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#6 - Du Côté de Chez Swann

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Étude linéaire N°7 : Proust, Du côté de chez Swann, 1913

Du côté de chez Swann est le premier des sept volumes de la Recherche du Temps Perdu, refusé par
plusieurs éditeurs, puis publié à compte d’auteur. Or, il est aujourd’hui considéré comme un
monument de la littérature française essentiellement pour la réflexion qu’il propose sur le temps et
la mémoire.
Le narrateur évoque son enfance à Combray, notamment du côté de Méséglise quand il avait 12 ans.

- (je vais procéder à la) lecture -

(problématique =) Comment cette anecdote fait comprendre la difficulté de dire une émotion
esthétique.

Mouvements
Les lignes 1-9 présentent les promenades d’automne du narrateur.
Les lignes 9-15 montrent la difficulté de formuler nos impressions.
Les lignes 15-29 racontent l’exemple du reflet du toit dans la mare.

Lignes 1-8 ⇒ Les promenades d’automne


La première phrase pose une époque heureuse et le lecteur s’apprête à en voir ressortir un souvenir
saillant dans « cet automne-là », avec le déterminant démonstratif « cet » et l’adverbe « là » qui
pointent une époque précise et sans doute décisive pour le narrateur. Les promenades sont un rituel,
ce qui est montré par l’imparfait itératif « faisais » et le possessif « mes » : les promenades sont
fréquentes et habituelles. Elles sont toujours consécutives à une séance de lecture, les compléments
circonstanciels de temps « de longues heures » (l.2), « toute la matinée » (l.2) et « depuis
longtemps » (l.3/4) donnent une indication sur la durée de cette séance et dessinent le profil d’un
lecteur assidu, cérébral, duquel on suppose donc une certaine aisance avec le langage. Le détail du
« plaid » sur les épaules à la ligne 3 est un trait qui complète le portrait de l’enfant enfermé et
maladif.
Les deux points après « je sortais » (l.3) ont une valeur causale et expriment la nécessité de la sortie.
Il en ressort aussi une antithèse entre l’immobilité et l’animation, avec la vitesse qui signifie que la
lecture engendre l’engourdissement et l’accumulation d’énergie. La comparaison qui s’ensuit à la
ligne 5 avec une toupie projette une image dynamique voire même cocasse, qui relève du comique
de geste : on ne peut imaginer qu’en souriant le jeune Marcel Proust tournoyant sur lui-même
« dans toutes les directions » (l.5/6).
L’énumération commencée à la ligne 6 a une valeur informative et poétique. Elle dresse la liste des
lieux traversés : trois villages (« Tansonville » (l.6), « Roussainville » (l.7), « Montjouvain » (l.7)),
ce qui signifie une grande promenade [ces villages existent, ils sont situés en Eure-et-Loire et la
boucle réalisée par Proust se fait en une heure quarante-cinq de marche]. De nombreux éléments du
décor sont également énumérés, 6 noms communs (« les murs des maisons », « la haie », « les
arbres du bois », « les buissons ») aux lignes 6 et 7, qui permettent d’imaginer un paysage varié.
L’allitération en M et en B ainsi que la rime interne en « ville » introduisent des effets sonores qui
suggèrent l’agrément de la promenade. L’image visuelle de la toupie est remplacée par celle du
narrateur qui frappe tout sur son passage avec sa canne ou son parapluie. Le comique de geste et de
répétition est une préfigure (vu l’époque) du burlesque du cinéma muet où le rire est « une
mécanique plaquée sur du vivant ».
Le groupe verbal « recevaient des coups et des cris » fait sourire car personnifie les arbres et les
murs qui ont l’air d’innocentes victimes. Le lexique du contentement ressort avec « joyeux » (l.8),
« exaltaient » (l.9) et traduit un plaisir sincère mais la négation restrictive à la ligne 9 montre que
ces gestes sont spontanés et ne constituent pas un message intelligible avec « confuses » (l.9).

Lignes 9-15 ⇒ La difficulté de formuler nos intuitions sensibles


Le narrateur généralise à partir de son expérience particulière. On le voit grâce au nom « la
plupart », au pronom « nous » qui englobe l’humanité et au présent de vérité générale : « La plupart
des prétendues traductions de ce que nous avons ressenti ne font ainsi que nous en débarrasser ».
L’adjectif « prétendues » sème explicitement le doute sur cette capacité et l’adjectif « indistincte »
fait écho à « confuses » à la fin du mouvement précédent. Proust oppose dans la même phrase les
verbes « ressenti[r] » (l.9) et « connaître » (l.11) pour mettre en valeur la différence entre ce qui
consiste à éprouver quelque chose grâce à nos sens et à l’intellectualiser par la mise en forme par le
langage. Entre les deux, il emploie le vocabulaire de l’évacuation : « nous en débarrasser », « en le
faisant sortir de nous », qui désignent de façon dépréciative nos efforts d’expression. Il semble
parler métaphoriquement des déchets ou d’excrétions du corps, ce qui a une connotation malpropre.
La deuxième phrase date, dans son expérience personnelle, le moment où le narrateur a pris
conscience de cette différence entre ressentir et connaître. Les verbes d’action au présent de
l’énonciation « j’essaye », « je me rappelle » rendent compte de la dimension active de ce
processus. Mais le narrateur attribue sa réussite « au côté de Méséglise » (l.11). Mentionner le lieu
ne consiste pas seulement à localiser l’événement. Dans l’œuvre de Proust, dont un volume
s’appelle Du côté de chez Swann et un autre Du côté de Guermantes, le « côté » renvoie aussi
symboliquement à une part de vie intime du narrateur : ici, l’émotion et l’accès à la poésie des mots.
Il rappelle les circonstances de temps et de lieu : « cet automne-là, dans une de ces promenades,
près du talus broussailleux qui protège Montjouvain ». Le présentatif « c’est cet automne-là […]
que » pointe la particularité de cet automne pour insister sur l’importance dans son parcours de cette
révélation. L’aspect « broussailleux » (l.13) du talus peut rappeler métaphoriquement l’état de
confusion indistincte qui était celui de ses impressions à ce moment-là.

Lignes 16-28 ⇒ L’exemple du reflet du toit de tuiles dans une mare


L’anecdote semble faire du narrateur un Romantique qui échouerait à peindre un paysage mental.
En effet, on reconnaît d’abord ici les ingrédients du Romantisme, tels que Chateaubriand les a
dépeint – et l’on sait que Proust a beaucoup lu Chateaubriand. Ainsi, il dit avoir lutté « avec
allégresse », « contre une heure de pluie et de vent », ce qui rappelle un passage de René, roman
paru en 1802 dans lequel le narrateur demande « comment exprimer cette foule de sensations
fugitives ; qu’[il] éprouvai[t] dans [s]es promenades ».
Le narrateur semble donc dans un premier temps se placer dans la tradition lyrique qui relie les
intempéries aux grands mouvements du cœur. Mais ces ingrédients se trouvent ici mêlés à des
éléments modestement campagnards : la « mare », la « cahute » où l’on serre les « instruments de
jardinage » et détail final qui ressort de façon cocasse par un effet d’asyndète, une « poule ». Le
paysage diffère donc des rochets battus par le vent, de la mer au bord de laquelle René se promène
échevelé en rêvant d’être emporté par les orages, ce qui semble déjà tirer le texte vers une discrète
parodie. Même un détail plus précieux comme la métaphore des « dorures » (l.18) du soleil se
trouve prosaïsé par les verbes « laver » et « reluire à neuf » qui appartiennent à un vocabulaire
domestique. On lit donc ici la volonté amusée de prendre distance avec une prose poétique. Il ne
s’agit pas d’imiter des modèles admirés mais de les renouveler.
La phrase suivante focalise sur le détail qui concentre l’émotion du narrateur : « une marbrure
rose ». Le mot « marbrure » (l.24), de la famille de marbre, connote la préciosité de cette matière.
La couleur « rose » ressort dans ce paysage qui n’en mentionnait aucune, si ce ne sont les dorures
du soleil sur le toit. Or et rose associés projettent un visuel richement décoratif. On s’attend à une
métaphore précieuse.
Le narrateur détrompe et surprend le lecteur en citant au style direct sa réaction sur le vif :
l’interjection prosaïque et enfantine « Zut » renforcée par ses quatre répétitions en salve « Zut, zut,
zut, zut. » Les guillemets du style direct la rendent particulièrement vivante. Certes, le narrateur
avait annoncé qu’il avait pris conscience du désaccord entre nos impressions et leur expression, et le
lecteur ne pouvait s’attendre à une formulation maîtrisée, mais ces « zut » ressortent d’autant plus
que la phrase prépare leur révélation avec le lien de la conjonction « et », et le participe présent
« voyant » qui peut avoir une valeur à la fois temporelle et causale, avec le passé simple « je
m’écriai » qui marque l’action ponctuelle et le complément circonstanciel de manière « avec
enthousiasme ». Ce sont finalement le dépit et l’impuissance verbale qui dominent ici, dans une
expression qu’on pourrait développer par « la vache, qu’est-ce que c’est beau, ça m’émeut, mais je
ne sais pas comment le dire, cette impuissance m’énerve ! ». Le décalage entre la description
précieuse du reflet faite par le narrateur adulte et l’interjection enfantine est finalement amusant.
[étymologiquement, « zut » serait de plus la contraction d’une interjection que les imprimeurs
employaient pour trinquer. La réjouissance de ceux qui impriment les textes : mot bien choisi pour
dire son enthousiasme devant ce qui reste à formuler !]
La dernière phrase conclut l’anecdote par une remarque teintée d’autodérision. L’expression « je
sentis que mon devoir » (l.27) souligne avec ironie les prétentions littéraires d’un poète de douze
ans. Le verbe « tâcher de » le rejoint dans son vocabulaire de l’effort pour souligner que la
littérature n’est pas une dictée magique, mais une recherche constante du mot juste. La métaphore
de la lumière et de l’obscurité avec « mots opaques » et « voir plus clair » (l.27-28) la présente en
effet comme un travail d’élucidation.

Conclusion ⇒
Célébrer le monde, c’est d’abord pouvoir le nommer et nommer ses émotions, sans se contenter de
répéter ce que d’autres ont déjà dit. Toute la difficulté est là. Il ne suffit pas d’avoir lu pour
connaître et choisir les mots. Cette difficulté est révélée ici de façon plaisante à travers une
expérience des limites du langage qui met en scène l’écrivain enfant. Tout l’objet de La Recherche
sera de parvenir à cette mise en forme : nous n’en sommes qu’au début de cette somme romanesque
que l’on résume parfois en disant qu’elle est l’histoire d’une vocation. On retrouve cette difficulté à
nommer le monde chez Colette dans La Maison de Claudine, qui raconte que quand elle était
enfant, elle aimait beaucoup le mot « presbytère » sans savoir ce qu’il désignait. Elle criait donc du
haut du mur de son jardin « Vous êtes tous des presbytères ! » pour insulter elle ne savait qui. Puis
elle a décidé qu’il désignait les escargots et a été très dépitée quand sa mère lui a révélé le sens
véritable du mot…

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