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Titre original
Cours Sur l'Analyse Filmique à Partir Du Chapitre Ds La Thèse
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Lanalyse de film vers le troisime genre de connaissance.
Il y a en effet un chemin qui permet le retour de l'imagination la ralit et c'est l'art. Sigmund Freud 1
En pralable lanalyse du film, il nous faut nous positionner sur trois questions qui se recoupent. 1 Dans le cadre de lanalyse filmique, comment se situer pistmologiquement pour que le savoir qui mane de la psychanalyse rencontre au mieux luvre filmique ? 2 - Corrlativement : quels sont les constituants essentiels du cinma dont il faut tenir compte lorsquon analyse un film ? 3 - Enfin, par quel cheminement luvre filmique - de fiction - passe-t-elle pour saisir, pour dvoiler quelque chose du rel ? Pour dcouvrir quelque chose des conflictualits psychiques ? Il sagit pour nous didentifier, synthtiquement, ce qui nous apparat essentiel pour que lanalyse de film soit le plus fructueuse. Rappelons, selon la formule connue de Lacan, la schize de lil et du regard 2 , soit limpossibilit de rduire le regard la vision. Le regard est subjectif, en cela il convoque lintelligence, cest--dire la facult de comprendre et de connatre ce qui a t recueilli par les sens (oreilles, yeux). Ltymologie dintelligence cest intelligentia, famille de legere recueillir et recueillir par les sens (oreilles, yeux) 3
Le regard cest donc lintelligence perceptive et analytique, cest ce qui voit au-del des apparences. Ce qui, au-del, en de ou ct du visible peut voir linvisible qui habite le visible, ou qui est masqu par le visible. lun des textes majeurs qui rencontre notre propos et qui constituera un point dappui essentiel sera le chapitre XIII de la dernire version de Luvre dart lpoque de sa reproductibilit technique de Benjamin. Cinma et psychanalyse : Une double focale ? 1895 est lanne dune double naissance, celle du cinma et de la psychanalyse. Avant que Freud ne se tourne de manire dcisive vers la psychopathologie des symptmes
1 Freud, S. (1916-17). Introduction la psychanalyse, Paris, Payot, 1974, p. 354. 2 J. Lacan, Le Sminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1973, p. 65. 3 Robert 2008 2 hystriques puis vers les rves, il est neurologue et fait des recherches neurophysiologiques (cocane, neurones, moelle, etc.). Avant que les frres Lumire ne projettent le premier film de lhistoire du cinma 4 , Plateau, Muybridge, Marey et Edison, physiciens et physiologistes, construisent des kintoscopes et autres kintographes visant dcomposer et analyser scientifiquement le mouvement du corps des hommes comme de celui des animaux afin de percer ce secret familier quest la dynamique des corps . 5
Il est demble question, laurore de ces deux inventions, du corps et de ses mouvements. Plus tard, toutes deux tordront galement le cou une certaine rhtorique positiviste, pour ouvrir lhomme imaginaire de lre moderne leurs deux perspectives parallles . 6
Cest sur ce paralllisme quil nous faut nous positionner. En gomtrie le propre des parallles cest quelles forment des lignes qui ne se rencontrent pas. Au sens gomtrique de parallle - qui est le premier sens attest 7 - il nous faut prfrer partir dun sens plus tardif ainsi que de ltymologie du terme. Ce sens plus tardif est figuratif et lon le devrait Rousseau : 1778 fig. qui suit, se dveloppe dans la mme direction (J.- J. Rousseau, Lettre M r Moultou, Corresp., t.V, 154 ds Pougens ds Littr) . Quant ltymologie grecque elle convoque le regard : 8 plac en regard, parallle (CNRTL). Placer deux regards, parallles, qui se suivent et se dveloppent dans la mme direction. Voil peut-tre le chemin suivre. Dans quelles directions vont ces deux parallles ? Je dirais que dans leurs plus beaux dveloppements elles vont vers lmancipation. Cela nous le retrouverons dans lanalyse du film. Et quest-ce quelles regardent ces parallles ? Le cinma qui nous intressera regarde, comme la psychanalyse mais diffremment, ltre humain et ses conflits. Pour autant la question de la rencontre reste entire. Comment ces parallles peuvent-elles se rencontrer dans une composition ? Comment la conjugaison de ces deux regards poss sur lhomme peuvent-ils nous clairer au mieux ? Comment ne pas appliquer, plaquer les thories mtapsychologiques, soit, soumettre luvre cinmatographique une thorie prexistante et donc fige ? Quest-ce qui permet quun
4 La Sortie de l'usine Lumire est gnralement considr comme tant le premier film de l'histoire du cinma. Il fut projet en public au Salon indien du Grand Caf Paris, le 28 dcembre 1895. 5 Dadoun, R. (2000). Cinma, psychanalyse et politique, Paris : Sguier, p. 23. 6 Ibid. 7 CNRTL 8 Paralllos. 3 assemblage, quune combinaison, puisse soprer entre ces deux regards ? Corrlativement, et surtout, pouvons-nous identifier des points de jonction, de complmentarit, entre une thorisation en mouvement, soriginant dune pratique thrapeutique, qui nous a ports ne plus voir lhomme de la mme manire et lart cinmatographique qui en a fait tout autant, mais diffremment ? Si lun des ces champs dchiffre le rel par le thorique et lautre par limage- mouvement 9 tous deux sappuient avant tout sur le rel : pas de mtapsychologie sans clinique, pas de cinma sans corps rel. Les deux donnent regarder le rel tel quil ne pouvait tre vu auparavant. Le cinma a enrichi notre attention par des mthodes que vient clairer la thorie freudienne. Il y a cinquante ans on ne prtait gure attention un lapsus chapp au cours d'une conversation. Que ce lapsus ouvrt d'un seul coup de profondes perspectives sur une conversation qui semblait se drouler de la faon la plus superficielle, fut sans doute un cas exceptionnel. Depuis la Psychopathologie de la vie quotidienne, les choses ont bien chang. En mme temps qu'elle les isolait, la mthode de Freud a permis l'analyse de ralits qui jusqu'alors se perdaient, sans qu'on y prt garde, dans le vaste flot des choses perues. En largissant le monde des objets auxquels nous prenons garde, dans l'ordre visuel et dsormais galement dans l'ordre auditif, le cinma a eu pour consquence un semblable approfondissement de laperception. 10
La psychanalyse comme le cinma font voir, non au sens de lil mais du regard, de la modification des regards. Ils font mme voir de manire exacerbe ce qui bien souvent ne pouvait tre vu. Lune, via le pathologique, permet de mieux voir le normal, la psych dans son ensemble, lautre par limage-mouvement permet de voir et revoir les mouvements du corps-psych - et les interactions entre les corps-psych - souvent insaisissables dans le rel. Si leur objet de recherche peut bien souvent tre le mme : les mouvements somato- psychiques, leurs prismes diffrent. La mtapsychologie apprhende dabord par la raison, le cinma, en tant que septime art, par limaginaire cratif. 11 Cest de prdominance dont il est question ici et non dantinomie. Ces deux prismes, lorsque la spcificit de lun comme de lautre est reconnue, peuvent tre puissamment complmentaires.
9 Deleuze Gilles, Limage-mouvement, Paris, Minuit, 1983. 10 Benjamin W. Luvre dart lpoque de sa reproductibilit technique , 1939, in uvres III, Paris, Gallimard, 2000, pp. 303-304. 11 Imaginaire cratif ou radical au sens de Castoriadis. Jen donne une dfinition plus loin. 4 Les frres Pierre-Jean Bouyer, scnariste, et Sylvain Bouyer, psychanalyste et universitaire, concluent leur rcent article Cinma et psychanalyse ainsi : Un travail reste peut-tre entreprendre sur les rapports complexes qui se tissent entre la psychanalyse et le cinma, au-del dune seule application des concepts psychanalytiques au septime art . 12
Pour mettre une pierre cet difice il nous faut prciser les impasses de la psychanalyse applique et de ses succdans. Comment considrs les uvres cinmatographiques comme des allies et non comme des objets 13 . De limpasse de la psychanalyse applique et de la limitation du second genre de connaissance Rappelons-le brivement, ces deux termes accols, psychanalyse et applique , posent question tant dans leur terminologie que dans lusage qui peut en dcouler. Appliquer suppose mettre (une chose) sur (une autre) de manire faire toucher, recouvrir, faire adhrer ou laisser une empreinte 14 ; il sagit de placer, de poser, dtaler, dtendre, de superposer voire de plaquer. Cette terminologie peut signifier et induire la mainmise dun savoir constitu sur un objet passif qui naurait, ds lors, aucun effet en retour, aucun effet de surprise. Cet effet de placage abstrait, de rapport de domination sur son objet, cette potentielle confusion entre le concept et la chose ainsi que cette assignation de lobjet la passivit, on a pu les voir luvre quelquefois : le psychanalyste sait et cest avec ce savoir quil va dvoiler linvisible du rcit. Dans un tel positionnement pistmologique et mthodologique, au mieux on claire le concept, ce qui peut parfois tre heuristique, ce faisant on sassure de sa matrise, au pire on dvoie le concept, qui devient valise, qui nest plus l pour rpondre une question, selon la dfinition de Deleuze 15 , mais pour assigner une rponse toute faite. On est alors susceptible de passer ct de ce que peut apporter lobjet dans son expression singulire, dclipser son activit voire sa propre raison dtre. Ainsi ce que luvre apprhende voire touche de lindicible, touche du rel, touche de nouveau, dinattendu et dinexplor, ne peut prcisment pas tre apprhend.
12 Bouyer, P.J et S. et Sylvain Bouyer, (2002). Cinma et psychanalyse , Mijolla de, A. (ed), in le Dictionnaire international de la psychanalyse, Paris, Calmann Lvy, p. 325. 13 Jentends le terme, ici, au sens de linanim. 14 Petit Robert 2008. La notion d empreinte nest pas sans nous laisser penser lemprise telle que Roger Dorey en parlait. Cf, infra II-1 Pulsion de pouvoir et narcissisme. 15 Quest-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991. LAbcdaire de Gilles Deleuze, op. cit. 5 Suivre luvre Freud a parl maintes fois du travail artistique comme devanant celui du chercheur et comme tant ainsi, non pas un objet de prdilection, mais un prcieux alli de la psychanalyse. En 1907, dans la Gradiva, cest plus prcisment lcrivain que Freud voque et ce quil en dit, ici sur un plan gnral, mapparat tout aussi valable pour les cinastes, comme ont pu en tmoigner depuis de nombreuses uvres cinmatographiques : Les crivains sont de prcieux allis et il faut placer bien haut leur tmoignage car ils connaissent dordinaire une foule de choses entre le ciel et la terre dont notre sagesse dcole na pas encore la moindre ide. Ils nous devancent de beaucoup, nous autres hommes ordinaires, notamment en matire de psychologie, parce quils puisent l des sources que nous navons pas encore explores pour la science . 16
Freud reconnat une connaissance propre lartiste, plutt quun savoir, qui sexprime essentiellement dans les uvres en tant quelles nous devancent . Elles nous devancent en ceci quelles puisent des sources que nous navons pas encore explores pour la science . Il sagit de voir o se situent les passages gu 17 , comment se complmentent ces deux parallles , cinma et psychanalyse, afin de gnrer une plus grande puissance dentendement. Si les auteurs cinastes sont susceptibles de devancer la thorisation il sagit donc dvidence de suivre leurs uvres ; certes comme le praticien le fait avec le patient mais avant tout comme tout chercheur doit le faire avec son sujet, pour sy laisser surprendre, et comme bon nombre dartistes le font eux-mmes avec leurs uvres, suivant ce quils ont gnr et qui finit par leur chapper, plus ou moins, jusqu ce que luvre acquiert un statut intrinsque tout en soriginant dun geste dauteur. Le premier point de rencontre , nous concernant, est celui de chercheur. La dmarche de chercheur du cinaste, un premier point de jonction Un cinaste qui produit une uvre est un chercheur, comme tout artiste ou auteur. En premier lieu, jentends par uvre ce qui nest pas captif du cinma dindustrie, de lunique distraction, ce qui ne relve pas de ce que Debord pingle dans La socit du spectacle 18 ; savoir ce qui soulve des questions, des points obscurs en les donnant voir et sentir tout en
16 S. Freud. 1990, p. 141. Cest moi qui souligne. 17 Lapeyrre-Leconte, J. (1995). Psychanalyse applique , Chemama, R. et Vandermersch, B. (eds), Dictionnaire de la Psychanalyse, Paris, Larousse. p. 327. 18 Debord, G. (1967), La Socit du spectacle, Paris, Folio. Nous reviendrons vers Debord dans la troisime partie de la thse. 6 laissant sa libert au spectateur. 19 Le cinma dindustrie, lui, tend avant tout vendre au plus grand nombre, et pour cela il vise rendre le spectateur confortablement captif. 20 Luvre dart cinmatographique, ou luvre dauteur, relve de lmancipation. Ce qui signe luvre dart cest cette singularit affirme, cette brche quelle ouvre la fois en ce quelle est unique, nulle autre pareille, sinscrivant dans un univers propre lauteur et possdant, en elle-mme, son propre univers, tout en touchant luniversel en ce quelle cerne un effet du rel, voire quelle le touche ou le perce en un point et sous une forme quaucune autre forme naurait pu toucher. Cette forme qui se doit dtre en adquation avec le fond appartient au potique cest--dire limaginaire cratif, nous y venons. Bon nombre dentre ces cinastes se considrent comme des chercheurs sur les rapports humains et la chose psychique : Bergman, Buuel, Losey, Pasolini, von Stroheim, Brisseau, Mankiewicz, etc. pour ne citer que quelques-uns ; le plus porteur tant de les couter. Ainsi von Stroheim construira son uvre dans les conflits humains : Jai lintention de tailler mes films dans ltoffe rugueuse des conflits humains . 21
Mankiewicz, qui fit des tudes de psychologie, construit la quasi intgralit de son uvre sur des problmatiques psychologiques qui articulent pouvoir et narcissisme. 22
Dautres sattaquent au continent demeur noir. Brisseau lorsquil ralise Les anges exterminateurs (2006), tient filmer des femmes dans des scnes rotiques, sans jeu, allant vritablement jusqu lorgasme. Hors et dans le film (mise en abyme) Brisseau explique cette poursuite contre vents et mares (scandales et procs) : ce qui lanime par-dessus tout cest pouvoir saisir, capter, comprendre quelque chose de lorgasme fminin en lpinglant grce limage-mouvement. Malgr le scandale que cela va gnrer, les procs que lon va lui intenter, la grande difficult pouvoir produire son film, il va poursuivre. La pulsion pistmophilique fait prsance aux interdits et sallie la pulsion scopique. Buuel semble rpondre et complter la citation prcdente de Freud extraite de la Gradiva. Le cinma est le meilleur instrument pour exprimer le monde des songes, des motions, de linstinct, et parat avoir t invent pour exprimer la vie du subconscient dont les racines
19 Voir sur ce point Jacques Rancire : Le spectateur mancip, Paris, La fabrique, 2008. 20 Il sagit du cinma dominant, en nombre, dans lequel la publicit est, de manire plus ou moins dguis, trs prsente. Nous reviendrons, dans la troisime partie, sur ces images qui relve donc de La socit du spectacle. 21 Dadoun R., op.cit., p. 53. 22 Mrigeau, P. (1993), Mankiewicz, Paris, Denol. 7 pntrent si profondment dans la posie . 23 Pour Luis Buuel, le cinma est donc invent pour exprimer les mouvements de linconscient, dont les racines , les sources mystrieuses pour la science quvoquait Freud, sont en lien directe avec la posie . Jy reviendrai. Pasolini, pour la ralisation dOedipe roi (1967), sest nourri du savoir psychanalytique afin de le re-projeter dans un mode sensible. Jai appliqu les notions psychanalytiques telles que je les ai senties et cest ainsi que jai re-projet la psychanalyse sur le mythe . 24
Bergman son tour pourrait dialoguer avec Freud dune citation lautre tant ils se rencontrent dans leurs propos mais galement pour permettre au pre de la psychanalyse de reconsidrer le regard suspect quil portait sur le cinmatographe. Il alla de soi que le cinmatographe devnt mon moyen dexpression. Je me faisais comprendre dans une langue qui ne passait pas par le langage qui me manquait, par la musique que je ne dominais pas, par la peinture qui me laissait froid. Javais soudain une possibilit de correspondre avec le monde autour de moi dans une langue qui se parle directement dme me dans des tournures qui, presque voluptueusement, se soustraient au contrle de lintellect. Ainsi, () pendant vingt ans, sans me lasser, avec une sorte de fureur, jai transmis des rves, des sensations, des fantasmes, des crises de folie, des nvroses, des stases de la foi et de purs mensonges . 25
Picasso pourrait complter : Lart est un mensonge qui nous permet de dvoiler la vrit. Autrement dit, en art, dvoiler une vrit qui savance masque cest la saisir par la fiction. La fiction cest une laboration, rien dautre - cest dj beaucoup. Cest un travail de lesprit, de limagination cratrice, partir de donnes, de matriaux de vie utiliss et transforms pour la construction dune uvre. 26
Il ne sagit donc pas non plus de renter dans le pseudo-mysticisme des fondamentalistes de lart : les grands auteurs ne sont pas des mages en phase avec le divin. Ils ont, par contre, une grande capacit dlaboration, et de mise en forme. Cette mise en forme a sa spcificit, nous y venons, et ne pas pouvoir la voir cest avancer borgne - avec une seule focale. Toujours dans la Gradiva Freud crit : Notre manire de procder consiste dans lobservation consciente, chez les autres, des processus psychiques qui scartent de la norme afin de pouvoir en deviner et en noncer les lois. Lcrivain, lui, procde autrement ; cest
23 Kyrou, A. (1962), Luis Bunuel, Paris, Seghers. 24 Cit par R. Dadoun, op. cit., p. 47. Cest moi qui souligne. 25 Ingmar Bergman, Laterna magica, Paris, Folio, 2001, pp. 12-13. 26 Il y aurait galement un parrallle faire et approfondir, entre la fiction cinmatographique et le travail de fictionnalisation invitable et ncssaire lcriture de cas. Il me semble que nous apportons des lments cette question, bien quindirectement. 8 dans sa propre me, quil dirige son attention sur linconscient, quil guette ses possibilits de dveloppement et leur accorde une expression artistique, au lieu de les rprimer par une critique consciente. Mais il na pas besoin de formuler ces lois, il na mme pas besoin de les reconnatre ; parce que son intelligence les tolre, elles se trouvent incarnes dans sa cration. 27
Si certains cinastes tentent donc de percer les mystres du psychisme cest par le donner voir et sentir, en passant par ce que Cornlius Castoriadis nomme limagination radicale ou cratrice cest--dire ce qui a trait au potique. Jutilise le terme de potique la fois pour en souligner la dimension intrinsquement cratrice (poese) et pour le diffrencier de ce qui a trait la recherche esthtisante. Jentends donc par potique une action qui dbouche sur une cration nouvelle, en ayant recours limaginaire cratif. Ce que Castoriadis nomme imaginaire cratif ou radical est la la facult originaire de poser ou de se donner, sous le mode de la reprsentation, une chose et une relation qui ne sont pas (qui ne sont pas donnes dans la perception ou ne lont jamais t) . Il sagit dune cration incessante et essentiellement indtermine de figures/formes/images, partir desquelles seulement il peut tre question de quelque chose . 28 Limaginaire cratif nest pas lapanage de lartiste mais il est sa principale source. Lorsque Freud nous dit Il y a en effet un chemin qui permet le retour de l'imagination la ralit et c'est l'art 29 , il en sait quelque chose. Freud convoque de nombreuses et clectiques mtaphores dans son uvre. Loin dtre un simple dcorum formel, la puissance de cration mtaphorique dans le texte freudien est proportionnelle la puissance de pense : elle en est mme quasiment le symptme. 30 . Ce nest pas l un grand secret : tout grand penseur est artiste, et tout grand artiste est un penseur denvergure. Nietzche pour qui laphorisme, la mtaphore, tait un mode presque constant dexpression est parmi ceux qui sapprochaient le plus dune synthse entre le penseur et lartiste. Ici, donc, les frontires se brouillent et les parallles se croisent. Cest pourquoi je parlais dune prdominance de la raison chez le chercheur psychanalyste et non dantinomie. Deux chercheurs, donc, qui dans leurs uvres passent, lun davantage par la raison, par le donner comprendre, par la conceptualisation et la thorisation ; lautre par limaginaire
27 Op. cit. p. 243-244. 28 LI nstitution imaginaire de la socit, Paris, Seuil, 1975, pp. 7-8. 29 Op. cit. 30 Paul-Laurent Assoun, Trait de luvre psychanalytique in Dictionnaires des uvres psychanalytiques, Paris, PUF, 2009, p. 81. Le travail effectu par Paul-Laurant Assoun sur les mtaphores freudiennes est, ce sujet, difiant, p. 81 109. 9 cratif, par le donner voir et sentir. Lun crait des concepts, lautre, pour reprendre une terminologie deleuzienne, des percepts. 31
Il en rsulte que combiner, harmoniser, le thorique au potique cinmatographique peut gnrer une grande puissance dentendement dans ou avec le mouvement. Ceci serait de lordre, comme nous le verrons, du troisime genre de connaissance. Pour aller vers cet horizon il faut reconnatre lessentiel de ce qui constitue le langage intrinsquement cinmatographique. Une uvre cinmatographique de fiction ne sapprhende pas uniquement comme discours, sans quoi il sagit dune analyse de scnario et non de film. La possibilit dune rencontre suppose une reconnaissance de la singularit des deux parties afin quune composition puisse se dployer. Le langage cinmatographique Je rduis, ici, les constituants de ce langage en leur substantifique moelle. Il sagit simplement didentifier ce qui nous servira pour lanalyse de film. Lart cinmatographique tend cerner des points dineffable par limage-mouvement. Des points dineffable : ce que les mots ne sauraient dire ; ou quils diraient diffremment. Sur un plan phnomnal se droulent, une fois le film tourn puis mont, des rencontres, des accidents, du dsir en mouvement qui se donnent voir et ressentir dans une temporalit, scande par lellipse, et o la condensation comme le point de vue - le cadrage - prennent une part essentielle. Ce langage intrinsquement cinmatographique sappuie donc sur limage- mouvement 32 , le cadrage fixe ou en mouvement (panoramique et travelling) en des plans qui peuvent tre serrs ou larges ou encore des plans squences, le montage, lellipse, le traitement du son et de la lumire, le hors champs. Il faut considrer que la condensation prend une part essentielle dans ce langage et que chacun de ces lments, quon les appelle modes dexpression, grammaire cinmatographique ou outils intrinsques prend un usage, au sein dune uvre, ncessairement significatif. Que chaque intention soit ncessaire et non contingente en art, y compris celle que lon rend au hasard, apparat comme vident, ainsi en est-il pour le cinma. Il va de soi, par exemple, que lon ne va pas rencontrer une peinture ou une sculpture de tel ou tel matre en se disant que tel ou tel lment de luvre est contingent.
31 In Quest-ce que la philosophie, op. cit. p. 154 188. 32 Dans un premier degr de lecture on peut entendre, simplement, limage-mouvement en tant quimage en mouvement. Deleuze distingue trois varits dimage-mouvement : limage-perception, limage-action et limage-affection. in LImage-mouvement, op. cit. Notons que plutt que dimage-mouvement il me semblerait plus juste de parler dimage-mouvement-son, tant ce dernier peut tenir une place essentielle. De fait, le son tient toujours une part essentiel dans les grandes uvres. 10 Ceci est tout aussi valable pour une uvre cinmatographique : il faut considrer chaque plan, chaque cadrage, chaque montage, le traitement du son et de la lumire etc. comme tant significatifs et en rapport,( en logos 33 ), les uns avec les autres. Larticulation phonmatique dun signifiant pouvant renvoyer plusieurs signifis, le sens ne se dploie pleinement que dans le rapport quun signifiant prend avec dautres signifiants et ceci est tout aussi valable pour le signifiant non phonmatique. 34 La matrialit du signifiant tant diverse il nest pas que phonmatique, il peut aussi bien passer par un son quelconque, une image, un objet, une couleur, ou encore lexpression dun visage. 35
Leffet Koulechov, du nom du cinaste et thoricien russe, rvle parfaitement cela par le montage : le mme plan serr du visage de lacteur Mosjoukine, inexpressif, est prcd soit dun plan de bol de soupe, soit dun cadavre dans un cercueil, soit dune femme allonge, formant ainsi trois courtes squences diffrentes. Le spectateur traduit lexpression de Mosjoukine, tour tour en fonction de la squence, par un sentiment de faim, de tristesse et enfin de dsir.
De son ct Godard nous dit ce nest pas une image juste, cest juste une image . Limage- mouvement ne devient potentiellement juste, ne prend valeur de vrit, que lorsquelle se met en rapport avec les autres images du film et finalement ne prend sa pleine valeur que comme partie dun tout, en tant que la partie rvle quelque chose du tout, de lentit que constitue le film, voire de luvre de lauteur en son entier. Un plan par exemple, une image-mouvement, nest parfois susceptible de sclairer pleinement, non seulement dans son rapport toutes les autres images-mouvements du film, mais parfois davantage encore, que lorsque lon connat lintgralit de luvre de lauteur ; montage du film, construction de luvre. Pour autant, il va sans dire que comme dans toute cration il y a des rats, ce qui nempche nullement que tout est pes, pens et ressenti dans un film qui sinscrit dans une dmarche de chercheur, qui construit une uvre. 36
Un dernier mot sur le cadrage au sein de limage-mouvement. Lorsque Dreyer filme Rene Falconetti, dans La Passion de Jeanne d'Arc (1927), pour citer un plan serr (ou gros plan) des plus beaux et des plus clbres de lhistoire du cinma, ce quil nous donne voir et sentir, ltre humain ne lavait jamais vu. (Projection ? )
33 Comme le rappelle Marie Jos Mondzain, le logos, ne renvoie pas seulement la parole, la raison voire la science, mais galement au rapport, la mise en rapport. 34 Qui rejoint ce que je mentionne en page suivante avec Christian Metz et son signifiant imaginaire. 35 Les toutes premires expressions du signifiant non phonmatique ne prennent-elles dailleurs pas corps dans le premier miroir de ltre ? Le visage de la mre ? 36 Ce qui ne signifie pas que le film captif de lindustrie ne soit pas intressant analyser. Cest sous dautres coordonnes quil convient de lanalyser : en tenant compte par exemple fortement du dispositif social dans lequel il sinscrit et quil sert perptuer plutt qu subvertir. 11 Grce au gros plan, cest lespace qui slargit ; grce au ralenti, cest le mouvement qui prend de nouvelles dimensions. Le rle de l'agrandissement nest pas simplement de rendre plus clair ce que l'on voit de toute faon , seulement de faon moins nette, mais il fait apparatre des structures compltement nouvelles de la matire; de mme, le ralenti ne met pas simplement en relief des formes de mouvement que nous connaissions dj, mais il dcouvre en elles d'autres formes, parfaitement inconnues, qui n'apparaissent nullement comme des ralentissements de mouvements rapides, mais comme des mouvements singulirement glissants, ariens, surnaturels. 37
Le cadrage nous permet de regarder le visage de Rene Falconetti, dans une proximit et dans une distance qui dploie un approfondissement de laperception. 38
Ce nest pas la perception de son visage dont il sagit - Le but de lart, avec les moyens du matriau, cest darracher le percept aux perceptions dobjet 39 - mais tre dans ce visage sans sy fondre. Etre dans ce visage comme on serait dans un bloc de sensations compos de percepts et daffects . On y voit et on y ressent une charge condense et ineffable. Luvre dart, est un bloc de sensations, cest--dire un compos de percepts et daffects. Les percepts ne sont plus des perceptions, ils sont indpendants dun tat de ceux qui les prouvent. 40 ; car Luvre dart est un tre de sensation, et rien dautre : elle existe en soi. 41
Ce plan et ce quil gnre chez le spectateur qui sait, qui peut le regarder est de lordre du troisime genre de connaissance.
Les points de jonction des deux regards Voyons maintenant les points de jonction qui peuvent contribuer une composition. Un fond langagier commun Parcourons, succinctement, les points de complmentarit, avec la psychanalyse, dj bien tablis qui concernent essentiellement limaginaire. Lun des points de rencontre le plus tabli et le plus nomm porte sur la condensation et le dplacement. La condensation comme le dplacement sont des modes essentiels du fonctionnement des processus inconscients et du langage comme le soutient laphorisme le plus clbre de Lacan. Ce sont des processus
37 Benjamin W. Luvre dart lpoque de sa reproductibilit technique , 1939, op. cit., p. 305. 38 Ibid. p. 303. 39 Deleuze, G. Quest-ce que la philosophie, op. cit., p. 158. 40 Ibid., p. 154. 41 Ibid., p. 155. 12 primaires qui se traduisent aussi bien dans le mot desprit, loubli des noms propres, les lapsus, les symptmes et bien sr dans le travail du rve. Du rve on passe au cinma, cest le parallle le plus tabli qui vaut aussi pour la rverie diurne o lon se fait son cinma 42 . Dans le cinma le dplacement, qui renvoie pour Lacan la mtonymie, et la condensation, qui renvoie la mtaphore, sont perptuellement actifs. Lauteur condense et dplace par et dans limage-mouvement ce qui peut aussi bien tre des lments du conflit dun personnage, de plusieurs personnages, ou encore du film en son entier. Cest l un trait intrinsque de lutilisation de limage-mouvement-son. On peut galement nommer, dans ces points de jonction, le travail de Christian Metz sur Le Signifiant imaginaire. 43 Le signifiant imaginaire, comme toute luvre de Christian Metz, renvoie de fait au signifiant non phonmatique que je dfinissais plus haut. Il est, lui, circonscrit limage. Le Ptit bal, court-mtrage de Philippe Dcoufl, en fait un trs bel usage : on ne saurait, mme, mieux illustrer, potiquement, le lien entre le signifiant et le signifiant non phonmatique. 44
En outre on peut considrer comme vident que le cinma est susceptible dtre un alli plus ou moins puissant en fonction des questions que lon voudrait poser avec lui. Des questions portant sur le mouvement, laccident, la rencontre ou le narcissisme par exemple. Le mouvement, laccident, la rencontre Le paradigme de laccident est essentiel en tant quil soppose lessence : opposition ou dialectisation entre ce qui est de lordre de la structure, voire de lessence, et ce qui est de lordre de lhistorique, de laccident. Cette notion daccident qui vient daccidere, survenir, est donc galement entendre dans le sens de ce qui tombe, de ce qui survient, et qui lorsquil fait cho une histoire, une vrit psychique, est susceptible de gnrer un changement. Ce changement nest videmment pas que dordre pathologique, laccident pouvant galement sinscrire comme dsaiguillage, par exemple, dune nvrose de destine. Or la plupart des uvres cinmatographiques ne cessent de mettre en mouvement, sur un plan phnomnal, des accidents et leurs effets de rencontre, savoir ce quils sont susceptibles de gnrer comme effet de changement. La notion daccident est rapprocher fortement de celle de rencontre.
42 Comme le chantait Nougaro. Le cinma (1962) 43 Metz, C. (1975). (1979). Le Signifiant imaginaire, Paris, Christian Bourgois. 44 On peut voir ce court mtrage de 3mn30 sur Daylimotion http://www.dailymotion.com/video/x2l5z7_le-ptit- bal_music Lien vrifi le 14 mai 2011. 13 On le sait, tout vnement potentiellement traumatique ne provoque pas de traumatisme : cest leffet de rencontre entre une histoire, un vcu psychique, et un vnement auquel il faudrait adjoindre limportance du regard que lautre comme lAutre portent sur lvnement comme sur le sujet et limportance que celui-ci accordera ces regards qui seront susceptibles, dans cette multifactorialit, de gnrer, dans laprs-coup, un traumatisme. Ainsi en est-il de tout changement potentiel face ce qui survient ; sans effet de rencontre entre un vnement, une histoire de vie et le regard de reconnaissance qui est port lun comme lautre, la potentialit mutative demeure lettre morte. Cela rejoint la question du Kairos La notion dimage-mouvement que lon peut nommer galement cinmatique apparat essentielle en ce que toute recherche met en jeu de la reprsentation en mouvement : toute recherche convoque quelque chose qui nest pas simplement de lordre de la reprsentation dun fait, une photographie dun fait, quelque chose qui serait donn voir comme statique, mais au contraire quelque chose qui est en mouvement perptuel. Il en va de mme de laccident puisque dune part, dans la question du mouvement, laprs- coup de laccident est un pass venir tel point que lhomme qui se trouve pris dans ce que lon nomme un syndrome post-traumatique peut ne plus tre contemporain de ce qui lentoure. Il est embras, consum, par cet accident pass qui maintenant lagit et le dtermine. Dautre part la dialectique accident - essence rejoint celle du temporel - atemporel puisque, comme je le mentionnais plus haut, lhistoire qui se droule dans le temps a trait ce qui tombe et survient, tandis que latemporalit de la structure rejoint lessence, ceci dans une certaine mesure car lon ne peut considrer la structure comme totalement immuable, sans quoi lon risque de forclore le sujet et ses mouvements, prcisment. Enfin, nous avons nomm, en introduction, le narcissisme comme lune des questions que le cinma exploite et dvoile, par le mouvement des corps, de manire privilgie. Le cinma, cest le miroir vivant qui permet lhomme de se regarder en mouvement depuis plus dun sicle. Dvelopper cette mtaphore
14 Conclusion et ouverture Il est bien clair, par consquent que la nature qui parle la camra nest pas la mme que celle qui parle aux yeux. Elle est autre surtout parce que, lespace o domine la conscience de lhomme, elle substitue un espace o rgne linconscient. S'il est banal d'observer, sommairement, la dmarche d'un homme, on ne sait rien assurment de son attitude dans la fraction de seconde o il allonge son pas. Nous connaissons en gros le geste que nous faisons pour saisir un briquet ou une cuiller, mais nous ignorons peu prs tout du jeu qui se droule rellement entre la main et le mtal, plus forte raison des changements qu'introduit dans ces gestes la fluctuation de nos diverses humeurs. C'est dans ce domaine que pntre la camra, avec ses moyens auxiliaires, ses plonges et ses remontes, ses coupures et ses isolements, ses ralentissements et ses acclrations du mouvement, ses grandissements, et ses rductions. Pour la premire fois, elle nous ouvre l'accs l'inconscient visuel, comme la psychanalyse nous ouvre l'accs l'inconscient pulsionnel. 45
Walter Benjamin nous offre un beau paralllisme, un point de jonction conclusif. Les termes dinconscient visuel sont cependant entendre, mon sens, comme une mtaphore. Cet inconscient l, il ne faudrait pas le confondre avec linconscient freudien. 46
Aussi il nous semble plus juste, pour le cinma, de parler dinvisible dans le visible. Ce que rvle le cinma cest de linvisible qui devient potentiellement visible par limage- mouvement. Linvisible devient visible par la rencontre des regards. Regard du cinaste, qui donne voir et sentir par lcriture filmique. Regard du spectateur, acteur, actif, chercheur, qui dvoile ce qui ntait jusqu prsent pas visible et le devient en rencontrant, subjectivement, le regard de lauteur. 47 Rencontrer un film est subjectivant. Les films que nous rencontrons nous regardent, nous rflchissent et nous altrent. Ces films qui nous meuvent, ne nous regardent pas comme identiques, leur regard ne renvoie pas du mme qui fige et rend statique. Sil y a rencontre profonde, bouleversante, cest que ces films nous altrent. Ils regardent notre altrit, trangre nous-mmes.
45 Benjamin W. op. cit., pp. 305-306 46 Linconscient pulsionnel nest pas beaucoup plus appropri. Il rend faiblement compte de linconscient freudien. Jentends surtout dans les propos de Benjamin la rencontre de deux regards ports sur linconscient qui se compltent. 47 Sur ce spectateur actif, chercheur, penseur et mancip de La socit du spectacle de Debord voir : Marie Jos Mondzain, Homo Spectator, Bayard, Paris, 2007. Jacques Rancire, Le spectateur mancip, La Fabrique, Paris, 2008. 15 En cela, nous rejoignons Guattari lorsquil disait que le cinma est la psychanalyse contemporaine de masse 48 . Le champ des regards ouvert par la psychanalyse et celui quouvre le cinma se joignent en ce quils dvoilent linvisible qui nous meut et nous dtermine.
48 Cit par Serge Daney, in Itinraire dun cin-fils, Paris, Montparnasse, 2004.