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Mythes Et Limites de La Gouvernance Globale Des Télécommunications

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Mythes et limites de la gouvernance globale des

télécommunications
Michèle Rioux
Dans A contrario 2004/2 (Vol. 2), pages 116 à 136
Éditions BSN Press
ISSN 1660-7880
ISBN 2940146519
DOI 10.3917/aco.022.0116
© BSN Press | Téléchargé le 03/06/2023 sur www.cairn.info (IP: 41.143.152.36)

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{ Articles

Mythes et limites de la gouvernance


globale des télécommunications
Michèle Rioux*

116
L e secteur des télécommunications est un excellent exemple des changements
ayant favorisé l’émergence d’une nouvelle gouvernance du système capitaliste,
une gouvernance fondée sur la capacité autorégulatrice des marchés et largement
contrôlée par le secteur privé. Ce secteur des télécommunications est aujourd’hui au
centre des enjeux stratégiques des firmes et des États tout autant qu’il est au centre des
débats sur le développement de la société de l’information. C’est un cas particulière-
ment intéressant pour saisir l’économie politique internationale à l’ère de la globalisa-
tion économique, les mythes, les limites ainsi que les nouveaux enjeux de régulation
d’un capitalisme global 1.

Longtemps considéré comme un monopole naturel devant être réglementé ou


placé sous contrôle étatique, le secteur des télécommunications (télécoms) est désor-
mais ouvert à la concurrence 2. En général, jusqu’aux années 90, les télécoms étaient
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« organisées » au niveau national ainsi qu’au niveau international. Ce régime de
systèmes nationaux interconnectés grâce à l’Union internationale des télécommu-
nications (UIT), d’une très grande cohérence systémique, a bien fonctionné pendant
plus d’une centaine d’années. Puis, les changements technologiques et la globalisa-
tion économique ont exercé une pression croissante sur ce régime « inter-national ».
Dans les années 90, une nouvelle gouvernance des télécommunications est apparue ;

* L’auteur remercie Christophe été soumis à rude épreuve. Le pent à l’heure actuelle. Robert
Peyron pour ses commentaires. principal défi en économie poli- Gilpin, Global Political Economy,
tique internationale reste de sai- Princeton : Princeton University
1
Les transformations de sir la nouvelle interface entre les Press, 2001.
l’économie mondiale n’ont pas marchés, les États et les acteurs
2
touché uniquement ce secteur. privés. Relever ce défi est crucial Pendant plus de cent ans, ce
Avec l’émergence des fi rmes pour comprendre l’évolution de secteur fut placé sous contrôle
multinationales, lesquelles sont l’économie mondiale, saisir les étatique, que ce soit d’une façon
capables, à bien des égards, de se nouveaux cadres normatifs qui directe ou, en Amérique du
soustraire du « contrôle » natio- accompagnent la globalisation Nord, indirectement par la voie
nal, les politiques nationales et et évaluer les limites des formes de la réglementation de mono-
les régimes internationaux ont de gouvernance qui se dévelop- poles privés.

a contrario Vol. 2, No 2, 2004


Mythes et limites de la gouvernance globale des télécommunications Articles }

une gouvernance dont la caractéristique principale est de tendre vers un système


global des télécommunications fondé sur le modèle concurrentiel. Ce sont princi-
palement les entreprises de télécommunications américaines, les firmes multina-
tionales (FMN) ainsi que les États-Unis qui ont façonné les nouvelles règles du jeu et
les contours d’une gouvernance globale appelée à favoriser l’efficacité, l’innovation
et le progrès économique.

Cet article est organisé en trois parties. Il présente les changements qui ont
conduit à l’émergence de télécommunications globales « concurrentielles », explore
les mythes et les limites de la nouvelle gouvernance globale des télécoms et souligne
les enjeux de régulation dans ce secteur clé de ce que l’on peut appeler « la troisième 117
révolution industrielle » 3. L’idée principale que nous cherchons à éclairer est que la
gouvernance globale des télécoms soulève d’importantes questions quant à la pos-
sibilité de fonder la régulation du secteur sur le principe concurrentiel. Le marché
n’a pas démontré son efficacité et d’importants enjeux de régulation nécessitent des
solutions « hors-marché ». Nous n’aborderons évidemment pas l’ensemble des pro-
blématiques qui traversent la gouvernance globale des télécommunications. Notre
approche consistera davantage à en souligner quatre des plus importants mythes :
1) le retrait des États ; 2) la déréglementation ; 3) la concurrence ; 4) l’efficacité des
marchés et de l’initiative privée comme vecteurs principaux de l’organisation des
télécommunications. En opposition à ces mythes, nous aborderons les limites de
la gouvernance fondée sur le modèle concurrentiel et nous tenterons de situer les
enjeux de régulation qui en découlent.
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Des télécommunications internationales aux télécommunications globales :
la nouvelle gouvernance des télécommunications
Les grandes transformations qui se sont cristallisées dans le secteur des télécom-
munications dans les années 90 ont ouvert la voie à une nouvelle économie politique,
dans un secteur qui, avec le secteur financier, est l’une des meilleures illustrations
du retrait de l’État, du transfert de pouvoir aux acteurs
3
Nous définissons la régulation
privés et des changements de gouvernance de l’économie
comme la manière dont le pro-
mondiale. Au début des années 80, les télécommunica- cessus de prise de décision est
organisé pour assurer la cohésion
tions étaient toujours « organisées » au niveau interna-
d’un système. Elle se distingue
tional grâce à l’UIT qui est, il convient de le souligner, la de la réglementation, un concept
plus restreint de régulation sec-
plus ancienne organisation intergouvernementale. Les
torielle des télécoms. Le concept
télécommunications étaient donc sous fortes contraintes de régime international s’y appa-
rente, mais dans la littérature
réglementaires, de sorte que, dans ce secteur, le proces-
il est trop lié à une vision néo-
sus de globalisation était loin d’être soutenu par des con- classique de l’économie.

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{ Articles Mythes et limites de la gouvernance globale des télécommunications

ditions favorables. Un consensus international existait sur le fait que la concurrence


n’était ni possible ni souhaitable dans ce secteur. La réglementation était préférée
dans chaque pays et les liens internationaux unissant les réseaux nationaux étaient
négociés par les États, souverains dans ce domaine 4. Aujourd’hui, le panorama des
télécommunications n’est plus le même, loin s’en faut. Les frontières entre, d’une
part, les économies nationales et, d’autre part, entre les télécoms et les autres sec-
teurs d’activités sont de plus en plus perméables. Trois types de changements sont
intervenus dans l’intégration des réseaux de télécommunications :

• À une intégration essentiellement nationale se substituent des télécommunications


118 devenues globales.

• À une intégration fondée sur l’organisation et la réglementation de monopoles se


substitue une intégration par la concurrence et l’initiative privée.

• À une segmentation sectorielle entre les télécommunications et les secteurs des


médias (contenu) et de l’informatique se substitue un mouvement de convergence
industrielle entre ces secteurs pour n’en former qu’un seul, le secteur des Technologies
de l’information et des communications (TIC).

Ces changements ne furent pas sans conséquences majeures sur la gouvernance


des télécommunications. Sous l’ancien régime, la question centrale était de trouver
les principes et les moyens d’assurer la gestion des interdépendances entre les systè-
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mes nationaux de télécommunications alors que, désormais, l’enjeu est bien plus de
4
concevoir une gouvernance globale des télécommunica-
Pour un retour historique sur
les changements dans la gouver- tions, et plus généralement des TIC. Parce qu’il était très
nance des télécoms, voir William
institutionnalisé, l’ancien régime offrait de multiples
J. Drake, « The Rise and Decline
of the International Telecommu- résistances au changement, surtout s’il s’agissait d’in-
nications Regime », in C. T. Mar-
troduire la concurrence. C’est donc principalement de
sden (ed.), Regulating the Global
Information Society, London : facteurs externes au régime qu’est venu le changement ;
Routledge, 2000, pp. 124-177 ;
l’un des plus importants fut l’émergence de nouvelles
Seamus Simpson et Rorden Wil-
kinson, « Conceptualizing Regu- technologies et de nouveaux marchés hors des champs de
latory Change – Explaining Shifts
régulation nationale et internationale.
in Telecommunications Gover-
nance ». Paper prepared for the 29th
Telecommunications Policy Research
Les innovations technologiques des années 60 et 70,
Conference on Communication,
Information and Internet Policy, 27- principalement aux États-Unis, ont ouvert la voie au
29 octobre 2001, Alexandria (VA)
développement de services à valeur ajoutée. Suite à cette
(disponible sur le web : arxiv. org/
ftp/cs/papers/0109/0109026.pdf ). évolution, les télécommunications se sont imposées

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dans les systèmes d’organisation et de gestion des FMN. Très vite, la forte demande
des grands clients – les FMN – s’est trouvée frustrée par une offre limitée par les
territoires nationaux et la réglementation. Des tensions sont ainsi apparues entre les
nouveaux marchés non réglementés, principalement la transmission de données,
et les services réglementés de télécommunications offerts par les monopoles. Drake
résume assez bien les principaux facteurs qui allaient mener à l’érosion graduelle de
l’ancien régime et jeter de nouvelles bases pour une gouvernance globale des télé-
communications :

« Suite à la Seconde Guerre mondiale, l’internationalisation progressive de tensions


provoquées par la révolution informationnelle américaine a progressivement redé- 119
fini l’environnement politique. Plus particulièrement de nouvelles opportunités
créées par la convergence des télécommunications, de l’informatique et de la micro-
électronique ont amené les grandes entreprises – spécialement les utilisateurs de
systèmes et de services – à faire pression sur les gouvernements pour la libéralisa-
tion des marchés aux niveaux national et multilatéral. Parallèlement, la lente mais
constante diffusion de nouvelles idées concernant le rôle des télécommunications
dans une économie basée sur le savoir et sur la gouvernance optimale de cette
dernière a forcé les gouvernements, premièrement dans les pays industrialisés, et
ensuite dans les pays en développement, à entrevoir la libéralisation dans une pers-
pective plus favorable. » 5

Terre des premiers changements dans le secteur des télécommunications dès les
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années 80, les États-Unis ont ensuite cherché à les exporter. Les débats autour de
l’impact des changements technologiques ont contribué à l’érosion de la thèse du
monopole naturel et à justifier l’adoption d’un modèle concurrentiel. Il n’était pas
question que le système monopolistique entrave la révolution informationnelle et
réduise les bénéfices des avancées technologiques sur le plan de la compétitivité des
entreprises américaines. Devenus les principaux défenseurs de la concurrence dans
le secteur, les FMN espéraient que l’élimination des prix subventionnés engendrerait
une baisse des prix et une nouvelle vague d’innovations technologiques. Les FMN
soutenaient un projet de fusion des secteurs des télécoms, de l’informatique et des
médias en dehors des contraintes des cadres réglementaires. Un choix s’imposait dès
lors entre l’extension de la réglementation aux nouveaux services et l’introduction
de la concurrence dans les secteurs réglementés. En effet, 5
Traduction de l’auteur d’un
la coexistence de deux régimes s’avérait insatisfaisante extrait de l’article de William
J. Drake, op. cit., p. 124, disponible
pour la majorité des acteurs. L’action de l’autorité de
sur le web (www.ceip.org/files/
réglementation sectorielle, la Federal Communications projects/irwp/drake.htm).

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{ Articles Mythes et limites de la gouvernance globale des télécommunications

Commission (FCC), soulevait en effet de nombreuses critiques en raison de son inca-


pacité à apaiser les tensions de plus en plus nombreuses entre les nouvelles entrepri-
ses comme MCI et le système monopolistique contrôlé par AT & T. Finalement, c’est
par le Département de la justice que vint la solution : le démantèlement du système
AT & T/Bell au début des années 80. À partir de ce moment, la concurrence allait être
promue comme le seul principe organisateur du secteur des télécommunications.

Les changements aux États-Unis n’allaient pas être sans incidences sur le
régime international des télécommunications, bien au contraire. Ce dernier était
en effet conçu pour assurer l’interconnexion des monopoles nationaux et non celle
120 de multiples opérateurs se déployant sur de nouveaux marchés concurrentiels,
comme celui du transfert de données via des réseaux privés. Les États-Unis et, dans
une moindre mesure, le Canada, n’étaient pas favorables aux fortes contraintes
imposées aux opérateurs dans le système de l’UIT. Les deux pays, en rupture des
positions européennes, se sont donc toujours appliqués à défendre des principes et
des règles plus souples au niveau international. Les contraintes posées au dévelop-
pement des nouvelles télécommunications ne pouvaient que les inciter – princi-
palement les États-Unis – à jouer de pressions en faveur d’une évolution du régime
international des télécommunications. Avec l’arrivée au pouvoir de l’administra-
tion Reagan, l’agenda des États-Unis en matière de télécommunications s’oriente
clairement vers la libéralisation du secteur ; les États-Unis défendront l’idée que les
services de télécommunications peuvent être l’objet de négociations commerciales
dans le cadre du GATT ou à un niveau bilatéral. L’objectif premier était d’obtenir
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pour les fi rmes américaines le droit de s’interconnecter à des opérateurs étrangers,
encore en majorité des monopoles nationaux. Avec le temps, cet objectif est devenu
plus ambitieux puisqu’il est question, depuis les années 90, de s’assurer que « les
conditions de concurrence qui se sont développées aux États-Unis se développent
également pour l’investissement entre les États-Unis et les autres pays, et à l’inté-
rieur même des autres pays » 6. Les principes promus par les États-Unis, exposés
dans l’initiative du National Information Infrastructure de 1993, dans le Global
Infrastructure Initiative, et dans le Telecommunications Act, mettent l’accent sur le
rôle de l’initiative privée et de la concurrence, sur l’accès aux réseaux et sur la flexi-
6
bilité des cadres réglementaires. Les États-Unis ont ainsi
Traduction libre d’un extrait
de Council of Economic Advisers, déployé une stratégie qui visait à exploiter leur avance
Growth and Competition in the
dans le secteur des télécommunications et ont profité de
Telecommunications Industry : 1993-
1998, United States, Washington leur statut de first-mover pour renforcer la compétitivité
D. C. : Department of Commerce,
de l’économie américaine et des fi rmes américaines à
National Technical Information
Administration, février 1999. l’échelle mondiale.

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S’il est vrai que la résistance au changement fut très importante, un consensus a
progressivement conduit à l’abandon des structures monopolistiques réglementées.
Plusieurs facteurs ont contribué à cette évolution :

• Le contournement des réseaux monopolistiques nationaux via les réseaux des fir-
mes américaines.

• La croissance de la nouvelle économie aux États-Unis dans les années 90 et la pré-


pondérance des firmes américaines sur les marchés des TIC.

• La reconnaissance, par les acteurs privés, que la coexistence de structures monopo- 121
listiques réglementées et de nouveaux marchés concurrentiels n’était pas soutenable.

La plupart des États, par obligation ou par conviction, ont donc procédé à la
libéralisation 7 de leur secteur des TIC. Parallèlement, d’importants accords bila-
téraux, régionaux et multilatéraux étaient négociés, ce qui signifiait que la con-
currence ne se jouerait pas simplement à une échelle nationale mais qu’elle serait
bien internationale – voire globale. La dernière décennie du xxe siècle fut donc
marquée par un changement de paradigme en faveur des forces du marché et des
acteurs privés. Bien qu’il y ait eu d’importantes diffé- 7
Il n’est pas sûr que la nouvelle
économie ait émergé d’un ensem-
rences dans les processus nationaux d’introduction de
ble de politiques néolibérales,
la concurrence, le modèle américain a gagné un assenti- mais l’idée que la réglementation
constituait un frein à l’innovation
ment général à l’échelle mondiale. La déréglementation,
s’est imposée avec force. Voir
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la libéralisation et la privatisation ont été au cœur de Jason Oxman, The FCC and Unre-
gulation of the Internet, Office of
la construction d’un nouveau régime international des
Plans and Policy, Federal Commu-
télécoms. Avec ce nouveau régime, la prise de décision nications Commission, Working
Paper N° 31, juillet 1999, 26 p.
par les pouvoirs publics a été remplacée par la prise de
décision par les acteurs privés, et les frontières géogra- 8
Le concept de nouvelle écono-
mie fait généralement référence
phiques et sectorielles issues de l’ancien régime ont
aux changements qui ont résulté
été éliminées pour favoriser le développement d’une de la mondialisation, de l’in-
tensification de la concurrence
nouvelle économie ; une économie qui porte en elle les
internationale et des innovations
promesses d’une nouvelle société et même d’une société technologiques. D’importants
débats entourent la nouvelle éco-
mondiale de l’information 8.
nomie, voir Manuel Castells, The
Rise of the Network Society, Oxford :
Blackwell Publishers, 1996 ; Jean
C’est essentiellement aux négociations commerciales Gadrey, Nouvelle économie, nouveau
que l’on doit les principales avancées dans le processus mythe ? Paris : Flammarion, 2000 ;
Dan Schiller, Digital Capitalism :
de libéralisation des télécoms. C’est ainsi que les États Networking the Global Market Sys-
se sont vus engagés à respecter le principe du traitement tem, Cambridge, MA : MIT, 1999.

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national avec pour conséquences l’adoption de nouvelles politiques fondées sur le


principe de concurrence et la révision des cadres réglementaires dans le secteur
des télécoms 9. Incidemment, il faut souligner que les accords commerciaux cons-
tituent une révolution de taille dans la gouvernance des télécommunications. Tout
d’abord, ils ont contraint l’UIT à évoluer pour s’adapter aux changements et ce fai-
sant à céder de son influence. Ensuite, ils ont participé au transfert de bon nombre
de questions sur la gouvernance des télécommunications vers des forums inter-
nationaux, notamment vers l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et des
forums internationaux privés.

122 Aujourd’hui, les services de télécommunications sont au centre des négo-


ciations commerciales à l’OMC. L’Accord général sur le commerce des services
(AGCS), signé en 1994, a scellé un processus de libéralisation progressive soute-
nant le développement de télécommunications globales 10. En 1997, la majorité
des signataires de l’AGCS se sont entendus pour libéraliser les télécommuni-
cations de base qui étaient encore, dans la plupart des pays du monde, sous
l’emprise des États. Ces nouvelles règles commerciales transforment les télé-
communications en une industrie de plus en plus soumise à une gouvernance
globale dont le principe fondamental est la concurrence. Elles ont ouvert la voie
au déploiement de réseaux globaux de télécommunications avec pour enjeu, ni
plus ni moins, que le contrôle des nouvelles routes de commerce et des moyens
de communication.
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Les télécommunications évoluent dans une perspective nouvelle, caractérisée
par la concurrence et le libre-échange. Le nouveau modèle américain s’est déployé
internationalement au rythme des négociations bilatérales et régionales menées
9
par les États-Unis pour ensuite s’imposer pleinement au
Les États peuvent encore main-
tenir les monopoles et les entre- niveau multilatéral. C’est là une réussite de la stratégie
prises publiques, mais ils doivent
américaine. En témoigne le fait que le nouveau régime
veiller, grâce à des mesures régle-
mentaires, à ce qu’ils n’abusent des télécommunications correspond essentiellement à
pas de leur position dominante.
l’idée que se font les États-Unis de l’intégration et de la
10
Voir Gary Clyde Hufbauer gouvernance économiques dans un contexte de globali-
et Erika Wada (eds), Unfinished
sation des marchés. Cette gouvernance globale soulève
Business : Telecommunications After
the Uruguay Round, Washington, plusieurs débats de fond. À vrai dire, les résultats ne
D.C. : Institute for International
Economics, 1998 ; Chantal Blouin,
sont pas nécessairement ceux que l’on aurait pu espérer ;
« The WTO Agreement on Basic ils révèlent que le secteur des télécommunications est
Telecommunications : a re-evalu-
tion », Telecommunications Policy,
façonné beaucoup plus par les stratégies des fi rmes et
Vol. 24, N° 2, mars 2000. des États que par les forces du marché et la concurrence.

a contrario Vol. 2, No 2, 2004


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La conséquence immédiate de ceci est de semer le doute sur la possibilité de fonder


exclusivement la gouvernance globale des télécommunications sur la concurrence.
Chose certaine, le marché et la concurrence n’apparaissent pas comme des proces-
sus autorégulateurs mais comme étant eux-mêmes, paradoxalement, des objets de
régulation.

Mythes et limites de la gouvernance « concurrentielle »


Si le grand économiste Schumpeter était toujours vivant, il considérerait proba-
blement l’évolution des télécoms comme l’illustration d’un processus de destruction
créatrice venu modifier en profondeur un secteur figé dans des structures mono-
polistiques lourdement réglementées. C’est un fait, d’importants changements ont 123
modifié l’économie politique des télécommunications. Une nouvelle gouvernance
des télécommunications, fondée sur la concurrence, est apparue. Dans un monde
parfait, la concurrence serait justifiable, tant du point de vue des intérêts privés que
de l’intérêt public. Mais les marchés ne sont jamais parfaits et, dans la nouvelle éco-
nomie, les échecs du marché sont la norme et non l’exception 11. L’introduction de la
concurrence a induit des phénomènes et des dynamiques qui viennent contredire les
fondements du modèle de gouvernance concurrentielle. Quatre principaux mythes
aident à reconnaître la véritable nature de la nouvelle économie politique des télé-
communications globales.

Du retrait de l’État à de nouvelles stratégies nationales : concurrence ou compétitivité ?


Le premier mythe de la gouvernance concurrentielle des télécommunica-
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tions concerne le soi-disant retrait de l’État. Le retrait de l’État est réel à plusieurs
niveaux. Avec raison, Strange a considéré que le secteur des télécoms était un
« exemple extrême d’un processus de transfert massif 11
Voir J. Bradford DeLong et
A. Michael Froomkin, « Spe-
d’autorité des gouvernements vers l’administration
culative Microeconomics for
corporative des entreprises » 12. Les États abandonnent Tomorrow’s Economy » (en ligne :
econ161.berkeley. edu, consulté
en effet les anciennes formes de réglementation et d’in-
le 15 mai 2003) ; Carl Shapiro et
terventionnisme, et même les mesures de protection de Hal R. Varian, Information Rules :
A Strategic Guide to the Network
la culture sont considérées, spécialement par les États-
Economy, Boston : Harvard Busi-
Unis, comme des mesures protectionnistes. Cependant, ness School Press, 1999.

les États n’en ont pas abandonné pour autant toute 12


Susan Strange, Retreat of the
forme d’interventionnisme. State, Cambridge : Cambridge
University Press, 1996, p. 100.

Les États sont engagés dans une course à la compéti- 13


Paul Krugman, « Competitive-
13 ness : A Dangerous Obsession »,
tivité . Certains auteurs parlent même d’une nouvelle
Foreign Affairs, Vol. 73, N° 2, mars-
forme de mercantilisme que l’on pourrait appeler le avril 1994.

Vol. 2, No 2, 2004 a contrario


{ Articles Mythes et limites de la gouvernance globale des télécommunications

« compétitivisme » 14. Conscients des effets des politiques nationales sur les stra-
tégies des fi rmes, les États adoptent de nouvelles politiques stratégiques visant
à augmenter la compétitivité des fi rmes et des territoires ; l’idée étant d’exploiter
l’interface entre les avantages compétitifs des nations et des fi rmes 15. L’introduction
de la concurrence – par la voie de la privatisation, de la déréglementation et de la
libéralisation – joue un rôle important dans ces nouvelles stratégies nationales afin
de créer les conditions et l’environnement propices à l’émergence de fi rmes et d’in-
dustries efficaces, innovatrices et compétitives à l’échelle mondiale. Dans le nouveau
régime des télécommunications, les États procèdent à un retour impressionnant qui
combine un discours fondé sur la concurrence avec des intérêts stratégiques. C’est
124 ainsi que « […] la caractéristique principale du nouveau régime international des
télécommunications est la concurrence entre firmes et nations dans le domaine des
services de télécommunications internationaux » 16.

Les États conservent des instruments puissants afin d’agir sur la concurrence
oligopolistique. À l’échelle internationale, si les télécommunications sont de plus
en plus globalisées, il n’existe pourtant pas de cadre institutionnel mondial cohé-
rent. Les politiques de télécommunications demeurent nationales et sont traversées
par des intérêts stratégiques puissants et très structurants. Il est vrai que les États
reconnaissent l’importance de la création d’un environnement politique interopéra-
ble pour que puissent se développer des réseaux interopérables 17. D’une part, tous les
États désirent pénétrer les marchés étrangers, il en résulte une coopération en faveur
de l’ouverture des marchés, une coopération non dénuée de considérations straté-
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giques. D’autre part, les alliances stratégiques entre les opérateurs nationaux et les
réseaux globaux sont importantes et nécessitent un effort de coopération interna-
tionale. Mais si les États coopèrent, ils sont également engagés dans une rivalité oli-

14
Voir Christian Deblock, « Du national and global telecommu- Cambridge : Cambridge Univer-
mercantilisme au compétiti- nications », Journal of Socio-Econo- sity Press, 2003.
visme : le retour du refoulé », mics, Vol. 27, N° 6, 1998, pp. 665-
16
in M. Van Cromhaut (dir.), 685 ; Vincent Mosco, « Toward Peter Drahos et Richard
L’État-nation à l’ère de la mondiali- a Theory of the State and Tele- A. Joseph, « Telecommunica-
sation, Paris : L’Harmattan, 2003, communications Policy », Journal tions and Investment in the
pp. 79-101 ; David Levi-Faur, « The of Communication, Vol. 38, hiver Great Supranational Regulatory
Governance of International Tele- 1998, pp. 107-124. Game », Telecommunications
communications Competition : Policy, Vol. 19, N° 8, 1995, p. 620.
15
Cross-International Study of David Levi-Faur, « New
17
International Policy Regimes », Regimes, New Capacities : The Bram Dov Abramson et Marc
Competition and Change, Vol. 4, Politics of Telecommunications Raboy, « Policy Globalisation
N° 1, 1999, pp. 1-28 ; David Levi- Nationalization and Liberali- and ‹Information Society›: a
Faur, « The Competition State as zation » in L. Weiss (ed.), States View from Canada », Telecom-
a Neomercantilist State : unders- in the Global Economy : Bringing munications Policy, Vol. 23, 1990,
tanding the restructuring of Domestic Institutions Back In, pp. 775-791.

a contrario Vol. 2, No 2, 2004


Mythes et limites de la gouvernance globale des télécommunications Articles }

gopolistique 18. Ils rivalisent pour créer des politiques économiques, des environne-
ments économiques et des cadres réglementaires « compétitifs ». Dans cette course à
la compétitivité, ils sont davantage intéressés à défendre leurs intérêts stratégiques
qu’à se soumettre aux principes de concurrence.

Le retrait – voire le désarmement des États – n’est pas effectif ; il voile une réa-
lité beaucoup plus structurante, celle de la lutte pour des parts de marché. Cette
rivalité internationale comporte des dangers puisqu’elle favorise nettement les plus
forts – elle peut donc accentuer les asymétries – et qu’elle peut conduire à des guer-
res commerciales, notamment sur le front transatlantique 19. La gouvernance globale
des télécommunications bute ainsi sur une rivalité stratégique entre les États ; une 125
rivalité que le marché et la concurrence exacerbent beaucoup plus qu’ils ne l’apaisent.

De la déréglementation à la re-réglementation
Paradoxalement, depuis la libéralisation du secteur des télécoms, la réglementa-
tion gagne en importance. La déréglementation est un phénomène qui se concrétise
par la réorientation des cadres réglementaires beaucoup plus que par leur disparition.
Le nombre d’autorités en matière de réglementation est passé de 12 à 90 à l’échelle
mondiale. La réglementation n’est certainement pas près de disparaître ; sans elle,
il est peu probable qu’une concurrence viable puisse émerger. L’action d’une auto-
rité indépendante s’impose pour appliquer les nouvelles règles, par exemple pour
éliminer les barrières à l’entrée 20. De nombreux auteurs préfèrent ainsi le terme re-
réglementation à celui de déréglementation 21. Si le terme « réglementation » subsiste,
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la fonction est tout autre. Elle vise aujourd’hui principalement à créer des marchés
mondiaux concurrentiels. 18
John Stopford et Susan
Strange, Rival States, Rival Firms :
Competition for World Market
Les mandats des autorités de réglementation sec-
Shares, Cambridge : Cambridge
torielle comprennent de nouvelles dimensions en lien University Press, 1991.

avec la transition vers des marchés concurrentiels 19


Mark Naftel et Lawrence
ainsi que de nouvelles responsabilités découlant des J. Spiwak, The Telecoms Trade War :
the United States, the European
accords commerciaux, comme celles de sanctionner
Union and the World Trade Organi-
les comportements anticoncurrentiels des entreprises sation, Oxford : Hart, 2000.

qui contrôlent les installations essentielles et d’adopter 20


Hank Intven et al., Telecommu-
des réglementations qui soient indépendantes, non nications Regulatory Handbook,
Geneva : InfoDev, 2001.
discriminatoires et transparentes. Une réglementation
asymétrique est souvent adoptée par les autorités sec- 21
David Levi-Faur, « The Gover-
nance of International Telecom-
torielles, nouvellement créées au besoin, pour favoriser
munications Competition…», art.
l’entrée des opérateurs étrangers. L’idée est d’aider ces cit., pp. 1-28.

Vol. 2, No 2, 2004 a contrario


{ Articles Mythes et limites de la gouvernance globale des télécommunications

opérateurs à affronter la concurrence des anciens monopoles et des entreprises


dominantes sur le marché national et fi nalement de leur permettre de percer les
marchés ; le lien entre concurrence et accès aux marchés est ici loin d’être évident.
Le leurre est de ne pas reconnaître que la réglementation est, elle-même, traversée
par les intérêts stratégiques des États et, plus souvent encore, par ceux de certains
acteurs que l’on ne manque pas de consulter afi n de répondre à leurs demandes
institutionnelles ; des demandes qui sont loin de favoriser la concurrence ou l’in-
térêt public.

La re-réglementation est ainsi au cœur de nouvelles rivalités. Les fi rmes étran-


126 gères et les États, comme les organisations internationales, surveillent de près les
mesures prises par les États pour qu’une concurrence « effective » s’applique à tous.
Les nouveaux confl its portent principalement sur les conditions de la concurrence.
Pour la surveiller, les États-Unis possèdent un arsenal très efficace, dont ils n’hési-
tent pas à faire usage 22. La Federal Communications Commission (FCC), la Federal Trade
Commission (FTC), le United States Trade Representative (USTR) et le Département de
la justice consacrent une part importante de leurs compétences à faire respecter
les accords commerciaux. Incidemment, les États-Unis ont soumis à l’Organe de
règlement des différends de l’OMC un litige avec le Mexique relatif à des questions
réglementaires, dont ils sont sortis gagnants. À juger les récents accords bilatéraux
signés par les États-Unis avec le Chili et Singapour, la gouvernance des télécommu-
nications continuera de préciser les responsabilités des États en matière de concur-
rence. Les dispositions de l’accord États-Unis/Chili portent sur des mesures très spé-
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cifiques sur le contrôle des comportements des principaux opérateurs, les questions
relatives au service universel, à l’octroi des licences, à la standardisation et il prévoit
la création d’un organisme indépendant chargé de veiller à l’application des règles
de concurrence. L’importance attribuée au volet institutionnel de la gouvernance
globale des télécommunications remet en première ligne les questions politiques et
réglementaires. C’est actuellement le modèle américain qui en trace les contours.

La concurrence nécessite une surveillance des marchés


Le troisième mythe de la nouvelle gouvernance des télécoms a trait à la concur-
rence. En théorie, la concurrence devrait favoriser la rivalité entre plusieurs opéra-
teurs ne possédant pas le pouvoir d’agir stratégiquement sur le marché, donnant ainsi
un pouvoir considérable aux utilisateurs dans l’évolution de l’industrie. Pourtant,
loin de conduire à une décentralisation du processus de
22
Le Trade Act de 2002 comprend
prise de décision, la concurrence s’est plutôt traduite par
des objectifs ambitieux dans le
secteur des télécommunications. une centralisation accrue dans les mains de quelques

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entreprises qui détiennent un grand pouvoir de marché. Si les États ont introduit la
concurrence, ils ont également « laissé faire » – voire encouragé – le processus de
concentration des télécommunications. La concurrence a paradoxalement signifié
le remplacement de monopoles réglementés par des oligopoles qui jouissent d’une
grande marge de manœuvre par rapport à la réglementation du secteur.

La liste des vingt plus importantes entreprises de services de télécommunica-


tions (Tableau 1) illustre cette réalité et montre que les entreprises qui dominent le
secteur ne sont pas nouvelles ; la plupart sont des anciens monopoles. Verizon, par
exemple, un nouveau nom sur le marché, est née de la fusion de Bell Atlantic et de
GTE ; SBC a augmenté son pouvoir de marché notamment par l’acquisition d’Ame- 127
ritech. L’on retrouve également, AT & T and AT & T Wireless ; France Telecom ; BCE,
ou encore British Telecom. Si aujourd’hui ces entreprises opèrent dans un environ-
nement de concurrence, il s’agit surtout d’une concurrence entre grands oligopoles
bien établis dans leurs marchés nationaux et sur les marchés internationaux.

Dans les télécommunications globales, les fusions et acquisitions (F & A) nationales


et transfrontières ont atteint des niveaux extraordinaires, particulièrement dans la
deuxième moitié des années 90. Les anciens monopoles ont conservé leur mainmise
sur le marché et augmentent actuellement leur pouvoir de marché. Aux États-Unis,
seules quelques-unes des 7 Baby Bells créées lors du démantèlement de AT & T en 1984
existent toujours. AT & T a également multiplié les acquisitions, notamment des
compagnies de câbles comme TCI et MediaOne, avant de se recentrer, récemment, sur
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ses activités de télécommunications. Les nouveaux venus, confrontés aux anciens
monopoles, ont également adopté des stratégies de croissance offensives par la voie
des F & A. Le cas le plus connu est certainement celui de WorldCom qui, dans les
années 90, a réalisé plus de 70 acquisitions, la plus importante ayant été celle de MCI.
WorldCom était devenu l’un des plus grands fournisseurs de services avant son effon-
drement à la suite d’une série de scandales comptables. À l’étranger, l’histoire n’est pas
très différente. Les entreprises se sont efforcées d’établir des alliances et ont multiplié
les F & A pour bâtir de nouveaux réseaux mondiaux et innovateurs.

L’existence d’un marché global des télécommunications soulève donc la question du


contrôle par les autorités responsables de la concurrence des pratiques anticoncurren-
tielles et de la concentration à l’échelle mondiale. Jusqu’à tout récemment, il convenait
d’aborder la concurrence dans une perspective différente selon le niveau d’analyse natio-
nal ou international. Les deux espaces de concurrence n’étaient pas hermétiques, mais
les débats étaient d’abord posés dans un cadre national pour être ensuite posés à une

Vol. 2, No 2, 2004 a contrario


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Tableau 1 : Les vingt plus grandes entreprises de services de télécommunications

Selon les chiffres d’affaires de télécommunications en 2002


(en millions de US dollars)

Entreprises Pays Revenus

1 NTT Japon 87 114


2 Verizon États-Unis 67 625
3 Deutsche Telekom Allemagne 50 528
4 Vodafone Royaume-Uni 45 601
5 France Telecom France 43 855
128 6 SBC États-Unis 43 138
7 AT & T États-Unis 37 827
8 Telecom Italia Italie 28 610
9 British Telecom Royaume-Uni 28 114
10 Telefónica Espagne 26 739
11 Sprint États-Unis 26 634
12 BellSouth États-Unis 22 440
13 KDDI Japon 22 211
14 China Mobile Chine 18 232
15 China Telecom Chine 16 467
16 AT & T Wireless États-Unis 15 631
17 Qwest États-Unis 15 487
18 Japan Telecom Japon 14 322
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19 BCE Canada 12 597
20 KPN Pays-Bas 12 031

Source : IDATE, www.idate.fr

23
Pour un survol des dévelop- échelle internationale. Il n’est plus possible aujourd’hui de
pements de l’antitrust interna-
distinguer entre la concurrence nationale et la concurrence
tional, voir Larry Fullerton et
Camelia C. Mazard, « Interna- internationale, même si les mesures antitrust restent frag-
tional Antitrust Co-operation
mentées par les espaces nationaux 23. Le constat est clair :
Agreements », World Competition,
Vol. 24, N° 3, 2001, pp. 405–423 ; il n’existe pas de droit international de la concurrence. Tou-
Filippo Amato, « International tefois, les années 90 furent marquées par un mouvement
Antitrust : What Future ? », World
Competition, Vol. 24, N° 4, 2001,
de grande ampleur en faveur de la mise à l’ordre du jour des
pp. 451–473. négociations internationales de la concurrence.

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Si l’on renoue avec l’idée que la concurrence a besoin de règles et d’institutions


et qu’elle est donc, elle-même, un objet de régulation, les débats actuels demeurent
cependant très éloignés d’un projet de droit mondial de la concurrence. Une telle
évolution n’est souhaitée ni par les États ni par les entreprises. Ce qui tend à se déve-
lopper est davantage une gouvernance fondée sur une culture de concurrence encadrée
par une nouvelle discipline commerciale et de nouvelles formes de coopération
internationale.

Abordons premièrement les questions commerciales en nous référant aux débats


qui ont lieu à l’OMC. La concurrence fait partie, depuis 1996, des questions à l’ordre
du jour des négociations multilatérales. Certains accords de l’OMC, notamment l’ac- 129
cord sur les télécommunications de base et l’accord sur les droits de propriété intel-
lectuelle qui touchent au commerce, ont incorporé des mesures relatives à la concur-
rence, mais l’approche est encore très circonscrite 24. Il s’agit désormais d’aller plus
loin. Dans cette perspective, la rencontre de Doha a jeté les fondations d’un Cadre
multilatéral de la concurrence (CMC) dont les objectifs sont le libre jeu de la concur-
rence sur les marchés domestiques et le traitement national, ou plus concrètement
l’élimination des barrières érigées par les entreprises locales et par les politiques
économiques des États.

Un CMC ne créerait pas de droit mondial de la concurrence, mais il engagerait les


États à respecter trois principes : la transparence, la non-discrimination et l’équité de
la procédure. Les négociations sont difficiles. Les oppositions entre les pays dévelop-
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pés et les pays en développement ne seront pas aisées à surmonter. Un problème plus
fondamental est la résistance des États, en premier lieu des États-Unis, à la création
de règles contraignantes et d’institutions supranationales en matière de concurrence.
Une autre limite de ces développements : le fait que les disciplines commerciales sont
teintées par un modèle de gouvernance favorable aux FMN. Elles visent essentielle-
ment l’élimination des barrières à l’accès aux marchés nationaux et la promotion de
politiques de concurrence non discriminatoires pour les entreprises étrangères. Les
contraintes qu’elles imposeraient aux FMN sont nulles et l’on imagine mal les États,
surtout les moins forts, imposer des règles de concurrence à des acteurs aussi puis-
sants. Il faudrait dans ce cas renforcer la coopération internationale.

24
Nous avons abordé ces déve-
La coopération internationale est, il faut le souligner,
loppements dans Michèle Rioux,
de plus en plus importante. Par exemple, les accords bila- « Concurrence et accès au mar-
ché », in C. Deblock (dir.), L’Or-
téraux en matière de concurrence se multiplient. Leurs
ganisation mondiale du commerce,
effets positifs sont nombreux. C’est ainsi que plusieurs Montréal : Fides, 2002, pp. 117-130.

Vol. 2, No 2, 2004 a contrario


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cartels internationaux ont été condamnés et que certaines fusions internationa-


les ont été bloquées. Par exemple, la fusion WorldCom-Sprint fut interdite par les
États-Unis et par l’Union européenne, et la fusion Boeing/McDonnellDouglas ne fut
permise que sous certaines conditions suite aux réticences de l’Union européenne 25.
Néanmoins, les bénéfices de ces accords reposent encore et toujours sur la bonne
volonté des partenaires et sur la compatibilité de la coopération avec les lois et les
intérêts nationaux de chaque partenaire. La décision de la Commission européenne
de bloquer la fusion General Electric/Honeywell et la vive réaction des États-Unis
sont, à cet égard, révélatrices de la fragilité d’une telle gouvernance. Les animosités
qui découlent du cas Microsoft dénotent également les limites de la coopération
130 bilatérale transatlantique. Plus fondamentalement, la coopération bilatérale favorise
les acteurs les plus puissants qui ont des capacités institutionnelles et un pouvoir de
négociation comparables, comme c’est le cas pour les États-Unis et l’UE. En réalité, la
coopération bute sur les asymétries de pouvoir et sur l’absence d’un consensus inter-
national sur les pratiques à interdire et le rôle des politiques de concurrence. C’est ici
qu’intervient plus précisément le concept de « culture de concurrence », un concept
encore mal défini mais qui fait référence à un processus de convergence vers des best
practices (pratiques optimales) en matière de concurrence.

La nécessité d’une convergence internationale est aujourd’hui reconnue. Une ini-


tiative récente lancée par les États-Unis, la Global Competition Initiative, a débouché
sur la création du Réseau international sur la concurrence. L’approche est fort pragmati-
que, mais elle souffre de plusieurs limites. La plus importante est que la convergence
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vers une culture globale de la concurrence peut mener à un nivellement par le bas.
Ceci est d’autant plus probable que l’imposition d’une discipline concurrentielle peut
désavantager les entreprises nationales face aux concurrents étrangers, et qu’elle
peut réduire l’attractivité du territoire national pour les investisseurs étrangers. La
convergence est marquée, ces dernières années, par deux phénomènes : l’assouplisse-
ment des politiques de concurrence pour tenir compte des objectifs de compétitivité
dans un contexte de globalisation économique et de changements technologiques
rapides, et le renforcement des politiques de concurrence lorsqu’il s’agit de contrer
les pratiques anticoncurrentielles étrangères. De là à ce que les politiques de concur-
rence jouent un rôle stratégique qui les apparenterait à des politiques industrielle ou
25
Sur la question des cartels, commerciale, il n’y a qu’un pas.
voir Simon J. Evenett, Margaret
C. Levenstein et Valerie Y. Suslow,
« International Cartel Enforce- La majorité des États, à commencer par les États
ment : Lessons from the 1990s »,
industrialisés, ne font pas preuve d’autodiscipline. Face
World Economy, Vol. 24, N° 9, sep-
tembre 2001, pp. 1221-1245. au processus de consolidation des télécoms, les gouver-

a contrario Vol. 2, No 2, 2004


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nements et les autorités responsables de la concurrence ne sont pas intervenus. En


réalité, la concurrence n’était pas le véritable objectif recherché ; les réels objectifs
étaient l’innovation et la compétitivité. Il était généralement admis que les F & A et
les alliances stratégiques devaient entraîner d’importants bénéfices, notamment le
développement de réseaux interactifs à large bande, l’innovation technologique, la
convergence industrielle (voix, vidéo, données) et le déploiement de réseaux et servi-
ces de télécommunications compétitifs à l’échelle mondiale. D’une certaine manière,
comme l’a suggéré Winseck, la concentration de la propriété est aux nouveaux
réseaux à large bande ce que la non-application des lois antitrust était au début de
l’histoire des télécoms 26. La concentration, plutôt que la concurrence, est devenue le
moyen d’atteindre une meilleure efficacité et de stimuler l’innovation. 131

Les politiques de la concurrence peuvent représenter un instrument stratégique


de première importance permettant à la fois d’imposer la concurrence chez les autres
États, tout en justifiant les pratiques « anticoncurrentielles » des champions « natio-
naux ». Dans ce contexte, il n’est pas surprenant de voir les États, particulièrement
les plus puissants, réclamer le droit de surveiller et de sanctionner les pratiques anti-
concurrentielles observées à l’étranger, du côté des acteurs publics et privés.

Si l’émergence d’une culture de la concurrence ne remet pas en cause les rivalités


entre les États, elle s’articule parfaitement avec les demandes des FMN. Ces dernières
exploitent la fragmentation de l’environnement juridique international, mais elles
demandent par ailleurs que les cadres juridiques nationaux soient harmonisés et
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que les contraintes au déploiement des réseaux transnationaux soient éliminées sur
les marchés nationaux. Elles cherchent à réduire les incertitudes et les lourdeurs
administratives liées à l’existence de multiples cadres réglementaires à l’échelle
mondiale ; l’une de leurs demandes est ainsi de trouver une solution aux problèmes
de « sur-régulation » des fusions-acquisitions (F & A).

Il est probable que les questions de concurrence continueront de poser des défis
importants pour la régulation mondiale des télécoms. Mais, coupée d’une volonté
politique d’encadrement des comportements des acteurs privés, la nouvelle culture
de concurrence favorise un ordre juridique qui accompagne la globalisation écono-
mique sans la maîtriser. Elle constitue une sorte de droit
26
Dwayne Winseck, « Canadian
de la concurrence sans code ni institution, qui, pour cette
Telecommunications : A History
raison, se révèle particulièrement favorable aux acteurs and Political Economy of Media
Reconvergence », Canadian Jour-
les plus puissants. Force est de constater que si l’action
nal of Communication, Vol. 22,
antitrust requiert davantage qu’une simple culture de la N° 2, 1997.

Vol. 2, No 2, 2004 a contrario


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concurrence, ni les États ni les firmes ne sont réellement intéressés à l’adoption de


règles supranationales contraignantes qui pourraient limiter leur autonomie 27.

L’efficacité des marchés en question


Le pari fait par les États en introduisant la concurrence et en octroyant toujours
plus de liberté et de pouvoir aux grandes entreprises de télécommunications revient
à fonder la construction de la société de l’information sur l’hypothèse d’autorégu-
lation des marchés et sur celle de l’efficacité des acteurs privés. Suite à la crise qui
a récemment traversé le secteur des TIC, ces hypothèses semblent, pour le moins,
ébranlées. Les télécoms sont contrôlées par de puissants intérêts privés plutôt que
132 par la main invisible du marché, et ceux-ci n’ont pas à proprement parler adopté des
comportements « efficaces ».

La concurrence a produit exactement le contraire de ce qu’elle était censée géné-


rer. Les anciens monopoles jouissent toujours de bonnes positions tandis que les
nouveaux opérateurs se battent pour survivre. La crise de la nouvelle économie et
les scandales financiers dans le secteur ont de surcroît soulevé des questions de gou-
vernance et d’éthique qui remettent en cause les bases du système capitaliste. Le cas
WorldCom est bien connu : il s’agit de la plus grosse faillite et du plus gros scandale
financier de toute l’histoire des États-Unis.

Au cours des années 90, l’euphorie autour de la nouvelle économie a conforté les
entreprises de télécommunications dans leurs stratégies à haut risque. En adoptant de
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nouveaux modèles d’entreprises, elles ont procédé à des investissements massifs dans
le déploiement des réseaux et dans les stratégies de convergence en multipliant les opé-
rations de F & A. Le public était perdant, mais l’on s’attendait à ce que, à long terme, il
profite de réseaux et de services novateurs. Alan Greenspan parlait déjà en 1996 d’exubé-
rance irrationnelle des marchés, mais personne ne voulait vraiment entendre, et encore
moins agir de manière à ramener à la raison les investisseurs. La nouvelle économie s’est
essoufflée à la fin des années 90. Les promesses d’innova-
27
Voir Michèle Rioux, « Concur-
tion, d’efficacité et de compétitivité sont très vite devenues
rence et bien commun », in
O. Delas et C. Deblock (dir.), Le bien sources d’embarras. La concurrence oligopolistique a con-
commun comme réponse politique à
duit à une surcapacité et à un dédoublement des réseaux
la mondialisation, Bruxelles : Bruy-
lant, 2003, pp. 219-246, et Michèle dans les grands centres urbains. Finalement, il n’est resté
Rioux, « Globalisation et concur-
que bien peu des grandes manœuvres ; la plupart des entre-
rence », Études Internationales,
Vol. 23, N° 1, mars 2002. prises, repliées sur leur territoire national et sur leurs acti-
28
Dan Schiller, « The Telecom Cri-
vités « traditionnelles », cherchent, comme le dit Schiller, à
sis », Dissent, hiver 2003, pp. 66-70. survivre dans la salle d’urgence de l’économie mondiale 28.

a contrario Vol. 2, No 2, 2004


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La crise qui a perturbé le marché des TIC a soulevé de nombreux débats. Certains
observateurs soutiennent que la concurrence est au cœur du problème. Contre toute
attente, la voie privilégiée consiste actuellement à accorder une confiance encore
plus grande au marché et aux acteurs privés plutôt que de remettre en question
leur efficacité. L’assertion suivante de M. Powell, Directeur de la FCC, est à ce titre
exemplaire : « […] ni la crise des scandales comptables et de malfaisance corporative
ni le ralentissement, leur étant relié mais distinct, ne suggèrent qu’il soit approprié
de changer la politique publique de notre nation qui consiste à favoriser la con-
currence dans les télécommunications et le recours, lorsque cela est possible, aux
forces concurrentielles du marché plutôt qu’à la régulation est l’élément clé de la
solution à nos problèmes […] .» 29 133

Quelle approche doit-on adopter lorsqu’il n’est pas possible de s’en remettre
aux forces du marché ? Les réponses sont contenues dans l’édition 2003 du Econo-
mic Report of the President. Le rapport établit une distinction entre deux types de
réglementation : une réglementation de commande et de contrôle, qui fait appel au
pouvoir coercitif d’intervention du gouvernement, et une réglementation s’appuyant
sur la performance et les incitations qui, au contraire, utilise les forces du marché
pour atteindre les mêmes objectifs 30. L’actuel gouvernement américain préfère
la deuxième approche ; la réglementation doit s’appuyer sur le marché et avoir
un minimum d’impact sur la « concurrence ». En ce qui a trait aux problèmes de
gouvernance d’entreprise, l’approche américaine consiste à cibler les « pommes
pourries » et à fournir des incitatifs pour une bonne gouvernance d’entreprise.
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La loi Sarbanes-Oxley, adoptée en 2002, en constitue le principal instrument ; elle
cible les acteurs qui menacent le capitalisme américain. Il n’y a donc pas de remise
en question des effets de la concurrence oligopolistique 29
Michael Powell, « Powell : Rx
For Telecom In Competition »,
sur les pratiques des fi rmes ; « la concurrence va conti-
Wireless Week, 15 janvier 2003.
nuer à orienter l’évolution de la gouvernance corpora-
30
Council of Economic Advisers,
tive américaine » 31.
Economic Report of the President,
Transmitted together with the
Annual Report of the Council of
Les échecs de la gouvernance d’entreprise démontrent
Economic Advisors, Washington
que l’initiative privée et la concurrence ne mènent pas D. C : United States Printing
Office, 2003.
plus à l’autorégulation qu’à l’efficacité des marchés dans
le secteur des télécommunications. Mais si des mesures 31
Council of Economic Advisers,
Growth and Competition in the
sont bel et bien à prendre, la question qui se pose est de
Telecommunications Industry : 1993-
savoir à qui en revient la définition. Sur cet enjeu, les 1998, Department of Commerce,
National Technical Information
États-Unis semblent résolus à faire valoir, encore une
Administration, Washington
fois, la prédominance de leurs règles et des lois américai- D. C., février 1999, p. 108.

Vol. 2, No 2, 2004 a contrario


{ Articles Mythes et limites de la gouvernance globale des télécommunications

nes en matière de capitalisme global. Peu de pays peuvent effectivement empêcher le


modèle américain de servir de modèle, sauf peut-être les pays de l’Union européenne
qui pourraient, si une volonté politique se cristallisait, résister à l’impérialisme
américain en matière de gouvernance globale. Malheureusement ce n’est pas encore
le cas. La régulation de demain ne devrait donc pas s’éloigner d’un modèle concur-
rentiel dont les failles semblent pourtant bien évidentes.

L’avenir des télécommunications globales


Nombreux sont les mythes qui traversent la gouvernance « concurrentielle » des
télécommunications globales. Cette nouvelle gouvernance a conduit : à la concen-
134 tration du secteur ; à des manœuvres stratégiques des États ; à une complexification
des tâches des agences responsables de la réglementation des télécommunications et
de la concurrence ; à une situation de déséquilibres et de problèmes de gouvernance
privée. Les marchés mondiaux dits « non réglementés » des télécommunications
n’ont démontré ni leur efficacité ni leur capacité à impulser la croissance des réseaux
et services multimédias à l’échelle mondiale. En réalité, ces marchés non réglemen-
tés n’existent tout simplement pas puisque la concurrence, elle-même, entraîne
les fi rmes et les États à agir sur le marché, à en défi nir les règles et à en maîtriser la
« concurrence ».

Que pouvons-nous prédire pour l’avenir ? Un retour à des structures monopolisti-


ques n’est certainement pas la réponse. Si l’existence de marchés planifiés à l’échelle
mondiale est utopique, celle de marchés mondiaux exempts de toute forme de régle-
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mentation ou de régulation l’est tout autant. L’on peut distinguer deux solutions,
chacune relevant de différentes traditions de coopération internationale et de régu-
lation. La première insiste sur la nécessité de développer une régulation supranatio-
nale et hiérarchique tandis que la seconde, qui fait davantage confiance au marché
et aux institutions privées, insiste sur l’autonomie des acteurs et sur la coopération
volontaire.

La première approche, plus près du modèle communautaire qui prévaut au sein


de l’Union européenne, cherche à développer des institutions communes afin de
discipliner les États et les inciter à prendre des mesures qui favorisent le bien com-
mun. Cependant, cette approche implique que les États renoncent à certains aspects
de leur souveraineté, et c’est là une tâche laborieuse qui exige beaucoup de temps et
d’efforts. La seconde approche correspond au modèle dominant. Les États, princi-
palement les États-Unis, ne tolèrent aucune contrainte imposée à leurs politiques
nationales, aux marchés et aux fi rmes. Une telle gouvernance est fondée sur les

a contrario Vol. 2, No 2, 2004


Mythes et limites de la gouvernance globale des télécommunications Articles }

forces du marché, une auto-réglementation des acteurs privés, une réglementation


nationale minimale et transparente ainsi que sur la coopération intergouvernemen-
tale volontaire. Tout au plus peut-on faire appel aux institutions nationales et inter-
nationales pour arbitrer les litiges, éliminer les abus qui découlent du pouvoir du
marché et gérer les risques systémiques. Cette approche repose sur l’idée qu’il existe
un ordre « naturel » et sous-estime les imperfections du marché tout autant que les
inégalités et les rivalités entre les États.

Schéma 1 : Nouvelle gouvernance des télécommunications 135


et nouveaux enjeux de régulation

Les États-Unis introduisent Érosion des régimes monopolistiques


la concurrence nationaux et internationaux

Gouvernance des télécommunications fondée sur la concurrence

Mythes des « marchés non réglementés »


• Les États agissent stratégiquement
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• La réglementation est encore importante
• La surveillance des marchés est requise
• Les marchés sont instables et inefficaces

• Régulation fondée sur les • Régulation hiérarchique


incitatifs et la performance • Obligations contraignantes
• Coopération volontaire pour les États et les acteurs
impliquant les acteurs privés non-étatiques
et publics

Vol. 2, No 2, 2004 a contrario


{ Articles Mythes et limites de la gouvernance globale des télécommunications

La solution optimale en ce qui concerne la régulation du secteur se situe pro-


bablement à mi-chemin de ces deux approches. Il serait inutile de tomber dans
l’idéalisme, que ce soit celui de la création de marchés autorégulés ou celui de la
création d’institutions mondiales qui n’ont, jusqu’à maintenant, aucun fondement
historique. Deux grandes questions doivent guider les réflexions et débats futurs :
(1) de quel type de régulation – ou de gouvernance – avons-nous besoin (privée,
publique, mixte) et quels doivent en être les principaux objectifs ? ; (2) à quel niveau
(multilatéral, régional, bilatéral) devons-nous développer la gouvernance des TIC et
quelle interaction doit exister entre les différents niveaux de gouvernance ?

136 Concernant le premier point, il importe de lever le voile sur les mythes de la gou-
vernance des télécommunications fondée sur la concurrence. Il faut reconnaître
que personne, à commencer par les États et les fi rmes, ne désire se soumettre à la
concurrence. Dans sa forme actuelle, la gouvernance globale des télécommuni-
cations est loin de pouvoir signifier un véritable repli du « politique », de la régle-
mentation, et de la concentration du pouvoir économique. Ceci nous indique, en
quelque sorte, qu’une main visible façonne actuellement les structures et les cadres
normatifs des télécommunications globales. Le marché des télécommunications
n’est pas un ordre spontané, il est un construit. Les États-Unis n’ont pas simplement
promu la libéralisation, mais ils exportent aussi les règles et les institutions « amé-
ricaines » qu’ils considèrent les plus adaptées à un capitalisme global. Ce modèle
souffre d’une lacune majeure ; la négation des liens entre les sphères privée et publi-
que – ou encore, la subordination de la seconde à la première. Il importe désormais
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de rechercher des solutions qui tiennent compte non seulement des intérêts privés
et nationaux mais également de ceux des acteurs sociaux dans la construction de la
société globale de l’information. En l’absence d’un tel projet, il faut s’attendre à ce que
les stratégies monopolistiques et les intérêts mercantiles se développent librement,
avec les coûts que cela suppose pour la société.

Concernant le deuxième point, peut-on envisager de construire des cadres insti-


tutionnels qui dépasseraient effectivement les niveaux national et intergouverne-
mental, ce qui permettrait de se rapprocher d’une perspective réellement mondiale,
et qui intégreraient les différents aspects de la régulation des télécommunications
globales ? Jusqu’à présent, c’est dans le cadre de l’OMC et dans le cadre plus informel
des organisations privées que la nouvelle gouvernance des télécommunications
prend ses racines ; autrement dit, des forums qui favorisent la logique marchande,
les intérêts des entreprises privées, des grands opérateurs de télécommunications et
des États-Unis.

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L’avenir devrait nous dire si les intérêts des pays en développement et ceux de la
société civile peuvent faire leur chemin dans les débats qui se tiennent au sein des
Nations Unies et à l’UIT avec le Sommet mondial sur la société de l’information, et
comment ces débats pourraient affecter une gouvernance à dominance commer-
ciale. L’on peut déjà douter de cette dernière possibilité puisque ni les États ni les
entreprises, spécialement les plus forts, ne semblent être engagés sérieusement
dans les discussions qui remettent en cause une gouvernance qui les favorise en
s’engageant à faire les concessions nécessaires pour que l’actuelle révolution indus-
trielle soit mise au service des pays en développement et de la société civile. Encore
une fois, c’est au niveau des accords commerciaux, bilatéraux, régionaux et multi-
latéraux, que les choses évoluent le plus vite et que les règles les plus contraignantes 137
se développent. a
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