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(*) Nous remercions Pierre-Cyrille Hautcoeur pour l’entretien qu’il nous a accordé sur ce thème, sa re-
lecture de l’article ainsi que pour ses précieux conseils. P-C. Hautcoeur est directeur d’études à l’EHESS.
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une fiscalité d’Eglise, et une fiscalité seigneuriale. Concentrons-nous sur la fiscalité royale,
dont l’évolution est la plus marquante. Au Moyen-Age, le budget du roi et le budget de la
société se confondent : il n’y a pas de distinction entre budget public et budget privé. Les
rois fixent les impôts en fonction des dépenses qu’ils jugent utiles, bien déterminées et
imminentes. En plus de dépenses aujourd’hui considérées comme privées (construction
de châteaux, financement des chasses, des habits, et des cadeaux offerts aux membres de
la cour), il s’agit des dépenses exceptionnelles liées aux guerres, pour lesquelles les souve-
rains font appel aux « aides féodales ». Philippe Auguste, au XIe siècle, lève ainsi la « dîme
saladine », très impopulaire, pour financer les croisades. La Guerre de Cent Ans constitue
un tournant dans la levée des impôts, car les « aides féodales » se transforment en institu-
tion permanente. À partir du règne de Charles V, les rois disposent souverainement des
aides, et les utilisent pour couvrir les dépenses de leur propre ménage (mariage d’une fille,
armement d’un fils comme chevalier...), ainsi que pour faire des dons à leurs favoris. C’est
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(1) Norbert Elias (1969), La Dynamique de l’Occident, Editions Calmann-Lévy, collection « Liberté de l’Esprit »
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la guerre de Cent Ans que les dépenses atteignent un niveau tel qu’il faut systéma-
tiser la levée des impôts. Evidemment, l’impôt est mieux accepté si la guerre est
victorieuse. Charles VII, qui gagne la guerre de Cent Ans contre les Anglais, finit ainsi
par ne plus convoquer les organes qui votaient les taxes. Après lui, les rois Louis XI
et Charles VIII (le conquérant de Naples) ne jugent plus nécessaire de consulter les
« contribuables » sur le montant et les modalités des contributions. En dehors de ces
circonstances exceptionnelles où la survie de la communauté est en jeu, les prélève-
ments sont considérés comme abusifs. Les révoltes fiscales parsèment ainsi l’Histoire
de France jusqu’au XVIIIe siècle. Quand le roi décide à la fin du XIIIe siècle d’imposer
un impôt sur chaque marchandise vendue, le tollé est si grand que le monarque est
contraint d’en revenir aux aides. En Angleterre, la levée des impôts est plus aisée :
l’insularité permet de taxer plus facilement les échanges extérieurs, et autorise un
taux de prélèvement élevé ; de plus, la représentation politique rassure une large coa-
lition d’intérêts, et convainc les Anglais de l’utilité commune des dépenses publiques.
Plus que le principe même de la levée des impôts, c’est donc l’arbitraire et l’opacité
des finances royales qui nuisent à leur légitimité. La bourgeoisie lutte ainsi pour le
monopole de la domination, non pas pour s’octroyer le monopole fiscal (détenu par le
roi), mais pour pouvoir opérer une nouvelle distribution des charges et des bénéfices
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refuse de voir remis en cause l’organisation fiscale : il tente d’imposer (sans réel suc-
cès d’ailleurs) une harmonisation à la hausse, en forçant les résistances des Parlements
régionaux. La Révolution française naît pour une large part de la contestation de
l’opacité financière de l’Etat à la fin du XVIIIe siècle, qui apparaît comme la manifes-
tation la plus forte de l’arbitraire royal. Elle naît aussi du refus de la disparité fiscale
entraînée par le système d’imposition en vigueur sous l’Ancien Régime, c’est-à-dire
par l’héritage « fédéraliste » féodal dont les Parlements restaient les derniers bastions
face aux efforts centralisateurs de la monarchie. En ce sens, la Révolution achève cet
effort centralisateur, en y ajoutant la légitimité de la Nation.
(2) Pierre Rosanvallon (1990), L’Etat en France de 1789 à nos jours, Editions du Seuil, collection « Histoire »
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(3) La physiocratie (physis : la nature ; kratos : la puissance) est une école de pensée (dans les années 1750-1770) qui,
derrière François Quesnay, postule que la production nationale est le fait du seul secteur agricole. La « classe produc-
tive » désigne les agriculteurs tandis que la « classe stérile » désigne les artisans, les manufacturiers et les marchands.
L’agriculture multiplie la matière alors que les activités manufacturières ne font que la transformer. La troisième catégo-
rie de personnes correspond aux propriétaires des terres, qu’il convient donc de taxer de préférence aux agriculteurs,
afin de ne pas freiner l’activité productive, source de richesse et de croissance.
(4) Les « quatre vieilles », issues de la Révolution Française, représentent l’ensemble des impôts directs avant 1917. La
contribution foncière, assise sur les biens fonciers ; la contribution personnelle mobilière, assise essentiellement sur le
logement ; la patente, qui touche l’industrie et le commerce ; l’impôt des portes et fenêtres. Elles deviennent obsolètes
au XXe siècle car elles sont insensibles à l’activité économique (ce ne sont pas les résultats effectifs qui sont taxés mais un
revenu présumé). Ensuite, leur assiette est constituée par la propriété immobilière, et laisse de côté la richesse mobilière
née du capitalisme industriel. Enfin, elles ne sont pas justes, leur base n’étant pas réévaluée régulièrement.
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recettes en 1813) protégeant le profit et les grands patrimoines, ainsi qu’une adminis-
tration extrêmement efficace qui facilitera grandement les réformes ultérieures. Mais
en 1814, la décision unilatérale de l’impôt par l’empereur est jugée suffisamment
grave pour fournir au Sénat le motif de sa déchéance. Cette même année a lieu, sous
la première Restauration, le premier vote d’un budget national par une Assemblée en
France.
sans précédent dans l’histoire de la fiscalité en France. C’est dans le même temps
une période d’apaisement des débats autour de l’impôt, d’apparition de nouvelles
logiques et de nouvelles justifications de l’imposition(5).
(5) Cette partie s’appuie sur le livre de Thomas Piketty (2001), Les hauts revenus en France au XXe siècle, Editions Grasset.
Sauf mention contraire, les chiffres viennent de cet ouvrage.
(6) Revenus fonciers, des valeurs mobilières, salaires, bénéfices industriels et commerciaux, bénéfices agricoles, béné-
fices non commerciaux.
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par la Chambre « Bleu horizon » en 1920 qui porte le taux marginal* supérieur de
l’IGR (celui s’appliquant à la plus haute tranche de revenus) à 50 % contre 2 % en
1915 ! Si ce taux atteint même 90 % en 1924 (son maximum historique), le véritable
changement d’échelle a été voté par une Chambre de droite, à laquelle il est apparu
qu’on ne pouvait demander un effort fiscal important aux Français au lendemain de
la guerre sans faire contribuer les riches davantage. L’entre-deux-guerres est une
période d’incertitude, à la fois sur les barèmes qui bougent très rapidement (vote en
1924 d’un « double décime », soit d’une augmentation de 20 % de l’IGR en une seule
loi !), et sur le rôle de l’impôt. Les idées de la gauche selon lesquelles l’impôt doit
être un instrument de redistribution, de réduction des inégalités et de financement de
nouveaux services pour tous progressent dans les années 1920 et culminent au début
du Front Populaire, qui bénéficie en arrivant au pouvoir d’un instrument fiscal préparé
par les radicaux et la droite. Par opposition avec l’entre-deux-guerres, l’après-1945
est selon Thomas Piketty une période d’impôt « apaisé », les barèmes ne varient plus
guère, le taux marginal d’imposition supérieur restant compris entre 55 % et 65 %.
Les débats ne portent plus sur la progressivité de l’impôt, mais sur des points qui pour
certains remontent au début de l’histoire de l’impôt. Citons le caractère « intrusif »
de l’impôt, l’IR reposant sur une déclaration et non plus sur des « indices » (principe
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Conclusion
La centralisation progressive des finances publiques qui caractérise le Moyen-Age
ne s’accompagne pas d’un véritable effort de légitimation de la levée des impôts.
Confronté à la fronde des barons et des bourgeois, la royauté est forcée de consentir à
la formation d’assemblées chargées de fixer leur montant. Avec ces assemblées, c’est
le principe même des régimes parlementaires qui est mis en place, et l’arbitraire royal
de droit divin touche à sa fin. La Révolution Française balaye la fiscalité disparate et
principalement indirecte issue de l’Ancien Régime au profit d’une fiscalité homogène
et dans l’espoir de créer un impôt direct jugé plus juste. Elle débouche surtout sur
la stabilisation d’un régime parlementaire bourgeois qui maintient une fiscalité es-
sentiellement indirecte jusqu’en 1914. Au XXe siècle, le débat fiscal est dominé par
la réduction des inégalités et la problématique de la redistribution. Ainsi, l’impôt est
un véritable palimpseste où s’écrivent les tensions et les accords d’une société avec le
corps qui la représente, et les voies de réforme sont complexes, par paliers, tant son
histoire est foisonnante, et chargée de consensus passés.
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