiduelles isolées et aux flancs raides, des inselbergs, dans les granites acides ou les filons de quartz, et au nord par les dalles calcaires redressées (ill. 3) et les croupes de cornéennes noires du synclinal de Boucheville, toutes roches plus résistantes à l’altération que les granites du plateau. 43 44 ARCHÉOLOGIE D’UNE mONTAGNE BRûLÉE CHAPITRE II une chronologie précise des aplanissements La datation de ces formes relève de méthodes diverses, aussi est-elle maintenant bien assurée (Calvet 1996, Calvet, Gunnell 2008). Ils tranchent toutes les structures plissées pyrénéennes et sont donc postérieurs à la première moitié de l’Oligocène. Le plan S1 dans les Corbières recoupe les sédiments déformés de l’Aquitanien et il vient se raccorder aux dépôts littoraux du miocène moyen. Sur les calcaires ce plan porte de très nombreux gisements de faunes de rongeurs piégées dans les fissures superficielles du karst et datés pour la plupart entre 21 et 10 ma (sites de Baixas, de Tautavel, de Castelnou...). Les sites datés entre 18 et 10 ma renferment d’abondants apports détritiques allogènes, sables et graviers quartzeux, prouvant que ces plans servaient de plan de transport à des épandages fluviatiles depuis la zone axiale et que donc la région était en voie d’aplanissement généralisé. La juxtaposition, à la surface, de sites d’âge très différent démontre aussi la très faible érosion ultérieure de ces plateaux calcaires, extraordinaires conservatoires de paléo formes âgées de 20 à 10 ma. Les secteurs où le plan se développait sur le socle hercynien sont beaucoup moins bien conservés, comme sur le plateau chaotique de montalba ; par contre ces roches renferment des minéraux qui renseignent sur l’histoire de la dénudation érosive. La thermochronologie par les traces de fission, associée aux âges hélium dans les cristaux d’apatite, un minéral accessoire présent dans les granites, fournit l’âge auquel les échantillons de roche maintenant en surface ont franchi les isothermes 110° et 60° dans la croûte terrestre, lors de la dénudation érosive qui a conduit à l’aplanissement des Pyrénées paléogènes ; le gradient géothermique moyen étant de 30° par km, cela implique l’ablation d’au moins 4 km de roches. La méthode a été appliquée aux aplanissements des Pyrénées orientales et en particulier à la région de l’Agly et de montalba (Calvet, Gunnell 2005 ; Gunnell et alii 2008, 2009) ; les âges obtenus et la statistique des longueurs de traces (≥14 µm) démontrent que l’exhumation a été très rapide autour de 35-25 ma et que depuis cette date les échantillons sont à l’affleurement. En croisant nos deux marqueurs, il est donc évident que les aplanissements (S0 principalement) sont achevés après 30-25 ma (âges traces de fission-hélium) et déjà en place lorsque se déposent à leur surface les gisements de rongeurs (particulièrement nombreux entre 18 et 10 ma). Dégradation lente et histoire ultérieure du plateau de montalba Le paysage actuel du plateau traduit une très longue évolution sous le contrôle de deux processus antagonistes. d’une part l’altération chimique des roches, qui produit d’épaisses arènes meubles, plus ou moins évoluées et plus ou moins riches en argiles selon les conditions paléo climatiques, à des rythmes variables aussi selon ces mêmes conditions. Les climats subtropicaux chauds et humides du Tortonien ou du Pliocène ont été très favorables, les phases arides du messinien ou du Pliocène supérieur beaucoup moins, ainsi d’ailleurs que les phases froides quaternaires. Le processus se poursuit activement sous nos yeux, comme pendant tous les interglaciaires tempérés, dans la nappe phréatique qui baigne le plancher des alvéoles. Sa vitesse a pu être mesurée en région méditerranéenne : dans les maures (martin 1987, 1988) l’abaissement du front d’altération serait de l’ordre de 20 à 30 mm/ka, soit 20 à 30 m par ma, mais l’extrapolation linéaire sur la base de la géochimie actuelle des eaux n’est certainement pas licite et le processus doit se ralentir à mesure que le manteau d’altération s’épaissit. Plus généralement d’autres auteurs indiquent que la vitesse d’arénisation, mal connue, serait de l’ordre de 5 à 20 m/ma, seulement 5 à 10 m/ma en zone tempérée à fraîche (migon, Thomas 2002 : 15-19). La tranche d’arènes minimale qui s’est formée sur le plateau peut être estimée à partir du dénivelé entre le plancher des alvéoles et les plus hauts chaos de blocs, soit une cinquantaine de mètres, ce qui implique sur les bases précédentes une durée de 5 ma. colluvions quaternaires remaniant arènes et blocs arène granitique en place volume de roche saine : tor en cours de dégagement 5 - L’altération du granite de Montalba : l’arénisation sableuse pénètre inégalement en profondeur ; à gauche volume rocheux sain en voie d’exhumation (« tor ») par les processus érosifs d’ablation du Quaternaire froid (colluvions solifluées à blocs). Géomorphologie d’une montagne brûlée surface miocène Montalba synclinal de Boucheville pic Aubeil Força Real 7 - Vieilles alluvions quartzeuses résiduelles jonchant l’« oppidum » 1025 de Ropidera. Noter l’émoussé éolien des arêtes et les facettes légèrement concaves des deux cailloux du bas, ainsi que leur forte patine ferrugineuse rouge violacé. 6 - Un tor exhumé des arènes, sur l’« oppidum » 1025 de Ropidera. L’altération préalable a exploité un réseau de diaclases subverticales bien visibles. Au fond, l’aplanissement miocène et ses reliefs résiduels. Le déblaiement de ces arènes se fait beaucoup plus rapidement, au rythme des crises climatiques qui éclaircissent ou éliminent le tapis végétal. La solifluxion, en particulier pendant les périodes froides, entraîne à la fois les arènes et les blocs granitiques qu’elles emballent, comme le montrent des coupes sur la route entre Marcevol et Arboussols (ill 5). Le ruissellement décape plus activement encore ces manteaux meubles et nettoie parfaitement les volumes rocheux sains, qui émergent sous forme de chaos de boules ou de tors en place, lorsque le front d’altération est atteint. Sur le plateau de Montalba, le bilan est depuis longtemps à la faveur du déblaiement, comme le montrent la quasi absence de colluvions quaternaires, l’abondance et surtout l’ampleur des tors ; il s’agit soit de dômes rocheux massifs, présentant parfois à leur surface des dalles d’exfoliation limitées par des diaclases courbes, soit d’empilements géométriques montrant la trace des diaclases orthogonales, élargies par l’altération (ill. 6). L’exhumation des tors et le creusement des alvéoles sur le plateau sont un fait ancien acquis pour l’essentiel avant le Quaternaire, certainement antérieur au Paléolithique inférieur lorsque les hommes y ont semé incidemment quelques pièces d’outillage. On trouve aussi sur le plateau, aussi bien dans les cuvettes que sur les bosses culminantes, des restes démantelés de très vieilles alluvions quartzeuses d’origine locale (ill. 7) ; il s’agit de cailloux parfois roulés, souvent très éolisés, avec un émoussé et un toucher « savonneux » caractéristique, des facettes concaves ; ces cailloux ont acquis postérieurement à leur éolisation un épais cortex ferrugineux, ocre rouge à violacé, qui témoigne d’une très longue altération. Ce type de façonnement est caractéristique des galets des hautes terrasses alluviales du Roussillon (Calvet 1996 : 800-811) et implique un âge qui remonte au moins au début du pléistocène moyen. L’éolisation suppose des vents très violents dans un milieu quasi dépourvu de couverture végétale, pendant des crises froides et sèches du Pléistocène ancien et moyen ; elle a contribué à exporter la fraction fine des arènes et ainsi à surcreuser les alvéoles, expliquant ainsi le caractère fermé et marécageux des cuvettes autour de Montalba. Il existe, sur les dalles et blocs rocheux, des microformes caractéristiques, dont la lenteur avérée de formation confirme l’âge très ancien de l’exhumation des tors. Les taffonis ou alvéoles, sur les faces verticales et à la base des blocs, sont assez rares et peu développés. Par contre les vasques sont très fréquentes sur les dalles subhorizontales ; fonctionnelles, elles abritent périodiquement une flaque d’eau et leur margelle dessine un encorbellement plus ou moins marqué. Il en existe de très anciennes, éventrées par des diaclases ouvertes, basculées avec leur support. Parmi celles qui sont actives, on relève soit des formes circulaires très régulières, dont le diamètre peut dépasser 1 m et le creux minimum au déversoir 0,2 à 0,3 m, mais avec un creux maximum 45 46 ARCHÉOLOGIE D’UNE mONTAGNE BRûLÉE CHAPITRE II compRendRe L’hISToIRe du ReLIeF : L’eScaRpemenT méRIdIonaL du pLaTeau de monTaLBa eT Le cReuSemenT deS VaLLéeS 160 cm 180 cm 8 - Grandes vasques fonctionnelles affectant les tors granitiques (secteur de plateau de la Sybille, Ille-sur-Têt). Leur formation, à l’air libre, par l’eau de pluie, suppose des durées de plusieurs centaines de millénaires. Sur celle de gauche, les restes de trois planchers étagés suggèrent un creusement à des vitesses très variables au cours du temps. métrique (ill. 8), soit des formes multilobées complexes, couvrant plusieurs m², toujours de 20 à 30 cm de creux, par exemple sur le dôme rocheux sud-ouest de l’« oppidum » 1025. On a peu de repères pour quantifier la vitesse d’évolution de ces formes, lente de toute manière. Sur le Carlit, les vasques sur dalles ou blocs abandonnés par les glaciers depuis ≈15 ka sont petites et profondes de 27 à 46 mm, soit 1,8 à 3,06 mm/ka (delmas 1998 : 86-90) ; en Laponie sur 10 ka les valeurs sont de 2 à 3,5 mm/ka (André 1995 : 116-117), comme en Irlande. En Bretagne littorale, où grâce à l’action de l’haloclastie le processus est plus rapide, les platiers éémiens portent des vasques profondes de 200 mm, voire 500 mm, âgées au moins de 100 ka, soit 2 à 5 mm/ka ; à Carnac le creusement des vasques post mégalithiques est de 48 mm au maximum et en moyenne 15 mm/ka (Sellier 1998). Le même auteur fournit aussi des évaluations en volume, plus justes pour apprécier les vitesses de creusement : au plus 2000 à 1600 cm3/ka et en moyenne 300 cm3/ka pour les vasques post mégalithiques. Sur le plateau de montalba, des vasques démantelées atteignent 3 m de diamètre pour un creux métrique ; les plus grandes vasques fonctionnelles atteignent 1,3 m3, soit une durée de vie possible de 600 à 4000 ka. Il est donc clair que les chaos évoluent à l’air libre depuis de très longues durées. Cet escarpement, d’origine tectonique, est étroitement suivi à son pied par le cours de la Têt (ill. 9). C’est une zone-clé pour reconstituer l’histoire du relief ; en effet les dépôts tertiaires et quaternaires, ces « dépôts corrélatifs » qui sont les archives du géomorphologue, sont nombreux et variés et leurs relations géométriques mutuelles, comme avec les roches du socle hercynien, sont particulièrement bien exposées grâce à l’incision des vallées. Plonger dans ces vallées c’est aborder une histoire qui est déjà celle de l’humanité, à peine effleurée sur les plateaux mais qui ici se démultiplie en autant de niveaux de terrasses, où les vestiges d’outillages lithiques témoignent du passage des premiers Homo erectus et de leurs successeurs. le fossé d’effondrement du conflent-roussillon et ses enseignements L’escarpement du plateau de montalba forme la bordure du fossé tectonique du Roussillon et de son annexe du Conflent (ill. 3). Ce secteur est crucial car affleurent ici l’ensemble des séries sédimentaires détritiques qui remblaient ce graben et permettent d’en restituer l’évolution (Guitard et alii 1992 ; Calvet 1996). Elle se déroule en deux grandes étapes. L’étape miocène est exposée par les dépôts du Conflent, qui affleurent à l’ouest de Vinça mais restent profondément enfouis à l’est, sous le Roussillon. La série stratigraphique, visible dans les coupes de la Lentilla, est basculée de 10 à 20° vers le sud-est et épaisse de plusieurs centaines de mètres. Elle débute par les arkoses de marquixanes, qui marquent l’ouverture du fossé à l’Aquitanien (~24 à 21 ma) et viennent reposer en discordance sur le socle granitique au niveau du village d’Eus ; ce sont des sables feldspathiques à passées caillouteuses, qui résultent du décapage torrentiel d’arènes peu évoluées sur le massif granitique septentrional ; du massif des Aspres provenaient au même moment des cailloutis rutilants à éclats de schistes. Ces arkoses, chimiquement peu évoluées (Lagasquie 1984) et envahies par des encroûtements calcaires en grille, témoignent de conditions climatiques semi-arides et chaudes, avec un couvert vé- GÉOmORPHOLOGIE D’UNE mONTAGNE BRûLÉE lambeau de T5 554 m replat pliocène 530 m barrage de Vinça tracé de la faille de la Têt 9 - L’escarpement bordier du plateau de Montalba entre Rodès et Vinça ; calé sur la faille de la Têt, il résulte pour l’essentiel de l’exhumation du contact tectonique entre granites et sédiments néogènes, lors du creusement de la vallée au Quaternaire. gétal discontinu et une érosion active sur les bordures du bassin, peut-être corrélative du façonnement de l’aplanissement culminant S0. La séquence se poursuit avec la formation de la Lentilla, paléontologiquement datée à sa base (Baudelot, Crouzel 1974) du Burdigalien ancien (~21 à 18 ma). Ce sont des cailloutis fluvio-torrentiels à galets bien roulés de schistes et surtout de gneiss, issus exclusivement de la bordure sud du fossé, où le horst du Canigou-Carança se soulève alors très activement, de 1 à 2 km. La preuve en est fournie par le passage latéral de ces cailloutis à des formations torrentielles à méga blocs issues de ce massif, mais aussi à de grands paquets de roches plurihectométriques glissés depuis le massif dans le bassin de sédimentation (des olistolites), alors que la bordure nord du bassin, peu soulevée, ne fournit pratiquement plus de matériaux détritiques. La mer miocène a pénétré dans le bassin du Roussillon, sans en atteindre toutefois les bordures occidentales ; ses dépôts s’accrochent aux marges des Corbières maritimes et ont été retrouvés en sondage à 900 m de profondeur sous Canet-en-Roussillon ; le maximum transgressif se place au miocène moyen (~16,3 à 15 ma), avant une longue régression pendant laquelle se parachève l’aplanissement S1 du plateau de montalba. L’étape pliocène est précédée par un hiatus sédimentaire ; une phase tectonique déforme assez fortement les matériaux miocènes et l’érosion inscrit dans l’axe du bassin une profonde paléovallée, classiquement mise au compte d’une puissante érosion régressive contrôlée par l’abaissement drastique du niveau de la méditerranée au messinien (~5,8 à 5,4 ma). Le retour brutal de la mer au tout début du Pliocène transforme cette vallée en ria (Clauzon, Aguilar, michaux 1987), très rapidement comblée par les apports détritiques d’une montagne alors en pleine phase de surrection et d’érosion. Les argiles bleutées et les sables gris marins ou deltaïques se suivent de millas jusqu’à Vinça et ils sont surmontés par d’épais cailloutis fluviatiles grossiers, de teinte ocre, qui forment en particulier les collines à l’est de Vinça et de Rodès, ainsi que les grands escarpements des Orgues d’Ille. manifestement le dépôt de cette série, qui s’achève vers 3,8 à 3,5 ma, est contemporain d’un rejeu de la faille bordière, comme le démontrent des déformations synsédimentaires. L’abondance des apports sableux arkosiques issus du massif granitique exprime le creusement principal des grandes alvéoles qui défoncent le plateau de montalba, comme ceux de Trévillach et de Tarerach ; leur plancher aplani se suit jusque sur le rebord de l’escarpement où il forme des replats perchés (ill. 9) initialement en continuité avec le toit de la sédimentation pliocène. un escarpement de ligne de faille exhumé et faiblement réactivé par la tectonique récente La tectonique de faille récente est de style complexe, associant ou faisant se succéder décrochement, extension et compression ; le jeu décrochant de la faille bordière ou faille de la Têt est de type senestre, en bon accord d’ailleurs avec les mécanismes au foyer des séismes actuels (Goula et alii 1999 ; Calvet 1999). Sur cette bordure nord du fossé, l’essentiel de la déformation semble pré et syn Pliocène inférieur. La tectonique post pliocène est 47 48 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre II 256 m terrasse T5 Pliocène marin deltaïque faille N 45°, stries 20° SE Pliocène continental fluvio-torrentiel 244 m T5 7°NW 10 - Les Orgues d’Ille-sur-Têt et la déformation tectonique du Pliocène. Dans le compartiment de droite, le Pliocène marin est sous le lit de la Têt, surmonté par les couches continentales ocres ; le rejet total de la faille est donc de plus de 100 m ; mais le décalage postérieur à la haute terrasse T5 est beaucoup plus faible. Dans ces roches meubles, les ravinements (« bad lands ») sont très actifs. attestée par le basculement de toute la série de 7° nordouest dans la grande coupe des orgues d’Ille, hachée par des failles à jeu senestre-normal (ill. 10) ; ces failles semblent avoir joué encore après le dépôt de la haute terrasse T5, qui couronne les Orgues à Matte Rodone et dont la base est décalée d’une dizaine de mètres. Au total cette déformation, qui soulève le plateau de Montalba par rapport au bassin, voit son rejet augmenter vers l’ouest, comme le montrent les replats fini pliocènes de plus en plus perchés sur la bordure de l’escarpement, de 280 m sur la Crabayrisse à 450 m face à Vinça. Mais sa valeur est au plus d’une centaine de mètres à l’ouest. C’est dire que, pour une bonne part de son dénivelé, l’escarpement bordier du plateau de Montalba résulte du creusement facile de la vallée de la Têt dans les sédiments meubles du fossé. Ce creusement a exhumé l’escarpement tectonique initial, fossilisé par le Pliocène, et moins du tiers de la hauteur du talus correspond à des rejeux tectoniques récents. Initialement installée sur le plan composite d’érosion et d’accumulation fini pliocène, à peu près à l’aplomb du contact faillé, la Têt, en s’enfonçant sur place pendant le Quaternaire, a localement inscrit sa vallée dans le substrat granitique (ill. 3). C’est ainsi, par surimposition, que s’expliquent les petites gorges épigéniques de la Guillera (Rodès), de Saint Pierre, site du barrage de Vinça, et du pont de Tarerach. Les étapes du creusement quaternaire des vallées Pour une analyse détaillée des terrasses et de leur bibliographie on renverra à Calvet 1996 : 541-545, 639-641, 745-823. La plus haute terrasse, numérotée T5 (Matte Rodone, 244 m, ill. 10), est surtout bien représentée en aval, à Mas Ferréol, Baixas, Cabestany et Canet ; vers l’amont, un jalon démantelé existe au dessus du pont de Tarerach, à 340 m, et des lambeaux dans le bassin de Prades ; sur la colline de Rodès des gros blocs et d’abondants galets de quartz rubéfiés en dérivent, tapissant le Pliocène sur les versants et ponctuellement la crête. Cette nappe alluviale est profondément altérée, rubéfiée et ses galets transformés en arènes, à l’exception des quartz ; on l’attribue au Quaternaire ancien sans plus de précision, peut-être vers 1,5 Ma. Elle correspond à un stade où la Têt était encore peu encaissée sous le plateau de Montalba (150 m au droit d’Ille et 60 m sous le replat fini pliocène) et où les gorges épigéniques n’existaient pas encore ; la rivière construisait alors un vaste épandage formé par des chenaux en tresses, largement étalé du Conflent au Roussillon et coalescent à l’aval avec les épandages du Réart et du Tech. L’essentiel du creusement de la vallée, 120 m, est postérieur à T5. Cet enfoncement s’est fait par saccades, marqué par des arrêts et la construction de nappes alluviales (ill. 3) pendant les principales phases froides du Quaternaire, en phase avec le développement de glaciations dans la montagne, dans un contexte de soulèvement GÉOmORPHOLOGIE D’UNE mONTAGNE BRûLÉE 1m 11 - Nappe alluviale quaternaire T2 (Riss) à la butte des Escatllars. Altération assez générale des galets et coloration rouille vif. tectonique d’ensemble qui explique l’étagement de ces niveaux de terrasses. Les étapes les plus anciennes sont peu ou pas représentées sur notre secteur ; ce sont toujours des alluvions caillouteuses profondément altérées et rubéfiées. T4 forme en amont, vers +100 m, le vaste plan qui porte en rive droite de la Têt les villages de Llonat à Sirach, relié au cône de piémont de Fillols, nourri par le massif du Canigou ; Llech et Lentilla ont construit un cône similaire dont il reste un lambeau au dessus de Finestret. T3, qui est très étendu en Roussillon et démultiplié en quatre nappes faiblement emboîtées (terrasse de la Llabanère), n’est ici jalonné, vers +60 m, que par un petit lambeau accroché au flanc est de la colline de Rodès, au dessus de la chapelle Ste Anne, ainsi que par un témoin construit par la rivière de Rigarda et conservé à 270 m, sous domanova. À ce stade il est possible que les écoulements aient difflué par le col de Ternère, même si l’essentiel s’engouffrait dans la gorge de la Guillera. Les basses terrasses sont mieux conservées dans notre secteur. La nappe T2, aux galets déjà fragilisés ou en partie arénisés (ill. 11), offre une matrice ocre vif encore peu argilifiée et porte des sols rubéfiés. En aval de Rodès elle forme surtout le grand plan de Corbère-Thuir ; elle est conservée à +35 m sur la butte des Escatllars, au Pont de Vigne et, en rive gauche, sous forme de quelques lambeaux accrochés au versant granitique. Vers l’amont, T2, porte Vinça et la gare de Prades ; il se raccorde à un épais cône affluent sur le Rigarda et surtout au grand cône de piémont de Vinça, construit par la Lentilla. L’épaisseur de toutes ces nappes est de l’ordre d’une dizaine de mè- tres et elles coïncident avec une phase d’englacement majeure en montagne, assimilable au Riss. La nappe T1 est de teinte grise, à matrice sableuse et présente des galets sains en grande majorité ainsi qu’un sol brun clair, caractères qui permettent de l’individualiser très clairement et de la rapporter au Würm. En aval de la gorge de Rodès elle s’étale très largement vers Bouleternère, enserrant la butte isolée des Escatllars, et elle porte la ville d’Ille, où elle se tient à +20 m. Au débouché de la gorge elle est à +30 m et son incision s’est faite par étapes, avec un palier vers +20 m et un autre plus étroit encore à +15 m (site de mas Polyroc). En amont, T1 forme au moins deux paliers dans le bassin de Rodès, le plus haut en rive gauche portant le site moustérien des Anecs (Abélanet et alii 1985 ; Blaize 1990), ce qui confirme son âge wurmien. T1 constitue le plan principal du bassin de Prades ; les affluents issus du Canigou ont construit d’importants cônes de piémont, néanmoins subordonnés à T2 qui fait figure d’événement majeur : ceux du Llech-Lentilla diffluent autour de la colline isolée du Serrat d’en moulins, en deux paliers étagés. La nappe T0 correspond au lit majeur actuel de la Têt, largement remanié à chaque crue exceptionnelle comme celle de 1940, qui s’est étalée sur 500 à 700 m à partir d’Ille, effaçant à peu près toute trace des épisodes plus anciens dans ce secteur de vallée. Les deux dernières crises froides contemporaines de T1 et T2 ont laissé peu de traces sur les versants dans les bas pays et on en a déduit, au moins pour le Würm, une morphogenèse périglaciaire très modérée, en raison de milieux relativement préservés dans ces bassins méditerranéens abrités (Calvet 1996 : 819-823). dans le secteur qui nous occupe ici, les versants raides granitiques ont nourri quelques tabliers d’éboulis de gravité, alimentés par les pinacles rocheux instables, et les convois limoneux à blocs, de style périglaciaire et d’âge würmien, ne deviennent fréquents qu’au dessus de 600 à 700 m. Plus bas, les vallons et les pieds de versant sont parfois tapissés par des colluvions à blocs extrêmement altérés, pulvérulents parfois, gage d’une grande ancienneté. La coupe de la route d’Arboussols, à la cote 319, suggère leur raccord avec T3, en bon accord avec leur état poussé d’altération. La conservation de ces matériaux fragiles sur ce versant granitique raide implique une très faible efficacité des morphogenèses postérieures. Les collines taillées dans le Pliocène sablo-caillouteux, autour de Rodès et Vinça confortent cette image. 49 50 ARCHÉOLOGIE D’UNE mONTAGNE BRûLÉE CHAPITRE II qu’on ne l’imagine, fréquemment balafrés de ravines, mais dont on démontre le fonctionnement quaternaire bien antérieur aux premières civilisations agropastorales. A 2 lessivé Bt argileux polyédrique 12 - Vieux sol fersiallitique sur les versants convexo-concaves des collines taillées dans le Pliocène de Rodès. En effet ces formes convexo-concaves (ill. 14), raccordées systématiquement aux restes de terrasse T2, portent une couverture continue de sols rouges fersiallitiques (ill. 12), très évolués, et dont le développement implique au moins un âge éémien, anté würmien. Leur conservation témoigne de l’inertie considérable de ces versants, dont la pente peut dépasser 20°, qui ont non seulement résisté à l’érosion anthropique holocène et historique, mais aussi à celle de toute la période froide würmienne. le Temps Des hommes eT Des socIéTés, érosIon eT DynAmIQue Du pAysAGe paysages méditerranéens et mythe du paradis perdu Les paysages méditerranéens relèvent trop souvent encore d’une interprétation mythique, forgée par les poètes et les écrivains depuis l’Antiquité jusqu’au XVIIIe siècle et récupérée ensuite par le discours scientifique, celle d’un âge d’or verdoyant et fertile, irrémédiablement dégradé par l’insouciance des hommes (Grove, Rackham 2001 : 8-23). Illusion tenace, qui réside dans l’ambiguïté de ces paysages aux formes spectaculaires, soumis à des manifestations météoriques violentes ; en fait mosaïque de milieux évoluant à des vitesses très variables, dans le temps comme dans l’espace, et qu’il faut se garder de considérer à l’aune seule de l’histoire des sociétés. Apparences trompeuses de ces espaces, souvent rocailleux, mais depuis bien plus longtemps Des marques d’érosion souvent spectaculaires, mais très localisées Certes, dans notre domaine, l’érosion récente et actuelle laisse apparemment des blessures vives évidentes, en particulier dans les roches meubles du remplissage tertiaire du bassin, dans les collines de Vinça, de Rodès, d’Ille et de Néfiach. Les bad lands les plus spectaculaires, comme ceux des Orgues d’Ille (ill. 10 et 13) et de Néfiach, montrent des torrents élémentaires encore très actifs, dont les cônes s’édifient rapidement à chaque averse automnale et envahissent régulièrement la route de Casesnoves. mais ces formes ont aussi une longue histoire quaternaire, sur ces versants très raides constamment ravivés par le sapement de la Têt, dont le cours d’Ille à millas glisse vers le nord, comme le montre le dispositif des nappes quaternaires T2 à T0, échelonnées du sud au nord. (ill. 3) Beaucoup de ravines, par exemple celles de la colline de Rodès (ill. 14), sont beaucoup moins actives qu’elles en ont l’air. Leur plancher est fixé par une dense végétation arborée et des chênes centenaires ; les cônes de déjection qui en sortent sont à peu près éteints, densément occupés par des terroirs agricoles anciens toujours exploités ; la chapelle Sainte-Anne, attestée au moins depuis le XVIe siècle dans son état actuel et pourtant située au débouché d’un bassin versant de 1 km² très raviné, à l’est du col de Ternère, ne montre aucun signe d’enfouissement. Ajoutons que ces ravines, très localisées, n’ont pas réussi à faire disparaître de très vieux héritages, comme les versants convexo-concaves et leurs sols rouges fersiallitiques, pourtant bien fragiles. Il s’agit donc de formes quasi figées, malgré leurs apparences vives, et dont le fonctionnement épisodique a pu s’initier au cours du Würm, comme le montrent les relations géométriques du ravin de Bourbona avec les lambeaux de T2 qui encadrent son débouché ; il est clair que là un vallon würmien aux flancs émoussés précède et prépare le bassin torrentiel actuel. Les parois amont nues et subverticales de ces ravins suggèrent un recul rapide, qui peut s’avérer une illusion, comme le montre l’examen soigneux de quelques vieux terroirs de vignoble abandonnés, sur cette même colline de Rodès où l’incendie de 2005 est passé. des ravines de 1000 à 2000 m3 mordent sur les alignements Géomorphologie d’une montagne brûlée ravine aménagée avec murettes (détail ci-dessous) 13 - Vue aérienne des Orgues d’Ille : ravinements actifs dans les sédiments pliocènes meubles et cônes torrentiels sablo‑caillouteux recouvrant régulièrement la petite route de Casesnoves ; au fond, le lit de la Têt et ses chenaux multiples en tresses. ravin de Bourbona ravin Naret ravin de de Naret ravin de Bourbona ravine aménagée avec murettes (détail ci-dessous) lambeau de T2 14 - Érosion ravinante dans le Pliocène de la colline de Rodès, face est. Des formes peu actives et bien antérieures à l’aménagement du vieux terroir de vignoble maintenant abandonné. Sur la photo du bas on note que les murettes s’adaptent au tracé de la ravine rectiligne. de murettes, dans le ravin de Naret. Mais, en réalité, les ravines précèdent largement l’aménagement de ce terroir, car on voit localement ces systèmes de murettes contourner les ravins, voire aménager en banquettes leur partie amont moins incisée, pour les stabiliser (ill. 14). 51 52 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre II En fait, depuis l’abandon du terroir, soit au moins un demi-siècle, les ravines n’ont fait que s’élargir un peu, d’une valeur métrique ; mais ce n’est pas l’abandon du terroir et le non entretien des murettes qui les a initiées. Des paysages stables sur le long terme Plateau et escarpement granitique participent très largement des paysages que le géomorphologue nomme « insensibles », selon la terminologie anglo-saxonne (mise au point in Giusti, Calvet, Gunnell 2008), c’est-à-dire peu susceptibles de s’ajuster rapidement et complètement aux paramètres du complexe morphogénétique ambiant. Pourtant, sur les versants granitiques, il y a d’indiscutables traces d’érosion ponctuelles. On n’insistera pas sur les quelques ravines de profondeur métrique qui affectent les arènes et leur couverture discontinue de colluvions würmiennes, assez fréquentes sur les hauts versants du massif de Roque Jalère, sous un couvert très dégradé de landes à cistes. Par contre les chemins qui gravissent l’escarpement du plateau de Montalba permettent quelques observations quantitatives qui aident à fixer la vitesse et les rythmes d’incision des formes d’érosion ravinantes, ici clairement d’origine anthropique. La carrerade qui mène de Rodès au plateau est transformée en chemin creux sur une bonne partie de son tracé, d’autant mieux qu’elle s’inscrit dans un talweg élémentaire préexistant. L’enfoncement dans les arènes est d’ordre métrique ; il atteint ponctuellement 2 m pour toute la période antérieure au XIXe siècle, auquel on peut rapporter raisonnablement le dernier état ou la dernière réfection systématique du pavage de galets qui en tapisse le fond. Depuis la destruction du pavage et donc sur un siècle au plus, l’incision atteint en moyenne 20-30 cm, très localement 80 cm. À ce rythme moyen il a suffi de 500 à 1000 ans pour creuser ces chemins. Le décapage aréolaire des sols cultivés, sur plusieurs décimètres, est localement attesté, autour du village de Ropidera par exemple, par la mise à nu de traces de socs d’araire sur les dalles rocheuses schisteuses. Par ailleurs des terrasses de culture à murettes en très gros blocs alignés, attribuées par M. Martzluff (in Passarrius et alii 2007, ch. IX, 162‑165 et vol. 2 fig. 29, 30) aux premiers aménagements de terroirs médiévaux et datables des XIIIe-XVe siècles, ont été totalement vidangées de leur remblaiement cultivable, sur 60 cm au moins à l’aval de la parcelle aménagée. Mais il faut se garder de généraliser ces observations ponctuelles, comme le montrent des espaces beaucoup plus vastes, où l’on peut établir des bilans de l’érosion des sols sur de très longues durées. Sur l’escarpement raide du plateau, à toutes hauteurs, il reste d’importants volumes d’arènes meubles, que laissent voir les murettes de culture éboulées. Ces murettes, datées en général ici du XIXe siècle, sont d’ailleurs souvent fondées sur le substrat arénisé et non sur la roche en place saine. Sur le plateau, on est frappé par l’abondance et l’extension spatiale des sites superficiels de l’âge du Bronze jonchés de tessons, même sur les pentes du chaos de l’« oppidum » 1025 de Ropidera, où ils sont souvent de grande taille : leur préservation implique évidemment un décapage insignifiant par le ruissellement sur ces versants, depuis l’occupation des sites, datée du Bronze ancien au Bronze final (2200‑700 av. J.‑C.) (Vignaud, in Passarrius et alii 2007 : 69-74 et vol. 2, IV, cartes 1 et 2), soit depuis 4000 ans. Sur le même mode et pour une durée plus brève, il faut relever l’abondance de débris de poterie médiévale, présumés épandus sur les parcelles cultivées avec la fumure et toujours en place, sur certains sites des secteurs de Ca del Mach - Roc de Sabardanne, comme près du village de Ropidera (Passarrius et alii 2007 : 192, 196, 210 et carte vol. 2, X-6). La contre-épreuve est fournie par les vallons et les dépressions fermées du plateau, qui n’auraient pas manqué de piéger d’épais dépôts colluviaux si l’érosion hydrique des versants proches avait été très active. Or cela n’est apparemment jamais le cas, puisque aux marges des cuvettes, voire en leur centre, le substrat granitique apparaît sous forme de chaos de blocs ou, dans la moindre entaille de fossé, d’arènes et d’éclats de roche que les labours des parcelles de vigne immédiatement contiguës aux prairies marécageuses ramènent en surface. Seuls des sondages systématiques au cœur des prairies humides pourraient en dire plus. Les rares coupes des vallons drainés, par exemple celui de Bosc Nègre dans le secteur des Balmettes, où le plan alluvial est large de quelques décamètres, n’exposent que 1 à 1,5 m de dépôts sur le substrat granitique, chenal de cailloux mal roulé à la base et dessus arènes sablo-graveleuses remaniées, en lits plans alternativement fins et plus caillouteux, le tout n’ayant pour le moment livré aucun indice chronologique. Géomorphologie d’une montagne brûlée 15 - L’érosion hydrique postérieure à l’incendie de 2005 sur les versants d’arènes granitiques. Le liseré clair donne la mesure du décapage par ruissellement diffus. La formation d’un pavage de graviers, bien visible sur la photo, a limité l’ablation. Les effets modestes d’un incendie catastrophique Les incendies méditerranéens sont réputés décupler l’activité de l’érosion hydrique ultérieure (Martin et alii 1997). Celui d’août 2005 a été très sévère et suivi par un automne très pluvieux, avec en novembre une violente perturbation méditerranéenne, dont l’épicentre était dans les Corbières, mais qui a délivré dans le secteur concerné ici entre 50 et 100 mm en 24 heures, soit à la fois de forts cumuls et de fortes intensités, même si l’on reste loin des records régionaux. Aucune étude systématique et quantifiée de la morphogenèse hydrique, sur site expérimental, n’a été menée à la suite de l’incendie, mais un certain nombre d’observations qualitatives significatives ont pu être faites, aux deux printemps suivants. Les marques érosives fraîches, en particulier les ravinements, étaient relativement rares et discrètes dans l’espace brûlé. Certes, les talwegs élémentaires de l’escarpement bordier ont été ravivés. Mais sur les versants eux-mêmes, que se soient les collines dans le Pliocène de Rodès ou les plages d’arènes meubles des pays granitiques, les rigoles élémentaires restaient exceptionnelles et discontinues, longues au plus de quelques mètres et profondes de quelques centimètres pour une largeur d’une dizaine. Des formes très fragiles, comme des bermes de terre aréneuse surmontant les murettes de culture perpendiculaires au versant (par exemple sur la pente est de l’« oppidum » 1025 de Ropidera), ont été intégralement conservées et non échancrées de rigoles. Dans certaines des brèches de ces murettes écroulées, qui logiquement devaient canaliser des flux hydriques plus puissants, le cerne de suie noire laissé par l’incendie sur les blocs jusqu’à leur base montrait l’absence d’ablation postérieure. Sur des panneaux de versant arénacés plans, inclinés à 10-15°, le pavage de graviers et cailloux noircis par l’incendie et jonché de fragments de branches, écorces et brindilles calcinées, démontrait l’absence d’ablation. Un décapage épidermique de 2 à 3 cm au plus a affecté des secteurs limités, en particulier sur des ruptures de pente entre terrasses, comme le démontrait un cerne blanc centimétrique sous la bande de suie des cailloux enchâssés dans le sol (ill. 15). Cette résistance à l’érosion des substrats arénacés semble confirmée par les données quantitatives obtenues sur parcelles expérimentales dans un site proche, à 1100 m sur le versant nord du massif de Roque Jalère, sous lande à callune (Faerber, Emilian soumis). Les parcelles soumises à un brûlage n’ont pas vu leur érosion augmenter significativement par rapport aux parcelles non brûlées et, toutes parcelles confondues, les pertes en terre ont été de 46 t/km²/an sur deux ans, pour un site, et de 26 t/km² sur 10 mois pour l’autre site. En prenant une densité de 1,7, cela donne des tranches érodées de l’ordre de 15 à 27 mm par millénaire : sur ces bases et en contexte végétal très dégradé permanent, il faudrait 660 à 370 millénaires pour décaper une couche d’arènes de 10 m. On est très loin des 800 à 1600 t/km² annuelles mesurées sur parcelle expérimentale en gneiss, dans les Maures, les trois années qui ont suivi un incendie, mais du même ordre que les 31 t fournies la quatrième année par cette même parcelle (Martin et alii 1997). La présence de pavages caillouteux en surface (ill. 15) explique pour une bonne part cette résistance à l’érosion ; on notera d’ailleurs que l’incendie a contribué à améliorer ce pavage, en produisant en grande abondance des éclats et des écailles au détriment de la base des parois et des blocs granitiques des chaos. 53 54 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre II Conclusions : entre nature et culture, la stabilité des paysages morphologiques Face à l’image commune, mais fausse ou abusivement simplificatrice, d’une érosion continue dans l’espace et dans le temps et de son agressivité particulière dans les régions méditerranéennes, cette réflexion sur les territoires de l’incendie de 2005 dans la longue durée géomorphologique permet de proposer un cadre conceptuel plus réaliste et plus opérationnel à ceux, historiens ou archéologues, qui tentent de reconstituer la trajectoire temporelle et la logique des sociétés dans un espace concret donné. Les territoires des hommes sont avant tout des milieux, des systèmes naturels et anthropisés complexes et évolutifs, dont la logique et la dynamique ne peuvent se comprendre sans une approche globale et multiscalaire, qui prenne en compte et mette en perspective toutes les temporalités des paysages. Le faisceau d’observations rassemblé ici a mis l’accent, parfois d’une façon volontairement provocatrice, sur la stabilité relative de ces milieux. Les concepts de la Landscape sensitivity, dont relèvent ces paysages que l’on a qualifiés plus haut d’insensibles, sont relatifs et très dépendants des échelles spatio-temporelles considérées (Giusti, Calvet, Gunnel 2008 : 210-211). Pourtant, dans notre domaine, la stabilité est, assez exceptionnellement et sur une large partie de l’espace considéré, une réalité qui s’exprime à travers une très large gamme d’échelles spatio-temporelles : du temps immédiat de la saison pluvieuse au temps pluriséculaire des parcelles médiévales et plurimillénaire des sites superficiels du Bronze, du temps médian des vieux versants à sols rouges et des chaos granitiques exhumés et troués de vasques (quelques centaines de millénaires) au temps profond des surfaces d’aplanissement (quelques millions d’années). Le résultat est une mosaïque très fine, ou plutôt un palimpseste d’unités topographiques diachrones et multidimensionnelles, dont la stabilité et la conservation demandent explication. On cherchera d’abord du côté des facteurs naturels, seuls en cause pour les évolutions quaternaires et plus anciennes, que l’on ne considèrera pas ici en détail car d’un intérêt strictement géomorphologique. La conservation des fragiles volumes de granites arénisés jusque sur les versants raides se comprend mieux à la lumière de la géométrie du bâti lithologique. Il alterne en effet des bandes subverticales de granites acides ou très massifs peu altérables et des bandes très altérables où l’arénisation a pénétré très profondément et qui sont ainsi protégées de l’ablation, d’autant que les bandes résistantes sont subparallèles à l’escarpement du plateau. La résistance de ces arènes à l’érosion hydrique, comme des versants sur cailloutis néogènes dans le bassin, répond aussi à leur forte perméabilité, qui favorise l’infiltration et limite d’autant le ruissellement ; ajoutons la formation facile de pavages superficiels de graviers et de cailloux, par départ des éléments fins, qui immunisent rapidement ces milieux vis-à-vis du ruissellement diffus et stabilisent même le plancher des rigoles. Dans ce milieu climatique subhumide et sur des roches imperméables où les réserves hydriques sont non négligeables, même un maquis bas mais dense constitue une protection efficace vis-à-vis de l’impact des averses et du ruissellement ; mousses et lichens fixent souvent le substrat minéral sous ces couvertures végétales. D’autre part il faut insister sur la rapidité de la repousse après les incendies : dès l’automne et l’hiver, un dense tapis herbacé s’est mis en place et moins de deux ans après le feu la multiplication des plantules de cistes était spectaculaire, ainsi que le reverdissement des souches de bruyère blanche, des chênes verts et des oliviers. Mais le résultat des travaux de prospections archéologiques et d’archive consacrés au secteur (in Passarrius et alii 2007 : 208-215) apporte aussi une riche moisson de faits et permet de proposer quelques hypothèses quant aux responsabilités des hommes. En effet le domaine granitique en particulier n’a subi qu’une anthropisation à éclipses et/ou peu agressive. La colonisation dense de l’âge du Bronze est marquée par un pastoralisme extensif sans traces d’agriculture ; une lacune quasi-totale marque l’âge du Fer et l’Antiquité, voire le haut Moyen Âge. L’habitat permanent médiéval n’est attesté qu’au village de Ropidera, sans habitat intercalaire isolé, des environs de l’an mille jusqu’au cours des XIVe‑XVe siècles où il est abandonné ; les activités agricoles y semblent localisées à certains terroirs seulement et associées à un pastoralisme, avec développement de vastes devèzes encloses. La mise en culture intensive et généralisée, pour la vigne et l’olivier en particulier, n’intervient qu’au XIXe siècle, mais elle n’a guère duré plus d’un siècle. On doit aussi mettre l’accent sur l’ampleur des travaux pro- Géomorphologie d’une montagne brûlée tecteurs réalisés sur les versants, qui ont remarquablement résisté et joué pleinement leur rôle. Des murettes de style cyclopéen suivent apparemment les premiers défrichements médiévaux, peut‑être à la suite de déboires érosifs constatés et en phase avec les prémices du Petit Âge de Glace si l’on accepte la datation XIIIe-XVe siècles proposée par M. Martzluff ; leur vidange locale par l’érosion prouve qu’elles n’ont fait que retarder le processus, ce qui est déjà positif. Au XIXe siècle c’est tout le paysage qui est aménagé en terrasses, avec des murettes soignées et tout un réseau de drainage canalisé et organisé. Le devenir de ces aménagements est évidemment incertain, mais ils ont tenu pour l’essentiel le choc de l’abandon et permis le retour à un couvert végétal subnaturel dense et protecteur. En définitive, dans ces territoires en perpétuelles mutations, l’idée de paradis perdu est bien un mythe et les responsabilités des hommes autrement moins lourdes que l’on a coutume de le dire. 55 Deuxième partie Les premières occupations humaines chapitre III Nouveaux jalons sur le peuplement paléolithique du bassin moyen de la Têt, entre Roussillon et Conflent Michel Martzluff avec la collaboration de Sabine Nadal Introduction L’intérêt de cette étude réside surtout dans sa dimension géographique. En effet, l’incendie de l’été 2005 a balayé trois types de milieux dans un secteur qui, depuis 130 m d’altitude au droit d’Ille-sur-Têt jusqu’à 530 m au sommet de la Cougoulère, face à Vinça, constitue la frontière géographique et historique entre la plaine du Roussillon et les premières vallées encaissées pénétrant les massifs montagneux du Conflent. Au centre de l’aire étudiée (ill. 1 et 2), la plaine alluviale de la Têt peut se scinder en deux unités. Vers l’amont, en Conflent, les replats des terrasses quaternaires de Vinça et de Rodès forment de petits bassins enfoncés dans des collines sédimentaires qui barrent la vallée et la compartimentent. Ces éminences culminent vers 300 m d’altitude et témoignent de puissants épandages détritiques du Tertiaire dans le fossé d’effondrement de la Têt. Déporté contre la faille qui borde le socle granitique, le fleuve s’est enfoncé dans des verrous rocheux, l’un au barrage de Vinça, l’autre dans les gorges de La Guillera et ces épigénies réalisées pendant le Quaternaire ont contribué à mieux fermer les dépressions que forment les bas niveaux de terrasses logées le long des cours d’eaux tributaires venant du Canigou. C’est donc vers l’aval, à l’issue du défilé de La Guillera et du col de Ternère sur les communes d’Ille-sur-Têt et de Bouleternère, que s’étale la plaine du Roussillon. Les bonnes terres arables dévolues à l’arboriculture sur ces terrains plans sont encadrées par de l’aspre, c’est-àdire aujourd’hui par d’inextricables maquis qui se développent à partir des premiers versants abrupts, puis par de vastes friches parsemées de quelques vignes encore cultivées qui se trouvent sur le plateau granitique de Montalba-Tarerach, vers le nord ou encore, vers le sud, sur les éminences calcaires et schisteuses qui dominent Bouleternère. Ces prospections furent donc l’occasion d’approcher au plus près une large bande de terrain située en travers du bassin moyen de la Têt et de l’axe de la principale voie de pénétration des massifs montagneux du Canigou et du Madres, au débouché du fleuve majeur des PyrénéesOrientales dans la plaine littorale du Roussillon, un bas pays qu’il a d’ailleurs largement contribué à former (Martzluff 2007a). Pour notre part, elles avaient pour objectif principal de tester le potentiel archéologique concernant les temps paléolithiques sur les différentes unités de relief, en fonction d’un cadre chrono-culturel déjà bien établi sur la très longue durée dans la région (Martzluff 2006). Concernant les périodes les plus anciennes, au Paléolithique inférieur, il s’agissait de mieux comprendre pourquoi les vieilles industries taillées dans le quartz, celles qui jonchent abondamment la surface des vieilles terrasses du Quaternaire près du littoral, disparaissent brusquement au seuil des premiers contreforts montagneux. 1 - Zones profondément remaniées en sous sol (DAO M. Martzluff ). 60 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre III 2 - Terrains quaternaires et répartition des industries lithiques paléolithiques (DAO M. Martzluff ).. 2 Le peuplement paléolithique 61 62 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre III Ces recherches offraient enfin la possibilité de discuter des résultats déjà publiés, en particulier de l’épineuse question d’une homogénéité des industries archaïques « pré-acheuléennes », ainsi que de l’absence problématique de vestiges des campements de plein air pour toute la durée du Paléolithique supérieur et de l’Épipaléolithique-Mésolithique, une lacune qui couvre environ 25 millénaires et qui est désormais avérée dans la plaine du Roussillon (Martzluff 1998). I - Historique des recherches et bornes méthodologiques des travaux de terrain La plaine alluviale comprend plusieurs niveaux de terrasses étagées depuis le lit majeur de la Têt, étroit et très encaissé à cet endroit, jusqu’à de discrètes reliques sédimentaires conservées haut perchées sur les versants, 100 m plus haut. Certains de ces dépôts avaient déjà livré des industries paléolithiques bien avant nos recherches, dès 1968, en particulier dans le bassin de Rodès (Blaize 1985a). C’est ainsi qu’avait pu être clairement identifié un gisement moustérien de plein air, détruit lors de la création du barrage de Vinça, mais aussi que des industries d’allure archaïque avaient été mises en relation avec la « Pebble culture » des vieilles terrasses du Roussillon pour partie et, pour l’autre, avec un Paléolithique inférieur anté-würmien plus évolué (Collina-Girard 1975‑76, 1978 ; Blaize 1990, 2005). Par contre, la plaine s’étendant autour d’Ille-surTêt était vierge d’information sur ces périodes. De même, la vieille surface d’érosion du massif granitique de Montalba, oscillant entre 300 et 500 m d’altitude, n’avait jamais été investie au titre d’une archéologie méthodique car presque totalement envahie par un maquis impénétrable. La même remarque s’impose aussi pour le vieux substrat paléozoïque qui arme les versants de la rive droite de la Têt et du bassin du Boulès. Sur l’ensemble de ces contreforts montagneux, la présence de dolmens ou de gravures rupestres et, quelquefois, la collecte ponctuelle de mobiliers en quelques points encore cultivés en vigne, témoignaient d’un peuplement étalé du Néolithique aux premiers âges des métaux (Abélanet 1990, Blaize 2006). La Préhistoire ancienne n’y avait, par contre, répercuté aucun écho. En réalité, le peuplement paléolithique de cette interface méditerranéenne entre plaine et montagne était bien attesté à partir du dernier glaciaire (Würm, entre 100 000 et 10 000 ans), en particulier pour le Moustérien, le Solutréen et le Magdalénien (avec une lacune pour le début du Paléolithique supérieur concernant l’Aurignacien et le Gravettien, comme partout ailleurs dans les P.‑O.). Mais l’on devait ces connaissances aux fouilles réalisées en milieu troglodyte. L’une de ces cavités se trouve non loin de Bouleternère, en limite de la plaine du Roussillon (grotte de Montou) et les autres en fond de vallée du Conflent, plus précisément à la confluence des rivières drainant les massifs du Canigou et du Madres vers la Têt, dans le synclinal calcaire de Villefranche-de-Conflent (Cova del Mitg, Grotte d’En Gorner, Grotte Marie, Grotte des Ambullas, Trou souffleur). À l’inverse et toujours en Conflent, un site de montagne au-dessus de Prades, unique en France, le rocher de Fornols-Haut (alt. 780 m), offre en pleine lumière un art rupestre magdalénien du Tardiglaciaire habituellement réservé au milieu souterrain (Abélanet 1985, Sacchi 1987, Martzluff et alii 2005). C’est dans ce cadre général sommairement balisé que plusieurs problèmes se sont posés à nous, sur les conditions même de la recherche, dont il faut ici parler. Sur l’étendue de la zone prospectée, tout d’abord, car celle-ci est très vaste et les prospections nous concernant se sont étalées au total sur trois années. Le quadrillage d’un vaste espace, à la fois sur le plateau de Montalba ou sur les pentes du Causse de Bouleternère, par des équipes, certes diverses, mais comprenant toujours des archéologues aguerris, nous incite finalement à dire que l’essentiel des vestiges paléolithiques présents sur le sol prospecté, très lisible après l’incendie, n’a guère pu nous échapper. Ceci d’autant plus que les découvertes d’outillages lithiques en quartz ou en jaspe, souvent minuscules, effectuées en cours d’opération par des personnes au départ non-initiées à ces difficiles repérages, ont rapidement montré les progrès d’une sensibilisation en la matière. Par ailleurs, nous avons complété les informations obtenues en 2005‑2006 sur ces parcours méthodiques dans le maquis brûlé en y intégrant des prospections de contrôle sur des sites limitrophes, hors de la zone incendiée. C’est ainsi que nous avons poursuivi des repérages sur les terres arboricoles de la vallée, à peine effleurées par l’incendie, en particulier sur le plan rissien des Escallars, à Ille-sur-Têt, mais aussi sur l’aire de marnage des eaux du barrage de Vinça, accessible lorsque le barrage subit sa vidange annuelle en hiver et où les sols limoneux ont Le peuplement paléolithique été décapés, mettant au jour les éléments pierreux du sous-sol. De même, nous avons opéré des incursions de part et d’autre du plateau de Montalba, vers le nord et vers l’ouest, dans les chaos de Tarerach, puis vers l’est, dans ceux de Reglella. La connaissance que nous avions du Causse de Thuir, également incendié, nous a pareillement aidé à mieux comprendre le petit massif calcaire du Dévonien qui jouxte Bouleternère. Deux difficultés de poids demeurent cependant. La première tient à la conservation inégale des sols, l’autre à la caractérisation des industries. D’autre part, le problème des mobiliers absents – celui des vides en quelque sorte – est ici posé avec une certaine acuité. C’est le cas pour les industries lithiques, en relation possible avec des lacunes dans l’occupation de l’espace ou bien à cause de gisements supprimés par l’érosion, ou encore masqués par des comblements. C’est le cas ensuite pour l’absence d’art rupestre là où il était fort probable d’en trouver. Ça l’est enfin pour une carence qui affecte les formes d’habitats, en particulier les habitats troglodytes. I.1 - Un sous-sol inégalement remanié Quasiment tous les plans de terrasse situés en fond de vallée, mais aussi la plupart des lambeaux de vieilles formations alluviales perchées sur les versants, ont subi des labours profonds qui, dans la seconde moitié du XXe siècle et surtout après 1970, ont largement mordu dans leur base caillouteuse, bouleversant les dépôts limoneux où les sols d’habitat pouvaient être conservés. En témoignent d’impressionnants tas d’épierrements assemblés sous forme d’épais murs de galets qui ceinturent partout les propriétés complantées d’arbres fruitiers, en particulier autour d’Ille-sur-Têt. Les bas flancs des échines tertiaires ont également subi la manie des remodelages en terrasses au bulldozer. Tous ces terrains plans et irrigués sont aujourd’hui travaillés au « rotovator », une machine qui pulvérise les mobiliers archéologiques, en particulier les éléments lithiques. Par ailleurs, ces terrains se révèlent souvent peu lisibles, car herbeux. Globalement, il est quand même évident que l’absence de mobilier archéologique en surface de ces terrains alluviaux plans et profondément charrués tient à l’absence de gisement en sous-sol. D’autres défonçages ont largement perturbé la zone couverte par le brûlis. Ainsi, les plantations forestières en résineux ont griffé profondément le sous-sol sur l’échine pliocène qui ferme la vallée entre Rodès et Ille, ainsi que sur une bonne part du plateau de Montalba, dans le secteur des Balmettes (ill. 1). Finalement, seuls quelques rares terrains alluviaux ont été épargnés par ces travaux aratoires dévastateurs (une vieille terrasse un peu isolée sur un versant de la rive gauche de la Têt, au débouché du ravin du Bellagre, et une partie des petites propriétés englouties depuis 1976 en fond de vallée par les eaux du barrage de Vinça). Les versants les plus abrupts qui flanquent la vallée en rive gauche, mais aussi les pentes moins prononcées d’un espace intermédiaire donnant accès au plateau de Montalba sur la commune de Rodès, sont des surfaces qui se sont révélées négatives pour la conservation des vestiges préhistoriques anciens, soit sous l’effet des ravinements, soit à cause des mises en culture, les deux étant liés. De même, les pentes ravinées du Causse de Bouleternère, en rive droite, n’ont pas livré d’industries lithiques. Il semble bien que la falaise calcaire qui domine le ravin de Montjuich, avec son versant bien exposé au sud, a nettement reculé au Quaternaire sous l’effet de l’érosion, les éboulements ayant laissé des mégablocs sur le versant. Les cavités qui ont pu abriter des chasseurs au Paléolithique ancien et moyen ne sont plus que des fissures dans les parois, ou peuvent rester masquées par de l’éboulis. Contrairement à ce que nous avions observé antérieurement dans cette zone des Aspres, après les incendies du Causse de Thuir, en rive droite du Castelnou où les pentes situées sous la ligne de falaise livrent quelques artefacts du Paléolithique ancien-moyen en quartz, le recul des barres rocheuses calcaires est ici moins parlant. En effet, le sol très pentu des éboulis situés en contrebas des falaises de Les Pedreres est fortement remanié par de puissantes murettes (feixes) et reste peu lisible, avec des broussailles à peine touchées par l’incendie. Enfin, sur le plan de Montalba, les chaos granitiques ont été un peu partout simplement égratignés à l’araire. Toutefois, sur de larges parties entourant les zones basses et humides, le bulldozer a totalement remodelé le sol, arrachant les boules granitiques et nivelant de vastes champs, replantés en vigne ou en céréale pour le gibier. Il reste que les industries prélevées sur cette aire remaniée se trouvent in situ, et il en est de même pour celles qui furent recueillies dans les parties travaillées à l’araire ou dévolues aux troupeaux. Par contre, sur les espaces nivelés, la présence d’artefacts est très aléatoire du fait du raclage des parties saillantes et du comblement des parties en creux, ou encore de leur déplacement dans les bourrelets de terre qui ceinturent ces champs. 63 64 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre III 3 - Cavité karstique ouverte à l’est et en partie détruite par les carrières sur l’affleurement dévonien de la montagne de Bouleternère (photo aérienne O. Passarrius) Enfin, au contact entre les bas versants des éminences chaotiques et les dépressions, l’apport des fines a pu masquer des niveaux archéologiques sous un matelas d’arène, lequel ne semble cependant jamais très épais. Partout ailleurs, les remplissages qui coiffent le substrat cristallin sont très minces. Le rebord méridional du plateau, comme les versants des vallées le pénétrant, très pentus, ont été ravinés jusqu’au socle en maints endroits. Pour le Pléistocène, en témoignent quelques évidements creusés et polis par des ruissellements canalisés qui se trouvent suspendus sur des affleurements granitiques, au-dessus du fond des talwegs actuels (en particulier à l’est de la carrière de Rodès). Pour l’Holocène, le contact très fréquent des plus vieilles murettes de pierres avec la roche-mère ou des altérites montre que les premiers défrichements médiévaux ont vite nécessité de puissants aménagements en terrasse pour retenir la terre arable (cf. chap. XI). Les secteurs où les phases de déprise agricole post-médié- vales ont été suivies de pâtures sans remise en état de ces pentes par des murettes, sont aujourd’hui mis à nu quasiment jusqu’au roc (toujours dans ce même secteur de Rodès, par exemple, mais au-dessus de la carrière). Cependant, bien que le modelé de détail ait été sensiblement modifié sur les pentes les plus prononcées, des lambeaux de terrasse quaternaire y ont parfois conservé, 50 m au-dessus du fleuve, des industries paléolithiques anciennes. Elles sont dans un étonnant état de fraîcheur, montrant que de très vieux sols archéologiques ont pu être épargnés par l’érosion sur ces replats très étroits (voir ci-dessous III. 2). I.2 - Critères de sélection des industries paléolithiques sur le plateau granitique L’attribution à la Préhistoire ancienne des industries le plus souvent produites à partir de quartz ou quartzites locaux, parfois même de granitoïdes, sur une base typologique ne pose pas trop de problème sur les formations Le peuplement paléolithique alluviales de la vallée, surtout lorsqu’elles ont été roulées, éolisées ou patinées. Par contre, les vestiges paléolithiques provenant du plateau de Montalba sont très dispersés. Ils ont été triés pour cette étude dans les lots comprenant la totalité des ramassages lithiques pour chaque point coté ; ils gardent donc leur attribution de site pour une présentation cartographique, finalement assez peu signifiante (ill. 4 à 10). Si ces artefacts sont ici regroupés et présentés en un seul et même lot, c’est bien parce qu’il est impossible de retenir un gisement particulier sur ces reliefs, et encore moins une station pouvant caractériser de rares mobiliers mélangés en surface, parfois déplacés par la lame du bulldozer dans les dépressions. D’ailleurs, presque tous les sites pointés comportent aussi les copieux restes d’un artisanat de fabrication d’anneaux en pierre clairement associés à de la céramique modelée. À l’exception de quelques artefacts érodés ou de typologie Levallois qui gisaient en position isolée, les mêmes données se répètent d’un point à l’autre du plateau. C’est pourquoi nous ne pouvons faire l’économie d’un regard critique sur la totalité du matériel pré- et protohistorique avec lequel se sont mélangées les industries du Paléolithique. Notre sélection la plus sûre a d’abord retenu les éléments présentant au moins un léger degré d’usure, le plus souvent très discret (échelle 1, 5 sur 4 stades) et aussi la présence de patine sur les enlèvements. Il est vrai que ces éléments furent parfois difficiles à déterminer sur de nombreux taxons ayant été soumis à l’action du feu. Cela dit, le lot très majoritaire de l’industrie, à cassure très fraîche, en quartz, ne comprend quasiment que des éléments atypiques. En réalité, la grosse part des déchets lithiques frais trouvés sur le plateau provient pour l’essentiel des chocs de percuteurs en quartz trouvés en très grand nombre avec les ébauches d’anneaux disques. Une autre part vient du débitage aléatoire d’éclats qui furent ensuite fracturés pour profiter des dièdres ainsi créés et qui ont probablement servi à racler les ébauches. Cette industrie a posteriori et ce débitage très mal maîtrisé, en tout cas pour des fonctions liées à la boucherie et aux travaux domestiques, n’a sûrement rien à voir avec le Paléolithique et guère plus avec le Néolithique. Percuteurs et burins de fortune furent donc vraisemblablement utilisés pour fabriquer des anneaux en schiste, la roche-mère se trouvant sur place. D’ailleurs, une prospection très fine du secteur ar- chéologique le plus riche sur une surface de 5 000 m2 (points 1005‑1006) a totalement confirmé cet état de fait, ainsi que l’absence d’armatures microlithiques. Il s’agit d’une industrie sur quartz qui s’attache donc plutôt à l’usage opportuniste du matériau local pendant la Protohistoire pour piqueter et racler les ébauches d’anneaux, qui sont ensuite polis (chap. IV). Les rares éléments très peu usés qui sont rattachables à un mode de débitage paléolithique n’ont donc aucun mal à s’individualiser dans cet ensemble. S’ajoute à cette considération l’extrême pauvreté des outils du fonds commun, en particulier des grattoirs, et la part très mineure des jaspes et des silex face à l’omniprésence du quartz. Ce sont des signes qui excluent, selon toute évidence, la présence d’habitats pour la Préhistoire récente qu’évoquent très timidement une ou deux armatures foliacées et une seule hache de pierre sur la totalité des mobiliers préhistoriques recueillis. Comme les restes d’un débitage lami- ou lamellaire font totalement défaut, si ce n’est sous forme d’un seul minuscule débris, nous pouvons encore plus nettement écarter une occupation un tant soi peu conséquente de ce secteur pendant la phase médiane du Néolithique tout comme pour le Paléolithique supérieur et l’Épipaléolithique azilien. La rareté des outils de meunerie est par ailleurs fort parlante sur le caractère probablement fugace des occupations préhistoriques liées à de l’habitat agricole dans le secteur et renvoie l’occupation préhistorique récente et protohistorique de cet espace à un pastoralisme plus ou moins nomade. Nous avons cependant dû tenir compte du fait que l’exploitation opportuniste des roches locales et que le débitage discoïde diminutif, caractérisant les industries mésolithiques du Sauveterrien à l’est des Pyrénées, pouvait en principe offrir un risque de confusion avec les industries moustériennes évoluées, généralement trouvées en bon état de fraîcheur. C’est pourquoi nous n’avons retenu ici comme procédant du Paléolithique que les éléments assimilables à des processus de débitage typiquement moustériens. Mais en réalité, il n’y a pas d’outils ou de déchets pertinents habituellement associés aux industries de l’Épipaléolithique-Mésolithique dans la masse assez conséquente du lithique recueilli sur ce vaste territoire (pas de grattoirs et une seule petite pièce esquillée en quartz qu’accompagnent deux ou trois débris d’éclats obtenus par percussion posée). 65 66 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre III I.3 - Pertinence des lacunes dans les industries Le peuplement antérieur à l’Âge du Bronze n’a donc laissé que de discrètes traces dans la zone du brûlis, tout comme dans ses abords, et les rares, quoique précieux, témoignages restreints à l’industrie lithique sont par ailleurs discontinus dans le temps. Raisonner en termes de présence/absence de mobiliers pour cette très longue séquence étalée du Paléolithique inférieur au Mésolithique est un passage obligé, mais en principe bien moins pertinent que pour des périodes récentes ayant généré un matériel archéologique - céramique en particulier - plus abondant et mieux conservé, ainsi que des structures ayant modifié l’espace ( J. Kotarba, chap. V). Afin d’affûter quelque peu notre réflexion en la matière, nous avons par conséquent essayé de prendre en compte l’évolution géomorphologique des sites jusqu’aux perturbations anthropiques récentes, en relevant tout élément intrusif dans le milieu naturel y compris les roches étrangères au substrat. Dans tous les cas, couplée avec une lecture du sol rendue possible et pertinente par l’incendie, la présence de traces humaines très anciennes sur le plateau de Montalba, ou sur les flancs des échines tertiaires qui ferment les bassins de Vinça et de Rodès, montre bien que l’érosion a été incapable d’effacer totalement ces reliques sur les reliefs anciens. Ainsi, lorsque la présence humaine a été intensive, c’est-à-dire lorsqu’elle a été prolongée pendant très longtemps sur les mêmes sites favorables, eu égard aux très faibles densités de peuplement envisageables pour les sociétés de chasseurs, nous considérons comme parfaitement signifiant de ne pas en avoir détecté quelques signes. I.4 - L’absence d’art rupestre Les témoignages d’un art rupestre attesté sur la longue durée, depuis le Paléolithique sur le proche plateau de Vall en So (Martzluff et alii 2005) ou à partir du Néolithique dans les Aspres, non loin de Bouleternère (Abélanet 1990) et encore à Tarerach, face au plateau de Montalba (Valat de la Figarassa, cf. Abélanet 1990 et carte, ill. 2), mettent en avant une autre lacune constatée au cours de ces recherches. La prospection minutieuse de la zone du granite de Las Cases, à Rodès où notre plus grande attention s’est justement portée sur les bandes hectométriques de schistes qui parcourent les versants (carte géologique, chap XI, ill. 1) n’a rien donné. Il en est de même pour le ravin de Montjuich et la colline de La Bouffeta, sur la montagne de Bouleternère, sur le flanc opposé de la vallée, dont les terrains paléozoïques sont bien plus favorables (série schisteuse de Jujols). Nous devons en conclure que l’aménagement total du substrat par des terrasses de mises en culture a, depuis le Moyen Âge, presque totalement ruiné les rares affleurements de roches tendres sur les versants très abrupts de la vallée dans la zone brûlée. Si quelques roches gravées ont été épargnées par les travaux aratoires dans des écarts moins remaniés au sud de Tarerach ou sur les flancs du Canigou, nul doute que la proximité de Vinça, de Rodès et d’Ille-sur-Têt, trois agglomérations qui ont impulsé sur leur environnement immédiat une très forte pression paysanne liée à l’oléiculture et à la viticulture, nous prive ici de savoir s’il y avait sur ces pentes des roches gravées préhistoriques ou protohistoriques. I.5 - Typologie des sites archéologiques La présence d’industries du Paléolithique ancienmoyen en surface des formations alluviales suppose des campements de plein air. Toutefois, sur le plateau de Montalba, au voisinage des chaos, aucune concentration archéologique ne peut être rapportée à une « station ». Il en ressort globalement que ces artefacts obtenus sur des roches locales sont mélangés avec des éléments plus récents. Les gisements n’étant donc que très rarement conservés, la possibilité qu’une part des industries puisse provenir de sites troglodytes ou d’abris démantelés existe. Or, sur l’ensemble de la zone prospectée, il ne se trouve que fort peu de grottes et d’abris-sous-roche qui puissent offrir des repaires potentiels pour la Préhistoire ancienne. Ainsi, dans le petit synclinal perché de Bouleternère, en rive droite de la Têt, un karst résiduel ne possède pas de remplissage conséquent. Les deux cavités découvertes sur son flanc nord, au contact avec les schistes du Silurien, ont été mises à mal par l’exploitation des carrières, les segments occupés par les porches ayant été détruits (ill. 3). Par ailleurs, comme nous l’avons vu, les falaises calcaires situées sur le flanc sud de cette éminence, dominant un versant bien exposé car protégé du vent, en rive gauche du vallon de Montjuich, se sont éboulées jusqu’à une période récente, au moins jusqu’aux temps modernes où le secteur de Les Pedreres était exploité par les ateliers de tailleurs de pierre (chap. X). Le peuplement paléolithique 4 - Industries du Paléolithique ancien-moyen du plateau de Tarerach-Montalba. 67 68 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre III 5 - Industries du Paléolithique ancien-moyen du plateau de Tarerach-Montalba. Le peuplement paléolithique 6 - Industries du Paléolithique ancien-moyen du plateau de Tarerach-Montalba. 69 70 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre III 7 - Industries du Paléolithique ancien-moyen du plateau de Tarerach-Montalba. Le peuplement paléolithique 8 - Industries du Paléolithique ancien-moyen du plateau de Tarerach-Montalba. 71 72 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre III 9 - Industries du Paléolithique ancien-moyen du plateau de Tarerach-Montalba. Le peuplement paléolithique 0 10 - Industries du Paléolithique ancien-moyen du plateau de Tarerach-Montalba. 5 73 74 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre III En principe, les chaos encombrant les pitons du plan granitique de Tarerach-Montalba, ont pu servir de protection à des groupes de chasseurs lors d’occupations de faible intensité. Toutefois, si l’on considère que le relief actuel de cette surface est en place pour l’essentiel depuis le début du Quaternaire moyen, c’est-à-dire depuis près d’un million d’années (chap. II), ces abris naturels dans les chaos ne devaient pas offrir des lieux très propices à l’habitat dans les phases froides car ils se trouvent sur des éminences balayées par les vents et sont privés de la proximité immédiate des cours d’eau ou des sources de bas de pente. D’ailleurs, les flancs de ces reliefs ont surtout livré des témoignages préhistoriques récents. En sus d’un positionnement défensif, il est possible que l’exposition au vent de ces sites de hauteur, cernés par des dépressions humides, ait offert une protection aux hommes et à leurs troupeaux contre miasmes et moustiques. C’est bien ce qui a pu les rendre attractifs à partir du plein Holocène, du Néolithique au premier âge du Fer. En fait, sur cet espace, le secteur le plus propice pour offrir des abris avec un bon potentiel de conservation pour la Préhistoire ancienne, se trouve dans le secteur des Balmettes, toponyme signifiant justement : « petits abris-sous-roche » (ill. 2). Bien exposé sur un versant adouci ouvert au sud, dans un vallon où sourdent des écoulements de bas de pente, l’un d’eux offre une bonne protection contre la Tramontane. Comme c’est le cas dans ce secteur pour quelques rares abris de même type, l’auvent rocheux a servi d’appui à une construction moderne du type bergerie qui est actuellement ruinée. Les aménagements d’une piste et les « sous-solages » liés à une plantation en résineux qui couvrait la zone, ont sensiblement bouleversé les abords et une partie aval de l’abri, montrant que le remplissage n’était pas épais (carte des zones remaniées, ill. 1). Nous n’avons pas trouvé le moindre témoignage archéologique probant dans les déblais. II - Les très anciens peuplements du plateau granitique de MontalbaTarerach Nous analyserons ici les industries paléolithiques en tenant compte de leur contexte géomorphologique local. Ces artefacts sont surtout représentés de part et d’autre de la vallée du Tarerach ; ils deviennent rarissimes à l’est du Bellagre. II. 1 - Le contexte Le relief granitique de Montalba-Tarerach, en rive gauche de la Têt, hérite d’une pénéplaine tertiaire (Calvet 1996 et chap. II). Le soulèvement de ce plan d’érosion, dès la fin du Miocène, est balisé au sud par l’abrupt très raviné que longe le fleuve, le long de l’escarpement de faille. Ce relief est défoncé par des cuvettes qui résultent d’une altération différentielle du substrat cristallin sous un climat sub-tropical humide, puis d’une vidange des arènes, favorisée par la surrection du massif et par la mise en place d’un climat marqué par l’aridité saisonnière à la fin du Tertiaire. Comblées par les altérites, les plus larges de ces dépressions sont plus ou moins fermées par des pitons arrondis, où le socle fut anciennement immunisé de l’altération chimique et où le ruissellement a dégagé et entassé les miches granitiques saines déracinées du substrat, formant des chaos. Ces dépressions ont vraisemblablement été surcreusées par les vents au cours des épisodes froids et secs du Quaternaire. Les modelés ruiniformes encerclant les zones déprimées n’offrent plus aujourd’hui que de maigres remplissages sableux acides. Dans la zone brûlée, les exutoires des cuvettes débouchent dans trois modestes affluents de la Têt : le plus large est le Tarerach à l’ouest ; le Bellagre balise le centre et la Riberette ferme la zone étudiée à l’est. Ces profondes saignées dans le substrat cristallin forment autant d’axes de pénétration vers le nord. Leur régime est intermittent, avec des étiages sévères et de violentes crues lors des orages. Sur les interfluves adoucis de ces mêmes reliefs, gisent çà et là quelques artefacts en quartz saccharoïde, en jaspe ou en grès, qui sont très légèrement à faiblement usés (ill. 5 à 10) et qui peuvent se rapporter à une occupation moustérienne, au sens large. De plus rares éclats très altérés et polis par le vent constituent les rarissimes reliques acheuléennes d’un Paléolithique inférieur indéterminé dans le temps (ill. 4). Le peuplement paléolithique Les lacunes concernant les industries du Paléolithique supérieur et de l’Épipaléolithique-Mésolithique sont donc d’autant plus remarquables que la probabilité d’occupations masquées par un piégeage dans le sous-sol est très faible. - Observations sur les remplissages sédimentaires du secteur central, à Montalba Certains éléments détritiques nous ont semblé pouvoir témoigner de très anciens apports sédimentaires allogènes au cœur du plateau. Ce sont des quartz émoussés de dimensions modestes (très rarement plus de 10‑15 cm pour les plus gros éléments, de la taille d’un gros gravillon pour l’essentiel) qui sont affectés d’une profonde patine brune à violacée, tous ayant été polis, voire carénés par l’érosion éolienne. Toutefois, alors que ces éléments sont très présents dans certains chaos situés près des dépressions humides, tel celui de Ropidera, au sud du Mas Molins, par exemple, ils sont absents à la même altitude dans certains secteurs voisins, en particulier autour du Serrat blanc. Cela pourrait signifier que la plupart des quartz érodés proviennent du démantèlement sur place des puissantes digues de quartz qui parcourent cet espace selon des axes précis (cf. carte géologique, chap. XI). C’est en particulier le cas pour des blocs émoussés déjà très usés, mais encore peu patinés et qui présentent des marbrures rouges (oxydation dans les fissures) car ils se trouvent toujours près de ces filons de quartz. D’ailleurs, parmi les éléments fortement usés et patinés des secteurs déprimés, s’observent aussi les roches les plus dures et cohérentes du substrat immédiat (nodules de gabbro, microgranites acides, gros cristaux d’orthose, etc.). Il ne s’agit donc probablement pas de galets de rivière. Il existe cependant des matériaux plus sûrement étrangers au substrat géologique dont la présence peut avoir une origine naturelle ou anthropique. Pour les quartzites gris, les calcaires, les schistes durs et de très rares et minuscules fragments très érodés de marne noire indurée ‑ une cornéenne provenant des séries albiennes du synclinal de Boucheville qui affleurent vers l’amont, à 2 km au nord de Montalba ‑ un transport naturel peut être envisagé, mais sans certitude. Du reste, un lambeau de ce que nous interprétons comme un ancien lit de rivière, se trouve en limite du brûlis, entre Las Planas et Las Caneletas, sur le flanc nord-occidental du plateau. Il semble correspondre à un très ancien méandre du Tarerach, aujourd’hui per- ché au-dessus des cuvettes du plan principal. Les galets issus de ces matériaux exogènes sont rares, peu roulés et très altérés (alt. 500 m, cf. ill. 2). Nous n’y avons pas trouvé d’industries. Au cœur du plateau, ces galets de roches exogènes ont été piégés dans les chaos et sur les flancs des dépressions. Quelques galettes de schiste dur, des quartzites, des nodules émoussés de cornéennes, ainsi que deux galets de calcaire, proviennent vraisemblablement de l’amont, avec des ruissellements venus du nord. Par contre, le seul petit galet de gneiss trouvé dans ces mêmes chaos a certainement une origine anthropique car le massif du Canigou, où ces roches affleurent, se trouve séparé du plateau par la vallée de la Têt ; les épandages possibles de ces roches avant le soulèvement du plateau à la fin du Miocène sont trop anciens pour que ce type de roche n’ait pas été météorisé. Les débris de jaspes ferrugineux, dont les gisements se trouvent aussi sur le flanc opposé de la vallée, dans les remplissages pliocènes flanquant le Canigou audessus de Vinça, mais aussi de rares silexites et le seul éclat de lave acide, de type rhyolite, sont des roches dures qui peuvent être associées avec certitude à des transports par l’homme pour la fabrication d’outils. Il semble donc que l’essentiel des roches les plus dures et les plus homogènes ait été usé sur place, alors qu’une fraction, mineure, serait imputable à des écoulements venant du nord, balisant les très anciens lits de rivières actuellement encaissés dans leurs ravins. Seule une part minime est donc imputable à des transports par l’homme. Fracturés par le gel jusqu’à des tailles diminutives, éolisés et patinés, les matériaux les plus tenaces se sont empilés à divers stades d’usure en surface des dépressions lorsqu’elles ont été évidées dans les altérites par l’érosion. Quelquesuns de ces résidus ont été bloqués par l’empilement des chaos. Partout ailleurs, les ravinements les ont dispersés sur les pentes. Sur le flanc sud du plateau, par exemple, il s’en trouve sous forme d’amas dans les alluvions de petits ruisseaux au niveau de replats entre deux verrous rocheux, tel le ravin de Bosc negre (ill. 2). Mieux conservés dans ces pièges, ces émoussés peuvent atteindre le double du volume de ceux trouvés sur le plateau et leur patine est souvent effacée sur les angles par roulement dans les ruisseaux. Ces roches tenaces ont été utilisées pendant la Préhistoire, marnes indurées comprises, mais il semble évident que les lourds outils du Paléolithique ancien, choppers et chopping-tools qui auraient pu être aménagés 75 76 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre III dans les galets de quartz, ont été très déformés par l’érosion au cours du Quaternaire, et surtout par la cryoclastie ; ils ne sont plus identifiables en tant que tels aujourd’hui. Quelques galets très altérés que nous avons recueillis, car ils présentent des encochements ou une double patine, ne peuvent prétendre à la qualification d’outil ou de nucléus sans contestation. Curieusement, il semble donc que ce soient les plus petits éléments, dont quelques éclats bien formés à l’origine, mais difficilement reconnaissables aujourd’hui, qui ont survécu ici lorsque la pente n’était pas trop forte pour les entraîner ou qu’ils ont été retenus par quelque entassement de boules granitiques (ill. 4). Le relief du plateau, fortement érodé sur les inflexions de sa marge méridionale à la fin du Tertiaire, au vu des puissants épandages sédimentaires à mégablocs du piémont (site de Casesnoves et « orgues » d’Ille-sur-Têt), n’a donc pas été bouleversé dans ses grandes lignes en son centre au cours du Pléistocène moyen et final. C’est du moins ce que tendent à montrer les roches usées et patinées les plus dures et cohérentes au voisinage de leurs gîtes, tout comme la présence des très vieux artefacts dans le même état. L’incision des rivières dans le socle sous l’effet de la poussée tectonique, la dispersion des fines avec le ruissellement sur les versants adoucis et leur ablation éolienne dans les secteurs déprimés, représentent sans doute les érosions quaternaires majeures. - Les restes alluviaux très anciens sur la marge méridionale du plan granitique Au bord de l’escarpement de faille de la Têt, sur la progressive rupture de pente qui domine les abrupts, on retrouve quelques éléments alluviaux épars, piégés par les chaos rocheux. Ce sont des galets de roches granitiques, schisteuses, quartzeuses, y compris de gros galets de quartz saccharoïde blanc et de quartzite gris bleuté. Les rares quartz et quartzites ne sont pas patinés (pas de patine ferrugineuse ocre ou violacée). Nous les avons d’abord identifiés dans le bâti des ruines médiévales du village de Ropidera à Las Cases, où les galets de granite sains sont relativement nombreux (altitude 400‑430 m, commune de Rodès). Ces galets, d’assez gros calibre et fort peu altérés, nous ont logiquement semblé provenir des alluvions actuelles du fleuve avec d’autres apports anthropiques médiévaux, ce qui est le cas pour l’ardoise et le calcaire destiné à fabriquer la chaux. En réalité, ces roches siliceuses rares gisent tout au long de la principale inflexion du plateau, face à la plaine, entre la côte 350 m à l’amont (Vinça) et 250 m à l’aval (Ille-sur-Têt). En limite du brûlis, une « vieille terrasse démantelée » a été signalée au-dessus du barrage de Vinça (La Coste, alt. 330 m), près de l’ancien chemin de Marcevol (Blaize 1990). Mais ces alluvions comprennent de très rares galets de quartz patinés. Au-dessus de Casesnoves (commune d’Ille-sur-Têt), un semis très discret de galets non patinés surmonte immédiatement, à l’altitude 270‑250 m, une belle coupe faite par un ruisseau dans les apports détritiques latéraux du versant, des sables arkosiques à mégablocs du Pliocène terminal. Ces reliques de nappe fantôme correspondent donc peu ou prou au toit du Pliocène, si nous les comparons au sommet des buttes tertiaires dans les bassins de Vinça et de Rodès, lequel s’établit à la côte 345 m au Serrat d’en Molins (Vinça) et à 301 m au Château de Rodès. Dans la plaine d’Ille, le sommet des « orgues » culmine à 245 m. Vu leur dispersion, il est impossible de savoir si ces galets épars correspondent aux apports longitudinaux d’une paléo-Têt pliocène ou à ceux du Quaternaire ancien. Nous avons constaté pour les quartz qu’ils constituent le matériau de base des plus vieilles industries paléolithiques dans la vallée, ce que nous verrons plus loin. L’absence de patine sur les roches dures des alluvions associées aux plus hauts niveaux du Quaternaire a déjà été signalée (Collina-Girard 1975‑76). Elle pourrait se rapporter à la nature des sédiments fins encaissants, les arènes acides du plateau en particulier, qui auraient empêché le dépôt d’une patine, mais aussi à l’érosion des horizons pédologiques anciens. Dans tous les cas, à l’aval des gorges de Rodès, on retrouve en rive gauche, sur les flancs de l’abrupt granitique, vers 210-200 m d’altitude (+ 40 m du fleuve), des restes de nappes sédimentaires qui correspondent à une phase alluviale tardive de type T2 (Riss alpin). La surface a livré une abondante industrie paléolithique non éolisée et systématiquement taillée dans des galets de quartz non patinés. Les quartz de la terrasse T2 étant fort rares et un peu plus altérés, ces derniers semblent donc avoir été ramassés dans ce type d’alluvions perchés au-dessus des terrasses quaternaires. Ces outils seront présentés avec les remplissages quaternaires de la vallée. Le peuplement paléolithique II.2 - Typologie des industries paléolithiques du plateau de Montalba-Tarerach Sur le Plan de Tarerach (Mas Llosanes et Valat de la Figarassa), une prospection de contrôle sur des parcelles défrichées et le plus souvent nivelées avec des engins mécaniques, a permis de détecter la présence d’industries moustéroïdes en quartz, peu altérées et très proches de celles rencontrées sur le plateau de Montalba. Ces industries sont peu abondantes et également dispersées, en présence ou pas des sites de la Préhistoire récente (ill. 2). Le néocortex des galets de quartz saccharoïde utilisés, matériau absent du substrat géologique immédiat, est parfois légèrement patiné. Ces galets peuvent provenir des vieilles terrasses quaternaires de la vallée, dans les environs de Rodès, puisque les industries sur galets patinés ne se trouvent vraiment que là. Sur le plan de Montalba, la petite série retenue pour la Préhistoire ancienne a été divisée en deux lots. Le premier, nettement à fortement éolisé (stades 3 à 4) et parfois patiné, regroupe une poignée d’éclats (ill. 4) ainsi qu’un galet denticulé très altéré (non figuré). Ce lot peut être mis au compte d’un Paléolithique inférieur, au sens large, car il a subi de longues périodes d’altération et/ou d’abrasion, des états d’érosion qui peuvent correspondre à la fin du Pléistocène moyen et au début du Pléistocène final. Dans ce cas, la quasi-absence de galets aménagés ou de nucléus est problématique, comme nous l’avons vu. L’autre série est plus représentative, quoique peu étoffée également, soit une trentaine de pièces. Elle regroupe des artefacts faiblement usés et exempts de patine sur les enlèvements, principalement des nucléus et des produits du débitage discoïde. Quelques-uns, plus proches du mode Levallois, sont de facture nettement moustérienne (ill. 5 à 9) ; d’autres seront qualifiés de « moustéroïdes », ce qui est assez peu discriminant, il faut bien le reconnaître, mais comment faire autrement ? Ces artefacts ne peuvent être mis en phase avec d’autres époques. L’émoussé prononcé des éclats de cornéenne de ce lot est moins signifiant que pour les roches plus siliceuses, ces marnes albiennes indurées étant plus sensibles à l’altération chimique dans le sol (ill. 9). Au total, cette industrie sur quartz, ou grès-quartzite, très peu usée, pourrait témoigner d’une fréquentation du plateau à partir de la vallée du Tarerach pendant la dernière glaciation alpine et l’interstade qui la précède. En effet, l’essentiel des outils « moustéroïdes » de la plaine du Roussillon, en particulier dans le bassin du Réart où ils forment la part la plus copieuse des assemblages paléolithiques mélangés, ne sont guère plus émoussés que ceux du plateau de Montalba (stades 1 à 2), alors que le creusement des dépressions hydroéoliennes par les vents violents est envisagé jusqu’à la fin du dernier glaciaire. Les artefacts Levallois en silex qui sont associés aux plus grosses concentrations dans la plaine, pour une valeur de 2 sur 1 000 environ, ne sont jamais éolisés, mais au contraire en très bon état de fraîcheur (Martzuff 2004). L’éolisation, qu’il faut bien distinguer des pièces roulées dans les alluvions ou les chenaux de ruissellement, semble donc n’avoir provoqué que très peu de dégâts sur les industries en quartz dans cette région depuis 100 000 ans et quasiment aucun après 50 000 ans. III - Le peuplement paléolithique dans la plaine du Roussillon, à Illesur-Têt et à Bouleternère L’espace alluvial de la vallée fut à peine effleuré par l’incendie sur ses marges. Le cours de la Têt s’encaisse dans des dépôts fluviatiles inégalement conservés selon que l’on se place en amont ou en aval du col de Ternère (Ternera). En rive gauche et jusqu’au débouché des gorges de Rodès sur le Roussillon, l’encaissement rectiligne du fleuve dans le substrat cristallin a quasiment anéanti tous les remplissages alluviaux qui ne sont conservés que par lambeaux sur les flancs de la pente et parfois sous forme de galets dispersés sur le substrat rocheux, comme nous l’avons vu. Vers l’aval, au contraire, apparaissent sur cette rive gauche les couches tertiaires qui forment le site spectaculaire des « orgues », à Ille-surTêt ainsi que quelques tronçons de terrasses quaternaires. En rive droite, c’est en quelque sorte le contraire. Les alluvions quaternaires sont emboîtées, à Vinça et à Rodès, dans les puissantes strates du Miocène et du Pliocène qui ont comblé le fossé du Conflent et qui arment encore le piémont du Canigou. Sur cette même rive droite, en aval du défilé de La Guillera et du col de Ternera, les remplissages du Tertiaire ont par contre été excavés à la jonction du Boulès et de la Têt, où il ne reste quasiment plus que le substrat rocheux paléozoïque. 77 78 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre III Ces accumulations ayant été totalement balayées par l’érosion, les dépôts étagés des bas niveaux quaternaires qui occupent largement la plaine d’Ille-sur-Têt ont été mis en place au cours des deux derniers cycles alpins. Dominant le cours du fleuve d’une vingtaine de mètres, le plan alluvial le plus développé en surface est relativement jeune puisqu’il peut être daté du premier Pléniglaciare würmien (vers 60 000 ans). C’est pourquoi les sols bruns y sont fertiles et ils le sont d’autant plus que ces terres, situées hors d’atteinte des terribles crues post-glaciaires, ont été irriguées dès la fin du Moyen Âge. Ce sont les verrous de Vinça et de Rodès qui commandent en effet la distribution des eaux d’arrosage par gravité sur une bonne part de la plaine du Roussillon où les canaux traversent successivement vers l’aval, et jusqu’à Perpignan, au moins deux plans de terrasses plus anciens. III.1 - Les restes ambigus de très vieilles formations quaternaires en rive gauche de la Têt Au-dessus de la zone à rares galets quartzeux « frais » sise sur la rupture de pente méridionale qui flanque le plateau, nous n’avons pas trouvé de galets patinés ou de traces de sols altérés qui pourraient témoigner de l’ancrage de très vieilles formations quaternaires sur ce versant entre les côtes 350 et 400 m. Mais nous ne les avons pas systématiquement recherchées. En réalité, la géométrie des remplissages alluviaux du Quaternaire ancien, entre 2,2 et 0,7 millions d’années (peu ou prou l’ex-Villafranchien), nous échappe, et pas simplement dans cette vallée. Une large part de cette phase du Pléistocène est lacunaire. En effet, la plus vieille formation alluviale du Quaternaire dans la plaine du Roussillon coiffe, sous forme d’une haute terrasse (T5), les buttes témoins du Tertiaire dont les molasses sableuses sont datées d’une première moitié de l’étage pliocène (Zancléen, 5,3 à 3,5 millions d’années) par la végétation et la faune fossile au toit de cette série (Serrat d’en Vaquer). Entre 3,5 et 1,5 Ma, les changements climatiques (ici l’accentuation d’un climat contrasté avec froid hivernal, abats d’eau et sècheresse), mais surtout une tectonique compressive très active, avec un soulèvement généralisé depuis les montagnes, expliquent sans doute l’ablation des accumulations sédimentaires en plaine, à la charnière Pliocène-Pléistocène sous l’effet d’une très puissante érosion. Sur de petits reliefs haut perchés, les plus anciennes terrasses résiduelles d’une paléo-Têt quaternaire sont donc mal datées de la fin du Pléistocène ancien, entre 1,5 et 0,7 millions d’années. Dans la plaine d’Ille-sur-Têt, les plus vieilles alluvions quaternaires couronnent les orgues d’Ille-sur-Têt à Mata Rodona (T5, alt. 244 m). Les deux moignons de terrasse sont perchés sur les sables et les galets des épandages tertiaires et se trouvent séparés de quelques mètres en hauteur par un décrochement de faille transverse, preuve qu’une tectonique plus modérée continue à jouer (Calvet 1988, p. 12, 1996). Ce secteur se trouve hors limite du brûlis actuel, dans le maquis, et nous ne l’avons pas prospecté. Donnés comme les plus anciens pour le Quaternaire du Roussillon sur la carte géologique au 1/50 000, ces restes alluviaux de Mata Rodona sont caractérisés par de gros galets de gneiss « friables ou réduits à l’état de fantômes (...) emballés dans une argile rouge vif » et les « quartz restés en surface sont couverts d’une épaisse patine ferrugineuse ou rouge violacée » (Calvet 1988, 1994). Selon une nomenclature prudente, cette formation T5 d’Ille-sur-Têt, qu’une forte altération corrèle – faute de mieux – à un « Villafranchien terminal », se prolonge vers l’aval sur cette rive gauche jusqu’à celle du Mas Ferréol, au Nord de Millas. Dans ce secteur apparaissent aussi les lambeaux d’un plan T4, alors que vers la mer, de grands plans de terrasse T3, démultipliés en quatre niveaux au nord de Perpignan (La Llabanère), sont plus ou moins clairement rapportés par différents auteurs au Pléistocène moyen, mindélien dans la nomenclature alpine (entre 600 et 300 000 ans). Toutefois, dans sa thèse, Jacques Collina-Girard signale en 1975 que les galets de quartz d’un de ces témoins perchés sur les « orgues » ne montrent pas plus de patine que ceux des alluvions tertiaires sous-jacentes auquel il les assimile. Un « épannelé bifacial d’une très belle symétrie » a été récolté sur cette surface en 1968 (Blaize 1985b). Ce galet aménagé n’a cependant pas été mentionné par Collina-Girard, probablement à cause de l’attribution de cette formation alluviale en totalité au Tertiaire. D’ailleurs – toujours d’après cet auteur – la terrasse quaternaire ancienne la plus proche, celle du Mas Ferreol à Millas, est peu colorée et rappelle aussi les alluvions tertiaires où les quartz auraient « subi une perte de patine secondaire », alors que ceux des plus vieilles terrasses de la plaine côtière, à Cabestany, sont Le peuplement paléolithique « tous affectés par des profondes patines lie-de-vin, caramel ou orangées » (Collina-Girard 1975). L’exiguïté des vestiges de ces plus hauts niveaux quaternaires dans cette partie du bassin de la Têt, et leur proximité stratigraphique avec les alluvions arkosiques du Pliocène, posent par conséquent de sérieux problèmes pour identifier les vieilles industries paléolithiques selon le seul critère de la patine, comme nous le verrons. L’épandage alluvial T5 de type Mata rodona représenterait donc, vers le milieu du Quaternaire semble-t-il, une nappe très peu épaisse et probablement très large. Selon Marc Calvet, elle correspondrait sans doute bien plus à la divagation du fleuve au sein de chenaux en tresse lors d’une stase dans les crises tectoniques soulevant le massif, qu’à une puissante accumulation d’alluvions dans un lit bien tracé, d’autant que les glaciations anciennes semblent avoir été jusqu’alors peu sévères sous cette latitude. Lors des poussées suivantes, le surcreusement de la vallée par un régime fluvial de forte énergie, mordant sur des piémonts encombrés d’alluvions grossières accumulées en périodes froides, a brutalement incisé les hauts niveaux par un balayage très large au sortir des gorges de La Guillera, rejoint par les apports du Boulès, dévalant des contreforts du Canigou (Calvet, op. cit.). Cette violence peut expliquer que l’on ne retrouve aucun mélange de galets quartzeux à patine prononcée dans les alluvions T2 et T1 de cette plaine d’Ille où l’érosion fluviatile semble avoir totalement vidangé les formations du Pléistocène moyen (divers plans T4 et T3). Il n’est donc pas étonnant que les industries acheuléennes patinées et éolisées fassent absolument défaut sur cet espace, y compris en position secondaire, contrairement à ce qui est le cas dans la basse plaine du Roussillon, en particulier dans le bassin inférieur du Réart (Martzluff 2004, 2006). En effet, au centre de la plaine littorale, entre les bassins du Tech et de la Têt, l’érosion progressive des buttes témoins des très anciennes nappes T5 et T4 a libéré les quartz très altérés, repris dans les chenaux creusés sur les glacis pliocènes qui les encadrent, pour les mêler à ceux des grands plans de terrasse postérieurs, et en particulier à T3. Ici par contre, les très anciennes alluvions sont donc parfaitement déconnectées des formations suivantes qui apparaissent entre 30 et 40 m en contrebas. III.2 - Les épisodes T4 et T3 sont-ils totalement lacunaires ? Bien qu’il n’existe dans le relief de ce secteur aucun plan de terrasse pouvant être rapporté à cette très longue séquence du Pléistocène située entre T5 et T2, soit au bas mot un demi‑million d’années, voire le double, certains indices permettent de suggérer qu’il en reste quelques traces sur le flanc oriental de la colline de Rodès. - Sites du ravin de Les Collades et de Naret En limite occidentale de la plaine d’Ille, au débouché des gorges de La Guillera, nous avons observé en rive droite une flaque sédimentaire très altérée, accrochée au substrat pliocène sur un replat, à ras des affleurements du socle (alt. 230-235 m, ill. 2). Le sol rougeâtre est nourri en galets de quartz et les roches granitoïdes décomposées ont produit en surface une arène. Très curieusement, ces quartz ne sont quasiment pas patinés, pas plus en tout cas que ceux de la Têt actuelle ou ceux provenant de la masse alluviale tertiaire. Une grande part des galets a été transportée vers l’aval, semble-t-il, dans un chenal qui traverse un lambeau de remplissage sableux surmontant des alluvions à très gros blocs. Ces derniers s’appuient sur le socle granitique et semblent, pour leur part, antéQuaternaire (coupe du ravin de Les Collades, alt. 220 m, et coupe faite au bulldozer dans un verger). Ce site fut touché par l’incendie. Il a livré quelques éléments d’une industrie faiblement érodée sur galet de quartz, mais sans patine, comme ceux du substrat (ill. 11). Ils sont affectés d’une légère usure, probablement fluviatile et sont associés aux restes d’un débitage d’éclats en meilleur état de fraîcheur. Or, ces quartz taillés, accompagnés de quelques éclats de jaspe, sont représentés le long du même versant de l’échine tertiaire, depuis les gorges de La Guillera jusqu’au col de Ternère. Vers le sud, une industrie dispersée et dotée de mêmes états de surface, gît en position secondaire au débouché de grands évidements faits par les ravines (secteur de Naret, alt. 250‑200 m). Près du col de Ternère, au-dessus de la chapelle Sainte-Anne, Marc Calvet signale l’ancrage d’une terrasse T3 (chap. II et ill. 2) Il faut avouer que nous ne savons pas interpréter ces traces sédimentaires rubéfiées enrichies en galets de quartz non patinés et liées aux industries taillées dans ces roches alluvionnaires. Elles semblent nettement amputées de la part altérée et éolisée en surface. 79 80 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre III Ille-sur Têt La Guillera, alt. 235 m Quartz saccharoïde blanc, Pièce roulée, stade 2 Pseudo-cortex à léger voile terne Fissures nappées d’oxyde orangé Pièce brûlée. Un enlèvement frais Chopping-tool ou amorce de nucléus discoïde 11 - Colline de Rodès, industrie localisée entre les côtes 340-330 m (formation T3 ?). Le peuplement paléolithique C’est d’autant plus troublant qu’il s’en trouve un écho dans le bassin de Rodès, sur une bande située à la même altitude (autour de 230‑240 m) d’où proviennent les principales concentrations d’industries à pebble tools déjà publiées (cf. ci-dessous, IV.1, IV.2 et ill. 2). S’agitil d’un ancien bas de pente se branchant sur un plan alluvial T3 ? L’industrie obtenue à partir des galets de quartz non patinés que libèrent ces sols rougis donnant sur la plaine d’Ille pose d’ailleurs problème. Les séries se divisent en deux lots selon leurs états de surface : soit les artefacts sont affectés par une usure nette, mais peu prononcée, dérivant d’une érosion par roulement (dièdres plus usés que les négatifs), soit ils sont en assez bon état de fraîcheur. La série roulée, minoritaire, comporte de gros choppingtools, de forts éclats ou des débris (ill. 11) ; la série fraîche ne se distingue du lot que par des nucléus, parfois volumineux et de plus nombreux et plus petits éclats bien formés. La gestion des galets épannelés est voisine de celle le plus souvent rencontrée sur le plan T3 en Roussillon, parfois discoïde, elle tend vers une exploitation proche du mode Levallois ou Quina. Aucun mélange avec des industries du Tardiglaciaire ou de l’Holocène n’est associé à ces gisements mal conservés in situ. III.3 - La séquence rissienne T2 Les formations alluviales suivantes ne sont que peu étendues, une trentaine de mètres en contrebas des traces ponctuelles des hauts niveaux quaternaires. Datées du Würm ancien sur la carte géologique au 1/50 000 (Berger et alii 1993), elles correspondent plus vraisemblablement au plan T2 de Thuir, soit à un Riss alpin terminal (Calvet 1996). L’une de ces terrasses a conservé un gisement paléolithique probablement en place. - Rive droite : le plan des Escatllars et de Borbona (gorges de La Guillera) La nappe la mieux conservée est la butte des Escatllars, sur la rive droite. Elle sépare le lit de la Têt de celui du Boulès (alt. 180-190 m). Elle réapparaît plus loin en aval vers Corbère-les-Cabanes. Entre le fleuve qu’elle domine par un abrupt de 30 m et la voie ferrée qui la longe, au sud, elle prend un pente de direction méridienne. Reposant sur les sables tertiaires, l’accumulation sédimentaire imputable à la Têt est plus épaisse vers le nord. Au sud, le faible remplissage de la zone déprimée aval s’appuie sur un pointement schisteux du socle paléozoïque (ill. 2). En coupe, dans un sol altéré de teinte ocre, les galets de gneiss, de granites et quelques schistes durs sont cohérents, mais déjà bien cariés ; les quartzites bleus ou gris sont faiblement patinés de brun et les quartz, assez rares, ne le sont que très faiblement par un voile blanchâtre mat, parfois beige clair de tonalité « coquille d’œuf ». Dans cet épandage isolé au centre la plaine et bien séparé des flancs de la vallée par les lits de la Têt et du Boulès, on ne trouve donc ni dreikanters, ni galets de quartz à profondes patines rouges ou violacées en position secondaire. Seuls quelques rarissimes gros galets quartzeux (40 cm) couverts d’une mince patine jaunâtre à orangée pâle, peuvent attester d’un discret mélange avec une formation plus ancienne. En surface, de très rares petits galets de quartz (5‑10 cm) portant des patines de cet ordre sont mieux représentés vers le sud, dans la partie aval de la formation, avec une plus grande proportion de petits galets de schiste. Ces derniers apparaissent en coupe dans les poches de limons beiges, ce qui laisse à penser qu’il s’agit là d’une part imputable au Boulès. Repoussé par les alluvions de la Têt, le cours de celui-ci s’est progressivement encaissé vers le sud, dans le socle schisteux des Aspres. Le plan T2 des Escatllars, peu propice aux mélanges suspectés sur les échines tertiaires du bassin de Rodès, mais sensiblement bouleversé par la remise en culture à la fin du XXe siècle, n’a fourni que des fragments d’éclats atypiques très dispersés et un éclat retouché, pièces qui ne sont toutes que très légèrement usées. Ce sont les seuls échos d’une présence paléolithique sur quelques secteurs bien lisibles. L’examen rapide des puissants tas d’épierrement n’a rien donné de mieux. Cet interfluve semble donc avoir été peu attractif au Moustérien, après la phase rissienne de dépôt des alluvions. Toujours en rive droite, une étroite bande du même niveau alluvial est conservée au débouché des gorges de La Guillera, où elle est partiellement recouverte par des colluvions du versant (alt. 200 m, coupe au bas du ravin de Les Collades). Malgré leur excellente situation topographique sur le flanc du défilé, ces lambeaux, en partie remaniés au buldozzer et peu touchés par l’incendie, sont difficilement exploitables en prospection du fait de leur mise en friche. Ils n’ont rien livré de très probant hormis un ou deux éclats de quartz non usés. 81 82 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre III - Rive gauche, les restes de terrasses T2 à la confluence du Bellagre Au débouché du Bellagre sur la Têt, la séquence alluviale rissienne de type plan T2 est bien attestée de part et d’autre du torrent (alt. 200 m). Encastrés sur le flanc granitique du versant, les lambeaux de terrasse T2 surmontent d’une quinzaine de mètres les restes de la haute formation T1, que l’on peut dater du Würm ancien. La terrasse rissienne qui se trouve sur la rive gauche du Bellagre est dédoublée en deux paliers par un ressaut de deux mètres. Facilement accessible, elle a été défoncée par un charruage profond. Le sol étant déjà peu lisible lors de la prospection, nous n’avons pu répertorier qu’une rare industrie moustérienne dispersée, composée de quelques petits éclats de quartz et de jaspe très faiblement usés. À la même altitude sur le versant opposé, en rive droite du torrent, cette formation T2 est restée en partie boisée malgré l’incendie. L’absence de chemin carrossable fait que la surface du replat anciennement cultivé ne fut qu’égratignée à l’araire. Bien lisible au sol, la terrasse est exiguë. Elle s’ancre sur le versant abrupt du Bellagre et déborde le long de la Têt sous forme d’une lanière étroite s’allongeant sur le versant, face au sud, bien abritée d’une tramontane qui balaye le plateau 45 jours sur 100 en moyenne. En amont, vers les gorges de Rodès, elle est recoupée par des ravines qui dégagent de bonnes coupes où le remplissage sablo-argileux roux emballe une composante pierreuse où dominent les galets de gneiss cariés, avec de rares quartz peu patinés. La formation se perd très vite le long d’un chaos granitique dont les blocs ont très probablement servi d’abri. En effet, une seconde concentration d’artefacts se trouve au pied de ce chaos. Sur sa surface la plus large, ce plan est incliné dans le sens de la pente. Vers la coupe, au-dessus de la vallée, l’érosion a enlevé les fines et l’on touche presque la racine caillouteuse alors que vers le versant, au nord, les colluvions sableuses ont atterri sur ce piémont, masquant l’ancienne surface alluviale sous plus d’un mètre de hauteur. Il en résulte que l’industrie est plutôt concentrée dans une bande centrale, là où l’araire a pu toucher le niveau archéologique faiblement enfoui sous une vingtaine de cm. Vers l’aval, ce niveau a probablement disparu. Nous supposons qu’il a été protégé en amont. L’industrie ne présente aucun stigmate d’usure, fait remarquable qui renvoie très probablement à sa bonne conservation en sous-sol. La présence de minuscules éclats, tout comme le remontage d’un casson à fracture Siret, attestent qu’il s’agit bien là d’un site primaire. Ce lot compte 203 artefacts pour une masse de 9 680 g, dont 51 ex. (2 720 g) pour la partie sise au bas du chaos, laquelle ne présente pas de différence typologique, ni pour les roches utilisées (sauf les granitoïdes), ni pour les processus de débitage, ni pour l’outillage. Cette industrie résulte principalement, soit pour 177 ex. (87 %, 6 973 g), de l’exploitation de plusieurs variétés de quartz pris sous forme de galets non patinés. Ces matériaux sont rarement bleus (5 ex.) et représentent pour l’essentiel un quartz blanc saccharoïde comportant des cristaux hyalins, des adhérences granitiques et des fissures nappées de placages verdâtres (chlorite ?) ou d’oxydes de fer diffusant dans le matériau des colorations rosâtres ou orangées. Un quartzite gris à grain fin, mais très fissuré, que l’on peut trouver dans le ruisseau de la Font del Farre à Reglella, est simplement attesté sous forme de galet et par un percuteur allongé et lourd dont les cupules médianes sont associables à la percussion posée. Les 5 petits éclats de jaspe ferrugineux du Canigou sont plus fréquemment transformés en outils (3 ex., ill. 16, n° 6 et 7). L’élément remarquable, outre l’absence totale de silexites, est la présence d’un percuteur et d’un débitage d’éclats (20 ex.) qui furent tirés d’un filon local de microgranite (ill. 15, n° 1). Le débitage n’est pas Levallois, rarement discoïde et relativement opportuniste aux dépens de formes prismatiques, proches du mode Quina (ill. 13). Les 15 nucléus sur galets ou sur débris ont produit des éclats bien formés aux talons parfois dièdres ou facettés (ill. 13, 14 et 16). Sur les quartz, la phase préparatoire (21 éclats corticaux) et les éléments fracturés (78 cassons et débris) laissent une bonne place au plein débitage dans le lot des 177 produits de taille, dont 13 sont retouchés. Sauf pour les jaspes, la part des éclats épais (> 1 cm d’épaisseur), est relativement importante, de même que celle des éclats dépassant 3 cm d’extension (94 ex.). La percussion posée est attestée pour le débitage de petits galets (ill. 14, n° 2), mais la pièce esquillée est absente. Sur un total de 25 outils, on ne trouve que 3 galets aménagés,dont l’un diminutif,qui sont difficiles à isoler des nucléus, car peu typiques (ill. 12, n° 1 et ill. 14, n° 1). Les 18 éclats et débris transformés le sont également, soit un bec, deux éclats encochés, des petits racloirs sur éclats épais à retouche écailleuse plate, souvent inverse ou biface (ill. 15 et 16). Le peuplement paléolithique 2 1 0 12 - Gisement paléolithique de la formation T2 (Riss alpin), terrasse du Bellagre. Nucléus en quartz saccharoïde blanc, le n° 1 sur galet non patiné est proche du chopping tool (mais les enlèvements sont courts, rebroussés et discontinus), le n° 2 sur débris est prismatique et diminutif. 83 84 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre III 0 5 13 - Gisement paléolithique de la formation T2 (Riss alpin), terrasse du Bellagre. Nucléus en quartz et production de divers petits éclats - l’un retouché (n° 5) - dans le même matériau saccharoïde blanc. Industrie fraîche au stade 1. Le peuplement paléolithique 0 5 14 - Gisement paléolithique de la formation T2 (Riss alpin), terrasse du Bellagre. Galets aménagés en quartz saccharoïde blanc. La pièce n° 2 est un petit galet partagé par percussion posée, puis retouché sur un bord, mimant le grattoir. Industrie fraîche au stade 1. 85 86 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre III 0 3 15 - Gisement paléolithique de la formation T2 (Riss alpin), terrasse du Bellagre. Outillages en microgranite local (n° 1), en jaspe (n° 4) et en quartz blanc saccharoïde. Bec (n° 5) et pièces épaisses à retouche a posteriori (n° 1), inverses ou bifaces (2 à 4). Industrie fraîche au stade 1. Le peuplement paléolithique 0 3 16 - Gisement paléolithique de la formation T2 (Riss alpin), terrasse du Bellagre. Outils faiblement retouchés en quartz saccharoïde blanc, en lave acide (n° 5) ou en jaspe (nos 6 et 7). Courte retouche alternante et fréquemment inverse. Industrie fraîche au stade 1. 87 88 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre III Cette industrie homogène est très probablement antérieure au dernier glaciaire. Sous réserve d’autres éléments chronologiques plus sûrs, elle pourrait se rattacher à un moustérien ancien du Riss ou de l’interglaciaire éémien, hélas fort mal identifié en stratigraphie dans le Midi (Martzluff 2006). Le mobilier associé à cet ensemble lithique se résume à une plaque de chloritoschiste vaguement épannelée, 4 tessons vernissés et 1 en porcelaine, 2 minuscules tessons à pâte mal cuite et un petit fragment de tuile canal. III.4 - Les formations würmiennes T1 Alors que, dans la basse plaine littorale du Roussillon, les terrasses du dernier glaciaire sont pratiquement cantonnées au lit majeur actuel avec lequel elles se confondent, voire sont masquées par les alluvions holocènes, elles ont ici conquis un espace majoritaire perché au-dessus du fleuve d’une vingtaine de mètres. Comme dans le bassin du Tech, le principal épandage du Würm est ici très proche du niveau rissien. En rive droite, le haut niveau T1 forme l’essentiel de la plaine d’Ille et s’étale en effet à moins d’une quinzaine de mètres en contrebas du plan T2 des Escatllars (alt. 175 m entre Ille et Bouleternère, 160 m à Ille et 130 m à l’aval). Il s’agit d’une forte accumulation d’alluvions datable du premier pléniglaciaire würmien (Calvet, op. cit.). Cette terrasse T1 touche en rive droite le lit majeur du Boulès dont le cours avait déjà été dévié vers le sud. Nous ne l’avons que très peu prospectée, les tests effectués ayant été négatifs. Elle trouve son pendant en rive gauche, dans la zone incendiée, sous forme de quelques lambeaux accrochés aux flancs du versant granitique. Les surfaces les mieux conservées sur cette rive bordant le plateau de Montalba sont occupées par les sites médiévaux de Casesnoves (alt. 160 m) et de Reglella (alt. 130 m) et donc bouleversés par des habitats médiévaux. Deux replats T1 sont cependant attestés en amont de part et d’autre de la confluence du Bellagre avec la Têt (alt. 180 m), immédiatement sous les restes de plan T2. Ils sont assez peu lisibles et nous n’y avons quasiment pas trouvé d’industries préhistoriques. Sur la rive droite du Bellagre, le minuscule vestige de plan T1 a livré une poignée d’artefacts en quartz, dont 4 éclats non usés et une pièce épaisse de même roche à retouche biface, très roulée, qui rappellent l’industrie de la proche terrasse T2. En face, sur le versant dominant la Têt, au milieu de la friche du haut plan T1, quelques quartz taillés atypiques et en bon état de fraîcheur sont associés à 4 tessons modelés. III.5 - Les formations du second Pléniglaciaire würmien et de l’Holocène L’encaissement brutal de la rivière 20 à 25 m plus bas se situe probablement après le premier Pléniglaciaire, soit après 50 000 ans, et correspond à un phénomène constaté par ailleurs dans la vallée du Tech, au niveau du Boulou (Martzluff 2003) ou sur l’Agly, à Caramany (Martzluff 1990). Cette incision caractérise donc des fleuves côtiers au sortir des montagnes et forme ici avec la Têt un véritable canyon après le défilé de la Guillera. On ne sait trop quelle est la part d’héritage que doit cet enfoncement à un sursaut tectonique ou à la forte variation eustatique (niveau marin à - 120 m) couplée à un allègement de la charge sédimentaire du fleuve dans le contexte d’un second Pléniglaciaire bien plus sec, autour de 20 000 ans. Cette phase a laissé quelques banquettes en position intermédiaire (deux plans successifs). Dans tous les cas, les berges immédiates ont ici rétréci et, vers l’aval, les surfaces alluvionnaires actuellement susceptibles d’abriter les traces d’habitats du Paléolithique supérieur se confondent quasiment avec le lit inondable actuel (T0), lequel fut soumis à des crues extrêmement violentes (Aiguat de 1940, par exemple). IV - Le peuplement paléolithique de la cuvette de Rodès Il s’agit d’un compartiment de la vallée en Conflent où le lit actuel du fleuve est très étroit et tendu entre les deux verrous rocheux incisés dans le socle, celui d’amont où est bâtie la chapelle Saint-Pierre (barrage de Vinça) et le piton aval où s’ancre le château de Rodès (ill. 2). Le petit bassin de Rodès a été excavé sur la rive droite dans les accumulations détritiques du Tertiaire par un petit tributaire dévalant du Canigou, le Riu Fagès ou rivière de Rigarda, dont le régime est aujourd’hui celui d’un oued. Au Pléistocène moyen (épisodes T4/T3), ce cours d’eau pouvait déboucher directement dans la plaine du Roussillon par le col de Ternère (M. Calvet, chap. II). Ce secteur fut peu touché par les flammes (colline de Rodès) et nous ne l’avons que peu prospecté. Toutefois, la compréhension globale des industries répertoriées lors de nos prospections dans la vallée ne peut ignorer un cadre déjà tracé par les données publiées et sur lequel il faut revenir. Le peuplement paléolithique IV.1 - L’évolution des industries d’après les anciennes recherches Les copieuses industries « archaïques » du bassin de Rodès avaient été données comme pré-acheuléennes par Jacques Collina-Girard qui avait fait porter son diagnostic sur la part éolisée des « stations » (CollinaGirard 1975‑76 et 1978). Yves Blaize, qui en est l’inventeur, a par la suite daté les séries altérées d’allure archaïque dans les débuts du Mindel (vers 600 000 ans), et les autres séries « anté-würmiennes », dans un acheuléen plus évolué du Riss final (Blaize 1985a, b, et 1987b). Visiblement troublé par des concentrations livrant systématiquement des séries à différents stades d’altération et d’usure pour une même altitude, il considéra d’abord qu’il s’agissait d’un enfouissement plus rapide de certaines pièces (Blaize 1985a et b), puis qu’il valait mieux parler d’industries in situ que de stations (Blaize 1990). C’est en effet plus raisonnable. L’érosion a logiquement pu mélanger les artefacts anciens à ceux du bas de pente. De plus, notre prospection du brûlis au sommet de la butte tertiaire qui sépare le bassin de Rodès de la plaine d’Ille, a permis de recueillir, sur les replats étalés au voisinage de l’ancien col de Ternère griffés par la sous-soleuse lors des reboisements, quelques nucléus sur galets non patinés et un débitage moustéroïde en bon état de fraîcheur qui ne présente pas de différences avec ce que l’on trouve plus bas. Cela pourrait témoigner d’un parcours de ces pentes chargées de matière première sur la très longue durée. Toutefois, les recherches conduites par Yves Blaize dans ce bassin pendant quarante ans ont montré qu’il existait de véritables concentrations d’artefacts, tout à la fois signifiantes de ces peuplements et d’une complexité certaine quant à leur interprétation. - La colline de Rodès Les principaux gisements découverts anciennement se focalisent en plusieurs sites sur le flanc de la butte tertiaire. Deux concentrations sont situées à mi-pente, entre 240 et 230 m d’altitude, l’une au-dessus du village de Rodès, vers l’entrée des gorges de La Guillera (Los Tourous, sites Rodès A et Rodès H‑H’, I‑I’), l’autre au col de Ternère (Terra alba, sites Ternère B, C et D). La série Rodès A regroupe 150 pièces éolisées et fortement patinées, dont 40 éclats. Elle provient, comme les concentrations voisines, d’un léger repli du versant dont le sol rougi pourrait baliser l’ancrage d’une formation alluviale ancienne au-dessus du village. Ce « niveau » situé sous la côte 250 m a été attribué par l’auteur à une phase mindellienne ancienne sur la foi de très nombreuses pièces roulées ou très éolisées à patine orange sombre. La série usée est cependant mêlée de toute évidence à des artefacts de même type, mais non patinés et bien plus frais. L’industrie du col de Ternère regroupe 300 pièces concentrées à la même altitude dans les ravinements d’un substrat tertiaire « arkosique ». Aux « galets aménagés » s’ajoutent des éclats tout aussi érodés. L’absence de patine est analysée ici comme résultant d’une carence en oxydes ferriques dans les sables feldspatiques tertiaires. L’inévitable série fraîche comprend aussi deux racloirs en jaspe et un nucléus en silex plus clairement moustériens (Ternère D). Bien en contrebas de cette ligne des 240-230 m, les concentrations D et L touchent un replat plus étendu et aujourd’hui urbanisé, qui s’étale entre les côtes 220‑215 m au voisinage du cimetière du village. Cette formation de Los Tourous a été interprétée par l’inventeur comme un reste d’un plan T3 fini mindélien (Blaize 1987b) surmontant immédiatement un mince lambeau rissien T2. Ces lots comprennent 25 galets aménagés éolisés dont la patine « orange vif » a été notée comme exceptionnelle, comparée à celle des industries supposées représenter ce niveau. En effet, la série de Rodès E‑E’, présentée comme de l’Acheuléen supérieur, compte aussi de nombreux choppers, des racloirs, encoches et pièces « bifaçoïdes » non patinées et peu éolisées. Légèrement en contrebas, sont mentionnées deux autres concentrations J et K dans « une colluvion issue de la terrasse T2 sur T1 » (industries non décrites). - La formation T2 du Riu Fagès Sur le plan de Los Puigs baixos (alt. 230 m, fig 2), 15 galets aménagés sans éclats associés ont été récoltés par ce chercheur (pas de descriptions, en particulier des patines). Ils complètent les découvertes faites sur ce même versant du bassin par Jean Abélanet, à la même altitude, mais près du col de Conillac/Saint-Pierre par où passe la départementale (sites notés Saint-Pierre 1 et 2). Par la suite, des sols rubéfiés situés en amont, vers la côte 245 m, livrèrent 12 pebble tools (non décrits). Ces gisements furent détruits lors du déplacement de la route nationale faisant suite à la construction du barrage (Blaize 1990). 89 90 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre III - Rive gauche de la Têt, le gisement moustérien des Ànecs Sur le versant sud du plateau granitique, face au défilé de Sant Pere, le même chercheur découvrit en 1970 une industrie sûrement moustérienne dans une vigne perchée au-dessus du fleuve sur un décrochement rocheux qui avait conservé un lambeau sédimentaire « résiduel de teinte rougeâtre ». Ce site des Ànecs fut détruit en 1974 par les travaux de terrassement du barrage. Les 2 300 pièces de faible dimension comptent des petits nucléus Levallois et des éclats retouchés typiques à denticulés dominants. Au côté des quartz, les matériaux utilisés sont des quartzites, des jaspes du Canigou et du silex dont il a été trouvé, lors des travaux, un dépôt de 40 petits rognons pas plus grands que 6 cm gisant sur une surface de 2 m2 (Blaize 1990). L’étude de la série conservée à Tautavel indique la présence unique de quartzite gris, de jaspe et de phtanite (?) locales (Duran 2002). IV.2 - Problèmes chronologiques soulevés par les terrasses Quaternaires à Rodès Bien qu’il soit périlleux de s’appuyer sur l’altitude absolue des formations quaternaires (compte tenu de pentes longitudinales fortes), tout comme sur la typologie des industries de surface, pour établir une chronologie, il est nécessaire de mettre le doigt sur quelques aspects problématiques soulevés par les interprétations qui en ont été faites. Les replats sommitaux des accumulations tertiaires qui compartimentent la vallée à Rodès et Vinça avaient été attribués à un « Plioquaternaire », puis à un postPliocène sur la carte géologique de Prades au 1/80 000 (Autran et alii 1968), car le flanc occidental est enrichi en galets de quartz patinés qui ne peuvent pas être rapportés au Pliocène terminal. Marc Calvet pense que ces galets erratiques pourraient provenir de colluvions libérées par d’anciennes formations quaternaires ayant nappé le plan tertiaire vers 300 m lors d’une période très reculée (M. Calvet op. cit. supra et ill. 2). En face, vers le sud, un lambeau de haut niveau quaternaire perché sur le versant paléozoïque du Canigou, vers 270 m, sous Domanova, est donné sous toutes réserves comme T3 (Calvet, op. cit. supra). Un âge plus ancien n’est peut-être pas impossible, compte tenu de ce qui suit. En effet, emboîté dans le Pliocène, le puissant épandage du cône affluent de la rivière de Rigarda, où s’encaisse actuellement le Riu Fagès, est bien conservé sur sa rive gauche (site de Los Puigs Baixos). Yves Blaize avait corrélé cette formation et ses rares industries au plan T3 (Blaize 1990). Près du pont du chemin de fer, une belle coupe, haute d’une quinzaine de mètres laisse apparaître, dans des sédiments rougeâtres, la racine altérée de ces dépôts. La surface est cependant riche en schistes et pauvre en galets de quartz. D’après Marc Calvet, elle se raccorde au plan T2 de la Têt. Cette accumulation semble trouver un écho plus loin vers la confluence, au col de Sant Pere de Conillac dans le contexte de placages argileux rouges situés à la même altitude ou même un peu plus haut et livrant le même type de galets aménagés. Mais le problème est que cette formation T2 des Puigs Baixos est logée à 240‑230 m, c’est-à-dire au même niveau, sous la côte des 240 m, où des concentrations d’industries acheuléennes plus ou moins patinées ont été répertoriées juste en face, au-dessus du village de Rodès, dans un contexte de sols rougis dont nous avons également parlé pour le versant dominant la plaine d’Ille-sur-Têt vers la même altitude. Et en effet, les reliques sédimentaires liées à ces concentrations d’artefacts sont bien plus hautes et visiblement plus anciennes (en réalité probablement rapportables à un épisode T3) que les alluvions T2 de la Têt. Or, à Rodès, c’est sur le petit replat des Tourous, logé près du cimetière autour de 218 m, qu’il faut voir un reste de terrasse T2 (ill. 2). Cela suppose donc sur une distance de 500 m une pente importante de 2,2 % du cône affluent entre Los Puigs Baixos et Los Tourous. Au village de Rodès, cette formation est très proche du plan T1 qui n’a rien donné ici de préhistorique en rive droite. Par contre, sur l’autre rive de la Têt, la terrasse des Ànecs, aujourd’hui détruite et qu’Yves Blaize hésitait à rapprocher du Würm, est attribuée au premier plan T1 par Marc Calvet (+ 15 m de l’étiage, alt. 210 m, d’après le plan de masse du barrage de Vinça). Puisqu’il s’agit de la formation du Würm ancien qui fut suivie d’un encaissement rapide du fleuve après le premier Pléniglaciaire, entre 60‑40 000, comme partout ailleurs, ce campement préhistorique ne pourrait donc être que très tardif et cela peut être mis en rapport avec les matières premières (abondance des silexites) et la typologie de l’industrie moustérienne (caractère diminutif et mode Levallois). Le peuplement paléolithique V - Le peuplement paléolithique du bassin de Vinça et des berges du barrage sur la Têt Une partie de cet espace déborde un peu du cadre cartographique présenté sur la carte, mais ne peut s’en séparer pour une compréhension globale. Il n’a été touché par l’incendie qu’en rive gauche de la Têt, sur le versant sud très abrupt du plateau de Tarerach, à la Coma d’Outreilla (ill. 2). En rive droite, les alluvions quaternaires forment donc un autre compartiment de la vallée du Conflent, logé entre l’échine tertiaire de Conillac-Puigs Baixos s’appuyant sur le verrou granitique de Sant Pere où s’ancre le barrage, vers l’est, et celle de Vente Farine – Serrat d’en Molins, dominant vers l’ouest le ravin de la Lentilla et s’accrochant sur le piton cristallin du Castello. L’encaissement du bassin entre les croupes tertiaires est sans doute dû à un creusement de la Lentilla, avant que cette rivière ne soit captée par le Llech, coulant à l’ouest, au cours du Würm (T1). L’érosion fluviatile n’a ensuite que peu touché cette cuvette drainée par trois modestes ruisseaux : Le Real-Sahorle, Les Escoumes et Le Conillac. Mis à part la présence de quelques rarissimes galets de quartz teintés d’une patine jaune pâle en position secondaire sur la terrasse T1, le long du fleuve, les industries lithiques de ce bassin sont produites à partir de galets de quartz ou quartzites non altérés et de galets de jaspes ferrugineux issus de la vallée du Llech-Lentilla V.1 - Les hautes terrasses du bassin En amont, vers le sud et le village de Joch, un glacis T1 dérivant du piémont du Canigou ainsi que des sols limoneux bruns nappent les hautes formations alluviales de la Lentilla qui sont rapportées au plan T2 et qui sont visiblement découplées en plusieurs niveaux jusqu’au village de Vinça, entre les côtes 310 et 250 m, à partir de laquelle s’étalent les nappes T1 de la Têt. Ce plan n’a pas été prospecté. Vers l’est, au débouché des gorges de la Lentilla à Finestret et à sa confluence actuelle avec le Llech, dans la commune voisine d’Espira-de-Conflent, une haute terrasse de la rive gauche (alt. 330‑350 m) est également donnée comme rissienne. Elle s’emboîte dans des accumulations détritiques du Néogène témoignant du démantèlement des filons de quartz et de jaspes issus des affleurements paléozoïques situés dans ce contrefort du Canigou, entre Prades et Vinça. Cette terrasse altérée, dont les surfaces aux sols rougis ont presque partout été nivelées au bulldozer, livre de gros galets de jaspes ainsi qu’une industrie taillée dans ce matériau et dont les états de surface sont très divers, quelques artefacts étant très usés. Les industries récoltées par Yves Blaize sur ces reliefs représentent actuellement la limite amont de la présence de l’homme fossile sur les sites de plein air en Conflent (Blaize 2005). Ces prospections ont permis de réunir un lot de 468 pièces, dont 330 éclats de petite taille et 6 lames (fortuites). Ces pièces sont dispersées, parfois trouvées en coupe dans les ravins. Les états de surface sont très divers : très usés pour 15 éléments, mais le plus souvent en assez bon état de fraîcheur, quoique parfois gélifs, patinés ou fracturés et faiblement roulés. Cette industrie est liée à la présence abondante de matière première et témoigne d’une fréquentation de cette formation sur un temps long, quoique plutôt centrée sur la fin du Riss (« Riss III » d’après l’auteur). Elle correspond tout à fait à l’ambiance moustérienne des autres industries du bassin de Vinça, qui sont moins bien identifiables cependant, car taillées dans les quartz, mais qui sont peu usées et comportent une faible part de galets aménagés-nucléus. V.2 - Barrage de Vinça, les sites paléolithiques des terrasses würmiennes Les industries trouvées autour du barrage de Vinça et dans le ravin de Conillac participent de la même ambiance « moustéroïde » : nombreux éclats de faible dimension en roches locales (quartz principalement et quelques jaspes), aspect frais et non patiné des cortex et des enlèvements, supports plus fréquemment retouchés (denticulés surtout), faible représentation des galets aménagés (ill. 17 et 18). Le débitage Levallois n’est cependant pas bien attesté alors que la pièce esquillée est présente. - Les formations inférieures des ruisseaux affluents Les petits affluents de la Têt qui drainent le plateau de Vinça débouchent dans le fleuve sur la haute terrasse würmienne (plan T1). À l’est et au centre, ils s’encaissent dans le Tertiaire et ont été barrés pour une mise en eau. Les berges du ravin de Conillac, quoique partiellement raclées par des engins mécaniques lors de la création de la retenue, recèlent un gisement localisé sur la rive gauche, en amont des aménagements (ill. 17). Le lac des Escoumes n’est jamais vidangé, car l’alimentation de ce site balnéaire touristique est faible. Les berges sont donc inaccessibles en permanence. 91 92 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre III 17 - industrie moustéroïde de la terrasse T1, sites de Conillac et de Nossa, autour du barrage de Vinça. Le peuplement paléolithique 18 - industrie moustéroïde de la terrasse T1, sites de Conillac et de Nossa, autour du barrage de Vinça. 93 94 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre III Par contre, les berges du ruisseau de Sahorle ont donné une rare industrie moustérienne fraîche et diminutive sur éclats de quartz et de jaspe, depuis l’amont (Cuscullera) jusqu’à leur jonction avec le lac de barrage sur la Têt (Donnets). La dispersion de ces vestiges liés aux alluvions T1 d’une paléo-Lentilla doit être mise au compte des aménagements agricoles dont nous avons parlé. - Les berges de la Têt ennoyées par le barrage La construction du barrage de Vinça, au milieu des années 1970, n’a pas donné lieu à des fouilles de sauvetage. Avec d’autres disparitions probables, celle du gisement des Ànecs fut un dommage à déplorer. C’est d’ailleurs ce qui poussa l’Association Archéologique des P.-O., à la fin des années 1980, à entreprendre des prospections méthodiques lors des études d’impact du barrage d’Ansignan-Caramany, avec les résultats spectaculaires que l’on sait pour les sondages et les fouilles de sauvetage réalisées par l’AFAN et l’AAPO, dans une vallée où rien n’était connu antérieurement. Le barrage de Vinça écrête les crues de printemps ; il est vidé chaque année à la fin de l’été, ce qui permet en hiver la prospection systématique des berges sur la zone de marnage des eaux, celle-ci occupant sur les deux tiers amont tout l’espace de la vallée jusqu’au lit actuel, alors que le tiers aval, plus encaissé vers les gorges de Sant Pere, reste toujours en eau jusqu’à la basse terrasse. Trois raisons nous ont poussé à étendre nos prospections dans cette zone touchant l’incendie à la marge, en rive gauche. La première est une lisibilité supérieure à celle des brûlis pour la détection du lithique, bien que le lessivage des fines ait conduit à leur dépôt dans des dépressions boueuses, boues qui colmatent également l’ancien lit majeur. La seconde est que les petites propriétés installées sur la haute terrasse würmienne (plan T1) n’ont jamais subi les remaniements au bulldozer, les labours profonds et les passages du rotovator, constatés partout ailleurs dans la vallée. Enfin, comme la haute terrasse T1 domine de très près le fleuve dans un secteur très favorable, bien abrité du vent dominant, il paraissait utile de tester ces berges pour voir si l’absence des industries du Tardiglaciaire était pareillement avérée ici. C’est bien le cas sur ce point précis : aucun signe du Paléolithique supérieur ! Mais ce résultat ne peut être totalement validé. Nous avons en effet remarqué d’importantes perturbations affectant de vastes secteurs sur les deux rives. Ces perturbations sont marquées par des voies réalisées avec de très gros engins mécaniques et par le remodelage des versants, bien balisés par les alluvions prélevées dans le lit actuel de la Têt lors des travaux du barrage. Ces alluvions comportent en effet des décombres roulés avec de la brique mécanique et, surtout, de nombreux fragments de laitier provenant de l’exploitation des hauts-fourneaux de Ria, depuis la fin du XIXe siècle. Ces galets particuliers n’existent pas dans les anciennes formations T1, bien entendu. L’absence de tessons vernissés rapportables aux mises en culture du XIXe siècle, comme celle des murettes liées aux épierrements, permet par ailleurs de suspecter des perturbations mineures de cet ordre sur certains points paraissant moins touchés. Un contrôle sur les photos aériennes prises au moment des travaux sur le barrage a confirmé la pertinence des observations de terrain et permis de mieux cibler les zones peu perturbées (cf. carte des zones remaniée ill. 1). Il en ressort que seule une partie de la haute terrasse est digne d’intérêt, les bas niveaux würmiens et holocènes, compris dans le lit majeur, étant tous détruits ou illisibles (figurés sur l’emprise du barrage, ill. 2). En rive droite, sur un replat qui longe l’ancienne route nationale, de part et d’autre du ravin où s’encaisse le ruisseau de Sahorle, se trouvent quelques pièces d’une industrie très faiblement usée, sur éclats de quartz et de jaspe, mais très dispersée. Elles rappellent les éléments moustériens trouvés en amont dans les parcelles cultivées. Le segment central de la rive droite, de part et d’autre du déversoir des Escoumes, est aménagé par des feixes. Plus abrupt, il a été remodelé par les travaux sur la partie haute et n’a livré par ailleurs qu’un ou deux éclats frais qui ont le même aspect que les précédents. Finalement, deux points remarquables, situés aux deux extrémités du barrage, méritent un signalement. L’un se trouve en amont, au débouché de la Lentilla, sur un lambeau de haute terrasse T1 situé pratiquement au niveau des plus hautes eaux, vers la côte 240 m. Sur ce replat, quelques anciennes vignes ont été peu lessivées par les eaux et ont livré en surface un ou deux éclats frais en quartz laissant supposer une meilleure conservation des gisements. Il se prolonge le long de la Têt, jusque sous le pont de la route de Tarerach, dans un secteur très touché par les travaux d’aménagement, mais où restent quelques lambeaux stratigraphiques en place. Le fleuve est ici encaissé dans le socle granitique sur plus de 10 m. Le peuplement paléolithique L’autre espace remarquable, hélas situé dans un secteur fort remanié lui aussi, se trouve en aval, entre le débouché du ravin de Conillac et le défilé rocheux où est implanté le barrage. On y trouve d’abord une belle coupe dans l’entaille creusée par le débouché du ruisseau dans la Têt. Latéralement, une poignée d’artefacts participe de la même industrie moustéroïde trouvée par ailleurs (débitage, états de surface). Plus loin, un piton granitique se détache du versant et émerge des eaux à l’entrée des gorges. Cette éminence conserve un bourrage sédimentaire induré et très altéré coincé dans les fissures du rocher et un lambeau de sol qui relie son sommet au versant. Aux alentours gisent quelques artefacts dispersés légèrement usés (stade 2). Une murette sépare le replat sommital en deux enclos. Dans l’un d’eux apparaît une structure circulaire faite de très gros galets plantés et que l’érosion a dégagée. Dans les murs et au sol gisent des débris où des éclats frais débités par percussion posée sur enclume à partir de gros galets de quartz, sans autre indice qu’une grande quantité de ces produits conservés sur place jusqu’à des dimensions diminutives. L’absence de céramique modelée permet d’envisager un âge ancien pour ces éléments étranges et azoïques en surface. Sur la rive gauche, une source d’eau sulfureuse (ravin de Caldes, près du pont de Tarerach) avait été aménagée au XIXe siècle par un petit établissement balnéaire : les Bains de Nossa (Tosti 1987). Ces bâtiments, comme l’ancien pont, ont été détruits par les travaux du barrage. Sur la terrasse T1 qui domine la Têt, s’accrochent encore quelques souches des haies de cyprès, jusqu’à l’ancienne route. Un géologue de l’université de Perpignan, F. Gadel, proche parent des propriétaires, avait constitué une petite collection provenant des feixes établies sur ces terrains, mais plus haut sur le versant (lieu-dit Mare de Deu). Il nous avait confié l’un des éléments qu’il pensait être un biface. Il s’agit d’un nucléus que nous lui avons restitué après l’avoir dessiné (collection Gadel, ill. 18). Le lieu est assez remarquable. Il s’étale sur un replat très partiellement nivelé jusqu’à un piton de granite détaché du versant et autour duquel s’enroulait un paléo-lit du fleuve (flèche bleue, ill. 2). À cet endroit, en bas de pente, coulait une source, qui est encore utilisée aujourd’hui par les habitants de Vinça, quoiqu’elle jaillisse désormais au milieu des enrochements qui soutiennent la nouvelle voirie. Ces enrochements ont totalement masqué les éboulis qui formaient un chaos très propice à l’habitat au ras de la terrasse. Ce relief est mieux conservé vers l’aval où est implanté un remarquable abri sous-roche (ill. 2). Sur la berge gauche de cet ancien lit, qu’emprunte la vieille route de Tarerach, un bourrelet caillouteux a livré une industrie moustéroïde (ill. 18). L’absence de vestiges liés à d’autres périodes et la présence d’éclats de retouche montrent que ce lot relativement homogène se trouve en place, quoique lessivé par les eaux. Hélas ! la partie la plus intéressante du gisement, celle qui se développait vers le bas de pente, fut raclée pour construire la nouvelle route. Ensuite, les terrains situés vers l’aval, le long de la berge, ont été très perturbés par les travaux du barrage, puis deviennent très abrupts et rocheux. VI - Bilan de la recherche : une meilleure approche spatiale du Paléolithique régional Replacées dans leur contexte géomorphologique et dans l’historique des recherches, ces prospections, conduites sur un très vaste espace entre plaine du Roussillon et montagnes du Conflent, ont permis de préciser l’état de la documentation sur le peuplement paléolithique régional. VI.1 - Pas de Pebble culture, ni d’industries très archaïques entre Roussillon et Conflent Les industries attribuables à l’Acheuléen ancien, disons celles qui seraient antérieures à un demi-million d’années – déjà rares dans la plaine littorale du Roussillon et généralement déplacées sur des formations alluviales plus récentes (Martzluff 2004) – ne sont pas représentées ici, le cas de Mata Rodona n’ayant pu être vérifié dans le cadre de cette prospection. On peut encore moins parler de Pebble culture, bien entendu. Les alluvions quartzeuses très patinées et carénées par le vent qui sont sensées accompagner les plus anciennes industries manquent également, sauf sur le plateau de Montalba. Bien que les premiers remplissages quaternaires fassent donc défaut dans ce secteur, l’érosion n’en a toutefois pas gommé toute trace. Dans le bassin de Rodès, ces reliefs semblent avoir été vidangés moins brutalement par des crues directes de la Têt qu’en amont de Vinça ou que dans la plaine d’Illesur-Têt, vers l’aval, du moins si l’on en croit la présence erratique d’industries patinées et éolisées sur galets. Il est toutefois erroné de parler d’industries « archaïques préacheuléennes » pour les séries trouvées dans ce contexte. 95 96 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre III En tout état de cause, l’Acheuléen n’est pas connu en stratigraphie à l’est des Pyrénées et sur leurs marges avant 700 000 ans. Seul le gisement d’Atapuerca, près de Burgos, témoigne d’une présence plus ancienne de l’homme fossile vers 1,2 Ma. VI.2 - Les premiers peuplements discernables d’un Acheuléen accompli C’est donc un Acheuléen plutôt terminal et bien mieux attesté dans la plaine littorale sur différents niveaux de terrasses T3 où il se trouve parfois in situ, qui apparaît dans le bassin de Rodès. Il s’agit d’une industrie sans vrais bifaces, mimant la Pebble culture archaïque dans un faciès opportuniste qu’il faut associer à l’utilisation massive des galets de quartz locaux et que nous avons proposé d’appeler « Tautavelien » (Martzluff 2006). Un lot conséquent de galets aménagés, à patine orangée et d’éclats éolisés, se trouve à Rodès en position secondaire, hors de son contexte du Pléistocène moyen (fin du Mindel alpin), lequel a disparu des formes de relief, si l’on excepte peut-être quelques chicots résiduels dans la vallée du Riu Fagès. Signalée depuis près de quarante ans, cette série altérée et usée d’artefacts en quartz ou en jaspes locaux se focalise donc sur une lanière de sols rougis difficiles à identifier à Rodès et sur sa correspondance au long du flanc de l’échine pliocène enrichie en galets de quartz qui forme le substrat collinaire du bassin. Au même niveau, le statut de quelques galets aménagés roulés et de quelques éclats faiblement usés, qui ont été tirés de galets de quartz ou quartzite non patinés, demande à être précisé. Ces industries sont libérées par des remplissages sédimentaires altérés, situés autour de la côte 240‑230 m, sur la colline sédimentaire qui sépare le bassin de Rodés de la plaine d’Ille-sur-Têt. En effet, que ce soit au col de Ternère, ou près des gorges de La Guillera, ces plaquages de sols argileux rougis, toujours très proches des arkoses pliocènes ou associés à des chenaux bourrés de galets quartzeux non patinés pouvant provenir du substrat tertiaire, pourraient se rapporter à la jonction des paléo versants avec les nappes alluviales fantomatiques du plan T3. Les traces de peuplements acheuléens existent aussi sur des formations données comme rissiennes, à la fois en rive gauche du Rigarda à Rodès (Puigs Baixos) ‑ mais cet épandage semble plus ancien que les niveaux T2 de la Têt - et sur une haute terrasse du Llech, à Espira-de- Conflent, en limite du bassin de Vinça. Sur cette dernière, une poignée d’artefacts extrêmement usés est associée à un lot plus conséquent de pièces moustéroïdes fraîches sur un gisement de galets de jaspes férugineux locaux, très abondants dans les colluvions néogènes du piémont. La présence de ces matériaux dans les niveaux d’habitat du complexe moyen à Tautavel prouve que cette source de matière première était déjà exploitée à partir de ces gîtes secondaires du bassin de la Têt, au moins entre 500 et 300 000 ans. Cependant, tous les gisements où ces industries se trouvent plus ou moins concentrées font état de mélanges systématiques, pour peu que l’on tienne compte des états de surface de chaque série et c’est bien pourquoi les études typologiques globales qui en ont été faites sont une source de confusion (Collina-Girard 1975‑76, 1978 ; Blaize 1985a et b, 1987b, 1990). En effet, les défilés rocheux et les cols, en particulier celui de Ternère, constituent des passages obligés pour les faunes, lieux très favorables à des campements de chasse, vraisemblablement renouvelés sur le temps long. Autre élément attractif : l’enrichissement des échines tertiaires en galets de quartz, en particulier un quartz saccharoïde proche du quartzite, alors que les terrasses quaternaires, finalement bien conservées à partir de la phase « rissienne » T2, n’en comportent en réalité que fort peu, et les épandages würmiens encore moins. L’abondance des galets de jaspe dans le Néogène d’Espira participe à cette attractivité. Ce qu’il faut finalement retenir, c’est que les vestiges acheuléens balisent une sorte de frontière passant par les bassins de Rodès - Vinça (Blaize 1985a, 1985b, 1987, 1990) et en amont de laquelle le premier peuplement des vallées pénétrant les massifs montagneux est brusquement occulté en surface, comme c’est le cas en Vallespir après le Boulou (Martzluff 2003, 2007b), ou encore dans la vallée de l’Agly, au-delà du bassin de Caramany-Ansignan (Martzluff 1990). C’est donc bien l’érosion qui en a gommé les traces en faisant disparaître la quasi-totalité des formations alluviales antérieures au dernier glaciaire. D’ailleurs, la fréquentation du plateau de Montalba lors du Paléolithique inférieur L. S., est attestée bien plus haut, vers 450 m d’altitude, sous forme de quelques éclats épars, rongés par l’altération et l’éolisation. Elle est très vraisemblablement antérieure au Riss. Le peuplement paléolithique Par hypothèse, les éléments plus volumineux de type Pebble culture qui devraient s’y retrouver en plus grand nombre qu’un ou deux artefacts presque totalement déformés par l’érosion, auront été émiettés par le gel sur la surface du plateau et éolisés lors des phases froides des deux derniers glaciaires alpins, pendant lesquelles ont été surcreusées les dépressions. Les patines violacées d’une partie des quartz résiduels sont la preuve d’une longue météorisation sur place des secteurs déprimés pendant le Pléistocène moyen alors que les versants plus adoucis des paléo-vallées pénétrant le massif offraient sans doute des reliefs favorables à ce peuplement (ill. 4 à 10 et cartes). VI.3 - Les abondantes industries « moustéroïdes », entre Riss et Würm alpins Les industries faiblement éolisées et non patinées, le plus souvent très dispersées, qui intègrent un débitage discoïde et parfois Levallois pour la production d’éclats de modeste dimension, quoique non diminutifs (entre 6 et 3 cm), sont désormais attestées sur le plateau de Tarerach et de Montalba, comme c’était le cas dans le bassin de Rodès et de Vinça où elles sont associées à un débitage discoïde ou Quina et à des nucléus opportunistes sur galets, mimant la Pebble culture. Elles comprennent une part de jaspe ferrugineux qui peut aller jusqu’à être majoritaire près des gisements de cette roche, par exemple à Espira-de-Conflent, en surface et dans des coupes de la terrasse donnée comme T2 (Blaize 2005). Curieusement, il n’en reste que quelques rarissimes traces dans la plaine d’Ille, sur le lambeau de niveau T2 des Escatllars logé entre la Têt et le Boulès, cet interfluve ayant sans doute été peu attractif. Elles sont de même type et présentent les mêmes états de surface que celles identifiées dans la plaine littorale, en particulier dans le bassin du Réart, dans un contexte où l’approvisionnement en galets de quartz était plus facile (Martzluff 2004, 2006). La présence de stations en place ne peut pas être déterminée, sauf sur deux sites liés à « l’événement majeur » qu’a constitué en montagne la glaciation rissienne. L’un se trouve près du cimetière à Rodès (E’) sur un vestige assez bas de plan T2 (cimetière) et comporte aussi des outillages patinés venus du versant (Blaize 1990). L’autre semble bien mieux conservé à Ille-sur-Têt sur un lambeau de terrasse T2 situé en rive gauche, sur le flanc abrupt du plateau de Montalba, à la confluence avec le Bellagre. Compte tenu du contexte et de l’homogénéité typologique des restes copieux et non patinés de l’industrie lithique, ce dernier gisement est même relativement exceptionnel (ill. 12 à 16). Un autre problème est posé par la haute terrasse T1 du bassin de Vinça, aujourd’hui ennoyée par le barrage. En effet, deux gisements ont livré des industries en quartz d’allure archaïque, très peu usées et non patinées, parfois bien concentrées (Conillac et Nossa). Elles devraient théoriquement être plus récentes que le premier Pléniglaciaire würmien. Le débitage Levallois y est rare (ill. 17 et 18) et elles font appel à la technique de la pièce esquillée. La présence d’éclats retouchés ainsi que celle de minuscules enlèvements permet d’envisager un très faible déplacement post-dépositionnel. C’est bien pourquoi il est quand même extrêmement périlleux de proposer une attribution chrono-culturelle précise pour l’ensemble de ces séries d’artefacts « moustéroïdes », d’autant que la référence stratigraphique la mieux documentée, celle de la Caune de l’Arago, offre justement peu de certitude typologique pour la séquence que nous envisageons à la transition entre l’Acheuléen et le Moustérien (lambeaux de remplissage entre les planchers stalagmitiques du Complexe terminal, ensemble 4, « rissien », cf. Martzluff 2006). Cette phase du peuplement régional, sans aucun doute très étalée dans le temps, demeure donc très floue (ill. 19). Ce sont toutefois ces industries peu usées et sur éclats de roches locales qui apparaissent comme les plus abondantes et les mieux conservées en surface sur l’ensemble de la vallée. Elles peuvent se mettre en rapport avec une fréquentation comprise entre un Acheuléen final du Riss et un Moustérien ancien dans les épisodes ultimes de cette séquence alpine (entre 300 et 150 ka), voire jusqu’à un Moustérien accompli au début du dernier glaciaire et pendant l’interstade qui le précède (éémien vers 120 ka). C’est en tout cas un peuplement qui a été moins oblitéré que les précédents et les suivants, mais qui semble ne pouvoir offrir, d’après ces prospections, qu’un seul gisement éventuellement conservé en sous-sol. Et c’est tout à fait regrettable, car le Paléolithique moyen régional n’est correctement connu en stratigraphie dans les gisements troglodytes des deux côtés de la chaîne, que dans ses moments terminaux (stades isotopiques 4 à 3, vers 60-30 ka). 97 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre III 707 m Soclegranitique granitique et intrusions cristallines associées Socle et intrusions cristallines associées aux gneiss de la Catazone et de la Mésezone aux gneiss de la Catazone et de la Mésozone 1 2 de Jujols-Canaveilles et schistes à chlorite de l'Épizone Calcaires, et calcschistes du Dévonien, Calcaires,poudingues poudingues et calcschistes du Dévonien, Calcaires et marnes noires du Secondaire e Calcaires et marnes noires du Secondaire Molasses Néogène et alluvions Molassesdudu Néogène et alluvions quaternaires terrasses quaternairesdesdes terrasses Principaux sommets Principaux sommets Principaux de plein air air Principauxsitessites de plein Sitesen en grotte ou abri Sites grotte ou sous sous abri e ièg Ar CORBIÈRES CORBIÈRES FENOUILLÈDES de Au 2469 m 3 8 7 17 21 22 ANDORRE CONFLENT art Re 24 20 26 VALLESPIR VALLESPIR 2465 m Étang de Canet 25 h c Te 27 28 2881 m 15 23 1307 m Canigou 2785 m 2897 m 16 18 19 ROUSSILLON 780 m 6 CERDAGNE Segre 11 9 y Agl SALANQUE 12 Tet ASPRES Carlit 2921 m 14 13 10 750 m 5 4 782 m 1314 m CAPCIR N Étang de Salses MER MÉDITERRANÉE Micaschistes et roches métamorphisées diversesdiverses Micaschistes et roches métamorphisées (intercalations de de marbres, quartzites, cornéennes...) (intercalations marbres, quartzites, cornéennes ...) Schistes de l’Ordovicien et du Cambrien, dits dits Schistes de l'Ordovicien et du Cambrien, de Jujols-Canaveilles et schistes à chlorite de l’Épizone Au d 98 ALBÈRES 1256 m 1450 m 2910 m GENERALITAT DE CATALUNYA 1394 m 25 km Michel Martzluff PRINCIPAUX SITES DU PALÉOLITHIQUE ANCIEN ET MOYEN DES PYRÉNÉES-ORIENTALES N°10: :Grotte terrasses Millas,(Corbère-les-Cabanes),P.M. P.A.-P.M. N°1 de l’Arago l'Arago(Tautavel), (Tautavel), Paleo Anc.-Moy. N°11 N°1:: Caune Caune de Paléo Anc.-Moy. de de Montou N°11: :terrasses Grotte dedeMontou (Corbè-les-Cabanes),P.M. N°2 terrasseduduVerdouble, Verdouble, N°2:: haute haute terrasse P.A.P.A. N°12 Baho-Saint-Estève, P.A.-P.M. N°12: :La terrasses de Baho-Saint-Estève, P.A.-P.M. N°3 terrassededeCaramany, Caramany, P.A-P.M. N°3:: haute haute terrasse P.A-P.M. N°13 Llabanère (Perpignan), P.A.-P.M. N°13: :terrasse La Llabanère (Perpignan), N°4 d'Estagel,P.M. P.M. N°4:: terrasse terrasse d’Estagel, N°14 du Robol, P.M. P.A.-P.M. N°14: :terrasse terrassede duCanet-Saint-Nazaire, Robol, P.M. N°5 Julieta(Salses), (Salses), P.M. N°5:: La La Julieta P.M. N°15 P.A.-P.M. N°15: :terrasses terrasse de de Canet-Saint-Nazaire, N°6 delMitg Mitg(Villefranche-de-Conflent), (Villefranche-de-Conflent), N°6:: Cova Cova del P.M.P.M. N°16 Cabestany, P.A.-P.M. P.A.-P.M. N°16: :terrasse terrassesdedelaCabestany, P.A.-P.M.P.A.-P.M. N°7 (Vinçca), P.M.. N°7:: Les Les Anecs Anecs (Vinça), P.M. N°17 Basse (Perpignan), N°17: :site terrasse de la Basse (Perpignan), P.A.-P.M. N°8 Ternère(Vinça), (Vinça),P.A.-P.M. P.A.-P.M. N°8:: Col Col de de Ternère N°18 du Petit-Clos (Perpignan), P.A.-P.M. N°18: :terrasses site du Petit Clos (Perpignan), N°9 d'Ille-sur-Têt, P.A.-P.M. N°9:: terrasses terrasses d’Ille-sur-Têt, P.A.-P.M. N°19 du Réart, P.A.-P.M. P.A.-P.M. N°10 : terrasses de Millas, P.A.-P.M. N°19 : terrasses du Réart, P.A.-P.M. N°20::dépression dépression de de Bages, Bages, P.A.-P.M. P.A.-P.M. N°20 N°21::sites sitesde dePonteilla, Ponteilla, P.A.-P.M. P.A.-P.M. N°21 N°22 :: sites sitesdedePollestres, Pollestres,P.A-P.M. P.A-P.M. N°22 N°23 :: Mas Mas Camomille Camomille (Ortaffa), N°23 (Ortaffa),P.A.-P.M. P.A.-P.M. N°24:: sites sitesde de Saint-Cyprien, Saint-Cyprien, P.A.-P.M. N°24 P.A.-P.M. N°25:: site site d’Argelès, d'Argelès, P.A.-P.M. P.A.-P.M. N°25 N°26:: sites sitesde deTresserre TresserreetetBanyuls-dels-Aspres, Banyuls-dels-Aspres,P.A.-P.M. P.A.-P.M. N°26 N°27:: sites sitesde de Montesquieu, Montesquieu, P.A.-P.M. N°27 P.A.-P.M. N°28:: Pic Pic Saint-Christophe, Saint-Christophe, P.M. N°28 P.M. 19 - Les sites paléolithiques dans les P.-O. (DAO M. Martzluff ). VI.4 - Le rarissime Moustérien évolué du Würm En réalité, le Moustérien n’est caractérisé de façon claire dans cette portion de vallée que dans une phase évoluée et sur une seule station remarquable - les Ànecs - aujourd’hui détruite par les travaux du barrage au débouché des gorges de Vinça (ill. 19). Il s’agit d’industries fraîches et diminutives, à denticulés, intégrant le débitage Levallois et où la part des jaspes locaux, des grés-quartzites et des silexites est importante, au côté des quartz blancs saccharoïdes, toujours dominants (Blaize 1990, Duran 2002). Les quelques éléments Levallois non éolisés relevés par ailleurs, au col de Ternère ou sur le plateau de Montalba par exemple, ne sont pas assez concentrés ou copieux pour parler d’habitat. Ils confirment une fréquentation de ces espaces par Néanderthal au cours la dernière glaciation, présence qui est bien attestée dans le bassin de la Têt, à la grotte de Montou (Corbères-les-Cabanes) et dans celle du Mitg (Corneilla-de-Conflent). En surface, ce peuplement est curieusement bien moins assuré en chronologie pour cette phase tardive dans la plaine du Roussillon, sur le gisement de La Joliette (Salses) ou dans le bassin du Réart, par exemple (Duran 2002 ; Martzluff 2004, 2006). Il est donc fort probable que les stations en plein air de ce Moustérien final, logées au plus près du fleuve alors que s’accentuait son incision dans la terrasse T1, aient subi un sort identique à celles du Paléolithique supérieur. Le peuplement paléolithique 707 m Principaux Principauxsommets sommets Micaschistes et roches métamorphisées Micaschistes et roches métamorphisées diversesdiverses (intercalations de marbres, quartzites, cornéennes...) (intercalations de marbres, quartzites, cornéennes ...) Schistesde de l'Ordovicien du Cambrien, Schistes l’Ordovicien et duetCambrien, dits dits dedeJujols-Canaveilles et schistes à chlorite de l’Épizone Jujols-Canaveilles et schistes à chlorite de l'Épizone 1 Calcaires, poudingues et calcschistes du Dévonien, Calcaires, poudingues et calcschistes du Dévonien, 9 Calcaires et marnes noires du Secondaire Calcaires et marnes noires du Secondaire Principauxsites sitesde de plein Principaux plein air air ANDORRE Sitesenengrotte grotteouousous sousabri abri Sites Fleuves e Fleuves g è au auWürm Würm Ari ancien ancien e de Aud Molasses du du Néogène et alluvions Molasses Néogène et alluvions du quaternaires quaternaireancien-Moyen ancien-Moyen Terrasses moraines et limites des glaces Terrasses ,moraines et limites des auglaces Würmau (après 40 ka) Würm (après 40 ka) Au CAPCIR CAPCIR 11 12 13 Étang de Salses 8 y Agl SALANQUE Tet Étang de Canet ROUSSILLON art Re CONFLENT 1307 m ASPRES 780 m Canigou 2785 m VALLESPIR 2465 m 1256 m 1450 m 2910 m GENERALITAT DE CATALUNYA ch Te 14 ALBÈRES 2881 m Montleo 1130 m 6 7 CORBIÈRES 10 2897 m Segre 4 3 750 m CERDAGNE CERDAGNE 15 2 FENOUILLÈDES 782 m 1314 m 2469 m Carlit 2921 m N 5 MER MÉDITERRANÉE Socle et intrusions cristallines associées aux Soclegranitique granitique et intrusions cristallines associées gneiss de la Catazone et de la Mésezone aux gneiss de la Catazone et de la Mésozone 1394 m 25 km M. Martzluff PRINCIPAUX SITES DU PALÉOLITHIQUE SUPÉRIEUR-ÉPIPALÉOLITHIQUE DES PYRÉNÉES-ORIENTALES N°1 la Roque Roque(St-Paul-de-Fenouillet). (St-Paul-de-Fenouillet). Azilien. N°1: :Four Four de de la Azilien. N°6N°7 : Cova de l’Esperit (Salses). 20 Ka,Magda. Gravettien ?N°10 N°11 : CovaBastera Bastera(Vill.-de-Conflent). (Vill.-de-Conflent). Signes peints. : Cova del PasC.3 Estret (Opoul). : Cova Signes peints. N°2 Penjat(Vingrau). (Vingrau).Magdalénien. Magdalénien. ancien.Magda. Epipal. ancien.N°11 N°2: :Rec Rec del del Penjat N°7 : Cova del Pas Epipal. Estret (Opoul). N°12 : Trou souffleur(Fuilla). (Fuilla). Magdalénien. : Trou souffleur Magdalénien. N°3 (Vingrau). Solutréen. : Station du Ravanell : Balmes -Ambulles(Fulla). (Fulla). Solutréen. N°3: :Les Les Espassoles Espassoles (Vingrau). Solutréen. N°8N°8 : Station du Ravanell (Salses).(Salses). Magda. ?Magda. ? N°12 N°13 : BalmesBerges Berges-Ambulles Solutréen. N°4 (Tautavel).Magdalénien. Magdalénien. Grotte la gare (Estagel). Sup. indét. N°13 : Station N°4: :La La Teulera Teulera (Tautavel). N°9N°9 : Grotte de ladegare (Estagel). P. Sup.P.indét. N°14 : StationdedeSaint-Genis. Saint-Genis. Solutréen Solutréen ?? N°5 : Grotte des Conques (Vingrau). Magdalénien. N°10 : Rocher gravé de Fornols (Campôme). N°14 : Station de Saint-Genis. ? N°5 : Grotte des Conques (Vingrau). Magdalénien. N°10 : Rocher gravé de Fornols (Campôme). Magdalénien N°15 : Montleo 1130 m (Prats,Solutréen Espagne) Magdalénien. N°6 : Cova de l'Esperit C.3 (Salses). 20 Ka, Gravettien ? Magdalénien N°15 : Montleo 1130 m (Prats, Espagne) Magdalénien. 20 - Les sites du paléolithique supérieur dans les P.-O. (DAO M. Martzluff ). VI.5 - Un long hiatus documentaire entre le Paléo­ lithique moyen et le Néolithique Les premiers peuplements de l’homme moderne correspondent ici à une lacune des vestiges sur l’ensemble de la zone prospectée, en particulier sur la formation T1. Cette absence est particulièrement notable sur la haute terrasse würmienne du barrage de Vinça, très proche du fleuve et très lisible dans les parties agricoles non remaniées par les travaux d’aménagements avec les engins mécaniques, à la fin du siècle dernier. Cela pose un sérieux problème, car la pénétration de la vallée du Conflent est bien attestée dans les grottes en amont, au moins pour le Tardiglaciaire (Solutréen et Magdalénien). D’autre part, un Magdalénien ancien, situé en chronologie absolue autour de 16 000 ans BP, est bien présent sur un site de plein air en Cerdagne à 1 100 m d’altitude (Montlleò) ; il a livré des outillages pris dans un jaspe ferrugineux dont nous savons à présent que les seuls gisements régionaux se trouvent entre Prades et le Bassin de Vinça (Mangado et alii, 2004). Ce Magdalénien est également attesté vers 1 000 m d’altitude au-dessus de Prades sur le rocher gravé de Fornols. À la fin de la dernière glaciation, le parcours des Magdaléniens vers les hautes vallées situées au cœur de la chaîne est donc bien fléché en Conflent (ill. 20). Il est donc difficile d’expliquer l’absence totale de vestiges du Paléolithique supérieur. D’une part, les habitats de plein air sont généralement étendus à ces époques ; d’autre part le débitage sélectionne préférentiellement les meilleures roches dures isotropes (jaspes, silex) et tend à la production de lames. Les déchets techniques générés par un campement de cette séquence ne pourraient donc passer inaperçus, même mêlés en surface à des vestiges de périodes plus anciennes ou plus récentes. 99 100 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre III C’est pourquoi cette lacune sur l’ensemble de l’aire géographique prospectée nous paraît signifiante. Nul doute que la vallée était peuplée. Or, cette absence ne peut s’expliquer pour des raisons telles que la dangerosité des crues estivales, certainement réelle, ou la pénibilité due à des vents très violents, fort probable également, car les chasseurs paléolithiques ont occupé des campements de plein air dans des milieux bien plus hostiles pour peu que leurs proies y fussent abondantes. Il faut donc tenir compte de plusieurs facteurs qui constituent de sérieux handicaps pour la prospection de surface concernant ces périodes dans ce secteur : 1 - L’encaissement du fleuve après le premier Pléniglaciaire würmien et la création de nouvelles terrasses favorables à l’habitat au plus près du cours d’eau, formations qui ont ensuite été démantelées par les crues du lit majeur. 2 - La difficulté de prospecter le terroir des terrasses alluviales dévolu à l’arboriculture, où les labours profonds ont presque toujours accroché la nappe de galets, (épierrements, rotovator). 3 - Avec un faible écho prévisible des microlithes en surface, le fait que les terres acides soient azoïques supprime l’appui pertinent des faunes pour détecter les gisements concernant ces périodes, en particulier pour les petits sites épipaléolithiques. 4 - Les remaniements anthropiques d’ampleur s’ajoutent à ces difficultés (villages médiévaux de Casesnoves et Reglella sur les niveaux les mieux protégés et bien exposés de la rive gauche de la Têt, plantations forestières et suppression des affleurements schisteux pour la mise en terrasse des versants, urbanisation galopante actuelle...). 5 - Enfin, la rareté des sites troglodytes et des grands abris favorables, en particulier dans le petit synclinal calcaire de Bouleternère et sur le plateau granitique de Montalba, situés dans un maquis impénétrable, a rendu cette zone peu attractive pour les chercheurs qui ont fourni dans le passé l’essentiel de la documentation trouvée en grotte pour ces périodes. Malgré ces difficultés, l’absence de gisements de surface pouvant se rapporter à l’intervalle AurignacienSauveterrien sur cette aire géographique reflète dans ce travail un résultat indubitable du terrain. Il confirme ce que nous avions déjà diagnostiqué pour l’ensemble du département où les occupations de plein air du Paléolithique supérieur au Mésolithique sont uniquement attestées dans les bassins fluviaux à faible régime nival et dénivelé modéré des Corbières, tels le Maury et le Verdouble, par exemple (Martzluff 1998b, 1999b). Il s’en suit que notre connaissance des peuplements anciens des Pyrénées catalanes à partir du dernier glaciaire, Moustérien compris, repose essentiellement sur l’investigation des sites en grottes ou sous abri, en particulier pour les vallées du Tech, de la Têt et pour la haute vallée de l’Agly. chapitre IV L’occupation du plateau de Rodès et Montalba-le-Château à l’âge du Bronze Alain Vignaud I - L’environnement, les lieux et les sites I.1 - Cadre naturel de l’occupation Dans le territoire prospecté dans le cadre de ces travaux, les secteurs ayant livré des traces d’occupation de la Préhistoire récente sont disséminés sur une aire d’environ 150 hectares, se développant principalement au nord-ouest de la zone brûlée. Si quelques points paraissent isolés, l’essentiel des vestiges se situe sur le plateau dit de Montalba (470 m NGF) animé par différents reliefs (520 m NGF), et surtout, limité à l’est et à l’ouest par les profondes incisions des cours d’eau intermittents, le Bellagre, et le Tarerach, coulant plus de 80 mètres en contrebas (ill. 1). À l’ouest, au-delà du Tarerach, en zone non brûlée, des vestiges apparemment contemporains de ceux qui nous intéressent sont attestés. En contrepartie, à l’est, de l’autre côté du Bellagre, d’importantes surfaces mises à nu par l’incendie et donc aux sols bien lisibles, n’ont fourni aucune trace d’occupation, même ténue : il est évident que l’important ravin constitue une limite spatiale majeure de l’occupation. Dans un paysage assez contrasté, alternant « serrats » parfois prononcés, collines et plateaux plus ou moins encombrés de chaos et d’affleurements rocheux, près de 50 points ont livré différents vestiges,en densités variables. . Cf. chap. II Marc Calvet, « Géomorphologie d’une montagne brûlée » : la genèse et l’évolution du plateau de Montalba. . L’enregistrement des points issus des prospections s’est fait soit par chiffres, soit par lettres. Ce « désordre » apparent est dû à la forte densité de points « à Ces derniers s’articulent avec et autour d’importantes niches écologiques dont on peut estimer qu’elles sont à l’origine du choix de l’occupation. Il s’agit essentiellement de larges espaces bien sédimentés, plans ou en légère cuvette, évoquant pour certains d’anciennes dépressions hydromorphes. La présence de l’eau, sous forme de sources, de mouillères ou de retenues épisodiques est d’ailleurs attestée en plusieurs points. La topographie des lieux est également importante : de nombreux vestiges sont situés à proximité ou dans l’axe des vallées ou de légers cols, l’ensemble suggérant des itinéraires plus ou moins obligés, dont on devine encore aujourd’hui le cheminement. Ces derniers, à l’échelle du plateau, sont principalement orientés vers le sud, la vallée de la Têt, et surtout sur un axe sud-est/nord-ouest, matérialisant une jonction avec les crêtes voisines, au nord-ouest, ou la vallée de l’Agly plus au nord. céramique modelée » (ici âges du Bronze) découverts lors des prospections initiales. Au départ, afin de distinguer cette période particulière, il avait été convenu de n’utiliser pour désigner ces sites que des lettres : A, B, C,... cependant, il s’est vite avéré que l’alphabet avec ses 26 lettres ne suffirait pas. La décision a donc été prise de continuer l’enregistrement avec des chiffres, en partant de 1001, afin de conserver une bonne marge de sécurité par rapport à l’enregistrement des sites des autres périodes déjà découverts. Pour éviter toute confusion, on a jugé plus prudent de garder cette « nomenclature » qui figurait déjà sur bon nombre de documents (listes, relevés, clichés) et de mobiliers. . cf. Calvet Marc « Une hydrologie fantasque ». . cf. Calvet Marc « Un espace charnière sur de vieux itinéraires pastoraux ». 102 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre IV Montalba N Le Planal v. Ra Mas d’en Colom de Roc del Maure Be llagre T Le arerach Lieusanes La Cougoulère Limites du feu La Tet Vestiges découverts lors des prospections Rodès Zones humides Vestiges déjà connus Barrage de Vinça 0 1000 m Lo Castello Vinça 1 - Situation des vestiges découverts lors des prospections dans leur contexte archéologique (âges du Bronze et 1er âge du Fer). L’occupation à l’âge du bronze I.2 - Environnement archéologique connu Sur ces secteurs de l’arrière-pays, généralement peu fréquentés et peu prospectés, quelques sites sont cependant connus. Ils ont surtout été détectés par leur situation remarquable sur des hauteurs bien limitées (oppidum), ou, pour l’essentiel, sur des terres aux sols relativement bien lisibles, qu’il s’agisse de terres mises en culture ou de surfaces bien dégagées. Ces sites sont de taille très variable, se résumant parfois à quelques tessons ou artefacts lithiques. On peut estimer, et les vestiges mis au jour suite à l’incendie le démontrent, que la densité de l’occupation, occultée par la garrigue et les zones boisées, était plus importante que celle que nous connaissons aujourd’hui. La majorité de ces sites connus se situe à l’ouest, hors zone brûlée. Le plus important est le Roc del Maure, sur la commune de Tarerach, grand oppidum reconnu dans les années 60, et qui depuis a fait l’objet de différents travaux par plusieurs intervenants. L’essentiel de l’occupation, sans exclure une présence plus ancienne, est daté du 1er âge du Fer. Le Mas de Lieusanes (ou Llosanes), sur la même commune, a également livré les traces d’un habitat de l’âge du Bronze associé à deux dolmens, dont le plus imposant est le dolmen de la Barraca (Abélanet 1987b). Le mobilier, tant céramique que lithique, dont des « anneaux disques », est similaire à celui des sites du plateau. Jean Abélanet, lors de prospections dans les années 70, avait de même découvert quelques industries disséminées au nord est du village de Montalba-le-Château, non loin de l’église, ainsi que trois « anneaux disques en roche », contemporains de ceux mis au jour sur le plateau de Montalba (Abélanet 1987b). Cette occupation peu importante, ne semblait pas caractériser d’habitat, mais plutôt une fréquentation. Toujours au nord nordouest du plateau, une récente publication d’Yves Blaize signale la découverte de deux stations sur la commune de Tarerach : Le Planal (Néolithique moyen) et le Mas d’en Colom daté du Bronze ancien (Blaize 2006) Au sud, en position basse, non loin de la Têt, quelques habitats plus récents (présence de céramique tournée) sont cités dans la littérature : La Cogoulère et Lo Castelló (ill. 1). Enfin, dans un environnement plus large, les principaux vestiges de la période qui nous intéresse ont été mis au jour lors des fouilles de la Caune de Bélesta, distante de près . Kotarba, Castellvi, Mazière 2007 (CAG 66), notices : 165 – Rodès (C.A.N. 00H) ; 201 – Tarerach (C.A.N. 001P). . Voir CAG 66, notices : 230 –  Vinça (C.A.N. 001H, C.A.N. 009H et C.A.N. 011H). de 6 km (Claustre, Zammit, Blaize 1993), et également à Caramany, lors des importants travaux archéologiques liés à la construction du barrage sur l’Agly (Kotarba 1991 – Porra 1991). II - Abondances ou absences, variabilité et limites des prospections La découverte et la collecte de mobiliers, lors de prospections pédestres, reste évidemment le point de départ fondamental de ce travail. Au-delà d’une première approche, établie à partir de la densité et de la qualité de ces documents épars à la surface du sol, la réflexion a pu s’étendre à partir du point de la découverte, quelquefois très limité, jusqu’à son environnement large, à l’échelle du plateau. Outre l’étude de cette répartition dans l’espace, essentielle pour une vision d’ensemble, les observations fondées sur ces objets de la culture matérielle sont primordiales. Elles restent cependant très lacunaires, les limites d’une telle approche étant connues : au-delà de l’équipe de prospection proprement dite, composée d’individus avec leurs qualités (grandes) ou leurs défaillances (infimes), les conditions naturelles jouent un rôle important, qu’il s’agisse de l’éclairage, des conditions climatiques (atmosphériques), mais aussi de l’aspect et de l’état des secteurs prospectés, de totalement à très moyennement lisibles pour différentes raisons. Ces diverses variables influent sur les collectes qui peuvent ainsi s’avérer plus ou moins fournies, plus ou moins pourvues en gros éléments ou au contraire en tessons centimétriques. Dans un autre registre, en ce qui concerne les sols et leur genèse, divers selon leur situation topographique ou leur composition géologique, on peut estimer que l’érosion, naturelle ou anthropique, ait en certains secteurs faussé les traces des anciennes occupations. Ainsi, et c’est l’une des conséquences, au moment de cartographier et donc de donner des limites aux sites détectés, ces dernières peuvent s’avérer quelquefois arbitraires, notamment sur les secteurs ayant fourni une densité de mobiliers faible ou très moyenne, répandus sur de grandes surfaces. En revanche, si certains points n’ayant livré qu’une dizaine de tessons sur un petit espace sont difficilement interprétables, plusieurs zones d’occupation se révèlent nettement, à partir des mobiliers mais surtout de limites spatiales naturelles clairement avérées (chaos rocheux, abrupts...). 103 104 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre IV Une seconde conséquence indirecte des érosions concerne, de façon variable, l’aspect et l’état de conservation du mobilier, essentiellement céramique. En effet, d’une façon générale, les tessons découverts dans les chaos ou près de blocs sont de bonne taille (ce qui confirme la moindre évolution de ce paysage particulier), et à l’opposé, les tessons collectés sur de légers glacis ou des zones plus planes, souvent dévolues aux cultures il y a encore quelques années, sont très fragmentés et érodés, par les travaux agricoles et les passages sur ces sols dénudés. Dans ces cas l’étude des céramiques, notamment celle des surfaces et des cassures, est très malaisée. Cette perte est assez pénalisante pour la mise en évidence ou l’identification de certains traceurs. Dans une approche plus fine attachée à l’étude de ces mobiliers, un préjudice important, toujours inhérent aux prospections de surface, est à souligner : en l’absence de fouille et de stratigraphie, l’attribution chrono-culturelle d’une majorité de tessons peu caractéristiques n’est pas assurée. L’ensemble, dont on ne peut affiner la chronologie, reste néanmoins assez cohérent, comme nous le verrons par la suite. III - Habitat ou fréquentation ? Au-delà des doutes sur la contemporanéité ou la succession chronologique des sites découverts, doutes impossibles à lever à partir des mobiliers, se posait le problème des formes d’occupation du territoire à l’âge du Bronze. En effet, dans notre région, nous n’avons pas connaissance d’une telle densité de vestiges de cette période, dispersés sur plusieurs hectares, et donc aucune référence pour leur interprétation, leur fonction, leur durée d’utilisation et leurs éventuelles relations. Afin de donner une base commune à cette étude, pour aller au-delà d’une simple présentation factuelle, nous avons pris le parti de considérer tout l’ensemble des sites et du mobilier comme globalement contemporains, puis de mener leur étude en privilégiant la situation topographique des différents points pour identifier des modalités d’implantations similaires et ainsi d’effectuer des regroupements pertinents. Cette démarche reste bien entendu un parti pris, mais elle nous a semblé à même d’ouvrir des perspectives de réflexion intéressantes. . Voir sous-partie : « Mobiliers et chronologies ». L’étude de ces sites s’est donc d’abord attachée à l’examen de la cartographie, des reliefs et des altitudes. La répartition spatiale des vestiges, disséminés surtout sur les hauteurs encadrant des prairies humides, montre trois grands ensembles, séparés de près de 800 mètres, distance qui semble suffisante pour justifier ce partage (ill. 2). Ces ensembles sont composés chacun de 8 à 10 concentrations, bien différentes. Habitats pérennes de différentes tailles ou zones de fréquentation plus ou moins intensive ? Au sein des trois ensembles, trois groupes hiérarchisés ont été distingués, à partir de leur situation topographique, de leur surface, des différentes composantes paysagères ou géomorphologiques, et en relation avec la densité des mobiliers (ill. 3). Ainsi se distinguent les sites de hauteur plus ou moins importante, mais dominant toujours les secteurs alentour (groupe 1). Ces sites sont spatialement limités par d’importants abrupts, des chaos rocheux naturels, ou par endroits peut-être aménagés, suggérant une manière d’« oppidum ». Ces points, qui ont fourni d’importantes séries concentrées (2110 tessons de céramique pour le point 1025, sommet et base) ne sont pas obligatoirement très étendus, leur principale caractéristique étant leur élévation, situation qui semble exclure d’ailleurs une fonction autre que celle d’habitat, surtout si l’on considère la variété des vases représentés, allant des gros récipients de stockage aux petites coupes à boire. Il semblerait que ces points forts constituent le noyau principal des occupations, certainement pérennes. En contrebas de ces sites de hauteur s’étendent les zones « médianes », intermédiaires (groupe 2), composées de petits plateaux, généralement cernés par des barres rocheuses ou des chaos, au sein desquels se devinent ponctuellement des points remarquables, naturels ou « aménagés », sans que l’on puisse dire pour autant si ces « constructions » sont contemporaines de la période qui nous occupe. Malgré une assez grande densité de mobilier dispersé sur ces secteurs, avec de plus fortes concentrations sur et à proximité de ces possibles aménagements, il n’existe aucune preuve que ces zones soient celles d’un habitat. Un habitat, en relation éventuelle avec des secteurs à vocation économique ou artisanale, est toutefois probable sur ces emplacements, sous une autre forme que celle des « oppida ». L’occupation à l’âge du bronze Montalba Limites du feu Zones humides 105 N Ensembles écartés Vestiges “isolés” 1003 ENSEMBLE 1 1025 1005 de v. 1007 Ra 1008 1002 1004 1026 1043 1006 1027 1042 1011 V J I T Le H L M K 1016 G arerach C A D E 1034 W U Be llagre 1013 1030 1012 1014 1029 1015 1019 1018 1021 1020 1031 1022 ENSEMBLE 2 1038 ENSEMBLE 3 1037 1036 1033 La Cougoulère 1024 143 (citadelle) La Tet Rodès Barrage de Vinça 0 1000 m 2 - Les différents points et les ensembles distingués à partir des concentrations. Ra vin d eM on Vinça tju ic h Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre IV Montalba Limites du feu Groupe 1 N Groupe 2 Groupe 3 Vestiges “isolés” 1002 400 ENSEMBLE 1 Ra 518 de 1007 v. 1008 1025 1043 1005 500 Be 437 1006 554 469 484 1030 1014 485 500 llagre T Le L M H K 1016 arerach 470 D W U 1020 467 463 1021 ENSEMBLE 2 A 1038 ENSEMBLE 3 1037 1036 1033 La Cougoulère 1024 530 143 (citadelle) La Tet Rodès Barrage de Vinça 0 1000 m Pla 3 - Les ensembles et leurs trois différents groupes, discriminés principalement à partir des altitudes. Seuls figurent ici les points les plus importants. vin d Vinça Ra 106 L’occupation à l’âge du bronze 4 - L’ensemble 1 avec ses principaux groupes. Vue cavalière du sud-ouest. En aval de ces paliers médians, et donc en situation la plus basse, un troisième groupe a été défini (groupe 3). Celui-ci, le moins évident car le plus lâche et le plus étendu, concerne de larges zones, généralement situées sur les versants conduisant aux marges des plateaux ou dépressions bien dégagés. Les éléments de la culture matérielle, céramique, mais surtout « objets lithiques », y sont abondants. Il semblerait que l’importante superficie mais aussi la topographie de ces secteurs, assez rocailleux et pentus, doivent exclure l’habitat, tout au moins tel qu’il se présente de façon remarquable sur les sommets (groupe 1) et éventuellement sur les petits plateaux intermédiaires (groupe 2). Quoi qu’il en soit, l’intense fréquentation des zones de ce groupe 3, situées à proximité des axes naturels et en bordure des niches écologiques, est certaine, qu’il s’agisse de secteurs d’habitat pérenne ou secondaire, ou plutôt, comme on peut l’envisager, liés à un important stationnement ou passage. Étant entendu que ces schémas et ces partages effectués à partir des trois types d’observations élémentaires (situation géomorphologique, surface et densité des mobiliers) sont pertinents quant au fond et pour chacun de ces groupes, autorisant ainsi des comparaisons, il n’en reste pas moins que des variantes peuvent être perçues dans leur forme. IV - L’occupation, les ensembles et les groupes Trois grands ensembles, chacun avec les trois groupes respectifs définis ci-dessus, ont été distingués. L’ensemble 1, le plus évident car bien dissocié des autres, se situe au nord. Il comprend les points 1001, 1002, 1003, 1004, 1005, 1006, 1025, 1026, 1027, 1042 et 1043, couvrant au total environ 3,5 ha (ill. 3, 4 et 5). 107 108 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre IV 5 - Profil de l’ensemble 1 vu du nord, avec ses différents paliers distinguant chacun des trois groupes. 6 - Ensemble 1, le point 1025, site perché de type oppidum constituant le groupe 1 (habitat pérenne). Au sein de cet ensemble on peut singulariser : - Le groupe 1, sans doute l’habitat, est caractérisé par le point 1025, de type oppidum, cerné par de gros chaos rocheux associés, surtout au nord et à l’ouest, à de forts abrupts. Au sud, une rampe d’accès au sommet est encore bien visible. Cette dernière, peut-être légèrement « aménagée », semble naturelle (ill. 6). Ce site perché, malgré sa faible superficie d’environ 350 m2, a fourni d’importantes séries céramiques, dont des tessons de bonne taille, appartenant à des récipients de capacité et d’usage variés. À l’origine, lors des collectes de mobilier, ce point avait été scindé en plusieurs secteurs : 1025 – S1 correspondant au sommet de l’oppidum, et les secteurs 1025 – S2 à S7 aux versants et aux bases. Pour des facilités de gestion, s’agissant d’un mobilier homogène, ces derniers secteurs ont été fusionnés (voir inventaires). De même, Yves Blaize, archéologue, lors de reconnaissances préalables, dans les années 90, avait collecté et étudié une série provenant de ce point, nommé alors par lui « Oppidum de Ropidera ». Ce mobilier, qu’il nous a transmis, a été incorporé à cette étude. Nous l’en remercions (planches 1 et 2). - Le groupe 2 intègre le point 1043 et ses abords, situé en contrebas à quelques dizaines de mètres, et 1026, tout proche sur un léger replat. L’occupation à l’âge du bronze 8 - Ensemble 1, groupe 2, une partie de l’intérieur du point 1043 « limité » par des chaos rocheux. 7 - Ensemble 1, groupes 1 et 2 vus du nord. Le point 1043, le plus important, se distingue surtout par un espace à peu près plan, d’environ 800 m2, grossièrement ceinturé par d’importants chaos rocheux et de gros blocs donc certains pourraient avoir été déplacés. En son centre, une petite cabane en pierre sèche, ruinée, plus récente, attesterait la fonction, probablement reconduite au fil des siècles, que nous proposons pour ce point : aire de parcage ou de stabulation de troupeaux avec cabane de berger ou plus simplement espace dévolu à l’économie agropastorale (ill. 3, 7, 8, 9 et 10). - Le groupe 3 est composé, au nord du site de hauteur 1025, par les points 1002, 1003 et 1004, difficilement interprétables, et au sud, sur le versant bien exposé menant à la dépression et en bordure de cette dernière, par les points 1005, 1006, 1042 et 1027. Ces sites, particulièrement 1005 et 1006 que l’on pourrait associer car tangents, ont donné de grandes séries de céramique : 665 tessons pour le point 1005, à proximité duquel se trouve un petit dolmen, et 727 tessons pour le point 1006 (planches 6, 7 et 8). Les fragments d’objets manufacturés, en pierre, y sont également très abondants (123 unités). La présence du dolmen (cf. V. Porra, annexe III) peut suggérer l’existence d’un axe de circulation, ces monuments mégalithiques étant souvent situés en bordure des voies. Pérennité, bon sens ou contrainte topographique : le chemin actuel passe tout à côté. 9 - Ensemble 1, « parement » extérieur du point 1043 vu du sud‑ouest. 10 - Ensemble 1, petite cabane ruinée, probablement médiévale ou moderne, au centre du point 1043. 109 110 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre IV 11 - ensemble 2, avec ses différents groupes, vus de l’ouest. 12 - Ensemble 2, groupes 1 et 2 vus du sud-est. L’occupation à l’âge du bronze 13 - Ensemble 2, groupe 1. Au sein du point U, un aménagement estimé contemporain de l’occupation. 14 - La construction du point U, possible cabane. L’ensemble 2, également bien marqué, est situé à environ 650 mètres au sud-est du précédent. Il intègre les points W, U, V, 1018, 1019, 1020, 1021, 1031, 1012, 1011, 1013, 1029, 1030, 1014 et 1015. L’ensemble s’étend également sur près de 3,5 ha. (ill. 3 et 11) - Le groupe 1 a comme noyau principal dominant le point W (et son élargissement U et en moindre part V). Parmi les gros blocs des chaos qui l’occupent, parfois aménagés, de gros panneaux de céramique ont été collectés (ainsi qu’un petit nodule de métal cuivreux, possible résidu de fonte). Les grands vases de stockage y sont particulièrement représentés, suggérant un habitat (ill. 12 et 13). À l’extrémité sud-ouest du point U, la présence d’un petit aménagement circulaire, d’envi- ron 3,5 m de diamètre intérieur, est matérialisé par des pierres et de gros blocs subcirculaires, tangents, posés sur un seul lit. L’absence de fouille ne permet pas d’interpréter cette construction, possible cabane, dont on ne sait, en outre, si elle est contemporaine (ill. 14). - Le groupe 2 se développe en contrebas, vers le sud, séparé par un court espace plat et bien dégagé, dont on peut estimer, vu sa situation, qu’il occupe également un « lieu de passage » (axe d’un col). Une piste y est encore actuellement en service, la même qui passe au pied des points 1005 et 1006 de l’ensemble 1. Il est composé par les points 1018, 1019, 1020, 1021, 1022 et 1031, contigus, distingués par différents petits paliers, mais surtout par d’importantes barrières rocheuses limitant partiellement de grands ensembles. Ainsi les points 1020, 1021 et 1022, que l’on pourrait associer, se démarquent en outre par une forte densité de mobiliers : près de 1 500 tessons pour les trois points ainsi que 60 objets manufacturés en roche (ill. 15). Le statut de ce site, auquel l’on accède aussi par une rampe naturelle encadrée par d’énormes blocs en place, est peu probant, l’espace relativement plan, partiellement circonscrit ou cloisonné par les barres rocheuses ou les chaos, couvrant près de 2 500 m2. Ce dernier pourrait tout aussi bien être lié à un habitat (pérenne ?), qu’à l’activité productrice, comme éventuellement le secteur 1043 de l’ensemble 1, par exemple à une zone de parcage ou de stabulation de troupeaux. - Le groupe 3, légèrement à l’écart, à l’est, comprend les points 1011, 1012, 1013, 1014, 1015, 1029 et 1030. Ces derniers, installés sur des replats étagés en pente douce, sont relativement groupés. Au nord‑nord-est, ils s’adossent aux chaos (non occupés) dominant les abrupts très prononcés, presque à pic, menant au Bellagre, tandis qu’au sud, dans le sens de la pente, les vestiges se terminent en bordure d’un replat humide, sur lequel passe le chemin actuel déjà évoqué, passage également obligé, car au-delà de ce palier, toujours vers le sud, le relief plonge vers une vallée encaissée. Indépendamment du point 1030 ayant livré près de 600 tessons, les traces de l’occupation restent très modestes. Cette (relative) faiblesse est néanmoins à pondérer : toute cette zone a été particulièrement bouleversée anciennement par la présence probable de champs et, récemment, par d’importants travaux mécanisés (replantations par l’ONF) (ill. 16). 111 112 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre IV 15 - Ensemble 2, les groupes 2 et 3 vus de l’ouest. 16 - Ensemble 2, groupe 3, concentrations terminant la série des sites avant la rupture de pente descendant vers le sud. Noter les profonds sillons dus aux replantations de l’ONF. L’ensemble 3, à l’ouest, est à plus de 850 mètres de l’ensemble précédent. Il est constitué par les points assez lâches : A, D, G, H, I, J, K, L, M et 1034 (ill. 3 et 17). - Le point H, constituant le groupe 1, est un petit site de hauteur installé au sein de la ligne de crête d’un fort relief orienté nord-sud. Relativement plan et dégagé de tout matériau, l’espace circonscrit, de 18 m de long pour 10 m de large, est bordé au nord-est par les vestiges d’un alignement de pierres et de gros blocs posés sur un seul lit, formant une barrière artificielle, alors qu’à l’ouest, les très fortes pentes menant au Tarerach, ici particulièrement encaissé, constituent une limite naturelle. Ses marges nord et sud sont matérialisées par d’importantes barres ou chaos rocheux. Bien que de surface réduite, ce site a fourni une intéressante série céramique collectée sur les parties bien sédimentées de la plate-forme où la roche affleure par endroits, mais aussi sur les premiers mètres de la pente ouest, où il a été jeté ou déplacé par les pertes sédimentaires. Ces vestiges attestent certainement de l’ancienne présence d’un habitat pérenne en ces lieux (ill. 18 et 19). - Au pied du point H, à l’est, se développe une large prairie, bordée au nord par des chaos rocheux en légère élévation, s’appuyant sur les premiers contreforts du Serrat Blanc. Dans L’occupation à l’âge du bronze cet ensemble peu cohérent, les points I, J, K et L ont été enregistrés. Ils constituent le groupe 2 sans pouvoir distinguer si celui-ci se rapporte à l’habitat ou à une « zone d’activité » liée à l’économie (ou aux deux). - À l’extrémité sud du plateau, en léger pendage dans cette direction, une « mouillère » est à l’origine d’un petit ruisseau assez encaissé s’épanchant vers le sud. C’est à proximité de cette modeste résurgence que se situent plusieurs petites concentrations, difficilement interprétables, semblant plutôt signaler des zones de fréquentation, éventuellement associées à la présence de l’eau ou à la proximité de la prairie (pâtures). Il s’agit des points M, G, D et 1034 constituant le groupe 3. Sur la totalité de l’ensemble 3 les objets manufacturés en roche sont absents (plusieurs prospections postérieures ont été effectuées sur ce site, elles ont confirmé cette absence assez surprenante). Bien que la série céramique collectée soit globalement similaire à celle des autres ensembles, cette distinction pourrait signaler un écart chronologique ou éventuellement une économie particulière, autre. On doit prendre en compte également le fait que ces concentrations sont nettement excentrées par rapport à l’axe de communication naturel qui relie les ensembles précédents, 1 et 2 (cette question est plus amplement développée dans le paragraphe 7). 17 - ensemble 3 avec ses groupes, vus du sud. 18 - le point H, site de hauteur installé au sein de la ligne de crête. Vue zénithale. Outre ces ensembles circonscrits, quelques points « isolés » ont été enregistrés. Certains, anecdotiques, attestant probablement d’un court épisode de fréquentation, n’ont livré que quelques tessons de céramique. Par contre, le point 1036 a fourni 64 tessons, le point 1033, installé sur un petit col, 126 tessons, et le point 1024, bien à l’écart à près de 1000 m au sud, a livré 241 tessons. Ce dernier site, associé à un probable petit dolmen, semble situé sur une ancienne piste descendant vers la Têt (cf. V. Porra, annexe III). 113 114 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre IV 19 - Vue du sud, la plate-forme sommitale du point H et les vestiges d’une « limite » la bordant, à l’est. V - Mobiliers et chronologies La série céramique, forte de près de 10 000 tessons, serait à elle seule suffisante pour proposer une attribution chrono-culturelle. On peut en effet affirmer que l’ensemble des traceurs observés est attribuable aux âges du Bronze. Ces périodes couvrent toutefois près de 1 500 ans, du Bronze ancien (2200 ans av. J.-C.) au Bronze final (1300/700 av. J.-C.). La faiblesse des références fiables à notre disposition dans les Pyrénées-Orientales pour ces périodes (Claustre 1997), l’absence de fouilles, et donc de relations stratigraphiques, mais aussi l’état de la série, très érodée, s’avèrent assez dommageables pour affiner cette fourchette. Ce dernier aspect est assez gênant, notamment pour apprécier la qualité des finitions et surtout des décors (décor « rustiqué », incisé, estampé ou à base de cannelures). Certains types ont toutefois été reconnus. La caractérisation des formes, par exemple les décors plastiques ou les éléments de préhension, est parfois hésitante : cordons lisses ou impressionnés ? boutons, tétons ou départ d’anse ? fragment d’anse, de bracelet ou de pied polypode ? bord ou fragment de panse aux arêtes érodées, arrondies ? Ce dernier inconvénient est particulièrement pénalisant : il n’est pas rare que sur certaines séries fortes de près de 200 tessons, seuls 2 ou 3 bords, évidents car particuliers (digités, à forte lèvre...) aient été reconnus. Ce décompte semble loin de la réalité. Malgré ces pertes probables, l’étude des différents pourcentages et ratios entre les panses et les formes, bien que légèrement déficiente quant aux formes, reste assez satisfaisante pour un habitat de plein air : les formes représentent près de 9 %, et les panses 91 % (voir inventaires et graphiques en annexe). L’attribution chrono-culturelle des différentes zones d’occupations ou même de l’ensemble est donc problématique, d’autant que certains points, les plus importants et les plus fournis, ce qui est logique, ont restitué des éléments présumés appartenir, dans les grandes lignes (?), au Bronze ancien : décor rustiqué, décor de « coups d’ongles », cordons cupulés droits ou « en guirlandes », associés à des tétons sur un même cordon ; ou au Bronze moyen : anses à poucier (cf. R. Iund, annexe II), impressions ou décors en ligne, parfois sur carène ; ou enfin au Bronze final : également anses à poucier, décors de cannelures parfois larges, horizontales ou agencées, en chevrons. La répartition et la répétitivité de certains marqueurs (accessoirement la proximité des sites du Mas Lluisanes et du Mas d’en Colom datés du Bronze ancien, Blaize 2006) suggèreraient que l’essentiel du mobilier, et donc de l’occupation, doive être attribué à cette période (Bronze ancien, 2200/1700 av. J.‑C.), ce que nous serions assez enclin à proposer (planches 1 à 12). Cela n’exclut évidemment pas une occupation plus longue, probablement en continu pendant cette période, tout au moins sur certains points, notamment sur l’ensemble 1, autour du site de hauteur 1025 (4 180 tessons). L’industrie lithique, macro ou micro outillage, n’est guère plus éloquente : quelques éclats de silex atypiques plus ou moins retouchés (hors un fragment de pointe de flèche probablement pédonculée, à retouches couvrantes), quelques éclats de roches tenaces exogènes (radiolarites, jaspes) et enfin, comme habituellement, quelques artefacts de quartz, dont une majorité de percuteurs (voir inventaires). À peine perçoit-on une légère prédominance de ces derniers, abondance relative qui pourrait être mise en relation avec l’artisanat présenté ci-dessous. Les éléments de meunerie sont aussi peu attestés : quelques molettes et seulement 6 meules à va-et-vient. Ce chiffre, particulièrement bas par rapport à l’étendue des vestiges, confirme la faiblesse de l’agriculture chez ces populations. L’occupation à l’âge du bronze VI - Un artisanat très original VI.1 - Les artefacts en chloritoschiste Les occupations du plateau de Montalba ont donc livré des mobiliers « communs » pour les sites de l’âge du Bronze, mais ces secteurs se distinguent surtout par une importante production, tout à fait originale, celle d’un artisanat local utilisant un type de roche particulier pour la fabrication d’« objets circulaires » en pierre. L’ensemble de l’occupation du plateau est datée de l’âge du Bronze, avec une plus forte densité d’éléments du Bronze ancien. Aucun mobilier discordant n’a été reconnu, malgré une série étoffée. Sachant que cet artisanat a été constamment découvert associé à cette céramique, on peut proposer que ces différents mobiliers soient contemporains, bien que nous n’ayons trouvé aucune référence bibliographique pour confirmer cette hypothèse, la littérature scientifique au sujet de ces artefacts sur pierre étant très limitée. Près de 250 fragments en relation avec cette production ont été collectés. Certaines pièces restent énigmatiques, mais l’essentiel, soit plus de 90 %, se rapporte à des bracelets (voir étude technique ci-après). Ces pièces, qui témoignent de toutes les étapes de la chaîne opératoire, allant du disque grossièrement ébauché pour aboutir à l’objet fini, sont à 99 % exécutées à partir d’une roche particulière, les chloritoschistes (cf. M. Martzluff, P. Giresse chap. X), offrant des qualités intéressantes pour une exploitation intensive, facile à travailler (dureté moyenne), et qui présente à la finition un toucher et un aspect agréable, poli et légèrement brillant (ill. 20, 21, 22). Plusieurs gîtes de cette roche ont été découverts à l’ouest, de l’autre côté du Tarerach, hors de la zone brûlée (ravin de la Figuerassa), ou en limite nord-ouest du plateau, à quelques centaines de mètres, où ce minéral affleure (voir ill. 24, en fin de texte). Un seul artefact a été trouvé à proximité de ce dernier gisement, et aucun sur le premier. Il est donc clair que ces bracelets n’étaient pas élaborés sur place. Une petite partie de cette production (9 %) a été collectée sur les secteurs présumés d’habitat (groupes 1 des ensembles 1 et 2), cependant le solde, soit 91 %, était dispersé sur des zones autres. Il s’agit des groupes 3 des ensembles 1 et 2 : de grands espaces s’étirant sur un axe sud-est nord-ouest, aux pendages peu prononcés vers le sud, où ils viennent au contact de zones basses, planes et relativement humides (prairies). Ces dernières s’étirent également sur un même axe de bas de versants (inventaires et graphiques dans l’étude ci-après). Ces secteurs bien exposés au sud, à proximité de pâtures, avaient été interprétés comme zones de pacages ou de stabulation de troupeaux, l’élevage représentant traditionnellement la principale économie de ces populations. Cette situation amène plusieurs remarques : les chloritoschistes manufacturés ne présentent pas de concentration particulière attestant l’existence d’une ou de plusieurs structures pérennes spécialisées, ateliers de débitage ou de façonnage des bracelets. D’autre part, ces vestiges semblent avoir été dispersés sur des secteurs que l’on suppose fréquentés par les bergers surveillant des troupeaux sur les pâtures en contrebas. 20 - Ébauches de bracelets en chloritoschiste. 21- Bracelets en cours d’élaboration. 22- Fragments de bracelets terminés. 115 116 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre IV Cette occupation peu astreignante procure du temps libre pour s’adonner à de petits travaux artisanaux, surtout s’ils peuvent s’avérer lucratifs. On pourrait donc estimer qu’une grande partie de cette production était élaborée par des bergers. Le fait qu’il s’agisse là d’« artisans » improvisés, parmi lesquels probablement des enfants, explique peut-être la présence, au sein de cette série, d’une quantité importante de bris et de quelques maladresses observées, sans remettre pour autant en question la qualité de la production. Il semblerait donc que nous soyons en présence d’une industrie locale opportuniste, dictée par la présence des chloritoschistes à proximité, et en aucun cas d’un marqueur culturel comme cela a été mis en évidence dans certains groupes du Néolithique ancien, dans le centre, l’est et le nord de la France. Hors de rares exceptions, les bracelets appartenant à ces populations diffèrent d’ailleurs par leurs profils et la matière première utilisée, généralement des schistes tendres. VI.2 - À propos de l’artisanat du plateau de Montalba Les fragments de bracelets finis (et probablement portés) découverts sur les sites, sont sans doute à rapprocher des éléments de la culture matérielle « classique », les productions céramiques et lithiques que l’on retrouve habituellement sur les gisements, vestiges perdus ou brisés lors de l’occupation ou a posteriori. Cette observation, apparemment banale, est en fait plus complexe. Ces artefacts, notamment les bracelets, sont surreprésentés sur le plateau de Montalba par rapport à d’autres sites de cette période. D’où une première interrogation : les occupants des lieux avaient-ils une forte propension à se parer ? En serait-il de même s’ils n’avaient pas eu à disposition et en abondance les matériaux nécessaires à cet artisanat et le temps pour l’élaborer ? On peut en douter, cette « vogue » n’étant pas un des traits caractéristiques de ces périodes, tout au moins sur les sites connus dans notre région où ces parures de pierre sont rares si ce n’est totalement absentes. Ce constat tend à montrer que cette production ne procédait donc pas du goût de ces populations pour la parure ou d’une habitude culturelle. Il s’agirait plutôt d’une industrie opportuniste, dirigée vers l’économie et le commerce. Ces fragments de bracelets ont parcouru des millénaires, pour ressurgir aujourd’hui, seules preuves conservées d’un artisanat par lequel le plateau de Montalba se dis- tingue... simplement parce que ces témoins ont pu sans grand dommage nous parvenir. On peut supposer que d’autres artisanats, sur des sites contemporains, pouvaient exister, la sparterie, la vannerie, le tissage ou l’élaboration d’objets en bois ou en os, utilitaires ou prestigieux. Ces productions, au même titre que celle des bracelets pourraient donc singulariser des sites, des groupes ou des familles, au sens large, « spécialisés » dans certains types de produits, selon la matière première se trouvant sur leur territoire. Mais ces artisanats en matériaux périssables ne laissent aucune trace... Deux autres aspects, plus techniques cette fois, pourraient conforter l’idée d’une production destinée aux échanges et éclaircir certains points. Les pièces liées à la production des bracelets sont au nombre de 214. Découvertes en prospections de surface, on peut estimer ce nombre comme minimal. Cet aspect quantitatif, dont le rapport avec le reste du mobilier est de toute façon proportionnel, n’est donc pas essentiel dans cette démonstration, la série étant homogène et nombreuse. Bien plus pénalisante nous paraît être pour cette approche l’incapacité de quantifier la part des bracelets « finis ». En simplifiant, les bris provenant de cette élaboration représentent 93 %, et donc le nombre de bracelets aboutis découverts 7 %. Il semblerait au premier abord, vu l’énorme part des « ratés », que cette production ne bénéficie pas d’un grand savoir faire, et ne soit guère performante. Nous ne le pensons pas, au vu du haut degré de régularité et de finition des fragments « finis », souvent très délicats. Ce schéma n’est donc pas si simple : il est certain que les déchets sont représentatifs de maladresses (« débutants », enfants ?), par contre les artefacts qui ont pu traverser toutes les étapes de la chaîne opératoire sans dommages, jusqu’à l’aboutissement, n’ont pas laissé de traces, car ces objets ne se trouvent plus sur les sites. La part des objets achevés avec succès est impossible à évaluer à partir des éléments à notre disposition (bris, techniques de fabrication), et elle ne saurait être quantifiée sans l’archéologie expérimentale. Il semble toutefois, et c’est une question de bons sens pour un minimum de « rentabilité », que la part des objets finis devait au moins atteindre le tiers de celle des « ratés ». Cette proposition donne une idée différente de la quantité de bracelets fabriqués et donc « exportés ». L’occupation à l’âge du bronze 23 - Ensemble 1, le plus représentatif du schéma de l’occupation en pyramide, dont les zones basses, de pacage (et d’artisanat) sont installées en bordure d’un itinéraire. VII - Propositions sur l’organisation collective des sites et des ensembles L’ensemble 3, autour du point H, habitat de hauteur de type oppidum, occupe une place à part, tant réelle que figurée : cet ensemble, a priori contemporain des autres (cordons digités, décors « rustiqués » et anse à poucier), n’a pourtant livré que deux artefacts en chloritoschiste, de plus informes. Cette originalité ne peut être imputée à une économie différente de celle des autres ensembles, cet ensemble possédant pareillement des prairies humides (pacages), associées à une « mouillère », mais plutôt à sa situation géographique particulière sur le plateau. En effet, l’ensemble 3, situé à l’ouest sur les forts reliefs dominant le ruisseau encaissé du Tarerach, bien qu’établi à proximité d’une possible voie (secondaire) se dirigeant vers le sud, est à l’écart du centre du plateau de Montalba, plateau traversé par un important axe de communication naturel, orienté nord-ouest sud-est. Les secteurs de bas de pente (constituant les groupes 3 des ensembles décrits), ont livré la majorité de la production en chloritoschiste (183 pièces). Ces derniers ont été mis en relation avec le pastoralisme (zones de pacage ou de stabulation), et ont surtout été interprétés comme « zones de fréquentation », ou de passage, du fait de la proximité de cet axe, qualifié d’ailleurs (encore ?) aujourd’hui de « vieil itinéraire pastoral », et sur lequel passe le chemin actuel. Sur le point 1005, de l’ensemble 1, groupe 3, particulièrement riche en mobiliers, à quelques mètres de ce chemin, se trouve un petit dolmen (ill. 23). Font écho à ces sites, plus de 1 500 m à l’ouest, hors zone brûlée, au-delà du ruisseau encaissé du Tarerach, les importants vestiges de même époque du Mas de Lluisannes (Abélanet 1987b), associés à deux dolmens, où J. Abélanet avait également découvert des artefacts en chloritoschiste, ébauches et bracelets (ill. 24). Il semblerait donc que la clef de la vie des sites du plateau consiste en pastoralisme, itinéraires pastoraux (indissociables des dolmens), et artisanat de bracelets, élaborés et probablement proposés, sur le plateau, le long de ces cheminements. Ce dernier volet pourrait s’accommoder tout à fait de réunions plus importantes, saisonnières, foires ou autres, notamment lors de mouvements ou de rassemblements liés à la transhumance. 117 118 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre IV 24 - à l’ouest, au delà du point H et hors zone brûlée, le Mas de Lluisannes sur lequel se situent des vestiges contemporains ainsi que deux dolmens. Des gîtes de chloritoschiste se trouvent en bordure et en amont du ravin de la Figuerrassa. VIII - Itinéraires et résonances Le plateau de Montalba occupe une situation originale dans le paysage agro-pastoral des sociétés médiévales et modernes assurant la liaison entre la plaine du Roussillon et les pâturages d’altitude situés plus au nord ouest (cf. J.-P. Comps, chap. VII). « Cet axe potentiel de transhumance facile, encore marqué par les carrerades qui escaladent depuis Ille ou Rodès le plateau de Montalba, est aussi ponctué de nombreux monuments mégalithiques, menhir de la Peyre Drete, dolmens de Lieusanes, de Campoussy, du col de Tribes, de Cortal Fosset..., voire de rochers à cupules ou gravés comme celui des Quarante Croix (Abélanet 1990, 1992) » (cf. M. Calvet, chap. II : « Un espace charnière sur de vieux itinéraires pastoraux »). La chance nous est donnée de pouvoir attester, par la présence de ce segment d’itinéraire de plus de 3 km, balisé par les mobiliers et les dolmens, une telle fonction déjà en place aux âges du Bronze (ill. 25). Un problème subsiste cependant, celui de la diffusion des bracelets. En effet, ces derniers, que l’on peut considérer comme de bons traceurs, sont à ce jour totalement absents du paysage archéologique départemental, hormis trois artefacts trouvés à moindre distance, dans les environs de Montalba-le-Château, au nord-est, près de la chapelle. Les fragments de bracelets découverts dans notre département se résument à quatre ou cinq pièces et n’ont à notre connaissance (trois ont été découverts par nous même) aucun point commun avec les productions du plateau de Montalba, qu’il s’agisse de la matière première employée (autre que chloritoschiste), ou surtout de l’écart chronologique, certaines de ces découvertes s’inscrivant dans un contexte plus ancien (Néolithique). Plusieurs travaux archéologiques ont été menés sur des sites de la même période, tout proches, au nord de ces secteurs, comme la fouille de la Caune de Bélesta, ou les importants travaux de prospections, sondages et fouilles effectués dans le cadre de la construction du barrage sur l’Agly à Caramany. Complétant ces travaux, des prospections pédestres ont permis d’enregistrer près d’une dizaine de ces habitats de plein air, parfois importants (Caramany, Trilla, Trévillach, Felluns), dont une bonne part s’échelonne le long des crêtes dominant la vallée de l’Agly. Ces prospections, reprises tout récemment afin de vérifier ou non l’existence de cette production à l’époque méconnue, se sont avérées stériles, tout comme les précédentes fouilles : aucune trace de cet artisanat sous quelque forme que ce soit. On pourrait ainsi avancer que les zones au nord du plateau de Montalba, vers l’Agly et le Fenouillèdes, n’ont pas eu de contacts privilégiés avec ces sites, et que la présence de ces artefacts serait plutôt à rechercher vers le nord-ouest, dans l’axe proposé par ce travail, c’est-à-dire vers les lignes de crête se déroulant du plateau de Montalba jusqu’à Roque Jalère ou bien plus haut, vers le Conflent ou le Capcir, terres de transhumance. En l’état actuel de la recherche, seuls quelques fragments de bracelets sont connus, en Cerdagne et en Catalogne sud, mais ces parures, de même type, élaborées avec des techniques identiques, ont utilisé des matières premières différentes (lignite ou talc). Ils témoignent en fait d’un artisanat parallèle local, opportuniste, sans relation avec celui du plateau de Montalba. Il faut donc convenir que là encore, les productions de la « Montagne brûlée » sont totalement absentes. Sur le plateau de Montalba, cet artisanat nous est parvenu parce qu’il était extrêmement abondant, probablement bien plus important que celui que les collectes de surface nous ont permis de révéler. Serait-il envisageable, comme pour d’autres éléments de la culture matérielle, que suite à leur dispersion, aux processus de dégradation naturelle ou aux prélèvements réalisés par les hommes des siècles suivants, réduisant le stock de départ, ces industries ne puissent plus être retrouvées ailleurs ? L’occupation à l’âge du bronze Montalba Tarerach Le Planal v. Ra Mas d’en Colom Roc del Maure de Be llagre T Le arerach Lieusanes La Cougoulère 0 1000m Rodès Gîtes de chloritoschiste Sites déjà connus Barrage de Vinça Lo Castello Vinça 25 - Ensemble des vestiges du plateau de Rodès élargi. Propositions d’itinéraires liés au pastoralisme à l’âge du Bronze. 119 120 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre IV IX - Conclusions Les différentes données issues des prospections et de l’étude des vestiges du plateau de Montalba attestent d’une importante présence durant l’âge du Bronze, avec une forte prédominance au Bronze ancien, période en conséquence à l’origine de l’occupation durant cet âge. Cette occupation, qui couvre de grandes surfaces, tant sur les secteurs brûlés faisant l’objet de ce travail (150 ha), que sur les secteurs limitrophes où d’importants vestiges contemporains étaient déjà connus, est tout à fait inédite dans notre département. L’étude de la répartition spatiale de près de 50 concentrations, scindées en 3 grands ensembles distincts divisés en 3 groupes, a été menée sur la base d’une organisation hiérarchisée à partir de la topographie et de la géographie des lieux. Ainsi, au sommet se trouve l’habitat principal de hauteur (groupe 1) ; en situation médiane, des secteurs « secondaires », sans exclure l’habitat sous une autre forme, paraissent liés aux activités économiques (groupe 2) ; enfin la base est constituée par des versants peu prononcés, bien exposés au sud, aboutissant à de larges prairies humides, zones de pacages probables (groupe 3). L’élevage, en effet, et cette orientation est bien en accord avec les connaissances que nous avons de l’économie de ces périodes, semble être la principale ressource de ces populations, ce qui est ici tout à fait adéquat, ces paliers de moyenne montagne constitués par de larges plateaux, sur lesquels les pâtures et l’eau sont bien présentes, étant tout à fait propices à une activité agro-pastorale. De plus – est-ce un hasard ? – ces vestiges sont situés sur un itinéraire lié au pastoralisme, confirmé par la cartographie et la présence de dolmens. Le chemin actuel passe d’ailleurs encore sur cette voie. Contemporain de l’occupation, un important artisanat original de fabrication de bracelets en chloritoschistes à partir de matière première locale est attesté par près de 250 pièces, décrivant la totalité de la chaîne opératoire, de la matière première brute à l’objet fini, finement lustré. Cette production opportuniste, à vocation sans doute commerciale, semble élaborée par les bergers lors de la garde des troupeaux, la grande majorité de ces objets, des rebuts de production, ayant été découverts en bordure des prairies. La diffusion de cet artisanat d’appoint pose problème. quasiment aucun de ces artefacts bien caractéristiques n’ayant été découvert sur les sites voisins, pas plus que sur d’autres zones, limitrophes ou plus éloignées comme le Conflent ou le Capcir, destinations privilégiées des éleveurs en période de transhumance (M. Calvet chap. II et M. Bernat-Gaubert chap. XVII) . Bien que de nombreuses contingences affectent cette étude, l’occupation du plateau de Montalba devient désormais un site de référence pour l’habitat et l’économie des âges du Bronze. Ces populations pourraient avoir initié des schémas empreints de connaissances et de bon sens, schémas qui se répèteront au Moyen Âge, pour ce qui est de la « pyramide féodale », sans parler des formes d’organisation sociale : château, ville basse et terres basses mises en culture, mais aussi, pour ce qui a trait à l’économie agro-pastorale et à son fonctionnement, des « itinéraires pastoraux », attestés jusqu’à la période moderne, et semblant déjà mis en place près de trois millénaires avant. . Cet absence de bracelets en pierre dans les proches stratigraphies de l’âge du Bronze à Bélesta et à Montou (Corbères-les-Cabanes) est troublante. Et l’on ne trouve en effet que de très ambigus et rares signes de cet artisanat dans le contexte local. C’est le cas pour un tout petit anneau cranté de pierre verte trouvé dans le dolmen 1 du Serrat de les Fonts à Saint-Marsal par Jean Abélanet, dans un environnement de roches gravées protohistoriques des Aspres (J. Abélanet, Dolmens et rites funéraires en Roussillon et Pyrénées catalanes : itinéraires mégalithiques, AAPO éd., publication à paraître). Seul vestige trouvé dans la fouille du coffre, ce petit objet d’ornement – est une imitation en pierre des parures en bronze de la fin du second millénaire avant notre ère. Par ailleurs, Florent Mazière signale sur le site du Bronze final de Los Valls, à Camélas, toujours dans les Aspres, la présence « d’une rondelle en schiste sommairement dégrossie, portant, en son milieu, une sommaire perforation qui n’a pas été achevée ». (Kotarba, Castellvi, Mazière 2007, notice 033, p. 268). Au Sud des Pyrénées, dans le bassin moyen de l’Èbre, en Aragon, d’importants habitats défensifs de hauteur de la fin du Bronze moyen (proto oppida), ont livré une production de bracelets en pierre, tel le site de Geno, prov. de Lleida (R. Iund, ce chapitre, annexe II). Une relation avec les sites du plateau de Montalba est cependant peu probable. L’occupation à l’âge du bronze ø 14 ø 32 5 cm Dessins A. Vignaud Planche 1 : Ensemble 1, groupe 1 – 1025-1 (Y. Blaize). 121 122 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre IV 5 cm Ensemble 1, Groupe 1 - 1025-1 (Y. Blaize) 5 cm Décor "rustiqué” Ensemble 1, Groupe 1 - 1025 S1 Planche 2 : Ensemble 1, groupe 1 – 1025 S1. Dessins A. Vignaud L’occupation à l’âge du bronze 5 cm Dessins A. Vignaud Planche 3 : Ensemble 1, groupe 1 – 1025 S2, 3, 4, 5, 6 et 7 (bases du site de hauteur 1025). 123 124 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre IV 5 cm Planche 4 - Ensemble 1, Groupe 1, 1025 S2, 3, 4, 5, 6 et 7 (bases 1025-S1) 5 cm Décor "rustiqué" Planche 5- Ensemble 1, Groupe 2, point 1043 Dessins A. Vignaud Planches 4-5 : Ensemble 1, groupe 1 (1025 S) et groupe 2 (1043). L’occupation à l’âge du bronze 1002 1005 carène digitée 5 cm décor “rustiqué” 1006 Planche 6 : Ensemble 1, groupe 3. Points 1002, 1005 et 1006. Dessins A. Vignaud 125 126 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre IV 1042 5 cm décor “rustiqué” 1027 Planche 7 - Ensemble 1, Groupe 3. Points 1042 et 1027 W 5 cm décor “rustiqué” Planche 8 - Ensemble 2, Groupe 1, point W Planches 7 et 8 : Ensemble 1, groupe 3, et Ensemble 2 groupe 1, point W. Dessins A. Vignaud L’occupation à l’âge du bronze U 5 cm Ensemble 2, Groupe 1, points U et V V 1020 5 cm 1021 Ensemble 2, Groupe 2, points 1020 et 1021 Planche 9 : Ensemble 2, groupe 1, points U et V, et groupe 2, points 1020 et 1021. Dessins A. Vignaud 127 128 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre IV 1022 5 cm Ensemble 2, Groupe 2, point 1022 1012 1013 1015 carène digitée 1030 5 cm ø intérieur 45 mm (?) 1031 Ensemble 2, Groupe 3, points 1012, 1013, 1015, 1030 et 1031 Dessins A. Vignaud Planche 10 : Ensemble 2, groupe 2 (point 1022) et groupe 3, points 1012, 1013, 1015, 1030 et 1031. L’occupation à l’âge du bronze H 5 cm I-i K 5 cm Dessins A. Vignaud Planche 11 : Ensemble 3, groupe 1 (H) et groupe 2 (I, K). 129 130 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre IV 5 cm L D J 5 cm G 1036 (point isolé) 1034 bracelet ou anse ? 5 cm Dessins A. Vignaud Planche 12 : Ensemble 3, groupe 2 (L et J) et groupe 3 (D, G et 1034). La céramique de l’ensemble 1, groupe 1, point 1025. Total tessons Panses Décor rustiqué ("crépi") Décor incisé/estampé Carène vive Carène môle Préhension indéterminée Languette Téton double horizontal Téton sous bord Téton Anse à poucier Anse Cordons agençés Cordon incisé/estampé Cordon cupulé Cordon lisse Fond plat Bord digité/incisé Bord aplani Bord L’occupation à l’âge du bronze 2500 Total Ensemble 1, Groupe 1 (1025) 2000 1500 1000 500 0 131 La céramique de l’ensemble 1, groupes 2 et 3. Total tessons Panses Décor rustiqué ("crépi") Décor incisé/estampé Carène vive Carène môle Préhension indéterminée Languette Téton double horizontal Téton sous bord Téton Anse à poucier 1400 Anse 600 Cordons agençés Cordon incisé/estampé Cordon cupulé Cordon lisse Fond plat Bord digité/incisé Bord aplani Bord 132 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre IV Ensemble 1, Groupe 2 (1043,1026) 500 400 300 200 100 0 Ensemble 1, Groupe 3 (1005, 1006…) 1200 1000 800 600 500 400 200 0 La céramique de l’ensemble 1 avec ses 3 groupes, totaux et pourcentages. Formes ou décors Décor rustiqué ("crépi") Décor incisé/estampé Carène vive Carène môle Préhension indéterminée Languette Téton double horizontal Téton sous bord 0 400 Ensemble 1, pourcentage sans les panses (sur 387 formes ou décors) 300 250 200 150 100 50 0 Nombre tessons Panses 4000 Téton 350 Anse à poucier Anse Cordons agençés Cordon incisé/estampé Cordon cupulé Cordon lisse Fond plat Bord digité/incisé Bord aplani Bord L’occupation à l’âge du bronze 4500 Ensemble 1, total (4180 tessons) 3500 3000 2500 2000 1500 1000 500 133 0 La céramique de l’ensemble 2, groupes 1, 2 et 3. Total tessons Panses Décor rustiqué ("crépi") Décor incisé/estampé 1000 Carène vive 0 1800 Carène môle 1400 Préhension indéterminée 1600 Languette Téton double horizontal Téton sous bord Téton Anse à poucier Anse Cordons agençés Cordon incisé/estampé Cordon cupulé Cordon lisse Fond plat Bord digité/incisé Bord aplani Bord 134 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre IV Ensemble 2, groupe 1 1200 1000 800 600 400 200 1600 Ensemble 2, groupe 2 1400 1200 1000 800 600 400 200 0 1200 Ensemble 2, groupe 3 800 600 400 200 La céramique de l’ensemble 2, avec ses 3 groupes, totaux et pourcentages. 0 Ensemble 2, pourcentage sans panses (250 formes et décors) 200 150 100 50 0 Nombre tessons Panses 250 Formes ou décors Décor rustiqué ("crépi") Décor incisé/estampé Carène vive Carène môle Préhension indéterminée Languette Téton double horizontal Téton sous bord Téton Anse à poucier Anse Cordons agençés Cordon incisé/estampé Cordon cupulé Cordon lisse Fond plat Bord digité/incisé Bord aplani Bord L’occupation à l’âge du bronze 4500 4000 Ensemble 2, total (4269 tessons) 3500 3000 2500 2000 1500 1000 500 135 0 La céramique de l’ensemble 3, groupes 1, 2 et 3. Total tessons Panses Décor rustiqué ("crépi") Décor incisé/estampé Carène vive Carène môle Préhension indéterminée Languette Téton double horizontal Téton sous bord Téton Anse à poucier Anse Cordons agençés Cordon incisé/estampé Cordon cupulé Cordon lisse Fond plat Bord digité/incisé Bord aplani Bord 136 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre IV 250 200 Ensemble 3, groupe 1 150 100 50 300 0 250 Ensemble 3, groupe 2 200 150 100 50 0 250 Ensemble 3, groupe 3 200 150 100 50 0 La céramique des points isolés, totaux et pourcentages. 0 Points isolés, pourcentage des formes et décors (34 unités) 30 25 20 15 10 5 Nombre tessons Panses 35 Formes ou décors Décor rustiqué ("crépi") Décor incisé/estampé Carène vive Carène môle Préhension indéterminée Languette Téton double horizontal Téton sous bord Téton Anse à poucier Anse Cordons agençés Cordon incisé/estampé Cordon cupulé Cordon lisse Fond plat Bord digité/incisé Bord aplani Bord L’occupation à l’âge du bronze 300 Points isolés, total (299 tessons) 250 200 150 100 50 137 Total général des céramiques du plateau de Montalba, tous points confondus. 0 Formes ou décors Décor rustiqué ("crépi") Décor incisé/estampé Carène vive Carène môle Préhension indéterminée Languette 0 800 Total général, formes et décors (777 unités) 600 500 400 300 200 100 Total tessons Panses 9000 Téton double horizontal Téton sous bord 700 Téton Anse à poucier Anse Cordons agençés Cordon incisé/estampé Cordon cupulé Cordon lisse Fond plat Bord digité/incisé Bord aplani Bord 138 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre IV 10000 Total général (9460 tessons) 8000 7000 6000 5000 4000 3000 2000 1000 Annexe I Bracelets et autres artefacts, aspects technologiques Alain Vignaud Cette annexe présente l’étude d’une production originale mise en évidence lors des prospections sur le plateau de Montalba, sur les sites occupés durant l’âge du Bronze. Cet artisanat, attesté par 245 individus, est élaboré à partir d’une roche locale : le chloritoschiste (voir infra : « les vestiges de l’âge du Bronze »). La série est composée par 214 fragments liés à la fabrication de bracelets, de 29 pièces nommées « disques perforés de petite taille », à la fonction énigmatique, et enfin de 2 artefacts dissemblables et inclassables. Aspects techniques, vocabulaire Afin de donner une description de la chaîne opératoire et des différentes pièces, quelques aspects sont à préciser, de même que la terminologie utilisée dans les fiches d’inventaires. Pour l’ébauche discoïde préformée (phase 1), la circonférence (la tranche) correspond donc également à la partie extérieure du futur bracelet (grand diamètre ou diamètre extérieur). Le petit diamètre ou diamètre intérieur du bracelet est déterminé par le creusement ou la dépose (enlèvement) du centre de l’ébauche (du bracelet) par différentes techniques que nous présentons par la suite. L’ébauche, à plat (et donc également le bracelet), présente deux faces : la face supérieure et la face inférieure. La première est le plus souvent concernée par le façonnage. La partie pleine à enlever à l’intérieur du bracelet (diamètre intérieur) y est dans un premier temps matérialisée par un « piquetage » linéaire, en pointillé, plus ou moins poussé. Cette première amorce, pas toujours vérifiée, est quelquefois également effectuée sur la face inférieure. À l’intérieur du cercle ainsi circonscrit (piqueté), la matière est enlevée, par différentes techniques (phase 2), jusqu’à obtention de l’anneau dégagé, présentant encore des excroissances résiduelles du façonnage, notamment sur la circonférence du diamètre intérieur (phase 3). Ces proéminences sont par la suite enlevées, par raclage ou abrasion, jusqu’à l’obtention d’un anneau plus ou moins régulier (phase 4), assez éloigné de l’aspect d’un bracelet « fini », bien poli et lustré (phase 6). La phase 5, qui n’apparaît pas ici, sera commentée par la suite. 140 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre IV I - Les bracelets Sauf quelques ébauches plus ou moins élaborées, la totalité des restes de cette production est fragmentée : aucune pièce entière n’a été découverte. Toutefois, les différents stades de la chaîne opératoire sont suffisamment documentés pour permettre son étude (voir inventaires et graphiques en annexe). Ainsi, de façon schématique, se distinguent des volumes bruts ou préformés, généralement discoïdes (ébauches), des disques ou anneaux à différents niveaux de façonnage (phases 2, 3 et 4), largement majoritaires, et enfin des bracelets aboutis, finis, mais brisés. Outre ces fragments d’artefacts bien identifiés, quelques débris, essentiellement des « chutes techniques » souvent informes, résultent de la préparation du plan de travail (débrutage et égrisage pour les lapidaires). I.1 - La matière première Les chloritoschistes à biotite employés pour la fabrication des bracelets et autres ustensiles sont globalement homogènes. Seules quelques petites variantes sont perceptibles, surtout dans l’aspect et la couleur, dues à la densité ou à la répartition des composantes de base du minéral et à son degré de schistosité et donc de dureté. Cette roche provient sans doute d’une même formation, d’un même horizon géologique et donc géographique. Ce matériau a été découvert en plusieurs points. Il est présent sous forme de galets supposés erratiques (en contrebas et au nord du point 1025) et d’affleurements ou de filons bien marqués. Ceux-ci ont été détectés au nord-ouest du plateau, en limite des vestiges, sur de petits reliefs collinaires érodés (gîte 1), et à l’ouest, hors zone brûlée, en contrebas du mas de Lieusannes, aux abords et en amont du Vallat de la Figerrassa (gîte 2, ill. 24, 25 du texte précédent). On peut penser, vue l’étendue du territoire, que d’autres gîtes de cette roche ont pu nous échapper lors des prospections pédestres, ces gisements pouvant s’avérer très discrets ou dans des secteurs difficiles d’accès. L’origine locale de cette matière première est bien confirmée, par la carte géologique du plateau de Montalba et par les analyses pétrographiques (cf. P. Giresse ci-dessous) « Les bracelets en micaschiste au sud de Montalba-le-Château-66 ») réalisées sur les artefacts et sur un échantillon de roches similaires, en place sur le site. 1 - Affleurement d’un banc de chloritoschiste au nord-ouest du plateau. Pour ce travail, trois groupes principaux de chloritoschistes ont été reconnus, à partir de leur aspect et de leur couleur, suggérant une origine gîtologique différente ou variable. Ces groupes apparaissent dans les grilles des fiches d’inventaires. - Le groupe dit « standard », le plus courant, se caractérise par une roche gris verdâtre, incluant de toutes petites particules de biotite et de mica argenté. Assez homogène dans son aspect, ce minéral semble d’une bonne densité. Cette matière première proviendrait du Vallat de la Figuerrassa. Sa représentation, au sein des différents habitats ou zones de fréquentation, est également répartie. - Le groupe dit « à gros mica », se caractérise par une plus forte quantité de mica, argenté ou plus foncé, dont les particules sont aussi de format plus grand. La couleur verte, dominante, est également plus soutenue. Ils proviendraient du gîte 1, localisé au nord-ouest du point 1005, peu distant (ill. 1). - Le groupe des « chloritoschistes autres » est composé de roches plus grenues, moins homogènes, proches des gneiss. Leur coloration est plus claire, d’un beige parfois rosé (oxydes). Ce matériau peut être vacuolé (petites géodes), veiné ou parsemé de cristaux, essentiellement d’orthose (feldspath), blanchâtres et différemment altérés. - Un quatrième groupe pourrait être distingué, caractérisé par un chloritoschiste en plaquettes, peu épaisses et de couleur gris foncé. Il n’est représenté que par 3 artefacts, tous 3 découverts sur le point 1016 proche de l’ensemble 2. Ce rapprochement, vu la faiblesse de l’échantillon, semble anecdotique. Une roche semblable se retrouve également sur le gîte 2. annexe I Les bracelets de l’âge du Bronze Ces variantes, peu importantes dans le cadre de ce travail, sont l’indice d’une morphogenèse ou micromorphologie différente, probablement très limitée, ne remettant nullement en cause l’origine locale de ces différentes matières premières. Au sein de ces groupes, les chloritoschistes « standard » sont de loin les plus représentés. Ils constituent près de 94  % de l’ensemble. On les retrouve dans tous les secteurs du plateau ayant fourni une telle industrie. Le groupe des « chloritoschistes autres », avec près de 5 %, occupe la seconde position. Il semblerait que ce type de matériau soit mieux attesté sur l’ensemble 2, groupe 2 (points 1020, 1022). Les « chloritoschistes à gros mica » atteignent 1 %. On les trouve surtout dans l’ensemble 1, points 1025, et accessoirement 1005 et 1006. Cette situation est assez logique, car ces zones ont fourni l’essentiel des séries, et d’autre part le gîte originel présumé est peu éloigné, à quelques centaines de mètres au nord-ouest. Malgré cette proximité, ce faible pourcentage pourrait s’expliquer par le fait que ce chloritoschiste, plus dense et compact, soit plus malaisé à façonner. 1.2 - Les marques d’élaboration La très grande majorité des stigmates d’élaboration correspond à des enlèvements, à des négatifs laissés par des « outils » (ill. 2) et en phase finale à un traitement des surfaces ne laissant que peu de traces. D’autre part, l’exposition prolongée des pièces à l’air libre a, selon les cas, atténué ces marques, quelquefois visibles uniquement en lumière rasante. Cet inconvénient est accentué pour le groupe des « chloritoschistes autres », plus sensibles à l’érosion, mécanique ou chimique. - Les forts impacts, produisant des enlèvements de plusieurs centimètres, sont uniquement marginaux. Ils sont destinés à dégrossir ou préformer, par épannelage, la matière première brute. - Les négatifs larges sont des cupules d’environ 3,5 à 5 mm de diamètre pour une profondeur variable, selon la puissance de l’impact, allant de 1 à 2,5 mm. Le négatif, à la base irrégulière, montre une couleur généralement plus claire, la roche ayant été déstructurée par le choc. Ces enlèvements, grossiers et non ordonnés, inter- viennent lors de la première phase de façonnage destinée à dégrossir le matériau. Ils sont localisés sur la face supérieure de l’ébauche et sur la tranche. - Les petits négatifs sont de même type que les précédents, mais correspondent à un travail plus fin et régulier, avec des marques plus réduites, surtout en diamètre, n’excédant pas 2 mm. Leur profondeur peut être identique ou même plus prononcée que celle des négatifs larges. Ces traces, affectant la totalité des surfaces, tranches comprises, dominent largement. On les retrouve sur les phases de façonnage 2 et 3. - Les sillons larges sont de courts enlèvements linéaires, de 4 à 5 mm de large pour 1,5 à 2,5 mm de profondeur. Leur longueur, variable, se situe entre 8 et 13 mm. Ces enlèvements, désordonnés, sont peu représentés, et, comme les négatifs larges, uniquement sur la face supérieure et sur la tranche de l’ébauche (phase 1). Ces sillons sont associés aux négatifs larges. - Les sillons étroits sont identiques aux précédents, mais moins larges (2 mm). Ils découlent d’un travail en oblique (de 45o à 80o d’inclinaison par rapport au plan de l’artefact), plus précis, notamment lors de la mise à plat des faces, et surtout de la destruction de la chute centrale, à l’intérieur du bracelet. Contre la tranche intérieure de ce dernier, ces sillons sont réguliers, parallèles et très rapprochés. Sur certains objets, le flanc d’attaque de la roche montre plusieurs lignes de ces négatifs, parfois différemment orientés, ou se recoupant en « tresses ». - Abrasion ou raclage ? La différence déjà peu évidente d’un point de vue sémantique, l’est encore moins à partir des marques. Ces dernières se présentent sous la forme de micro sillons ou rayures, entre ces rayures un « lustré » est le résultat du frottement répétitif d’un outil abrasif ou tranchant au fil irrégulier produisant stries ou lissages sur la surface raclée. Ces traces, parallèles ou d’orientation différente, que l’on peut retrouver à divers stades du façonnage, sont surtout représentées sur les tranches, qu’il s’agisse du grand diamètre (tranche extérieure de l’ébauche et donc du bracelet), ou tranche intérieure (petit diamètre). En fin de chaîne, ce travail peut aussi intervenir sur toute la surface du bracelet (phase 4). 141 142 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre IV 1- Ébauche avec matérialisation de l'encombrement du bracelet Cette limite peut être exécutée sur une ou 2 faces selon le type de phase 2 projeté (voir ci-dessous) 2- Dépose de la chute centrale par piquetage (sillons étroits) en alterne, à partir des 2 faces (”pointe centre”) 3- Dépose de la chute centrale par piquetage (sillons étroits) à partir de la face supérieure (”pointe base”) 5 cm 4- Destruction de la chute centrale par piquetage sub vertical (”petits négatifs”) puis par des “sillons étroits”, en oblique, en alterne à partir des 2 faces (”pointe centre”) Grands ou petits négatifs 5- Destruction de la chute centrale par piquetage sub vertical (”petits négatifs”) puis par des “sillons étroits”, en oblique, à partir de la face supérieure (”pointe base”) Sillons larges ou étroits Dessins A. Vignaud 2 - Dessins techniques schématisés des différentes mises en œuvre et des stigmates occasionnés par ces divers façonnages. annexe I Les bracelets de l’âge du Bronze - Polissages. Cette opération, en principe la dernière de la chaîne opératoire et donc intéressant les bracelets « finis », n’est pas non plus facile à observer. En effet, de nombreux facteurs viennent occulter cette ultime phase. Tout d’abord l’érosion naturelle, plutôt chimique, donne à l’objet resté longtemps à l’air libre une apparence et un toucher finement grenu, alors que ce dernier pouvait à l’origine être poli. De même, une abrasion fine ou un raclage soigné, peut donner aux surfaces un tel aspect. Enfin, si l’on considère que la parure a été portée, parfois sur une longue période, cet usage, peut être à l’origine d’un lustré très proche d’un polissage artificiel. Ces diverses marques de travail sont logiques et cohérentes dans la place qu’elles occupent au sein de la chaîne opératoire : les forts impacts, négatifs ou sillons concernent principalement les premières phases de taille pouvant s’accommoder d’un travail assez grossier ; les petits négatifs et les sillons étroits sont liés au travail plus fin caractérisant les derniers stades du façonnage ; les raclages ou abrasions interviennent en fin d’élaboration. Ces étapes sont globalement respectées, mais il faut noter quelques discordances. 1.3 - Ébauches et préliminaires Le bloc de chloritoschiste retenu pour l’élaboration du bracelet se présente sous différentes formes. Il peut s’agir de rares « galets » sphéroïdes ou discoïdes aux surfaces naturelles plus ou moins irrégulières, ou d’un matériau prélevé sur les affleurements (extrait ?) ou ramassé à proximité immédiate (bris par cryoclastie ou autre processus érosif ). Dans ce cas les blocs ont généralement des surfaces plus uniformes et un plan presque rectangulaire. Le chloritoschiste en fines plaquettes occupe dans cet éventail une place à part. Le bloc réservé doit répondre à un critère : la roche métamorphique offrant un débit en feuillets, soit des plans de schistosité parallèles, il est primordial, pour un façonnage correct limitant le bris lors de la mise en œuvre, de sélectionner un volume dont les plans de clivage sont horizontaux, parallèles aux faces supérieures et inférieures, et donc au futur bracelet (180o). Cette règle est respectée sur 85 % de la production, on note cependant quelques ébauches dont les plans de clivage sont en oblique à 45o (13,5 %), et de très rares cas (1,5 %), où les plans sont perpendiculaires aux faces (90o). Quelques blocs ont subi un traitement « économique » : lorsque le nodule de base était particulièrement épais, ce dernier, posé de chant, a été dédoublé par de forts impacts médians, dans l’axe du clivage, afin de détacher deux parties sensiblement égales, permettant de façonner deux bracelets au lieu d’un. Après le choix du bloc, il convient de préformer l’ébauche dans le but d’obtenir une pièce régulière, dans son plan (circulaire) et dans son épaisseur, pour des dimensions proches de celles du futur bracelet. Plusieurs travaux de mise en forme sont nécessaires pour cela, plus ou moins soignés et aboutis selon la dextérité de l’artisan. En effet, sur bon nombre d’objets, cette chaîne opératoire « idéale » est loin d’être respectée, certaines transformations assez avancées (phase 2 ou 3), intervenant sur des ébauches grossières, généralement en « chloritoschistes autres ». Ce protocole simplifié pourrait traduire un manque de savoir faire de l’artisan. Il est cependant difficile d’en juger, à ce stade, seul l’objet fini pouvant faire référence. L’un des tout premiers façonnages débutant la fabrication, lorsque l’ébauche le requiert, se traduit par l’épannelage du bloc : il est rogné par de fortes percussions directes causant d’importants enlèvements marginaux, destinés à lui donner une forme circulaire (planche 1, no 1 ; ill. 3). 3 - Matière première, brute ou mise en forme à des degrés divers par différentes techniques (phase 1). 143 144 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre IV 5 - Débuts de phase 2 de l’élaboration de l’artefact (piquetage central ou périphérique). 4 - Ébauches « accomplies », avant les premières phases de façonnage du bracelet proprement dit (phases 2 et 3). Par la suite, les faces supérieures et inférieures n’étant pas obligatoirement régulières et parallèles (surtout pour les « galets »), on procède à une mise à plat de ces dernières, par la suppression des reliefs, de la matière excédentaire. Ce travail, au vu des stigmates de façonnage très variés, peut être mené selon diverses techniques et outils, sous différents angles d’attaque. Les traces les plus sûres de cette étape sont les petits négatifs (78 %), ou, en cas de masse plus importante à détruire (parfois plus de 2 cm d’épaisseur/hauteur), les sillons étroits, obliques ou presque verticaux, plus ou moins rapprochés selon la densité ou la qualité de la matière première (planche 1 no 57). Les deux faces à présent planes et parallèles, le travail s’attache essentiellement à la mise en forme de la tranche (diamètre extérieur), plus ou moins poussée (planche 1, nos 55, 67 et 12 et ill. 4 et 5). Trois types de façonnages sont attestés, en pourcentages sensiblement égaux : les tranches grossièrement apprêtées, les tranches régulières verticales, orthogonales aux plans, et enfin une troisième variante qui semble procéder d’un bon niveau technique ou en tous cas d’un soin particulier, consistant à arrondir cette partie en arc de cercle, préfigurant déjà à ce stade le profil extérieur du bracelet « fini ». Les trois types portent les marques d’enlèvements « classiques » (grands négatifs et sillons – petits négatifs et sillons), mais un nouveau type de façonnage (et donc d’outil) intervient à ce stade, pour les deux dernières variantes : l’abrasion ou le raclage. I.4 - Taille et façonnage Une fois l’ébauche terminée, le façonnage du bracelet proprement dit débute. Il faut pour cela et dans un premier temps, estimer la largeur de ce dernier et donc le diamètre de la partie centrale à enlever (diamètre intérieur du bracelet). Quelle que soit la technique employée pour cette opération, et nous en avons retenu deux, il n’est pas rare d’observer sur certaines ébauches un piquetage linéaire circulaire, plus ou moins régulier, destiné à matérialiser cette limite. Ce tracé préliminaire peut être effectué sur la face supérieure ou sur les deux faces, selon le protocole envisagé pour la suite (ill. 2 no 1, planche 1, no 12). Ce tracé attribue au bracelet une largeur (épaisseur) plus importante que celle qu’aura l’objet fini (plus de la moitié), ce qui est logique, une trop grande minceur à ce stade d’élaboration assez « incisif », fragiliserait l’objet, et d’autre part plusieurs autres phases de façonnage et de finition doivent encore intervenir. Deux techniques ont été distinguées pour la suppression de la partie centrale. Au sein de chacune de ces techniques, deux types d’aboutissement sont également reconnus. L’un consiste en la dépose de ce noyau, dont le résultat est un petit disque correspondant à la « chute centrale ». L’autre a pour objectif la destruction totale de cette partie. Ce dernier façonnage est très majoritaire. annexe I Les bracelets de l’âge du Bronze type de façonnage est dans l’ensemble peu soigné, allant généralement de pair avec une ébauche et une mise en forme assez grossière. Encore une fois, cela ne permet pas d’augurer de l’aspect du bracelet fini, ce dernier, malgré ces prémices défavorables, ayant pu s’avérer de bonne facture. Le seul commentaire que nous pouvons avancer est que ce travail intervient surtout sur les objets en « chloritoschistes autres », matière première de moins bonne qualité. 6 - Technique de dépose de la chute centrale par piquetage du diamètre intérieur du bracelet. Chute centrale dégagée, au centre et à droite. - La destruction de la partie centrale constitue le second type de façonnage mis en évidence, généralement sur des ébauches soignées en « chloritoschiste standard ». Cette technique est différente de la première : ici, ce noyau est totalement abattu, désintégré. Ce façonnage produit de minces et profonds sillons, parallèles ou imbriqués. Cette « destruction » débute généralement au centre de l’artefact pour devenir de plus en plus serrée et précise à l’approche de la tranche intérieure du bracelet, ce qui est tout à fait logique. La dépose de la chute centrale utilise deux procédés : - Accentuation du piquetage initial linéaire, délimitant la chute, à partir de la face supérieure mais aussi inférieure. Ce travail, prenant de plus en plus d’ampleur (de largeur) avec l’avancement, est exécuté en alternance, d’un côté puis de l’autre. Les marques produites par cette opération peuvent être de larges négatifs (sur des artefacts assez grossiers), ou des négatifs plus réduits, révélateurs d’un travail plus minutieux. Les deux sont parfois associés. Lorsque ces deux creusements se rejoignent, au centre de l’épaisseur de l’ébauche, la chute centrale est dégagée (planche 2, no 113). Ce procédé est identifiable par la présence résiduelle d’un petit bec, visible au centre de la tranche intérieure (point de jonction du travail alterne) du futur bracelet, sur toute sa circonférence intérieure (« pointe centrale » de la terminologie utilisée pour l’inventaire, cf. ill. 2, no 2 ; planche 1, no 67 et 12 ; planche 2, no 31 ; ill. 4). - Un autre procédé, pour ce même type de façonnage, utilise la même technique et probablement les mêmes outils, mais l’artisan exécute cette dépose uniquement à partir de la face supérieure de l’ébauche. Le résultat, lorsque l’anneau est dégagé, est également la présence d’un bec résiduel, mais situé cette fois à la base de l’anneau (« pointe base », cf. ill. 2, no 3 ; planche 2, no 118). Ce Ce travail peut aussi être effectué conjointement sur les deux faces, avec jonction au centre de l’épaisseur de l’ébauche, de la partie intérieure du bracelet, dégageant à cet endroit et sur toute la circonférence, tout comme pour la technique précédente, un petit bec, une excroissance caractéristique (« pointe centrale ») (ill. 2, no 4 ; planche 1 no 67 ; planche 2 nos 68, 69 et 16). La destruction de la partie centrale à partir d’une unique face est bien attestée, surtout sur les ébauches soigneusement préformées. Le piquetage initial destiné à délimiter la partie à enlever, n’est effectué que sur la face sélectionnée (face supérieure). À l’opposé, la face inférieure est bien plane, soit naturellement, soit suite à un apprêt par petits impacts, effectués dans le cadre de l’aménagement initial de l’ébauche. Aucun travail ne sera mené sur cette face, sauf dans de très rares cas où un léger piquetage circulaire délimite la ligne du futur bris (voir « outils et gestes »). Les stigmates d’élaboration sont similaires à ceux induits par la technique précédente : de minces sillons rapprochés, réguliers et profonds. La fabrication est donc totalement identique, si ce n’est qu’elle s’attaque à une seule face. Il en résulte sur toute la circonférence un petit bec, cette fois à la base de la pièce (« pointe base », cf. ill. 2, no 5 ; planche 2 no 208, 6, 75 et 109 ; ill. 7). 145 146 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre IV 7 - Destruction totale de la partie centrale de l’artefact, à partir de la face supérieure (négatifs divers et sillons étroits verticaux contre la tranche intérieure de la parure). I.5 - L’objet presque abouti et les finitions Suite à ces opérations de façonnage, l’artefact se présente sous la forme d’un anneau plus ou moins grossier (ill. 8). Il est nécessaire d’affiner le travail, par différentes interventions de raclage ou d’abrasion. En premier lieu, et cela a été constaté sur tous les objets à ce stade (phase 3), c’est la tranche intérieure du bracelet qui est concernée. Celle-ci, et quelle qu’ait été la technique d’alésage employée, conserve, sur toute la circonférence, une excroissance résiduelle (« pointe centre » ou « pointe base ») qu’il convient de supprimer. Ce travail génère deux types de traces, peut-être produites par le même outil. Ce sont des rayures, plus ou moins marquées (profondes), parallèles ou non selon le sens du travail et la largeur de l’outil. À ces minuscules sillons est associé un aspect vaguement glacé, lustré. La tranche intérieure du bracelet étant façonnée, restent la tranche extérieure et éventuellement les deux faces selon le profil souhaité pour la parure (profil rectangulaire ou carré). Il est certain que la même méthode et donc le ou les mêmes outils ont été utilisés pour ce travail, les marques présentes sur la circonférence extérieure consistent en de longues rayures, parallèles aux faces, ainsi qu’en un aspect « érodé » assez important. À ce stade (phase 4 – ill. 9) le bracelet présente un aspect et des dimensions bien éloignés de ceux attestés sur les fragments aboutis (phase 6 – ill. 10 et 11), séquence immédiatement consécutive à la précédente d’après les artefacts découverts sur les sites. Il faudrait donc envisager l’existence d’une phase intermédiaire (phase 5) pour laquelle nous n’avons aucune référence. 8 - L’anneau est totalement dégagé (phase 3), et porte encore, dans sa tranche intérieure, les résidus du précédent façonnage (« pointe base » ou « pointe centre »). 9 - Phase 4. L’artefact, débarrassé des résidus de la chute centrale montre des surfaces plus affinées. On peut observer, principalement sur la tranche intérieure, les stries occasionnées par l’abrasion. Ce problème est plus amplement développé dans le paragraphe : « Aspects technologiques et morphométriques ». annexe I Les bracelets de l’âge du Bronze 10 - Fragments de bracelets finis, polis et lustrés, n’ayant aucun point commun avec les individus de la phase 4 présumée précédente. II - Les autres ustensiles II.1 - Les disques perforés de petit diamètre Vingt-neuf artefacts en pierre, autres que des bracelets, et donc la fonction n’est pas établie (planches 5 et 6, ill. 12) ont été collectés. La très grande majorité (plus de 98 %) est discoïde, de petit diamètre. Le centre a été perforé. Comme pour les bracelets, hors quelques ébauches au tout premier stade, aucun de ces objets n’est entier. Il s’agit de fragments ne dépassant pas la moitié d’un disque. Ces objets sont similaires en nature (disque perforé) par contre ils sont loin de l’être dans la forme et les dimensions. La matière première utilisée pour ces ustensiles est identique à celle des bracelets, avec cependant l’emploi (rare) de quelques minéraux inédits. Il s’agit d’un chloritoschiste (probable), très riche en gros cristaux de quartz, mais aussi d’un quartz opaque, légèrement jaunâtre. L’utilisation de cette dernière roche (un seul exemplaire sur galet originellement érodé) est assez surprenante lorsqu’on connaît sa dureté (planche 6, no 19). Pour ce qui est de l’ébauche, son choix et son apprêt, quelques interrogations subsistent. En effet, les dimensions reconnues pour ces objets se situent dans une large fourchette allant de 2,8 cm à 7 cm de diamètre extérieur, pour une épaisseur de 0,8 cm à 2,5 cm. Pour documenter ce premier stade, nous avons à disposition quelques pièces, légèrement différentes : un seul galet 11 - Autres fragments de bracelets finis, polis et lustrés. 12 - Fragments d’objets perforés de petit diamètre, à la fonction énigmatique. de forme à peu près sphérique portant au centre de nombreux piquetages, des fragments circulaires plats, ou des artefacts grossièrement discoïdes. Certains de ces nodules, éventuellement bruts ou apprêtés par épannelage, raclage ou abrasion (notamment de la tranche) constituent une matière première « propre », uniquement conçue, prélevée et sélectionnée pour ces objets. Par ailleurs une autre partie, environ la moitié de la production, provient de la récupération d’artefacts déjà à disposition, générés par l’élaboration des bracelets. 147 148 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre IV Il peut donc s’agir soit de chutes occasionnées par la mise en forme de l’ébauche (notamment en cas de dédoublement), soit des bris résultant des premières phases de travail où la matière conserve encore un important volume, soit de la chute centrale du bracelet produite par la technique particulière décrite précédemment. Le diamètre, l’épaisseur, et quelquefois de vagues traces d’un précédent façonnage en témoignent. Cette ébauche étant plus ou moins préformée, l’opération consécutive, essentielle pour cette pièce, est la perforation du nodule, à peu près en son centre. Ces orifices ont des diamètres très divers, allant de 3 mm à 3 cm, la taille de la perforation n’étant pas en proportion avec celle de l’objet, pas plus que le diamètre de la pièce ne l’est avec son épaisseur. Comme pour les bracelets, deux techniques ont été utilisées pour la perforation. La première, la percussion directe ou indirecte, est illustrée par des bases de négatifs (« érodés ») grands ou petits. Ces marques, visibles sur les deux faces, traduisent donc un travail alterne, mené à partir de chacun des deux plans, ce qui est tout à fait logique. La seconde technique, qui ne présente pas de négatifs, si ce n’est de très rares et minuscules sillons, semble avoir été menée à l’aide d’un « perçoir » utilisé en vrille. On peut supposer que ce façonnage a été effectué par courtes rotations, probablement manuelles, et comme pour la précédente technique, de part et d’autre de l’objet, avec jonction centrale. Cette technique laisse sur l’objet une perforation biconique (troncs de cônes affrontés par leurs sommets au centre de l’épaisseur de la pièce), dont les parois, très lisses, en « entonnoir », sont plus ou moins évasées selon la taille et le profil du « taraud », parfois très large, pouvant occasionner un angle inférieur à 45o par rapport aux plans. Ce procédé s’accompagne d’un aspect « lustré », qui paraît normal, mais qui pose toutefois un problème : on ne peut distinguer si ce « polissage » est dû au façonnage, ou à l’utilisation répétitive de l’objet a posteriori (« lustré » occasionné par des frottements). Dans ce cas, la partie « utile » de la pièce se résumerait à la perforation : le reste de l’objet, les faces et surtout la tranche extérieure, étant quasiment bruts, sans traces d’usure visible. La plupart des artefacts témoignent d’une perforation « biconique », exécutée conjointement à partir des deux faces (« pointe centrale » de l’inventaire), mais il existe aussi, comme pour les bracelets, un autre procédé de fabrication, c’est-à-dire un travail effectué principalement à partir d’une face (« pointe base » de l’inventaire). Par ailleurs, plusieurs artefacts montrent aussi des techniques de perforation mixtes, façonnage sur une face par percussion, et sur l’autre face par « taraudage ». Il est possible que cette situation soit tout simplement due au type d’outils à disposition (planches 5 et 6). II.2 - Les objets indéterminés La documentation pour ce type d’objets est faible, se résumant à trois exemplaires. Rien ne s’oppose néanmoins à ce que dans le stock d’objets plus ou moins manufacturés découverts, d’autres individus puissent entrer dans cette catégorie, notamment ceux pour lesquels le stade d’élaboration est trop sommaire pour autoriser une identification correcte. On peut ainsi supposer qu’à l’origine cette production était plus étoffée. Ces trois pièces (est-ce un hasard ?) sont sur des chloritoschistes en plaquettes, peu épaisses, de plan sub-rectangulaire (présence d’angles « droits »). Les plus facilement identifiables sont deux fragments d’objet, dont l’aspect et la technique de fabrication utilisée évoquent ceux des bracelets. Le premier (planche 6 no 25) pourrait être une ébauche élaborée avec une technique inédite (seule la partie centrale de l’artefact est façonnée, à l’exclusion de la tranche extérieure). Le second (planche 6 no 27) semble également être l’ébauche bien dégrossie d’un mince anneau (7 mm de section), partiellement dégagé en haut-relief, sur la circonférence d’un fragment dont l’épaisseur maximale est de 11 mm. Le segment de cercle du possible anneau projeté, s’il s’agissait bien de cela, est aussi inattendu : son diamètre est supérieur à 12 cm. Le troisième artefact, plus énigmatique, est une plaquette de forme trapézoïdale à hauteur importante, et dont le sommet (petite base) est absent (planche 6 no 26). La base opposée (grande base) offre un profil hémisphérique aménagé par abrasion - raclage. Les deux angles situés de part et d’autre de cette base ont été abattus, par percussion. Les négatifs des impacts à l’origine de ces bris assez réguliers sont nettement visibles. Il semblerait que ces derniers, légèrement conchoïdaux, aient été produits par des percussions indirectes. II.3 - D’hypothétiques fonctions... Les « disques perforés de petit diamètre », bien que très différents dans leur forme, sont semblables dans le fond : un volume, grossièrement discoïde, de petite taille (par rapport aux bracelets), dont seule la perforation cen- annexe I Les bracelets de l’âge du Bronze trale, essentielle pour sa fonction, semble avoir fait l’objet d’un soin relatif, sans atteindre pour autant une finition soignée, comme on le voit sur les parures. Des traces d’usure, plus accentuées sur les parois de la perforation, sont suspectées. Ces dernières sont peu prononcées et n’attestent pas de frottements appuyés répétitifs, actions qui procureraient à l’objet un certain lustré, notamment sur les parties proéminentes, les faces et surtout la tranche extérieure. La relative abondance de ces artefacts semble être l’indice d’un objet « commun », ou en tous cas suffisamment reproduit et donc utilisé pour avoir sa place dans l’éventail ordinaire des éléments de la culture matérielle conservés. Leur fonction reste totalement énigmatique, les nombreuses pistes prospectées s’avérant incertaines. Dans un contexte d’éleveurs, probablement d’ovi-caprins, on pense au travail de la laine : ces objets pourraient correspondre à des fusaïoles utilisées pour le filage, ou à des poids de métier à tisser verticaux. La documentation et la littérature scientifique ne donnent cependant aucun exemple de ce type d’ustensile à ces périodes : les fusaïoles identifiées comme telles sont surtout en terre cuite (nous en avons deux fragments sur la zone), et les poids en pierre des métiers à tisser sont en principe plus lourds que les spécimens étudiés ici et plus ou moins normalisés. D’autres voies explorées ne sont pas plus satisfaisantes, essentiellement du fait que ces ustensiles ne présentent pas de lustré ou d’érosion latérale. Ainsi sont évoqués les « poids » de « bolas », utilisées par les bergers pour la garde des troupeaux ou éventuellement comme arme ; les poids de filets de pêche ou de chasse ; ou aussi, ce qui est assez séduisant, une pièce technique de fermeture, d’entrave ou de maintien, associée à un ou plusieurs liens, libres, fixes, ou coulissant en boucle dans la perforation centrale, couplés à un « arrêt » en bois ou autre, (licous, guides, lassos ?). En ce qui concerne les trois autres « ébauches » sur plaquettes, aucune interprétation rationnelle ne peut être avancée. La seule remarque, pour le segment d’un possible anneau, c’est que ce dernier a un diamètre bien trop grand pour un bracelet (12 cm), et que d’autre part, d’un point de vue technique, le dégagement de « l’objet » de sa matrice s’avèrerait impossible, justement en référence à ce grand diamètre, et en parallèle à sa finesse (7 mm). Pour ce qui est de la pièce trapézoïdale, sa forme évoque vague- ment un fer de lance dont la pointe serait « coupée ». Il est évident que la comparaison s’arrête là, la matière première utilisée étant incompatible, à moins qu’il ne s’agisse d’un jouet ou d’un objet rituel... II.4 - Les objets en terre cuite Ce petit paragraphe ne concerne que deux artefacts, éventuellement trois, dont la particularité, est d’être en terre cuite. Il s’agit de fragments circulaires n’excédant pas le tiers de la circonférence projetée, si l’on admet que ces objets de type anneaux étaient circulaires, ce qui n’est pas sûr. Ces objets, très réguliers, pourraient tout aussi bien être des fragments de bracelet que des fragments d’anses en boudin, ou même de pieds de vases polypodes, bien attestés à l’âge du Bronze. D’ailleurs la série céramique montre une grande variété de fragments présumés d’anses, parfois très fins et à la finition très poussée. Rien ne s’oppose à ce que ces pièces soient des fragments de bracelets en terre cuite (voir planches 1 à 12 de la contribution de l’âge du Bronze). II.5 - Une présence métallique... Un fragment de moule de fusion, de bronze probablement, a été découvert dans l’ensemble 1, au point 1025. Il est ménagé dans un bloc de chloritoschiste, d’aspect et de couleur différents de ceux utilisés pour les objets (différence due à de fortes températures ?). Cet objet, dans cette petite étude, pourrait être estimé hors sujet, si ce n’est qu’il montre un négatif (hémi-négatif ) dont les dimensions et le profil, sont les mêmes que ceux d’un bracelet « fini » en pierre, ce qui est remarquable. Si la fabrication de bracelets de terre cuite et de métal était confirmée, cela donnerait à penser que les populations du plateau de Rodès étaient spécialisées dans la production de cette parure (planche 6 no 28 ; ill. 13). 13 - Fragment de moule de fondeur, de bronze probable, dont le négatif est similaire au profil des bracelets finis en chloritoschiste. 149 150 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre IV III - Les outils et les gestes III.1 - Éventail de l’outillage à disposition L’artisanat en chloritoschiste est bien documenté par les découvertes. En contrepartie, malgré des prospections attentives, les outils utilisés pour ces différents façonnages sont peu représentés. Quelques rapprochements peuvent être faits, mais nous n’avons aucune certitude que ces « outils » aient été conçus ou employés pour ce travail. Pour une production de ce type, particulière, spécialisée, on pouvait espérer mettre en évidence un type d’outil particulier, or il n’en est rien, soit que ces outils n’existent pas, soit que nous n’en ayons trouvé aucun. L’éventail de l’outillage associé à ces objets reste donc banal et peu fourni, similaire à celui que l’on trouve habituellement sur ce genre de sites, pour des occupations de l’âge du Bronze, époque pauvre en micro outillage lithique, notamment durant la phase la plus récente (Bronze final). - Le silex (contemporain ?) est rare, se résumant à une dizaine d’éclats souvent atypiques. Certaines typologies sont en outre à exclure d’emblée pour cette utilisation (pointe de flèche). - Les roches dures autres (hématites, jaspes, radiolarites...) sont mieux représentées, mais comme pour les précédents, la typologie est peu affirmée, les « outils » dominants étant des « grattoirs » ou assimilés (retouches marginales partielles). - Le quartz est de très loin le matériau le plus abondant. On le trouve dans toute cette zone, sous diverses formes : erratique, en filons, ou en inclusions sous forme de nodules ou de veines, dans la roche en place ou au sein d’énormes blocs. Les marques d’aménagement ou d’usage sur ce matériau utilisé depuis toujours par l’homme sont quelquefois discutables, cependant, il est certain qu’un bon nombre de ces pièces a été utilisé, dont probablement une partie pour l’élaboration des artefacts en chloritoschiste. Ces outils potentiels, préparés et utilisés avec compétence, pourraient s’avérer satisfaisants pour ce travail et expliquer une bonne partie des enlèvements observés sur les artefacts. - Indépendamment de ces outils « à percussion » direc- te ou indirecte, en majorité des percuteurs sphéroïdes, certains stades du travail témoignent d’un façonnage « doux », requérant une gamme d’instruments différents. Ces derniers étaient utilisés lors des phases de « raclages » ou d’abrasions. Les « outils » susceptibles d’avoir servi pour ces opérations ne sont pas clairement identifiés. Cependant, comme pour les outils précédents, on peut supposer qu’une partie était apte à ce façonnage, comme le raclage, par exemple de nombreux cassons ou pièces sobrement aménagées, surtout en quartz. Deux petits polissoirs, sur plaquettes de chloritoschiste au grain très fin, seraient à retenir dans cette perspective. Leur intérêt est néanmoins limité : ces objets, d’une vingtaine de centimètres carrés, sont bruts, et n’ont qu’un léger poli affectant localement une seule face, plane. Quelle qu’en soit la fonction, leur usage a été court et peu intensif. Quelques percuteurs, quelques fragments de meules et quelques molettes en roches grenues pourraient compléter cette série, mais aussi être des éléments de meunerie liés à l’occupation. Les prospections ont été menées dans un milieu naturel assez accidenté, encombré de chaos rocheux de toutes tailles, sur un sol jonché par de nombreuses pierres, de taille et d’origine diverses. Il semblerait que cette abondance ait été préjudiciable à la détection d’outils caractérisés par des traces mal identifiables. De nombreux fragments de bracelets, parfois minuscules, ont certes été découverts, mais il faut tenir compte que la couleur gris verdâtre particulière de la roche y est pour beaucoup, ce matériau se distinguant facilement du contexte caillouteux ambiant. Cette constatation pourrait éclaircir en partie ces carences sans les expliquer totalement. III.2 - Traces, outils et gestes Les principales traces d’élaboration retenues sont ici mises en correspondance avec un outil ou un type d’outil, supposé ou bien découvert sur le site. Les techniques et les gestes à l’origine de ces marques sont aussi déchiffrés ou proposés, selon les différents stades de la chaîne opératoire. - Les enlèvements importants, aux arêtes droites ou conchoïdales, entraînent de fortes cassures, toujours périphériques, qui interviennent sur la circonférence de la matière première en vue de la préformer, pour lui don- annexe I Les bracelets de l’âge du Bronze ner une forme discoïde. Cette technique d’épannelage, la plus sommaire qui soit, consiste en de fortes percussions directes. On peut supposer que le « percuteur » est en quartz, mais il pourrait être pris dans une roche autre, ayant un degré de dureté supérieur à celui du chloritoschiste, ce qui dans cet environnement ne manque pas. On peut supposer que « l’outil », pris sur place, n’a pas fait l’objet d’un choix rigoureux, pas plus que d’une conservation particulière. - Les négatifs larges et les sillons larges. Ces deux types de marques sont associées car causées par un même outil, orienté différemment, soit avec un angle d’attaque perpendiculaire au plan de travail (environ 90o = négatifs larges), soit oblique (40o et moins = sillons). Ce travail de préforme, assez grossier, pourrait être fait en percussion directe (négatifs larges) ou en percussion indirecte, cette dernière technique étant plus contrôlable et donc plus précise (notamment pour les sillons). Comme pour l’épannelage, l’outil utilisé a pu être pris dans le stock local à disposition immédiate. Le quartz semble être la roche la mieux adaptée (et la plus abondante). Sur un quartz de volume approprié à la technique envisagée (taille, forme et poids), quelques enlèvements dégageant ou accentuant une pointe à l’extrémité d’un casson seraient suffisants pour ce façonnage. Bien qu’il s’agisse ici d’un « outil » un peu plus élaboré, rien ne prouve qu’il ait été conservé en vue d’une prochaine utilisation. Dans le cas d’un emploi unique, l’aménagement et les traces de l’outil seraient peu prononcés et donc difficilement identifiables. - Les petits négatifs et les sillons étroits. Ces deux types de négatifs sont également générés par un type d’outil unique, leurs variations traduisant une orientation différente de la force par rapport au plan de travail, tout comme pour les négatifs et les sillons larges. Quelques différences existent toutefois : la densité des négatifs ainsi que leur « agencement », en lignes régulières, de même la longueur des sillons, parallèles, ne peuvent s’accommoder d’un travail en percussion directe, difficile à maîtriser. L’emploi d’un outil intermédiaire, probablement emmanché, s’avère indispensable. La possibilité d’utilisation d’une pointe en quartz, aménagée dans ce sens (fine et aigue) pourrait être proposée. Cependant il faut admettre que ce minéral, au vu de l’importance et du nombre des sillons, réguliers, devrait tout d’abord être de premier choix, et surtout être souvent retouché ou changé. L’emploi d’une roche plus dense et plus dure, en silex ou en hématite/jaspe serait préférable, avec cependant les mêmes inconvénients. Il semblerait donc, en dernière hypothèse, que ces traces aient pu être laissées par une pointe en métal, idéale pour cette phase du façonnage (ill. 14). Plusieurs spécialistes, à l’observation de ces négatifs, ont cautionné cette idée. Nous n’avons pas de vestiges pour confirmer l’utilisation de pointes de pierre, et nous n’en avons pas plus pour ce qui est de l’emploi d’un outil en métal. Deux éléments attestent néanmoins, de façon certaine, de la présence de la métallurgie sur le site, ce qui est tout à fait normal pour cette période. Un indice est fourni par un petit nodule de bronze, possible résidu de fonte (point U ensemble 2). Le second, plus important, confirme indirectement cette production. Il s’agit du fragment de moule de fusion, de bronze probable, présenté ci-dessus. Bien que discrets, ces témoins d’une métallurgie (et d’objets en métal) sont bien réels. L’absence, ou plutôt la non découverte de ce type d’ustensile n’exclut pas leur existence. Il est en effet concevable que ces pointes (bronze bien additionné d’arsenic), emmanchées, aient été de petite taille. Leur découverte reste donc difficile dans le cadre de prospections pédestres. Ces outils devaient en outre faire l’objet d’une attention particulière, tout comme les bracelets de bronze résultant de la fonte. 14 - Stigmates d’élaboration, longs et étroits, attribués à des pointes de bronze emmanchées. 151 152 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre IV - Raclage et abrasion. Le raclage ne pose aucun problème, il peut se faire avec n’importe quel éclat de quartz tranchant, aménagé ou non. Différents types de roches grenues se trouvant sur les sites, la disposition d’un tel outillage est aisée. L’interprétation des traces et leur situation sur l’objet livrent cependant quelques observations complémentaires. D’une manière générale, quand ces traces sur les tranches sont « verticales », c’est-à-dire perpendiculaires aux faces, au bracelet, ce travail, intéressant une surface très courte (l’épaisseur du bracelet) a pu être fait avec un outil abrasif mobile, oblong et de petite taille pour permettre le passage à l’intérieur de l’anneau. En revanche, si ces marques sont « horizontales », c’est-à-dire parallèles aux faces, on peut envisager, sans exclure un outil abrasif, l’utilisation d’un racloir, plus performant. Les traces sont ainsi bien plus longues et régulières. Hormis ce critère, la distinction entre l’une ou l’autre de ces techniques est quasiment impossible, d’autant plus, et quel que soit l’outil, que ces traces, sur un même plan de travail, peuvent avoir différentes orientations, horizontales ou verticales, mais aussi obliques, voire affrontées. Ces deux techniques (abrasion et raclage) ont en outre été utilisées conjointement (ill. 9). Une variante complémentaire peut être proposée pour l’abrasion : si le faible diamètre du bracelet exclut l’emploi d’un outil de grand format, le reste de l’objet, les faces et surtout la tranche extérieure, s’accommodent bien d’un travail plus ample, sûrement plus efficace. Ce ne serait plus l’outil qui serait frotté contre le bracelet, mais au contraire ce dernier contre une surface abrasive dormante de grande taille. Ce type de façonnage avait déjà été reconnu pour le traitement de la tranche de l’ébauche où il s’avérait idéal, le disque, plein, permettant une bonne prise, nécessaire pour un travail performant sur une grande surface. IV - Aspects technologiques et morphométriques IV.1 - Pour les bracelets Cet artisanat, élaboré à partir d’une matière première locale abondante, bien qu’assez étonnant par sa densité et son originalité, est très rudimentaire, tant dans la fabrication que dans l’outillage utilisé, tout au moins à partir des vestiges découverts, qui ne sont pas obligatoirement représentatifs de l’ensemble de la production, car de nombreux objets ont pu être achevés sans laisser de traces. En effet, si les grands schémas de la chaîne opératoire sont globalement respectés, à l’aide d’outils banals, il semblerait que cette élaboration, tout au moins dans ses premières phases, soit plus ou moins anarchique, à la discrétion de l’« artisan », autant redevable à son bon sens, qu’à son habileté et à son savoir-faire, ou à son sens du raccourci. Ceux-ci semblent au demeurant très variables, comme le signalent des artefacts de bonne facture, dont l’élaboration est nettement maîtrisée, de l’ébauche à l’objet fini, ou, en contrepartie, d’autres pièces beaucoup plus « primitives » qui se démarquent par plusieurs « anomalies ». Tout d’abord dans le choix du bloc originel, mal adapté : chloritoschiste parfois veiné, de forme très irrégulière, au clivage de 180o non respecté..., puis par les diverses phases du façonnage : - phase 1, absence de préforme de l’ébauche (mise à plat des faces et apprêt de la tranche), pas de délimitation du diamètre extérieur ou intérieur, si ce n’est, épisodiquement, par piquetage irrégulier et peu circulaire ; - phases 2 et 3 utilisant la technique de la percussion directe, avec des « outils » hétérogènes produisant des traces variées et désordonnées. Il n’est pas surprenant que ces objets représentent environ les 3/5e de l’ensemble : il s’agit en vérité de « ratés », de déchets provenant des pièces brisées en cours d’élaboration, ce qui était quelquefois prévisible. Si les bris qui nous sont parvenus proviennent des différents stades de la chaîne opératoire, pour ces artefacts mais aussi pour les pièces plus soignées faisant preuve de plus de maîtrise ou tout au moins d’un travail plus exigeant et abouti, la majorité des cassures s’observe sur les phases 2 et 3 du façonnage. Cette représentation est logique, s’agissant ici de dégager le futur bracelet de sa matrice, et donc d’obtenir un anneau fragile. Si le déroulement de ce protocole est clair jusqu’à ce stade, et même annexe I Les bracelets de l’âge du Bronze au-delà (abattage du résidu de la chute centrale, raclage/ abrasion = phase 3), il faut convenir que la suite est plus incertaine. Pour documenter ces dernières phases, nous avons à disposition, d’une part, des « bracelets » à la section épaisse, légèrement irrégulière, mais dont toutes les faces ou les tranches sont façonnées, offrant un aspect et un toucher relativement fin (ill. 9 et planche 3), et d’autre part, une vingtaine de fragments qui appartiennent sans conteste à des bracelets finis (planches 3 et 4). Ces derniers ont un profil très étroit, aux environs de 7 mm d’épaisseur. Ils sont aussi réguliers, polis et lustrés, que cet aspect soit imputable à une ultime phase de la chaîne opératoire ou occasionné par le port et donc l’usure de la parure. Les bracelets finis, de très bonne facture, ont de nombreux caractères communs, dont un profil hémisphérique répétitif (90 % de la production). Par contre pour les bracelets à section épaisse, irrégulière, plus abondants, on constate une forte disparité de formats et de profils. Cette dissemblance semble traduire le fait que nous soyons ici à une étape intermédiaire, l’objet requérant d’ultimes phases d’affinage tendant à le normaliser. Il semblerait donc qu’une phase 5 soit nécessaire avant le lustrage définitif, avant dernière étape dont nous n’avons sur les sites aucun témoignage. Deux propositions peuvent être avancées pour expliquer cette carence. La première est technique : les artefacts témoignant de cette phase 5 sont tout simplement absents car aucun bris n’est intervenu durant cette dernière, ce qui se conçoit, s’agissant d’un travail peu impétueux. La seconde, plus discutable, pourrait s’expliquer par le fait que les bracelets aient été mis en « circulation » à un stade inachevé pour être finis ailleurs. Il ne s’agit là que d’une piste. Si cet artisanat paraissait à première vue assez brouillon au vu des nombreux bris (encore une fois pas obligatoirement représentatifs de la totalité de la production), à l’arrivée le produit est de bonne facture et relativement standardisé. Des variantes, normales et admises, concernent les diamètres intérieurs des bracelets. Ces derniers se situent sur une échelle allant de 3,75 cm à 8 cm. Ces dernières dimensions, extrêmes, sont donc peu attestées, l’essentiel de la production se situant dans une fourchette de 6,2 cm à 7,2 cm, soit 6,7 cm de moyenne. Quelques prises de mesures sur des bracelets contemporains féminins, montrent une grande similitude, le diamètre moyen de ces derniers se situant autour de 7 cm. Les productions du plateau de Rodès sont de diamètre légèrement inférieur à l’actuel, observation en accord avec les études anthropologiques menées sur des individus de cette période. Les bracelets sortant de ces normes devaient être destinés soit à des personnes de grande taille ou robustes, les plus larges, soit à des individus graciles ou des enfants, les plus étroits. IV.2 - Pour les ustensiles autres L’approvisionnement en matière première pour ces objets perforés de petit diamètre ne posant aucun problème, ces derniers peuvent être produits à partir de petits volumes sélectionnés pour cet usage, ou à partir des chutes centrales provenant du façonnage des bracelets. Les traits dominants de cette production, peu calibrée, à partir des artefacts découverts, se résument donc à un format circulaire, brut ou à peine dégrossi, portant une perforation centrale, également de diamètre très variable, essentielle pour la fonction de cet ustensile qui nous reste inconnue, et qui ne semble pas obéir à des critères esthétiques. Il s’agit sans doute d’objets utilitaires, banals. Il faut souligner que seuls sont représentés les objets cassés, généralement par moitié, ce qui est assez surprenant, eu égard à leur petite taille et à leur volume assez « trapu », et donc à leur présumée robustesse. Pour quelques-uns l’éventualité de cassures liées au façonnage peut être avancée, mais il ne semble pas que ce soit le cas pour le plus grand nombre, probablement brisés accidentellement lors de leur utilisation ou par la suite. V - Conclusions Les productions en chloritoschiste du plateau de Montalba concernent surtout la fabrication de bracelets, les autres artefacts associés, essentiellement de petits disques perforés, élaborés sobrement dans le même minéral à partir des chutes des premiers, sont probablement des pièces techniques n’ayant dans ce contexte qu’une importance anecdotique. La production, opportuniste car établie à partir d’une gîtologie locale, offre une série forte de 245 pièces, décrivant l’ensemble de la chaîne opératoire, relativement bien documentée. Les artefacts qui nous sont parvenus, à différents degrés d’élaboration, se rapportent donc à des pièces brisées lors de leur fabrication. 153 154 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre IV La présence de fragments de bracelets finis, de très bonne facture, reste donc assez discordante en référence à ces « ratés » produits par des « artisans » inexpérimentés, voire des enfants. Les techniques de façonnage sont assez primitives, utilisant des « outils » banals tirés du substrat rocheux local, surtout des quartz. Lors des ultimes phases de façonnage, requérant des outils plus fins et performants, l’utilisation de pointes en bronze est proposée. La métallurgie est d’ailleurs attestée sur le site. La production, révélée sur de grandes surfaces, sans concentrations particulières, n’est donc pas subordonnée à des ateliers « homologués ». Ces maladresses et cette dispersion confirmeraient l’hypothèse avancée pour le fonctionnement des sites et leur économie, principalement axée sur le pastoralisme : cet artisanat, d’appoint, serait imputable aux bergers occupés à la garde des troupeaux, à proximité des pâtures, elles-mêmes situées en bordure d’une importante voie de communication, « ancien itinéraire » fréquenté lors des transhumances, balisé par ces vestiges et plusieurs dolmens. Ces parures semblent destinées au marchandage, et donc à être diffusées. Cette proposition pose un problème de taille : aucun de ces artéfacts n’a été mis au jour, au cours de différents travaux archéologiques, tant sur les sites limitrophes que sur des secteurs plus éloignés. Analyse pétrographique des bracelets en micaschistes Pierre Giresse L’étude a pour objet l’analyse pétrographique et notamment minéralogique de quelques fragments de ces bracelets récoltés sur le terrain à proximité de divers affleurements micaschisteux. À titre de comparaison, d’autres analyses pétrographiques sont dédiées à ces affleurements, un autre objet de l’étude étant de contribuer à la reconnaissance des matières premières qui ont été employées dans l’artisanat de ces bracelets sur le secteur granitique de Montalba-le-Château (cartes géologiques au 80 000e de Quillan (Casteras et alii, 1967), au 1/50 000e de Rivesaltes (Berger et alii, 1993) et ibid. carte chap. XI, ill. 1). Analyse pétrographique de quelques affleurements Ce sont les affleurements de micaschistes (au sens large) qui ont fourni principalement la matière première utilisée par les artisans préhistoriques de ce secteur. Ces affleurements ont pu être échantillonnés en plusieurs points à proximité du Mas Molins et du Serrat Blanc. Ils se présentent sous plusieurs faciès que l’on caractérise en fonction du développement des minéraux phylliteux qui recouvrent les surfaces de foliation. Dans plusieurs cas, ces minéraux de taille millimétrique sont parfaitement visibles à l’œil nu. Les micaschistes à « grands cristaux » s’avèrent en fait être des chloritoschistes : 89 % de chlorite et 11 % de muscovite ou 95 % de chlorite et 5 % de muscovite. Les faciès plus lustrés, où les minéraux phylliteux ne sont pas visibles à l’œil nu et où la schistosité est moins développée, sont encore des chloritoschistes, mais avec des teneurs un peu plus faibles en chlorite : 75 % de chlorite et 25 % de muscovite ou 70 % de chlorite et 30 % de muscovite. Dans tous les cas, la composante feldspathique est très faible, voire absente. Analyses pétrographiques des bracelets Quatre débris de bracelets ont été analysés. Ils ne présentent pas de minéraux phylliteux apparents à l’œil nu. Les analyses diffractométriques indiquent chaque fois des teneurs en chlorite assez faibles, du moins par référence à celles trouvées dans les roches à l’affleurement : 70 % de chlorite et 30 % de muscovite, 73 % de chlorite et 27 % de muscovite, 69 % de chlorite et 31 % de muscovite, 66 % et 34 % de muscovite. Ces compositions permettent donc de rattacher ces matériaux à celles des faciès lustrés observés à l’affleurement. Cependant quelques bracelets en micaschiste à éclat plus brillant ont pu aussi être observés (Alain Vignaud, communication orale). Discussion Il est probable que les faciès lustrés de ces chloritoschistes aient pu avoir été sélectionnés préférentiellement par les artisans préhistoriques. L’assez grande hétérogénéité de la roche, le petit grain de la texture et surtout une moindre foliation ont pu définir des propriétés mécaniques plus favorables à la tailles et peut-être au polissage. Ces matériaux étaient probablement plus tendres et plutôt moins sujets à l’éclatement sous le choc des burins. Il est à noter que d’autres roches à faciès schisteux ont été aussi prélevées à l’affleurement (granite schisteux, microgrès schisteux) et analysés dans le cadre de cette étude. Il s’avère qu’ils n’ont jamais été employés pour la confection des bracelets car trop riches en silice et donc vraisemblablement trop difficiles à travailler. annexe I Les bracelets de l’âge du Bronze 1 5 cm 57 55 12 67 Les n° sont ceux des inventaires Dessins A. Vignaud Planche 1 - Nos 1, 57 et 55, transformation de la matière première à différents stades. Nos 67 et 12 : mise en œuvre de la phase 2, par piquetage à partir du centre, en alterne (n° 67), ou sur la totalité de la chute centrale, également en alterne (no 12). 155 156 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre IV 113 31 118 5 cm 99 68 208 109 6 69 75 16 Les n° sont ceux des inventaires Dessins A. Vignaud Planche 2 - Dépose de la chute centrale (no 113) par piquetage périphérique alterne (no 31), ou à partir de la face supérieure (n° 118). Destruction totale de la chute centrale par piquetage alterne (no 68), ou à partir de la face supérieure (nos 99, 208, 6 et 75). annexe I Les bracelets de l’âge du Bronze ø 7,5 cm ø 5,8 cm 18 27 0 1025 ø 6,5 cm 50 ø 7 cm ø 8,5 cm ø 7 cm 51 52 1043 5 cm ø 7 cm 54 49 1005 ø 7 cm ø 6,7 cm 81 ø 6,25 cm ø 6,2 cm 82 83 80 1006 ø 8,2 cm 95 ø 8 cm 94 ø 7,7 cm 92 ø 7,7 cm 93 ø 7,3 cm 96 Les n° sont ceux des inventaires Dessins A. Vignaud Planche 3 - En grisé, fragments de bracelets de la phase 4, à la finition assez soignée, mais non aboutie. En noir, les fragments de bracelets terminés, polis et lustrés (phase 6). à noter la différence de format et de profils entre ces 2 types. 157 158 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre IV ø 7 cm ø 7 cm ø 7 cm ø 6,25 cm 85 ø 5,3 cm 89 87 84 ø 5,5 cm ø 4,2 cm ø 3,75 cm 91 90 88 86 0 1006 ø 7,35 ø 7,25 ø 8 cm 111 110 150 U-V 5 cm ø 7 cm ø 5,20 130 131 1018 1021 ø 7,15 ø 7,8 cm 157 167 1013 Point 143 (isolé) Les n° sont ceux des inventaires Planche 4 - Fragments de bracelets finis. Les profils, hémisphériques verticaux, sont assez répétitifs. Dessins A. Vignaud annexe I Les bracelets de l’âge du Bronze 2 1 5 cm 3 1025 perforation par rotations par percussions 4 5 Mise en œuvre mixte 7 6 8 1005 perforation par rotations 1026 percu 9 10 11 12 1006 13 5 cm 14 perforation par rotations 16 15 mise en œuvre mixte 17 Dessins A. Vignaud Planche 5 - Objets circulaires perforés, de petit diamètre, à la fonction énigmatique. 159 160 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre IV 1020 18 quartz 19 5 cm Ensemble 2, Groupe 3, point 1014 perforation par rotations perforation par rotations par percussions par percussions 1022 20 1031 22 21 Mise en œuvre mixte Mise en œuvre mixte 1022 Ensemble 2, Groupe 2, points 1020, 1022 et 1031 208 5 cm 23 1033 24 Points isolés, 208 et 1033 1025 (E1) 25 5 cm 26 1016 (”isolé”) ø intérieur 10 cm 27 28 1016 (”isolé”) 1025 Fragment de moule de fondeur (bracelet probable) 1016 (”isolé”) Objets non identifiés sur plaquettes de chloritoschiste Dessins A. Vignaud Planche 6 - Objets circulaires perforés de petit diamètre, artefacts non identifiés (nos 25, 26 et 27), et fragment de moule de fondeur (n° 28). annexe I Les bracelets de l’âge du Bronze 30 Ensemble 1, Groupes 1 et 2 20 10 0 40 Ensemble 1, Groupe 3 (1005) 20 0 80 Ensemble 1, Groupe 3 (1006, 1042 et 1027) 60 40 Unités 20 0 160 % Les graphiques sont à la même échelle (5 mm = 10 u) Les données sont à partir des bracelets horizontaux (180°) Ensemble 1, total général 140 120 100 80 60 40 Matière première Type d'unité Phases / mise en œuvre 1 - Production de bracelets. Ensemble 1, groupes 1, 2 et 3, et total général. Diamètres intérieurs Profils des bracelets finis Polissage/lustrage stigmates d'élaboration Fragment bracelet fini Raclage vert. Raclage Horiz. < sillons étroits < négatifs cupulés > sillons larges Épannelé > négatifs cupulés Carré Subrectang. horiz. Subcirculaire Subrectang. vert. Hémicirc. vert. Oblong vertical Ovale large Horiz. Ovale large vertic. ø de 6 à 7 ø > à 7 mm ø de 5 à 6 De 4 à 5 mm Pointe base Pointe centre Phase 3 Phase 2 Fragment Chute centrale Ébauche entière Clivage 90° Clivage 45° Clivage 180° Chlorito autre Chlorito à > mica Chlorito Standard 0 Dégrossi phase 1 20 161 Matière première Type d'unité Phases / mise en œuvre 2 - Production de bracelets. Ensemble 2, groupes 1, 2 et 3, et total général. Diamètres intérieurs Profils des bracelets finis Stigmates d'élaboration Fragment bracelet fini Polissage/lustrage Raclage Horiz. Raclage vert. < sillon étroit < négatif cupulé > sillon large > négatif cupulé Épannelé Carré Subrectang. horiz. Subrectang. vert. Subcirculaire Hémicirc. vert. Oblong vertical Ovale large Horiz. Ovale large vertic. ø > à 7 mm ø de 6 à 7 ø de 5 à 6 De 4 à 5 mm Pointe centre Pointe base Phase 3 Phase 2 Dégrossi phase 1 Chute centrale Fragment Ébauche entière Clivage 90° Clivage 45° Clivage 180° Chlorito autre 0 Chlorito à > mica Chlorito Standard Unités 162 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre IV Ensemble 2, Groupe 1 10 % 30 Ensemble 2, Groupe 2 20 10 0 10 Ensemble 2, Groupe 3 0 Les graphiques sont à la même échelle (5 mm = 10 u) Les données sont à partir des bracelets horizontaux (180°) 60 Total Ensemble 2 50 40 30 20 10 0 annexe I Les bracelets de l’âge du Bronze Ensemble 1, total général 160 140 120 100 80 60 40 Unités 20 0 % Les graphiques sont à la même échelle (5 mm = 10 u) Les données sont à partir des bracelets horizontaux (180°) Ensemble 2, total général 60 50 40 30 20 10 0 Ensemble 3, total général 1 Points isolés et "H. S.", total 9 Matière première Type d'unité Phases / mise en œuvre 3 - Production de bracelets. Ensembles 1, 2, 3 et points isolés, total général. Profils des bracelets finis Fragment bracelet fini Raclage Horiz. stigmates d'élaboration Polissage/lustrage Raclage vert. < sillon étroit < négatif cupulé > sillon large > négatif cupulé Carré Épannelé Subrectang. vert. Subrectang. horiz. Subcirculaire Hémicirc. vert. Oblong vertical Ovale large Horiz. ø > à 7 mm Diamètres intérieurs Ovale large vertic. ø de 5 à 6 ø de 6 à 7 De 4 à 5 mm Pointe centre Phase 3 Pointe base Phase 2 Dégrossi phase 1 Fragment Chute centrale Clivage 90° Ébauche entière Clivage 45° Clivage 180° Chlorito autre Chlorito à > mica Chlorito Standard 0 163 Matière première Type d'unité Phases / mise en œuvre Diamètres intérieurs Total général 4 - Production de bracelets. Total général regroupant l’ensemble des artefacts découverts sur les sites. Profils des bracelets finis Carré stigmates d'élaboration Fragment bracelet fini Polissage/lustrage Raclage Horiz. Raclage vert. < sillon étroit < négatif cupulé > sillon large > négatif cupulé Épannelé 250 Subrectang. horiz. Subrectang. vert. Subcirculaire Hémicirc. vert. Oblong vertical Ovale large Horiz. Ovale large vertic. ø > à 7 mm ø de 6 à 7 ø de 5 à 6 De 4 à 5 mm Pointe centre Pointe base Phase 3 Phase 2 Dégrossi phase 1 Chute centrale Fragment Ébauche entière Clivage 90° Clivage 45° Clivage 180° Chlorito autre 0 Chlorito à > mica Chlorito Standard Unités 164 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre IV Échelle : 5 mm = 10 unités Les données sont à partir des bracelets horizontaux (180°) 237 u 200 150 100 50 % Unités annexe I Les bracelets de l’âge du Bronze Total Ensemble 1, Groupe 1 3 2 1 0 % Total Ensemble 1, Groupe 2 4 3 2 1 0 Total Ensemble 1, Groupe 3 15 10 5 1 0 Total Ensemble 1 16 14 12 10 8 6 4 2 1 0 Total ensemble 2, groupe 2 7 5 3 1 0 Total Ensemble 2, groupe 3 2 1 0 Total Ensemble 2 7 5 3 1 0 Total Ensemble 3 1 0 Ustensiles de petit diamètre - total général 25 20 15 10 5 Matière première Phases / mise en œuvre Diamètres intérieurs Ustensiles de petit diamètre 5 - Objets circulaires de petit diamètre. Ensembles 1, 2 et 3 et total général. Perforation raclée Perforation percut. Sillons < négatifs > négatifs Raclage latéral ext. Plus de 70mm Diamètres extérieurs Raclage général de 50 à 70 mm de 40 à 50 mm ø extér. 30 à 40mm De 20 à 30 mm et + De 5 à 10 mm De 10 à 20 mm ø perfo., 2 à 5mm Pointe centre Pointe base Phase 3 Phase 2 Chûte centrale Type d'unité Dégrossi phase 1 Fragment Entière Clivage 45° Clivage 180° Terre cuite Roche autre Chlorito autre Chlorito à > mica Chlorito Standard 1 0 stigmates d'élaboration Profil des ustensiles Informe Subcirculaire, En amande, base aplanie pointe centrale 16,5 % 16,5 % 67 % 165 166 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre IV ENSEMBLES - POINTS Groupe 1 1025-1 et 2 = sommet de l’oppidum + collectes Y. Blaize 1025-3 et 4 = base, à l’est 1025-5 =Base Ouest 1025-6 = Base nord 1025-7 = Base, nord-ouest isolée (cabane ?) TOTAL Groupe 1 Groupe 2 1043 1026 TOTAL Groupe 2 Groupe 3 1002 1003 1004 1005 1006 (+1042) 1027 TOTAL Groupe 3 TOTAL Ensemble 1 W U (+V) TOTAL Groupe 1 Groupe 1 Groupe 2 1021 1020 (+ 1022+1031) 1018 (+1019) TOTAL Groupe 2 Groupe 3 1012 (+1011) 1013 1030 (+1029) 1014 (+1015) TOTAL Groupe 3 TOTAL Ensemble 2 H TOTAL Groupe 1 I J K L M TOTAL Groupe 2 Groupe 1 Groupe 2 CÉRAMIQUE bracelets LITHIQUE DIVERS 1413 9 8 1 bloc “meule” 565 8 247 30 2263 1 16 6 1 33 6 9 4 2 29 2 percuteurs à cupule 1fgt moule fondeur Schiste poli à cupule 385 166 551 6 1 7 5 5 10 185 106 21 662 727 112 1813 4627 2 ENSEMBLE 1 21 85 1 109 149 1 13 9 6 29 68 1 schiste poli 1 hache polie 570 720 1290 16 16 2 27 28 1 nodule cuivre/bronze 878 775 98 1751 24 30 6 60 10 14 2 26 60 73 606 288 1027 4068 3 4 5 2 14 90 1 3 14 2 20 74 1 1 4 4 1 meule 3 dont 1 flèche en silex ENSEMBLE 2 1 meule “Polissoir” sur plaquette ENSEMBLE 3 260 260 24 12 164 48 75 323 0 1 4 Groupe 3 G A (+C) D (+E) 1034 1023 TOTAL Groupe 3 TOTAL Ensemble 3 37 92 66 44 13 252 835 1 1 2 1 2 6 13 TOTAUX des Ensembles 1, 2 et 3 9377 239 155 4 Inventaire général des mobiliers de l’âge du Bronze, plateau de Rodès et montalba-le-château, tous points confondus. A. Vignaud Annexe II Les anses à appendice du plateau de Ropidera Richard Iund Les anses à appendice sont caractéristiques de l’âge du Bronze moyen/récent des régions méditerranéennes de la France méridionale. Deux principaux types d’appendices se rencontrent au sommet des anses des vases de ces périodes. Les pouciers, appendices cylindriques et les ad ascia, « en hache », appendices plats. Fruits de contacts avec le monde italique (culture des Terramares de la côte orientale, et dans une moindre mesure Apenninique et Subapenninique du centre de la péninsule), en France, ces anses adoptent une répartition originale sur les trois aires géographiques constituant le pourtour méditerranéen. À l’est du Rhône, seules les anses ad ascia sont présentes sur des sites peu éloignés des rivages. En Languedoc, les anses ad ascia se rencontrent en contexte Bronze récent/final. Elles sont parfois associées à des pouciers cylindriques, particulièrement sur les sites lagunaires de l’Hérault. L’est des Pyrénées montre une situation originale. À proximité des rivages, les pouciers et anses ad ascia sont peu présents, parfois associés sur le même site (La Fonollera, Pons 1977). Plus à l’intérieur des terres, sur l’axe Têt/Sègre et en Bas Aragon, les anses ad ascia sont pratiquement absentes, les pouciers par contre sont très abondants et de morphologies variées. Inventaire des anses à appendice de l’âge du Bronze du plateau de Ropidera La typologie utilisée dans cette étude a été définie lors de travaux précédents (Iund, 1997, 1998, 2005). les numéros de l’inventaire ci-dessus renvoient à la planche en annexe. 1 - Anse en ruban large et massive, la base est déviée vers la gauche. Elle porte en son sommet, à la jonction anse/ bord, la trace d’un poucier. La surface, beige clair, est lissée, le dégraissant est fin (1 mm). 2 - Poucier à sommet plan débordant le corps de l’appendice (type 2A). Le tenon conique ayant servi à la fixation de l’appendice sur l’anse est visible. La surface grise est très érodée. Le dégraissant est moyen (3 mm). 3 - Petit poucier à sommet plan ne débordant pas le corps de l’appendice (type 1). La surface est noire, érodée. Le dégraissant est fin (1 mm). 4 - Poucier à sommet plan débordant le corps de l’appendice (type 2A). Le tenon conique servant à la fixation de l’appendice sur l’anse est visible. La surface brun rougeâtre est érodée. Le dégraissant est moyen (3 mm). 5 - Poucier à sommet plan ne débordant pas le corps de l’appendice (type 1). La surface brun marron est lissée. Le dégraissant est fin (1 mm). 168 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre IV 6 - Poucier à sommet arrondi (type 6B). La surface brun noir est très érodée. Le dégraissant est gros (5 mm). 7 - Poucier à sommet plan ne débordant pas le corps de l’appendice (type 1). La surface est lissée. Le dégraissant est fin (1 mm). 8 - Fragment d’anse portant, à la jonction anse/bord, la trace d’un poucier. La surface est lissée. Le dégraissant est fin. 9 - Poucier à sommet plan débordant le corps de l’appendice et formant une étoile à quatre branches. Il est proche du type 7B. En son centre le sommet est orné d’un petit téton. La surface rougeâtre est lissée. Le dégraissant est gros (5 mm). 10 - Fragment d’anse portant, à la jonction anse/bord, la base d’un gros poucier. La surface rougeâtre est érodée. Le dégraissant est moyen (2 mm). 11 - Partie supérieure d’une anse en ruban. Elle porte, à la jonction avec le bord, un petit poucier à sommet arrondi (type 6B). La surface beige est finement lissée. Le dégraissant n’est pas visible. 12 - Appendice ad ascia de type 1 (profil subcirculaire, partie sommitale droite ou légèrement convexe, avec étranglement basal). La surface, beige sur la partie supérieure, rosâtre en dessous, est lissée. Le dégraissant est fin. 13 - Gros poucier dont le sommet est manquant. La surface noire est lissée. Le dégraissant est fin (1 mm). 14 - Fragment d’anse portant, à la jonction avec le bord, un gros poucier de type 2A. Elle est probablement portée par un vase de dimension importante (jatte ou urne). La surface brune est très érodée, le dégraissant est gros (5 mm). Sur cet ensemble de moyens de préhension à appendices on peut dénombrer : - 4 pouciers de type 2A à sommet plan débordant le corps de l’appendice ; - 3 pouciers de type 1 à sommet plan ne débordant pas le corps de l’appendice ; - 2 pouciers de type 6B à sommet arrondi ; - 1 poucier à sommet plan à profil en étoile à 4 branches et à téton central. Il est raisonnable de le considérer comme une variante du type 7B (à sommet plan et téton central) ; - 1 appendice ad ascia de type 1 à profil triangulaire, partie sommitale droite ou légèrement convexe et étranglement basal. Répartition géographique des anses à poucier Les pouciers, quand l’anse nous est parvenue, sont situés à la jonction avec la lèvre, caractéristique propre à la céramique de l’âge du Bronze. Les pouciers à sommet plan ou légèrement concave (type 1, 2A) représentent les 3/4 de l’ensemble des effectifs au nord des Pyrénées (Iund 1997). Ils sont très nombreux à Montou, ainsi que sur l’ensemble des sites de la vallée de la Têt (Caune de Bélesta, grotte de la Chance, Llo). Le type 6B (à sommet arrondi) se rencontre assez peu au nord des Pyrénées, il est beaucoup plus fréquent au sud. Les pouciers de type 7 (A et B) sont présents au nord des Pyrénées à Montou II, en contexte bouleversé (Iund 1997). Au sud on les rencontre en Bas Aragon (Los Estancos, Lecinena), et Bas Sègre (Rocaferida, Lérida). À Geno (Lérida), habitat de type défensif de la charnière Bronze moyen/final richement documenté en anses à appendice, le poucier se distingue par un profil du sommet en étoile à 6 branches. Ce site a d’autre part livré des anneaux en pierre verte (Maya, Cuesta 1998). Chronologie des anses à poucier dans les Pyrénées de l’est Les vases à anse à poucier des Pyrénées de l’est ont, dans un premier temps, été considérés comme traceurs chrono-culturels du Bronze moyen. Ils seraient apparus à la fin du Bronze ancien, après les dernières manifestations du phénomène campaniforme (Guilaine, Abélanet 1966). Les datations 14C de ces dernières années ont légèrement rajeuni leur genèse au nord des Pyrénées, et de façon beaucoup plus franche leur diffusion au sud. La couche 11 de la Cauna de Bélesta, (Bélesta-de-laFrontière, Pyrénées-Orientales), qui a livré plusieurs anses à poucier de type 2A, est datée d’une phase récente du Bronze moyen. La grotte de Montou, Corbère-lesCabanes (Pyrénées-Orientales), toute proche de la Caune de Bélesta, renfermait dans les couches 3D et 4 plusieurs pouciers de type 2A et 1, associés à des tasses carénées à profil convexo-concave, vases polypodes, anses à nervure médiane, rangées d’ongulations sur la lèvre ou la panse. Les dates obtenues pour ces couches sont compatibles avec celle de Bélesta-de-la-Frontière et renvoient à une phase terminale du Bronze moyen. . Ly-5105 : 2975 +/- 60 BP : Cal B.C. 1 sigma : 1312‑1103 (Claustre, Zammit et Blaize 1993). . Ly-5909 : 3070 +/- 45 BP : Cal B.C. 1 sigma : 1400‑1260 ; Ly 5910 : 3090 +/- 50 BP. : Cal B.C 1 sygma : 1410‑1260 ; 1280‑1260 (Claustre 1993). annexe II les anses à appendice de l’âge du Bronze Au sud des Pyrénées, à Geno (Aytona, Lerida), habitat de plein air, la céramique marque la charnière entre Bronze moyen, avec de nombreux profils carénés convexo-concaves, décors de cordons en résilles (probable perduration du Bronze ancien), et le Bronze final II illustré par les nombreux décors de cannelures et des profils biconiques anguleux. L’une des datations obtenues par J. L. Maya renvoie au Bronze final II catalan. Plus à l’ouest, en Bas Aragon, le site de Masada de Raton, à Fraga, a livré un abondant mobilier céramique qui, comme à Géno, marque la charnière Bronze moyen/Bronze final II : nombreux pouciers de tous types, cordons digités en résilles, bords éversés anguleux à lèvres biseautées, décors de cannelures. Les datations obtenues sur le site sont légèrement plus basses que celles de Geno. Encore à l’ouest, dans la province de Saragosse, le site d’el Macedo (Lecinena), donne une datation qui renvoie au plein Bronze final. Répartition géographique des anses ad ascia Les anses ad ascia (en hache) apparaissent en contexte Protoapenninique, Bronze ancien de l’Italie méridionale, et y perdurent pendant l’Appenninique classique qui caractérise de façon unitaire l’Italie méridionale et centrale (Cecanti 1979). Au nord de la péninsule, les appendices de la culture de la Polada (culture subcontemporaine du Protoappenninique méridional) sont de dimensions plus modestes, mais de morphologie similaire. À l’ouest des Alpes, c’est en Provence que l’on trouve les plus anciens spécimens de cette céramique. Dans la couche III de la grotte Murée de Montpezat (Alpes-de-HauteProvence), l’appendice décoré de deux rangées de triangles hachurés est porté par une tasse à carène douce. Il appartient à la première phase du Bronze moyen : 1525‑1450 B.C. (Vital 1999). D’autres sites à l’est du Rhône ont livré ce type d’appendice : la grotte des Monnaies (le Plan d’Aups, Var), daté du Bronze moyen II (1450-1425 B. C.) ; l’Aven de Vauclare à Esparron-de-Verdon (Alpes-de-HauteProvence), sur une jatte carénée en contexte Bronze final I/II (Lagrand 1968). Les exemplaires les plus récents (Salins de Ferrières à Martigues, Bouches-du-Rhône et Ilot de la Mouette à Saint-Tropez, Var) se rencontrent en contexte Bronze final II/IIIa, avec des décors de cannelures internes, vase à col oblique et pied annulaire (Iund 1998). . Ubar - 519 : 2815 +/- BP : Cal BC 1 sigma : 1008-901 (Maya, Cuesta 1998). . GrN - 18640 : 2816 +/- 16 BP : Cal BC 1 sigma : 990-955, 945-920 (Iund 1997). . GrN 14946 : 2805 +/6 BP : Cal BC 1 sigma : 995-905 (Ferreruela 1993). À l’ouest du Rhône, les anses ad ascia de type III sont peu nombreuses et concentrées sur des sites proches du littoral. Station du Roc de Conilhac à Gruissan, dans l’Aude, où l’appendice est porté par une tasse à carène médiane, contexte Bronze final I (Guilaine 1972). À la grotte Basse de la Vigne perdue (Narbonne), toute proche, une tasse à carène très marquée porte une anse ad ascia de type III. Le contexte sépulcral Chalcolithique/âge du Bronze est mal établi (Guilaine 1972). C’est sur le littoral héraultais en contexte lagunaire que l’on trouve les principaux sites à anses ad ascia : Camp Redon et Tonnerre (Prades et le G.A.P. 1985, Dedet et alii 1985). Les contextes de ces deux sites sont centrés sur le Bronze final II avec de nombreux décors de cannelures, urnes à col, carènes à méplats. Au sud des Pyrénées de l’est les anses ad ascia sont peu nombreuses et concentrées dans la partie orientale de l’Ampurdan, à proximité de la mer. Cau de les Dents, La Fonollera et Puig Mascaro, à Toroella-de-Montgrí (Gérone), sont trois sites tout proches du littoral qui ont livré des anses surmontées d’appendices de type III, certains portant un décor de cannelures. Le contexte, quand il est lisible, appartient au Bronze final II. Plus à l’ouest, à la Bauma del Serra del Pont, Tortella (Gérone), dans la couche II 2b, on a trouvé un appendice ad ascia de type III ainsi qu’un fragment d’anse à poucier. Comme pour les sites du littoral le contexte est Bronze final II. Conclusion Dans les Pyrénées de l’est, les anses à appendices, poucier et ad ascia, sont probablement le fruit de contacts répétés avec le monde italique. Ces contacts sont à envisager par voie maritime, le cabotage est un mode de transport bien maîtrisé à la fin de l’âge du Bronze. Les anses à poucier, à partir de contacts au nord des Pyrénées, sur les rivages du Roussillon, vont, par les vallées de la Têt et du Sègre gagner le Bas Sègre et le Bas Aragon. En ce qui concerne les anses ad ascia, leur parcours est beaucoup moins lisible, on les retrouve en nombre très limité, et surtout au bord des rivages. L’ensemble des anses à appendices du plateau de Ropidera peut, en rapport avec les datations obtenues à Montou et Bélesta, être daté de la fin du Bronze moyen. . Une datation 14C obtenue à la Fonollera donne une date un peu haute : MC 1246 : 3400 + : - 100 BP : Cal 1 sigma 1870‑1840 ; 1780‑1520. . Avec une datation 14C sensiblement plus basse : UBAR 180 : 3160 +/- 100 BP : Cal BC 1 sigma : 1505‑1368 ; 1362‑1313 ; 1271‑1264. 169 170 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre IV 1 13 5 cm 3 2 11 5 4 10 7 6 14 12 8 5 cm 9 Dessin Richard Iund Anses à pouciers, et anses ad ascia, âge du Bronze, plateau de Montalba. Annexe III Les deux petits dolmens de Rodès et leur place dans le mégalithisme des Pyrénées-Orientales Valérie Porra-Kuteni Le plateau de Montalba et ses contreforts vers la vallée de la Têt ont longuement été occupés pendant la Préhistoire, mais les traces qu’il en reste dans le paysage sont plutôt ténues et seulement visibles pour un œil averti. Seuls deux monuments mégalithiques sont remarquables bien que discrets. La multitude de chaos parsemant tout l’environnement offrait des matériaux immédiatement accessibles pour la construction de mégalithes durant la fin du Néolithique, période du début de la construction des dolmens à l’est des Pyrénées. Or, sur la totalité de la surface prospectée, seules deux structures de ce type ont été retrouvées. Si le dolmen du Serrat Blanc, sur la commune de Rodès, avait déjà été signalé par Yves Blaize anciennement, celui de la Guardiola, toujours à Rodès, n’était pas connu. Bien que très dégradés, ces monuments attestent de la présence de pratiques funéraires, particulières à ce début du IIe millénaire avant notre ère. I - Les dolmens de Rodès I.1 - Le dolmen de La Guardiola (commune de Rodès) Quand on arrive sur le site par le sud, après une approche sportive de 200 m de dénivelé depuis le lit du fleuve, si la vue panoramique sur la vallée de la Têt et le Canigou récompense un effort certain, le monument attendu est un peu déconcertant. Le premier coup d’œil donne davantage à penser à un abri de fortune plutôt qu’à un dolmen que l’on imagine toujours plus imposant... Et pourtant, à bien y regarder, plusieurs indices indiquent une construction préhistorique (ill. 1). Ce dolmen est situé au sud du plateau de Montalba, près du lieu-dit La Guardiola, sur une ligne de crête qui amorce une descente abrupte, au droit des gorges de la Guillera. C’est la crête la plus visible des environs immédiats, et la petite taille du monument devait être compensée par un tumulus mieux repérable dans le paysage (ill. 2). 172 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre IV 1 - Dolmen de la Guardiola (vue sud) (cl. Olivier Passarrius). 2 - Versant de la Guardiola (vue sud du massif ) (cl. V. Porra-Kuteni). N 0 0,50 1m 3 - Dolmen de la Guardiola (vue sud-est) (cl. V. Porra-Kuteni). 4 - Dolmen de la Guardiola (plan et coupe) ( relevé V. Porra-Kuteni.). Particulièrement dégradé et remanié, il est difficile d’imaginer son aspect initial : une cella de plan apparemment carré, est composée de deux orthostates, qui devaient directement supporter à l’origine la dalle de couverture horizontale. Seules les dalles verticales semblent réellement en place. La dalle horizontale a été surélevée par des murets formés de quelques pierres sèches, de manière à permettre à un homme de tenir assis sur le sol actuel de la structure. Une roche du substratum en place a été utilisée comme chevet de la cella, et là aussi, des pierres ont été placées au-dessus pour surélever la « table » (ill. 3). Les orthostates ne sont distants que de 1,20 m pour 1,15 m de profondeur, du chevet à la partie distale de ceux-ci. La dalle de couverture possède des dimensions (L. 1,50 m x l. 1,15 m) lui permettant de clore parfaitement un carré constitué par les pierres en place et fermé au sud par une éventuelle pierre plate disparue (Ill. 4). Cette pierre manquante devait faire office de porte, à moins que l’ouverture ait été effectuée par le soulèvement de la dalle de couverture, ce qui est souvent le cas pour les dolmens de très petite taille. La structure était au total vraisemblablement très modeste, ce qui est fréquent dans la région pour la période de construction envisagée, comme nous allons le voir. annexe III les dolmens de Rodès Dans la mesure où le chevet semble en place (roche du substratum affleurant), le monument voyait son entrée orientée vers le sud, suivant en cela le sens du pendage du versant. Actuellement, la construction paraît s’adosser à un mur de terrasse, qui pourrait bien avoir été construit avec les pierres de l’ancien tumulus le recouvrant. Les chaos de granite, présents dans l’environnement proche, offrent des matériaux en abondance, qu’il suffisait de choisir aux bonnes dimensions pour la réalisation du cairn comme du monument en lui-même. Le contenu du dolmen a depuis longtemps été vidé, donc aucun mobilier archéologique ne peut directement participer à un essai de datation relative. Pourtant, il faut signaler la découverte en surface d’un ensemble de tessons modelés, à trente mètres plus haut vers le nord‑est. Répertoriée sous le no 1024, cette concentration de céramiques présente des formes bien datables de l’âge du Bronze moyen (1re moitié du IIe millénaire avant J.‑C.) et leur représentativité est tout à fait homogène. La pâte de ces récipients est essentiellement cuite en ambiance oxydante. Bien que très fragmenté, ce mobilier permet de reconnaître des fonds plats et un rond, un pied de vase polypode, une oreille de préhension, un départ d’anse orné sous l’anse d’une ligne d’impressions « en coin », des anses en ruban, des décors ongulés, des cordons digités, et un tesson de gros vase de stockage dont le bord est orné d’un cordon digité sous la lèvre à impressions digitées. Le vase polypode et le décor de coups d’ongle sont des caractéristiques que l’on retrouve dans toutes les Pyrénées à cette époque, de manière presque exclusive (Martin 1989 et Rouquerol 2004). On compte un minimum de huit poteries dont un gros vase à provision, en général signe d’un habitat à proximité. Il est difficile d’interpréter la présence de cet ensemble céramique, sans autre mobilier associé : fond de cabane ou reste de fosse dépotoir ? la Têt, réalisés par J.-Ph. Bocquenet (Bocquenet 1997), ont montré des exemples proches, du point de vue de la datation et de la typologie, comme celui du dolmen de Valltorta à Saint-Michel-de-Llotes ou encore celui des Rières à Bouleternère (Iund, Porra-Kuteni 2003). Si un doute était permis au premier regard sur cette construction, compte tenu de la morphologie ancienne des terrasses sur la montagne de Rodès, le plus souvent armées par des dalles redressées dès une phase médiévale d’aménagement du terroir (cf. Passarrius chap. VIII, Martzluff chap. XI) les arguments avancés ici nous donnent la certitude d’avoir affaire à un dolmen et nous essaierons plus loin de comprendre pourquoi il fut implanté en ce lieu. I.2 - Le dolmen du Serrat Blanc (commune de Rodès) à la différence de La Guardiola, l’approche de ce dolmen est une vraie promenade, car il se trouve juste à l’est du principal chemin traversant le plateau de Montalba du nord au sud, au niveau du Mont Serrat Blanc. Découvert il y a quelques années par Yves Blaize, il est situé au pied d’une petite butte constituée d’albites développées dans les granites porphyroïdes, et semble se cacher dans un petit bosquet de chênes (ill. 5). Il est intéressant de noter que la datation de cet ensemble céramique pourrait tout à fait correspondre à celle du dolmen. En effet Françoise Claustre, dans sa chrono-typologie des dolmens des Pyrénées de l’est, datait de la 1re moitié du IIe millénaire avant notre ère, ce type de « petites cistes aériennes couvertes d’un tumulus » (Claustre 1998). Les derniers travaux de prospection et restauration de mégalithes dans la vallée de . Ciste aérienne : coffre de pierre constitué de petites dalles plates, non enfoui. 5 - Dolmen du Serrat Blanc et son tumulus (vue ouest) (cl. V. Porra-Kuteni). 173 174 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre IV N 0 0,5 1,00 m 6 - Dolmen du Serrat Blanc, plan et coupe (relevé V. Porra-Kuteni). 7 - Dolmen du Serrat Blanc, avant l’intervention de la mairie de Rodès en mai 2006 (cl. Michel Martzluff ). 8 - Dolmen du Serrat Blanc - vue est, après intervention de la mairie (cl. V. Porra-Kuteni). Dès que l’on s’approche, on aperçoit un « caisson » rectangulaire comme planté sur son tumulus bien visible. Dans son état actuel, ce dernier est constitué de petits blocs de granite (entre 20 et 30 cm d’extension). Il est de forme circulaire et d’un diamètre d’environ 6 à 7 m. Il s’appuie sur de plus gros blocs fichés en terre et des affleurements de la roche granitique. Si l’on ne doute pas d’être en présence d’un dolmen, son aspect actuel montre bien qu’il a subi de nombreux remaniements qui rendent peu lisibles son plan initial et donc son fonctionnement. Une grande roche plate sert de couverture à une cella aux dimensions intérieures modestes (L. 1,15 m x l. 1,00 m x H. 0,90 m). Dans son état actuel, elle est de plan rectangulaire et délimitée par des dalles verticales sur les quatre côtés (ill. 6). En 2005, la structure se présentait différemment. La dalle de couverture était basculée sur le côté, vers l’ouest. Les orthostates n’étaient pas parallèles ni de même niveau, certains fort bas, d’autres bien plus haut et même l’un d’eux (côté sud-est) est si bas qu’il pourrait être interprété comme une porte-fenêtre (ill. 7). Les dimensions réduites de la construction plaident aussi en faveur d’une éventuelle ouverture par la dalle de couverture. Il apparaît que seules les dalles délimitant la chambre funéraire, seraient en place. Murets en pierres sèches et autres doublements d’orthostotes ont été rajoutés au cours des siècles (ill. 8). On ne peut que déplorer l’absence de mobilier remarquable qui autoriserait une datation relative. Le ramassage d’un maigre mobilier récolté en surface entre les pierres du tumulus montre : 3 percuteurs de quartz et une dizaine de tessons de céramiques modelées (6 en cuisson oxydante et 4 en cuisson réductrice) dépourvus de décors ou de profils reconnaissables. Toutefois, un seul tesson de poterie modelée de 8 mm d’épaisseur, à pâte brun-orangé avec gros dégraissant, provient d’un vase de stockage. Trouvé sur le tumulus, cet élément associable à l’habitat peut avoir été emmené avec la terre pour sa construction, ou par d’autres hasards... Cet ensemble mobilier pourrait appartenir autant à la fin de la Préhistoire qu’au début de la Protohistoire. Comme pour celui de la Guardiola, le plan rectangulaire de ce dolmen et ses dimensions réduites invitent à rattacher sa période d’érection au Chalcolithique ou au début de l’âge du Bronze, si l’on s’en tient toujours aux propositions de F. Claustre (Claustre 1998). . En particulier la fermeture des espaces vides entre les dalles, par de petits murets de pierres sèches. annexe III les dolmens de Rodès France Marseille Perpignan Espagne Barcelone 0 15 km 9 - Carte de répartition des dolmens des Pyrénées-Orientales (cl. V. Porra-Kuteni). II - Questions de mégalithes Dans le sud de la France, plusieurs concentrations de mégalithes ont été identifiées : celle des Pyrénées de l’est occupe un territoire circonscrit au nord par le fleuve Aude et au sud par celui de l’Ebre en Catalogne, à l’est l’Ariège en serait la limite. Dans les Pyrénées-Orientales, on perçoit trois grands ensembles de dolmens et quelques « isolats » aux marges. Au sud, les Albères françaises (12 dolmens) et espagnoles (60 dolmens) forment un premier groupe, puis un second – d’une trentaine de monuments, dont ceux de Rodes, surplombant la vallée de la Têt – occupe les hauteurs du Vallespir et des Aspres. Enfin le troisième voit une cinquantaine d’exemplaires répartis sur les hauteurs du Conflent et des Fenouillèdes. Quelques uns se trouvent isolés (aujourd’hui ?) en Cerdagne à Eyne, à Enveigt et dans les Corbières à Salses (Ill. 9). Les dolmens les plus proches de Rodès sont ceux de Bélesta à l’est, Tarerach et Trévillach à l’ouest et Trilla au nord. Au sud, de l’autre côté de la vallée de la Têt, les crêtes du versant nord sont elles aussi occupées par la concentration des dolmens de Saint-Michel-de-Llotes. . Notamment étudiés et restaurés par J‑Ph. Bocquenet, à la fin des années 1990 (Bocquenet 1997 - Iund, Porra 2003). 2.1 - Bref historique de la recherche Participant à la celtomanie qui précédait les premiers temps de l’archéologie préhistorique, Jaubert de Réart signala des mégalithes dès 1832. Ce n’est qu’en 1921 que Pierre Vidal dresse le premier inventaire de 25 dolmens. Pierre Ponsich en fait un décompte plus précis en 1949 (Ponsich 1949). Depuis, Jean Abélanet a patiemment prospecté et découvert des dolmens pour en fixer le nombre à 90 en 1987 (Abélanet 1990). Ces mêmes années 1980, les chantiers archéologiques de Françoise Claustre, nouvellement installée en Roussillon, ont dynamisé la recherche en Préhistoire récente, sous l’égide du CNRS et avec l’appui de l’École des Hautes études en Sciences Sociales installée à l’Université de Toulouse, dirigée par Jean Guilaine. C’est ainsi que fut publiée la première fouille programmée d’un mégalithe (Claustre, Pons 1988). Dans ce mouvement, qui allait par ailleurs à la rencontre du plus large public par des conférences et la création de musées, se sont inscrits à partir des années 1990 les travaux de Jean-Philippe Bocquenet, Richard Iund et moi-même. . Qu’il publia dans le n° 4 du « Publicateur des Pyrénées-Orientales » puis présenta ceux de Llauro et l’année suivante celui de Taulis dans un article intitulé « Monuments druidiques sur la montagne de Molitg ». . Paru sous le titre « le Roussillon préhistorique » dans la revue Ruscino nos 15, 16, 17, 18. . Château-Musée de Bélesta en 1992 et Maison de l’Archéologie à Céret en 1995. 175 176 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre IV 10 - Dolmen du Moli del Vent à Bélesta (cl. V. Porra-Kuteni). La réponse à l’intérêt de la population fut l’élaboration du projet « Piste des dolmens » par les élus du canton de Vinça. Ainsi fut créée une charte intercommunale pour mettre en place un chantier école qui avait pour but d’étudier et valoriser les dolmens destinés à faire partie d’un circuit pour le grand public randonneur et/ou familial. Cette étude commença par la fouille du dolmen du Moli del vent à Bélesta, en 1993 (Porra 2003). Pour la première fois dans notre département, le décapage de la totalité du tumulus montra l’apport d’une telle démarche, ne se restreignant plus à la chambre funéraire : une meilleure connaissance de l’architecture et la découverte de mobilier, souvent absent de la cella pillée et certes généralement très fragmentaire, mais bien représentatif des diverses occupations (ill. 10). Ce projet de « piste des dolmens » a permis la fouille, l’étude et la restauration de 5 dolmens du canton de Vinça par l’équipe dirigée par J.‑Ph. Bocquenet. Aujourd’hui, l’état des lieux que Jean Abélanet prépare pour une prochaine publication recense plus d’une centaine de dolmens sur le territoire de la Catalogne nord. . Dolmen du Poste de tir à Saint-Michel-de-Llotes, Dolmen de la Creu de la Falibe ou de la Llose à Saint-Michel-de-Llotes, dolmen du Serrat d’en Jacques à Saint-Michel-de-Llotes, dolmen du Coll de la Llosa à Casefabre et dolmen des Rières à Bouleternère. II.2 - Quelques constantes du mégalithisme dans les Pyrénées-Orientales L’implantation des dolmens est généralement située en région montagneuse sur des emplacements privilégiés (très souvent une vue panoramique avec angle à 360°) comme un col, une crête, à des altitudes pouvant atteindre 1 500 m en Cerdagne (Abélanet 1987a). Le caisson de La Guardiola pourrait fort bien rentrer dans ce cas de figure, mais pas vraiment celui du Serrat blanc. Les matériaux employés sont des roches disponibles sur place (schiste, granite, gneiss, calcaire pour les plus courants). Leurs dimensions sont dans l’ensemble modestes. Il faut bien reconnaître que les mégalithes des Pyrénées orientales n’ont de mega que le nom, comparés à bon nombre de monuments chez nos voisins les plus proches en Catalogne du sud ou dans l’Aude (le dolmen de Las Fades à Pépieux et le dolmen de Saint‑Eugène à LaureMinervois, dolmens dont le tumulus dépasse les 15 m). Toutefois, l’un des deux dolmens du Mas Llosanes, qui fait face aux caissons de Rodès, sur le très proche plateau de Tarrerach, est quand même assez imposant pour notre département et jouxte un habitat où furent découverts des restes de bracelets et d’ébauches d’anneaux-disques en chloritoschiste, ainsi qu’un site à gravures rupestres datées par l’inventeur de l’âge du Bronze (Abélanet 1990). Le plan de ces dolmens est toujours très simple : un caisson dont les dimensions et l’accès varient selon les périodes. L’orientation de l’entrée de la structure est le plus souvent dirigée vers le sud, plus précisément vers le sud-est et moins fréquemment vers le sud-ouest. Malheureusement, le mauvais état de ces mégalithes ne permet pas toujours de la mettre en évidence et l’on trouve parfois des orientations vers l’est (dolmen du Pla de l’Arca à Molitg-les-bains) ou l’ouest (dolmen de los Masos à Saint-Michel-de-Llotes), ou encore, vers le nord-ouest (Saint‑Martin à Latour-de-France). Certains monuments pouvaient être clos et ne s’ouvrir qu’en remuant la dalle de couverture ou par un sas dans la partie supérieure. Il est donc difficile de se prononcer pour nos deux structures, vu leur état de conservation. Gravures et cupules accompagnent souvent ces monuments, soit sur les dalles ellesmêmes, soit dans l’environnement proche. Les tumulus sont constitués de pierres, blocs et/ou terre. Parfois ces tertres possèdent un parement de pierres plates (Moli del vent à Bélesta). Leur forme est essentiellement circulaire dont quelques rares cas ovales avec annexe III les dolmens de Rodès un péristalithe, constitué de dalles verticales fichées en terre, délimitant ainsi un espace funéraire (rectangulaire au dolmen du Roc del Llamp à Castelnou). À Rodès, le tumulus du caisson du Serrat Blanc rentre dans ce cadre et, si nous ne savons rien de la couverture de celui de La Guardiola, on peut supposer qu’il était semi-enterré puisqu’il touche le socle sur une pente, dans une formule qui existe déjà dans les Pyrénées catalanes au Néolithique moyen, par exemple à La feixa del Moro de Juberri, en Andorre (Yanez 2005). Leur contenu est souvent indigent à cause des pillages anciens et surtout de l’acidité de certains sols, à deux exceptions près : le dolmen de l’Oliva d’En David à Salses (sol calcaire) où plusieurs restes osseux humains ont été retrouvés et le dolmen du Serrat d’En Jacques à SaintMichel-de-Llotes où juste un fragment de boite crânienne humaine avait été conservé. II.3 - Une chronologie toujours difficile à établir Rien n’est plus difficile que de dater ces constructions en l’absence de matériaux organiques (charbons, ossements) utilisés par les moyens de datation physicochimique et vue la rareté des mobiliers remarquables associés de manière certaine. D’après la chrono-typologie touchant surtout l’architecture et établie par Françoise Claustre (Claustre 1998) et les travaux de Josep Tarrus (Tarrus 1990, 2002) cinq phases sont discernées. Tarerach, Bélesta). Certains de ces dolmens se rapprochent de l’allée couverte (Prat-Clos à Ria, Poste de tir à SaintMichel-de-Llotes). Ces monuments correspondent aux « galeries catalanes » côté Catalogne-sud. Leur datation serait du Néolithique final (fin IVe/début IIIe millénaire). Pour certains monuments, la période Vérazienne peut être avancée, d’après la céramique à cordons lisses et les habitats de la même époque aux alentours. - Phase 4 : Les dolmens à couloir sont réutilisés et les dolmens simples sont construits au Chalcolithique (2e moitié du IIIe millénaire). Les dolmens simples sont les plus nombreux en Roussillon (Llauro, Arles, Argelès, Molitg, Campoussy, etc.). Trois dalles ou davantage délimitent une chambre carrée ou rectangulaire. L’orientation de leur entrée est fréquente au sud (essentiellement sud-est et parfois sud-ouest). L’accès à la cella est possible par une dalle frontale à l’entrée du dolmen (Enveitg), ou par une dalle mobile (par rapport à une dalle inférieure fixe) qui fait office de porte-fenêtre (ill. 11). Parfois, un vestibulepuits sert de passage, devant la chambre à l’intérieur du tumulus ou bien une porte en bois aujourd’hui disparue. - Phase 5 : On constate la réutilisation de tous les monuments mégalithiques déjà existants et la construction de petites cistes aériennes couvertes d’un tumulus durant la fin du Chalcolithique et jusqu’à l’âge du Bronze ancien (première moitié du IIe millénaire avant notre ère). Les petites structures de Bouleternère pourraient correspondre à cette étape. ‑ Phase 1 : Le ciste (coffre de quatre dalles souvent couvertes) avec sépulture encore individuelle, mais des coffres parfois regroupés dans un tumulus complexe, daté du Néolithique moyen (2e moitié du Ve millénaire) du groupe Montbolo (pour exemple la nécropole du Camp del Ginèbre, à Caramany). - Phase 2 : Les cistes petites ou grandes, totalement enterrées, sans tumulus (pour F. Claustre comme pour J. Abélanet, il n’y a pas chez nous de véritables dolmens à couloir et chambre circulaire ou polygonale). On trouve aussi de petits coffres enterrés ou semi-enterrés, avec ou sans tumulus apparent, avec ou sans péristalithe (Caixas, Catllar, Conat, Eyne, Saint-Marsal, etc.). Leur datation pourrait se situer à la fin du IVe millénaire ? - Phase 3 : Le dolmen à couloir évolué : dolmen à couloir aussi large que la chambre à plan rectangulaire en U ou en V (Laroque-des-Albères, Saint-Jean-de-l’Albère, 11 - Dolmen de La Siureda à Maureillas (cl. Jean-Marie Porra). 177 178 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre IV Conclusion L’intérêt de la découverte des deux petits dolmens de Rodès tient déjà dans leur emplacement remarquable. La question s’est posée de savoir pourquoi la situation des dolmens privilégie de manière générale les hauteurs, les cols, les crêtes, les plateaux dominant les terres basses. Doit-on y voir des espaces plutôt dévolus aux éleveurs ? Peut-on y reconnaître le choix d’un peuple de pasteurs, avec ses « repères » mégalithiques sur des territoires de pacages et de routes de transhumance (ill. 12) ? Quant à la dimension spirituelle du choix du lieu de l’érection de ces sépultures collectives (ou peut-être simplement de quelques individus d’un groupe ou une famille), elle nous échappe. Gageons qu’elle devait revêtir une importance primordiale pour des gens qui donnaient sens à la majorité des gestes de leur vie quotidienne (leur survie en dépendait souvent), qui interprétaient constamment les mouvements climatiques et sacralisaient la plupart des éléments naturels (l’eau, les arbres, les roches, la terre, etc.). Un autre intérêt de ces mégalithes est paradoxalement leur rareté. Il est rare qu’un si vaste territoire soit prospecté de manière presque exhaustive. Compte tenu que les recherches sur le plateau ont montré que les vestiges préhistoriques récents les plus nombreux dataient du Bronze ancien et moyen, sans pouvoir toutefois le préciser, on est poussé à faire correspondre la typologie tardive de ces structures avec ce qu’exprime le contexte, c’est-àdire une occupation devenue intensive de ce piémont par un peuple probablement pasteur et semi-nomade au début de la Protohistoire. Malgré les outrages du temps, les pillages ou les réutilisations possibles, la persistance de ces deux petits mégalithes dans le paysage du plateau cristallin de RodèsMontalba offre les plus anciens témoignages d’une emprise de l’homme sur la nature. À ce titre, ils procèdent d’un patrimoine dont il nous appartient de réfléchir sur la meilleure façon de le conserver et, après l’avoir étudié, de le transmettre aux générations futures (PorraKuteni 2005). 12 - Vue panoramique depuis le dolmen de la Guardiola, vers le sud-ouest (cl. V. Porra-Kuteni). chapitre V Le plateau de Ropidera à l’époque romaine : un secteur inoccupé entre deux groupes culturels Jérôme Kotarba I - Les résultats des prospections    pédestres de la zone incendiée I.1 - Absence de vestiges d’époque romaine Pour l’époque romaine, le bilan des prospections pédestres de la zone incendiée de Rodès est vite établi : aucun site n’a été mis en évidence et aucun débris n’a été repéré. Un seul endroit de découverte, de très petite surface, sera présenté dans cette étude, mais nous verrons plus loin qu’il s’inscrit chronologiquement sur la période suivante, celle du haut Moyen Âge. Ainsi, malgré le caractère systématique des prospections réalisées par O. Passarrius et son équipe, malgré les collectes intégrales des artefacts de toutes les époques présents sur des zones particulières (les sites et leur environnement), nous devons constater l’absence totale de vestiges de l’époque romaine. Aucun débris d’amphore ou de céramique fine importée comme la sigillée sud-gauloise n’est présent dans les inventaires réalisés. Pourtant, les céramiques d’époque moderne, pâtes orangées bien cuites, qui sont proches visuellement des productions antiques ont été ramassées systématiquement et donc d’éventuelles confusions sur le terrain, lors des collectes, auraient été corrigées au moment des inventaires. On peut en conclure que cette absence totale de céramiques typiques de l’époque romaine classique, c’està-dire de vestiges datables entre le IIe siècle avant J.‑C. et le Ve siècle de notre ère, cette longue période où les importations sont nombreuses et diversifiées, constitue une caractéristique remarquable de la zone incendiée. La découverte, dans le même contexte géographique, de nombreux sites (ou concentrations de mobilier) antérieurs à l’époque romaine montre bien que cette absence ne peut pas être expliquée par des recouvrements sédimentaires postérieurs, car ils auraient aussi touché les vestiges plus anciens. Il reste bien sûr possible que ces installations plus anciennes occupent des espaces différents de ceux qui auraient pu l’être à l’époque romaine. Toutefois, comme nous allons le voir avec des exemples proches, le grand plateau de Ropidera, avec ses collines et ses étendues planes, offre des surfaces cultivables intéressantes qui auraient pu être exploitées ou mises en culture à l’époque romaine comme elles le furent précédemment. 180 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre V I.2 - Une petite concentration de mobilier d’époque wisigothique Au lieu-dit Cortal Baudet (dénomination point R sur le terrain), les prospections ont mis en évidence une petite concentration de céramiques communes présentant des caractéristiques de la fin de l’époque romaine et du haut Moyen Âge. On y distingue un premier lot de céramiques communes correspondant surtout à des panses assez épaisses à pâte brune à grise contenant de nombreux grains de sable assez fin. Leur façonnage semble modelé et correspondre à une fabrication locale. Aux 26 panses de ce lot, s’ajoute un fond légèrement bombé épais (supérieur à 10 mm). Le second groupe de céramiques est plus hétérogène, il s’agit de céramiques communes tournées dont les parois sont nettement plus fines que celles du premier lot. Les pâtes sont brunes à grises, parfois noires, et comprennent un dégraissant sableux fin incluant souvent de fins micas en surface. Ce second lot est constitué de 10 panses, 3 bords et un fond (ill. 1). L’une des panses, en pâte réductrice bien cuite (allure sèche), porte une cannelure. Le fond bombé, d’environ 11 cm de diamètre, appartient à un vase assez grand (ill. 1, n° 4). Les rebords présentent tous une mouluration. Un premier rebord dont l’épaisseur est constante porte simplement une légère gorge interne (n° 1). Les deux autres présentent de petits bandeaux verticaux plus ou moins dégagés et une gorge interne peu accentuée (n° 2 et 3). D’un point de vue typologique, sans qu’un classement précis n’ait encore été publié pour le Roussillon, ces bords se rapportent aux contextes d’époque wisigothique retrouvés tant en plaine du Roussillon que dans les sites explorés du barrage de l’Agly. Ils appartiennent à un faciès un peu plus tardif que celui des urnes à bord en bandeau que l’on trouve dans le dépotoir des Bonissos II à Tautavel (Kotarba, Castellvi, Mazière 2007) daté du milieu et de la seconde moitié du Ve siècle de notre ère. Comme les rebords moulurés ne sont plus présents à l’époque carolingienne, nous proposerons de dater cet assemblage de mobilier des VIe‑VIIIe siècles. . CAG 66, site n° 971, p. 593. Les références retenues pour les sites archéologiques décrits ou cités dans ce chapitre sont celles de la CAG 66 publiée en 2007. Les références bibliographiques antérieures pourront être retrouvées en consultant les notices de chaque site. . Cette datation est donc plus tardive que celle proposée dans la notice de la Carte Archéologique (CAG 66, site n° 804, p. 540), trop rapidement formulée. Les vestiges sur le terrain se répartissaient sur environ 10 m2, ce qui laisse entrevoir la possibilité d’une fosse, en relation avec un petit habitat rural. À partir de la documentation recueillie sur le massif incendié, ce petit endroit occupé entre le VIe et le VIIIe siècle de notre ère marque donc un timide retour sur cette partie du territoire de Rodès, déserté depuis un millier d’années environ. Cette découverte d’un petit site d’époque wisigothique ne doit pas à nos yeux faire l’objet d’une interprétation exagérée. Les progrès faits ces dernières années dans la caractérisation des indices matériels du haut Moyen Âge apportent un ensemble d’informations considérable pour une période qui était restée méconnue. Toutefois, il convient de ne pas trop mettre en exergue ces occupations d’époque wisigothique, aussi modestes ou importantes soient-elles, pour laisser le temps aux historiens et archéologues de les comprendre dans le cadre de véritables dynamiques d’occupation. 1 2 3 4 0 5 10 15 cm 1 - Les céramiques communes tournées du Cortal Baudet à Rodès (dessin J. Kotarba). . Voir à titre d’exemple les travaux d’archéologie préventive de la LGV Perpignan–Espagne (Kotarba 2007). Le plateau de Ropidera à l’époque romaine II - L’occupation d’époque romaine dans l’arrière-pays des PyrénéesOrientales L’absence constatée de vestiges de l’époque romaine prend de l’intérêt si on la compare à ce que l’on connaît à proximité. D’une manière générale, en plaine du Roussillon, mais aussi dans les premiers contreforts montagneux, les indices d’une présence humaine à l’époque romaine sont nombreux (ill. 2). Il est même fréquemment difficile de savoir comment prendre en compte à leur juste valeur ces débris antiques si caractéristiques par rapport à ceux des périodes juste antérieures ou postérieures disposant de moins de céramiques importées reconnaissables à partir du moindre débris. À proximité de la zone incendiée de Rodès, l’Association Archéologique des Pyrénées-Orientales a pris en charge, il y a 20 ans, des prospections pédestres sur l’emprise du futur barrage de l’Agly (communes d’Ansignan, de Caramany, de Cassagnes et de Trilla). Celles-ci ont permis de constater une présence régulière de débris d’époque romaine sur les parcelles du fond de vallée, mais aussi sur les premiers coteaux. Des habitats s’y trouvaient aussi, et étaient bien structurés comme l’ont montré les diagnostics et les fouilles qui ont suivi ces premières reconnaissances. La prospection s’est aussi développée sur une zone de collines promises à des remises en culture (commune de Lansac). Dans un milieu géographique paraissant pourtant hostile aux occupations humaines, des débris diffus de l’époque romaine étaient présents en même temps que des céramiques modelées plus anciennes. Depuis ces premiers travaux, les prospections régulières réalisées par Alain Vignaud, sur Caramany, Cassagnes, Bélesta, dans des contextes géographiques plus ou moins éloignés de la vallée de l’Agly, montrent fréquemment l’existence d’habitats antiques. C’est sur la commune de Bélesta que cette présence antique est la plus significative par rapport à l’absence constatée sur la zone incendiée de Rodès. En effet, si la vallée de l’Agly et les découvertes liées au barrage de l’Agly notamment peuvent être associées à un certain déterminisme géographique (vallée alluviale, irrigable...), il n’en est plus de même sur le territoire de Bélesta. Les collines, les affleurements rocheux granitiques que l’on y trouve sont très proches de ceux du grand secteur de Ropidera. Depuis longtemps, les recherches menées sur le dolmen Moli del Vent et près de l’église fortifiée Saint-Barthélemy de Jonquerolles ont montré la présence régulière d’artefacts d’époque romaine. Une opération d’archéologie préventive menée par A. Vignaud sur la colline qui domine ces deux endroits a permis de localiser l’habitat antique construit. C’est sans doute ce dernier qui a mis en culture les terrains qui s’étendent en contrebas, et qui y a apporté les débris diffus, notamment par la pratique d’amendement des terres, que nous retrouvons maintenant lors de travaux de fouilles. Beaucoup plus bas sur le même versant, cette fois entre le village et Caladroi, un autre habitat d’époque romaine a été découvert en prospection. C’est d’abord sa périphérie qui a été identifiée grâce à la présence d’artefacts d’époque romaine diffus, puis en remontant, de parcelle en parcelle, les vestiges sont devenus plus nombreux jusqu’à caractériser un habitat probable. On signalera aussi sur la commune de Bélesta, mais cette fois dans la partie à substrat calcaire, que les fouilles de la Caune menées par F. Claustre ont livré d’assez nombreux vestiges de l’époque romaine dans les couches supérieures de la grotte. À cette énumération de découvertes, on constate que le territoire de Bélesta est occupé avec régularité durant l’époque romaine, et que les indices plus ou moins diffus de ces occupations se retrouvent aisément dans les différentes fouilles pratiquées sur la commune. Dans la même aire géographique proche du massif incendié de Rodès, le site d’époque romaine du Col des Auzines (commune de Trévillach) est intéressant à plus d’un titre. Sa découverte et sa mise en évidence sont liées à trois sources d’information différentes : un propriétaire qui a trouvé des amphores dans sa parcelle et les a confiées au groupe Forum ; Marie Blaize, sensibilisée à l’archéologie, qui a recueilli fortuitement sur place des vestiges d’époque romaine dont un peson en terre cuite ; Alain Vignaud qui a observé lors de prospections régulières des débris antiques près d’un affleurement rocheux. La prospection du lieu, réalisée à la suite de ces différentes informations, a bien montré la réalité des différents points d’observations, tous différents. Nous pensons qu’ils appartiennent à une large zone de diffusion de vestiges antiques que nous associons à un habitat unique localisable un peu plus haut sur le versant. . CAG 66, sites n° 149 et 150, p. 256. . CAG 66, site n° 148, p. 255. . CAG 66, site n° 151, p. 256. . CAG 66, site n° 147, p. 254-255. . CAG 66, site n° 1007, p. 605. 181 182 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre V Habitats ruraux du IIe-Ier avant J.-C. classiques à tegula du faciès de “l’arrière-pays” du Ve-VIIe après J.-C. Maury Tautavel Proposition de limite entre les deux faciès culturels Lesquerde 1500 à 2500 m 500 à 1000 m Lansac 200 à 500 m L'Agly Latour-de-France 1000 à 1500 m Planèzes Ansignan N 0 à 200 m Emprises étudiées finement barrage de l’Agly Caramany Trilla zone incendiée Cassagnes Bélesta Trévillach Tarerach Montalba-le-Château Néfiach Ille-sur-Tet et La T Habitats ruraux Ria-Sirach Habitats ruraux du IIe-Ier avant J.-C. classiques à tegula du faciès de “l’arrière-pays” du Ve-VIIe après J.-C. Proposition de limite entre les deux faciès culturels Rodès du IIe-Ier avant J.-C. classiques à tegula du faciès de “l’arrière-pays” 0 du Ve-VIIe après J.-C. Proposition de limite entre les deux faciès culturels 1500 à 2500 m 1000 à 1500 m 500 à 1000 m 200 à 500 m Habitats ruraux du IIe-Ier avant J.-C. classiques à tegula du faciès de “l’arrière-pays” Camélas du Ve-VIIe après J.-C. Thuir Proposition de limite entre les deux faciès culturelsCastelnou 1500 à 2500 m 10 km Maury 1000 à 1500 m 500 à 1000 m 200 à 500 m Lesquerde N 0 à 200 m Emprises étudiées finement Maury barrage de l’Agly Ansignan N zone incendiée 0 à 200 m Emprises étudiées finement Lesquerde 1500 2 - Les sites d’époque romaine connus autour de àla2500 zonemincendiée, et essai de délimitation du groupe culturel « de l’arrière-pays » (dessin J. Kotarba). barrage de l’Agly 1000 à 1500 m zone incendiée 500 à 1000 m Lansac 200 à 500 m Ansignan N 0 à 200 m Emprises étudiées finement barrage de l’Agly Caramany Trilla zone incendiée Nous aurions donc ici aussi une large zone de diffusion d’indices antiques liée notamment aux terres cultivées et amendées, et un habitat qui occupe une position plus escarpée, dominant les espaces cultivables. Sur la commune de Montalba-le-Château, de rares vestiges d’époque romaine ont été observés près de la vieille église et de la cave coopérative10. Comme dans les cas précédents, il pourrait s’agir de débris associés à un habitat d’époque romaine dont l’emplacement précis reste à trouver. Ces vestiges se situent sur la partie est de la commune qui regarde vers la vallée de l’Agly, et donc à une bonne distance de la zone incendiée. Il nous faut dire quelques mots des vestiges d’époque romaine appartenant au territoire de la commune de . CAG 66, site n° 518, p. 416. 10. CAG 66, site n° 519, p. 416. Ansignan Lansac Tautavel Latour-de-France Planèzes Trilla Trévillach Caramany Rodès. Ils se trouvent tous dans la plaine Trévillach alluviale de la Têt, et appartiennent plus précisément à la vallée de Montalba-le-Château Cassagnes 11 Tarerach La Motzanes. Les deux sites les mieux documentés , et La T sont à rattacher à l’exploitation minière du fer du masBélesta sif du Canigou d’époque Trévillach romaine républicaine, du fait des débris retrouvés et de leur position particulière à Montalba-le-Château Ria-Sirach Tet a L Tarerach proximité du chemin ancien qui suit la vallée de la TêtNéfiach Ille-sur-Tet Rodès et d’un autre chemin, de crête cette fois, qui provient de La Bastide et passe parRia-Sirach Joch12. Un autre site de la vallée 0 de La Motzanes, repéré t par Francis Català en prospeca Te L tion, correspond à une nécropole Rodès à inhumation du Bas Camélas Empire13, dont on peut remarquer que le ou les habitats Castelnou contemporains ne sont pas connus. Ria-Sirach 0 11. CAG 66, sites n°s 799 et 800, p. 538-539. 12. Comps 2007, chemin P, p.123. 13. CAG 66, site n° 801, p. 539. 10 km Planèzes Trilla L'Agly Cassagne Tarerach Bélesta Ille-sur-Tet Thui Le plateau de Ropidera à l’époque romaine Enfin, pour élargir le propos à des zones géographiques qui nous semblent aujourd’hui plus difficiles à mettre en culture que les plaines alluviales, regardons vers le Conflent et la Cerdagne. Sur le Pla de Vall en So (commune de Ria), plateau aujourd’hui surtout occupé par des zones de pâturage, un habitat d’époque romaine a été découvert par M. Martzluff à 800 m d’altitude14. Sa délimitation précise en prospection n’a pas été chose facile car les indices antiques diffus sont éparpillés sur une large surface et notamment le long d’un probable ancien chemin. Même si le sol est couvert d’herbe, la mise en évidence d’indices d’époque romaine se fait avec beaucoup de facilité, notamment par les morceaux d’amphore bien caractéristiques. Sur ce même plateau, d’autres vestiges d’époque romaine avaient été observés antérieurement, par Jean Abélanet lors de la fouille du dolmen de Prat Clos15, et près de la Font de l’Aram par François Roig lors de sa recherche sur la métallurgie16. La présence de ces indices, liés à l’exploitation antique du Cortal Freixe ou à d’autres, non encore localisés, marque une occupation bien nette de ce plateau durant l’époque romaine. En Cerdagne française, les sites d’époque romaine pouvant correspondre à des habitats ruraux sont très rares voire quasiment inexistants. Il s’agit d’un problème de recherche et d’identification car il est difficile d’imaginer que l’agglomération de Julia Lybica se développe dans une plaine non occupée. Ce problème est sans doute plutôt lié à une conservation particulière et aux possibilités de lecture des sols, puisqu’on retrouve çà et là des fragments de poterie appartenant à cette période. À titre d’exemple, lors de travaux d’archéologie préventive menés récemment avec Christine Rendu sur la commune de Bolquère (secteur du Pla de la Creu, à 1 800 m d’altitude), nous avons découvert deux fragments isolés de céramique importée d’époque romaine17. Ces débris sont difficiles à interpréter : déchets lors d’activités forestières ou pastorales à l’époque romaine ; indices disposés là sur un rocher pour servir de point de repère du fait de leur couleur orangée... Peu importe l’interprétation retenue, ils montrent surtout que notre sensibilité actuelle aux artefacts d’époque antique est fine et peut identifier quelques morceaux isolés. 14. CAG 66, site n° 775, p. 531. 15. CAG 66, site n° 776, p. 531. 16. CAG 66, site n° 774, p. 531. 17. CAG 66, site n° 153, p. 257. III - Pourquoi cette absence sur le plateau de Ropidera ? Il nous faut d’abord constater, suite aux exemples donnés précédemment, que cette absence de vestiges typiques de l’époque romaine sur la zone brûlée de Rodès, est un fait avéré. Il s’agit d’un cas de figure rare dans notre département, car il est confirmé par des recherches spécifiques dans le cadre de prospections méthodiques et aussi par des résultats positifs pour les périodes plus anciennes. Quelles sont les pistes d’explication pour une telle absence ? Tout d’abord, cette observation montre clairement que ce secteur géographique n’a pas intéressé les paysans de l’époque romaine. Ce manque d’intérêt est d’ailleurs antérieur à l’époque romaine puisque les vestiges caractéristiques du IIe âge du Fer sont eux aussi absents, avec toutefois une affirmation d’absence moins catégorique que pour l’époque romaine car les indices typiques de cette période ancienne peuvent être moins abondants. On peut bien sûr s’interroger sur l’état des sols et du couvert végétal suite à la dense occupation protohistorique de ce plateau. Y a-t-il eu un déséquilibre écologique suffisant du fait de cette forte présence humaine pour rendre ce secteur inoccupé durant un millénaire environ ? La question restera sans doute longtemps sans réponse. Un autre point de vue peut être abordé en replaçant le secteur concerné dans la petite géographie historique de l’époque. Grâce aux recherches menées sur l’emprise du barrage de l’Agly, et notamment à des fouilles extensives, nous avons pu mettre en évidence des traits culturels particuliers propres à une partie de l’arrière-pays. Durant le Haut-Empire, les habitats ruraux du tronçon de vallée concerné par le barrage sont couverts avec des matériaux périssables, alors que l’altitude, environ 150 m, ne l’explique pas, ni même la rudesse du climat puisque nous nous trouvons encore dans la zone de développement de l’olivier. À côté de cela, la vaisselle utilisée sur ces habitats de l’arrière-pays comprend une forte proportion de céramiques modelées de fabrication locale, ce qui n’est pas le cas en Roussillon où les vases tournés sont très majoritaires. Ces deux faits concrets marquent donc des différences notables avec les pratiques observées dans la plaine roussillonnaise à même époque. 183 184 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre V Ils nous ont servi de base pour mettre en évidence l’existence d’une particularité culturelle sur cette zone géographique (Kotarba 1994), où une population vit donc à l’époque romaine classique en conservant des façons de faire locales pour certains aspects de la vie matérielle18. Depuis, et notamment pour la rédaction des notices de la Carte Archéologique de la Gaule sur les PyrénéesOrientales, nous avons essayé d’appliquer cette caractérisation à d’autres sites, en sachant que c’est surtout la présence ou l’absence de la tegula qui est le caractère le plus facile à constater en prospection pédestre. Ainsi, un habitat rural d’époque romaine, situé sur la commune de Castelnou dans le massif calcaire, appartiendrait au groupe culturel « de l’arrière-pays »19, alors que les nombreux sites répertoriés en plaine près de Thuir sont de type classique. Dans la vallée de l’Agly et du Verdouble, la totalité des sites antiques de Tautavel, ainsi que celui du Mas Camps à Maury20 et celui du massif de la Peira Rossa sur la commune de Latour-de-France21 possèdent des couvertures en tegulae, marquant ainsi une limite entre les deux groupes, au-delà du resserrement de la vallée, en amont de Latour-de-France. Les habitats ruraux d’époque romaine des communes de Bélesta et Cassagnes sont tous sans tegula. Il en est de même sur les communes de Caramany, Ansignan et Lesquerde, ainsi que pour le site antique de Trévillach. Dans la vallée de la Têt, le peu de sites inventoriés en Riberal et en basse plaine du Conflent rend impossible un essai de délimitation, d’autant plus que les habitats de la vallée de La Motzanes appartiennent à des occupations républicaines où l’usage de la tegula n’est pas encore établi. Par contre, en remontant plus haut dans la vallée de la Têt, les sites d’époque romaine connus sur Serdinya et Ria appartiennent au groupe sans tegula « de l’arrière-pays ». Ce petit tour d’horizon permet de constater que le secteur incendié de Rodès, qui nous intéresse ici, se trouve au contact du groupe culturel « de l’arrière-pays » bien attesté sur les communes de Bélesta, Caramany 18. Dans une récente étude réalisée avec Gérard Mut sur la métallurgie d’époque romaine dans les Pyrénées-Orientales, nous constatons, notamment à la suite de la communication faite le 1er juin 2007, que les habitats de l’arrièrepays du Fenouillèdes livrent fréquemment des scories de fer liées à de petits volumes de minerai réduit. Cet artisanat de petite échelle semble associé à une économie en partie de subsistance, qui s’inscrit bien dans l’idée d’un certain repli d’une population sans doute autochtone (Mut, Kotarba 2007, p. 152‑153). 19. CAG 66, site n° 267, p. 293. 20. CAG 66, site n° 508. 21. CAG 66, site n° 476. et Trévillach. Le peu de connaissance de l’occupation romaine en bas Conflent et Riberal ne permet pas d’affirmer que c’est le faciès romain classique qui s’y développe, même si le contexte géographique de large plaine cultivable le laisse attendre. La zone de Rodès-Ropidera, vide de toute trace d’occupation antique, pourrait ainsi constituer un secteur tampon inoccupé entre ces régions caractérisées par des façons différentes de couvrir les habitats. Il va sans dire que l’existence de ce groupe culturel « de l’arrière-pays », mise en évidence sur des critères matériels concrets, dans un empire romain surtout marqué par une grande uniformité, devait sans aucun doute reposer sur d’autres critères, sociaux et culturels, que nous ne sommes pas capables aujourd’hui de définir. Sans y voir d’« irréductibles Gaulois », car nous avons bien à faire à une population qui utilise une partie de la vaisselle en vogue et consomme des produits importés classiques à l’époque, l’idée d’un groupe humain vivant un peu à l’écart peut être avancée. Le caractère escarpé de la zone incendiée prospectée pourrait alors être vu comme une séparation physique entre ces deux groupes culturels. C’est en tout cas dans cette optique de zone tampon « vierge » d’installation humaine que l’absence constatée prend de l’intérêt, même si le critère d’un certain épuisement des ressources du sous-sol par une occupation antérieure très dense offre une seconde piste d’interprétation. Troisième partie La montagne et les sociétés traditionnelles chapitre VI Ropidera, le village médiéval Olivier Passarrius, Aymat Catafau Au cœur de la zone brûlée se trouve le village médiéval déserté de Ropidera avec tout son finage (ill. 1). L’incendie a affecté la totalité de son territoire historique, qui constitue aujourd’hui la partie de la commune de Rodès située au nord de la Têt, sur la rive gauche de ce fleuve. Le village lui‑même est installé sur une légère ligne de crête, en pente douce vers le sud, bordée par deux ruisseaux intermittents : à l’ouest le ravin de Les Cases et à l’est le ravin de La Guardiola. Les ruines de l’église et du village étaient avant l’incendie envahies par le maquis, qui rendait le relevé et l’étude de ces vestiges très difficiles. Les premières observations ont permis de constater l’ampleur de cet habitat et son bon état de conservation, en même temps que les premiers sondages dans les archives révélaient une documentation assez abondante, en tout cas pour la fin du Moyen Âge. Sur près de deux hectares, au pied de l’église Saint‑Félix à la voûte effondrée, s’étend un pierrier impressionnant dont jaillissent des murs, parfois conservés sur deux mètres d’élévation (ill. 2). La pente dicte l’organisation du village, entre les deux chemins qui relient le village de Rodès, . On se reportera à l’étude de Ropidera par Jordi Bolós dans Bolós 1995 : 500‑502. dans la vallée de la Têt, et le plateau dit de « Ropidera » au nord, vers Montalba‑le‑Château (ill. 3 et 4). La documentation écrite conservée aux Archives Départementales des Pyrénées‑Orientales (ADPO) est constituée de documents d’origine publique au sujet de la fortification de l’église et de la seigneurie (série B), de documents de la série du clergé séculier (série G) sur l’attribution des dîmes et droits paroissiaux de l’église, de quelques actes notariés et d’un important capbreu des possessions du prieuré de Marcevol à Ropidera. L’étude archéologique a consisté à effectuer le relevé en plan des vestiges directement visibles en surface. Chaque unité (maisons essentiellement) a été numérotée, décrite et photographiée. Une prospection pédestre systématique a également été entreprise afin de collecter l’abondant mobilier présent en surface et de caractériser ainsi les différentes phases d’occupation. . Ce relevé a été réalisé grâce à l’implantation de plusieurs axes. Les vestiges ont été ensuite levés par triangulation. . Cette collecte a été réalisée sur quatre grandes zones, définies au préalable. Par endroits, la présence d’unités bien circonscrites sur le terrain nous a encouragé à créer des secteurs de collecte, de superficie souvent limitée à quelques centaines de m2 tout au plus. 188 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre VI 1 - Localisation des sites médiévaux et du village de Ropidera. L’église Saint‑Félix et sa fortification L’église de Ropidera est installée sur un promontoire qui domine les ruines du village (ill. 5). Elle est mentionnée pour la première fois en 1204, quand Pierre de Domanova reconnaît tenir en fief pour Guillaume, vicomte de Castellnou, les églises d’Ille, de Vinça, de Ropidera, d’Espira, d’Estoher, de Seners, de Mosset, de Fulla, de Nyer et le lieu de Creu. Au siècle suivant est mentionné le vocable de l’église, Saint‑Pierre et Saint‑Félix. Malgré la première mention assez tardive, les éléments architecturaux conservés sont ceux d’une église romane dont les éléments décoratifs du chœur évoquent le second art roman. Le bâtiment d’environ 5 m de largeur sur 15 m de long était voûté en plein cintre, voûte aujourd’hui effondrée sur toute la longueur de la nef, seule l’abside res. 1B57, parchemin original : « Ego Petrus Domenove recognosco omne fevum quod teneo pro Guillemum vicecomitem Castrinovi scilicet ecclesiam Sci Stephani de Insula et ecclesiam de Vinciano et ecclesiam de Rupidera et... villa de Cruce », daté du 4 des nones de janvier 1203 (1204 n. st.), une copie en est conservée dans la même liasse. . 3E1/95, année 1356, fos 3r‑v, 4r. « ... ecclesie sanctorum Petri et Felicis de Ropidera ». 2 - Vue aérienne du village de Ropidera (cl. P. Roca). tant en partie couverte. L’accès principal se faisait par une porte située au sud. Le mode de construction de l’église comme les quelques éléments conservés de son décor architectural (fenêtres de l’abside, niche, bandeau de grands blocs du chœur) indique un édifice de la première moitié du XIIe siècle. . L’architecture de l’église a fait l’objet d’une étude approfondie dans Bolós 1995, ainsi que dans le rapport du programme de prospection (Passarrius Chemin de Les Cases Fossé ? Glacis ? Ru au isse 19b 19a cana l? ou mur VO V P rêtes des c VO 6 mur V 20 de L VO V VO VO Ruisseau VO 36 VO V VO VO VO VO V VO 36 VO VO VO 36 VO VO VO VO V Ruisseau VO V VO VO VO VO VO VO rêtes in de Les 35 Ca 37 P ses V ses 36 Concentration de céramiques (Xe-XIIIe ) VO VO P VO ea 39 V P VO iss VO V P Ru 35 VO VO VO P VO VO Ca VO Les u VO em P ea VO VO 39 VO VO iss V P 2 P VO Ru P 2 Ch VO 3 de u 3 in V VO ea 4 Enclos Enclos 36 iss 4 1a 1a em Ru VO VO V 1b 1c 1b 1c Ch VO VO VO VO VO 6 6 37 VO VO VO VO V VO VO VO V VO 33 7c Habitat détruit par les mises en culture VO V 33 32 8 7b ses VO VO VO Ca VO 7c 9 Habitat détruit par les mises en culture 7a Les VO 8 de V 35 VO VO 30 7b Espace vide ? VO Ruisseau VO VO VO 29 7a 31 13 in VO VO 15b B J 12 10 21b 39 VO VO VO 11b em VO V I V 21c VO 20 Eglise V 22 21a VO V VO VO V VO 11a 23b V VO J VO VO 2 VO Ch V 3 VO Enclos Chemin des crêtes azes VO VO 15b I B es C V V 4 VO VO 32 19b 19a 9 e min V VO 15b 14a 14b 24 23a lis Che V 15a 25a 25b Enclos 1a VO 18 17 'ég el 1c V VO VO 15c d in 1b VO VO 26b 26a I B 28 Espace vide16 ? 27 J 30 Glacis ? 10 21b V VO V 15b VO 21c em Eglise Chemin des crêtes 21a 31 13 Ch ou cana l? VO azes Eglise V VO V 12 11b Fossé ? au isse VO V Chemin des crêtes es C de L V 22 29 Ru min Cazes V VO V VO Les VO 23b V V Che de min V Chemin de Les Cases Che V V 7c Habitat détruit par les mises en culture V V 11a des c cana l? ou mur V 14a 14b 24 23a 33 N e lis V VO V V P 15b l ' ég V 7b P VO 15a 25a 25b Enclos 8 19b 19a de P P V 26a V 7a V P 18 17 Chem in V 15c in em V VO V V V 27 V V V 26b V crêtes V V V V 16 9 V V P V 28 32 Ch V V V P V in des P Espace vide ? Glacis ? Chem P V P Fossé ? au isse V VO 30 V V V 31 13 10 21b VO V 12 Ru 21c 20 V Chemin de Les Cases P V P V e lis 21a VO V l ' ég P V 11b 22 29 V V V de 11a V in em 23b 14a 14b 24 23a V P 15a 25a 25b Enclos 15b 18 17 Ch 15c 26a Chem in 26b 27 189 Ropidera, le village médiéval 28 16 V N 36 u VO P Pierrier Parcelles cadastrales en 1832 Vo Culture en 1832 (vigne/olivier) Vo Cabane Parcelles cadastrales en 1832 Vo Murs de Ruisseau terrasse V P 0 Concentration de céramiques (Xe-XIIIe ) 100m 0 Chemin 100m Murs de terrasse Ruisseau Culture en 1832 (vigne/olivier) Tas d'épierrement Pierrier Cabane Murs de terrasse Rocher Murs de terrasse Chemin Culture en 1832 (vigne/olivier) Ruisseau Cabane Pierrier Tas d'épierrement ParcellesChemin cadastralesP en 1832 Murs de terrasse 37 VO Rocher 0 100m 3 - Plan général du village de Ropidera, reporté sur le plan cadastral de 1832. Rocher 0 4 - Plan général du village de Ropidera. Malgré sa mention tardive, l’église est donc anté- Tas d'épierrement rieure ; étant nommé comme lieu‑dit en 955 puis Murs de terrasse comme villa en 1011, devenu par la suite un village constitué, on peut penser que Ropidera est déjà doté d’une église à cette époque, comme toutes les villae des Xe‑XIe siècles qui sont des villages aux siècles suivants. et alii 2007 : 75‑76). . Bulle de Serge IV en faveur de Cuixà qui cite parmi les possessions du monastère un « alodem de villa Ropidaria », Marca Hispanica, appendix, n° 164, col. 979. . Passarrius, Catafau 2007 : 89‑120. On a pu faire la même démonstration, cette fois par la fouille archéologique, à Vilarnau (Passarrius, Donat, Catafau 2008). 5 - Vue aérienne de l’église Saint‑Félix (cl. P. Roca). 20 m Concentration de céramiques Xe‑XIIIe s 0 20 m Concentration de céramiques (Xe-XIIIe ) 0 20 m 190 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre VI N Fossé Glacis ? Tour Église Réduit fortifié 0 10 m 6 - Plan de l’église et de son réduit fortifié. L’église est surtout remarquable par sa fortification : depuis la vallée de la Têt et la route nationale 116, elle se signale par sa tour, qui s’élève encore à quinze mètres de hauteur. De forme rectangulaire, bâtie d’un double parement en blocs de pierre de taille comblé de tout‑venant lié à la chaux, cette tour englobe l’abside et le chevet, en aveuglant ses fenêtres (ill. 6, 7 et 8). La tour possède une ouverture au‑dessus du toit de l’abside sur lequel elle s’appuie, à l’est, et qui constituait peut‑être un accès extérieur élevé (en raison de l’effondrement de la voûte de l’église et de la partie ouest de la tour, on ne sait rien d’un accès du côté intérieur). Le reste de l’église ne conserve pas de traces visibles de fortification, mais l’église est entourée d’un ensemble défensif constitué au sud et à l’est par un mur d’environ 1,30 m de largeur, en blocs liés au mortier de chaux, et au nord et à l’ouest par un fossé en partie effacé qui laisse une légère dépression de 6 à 7 m de largeur. Un « enclos » d’environ 150 m2 de superficie entoure donc l’église, correspondant à un réduit défensif ou à l’espace d’un cimetière (en partie ?) fortifié. Un certain nombre de sources écrites et d’informations historiques renseignent sur le contexte de cette fortification. Dès 1266, un frère et une sœur, originaires de Ropidera, partagent l’héritage de leurs parents, le frère conserve pour lui la maison de leurs parents « in castro de Ropidera »10. À cette date le village doit donc présenter quelques traits d’un village fortifié. On peut penser que la « fortification » très légère du village telle qu’elle est révélée par l’étude des vestiges (voir infra) s’accompagnait de l’existence du réduit et de l’église fortifiés. . On trouvera dans l’ouvrage Vilarnau (Passarrius et alii 2008 : 271‑277) plusieurs exemples de cimetières fortifiés dans notre région. 10. ADPO, 3E1/2, 1266, fo 4r° : « ...quandam domum quae est in vill in castro de Ropidera... aff... ex II partibus in viis publicis et alia parte in domo F. Boteina et ex alia... d’en Basan. » La rature semble pertinente : la maison se trouve dans un village qui a, peu ou prou, l’aspect d’un « castrum » (village ceint de murailles) et peut‑être surtout qui a le statut juridique d’un castrum (avec des droits sur le territoire qui lui est soumis). 7 - Détail des vestiges de la tour qui surmonte le chevet de l’église (cl. O. Passarrius). 8 - La base talutée de la tour construite sur le chevet de l’église Saint‑Félix (cl. O. Passarrius). Ropidera, le village médiéval 9 - Vue aérienne du château de Rodès, dominant le village actuel installé sur la pente (cl. O. Passarrius). Plusieurs documents évoquent ensemble les « châteaux » de Rodès et de Ropidera : bien entendu il n’existe entre les deux qu’une similitude de termes (ill. 9). Le puissant château de Rodès n’a aucun équivalent à Ropidera ; le seul « château de Ropidera » qui existe est constitué par l’église fortifiée, son enceinte et le « mur villageois ». Ces éléments permettent cependant de distinguer Ropidera en tant que castrum qui peut donc posséder son territoire juridictionnel. En 1281, Jacques, roi de Majorque, concède en fief les justices civiles et criminelles de plusieurs lieux à Guillem de Canet, dont les châteaux de Rodès et Ropidera, parmi d’autres11. Le même Guillem de Canet, en 1319, prête hommage au roi Sanç de Majorque pour les châteaux de Canet, Rodès et Ropidera. C’est à cette époque que Sanç et Guillem de Canet passèrent des accords selon lesquels Guillem reconnaissait tenir du roi les châteaux de Rodès et Ropidera, le roi Sanç concédant en outre à Guillem les lieux de Torreilles, Juhègues et autres12. Plus tard, Pierre III le Cérémonieux concède la châtellenie de Rodès et Ropidera à Ramon de Perellos, lequel le laisse en héritage à sa fille éléonor. Peu après cette châtellenie est achetée par le roi Jean Ier qui la revend à un cousin germain d’éléonore, appelé lui aussi Ramon de Perellos, second vicomte de Roda (Aragon) et premier vicomte de Perellos. La construction de la tour au‑dessus de l’abside de l’église trouve sa justification dans la position frontalière du lieu à partir du traité de Corbeil, en 125813. La tour de Ropidera est en contact visuel avec la vallée et sert donc à prévenir les incursions potentielles depuis le royaume de France et le château de Montalba, juste au nord du territoire de Ropidera. L’église se trouve ainsi au point de contact du plateau (et des Français voisins) et des chemins qui mènent à la vallée, en position plus d’alerte que de verrou. 11. ADPO, 2J1/16, p. 417‑424, Charte de Jacques, roi de Majorque : concession en fief des justices civiles et criminelles de Canet à Guillem de Canet, ainsi que les justices que le roi possède à Sainte‑Marie‑de‑la‑Mer, au château et dans la villa de Villanova, « in castro vestro de Caucia et in castris vestris de Rodesio et de Roppidera et de Fullano et in castro et villa de Mosseto... dat. in Perpiniano, 16 kls agusti 1281... testes : Ermengaldus de Urgio, Petrus de Fenolleto, Bernardus de Ulmis, Berengarius de Ulmis, Arnaldus de Lupiano, Berengarius Surdi, Arnaldus de Perapertusa, Petrus Rubei judex dicti dni regis, s+n Petri de Calidis », (source : empara de Canet, fos 26 à 38). 12. ADPO, Cartulaire manuscrit d’Alart, 2J1/34, p. 110 : Noverint universi quod nobilis vir dominus Guillemus de Caneto recognovit... domino... regi Sancio. tenere ab eo et suis in feudum ad consuetudinem Barchinone merum imperium castri de Caneto et terminorum eiusdem et loci de Sci Michaelis de Furchis et castra de Rodesio et de Ropidera, tenetur et promisit dicto dno regi dare potestatem iratus et paccatus quocienscumque inde fuerit requisitus... acta in castro regio Perpiniani 14 kls junii a d 1319, testes Guillemus de Viridaria miles, Johannes Catelli repositarius predicti dom regis», source : LFC fo 114 v°. 13. Bayrou 2004. 191 192 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre VI Le village Le lieu de Ropidera apparaît dans les textes quand il est cité en 955 comme voisin de l’alleu Monte Nero, sur le territoire d’Ille14. Puis en 1011 une bulle de confirmation du pape Serge IV en faveur de Cuixà mentionne, entre autres, un alleu dans la villa Ropideria. C’est la première mention de Ropidera comme villa, terme qui n’a pas obligatoirement un sens très bien défini et qui est employé avec une certaine souplesse, ou imprécision, puisqu’un lieu peut passer de la qualification de locus, ou villare à celle de villa, dans une sorte de progression dans le rang des structures de peuplement, ou bien régresser de villa à villare ou locus ; toutefois des hésitations et des allers et retours plus incohérents entre ces diverses catégories ne sont pas rares15. Ces variations de nom reflètent souvent une progression ou un recul du lieu en termes démographiques, économiques ou sociaux (seigneurie, église, château, droits, justices, territoire, etc.), mais elles semblent aussi dépendre des usages des différents scribes. Pour Ropidera, on remarque que le lieu connaît un processus comparable à beaucoup d’autres en Roussillon‑Conflent à la même époque, avec une rapide consolidation de ses limites territoriales, de son caractère villageois et de ses « équipements collectifs » (même si ceux‑ci ne sont nommés que plus tard) ; l’église, le cimetière, les chemins, les moulins. Sur le terrain, la morphologie du village de Ropidera durant les premières phases d’occupation (Xe‑XIIIe siècles) est difficile à percevoir, masquée par les aménagements postérieurs et les habitats du bas Moyen Âge qui recouvrent les vestiges plus anciens. Les seules observations concernant cette période ont été réalisées en périphérie du village du bas Moyen Âge, au milieu des terrasses (ill. 4). À cet endroit, quelques lambeaux de murs, totalement arasés, ont été observés (ensembles nos 37, 38 et 39). Les prospections pédestres ont permis de noter la présence de tessons de céramiques communes à cuisson réductrice, semble‑t‑il antérieures au XIIIe siècle16. Ces vestiges s’étendent sur près de 7 000 m2 mais cette surface doit être pondérée, compte tenu de la présence de nombreuses terrasses dont la construction est susceptible d’avoir dispersé les artefacts. 14. Abadal i Vinyals 1954‑1955, acte n° 79 : limites d’un alleu dans la vallée d’Ille qui touche « per ipsos bennales qui fuerunt de Lupone... pervenit ad ipsos bennales de Rupidaria ». Le sens du mot bennales, plusieurs fois répété dans ce document, apparemment pour désigner des terres, est inconnu. 15. Voir Catafau 1995 :179‑180 et Catafau 2006 :129‑149. 16. Cette hypothèse de datation est confirmée par l’absence d’importations espagnoles postérieures au milieu du XIIIe siècle. Il est intéressant de noter la distance qui sépare l’église de cette zone de découverte. Les vestiges les plus proches sont situés à 140 m de l’édifice de culte et l’extrémité de la concentration s’en trouve à plus de 230 m. Il est bien difficile d’interpréter ces vestiges, d’autant plus que les textes ne nous sont ici d’aucun secours. Il faut en effet attendre les premiers registres notariaux conservés pour trouver mention d’une maison à Ropidera, en 1266. Ces vestiges archéologiques pourraient alors témoigner de l’existence d’une première implantation villageoise lâche, organisée le long d’un chemin, à l’image des villages du haut Moyen Âge ou des modèles pyrénéens. Le village à la fin du XIVe siècle, c’est‑à‑dire grosso modo dans sa dernière occupation et dans son état d’abandon, nous est connu par un document d’un type fréquent en Catalogne, le capbreu, la somme des déclarations des biens tenus pour un même seigneur en un lieu donné. Le document que nous possédons17, issu des archives du prieuré de Marcevol, qui est à cette époque seigneur du village de Ropidera, nous renseigne sur les habitants, un certain nombre de lieux du village et de toponymes du finage. Sur seize déclarants du capbreu, tous « de Ropidera », seulement quatre déclarent une maison (l’un d’eux en possède une autre, voisine de celle qu’il déclare, mais qu’il ne tient pas pour le prieur de Marcevol), un autre déclare deux maisons, en outre les consuls déclarent au nom de la communauté de Ropidera une maison appelée « la fabrega » (« la forge »), et le curé la maison appelée « capellania ». Les voisinages de ces maisons permettent d’identifier huit autres maisons18. Quatorze maisons, plus la forge et la maison presbytérale19 sont 17. ADPO, 4HDt38, Philippe Sobirà, notaire à Vinça, copié par J.‑B. Alart, Marcevol et l’église de Vinça, Ms 111, Médiathèque de Perpignan, p. 193 et suiv. 18. Bien que ces maisons soient désignées par le terme « tenencia », on peut tenir ce terme, dans le village, pour l’équivalent du bien foncier le plus habituel, la maison, en effet quand le voisin est un jardin, un pati (une courette), la chapellenie (le presbytère), la forge ou un verger, ces biens sont désignés avec précision, par ailleurs les quelques exemples de voisins qui sont tous deux déclarants montrent que c’est bien par le terme « tenencia » qu’est désignée la maison du voisin. Seules les maisons du voisinage qui appartiennent au même déclarant sont dites « domus » (« tenenciam... confrontatam... cum alia domo mea »), l’adjectif « alia » vient confirmer dans ce cas la nature de la « tenencia » déclarée. 19. Comme les consuls déclarent que la forge est mitoyenne de la capellania antigua, mais la chapellenie n’est pas dite toucher à la forge, on aurait tendance à penser que cette capellania antigua n’est pas celle qui est déclarée, d’autant que le qualificatif antiquus est souvent utilisé dans les actes du Moyen Âge pour désigner, dans le cas de deux éléments similaires, le plus ancien par rapport au plus récent. Dans le doute nous n’avons pas compté cette capellania antigua comme une construction supplémentaire, en revanche un autre curé de Ropidera apparaît dans les voisins des parcelles, comme il n’est Ropidera, le village médiéval donc citées, mais pour avoir une idée plus exacte du nombre de maisons, il faut remarquer que les confronts des parcelles déclarées dans le capbreu nous font connaître le nom de dix‑huit autres personnes dites « de Ropidera » (hommes, ou leurs héritiers ou héritières) qui semblent être chefs de famille, et donc très probablement possédant une maison au village20. Quelques erreurs restent possibles (doublons, homonymes non reconnus), mais on peut penser que le nombre de trente‑deux maisons (plus la forge et la chapellenie) est une assez sûre estimation. On a remarqué que sur cinq déclarants de maisons, deux déclaraient en posséder deux, ces « secondes » maisons sont probablement occupées par d’autres membres de la famille (oncles, frères, enfants mariés) ou par certains des habitants ne déclarant pas de maison. Nous pouvons donc ôter deux « familles » du total à loger, mais on pourrait supposer que sur les vingt‑cinq qui n’ont pas déclaré de maison, plusieurs détenaient plus d’une maison... Le nombre de trente‑deux constructions (incluant la forge et la maison presbytérale) est donc un minimum, à notre sens21. Le village apparaît, au vu du capbreu, comme possédant des murs, un rempart. Un ensemble constitué d’une maison plus une courette (patuus) touche au « mur vieux du lieu de Ropidera », un verger (ou pati‑patus) touche « de deux côtés au mur ». La désignation du mur « vieux » correspond sans doute à une différenciation faite par les gens du village entre une première enceinte et une seconde. Souvent, dans les gros bourgs de la plaine, ou à pas lui‑même déclarant, nous l’avons compté parmi les habitants du village dont les maisons ne sont pas citées. 20. Nous avons essayé de déjouer les pièges des doubles comptages : dans le cas de mentions de tenures d’un tel défunt, on ne compte qu’une personne, l’héritier (à condition qu’il n’ait pas déclaré de maison ou ait été cité dans les voisins de maisons au village) ; de nombreux patronymes sont communs à deux, trois voire quatre familles différentes (les Baffarini, les Bertrand, les Pagès, les Roger, les Serda), on a compté les différentes branches, différenciées par des sobriquets (d’amont, d’avall, de la Plassa) ou des alias, comme des unités familiales indépendantes, ayant chacune leur maison. 21. En particulier parce que rien ne prouve que tous les habitants de Ropidera aient été nommés comme voisins des terres déclarées dans le capbreu... Ce capbreu montre bien que certaines terres sont tenues pour le roi, d’autres pour le Prieuré de Serrabone, d’autres sont allodiales. Certains habitants de Ropidera ne sont pas tenanciers pour le Prieuré de Marcevol ni même mitoyens de ces tenanciers. On doit compter avec la présence de serviteurs, brassiers ou pauvres ne détenant pas de terre directement d’un seigneur (le testament de Pere Botinya de Ropidera en 1356 attribue trente sous pour l’achat de pain à distribuer pro una caritate roganda au lieu de Ropidera... il y a donc des pauvres !), de même que de quelques hommes de guerre et de leur famille, assurant la garde du « château ». Ces réserves, semblables à celles que l’on doit faire pour tout capbreu, nous rappellent que ces documents ne sont rien de plus qu’un état comptable établi pour un seigneur, et non pas un tableau exact de la population ou des terres et maisons d’un village. Perpignan, ce sont des enceintes successives que l’on différencie ainsi, à Ropidera ce n’est sans doute pas le cas, on peut donc supposer que le mur qui semble le plus « vieux » est celui qui entoure l’église fortifiée ou qui prolonge cette fortification, du côté ouest. D’autres éléments sont à souligner dans l’organisation du village telle que la révèle le capbreu. Les espaces bâtis (maisons) voisinent assez souvent (deux sur huit maisons déclarées22) avec des courettes, espaces non‑bâtis, pouvant éventuellement être vergers ou jardins, plus souvent sans doute espaces de réserve pour l’agrandissement de la maison, ou lieu de stockage de quelques ustensiles agricoles ou d’un peu de bois, enclos pour quelques têtes de bétail ou quelques poules (redevances en œufs dans certains cas). Deux actes notariaux, presque contemporains du capbreu, donnent des indications complémentaires sur ces espaces libres23 : deux d’entre eux abritent un « pigeonnier » (columbarium). Peut‑être ce terme désigne‑t‑il aussi une basse‑cour, un poulailler ? L’inventaire de 1364 mentionne aussi parmi les biens situés dans le village un « cellarium », qui a des confronts différents de ceux de la maison, qui est donc un bâtiment séparé, sans doute de dimensions très réduites. Rien n’indique en revanche que ce cellier se trouve dans l’espace environnant l’église, dans un modèle de forme « cellera » fréquent par ailleurs en Roussillon et bas Conflent (à Vinça, Marquixanes, Prades par exemple). Du point de vue de l’architecture de la maison et de sa construction, on remarque la présence, dans un pati, d’un escalier ou d’une échelle, permettant d’accéder à l’étage ou aux combles de la maison : cette configuration évoque celle que nous retrouvons dans de nombreuses maisons villageoises traditionnelles du Conflent (remontant à l’époque moderne) et peut s’expliquer par la volonté de ne pas diminuer l’espace habitable intérieur avec la construction d’un escalier, ou par la localisation au rez‑de‑chaussée de la bergerie ou de l’étable, la partie d’habitation des hommes se trouvant à l’étage, l’escalier extérieur permet de ne pas traverser le logement du bétail pour entrer chez soi, soit encore par la construction postérieure de l’étage, l’escalier étant ajouté contre le mur du premier bâtiment, au rez‑de‑chaussée. 22. Le verger déclaré dans le village constitue un troisième exemple, il est appelé d’ailleurs « patuum sive viridarium ». 23. Alart, CM, t. XV, p. 111‑112, 1364, notule de Gaucelm Ferriol, syndicat d’Ille, inventaire des biens de Sibilia, veuve de Pere Serda de Ropidera : « item unum pati in quo est unum columbarium et unum scaler » ; ADPO, Alart, CM, 2J1/35, p. 154 : « quoddam patuum et quandam domum cum quodam columbario contiguos sitos infra dictum locum de Ropidera ». 193 194 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre VI On peut dans le cas de cette maison, déduire aussi de ce texte que le pati jouxte une maison construite sur un espace à peu près plat, car dans le cas des maisons construites sur un terrain en forte pente, l’étage ouvre souvent de plain‑pied sur l’arrière de la maison, là où la déclivité naturelle fait de l’étage le rez‑de‑chaussée, l’escalier n’est donc nécessaire que pour les maisons construites sur une surface plus plane. On peut évoquer aussi, d’après les confronts, la présence de rues (parfois une parcelle touche à la « via » de deux côtés, soit parce la rue marque un angle soit parce que la maison se situe entre deux rues), et d’après les patronymes et sobriquets l’existence d’une « place » (Pere Baffari de la Plassa) et de familles d’« en haut » et d’« en bas » du village, ce qui semble logique compte‑tenu du terrain (Guillem Pagès d’amont ; Guillem Pagès d’avall). Les documents donnent quelques informations de caractère social sur les habitants du village. Le prieur de Marcevol nomme à la fonction de batlle de Ropidera (bayle, ou bailli : le fondé de pouvoir du seigneur, chargé de l’administration de ses biens et de la perception de ses rentes et revenus), en 1356, un habitant de Ropidera, Pere Pagès, fils de Guillem Pagès, qui devra occuper cette fonction durant toute sa vie puis avoir un héritier qui reprenne la charge. Pour cette baylie, Pere Pagès fait hommage et fidélité, des mains et de la bouche et prête serment sur les Évangiles. Deux autres hommes parmi les déclarants de 1393 se disent eux aussi « hommes propres et solides » du prieur, l’un tient le mas d’en Conam, l’autre huit pièces de terre et une vigne, ce qui en fait un « gros » tenancier. Par ailleurs le village de Ropidera est socialement structuré comme une communauté, qui possède ses consuls ; ceux‑ci, au nom de la communauté déclarent tenir la forge du village pour laquelle l’« universitas » de ce lieu verse un cens léger de deux deniers au prieur. Sans doute cette fabrega est‑elle sous‑acensée à un forgeron par la communauté, pour la production et l’entretien de l’outillage métallique des villageois24. L’incendie a révélé les ruines du village de Ropidera, qui se déployait en contrebas de l’église, au sud, et était installé dans la pente. Les vestiges actuellement visibles sont cantonnés à l’ouest par un chemin qui prend naissance au village de Rodès et le relie, via Ropidera, au plateau situé au nord (chemin de Les Cases). À l’intérieur mais surtout en amont et en aval du village, ce chemin est flanqué de deux murs d’environ 1 m à 1,20 m de hauteur, construits pour éviter la dépaissance des troupeaux dans les champs environnants (ill. 10). 24. Lors des prospections de surface, de nombreuses scories de fer ont été observées, sans qu’il soit toutefois possible individualiser de concentration particulière, permettant de localiser l’emplacement de l’atelier. 10 - Le chemin « des crêtes », bordé de hauts murs pour éviter la divagation des troupeaux (cl. O. Passarrius). À environ 90 m en contrebas de l’église, une bifurcation du chemin « chemin de l’église » permet de traverser le village et de se rendre directement à l’église. Plus bas encore, une seconde bifurcation voit la naissance d’un sentier qui longe à l’est le village, traverse le cours d’eau et remonte vers les crêtes qui dominent à l’est Ropidera (« chemin des crêtes »). Les maisons et les ruelles qu’ils desservent sont toutes organisées par rapport à ces trois chemins. Les constructions sont exclusivement situées au sud de l’église Saint‑Félix et se déploient sur au moins 110 m, ce qui représente une superficie d’occupation d’environ deux hectares. Au centre, se trouve une zone d’environ 350 m2, vide semble‑t‑il de toute construction. En l’absence de fouille, il est impossible de déterminer s’il s’agit d’une anomalie liée à un problème de conservation différentielle ou, au contraire, si cet emplacement correspond à une zone vide de maisons, à la plassa du capbreu. Ropidera, le village médiéval 11 - Paysage incendié, depuis le sommet de l’église de Ropidera (cl. P. Roca). La limite ouest du village est matérialisée par la présence d’un mur puissant, de 1,35 m de largeur, solidement appareillé et que l’on suit sur environ 21 m (ill. 12). Manifestement, ce mur ne semble pas lié à une construction domestique et le fait qu’il vienne se connecter à l’enceinte du réduit ecclésial incite à y voir le vestige d’une ancienne fortification villageoise, malmenée ensuite par l’évolution du village. Un accès est encore préservé : large de 1,30 m, il est aménagé à l’extrémité sud du mur. En extrapolant les données fournies par l’étude de terrain, on serait tenté de voir dans le rempart qui ceint le réduit ecclésial le « mur vieux » des textes, complété par la suite par une seconde fortification, celle que l’on distingue pour partie en limite ouest du village. 12 - Détail de l’enceinte villageoise, conservée sur la partie ouest du site (cl. P. Roca). Le relevé effectué sur le site de Ropidera a permis de lever le plan du dernier état villageois, celui des XIV‑XVe siècles. L’homogénéité apparente, tant dans les plans, les architectures de maisons que dans celle du mobilier, autorise une véritable réflexion quant à la physionomie de cet habitat des premiers contreforts pyrénéens. près de 130 m, le long d’un chemin qui se ramifie en ruelles lors de son entrée dans l’espace villageois. Les mentions « d’en haut » et « d’en bas », que l’on retrouve accolées à des noms de famille vivant au village, trouvent tout leur sens avec un habitat qui s’étire sur la pente. Le chemin, qui monte de la vallée et rejoint le plateau situé plus au nord, est par endroits bordé de murs, à l’image des chemins destinés aux troupeaux (chemin de Les Cases). Initialement, il est probable qu’il passait par l’église, empruntant le tracé du chemin dit de l’église. La ramification qui s’opère en bas du village est postérieure : un nouveau chemin, médiéval, contourne l’habitat par l’ouest tandis qu’un second rejoint les crêtes qui dominent le site et notamment le lieu‑dit Roc de Sabardana où les mises en culture du Moyen Âge sont attestées par l’archéologie et par les textes25. Au premier abord, ce qui surprend le plus c’est l’absence de regroupement net autour de l’église. Le village s’étire au sud de l’édifice, sur 25. Se reporter pour plus de renseignements au chap. VIII consacré à l’étude du paysage et des mises en cultures durant le Moyen Âge. L’analyse des maisons ou des constructions identifiées dans l’espace villageois fournit des renseignements intéressants quant à la physionomie de cet habitat dont la chronologie, centrée sur le bas Moyen Âge (XIVe‑première moitié XVe siècle), est homogène, supposant ainsi un abandon qui suit une période où le village était encore densément occupé. 195 196 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre VI 13 - Ruelle entre deux maisons, colmatée par les blocs provenant de la destruction du village (cl. P. Roca). L’espace villageois est parcouru de ruelles, larges de 1 à 2 m, qui permettent de desservir chacune des maisons (ill. 13). Au total 38 maisons (ou unités d’habitation) ont été reconnues autour de l’église et peuvent être datées du bas Moyen Âge. Ce chiffre est, in fine, très proche de celui obtenu à partir du dépouillement du capbreu, qui suggère de façon directe ou indirecte l’existence d’au moins 32 maisons, en y incluant la maison presbytérale et la forge du village. L’impression d’être confronté à l’image figée du dernier état du village, confortée par l’étude des ruines et de la céramique, est renforcée par l’étude des déclarations du capbreu, qui nous offre, en cette fin du XIVe siècle, un instantané du village. Les états de conservation des maisons sont bien entendu très variables mais certaines unités, assez bien lisibles, nous permettent de restituer la morphologie de ces habitats. Tous ces bâtiments sont construits de blocs de granit bruts ou sommairement équarris, de 20 à 40 cm de côté. Ces moellons sont disposés en litages réguliers, parfois en épis et, dans certains cas, ces élévations reposent sur le substrat cristallin ou sur de volumineux blocs. Excepté pour l’église, l’ensemble des murs est lié à la terre et l’on note par endroits la présence d’un enduit de mortier de chaux, sommairement taloché sur la face externe des murs gouttereaux. Les murs sont d’épaisseur moyenne (généralement entre 50 et 60 cm, plus rarement jusqu’à 85‑90 cm). La couverture de ces bâtis était dans tous les cas constituée de tuiles rondes reposant sur une charpente de bois. Sur quelques murs, on note la présence de trous de boulins mais surtout de corbeaux destinés à supporter un plancher, ce qui suggère l’existence d’une élévation importante et manifestement d’un étage ou d’un demi-plancher. Par contre, si les seuils d’accès à l’intérieur des maisons, parfois également ceux communiquant entre les pièces, ont été reconnus, aucune fenêtre ou ouverture similaire n’a été observée. Cette absence est surprenante et peut éventuellement s’expliquer par un problème taphonomique, lié à la destruction plus rapide d’un mur là où les ouvertures entraînent des faiblesses. Cette hypothèse ne suffit pas à expliquer la disparition après destruction de toute trace verticale ou horizontale d’ouverture telle que montants, pieds‑droits ou appuis de fenêtre. On peut donc en déduire que les fenêtres sont très rares, sinon inexistantes, dans le village de Ropidera, comme elles le sont d’ailleurs sur d’autres sites contemporains26. Les plans des maisons suggèrent de grandes bâtisses constituées de plusieurs pièces à vocations différentes. L’ensemble 7 par exemple est implanté à environ 70 m de l’église. Il est composé d’un unique bâtiment subdivisé en trois pièces : une pièce centrale (7b) d’environ 28 m2 flanquée de deux pièces (7a et 7c) de forme carrée de 14 m2 de superficie utile (ill. 14). L’ensemble mesure 17 m de longueur pour 5 m de largeur, soit une emprise au sol d’environ 85 m2. Les murs atteignent parfois 2,20 m de hauteur conservée. Sur le mur est de la pièce 7a on distingue encore l’enduit de mortier de chaux extérieur qui permettait de le protéger des intempéries. Le mur entre les pièces 7a et 7b contient également quelques fragments de briques, de 20 cm de largeur et de 4,5 cm d’épaisseur. 26. À cette époque et en milieu rural, il est probable que les fenêtres aient été rares, voire absentes au rez‑de‑chaussée. À Cabrière, une fenêtre a été observée à l’étage d’une maison alors que le premier niveau est aveugle. À Durfort, aucune fenêtre n’a été observée ; la seule fenêtre de Cabaret est placée à 1 m du niveau de sol (Colin et alii 1996 : 67‑82). Ropidera, le village médiéval N Place publique ? Cour ? in de l’église 9 Enclos Rue 7a Chem 5 8 Che min de le s Ca ses 7b 7c 0 10 m 14 - Plan des maisons nos 5, 7, 8 et 9, en contrebas de l’espace vide (place ?). Le bâtiment est installé sur un terrain en pente vers le sud. Du fait de sa construction en terrasse, on accédait à la pièce 7a par l’étage depuis le nord mais aussi, à partir du rez‑de‑chaussée, par la rue qui longe le bâti à l’ouest ou par la pièce 7b avec qui elle communique. Une autre porte permettait d’atteindre la pièce 7b, par un accès en chicane donnant à l’est sur le chemin de l’église. Tous ces seuils mesurent environ 90 cm de largeur et les pieds‑droits qui les constituent sont généralement très soignés. Concernant la pièce 7b, nous ne disposons d’aucune information quant à l’existence d’un second niveau. L’accès à la dernière pièce (7c) ne semble se faire que par l’extérieur, par un seuil aménagé au sud‑ouest et donnant sur le chemin de Les Cases. L’hypothèse d’une annexe associée à une vaste maison subdivisée au rez‑de‑chaussée en deux pièces est probable. Rien ne nous permet d’associer à cet ensemble, la construction n° 8 accolée à l’est. L’examen des murs montre que cette pièce s’adosse dans un second temps à cette dernière. L’accès est indépendant et a été aménagé au nord, à partir d’un petit espace de circulation pouvant aussi faire office de cour. Le fait que cette maison soit mitoyenne de la maison no 7, l’anomalie qu’elle présente au sud et qui donne à l’accès à la pièce 7b une forme en chicane, laissent penser qu’elle fait partie du même ensemble et qu’elle matérialise une phase d’extension ou de renouvellement des volumes. Plus à l’ouest, l’ensemble 5 borde au nord le chemin de Les Cases (ill. 14). Il est constitué d’un vaste enclos accolé à un bâtiment de forme rectangulaire. L’enclos est construit à l’aide de blocs de tailles très diverses, sans aucun liant visible. En grande partie ruinés, les murs qui le constituent possèdent cependant une largeur importante, d’environ 1,20 m à 1,40 m. Cet enclos présente une forme irrégulière pour une superficie utile d’environ 80 m2. Une partie des murs formant l’angle sud‑est ont encore une élévation importante ce qui a permis la conservation de deux niches, l’une au sud, l’autre au nord‑est, à environ 1 m de hauteur27. On pénètre dans cet enclos par un large passage (1,60 m) donnant directement sur le chemin de Les Cases. À l’ouest, l’enclos s’appuie sur un bâtiment de forme rectangulaire d’environ 4,40 m de largeur pour 7,80 m de longueur, soit une superficie utile d’environ 23 m2. On accède à ce bâtiment par un seuil d’environ 90 cm de largeur donnant directement dans l’enclos. Ces deux constructions forment un ensemble cohérent, celui d’une maison constituée semble‑t‑il d’une pièce unique associée à un enclos destiné au bétail. L’hypothèse de la présence d’une unité d’habitation est cependant à manier avec prudence car elle n’est étayée que par la largeur du seuil, inférieur à 1 m. 27. La première de ces niches extérieures mesure 50 cm de hauteur, 30 cm de largeur pour profondeur d’environ 30 cm. La seconde mesure 60 cm de hauteur, 50 cm de largeur pour une profondeur identique à la précédente. 197 198 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre VI N Cultures en terrasses 4 Carrière ? Enclos 0 10 m 15 - Plan de la maison n° 4 et de son enclos. N 28 19b 16 19a 18 17 in em Ch de lise l'ég 0 16 - Plan de la maison n° 18 et des constructions environnantes. 10 m L’ensemble 4 est l’un des mieux conservés du village de Ropidera (ill. 15). Il est constitué d’un bâtiment de forme rectangulaire, de 8,20 m de longueur pour 5 m de largeur, flanqué au sud par un enclos d’environ 140 m2. On accède à l’enclos par deux passages. Le premier, d’environ 2,40 m est situé au sud‑est, tandis que le second, tout aussi large, donne sur une rue qui longe l’ensemble au nord. Les murs de l’enclos atteignent encore par endroits 1,60 m de hauteur. Une partie de l’enclos est occupée par un bâti de 30 m2 de superficie utile dont les murs sont encore conservés sur 1,80 m d’élévation. Sur le mur sud, on observe la présence d’une rangée de trous de boulins. L’accès se fait par l’est où est aménagé un seuil d’environ 2,10 m de largeur, aux pieds‑droits relativement soignés. La largeur de cet accès laisse supposer que ce bâtiment faisait usage de bergerie, en relation avec l’enclos au sein duquel il s’inscrit. On accède à la construction n° 18 par un sentier qui serpente aujourd’hui au milieu des terrasses (ill. 16). Cette maison est d’ailleurs installée en bordure d’une de ces terrasses et son mur sud en constitue le prolongement. Ce bâtiment de forme rectangulaire mesure 9,50 m de longueur pour 7,80 m de largeur, soit environ 45 m2 de surface utile. L’accès se fait par le sud, par une porte d’environ 1,05 m de largeur, aux pieds‑droits soigneusement agencés à l’aide de Ropidera, le village médiéval N 21a 21b 10 21c 20 18 - Détail des corbeaux de la maison n° 33 (cl. O. Passarrius). 0 10 m 17 - Plan de la maison n° 21. blocs bien équarris. On peut encore observer la présence de deux trous dans les montants, destinés à recevoir la barre de fermeture de la porte. À l’intérieur, sur le mur sud, se trouve également une niche de 23 cm de hauteur, de 25 cm de largeur pour une profondeur inconnue. À l’est, deux pièces s’accolent contre ce bâti et pourraient matérialiser une phase d’extension (19a et 19b). Elles forment un bâtiment de 9,50 m de longueur pour 5 m de largeur dégageant respectivement 12,5 m2 et 19 m2 de superficie utile. Aucun accès n’a pu être reconnu. Une niche carrée est également aménagée à l’intérieur, sur le mur nord‑est : elle mesure 38 cm de côté pour 50 cm de profondeur. L’ensemble n° 21 est composé de trois pièces dont deux communiquent entre elles. Ce bâtiment mesure 11 m de longueur pour 9 m de largeur, soit une superficie hors oeuvre d’environ 57 m2. On accède à ce bâtiment par la rue située au nord, par deux portes de 90 cm et 1,10 m qui donnent dans les pièces 21a et 21b. Un pilier se trouve quasiment au centre de cette dernière pièce, en décalage vers sa partie sud‑ouest. Ce pilier, de 80 à 85 cm de côté, soutenait sans doute un premier étage sur un plancher de bois. En effet, pour une toiture, la surface à couvrir serait faible et ne justifierait pas la présence de ce type de soutènement. On accède à la pièce 21c, la plus vaste, par une porte d’environ 70 cm de largeur communiquant avec l’espace 21b. Le mur sud de cette pièce présente une anomalie qui n’a pas été comprise lors de la phase de relevé. Elle pourrait éventuellement s’expliquer par la présence d’une porte, non détectée. Cet ensemble forme une unité à vocation domestique et/ou artisanale si l’on prend en compte la faible largeur des accès, insuffisante pour des espaces voués à une bergerie ou une étable. L’ensemble n° 33 correspond à une vaste maison, installée en bordure du chemin dit des crêtes, et dont il ne subsiste malheureusement que le mur occidental et une partie du mur sud. Ce dernier est assis sur le rocher qui devait d’ailleurs constituer les deux tiers de la hauteur du mur. Le mur ouest présente, sur sa face interne et à environ 2 m de hauteur, des corbeaux disposés tous les 30 cm (ill. 18). Ces pierres, non taillées, prises dans le mur et débordantes de quelques dizaines de centimètres devaient soutenir un plancher. L’accès pouvait alors aussi se faire à hauteur du chemin dit des crêtes, nettement en surélévation par rapport au bâtiment. Le reste des murs de ce bâtiment a été détruit lors des travaux de mise en culture postérieurs à l’abandon du village. 199 200 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre VI N Structure circulaire 1b 1c 1a 2 0 10 m 19 - Plan de la maison n° 1. 20 - Corbeaux de la maison n° 1 (cl. P. Roca). Le bâti n° 1 est l’un des plus éloignés de l’église, à environ 110 m de cette dernière. Installé au sommet d’une terrasse et en partie sur un chaos granitique, il domine une zone de mise en culture (ill. 19). Sur le mur nord de la pièce 1b on distingue encore la présence d’un enduit de mortier de chaux extérieur de couleur blanche. Par endroits, l’élévation conservée dépasse 2,30 m et sur le mur sud de la pièce 1c, subsiste un corbeau qui témoigne de la présence d’un étage ou d’un demi-plancher (ill. 20). Sur l’un des murs de la pièce 1b (mur ouest) se trouve une niche aménagée d’environ 50 cm de côté et profonde d’une trentaine de centimètres. Cette maison est constituée de trois pièces pour une superficie au sol de 74 m2. Elle était vraisemblablement couverte de tuiles rondes et une partie (pièce 1c) aurait pu faire office de bergerie comme en témoigne la présence d’un petit conduit rectangulaire situé à la base du mur sud qui aurait pu permettre l’évacuation des déjections (ill. 21). L’interprétation ne peut être poussée au‑delà : cette construction, pourtant bien préservée, a fait office de tas d’épierrement et le volume des blocs jetés là rend difficile toute observation complémentaire. À l’ouest, la pièce 1c touche une construction, malheureusement peu visible sous le pierrier, empêchant d’établir toute relation avec le bâtiment qui nous occupe ici. Cette structure jouxte une rue, comblée sur 1,50 m par des blocs provenant des parcelles mises en culture après l’abandon du village. Cette ruelle est bordée à l’ouest par la structure n° 2. Le bâtiment n° 25 est constitué de deux pièces de superficies assez proches (ill. 22). Il mesure au total 12 m de longueur pour environ 5,80 m de largeur, ce qui représente une superficie utile d’environ 48 m2, au premier niveau. Les murs possèdent des largeurs très différentes, variant de 60 à 85 cm de puissance. Le mur est est en arête de poisson, il s’y trouve également une petite niche d’en- Ropidera, le village médiéval viron 30 cm de hauteur pour 20 cm de largeur. On accède aux deux pièces (25a et 25b) par deux portes donnant sur la ruelle. La première (25a) mesure 1,70 m de largeur tandis que la seconde (25b) ne fait qu’un mètre. Les deux pièces communiquent également entre elles par un seuil de 1,15 m de largeur. Tout ou partie de cette unité était pourvue d’un étage comme en témoigne la présence d’un escalier extérieur d’une seule volée flanquant la façade du bâtiment. Ce genre de bâtisse côtoie de plus petites unités, parfois de quelques m2 de superficie utile, mais qui restent peu fréquentes (no 10 par exemple). La largeur des seuils, très variable, suggère que ces espaces étaient dévolus à des activités différentes. Dans bon nombre de cas, on note la présence de seuils excédant 1,50 m de largeur ce qui suppose des pièces faisant office de remise ou plutôt d’étable ou de bergerie. Trois enclos extérieurs ont été clairement identifiés et dans deux cas (nos 4 et 5), ils sont attenants à une maison28. L’agencement même du village, la présence de grandes maisons probablement mixtes, d’enclos, les aménagements sur les chemins pour éviter les divagations du bétail et les efforts consentis pour protéger les cultures témoignent d’une économie reposant pour partie sur l’élevage, et notamment sur celui des caprins au vu de la hauteur des murs de limite. Deux auges taillées dans de volumineux blocs de granit, brisées, jonchent encore le sol. Les maisons de Ropidera fournissent un éclairage intéressant pour la connaissance de l’architecture rurale en Roussillon à la fin du Moyen Âge. Cette dernière n’était que partiellement connue à partir des exemples fournis par les fouilles du village de Vilarnau, en zone de plaine (commune de Perpignan)29. À Vilarnau d’Amont mais surtout à Vilarnau d’Avall où elles sont nettement mieux conservées, ces maisons sont toutes construites en galets provenant soit de terrasses anciennes affleurant sur place, soit du lit du fleuve situé en contrebas, à environ 500 m. Cette technique de construction est omniprésente en Roussillon, depuis l’Antiquité jusqu’au milieu du XXe siècle. Elle a pour avantage d’utiliser un matériau abondant, surtout dans les zones proches des trois fleuves côtiers, qui n’exige aucun façonnage préalable à sa mise en œuvre. Toutefois sa morphologie rend souvent le galet inapte pour l’encadrement des ouvertures et sa maçonnerie 28. La largeur des seuils, inférieure ou autour d’un mètre permet de privilégier cette hypothèse. 29. Passarrius et alii 2008. 21 - Détail du mur sud de la maison n° 1 : à gauche, en bas, système d’évacuation des fluides (cl. P. Roca). N 26b 26a 25a 25b 0 10 m 22 - Plan des maisons nos 25 et 26. requiert un liant abondant. Il est alors disposé en litages réguliers ou en épis, en opus spicatum. Pour pallier les difficultés de son assemblage, on l’associe fréquemment à d’autres matériaux qui ont pour but d’assurer une meilleure stabilité en répartissant les charges30. À Vilarnau, comme partout en plaine du Roussillon, c’est la brique de terre cuite qui est utilisée, le cairó en catalan, qui fait son apparition dans la construction à partir du XIVe siècle. 30. Lhuisset 1980. 201 202 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre VI 23 - Détail de la maison n° 30 (cl. O. Passarrius). 24 - Détail d’un escalier aménagé contre le mur extérieur d’une maison (cl. P. Roca). À Vilarnau, on retrouve cette brique disposée en lits réguliers toutes les deux ou trois rangées de galets. Elle est bien souvent utilisée seule pour la construction d’éléments de support tels que les piliers, les chaînages d’angles, les pieds‑droits ou les encadrements d’ouvertures. À Ropidera par contre, ce matériau est totalement absent à cette époque et il semblerait même qu’il faille attendre la seconde moitié du XIXe siècle pour le voir apparaître dans l’architecture rurale de la zone brûlée31. Cette absence s’explique tout autant par une difficulté d’approvisionnement que par l’utilisation de blocs plus faciles à chaîner. À Vilarnau, le liant utilisé contraste avec la terre des murs de Ropidera. Il est en effet exclusivement constitué de chaux grasse mélangée à du sable assez grossier, provenant du lit du fleuve. Les murs des maisons de Ropidera possèdent des largeurs oscillant entre 40‑60 cm (plus rarement 85‑90 cm), ce qui peut paraître assez faible pour des murs porteurs, surtout si on les compare aux puissants murs villageois dégagés à Lastours (Aude) qui atteignent sur le bâtiment III une largeur constante de 1,10 m32. À Durfort, dans le Tarn33, le bâtiment 9 possède des murs larges de 80 cm et à Calberte (Lozère), la maison J est construite avec des murs d’environ 70 cm de largeur34. Ces bâtiments sont tous construits en moellons, généralement calcaires, liés au mortier de chaux et comportent des étages. Cette largeur dans la construction des murs n’est pas une constante. À Rougiers (Var), les murs des maisons villageoises sont assez minces (entre 60 et 70 cm) au regard des élévations qui peuvent atteindre 6 à 8 m35. En Roussillon, pour l’architecture rurale d’époque moderne et contemporaine et dans les zones où le galet est utilisé, les murs porteurs sont étroits, avec en moyenne 40 à 50 cm d’épaisseur36. À Laroque‑des‑Albères, des prospections menées sur le massif boisé ont permis de relever le plan de deux mas datés des XIVe‑XVe siècles37. Le premier se trouve à environ 700 m d’altitude. Accolé à une vaste cour clôturée, se trouve un petit bâtiment couvert de tuiles. Les murs en moellons de gneiss liés au mortier de chaux possèdent une largeur oscillant entre 40 et 50 cm. Près de l’église Saint‑Fructueux de Roca Vella, un second bâtiment a été dégagé. Couvert de tuiles courbes, il possède des murs construits de façon similaire et larges d’environ 60 cm. Pour autant, tous les murs ne possèdent pas des largeurs aussi faibles. Cette dernière peut être plus importante et est alors en adéquation avec la taille du bâtiment et la surface de la toiture dont les pannes, en Roussillon, reposent souvent sur les murs pignons. À Ropidera, alors que le mortier de chaux semble s’être généralisé sur bon nombre de sites comparables, dont celui de Vilarnau, on continue à utiliser la terre comme liant tout en réussissant à conserver des murs peu épais, entre 50 et 70 cm tout au plus d’épaisseur, alors même que certaines maisons présentent les traces d’un second niveau (ill. 24). 31. Se reporter pour plus de renseignements au chap. IX consacré aux mises en culture d’époque moderne et contemporaine et à l’analyse de l’architecture de l’habitat rural des XVIIIe, XIXe et du début du XXe siècle. 32. Gardel 1996 :163‑175. 33. Vidaillet, Pousthomis 1996 :177‑208. 34. Darnas 1996 :209‑214. 35. Démians d’Archimbaud 1980 : 226. 36. Lhuisset 1980 : 346. 37. Catafau, Passarrius 1995/1996 : 7‑31. Ropidera, le village médiéval L’abandon du village Les prospections de surface ont permis de collecter, autour des maisons effondrées, un abondant mobilier céramique présentant un faciès homogène daté des XIVe‑XVe siècles. L’unité architecturale, l’organisation cohérente et la présence de nombreuses céramiques nous permettent de supposer un abandon du village à la fin du XIVe ou durant le XVe siècle sans toutefois pouvoir exclure des réoccupations ponctuelles ou partielles, impossibles à détecter sans une fouille du site. Nous possédons aussi des éléments précis sur l’époque de l’abandon et sur ses processus et ses rythmes dans la documentation écrite. Un premier élément d’évaluation de la population est traditionnellement le décompte des feux, les fouages (en catalan fogatges) dans les documents royaux de caractère fiscal. À Ropidera se confirme le fait que les fogatges ne sont jamais un inventaire exact de la population : au XIVe siècle, en 1378 et à nouveau en 1385, le village de Ropidera est imposé sur une base de huit feux38. Les vestiges du village reconnus et relevés par les archéologues comme le capbreu de 1393 nous donnent une vision tout à fait différente : avec une trentaine de maisons occupées à la fin du XIVe, le village pouvait avoir une population comprise entre 100 et 150 personnes, pour trois à cinq personnes par maison. Les huit feux ne représentent donc que la capacité contributive de la communauté et non une évaluation ou un inventaire de la population. La différence remarquable entre la réalité et le nombre des feux fiscaux peut refléter la pauvreté que souligne un document contemporain, daté de 1381, quand les hommes de Ropidera disent « qu’ils sont hommes du roi, peu nombreux et manquant de terres à cultiver, et qu’ils sont aussi placés en frontière du royaume de France, dans un lieu rural et au sommet des monts, de telle sorte qu’ils peuvent à peine se nourrir eux‑mêmes »39. Après ce discours d’auto‑apitoiement, les habitants de Ropidera sollicitent du roi certains avantages économiques, et on peut imaginer que les mêmes arguments ont servi à obtenir la diminution du nombre de feux imposables. 38. ADPO, 1B142 et 1B143, on retrouvera ces données dans « Fogatges catalans », Terra Nostra, n° 11, 1973 et sous forme plus synthétique dans la Gran Geografia Comarcal de Catalunya, vol. 15, tableau p. 100. 39. ADPO, 2J1/37, p. 53 : « quod homines dicti loci sunt regii et sunt pauci numero et pauperes et bonis mondanalibus carentis et sunt etiam positi in frontaria regni Ffrancie in loco agresti et in cacumine moncium et in tali loco quod vix possunt eorum vitam sustentare ». On peut s’interroger sur la résidence permanente de ces habitants à Ropidera, en effet, à la date même où est rédigé le capbreu, le roi d’Aragon vend le territoire de Rodès et de Ropidera à Ramon de Perillos. Dans l’acte de vente, on précise que dans le village de Ropidera « vivent seulement cinq feux, bien qu’auparavant il y en ait eu beaucoup plus »40. La contradiction est flagrante entre les deux sources. Les gens dits « de Ropidera » qui déclarent en 1393 des maisons qu’ils « tiennent », certains d’entre eux étant même « amansatus et abordatus », donc astreints à vivre dans leur mas ou borde, ne résideraient‑ils pas de manière permanente sur place ? Ils se réfugiaient peut‑être temporairement à Vinça ou Rodès. Lorsque les habitants de Ropidera ont définitivement déplacé leur résidence dans la vallée, aux XVIe et XVIIe siècles, on les présente alors clairement comme « de Ropidera, habitant Vinça (ou Rodès) ». Du point de vue archéologique, comme on l’a vu, rien n’indique une forme d’occupation saisonnière, temporaire, ou un abandon progressif. Pourtant les officiers royaux disent bien « que les gens ont évacué leur domicile ». Il faut donc comprendre que nous sommes ici confrontés à deux temps différents : celui de l’événementiel, du temps court, où les habitants de Ropidera fuient – pour quelques jours, quelques semaines ou quelques mois – un village exposé aux incursions armées, puis y reviennent aussitôt le danger passé. De cet aller‑retour les traces archéologiques sont impossibles à retrouver, une absence de quelques semaines ou mois ne laisse pas de traces, les éventuels dégâts occasionnés par un abandon si court ne sont guère détectables dans un village complètement ruiné depuis six siècles. Les feux nous indiquent‑ils plus exactement les rythmes d’abandon du village ? Rien n’est moins sûr. Ropidera est imposé pour un feu en 1515 et pour deux en 1553, puis est absent de la liste du fogatge de 1725. Il faudrait supposer qu’il y avait encore quelques habitants au milieu du XVIe siècle : si huit feux fiscaux de 1385 correspondaient à trente‑deux maisons, on pourrait penser que, dans la première moitié du XVIe siècle, pour deux feux fiscaux, il y avait encore quatre à huit maisons habitées au village41. 40. ADPO, 1B376, a. 1393, (à la date même du capbreu...). 41. L’archéologie ne peut apporter de précision quant à cet abandon, le mobilier présent en surface ne reflétant qu’une vision très partielle de l’occupation du site. 203 204 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre VI Or, en 1570, plusieurs témoins déclarent que le village est totalement abandonné, que personne n’y vit plus « de mémoire d’homme » (ce qui indique trente ans au moins, et sans doute cinquante ans ou plus). Il semble donc sûr qu’au moins en 1553 (et sans doute dès 1515, voire avant si l’on se fie prudemment à la mémoire des témoins) il n’y a plus à Ropidera une seule maison habitée, et pas un seul « feu » réel, contrairement à ce que pouvaient laisser croire les fogatges de 1515 et 1553. Les feux de 1515 et 1553 sont, comme ceux de 1385, des feux fiscaux et non des feux réels, ils signifient que, bien que personne ne vive à Ropidera, le village continue à avoir des ressources, des productions et une certaine richesse imposable. Les contributions de 1543 (et sans doute celle de 1515) ne furent pas payées par des gens vivant à Ropidera mais par des habitants de Rodès ou de Vinça, propriétaires à Ropidera et encore désignés comme hommes « de Ropidera », même s’ils vivent désormais dans un des villages voisins, comme leurs parents peut‑être le faisaient déjà. Les données chiffrées des feux fiscaux nous donnent cependant un indice utile : celui de la brutale diminution entre 1384 et 1515, où l’on passe de huit à un feu, signe d’un abandon (total ?) à placer sans doute dans le courant du XVe siècle. Comme on l’a vu, en 1570 un curé de Vinça, Joan Fuster, reçoit la cure de Saint‑Pierre et Saint‑Félix de Ropidera, incluant les distributions quotidiennes et le bénéfice lié à la paroisse dont il est curé. S’inquiétant de savoir s’il devra résider à l’église de Ropidera, une enquête est menée42 : le presbytère est désert, aucun curé n’y vit ou n’y a vécu « de mémoire d’homme ». Les témoins, habitants de Vinça, disent que l’église se trouve « sur une montagne déserte, et qu’elle est toute seule », « l’église est toute abîmée et découverte », « elle est ruinée », il n’y a pas de fonts baptismaux ni de tabernacle, l’église est désaffectée et il ne s’y célèbre plus de messe qu’au jour de sa fête. Ils assurent aussi qu’il n’y a « aucune maison dans le dit lieu de Ropidera », qu’il est « inhabitable ». Il y a donc des décennies que ce village et cette église sont abandonnés : pour que la toiture en soit effondrée on peut supposer que l’arrêt de l’entretien de l’église remonte non pas à une mais à plusieurs générations, c’est‑à‑dire au début du XVIe voire au XVe siècle. Pour expliquer l’abandon de Ropidera, en plus des raisons communes à tous les petits villages de l’Occident médiéval – les épidémies de peste de la deuxième partie du XIVe siècle, l’attraction des bourgs et villes, les difficultés de production dans des zones marginales, montagneuses, au temps de la péjoration climatique du « petit âge glaciaire », la crise des seigneuries rurales – il ne faut pas négliger l’impact des événements ponctuels. Dans l’acte de vente du territoire de Rodès et Ropidera par le roi d’Aragon à Ramon de Perillos en 1393, on précise que dans le village de Ropidera « vivent seulement cinq feux, bien qu’auparavant il y en ait eu beaucoup plus », on l’a vu, « mais, à cause de voleurs et de mauvais hommes qui ont régné sur cette terre, les habitants ont évacué leur domicile ; d’autant que les voleurs et les mauvais hommes ne sont pas poursuivis parce que les officiers royaux ne peuvent entrer dans les juridictions des baronnies »43. Nous avons vu plus haut que ce document ne peut être pris au pied de la lettre pour le constat de l’abandon du village en 1393, mais témoigne seulement d’un départ précipité, momentané, des habitants apeurés. Ce document est lié à un contexte précis : ces « mauvaises gens » sont les pillards des Grandes Compagnies, conduites en Aragon par Du Guesclin, et dont certaines troupes se sont installées entre Tarerach et Montalba, et qui, depuis ces lieux, saccageaient le Conflent et 42. ADPO, G983, cure rurale de Saint‑Félix de Ropidera. 43. ADPO, 1B376, cité dans Tosti 1987 : 15. 25 - Vue aérienne d’un parcellaire avec murs de terrasse aménagés à l’emplacement de maisons médiévales ruinées. Le surplus de pierres provenant des constructions a été stocké dans d’immenses pierriers (cl. P. Roca). Ropidera, le village médiéval le Fenouillèdes. Ropidera était donc exposé aux attaques. Mais, nous l’avons vu, si ces attaques ont entraîné des abandons momentanés, elles ne semblent pas avoir détruit les maisons du village ni fait fuir définitivement ses habitants. On peut d’ailleurs rapprocher ce document, et l’information qu’il donne sur un abandon momentané du village, et le capbreu dressant la liste des tenanciers du prieuré Sainte‑Marie de Marcevol à Ropidera, daté de la même année : il est probable que confronté à des départs d’habitants et à un risque de voir les redevances tirées de ses possessions diminuer ou ses droits se perdre, le prieuré a souhaité faire dresser un nouvel état de ses terres de Ropidera et des paysans qui les détenaient pour lui. La similitude des dates n’est donc probablement pas un hasard. La conjonction de ces événements précis avec la conjoncture longue des crises épidémiques, économiques et sociales, qui s’étirent du milieu du XIVe siècle au début du XVe siècle, explique l’affaiblissement durable du village. Un capbreu de 1445, établi pour un seigneur laïc, ne donne que les noms d’onze déclarants, ce qui n’est pas très inférieur aux seize de 1393, mais il n’est plus sûr que ces hommes soient résidents permanents, peut‑être ne sont‑ils plus qu’exploitants des tenures dont ils ont hérité44. En 1510, seuls cinq déclarants disent détenir des biens à Ropidera45. Abandon progressif ou occupation réduite à quelques périodes de travaux agricoles, ces formes éventuelles d’habitat temporaire n’ont pas laissé de traces archéologiques remarquables. En 1570, l’abandon est consommé « de mémoire d’homme » et aux générations suivantes on ne trouve plus que rarement mention des maisons du village, et toujours sous forme de ruines. En 1637, l’inventaire des biens d’un propriétaire de Rodès révèle, qu’outre ses possessions à Rodès, il détenait un héritage complet à Ropidera, dont il cite d’abord « une maison détruite sise dans le lieu de Ropidera, confrontant avec une voie publique et avec Sébastien Calvet, de Prades »46. Au XVIe siècle, bien que l’église soit en ruine et les paroissiens partis, le revenu de la cure reste intéressant. Il le sera d’ailleurs jusqu’au XVIIIe siècle, puisque son rapport est d’environ 130 livres par an, soit douze pièces 44. Tosti 1987 :15. 45. J.‑B. Alart, Cartulaire Manuscrit, t. 24, p. 561‑564. Cf. Tosti 1987 :16. 46. ADPO, 3E19/323, Rafael Julià, notari de Vinçà, liasse, 1637, inventaire post mortem de Maurici Puig i Abiciat, pagès de Rodès (6 août de 1637). Document communiqué par Denis Fontaine, comme presque tous ceux d’époque moderne cités dans cet ouvrage. Nous l’en remercions sincèrement. d’un doublon d’or, ce qui indique, comme nous le verrons ci‑dessous, que le rapport des terres n’est pas négligeable, les revenus de la cure ne représentant au mieux que la part accensée de la dîme des récoltes (elle‑même d’environ 8 %, mais en sont exclus les jardins, qui sont très productifs). Les dernières cérémonies de prise de possession symbolique de l’église par les prêtres bénéficiés de Vinça mentionnent le fait qu’ils touchent les quatre murs d’une église dont le toit est entièrement effondré, et qu’ils entrent « dans l’enclos de l’église », qui correspond à la trace encore visible de sa fortification extérieure47. Croix gravée sur un bloc découvert en remploi dans un mur de terrasse (cl. A. Catafau) 47. ADPO, G983 - accensements de dîmes et prises de possessions de 1671 à 1744. 205 chapitre VII Le temps des chemins. La circulation en Bas-Conflent, au nord de la Têt du Moyen Âge à la fin du XIXe siècle Jean-Pierre Comps I - Introduction I.1 - Le cadre de l’enquête L’inventaire des chemins s’insère dans l’étude d’ensemble de la zone brûlée par l’incendie d’août 2005. Mais pour cette enquête spécifique, il a paru nécessaire d’élargir le cadre originel : en effet, la logique des chemins n’est pas celle du feu, il n’était pas possible de faire abstraction des points de départ et d’arrivée, c’est-à-dire des agglomérations de ce secteur. La recherche concerne donc un territoire délimité par Vinça, Marcevol, Tarerach, Montalba, Bélesta, Ille et Rodès. À l’intérieur de cette zone, doivent en outre être pris en compte, pour la période historique, les villages désertés de Ropidera, de Casesnoves et de Reglella. C’est entre ces différentes localités, qui se situent de part et d’autre de la Têt, que vont se déployer les principaux chemins. On voit alors que l’histoire des chemins se double d’une histoire de ponts. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, la Têt ne constitue pas une frontière : les habitants de rive droite cultivent des terres sur la rive gauche et vice-versa. Le territoire de Vinça déborde sur . Cette étude doit beaucoup à certains de mes amis : Alain Bournet, Guy Barnades, Aymat Catafau, Denis Fontaine pour la recherche des documents ainsi que Monique Formenti, Huguette Grzesik, Gilbert et Marie-Lou Lannuzel, qui, en outre, m’ont fidèlement accompagné sur les chemins épineux au péril de leur peau. Qu’ils soient ici remerciés. J’ai également utilisé les textes édités par Aymat Catafau dans le rapport pluridisciplinaire remis au Service Régional de l’Archéologie sous le titre « Dans les cendres de l’incendie de Rodès » (février 2007). la rive gauche, de même celui d’Ille. Ropidera a le même seigneur que Rodès mais son église dépend de la communauté des prêtres de Vinça, ce qui est aussi le cas pour le prieuré de Marcevol à partir d’une certaine date. De part et d’autre du fleuve, les liens sont donc innombrables. S’y ajoutent les liens de pays à pays : depuis le traité de Corbeil en 1258 et jusqu’au traité des Pyrénées en 1659, Montalba était en terre languedocienne de même que Bélesta-de-la-frontière, qui s’en est fait un blason, tandis que Marcevol, Tarerach, Ropidera, Casesnoves et Reglella étaient catalans, au même titre que Vinça, Rodès et Ille. Cette imbrication de frontières est une aubaine dans certains cas, par exemple pour les contrebandiers qui y trouvent leur affaire, mais elle peut aussi se révéler dangereuse lorsqu’arrivent les bandes armées. Les uns et les autres intéressent aussi les chemins et les ponts et pas seulement les déplacements habituels et pacifiques des paysans se rendant à leurs champs ou des bergers à leurs lieux de pâture. La zone ainsi délimitée présente une grande homogénéité de relief : sur la rive gauche de la Têt, une «région» de fortes pentes qui impose aux cultures et aux chemins des contraintes très grandes, et plus au nord, une «région» de plateaux plus facile à exploiter. La première, abandonnée aux friches durant la première moitié du XXe siècle, a l’avantage de présenter un terroir en partie fossilisé tandis que la seconde, encore en culture, a été beaucoup remaniée par les engins modernes. 208 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre VII Les chemins permettent aux hommes de s’approprier l’espace, en fonction de leurs besoins et des moyens dont ils disposent pour les satisfaire, lesquels ont beaucoup varié au cours des temps. D’où il découle que les chemins aussi ont leur histoire. Comme il serait illusoire, en l’état actuel de la documentation, de prétendre remonter au-delà du Moyen Âge central, notre étude s’étalera de cette période à l’époque contemporaine, selon deux séquences chronologiques : le temps des chemins, le temps des routes et des pistes. I.2 - La méthode Pour cerner au mieux notre sujet, une triple enquête a été nécessaire : dans les textes, sur les plans et les cartes, et, bien évidemment, sur le terrain. Les textes sont peu nombreux pour ce secteur, d’abord en latin pour le Moyen Âge classique puis en latin ou en catalan selon le type de document, enfin en français après l’annexion de 1659. Les chemins n’y apparaissent souvent que comme confronts dans les actes de cessions de terrains ou dans les capbreus. Les ponts cependant sont mentionnés en tant que tels, notamment après la création des Ponts et Chaussées au XVIIIe siècle, lorsque des réparations sont nécessaires. Mais il faut attendre la deuxième moitié du XIXe siècle pour que les documents se fassent plus nombreux. Les premières représentations cartographiques aux XVIIe et XVIIIe siècles sont approximatives, la carte de Cassini ne mentionne malheureusement pas les chemins secondaires. Le premier cadastre, dans la première moitié du XIXe siècle, nous offre enfin une vue précise de ce secteur. Très précieux, il permet de retrouver les différents tracés, tels du moins qu’ils existaient alors. Peut-on légitimement faire le lien avec les mentions des textes médiévaux ? Dans de rares cas, les toponymes se sont conservés et autorisent donc à répondre par l’affirmative. Pour le reste, l’ancienneté et la permanence des lieux habités, ou du moins des terroirs pour les localités disparues de Ropidera et de Casesnoves, laissent supposer une relative permanence du tracé depuis le Moyen Âge. Remonter au-delà dans le temps relèverait de la fiction dans l’état de nos connaissances. La carte d’État-Major au 1/80 000e dont la feuille de . Le temps des routes et le temps des pistes font l’objet du chap.XII. . Vinça, 1831 (ADPO, 2J127/232) ; Marcevol, 1812 (ADPO, 2J127/7) ; Tarerach 1813 (ADPO, 2J127/203) ; Montalba 1833 (ADPO, 2J127/112) ; Bélesta 1832 (ADPO, 2J127/19) ; Ille 1832 (ADPO, 2J127/88) ; Rodès 1832 (ADPO, 2J127/167). Prades, qui nous concerne, a été publiée en 1864, a le mérite d’être très précise et de situer la voirie dans son cadre géographique. Avec les levées effectuées par les agentsvoyers de la fin du XIXe siècle et du début du XXe lors de la construction des routes, elle fait la transition vers les cartes IGN plus récentes, lesquelles sont indispensables pour repérer les chemins anciens, lorsqu’ils se sont conservés dans le paysage contemporain, ou pour les retracer sur le papier avec un maximum d’exactitude lorsqu’ils ont disparu. Toutes choses que permet la réécriture du tracé au 10 000e des plans cadastraux anciens sur les cartes d’aujourd’hui au 25 000e. L’enquête sur le terrain est nécessaire pour contrôler l’exactitude des documents, pour étudier la mise en œuvre dans le paysage et voir ce qu’il en reste. Il faut en effet garder présent à l’esprit que ce que nous avons alors sous les yeux correspond non pas à un chemin médiéval mais à un état d’abandon, lorsque, sans doute dans la première moitié du XXe siècle, on a cessé d’entretenir ce type de voirie. II- Le temps des chemins II.1 - Il suffit de passer le pont Entre les agglomérations de la vallée et celles du plateau, le premier obstacle est la Têt. Son cours se resserre au droit de Sant Pere et dans les gorges de La Guillera et s’étale au contraire dans les bassins de Vinça et de Rodès, et surtout dans la plaine d’Ille. Dans ces derniers secteurs, les divagations du tracé depuis l’enregistrement du premier cadastre sont impressionnantes et tout à fait significatives de la violence des crues... et de la difficulté d’établir des franchissements permanents. Sur les premiers cadastres, on en comptait cinq. D’amont en aval, un au droit de Vinça, un en amont de Rodès, un en amont d’Ille, un au droit d’Ille, un en aval d’Ille. Les recherches en archives en font apparaître deux autres qui ont existé au Moyen Âge et jusque pendant l’époque moderne : le pont-aqueduc Sant Pere au droit de la chapelle Sant Pere de Belloc et le pont-aqueduc de Labau dans les gorges de La Guillera. Leur fonction première et leur mode de construction en font des ouvrages spécifiques qu’il faut traiter à part. . Les inondations destructrices se retrouvent à toutes périodes avec quelques paroxysmes, notamment à la fin du Moyen Âge. Voir à ce sujet l’étude récente de R. Tréton (2007). le temps des chemins II.1.1 - Une œuvre pie Au Moyen Âge, construire un pont était une œuvre pie. Pour chaque ouvrage entrepris, il existait une œuvre du pont qui recevait des dons et des legs. Les testaments mentionnent régulièrement des sommes attribuées à la construction d’un pont à côté de celles destinées aux églises ou aux chapelles. D’ailleurs, il arrive fréquemment qu’un édifice religieux soit placé à l’entrée du pont, et l’on a ainsi une Notre‑Dame du Pont à Perpignan, à Elne ou encore un oratoire comme au pont de Rodès ou de Labau. Il fut longtemps difficile et parfois périlleux de traverser les cours d’eau. Les romans de chevalerie, grossissant le danger, en font une épreuve mortelle : dans le chevalier de la charrette  de Chrétien de Troyes l’on trouve ainsi un pont sous l’eau et un pont de l’épée. Il est certain aussi que la symbolique a joué son rôle : passer le pont, c’est aller au-delà ; l’audelà, c’est aussi le royaume des morts que l’on désigne au Moyen Âge sous le nom de « transis », « ceux qui ont traversé ». « Ils ont passé », dit-on couramment. Ce vocabulaire, lourd de sens, n’est pas innocent. De là aussi les très nombreux Ponts du Diable, à commencer par celui de Céret : le Diable aide à « passer » mais à quel prix ? Il n’est donc pas étonnant que l’on recherche la protection de Notre‑Dame, de saint Christophe, le passeur, ou de quelque autre saint, en tous cas de l’Église. Que l’Église soit étroitement mêlée à la construction des ponts, nous en avons un exemple local dans la lettre que l’évêque d’Elne Galceran Albert adresse aux curés de son diocèse le 8 avril 1437 après sa visite à l’église de Vinça. Il intervient à la demande des consuls et des boni homines de Vinça « voyant les très nombreux dommages que les habitants de Vinça et d’autres de notre diocèse ou d’ailleurs ont enduré et endurent pour traverser l’eau du fleuve Têt dans le trajet qui va de cette cité aux terres du Royaume de France et voyant que de nombreuses personnes, qu’une absolue nécessité contraignait de traverser le dit fleuve, ont perdu misérablement la vie, noyées dans cette eau, parce qu’elles n’avaient pas la force de résister à l’impétuosité du courant... ». L’évêque exhorte donc les fidèles à donner ou de leur argent ou de leur travail pour la construction d’un pont de pierre, sur la Têt, à Vinça, indiquant qu’ils pourront travailler sans pécher même les jours de fêtes religieuses, les jours de fête de la Vierge exceptés. Pour n’oublier rien ni personne, il ajoute II.1.2 - Le pont de Vinça (ill. 1, A) La première mention retrouvée d’un pont à Vinça remonte à 1349 dans les comptes du consul P. Rasedor. Ce pont était situé au droit de la ville, il a été de très nombreuses fois réparé ou reconstruit au cours des siècles. Il a été en usage au même endroit jusqu’à la fin du XIXe siècle ou au début du XXe siècle. Il était absolument nécessaire aux habitants de Vinça qui détenaient des biens sur la rive gauche ainsi qu’à tous ceux qui désiraient se rendre « de cette cité aux terres du royaume de France » comme l’affirme justement l’évêque Galceran en 1437. Au débouché du pont, sur la rive gauche, était construit le moulin à blé de la ville. . Sur l’œuvre du pont, voir notamment Illes 2008, 39-40. . éd. J. Frappier, 1969, p. 5 et 139. Cette œuvre m’a été signalée par Paul Bretel que je remercie ici. . Médiathèque, B. Alart, Marcevol et l’Église de Vinça, ms 111, 322-324, traduit du latin. . « ... paga an Yacme Riquart e an Johan Peliser per estagar lo pont I Livre. » « ... paga an Yac. Riquart per estagar lo pont ab en Yohan Peliser I Livre. » « ... item paga an Yac Ricart e Yan Peliser per levar lo pont I Livre. » ADPO, B. Alart, 2J1/10, 121. . Médiathèque, B. Alart, Marcevol et l’Église de Vinça, ms 111, 322. dans une très longue énumération : « À tous ceux qui travailleront les jours festifs et autres jours fériés et non fériés pour la dite œuvre, qu’ils travaillent seuls ou en groupe, et même aux pécheurs et repentis bienfaiteurs de la dite œuvre, et qui apporteront leur aide à cette œuvre et qui par eux-mêmes en personne ou un intermédiaire ou un ouvrier ou un animal leur appartenant ou qui auraient fourni de la chaux, du ciment ou des pierres ou autre chose qui soit destiné à cette œuvre, ou encore qui auraient donné des sommes d’argent ou autre chose ou qui auraient fait des dons et legs dans leurs testaments ou dans leurs dernières volontés, et aussi aux notaires et à d’autres quels qu’ils soient qui auraient persuadé des testateurs et d’autres personnes à donner et laisser quelque chose pour cette bonne œuvre, pour une quelconque aumône qu’ils feraient, et pour un jour qu’ils auraient travaillé ou fait travailler à cette œuvre et aussi pour n’importe quelle action de persuasion susdite, par l’autorité de Notre Seigneur Jésus-Christ et des bienheureux apôtres Pierre et Paul et les bienheureuses vierges Eulalie et Julie et les martyrs dont les corps reposent dans notre cathédrale, tous ceux-là nous les dispensons, dans la miséricorde de Dieu, de quarante jours de pénitence en moins... ». Il incite enfin tous les curés du diocèse à prodiguer aux fidèles « de salutaires conseils et de pieuses exhortations à bien agir pour cette bonne œuvre, avec l’espoir d’en retirer une récompense de la part de celui qui rend tout bienfait au centuple... ». On ignore si ce vibrant appel fut entendu mais, si pont de pierre il y a eu, il a vécu, comme tous ceux qui se sont succédés au même endroit... jusqu’à l’inondation suivante. 209 210 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre VII 1 - Tracé des principaux franchissements de la Têt et des principaux chemins. Franchissements de la Têt : A, le pont de Vinça ; B, pont-aqueduc de Saint-Pierre ; C, pont de Ropidera-Rodès ; D, pont-aqueduc de Labau ; E, franchissement de Casesnoves ; F, franchissement d’Ille. Les deux édifices étaient si étroitement liés que Raymond Boschanus en 1375 est chargé par les consuls de Vinça de l’entretien conjoint du moulin farinier et du pont10. Les deux portaient la même appellation : moulin de Nossa11, pont de Nossa. Ce dernier était aussi dénommé « pont de Dotres » ( qui permet de passer « outre, au-delà de la Têt »)12. C’était soit un pont mixte avec des piles maçonnées et un platelage en bois soit un pont entièrement en bois. On pourrait presque parler de passerelle, ce qui explique que la moindre crue emportait les poutres et le tablier, voire les piliers, d’où des travaux incessants pour le remettre en état. 2 - Vinça. Dans la retenue presque asséchée, deux vestiges du pont ancien sur la Têt : une pile au sud et une pile au nord. 10. C’était un moulin à trois meules. 3E1/437, fos 30‑32, notule de Philippe Sobira. 11. Au XIXe siècle il est appelé « moulin Sarda ». En période de basses eaux de la retenue, on distingue encore le tracé du canal d’amenée et le petit pont qui permettait à la route du début du XXe siècle de l’enjamber. 12. 1434, Médiathèque, B. Alart, 2J1/40, 219 ; 1458, Médiathèque, B. Alart, 2J1/10, 94 etc. le temps des chemins 3 - Vinça. Pile sud du pont ancien avec les encoches pour loger les étais soutenant les poutres qui portaient le tablier. 4 - Ancien pont d’Estagel dont les piles maçonnées et le tablier de bois rappellent le pont vieux de Vinça dans son dernier état (document Guy Barnades). Son dernier avatar aujourd’hui est constitué de deux éléments hétérogènes (ill. 2) que l’on aperçoit en période de basses eaux : un massif que l’on peut interpréter peut-être comme une culée ou une pile avec avant-bec et arrière bec, et des ouvertures destinées à recevoir les étais obliques qui soutenaient les poutres (ill. 3), (coordonnées : 460988/4722126). Cette pile ou culée devait se situer sur la rive droite, et une pile dont la forme cylindrique et les matériaux qui la constituent disent assez qu’elle n’est pas de la même époque. Dans son dernier état, dont témoigne le premier élément, l’ancien pont devait ressembler, les dimensions mises à part, à l’ancien pont d’Estagel, piles maçonnées et tablier de bois (ill. 4). pement du village de Rodès : c’est Ropidera qu’il fallait relier au chemin du Conflent. Ce pont desservait aussi un moulin à blé, le moulin de Ropidera, actionné par les eaux du canal royal de Thuir. Il s’agissait le plus probablement à l’origine d’un pont mixte comme à Vinça, mais il fut plusieurs fois reconstruit en pierre, notamment à l’époque moderne (par exemple en 1763)14. On peut encore en apercevoir une culée sur la rive gauche (ill. 5). II.1.3 - Le pont de Rodès (ill. 1, C) La première mention retrouvée de pont de Rodès est de 141113, mais il devait y avoir un franchissement antérieur. Le pont a été de nombreuses fois détruit et reconstruit ou réparé. Le franchissement s’est fait à cet endroit jusque vers la fin du XIXe siècle. Il est parfois appelé « pont de Rodès » bien qu’il soit éloigné du village de quelque 500 m mais on le nomme aussi « pont de Ropidera ». Cette appellation ainsi que l’éloignement du pont par rapport à Rodès nous rappelle que le village est de création relativement récente (l’église paroissiale n’est construite qu’au XIVe siècle) tandis que le village de Ropidera est mentionné au XIe siècle, voire au Xe. On peut en déduire que le franchissement à cet endroit a certainement précédé l’apparition ou le dévelop13. ADPO, B. Alart, 2J1/15, 412-413, notule de Raymond Ferrer,fo 37, B195. 5 - Rodès. Sur la rive gauche, culée du pont ancien de Ropidera. Dans le lit de la Têt, massif maçonné provenant du pont. 14. ADPO, 1C1999. 211 212 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre VII II.1.4 - Les passages en amont d’Ille, au droit d’Ille, en aval d’Ille (ill. 1, E et F) à partir d’Ille, si l’on se reporte au cadastre de 1832, on pouvait franchir la Têt à trois endroits différents : en amont d’Ille (467850/4724725), au droit d’Ille (468675/6724875) et en aval (469600/4725625). Ces trois passages desservaient respectivement Casesnoves, Ille et Reglella. Il est vraisemblable que ces trois points de franchissement sont très anciens, d’ailleurs on en trouve différentes mentions dans les textes. La plus ancienne mention retrouvée date de 135515. Si l’on peut situer le Vayl Pont dont il est question dans ce texte au territoire de Casesnoves et donc en amont d’Ille, il est souvent difficile de savoir auquel de ces trois points les différentes mentions se réfèrent. On peut remarquer cependant qu’ils ont pris des formes différentes au cours des siècles : en 1535, un pont ; en 1547, une barque16. II.1.5 - Faire le pont II.1.5.1 - Les ponts vernaculaires Les ponts de Vinça, de Rodès et d’Ille appartiennent à un type d’ouvrages que l’on peut dire vernaculaires dans la mesure où ils relèvent d’un savoir local, de techniques locales et d’un financement lui aussi local. Les résultats, malheureusement, sont à la hauteur des investissements. Il ne semble pas que l’allure générale ait beaucoup changé depuis le Moyen âge jusqu’aux Temps Modernes. Au XVe siècle, les livres de comptes de la communauté de Vinça permettent de tracer une esquisse. En 1425, on peut lire : « lo dimartz a XVII de satembre fesem los pilos pont e posem lo pont... », et en 1458 : « deu lo senyer en Rochafort deu aymines de la caus que pres del pont de Dotre »17. La chaux prise par le senyer en Rochafort est vraisemblablement un reliquat de celle qui a servi à bâtir les piles et sur ces piles on pose le pont, en commençant par les biges, c’est-à-dire les grosses poutres : en 1434, « pagaren als senyors En Johan Juher et Jac. Domenech consols 1 liure IIII sols IIII d. los quals los volien per los pals de fer a trevar les biges del Pont ». Toujours la même année : « pagarem a N Miquel Burgera per dos jornals que 15. ADPO, 3E3/980, Gaucelm Ferriol, notaire d’Ille, 1355-1363 Capbreu de Johanna épouse de feu Bernat Clayran de Perpignan, seigneur de Casesnoves. 16. ADPO, B. Alart, 2J1/17, 37 ; 2J1/46/2, 289. 17. ADPO, B. Alart, 2JI/10, 105 et 94. fech al Pont de Dotres... X liures e per clavells VII dr »18. Les clavells, les gros clous, ont servi à fixer le tablier en bois sur les grosses poutres. Les textes du XVIIIe siècle sont plus explicites et permettent de compléter l’esquisse. Ainsi en 1759, on peut lire sur le cahier des charges, toujours pour le pont de Vinça : « ... que l’entrepreneur sera obligé de fournir et metre tout le bois necessaire pour former le pilier qu’il sera tenu de faire avec de grosses pierres melées du bois gros et long pour servir de soutient aux dites poutres du pont suivant l’usaze lequel pilier sera fait de la meme hauteur et de niveau (ou : nouveau), repondant au rocher qui se trouve de l’autre cotté du pont et de deux cannes et demi de largeur Plus sera obligé ledit entrepreneur de faire le dit pilier ou cappont de la venue en talu et de le bien et deuement paver comme aussi d’escarper et abatre le rocher de la sortie et d’adoucir la montée le mieux que faire se pourra Plus sache l’entrepreneur qu’il sera obligé de mettre les planches necessaires pour couvrir les poutres du dit pont au travers tout du long d’iceluy, lesquelles planches seront bonnes et de publier (peuplier) vulgairement dit pull et de six palmes de longueur, qu’il sera tenu de faire et remetre le garde fou du dit pont aussi a ses frais suivant l’usaze bien et deuement et qu’il clouera le tout avec des clous de trois denier chacun. Plus qu’il sera tenu et obligé de trouer les trois poutres qui lui seront remises pour former le dit pont qui ne le sont pas des deux bouts et de les faire joindre ensemble avec une grosse cheville de fer qu’il arrêtera des deux cottés avec des clous de fer... ». Aucun emploi de chaux n’est mentionné, il paraît peu vraisemblable toutefois qu’au XVIIIe siècle on n’en ait pas fait usage pour la construction des piliers. Les poutres sont reliées entre elles puis assujetties par une chaîne au rocher le plus voisin comme le montre un document de l’an 2 de la République, se rapportant au pont de Rodès19. Dans ce même mémoire, on constate que les poutres sont l’élément le plus onéreux, 240 livres contre seulement 22 livres pour les planches du tablier, d’où les attaches pour les fixer. Notons que le pont n’est en fait qu’une passerelle : les planches ont une longueur de six palmes, la palme catalane valant 19,5 cm, le tablier n’a que 1,17 m de large, dont il faut encore soustraire, pour avoir la largeur utile, la place occupée par les garde-fous. 18. Alart, 2J1/40, 220 et 219. 19. ADPO, L722. le temps des chemins Toutes les précautions n’y font rien, le pont-passerelle est emporté à chaque crue importante, autant dire chaque année ou presque. Le pont est trop bas et trop court, à peine couvre-t-il le lit mineur du fleuve, qui divague régulièrement. Dans ces conditions maintenir un passage sur la Têt est un vrai travail de Sisyphe. Pour le pont de Vinça où nous disposons au milieu du XVIIIe siècle d’une bonne série de documents, on constate que le pont doit être réparé ou reconstruit chaque année ou peu s’en faut : 1749, 1750, 1751, 1752, 1754, 1756, 1758, 1759, 1760, 1761, 1762, 1763... On comprend mieux alors le sentiment de désolation qui transparaît dans le document de 1749 : « Aujourd’hui 7 septembre est tombé le pont de la Têt de notre ville par suite d’une grande inondation et a emporté les poutres pour avoir cassé une maille des chaînes... »20. La reconstruction se fait dans l’urgence : les vendanges sont là et le raisin de l’autre côté de l’eau. Le mémoire relatif aux dépenses pour les travaux traduit une certaine fébrilité qui fait penser à l’accéléré des films comiques muets : deux jours, le 7 et le 8 septembre, pour rechercher et retrouver les poutres tout le long de la Têt, achat de cordes pour les tirer. Le 9, 28 hommes sont requis pour mettre en lieu sûr une poutre qui a été retrouvée, autant le 10 ; 11 hommes le 11 septembre. Ce même jour une autre poutre est achetée à Eus. Le 12 septembre, 6 hommes se chargent, à prix fait, d’acheminer la poutre d’Eus à Vinça, le nombre est porté à 36 le 13 septembre, à 30 le 14, auxquels il faut ajouter 36 demijournées. Trois personnes travaillent le 15 septembre, le même jour achat de 3 aulnes pour le pont. Le 16, 32 hommes sont employés ; le 17, 48. Le même jour, sont payées des indemnités pour les dégâts causés par le passage de la première poutre à travers deux vignes de Bouleternère. Le 18 septembre, il faut louer 4 paires de bœufs et 7 hommes pour tirer la poutre depuis le rech de Bouleternère. Le 19 septembre le transport de cette poutre est donné à prix fait depuis Ternère jusqu’à Vinça, il faut deux paires de bœufs, il faut aussi fixer des poulies et 6 hommes supplémentaires pour tirer. Le 22 septembre 4 hommes sont requis « per fer modar la mola y cadenas del pont » (« pour faire adapter – ou transporter – la "meule" ou "pile" et les chaînes du pont »), le 22 on se procure les planches et toutes sortes de clous de différentes tailles pour le tablier du pont. Le 23 septembre, on achète les cordes pour le garde20. « Vuy als 7 bre es caigut lo pont de la Têt de nostre vila per grand innundation de aiga y aben senportades las bigas per avesse trencada una malla de diotas cadenas... » ADPO, 1C2040. fou du pont. Le 23 et le 24, un menuisier et un cordier y travaillent. Toujours le 24, un forgeron achève de fixer la chaîne et l’on achète du bois et des saules pour placer à la tête du pont. Dans leur facture, les consuls n’oublient pas le défraiement de leurs déplacements à Ille, à Bouleternère, au pont de Labau, à Rodès et à Eus dont le montant est laissé à l’appréciation de l’intendant (lequel leur octroiera 24 livres). Enfin le 28 septembre, dernière touche apportée à l’ouvrage, l’état des dépenses est transmis à Monseigneur l’Intendant pour approbation. La dépense se monte à 366 livres 18 sous 11 deniers dont 95 livres pour la biga achetée à Eus. Il aura fallu plus de 250 journées de travail et, en plus des manœuvres, plusieurs corps de métiers ; au total, c’est toute la ville qui s’est mobilisée. Il ne reste plus qu’à attendre la prochaine crue... qui ne tardera pas. Dans ce domaine, les catastrophes sont prévues comme inévitables. Ainsi le cahier des charges de 1754 stipule que l’entrepreneur chargé des réparations devra graver « Vinça » sur la chaîne au plus près de la poutre, afin qu’aucune communauté en aval ne s’en empare quand le flot dévastateur l’emportera. L’accord de 1375, déjà cité plus haut, passé entre Raymond Boschanus et les consuls de Vinça à propos du pont et du moulin de Nossa, enregistre comme une fatalité la répétitivité des destructions : « Mais s’il arrivait qu’un tel pont construit par l’université des habitants de Vinça et à leurs frais soit détruit par des inondations ou autres causes, il fut convenu et arrêté entre moi et les consuls alors en charge que moi et les miens aurions alors à réparer ce pont de cette manière, à savoir que si l’eau du fleuve emportait les poutres du pont rompu en-deçà et non au-delà du lieu de Rodès, dans ce cas moi et les miens aurions à ramener à nos frais les dites poutres au lieu où avait été construit le pont, ou à l’endroit du fleuve où les consuls alors en charge de Vinça décideraient que le pont doit être à nouveau construit. Et que dans ce lieu, moi et les miens, tenanciers du dit moulin, aurions à édifier et reconstruire un autre pont en utilisant toutes choses et tous matériaux semblables au pont que l’université avait d’abord construit là. Mais si par suite d’inondations ou toute autre cause, il arrivait que les poutres du pont construit en premier lieu comme il a été dit et aussi les poutres du pont reconstruit par moi et les miens soient emportées, comme il été dit, au-delà du lieu de Rodès, que moi et les miens nous aurions à les amener à nos frais jusqu’à Perpignan et à les sortir de l’eau du fleuve et à les mettre en lieu sec et à l’abri et que ces poutres emportées aussi loin restent en possession de l’université. 213 214 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre VII Et dans un cas semblable l’université à ses frais aurait à refaire et reconstruire avec des poutres et tous les matériaux nécessaires un autre pont semblable au pont qui en premier lieu comme il a été dit avait été construit sur le fleuve... »21. II.1.5.2 - Le rech royal de Thuir et ses ponts-aqueducs (ill. 1, B et D) Les ponts-aqueducs de Sant Pere et de Labau ont une toute autre ampleur, ils appartenaient tous deux au rech royal de Thuir. Commencé vers 1315 sous les rois de Majorque, le canal, qui prenait naissance en aval de Vinça, s’étirait sur 35 km jusqu’à Perpignan où il arrosait les jardins royaux, desservant au passage une partie de la plaine du Roussillon. Il faisait tourner sur son parcours plusieurs moulins et notamment le moulin de Ropidera dont il a été question plus haut. Par un acte de 1321, le roi Sanche concède à Timborgue de Guardia et Guillem de Canet le droit de construire sur le canal royal un casal de moulins à blé « dans lequel il puisse y avoir autant de roues de front que notre canal peut en contenir commodément en largeur... »22. Les bénéficiaires s’engagent à maintenir en bon état et à curer le canal sur tout le territoire de Rodès et de Ropidera tandis que le roi, de son côté, entretiendra les ponts et les murs en pierres sèches ou maçonnés à la chaux nécessaires au bon fonctionnement du canal. En 1541, le moulin de Ropidera possédait deux roues23. L’aqueduc de Sant Pere faisait passer les eaux du canal sur la rive gauche et l’aqueduc de Labau les ramenait sur la rive droite. Tous deux étaient situés dans des lieux remarquables, qui marquent d’ailleurs les limites du territoire de Rodès/Ropidera, le premier au défilé de Sant Pere, le second au sortir des gorges de la Guillera, ce qui permettait de les ancrer solidement dans la roche, avantage que ne possédaient pas les ponts de Vinça, de Rodès et d’Ille. Leur situation en un point resserré de la vallée laissait prévoir une montée rapide et considérable des eaux en cas de crue et exigeait donc une grande élévation des structures et par conséquent des moyens très importants, hors de la portée des communautés riveraines. De fait, ces ponts-acqueducs n’ont rien de commun avec les ouvrages étudiés plus haut, comme on peut le voir d’après les vestiges grandioses du pont de Labau. 21. ADPO, B. Alart, 2J1/15, 595-597, Notule de Philippe Sobiran n° 437, fo 31. Texte traduit du latin. Pauline Illes signale des dispositions semblables pour le pont de Millas en 1483 (Illes 2008, 37). 22. ADPO, 1B13, retranscrit par B. Alart, 2J1/24, 91-92. 23. ADPO, 3E16/33, manuel de Jaume Compta, notaire d’Ille 1541. 6 - Pont-aqueduc de Labau vu de l’aval. Le pont-aqueduc de Labau (ill. 6) Le pont de Labau est dit aussi « des Sarrahins ». Selon une tradition orale, la construction serait due aux Sarrasins. Chose impossible dans la mesure où il date du XIVe siècle mais il arrive fréquemment que l’on attribue une origine mythique aux vestiges que l’on sait être anciens sans pouvoir les dater. Un rapport de Bernard Mastron du Service Départemental d’Architecture et du patrimoine24 donne une description rapide de l’ouvrage qui présente sur la rive droite « deux niveaux d’arches : la face vue en amont est composée d’une arche principale à double rouleau en granit dont la clé est formée par deux claveaux. La naissance de l’arc est constituée par un appareil en tas de charge. Si les piles latérales sont appareillées avec des chaînes d’angles soignées remplies avec des blocs de granit grossièrement taillés, la muraille surplombant l’arche est en opus spicatum (moellons disposés en arête en poisson). La face vue de l’aval semble être équivalente : elle est en fait construite beaucoup plus haute que celle en amont. C’est également un berceau brisé, l’arc est un simple rouleau dont les claveaux sont de fines lames de schiste et la clé est un gros bloc de granit. Le parement est lui aussi différent : il est constitué par des galets en arête de poisson et assisé par des arases de cayrous... On note la présence de nombreux trous de boulin, qui ont servi à la construction de l’ouvrage. La pile est allégée dans sa partie supérieure grâce à un ou deux arcs superposés. Il n’en reste plus que la naissance sud du plus bas. Le flanc de la pile 24. Rapport sommaire du 6 mai 2003 adressé à M. le Maire de Rodès. le temps des chemins qui se présente vers la rive nord est lisse : il ne présente pas d’arrachement de mur ou d’arc. Par contre on voit dans sa partie inférieure un ressaut du mur qui pouvait permettre l’appui de pièces de bois. Plus haut, une série de quatre corbeaux en pierre sont alignés : ils devaient supporter d’importantes pièces de bois. On peut donc supposer que le corps central traversant la rivière sur une vingtaine de mètres, était en fait un ouvrage charpenté : l’étanchéité du canal étant assurée peut-être par du cuir ou de la terre. La pile actuelle qui emploie une technique de construction différente des arches est le résultat d’une reconstruction postérieure (époque classique ?). Depuis sa construction sous les rois de Majorque (vers 1300), on observe donc au moins deux campagnes distinctes de restauration. Sur la rive opposée, un simple mur recevait l’ouvrage charpenté. Le canal probablement à ciel ouvert occupait la partie sommitale de l’édifice. Enfin on peut penser que l’ouvrage n’avait pas la fonction de passage... ». Ajoutons seulement que, sur la rive gauche, au-delà de la culée, est bâti un petit oratoire, comme on en trouve très souvent à l’entrée des ponts au Moyen Âge. La dernière affirmation du rapport doit être nuancée, au moins pour les états antérieurs du monument. Si effectivement la rive gauche ne porte pas trace d’un chemin aménagé, il est pourtant certain qu’en des cas bien particuliers (guerre, brigandage, contrebande), la pente très rude pouvait être empruntée ainsi que l’aqueduc. Quelques textes en fournissent la preuve : ainsi un témoignage lors du procès engagé à la fin du XVIe siècle par la famille Blanès pour empêcher, sans succès, le déplacement du chemin royal du Conflent, indique que l’hostal tenu par cette famille sur le territoire de Bouleternère, près de la chapelle Sainte-Anne, « était à un peu moins d’une lieue de la frontière de France et que la majeure partie des Français qui entraient en Espagne et passaient pour voler en Catalogne venaient à passer par le pont de Labau qui était très proche du dit hostal... »25. À la même époque, le baron de Joch, dans une lettre dont on ne possède que des fragments, organise ainsi la garde des ponts contre une incursion française : « ... Nous avons pensé que ceux de Rodès il serait mieux qu’ils aident ceux de Boule à garder le Pont de Lavau parce que ce leur est plus commode et que le pont de Alabau divise les territoires de Boule et le mien et que ceux de Finestret, Rigarda et Sahorla gardent le Pont de Roders... »26. 25. ADPO, 20EDT55. Traduit du catalan. 26. « havem pensat que los de Rodes seria millor ajudassen als de Bula a guar- Du reste les aqueducs de Labau et de Sant Pere sont toujours appelés « ponts ». Pour ce dernier, nous avons aussi la preuve qu’il permettait le passage. Le pont-aqueduc de Sant Pere (ill. 7) À la suite d’une convention avec le lieutenant du procureur royal, les habitants de Ropidera obtiennent en décembre 1380, moyennant le versement immédiat d’une somme de onze florins d’or d’Aragon et d’un cens annuel de trois sous de Barcelone, licence « que, sans encourir aucun peine, eux et leurs bêtes grosses ou petites, chargées ou non, passent et puissent passer à leur volonté aussi longtemps qu’ils le voudraient par le pont appelé pont de Saint Pierre par lequel passe et court l’eau du canal de Thuir aussi bien par la sole du pont que par les murs, sommets ou bords du dit pont... »27. Cette autorisation est accordée « parce que il n’existe pas d’autre endroit par où ils puissent aller à leurs jardins et terres dans la orta de Vinça... »28. En parcourant cette charte, où alternent le latin des actes administratifs et le catalan destiné aux habitants de Ropidera, on peut se faire une idée un peu plus précise du canal lui-même. 7 - Pont-aqueduc de Sant Pere. Au premier plan, culées de l’aqueduc ; au second plan, barrage de la retenue actuelle de Vinça. dar lo Pont de la Vau per que los es mes comodo y lo pont de Alabau divides los termens de Bula y lo meu, y los de Finestret, Rigarda y Sahorla gardassen lo Pont de Roders (la fin manque)... ». ADPO, B. Alart, 2J1/13, 390. 27. « ... que sens encorriment de neguna pena ells e llurs bestiars grosses e manuts vullense carregats o no passen e puguen passar a lur voluntat tostemps ques volran per lo pont apellat Pont de Sant Pere per loqual passa e corra layga del rech de Thoir... ». ADPO, B. Alart, 2J1/37, 56. 28. « ... cum non sit alius locus per quem possint ire ad ortos suos et terras quas habent in orta de Vinciano... ». ADPO, B. Alart, 2JI/37, 53. 215 216 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre VII Une clause stipule que les habitants de Ropidera s’ils veulent construire « sur le dit pont et sur ses murs un pont de bois ou un autre édifice de bois par lequel ils veuillent passer eux et leurs bêtes, que ce pont et édifice les dits habitants et leur université ils puissent le faire ou faire faire et construire à leur volonté sans faire obstacle à l’eau du canal, et aussi que les dits habitants en aucune manière ne puissent faire un édifice tant de bois que de pierre ni l’installer sur le milieu ou la sole du pont par où passe l’eau, si ce n’est sur les murs ou sommets du dit pont... »29. La sole, sola, désigne donc le fond du canal où passe l’eau. Or, les habitants, qui sont suspectés de n’avoir pas attendu la licence royale pour utiliser le pont, et qui jurent ne l’avoir pas fait, affirment qu’ils auraient pu le faire à bon droit ayant obtenu une autorisation antérieure parce que à leurs frais « ils avaient pavé la sole de grandes pierres et empierré le pont... »30. Que l’aqueduc enjambe la Têt sur une ou plusieurs arches ou qu’il le fasse par des poutres de bois, nous savons donc que le fond du canal, la sole, était pavé. Il était du reste inconcevable que l’on autorisât les habitants et leurs bestiaux à piétiner le fond du canal si celui-ci, pour assurer l’étanchéité, était recouvert de terre ou de cuir comme il est supposé dans le rapport cité plus haut à propos du pont de Labau. En conclusion, circuler dans l’eau du canal ou sur les murs bordiers était possible et même licite, au moins pour les gens de Ropidera, mais ce devait être une entreprise périlleuse, à moins d’appuyer sur les murs, au-dessus de l’eau, des planches qui couvrent le passage, comme il est dit dans la convention. Quelque trente ans plus tard, le 14 mai 1412, le passage est interdit aux personnes « que passen o fan passar lur bestiar continuament per los ponts los qals son edifficats per passar l’aygua del rech de Thuir » à Vinça ainsi qu’à Rodès, et François Cors de Vinça est nommé pour y veiller31. Cette interdiction s’applique-t-elle aux habitants de Ropidera ? L’histoire ne le dit pas. 29. « ... sobra lo dit Pont e parets de aquell algun pont de fusta o altra ediffici de fusta per lo qual vullen passar ells et lurs bestiars que aquest pont e ediffici los dits homens e Universitat de aquells puguen fer o fer fer e construhir a lur voluntat sens embarch de la aygua del dit rech axi quels dits homens en negun manera no puguen fer alcun ediffici tambe de fusta com de pera ne aquell tenir al mig o sola del dit Pont per unt passa layga del Rech apellat de Toyr sino sobra les parets o crestas del dit Pont... », ADPO, B. Alart, 2JI/37, 57. 30. « ... solaverant magnis lapidibus et empedraverant dictum pontem... », ADPO, B. Alart, 2JI/37, 52. 31. ADPO, B. Alart, 2J1/15, 479, B208, fo 23. Faute d’autres documents, on n’en saura pas plus sur le pont-aqueduc de Sant Pere, puisqu’il a été complètement détruit depuis, il n’en reste qu’une culée sur la rive droite, à une centaine de mètres en aval du barrage actuel. On sait cependant qu’il avait été endommagé par une grande inondation le 21 novembre 1403, agrandi en 1416 puis à nouveau partiellement détruit le 8 octobre 1421, à la suite de quoi est entrepris en 1423 le rech reyal de la vila de Perpinya dont la prise d’eau se situe en aval d’Ille et qui est inauguré en 1425, le jour de la Sant Jordi (Caucanas 1995, 269). La partie désaffectée de l’ancien canal de Thuir est vendue à Louis d’Oms, seigneur de Corbère. En 1725, selon Emmanuel Brousse (Indépendant, 339, 1894), une inondation emporte les deux ponts de Sant Pere et des Sarrasins et le seigneur de Corbère, de Boisambert, obtient l’autorisation d’emprunter sur la rive droite, entre les deux ponts, le canal de Rodès, Désormais les deux ponts-aqueducs de Sant Pere et de Labau étaient définitivement hors-service. III - Par voies et chemins Sitôt passée la Têt sur des ponts de fortune, sous la protection de l’Église et de ses saints, se présente un autre obstacle pour gagner le plateau : la pente. La dénivellation n’est pas très importante, entre 200 et 300 m, mais elle est concentrée sur un court espace de sorte que la pente est rude. Il faudra donc la négocier avec quelques lacets, mais assez peu finalement, car la pente ne constitue pas une grande gêne pour des gens qui se déplacent à pied le plus souvent et qui transportent les charges à dos d’homme, d’âne ou de mulet. Quant au bétail, chèvres et moutons le plus souvent, monter ou descendre ne leur pose pas de problème, ne dit-on pas « grimper comme une chèvre » ? Les chemins sont reportés sur les illustrations 1, 8 et 11 tels qu’ils sont dessinés sur les divers cadastres du début du XIXe siècle. Les tiretés indiquent soit des corrections, soit des compléments observés sur le terrain. Les tracés sont notés à partir des trois agglomérations de la vallée, d’amont en aval. le temps des chemins III.1 - À partir de Vinça (ill. 8) À partir de Vinça, le chemin qui se dirigeait vers la Têt et franchissait le fleuve portait le nom, sur le cadastre de 1831, de chemin real de Vinça à Tarerach. Après le pont, il débouchait sur le moulin farinier de Nossa, comme nous l’avons vu plus haut et comme on peut encore le voir sur le plan du 25 mai 1897 dressé pour la construction d’un pontet sur le canal du dit moulin32. Il ne reste rien de ce très vieux moulin mais le petit pont de 1897 émerge en période de basses eaux. Après le moulin, ce cami ral se subdivisait en plusieurs branches : vers l’ouest partait le chemin d’Arboussols et de Marcevol, flanqué dans la montée d’un oratoire récent. L’empierrement est très bien conservé, il fait actuellement partie des « sentiers d’Emilie ». Vers le nord, montait le chemin de pèlerinage de Marcevol, dont un oratoire rappelle le souvenir. À mi-pente s’en détachait vers l’est un embranchement pour Tarerach d’où partait plus loin le chemin de Montalba. Sur ce dernier, en bordure du ruisseau de Tarerach, était bâti le moulin Barère, dont la construction de la D13 n’a laissé subsister que quelques murs. III.2 - À partir du pont-aqueduc Sant Pere (ill. 8) Le chemin de Sant Pere à Ropidera (Les Cases) ne se retrouve plus sur le terrain mais le texte de 1381 étudié plus haut et beaucoup plus récemment le cadastre de 1832 montrent bien son existence dans le passé. 8 - Tracé des principaux franchissements de la Têt et des principaux chemins (secteur de Vinça-Rodès). 1, chemin de Vinça à Marcevol ; 2, chemin de Vinça à Marcevol, Tarerach et Montalba ; 3, embranchement vers Marcevol ; 4, tronc commun vers Tarerach et Montalba ; 5, embranchement vers Tarerach ; 6, embranchement vers Montalba ; 7, chemin de Sant Pere à Ropidera ; 8, tronc commun vers Ropidera et Tarerach ; 9, embranchement vers Ropidera ; 10, chemin de Las Cazes à Tarerach ; 11, embranchement vers le plateau et Tarerach ; 12, carrerade ; 13, carrerade ; 14, chemin de Rodès à Montalba. III.3 - À partir du pont de Ropidera Au débouché du pont sur la rive gauche était bâti le moulin à blé dit de Ropidera. Le plan de 172533 confirme bien sa localisation (ill. 9). Le moulin date de 132134 et a interrompu ses activités lors de l’assèchement du canal de Corbère en 1825. Restent en place une partie du mur ouest, où l’on remarque une assise en arête de poisson, et du mur nord. On ne voit rien de l’ancien rech royal de Thuir dont la piste qui existe aujourd’hui a pris la place. 32. ADPO, 1742W63. 33. ADPO, 112EDT415. 34. ADPO, B. Alart, 2J1/24, 91-92. 217 218 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre VII 9 - Schéma de 1725 accompagnant le devis des ouvrages à faire pour réparer le canal de Corbère et indiquant l’emplacement du pont et du moulin à blé de Ropidera (ADPO 112EDT415). à côté des ruines du moulin, est bâti un oratoire (ill. 10) dont l’emplacement obéit classiquement à deux impératifs : à la tête du pont et au débouché des chemins. Du chemin de Ropidera, orienté nord-ouest, se détachent d’abord la carrerada (chemin des troupeaux) puis le chemin de Tarerach par le pla de Ropidera.Vers l’est, longeant la piste, part le chemin de Montalba. III.4 - À partir d’Ille (ill. 11) À quelque 600 m en amont du pont actuel se trouvait un premier franchissement de la Têt. Le chemin de Casesnoves remontait la rive gauche puis une fois atteint l’ancien village continuait vers l’ouest, vers le pla de Ropidera avec une bifurcation vers Tarerach et une autre qui l’amenait, si l’on en croit un acte du 13 février 1615, jusqu’à la forêt de Salvanère, commune de Montfortsur-Boulzane (Aude)35. Sur cet axe important étaient branchés d’amont en aval le chemin de Bellagre, le chemin de Pouchinel au droit de Casesnoves, l’ancien chemin de Montalba sur lequel on peut observer une borne maçonnée à l’exacte limite des communes 10 - Oratoire au sortir du pont de Ropidera rive gauche, à proximité de l’ancien moulin et du départ du chemin de Ropidera. L’inscription paraît rapportée : TO/NI LA/FONT 16/51. Une croix latine s’intercale : la branche verticale coupe les mots et les chiffres tandis que la barre horizontale sépare le nom du prénom. 35. Sur le territoire de Casesnoves, ce chemin porte divers noms dans les actes : 1355, via publica qua itur a Ropidera (ADPO, 3E3/980) ; 1610, itinere regio sive la tira del Rey (ADPO, H302) ; 1615, « ... itinere regio quo itur ad silvam de Salvanera vulgo dicto la tira del Rey... » (3E3/980). le temps des chemins III.5 - Les usagers 11 - Tracé des principaux franchissements de la Têt et des principaux chemins (secteur de Rodès-Ille). 14, chemin de Rodès à Montalba ; 15, chemin d’Ille à Casesnoves, Ropidera et Tarerach ; 16, chemin de la Bellagre ; 17, chemin de Pouchinel ; 18, chemin vieux d’Ille à Montalba ; 19, chemin de la Retxe ; 20, chemin d’Ille à Montalba ; 21, vieux chemin d’Ille à Montalba ; 22, chemin d’Ille à Montalba, Bélesta et Caramany ; 23, embranchement vers Caramany ; 24, embranchement vers Montalba ; 25, chemin de Montalba à Boule ; 26, embranchement vers Bélesta ; 27, chemin d’Ille à Reglella ; 28, chemin de Reglella à Bélesta ; 29, chemin de Reglella à Bélesta et Latour-de-France ; 30, embranchement vers Bélesta. d’Ille et de Montalba et donc de la Catalogne et du Languedoc36, et enfin le chemin de la Retxe qui rejoignait lui aussi Montalba, chacun d’entre eux empruntant la vallée d’un affluent de la Têt. Un deuxième franchissement du fleuve existait au droit d’Ille, à 200 m environ en aval du pont actuel, il provoquait lui aussi, après un bref tronc commun, la formation d’une nouvelle patte d’oie. Vers le nord-ouest partait l’ancien chemin d’Ille à Montalba, puis venait un peu décalé vers l’est, le nouveau chemin d’Ille à Montalba, les deux se rejoignant sur la plane de Coundomy où le tracé a été repris par l’actuelle D2. Du nouveau chemin d’Ille se détachaient d’abord le chemin de Bélesta puis un kilomètre plus loin environ le chemin de Caramany. Partie prenante de la patte d’oie, le chemin d’Ille à Reglella partait vers l’est. À Reglella, nouvelle subdivision : vers le nord-ouest, le chemin de Bélesta ; vers le nord-est, le chemin de Latour-de-France par le pla des Estanyols, qualifié de chemin royal dans un texte du 13 septembre 172837. 36. Borne maçonnée cylindrique, haute de 1,10 m et de 0,70 m de diamètre (465490 E/4725936 N). 37. ADPO, 3E16/788. III.5.1 - Les usagers : paysans, picapedrers et picamolas Ces lieux aujourd’hui désertés, il faut les imaginer grouillants de vie, notamment dans la première moitié du XIXe siècle : des hommes partout et donc sur les chemins qui sont comme les artères de ce grand corps vivant, des paysans allant à leur travail ou en revenant, des bergers et leurs troupeaux de chèvres et de moutons, des ânes, des mulets, quelques rares chevaux. Il arrivait que l’activité artisanale se mêlât à ces travaux pastoraux et champêtres : sur le plateau de Ropidera, dans les collines dominant Casesnoves, ou dans pentes au nord de Reglella (ill. 11), retentissaient, dans les amas rocheux, les pics et les marteaux des picapedrers et des picamoles. De tous temps depuis le Moyen Âge jusqu’à la seconde guerre mondiale on a débité le granit dans ces parages. Le travail fait, il fallait acheminer la marchandise, ce qui n’allait pas sans mal. Déjà au XIIe siècle, parmi les redevances des habitants de Reglella, était prévu le cens de l’acheminement des meules38. Au XVIIIe siècle, nous disposons du cahier des plaintes déposées auprès des sobreposats de Reglella chargés d’estimer les dégâts. Beaucoup de déclarations concernent le pla des Estanyols, au nord de Reglella où l’on trouve encore des fragments de meules (ill. 12). Certains propriétaires se plaignent des déchets de taille qui encombrent les vignes mais la plupart dénoncent les bris de ceps survenus durant le transport des meules. 38. Texte de 1173, « ... census de mollas portare... » 206. 219 220 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre VII 12 - Fragment de meule au pla des Estanyols. 13 - Ce dispositif utilisé dans le Sidobre (81) pour transporter les meules a peut-être servi dans la zone étudiée (Farenc 1992, 101). On pouvait espérer quelques lueurs sur le mode de transport mais la question, très souvent, n’est pas abordée, quelques documents cependant se montrent un peu plus explicites. Les sobreposats, en janvier 1728, enregistrent le témoignage de Jacques Fontcuberta : « ... il vit sur les dix et onze heures du matin qu’on fit passer par dans (sic) la dite vigne de Grace Cadena deux meules de moulin à farine desquelles deux meules l’une avoit esté fabriquée par lesdits Isidore Malet et Gabriel Bedos et l’autre avoit esté fabriquée par François Xiffre dit Picamolas, les quelles deux meules furent menées par la dite vigne de la dite Cadena par le moyen de deux paires de bœufs l’une meule après l’autre, c’est-à-dire l’une meule un jour sur les dix et onze heures et l’autre meule en un autre jour sur le midy et y passa par dans la dite vigne deux mulets et un cheval qui portoient du pain, vin et paille et autres choses pour les besoins des gens qui conduisoient les dites meules et les dits bœufs ou se trouvoient présens entre autres personnes les dits Isidore Malet et Gabriel Bedos les quels estoient les principaux qui dirigeoient et donnoient la direction pour faire passer les deux dites meules par la dite vigne, a laquelle vigne en conduisant par dans icelle les dites deux meules se fit beaucoup de dommages... »39. Les deux meules étaient destinées au moulin de Caramany, à « Raymond Callent meunier a farine et a monsieur Roger seigneur du lieu de Caremany ». À propos d’autres dégâts commis au même endroit, les sobreposats signalent également la présence de bœufs et de mules « lesquels bœufs et mules étaient destinés pour trener ou tirer les dites meules... »40. « Trener » et « tirer », les mêmes termes reviennent dans d’autres procès-verbaux. Compte-tenu de l’état des chemins, il est exclu que l’on ait pu faire usage de charrettes, on pense alors à des sortes de traîneaux. Jean Bousquet en note encore l’emploi au XXe siècle dans la montagne de Mosset41 ainsi que Joan Coromines dans la zone pyrénéenne depuis l’Andorre jusqu’à l’Aragon42. On a peut-être aussi pu employer une sorte d’essieu passant par le trou central de la meule et encastré de part et d’autre dans les moyeux de deux roues de charrettes, le tout relié à un timon tiré par des bœufs (ill. 13). De Reglella à Caramany, les dénivelés ne sont pas importants et le parcours devait pouvoir se faire sans trop de difficultés, mais toutes les meules n’étaient pas destinées au plateau, certaines devaient franchir la Têt en direction d’Ille, de Bouternère ou d’autres lieux de la vallée. Un micro-toponyme du terroir de Reglella garde la trace de leur passage. À la limite des communes d’Ille et de Nefiach, le cadastre nous livre le nom de « Bachadou de las moles », « Descente des meules ». Il y a là en effet une sorte de plan incliné dans la falaise, partout ailleurs abrupte, où, tantôt tirant, tantôt retenant, on pouvait faire descendre les meules jusqu’à la rive gauche de la Têt43. 39. ADPO, 3E16/787. 40. Ibidem. 41. « On trouvera, sur chaque exploitation, au moins une paire de vaches. Vaches de trait nécessaires aux labours et parfois au transport à l’aide de traîneaux fabriqués sur place. Les charrettes sur roues n’ont pas encore pu franchir les chemins muletiers » (Bousquet, 1999, 28-29). 42. « Estiràs, "trineu de fustes per arrossegar pedres" Sopeira (1957) ». Joan Coromines, Diccionari etimològic i complementari de la lengua catalana, tome VIII, 507, entrée tirar. 43. Maxence Pratx (1908, 190) retient, lui, le toponyme Lo Salt de las Molas le temps des chemins Quels que soient le procédé utilisé et la destination, l’acheminement des meules devait être un exercice difficile : une quittance du 30 mars 1626 nous apprend qu’il en coûtait 36 livres de Perpignan « pro manufactura de duabus molas pro molendino farinerio ville de Bula Terranera » et 12 livres de Perpignan « per lo tirar de dites moles »44. La livraison de Reglella à Bouleternère, un trajet pourtant relativement court, représentait donc un quart de la somme totale. III.5.2 - Les usagers : bergers et moutons Sur le cadastre de Rodès, l’un des chemins porte le nom de carrerada, nom qui désigne ordinairement un chemin de troupeaux (ill. 8, n° 12). Il se différencie des autres sur deux points : souvent plus large, il peut atteindre 4 m ou plus (ill. 14), ce qui n’empêche pas de brusques rétrécissements lorsque la roche affleure. Autre caractéristique : il ne décrit pratiquement pas de lacets et aborde la pente sans hésitation. Il est généralement bordé de murs mais en cela il ressemble aux autres, et ses murs de bordure ne se signalent pas nécessairement par une hauteur plus grande. Un autre chemin, plus à l’est, sensiblement parallèle au premier, présente des traits semblables. On peut en faire une deuxième carrerada, d’autant qu’il prend son départ d’une vaste devèse (ill. 8, n° 13). Ces deux carrerades se dirigeaient vers un cours d’eau, le premier vers le ravin del Bosc Negre, le second vers le ruisseau de Bellagre, les troupeaux de Rodès y trouvaient à boire et sans doute à brouter. L’élevage ovin jouait un rôle important dans l’économie locale : en 1725 par exemple, Rodès comptait 13 troupeaux réunissant plus de 2 000 moutons et brebis45. Bien entendu ces carrerades étaient utilisées aussi pour toutes les autres nécessités de la vie rurale et inversement les autres chemins voyaient eux aussi circuler des troupeaux. Le plateau de Ropidera avec ses « mouillères » était un lieu de pâturage très fréquenté, comme le montrent les ruines de cortals que l’on peut encore y voir, il fallait donc y accéder, qu’il y eût ou non une draille spécifique. qui ne figure pas sur le cadastre. Il suppose que les meules étaient lancées dans la pente vers la Têt. Le procédé paraît cependant un peu risqué et l’hypothèse d’une descente « négociée » semble plus vraisemblable. 44. ADPO, 3E16/79, H. Marsal, notaire d’Ille, manuel 1626, f° 44v°. 45. ADPO, 11Bp1038. 14 - Rodès, carrerada 1 avec une emprise plus grande que les chemins habituels (ill. 11, n° 13). Au loin, Vinça et le Canigou. C’était aussi vraisemblablement une étape pour les transhumants qui, depuis la vallée de l’Agly et le Languedoc, gagnaient les pasquiers royaux sur les pentes du Canigou. Encore à la fin des années 1960, Anny de Pous y avait fait halte alors qu’elle accompagnait Jean Ramos qui avec son troupeau descendait des alpages du Pla Segala et de Garravera pour gagner la garrigue d’Ille (Pous 1969, 312). Mais la fréquentation devait être autrement importante dans les siècles passés, on sait par exemple que les troupeaux de l’abbaye de Fonfroide montaient à l’estive dans les pasquiers de Mantet et de Py et regagnait la plaine, l’automne venu. Par quels cheminements ? Anny de Pous avance un « itinéraire probable » dans le futur département des Pyrénées-Orientales : Estagel, Montner, le col de la Bataille, Caladroi, Llebres, Belesta, Montalba, Rodès, Terranera, Montou, etc. (Pous 1964, 106‑107). C’est vraisemblablement l’un des parcours utilisés, il resterait à étayer cette supposition. Hasardons à notre tour quelques hypothèses en fonction des éléments dont nous disposons. Au nord-ouest de Ropidera, un acte de 1393 mentionne comme confront le chemin de l’Albeze au lieu‑dit les Quadres46 (Catafau 2007a, 94). Le « Sarrat de l’Albèze » délimite au nord-ouest les territoires de Trévillach et de Trilla. Ce chemin, qui ne subsiste aujourd’hui qu’en partie, évite par l’ouest le village de Trévillach et monte vers le col Saint-Jean avant de redescendre vers la vallée de l’Agly, c’est une des voies possibles de pénétration en Catalogne depuis le Languedoc. 46. Capbreu de Ropidera de 1393. « Las Quadres », Il faut peut-être comprendre « les Quatre Chemins » puisque se croisent dans les parages le chemin d’Ille à Tarerach et celui de Vinça à Montalba. 221 222 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre VII Il recoupe à l’ouest de Trévillach un vieux chemin nommé la Tire, que l’on peut suivre, avec quelques lacunes, jusqu’à la forêt de Salvanère, à Montfort-sur-Boulzane. Au sud, le chemin de l’Albèze se continue sur le pla de Ropidera, descend vers le pont de Ropidera, que l’on sait exister de longue date, monte par le chemin qui longe aujourd’hui le cimetière de Rodès vers l’ancien col de Ternère, où passait l’antique voie du Conflent et où était perçu, avant qu’il ne se fasse à Vinça, le péage pour les pasquiers royaux du Conflent. Du col, le chemin qui part vers le sud y traverse l’actuelle route de Prades et remonte vers Montjuich en traçant la limite des communes de Rodès et de Bouleternère, signe de grande ancienneté, est appelé carrerade sur le cadastre. On le suit sur ce document et, avec des lacunes, sur le terrain jusqu’au lieu-dit Vigne de l’Oratori. Sur ce col, la carrerade se perd lorsqu’elle recoupe le chemin de Rodès à Serrabone, autre cheminement possible, mais en suivant la ligne de crête, où les troupeaux peuvent se déployer. puis on rejoint la chapelle Sainte-Anne, le col Palomère et le col de la Porte où est bâtie la tour de Batère. Observons que depuis le col Saint-Jean jusqu’au col de la Porte, ce parcours ne traverse aucun village (il ne fait que longer Rodès) et évite ainsi les zones les plus sensibles que constituent les jardins à proximité des agglomérations. Les troupeaux pouvaient s’abreuver à intervalles réguliers : sur le plateau au ruisseau de Bellagre, au pont de Ropidera dans la Têt, sur les pentes de Montjuich à la Font de Carras. Ce chemin, hautement probable, recoupait deux itinéraires, probables eux aussi, sinon certains : en premier lieu, au col de Ternère, la voie du Conflent, qu’empruntaient, au moins sur certains tronçons, les ovins venant du Roussillon et se dirigeant soit vers les pâturages du Canigou, soit vers ceux du Haut-Conflent. En second lieu, un parcours venant d’Ille mais ce dernier, qui sera détaillé ci-après, peut prêter à controverse. III.5.3 - Les usagers : la tira, chemin de transhumance ou chemin de débardage ? En 1720, un recensement très précis dénombre près de 40 000 bêtes à laine dans la montagne de Mosset, ce qui montre bien le surpâturage qui pouvait exister à cette époque47. La plupart viennent de la vallée de l’Agly (Roussillon et Languedoc) et 745 d’Ille. Quel trajet ont suivi ces dernières ? Peut-être ont-elles pris l’un des che47. ADPO, 1C1961-1962. mins de Montalba mais on pense aussi au chemin qui monte de Casesnoves au pla de Ropidera (ill. 11, n° 15). Dans le capbreu de 1355 concernant Casesnoves, apparaît deux fois comme confront de vignes une « via publica qua itur apud Ropidera »48. Dans un capbreu plus récent, de 1604, le même chemin est plusieurs fois nommé « via regia » ou encore chemin « quo itur a dicto loco de Casisnovis ad locum de Rupidera vulgo dicto la Tira del Rey »49. Enfin un acte de vente du 13 février 1615, apporte une précision supplémentaire : un herme y confronte à Casesnoves au lieu-dit « ad Vallagre... a meridie cum itinere regio quo itur ad silvam de Salvanera vulgo dicto la tira del Rey »50. Le chemin d’Ille à Casesnoves et à Ropidera, où il rejoint le chemin de l’Albèze, se prolonge donc jusqu’à la forêt de Salvanère à Montfort-sur-Boulzane et porte le nom de « Tira du Roi ». La forêt de Salvanère est au nord-ouest de Mosset, voilà donc le parcours probable suivi par les moutons d’Ille, en 1720 mais aussi dans les années et les siècles antérieurs, d’autant que, si l’on en croit Anny de Pous, tira et cami ramader sont une seule et même chose (Pous 1967, 217)51. Il faut pourtant y regarder à deux fois. Selon le dictionnaire et l’usage local, une tira est une coupe de bois longiligne qui sert ensuite de chemin de débardage. Dans notre cas, la référence au bois est explicite : « la forêt de Salvanère », on peut d’autant moins la passer sous silence que notre chemin rejoint sur les crêtes de Comes la tire de Catllar menant elle aussi à la forêt de Salvanère. Cette dernière tira présente toutes les caractéristiques d’un chemin de débardage : elle « tire droit » dans le sens de la pente, facilitant ainsi la descente des grumes et, en effet, Catllar est bien un point de départ pour le flottage des bois52. Un document mentionne explicitement leur provenance : en 1613 « ... Que los Senyors de consols fassen un present de fruyta ha Mossen del Viver per la llicencia de haver dos biges del Bosch de Sal{illisible}per lo pont de la ribera de la Têt... »53. Si l’utilisation par les forestiers de la tira de Catllar semble bien établie, on demeure dubitatif pour 48. ADPO, 3E3/980. 49. ADPO, H302 fo 59. 50. ADPO, 3E84, Joan Geli, notaire à Ille, manuel 26/12/1614-1/03/1615, f° 32. 51. Dans un plan daté de 1891 relatif au Chemin Vicinal Ordinaire N° 1 de Rodès à Tarerach, le chemin venant d’Ille sur le plateau de Ropidera est encore nommé « chemin del Rey ou de la Tire » (ADPO, 2606W67). 52. Le 15 avril 1671, transport de 150 biges de Catllar à Perpignan (ADPO, 1Bp479, fo 127) ; le 12 avril 1672, transport de 230 trabis de Catllar à la mer (1Bp479, fo 172) ; le 3 août 1673, transport de 200 trabium de Catllar à la mer (1Bp479, fo 231) etc. 53. Le Bosch est très vraisemblablement celui de Salvanère. ADPO, B. Alart, 2J1/17, 356. le temps des chemins celle de Casesnoves : pourquoi ne pas toujours utiliser la Têt dès Catllar précisément ? Il est vrai que la Têt n’est pas toujours ni partout « flottable », ce pourrait être la raison de ce long trajet mal commode par voie de terre. Quoi qu’il en soit, l’une et l’autre de ces deux tires ont certainement vu passer les troupeaux montant à l’estive ou descendant vers la plaine pour l’hivernage ; les troupeaux mais aussi tous les autres utilisateurs habituels des chemins ruraux. Il est d’ailleurs possible que la tira del Rey doive son nom aux troupeaux qui montaient à l’estive vers les pasquiers royaux. En dehors de quelques cas, comme le grand camí ramader de Cerdagne et Capcir, on peut s’interroger sur l’existence de chemins de transhumance spécifiques. Un entretien avec Jean-Claude Ramos, le propre fils de Jean Ramos, qui a dès son jeune âge pratiqué la transhumance avec son père, m’a convaincu qu’il y avait dans le choix des itinéraires une forte dose d’opportunisme. Le parcours retenu ainsi que les étapes étaient fonction du temps, de l’état du troupeau, des possibilités de pâture et d’approvisionnement en eau et des relations avec les sédentaires. Sans doute en était-il déjà ainsi dans le passé. III.5.4 - Les usagers : pèlerins et frères quêteurs Il arrivait que d’autres ouailles parcourent ces chemins, notamment lors du pèlerinage, attesté dès le XVe siècle, qui avait lieu chaque année au prieuré de Marcevol (ill. 8, nos 2 et 3). La procession partait le 2 mai à 11h30 de Vinça. Au besoin, on se hâtait de faire réparer le pont54. La cérémonie était organisée par la communauté des prêtres de Vinça ; en tête un des prêtres avec une croix-reliquaire contenant un fragment de la vraie croix puis venaient les 22 prêtres de la communauté en habits liturgiques. Une torche allumée au départ et à l’arrivée précédait les centaines de pèlerins, remplacée par une lanterne sur le reste du chemin. Avant d’arriver à Marcevol, la procession était rejointe par les fidèles venus d’ailleurs et qui s’étaient rendus directement au prieuré. Au total beaucoup de monde pour gagner des indulgences. En 1680, on estime les pèlerins entre 10 000 et 12 000 (Sarrete 1901). D’où l’expression : « Hi ha gent com al perdó de Marcèvol » (Cazes 1985, 4). Le grand jour était le lendemain, le 3 mai, fête de l’Invention de la Sainte Croix55. 54. 1426 « a XXVI dabril este a mos compayos et ab dautres que fasem pilars al pont dotre per passar les gens qui deven anar al perdo de Marzevol e dautres II s. ». ADPO, B. Alart, 2J1/13, 28. 55. La date retenue était due au fait que le prieuré dépendait des chanoines du Saint-Sépulcre créés à la suite de la conquête de Jérusalem comme les Templiers et les Hospitaliers. Ils avaient adopté la règle de saint Augustin. La religion marquait de son empreinte les chemins en y égrenant des oratoires. Les uns devaient servir de stations lors des pèlerinages (ill. 15), d’autres avaient un but propitiatoire ou prophylactique. Pour écarter la peste, on visitait en procession les oratoires dédiés à saint Roch ou saint sébastien, placés sur les chemins assez loin des agglomérations comme pour tenir le mal à distance. Tel devait être le rôle de l’oratoire consacré à saint Roch à la croisée du chemin venant d’Ille avec ceux de Montalba, de Caramany et de Bélesta (ill. 11)56. D’autres cérémonies jetaient les ouailles sur les chemins : chaque année au printemps pour les Rogations, vieille fête inventée par l’église pour supplanter les cultes agraires païens, on allait bénir les champs aux quatre coins du terroir. Sur ces chemins, on peut suivre aussi l’itinéraire des frères quêteurs de la Confrérie de Santa Bàrbara de Prunères qui visitaient régulièrement et systématiquement la région pour recevoir les dons. En 1395, on peut lire dans le Quint livre qui rend compte de leurs pérégrinations : « Primerament, Roders en la primera carta, Ropidera, Tereçac, del abat ; Marcevol ; Erbussols, del abat ; Eus... »57 (Alart 1876, 531). Les chemins des frères quêteurs du XIVe siècle sont encore ceux des randonneurs du XXIe siècle. 15 - Oratoire sur le chemin de pèlerinage de Vinça à Marcevol (ill. 8, n° 2). 56. Latitude : 4725898 ; longitude 468329. 57. Tereçac, del abat, Tarerach dépendait de l’abbaye de St-Michel-de-Cuxa, de même que Arboussols. 223 224 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre VII III.5.5 - Les usagers : contrebandiers et bandes armées La présence d’une ligne frontière n’est pas sans influer sur le trafic des voies de communications. Qui dit frontière dit contrebande. Si l’on en croit les rapports d’archives, les Catalans roussillonnais étaient contrebandiers dans l’âme, c’était pour beaucoup une activité habituelle au point que la population et parfois les autorités locales prenaient parti pour les fraudeurs. à titre d’exemple, Alain Ayats (1997, 291) signale qu’en 1645, les habitants de Prats-de-Mollo sont soupçonnés de contrebande de laine importée de France. Pour leur défense, ils allèguent que le chemin normal qui aboutit au pont de Rodès (Prats-Le Tech-Montferrer-Lécatour de Batère-Serra de Joch-pont de Rodès-royaume de France) n’est pas praticable avec de gros ballots arrimés sur des bâts et que de toute façon la neige interdit de l’emprunter en hiver mais leurs dénégations ne sont pas convaincantes. Le rattachement du Roussillon à la France en 1659 n’arrête pas le phénomène, bien au contraire, dans la mesure où des droits étaient perçus sur les marchandises à l’entrée et à la sortie de la nouvelle province. Au XVIIIe siècle, le tabac circulait dans le sens Espagne-France et le sel en sens inverse (Brunet 2001, 38). La contrebande du sel a peut-être laissé sa trace dans la toponymie : au nord des orgues d’Ille, entre les chemins de Reglella et le chemin d’Ille à Montalba, Caramany et Bélesta, trois localités languedociennes, on peut lire sur le cadastre ancien : « Pourtal de la Sal »58. Il est certain qu’une grande quantité de faux-sel (sel de contrebande, n’ayant pas payé la gabelle) a transité par ces chemins, est-ce ce trafic qui a entraîné cette appellation énigmatique ? On serait enclin à le croire, d’autant plus volontiers que les habitants de Bélesta désignent indifféremment sous le nom de « cabane des contrebandiers » ou « cabane des douaniers » un bâtiment isolé que l’on peut encore observer sur la limite actuelle des communes de Bélesta et d’Ille (ill. 11), laquelle ne fait que reprendre le tracé de l’ancienne frontière entre Catalogne et Languedoc (Castellvi, Baills 2004, 44)59. S’agissant de Bélesta, Albert Bayrou (1980, 81) cite un extrait de texte dont l’origine n’est pas précisée : « Au XVIIIe siècle, une route secondaire de la contrebande du 58. ADPO, 2J127/88, section A1. 59. Renseignement confirmé par Valérie Porra après enquête orale. Non loin de là, le chemin d’Ille à Bélesta traversait à gué la rivière de Bélesta ou Riberette puis remontait la pente rive gauche et longeait un abri formé de gros rochers qui pouvait très bien servir de poste de guet et d’embuscade (468503/4727683). tabac y passait », ce que nous croirons volontiers, compte-tenu de la position de cette localité. Les villages voisins n’étaient pas en reste. Ainsi Trévillach dont le nom apparaît dans un procès consécutif à un accrochage qui eut lieu le 19 septembre 1739 entre des contrebandiers de Tarerach et les employés de la sous-brigade des fermes d’Estagel au lieu-dit Quatre Chemins, à la limite des communes d’Estagel, Calce et Montner. Les délinquants, qui faisaient métier de la contrebande, abandonnent leurs montures, six ânes et une jument chargés chacun de deux sacs de sel, non sans avoir auparavant blessé à mort un sous-brigadier des Fermes du roi60. La violence des jours ordinaires redoublait d’intensité pendant les guerres et les périodes de crise qui voyaient se multiplier les bandes armées. En 1364, après le traité de Brétigny qui instaure une trêve durant la Guerre de Cent Ans, les mercenaires des Grandes Compagnies mettent le pays en coupe réglée. Un groupe s’installe à Montalba, s’empare de Tarerach et de là lance des raids dans la vallée de la Têt, menaçant Vinça. Avec l’aide de troupes venues de Perpignan, il fallut monter une opération avec des engins de siège pour les déloger en mai 1364 (Alart 1864, 392‑400). Au XVIe siècle, les troubles dûs aux guerres de religion en France franchissent la frontière, ainsi les huguenots, venus du comté de Foix, font des incursions en BasConflent, attaquent Bouleternère, pillent Domanova en 1580 et manquent s’emparer de Vinça le 28 octobre 1592, puis le jour de la Saint Grégoire 159861. Entre temps la guerre avec la France a repris et les chemins sont autant de canaux par où se déverse la violence. Au XVIIe siècle, les hostilités continuant, la situation ne s’améliore pas. Les actes de banditisme s’ajoutent aux faits de guerre : le 1er septembre 1636, un habitant de Rodès qui va à Tarerach par la prada de Ropidera est attaqué par des voleurs qui lui lient les mains et l’amènent près de Catllar où ils lui soutirent 19 réals et demi qu’il avait sur lui. Les soldats castillans censés défendre le pays le mettent en coupe réglée : le 31 mars 1636, huit soldats logés à Vinça dépouillent des bergers sur le pla de Ropidera ; nouvelle plainte contre des soldats le 16 avril, etc.62 Les chemins de Ropidera ne sont décidément pas sûrs. 60. ADPO, 2B1920. L’affaire a été résumée par Michel Brunet (Brunet 2001 : 33). 61. ADPO, B. Alart, 2J1/6, 387. 62. ADPO 11Bp937. le temps des chemins Les guerres de la Révolution ramènent des troupes sur les chemins et entraînent une série de va-et-vient. En 1793, les Espagnols tiennent les hauteurs de Rodès et le col de Ternère, ils détruisent le pont de Ropidera63. les Français ont hissé des canons à Montalba depuis Latour-de-France en passant par Caladroy64. Le 31 juillet, descendus des hauteurs de la rive gauche, ils enlèvent Vinça mais doivent se replier aussitôt (Fervel 1851, 94). Le 1er août, une attaque est menée en direction du col de Ternère. Deux pièces d’artillerie sont amenées à grand’peine depuis Montalba jusque vers la Têt. Les Français divisent leur troupe en trois : le gros était concen- 16 - Extrait de la carte des monts Pyrénées et partie des royaumes de France et d’Espagne, de Roussel et La Blot­tière, 1730. On y distingue bien les chemins d’Ille à Bélesta et Montalba, de Rodès à Montalba et de Vinça à Trévillach (nommé tré face à Ternère, la droite devait Taressac) et Montalba. Le sud est en haut. attaquer Vinça, la gauche entre Ille et le pont de Labau. Ces deux groupes franchissent Ropidaria 101165. Une agglomération peut être postéla Têt, le premier sur une passerelle, le second à gué. rieure au toponyme qui la désigne66mais on peut avec C’est aussi à gué que devait passer le gros des troupes. quelque vraisemblance retenir que la plupart de ces vilL’officier qui commandait et le représentant aux armées lages existaient au XIe siècle et les chemins qui les relient se mettent à l’eau mais les braconniers montagnards, vraisemblablement aussi. Plus près de nous, les princiqui devaient porter l’attaque principale, refusent de sui- paux chemins étudiés sont dessinés sur la carte générale vre (Fervel 1851, 94‑95). Le 28 août, c’est au tour des des monts Pyrénées gravée en 1730 mais levée quelques Espagnols de passer la Têt, ils chassent les Français de années plus tôt pendant la guerre de Succession d’EspaMontalba (Fervel 1851, 110). gne (ill. 16). Cette ancienneté ne signifie pas qu’ils sont tels que nous les voyons aujourd’hui. Ils ont vécu leur vie, avec des hauts et des bas et un pic de fréquentation au III.6 - Dans la longue durée La datation d’un chemin, en dehors de textes précis XIXe siècle, qui, ici comme ailleurs, marque le maximum ou de fouilles étendues, est toujours très difficile voire d’emprise agraire sur le territoire. Ils ont été, au cours impossible. On en est réduit aux hypothèses. Celle qui des ans, empierrés, déchaussés, réparés, déviés, particivient immédiatement à l’esprit est que la création des pant à la vie des hommes pendant près d’un millénaire. chemins est contemporaine de la création des villages Leur activité s’est ralentie progressivement vers la fin du qu’ils relient. On retombe ainsi d’une difficulté dans XIXe siècle, à mesure que les friches prenaient le pas sur une autre. Pour simplifier, on retiendra la date d’ap- les cultures. Et progressivement aussi leur entretien s’est parition du nom des villages dans les textes : castrum fait plus irrégulier, pour cesser complètement dans la Vinçanum 939, villa Vincanum 950 ; Marceval 1011, villa première moitié du XXe siècle. Marceval 1088 ; villa Tarasago 958 ; Monte Albo 955, castrum de Monte Albani 1118 ; Casas Novas 1173 ; Yla 844, Insula 898 ; Castellum Rodenis 1068 ; Rupideria 955, villa 63. ADPO L722. 64. ADPO L1103. 65. Ponsich 1980, respectivement p. 129, 96, 124, 173, 41, 119, 120. 66. C’est le cas pour Rodès où le village semble être une création tardive (Tosti 1987, 16). 225 226 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre VII III.7 - État des lieux 17 - Chemin de Rodès à Ropidera. On le voit ici creusé dans le rocher et bordé de murs (ill. 8, n° 9). 18 - Chemin de Rodès au plateau et Tarerach, empierrement (ill. 8, n° 11). 19 - Chemin de pèlerinage de Vinça à Marcevol, empierrement avec alternance de dalles et de pierres plantées de chant. Le chemin vieux a été recoupé par une route charretière plus récente (ill. 8, n° 3). Ce que nous avons aujourd’hui sous nos pieds et sous nos yeux, c’est donc l’état du début du XXe siècle, « corrigé » par l’érosion et par l’activité humaine. Cette dernière s’est montrée destructrice surtout sur le plateau, où les chemins ne subsistent que par bribes tandis que la première a exercé ses ravages principalement dans la zone pentue, c’est dans cette « région » que les chemins sont le mieux conservés : assez souvent empierrés, notamment dans les pentes, lorsque le ruissellement n’a pas tout arraché, souvent aussi bordés de murettes au moins sur un côté, comme soutènement dans la pente. Il arrive que l’on ait dû s’ouvrir un passage dans la roche (ill. 17) mais en règle générale, on se soucie peu de faire sauter le rocher en place, les usagers doivent s’en accommoder, c’est particulièrement le cas au nord de l’ancien hameau de Ropidera. Parfois, la roche est intégrée dans l’empierrement (ill. 18). On distingue deux techniques d’empierrement : tantôt les blocs sont placés de chant, tantôt ils sont placés à plat avec des arrêts constitués de blocs plantés de chant (ill. 19). La largeur des chemins est variable : de 1,5 m à 3 m, pour rester dans une moyenne. Il existait apparemment une largeur canonique de 12 pans, soit près de 2,5 m : le 17 septembre 1703, les sobreposats de Reglella rappellent que les propriétaires de parcelles au terroir des Estanyols au nord de Reglella (ill. 11), sont tenus de laisser libre un chemin de 12 pans pour le transport des meules67. De même le 7 février 1721, ils exigent que Joseph Batlle trace dans son champ une carrerada de 12 pans pour le passage des troupeaux de la damoiselle Viader68. Mais ces mesures canoniques sont loin d’être partout respectées, la largeur des chemins doit beaucoup à l’empirisme, comme il est normal dans un terrain accidenté et à une époque où les moyens techniques étaient rudimentaires. Trois des chemins rencontrés dans cette zone sont qualifiés de chemins royaux : le chemin de Vinça à Tarerach (ill. 8, nos 2, 4 et 5), celui d’Ille à Tarerach et à la forêt de Salvanère (ill. 11, n° 15), celui de Reglella à Latour-de-France (ill. 11, n° 29). Ce statut, qui en souligne le caractère public, n’entraîne apparemment pas une meilleure viabilité ni un meilleur entretien. 67. ADPO, 3E16/784. 68. 3E16/785. le temps des chemins Les carrerades pour les troupeaux sont en général plus spacieuses et souvent bordées de murs plus hauts pour éviter les dégâts. Mais les murs de bordure n’indiquent pas nécessairement un parcours pour ovins : les parcelles devaient être épierrées, or l’élévation d’un mur était encore la solution la plus économe d’espace pour ranger des pierres surabondantes. La multiplication des cabanes en pierres sèches (cabanes ou capitelles) répond peut-être elle aussi en partie à ce besoin. On remarquera que plusieurs chemins s’interrompent brutalement. C’est le cas des deux carrerades (ill. 8, nos 12 et 13) : il suffisait que les troupeaux arrivent sur les lieux de pâture. D’autres n’étaient que des chemins de service, d’autres encore ont perdu leur destination première. Pour « le chemin vieux de Montalba », et « l’ancien chemin de Montalba » la dénomination cadastrale ne laisse aucune place au doute (ill. 11, nos 18 et 21). En 1832, date du premier cadastre, le déclassement était déjà enregistré. Déclassement plus ancien pour les deux embranchements au nord de Ropidera dont on voit bien que l’un visait Montalba tandis que l’autre poussait vers Tarerach (ill. 8). La désertion du village au XVIe siècle a entraîné dans un premier temps l’amputation d’un tronçon du chemin et dans un deuxième temps l’abandon de son nom. On a pourtant la preuve que la liaison directe Montalba-Ropidera existait en 1342, « viam publicam qua itur de Monte Albano versus Ropidera que via transit per dictum locum de Molera redona... »69. La Molera redona, la mouillère circulaire70, se trouve en effet sur le tracé de ce chemin aujourd’hui lacunaire. Les deux départs, côté Montalba et côté Ropidera, existent bien mais le tronçon médian qui ferait la jonction a disparu dans « l’océan des âges ». On peut faire la même remarque pour le chemin d’Ille à Caramany qui disparaît sur le cadastre sitôt atteint le terroir de Montalba (ill. 11, n° 23). 69. Médiathèque, B. Alart, t. XIV, 21. 70. J’avais pensé traduire « la Meule circulaire » du fait qu’existe sur le plateau dans ces parages un site de hauteur où les ébauches abandonnées de meules médiévales côtoient des vestiges protohistoriques (cote 518) mais Aymat Catafau me fait remarquer que « molera » se prononçait sans doute « mollera » même si le doublement du « l » n’apparaît que plus tard dans un souci de normalisation. C’est donc bien d’une « mouillère » qu’il s’agit. 71. « E lo camin s’es perdut en camin. / A perdut son nom emai sas sabatas. / Sap pas pus ont vai nimai d’ont ven. » Rouquette Max - La lenga s’es perduda in Lo maucor de l’unicorn, Domens, 2000, p. 35. Et que dire du chemin de Montalba à Boule (ill. 8, n° 25) dont il ne subsiste guère plus de 500 m, isolés et sans raccord aucun avec les points de départ et d’arrivée ? « Et le chemin s’est perdu en chemin. Il a perdu son nom et ses sandales. Il ne sait plus où il va ni d’où il vient »71. 227 228 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre VII Le pont de Labau vu depuis la rive gauche, à l’arrière-plan le canal de Corbère. chapitre VIII Aménagements agraires et élevage au Moyen Âge Olivier Passarrius, Aymat Catafau avec la collaboration de Denis Fontaine* Les prospections de surface réalisées sur l’emprise de la zone incendiée laissent supposer que la déprise amorcée dès la fin de l’âge du Bronze – et qui dure jusqu’au Moyen Âge – est totale. Aucun site ni aucun indice des périodes intermédiaires n’a été observé, excepté à un endroit, où, sur une surface n’excédant pas une cinquantaine de m2, a été collecté un petit lot de céramiques datées des VIe‑VIIIe siècles (ill. 1). Les résultats des prospections de surface permettent d’identifier clairement une période de repli de l’occupation humaine du versant. Pourtant, ces données sont à manier avec prudence car elles ne reposent que sur la prospection de surface. De même, l’absence de sites ayant livré des objets, des céramiques, ne signifie pas pour autant une déprise complète du massif mais témoigne peut-être d’une nouvelle façon d’exploiter la montagne, où l’habitat ne serait alors plus directement en contact avec les zones de production mais plutôt recentré dans les vallées. Quoiqu’il en soit, le rapport des hommes avec la montagne a changé et l’on peut penser que cette période d’atonie suggérée par la modification des implantations de l’habitat se soit accompagnée, au moins partiellement, d’une déprise du territoire, qui dure près de deux millénaires. * Pour la recherche documentaire aux Archives Départementales des P.-O. . Cf. supra, chap. V consacré à l’occupation antique. Sur le terrain, la « reconquête médiévale » se caractérise par la formation de deux villages groupés : Ropidera bien sûr, et le village lui aussi abandonné de Casesnoves dont une grande partie du territoire s’étend sur le massif incendié (ill. 1). Cette trame villageoise, dont la mise en place est antérieure à l’an mil, constitue pendant la deuxième partie du Moyen Âge le schéma d’occupation exclusif de la montagne. En dehors de ces deux habitats, chacun groupé près d’une église, un seul site a été mis au jour sur l’ensemble de la zone. Il se situe sur le versant sud du massif, au cœur d’un chaos qui domine la Têt (site 1040, ill. 1). Sur près de 500 m2, la présence de tessons de céramique commune à cuisson réductrice suggère l’existence d’un habitat, peut-être en relation avec une activité d’extraction de meules. Plusieurs de ces pierres, certaines abandonnées en cours de débitage, sont encore visibles à l’intérieur du chaos granitique qui surplombe le site. Le mobilier collecté en surface est important mais sa grande fragmentation et son usure ne permettent pas de proposer une fourchette de datation fiable, que l’on situera avec prudence entre le VIIIe siècle et le milieu du XIIIe siècle, en l’absence d’importations caractéristiques. . Les dernières importations tardo-antiques, d’ailleurs généralement associées à des formes originales et des bords facilement identifiables, sont absentes. De même, les premières importations espagnoles et les céramiques à glaçure plombifère de la seconde moitié du XIIIe siècle ne sont pas non plus représentées. 230 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre VIII 1 - La zone incendiée avec localisation des villages de Ropidera, de Casesnoves et du site médiéval 1040. 2 - Vue aérienne du village de Ropidera avec les immenses pierriers résultant de l’effondrement des maisons. Autour, le territoire mis en culture grâce à la construction de murs de terrasse (cl. P. Roca). aménagements agraires et élevage au moyen âge rieurs, notamment de la fin de l’époque moderne, sont omniprésents et ont bien souvent bouleversé les traces d’occupation médiévale. Fort heureusement, l’étude des traces agraires du Moyen Âge reste en partie possible aux abords immédiats du site de Ropidera, où la présence des constructions villageoises, bien datées par le mobilier présent en surface, autorise une réflexion sur les mises en cultures mitoyennes des maisons, cernées chronologiquement par leur association avec les vestiges domestiques. À Casesnoves, la zone brûlée ne concerne que la partie nord du finage, la montagne, l’incendie ayant, fort heureusement, épargné le village médiéval, son église et le château sur motte. Les rares éléments dont nous disposons sur la mise en valeur des terres de la montagne de Casesnoves proviennent pour l’essentiel de l’étude du capbreu de 1355‑1363 et de quelques autres documents des XIVe et XVe siècles. Les cultures et l’élevage à Ropidera au Moyen Âge 3 - Plan général du village de Ropidera réimposé sur le plan cadastral de 1832. À la lumière de l’archéologie, l’occupation du sol au Moyen Âge se caractérise par l’hégémonie de l’habitat groupé dont la densité, avant les crises du bas Moyen Âge, est telle qu’elle ne laisse pas de place à l’habitat intercalaire permanent. Ce schéma de peuplement est récurrent en plaine littorale mais il est intéressant de l’observer dans ce milieu pré-montagnard où l’on aurait pu croire que le mas occupait dès le Xe siècle une place plus importante. L’histoire du massif durant le Moyen Âge ne se réduit pas à la seule analyse du peuplement. Un effort particulier a porté sur l’étude des différentes mises en culture. Bien entendu, l’approche de terrain s’est vite confrontée au problème d’identification de ces vestiges, de leur datation et de leur mise en perspective à l’échelle d’un vallon, d’un lieu-dit. Les aménagements posté. Sur le territoire de Vilarnau, sur la commune de Perpignan, les textes et les prospections montrent que le mas, l’exploitation rurale dispersée, est quasiment absent en plaine entre les XIe‑XIIe siècles et les XIVe‑XVe siècles, à la différence des contrées montagneuses ou des zones de piémont où il constitue durant tout le Moyen Âge, mais surtout à partir des XIIIe‑XIVe siècles, l’unité d’exploitation principale des terres les plus lointaines (Passarrius, Donat, Catafau 2008). . À Laroque-des-Albères, dans le massif des Albères, plusieurs documents terriers permettent d’apprécier cette densité d’habitats dispersés, qui en pratiquant la polyculture, sont indispensables à la mise en valeur des zones montagneuses quelquefois situées à plus de cinq heures de marche du village. À Ropidera, l’implantation villageoise se fait sur un espace aménagé en terrasses afin de compenser le pendage assez prononcé du terrain (ill. 2). Cette disposition des maisons facilite également l’accès au premier étage qui pouvait ainsi se faire de plain-pied. Il faut alors imaginer un terrain entièrement étagé, concernant tout aussi bien le village que les champs situés aux abords. Bien entendu, ces terrasses ont pour la plupart fait l’objet de réfections, d’entretien, tandis que d’autres ont été reconstruites ou entièrement créées après la désertion du site (ill. 3). Il est donc difficile de retracer de façon précise la morphologie de ce parcellaire au Moyen Âge, mais on peut cependant en donner une image assez fidèle à partir de quelques exemples bien conservés dont l’étude est plus aisée. 231 232 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre VIII 4 - Détail de la maison no 4 et de ses environs (cl. P. Roca). Le nord est à gauche sur la photo et en haut sur le plan ci-dessous. La tache blanche au centre est le rocher naturel qui a servi de carrière. à gauche, se situent les terrasses cultivées au moyen âge, où ont été retrouvées les traces de l’épandage. Che min de L es C Maison ? ases E E E Emboîture 4 Enclos Carrière E Murs de terrasse Perrier Terrasses médiévales E Escalier 0 50 m Autour de la maison no 4 : Cette zone est probablement l’une des plus intéressantes car le tracé des terrasses a conservé la trame d’époque médiévale (ill. 4). Ces constructions font généralement intervenir, à leur base, de volumineux blocs provenant d’anciens chaos encombrant la parcelle lors de sa mise en culture. Ces boules de granit, laissées brutes, dépassent parfois 50 à 80 cm de diamètre, elles servent d’assise au reste de la construction qui devait se poursuivre avec des blocs plus petits. Ces murs « archaïques » jalonnent le site et marquent indubitablement un état de mise en culture initial, probablement médiéval, entretenu par la suite. Autour de la maison et de l’enclos no 4, cinq murs de terrasses dont le tracé est supposé ancien ont également été identifiés (ill. 5). Dans tous les cas, ces murs présentent les mêmes caractéristiques de mise en œuvre : de gros blocs à la base puis une élévation faite de plus petites pierres, sans cesse entretenue voire reconstruite car résistant mal au temps et à l’érosion. Ces murs de terrasses pouvaient atteindre des hauteurs conséquentes, peut-être supérieures à deux mètres, mais l’on soupçonne cependant l’existence de banquettes plus profondes et au sol légèrement plus en pente qu’il n’est aujourd’hui. La restitution d’un profil général n’est pas facile à réaliser. Ce dernier n’a probablement pas énormément évolué, mais il convient cependant de rester prudent car certains secteurs semblent avoir été profondément lessivés et des blocs portant des emboîtures médiévales, retaillés pour constituer la base de certaines terrasses, sont perchés à une cinquantaine de centimètres au-dessus du niveau de sol actuel. Autour de la maison et de l’enclos no 4, les prospections de surface ont permis de mettre en évidence l’existence d’un important épandage daté des XIVe-XVe siècles qui peut être mis en relation avec l’aménagement en terrasses. Ces nombreux tessons témoignent de la pratique de la fumure, peut-être en relation avec des cultures vivrières (potagères ?) installées au plus près de la maison. On doit à ce propos évoquer la présence de deux vergers mitoyens de maisons dans le capbreu de 1393. Chemin Rocher 5 - Plan de la maison no 4 et de ses environs. . Il est possible que certaines banquettes aient été dédoublées. . Cavité rectangulaire destinée à accueillir un coin en fer ou en bois pour fendre la pierre. aménagements agraires et élevage au moyen âge Partie restaurée Est Ouest Reprise récente (XVIIIe-XIXe s.) Partie supposée médiévale 0 1m 7 - Relevé du mur de terrasse surplombant la maison no 4. 6 - Mur de terrasse dont la partie inférieure est datée de la fin du Moyen Âge 8 - Bloc clivé portant des traces d’emboîture et constituant l’armature d’une ancienne terrasse médiévale (cl. A. Catafau). (cl. O. Passarrius). N Carrière 4 3 2 Enclos 39 E 35 in em Ch de 36 s La Ca 37 za s 0 25m Emboiture Murs de terrasse Pierrier Cabane Terrasses médiévales E 38 Escalier Chemin Rocher 9 - Plan de la partie sud du village de Ropidera avec localisation des murs de terrasse. Zone de mobilier antérieur au XIIIe s. Maisons nos 39 et 37 : Ces deux constructions font partie des vestiges observés les plus anciens et sont antérieures au XIIIe siècle, sans que leur chronologie ne puisse cependant être précisée plus finement (ill. 9). Elles sont toutes les deux installées sur des murs de terrasses médiévaux. Le mur de terrasse formant la banquette sur laquelle se trouve la construction no 37 comporte à sa base d’énormes blocs de granit et surplombe un rocher qui porte une emboîture médiévale, qui aurait été inaccessible sans la présence de la terrasse. À cet endroit, comme sur une grande partie sud-ouest des abords du village, les terrasses forment de longues lanières assez larges pour permettre le labour à l’araire. 233 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre VIII des crêt es N Che min 234 16 19 18 29 31 30 11 - Détail de la maison no 29. Le mur de terrasse, au premier plan, est daté du XIXe siècle mais pérennise le tracé d’une ancienne banquette médiévale (cl. A. Catafau). 32 Mur de terrasse 33 34 Pierrier Chemin Rocher Cabane 0 25 m Maison 10 - Plan de la partie est du village de Ropidera. Les parties est et sud-est du site sont en pente assez marquée vers le ruisseau dit de Ropidera et toute construction nécessite immanquablement l’aménagement de terrasses qui supportent donc à la fois les cultures installées à flanc de coteau mais aussi les ruines des maisons médiévales (ill. 10). Là encore, les constructions les plus anciennes font intervenir, à leur base du moins, de volumineuses pierres charriées lors de la mise en culture et des blocs sommairement clivés puis calés en position verticale. Le ruisseau de Ropidera, aujourd’hui un cours d’eau intermittent, a fait l’objet d’aménagements avec la mise en place de plusieurs prises d’eau anciennes destinées à irriguer des parcelles aménagées en bordure. L’alimentation de ces petits canaux était facilitée par la présence successive de plusieurs barrages, constitués de volumineux blocs jetés dans la rivière, qui permettaient de relever le niveau de l’eau tout en ralentissant le creusement du lit. 12 - Cabane à encorbellement du XIXe siècle avec en arrière plan les vestiges de la tour de l’église de Ropidera. Ces cabanes, nombreuses autour du village abandonné, sont associées aux cultures des XVIIIe et XIXe siècles. La vigne et l’olivier sont alors omniprésents à cette époque (cl. A. Catafau). Au nord-ouest, des parcelles irriguées ? Au nord-ouest du village de Ropidera, le long de la piste et au départ du sentier de Les Cases, se trouve un petit canal, parementé, qui prend sa source dans la zone humide du Courtalas, située quelques centaines de mètres en amont. Ce canal, profond et large d’environ 50 à 60 cm, coule parallèlement au ruisseau de Les Cases et surplombe un ensemble de parcelles assez planes, maintenues par endroits par de hauts murs de terrasses (ill. 13). La prospection de cette zone, qui a été épargnée par l’incendie, a livré des tessons de céramique commune médiévale dont la présence s’explique par la pratique de l’épandage. aménagements agraires et élevage au moyen âge 13 - Canal ayant probablement été utilisé pour l’irrigation de champs labourés comme en témoigne la présence de nombreux tas d’épierrement en bordure des parcelles (cl. O. Passarrius). Nous sommes encore dans la zone de culture intensive du village et la nature des parcelles, le faible pendage, la possibilité d’irriguer au printemps et la bonne qualité apparente du sol en font un terroir d’exception qui s’étend sur près de 3 hectares. Ces parcelles sont jalonnées de vastes pierriers, parementés, stockés là où le socle rocheux affleure. Ces derniers attestent la pratique du labour, confirmée par la découverte de traces de soc sur une dalle de schiste affleurante (ill. 14). Malgré la présence de murs de terrasses, 20 à 30 centimètres de sédiments ont disparu, ce qui témoigne d’un assez fort lessivage des sols sans doute lié à une phase de déprise et à un manque d’entretien des structures de maintien et de soutènement. Le secteur de la Roca Sabardana Ce secteur se trouve sur la commune de Rodès, en limite méridionale du plateau, à un endroit où la présence d’une veine de schiste provoque l’émergence de plusieurs résurgences, manifestement mises à profit pour l’exploitation de ces terres. La présence récurrente de céramiques médiévales témoigne d’une mise en culture ancienne, en rapport avec le village déserté de Ropidera situé à seulement 20 minutes de marche (ill. 15). 14 - Traces de soc de charrue sur un bloc de schiste. L’érosion a fait son œuvre sur ce secteur mettant à l’air libre le rocher (cl. A. Catafau). N 1144 1144 Cabane 1139 1137 1127 1130 1130 1129 1128 1137 1185 1132 1133 1134 Source 1136 1135 Source 1081 Canal B Canal A Céramiques du Moyen Âge Source 0 100m Canal (irrigation ?) 15 - Secteur du Ca del Mach ou de la Roca Sabardana. Report des canaux et des sources sur le plan cadastral dit napoléonien, en fait daté ici de 1832. 235 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre VIII N Source 'eau dé vié al Can 1079 1041 Cours d 236 Dalles fichées Terrasses Talus 0 25m Dalles fichées Canal Lit contraint du ruisseau Terrasses Profil est-ouest 16 - Relevé des mises en culture observées sur la parcelle 1041, sur le secteur du Ca del Mach ou de la Roca Sabardana. 17 - Détail du canal qui traverse la parcelle 1041 (secteur Ca del Mach ou Roca Sabardana). La mire se trouve à l’emplacement d’une prise d’eau qui permettait d’irriguer les terrasses (cl. A. Catafau). 18 - L’une des banquettes de la parcelle 1041, irriguée durant la période humide par le canal qui récupère l’eau d’une source située en amont. Les blocs de schiste plantés verticalement limitent probablement la parcelle (cl. A. Catafau). Les parcelles 1081 et 1041 ont livré les vestiges de canaux destinés à l’irrigation, qui prennent naissance à hauteur de résurgences autrefois aménagées mais aujourd’hui taries. La source de la parcelle 1081 est clairement aménagée et suinte encore en hiver ou après un épisode pluvieux (ill. 16). L’eau de cette source a été canalisée par un petit chenal, large tout au plus de 50 cm, soigneusement parementé et qui dévale au milieu des terrasses. Son ensablement important nous a empêché d’observer la présence de prises d’eau, de vannes pour l’irrigation mais son tracé, qui ne suit pas la pente, permet d’écarter l’hypothèse d’un chenal d’évacuation des eaux pluviales. Cette parcelle est entièrement aménagée de terrasses, parfois assez hautes et dont la physionomie montre qu’elles étaient entretenues il y a encore peu de temps (début ou courant du XXe siècle). Cette parcelle était équipée d’une cabane à encorbellement, de plan circulaire et des aménagements – comme un escalier très élaboré – permettaient le franchissement des terrasses les plus hautes. La parcelle 1041 est très intéressante car les aménagements sont mieux conservés. Cette parcelle occupe un vallon assez encaissé. Le ruisseau qui l’a creusé trouve son origine dans une résurgence située au-dessus. Le lit du ruisseau a été volontairement déplacé, canalisé afin de le faire couler à flanc de coteau pour libérer et mettre en sécurité des crues les terres riches du fond du vallon. La prise d’eau pour alimenter le canal a été détruite mais devait se situer non loin de la source. Plus bas, ce canal est bien parementé et cuvelé pour éviter l’érosion. Des prises d’eau – de véritables vannes que l’on ouvrait ou fermait avec une dalle plantée verticalement –permettaient d’ir- aménagements agraires et élevage au moyen âge 19 - L’un des canaux du Ca del Mach, qui serpente entre les terrasses (cl. A. Catafau). 20 - Murs de terrasse correspondant à un aménagement récent de la parcelle (cl. A. Catafau). riguer les terrasses. Il s’agit ici de banquettes assez profondes mais hautes de seulement 40 à 60 cm et dont la terre est particulièrement riche. La datation de ces deux ensembles n’est pas aisée et ne peut s’appuyer que sur des indices ténus. Autour de la source de la parcelle 1081, plusieurs vases brisés ont été collectés. Il s’agit exclusivement de cruches à eau, cassées là par mégarde lorsque l’on venait les y remplir. Ce mobilier est homogène et daté du XIXe siècle. Ces éléments nous permettent juste de supposer que la source jaillissait à cette époque mais ne fournissent aucun indice quant à la datation des mises en culture. En 1832, les parcelles 1081 et 1041 sont mentionnées comme cultivées en vigne et affichées en catégorie 5 sur l’état des sections de 1836, donc très fortement imposées. Il est peu probable que les aménagements observés sur le terrain aient été mis en place pour ce seul type de culture. On peut alors imaginer qu’ils soient antérieurs et liés à des cultures vivrières supplantées par l’hégémonie de la vigne au XIXe siècle. Sur ce secteur, les prospections ont permis de mettre en évidence la pratique de l’amendement qui se manifeste par la présence de céramiques médiévales que l’on retrouve de façon diffuse mais constante. Il s’agit quasi-exclusivement de céramiques communes à cuisson réductrice associées à quelques fragments de céramique à émail stannifère à décor vert et brun ou bleu qui attestent une exploitation . Date à laquelle a été établie la matrice du premier cadastre, sur la commune de Rodès. . ADPO 1025W174. encore au bas Moyen Âge. Il est fort probable que l’on ait pratiqué des cultures intensives en relation avec plusieurs sources qui autorisaient l’irrigation des parcelles. La parcelle 1144 est manifestement l’une des plus intéressantes. Cette parcelle, relativement plane, est particulièrement humide sur sa partie haute, au nord. Elle est ici traversée par deux petits canaux qui font office de drains mais permettent aussi d’arroser la partie basse et les parcelles situées en dessous. La plupart des aménagements observés correspondent à de petits murs de terrasses, soigneusement appareillés à l’aide de pierres de petit calibre, et hauts tout au plus d’une quarantaine de centimètres (ill. 20). Une cabane à encorbellement, implantée en partie basse, complète le dispositif de mise en culture (ill. 21), probablement celui lié à la mention d’une vigne sur l’état des sections de 1832. 21- Cabane à encorbellement située sur le secteur du Ca del Mach ou de la Roca Sabardana (cl. A. Catafau). 237 238 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre VIII 22 - Murs de terrasse anciens construits à l’aide de volumineux blocs qui constituent l’armature de la terrasse (cl. A. Catafau). Cette cabane s’adosse par contre à un mur de terrasse qui est plus ancien. Le mode opératoire de cette construction est bien différent des autres et fait intervenir de gros blocs de granit, qui peuvent atteindre plus d’un mètre de côté, sommairement clivés et redressés pour maintenir les terres. Ces blocs parfois imparfaitement agencés forment de vieilles terrasses dont les banquettes sont lessivées par l’érosion et correspondent aux premières mises en culture, celles-là même qui ont nécessité de déblayer le terrain des gros blocs ou des chaos (ill. 22). Il est alors tentant d’associer ces puissants murs aux nombreuses céramiques médiévales que l’on retrouve sur tout ce terroir. À cet endroit, ce mobilier est en grande partie composé de céramiques communes, indifféremment datées du Moyen Âge mais l’on note également la présence de quelques céramiques glaçurées datées du début du XVIe siècle. Plus bas, le groupe de parcelles 1130, 1132, 1333, 1134 et 1136 présente également des indices d’aménagements anciens, surtout destinés à la mise à profit de trois sources, aujourd’hui partiellement taries. Ces parcelles récupèrent également les eaux du canal descendant de la parcelle 1144 et qui serpentent au milieu des terrasses. Ces dernières forment des banquettes assez profondes (5 à 8 m au plus large), hautes d’une cinquantaine de centimètres sur la partie nord pour dépasser 1 m en bas, là où la pente s’accentue. L’eau issue des trois sources et du canal permet d’irriguer certaines des terrasses par le biais de vannes dont il subsiste encore quelques vestiges. Le surplus est ensuite acheminé vers un canal d’écoule. Détermination aimablement réalisée par Patrice Alessandri. ment destiné également à l’évacuation des eaux pluviales. Ce canal, dont les parois sont bien parementées, est large d’environ 80 cm et sa profondeur s’accroît au fur et à mesure qu’il s’engage dans la pente. En 1832, toutes ces parcelles sont cultivées en vigne, complantée parfois, comme pour la parcelle 1130, de quelques oliviers. Il subsiste encore à cette époque, mais sur la partie nord de la zone d’étude, quelques terres dont certaines étaient labourées si l’on en croit la présence de volumineux tas d’épierrement qui jalonnent la surface. Tous ces aménagements postérieurs ont dû entraîner la disparition des vestiges culturaux d’époque médiévale à moins qu’ils n’aient fait que maintenir en les pérennisant des structures (murs, terrasses et peut-être cabanes...) plus anciennes qu’il n’y paraît. Telle est donc l’image fugace obtenue à la seule lumière des données archéologiques. La montagne, bien évidemment est cultivée avec des champs parfois irrigués jusqu’au début de l’été grâce à d’ingénieux parcours d’eau. Ces exemples, retenus sur les 1 900 hectares incendiés, l’ont été parce qu’ils nous paraissent pertinents et chronologiquement fiables. Les textes apportent quelques informations complémentaires, qui donnent quelques précisions sur les activités, leur localisation et leur chronologie. Les cultures les plus souvent mentionnées sur le territoire de Ropidera sont la vigne et les oliviers. En 1298, Ermengau d’Ille, chevalier, abandonne en faveur de sa belle-fille (nurus) Jauberta tous les droits qu’il possède sur des vignes situées sur le territoire de SaintFélix de Ropidera10. Peu de temps après Jauberta, veuve de Ramon d’Ille et son fils Ramon, vendent à Cerda de Ropidera deux vignes pour le prix de soixante sous melgoriens, les vignes touchent aux possessions de Pere Baffari et de Bernat Vital. Ils vendent à Arnald Baffari de Ropidera une vigne au même lieu touchant aux tenures de Béatriu Fabressa et de Perpinyà Baffari11. En 1336, Ramon Fabressa de Ropidera reconnaît tenir pour le chapelain de Saint-Pierre de Belloch un jardin sis au lieu-dit Al Vernadal. Ramon Batlle de Ropidera dit tenir pour le même chapelain un jardin au Vernadal, touchant in Cumba de Vinciano. Cet acte est passé par Arnau Marti notaire public de Ropidera (sans doute un notaire 10. ADPO, Alart, CM, 2J1/33, p. 148-149. 11. 2J1/33, tome XII, p. 148-149 et p. 157. aménagements agraires et élevage au moyen âge 23 - Les versants abrupts qui dominent la Têt étaient encore au XIXe siècle une zone privilégiée pour la culture de l’olivier. Les terrasses, parfois des banquettes de quelques mètres carrés, sont accrochées à des pentes vertigineuses (cl. O. Passarrius). de Vinça qui possède le droit de scrivania sur Ropidera). Une nommée Guillema, veuve de Berenguer Colomer de Ropidera déclare au nom de sa fille Guillema que celleci tient aussi un jardin au même lieu-dit pour le même seigneur12. En 1375, Bertrand d’Atziach, donzell de Ropidera réduit la tasque perçue sur une de ses vignes située à Ropidera et tenue pour lui par Guillem Ortola de Vinça, qui ne donnera plus qu’un seul œuf de poule. Cette vigne se trouve au lieu-dit Dotre13. À la même date, Vital Gasch, boucher de Vinça, lègue à son épouse Sclarmunda une vigne sise dans la paroisse de Ropidera (in adjacencia Sci Felicis de Ropidera) au lieu-dit Dotre14. 12. 2J1/33, tome XII, p. 303, actum est hoc 8 idus octobris anno dni 1336 in presencia Guillemi Rualera et Guillemi Colomerii de Ropidera, ... ego Arnaldus Martini notarius publicus de Ropidera auctoritate regia subcripsi et hoc sig+num feci. (source d’après Alart : parchemin d’un ancien capbreu, étude de Me Sallens). 13. 3E1/437, notule de Philippe Sobira notaire de Vinça, 1375, fol. 23v. 14. 3E1/437, notule de Philippe Sobira notaire de Vinça, 1375, fol. 26v-27rv. Un document intéressant de 1340 apporte des renseignements sur la culture des oliviers à Rodès. Il indique que les oliviers tenus pour le roi de Majorque sur le territoire de Rodès doivent payer le quint des olives, mais ceux qui possédent là des oliviers ne paient aux autres seigneurs pour lesquels ils ont des oliviers que la onzième partie des olives. C’est pourquoi les consuls de l’université de Rodès (la communauté des habitants), Bartholomeu Cornelia, Pere Juher, Miquel Saura et Pere Vital, supplient les procureurs du roi de Majorque qu’ils affranchissent les hommes de Rodès du quint des olives et qu’ils le réduisent à un agrier du onzième, ce qui inciterait les possesseurs de terres tenues pour le roi à planter davantage d’oliviers. Les procureurs acceptent cette réduction, et perçoivent pour cet accord la somme de soixante sept livres, six sous et huit deniers de Barcelone, soit seize deniers pour chacun des oliviers plantés sur les terres dépendant du roi à Rodès, qui sont au nombre de mille dix15. 15. Soit 1010 x 16 = 16 160 deniers, ou 67 £ 6 s. 6 d. 2J1/34, p. 599-608, 239 240 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre VIII Les textes du XIVe siècle, et principalement le capbreu, fournissent de nombreux toponymes qui sont autant d’indications sur les délimitations du finage et sur les différents terroirs de Ropidera. Les limites et les points remarquables, essentiellement les roches, certains cités dès le milieu du Xe siècle, sont ceux que l’on retrouve le plus facilement aujourd’hui : le Puig Pedros bien sûr, la Cogulera, Rocha Samardana (auj. Sabardana), les Costes, Dotre, al Puig Dotre (auj. Coume d’Outrera) ou le ruisseau de Bellagre (in rivo Valle Agra). Une délimitation du territoire de Montalba en 1307 longe au sud les repères de séparation d’avec Ropidera : « Tournant de là vers le sud en droite ligne passant par le Mont Pali, par le Roc Blanc des Vernes, par le Puig Pedros nous sommes montés à la Font Dolce et de là en tournant vers le nord par le ruisseau de Bellagre jusqu’au ruisseau de Tinoseros »16. Rocs Blancs, Puig Pedros17, Font Dolse, Bellagre sont des toponymes toujours présents entre les territoires de Montalba et de Ropidera (Rodès). D’autres noms de lieux évoquent aussi le relief, en particulier ces rochers qui émergent au-dessus des zones basses du plateau (a Les Queres, a Pug de Mill, a Rocha Bochs, al Coyl Miga, al Puyol, al Quer de Na Veyla, al Serrat de la Stela, Tras la Serra, a La Pedrosa, Vall Agrella). On relève aussi les éléments qui décrivent les terroirs par leur flore : la Autzina (le chêne vert ou yeuse), al Ginabreyl (le genévrier), La Garriga. Le lieu-dit a La Salancha, près du chemin d’Ille, pourrait renvoyer soit à la présence d’eaux saumâtres d’où l’on tire du sel en été, ou à une pierre où l’on place le sel pour les troupeaux, ou encore à un lieu où pousse la salicorne. Certaines cultures sont connues par les noms qu’elles ont laisssé à des lieux, ainsi plusieurs toponymes sont dérivés de « prat », pré, al Pradell, a Prat Monell, Prato del Puyol, sans doute dans la partie du plateau, zone humide du nord où l’on trouve les dépressions de forme circulaire, appelées la Molera Rodona, Les Redones, al Camp Rodonell, a. 1340, source : parchemins de M. Cornet de Rodès. La famille Cornet de Rodès possédait au XIXe siècle, quand Alart a consulté ses archives, de nombreux biens dans l’ancien territoire de Ropidera. 16. « ab inch vertendo ad meridiem recta linea transientes per montem Pali per sacsum album vernosi per puteum Pepadrosi acsesimus ad fontem dusem et ab inch vertentes ad sirtium insedentes per recum dictum de Vellagira usque ad recum de Tinoseros » ADPO, 3E3/76, feuille insérée ap. fol. 10 : copie de 1655 (?) d’un acte de 1307 sur délimitation du territoire de Montalba. Regeste : Rodalia eo divisio del terme de Montalba y Illa. 17. Le Puig Pedros (ad Podium Padrosium) est cité dans les limites de Reglella en 1173 par Alphonse Ier d’Aragon quand il confirme les possessions de l’abbaye de Saint-André de Sorède, ADPO, 1B384, fol. 204vo, cité par Michel Bouille, « Les frontières de la garrigue d’Ille », Cahiers des Amis du Vieil Ille, 42, 4e trimestre 1973, p. 11-15. 24 - Chemin pour les troupeaux, bordé de hauts murs, qui s’élance depuis la plaine, au milieu des terrasses, et permet d’atteindre les pâturages du plateau de Montalba et de Ropidera (cl. P. Roca). al Estanyol, al Pou de Na Daudera, a Fontaniles, al Clot de Peyralada (clot : dépression naturelle). Ailleurs des vignes sont citées à La Trila, ou près du Torrente de les Trilles. Certains toponymes indiquent des activités ou aménagements qui transforment le paysage : a La Carbonella (les charbonnières), a les Parets (peut-être les murettes des terrasses). Outre à La Trila, les déclarations indiquent que les vignes se trouvent à La Baur, à La Cogulera (une treille), Al Caucer (dit aussi a Casteylo : est-ce La Gardiola ?), al Puig Dotre et à Dotre, à Tras la Serra (lieu-dit aussi a Fontaniles). Le toponyme al Benal, al Benall, qui rappelle les bennales cités dès l’apparition de Ropidera dans les textes18, est difficile à comprendre, peut-être s’agit-il d’une déformation d’avellaner, l’amandier, ou une désignation curieuse des terrasses, les feixes19. 18. Abadal 1954-1955, doc. 79 : limites d’un alleu dans la vallée d’Ille-surTêt, touchant « per ipsos bennales qui fuerunt de Lupone... pervenit ad ipsos bennales de Rupidaria ». 19. Alcover, dans le Diccionari Catalá Valenciá Balear, donne la forme venaller pour une déformation vulgaire de vellaner, ou avellaner, l’amandier ; on peut aussi penser à une forme dérivée de bena (« ruban ») qui pourrait désigner les feixes, les cultures en bandes allongées, les terrasses. aménagements agraires et élevage au moyen âge L’élevage qui est l’un des aspects fondamentaux de l’économie de la montagne à l’époque médiévale, échappe en grande partie à l’archéologie et reste difficile à mettre en lumière, sauf peut-être à Ropidera. L’agencement même du village, la présence de grandes maisons probablement mixtes, d’enclos, d’étables ou de bergeries, l’aménagement des chemins ou les efforts consentis pour protéger les cultures témoignent d’une économie reposant pour partie sur l’élevage et notamment sur celui des caprins au vu de la hauteur des murs de clôture ou de limite des chemins. À ce sujet on peut évoquer l’inventaire des biens de Sibilia, veuve de Pere Serda de Ropidera, qui, dans sa maison avec courette (pati) déclare avoir en 1364 quinze chèvres, ainsi qu’un âne. Cet usage de la montagne, fortement tourné vers l’élevage, se lit avec force dans les vestiges des périodes suivantes, datés avec sûreté de l’époque moderne, mais probablement déjà en place au moment où le village de Ropidera est habité. Les informations sur l’élevage sont donc contenues essentiellement dans les textes, mais ne sont pas antérieures au XIVe siècle, même si l’on peut être certain que l’usage pastoral des terres humides du plateau est bien antérieur, mais les formes et les règlements de cet usage sont inconnus. En 134220, Séguier de Peyrepertuse, donzell, seigneur du château de Montalba, situé en Fenouillèdes, donne en acapte à Bartholomeu Corneilla de Rodès, « situé en Roussillon », son pâturage et l’usage de son pâturage (pasturagium et ademprium pasturagii mei) de Montalba pour deux cents petits animaux. Ce droit de paître s’étend sur tout le territoire de son castrum de Montalba, c’est-à-dire le long du torrent appelé de les Carabasses avec son canal de prise d’eau (irrigation ou moulins ?) jusqu’au Puig Pedrous et jusqu’au chemin qui va de Montalba à Ropidera et qui passe par le lieu dit Molera redona (« la mouillère ronde »). Séguier de Peyrepertuse impose à Bartholomeu Corneilla d’entrer dans ce territoire avec ses bêtes après le lever du soleil chaque jour et d’en sortir de la même façon avant le coucher du soleil21, avec le droit de garder et de faire dormir son bétail dans son cortal situé sur le territoire de Saint-Félix de Ropidera22. Le bénéficiaire paiera chaque année deux sous de Barcelone de cens, il paiera, s’il a moins de deux cents bêtes, douze deniers pour une centaine de têtes de bétail, il pourra aussi garder du bétail ne lui appar20. ADPO, 3E3/99, fol. 71ro-vo, manuel de Pierre Casesnoves, retranscrit par B. Alart, ADPO, 2J1/35, p. 23. 21. Arrivée comme départ doivent se faire « de die lucente sole », ibid. 22. « dictum bestiare tenere et pernoctare possitis in cortali quod nunc habes in termino ecclesie Sci Felicis de Ropidera », 3E3/99, not. no 7647, manuel de Pierre Casesnoves, fol. 71ro-vo. tenant pas jusqu’au nombre de deux cents têtes. Le preneur a payé pour droit d’entrée 40 sous de Barcelone. L’acte est passé à Casesnoves devant le prêtre de Casesnoves, et les témoins Pierre Raymond de Montalba et Jacques Fabre de Ropidera. Bien entendu on ne sait pas à quoi ressemble le « cortal » où les bêtes de Bartholomeu doivent être gardées la nuit, mais sa localisation « sur le territoire de l’église » signifie « dans la paroisse », donc sans doute pas dans le village, auquel cas on aurait écrit « in loco de », ou « in villa de » ou encore « in castro de ». Il faut donc en déduire qu’existent, sans doute sur le plateau, dans la portion appartenant à Ropidera, des cortals, enclos à bétail, avec cabane sans doute pour le berger, même à l’époque où le village est habité. On notera que le propriétaire du bétail est un homme de Rodès, possédant un cortal à Ropidera, on peut supposer qu’il a aussi soit des terres soit des droits de pâturage à Ropidera, mais qu’ils ne lui suffisent pas pour son troupeau, raison pour laquelle il acquiert le droit de pâture sur les terres voisines, et de mêmes caractéristiques, de Montalba-le-Château. Le document renseigne aussi sur la circulation du bétail, depuis la vallée de la Têt jusqu’au plateau de Montalba, à travers le territoire de Ropidera, troupeaux qui traversent les terres du village et le village luimême, puis passent chaque matin et chaque soir la frontière entre les royaumes de Majorque et de France. La montagne est la réserve de pâturage pour les troupeaux de la vallée, qui nourrissent la population en croissance de la plaine, et surtout une population urbaine dont les habitudes alimentaires s’orientent davantage vers la viande et les laitages, de même que l’artisanat y utilise la laine en quantité croissante. Nous savons que les bêtes ne sont pas obligées de redescendre dans la plaine chaque soir, car les maisons de Ropidera ont souvent un enclos annexe, avec une entrée large (1,20 m ou 1,40 m) permettant de conserver quelques têtes, voire quelques dizaines de têtes de menu bétail, et elles ont aussi sans doute des cortals sur le plateau. Le territoire de pâture concédé par le seigneur de Montalba touche à celui de Ropidera, sur le secteur de la Molera Redona, une de ces grandes dépressions fermées au sol d’arène granitique, qui retiennent les eaux des précipitations d’automne et d’hiver, où pousse une herbe grasse et dont s’écoulent de nombreux ruisseaux. Le torrent appelé de Les Carabasses, dans la limite nord-est du pâturage, possède d’ailleurs un « aqueductum », une dérivation, qui amène peut-être l’eau à un moulin mais qui peut aussi être un des canaux d’irrigation tels qu’on les trouve sur le territoire de Ropidera. 241 242 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre VIII En 1356, dans son testament, Pere Botinya de Ropidera lègue à son épouse Raymonde deux tiers de son petit bétail (duas partes bestiarii mei minuti) ainsi qu’un bœuf, et toute sa laine filée23. Pere Botinya lègue trente sous pour acheter du pain à distribuer aux pauvres de Ropidera, soixante-dix huit sous à des œuvres pieuses, cent sous à un fils et cent autres à une fille d’un premier mariage. Un autre fils de ce premier mariage reçoit cinq parcelles de terre, le reste du petit bétail et un mulet. Ce testament révèle un niveau de fortune assez confortable, loin de ce que disent les habitants du village lorsqu’ils veulent obtenir des exemptions ou avantages fiscaux, une génération après, quand, les épidémies et les guerres se prolongeant, la crise démographique et le marasme économique se sont aggravés. Pere Botinya désigne trois exécuteurs testementaires, tous de Ropidera. Parmi les témoins de l’acte, figurent un prêtre de Vinça et le curé de Rodès. Les eaux qui dévalent du plateau sont trop peu régulières pour alimenter des moulins le long des ruisseaux intermittents qui se jettent dans la Têt, c’est donc par dérivation des eaux de la Têt ou plutôt sur le ruisseau de Corbère (dit aussi « de Thuir », ou « rech royal », qui conduit l’eau de la Têt, prise en amont du Pont Saint-Pierre, face à Vinça, jusqu’à Perpignan) que les moulins utiles aux habitants de Ropidera sont établis, en amont de Rodès. Les textes distinguent d’ailleurs difficilement le moulin de Ropidera de celui de Rodès, les concessions royales, nécessaires pour user de l’eau courante comme de l’eau du ruisseau royal, leur sont souvent accordées en même temps. Au début du XIVe siècle, le roi Jacques de Majorque avait promulgué des ordonnances sur la construction de moulins à Ropidera24. En 1321, le roi Sanç de Majorque concède à Timborgue de Guardia et à Guillem de Canet, son fils, le droit de construire un casal de moulins à blé sur le ruisseau royal dans le territoire (terminos) des châteaux de Rodès et de Ropidera, avec autant de roues que le ruisseau pourra en contenir convenablement. Les bénéficiaires devront en outre établir un ou des ponts si le ruisseau doit être déplacé25. En 1375, un moulin de Rodès est alimenté par 23. ADPO, 3E1/95, année 1356, fol. 3ro-vo et 4ro. 24. ADPO, 1B94, ordonnances du roi Jacques 1er de Majorque sur la construction de moulins sur le ruisseau de Corbère, à Ropidera, Bouleternère et Graolera. 25. ADPO, 1B13, 1321, actes en faveur de Timborgue et de Pierre de Fenollet. À la même date, une concession identique est accordée à Pierre de Fenollet pour la construction d’un casal de moulins à blé sur le ruisseau royal qui passe au pied de Bouleternère, concession qui est faite à l’identique de celle en faveur de Timberge, comme il est dit dans le texte lui-même. l’eau conduite par des canalisations de bois26. Par ailleurs, le canal royal franchit la Têt, au niveau de la chapelle SaintPierre et, en aval, au débouché des gorges de la Guillera, au Pont de La Bau (ou Lavau), et ses berges sont donc utilisées par les hommes et leurs bêtes pour traverser le fleuve, ce qu’examine plus loin l’étude des voies de communication. La montagne de Casesnoves au Moyen Âge Le village de Casesnoves vit sur ses espaces complémentaires : le Riberal et la Montagne. Le fond de vallée de la Têt, riche de terres alluviales, est situé sur la rive droite mais aussi sur la rive gauche du fleuve, où il s’étend en direction de l’ancien couvent dit L’Ermita. En 1298 un mallol (jeune vigne) est vendu sur le territoire de Saint-Sauveur de Casesnoves, ultra flumen Thetis : si l’église et le village de Casesnoves sont la localisation de référence, ce mallol se trouve sur la rive droite de la Têt, entre Ille et la Têt. Une terre est située au lieu-dit Guarrigua subtus Caslarium, c’est-à-dire sans doute au pied du château. Le territoire immense de montagne s’étend à l’est jusqu’aux Orgues, à l’ouest jusqu’au territoire de Rodès, audelà du ruisseau de Bellagre (Vallagre), et au nord jusqu’à la limite du territoire de Montalba, au Puig Pedros. À la fin du XIIIe siècle une terre de Casesnoves se trouve au lieu-dit Pug (peut-être dans la montagne). Au lieu-dit Ventos (Puig Ventos ?) une parcelle est donnée en concession « à pain et à vin », elle est peut-être complantée en céréales et vigne. Une vigne se trouve au lieu-dit Yles de Barboner, touchant au Voló (terme qui désigne l’endroit par où on peut franchir une falaise qui borde la rivière). Le capbreu des possessions de Johanna27, veuve de Bernat Claran de Perpignan, seigneur de Casesnoves, renseigne sur le village et sur certaines terres tenues à Casesnoves au milieu du XIVe siècle, mais les possessions tenues pour ce seigneur sont essentiellement concentrées dans la vallée de la Têt, sur la partie basse du territoire de Casesnoves. Les possessions situées sur la montagne apparaissent comme marginales dans ce capbreu. En 1355, ce terroir est en partie planté de vignes, on y déclare aussi des champs et terre, aux lieux-dits Ardena, Barboner, Gratalops, Casteyl Seneyl, Pera Blanca, Rodallela (près du torrent de Puig Pedros, et 26. 3E1/437, notule de Philippe Sobira notaire de Vinça, 1375, fol. 14 (feuille volante insérée) ego Raymundus Boschani de Vinciano... recognosco... vobis Petro Gossa renderio molendini de Rodesio quod pro tribus canalibus fusti quas a me emistis... ad opus predicti molendini in anno qui finivit ultima die junii anni a nativ dni 1374... solvistis michi nonaginta solidos barc de terno, quittance établie le 20 juillet 1375. 27. ADPO, 3E3/980, Gaucelm Ferriol, notaire d’Ille, 1355-1363. AmÉNAGEmENTS AGRAIRES ET ÉLEVAGE AU mOYEN âGE leurs sites de charbonnage. Sa localisation est difficile, le lieu-dit comprend des terres en friches et une vassa, un ruisseau, ou une zone humide. Montalba N v. Ra Le territoire du village de Ropidera s’étendait sur environ 14 km2 alors que celui de Casesnoves était probablement Ille-sur-Têt plus vaste et devait atteindre une vingtaine de km2 de superficie. À Ropidera, le territoire s’étend Rodès Bouleternère exclusivement sur le massif et se confond approximativement, à l’ouest et au nord, avec les limites Vinça de la zone incendiée. Les données 25 - Carte synthétisant les activités agricoles au Moyen âge sur le massif incendié de Rodès. sur l’économie agricole de ces deux lieux de peuplement restent, du chemin de Prat Senyel. On note une forte présence des nous l’avons vu, très partielles et n’apportent bien souvent terres hermes, incultes, voisines des parcelles déclarées à que des éclairages ponctuels sur certaines parties du terriPug Pedros, al Pedros, à Barboner, à Rodallela, etc. On peut toire ou certaines formes de mise en culture. À Ropidera, se demander quel est leur statut puisque (sauf cas excep- il est malaisé aujourd’hui de définir la part de l’ager métionnel d’une vigne dite « herme ») ces terres ne sont pas diéval et l’impact de l’anthropisation. La topographie du déclarées : elles restent en possession des seigneurs sans massif conditionne amplement les mises en culture et doute, comme réserve ou devèze de pâturage. Auprès du l’image qui transparaît ne semble pas forcément différente ravin descendant de Bourbonné se trouve le lieu-dit Rippa de celle que nous ont transmis, quelques siècles plus tard, Borbonerii, près d’un des terroirs appelés Garriga où sont les premières matrices et les états de section du début du citées exclusivement des vignes, mais le lieu-dit Barboner XIXe siècle. La vigne est bien représentée, cultivée sur des touche à la Têt. parcelles déjà mises en terrasses accrochées aux versants Le « Castell Senell » ne désigne sans doute pas le châ- de la Cugulera ou à ceux dominant la vallée de la Têt. Ces teau de Casesnoves, mais un lieu de la montagne, d’aspect vignes côtoient des oliviers, probablement dans des parruiniforme28. On trouve aussi, comme on l’a vu, Prat celles complantées. Les champs et les terres mentionnés Seneyl29, et ces toponymes sont peut-être à rapprocher de dans les textes ou le capbreu de Ropidera semblent pluPuig Sinell. tôt localisés sur le plateau, sur les lieux-dits de la Roca Parmi les activités non agricoles dont témoignent les Sabardana ou près du village, où le fumage des champs est toponymes, on remarque Les Pedroses, qui évoque des car- bien attesté par l’archéologie. L’élevage se concentre sur le rières, en limite d’Ille, auprès du ruisseau d’Ille, sans dou- plateau, autour des dépressions humides que l’on gagne te à l’extérieur de la zone brûlée, ainsi que la Carbonera : par d’imposants chemins bordés de hauts murs qui s’élanune « charbonnière », où des charbonniers avaient établi cent depuis la vallée. Les droits de pâturage sur le plateau, de Ropidera à montalba, sont souvent attribués à la fin . Senell, ou Seneyl, pourrait évoquer un « signal », une « tour à signaux », du moyen Âge à des habitants de la vallée, de Rodès en ou plutôt un lieu ressemblant à un château ou à une tour à signaux. Ce ne peut pas être le château de Casesnoves sur sa motte, auprès du village et des terres particulier, qui y possèdent des cortals ou des bergeries, basses de la vallée, qui n’est jamais appelé ainsi. Le lieu-dit Casteyl Seneyl à l’image probablement de ceux mis au jour sur le terrain comprend des terres hermes, des prés ou champs, peut-être au pied d’un chaos granitique à la forme évocatrice. datés de la fin du moyen Âge ou de l’époque moderne30. de Sarrat Blanc 554 Be llagre Puig Pédrous 437 rde n ne erach Tar Le e sesnov s Le Ca Da Casenoves Ropidère La Tet La Cougoulère 530 Vigne lès Le Bou Oliviers Elevage 1000m ic h tju Ra vin 0 Limites des territoires de Ropidera et Casesnoves de Mo n Terres ou champs . Le lieu-dit Rodallela touche « in torrento de Pug Pedros, in torrente que descendit al Soyl, cum via publica de Prat Seneyl », ADPO, 3E3/980. Limite du feu 0. Cf. infra. Prairies 243 chapitre IX La montagne de la fin du Moyen Âge au début du XIXe siècle : cultures aux marges et terrains de pâture Aymat Catafau, Olivier Passarrius avec la collaboration de Denis Fontaine* L’abandon des villages de Ropidera et de Casesnoves, les crises économiques et démographiques à partir de la seconde moitié du XIVe siècle ont eu un impact sur le territoire, qui s’est manifesté par un repli des cultures, cependant difficile à mesurer. Le recul des cultures vivrières se fait au profit d’une spécialisation des espaces comme territoires de pâturage pour l’élevage. Pourtant, les terrasses bien exposées sont encore mises à profit et les terroirs proches des anciens villages sont toujours exploités. On y cultive des céréales et les oliveraies, des parcelles de vigne y côtoient des jardins et des vergers, installés sur les terres amendées proches des anciennes maisons de Ropidera, de Casesnoves et en bordure de la Têt. Malgré quelques indices de plantations et de mise en valeur par les habitants des villages de la vallée, l’agriculture est limitée à certains secteurs marginaux, la montagne étant alors surtout l’espace du pastoralisme. Sur les versants escarpés dominant la vallée de la Têt, les terrasses d’époque moderne ou contemporaine reposent directement sur le socle rocheux, conséquence du lessivage des sols dû à l’arrêt de l’entretien des murs de soutènement. À hauteur du site médiéval du Bellagre, sur la commune d’Ille-sur-Têt, l’ensemble du versant qui domine le fleuve est aujourd’hui encore aménagé de terrasses, en grande * Archives Départementales des P.-O., pour la recherche et la communication des documents notariaux. . Ce site s’étend sur environ 1 000 m2 et est établi sur le versant sud, au pied d’un chaos granitique dans lequel ont été mis en évidence des vestiges d’extraction de meules. Le mobilier est bien présent mais la datation n’est pas aisée (Xe-XIIe siècles  ?). La construction de murs de terrasses a bouleversé en profondeur le site. partie démantelées par l’érosion. Si certaines présentent un appareillage récent, faisant intervenir des blocs de petite ou de moyenne taille, la plupart sont construites à l’aide de volumineuses boules charriées du chaos tout proche ou récupérées sur place. Ces gros blocs de granit reposent directement sur le substrat et leur aménagement correspond à une nouvelle conquête de la montagne suite à un épisode de déprise et d’érosion intense qui a lessivé les fines. À cet endroit, le rocher se trouve sous seulement 5 à 20 centimètres d’une mauvaise terre, un sédiment sableux constitué essentiellement d’arène détritique. Les vestiges d’époque médiévale ont été souvent emportés par l’érosion et détruits par les aménagements culturaux postérieurs, encore en place au début du XIXe siècle, tels que l’on peut les relever sur le terrain, lorsque est établi le cadastre « napoléonien ». Les aménagements visibles sur le cadastre napoléonien sont donc le résultat de cette longue spécialisation des terroirs, entre l’abandon des villages, au XVe siècle, et le réinvestissement de la montagne par des propriétaires plus nombreux, pratiquant une agriculture plus spéculative, au XIXe siècle. Les témoignages archéologiques des mises en cultures d’époque moderne (XVIe-début XIXe s.) sont la plupart du temps les vestiges les plus anciens : ce sont des traces indirectes et durables comme les terrasses et autres aménagements antérieurs au cadastre et quelques vestiges de cabanes (sans doute entretenues et transformées depuis) auprès desquelles des tessons de vases attestent une fréquentation aux XVIe-XVIIe siècles. 246 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre IX 1 - Près du village de Ropidera, des terrasses récentes, construites de petits blocs, côtoient de gros blocs sommairement clivés, qui correspondent à l’armature d’anciennes terrasses, probablement médiévales (cl. A. Catafau). À Ropidera comme à Casesnoves la connaissance du type de cultures et des terroirs où elles sont pratiquées provient des sources écrites, principalement des capbreus, mais aussi de nombreux actes notariaux (ventes, testaments, inventaires, contrats d’acensement). Le territoire de Ropidera à l’époque moderne Le village de Ropidera, où sont encore visibles à cette époque les vestiges des anciennes maisons villageoises, reçoit le nom de lieu-dit Les Cases de Rupidera (1526) qui confirme l’abandon définitif du site. Les environs du village (Dejus les cases, Los patis de Ropidera) sont occupés par des parcelles, champs ou feixes, plantés de quelques oliviers et chênes. Les jardins sont établis près de la Têt et du ruisseau de Corbère, la proximité de l’eau pour l’irrigation étant la condition nécessaire de leur production intensive ; un autre est sis au Puig Outrer. . Denis Fontaine, des Archives Départementales des P.-O. a recherché et recueilli ces actes. Références des documents : 1526, 3E16/19 ; 1541, 3E16/33 ; 1566-1567, 3E84 ; 1619, 3E19/222 ; 1637, 3E19/323 ; 1639, 3E19/338 ; 1640, 3E19/339 ; 1642, 3E19/386 ; 1643, 3E19/387 ; 1655, 3E19/509 ; 1658, 3E19/512 ; 1659, 3E19/513 ; 1712, 3E19/580. . Les Cases de Rupidera (1526) : le toponyme est caractéristique d’un double phénomène. D’une part Ropidera n’est plus le nom d’un village mais de la partie du finage de l’ancien village situé sur le plateau, un territoire cultivé et parcouru par les habitants des villages voisins et leurs bêtes, de l’autre, au cœur de ce territoire, le village proprement dit n’est plus qu’un ensemble de maisons, en vérité de murs de maisons qui délimitent des espaces clos, des patis, comme le dit un autre toponyme en 1655. Les vignes sont situées sur le lieu-dit Bourboné, au Pont de Lavau, sur les bords du torrent de Ropidera, près du pont de Sant Pere, à la Guardiola, à la Caussade, à Las Comas de La Prada, certaines sont vieilles (Las Comas de La Prada) d’autres sont des mallols nouvellement plantés. Il est impossible de dire si ces jeunes vignes résultent de la transformation d’anciennes friches en vignes, ou simplement du nécessaire renouvellement des vignes devenues vieilles. Pourtant, certains exemples semblent indiquer que les vignes gagnent sur les friches, comme dans le secteur du Bourboné (en 1526 puis 1643) comme à la Guardiola en 1639, où une pièce de terre est « partie en vigne et partie en friche », ou près du torrent, une parcelle constituée de vigne et temoner. C’est en effet de ce nom, dérivé de tem (farigola, le thym), que l’on désigne les landes à thym à l’époque moderne, le mot ne se trouve pas au Moyen Âge. Les parcelles, qui constituent une unité de terre, sont souvent divisées entre vigne ou mallol, et temoner ou herm (terre herme, friche). Les deux parties, celle plantée en vigne et celle laissée en friche, forment une seule parcelle, ce qui pourrait indiquer que l’on a planté récemment la vigne, en gardant une partie de terre disponible, éventuellement pour agrandir la vigne, sur une friche où l’on peut ramasser quelques herbes et faire paître quelques bêtes, quand les vignes n’ont pas (ou plus) de raisins. On trouve ces vignes plutôt sur les terroirs en pente, cultivés en terrasse. Les friches, terres hermes, temoners et garrigues sont, on l’a vu, des espaces incultes mais susceptibles d’être mis en culture selon les besoins. Le toponyme « Les Rotas » en 1526 peut indiquer un terroir défriché récemment. . « Terres hermes : on appelle ainsi certaines terres vacantes et incultes, que personne ne réclame. Ces biens appartiennent au seigneur haut justicier, par droit de déshérence », Encyclopédie ou Dictionnaire universel raisonné des connaissances humaines, Fortunato Bartolomeo De Felice, Denis Diderot, Jean Le Rond d’Alembert, 1773, t. 23, p. 163. Le sens ici n’est pas tout à fait le même, car ces terres ne sont à l’évidence pas sans propriétaires, mais elles sont vacantes, c’est-à-dire que leurs propriétaires les laissent incultes, en friche, et elles peuvent leur servir de pâturages ou d’espaces d’extension des cultures. La coutume du nord de Loire distingue ainsi les « vacants » des « terres hermes », par exemple les coutumes du Bourbonnais citées par Edmé de la Poix de Fréminville, Traité de jusriprudence sur l’origine et le gouvernement des communes..., 1763, p. 73-76. Le même ouvrage mentionne que « hermes » est un terme très fréquent dans la Marca Hispanica. En effet, dans les chartes des souverains carolingiens les terres accordées aux monastères sont souvent qualifiées d’ « hermes », au sens fort de « terres en friche sans possesseurs » donc tombées sous l’autorité de la puissance publique, ce qui justifie le droit des souverains de les avoir intégrées à leur fisc. Dans ces chartes les terres « hermes » sont aussi le « désert » où s’installent les moines, à l’imitation des « ermites » des premiers temps, au XVIIIe siècle on rapprochait étymologiquement les deux termes. . Rotas : de ruptas, dérivé de rumpere, rompre, avec le sens « ouvrir le sol par la charrue ». La montagne du XVe au XIXe siècle 2 - Vue aérienne du secteur du Bourboné, sur la commune de Rodès, où sont mentionnées de nombreuses vignes aux XVIe et XVIIe siècles (cl. O. Passarrius). Les documents ne disent rien des cultures pratiquées sur les parcelles de Ropidera, qu’elles soient appelées « champ » ou « pièce de terre », encore que dans ce cas le terme puisse s’appliquer à une terre inculte. Les toponymes indiquent que certaines parcelles sont encloses (Als Clots, Les Clotes), certains laissent supposer la présence de prés (La Prada, Als Prats) et de zones humides sur le plateau (Les Salanques, Stanyol). À la fin de l’époque moderne, juste avant la réalisation du cadastre napoléonien, un contrat d’affermage de 1801 évoque de manière détaillée les cultures faites sur le finage de Ropidera. Les cultures de céréales, blé-seigle (seigle), millet gros, sont accompagnées de cultures fourragères : du foin est récolté sur les prés et mouillères. Des mouillères se trouvent dans la vigne dite dels Cortals et à la Fontaine d’en Saura. Au lieu-dit Les Concoines on ensemence en blé, en hari. 3E37/1, fol. 210, six ventose an neuf de la R. F. cots, et en trèfle pour le fourrage sur une partie. La paille du millet gros est aussi récoltée comme fourrage. Ce bail est passé moyennant le versement de deux charges de seigle et six quintaux de paille chaque année pendant les quatre années du bail, portés chez la bailleuse. Parmi les lieux-dits de Ropidera on remarque le champ de la Teularia (1643), sans doute à l’emplacement du four à tuiles découvert au nord-ouest du village de Ropidera. Le moulin de Ropidera, cité en 1526 est situé sur le bord de la Têt, en amont du pont (Sobre del Pont, 1637), sans doute le pont détruit dont les vestiges ont été reconnus dans le lit du fleuve, quelques centaines de mètres en amont du pont actuel de Rodès. Le bâtiment du moulin pourrait être celui conservé auprès du chemin actuel. . Se reporter pour plus de renseignements à l’étude sur les fours à chaux et les fours à tuiles par Céline Jandot, chap. XI, annexes 1 et 2. . Se reporter à l’étude sur les chemins et routes par Jean-Pierre Comps, chap. VII. 247 248 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre IX 3 - Le massif, au dessus du village de Casesnoves (cl. A. Catafau). Le territoire de Casesnoves à l’époque moderne Notre source principale du point de vue historique est le capbreu de 1604 de Casesnoves. Ce capbreu ne prend en compte que les possessions anciennement aux mains de Guillem Fuster, bourgeois de Perpignan, ce qui explique que les parcelles ne soient pas, pour la plupart d’entre elles, situées dans les mêmes lieux que les possessions de Ramon, seigneur d’Ille. Le capbreu de 1355 était centré autour du village, même s’il comprenait des terres situées dans la montagne. Le capbreu de 1604 concerne des ter. Bien que Guillem Fuster ait acquis les droits seigneuriaux de Ponç de Caramany, co-seigneur de Casesnoves avec Ramon d’Ille, par un acte de 1265 (P. Ponsich, Catalunya Romanica, XIV, p. 241), il faut croire que ses possessions foncières avaient été acquises dans un temps où l’essentiel des bonnes terres, celles du Riberal, étaient déjà aux mains des familles nobles du lieu. res plutôt excentrées, la plupart du temps situées dans le massif. La principale nouveauté de ce capbreu est que sur cent vingt déclarants environ, aucun n’est habitant de Casesnoves, ainsi qu’aucun des témoins, car le village est totalement déserté. Tous les déclarants sont habitants d’Ille, de Rodès et de Bula (Bouleternère). En outre, dans la majorité des cas, chacun des déclarants ne tient pour l’institution religieuse qu’une seule parcelle, parfois plusieurs, mais jamais une exploitation entière, mas ou borde. Le parallèle sur les toponymes cités dans les deux capbreus de Casesnoves à deux siècles et demi d’écart (13551604/1614), fait apparaître une assez faible convergence des noms des lieux, sans doute due à la différence d’implantation des deux seigneuries, et à la déperdition ou La montagne du XVe au XIXe siècle transformation des toponymes anciens (comme le montre le cas du lieu-dit Al Areny10 et olim Als Alaus11). Une des explications réside sans doute dans l’abandon du village, après lequel une grande partie des toponymes de proximité, ou d’une plus grande précision, ont sans doute disparu. Dans les deux capbreus de Casesnoves seuls sont communs les toponymes majeurs : in recho de Insula ; in flumine Thetis ; Los Alaus ; La Pujada ; La Garriga ; Puig Pedros ; A Puig Borbonner-Barboner-Rippa Borbonerii ; Ardena-Dardena (en relation avec la famille noble d’Ille, les d’Ardena) ; La Vernusa-Al Vern ou La Verneda (les aulnes, arbres poussant en zone humide). Quelques dénominations de terres sont en rapport avec leur couverture végétale sauvage, par exemple le temonar, timonar, themonar : terrain où pousse le thym ; le bugallar est à rapprocher de brugallar : de brugal, collectif de bruch, bruyère. Plusieurs parcelles sont ainsi appelées « bugallar », des lieux où pousse la bruyère : Bugallar de Mossen Fort (un correch en descend, vers La Coma de Casesnoves), bugallario de maître Pere Solanes, fabricant d’arbalètes ou arbalétrier (ballesterius). On trouve dans ce capbreu des mentions de vignes complantées d’oliviers, d’un mallol ( jeune vigne) avec oliviers à Vallagre, à La Coma, au Cami de la Hermita, un champ complanté d’oliviers aux Arenys. Une terre en vigne et bois touche aux hermes de la combe de Vallagre, à la coma de Casesnoves. Six hectares de bois sont déclarés au lieu-dit La Vernosa, touchant à un autre bois. Les mention de « terres hermes », de bois ou de garrigues sont nombreuses en confronts (parfois dites « hermes des dits seigneurs » – ecclésiastiques –). Une olivette, à La Coma Gran de Casesnoves, est appelée l’olivette de l’œuvre de l’église de Casesnoves. Au dessus de l’église de Casesnoves (Dejus la casa de dios) un maillol est planté sur une parcelle qui est en partie un bois. possédée auparavant par le prêtre Miquel Carbonell (de Vinça ?). Le mari de l’acheteuse se rend devant la cour du juge de la viguerie de Vinça et de la curie du batlle du lieu et territoire de Ropidera pour recevoir la pleine possession de la dite terre. L’acte de vente de 1627 situe ce quoddam frustulum terre partim plantatum de vinea partim vero temoner, sur le territoire de Ropidera, au lieu-dit La Cugulera, et contenant un demi-journal de terre, et sur laquelle est plantée une vigne d’environ quatre journées de travail (fovendi) d’homme, le reste étant en friche (temoner). Cette terre touche à une autre terre de l’acheteuse et au reste de la terre du vendeur séparée par des signes fixés (et partim cum residua tenencia mea pro ut dividunt signa affixa : des pierres sans doute), la parcelle est vendue pour douze livres de Perpignan. La mise en possession est effectuée par le bayle du seigneur de Joch, Francesc Pontich, qui conduit Blaise Fonollet à cette parcelle, lui fait parcourir cette terre, lui fait prendre de la terre dans ses mains, la jeter en l’air, et cueillir de l’herbe, en signe de prise de possession verbale et corporelle12. à Ropidera en 1632 un document rapporte l’intéressante cérémonie de prise de possession d’une terre, en partie cultivée en vigne et en partie inculte (herema dite aussi temoner, lande à thym) achetée par Margaretta Fonolleta, épouse de Blaise Fonollet pareur de draps de Vinça, vendue par Francesc Bossinyach (un nom d’habitant de Ropidera dès le XIVe siècle) brassier de Vinça et Cabanes et aménagements de pierre sèche dans la montagne de Ropidera et de Casesnoves La disparition des anciens villages implantés dans le massif modifie profondément le rapport à la montagne. L’habitat permanent, sous la forme qu’on lui connaissait notamment à Ropidera, n’existe plus et surtout il n’est pas remplacé. En plaine roussillonnaise, la disparition à la fin du Moyen Âge de nombreux villages bouleverse la trame ancienne du peuplement : l’accroissement de la surface des terroirs des villages qui se sont maintenus et l’éloignement des terres qui en résulte sont les principales causes de la réapparition de l’habitat rural dispersé, domanial cette fois et détenu par des bourgeois ou de grands propriétaires. Mais ici, rien de tel, le mas est absent et les bergeries ou cortals13 qui jalonnent encore aujourd’hui le territoire n’ont jamais accueilli d’habitat permanent. L’accroissement du finage des villages et l’éloignement des terres cultivées provoquent cependant l’installation de nombreuses cabanes, autant d’abris temporaires dans les champs pour des paysans qui montent travailler depuis les villages de la plaine. Près de 500 constructions de ce type ont été inventoriées sur l’ensemble du massif incendié. 10. Le toponyme indique la nature du sol sablonneux du terroir, au plus près de la Têt. 11. Toponyme « historique » qui évoque les alleux... un terroir d’anciennes possessions alleutières ? 12. ADPO, 3E19/1286. 13. Le terme de cortal est ici utilisé dans sa définition courante, celle dérivée de basse-cour, celui d’un enclos destiné au bétail pouvant faire office d’habitat temporaire et servant de relais pour l’exploitation des pâturages. 249 250 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre IX 4 - Cabane à encorbellement, commune de Rodès (cl. A. Catafau). 5 - Cabane à encorbellement, adossée à un chaos granitique, sur la commune de Rodès (cl. A. Catafau). Construites en pierres sèches ou utilisant un liant de terre, elles offrent généralement une faible superficie utile, pas plus de 4 à 5 m2 au sol. Les blocs de granit cassés au marteau et sommairement équarris, sont assemblés en litages réguliers. La couverture est dans la plupart des cas à encorbellement, la tuile n’apparaissant que très tardivement (XXe siècle) et dans les zones les plus proches du village. L’accès est généralement très étroit et le linteau est constitué d’une grande dalle de granit. Les aménagements internes de ces cabanes sont sommaires : une banquette parfois, une niche et un aménagement pour faire du feu sont les seuls éléments de confort observés. Dans de rares cas, un passage mène à un diverticule, une annexe qui sert au couchage. Les prospections réalisées autour de ces cabanes à encorbellement ont permis de collecter du mobilier remontant parfois au XVe-XVIe siècles et témoignant de l’existence d’abris temporaires entretenus ou reconstruits. La plupart des cabanes à encorbellement qui jalonnent aujourd’hui le terroir ont pu être datées du XIXe siècle mais rien n’interdit de penser que certaines, encore en élévation, aient une origine plus ancienne. Dans le capbreu de 1604-1614 de Casesnoves, deux déclarations mentionnent la présence de deux domuncula (ou caseta en catalan) construites sur des parcelles cultivées en vigne, dont l’une se trouve sur le lieu-dit du Bourboné où justement des céramiques des XVIe-XVIIe siècles ont été collectées autour de cabanes à encorbellement. La cabane est certainement un abri temporaire mais la sophistication de certaines, avec la présence d’une annexe pour le couchage, suggère que l’on pouvait, lors des gros œuvres aux champs, y passer plusieurs jours, à la belle saison, à l’image du cortal 14. Quelques rares mais précieuses mentions de cabanes dans les textes d’époque moderne viennent confirmer ces datations archéologiques. Parmi les éléments originaux du capbreu de Casesnoves on doit ainsi souligner la présence dans deux déclarations d’une petite construction mentionnée sur une parcelle. Ces deux déclarations sont parmi les plus longues du capbreu. Ceci est particulièrement visible dans le premier cas, celui d’un forgeron d’Ille, qui déclare à lui seul neuf parcelles (c’est le plus important déclarant, et de loin, en nombre de terres). Cette domuncula (le texte dit aussi caseta) a été construite par le déclarant, qui a acquis 6 - Cabane à encorbellement avec une banquette aménagée à l’extérieur. Sur une dalle, découverte à l’intérieur, est gravée la date de 1869 (cl. A. Catafau). 14. Se reporter à l’étude sur les mises en culture d’époque contemporaine, chap. XIII. La montagne du XVe au XIXe siècle cette parcelle par contrat d’emphytéose en 1585, parcelle où est plantée une jeune vigne. La caseta a donc été construite entre 1585 et 1610 (date de la déclaration), en un lieu assez éloigné d’Ille, le Pug Borbonner où les prospections ont identifié plusieurs constructions de type « cabane » ou « cortal »15. La construction de la cabane est peut-être liée à la plantation de la jeune vigne sur une très grande parcelle : 8 ayminates, soit 8 x 60 ares, 480 ares ou 4,80 ha. La seconde de ces petites constructions est elle aussi possédée par un déclarant, un pagès (agricola, paysan propriétaire aisé, à distinguer du brasserius, paysan pauvre) qui tient plusieurs parcelles (trois) pour l’institution religieuse, ce qui est déjà remarquable16. Mais on ne sait pas si elle est de construction récente ou ancienne, de même cette « petite maison » est située au lieu-dit Al Areny et olim Als Alaus, c’est-à-dire près de la Têt et du ruisseau de Thuir, et plus précisément non loin sans doute du couvent des Franciscains, dit l’Ermita, ou l’Ermitage, dont le jardin est voisin d’une des terres du même déclarant, au même lieu-dit. Peut-être s’agit-il aussi d’un « casot », d’une cabane d’exploitation agricole, mais ce secteur est hors incendie, donc hors prospections. La mention est cependant intéressante, puisqu’elle est aussi en relation avec la possession de plusieurs terres en ce même lieudit par un pagès de Bouleternère, donc plus éloigné de ce terroir que s’il avait habité Ille. Sur le territoire de Ropidera, on note que, dans l’une des vignes, au lieu-dit Bourboné, est bâtie une cabane, appartenant à un homme de Rodès, Miquel Marsenach, détenu à la prison du château de Joch, dont les biens sont vendus pour payer ses dettes, en 164317. 15. ADPO, H 302, 6 mars 1610, fol. 63 ro : Ego Stephanus Godina faber ferrarius villae Insulae... teneo... quandam aliam petiam terre maleolo plantatam in dictis terminis (de Casesnoves) sita loco dicto A Puig Borbonner cum quadam domuncula sive caseta ibi per me edificata continentem in se octo ayminatas terre vel circa (en marge : 1693 : Christofol Mestres) confrontatam cum ten honorabilis Francisci Gitart alias Bugia pharmacopulae et cum itinere regio sive la Tira del Rey et cum tenentia dominae Arnauda vidua uxoris relicta Petri Lacoma quondam brasserii et cum tenentia (fol. 65 ro) Jacobi Lugany et cum ten haeredum Dominici Losas quondam brasserii et cum ten Bernardi Ruffach sutoris omnium dicte villae Insulae et cum ten honorabilis Joannis Geli notarii infrascripti quae quidem petia terre ad me pertinet... titulo stabilimenti mihi facti... 20 mars 1585 et altero 29 oct 1589... 16. ADPO, H 302, 21 nov 1610 , fol. 78-79, Ego Michael Pontich agricola ville de Bula Terranera... teneo... quandam aliam petiam terre campum in dcis term sit l d Al Areny et olim Als Alaus cum quadam domuncula in eadem petia terre constructa et aedificata cont in se novem jornalia terrae... confr scilicet ab oriente cum ten honor Francisci Rossello et Jorda mercatoris villae Perpiniani, a meridie cum recho de Thoirio, ab occidente cum ten dci Francisci Rossello et Jorda, ab aquilone cum ten honor Joannis Pauques agricolae villae jd de Bula quae... ad me pertinet... titulo venditionis... facte per discretum Petrum Lluch not Barchinonae inst recepto per discr Hieronimum Gabador not publ... 17. ADPO, 1643, 3E19/387. 7 - Mur construit de pierres sèches, d’environ 1,60 m de hauteur, que l’on suit dans le paysage sur plusieurs centaines de mètres et qui sépare une zone de pâturage (à droite) et des parcelles mises en culture (à gauche) (cl. P. Roca). Dans le capbreu de Casesnoves, une autre précision est à rapprocher de ce qu’ont révélé les prospections, c’est la mention de parcelles séparées par des murs : au Puig Sinell, un mallol de 2,40 ha touche à l’est à la tenure de La Pinyereda de Casesnoves pariete in medio (un mur les séparant), et au sud avec la tenure de Stephani Godina pariete in medio (un mur les séparant). Peut-être ces murs sont-ils là pour protéger cette « jeune vigne », si les parcelles autour sont des terres pouvant être pâturées par des moutons ou des chèvres, comme par exemple La Pinyareda de Casesnoves. 251 252 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre IX 8 - Pierre fichée verticalement dans le sol, peut-être l’une de ces boudules que l’on croise parfois dans la documentation et qui délimitaient les parcelles (cl. A. Catafau). En 1801 une offre de prise en fermage d’un ensemble de possessions à Vinça, Marcevol et Tarerach comprend une pièce de terre cultivée en vigne située au terroir de Tarrerach à la partie dite Lo Mas d’en Baille d’une contenance de trente cinq ares et demie de terre, ainsi qu’un petit espace en vigne « situé audit terroir de Tarrerach lieu appelé Lo Mas den Baille d’une contenance d’environ quinze rangées de vigne ou environ douze ares trois quarts de terre plus ou moins », le contrat mentionne que le preneur « à la vigne dite Lo Mas den Baille emploiera pour six journées d’hommes pour relever les murailles »18. En 1802 une habitante de Vinça baille à ferme à des cultivateurs de Rodès « toute icelle pièce de terre cultivée en vigne qu’elle tient et possède au terroir de Rodès lieu appelé Lo Mas den Baille confrontant... du couchant avec la rivière de Tarrerach », sous condition « que les preneurs seront obligés de travailler la dite vigne suivant l’usage et la coutume d’un bon vigneron et d’y donner les labours suivants ; la tailler et bêcher et la partie dite Lo Mallol rebêcher, et sera libre aux preneurs de mettre en valeur ou de planter une faixe qui se trouve à l’extrémité de la dite vigne qui est attenante avec la dite rivière de Tarrarach ; il a été encore convenu que les preneurs seront tenus de relever toutes les murailles de la partie dite Lo Mallol afin qu’à la dernière année les dites murailles se trouvent en bon état à moins qu’il ne se trouve quelque grosse pierre qui ne pourra pas se replacer sans la couper, et pour la vigne 18. ADPO, 3E37/1, fol. 214-215, offre de prise en fermage d’un ensemble possessions à Vinça. Cité par Philippe Blanchemanche, Bâtisseurs de paysages, Éditions Maison des Sciences de l’Homme, Paris, 1990, 329 p. (p. 146-147). vieille les preneurs seront tenus de relever les murailles et d’y faire pour quatre journées d’hommes de travail pour le moins chaque année ». Le bail prévoit que les preneurs garderont les fruits pendant quatre ans, puis pour les six ans suivants la bailleuse aura le tiers des fruits19. Au moment des divisions d’héritage on plaçait des repères (boudules) sur les parcelles20. En 1801 à l’occasion du contrat de mariage de leur fille Françoise avec François Rouill (Rull) les parents Romeu divisent les terres données à leurs deux enfants, leur fille prendra « pour la moitié a luy appartenante sur les biens donnés... 1o Une maison située à Vinça à la partie dite Lo Barri del Prat... ; 2o la moitié d’icelle pièce de terre vigne a ce non compris une partie d’herm qui a été déjà réduit en vigne par ledit Romeu fils où il a déjà mis des boudules pour les séparer située au terroir de Vinça à la partie dite Ballorera confronte d’orient avec Pierre Llech, du midi avec Christophe Purxet, avec le dit Romeu et avec ledit Rouill, du couchant avec Pierre Romeu qui la tient acquise de la Nation et du septentrion avec la restant propriété et Elizabeth Gabage à laquelle propriété ils ont aussi mis des boudules pour les diviser ; 3o la moitié d’icelle pièce de terre vigne et herm située à la partie dite Lo Pas del Lloup confronte, suivant les boudules déjà placées par les parties, d’orient avec Jacques Noguès et Joseph Cornet, du midi avec ledit Noguès, du couchant avec Joseph Garriga et Jean Macari et du septentrion avec le dit Macari et la partie restante au dit Romeu ; 4o la moitié d’icelle pièce de terre à la partie dite Lo Mas d’en Baille confronte aussi suivant les boudules déjà placées par les parties d’orient avec la partie restante au dit Romeu, du midi avec Rose Cotanseu, du couchant avec Julien Bago chemin entre deux et du septentrion avec Gaudérique Goze ; 5o et enfin la moitié d’icelle pièce de terre vigne à la partie dite Ropidera confronte aussi, suivant les boudules déjà placées par les parties, d’orient avec la restant partie du dit Romeu, du midi avec Marcel Romeu, du couchant avec Joseph Garriga et du septantrion avec le même dit Romeu ». L’origine du mot boudules et l’aspect de ces marques de séparation sont inconnus. On peut imaginer qu’il s’agit de pierres plantées. Ce mot est rapprocher du terme de « boudulaires », « planteurs de bornes », que l’on trouve en Languedoc dès le XVIe siècle21. 19. ADPO, 3E37/1, fol. 257, bail d’afferme pour dix ans, 24 floréal, an IX. 20. 3E37/1, fol. 291. Boudules : autres mentions au même registre, fol. 269vo, acte du 5 prairial an neuf de la R. F. : moitié d’un champ « à Estoher lieu appelé la carrera confronte suivant les boudules que les parties feront plasser précissement ». 21. Paul Cayla, Dictionnaire des institutions, des coutumes et de la langue en La montagne du XVe au XIXe siècle 9 - Parcelle soigneusement aménagée de murs de terrasses. Les eaux pluviales sont récupérées par des canaux qui dévalent la pente (cl. A. Catafau). Parmi les aménagements de la montagne, les plus fréquents, sur les terroirs en forte déclivité, sont, après les murettes, les ruisseaux d’écoulement des eaux pluviales aménagés. Le 2 mai 1631, G. Mestre et B. Tixeire brassiers de Rodès, surveillants de la horta des lieux et termes de Rodès et Ropidera, sont réunis à propos d’une question survenue entre Francesc Riquer et Paul Guilla au sujet d’une reguera ou rasa que Riquer possède dans une parcelle de vigne sise dans le territoire de Ropidera au lieu-dit La Baur, autrement appelé « au-delà de Sant Pere (della Sant Pere) ». Paul Guilla empêche cette reguera ou rasa de s’écouler. Et aussi au sujet d’un chemin et passage que le dit Riquer possède au début (al capdemunt) de la vigne que Guilla cultive à côté de la propriété du dit Riquer et usage dans quelques pays de Languedoc, de 1535 à 1648, Montpellier, 1964, 727 p. Voir p. 95 : « boudulaires : D’une façon générale, il s’agit de planteurs de bornes limitant des parcelles de terre ou des territoires de localités, mais ce nom était aussi donné à certains délégués des consuls chargés de la surveillance des bornages de biens fonciers. Ils figurent parmi les bas-officiers des consuls ». La définition renvoie à un acte de la ville de Bize (Hautes-Pyrénées) daté de 1594. Les mots « boudulaire » ou « boudule » ne sont ni catalans, ni français (on ne les trouve dans aucun dictionnaire français), on peut penser qu’ils ont été importés par des juristes du Languedoc. par lequel Riquer emportait la vendange d’une partie de sa vigne, chemin sur lequel Guilla lui interdit le passage. Les clavaris ont reconnu sur place la reguera et le chemin. La dite reguera ou rasa a été faite par Riquer pour recueillir les eaux pluviales qui courent de haut en bas de sa propriété. Riquer est condamné à faire et à conserver en bon état une rasa ou reguera dans sa vigne, de sorte que par sa propriété les eaux dévalent sans entrer en aucune façon dans la propriété de Paul Guilla... Étant donné que Riquer ne peut facilement sortir sa vendange d’une partie de sa vigne près du chemin qui va de la ville de Vinça à Ropidera, en aval de la rivière de la Têt, qui s’appelle « au-dessus du chemin », si ce n’est par le chemin et passage qui est au début de la propriété de Guilla, Paul Guilla est condamné à laisser libre le passage au début de sa propriété afin que Riquer et les siens puissent sortir la vendange avec ou sans bête de cette partie de vigne qui est sous le chemin qui va à Ropidera jusqu’à la rivière de la Têt22. 22. ADPO, 3E19/277 : « Sententia de clavaris de la horta del lloch de Rodes sobre una rasa y cami tenien questio Francesc Riquer y Jaume Guilla brassers de la vila de Vinça ». 253 254 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre IX 10 - L’entame de la carrière de Rodès, qui recoupe une partie de la devèze mentionnée au début du XIXe siècle (cl. P. Roca). L’élevage Les recherches menées sur les anciens chemins de troupeaux ont permis de reconnaître le tracé de plusieurs drailles qui s’élancent bien souvent de la vallée de la Têt pour rejoindre les pâturages du plateau de Montalba23. La datation de ces chemins, la plupart du temps bordés de hauts murs pour éviter la dépaissance des bêtes dans les parcelles voisines, est difficile, sauf peut-être pour celui qui prend naissance non loin des gorges de la Guillera et qui bénéficie d’un peu de documentation archéologique. En 1832, une vaste devèze s’étendait à l’emplacement actuel de la carrière de granit de Rodès (ill. 10). Cette vaste pâture est à cette époque subdivisée en plusieurs parcelles dont cinq sont la propriété de la commune de Rodès (A1492, 1493, 1494, 1500 et 1501) ce qui représente un total de 11,4 hectares (ill. 11). Il convient d’ajouter à ce chiffre les pâtures privées qui sont attenantes et qui forment un ensemble homogène (1485, 1487, 1489, 1499, 1496 et 1497), ce 23. Se reporter à l’étude menée par Jean-Pierre Comps, chap. VII. qui accroît la surface formant une vaste zone de pâturage enclose d’environ 19 hectares. Cet ensemble est aujourd’hui en partie occulté par l’incision de la carrière de granit de Rodès, en service durant la première moitié du XXe siècle. Il subsiste cependant la partie la plus septentrionale encore limitée à l’est par un puissant mur qui atteint par endroit 2 m de hauteur pour une largeur moyenne de 70 cm environ (ill. 12). Sous ce mur que l’on suit sur plus de 200 m, sur la parcelle 1501, en pente très forte vers les gorges de la Guillera, se trouvent des lambeaux de vieilles terrasses, démantelées par l’érosion et construites de gros blocs arrachés au chaos et sommairement assemblés. Plus au nord, deux autres parcelles devaient appartenir à cet ensemble avant que ne soient mises en culture les parcelles 1488 et 1489 : des vignes de catégories 4 et 5/5 en 1832. Les parcelles 1487 et 1489 correspondent à deux vastes pâtures, propriétés des familles Parès et Rustany de Rodès en 1836. Elles occupent, à la soulane, le versant sud d’un massif dont le sommet culmine à 365 m. À cet endroit, là ou la vue est dégagée, ont été collectés les fragments d’un vase en cé- LA mONTAGNE DU XVe AU XIXe SIÈCLE Vigne Terre Pâture 1652 1306 1299 1649 1330 1293 Chemin pour le bétail 1331 1293 1650 1289 Limite de la devèze 1332 1333 1292 1288 Vigne/oliviers 1298 1296 1334 1634 1336 1635 1633 1291 1290 1205 1335 1345 1630 1344 1340 1346 1347 1373 12 - Détail d’une portion du mur enserrant la devèze (cl. A. Catafau). 1341 1348 1349 1374 1631 1339 1338 1342 1343 1350 1372 1351 1615 1613 1614 1508 1507 1509 1511 1510 1582 1580 Irrigation ? 1489 Vase médiéval (pt 093) 1490 1491 1513 Site médiéval (394) 1589 1586 1576 1512 1575 1574 1573 1514 1502 1584 1585 1578 1506 1487 1583 1581 1579 1515 1516 1536 1501 1517 1485 1500 1492 1499 1498 1493 1497 1522 1495 1496 1494 Rodès, section A5 et A6 0 100m 11 - Extrait du cadastre de 1832 avec report de l’emprise de la devèze et des chemins destinés aux troupeaux. 13 - Vue aérienne du chemin destiné aux troupeaux, au sortir de la devèze (cl. O. Passarrius). ramique commune à cuisson réductrice, incontestablement médiéval (antérieur au XVe siècle). Cette céramique brisée côtoie les reliefs d’anciennes et de plus récentes pauses repas, de bergers peutêtre, de chasseurs ensuite ou de randonneurs. Plus bas, en limite orientale de la devèze, de l’autre côté du mur, mais sur un éperon qui le domine se trouve le seul site médiéval mis au jour sur ce secteur. Sur une zone d’environ 100 m2 ont été collectés d’abondants fragments de céramiques communes sableuses et de céramiques glaçurées24. Les tuiles rondes sont abondantes et témoignent de la présence d’un bâtiment aujourd’hui disparu et malmené par les aménagements culturaux postérieurs (cabanes, murs de terrasses...). La datation du mobilier collecté permet de proposer une fourchette couvrant l’ensemble du bas moyen Âge (XIVe-XVe siècles). Sa position, en limite de la grande devèze et au départ d’une des plus importantes drailles (ill. 13) du secteur nous conforte dans l’idée que sa présence est étroitement liée à l’élevage et au parcours des troupeaux. Cet indice pourrait, même s’il convient de le manier avec prudence, fournir un précieux élément de datation concernant la pâture et le chemin dont l’ancienneté et probablement l’origine médiévale étaient déjà supposées. . Il s’agit du point 394. 255 256 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre IX 14 - Le plateau de Montalba et de Ropidera avec les zones humides exploitées comme pâturages pour les troupeaux venus de la vallée. C’est autour de ces dépressions qu’ont été localisés les vestiges d’enclos, probablement les cortals que l’on trouve mentionnés dans les textes (cl. O. Passarrius). Cette draille remonte ensuite vers le plateau où ont été inventoriées et relevées plusieurs constructions qui correspondent à des enclos antérieurs aux grandes bergeries ou cortals reportés sur la matrice cadastrale de 1832. En 1764, Étienne Noguera, brassier de Vinça se plaint devant le viguier du Conflent « qu’entre neuf et dix heures du matin une partie du troupeau de Joseph Roger pagès habitant au lieu de Rodès composé d’environ cent bêtes à laine fut vu dépaître sous la garde d’un des bergers dudit Roger dont il ignore le nom, environ une heure, dedans et à travers une vigne propre du dit Noguera située au terroir du lieu de Rodès à la partie dite Ropidera, confrontant d’orient avec le sieur Bonaventure Parès, de midi avec le sieur Joseph Cornet habitants au dit lieu de Rodès, du couchant avec les héritiers de Thomas Marimont de Vinça et de septentrion avec Joseph Colonge dudit lieu de Rodès, ajoutant le dit Étienne Noguera que la dite vigne est fort ancienne et nullement... en contravention de l’arrêt du conseil d’État du roi du 5 juin 1731 »25. L’ordonnance consécutive à cette plainte indique qu’un troupeau de « bêtes à laine » mené par Joseph Tourn, dit Paraut, berger du sieur Roger, a détruit environ le tiers de la vigne dudit Noguera. Les témoins déposent que le troupeau d’une centaine de bêtes a été introduit le 15 décembre sur la vigne de Noguera, où il a brouté pendant une heure dans les parties de vigne replantées comme dans celles qui sont vieilles et plantées avant 1731 (arrêt du conseil du 5 juin 1731). Le tiers de la vigne avait été replantée depuis huit à neuf ans, il ne s’agissait que d’un rétablissement ou renouvellement de la vigne ancienne 25. ADPO, 1C1074, expédié le 13 décembre 1765. La montagne du XVe au XIXe siècle au moyen des courgats vulgairement dits caffiques. Cette plantation est donc moins une innovation sans permission qu’un rétablissement de vigne, pour laquelle il n’y a pas besoin de permission, puisqu’elle a été replantée des mêmes souches au moyen des coulgats26 dits caffiques, « comme on le pratique souvent et que cela est nécessaire pour le maintien et la conservation des vignes, chose qui n’est pas défendue et pour laquelle il n’est besoin d’aucune permission ». Ainsi ladite vigne peut être considérée comme ayant été plantée avant 1731, puisque le dit arrêt de 1731 ne concerne que les vignes nouvelles qui sont plantées « en un terrain où il n’y aurait eu aucune vigne ». Un témoin des faits travaillait à une de ses vignes assez proche de celle dudit Noguera, avec seulement un champ du sieur Cornet et la rivière entre deux. Plusieurs constructions, non répertoriées sur le cadastre et correspondant à des enclos antérieurs aux grandes bergeries ou cortals reportés sur la matrice cadastrale de 1832, ont été inventoriées et relevées sur la zone du plateau. La première de ces constructions se trouve sur le versant sud du Serrat Blanc sur la commune de Rodès (point N). Ce bâti est installé en bordure d’une vaste dépression, en partie humide durant la saison hivernale et ayant pu faire office de pâturage (ill. 15 et 16). Cette construction présente un plan quadrangulaire, d’environ 10,50 m de côté. Les murs, encore conservés par endroits sur 1 m de hauteur, sont constitués de blocs de granit et de schiste sommairement équarris voire laissés bruts et assemblés sans aucun liant. Larges d’environ 60 à 70 cm, ces murs délimitent un espace d’environ 80 m2 au centre duquel le socle rocheux affleure. Le mobilier est totalement absent, mais l’on 26. Les coulgats sont une reproduction par marcottage, cf. colgar : marcotter, reproduction par marcottage dans Alcover 1977. Ils sont appelés aussi mourgons dans le même texte cf. murgo, murgonar : faire des marcottages dans Alcover 1977. Les caffiques sont peut-être un cépage. N Terrasses Tuiles rondes Terrasses 0 4,00 8,00 m 15 - Relevé en plan de l’enclos N (commune de Rodès). 16 - L’enclos N, en bordure d’une dépression utilisée comme lieu de pâturage pour les troupeaux (cl. O. Passarrius). note, au sud de la construction, la présence d’abondants fragments de tuiles rondes répartis sur une centaine de mètres carrés et qui ne semblent pas directement liés à la construction. Soit leur présence est exogène, soit elle signale un autre bâtiment, un simple appentis peut-être totalement détruit. 257 Archéologie d’une montagne brûlée Chapitre IX N Pierrier Mur parementé Tuiles N 258 Probable enclos ? Mur de limite faisant office aussi de murs de terrasse Enclos Enclos couvert ? 0 4,00 8,00 m 17 - Relevé en plan de l’enclos Q (commune de Rodès). La seconde construction (point Q) présente une implantation géographique assez similaire. Située sur la commune de Rodès, en zone de plateau, elle se trouve en bordure d’une vaste surface plane qui aurait pu faire office de pâture. L’ensemble occupe une superficie d’environ 420 m2 et est clairement subdivisé en deux espaces (ill. 17). Le premier forme un vaste enclos d’environ 200 m2 de surface utile, limité par des murs de pierres sèches que leur effondrement total fait ressembler à de vastes pierriers. Seuls les parements du mur nord sont visibles. Construit en blocs de granit assemblés à sec, ce mur mesure environ 90 cm de largeur. On distingue la présence d’une structure, peut-être un mur de refend que l’on ne suit malheureusement que sur 4 à 5 m. À l’ouest se trouve un second espace ou une autre construction mettant à profit les volumineux blocs de granit effondrés du chaos tout proche. Cet espace, d’environ 25 à 30 m2 de superficie utile, possède un accès qui donne vers le sud. Sa fonction n’a pu malheureusement être déterminée. Les accès au grand ensemble se font par l’est et par l’ouest. Les prospections de surface n’ont pas permis de collecter de céramiques ce qui ne facilite pas la datation de cette structure. Par contre, on note la présence de nombreux fragments de tuiles rondes, répartis sur l’ensemble de la surface mais qui sont plus nombreux autour de l’espace ouest que l’on aurait pu alors imaginer couvert. 0 4,00 8,00 m 18 - Relevé en plan de l’enclos 1017 (commune de Rodès). 19 - Détail des ruines de l’enclos 1017 (cl. A. Catafau). L’ensemble 1017, toujours sur la commune de Rodès, présente des similitudes assez significatives avec la construction précédente (ill. 18 et 19). Son implantation est en tous points similaire. Le site 1017 se trouve en bordure d’une dépression assez vaste, aujourd’hui un pré encore utilisé pour l’élevage. L’enclos reconnu lors des prospecti