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LL 2 Étés Réverbérés Analyse
LL 2 Étés Réverbérés Analyse
LL 2 Étés Réverbérés Analyse
Étés réverbérés par le gravier jaune et chaud, étés traversant le jonc tressé de mes
grands chapeaux, étés presque sans nuits... Car j'aimais tant l'aube, déjà, que ma
mère me l'accordait en récompense. J'obtenais qu'elle m'éveillât à trois heures et
demie, et je m'en allais, un panier vide à chaque bras, vers des terres maraîchères
qui se réfugiaient dans le pli étroit de la rivière, vers les fraises, les cassis et les
groseilles barbues.
A trois heures et demie, tout dormait dans un bleu originel, humide et confus, et
quand je descendais le chemin de sable, le brouillard retenu par mon poids baignait
d'abord mes jambes, puis mon petit torse bien fait, atteignait mes lèvres, mes
oreilles et mes narines plus sensibles que tout le reste de mon corps... J'allais
seule, ce pays mal pensant était sans dangers. C'est sur ce chemin, c'est à cette
heure que je prenais conscience de mon prix, d'un état de grâce indicible et de ma
connivence avec le premier souffle accouru, le premier oiseau, le soleil encore
ovale, déformé par son éclosion...
Ma mère me laissait partir, après m'avoir nommée " Beauté, Joyau-tout-en-or "; elle
regardait courir et décroître - sur la pente son oeuvre - " chef-d’oeuvre ", disait-elle.
J'étais peut-être jolie ; ma mère et mes portraits de ce temps-là ne sont pas toujours
d'accord... Je l'étais à cause de mon âge et du lever du jour, à cause des yeux bleus
assombris par la verdure, des cheveux blonds qui ne seraient lissés qu'à mon
retour, et de ma supériorité d'enfant éveillée sur les autres enfants endormis.
Colette (1873-1954) est une grande figure de la littérature du XXème siècle. Elle a
mené de multiples carrières (comédienne, journaliste…) et une vie aussi riche que
libre. Elle a écrit une trentaine d’œuvres, dès 1900, mais ne les a signées de son seul
nom qu’à partir de 1923, avec Le blé en herbe. Sa mère Sidonie meurt en 1912, mais
c’est en relisant ses nombreuses lettres en 1926 qu’elle décide de lui rendre
hommage. Une première parution de Sido ou Les points Cardinaux a lieu en 1929
avant la version définitive de 1930 , en trois volets, Sido, le Capitaine et Les
Sauvages, unissant à l’hommage maternel celui au père et aux frères.
Dans les premières pages, l’autrice décrit une mère hors du commun fascinant
autrefois les siens comme elle la fascine encore, tout en ressuscitant le passé idéalisé
de son enfance, dans la maison natale de Saint Sauveur, en Puisaye, en Bourgogne.
Dans cet extrait de la page 49, à la première personne et à l’imparfait, elle évoque les
promenades à l’aube que sa mère l’autorisait à faire seule, alors qu’elle n’avait qu’une
dizaine d’années. Comment Colette célèbre-t-elle ici le monde grâce à l’écriture
du souvenir d’enfance ? (Nous suivrons les mouvements du texte correspondant
aux paragraphes ; le don de l’aube, la naissance du jour, les regards mêlés sur
l’enfant)
Mouvement 1 : jusqu’à « groseilles barbues ». Le don de l’aube.
La célébration commence par celle de la saison des « étés » de l’enfance à l’intensité
inégalée (fil directeur du chapitre depuis la p. 46 « il y avait dans ce temps-là de
grands hivers et de brûlants étés ») Le pluriel est le signe du récit itératif, à la
temporalité floue et globalisante. Eloge lyrique passe par le rythme ternaire de la
phrase nominale, scandé par la triple anaphore, et par l’allitération en R, accompagné
souvent d’une autre consonne (gravier, traversant, tressé, presque)
Les étés en question appréhendés par les sensations, jeux de lumière (cf le participe
passé réverbérés) et chaleur. Sensations que l’écriture attribue à celles de l’enfant
personnage « étés traversant le jonc tressé de [ses] grands chapeaux ». La matière
du jonc prolonge le blond, associant dans la même lumière le gravier, le chapeau ou
la blondeur implicite de l’enfant elle-même tressée. La troisième mesure « étés
presque sans nuits… » peut aussi bien s’interpréter comme allusion à la durée courte
des nuits estivales que comme transition aux promenades à l’aube, thème central d
l’extrait ainsi amené .
La célébration se centre alors sur l’aube ou sur la naissance du jour, assez essentielle
à Colette pour qu’elle en ait fait le titre d’une de ses œuvres. Il s’agit ici du goût
affirmé de l’enfant qu’elle était (Car j’aimais tant l’aube… ») mais l’adverbe déjà
marque la continuité entre l’enfant et l’adulte qu’elle est devenue. L’adverbe
d’intensité « tant » entrainant par corrélation une proposition subordonnée de
conséquence « que ma mère me l’accordait en récompense » réunit la célébration de
l’aube avec celle de la mère, apte à donner le monde à son enfant, comme si elle le
possédait, en une transmission qui dépasse largement la simple question de
l’éducation. Symboliquement, tout se passe comme si le don de la vie se rejouait
dans le don de l’aube…
La troisième phrase est plus factuelle, précisant l’heure « trois heures et demie »,
les accessoires,
« un panier à chaque bras », le but de la promenade, mais sans renoncer au lyrisme
d’une prose poétique : anaphore de la préposition « vers », personnification des «
terres maraichères » par le verbe de la relative « se réfugiaient » ou encore
énumération gourmande des fruits « les fraises, les cassis et les groseilles barbues »
Donc dans ce premier mouvement la célébration, selon un registre lyrique,
passe de la saison et l’aube, tout en la subordonnant à la figure maternelle.
Mouvement 2 : la naissance du jour
Ce § décrit poétiquement l’atmosphère magique du moment. « Trois heures et demie
» répété, est mis en valeur à l’attaque de la phrase, et le lexique de l’indistinct
domine d’abord : pronom indéfini « tout », groupe nominal introduit par le déterminant
indéfini « un bleu », adjectif « confus ». L’adjectif substantivé « bleu » complété par
l’épithète « originel » évoque le caractère enchanté de l’aube qui sort de la banalité
pour devenir symbole d’une sorte de (re)création du monde.
Création du monde à laquelle l’enfant participe de tout son corps tout neuf,
appréhendé par ses différentes parties « mes jambes » « mon petit torse » « mes
lèvres, mes oreilles et mes narines ».
« Le brouillard » état intermédiaire entre nuit et jour semble l’absorber
progressivement comme elle l’absorbe par tous ses sens, vue, toucher, et sens
olfactif privilégié via le superlatif « mes narines plus sensibles que tout le reste de
mon corps ».
Nettement plus brève, la phrase simple qui suit ajoute un commentaire de la
narratrice justifiant la solitude de l’enfant par un paradoxe « ce pays mal pensant (peu
religieux ?) était sans dangers » : la solitude de l’enfant est absolument nécessaire à
l’expérience vécue » « J’allais seule ».
Se mêlent alors le bonheur précieux de l’enfant qu’elle était et l’interprétation qu’en
offre la narratrice, dans cette superposition des temporalités qu’autorise l’écriture du
souvenir. Il s’agit non seulement d’une expérience de bonheur en communion avec
l’aube mais aussi d’une expérience identitaire fondamentale. Ce que souligne la
formule présentative en anaphore « c’est sur ce chemin » « c’est à cette heure », les
démonstratifs marquant le caractère précieux et essentiel du lieu et du moment.
(même s’ils ont eu lieu plusieurs fois) Le choix du verbe « que je prenais conscience »
donne la mesure du caractère existentiel ou initiatique de cette expérience fondatrice
de l’identité de l’enfant, dépassant les mots : « état de grâce indicible ». Et si le
bouillard pouvait encore connoter la nuit ou du moins un état intermédiaire, l’aube
triomphe ici à travers la répétition de premier « le premier souffle accouru » « le
premier oiseau », comme si l’enfant participait à la genèse du monde. La naissance
du jour achève d’ailleurs la phrase à travers la métaphore de « l’éclosion « du
soleil, connotant la perfection d’une matrice originelle.
Donc dans ce deuxième mouvement la célébration lyrique se centre totalement
sur la magie de l’aube dans son lien intrinsèque avec l’enfant (on pense encore
à Rimbaud « J’ai embrassé l’aube d’été »)
Mouvement 3 : regards mêlés sur l’enfant.
Le 3ème § revient à Sido « Ma mère me laissait partir », et dans le fil de l’anecdote,
revient donc en arrière , au même moment que « je m’en allais » du 1er §. De même
« elle regardait courir et décroître », reprend la circonstancielle du second « quand je
descendais le chemin de sable ». Ce § rassemble donc les précédents, tout en
remettant l’accent sur Sido, sujet des verbes « laissait »
« regardait » et dont Colette fait entendre la voix, comme si souvent dans le récit :
Citations des mots d’amour pour sa fille « Beauté, Joyau tout en or » entrant en
résonance avec la lumière de l’aube dont il n’est plus explicitement question. Les voix
de la narratrice et de la mère se mélangent joliment dans le glissement de « son
œuvre » à « chef d’œuvre » avant l’incise « disait- elle ». Ainsi l’autrice rend
hommage à la mère rendant hommage à son enfant.
Le passage s’achève alors sur le regard plus critique de la narratrice adulte sur
l’enfant qu’elle était. La distance de l’écriture autobiographique, examinant le passé à
partir du présent, se lit dans le doute de l’adverbe modalisateur « peut-être », les
photographies pouvant donner tort au regard subjectif de Sido.
Malgré tout, la narratrice concède cette beauté mais en la reliant au fil directeur de
l’extrait, à savoir le don de l’aube à l’enfant. On retrouve alors la phrase ample au
rythme poétique scandé par l’anaphore « à cause de », mettant en valeur la
communion entre l’enfant et la nature : « mon âge et le lever du jour » « les yeux
bleus assombris par la verdure ». Le portrait un peu stéréotypé de la beauté des «
cheveux blonds » est renouvelé par la sauvagerie (négation restrictive « qui ne
seraient lissés qu’à mon retour ») . Et grâce à Sido et à son éducation non
conventionnelle l’enfant qu’était Colette semble [supérieure], privilégiée, élue :
antithèse entre « l’enfant éveillé » et « les autres enfants endormis » reprenant « tout
dormait » du § central. Tout, sauf la mère et la fille, créatures d’une autre trempe….
Ainsi ce 3ème mouvement célèbre à nouveau Sido célébrant sa fille. Mais
l’autocélébration est évitée par la distance critique de l’écriture
autobiographique et le retour au motif de l’aube, au cœur du lyrisme de
l’extrait.
. Ainsi Colette célèbre le monde dans cet extrait en partant de la lumière des étés
de son enfance pour arriver aux moments enchantés de l’aube. Mais ce lyrisme de la
nature, dans un style qu’on peut qualifier de prose poétique, est inséparable de
l’humain. Il s’agit en effet, dans la lignée de l’œuvre, de célébrer Sido qui semble
assez posséder l’aube pour l’offrir à son enfant. Le texte devient alors aussi
célébration de l’amour maternel et de l’enfance qui, bien au-delà d’une simple
anecdote, participe à la naissance du jour en une sorte de passage initiatique, que
l’écriture autobiographique permet de recréer.