Patrimoines du sud – 4, 2016
Le marbre griotte des Pyrénées-Orientales :
carrières et monuments (XIe au XXe siècle)
Michel MartzLuff
Pierre GIresse
aymat Catafau
Caroline de Barrau
Quelques précisions sur le marbre griotte des Pyrénées
Le marbre griotte doit son nom à la couleur rouge sombre qui caractérise la petite cerise
acidulée. au plan géologique, c’est une roche calcaire formée pendant l’étage famennien du
Dévonien supérieur où les restes de goniatites, lointains ancêtres des ammonites, se sont
rapidement accumulés en masse sur de notables épaisseurs de sédiments marins.
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Fig. 1. Noves de Segre (Province de Lleida, Généralité de
Catalogne), cantera del coll de
Mu. Aspect macroscopique
d’un rare fossile de goniatite
assez bien conservé sur un
bloc scié au câble dans le beau
marbre griotte d’une carrière
logée à 1 200 m d’altitude
dans la Serra de Prada Castellàs, en Urgellet, et qui a été
récemment fermée ; longueur
maximale du fossile 6 cm.
Michel Martzluff © Université
de Perpignan-Via Domitia.
en section, ces fossiles se présentent rarement sous une forme complète (fig.1), mais en
général comme de petits disques de couleur rouge, plus vive ou plus pâle que la matrice et
qui, cernés par un liseré sombre, évoquent plus nettement le fruit. Lorsque ces vestiges sont
remplis au centre par de la calcite blanche, ce marbre reçoit parfois le nom commercial « d’œil
de perdrix », surtout si le moule de la coquille a été légèrement déformé (fig.2a et 2b).
Fig. 2 a et b. Prades (Pyrénées-Orientales), fontaine de la place de la République en marbre griotte, 1867.
En a : vue macroscopique des fossiles sur les parties polies, aujourd’hui dégradées par l’altération.
En b : détail d’un moule de coquille déformé donnant l’aspect « œil de perdrix ». Longueur maximale, entre deux
et trois cm. © Cécile Respaut.
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La roche fait partie d’un ensemble de calcaires à structure noduleuse qui, depuis le début du
Dévonien supérieur (frasnien) contiennent des bancs de marbres diversement colorés dont
les amandes sont parfois cloisonnées par des lits chloriteux verdâtres. Les naturalistes du
début du XIXe siècle avaient regroupé ces roches « amygdalines » des Pyrénées sous le terme
de « griottes » pour caractériser toutes les roches marbrières noduleuses du Dévonien en assimilant celles du Conflent à celles de la Haute Bigorre1. Or, c’est ce seul marbre griotte fossilifère qui sert aujourd’hui de niveau stratigraphique repère dans le Dévonien supérieur. La
structure noduleuse de ces roches provient d’héritages complexes qui peuvent être liés à la
sédimentation sous l’effet de forts courants marins, par exemple, ou encore résulter de contraintes postérieures leur conférant un aspect bréchique. ainsi, lors de compressions, les
litages peuvent aboutir à des cloisonnements car les lits phylliteux ont un comportement mécanique distinct de celui des carbonates et sont le site de boudinages. Dans le marbre griotte,
les recristallisations se multipliant, les goniatites se présentent alors souvent sous forme de
fantômes de plus en plus difficiles à identifier.
Ces strates du Paléozoïque (époque primaire) ont en effet une très longue histoire qui les a
profondément transformées. elles ont subi l’orogenèse hercynienne qui a affecté la chaîne
pyrénéenne sur toute sa longueur, il y a plus de 300 millions d’années, formant les montagnes
des « vieilles Pyrénées » sur lesquelles se sont construites les « jeunes Pyrénées » du cycle
alpin, quelques 200 millions d’années plus tard. Plissés et marmorisés sous l’effet du
métamorphisme (température et pression), les lits à forte concentration en goniatites peuvent
alterner avec des bancs plus clairs et jouxter d’autres variétés de roches marbrières
diversement colorées, comme c’est le cas pour les marbres de Campan, nommés par les
italiens « cipolino mandolato »2.
C’est le marbre griotte typique du niveau stratigraphique repère qui nous intéresse ici. Dans
les Pyrénées catalanes, il est surtout représenté en altitude dans les séries paléozoïques du
moyen Conflent (fig.3), mais aussi en Cerdagne (cantera d’Isovol)3 et encore plus loin en
Urgellet, au sud de l’andorre (cantera del Coll de Mu). Nous présentons dans ces pages
quelques carrières ayant exploité cette roche en Conflent et leur liaison avec l’emploi de ce
matériau dans le bâti régional.
1 - Par exemple, HuOt, Jean-Jacques-Nicolas. Nouveau cours élémentaire de Géologie, Paris, Librairie
encyclopédique de roret, 1839, t. 2, p. 512-513.
2 - aNtONeLLI, fabrizio et LazzarINI, Lorenzo. « Le « marbre campan » (cipolino mandolato) :
histoire, diffusion et archéométrie ». Revue d’Archéométrie, 2000, 24, p. 111-128.
3 - Dans la carrière d’Isobol, les griottes typiques ont une position inférieure et leur exploitation
contemporaine a donné le monument en hommage aux défenseurs de Puigcerda pendant les guerres
carlistes (obélisque visible dans cette ville sur la Plaça dels Herois). Les « pseudo griottes » et divers
marbres cloisonnés forment les strates supérieures, activement exploitées au Moyen Âge dans l’art
roman du secteur et pour construire le cloître des Dominicains de Puigcerda ; cf. LLaC françois. « Notice
explicative ». Dans Carte géologique France (1/50 000), feuille saillagouse (1098), BrGM. 1989, 75 p.
et aussi MartzLuff, Michel, GIresse, Pierre, Catafau, aymat. « Des pierres pour construire. Mise en
scène monumentale des roches et de leurs couleurs au château royal de Perpignan ». Dans Un palais
dans la ville, t. 1, 2014, trabucaire, p. 135-184, 60 fig.
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Fig. 3. Localisation des affleurements de marbre griotte du Conflent et de Cerdagne.
N°1 : affleurements du Famennien inférieur (niveau D5b-6 de la carte géologique de Prades au 1/50 000,
BRGM) dans le synclinal de Villefranche-de-Conflent, P.-O., carrières de Belloc et Roca fumada.
N°2 : affleurements du Frasnien-Famennien (niveau DsB de la carte géologique de Saillagouse au 1/50 000,
BRGM) en Cerdagne, carrière d’Isolbol.
DAO. Michel Martzluff © Université de Perpignan-Via Domitia.
Le marbre griotte de Belloc, à Villefranche-de-Conflent
Les calcaires dévoniens du synclinal de Villefranche-de-Conflent ont été déformés et leurs
plissements complexes4 traversent la têt du sud-est vers le nord-ouest, au niveau de la cité
médiévale que Vauban fortifia à partir de 1669. au Moyen Âge, Villefranche occupait un
territoire restreint à ses remparts et à quelques îlots de terrains adjacents. ainsi, les fameux
marbres du Dévonien moyen (Givétien), roses ou rouges « flambés » ou « flammés » de
blanc, qui forment le bâti le plus ancien de l’église saint-Jacques et dont la réputation précoce
s’étendit à partir de la création du cloître de Cuxa, au début du XIIe siècle, affleurent en fait
dans les communes avoisinantes de Corneilla-de-Conflent et de fuilla, principalement en rive
4 - Bernard Laumonier propose une coupe interprétative du synclinal de Villefranche-de-Conflent où le
niveau à gonatites (famennien inférieur, niveau D5b-6 de la carte au 1/80 000, niveau repris sur la
carte au 1/50 000) est bien marqué, témoignant d’une grande complexité ; cf GuItarD Gérad,
LauMONIer Bernard, autraN albert, BaNDet Yves, BerGer Guy. « Notice explicative ». Dans Carte
géologique de France (1/50 000°), feuille Prades, Orléans, BrGM, 1998, p. 152, fig. 23. Voir également
le détail du niveau repère de ce marbre pour la zone du mont Coronat sur une carte géologique au
1/25 000, publiée par le même auteur sur le site : http://www.geologie-des-pyrenees.com/
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droite. toutefois, dès la fin du XIIe siècle, l’essentiel des roches formant l’architecture de cette
cité provient de couches plissées du Dévonien supérieur (frasnien et famennien) intercalées
en rive gauche dans les séries plus anciennes et formant, sous l’actuel fort Libéria, un versant
proche de la ville qui était plus facilement accessible pour les tailleurs de pierre de cette
localité. Il s’agit principalement de calcaires noduleux et azoïques (sans fossiles) infra ou
supra griottes, contenant des roches marbrières. Ces matériaux de tonalité plutôt pâle, parfois
nommées « belle brèche »5, ou encore « fleur de pêcher »6, sont formés d’amandes de calcite
versicolores, roses à blanches, qui sont cloisonnées par des filets chloriteux bruns à verdâtres.
Cependant, le niveau repère du marbre griotte existe aussi sur cette pente, mais il est très
mince, discontinu et ne trouve aucun écho dans la construction médiévale. seuls quelques
emmarchements et des aménagements mineurs en vrai marbre griotte sont repérables sur
les remparts modernes, témoignant d’une exploitation intensive de ce versant à l’aide de la
mine7 à partir de la fin du XVIIe siècle. Nous noterons toutefois qu’il existe dans la localité
voisine de Prades, dans les murs du clocher-tour de l’église saint-Pierre, bâti vers le milieu
du XIIe siècle8, quelques blocs bien parementés de marbre griotte qui pourraient provenir de
ces affleurements de la rive gauche.
L’exploitation médiévale de marbre griotte dans l’art roman
C’est bien plus haut en altitude, entre 800 et 1000 m, que le niveau griotte devient conséquent. Il se trouve d’abord sur une crête de la montagne de Belloc. aujourd’hui rattaché à
la commune de Villefranche, ce territoire comptait une petite communauté villageoise aux
XIIe et XIIIe siècles. Du village de Belloc, il ne reste rien de nos jours, sinon une église romane
qui se trouve à 300 m environ des carrières signalées en ce lieu9. une autre église médiévale
5 - au début du XIXe siècle, Louis-Étienne HÉrICart de tHurY se base sur les écrits d’un érudit
roussillonnais, Jaubert de Passa, pour distinguer dans l’inventaire des ressources marbrières des
Pyrénées-Orientales plusieurs types de roches exploitées en carrière. en Conflent, il signale un marbrecervelas localisé en rive droite de la têt, dans la montagne d’Ambulla et ici confondu avec le « marbre
rouge flambé » d’autres auteurs. Le « marbre-brèche » est situé en rive gauche. D’après lui, cette belle
brèche à petits noyaux ovoïdes blancs, gris, roses, rouges et bruns noyés dans une pâte grise ou
verdâtre peut se polir et est employée pour les balustres, les rampes et les marches. Il ne dit rien sur
les marbres almandins rouges qui ne sont pas encore exploités dans ces montagnes. Voir HÉrICart de
tHurY, Louis-Étienne. « État actuel des carrières de marbre de france ». Dans Recueil des mémoires
sur l’exploitation des mines et sur les sciences qui s’y rapportent, Paris, 1823, t. VIII, p. 77-79.
6 - DuBarrY De LassaLe, Jacques. Identification des marbres. Dourdan, Éditions H. Vial, 2000, p. 230.
7 - L’usage militaire de la poudre noire est attestée en roussillon depuis la fin du XIVe siècle. Cf.
MartzLuff Michel, Catafau aymat, GIresse Pierre. « Des pierres pour détruire. Boulets en marbre,
pierres à fusil et autres roches à usage militaire du Palais des rois de Majorque (1375-1840) ». Dans Un
palais dans la ville, t. 1, trabucaire, Perpignan, 2014, p. 473-518, 25 fig. L’utilisation de la barre à mine
et de la poudre noire pour extraire les roches est bien attestée dans les Pyrénées-Orientales par les
traces qu’elle a laissées à partir des grands travaux de fortification conduits par Vauban au XVIIe siècle.
Voir sur ces questions MartzLuff, Michel. « au temps des pierres amoureuses. typologie du débitage
des roches monumentales depuis l’an mil dans les Pyrénées catalanes ». Dans De Méditerranée et
d’ailleurs… Mélanges offerts à Jean Guilaine, archives d’Écologie Préhistorique. toulouse, 2009, p. 485492, 19 fig.
8 - MaLLet, Géraldine. Églises romanes oubliées du Roussillon. Montpellier, Presses du Languedoc, 2003,
p. 192.
9 - Deux carrières sont répertoriées par le BrGM à Belloc, Villefranche-de-Conflent, aux n° C 0258 et
C 0074 ; cf. Languedoc-roussillon, BrGM. Liste des sites de matériaux industriels de construction et
d’ornementation, 1998.
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se rencontre plus haut sur la crête. C’est uniquement dans ce qu’il reste de ces constructions
qu’une modeste mise en carrière du marbre griotte au Moyen Âge est désormais perceptible.
La petite chapelle de saint-Étienne de Campilles domine la cité de Villefranche du haut d’un
abrupt de 500 m. Par la simplicité de son architecture dotée d’un plan quadrangulaire, elle
témoigne d’une phase de construction
ancienne, rapportée au XIe siècle10. en ignorant les parties qui sont remaniées par les
récentes restaurations, nous remarquons
que l’emploi du marbre griotte se cantonne
aux angles et à la baie du chevet (fig.4),
laquelle est simplement aménagée dans un
même bloc partagé en deux (fig.5). Ces
parements d’angle sont réalisés avec de
longues dalles (l’une atteint 1,65 m) qui ont
été extraites dans l’un des affleurements
proches et qui témoignent de la faible épaisseur des bancs (20 cm). Ils ont été
soigneusement dressés par un outil tranchant (polka ?). Le portail, en revanche,
n’emploie pas ce type de roche, mais plutôt
des calcaires gris clairs et compacts pour les
claveaux de l’arc, les seuls qui soient ciselés
sur les angles et brochés. Les piédroits sont
d’une autre facture et l’un des éléments de
base, en marbre rose flammé, est orné d’un
large chanfrein et il a visiblement été rapporté dans la structure. Le reste de l’appareil
est formé de blocs de calcaire gris puisés
dans l’environnement immédiat et équarris
au marteau.
Fig. 4. Belloc (Villefranche-de-Conflent, PyrénéesOrientales), chapelle romane Saint-Étienne de
Campilles (XIe siècle, alt. 1 000 m) ; chaînage en
marbre griotte de l’angle sud-est (le dernier parement du haut est remanié). © Cécile Respaut.
Fig. 5. Belloc (Villefranche-de-Conflent, PyrénéesOrientales), chapelle romane Saint-Étienne de
Campilles ; détail de la baie du chevet en marbre
griotte. © Cécile Respaut.
10 - MaLLet, 2003, op. cit., p. 205.
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Donnant sur une autre vallée et signalée par les textes en 1217, l’église paroissiale saintandré de Belloc fut bâtie vers la fin du XIIe siècle11. alors qu’elle avoisine un affleurement de
marbre griotte largement exploité au XIXe siècle, l’emploi parcimonieux de ce matériau est
notable ; il s’est également manifesté sous forme de longs parements minces disposés aux
angles, en particulier dans le clocher, vraisemblablement plus tardif (fig.6). en revanche, c’est
le portail qui offre ici une certaine originalité (fig.7). D’une part les roches qui le composent
ont été entièrement ciselées avec soin, en fait quasiment polies. D’autre part, bien qu’il repose
sur des piédroits réalisés pour l’essentiel en marbre noduleux rosé ou grisâtre puisés dans le
substratum immédiat, le linteau rouge sombre, constellé de fossiles, est issu des affleurements de marbre fossilifère typique situés en contrebas. Nous noterons qu’il est cassé à l’une
des extrémités et fendu vers l’autre, ce qui semble exprimer l’un des défauts de ce matériau12.
Fig. 6. Belloc (Villefranche-de-Conflent, Pyrénées-Orientales), église romane Saint-André (alt. 800 m), mur ouest.
Le marbre griotte apparaît surtout sur les angles en partie basse à droite et sous forme de deux grandes dalles qui
se trouvent en position symétrique de part et d’autre des deux ouïes du clocher, vers la base. © Cécile Respaut.
11 - MaLLet, 2003, op. cit., p. 205.
12 - Les fractures à la compression affectent souvent les marbres noduleux lorsqu’ils ne sont pas placés
en délit et que la stratification du banc est peu épaisse (par exemple le linteau du portail du cloître du
prieuré de Marcevol). C’est sans doute là une contrainte à leur emploi dans le bâti.
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Fig. 7. Belloc (Villefranche-de-Conflent, Pyrénées-Orientales), église Saint-André ; portail
ouvert à la fin du XIIe siècle dans le mur
gouttereau méridional. Linteau et tympan en
marbre griotte. Ce marbre sombre des claveaux et des piédroits alterne avec des calcaires gris ou rose pâle cloisonnés, ici
majoritaires. © Cécile Respaut.
Fig. 8. Belloc (Villefranche-de-Conflent, Pyrénées-Orientales), église Saint-André ; détail
du contraste entre deux variétés du marbre
griotte, rouge foncé à pourpre sur le linteau
(en bas) et rose très pâle à gris sur le tympan (en haut). © Cécile Respaut.
Provenant des alentours, quelques claveaux de l’arcature, en marbre blanc ou gris, ont été placés en alternance pour séparer ceux en marbre griotte foncé,
placés en position centrale afin de créer un décor rustique. Mais le plus étonnant, c’est le choix d’un tympan
taillé dans une veine rosâtre de ce marbre griotte, la
plus pâle qui puisse probablement se trouver sur place
(fig.8). Il s’agit manifestement là d’une volonté
d’obtenir l’aspect le plus blanc possible à partir d’une
ressource plutôt très sombre en carrière. À n’en pas
douter, l’influence de très beaux portails romans munis
d’un tympan de marbre blanc, tel celui du prieuré de
Marcevol qui est assorti d’un linteau sombre, taillé
dans une roche cloisonnée verdâtre, a dû jouer ici un
rôle déterminant dans ce choix13.
13 - MaLLet, 2003, op. cit., p. 185.
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Les carrières de Belloc et leur écho dans le bâti au XIXe siècle
Fig. 9. Belloc (Villefranche-deConflent, Pyrénées-Orientales),
carrière haute dans le marbre
griotte (XIXe siècle). Sur la
gauche, la couleur ocrée de part
et d’autre du chemin menant à
l’église Saint-André, témoigne
d’un affleurement en amont de
marbre noduleux orangé, calcaire azoïque également utilisé
dans l’église. © Cécile Respaut.
Deux carrières se trouvent en contrebas de l’église. Il s’agit d’excavations limitées, réalisées
à flanc de versant et auxquelles on accède par une piste carrossable en passant par la vallée
du Caillans, à partir de ria. située en amont, la carrière principale est entaillée dans un banc
de griotte, épais d’une dizaine de mètres, alors qu’une roche « amygdaline » apparentée,
mais de couleur orangée, affleure plus modestement dans la partie supérieure (fig.9). Cette
roche au ton ocre se retrouve aussi dans les murs de l’église. Le marbre rouge fossilifère se
présente en lits de faible puissance, dépassant rarement 25 cm d’épaisseur, avec un fort
pendage. sur les fronts de taille, la roche paraît bien fissurée dans l’ensemble (fig.10).
Fig. 10. Belloc (Villefranche-deConflent, Pyrénées-Orientales),
carrière haute dans le marbre
griotte. Aspect d’un front de
taille ouvert à l’explosif qui
montre le dense réseau de fissurations, ainsi que la juxtaposition des parties foncées (en
haut au centre) et des parties
plus claires (en bas à droite).
© Cécile Respaut.
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L’étude pétrographique de trois échantillons
montre la présence plus ou moins abondante
de goniatites conservées sous forme de disques d’un à deux centimètres de diamètre dont
la partie centrale est demeurée blanche. Ces
restes coquilliers sont parfois jointifs et légèrement déformés, voire aplatis et réduits à l’état
de fantômes sous l’effet de la pression tectonique (fig.11). Le pourcentage des minéraux
insolubles soumis à l’analyse par diffractométrie des rayons X est variable (de 3 à
15 % dans des clastes verdâtres ou grisâtres
fortement sériciteux) et leur composition montre la présence de l'hématite, associée à la
muscovite et à la chlorite. À l’échelle macroscopique, ces marbres fossilifères sont également traversés par de larges placages
s’effilochant en veines luisantes, violacées à
noirâtres, que l’on pourrait attribuer à la
présence d’oxydes de manganèse. Cependant,
soit parce que le pigment est trop diffus, soit
parce que la matière est mal cristallisée, ces
oxydes n'apparaissent pas à l'analyse diffractométrique14. Ces veines rubanées disgracieuses semblent assez typiques de ce secteur
et sont bien visibles sur les blocs abandonnés
en cours de façonnage (fig.12).
Fig. 11 a et b. Belloc (Villefranche-de-Conflent, Pyrénées-Orientales) carrière haute dans le marbre
griotte. Déformations des restes de goniatites.
En a : recristallisation en calcite sparitique blanche
d'un test de goniatite (disque blanc en œil de perdrix),
le contour général de la coquille est bien conservé
ainsi que le dessin de quelques loges (l).
En b : volume du test dont le disque blanc central a
été étiré sous la pression tectonique, le pourtour externe étant souligné par un joint stylolithique (s).
DAO. Pierre Giresse © Université de Perpignan-Via
Domitia.
Fig. 12. Belloc (Villefranche-de-Conflent, PyrénéesOrientales), carrière haute dans le marbre griotte.
Parmi les éclats de taille, un bloc abandonné en cours
de façonnage où se voit la zébrure d’une disgracieuse
veine noirâtre. © Cécile Respaut.
14 - Contrairement aux analyses du marbre griotte prélevé dans la carrière du Col de Mu (Noves de
Segre, Urgellet) où, avec de fortes teneurs en insoluble (de 16 à 21,4 %), la concentration en manganite
peut aller jusqu’à 48 %.
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L’exploitation s’est faite au XIXe siècle à coup de mine avec un explosif lent (poudre noire)
pour détacher de grosses dalles perpendiculairement au banc, les traces d’outils excluant les
XVIIe et XVIIIe siècles (diamètre des négatifs de mèche inférieur à 4 cm)15. Les nombreuses
fissures du rocher ayant sûrement entraîné beaucoup de déchets inexploitables avec cette
méthode, il est curieux que les cônes de déjection soient formés d’éléments relativement fins,
tels de modestes blocs refusés ou des éclats de taille, ce qui indique une faible déperdition
de matière. Les gros fragments ont
donc été évacués par la piste jusqu’à
ria où ils ont pu être exploités, en
particulier comme fondant (castine)
pour épurer et améliorer la fluidité
de la fonte du minerai de fer dans la
sidérurgie. se trouvaient en effet
dans cette localité proche de Villefranche des hauts fourneaux associés à la plus importante marbrerie
du département. Ces installations industrielles sont à l’origine de l’extraction des marbres griottes en
altitude et nous allons y revenir plus
loin à propos d’une exploitation peu
ordinaire.
Fig. 13. Prades (Pyrénées-Orientales),
fontaine en marbre griotte de la Place de
la République, 1867. Vue prise avant sa
récente restauration, avec les fuites du
réservoir venant du montage par collage
de plaques. © Cécile Respaut.
15 - La poudre noire diffère des explosifs dits « rapides » qui brisent la roche en provoquant de multiples
microfissurations, telle la dynamite mise au point par le chimiste suédois Nobel et utilisée à partir de
1867 (percement du tunnel sous le Mont-Cenis). après 1870, il existe d’ailleurs une usine Nobel installée
sur le site de Paulilles dans les Pyrénées-Orientales. toutefois la poudre noire continue à être employée
bien après 1900 pour extraire les roches monumentales, en particulier les marbres architecturaux ou
statuaires, car ces mines « lentes » ne les abiment pas trop, l’onde de choc se propageant plutôt dans
le sens du « fil du carrier ». sur cette question des explosifs, voir MartzLuff Michel, NaDaL sabine.
« L’héritage archéologique du monde industriel dans les zones brûlées : mines et carrières
contemporaines ». Dans Archéologie d’une montagne brûlée. Massif de Rodès, Pyrénées-Orientales,
trabucaire, Perpignan, 2009, p. 372, fig. 23 et note 16. Pour la chronologie des traces de barres à mine
et des mêches, voir dans le même article : p. 460, fig. 9 et p. 461, fig. 10.
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Bien que la production de marbre griotte soit
principalement tournée vers la tabletterie ou
l’architecture intérieure (cheminées, escaliers..)
et que l’arrivée du chemin de fer en Conflent
dans le dernier quart du XIXe siècle ait affranchi
cette production du marché local, la destination
des produits des carrières de Belloc reste
relativement énigmatique si l’on considère son
absence dans le bâti correspondant à la période
envisagée. Il ne manque pas, en effet, de belles
maisons construites avec du marbre rouge ou
cloisonné dans cette vallée à partir du second
empire et jusqu’à la fin du XIXe siècle. Or, le
seul monument qui puisse se rapporter à cette
extraction de marbre griotte est la superbe
fontaine de Prades, récemment restaurée. elle
fut réalisée en 1867, pour orner la place de la
république, face à l’église saint-Pierre (fig.13).
Les éléments lithiques qui la composent sont
faits de plaques d’une vingtaine de centimètres
d’épaisseur qui ont été sciées et sculptées, puis
polies et assemblées par collage. Le marbre,
très fossilifère, est ici affecté des disgracieuses
veines à reflet métallique précédemment
évoquées à propos des affleurements de Belloc
(fig.14).
Fig. 14. Prades (Pyrénées-Orientales), fontaine en
marbre griotte de la Place de la République, 1867 ;
détail du panneau inférieur montrant l’assemblage
des minces plaques sciées et polies, ainsi que les disgracieux filets couleur gris à noirâtre (détail sur la
vue du bas). En haut, sur la plaque supérieure, une
partie noduleuse plus claire et à structure en motte
de ce même marbre où les fossiles sont aplatis ou digérés dans la matrice. © Cécile Respaut.
Les carrières à griotte perchées dans le massif du Coronat, à serdinya
Vers le nord-ouest, en direction du massif du Madres et du Capcir, les formations dévoniennes
du synclinal de Villefranche-de-Conflent prennent rapidement de l’altitude et les bancs de
marbre griotte deviennent plus puissants. C’est ainsi que deux imposantes carrières furent
exploitées vers 1600 m, juste au-dessus des falaises calcaires qui surplombent la vallée de la
têt en rive gauche, au lieu-dit Roca fumada. elles se trouvent sur le territoire de serdinya16
dont l’agglomération est située 1000 m plus bas, à proximité de Villefranche-de-Conflent.
C’est dire que leur accès est des plus difficiles et que la longue piste en lacets qui y conduit
depuis le village de Joncet en passant par flassa, profondément entaillée dans le rocher sur
16 - Deux carrières sont répertoriées à serdinya par le BrGM au lieu dit Roca fumada (ou « roque
foumade » in : Inventaire du patrimoine géologique du Languedoc-Roussillon. BrGM, 2009) qui sont :
le « roc Vermeil » BrGM n° C 0354 et « terre rouge » BrGM C 0355 ; cf. Liste des sites de matériaux
industriels de construction et d’ornementation, Languedoc-roussillon, BrGM. 1998.
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les derniers kilomètres, est assez périlleuse
(fig.15). abandonnées depuis un siècle, les
carrières du « roc vermeil » et de « terre
rouge » sont caractérisées à la fois par de
profondes excavations faites avec un explosif
lent (poudre noire) (fig.16) et par de considérables accumulations de blocs. Les vastes
corolles minérales de ces éboulis émergent
d’une sombre forêt comme autant de fleurs
d’amarantes et font aujourd’hui le pittoresque
des circuits de randonnées montagnardes
dans cette zone protégée du massif du
Coronat (fig.17).
Fig. 16. Serdinya (Pyrénées-Orientales), carrière du Roc
Vermeil à Roca fumada ; vue d’un front de taille dans la
principale excavation exploitée selon le pendage des
bancs ; les plus exploités, épais et homogènes, se situant au centre. En haut à gauche, un négatif de fleuret
(cat. : « barrina »). © Cécile Respaut.
Fig. 15. Serdinya (Pyrénées-Orientales), carrière du
Roc Vermeil à Roca fumada (1 600 m.) ; vue depuis la
carrière vers le sud, sur les pentes abruptes plongeant
sur la vallée de la Têt, 1 000 m en contrebas. © Michel
Martzluff © Université de Perpignan-Via Domitia.
Fig. 17. Serdinya (Pyrénées-Orientales), carrière du Roc
Vermeil à Roca fumada ; vue d’un des cônes d’éboulis
typiques qui émergent de la forêt de pins. © Cécile
Respaut.
Les deux carrières sont spectaculaires. Celle du roc vermeil a exploité une formation de près
de 25 m d’épaisseur en suivant le pendage des bancs très inclinés jusqu’à un front de taille
d’une quinzaine de mètres de dénivelé. Pour évacuer la production avec des wagonnets17, il
a été creusé un long travers-banc (fig.18) qui débouche à l’extérieur sur une sorte de halde
où se sont accumulés des milliers de mètres cubes de gros blocs débités (fig.19). C’est sur
ces plateformes que les quartiers de roche étaient travaillés et que certains gisent encore
sous forme de grandes dalles d’une épaisseur moyenne de 50 à 70 cm, ce qui correspond à
celle des bancs les plus compacts.
17 - Quelques rails gisent encore à terre, mais il ne se trouve que très peu de vestiges métalliques près
des constructions ouvrières. Les restes de wagonnets, encore visibles il y a peu, ont disparu.
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Fig. 18. Serdinya (Pyrénées-Orientales), carrière du
Roc Vermeil à Roca fumada ; vue du travers-banc permettant l’accès à la base de la principale excavation.
© Cécile Respaut.
Fig. 19. Serdinya (Pyrénées-Orientales), carrière du Roc
Vermeil à Roca fumada ; vue d’une halde encombrée de
grands quartiers de marbre rouge griotte débités à l’explosif. © Cécile Respaut.
L’aspect de la roche dans les fronts de taille
renvoie aux accumulations cycliques de bancs
calcaires d'épaisseur métrique ou infra
métrique déposées en milieu marin de haute
énergie (fig.20). au microscope, les abondants vestiges de goniatites sont pris dans un
ciment rouge foncé qui est surtout composé
de microsparites. Le marbre a été largement
recristallisé en grandes mottes de 2 à 5 cm incluant parfois de nombreux restes de goniatites. Les limites entre les mottes sont
soulignées par des sortes de stylolithes plus
sombres où les oxydes de fer (ici hématite)
sont refoulés et concentrés. ailleurs, ces limites sont composées de calcite blanche de
recristallisation (sparites). Parfois, ce sont
Fig. 20. Serdinya (Pyrénées-Orientales), carrière du Roc
Vermeil à Roca fumada ; front de taille où se voient la
couleur carminée uniforme de la roche fossilifère, ainsi
que l’épaisseur des bancs débités à coups de mines
lente (mire de 50 cm). © Cécile Respaut.
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certains tests de goniatites qui ont été recristallisés en sparites blanches. Cette texture en
mottes confère à la roche un aspect pseudo-conglomératique.
Nous avons ici affaire à un gisement qui, pour les qualités de la roche (coloration vive et uniforme, épaisseur des bancs peu fracturés, abondance de la ressource...), n’a pas d’équivalent
ailleurs dans ces montagnes. L’impressionnant cubage des déchets et le fort volume des blocs
rejetés interpellent cependant sur la difficulté d’écouler dans la vallée les produits de ces exploitations qui n’apparaissent pas dans les recensements des carrières de marbre réalisés autour de 190018.
Les archives concernant l’activité du secteur minier qui, après 1871 (perte de l’alsace et la
Lorraine), cherche à exploiter les meilleurs filons métallifères à très haute altitude dans le
massif du Canigou, restent à explorer. Mais une étude récente montre que, bien avant l’installation des « chemins de fer aériens » sur câbles réalisés au début du XXe siècle, les premières tentatives rationalisées de descente de minerai en montagne sont alors entreprises,
au moyen d’une voie consistant en un sytème de paliers à traction de chevaux et plans inclinés
automoteurs. Nous savons aussi qu’en 1870 la population de Ria est composée en grande
majorité de rouliers faisant le transport journalier des fontes, des minerais et des charbons19.
Pour cette carrière de marbre, il semble d’ailleurs qu’un long talweg nappé d’éboulis ait pu
être mis à profit pour réaliser l’un des premiers paliers. Quelques blocs de marbre griotte taillés et malencontreusement fracturés s’y trouvent en position anormale. Mais c’est sans doute
plus bas par la piste que les plus grosses ébauches étaient acheminées, via le hameau de
flassa20, jusqu’à la gare de Joncet.
Le rôle moteur des hauts fourneaux et de la marbrerie de Ria
Il est évident qu’une telle entreprise s’inscrit dans le contexte particulier du développement
d’une sidérurgie active à ria. On retiendra de cette aventure industrielle qu’elle est rapidement
liée à la fabrication d’aciers spéciaux à partir de la fonte d’excellente qualité coulée en Conflent
dans des hauts fourneaux alimentés au charbon de bois. Ces derniers sont créés en 1858.
C’est ce qui attire dans la vallée l’une des principales dynasties des maîtres de forge établie
sur la Loire. en 1871, la firme J. Holtzer, Dorian et Cie domine cette activité par ses
18 - sur ces carrières de roca fumada, aucune mention par exemple dans le répertoire des carrières
de taille exploitées en 1889 : Recherches statistiques et expérience sur les matériaux de construction
édité par le Ministère des travaux publics en 1890. Paris, t. VII, p. 321.
19 - Pour l’histoire de la métallurgie en Conflent, et en particulier pour nos connaissances sur les hauts
fourneaux de ria et la marbrerie attenante que nous évoquons dans ces pages, nous nous sommes
appuyés sur un remarquable travail d’enquête réalisé au début de ce siècle : PraCa, edwige, sOuCHe,
Madeleine. « Industrie métallurgique et protestantisme : l’exemple des hauts fourneaux de ria (18591909) ». Dans Acteurs, tendances et contestations de l’économie contemporaine en Méditerranée
Occidentale (XIXe-XXe siècles), Domitia n°5. université de Perpignan, 2004, p. 73-107.
20 - Il existe dans ce hameau une bâtisse datant probablement de la fin du XIXe siècle dont le mur
pignon est décoré d’une grande croix faite de blocs de marbre griotte et de marbre blanchâtre engagés
dans la maçonnerie en schiste local. L’église médiévale comporte, dans le décor roman d’arcatures
aveugles et de lésènes de son chevet carré, décor réalisé avec un travertin extrait dans les environs,
quelques fragments de marbre griotte, sûrement puisés à l’époque dans un éboulis local. Pour la
composition lithologique du bâti des églises du Conflent, voir : LauMONIer Bernard et LauMONIer
alexandre. « Géologie et art roman : pierres romanes du Conflent (Pyrénées-Orientales) », Roches
ornées, roches dressées. Presses universitaires de Perpignan. 2004, p. 483-496, 3 fig., 3 tabl. Voir aussi
le site Internet.
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investissements en capital et se trouve à l’initiative des principales réalisations. Dès le second
empire, les besoins en castine pour améliorer le processus de fonte avaient suscité la
recherche de bonnes ressources en calcaire, en particulier les marbres dévoniens formés par
plus de 90 % de calcite. Ces recherches ont motivé l’ouverture d’une carrière à deux pas de
la gare de ria, dans les « marbres de Villefranche », sur la commune de Corneilla-de-Conflent.
Les meilleures couches de ce marbre rouge flammé furent mises à profit pour la réalisation
d’ouvrages d’art (ponts) et pour l’habitat. La taille des pierres bat alors son plein et le chemin
de fer permet d’inonder le roussillon de fontaines et d’éviers taillés dans le célèbre marbre
dit « de Villefranche » ou « de ria ».
C’est dans ce contexte que débute sans doute l’exploitation des carrières de Belloc vers la fin
des années 1860. Mais en 1880, l’adoption du procédé thomas de conversion de la fonte en
acier provoque une crise dans les usines de la Loire, crise qui aboutit au déclin des forges du
Conflent dans la décennie suivante. La firme Holtzer réagit en diversifiant ses productions
vers la coupe du bois et la recherche d’autres gisements métallifères en haute montagne où
le fer est quasiment pur, mais elle impulse aussi une fabrique de poudre noire à Prades et intensifie l’exploitation des marbres. Dans ce but, le directeur des hauts fourneaux de ria crée
une marbrerie dont la scierie est alimentée par un canal ayant sa prise d’eau sur la têt dans
la commune de Villefranche (Barrage ruibanys). Les productions de cet atelier sont médaillées
dès 1889. C’est sur ce fond de déprise industrielle qui engendre localement la disponibilité
d’une main d’œuvre expérimentée à bas prix et grâce à la puissance entrepreneuriale et financière des Holtzer, que les carrières sont ouvertes très haut dans le massif du Coronat, sur
la commune de serdinya.
appuyée sur la scierie et l’atelier de polissage de ria, l’exploitation du marbre griotte, essentiellement tournée vers la production de petit mobilier et d’aménagements intérieurs, est
écoulée sur le marché national, voire international. Cela explique que, contrairement au marbre rouge du Dévonien moyen, plus accessible aux portes de l’usine, le marbre griotte du
Dévonien supérieur apparaisse si peu dans le bâti du département21. Le chemin de fer, qui
s’est perfectionné en Conflent avec la création de postes d’embarquement de minerai à
serdinya et à ria, est l’un de ces moyens22. Dès 1894, le directeur des usines demande
d’ailleurs l’installation d’une grue portuaire à Port-Vendres afin d’écouler sa production de
marbres en Italie. Ce projet, bien qu’il ait échoué, montre l’ampleur de ce trafic23.
21 - ainsi, à Perpignan, ne se trouve-t-il qu’un portail dans ce type de marbre, au n°7 de la rue saintJean et encore est-il réalisé à l’aide de placages. Il en est de même pour les escaliers intérieurs.
Curieusement, le seuil interne est signé d’une jolie mosaïque avec les initiales JB.
22 - PraCa, op. cit., 2004, notes 107 et 108 : Le tronçon de chemin de fer de Prades à Ria ainsi que la
construction de la gare industrielle ... [dans les années 1890] ... accélèrent le processus d’organisation
des réseaux ferrés de l’industrie locale [...] Albert Rougier, ingénieur lyonnais et entrepreneur de travaux
publics, devient ainsi promoteur et exploitant des chemins de fer miniers de l’arrondissement de Prades :
en 1899, la société Holtzer Dorian et Cie lui assure sous certaines conditions le monopole du transport
du minerai de Sahorre et des concessions à venir. Il en est de même pour la société concurrente de
Riols, pour le transport des concessions de Vernet, Escaro et Aytua vers les gares de Villefranche-deConflent et Ria, ainsi que le grillage des six fours à Corneilla (1900). Nous trouvons un écho plus tardif
de cette importance du rail dans le procès entre la compagnie du Midi, qui exploite la ligne jusqu’à
Villefranche-de-Conflent, et la société marbrière de ria en 1912, cf. aD Pyrénées-Orientales. série J,
Serdinya, 98J21.
23 - aD Pyrénées-Orientales. 8M36, séance 26-4-1894, p.57-59. D’après PraCa, op. cit., 2004, note
94.
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Le marbre griotte dans l’architecture du château d’Aubiry
Le château d’aubiry se trouve en Vallespir, juste en aval de Céret, au débouché d’une terrasse
alluviale du tech dans la plaine du roussillon. Protégé des vents par les collines des aspres,
sur les premiers contreforts du Canigou, il est desservi depuis 1900 par une voie ferrée et il
représente encore aujourd’hui un vaste domaine agricole autour de grandes caves construites
à la même période. La bâtisse, ainsi qu’une superbe serre et le grand parc sont inscrits depuis
2006 au titre des monuments historiques. Ces somptueuses réalisations sont le fruit d’une
commande de Justin Bardou-Job, héritier d’une puissante famille manufacturière du
roussillon, à l’architecte Viggo Dorph Petersen, connu pour avoir mis en œuvre d’autres
demeures prestigieuses aux alentours de 1900.
Fig. 21. Céret (PyrénéesOrientales), château d’Aubiry,
1900 ; vue depuis le rez-dechaussée du patio intérieur et
des colonnades en marbre
griotte ou « marbre acajou »
de Roca fumada, polies à Ria.
© Zénith immobilier Perpignan.
Fig. 22. Céret (PyrénéesOrientales), château d’Aubiry,
1900 ; colonnette en marbre
griotte du Coronat, près du
bassin de natation. Y. Comte©
CRMH DRAC 2005.
Des études récentes24 nous renseignent sur cette construction, commencée en 1895 et finie en 1900. D’après les archives, les grandes
colonnes du hall et des étages et les balustres, ainsi que les piliers d’angle (placages) sont en marbre acajou de Ria et furent travaillés par des
marbriers renommés : Dagras et Cie, œuvrant dans la marbrerie Jacob
Holtzer de ria25. Ce « marbre acajou » des textes est bien celui des
colonnes et il n’est autre que le marbre griotte de Roca fumada (fig.21
et 23). en revanche, le reste des pierres ouvragées est d’origine
étrangère au département. C’est le cas pour les marbres blancs des
chapiteaux et de la main courante de l’escalier qui proviennent de
l’autre extrémité des Pyrénées (Lourdes). assez curieusement d’ailleurs
puisque le marbre blanc de Céret était activement exploité à la même
époque. Ce marbre local fut certainement jugé trop cipolin et irrégulier dans le grain pour
pouvoir accompagner la beauté des balustres du fameux « marbre acajou ». D’autre part, il
existe également dans le parc, près du « bassin de natation », deux petites colonnes en
24 - rOseNsteIN, Jean-Marie et BLaNCH, robert. Viggo Dorph Petersen – Un architecte dans les
Pyrénées-Orientales. Nîmes, Mondial Livre, 2013, 312 p.
25 - rOseNsteIN, 2013, op. cit., p. 88 et 90.
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marbre griotte du Coronat qui sont un peu dépolies par l’érosion (fig.22) et où se perçoit
mieux la structure en mottes dont nous avons parlé pour ce matériau dans son lit de
carrière26.
Les dimensions des 20 colonnes qui soutiennent les trois niveaux du patio intérieur du château
sont exceptionnelles (60 cm de diamètre environ sur près de quatre mètres de hauteur). avec
celui des rangées de balustres, leur poli parfait met en valeur la couleur rouge sombre homogène, ponctuée de sparite blanche par de petites goniatites et finement zébré par des
filonnets de calcite témoignant des lointaines contraintes tectoniques. Ce sont là des réalisations superbes qui imposent au premier regard l’aspect majestueux que pouvait avoir la pourpre antique du porphyre impérial.
Fig. 23. Céret (Pyrénées-Orientales), château d’Aubiry, 1900 ; vue sur les colonnades et les balustres
depuis le premier palier. © Zénith immobilier Perpignan.
Conclusion
Le marbre griotte occupe peu de place dans l’architecture médiévale des Pyrénées catalanes
pour des raisons d’accessibilité principalement. alors que cette roche connaît un effet de mode
notable en france à partir du XVIIIe siècle pour la confection de cheminées, d’emmarchements
d’escaliers ou de balustres, elle n’est pas exploitée à l’est des Pyrénées. Ce sont les centres
d’extraction des Pyrénées bigourdannes (Campan) et ceux des contreforts du Massif Central,
dans le Minervois languedocien, qui sont alors mis à contribution27.
L’exploitation intensive de ce « marbre acajou de ria » ne débute autour de Villefranche-deConflent qu’à la fin du second empire dans la carrière de Belloc où la ressource présente de
26 - JuLIeN, Pascal. Marbres, de carrières en palais. Manosque, Le Bec en l'air éd., 2006, 272 p. et ill.
couleur.
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francs défauts. Il n’en reste plus qu’un faible écho dans la belle fontaine publique de Prades.
Cette activité est alors associée à l’exploitation minière du secteur. après la crise de la
sidérurgie en 1880 et l’installation d’une marbrerie industrielle près des hauts fourneaux de
ria par la firme Holtzer, d’autres carrières sont ouvertes en altitude, dans un secteur très escarpé du mont Coronat au nom évocateur : Roca fumada. Il est clair que ce qui a justifié
l’exploitation de la roche marbrière rouge dans cette zone très incommode d’accès, c’est l’épaisseur des bancs et l’excellence du matériau. Cette exploitation a donc pleinement bénéficié
du savoir-faire minier et d’un débouché sur le marché national grâce à la performance du
réseau ferré de cette vallée.
elle représente un véritable défi industriel qui s’illustre fort bien dans un monument incarnant
l’art nouveau de la Belle époque en roussillon : le château d’aubiry. ses promoteurs, l’un des
héritiers Bardou-Job, parmi les manufacturiers les plus puissants du roussillon, et le célèbre
architecte danois Dorff Petersen, ont fait le choix périlleux d’orner cette construction avec
une roche dont on connaissait bien plus de socles de pendules ou de placages pour cheminées
que de colonnes monumentales. un choix extrêmement coûteux, sans doute. L’extraction de
vingt grandes colonnes près des alpages du Conflent, leur transport dans la vallée pour être
façonnées et parfaitement polies dans l’usine marbrière de ria, puis leur installation en
Vallespir dans ce monument prestigieux, représentent un exploit technique très peu connu,
intimement lié au contexte industriel de ce département et propre à ajouter du sens à
l’esthétique de cette architecture.
Michel MartzLuff
HNHP (Histoire Naturelle de l’Homme Préhistorique),
uMr 7194, université de Perpignan Via Domitia
Pierre GIresse
Centre de formation et de recherches sur les environnements Méditerranéens,
uMr CNrs 5110, université de Perpignan Via Domitia
aymat Catafau
CreseM (Centre de recherche sur les sociétés et environnements en Méditerranée)
université de Perpignan Via Domitia
Caroline de Barrau
CreseM, université de Perpignan Via Domitia
Remerciements
Ce travail entre dans le cadre du Programme Collectif de recherches (PCr) PetrVs : « Identification et
localisation des roches et des carrières utilisées dans la construction en roussillon au Moyen Âge » financé par l’université de Perpignan-Via Domitia et la direction régionale des affaires culturelles. Pour
cet article, nous tenons à remercier Cécile respaut (contractuelle Inrap) pour l’illustration photographique, ainsi que Marie-Hélène sangla (ater à l’uPVD) pour les informations sur le château
d’aubiry. Nous remercions également l’entreprise zénith immobilier Perpignan, qui nous a autorisés à
publier les excellentes prises de vues des colonnades intérieures du château.
Pour citer cet article :
Michel MartzLuff, Pierre GIresse, aymat Catafau, Caroline De Barrau « Le marbre griotte des
Pyrénées-Orientales : carrières et monuments (XIe au XXe siècle) », Patrimoines du sud [en ligne], 4 /
2016, mis en ligne le 12 septembre 2016, consulté le
urL : https://inventaire-patrimoine-culturel.cr-languedocroussillon.fr
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