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LA CONVERSION ET LE CARÊME - DANS L'ÉGLISE ORTHODOXE - Le Carême Dans Nos Vies - 1ère Partie PDF

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par le Père Alexandre Schmemann


 

1. PRENDRE LE CARÊME AU SÉRIEUX


2. PARTICIPATION AUX OFFICES DE CARÊME
3. LA PRIÈRE ET LE JEÛNE
4. UN "STYLE DE VIE" DE CARÊME

1. PRENDRE LE CARÊME AU SÉRIEUX


Comment appliquer l'enseignement de l’Église à propos du Carême, tel que
nous le livre principalement la prière liturgique de Carême, à notre vie  ?
Comment le Carême peut-il avoir une influence réelle, et non point
seulement extérieure sur notre existence ?

Cette existence (est-il nécessaire de le rappeler ?) est très différente de celle


qu'on vivait au temps où tous ces offices, ces hymnes, ces canons furent
composés et ces prescriptions établies. On vivait alors dans une
communauté relativement restreinte, et en majeure partie rurale, au sein
d'un monde organiquement orthodoxe  ; le rythme même de la vie d’un
chacun était donné par l’Église  ; alors que, maintenant, nous vivons dans
une énorme société urbaine, technique, avec le pluralisme de ses croyances
religieuses, le sécularisme de sa vision du monde, et où les orthodoxes
constituent une insignifiante minorité. Le Carême n’est plus "visible"
comme il l'était par exemple en Russie ou on Grèce. Il y a donc vraiment
lieu de se poser la question  : Comment - en dehors d'un ou deux petits
changements  "symboliques" apportés à notre vie de chaque jour - être
fidèles au Carême ? Pouvons-nous redécouvrir le "bain" de repentance et de
renouveau que le Carême est censé être  ? En faire de nouveau une force
spirituelle dans la réalité quotidienne de notre existence ?

La réponse à cette question dépend principalement, et je dirais presque


exclusivement, de ceci : Oui ou non, voulons-nous prendre le Carême au
sérieux ?

Aussi nouvelles et différentes que soient les conditions dans lesquelles nous
vivons aujourd'hui, aussi réels les difficultés et les obstacles dressés par
notre monde moderne, aucun d'eux n'est un obstacle absolu, aucun d'eux
ne rend le Carême impossible. Si le Carême a perdu progressivement de son
influence sur nos vies, il faut en chercher la vraie raison plus profonde.
C’est que consciemment ou non, nous avons réduit la religion à un
nominalisme et à un symbolisme superficiels, ce qui est précisément une
façon de passer à côté et d’évincer le sérieux des exigences de la religion sur
nos vies, exigences qui nous demandent engagement et effort. Cette
attitude, faut-il ajouter, est d'une certaine manière particulière à
l'Orthodoxie.

Les chrétiens occidentaux, catholiques et protestants, lorsqu'ils sont mis en


face de ce qu'ils considèrent comme impossible, changeront plutôt la
religion elle-même pour l'ajuster aux conditions nouvelles et la rendre ainsi
praticable. Récemment, par exemple, nous avons vu l’Église romaine
réduire d'abord le jeûne à un strict minimum, puis s'en défaire presque
complètement.

Prendre le Carême au sérieux signifie donc que nous allons le considérer


avant tout au niveau le plus profond possible, c’est-à-dire comme un appel
spirituel qui demande une réponse, une décision, un plan, un effort continu.
C'est la raison pour laquelle, nous le savons, les semaines de préparation au
Carême furent établies par l’Église  : c'est le moment de la réponse, de la
décision et du programme. Et ici la meilleure voie et la plus facile est de
suivre l’Église qui nous guide, - ne serait-ce qu'en méditant sur le thème des
cinq Évangiles que nous offrent les cinq dimanches du pré-Carême :

1. Désir - Zachée : Luc, 19, 1-10.


2. Humilité - Le publicain et le pharisien : Luc 18, 10-14.
3. Retour d'exil - Le fils prodigue : Luc 15, 11-32.
4. Jugement dernier : Matthieu 25, 31-46.
5. Pardon : Matthieu 6, 14-21.

Ces Évangiles ne sont pas simplement à écouter à l'église ; l'essentiel est que
je les "emporte chez moi", et que je les médite en fonction de ma vie, de ma
situation familiale, de obligations professionnelles, de mes occupations
matérielles et de ma relation aux êtres humains avec lesquels,
concrètement, je vis.

Et si, à cette méditation, on ajoute la prière de cette période d’avant-


Carême : "Ouvre-moi les portes du repentir, ô Donateur de Vie !" ainsi que le
Psaume 137 : "Près des fleuves de Babylone...", on commence à comprendre
ce que signifie "sentir avec l'Eglise" et comment une période liturgique peut
colorer la vie quotidienne.
C’est aussi un temps propice à la lecture d'un livre spirituel, ceci non
seulement en vue d’accroître notre connaissance de la religion, mais surtout
pour purifier notre esprit de tout ce qui l'occupe habituellement. Il est
incroyable à quel point nos esprits sont envahis par une foule de
préoccupations, d'intérêts, d'inquiétudes et d'impressions, et comme nous
avons peu de maîtrise sur cet envahissement. Lire un livre spirituel,
concentrer notre attention sur quelque chose d'entièrement différent de ce
qui occupe habituellement notre pensée, crée de soi-même une atmosphère
mentale et spirituelle tout autre.

Ce ne sont pas là des recettes  ; il peut y avoir d'autres moyens de se


préparer au Carême. Le point important est que, durant cette période
préparatoire, nous regardions la Carême comme à distance, comme quelque
chose qui vient à nous, ou même peut-être qui nous est envoyé par Dieu lui-
même, comme une occasion de changement, de renouveau,
d'approfondissement, et que nous prenions cette occasion au sérieux, en
sorte que, lorsque nous quittons la maison pour nous rendre à vêpres, nous
soyons prêts à faire nôtres - ne serait-ce que d'une façon très modeste - les
paroles du grand Prokiménon qui inaugure le Carême :

"Ne détourne pas ton Visage de ton serviteur car je suis affligé".

2. PARTICIPATION AUX OFFICES DE CARÊME


Personne ne peut assister à tous les offices de Carême, mais chacun peut
assister à quelques-uns. Il n'y a absolument aucune excuse pour que le
Carême ne soit pas surtout le temps où l'on assiste et participe davantage à
la liturgie de l’Eglise. Là encore, conditions personnelles, possibilités
individuelles et impossibilités peuvent varier et amener à des décisions
diverses  ; mais il doit y avoir décision, il doit y avoir effort et effort
persévérant.

Du point de vue liturgique, nous pouvons suggérer un "minimum" d’effort à


faire, non pas pour en tirer le sentiment spirituellement auto-destructeur
d'avoir rempli une obligation, mais pour recevoir au moins l'essentiel de
l'esprit de la liturgie de Carême.

En premier lieu, un effort sérieux doit être fait sur la plan paroissial pour
une célébration convenable des vêpres du Dimanche du Pardon. Il
faudrait que cela devienne dans la paroisse "la grande affaire" et, comme
telle, qu'elle soit bien préparée..., en faire un véritable événement spirituel.
Car, encore une fois, rien de mieux que cet Office ne révèle le sens du
Carême comme le "temps fort" du repentir et de la réconciliation, et comme
le départ ensemble pour un voyage en commun.

La priorité doit être donnée ensuite à la première semaine de Carême. On


devrait faire un effort particulier pour assister, au moins une fois ou deux,
au Grand Canon de saint André de Crête. Comme nous l'avons vu, la
fonction liturgique de ces premiers jours est de nous mettre dans
l'ambiance spirituelle du Carême que nous avons qualifiée de "radieuse
tristesse".
Puis, il faut absolument consacrer, au moins une fois durant tout le Carême,
une soirée à la Liturgie des Présanctifiés et à l'expérience spirituelle
qu'elle apporte : celle du jeûne total, celle de la transformation d'un jour au
moins en une réelle attente du Jugement et de la Joie. Il est inacceptable
d'invoquer les conditions de vie, le manque de temps etc., car si nous
accomplissons seulement ce qui cadre bien avec nos conditions de vie, la
notion même de l'effort du Carême n'a plus aucun sens. Ce n'est pas au
vingtième siècle seulement, mais bien depuis Adam et Ève que "le monde"
est toujours un obstacle à l'accomplissement des exigences de Dieu. Il n'y a
donc rien de spécial ou de nouveau dans notre "mode de vie" moderne.
Finalement, tout dépend, encore une fois, du fait que nous prenions ou non
la religion au sérieux ; et si nous le faisons, huit ou dix soirées de plus par
an passées à l'église, ne sont vraiment qu'un effort minime. Alors que,
privés de cette soirée, nous nous privons nous-mêmes non seulement de la
beauté et de la profondeur des offices de Carême, non seulement d'un
apport spirituel et d’une aide nécessaire, mais aussi, comme nous
l’expliquerons dans le prochain paragraphe, de ce qui rend le jeûne efficace
et lui donne un sens.

3. LA PRIÈRE ET LE JEÛNE
Il n'y a pas de Carême sans jeûne. Cependant, il semble qu’aujourd'hui
beaucoup ne prennent pas le jeûne au sérieux, ou bien s'ils le font, c'est en
méconnaissant son vrai but spirituel. Pour quelques-uns, le jeûne consiste à
renoncer symboliquement à quelque chose  ; pour d'autres, c'est
l'observance scrupuleuse de règles alimentaires. Mais, dans les deux cas, le
jeûne est rarement mis en référence avec l'effort de Carême en sa totalité.
Ici comme ailleurs pourtant, nous devons d'abord essayer de comprendre
l'enseignement de l’Église quant au jeûne, puis nous demander : Comment
appliquer cet enseignement à notre vie ?

Le jeûne ou l’absence de nourriture n'est pas une pratique exclusivement


chrétienne. Elle a existé et existe encore dans d’autres religions et même en
dehors de la religion, comme par exemple dans certaines thérapeutiques
particulières. De nos jours, on jeûne pour toutes sortes de raisons, y compris
pour des motifs politiques. Il est donc important de discerner le contenu
spécifiquement chrétien du jeûne. Il nous est tout d'abord révélé dans
l'interdépendance de deux événements que nous trouvons dans la Bible l'un
au commencement de l'Ancien Testament, l'autre au début du Nouveau.

Le premier événement est la "rupture du jeûne" par Adam, au Paradis. Il


mangea du fruit défendu. C'est ainsi que le péché originel de l’homme nous
est révélé. Le Christ, nouvel Adam - et ceci est le deuxième événement -
commence par jeûner. Adam fut tenté et succomba à la tentation ; le Christ
fut tenté et vainquit cette tentation. La conséquence de la défaillance
d'Adam a été l'expulsion du Paradis et la mort. Le fruit de la victoire du
Christ a été la destruction de la mort et notre retour au Paradis. Le manque
de place nous empêche de donner ici une explication détaillée sur le sens de
ce parallélisme  ; mais il est clair cependant que, dans cette perspective, le
jeûne nous apparaît comme quelque chose de décisif et d'une importance
extrême. Ce n'est pas une simple "obligation", une coutume  ; il est lié au
mystère même de la vie et de la mort, du salut et de la damnation.

L'Orthodoxie enseigne que le péché n'est pas seulement la transgression


d’une règle qui entraîne le châtiment  ; il est toujours une mutilation de la
vie que Dieu nous a donnée. C'est pour cette raison que l'histoire du péché
originel nous est présentée dans l'acte de manger. Car la nourriture est
moyen de vie, c'est elle qui nous garde vivants. Mais là est toute la question :
que veut dire être vivant et que signifie la "vie" ?

De nos jours, ce terme a surtout un sens biologique : la vie est précisément


ce qui dépend de la nourriture et, d'une façon générale, du monde
physique. Mais pour la sainte Écriture et la Tradition chrétienne, vivre ainsi
"seulement de pain" n'est rien d’autre que mourir, parce que c'est une vie
mortelle et dans laquelle la mort est toujours à l’oeuvre. Dieu, nous dit-on,
n’a pas créé la mort ; il est le Donateur de la vie. Comment donc la vie est-
elle devenue mortelle  ? Pourquoi, de tout ce qui existe, la mort est-elle la
seule certitude absolue ?

L’Église répond  : parce que l’homme a refusé la vie telle que Dieu la lui
offrait et la lui donnait, et a préféré une vie qui dépende non de Dieu seul,
mais "de pain seulement". Non seulement il désobéit à Dieu et fut puni, mais
il transforma sa relation même avec le monde. À vrai dire, la création lui
avait été donnée par Dieu comme "nourriture", comme moyen de vie ; mais
la vie devait être communion avec Dieu ; elle avait en lui non seulement sa
fin, mais sa plénitude. En lui était la Vie, et la Vie était la Lumière. des
hommes (Jn 1,4).

Le monde et la nourriture furent ainsi créés comme des moyens de


communion avec Dieu, et ce n'est que reçus pour l'amour de Dieu qu'ils
pouvaient donner la vie. En elle même la nourriture n'a pas de vie et ne
peut donner la vie. Seul Dieu a la Vie et est la Vie. Dans la nourriture elle-
même, c'est Dieu - et non les calories - qui est le principe de vie. Ainsi,
manger, être vivant, connaître Dieu et être en communion avec lui étaient
une seule et même chose. L'insondable tragédie d’Adam est qu’il mangea
pour lui-même. Bien plus, il mangea "à part" de Dieu, afin d'être
indépendant de lui. Et s'il l'a fait, c'est qu’il croyait que la nourriture avait la
vie en elle-même et que lui, en mangeant cette nourriture, pourrait être
comme Dieu, c’est-à-dire avoir la vie en lui-même. Pour le dire très
simplement, il mit sa foi dans la nourriture, alors que le seul objet de foi, de
confiance, de dépendance est Dieu et Dieu seul. Le monde, la nourriture,
devinrent son Dieu, la source et le principe de sa vie  ; et il en devint
l'esclave. Adam, en hébreu, veut dire "l’homme" ; c'est mon nom, notre nom
à tous. L’homme est encore Adam, l'esclave de la "nourriture". Il peut
prétendre qu'il croit en Dieu, mais Dieu n'est pas sa vie, sa nourriture, celui
qui embrasse toute son existence. Il peut prétendre qu'il reçoit sa vie de
Dieu, mais il ne vit pas en Dieu et pour Dieu. Sa science, son expérience, la
conscience qu'il a de lui-même, tout cela est bâti sur le même principe  :
"seulement de pain". Nous mangeons afin d'être vivants, mais nous ne
sommes pas vivants en Dieu. C'est le péché de tous les péchés. C'est le
verdict de mort attaché à notre vie.
Le Christ est le nouvel Adam. Il vient pour réparer le dommage infligé à la
vie par Adam, pour rendre l’homme à la vraie Vie et donc, il commence par
le jeûne : Quand il eut jeûné quarante jours et quarante nuits, il eut faim (Mt
4,2). La faim est cet état dans lequel nous nous apercevons que nous
dépendons d'autre chose, quand nous ressentons le besoin urgent et
nécessaire de nourriture ; cela nous montre que nous n'avons aucune vie en
nous-mêmes. La faim est cette limite au-delà de laquelle ou bien je meurs
d'inanition, ou bien, ayant donné satisfaction à mon corps, j'ai de nouveau
l’impression d'être vivant. En d'autres ternes, le moment où se pose la
question fondamentale : De quoi ma vie dépend-elle ?

Et puisque la question n'est pas une question purement théorique, mais que
je la sens avec mon corps tout entier, c'est aussi le temps de la tentation.
Satan vint trouver Adam au Paradis et il vint trouver le Christ au désert -
deux hommes affamés - et il leur dit la même parole  : "Mangez, car votre
faim est bien la preuve que vous dépendez entièrement de la nourriture,
que votre vie est dans la nourriture." Et Adam la crut et mangea  ; mais le
Christ rejeta cette tentation et dit  : L’homme ne vit pas seulement de pain,
mais de Dieu (cf. Mt 4,4). Il refusa d’accepter ce mensonge cosmique que
Satan impose au monde et dont il a fait une vérité si évidente qu'on ne la
discute même plus, et qui est devenue le fondement de notre vision du
monde, de la science, de la médecine, et peut-être même de la religion. Et ce
faisant, le Christ rétablit le lien entre la nourriture, la vie et Dieu, qu'Adam
avait brisé et que nous brisons encore chaque jour.

Qu'est-ce que le jeûne pour nous, chrétiens  ? C'est notre incorporation et


notre participation à cette expérience du Christ lui-même, par laquelle il
nous libère de notre entière dépendance envers la nourriture, la matière et
le monde. En fait, notre libération n'est pas plénière puisque, vivant encore
dans ce monde déchu, le monde du vieil Adam, et puisque nous en faisons
partie, nous sommes encore dépendants de la nourriture. Mais tout comme
notre mort, par laquelle nous devons encore passer, est devenue, par la
vertu de la mort du Christ un passage à la vie, ainsi la nourriture que nous
mangeons et la vie qu'elle soutient peuvent être une vie en Dieu et pour
Dieu. Une partie de notre nourriture est déjà devenue "nourriture
d'immortalité" : le Corps et le Sang du Christ lui-même. Mais même le pain
quotidien que nous recevons de Dieu peut être en cette vie et en ce monde,
ce qui nous fortifie et nous fait communier avec Dieu, plutôt que ce qui
nous sépare de lui. Cependant, seul le jeûne peut opérer cette
transformation, nous donner la preuve existentielle que la dépendance où
nous sommes vis-à-vis de la nourriture et de la matière n'est ni totale ni
absolue et qu'unie à la prière, à la grâce et à l’adoration, elle peut elle-même
devenir spirituelle.

Tout ceci signifie que, compris dans toute sa profondeur, le jeûne est le seul
moyen pour l’homme de recouvrer sa vraie nature spirituelle. C'est un défi,
non théorique mais vraiment concret, au Menteur qui a réussi à nous
convaincre que nous n'avons besoin que de pain, et qui a édifié sur ce
mensonge toute la connaissance, la science et l'existence humaines. Le
jeûne dénonce ce mensonge et prouve qu'il en est un. Il est très significatif
que ce soit lors de son jeûne que le Christ rencontra Satan et que, plus tard,
il ait dit que Satan ne peut être vaincu que par le jeûne et la prière (Mt 17,21).
Le jeûne est le véritable combat contre le diable parce qu'il est le défi à la loi
singulière et universelle qui en fait le "prince de ce monde". Mais si
quelqu’un a faim et découvre alors qu'il peut être vraiment indépendant de
cette faim, ne pas être détruit par elle mais, tout au contraire, la
transformer en une source d'énergie spirituelle et de victoire, alors plus
rien ne subsiste de ce grand mensonge dans lequel nous avons vécu depuis
Adam.

Comme nous sommes loin alors de la conception courante du jeûne


considéré comme un simple changement de régime ou un ensemble de
choses permises ou défendues, loin de toute cette hypocrisie superficielle !
En fin de compte, jeûner ne signifie qu'une chose : avoir faim, aller jusqu'à
la limite de la condition humaine qui dépend entièrement de la nourriture,
et là, ayant faim, découvrir que cette dépendance n'est pas toute la vérité au
sujet de l’homme, que la faim elle-même est avant tout un état spirituel et
que, finalement, elle est en réalité la faim de Dieu. Dans l’Église primitive,
le jeûne signifiait toujours une abstinence totale, un état de faim qui pousse
le corps jusqu’à une extrême limite. C’est ici pourtant que nous découvrons
aussi que le jeûne, envisagé comme un effort physique, est dépourvu de
sens s’il n’est pas accompagné de son complément spirituel :  ...par le jeûne
et la prière. Cela signifie que, si nous ne faisions pas l’effort spirituel
correspondant, si nous ne nous nourrissions pas de la Réalité divine, si nous
ne découvrions pas que nous dépendons totalement de Dieu et de Dieu seul,
notre jeûne physique serait un suicide. Si le Christ lui-même fut tenté alors
qu'il jeûnait, nous n’avons pas la moindre chance d’échapper à cette
tentation. Le jeûne physique, si essentiel soit-il, est non seulement dépourvu
de sens, mais il est vraiment dangereux, s'il est coupé de l’effort spirituel, de
la prière et de la concentration sur Dieu. Le jeûne est un art dont seuls les
saints ont la parfaite maîtrise  ; ce serait présomptueux et dangereux pour
nous de vouloir pratiquer cet art sans discernement ni prudence ; toute la
liturgie du Carême est un constant rappel des difficultés, des obstacles et des
tentations qui attendent ceux qui croient pouvoir compter sur leur volonté
et non sur Dieu.

C’est la raison pour laquelle nous avons besoin avant tout d’une préparation
spirituelle à cet effort du jeûne. Elle consiste à demander aide de Dieu et à
centrer notre jeûne sur Dieu. C'est par amour de Dieu que nous devrons
jeûner. Il nous faut redécouvrir notre corps comme temple de la divine
présence, retrouver un respect religieux du corps, de la nourriture, du
rythme même de la vie. Tout ceci doit être fait avant que ne commence le
jeûne proprement dit, de sorte que, lorsque nous l’entreprendrons, nous
soyons armés spirituellement dans une optique et un esprit de lutte et de
victoire.

Puis vient le temps du jeûne lui-même. Selon ce que nous avons dit plus
haut, il doit être pratiqué à deux niveaux : celui du jeûne ascétique et celui
du jeûne total.

Le jeûne ascétique consiste en une énergique réduction de nourriture, de


sorte qu’un état permanent d’une certaine faim soit vécu comme un rappel
de Dieu et un constant effort pour garder notre esprit orienté vers lui.
Quiconque l’a pratiqué, ne serait-ce qu’un peu, sait que ce jeûne ascétique,
loin de nous affaiblir, nous rend au contraire légers, unifiés, sobres, joyeux,
purs. Alors on reçoit la nourriture comme un vrai don de Dieu ; on se trouve
constamment orienté vers ce monde intérieur qui, d’une manière
inexplicable, devient, de lui-même, une sorte de nourriture.

Pour ce qui est de la quantité, du rythme et de la qualité de la nourriture à


prendre dans ce jeûne ascétique, nous n’avons pas à en traiter ici. Tout cela
dépend de nos capacités individuelles, des conditions extérieures de la vie
de chacun. Mais le principe est clair  : c’est un état de demi-faim dont la
nature "négative" est toujours transformée en force positive par la prière, la
mémoire, l’attention et la concentration.

Quant au jeûne strict, il est nécessairement limité dans sa durée et lié à


l’eucharistie. Dans nos conditions de vie actuelles, le mieux est de la
pratiquer durant la journée qui précède le soir où se célèbre la Liturgie des
Présanctifiés. Soit que nous jeûnons ce jour-là depuis le matin très tôt, soit à
partir de midi, l’essentiel est de le vivre comme un jour d’attente,
d’espérance, de faim de Dieu lui-même. Il est une concentration spirituelle
sur ce qui est à venir, sur le don que l’on va recevoir et pour lequel on est
prêt à sacrifier tous les autres dons.

Tout cela étant dit, il faut se rappeler encore que notre jeûne, si limité soit-il,
s'il est un vrai jeûne, conduira à la tentation, à la faiblesse, au doute et à
l'irritation. En d'autres termes, il sera un réel combat et probablement nous
succomberons bien des fois. Une foi qui n'a pas surmonté les doutes et la
tentation est rarement réelle. Aucun progrès n'est, hélas, possible dans la
vie chrétienne sans l'amère expérience de l'échec. Trop de gens
commencent à jeûner avec enthousiasme, puis y renoncent à la première
défaillance. Je dirai que c’est précisément lors de cette première chute que
se situe le véritable test : si, après avoir faibli et donné libre cours à nos
appétits et à nos passions, nous nous remettons courageusement à la tâche,
sans abandonner, quel que soit le nombre de fois où nous faiblissons, tôt ou
tard, notre jeûne produira ses fruits spirituels. Entre la sainteté et un
cynisme désenchanté, il y place pour la grande et divine vertu de patience -
la patience envers soi-même avant tout. Il n'y a pas de raccourci pour aller a
la sainteté ; on doit payer le prix de chaque pas en avant. Il est donc
préférable et plus sûr de commencer avec un minimum, juste un peu au-
dessus de nos possibilités naturelles, et d'augmenter notre effort
progressivement, plutôt que d'essayer de sauter trop haut au début et de se
casser quelques os en retombant à terre.

En résumé   : d'un jeûne symbolique et de pure forme, conçu comme une


obligation et une coutume, il nous faut revenir au vrai jeûne. Serait-il
modeste et limité, qu'il sois sérieux et effectif. Prenons loyalement la
mesure de nos capacités physiques et spirituelles, et agissons en
conséquence, - nous rappelant toutefois qu’il n'y a pas de jeûne qui ne mette
au défi ses capacités et qui n'introduise dans notre vie une preuve divine
que les choses impossibles à l’homme sont possibles à Dieu.

4. UN "STYLE DE VIE" DE CARÊME


L’effort de Carême ne se réduit pas à l’assistance aux offices liturgiques, au
jeûne et à la prière à intervalles réguliers ; ou, du moins, ces pratiques, pour
être efficaces et avoir un sens, doivent être soutenues par la vie entière. En
d'autres termes, elles nécessitent un "style de vie" qui ne soit pas en
contradiction avec elles, qui ne coupe pas en deux l'existence. Autrefois,
dans les pays orthodoxes, c'était la société elle-même qui offrait ce soutien,
constitué par tout un ensemble de coutumes, de changements extérieurs, de
lois et d’observances publiques et privées, ensemble qu'englobe le terme
russe hyt et que rend en partie le mot " culture ".

Pendant le Carême, toute la société acceptait un certain rythme de vie,


certaines règles qui rappelaient constamment à ses membres qu'ils étaient
dans cette période de l'année. En Russie, par exemple, il était impossible de
l'oublier, ne serait-ce qu'en raison de la façon spéciale de sonner les cloches
des églises  ; les théâtres étaient fermés et, en des temps plus reculés, les
tribunaux suspendaient leurs activités. Toutes ces choses extérieures
n'avaient évidement pas par elles-mêmes le pouvoir d'obliger l'homme au
repentir ou à une vie religieuse plus intense  ; mais elles créaient une
certaine atmosphère, en quelque sorte un climat de Carême qui rendait
l'effort personnel plus facile. Nous sommes faibles et nous avons besoin de
rappels extérieurs, de symboles et de signes. Le danger, est, évidemment,
que ces symboles extérieurs ne deviennent des fins en eux-mêmes et qu'au
lieu d’être de simples rappels, ils n’en viennent à être, pour l'opinion
populaire, le contenu même du Carême. Nous avons déjà signalé plus haut
ce danger, quand nous avons parlé des coutumes et des pratiques
extérieures qui se substituent au véritable effort personnel. Bien comprises,
cependant, ces coutumes constituent un lien qui unit l’effort spirituel à la
totalité de la vie.

Nous ne vivons pas dans une société orthodoxe et il n'est donc pas possible
de créer un "climat" de Carême au niveau de la société. Que ce soit ou non le
Carême, le monde qui nous entoure et dont nous faisons partie intégrante,
ne change pas pour autant. En conséquence, cette situation exige de nous
un nouvel effort pour repenser le lien religieux qui existe nécessairement
entre "l’extérieur" et "l’intérieur". Le drame spirituel du sécularisme est
qu'il nous jette dans une véritable "schizophrénie" religieuse qui divise
notre vie en deux parties, la partie religieuse et la partie séculière, qui sont
de moins en moins interdépendantes. Il faut donc faire un effort spirituel
pour transposer les coutumes et les rappels hérités de la tradition, qui
constituent les moyens de notre effort de Carême. À titre d'essai, et d'une
façon qui sera nécessairement schématique, on peut considérer cet effort
d'une part sur le plan de la vie familiale, et d'autre part hors du foyer.

Dans la conception orthodoxe, le foyer et la famille constituent le premier et


le principal terrain de la vie chrétienne, ou du moins, le lieu où les principes
chrétiens s'appliquent à la vie quotidienne. C'est certainement le foyer, le
style même et l'esprit de la vie de famille, et non l'école, ni même l’Église,
qui façonnent notre première vision du monde, qui modèlent en nous une
orientation fondamentale dont nous pouvons ne pas même être conscients
pendant longtemps, mais qui, en définitive, deviendra un facteur décisif.
Dostoïevski fait dire au starets Zossime dans Les Frères Karamazov  : "Un
homme qui peut se rappeler de bons souvenirs de son enfance est sauvé
pour toute sa vie." Il est fort significatif pour lui de faire cette remarque
après avoir rappelé le souvenir de sa mère qui le menait à la Liturgie des
Présanctifiés, tout en évoquant la beauté de l'office et la mélodie
incomparable de ce chant de Carême  : "Que ma prière s'élève comme
l’encens devant toi." Que peut-on faire alors, que doit-on faire à la maison
pendant le Carême ?

Tout le monde sera certainement d’accord pour reconnaître que l'ensemble


de la vie familiale a été radicalement transformé par la radio et la
télévision. Ces "mass-media" (moyens de communication sociale) pénètrent
aujourd'hui toute la vie. Il n'est pas besoin de sortir pour être dehors  ! À
tout instant le monde entier est là, à ma portée. Peu à peu, l'expérience
élémentaire d'être au coeur d'un monde intérieur, le sentiment même de la
beauté de cette "intériorité", disparaissent tout simplement de notre culture
moderne. Si ce n'est pas la télévision, c'est la musique. La musique a cessé
d'être quelque chose que l'on écoute  ; elle devient vite une sorte de fond
sonore pour la conversation, la lecture, la correspondance etc... En fait, ce
besoin d'entendre constamment de la musique révèle l'impossibilité où se
trouve l'homme moderne de goûter le silence, de le concevoir non comme
une chose négative, comme une pure absence, mais précisément comme
une présence et comme la condition de toute vraie présence. Si le chrétien
de jadis vivait, en grande partie, dans un monde silencieux, qui lui offrait
une large possibilité de se concentrer et d'avoir une vie intérieure, celui
d’aujourd’hui doit faire un effort particulier pour retrouver cette dimension
essentielle du silence qui, seule, peut nous mettre en contact avec les
réalités supérieures. C'est pourquoi le problème de la radio et de la
télévision, durant le Carême, n'est pas un problème marginal mais, sous
bien des aspects, une question de vie ou de mort spirituelles. Il faut bien se
rendre compte qu'il est impossible de simplement partager sa vie entre la
"radieuse tristesse" du Carême et la dernière nouveauté de l’écran. Ces deux
choses sont incompatibles, et l'une des deux va nécessairement tuer l'autre.
Et il est très probable qu'à moins d'un effort particulier, la "dernière
nouveauté" ait plus de chances de l'emporter que la "radieuse tristesse".

Une première pratique à suggérer serait donc de réduire sérieusement


l'usage de la radio et de la télévision durant le Carême. Nous n'osons pas
espérer un jeûne total, mais seulement un jeûne ascétique qui, comme nous
le savons, suppose avant tout de changer son régime et de le réduire. Il n'y a
rien de mal, par exemple, à continuer à suivre les nouvelles ou à choisir des
programmes sérieux, intéressants et qui puissent enrichir
intellectuellement ou spirituellement. Ce qui doit cesser durant le Carême,
c'est le fait de "s'adonner" à la télévision, qui transforme l'homme en une
chiffe avachie dans un fauteuil, collée à l'écran et absorbant passivement
tout ce qui peut en sortir.

Quand j'étais enfant (c'était la période pré-télévision), ma mère avait


l'habitude de fermer le piano à clef durant les première, quatrième et
septième semaines de Carême. J'en ai gardé un souvenir plus vivant que des
longs offices de Carême  ; et encore aujourd'hui, une radio qui marche
pendant le Carême me choque presque comme un blasphème. Ce souvenir
personnel ne fait qu'illustrer l'impression produite sur l’âme d'un enfant
par certaines manières d'agir très extérieures. Ce qui est en jeu ici, ce n'est
pas une simple coutume isolée ou une règle, mais le fait de ressentir le
Carême comme un temps spécial, une chose qui est constamment présente
et qu'on ne doit pas perdre, mutiler ou détruire. Là encore, comme pour le
jeûne, une simple privation ou l'abstinence ne sont pas suffisantes, il leur
faut leur correspondant positif.

Le silence produit par l'absence des bruits du monde qu'auraient apportés


les mass-media doit être comblé par quelque chose de positif. Si la prière
nourrit notre âme, notre intelligence a aussi besoin de nourriture, car c'est
précisément l'intellect de l'homme qui est aujourd'hui détruit par le bruit
incessant que nous assènent la télévision, la radio, les journaux, les illustrés
etc... Ce que nous suggérons, en conséquence, en plus de l'effort purement
spirituel, c'est un effort intellectuel. Combien de chefs d'oeuvre, combien de
fruits merveilleux de la pensée humaine, de l'imagination et de l'esprit
créateur négligeons-nous dans notre vie ! Simplement parce que, au retour
du travail, lorsque nous rentrons à la maison, fatigués physiquement et
intellectuellement, il nous est tellement plus facile de tourner le bouton de
la télévision ou de nous plonger dans le vide parfait d'un illustré.

Mais supposons que nous nous préparions un programme de Carême,


supposons que nous fassions à l’avance une bonne liste de livres à lire
pendant le Carême  ? Il n'est pas nécessaire que tous soient des livres
"religieux" ; tout le monde n'est pas appelé à être théologien. Et pourtant il y
a tant de "théologie" implicite dans certains chefs d'oeuvre de la littérature !
Et tout ce qui enrichit notre intelligence, tout ce qui est le fruit authentique
de l'esprit créateur de l’homme est béni par l’Église et peut acquérir une
valeur spirituelle, s'il est bien utilisé.

Nous savons que les quatrième et cinquième dimanches de Carême sont


dédiés à la commémoraison de deux grands maîtres de la spiritualité
chrétienne, saint Jean Climaque et sainte Marie l’Égyptienne. Il nous faut y
voir une nette indication de ce que l’Église veut que nous fassions pendant
le Carême  : chercher à enrichir intellectuellement et spirituellement notre
monde intérieur, lire et méditer sur ce qui peut le mieux nous aider à
recouvrer ce monde intérieur et sa joie. De cette joie, de la vraie vocation de
l'homme, celle qui s'accomplit au-dedans et non au dehors, le monde
moderne aujourd'hui ne nous donne pas la moindre idée ; et pourtant, sans
cette joie, et si l’on ne voit pas dans le Carême un pèlerinage aux
profondeurs de notre être humain, le Carême perd tout son sens.

Et enfin, que peut bien être le sens du Carême, durant les longues heures
passées hors du foyer  : déplacements, travail au bureau, devoirs
professionnels, rencontres avec nos collègues et amis ? Bien qu'on ne puisse
donner ici, pas plus qu'ailleurs, aucune "recette" bien déterminée, il est
possible d'avancer quelques considérations très générales.

En premier lieu, le Carême est un temps propice pour mesurer le caractère,


incroyablement superficiel, de nos relations avec les hommes, les choses et
le travail. Les slogans : "Garde le sourire",et "Prends les choses comme elles
viennent !" sont réellement les grands "commandements" que nous suivons,
joyeusement, et ils signifient  : Ne t’engage pas, ne pose pas de question,
n'approfondis pas tes relations avec les autres ; garde les règles du jeu qui
combine une attitude amicale à une indifférence totale, considère toute
chose en fonction des gains matériels, des bénéfices et de l’avancement  ;
autrement dit  : Fais partie d'un monde qui utilise constamment les grands
mots de liberté, responsabilité, dévouement etc..., et qui, en fait, suit le
principe matérialiste selon lequel l'homme est ce qu'il mange  ! Le Carême
est le moment de la recherche du sens, du sens de la vie professionnelle,
considérée en termes de vocation  ; du sens de ma relation aux autres, du
sens de l'amitié, du sens de ma responsabilité. Il n'y a aucun métier, aucune
vocation qui ne puissent être "transformés", ne fut-ce qu'un peu, en termes
non de plus grande efficacité ou de meilleure organisation, mais en termes
de valeur humaine.

C'est un même effort d'intériorisation de toutes nos relations qui nous est
demandé ici, du fait que nous sommes des êtres libres, devenus (sans le
savoir, bien souvent) prisonniers de systèmes qui déshumanisent
progressivement le monde. Et notre foi ne peut avoir un sens que si elle est
mise en rapport avec la vie dans toute sa complexité. Une multitude de gens
pensent que les changements nécessaires ne viennent que de l’extérieur,
des révolutions et des modifications des conditions extérieures. À nous,
chrétiens, de prouver qu'en réalité tout vient de l'intérieur, de la foi et de la
vie selon la foi. Quand l’Église pénétra dans le monde gréco-romain, elle ne
dénonça pas l'esclavage, n'appela pas à la révolution. C'est sa foi et la
nouvelle vision de l'homme et de la vie qui était la sienne qui,
progressivement, rendirent impossible l'esclavage. Un saint - et "saint"
signifie ici simplement un homme qui prend à tout instant sa foi au sérieux
- fera plus pour changer le monde que mille programmes imprimés. Le saint
est, en ce monde, le seul vrai révolutionnaire.

En second lieu, et ceci sera notre dernière remarque générale, le Carême est
le temps où nous devons essayer de maîtriser nos paroles. Notre monde est
terriblement verbaliste, et nous sommes constamment submergés par des
mots qui ont perdu leur sens et, partant, leur force. Le Christianisme révèle
le caractère sacré de la parole, don véritablement divin fait à l'homme. C’est
la raison pour laquelle nos paroles sont douées d'un pouvoir extraordinaire,
soit positif, soit négatif. C'est aussi pour cette raison que nous serons jugés
sur nos paroles  : Or, je vous le dis  : de toute parole sans fondement que les
hommes auront proférée, ils rendront compte au Jour du Jugement ; car c'est
d’après tes paroles que tu seras justifié, et c'est d'après tes paroles que tu
seras condamné (Mt 12,36-37). Maîtriser ses paroles, c'est en retrouver le
sérieux et le caractère sacré  ; c'est comprendre que, parfois, une
plaisanterie "innocente",que nous avons prononcée sans même y penser,
peut avoir des conséquences désastreuses - peut-être la "dernière goutte"
qui jette un homme au fond du désespoir et de l'anéantissement. Mais la
parole peut aussi être un témoignage. Une conversation fortuite au bureau,
avec un collègue, peut faire plus pour communiquer une conception de la
vie, une attitude envers les autres hommes ou à l'égard du travail, que tout
un sermon. Cette conversation peut jeter la semence qui provoquera une
question, qui fera envisager la possibilité de concevoir autrement la vie, qui
fera souhaiter en savoir davantage.

Nous n'avons pas idée à quel point, en fait, nous nous influençons
constamment les uns les autres par nos paroles, par le style même de notre
personnalité. Finalement, les hommes sont convertis à Dieu, non parce que
quelqu'un s'est montré capable de leur fournir de brillantes explications
mais parce qu'ils ont vu en lui cette lumière, cette joie, cette profondeur, ce
sérieux, cet amour qui, seuls, révèlent la présence et la puissance de Dieu
dans le monde.

Si donc le Carême est pour l'homme une redécouverte de sa foi, il est aussi
pour lui une redécouverte de la vie, de son sens divin et de sa profondeur
sacrée. C'est en nous abstenant de la nourriture que nous redécouvrons sa
douceur et que nous réapprenons à la recevoir de Dieu avec joie et
gratitude. C'est en réduisant la musique et les divertissements, les
conversations et les entretiens superficiels, que nous redécouvrons la
valeur dernière des relations humaines, du travail de homme et de son art.
Et nous redécouvrons tout ceci tout simplement parce que nous
redécouvrons Dieu lui-même, parce que nous retournons à lui, et, en lui, à
tout ce qu'il nous a donné, dans sa miséricorde et son amour infinis. C'est ce
que nous chantons la nuit de Pâques :

"Aujourd'hui, tout est rempli de lumière :


Ciel, terre et lieux dessous la terre !
Toute la création célèbre la Résurrection du Christ en qui est son
fondement..."

Cette attente, ne la déçois pas, ô Ami des hommes !

Extrait du livre d’Alexandre Schmemann,


Le Grand Carême : Ascèse et Liturgie dans l’Église orthodoxe.
Éditions de l’Abbaye de Bellefontaine, 1977.
Reproduit avec l’autorisation
des Éditions de l’Abbaye de Bellefontaine.

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Première mise en ligne : 1 mars 1998.


Dernière mise à jour : 08-02-99

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