Mythes Et Limites de La Gouvernance Globale Des Télécommunications
Mythes Et Limites de La Gouvernance Globale Des Télécommunications
Mythes Et Limites de La Gouvernance Globale Des Télécommunications
télécommunications
Michèle Rioux
Dans A contrario 2004/2 (Vol. 2), pages 116 à 136
Éditions BSN Press
ISSN 1660-7880
ISBN 2940146519
DOI 10.3917/aco.022.0116
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116
L e secteur des télécommunications est un excellent exemple des changements
ayant favorisé l’émergence d’une nouvelle gouvernance du système capitaliste,
une gouvernance fondée sur la capacité autorégulatrice des marchés et largement
contrôlée par le secteur privé. Ce secteur des télécommunications est aujourd’hui au
centre des enjeux stratégiques des firmes et des États tout autant qu’il est au centre des
débats sur le développement de la société de l’information. C’est un cas particulière-
ment intéressant pour saisir l’économie politique internationale à l’ère de la globalisa-
tion économique, les mythes, les limites ainsi que les nouveaux enjeux de régulation
d’un capitalisme global 1.
* L’auteur remercie Christophe été soumis à rude épreuve. Le pent à l’heure actuelle. Robert
Peyron pour ses commentaires. principal défi en économie poli- Gilpin, Global Political Economy,
tique internationale reste de sai- Princeton : Princeton University
1
Les transformations de sir la nouvelle interface entre les Press, 2001.
l’économie mondiale n’ont pas marchés, les États et les acteurs
2
touché uniquement ce secteur. privés. Relever ce défi est crucial Pendant plus de cent ans, ce
Avec l’émergence des fi rmes pour comprendre l’évolution de secteur fut placé sous contrôle
multinationales, lesquelles sont l’économie mondiale, saisir les étatique, que ce soit d’une façon
capables, à bien des égards, de se nouveaux cadres normatifs qui directe ou, en Amérique du
soustraire du « contrôle » natio- accompagnent la globalisation Nord, indirectement par la voie
nal, les politiques nationales et et évaluer les limites des formes de la réglementation de mono-
les régimes internationaux ont de gouvernance qui se dévelop- poles privés.
Cet article est organisé en trois parties. Il présente les changements qui ont
conduit à l’émergence de télécommunications globales « concurrentielles », explore
les mythes et les limites de la nouvelle gouvernance globale des télécoms et souligne
les enjeux de régulation dans ce secteur clé de ce que l’on peut appeler « la troisième 117
révolution industrielle » 3. L’idée principale que nous cherchons à éclairer est que la
gouvernance globale des télécoms soulève d’importantes questions quant à la pos-
sibilité de fonder la régulation du secteur sur le principe concurrentiel. Le marché
n’a pas démontré son efficacité et d’importants enjeux de régulation nécessitent des
solutions « hors-marché ». Nous n’aborderons évidemment pas l’ensemble des pro-
blématiques qui traversent la gouvernance globale des télécommunications. Notre
approche consistera davantage à en souligner quatre des plus importants mythes :
1) le retrait des États ; 2) la déréglementation ; 3) la concurrence ; 4) l’efficacité des
marchés et de l’initiative privée comme vecteurs principaux de l’organisation des
télécommunications. En opposition à ces mythes, nous aborderons les limites de
la gouvernance fondée sur le modèle concurrentiel et nous tenterons de situer les
enjeux de régulation qui en découlent.
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dans les systèmes d’organisation et de gestion des FMN. Très vite, la forte demande
des grands clients – les FMN – s’est trouvée frustrée par une offre limitée par les
territoires nationaux et la réglementation. Des tensions sont ainsi apparues entre les
nouveaux marchés non réglementés, principalement la transmission de données,
et les services réglementés de télécommunications offerts par les monopoles. Drake
résume assez bien les principaux facteurs qui allaient mener à l’érosion graduelle de
l’ancien régime et jeter de nouvelles bases pour une gouvernance globale des télé-
communications :
Terre des premiers changements dans le secteur des télécommunications dès les
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Les changements aux États-Unis n’allaient pas être sans incidences sur le
régime international des télécommunications, bien au contraire. Ce dernier était
en effet conçu pour assurer l’interconnexion des monopoles nationaux et non celle
120 de multiples opérateurs se déployant sur de nouveaux marchés concurrentiels,
comme celui du transfert de données via des réseaux privés. Les États-Unis et, dans
une moindre mesure, le Canada, n’étaient pas favorables aux fortes contraintes
imposées aux opérateurs dans le système de l’UIT. Les deux pays, en rupture des
positions européennes, se sont donc toujours appliqués à défendre des principes et
des règles plus souples au niveau international. Les contraintes posées au dévelop-
pement des nouvelles télécommunications ne pouvaient que les inciter – princi-
palement les États-Unis – à jouer de pressions en faveur d’une évolution du régime
international des télécommunications. Avec l’arrivée au pouvoir de l’administra-
tion Reagan, l’agenda des États-Unis en matière de télécommunications s’oriente
clairement vers la libéralisation du secteur ; les États-Unis défendront l’idée que les
services de télécommunications peuvent être l’objet de négociations commerciales
dans le cadre du GATT ou à un niveau bilatéral. L’objectif premier était d’obtenir
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S’il est vrai que la résistance au changement fut très importante, un consensus a
progressivement conduit à l’abandon des structures monopolistiques réglementées.
Plusieurs facteurs ont contribué à cette évolution :
• Le contournement des réseaux monopolistiques nationaux via les réseaux des fir-
mes américaines.
• La reconnaissance, par les acteurs privés, que la coexistence de structures monopo- 121
listiques réglementées et de nouveaux marchés concurrentiels n’était pas soutenable.
La plupart des États, par obligation ou par conviction, ont donc procédé à la
libéralisation 7 de leur secteur des TIC. Parallèlement, d’importants accords bila-
téraux, régionaux et multilatéraux étaient négociés, ce qui signifiait que la con-
currence ne se jouerait pas simplement à une échelle nationale mais qu’elle serait
bien internationale – voire globale. La dernière décennie du xxe siècle fut donc
marquée par un changement de paradigme en faveur des forces du marché et des
acteurs privés. Bien qu’il y ait eu d’importantes diffé- 7
Il n’est pas sûr que la nouvelle
économie ait émergé d’un ensem-
rences dans les processus nationaux d’introduction de
ble de politiques néolibérales,
la concurrence, le modèle américain a gagné un assenti- mais l’idée que la réglementation
constituait un frein à l’innovation
ment général à l’échelle mondiale. La déréglementation,
s’est imposée avec force. Voir
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« compétitivisme » 14. Conscients des effets des politiques nationales sur les stra-
tégies des fi rmes, les États adoptent de nouvelles politiques stratégiques visant
à augmenter la compétitivité des fi rmes et des territoires ; l’idée étant d’exploiter
l’interface entre les avantages compétitifs des nations et des fi rmes 15. L’introduction
de la concurrence – par la voie de la privatisation, de la déréglementation et de la
libéralisation – joue un rôle important dans ces nouvelles stratégies nationales afin
de créer les conditions et l’environnement propices à l’émergence de fi rmes et d’in-
dustries efficaces, innovatrices et compétitives à l’échelle mondiale. Dans le nouveau
régime des télécommunications, les États procèdent à un retour impressionnant qui
combine un discours fondé sur la concurrence avec des intérêts stratégiques. C’est
124 ainsi que « […] la caractéristique principale du nouveau régime international des
télécommunications est la concurrence entre firmes et nations dans le domaine des
services de télécommunications internationaux » 16.
Les États conservent des instruments puissants afin d’agir sur la concurrence
oligopolistique. À l’échelle internationale, si les télécommunications sont de plus
en plus globalisées, il n’existe pourtant pas de cadre institutionnel mondial cohé-
rent. Les politiques de télécommunications demeurent nationales et sont traversées
par des intérêts stratégiques puissants et très structurants. Il est vrai que les États
reconnaissent l’importance de la création d’un environnement politique interopéra-
ble pour que puissent se développer des réseaux interopérables 17. D’une part, tous les
États désirent pénétrer les marchés étrangers, il en résulte une coopération en faveur
de l’ouverture des marchés, une coopération non dénuée de considérations straté-
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14
Voir Christian Deblock, « Du national and global telecommu- Cambridge : Cambridge Univer-
mercantilisme au compétiti- nications », Journal of Socio-Econo- sity Press, 2003.
visme : le retour du refoulé », mics, Vol. 27, N° 6, 1998, pp. 665-
16
in M. Van Cromhaut (dir.), 685 ; Vincent Mosco, « Toward Peter Drahos et Richard
L’État-nation à l’ère de la mondiali- a Theory of the State and Tele- A. Joseph, « Telecommunica-
sation, Paris : L’Harmattan, 2003, communications Policy », Journal tions and Investment in the
pp. 79-101 ; David Levi-Faur, « The of Communication, Vol. 38, hiver Great Supranational Regulatory
Governance of International Tele- 1998, pp. 107-124. Game », Telecommunications
communications Competition : Policy, Vol. 19, N° 8, 1995, p. 620.
15
Cross-International Study of David Levi-Faur, « New
17
International Policy Regimes », Regimes, New Capacities : The Bram Dov Abramson et Marc
Competition and Change, Vol. 4, Politics of Telecommunications Raboy, « Policy Globalisation
N° 1, 1999, pp. 1-28 ; David Levi- Nationalization and Liberali- and ‹Information Society›: a
Faur, « The Competition State as zation » in L. Weiss (ed.), States View from Canada », Telecom-
a Neomercantilist State : unders- in the Global Economy : Bringing munications Policy, Vol. 23, 1990,
tanding the restructuring of Domestic Institutions Back In, pp. 775-791.
gopolistique 18. Ils rivalisent pour créer des politiques économiques, des environne-
ments économiques et des cadres réglementaires « compétitifs ». Dans cette course à
la compétitivité, ils sont davantage intéressés à défendre leurs intérêts stratégiques
qu’à se soumettre aux principes de concurrence.
Le retrait – voire le désarmement des États – n’est pas effectif ; il voile une réa-
lité beaucoup plus structurante, celle de la lutte pour des parts de marché. Cette
rivalité internationale comporte des dangers puisqu’elle favorise nettement les plus
forts – elle peut donc accentuer les asymétries – et qu’elle peut conduire à des guer-
res commerciales, notamment sur le front transatlantique 19. La gouvernance globale
des télécommunications bute ainsi sur une rivalité stratégique entre les États ; une 125
rivalité que le marché et la concurrence exacerbent beaucoup plus qu’ils ne l’apaisent.
De la déréglementation à la re-réglementation
Paradoxalement, depuis la libéralisation du secteur des télécoms, la réglementa-
tion gagne en importance. La déréglementation est un phénomène qui se concrétise
par la réorientation des cadres réglementaires beaucoup plus que par leur disparition.
Le nombre d’autorités en matière de réglementation est passé de 12 à 90 à l’échelle
mondiale. La réglementation n’est certainement pas près de disparaître ; sans elle,
il est peu probable qu’une concurrence viable puisse émerger. L’action d’une auto-
rité indépendante s’impose pour appliquer les nouvelles règles, par exemple pour
éliminer les barrières à l’entrée 20. De nombreux auteurs préfèrent ainsi le terme re-
réglementation à celui de déréglementation 21. Si le terme « réglementation » subsiste,
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entreprises qui détiennent un grand pouvoir de marché. Si les États ont introduit la
concurrence, ils ont également « laissé faire » – voire encouragé – le processus de
concentration des télécommunications. La concurrence a paradoxalement signifié
le remplacement de monopoles réglementés par des oligopoles qui jouissent d’une
grande marge de manœuvre par rapport à la réglementation du secteur.
23
Pour un survol des dévelop- échelle internationale. Il n’est plus possible aujourd’hui de
pements de l’antitrust interna-
distinguer entre la concurrence nationale et la concurrence
tional, voir Larry Fullerton et
Camelia C. Mazard, « Interna- internationale, même si les mesures antitrust restent frag-
tional Antitrust Co-operation
mentées par les espaces nationaux 23. Le constat est clair :
Agreements », World Competition,
Vol. 24, N° 3, 2001, pp. 405–423 ; il n’existe pas de droit international de la concurrence. Tou-
Filippo Amato, « International tefois, les années 90 furent marquées par un mouvement
Antitrust : What Future ? », World
Competition, Vol. 24, N° 4, 2001,
de grande ampleur en faveur de la mise à l’ordre du jour des
pp. 451–473. négociations internationales de la concurrence.
24
Nous avons abordé ces déve-
La coopération internationale est, il faut le souligner,
loppements dans Michèle Rioux,
de plus en plus importante. Par exemple, les accords bila- « Concurrence et accès au mar-
ché », in C. Deblock (dir.), L’Or-
téraux en matière de concurrence se multiplient. Leurs
ganisation mondiale du commerce,
effets positifs sont nombreux. C’est ainsi que plusieurs Montréal : Fides, 2002, pp. 117-130.
Il est probable que les questions de concurrence continueront de poser des défis
importants pour la régulation mondiale des télécoms. Mais, coupée d’une volonté
politique d’encadrement des comportements des acteurs privés, la nouvelle culture
de concurrence favorise un ordre juridique qui accompagne la globalisation écono-
mique sans la maîtriser. Elle constitue une sorte de droit
26
Dwayne Winseck, « Canadian
de la concurrence sans code ni institution, qui, pour cette
Telecommunications : A History
raison, se révèle particulièrement favorable aux acteurs and Political Economy of Media
Reconvergence », Canadian Jour-
les plus puissants. Force est de constater que si l’action
nal of Communication, Vol. 22,
antitrust requiert davantage qu’une simple culture de la N° 2, 1997.
Au cours des années 90, l’euphorie autour de la nouvelle économie a conforté les
entreprises de télécommunications dans leurs stratégies à haut risque. En adoptant de
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La crise qui a perturbé le marché des TIC a soulevé de nombreux débats. Certains
observateurs soutiennent que la concurrence est au cœur du problème. Contre toute
attente, la voie privilégiée consiste actuellement à accorder une confiance encore
plus grande au marché et aux acteurs privés plutôt que de remettre en question
leur efficacité. L’assertion suivante de M. Powell, Directeur de la FCC, est à ce titre
exemplaire : « […] ni la crise des scandales comptables et de malfaisance corporative
ni le ralentissement, leur étant relié mais distinct, ne suggèrent qu’il soit approprié
de changer la politique publique de notre nation qui consiste à favoriser la con-
currence dans les télécommunications et le recours, lorsque cela est possible, aux
forces concurrentielles du marché plutôt qu’à la régulation est l’élément clé de la
solution à nos problèmes […] .» 29 133
Quelle approche doit-on adopter lorsqu’il n’est pas possible de s’en remettre
aux forces du marché ? Les réponses sont contenues dans l’édition 2003 du Econo-
mic Report of the President. Le rapport établit une distinction entre deux types de
réglementation : une réglementation de commande et de contrôle, qui fait appel au
pouvoir coercitif d’intervention du gouvernement, et une réglementation s’appuyant
sur la performance et les incitations qui, au contraire, utilise les forces du marché
pour atteindre les mêmes objectifs 30. L’actuel gouvernement américain préfère
la deuxième approche ; la réglementation doit s’appuyer sur le marché et avoir
un minimum d’impact sur la « concurrence ». En ce qui a trait aux problèmes de
gouvernance d’entreprise, l’approche américaine consiste à cibler les « pommes
pourries » et à fournir des incitatifs pour une bonne gouvernance d’entreprise.
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136 Concernant le premier point, il importe de lever le voile sur les mythes de la gou-
vernance des télécommunications fondée sur la concurrence. Il faut reconnaître
que personne, à commencer par les États et les fi rmes, ne désire se soumettre à la
concurrence. Dans sa forme actuelle, la gouvernance globale des télécommuni-
cations est loin de pouvoir signifier un véritable repli du « politique », de la régle-
mentation, et de la concentration du pouvoir économique. Ceci nous indique, en
quelque sorte, qu’une main visible façonne actuellement les structures et les cadres
normatifs des télécommunications globales. Le marché des télécommunications
n’est pas un ordre spontané, il est un construit. Les États-Unis n’ont pas simplement
promu la libéralisation, mais ils exportent aussi les règles et les institutions « amé-
ricaines » qu’ils considèrent les plus adaptées à un capitalisme global. Ce modèle
souffre d’une lacune majeure ; la négation des liens entre les sphères privée et publi-
que – ou encore, la subordination de la seconde à la première. Il importe désormais
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L’avenir devrait nous dire si les intérêts des pays en développement et ceux de la
société civile peuvent faire leur chemin dans les débats qui se tiennent au sein des
Nations Unies et à l’UIT avec le Sommet mondial sur la société de l’information, et
comment ces débats pourraient affecter une gouvernance à dominance commer-
ciale. L’on peut déjà douter de cette dernière possibilité puisque ni les États ni les
entreprises, spécialement les plus forts, ne semblent être engagés sérieusement
dans les discussions qui remettent en cause une gouvernance qui les favorise en
s’engageant à faire les concessions nécessaires pour que l’actuelle révolution indus-
trielle soit mise au service des pays en développement et de la société civile. Encore
une fois, c’est au niveau des accords commerciaux, bilatéraux, régionaux et multi-
latéraux, que les choses évoluent le plus vite et que les règles les plus contraignantes 137
se développent. a
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