LA CONVERSION ET LE CARÊME - DANS L'ÉGLISE ORTHODOXE - Vie de Sainte Marie L'égyptienne
LA CONVERSION ET LE CARÊME - DANS L'ÉGLISE ORTHODOXE - Vie de Sainte Marie L'égyptienne
LA CONVERSION ET LE CARÊME - DANS L'ÉGLISE ORTHODOXE - Vie de Sainte Marie L'égyptienne
Ne pas garder les secrets du roi est chose dangereuse et effrayante ; taire les
miracles de Dieu est dangereux pour l’âme. C’est pourquoi, mû par la crainte
de taire ce qui est divin, et me remémorant le châtiment promis à l’esclave
qui, ayant reçu de son maître un talent, l’a enfoui dans la terre et a, sans
aucun profit, caché ce qui lui avait été donné pour le faire fructifier, – je ne
tairai pas le saint récit parvenu jusqu’à nous. Que nul n'hésite à me croire, moi
qui ai écrit ce que j’ai entendu ; que nul ne pense que j’invente des fables,
subjugué par la grandeur des miracles. Que Dieu me préserve de mentir et de
falsifier un récit dans lequel est cité son saint Nom. Il n’est pas raisonnable, à
mon sens, de nourrir des pensées peu élevées, indignes de la grandeur du
Verbe fait homme et de ne pas avoir foi en ce qui est dit ici. S’il se trouve des
lecteurs qui, surpris par cette merveilleuse parole, se refusent à y croire, que
Dieu leur soit miséricordieux ; car, songeant à la faiblesse de la nature
humaine, ils considèrent comme invraisemblables les miracles relatés sur les
hommes. Mais j’aborde le récit des faits survenus dans notre génération, tel
que me l’a conté un homme pieux qui, dès son enfance, a été habitué à la
Sainte Parole. Et que l’on ne dise pas, pour justifier l’incrédulité, qu’il est
impossible de nos jours d’observer de tels miracles. Car la grâce du Père, se
déversant d’une génération sur l’autre par le canal des âmes saintes, crée des
amis de Dieu et des prophètes, ainsi que l’enseigne Salomon. Mais il est
temps de commencer ce saint récit.
PÈRE ZOSIME
Il y avait dans les monastères de Palestine un homme remarquable par sa vie
et sa parole, élevé depuis son plus jeune âge dans la pratique des exercices
de la vie monacale et du bien. Son nom était Zosime. Que nul ne pense qu’il
s’agit là de ce Zosime qui fut naguère convaincu de croyances contraires à
l’orthodoxie. Non, c’était un tout autre Zosime et, bien qu’ils portassent tous
deux le même nom, il y avait entre eux une grande différence. Le Zosime dont
je parle était orthodoxe et faisait dès le début son salut dans un des
monastères de Palestine, où il s’était entraîné dans toutes les pratiques de la
vie monastique et exercé à toutes les austérités. Il suivait en tout les règles
léguées par les maîtres sur la voie de cet athlétisme spirituel et en avait lui-
même trouvé d’autres en s’efforçant de soumettre sa chair à l’esprit. Ainsi n’a-
t-il pas manqué son but : la renommée de sa vie spirituelle devint telle que de
nombreuses personnes venaient le trouver des monastères proches ou
éloignés pour puiser dans son enseignement un exemple et une règle. Mais,
ayant tant œuvré durant sa vie active, le vieillard n’abandonnait cependant
pas le souci de la parole divine, qu’il cultivait tant en se couchant et en se
levant qu’en tenant entre ses mains le travail dont il vivait. Et si tu désires
connaître quelle était la nourriture qui le soutenait, – eh bien, sa seule et
continuelle occupation était de chanter à Dieu et de méditer sa Sainte Parole.
On dit que ce vieillard, inspiré par Dieu, fut souvent favorisé de visions divines,
selon la parole du Seigneur : « Ceux qui ont purifié leur chair et veillent
inlassablement sur leur âme, auront des visions, éclairés par le Très-Haut, et y
trouveront le gage de la béatitude qui les attend ».
Zosime racontait, qu’à peine sevré du sein maternel, il fut amené dans ce
monastère et s’y adonna aux exercices ascétiques. Il fut ensuite tourmenté
par l’idée de sa perfection en tout et pensa qu’il n’avait nul besoin de
l’enseignement de qui que ce soit. Il commença à raisonner ainsi : « Y a-t-il au
monde un moine susceptible de m’être utile et de m’apprendre quelque chose
de nouveau, un exercice ascétique que je ne connaisse pas et que je n’aie
déjà accompli ? Se trouvera-t-il parmi les sages du désert un homme qui me
soit supérieur par sa vie et ses méditations ? » Telles étaient les pensées du
vieillard, lorsqu’il lui fut dit : « Zosime, tu t’es exercé honorablement dans la
mesure des forces humaines, tu as suivi la voie ascétique de manière louable,
mais nul parmi les hommes n’a atteint la perfection et la tâche qui attend
l’homme est plus grande que celle qu’il a déjà accomplie, bien que vous ne le
sachiez pas. Pour que tu apprennes combien nombreuses sont les autres
voies de salut, quitte ton pays natal, la maison de ton père – comme
Abraham, illustre parmi les Patriarches — et rends-toi au monastère près du
Jourdain ! »
Il y vit des vieillards honorables par leur vie et leurs méditations, animés d'une
foi ardente, œuvrant pour le Seigneur. Leurs chants étaient inlassables, leurs
prières duraient toute la nuit. Ils avaient toujours du travail entre les mains,
des psaumes aux lèvres. Pas une parole inutile, pas une pensée pour les
choses d'ici bas : les bénéfices, calculés annuellement, et les soucis des
besognes terrestres ne leur étaient même pas connus de nom. Leur unique
préoccupation était de parvenir à rendre leur corps semblable à un cadavre,
de se détacher complètement du monde et de tout ce qu'il comprend. Leur
aliment inépuisable était la Sainte Parole. Ils n'accordaient au corps que la
nourriture strictement indispensable : du pain et de l'eau, car chacun d'eux
brûlait d'une sainte ardeur. En voyant cela, Zosime, comme il le disait lui-
même, profitait grandement de cet enseignement et accélérait sa course en
avant, car il avait trouvé des compagnons qui cultivaient avec zèle le jardin de
Dieu.
Bien des jours passèrent ainsi et vint enfin l'époque à laquelle il est
recommandé aux chrétiens de faire carême, afin de se préparer à saluer
dignement la sainte Passion et la Résurrection du Christ. Les portes du
monastère demeuraient toujours fermées, permettant ainsi aux moines de
s'exercer dans le calme. Elles ne s'ouvraient que lorsqu'une nécessité absolue
obligeait un moine à sortir de l'enceinte. Cette région était déserte et non
seulement inaccessible aux moines des alentours, mais même inconnue
d'eux. Ce monastère avait une règle qui, je pense, était la raison pour laquelle
Dieu y fit venir Zosime. Quelle était cette règle et comment était-elle
observée ? – je vais vous le dire immédiatement. Le premier Dimanche de
Carême on célébrait à l'église comme à l'accoutumé la Sainte Eucharistie et
chacun communiait. Ensuite, comme d'habitude, les moines prenaient
quelque nourriture. Puis, tous se rassemblaient à l'église et, après avoir prié
avec ferveur, les vieillards se prosternaient et s'embrassaient mutuellement,
ils se prosternaient et embrassaient également le Supérieur et chacun
demandait aux autres de prier pour lui et d'être son compagnon dans la lutte
qui l'attendait.
LA RENCONTRE INATTENDUE
Et voici que, pendant qu'il chantait les yeux fixés au ciel, il vit, à droite de
l'éminence sur laquelle il se trouvait, se profiler comme l'ombre d'un corps
humain. D'abord, il pensa être victime d'une vision démoniaque et sursauta
même. Mais, s'étant signé pour chasser sa frayeur (sa prière était déjà
terminée), il tourna son regard et vit, en effet, un être s'avancer en direction du
sud. Cet être était nu, noir de corps comme s'il avait été brûlé par l'ardeur du
soleil ; ses cheveux étaient blancs comme du lin et courts, ne descendant pas
au-delà du cou. L'ayant vu, Zosime, comme en proie à une forte joie, se mit à
courir dans la direction où s'éloignait la vision. Sa joie était immense. Pas une
seule fois, durant tous ces jours, il n'avait aperçu ni figure humaine, ni oiseau,
ni animal terrestre, ni même une ombre. Il cherchait à savoir qui était l'être qui
lui était apparu et d'où il venait, dans l'espoir que lui seraient révélés quelques
grands mystères.
Lorsqu'ils atteignirent cet endroit, l'être qui fuyait y descendit, puis remonta
sur la rive opposée du ravin, tandis que Zosime fatigué et incapable de
poursuivre sa course, s'arrêta de ce côté, accentuant ses larmes et ses
supplications, qui pouvaient maintenant être entendues de près. Alors le
fugitif fit entendre sa voix : « Père Zosime, pardonne-moi, pour l'amour de
Dieu ; je ne puis me retourner et te montrer ma face. Je suis femme et nue,
comme tu la vois ; mon sexe n'est pas voilé. Mais si tu veux exaucer la prière
d'une pécheresse, lance-moi ton vêtement pour que je puisse en couvrir ma
faiblesse féminine et me tourner vers toi pour recevoir ta bénédiction ».
L'effroi et la stupeur confondirent Zosime avouait-il, lorsqu'il s'entendit appeler
par son nom. Mais, étant homme de vive intelligence et habitué aux
manifestations de la puissance de Dieu, il comprit que la femme ne l'aurait
pas appelé par son nom sans l'avoir jamais vu auparavant, ni en avoir entendu
parler, si elle ne possédait pas le don de clairvoyance.
Au bout d'un long moment, la femme dit à Zosime : « Père Zosime, c'est à toi
qu'il appartient de bénir et de prier. Tu es honoré de la dignité de prêtre,
depuis de nombreuses années tu officies devant l'autel et présentes à Dieu
l'offrande des Saints Dons ». Ces paroles augmentèrent encore l'effroi du
vieillard ; il se mit à trembler, son corps se couvrit de sueur, il gémit et sa voix
se brisa. Enfin, reprenant son souffle à grand peine, il dit à la femme : « Oh,
mère habitée par le Divin Esprit, il apparaît de ta façon de vivre que tu
demeures près de Dieu et que tu es déjà presque morte pour ce monde.
Évidente est également la Grâce qui t'est accordée par le Seigneur, puisque tu
m'as appelé par mon nom et as reconnu ma qualité de prêtre sans m'avoir
jamais vu auparavant. La Grâce se reconnaît non au rang, mais aux dons
spirituels. Donne-moi donc ta bénédiction, pour l'amour de Dieu, et prie pour
moi, qui ai besoin de ton intercession ». Alors, cédant au désir du vieillard, la
femme dit : « Béni soit Dieu, qui veille au salut des hommes et des âmes ».
Zosime répondit « Amen » et tous deux se relevèrent. La femme dit au
vieillard : « Pourquoi es-tu venu, homme, trouver une pécheresse ? Pour quelle
raison as-tu voulu voir une femme dépourvue de toute vertu ? Du reste, tu as
été amené ici par la grâce du Saint-Esprit, afin d'assurer à mon intention un
service opportun. Dis-moi, comment vit maintenant le monde chrétien ? Et les
rois ? Comment est gouvernée l'Église ? » Zosime lui répondit : « Par les
saintes prières, ma mère, le Christ nous a donné à tous une paix durable.
Mais exauce l'humble requête d'un vieillard et prie pour le monde entier et
pour moi, pauvre pécheur, afin que mon séjour en ce désert ne reste pas sans
fruit pour moi ». Elle lui répondit : « Il t'appartient à toi, père Zosime, au prêtre,
de prier pour moi et pour tous. Car à cela tu as été appelé. Mais, puisque
nous devons faire preuve d'obéissance, je ferai volontiers ce que tu me
commandes ».
Ceci dit, elle se tourna vers l'Orient, regarda vers le ciel et, en levant les bras,
commença à prier. Zosime ne distinguait pas les mots, de sorte qu'il ne
pouvait comprendre sa prière. Il demeurait là, disait-il, tout tremblant, les yeux
au sol, sans dire un mot.
Et il jura, invoquant Dieu pour témoin, que lorsque la prière de la femme lui
parut longue, il leva les yeux et vit : la femme s'était élevée d'un coude au-
dessus du sol et demeurait ainsi debout dans les airs en priant. Son émoi
devint encore plus grand et, n'osant proférer une parole, il tomba à terre en
répétant inlassablement : « Seigneur, pardonne-moi ».
Pendant qu'il était prosterné à terre, le vieillard fut assailli par le doute : « Ne
serait ce pas un esprit et cette prière ne serait-elle pas simulée ? » Cependant,
la femme se retourna et releva le vieillard en disant : « Pourquoi doutes-tu de
moi, mon Père, et pourquoi penses-tu que je simule la prière ? Sache, homme,
que je suis pécheresse, bien que je sois protégée par le saint baptême. Je ne
suis pas un esprit, mais de la terre et de la cendre – une simple chair. Je n'ai
rien de spirituel. » À ces mots, elle traça le signe de la croix sur son front et
ses yeux, sa bouche et sa poitrine en disant : « Mon Père, que Dieu nous
préserve du malin et de ses œuvres, car dur est le combat qu'il mène contre
nous. »
« Mon pays natal, frère, est l'Égypte. Du vivant de mes parents, alors que
j'avais douze ans, j'ai renié leur amour et suis venue à Alexandrie. J'ai honte
de me remémorer comment j'ai perdu ma chasteté et me suis ensuite
adonnée avec une frénésie insatiable à la luxure. Il est plus décent de noter
cela brièvement, afin que tu connaisses mon vice et mon indignité. J'ai vécu
près de dix sept ans en étant, pour ainsi dire, le bûcher du vice d'un peuple
entier – mais ceci non par esprit de lucre, je te dis bien toute la vérité.
Souvent, lorsqu'on voulait me payer, je refusais l'argent. J'agissais ainsi dans
le but d'obliger le plus grand nombre possible d'hommes à me rechercher ;
j'accomplissais bénévolement ce qui m'était agréable. Ne pense pas que
j'étais riche et que je refusais l'argent pour cette raison. Je vivais d'aumônes,
parfois je gagnais un peu d'argent en filant du lin ; mais j'étais possédée par
un désir inassouvissable et une passion indomptable de me rouler dans la
fange. Pour moi, c'était la vie ; j'estimais que toute souillure de la nature était
la vie.
Le jour de l'Exaltation de la Sainte Croix s'était déjà levé que je courais encore
après les jeunes gens. À l'aube, je vis que tout le monde se hâtait vers
l'église ; j'y courus aussi. J'arrivai ainsi jusqu'au parvis. Lorsque survint l'heure
de la Cérémonie, je m'efforçai de pénétrer en même temps que le flot humain
me bousculait en se dirigeant vers l'entrée de l'église. À grand peine et très
pressée, je parvins finalement jusqu'à la porte par laquelle apparaissait aux
fidèles la Sainte-Croix. Lorsque je mis le pied sur le seuil de l'église que tous
franchissaient sans encombre, une force inconnue me retint, m'empêchant de
passer. Je fus de nouveau repoussée et me retrouvai seule, isolée sous le
porche.
LE VŒU ET LE REPENTIR
Trois fois, quatre fois, je répétai la manœuvre, jusqu'à ce que, fatiguée, j'eus
perdu la force de me démener dans la foule et de supporter ses coups. Je
m'écartai et restai debout dans un angle du porche. À grand peine
commençai-je entrevoir la raison qui m'empêchait de pénétrer et d'apercevoir
la Sainte et Vivifiante Croix. Mon cœur s'ouvrit à la parole de salut et je
compris que l'indignité de mes actes me barrait l'entrée de l'église. Je
commençai à pleurer et à me lamenter en me frappant la poitrine. Tout en
pleurant, j'aperçus au-dessus de moi une icône de la Vierge. Je lui dis, en la
fixant du regard : « Sainte Vierge, qui donna sa chair à Dieu le Verbe, je sais, je
sais qu'il est indécent qu'une femme aussi impure et vicieuse contemple ton
icône, Vierge très Sainte et pure, à toi, qui a préservé ton corps et ton âme de
toute impureté et de toute souillure. Vicieuse comme je le suis, je dois à juste
titre inspirer la colère et la répulsion à ta pureté. Si, comme je l'ai entendu dire,
Dieu, qui naquit de toi, s'est fait homme pour amener les humains au repentir,
viens en aide à une femme solitaire, qui ne peut attendre d'aide de personne.
Ordonne que l'entrée de l'église me soit ouverte, ne me prive pas de la
possibilité de contempler la Croix sur laquelle fut cloué en chair Dieu que tu
mis au monde et sur laquelle il versa son Sang pour mon rachat. Ordonne que
me soit rendue possible la sainte prosternation devant la Croix. Je t'invoque
comme sûre garante devant Dieu, ton Fils, que je ne souillerai plus jamais ce
corps par un accouplement honteux, mais, sitôt que j'aurai vu la Sainte Croix
de ton Fils, je renoncerai au monde et à tout ce qu'il contient et me retirerai là
où tu me l'ordonneras et me conduiras, Sainte Garante de mon salut ».
« Ainsi parlai-je et, ayant, semble-t-il, acquis quelque espoir dans une foi
ardente, encouragée par la miséricorde de la Sainte Mère de Dieu, je quittai la
place où je priai. Je me mêlai de nouveau à la foule qui entrait à l'église ;
personne ne me bousculait plus, ne me repoussait plus, personne ne
m'empêchait de m'approcher davantage des portes de l'église. En proie à la
crainte et à l'agitation, je tremblais. Arrivée près de la porte qui m'était
demeurée fermée jusque là, je sentis que la force qui m'empêchait d'entrer
auparavant m'ouvrait à présent la voie, j'entrai sans difficulté et me trouvai au
milieu de l'enceinte sacrée. Je fus admise à contempler la Sainte Croix et
entrevis les voies de Dieu ; je vis comment le Seigneur reçoit les repentants.
Je me prosternai et, après avoir embrassé cette sainte terre, je me précipitai,
vers la sortie, me hâtant vers ma Sainte Garante. Je retournai à la place où
j'avais fait mon vœu et, m'agenouillant devant la Très Sainte Vierge, je lui dis :
Elle continua : « Crois-moi, mon Père, j'ai vécu dix sept ans dans ce désert en
luttant contre les animaux sauvages – mes désirs forcenés. Dès que je
m'apprêtais à prendre quelque nourriture, j'aspirais à manger de la viande ou
du poisson, si abondants en Égypte. Je désirais boire du vin, que j'aimais tant
– j'en buvais beaucoup au temps où je vivais dans le monde. Ici, je n'avais
même pas d'eau et souffris horriblement de la soif. J'étais également torturée
par un désir ardent de chanter les chansons grivoises du démon que j'avais
apprises naguère. Je me frappais immédiatement la poitrine en pleurant et
me remettais en mémoire le serment que j'avais fait en me retirant dans le
désert. Je revoyais en pensée l'icône de la Vierge qui m'avait reçue, je
l'implorais et la suppliais de chasser les visions qui torturaient mon âme.
Lorsque j'eus suffisamment pleuré en me frappant la poitrine de toutes mes
forces, je voyais une clarté m'éclairer de toutes parts. Puis, après l'orage,
survenait une longue période d'accalmie.
« Et que puis-je te dire, mon père, des pensées qui me poussaient vers la
luxure ? Un feu s'allumait dans mon pauvre cœur ; il me brûlait tout entière et
réveillait en moi la soif des enlacements. Dès que cette tentation s'emparait
de moi, je me jetais à terre, mouillais le sol de mes larmes comme si ma
Sainte Garante eût apparu devant mes yeux et me menaçât de châtier le
crime. Je ne me relevais (cela durait parfois un jour et une nuit) que lorsque
la douce clarté m'illuminait et chassait les visions qui me hantaient.
Zosime constatant qu'elle citait les saintes Écritures – Moïse et Job – lui
demanda : « Tu as lu les psaumes et autres livres ? » Elle sourit à ces mots et
dit au vieillard : « Crois-moi, je n'ai pas même vu figure humaine depuis le jour
où j'ai traversé le Jourdain, sauf toi aujourd'hui. Je n'ai vu ni bête, ni aucun
être vivant depuis que j'ai connu ce désert. Je n'ai jamais lu de livres. Je n'ai
même jamais entendu quelqu'un chanter ou lire un livre. Mais la Parole Divine,
vivante et agissante, donne elle-même à l'homme toutes les connaissances.
Voici la fin de mon récit. De même que je t'en ai prié au début, je te conjure
encore maintenant, au nom du Verbe, de prier le Seigneur pour moi, pauvre
pécheresse ». Ceci dit et ayant mis fin à son récit elle se prosterna devant le
vieillard, qui s'écria avec des sanglots dans la voix : « Béni soit Dieu, qui a créé
sans compter ce qui est grand et merveilleux, admirable et surprenant ! Béni
soit Dieu qui m'a montré comment il comble ceux qui le craignent. En vérité,
Seigneur, tu m'abandonnes pas ceux qui te recherchent ».
LA SAINTE COMMUNION
Retenant le vieillard, la femme ne lui permit pas de se prosterner devant elle,
mais dit : « Je te conjure au nom du Christ notre Seigneur et Dieu, de ne
révéler à personne ce que tu viens d'entendre, tant que Dieu ne m'aura pas
délivrée de cette terre. Et maintenant, pars en paix et, l'année prochaine, tu
me reverras et je te verrai de nouveau, si Dieu miséricordieux te conserve la
vie. Serviteur de Dieu, fais ce que je vais te demander maintenant : au Grand
Carême de l'année prochaine, ne traverse pas le Jourdain comme il est de
coutume dans votre monastère ». Zosime fut surpris de constater qu'elle
connaissait même les règles de son monastère, mais ne prononça pas
d'autre parole que : « Gloire à Dieu, qui combe ceux qui l'aiment ». La femme
continua : « Demeure au monastère, mon Père ; même si tu le voulais, il te
sera impossible d'en sortit. Mais, au crépuscule du jour où l'on commémore
la Cène, prends à mon intention dans un vase sacré digne d'un tel dépôt, une
parcelle de la Chair et du Sang vivifiants du Christ, apporte les ici et attends
moi sur la rive du Jourdain la plus proche des lieux habités, afin que je puisse
recevoir la Sainte Communion. Depuis que j'ai communié à l'église du
Précurseur avant de traverser le Jourdain et jusqu'à ce jour, je n'ai pas
approché de la Sainte Table. Mais maintenant j'y aspire avec un irrésistible
amour. C'est pourquoi je te demande et te supplie d'accéder à ma requête –
apporte-moi les Saints et vivifiants Dons à l'aube du jour où le Seigneur fit
participer ses Disciples à la Sainte Cène. Et dis au Père Jean, Supérieur du
monastère où tu demeures : " Observe-toi et observe ton troupeau, il se passe
chez vous des choses qui demandent à être corrigées " ». Mais je désire que
tu lui dises cela non pas maintenant, mais lorsque le Seigneur te le
suggérera. Prie pour moi ! » À ces mots, la femme disparut dans les
profondeurs du désert. Zosime s'agenouilla, embrassa le sol sur lequel
s'étaient posés ses pieds et rendit gloire et grâce à Dieu. Traversant de
nouveau le désert, il revint au monastère le jour même où les autres moines y
faisaient leur rentrée.
Toute l'année il garda le silence, n'osant révéler à personne ce qu'il avait vu.
Mais, en lui-même, il priait Dieu de lui montrer de nouveau le visage désiré. Il
se tourmentait et s'impatientait à l'idée du long délai que représente une
année et souhaitait que sa durée fût, si possible, ramenée à un jour. Lorsque
arriva le Dimanche qui commence le Carême, les moines sortirent du
monastère après les prières d'usage en chantant des psaumes. Quant à
Zosime, il fut retenu par la maladie : il brûlait de fièvre. Il se rappela alors les
paroles de la sainte : « Même si tu le voulais, il te sera impossible de quitter le
monastère ».
LE DERNIER SOUHAIT
Puis elle dit au vieillard : « Pardonne-moi, mon père, et exauce un autre de
mes désirs. Rentre au monastère à présent et que la grâce de Dieu te protège.
Et l'année prochaine retourne de nouveau au torrent où je t'ai rencontré pour
la première fois. Viens, pour l'amour de Dieu ; et tu me verras de nouveau, car
telle est la volonté de Dieu ». Il lui répondit : « À dater de ce jour, je voudrais te
suivre partout et toujours contempler ton saint visage. Exauce la seule prière
d'un vieillard et prends un peu de la nourriture que j'ai apportée avec moi ». Ce
disant, il lui montra son panier. Quant à elle, ayant effleuré les lentilles du bout
de ses doigts et en ayant pris trois grains elle les porta à sa bouche. Elle dit
que la Grâce de l'Esprit Saint suffit pour conserver la pureté de la substance
de l'âme. Puis elle dit de nouveau au vieillard : « Prie pour moi, pour l'amour
de Dieu, prie pour moi et souviens toi de la malheureuse que je suis ». Quant
à lui, ayant effleuré les pieds de la sainte et l'ayant suppliée de prier pour
l'Église, pour le monde et pour lui-même, il la laissa partir à regret et reprit le
chemin du retour en pleurant et gémissant. Car il n'espérait guère vaincre
l'invincible femme.
Le vieillard versa de nouvelles larmes sur les pieds de la sainte et, l'implorant
de prier pour tous, il recouvrit son corps de terre en présence du lion. Le
corps de la sainte était nu, n'était protégé que du manteau déchiré que lui
avait lancé Zosime et dont Marie s'était couverte. Puis tous deux
s'éloignèrent. Le lion, doux comme un agneau, s'enfonça dans le désert,
Zosime retourna chez lui rendant gloire et grâce au Christ notre Dieu. Rentré
au monastère, Zosime raconta tout aux moines, sans rien taire de ce qu'il
avait entendu et vu. Il leur raconta tout en détail, depuis le commencement.
Les moines témoignaient de leur étonnement devant les miracles de Dieu et
commémoraient avec respect et amour la mémoire de la sainte. Quant au
Supérieur, le Père Jean, il découvrit que quelques moines avaient besoin de
s'amender ; aucune parole de la sainte ne demeura par conséquent inutile ou
incomprise. Zosime mourut au monastère, ayant presque atteint l'âge de cent
ans.
Les moines conservèrent la tradition de ces faits sans les inscrire et les
proposaient en exemple édifiant à tous ceux qui voulaient bien les écouter.
On n'a pas entendu dire jusqu'à ce jour que quelqu'un ait inscrit ces faits.
Quant à moi, j'ai exposé par écrit ce qui m'a été transmis verbalement.
D'autres ont peut-être décrit la vie de la sainte, – bien mieux et plus
dignement que je ne l'ai fait – bien qu'aucun renseignement ne me soit
parvenu à ce sujet. Pour ma part, j'ai, selon mes moyens, consigné par écrit
cette relation en m'attachant à la vérité avant toute chose. Que Dieu, qui
accorde sa grâce à ceux qui L'implorent, permette à ceux qui liront ce récit d'y
trouver un profit spirituel en récompense pour la peine de celui qui a fait ce
travail ; que Dieu l'admette là où demeure à présent la bienheureuse Marie
(dont nous dépeignons ici la vie) avec tous ceux qui ont su plaire au Seigneur,
auquel est dû tout honneur, toute Gloire et adoration avec son Père sans
Commencement et le Saint, Bon et Vivifiant Esprit, maintenant et toujours
dans les siècles des siècles. Amen.