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L'écran Global. Du Cinéma Au Smartphone

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Des mêmes auteurs

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Réponse à une société désorientée
Odile Jacob, 2008

DE GILLES LIPOVETSKY
L’Ère du vide
Essais sur l’individualisme contemporain
Gallimard, 1983 et « Folio Essais », 1989

L’Empire de l’éphémère
La mode et son destin dans les sociétés modernes
Gallimard, 1987 et « Folio Essais », 1991

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Gallimard, 1992 et « Folio Essais », 2000

La Troisième Femme
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Le Luxe éternel
De l’âge du sacré au temps des marques
Gallimard, 2003

Les Temps hypermodernes


Grasset, 2004 et LGF, « Biblio Essais », 2006

Le Bonheur paradoxal
Essai sur la société d’hyperconsommation
Gallimard, 2006 et « Folio Essais », 2009

La Société de déception
Textuel, 2006

L’Occident mondialisé
Controverse sur la culture planétaire
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Grasset, 2010

DE JEAN SERROY
e
Romanciers et conteurs du XVII siècle
(avec Jean-Pierre Collinet)
Ophrys, 1975

Roman et réalité
e
Les Histoires comiques au XVII siècle
Minard, 1981

La Comédie à l’âge classique


(avec Michel Gilot)
Belin, 1997
Poètes français de l’âge baroque
Anthologie (1571-1677)
Imprimerie nationale, 1999

Éditions de Corneille, Molière, Scarron, Tristan l’Hermite


Gallimard, Garnier, Honoré Champion

Entre deux siècles


Vingt ans de cinéma contemporain
Éditions de La Martinière, 2006
La première édition de cet ouvrage a été publiée
en 2007 sous le titre et le sous-titre
L’Écran global. Culture-médias et cinéma à l’âge hypermoderne.

ISBN 978-2-0210-0885-2

re
(ISBN 978-2-02-096041-0, 1 publication)

© Éditions du Seuil, 2007, et avril 2011, pour la préface

Cet ouvrage a été numérisé en partenariat avec le Centre National du Livre.

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


Les films sont le dialogue du monde d’aujourd’hui.
Elia Kazan, 1986
SOMMAIRE
Des mêmes auteurs

Copyright

Table des matières

Préface à la présente édition

Spectacle

Marketing

Culture et intelligence

Le soi, l’intime et les autres

Introduction

Le nouvel âge du cinéma

Les quatre âges du cinéma

Cinéma sans frontières


Cinéma global, approche globale

Première partie - Logiques de l’hypercinéma

Chapitre I - Vers un hypercinéma


Un art ontologiquement moderne

Un art de consommation de masse

La grande illusion ?

Une nouvelle modernité : l’hyper

Hyper high-tech

Le cinéma qui vient

Spirale des coûts et triomphe du marketing

L’hyperconsommateur au cinéma

Un art hyperlativement moderne

Chapitre II - L’image-excès
Ciné-sensations

L’image-vitesse

L’image-profusion

Les nouveaux monstres

L’ultraviolence

X, comme sexe

Chapitre III - L’image-multiplexe


Simplex

L’hybridation mondialisée

Le récit multiplexe
Démultiplication des âges de la vie

Un homme, une femme

Minorités multisexes

Chapitre IV - L’image-distance
Le cinéma du cinéma

Le cinéma dans le cinéma

Le second degré au premier plan

Deuxième partie - Néo-mythologies

Chapitre V - Le documentaire ou la revanche des Lumière


Une marche impériale

Assurance tous risques

Une prime de satisfaction réflexive

Le banal et l’intime

Les hommes à la caméra

La (re)construction du réel

Regard militant/regard intime

Vrai/faux

Chapitre VI - In memoriam Du film historique au cinéma mémoriel


Le film historique originel : un passé passé

Le film historique néohollywoodien : un présent au passé

Le film mémoriel : un passé pour le présent

Chapitre VII - Cinépolis


Écologie et science-fiction : les nouveaux territoires de la peur
Le marché : dura lex, sed lex

L’enjeu démocratique

CinéMoi

Troisième partie - Tous les écrans du monde

Chapitre VIII - Du grand au petit écran


Le fabuleux destin du petit écran

Générations télé

La série contre-attaque

Esprit cinéma et téléréalité

Le télé-show sportif

Chapitre IX - L’Écran pub


Publicinéma

Ciné-marque : l’empire du logo

Publiphilie

Hyperpublicité

Chapitre X - L’Écran-monde
Une constellation nommée Écran

L’écran informationnel

L’état de vidéosurveillance

L’écran ludique

L’écran expressif

Du pouvoir écranique

Conclusion - La cinévision du monde


Il était une fois le récit

Le monde comme cinévision

Index des films cités


Préface à la présente édition

Lorsque, en 2007, nous entreprenions de faire, avec L’Écran global, le


bilan d’un siècle de cinéma, en soulignant le rôle fondateur que celui-ci
tient dans cette « révolution » qu’a représentée, en quelques décennies,
l’arrivée de tous « ces écrans qui changent le monde », ainsi que les
désignait Robert Solé dans son compte rendu du Monde, l’écho suscité par
les questions que nous soulevions apportait à lui seul la preuve que nous
touchions un sujet majeur. En faisaient foi la large réception critique du
livre, mais aussi ses nombreuses traductions immédiates, et notamment
dans des pays n’appartenant pas au premier cercle des sociétés médiatisées
– la Roumanie, l’Égypte, le Brésil –, et plus encore la proposition qui nous
fut faite de préparer, à partir du livre, une exposition sur les figures de
l’écran dans le monde d’aujourd’hui. Celle-ci, intitulée L’Écran global et
organisée en janvier 2012 à Barcelone, au Centre culturel contemporain et
au musée d’Art contemporain, présente le cas, pas si fréquent, d’une
exposition suscitée par un essai, et les écrans qui y déversent leur flot
d’images multiformes sont eux-mêmes un écran-miroir où se donne à voir
la réflexion sur leur propre pouvoir.
Depuis la parution de la première édition, moins de quatre années ont
passé : le temps est court, mais les choses vont vite. La vitesse, dont nous
soulignions à quel point elle régit le régime de l’image dans le cinéma
hypermoderne, n’a fait que confirmer, par l’accélération des innovations,
les tendances inflationnistes de cette globalisation écranique sur laquelle le
livre met l’accent. Nous parlions déjà de Google, des smartphones, des
GPS, de la télésurveillance : autant de phénomènes qui n’ont fait que
s’amplifier, alors même que d’autres sont venus s’y ajouter, qui soulèvent le
même type d’interrogations et en suscitent de nouvelles. On ne les
énumérera pas tous, tant ils sont nombreux. Mais certains nous apparaissent
plus lourds d’impact et de sens, non seulement par leur performance
technique mais surtout par leur importance quant à la vie sociale et
individuelle.

*
* *
Spectacle
Au premier chef, et pour commencer par le commencement – le cinéma
–, la 3D, dont nous disions déjà qu’elle inaugurait l’âge de l’hyper high-
tech, a connu une véritable explosion, avec cette figure de proue qu’a
constituée en 2009 le film de James Cameron, Avatar. Outre l’énormité du
budget (près de 500 millions de dollars) et l’énormité des recettes (près de
3 milliards de dollars), qui accentuent la logique économique de la
« blockbusterisation » hollywoodienne, le film a eu aussi pour effet
d’imposer le nouvel équipement – écran et lunettes – dans des milliers de
salles à travers le monde et de générer aussitôt une pléthore de films 3D
pour nourrir ces nouveaux écrans. Et l’engouement qu’il a suscité a été tel
que l’application de la technique 3D à la télévision a immédiatement
emboîté le pas, suivie déjà par son application aux écrans de rue
publicitaires et aux écrans d’ordinateurs portables.
S’il convient, certes, de relever l’extraordinaire prouesse technique d’un
procédé qui immerge véritablement le spectateur dans un monde doté de la
profondeur, on peut toutefois relativiser l’importance de la chose, en
rappelant que, le cinéma étant une technique, son histoire a toujours été
celle de ses avancées technologiques, et que la mise au point du parlant ou
celle de la couleur ont été, à cet égard, des révolutions tout aussi
importantes, sinon plus : en 1927, quelques semaines après la sortie du
Chanteur de jazz, tous les studios se lançaient dans les films sonores et
parlants, et le cinéma muet disparaissait corps et biens. La 3D n’a pas de
conséquences aussi radicales : elle ne périme pas la technique existante, la
production en 2D reste largement majoritaire et est appelée à le rester.
L’effet de la troisième dimension est, en fait, d’une autre nature : par sa
capacité à produire du grand spectacle, elle accentue encore la coupure déjà
patente entre le cinéma de pur divertissement, à gros budget et à effets
spéciaux, et le cinéma de production moyenne ou de petit budget. Dans
cette spirale déjà amorcée d’un cinéma à deux vitesses – l’hypercinéma de
l’entertainment à la mode hollywoodienne ; et le cinéma qui entend susciter
plus intensément les émotions et la réflexion, ce cinéma traditionnel qui
produit tout autant des films populaires que des œuvres d’art et d’essai –, la
3D joue un rôle d’accélérateur. Elle apparaît comme un moyen, à la fois
technique et commercial, destiné à renouveler la curiosité du public pour
l’attirer toujours plus nombreux dans les salles. Par ce qu’elle représente en
profondeur – une technique d’illusion poussée à son comble –, elle renoue
d’ailleurs plutôt, au travers de l’effet qu’elle produit, avec ce qu’était le
cinéma des origines : un spectacle forain, une boîte magique.
C’est aller trop vite en besogne que de penser qu’elle risque d’imposer
une hégémonie contraignante au cinéma tout entier. Le cinéma de grand
spectacle, aujourd’hui pas plus qu’hier, n’a jamais été un obstacle à un
cinéma préoccupé de dire des choses importantes par l’image. Ce besoin
d’expression profonde du septième art lui est consubstantiel, et ne
disparaîtra pas, y compris dans les films les plus spectaculaires. Et ce, parce
que l’hypercinéma se signale par une logique de multiplexité
systématiquement occultée par les âmes nostalgiques et les contempteurs
des industries culturelles. Au demeurant, la qualité du film fait qu’Avatar
lui-même illustre tout autant un cinéma de pur divertissement qu’un cinéma
d’auteur, en l’occurrence celui de James Cameron, qui y développe la
richesse d’un imaginaire et d’une vision du monde. La 3D traduit certes une
avancée spectaculaire, mais celle-ci s’inscrit dans le renouvellement
technique et commercial permanent qui est le propre du cinéma, celui-là
même dont d’autres innovations récentes – la numérisation, pour la
restauration des films anciens mais aussi pour l’équipement des salles,
entérinée en France par une loi en 2010 ; le Blu-ray, pour la reproduction ;
ou encore les salles de luxe privées, réservées à quelques spectateurs
privilégiés, pour l’exploitation – montrent qu’il n’est jamais en retard d’une
invention.
Marketing
Ce pouvoir accru du spectacle est allé de pair, dans ces toutes récentes
années, avec un pouvoir, accru lui aussi, des nouvelles stratégies écraniques
du marketing. À côté de la publicité et de ses supports historiques – affiches
et spots –, certaines formes nouvelles d’écran offrent des fonctions qui
véhiculent une stratégie commerciale radicalement nouvelle. L’écran y est
utilisé comme l’interface entre le vendeur et l’acheteur, selon la technique
du « one-to-one » qui entend s’adresser d’une manière individualisée et
spécifique à chaque client potentiel, désigné en langage publicitaire du nom
symptomatique de « prospect ». Celui-ci y reçoit des informations sur tout
ce qui l’intéresse : films, restaurants, boutiques, journaux, etc. L’écran
portatif s’ouvre même à des techniques de pistage où, une fois déterminé le
profil de l’utilisateur, on lui adresse les messages les mieux susceptibles de
répondre à ses attentes. Internet a donné, via des sites comme Amazon ou
Price Minister, un essor tout particulier à ce marketing ciblé, où la
communication commerciale est désormais pensée en termes d’espace
personnel. Dans cette perspective d’individualisation, Jean-Claude Decaux
a lancé en 2010 l’affiche interactive que chaque possesseur d’iPod ayant
chargé une application spécifique peut photographier, ce qui lui donne
immédiatement accès à un site mobile lui proposant conseils, bons de
réduction et autres avantages commerciaux. Et le développement de
l’identification par radiofréquence qu’offrent les puces RFID ouvre toute
grande la voie à un marketing branché en permanence sur le
consommateur : le chariot de supermarché du futur portera sans doute un
écran équipé de ladite puce, qui permettra d’identifier le client, de lui
proposer publicités et informations en fonction de son parcours dans les
rayons, et de facturer automatiquement ses achats. Par l’écran, l’individu est
connecté en direct, hic et nunc, à la sollicitation publicitaire.
De telles techniques font pénétrer dans une zone mixte mal définie où,
via l’écran, la publicité, l’information choisie, parfois la surveillance
s’entremêlent. On sait que, dans certains grands magasins, des caméras
enregistrent les réactions des clients devant les produits, fournissant ainsi
des indications précieuses sur les conduites d’achat. Avec l’interactivité et
la géolocalisation des consommateurs équipés de smartphones, le pouvoir
commercial de l’écran apparaît de plus en plus présent en même temps qu’il
se fait de plus en plus personnalisé : tel est ce qu’on appelle maintenant le
marketing « mobile », ou « géolocalisé », qui consiste à utiliser le téléphone
portable pour atteindre le consommateur en lui faisant parvenir différentes
publicités selon l’endroit où il se trouve. En passant près de l’un de ses
magasins préférés, le consommateur nomade peut en recevoir, s’il accepte
d’être localisé, les promotions par SMS. Cette stratégie qui est déjà en voie
de généralisation au Japon fait encore monter d’un cran les processus de
personnalisation des messages et des sollicitations. Tout en douceur, elle
répond au choix même de l’utilisateur, lequel est consentant et choisit de ne
plus être harcelé par ce qui ne l’intéresse pas mais au contraire sollicité pour
tout ce qui le concerne. La publicité à l’âge de l’écran global ainsi conçue
voit son pouvoir accru : moins elle est agressive et impersonnelle, plus elle
est puissante.
Cela va plus loin encore. À la réalité « réelle » de la vie, l’écran peut
ajouter ce que l’on appelle désormais la « réalité augmentée » : le virtuel et
la 3D permettent d’enrichir et de spectaculariser la perception du produit et,
partant, l’offre marchande. Les sites de e-commerce proposent ainsi des
catalogues de produits en ligne sous forme de modèles 3D structurés.
Certains sites permettent déjà d’essayer en virtuel des vêtements ou des
accessoires : ainsi peut-on choisir ses lunettes sur son visage en virtuel. On
expérimente, pour les boutiques de demain, des essayages virtuels, où la
cliente n’aura plus à passer par la cabine d’essayage pour enfiler le manteau
ou la robe qu’elle veut acheter, mais où un écran intégrant tous ses
paramètres physiques projettera son image habillée du vêtement en question
et permettra d’y apporter les retouches nécessaires. Les sites 3D permettent
encore de visualiser des meubles dans son propre intérieur, et même de
choisir des plantes ou des fleurs en composant son jardin idéal… ! Depuis
des lustres, le marketing cherche des moyens de faire exister le produit et de
le distinguer de ses concurrents : avec les écrans, cette dynamique atteint
une dimension hyperbolique, la réalité augmentée ouvrant la porte à un
marketing hypersensationnaliste, sans commune mesure avec les techniques
jusque-là utilisées.
Sur ce plan, l’écran participe de plus en plus à la spirale de
l’hyperconsommation. Il pénètre partout, notamment dans les zones de
passage et de transport, transformées progressivement en centres
commerciaux : cela était vrai dans les aéroports, cela va le devenir dans le
métro et se confirmer dans les gares françaises qui, à l’instar des gares
japonaises, vont devenir de véritables galeries commerciales. La ville elle-
même se recycle à cette aune : à Times Square, ce ne sont plus des écrans
qui recouvrent les immeubles, ce sont les immeubles eux-mêmes qui se
transforment en écran. La logique écrano-marchande s’infiltre partout,
occupant des segments totalement inattendus. À Amsterdam, l’ouverture du
magasin H&M donne lieu en 2010 à une projection sur l’immeuble entier
transformé en écran, où effets spéciaux, jeux de lumière, animations, formes
aériennes, apparitions magiques se déploient dans une explosion féerique et
musicale. Un incroyable spectacle de « mapping 3D », que des marques et
enseignes comme Samsung, Ralph Lauren, Saks, et bien d’autres encore,
utilisent pour leur communication, allant jusqu’à transformer en écran ce
qui ne l’est pas.
Culture et intelligence
Aux questions, récurrentes d’ailleurs depuis les origines de la publicité
mais réactivées ici par la sophistication intrusive, que soulève le marketing
d’écran, s’ajoutent celles, intellectuelles et culturelles, que les écrans
nouveaux suscitent. Ainsi du livre électronique, auquel le développement
rapide des liseuses et des tablettes a donné soudain une réalité concrète et
plus seulement expérimentale. D’où les débats passionnés que cela ne
manque pas de faire naître sur les risques encourus par le livre papier. Nous
avancions pour notre part l’idée que celui-ci garde et gardera encore
longtemps toute sa place et sa puissance, uniques et pour l’heure
irremplaçables ; de leur côté, de façon aussi souriante que pertinente, Jean-
Claude Carrière et Umberto Eco ont affirmé, contre l’emprise réputée
mortelle du livre écran, leur foi dans la survie du présumé défunt en
proclamant haut et fort : N’espérez pas vous débarrasser des livres (Grasset,
2009). Mais pour combien de temps encore ? Cette question n’est déjà plus
de la science-fiction.
À présent, le support papier se trouve confronté à un rival qui, dans
certains domaines, va très vite devenir au mieux un complément, au pire un
concurrent. Nous le signalions pour les livres du secteur pratique, cela est
déjà devenu vrai pour un autre secteur, très différent : la presse. Dorénavant,
tous les grands journaux proposent des abonnements sur iPad, et nombreux
sont ceux qui, outre un site Internet, développent à côté de leur parution
traditionnelle des éditions numériques. L’idée, ici, est que la presse papier,
en recul régulier devant les autres sources d’information, télévision hier,
Internet aujourd’hui, peut trouver une nouvelle chance, et un nouveau
public, plus jeune, en utilisant, par l’écran portable et facilement maniable,
un support accordé à ce qu’elle est en profondeur : un moyen d’information
lié à l’actualité, qui doit rendre compte de celle-ci très vite, et dont la
lecture est rapide et vagabonde. L’écran, outre l’aspect pratique, lui apporte
cette plasticité et cette rapidité de maniement, et un simple clic efface
l’information précédente, déjà périmée, pour faire place à la nouvelle, sans
avoir besoin d’une poubelle autre que virtuelle. À moins que, car ce n’est
pas là non plus un moindre avantage, on ne veuille l’archiver, ce que les
ressources mémorielles de la machine permettent en réglant les problèmes
d’encombrement !
Au-delà de l’aspect pratique, on voit bien qu’avec le livre ou, à une
moindre échelle, la presse, une question de fond se trouve posée par ces
écrans multiples qui ne cessent d’être de plus en plus performants. De façon
brute, et brutale, celle-ci pourrait s’énoncer en ces termes : les écrans
nouveaux rendent-ils idiot, et représentent-ils la mort de l’intelligence et de
la culture ? Nous avons essayé d’y répondre dans un essai qui prolongeait la
réflexion sur L’Écran global en l’élargissant à ce que nous avons appelé La
Culture-monde (Odile Jacob, 2008). Nous y développions l’idée que toutes
les techniques de diffusion et de communication, quel que soit le degré de
sophistication qu’elles sont en train de prendre, n’occulteront jamais la
nécessité d’une formation initiale. Plus que jamais, le rôle de l’école est ici
capital, seule capable qu’elle est de donner, outre le socle de connaissances
formant la base, la méthode et l’esprit critique nécessaires pour réfléchir,
pour comprendre et pour juger. Encore faudrait-il ici parler d’une école
tenant compte des évolutions et proposant, par une nouvelle culture
générale, ce que nous appelons une « culture d’histoire », moyen privilégié
selon nous pour enrichir les individus et civiliser la culture-monde de
l’instantanéité.
Cette interrogation proprement culturelle se double d’une autre, relative
aux évolutions, jugées néfastes, que les écrans entraîneraient dans les
ressources intellectuelles. Dès l’été 2008, la revue américaine Atlantic
Monthly titrait en couverture : « Google nous rend-il stupides ? ». L’idée
que le recours systématique au Web développe la perte de concentration, la
superficialité et la paresse mentale se voit contestée par ceux qui affirment
au contraire que l’utilisation d’Internet rend les hommes plus intelligents,
leur permettant de se débarrasser des opérations intellectuelles primaires
pour développer des capacités d’analyse, de création et de critique. Le
débat, de plus en plus large, sur la Toile en particulier, a suscité des
premières études scientifiques raisonnées. Certaines, relevant une
stagnation, voire un léger recul, du QI des adolescents dans un certain
nombre de pays, voient dans Internet un des responsables possibles du
phénomène. D’autres, psychologiques ou neurologiques, étudiant les
mécanismes du fonctionnement intellectuel, soulignent qu’Internet
développe certaines compétences cognitives au détriment d’autres. Mais si,
à cet égard, on est en pleine confusion, on peut se demander si cela ne tient
pas à la manière simpliste de poser le problème. Car n’est-ce pas la question
elle-même que l’on peut dire « idiote », tant elle véhicule un déterminisme
mécaniciste inapplicable au monde de l’esprit humain ? Les insuffisances et
les performances de celui-ci ne peuvent résulter directement d’un dehors
machinique, fût-il électronique ; l’intelligence (mais laquelle ?) se forme
avec l’éducation et les stimulations émotionnelles des individus ; et les
compétences progressent avec les motivations subjectives variables en
fonction du monde vécu. La distance de la durée est certes insuffisante pour
déterminer ce qu’il en sera des cerveaux de la génération-écran, celle des
« digital natives », encore tout juste adolescents. Mais de toute manière, la
qualité cognitive des esprits sera toujours plus tributaire de l’environnement
familial et de la formation initiale reçue à l’école que des seules connexions
à l’écran.
Le soi, l’intime et les autres
Dans ce monde nouveau, une autre puissance de l’écran, qui n’en était
encore qu’à ses prémices en 2007, a connu une expansion foudroyante :
celle des réseaux sociaux, de ce « social network » auquel le cinéma a
apporté en 2010 la légitimité du « biopic » à travers un film de David
Fincher, The Social Network, retraçant la trajectoire de Mark Zuckerberg,
l’inventeur de Facebook. Le système mis au point en 2004 à partir d’un
piratage informatique, pour créer une base de données répertoriant les
étudiantes du campus de Harvard, est devenu en 2011 un réseau planétaire,
rassemblant les données personnelles de plus d’un demi-milliard
d’individus à travers le monde. Les membres y exposent leur vie à visage
découvert, y dialoguent avec leurs « amis » sur le « mur », photos et films à
l’appui, y détaillent le type de relations sociales qu’ils entretiennent. Le
formidable développement de ces réseaux – Facebook, Twiter, YouTube –
ne se mesure pas en seuls termes quantitatifs : il est chargé d’une
transformation qualitative, qui dit quelque chose d’inédit. C’est, du coup,
sur le sens de cette prolifération relationnelle qu’il s’agit de s’interroger.
En remarquant d’abord qu’elle dessine l’un des visages de
l’individualisme contemporain. Plus que jamais l’individu est connecté :
l’homo consumans devient homo connecticus. Il y a comme une angoisse à
ne pas être connecté, un désir de remplir le vide de l’isolement, qui entraîne
le désir de démultiplier les relations. Une logique proliférante marque cette
frénésie de liens : 300, 500, 700 millions, 1, 2, 3 milliards bientôt
d’individus, ainsi reliés aux autres par la toile du réseau. On peut en rire, ou
en être horrifié. Mais qu’est-ce que cela veut dire ?
Cela révèle ce paradoxe qui accompagne l’individualisme
hypermoderne : plus l’individu est reconnu libre, détaché, indépendant, et
plus il se montre psychologiquement dépendant de la vie-de-relation,
« addict » de branchements sur les autres, consommateur frénétique de
relationnel. L’enfer, ce n’est plus les autres, c’est être déconnecté d’eux.
Dorénavant être soi, ce n’est plus se détacher orgueilleusement des
conventions et des conformismes, c’est être connecté non-stop à des autres
plus ou moins bien connus. Il y a eu une distanciation individualiste, il y a
maintenant une interconnexion hyperindividualiste. Le « je suis » ne
s’affirme plus dans la revendication d’une intériorité authentique et
souveraine, mais dans la démultiplication des liens virtuels de soi avec les
autres au travers de réseaux de socialisation toujours plus larges dans
lesquels le sujet est tout à la fois acteur et consommateur. C’est dans ce
contexte que change la définition même de « l’ami ». Traditionnellement,
l’amitié renvoyait à un tout petit nombre de gens qu’on connaît, qu’on aime
et avec qui on partage des choses sélectionnées. Dans le réseau social,
« l’ami » est celui qui participe à l’immensité d’un réseau, avec qui on est
en contact dans l’entrelacement à la limite infini des fils de la Toile. Le
réseau est une configuration socialement abstraite en ce qu’il assure un lien
avec les autres, n’importe quel autre, par-delà ses appartenances
traditionnelles – sociales, ethniques, politiques, religieuses. Une « amitié »
abstraite, virtuelle, hyperindividualiste parce qu’émancipée des anciennes
formes de socialisation. Et l’individu se trouve en quelque sorte valorisé par
le nombre d’amis dont il peut se réclamer, indice d’une popularité qui
parfois se mesure en termes de performance : Narcisse est devenu
comptable de lui-même via les autres.
Cela traduit aussi une nouvelle étape de la culture de la transparence
inaugurée par les modernes. Désormais jeunes, vieux, hommes, femmes,
chômeurs, businessmen, partout dans le monde, se donnent à voir sur
Internet, à travers blogs et réseaux sociaux, images de webcam ou de
téléphone portable. Mettre le soi en ligne, ce n’est plus s’engager dans une
recherche patiente, volontaire, méthodique de soi, mais s’exposer dans
l’immédiateté de son expérience en train de se vivre, sans recul, sans secret.
Non plus le journal intime, caché, mais la monstration en continu. Voici le
temps de la transparence de soi, livrée au mur de Facebook. Un
individualisme qui, au contraire d’une construction à l’ancienne
s’employant à se dégager des conventions, des normes sociales et
religieuses, s’élabore dans une recherche obsessive de communication, de
partage, de lien. Une représentation qui ne cherche plus ce qui en faisait le
but affirmé – l’authenticité, la vérité – mais qui valorise l’expression directe
et immédiate : non une plongée analytique et labyrinthique à l’intérieur de
soi, mais l’exposition immédiate de ses expériences, de ses goûts, de ses
impressions. Un autoportrait « live », sans retouche, tracé dans la
simultanéité de l’instant : informationnel, plus qu’introspectif, illustrant la
figure du nouvel individu en temps réel.
D’aucuns analysent cette efflorescence d’autoreprésentation comme le
signe du dépassement de l’individualisme, en faisant valoir que l’individu
n’existe plus que dans le regard des autres, qu’il recherche pour exister.
L’erreur de perspective est complète. Ce qui se déploie ici, c’est très
exactement l’une des figures de l’individu hypermoderne, désencadré et
volatile, et qui n’est lui-même qu’en se communiquant tous azimuts, faute
de repères collectifs structurants. C’est le soi qui est premier, exposant les
détails les plus ténus, les plus dérisoires de son existence. Un besoin de dire
qui l’on est d’autant plus impérieux que les référentiels collectifs lourds
(l’Église, la nation, la classe sociale, la religion, la politique) ne suffisent
plus pour définir l’individu. D’où cette spirale d’informations éclatées : je
suis celui qui est célibataire, qui aime ou qui n’aime pas ceci ou cela, qui est
fan de X ou de Y… Telle est ma singularité, sans loi synthétique, sans
recherche ni visée de cohérence, mais dans les multiples facettes éclatées
d’un moi diffracté, qu’un seul clic suffit à définir. L’autoportrait de
l’individu hypermoderne ne se construit plus dans une introspection
exceptionnelle. Il s’affirme comme mode de vie de plus en plus banalisé,
comme compulsion de communication, mais aussi comme marketing de soi,
chacun cherchant à gagner de nouveaux « amis », à mettre en valeur son
« profil » via ses goûts, ses photos, ses voyages… Il traduit une sorte
d’esthétique de soi qui est tantôt un néo-donjuanisme virtuel, tantôt un néo-
narcissisme au miroir de l’écran.
Ce qui apparaît dans cette nouvelle singularité du soi, c’est qu’elle est
en train de déplacer les lignes mêmes de l’intime. Sans doute parce que les
normes sociales concernant la vie privée sont en train d’évoluer : l’âge des
écrans induit et illustre une nouvelle définition de la sphère du privé.
Désormais, on montre de soi ce qui, il y a peu encore, passait pour
impudique ; on partage avec d’autres ce qui appartenait à un jardin qu’on
définissait comme secret ; et cela sans gêne ni état d’âme. D’où les
déclarations fracassantes sur « la fin de l’ère de la vie privée ». Au vrai, rien
n’est moins sûr. Si les jeunes s’expriment sur Internet, c’est qu’ils y voient
un espace en quelque sorte privé, hors de la surveillance des parents et de
l’école. N’opposons pas trop vite « la génération des parents » à celle « des
transparents ». Il suffit de voir les drames personnels que suscitent les
révélations « non désirées » effectuées par des tiers indélicats pour s’en
convaincre. La tendance à tout partager, tout montrer, tout publier ne va pas
jusqu’au bout d’elle-même : les secrets et la pudeur demeurent.
Simplement, la ligne de la pudeur s’est déplacée et les secrets du jardin
privé ne sont plus les mêmes que ceux que l’on réservait à son journal
intime. Non pas disparition de la vie privée mais subjectivisation,
pluralisation de ce que l’on considère être l’espace intime. À chacun revient
le soin de fixer là où commence et là où finit ce qu’il entend par intimité et
ce qui peut être révélé publiquement. Sur l’écran global comme ailleurs se
donnent à voir les processus d’individualisation et de dérégulation qui
partout brouillent les frontières, les définitions des normes et des formes
sociales.
Car ce n’est pas un moindre paradoxe que de voir la transparence érigée
désormais en valeur quasi absolue donner lieu à des applications pour le
moins problématiques, tant sur le plan de la vie privée que de la vie
publique. En témoignent les suicides d’internautes, suite aux révélations
indiscrètes faites sur le Net des aspects les plus personnels de leur vie
intime, comme la mise sur la place publique des secrets diplomatiques, ainsi
que l’a illustré en 2010 l’affaire WikiLeaks. L’écran global pose ici un
problème de fond à la culture démocratique qui, depuis Rousseau, donne à
la transparence valeur de bien en soi : la transparence absolue est-elle
souhaitable ? Faut-il fixer aux écrans des limites à leur logique de
dévoilement radical ? Si la démocratie a beaucoup à gagner à la
transparence que les réseaux rendent possible – la « révolution d’Internet »
telle que la Tunisie et l’Égypte en ont donné l’exemple suffit à le démonter
– cette même démocratie n’est-elle pas menacée par la liberté totale des
réseaux qu’elle permet ? Les institutions collectives peuvent-elles résister à
un déballage sans limites, exercé au nom du primat de la liberté
d’expression, qui peut aller à l’encontre de leur fonctionnement
démocratique et qui ne prend pas en compte les autres contraintes
auxquelles est confrontée la réalité de la vie collective ?

*
* *
L’ère des écrans a connu trois phases successives, dont L’Écran global
trace les lignes. Archétype de tout écran, le cinéma est celui qui a changé le
premier l’imaginaire des hommes et leur rapport au monde, et qui a imposé
ce changement en pénétrant tous les autres écrans tout au long du
e
XX siècle. La télévision, qui a suivi, a ouvert un âge nouveau, en apportant
le pouvoir de faire entrer le monde chez soi, et de l’envisager à partir de soi.
Le bouleversement présent et à venir, c’est celui de l’écran du troisième
type, Internet. L’illustration de son irrésistible montée en puissance apparaît
bien dans les craintes et les interrogations qu’il suscite. Face à une culture
littéraire de la finesse, du bon usage, du bien dire, il impose une rhétorique
du style direct, rapide, cursif. Face à l’élitisme des happy few, il accentue
l’effet de masse de la superficialité, de l’exhibitionnisme et de la non-
culture. Face à la réflexion, il impose la vitesse. Face aux arts millénaires, il
met en avant une création de l’instant, dans un déluge d’images, de
musiques, de photos, d’informations. Et face au respect de la vie privée
monte le spectre de la surveillance infinie et de la perte de maîtrise sur ses
propres données personnelles publiées. Autour de lui se cristallise la grande
e
peur du XXI siècle, celle d’une humanité sans ancrage, sans intimité.
Il est patent que l’écran, sous ses diverses formes, restructure
aujourd’hui à peu près l’intégralité des domaines de l’existence, tant
individuelle que collective. Vie intime et vie quotidienne, éducation et vie
religieuse, démocratie et finance, consommation et information, jeu et art :
plus rien ne lui échappe, y compris cette part fondamentale qu’est pour tout
homme son rapport au travail. Une majorité d’employés, de cadres, de
dirigeants passent désormais l’essentiel de leur temps de travail devant un
écran : l’homme est devenu homo computerus. Pour le meilleur et pour le
pire. Travailler devant un écran ne ressemble plus à descendre au fond de la
mine : et pourtant, jamais la thématique de la souffrance au travail n’a eu un
tel écho, social et sans doute individuel. Cela à l’évidence n’est pas dû
uniquement à l’ordinateur et relève pour l’essentiel de la mondialisation de
l’économie et des exigences de résultats à court terme imposées par le
capitalisme financier. Mais cela relève aussi des formes nouvelles du
travail, lesquelles génèrent une urgence, créée par l’aspect impitoyable de la
compétitivité et relayée par le harcèlement de l’écran, qui génère un stress
particulier, engendre une souffrance intérieure d’un genre nouveau.
L’ouvrier fordien esclave de sa machine a fait place au cadre informatisé
soumis à son écran et à l’intensivité d’un travail imposant le
raccourcissement des délais, l’instantanéité des réactions, l’impossibilité de
prendre du recul : un temps nouveau, que l’on croit maîtriser et qui en
même temps impose son rythme infernal. La tyrannie du temps réel, direct,
instantané.
Cela calme évidemment les envolées lyriques de tous les thuriféraires
du webmonde, et, loin de l’enthousiasme naïf comme de la condamnation
nostalgique, invite à voir le côté Janus des écrans. Derrière la lumière de
l’autonomie et de l’ouverture au monde, il y a une face sombre et noire : le
côté obscur de la transparence.
Gilles Lipovetsky et Jean Serroy
Avril 2011
Introduction
Le nouvel âge du cinéma
Qu’il soit art ou industrie de divertissement, le cinéma s’est construit
d’emblée à partir d’un dispositif d’image radicalement inédit et moderne :
l’écran. Non plus la scène théâtrale ou la toile du tableau, mais l’écran
lumineux, le grand écran, l’écran où se donne à voir la vie dans son
mouvement même. Sur l’écran du cinéma ont rayonné les images
superlatives de la beauté, les stars sublimes, les fictions qui ont transporté,
comme nul autre spectacle, les foules émerveillées des sociétés modernes.
L’écran n’a pas seulement été une invention technique constitutive du
1
septième art , il a été cet espace magique où se sont projetés les désirs et les
rêves du plus grand nombre. À la charnière des années 1900, le siècle qui
commence y trouve l’art nouveau qui l’exprime au plus près et qui va
l’accompagner tout au long. Cent ans plus tard, en 1995, le bilan du
centenaire est peu contestable : l’art du grand écran aura bien été l’art du
e
XX siècle.
Pour autant, au cours de la seconde moitié du siècle, d’autres techniques
de diffusion de l’image sont apparues, qui sont venues ajouter d’autres
écrans à la toile blanche des salles obscures. La télévision, d’abord, qui, dès
les années 1950, commence à pénétrer dans les foyers, puis, au fil des
décennies suivantes, d’autres écrans qui se multiplient de manière
exponentielle : celui de l’ordinateur, qui devient vite portable et personnel,
celui des consoles de jeux vidéo, celui d’Internet et du web-monde, celui du
téléphone mobile et des assistants numériques personnels, celui des
appareils photos numériques et autres GPS. On est passé en moins d’un
demi-siècle de l’écran-spectacle à l’écran-communication, de l’écran-un au
tout-écran. Longtemps, l’écran-cinéma a été l’unique et l’incomparable ; il
se fond maintenant dans une galaxie dont les dimensions sont infinies :
voici l’époque de l’écran global. L’écran en tout lieu et à tout moment, dans
les magasins et les aéroports, les restaurants et les bars, dans le métro, les
voitures et les avions ; l’écran de toutes les dimensions, écran plat, plein
écran et mini-écran mobile ; l’écran sur soi, l’écran avec soi ; l’écran à tout
faire et à tout voir. Écran vidéo, écran miniature, écran graphique, écran
nomade, écran tactile : le siècle qui s’annonce est celui de l’écran
2
omniprésent et multiforme, planétaire et multimédiatique .
Se pose dès lors tout un ensemble de problèmes : quels sont les effets de
cette prolifération d’écrans en matière de rapport au monde et aux autres, au
corps et aux sensations ? Quelle forme de vie culturelle et démocratique
annonce le triomphe des images numérisées ? Quel destin s’ouvre à la
pensée et à l’expression artistique ? Jusqu’où la vie même de l’homme
contemporain se trouve-t-elle restructurée par cette pléthore d’écrans ? Car
force est de l’observer : avec l’âge de l’écran global, c’est bel et bien une
immense mutation culturelle qui est en cours, affectant de plus en plus
d’aspects de la création mais aussi de l’existence elle-même.
Pour dessiner les contours de cette nouvelle écranosphère, pour en
comprendre le fonctionnement et en dégager le sens, rien n’est plus
éclairant que de commencer par analyser les transformations profondes
qu’enregistre précisément la forme originelle et prototypique de l’écran : le
cinéma. Comment caractériser l’univers du septième art lorsque celui-ci
cesse d’être l’écran suprême ? Qu’en est-il, dans un monde multi-écrans, de
son esthétique, de sa réception, de son économie même ? Quelle position
est la sienne lorsque ses films sont vus pour l’essentiel en dehors des salles
3
obscures ? Le cinéma reste-t-il même une référence culturelle de premier
plan lorsque, de plus en plus, les films de cinéma sont supplantés, en scores
d’audience, par les séries et les téléfilms ? Est-il d’ailleurs encore justifié de
tracer une nette frontière entre film de cinéma et film de télévision, quand
nombre de films de cinéma sont structurés par une esthétique télévisuelle et
que certains téléfilms sont réalisés par des metteurs en scène de cinéma
avec des acteurs et, parfois même, des budgets équivalents à ceux du
cinéma ? À quoi s’ajoute la concurrence de toutes les autres images, de tous
les autres écrans : ceux de la pub, ceux des jeux vidéo, ceux du clip, ceux
du numérique, ceux du web-monde. Et en même temps qu’il devient un
écran parmi d’autres, voilà, par ailleurs, que le cinéma, dans une
configuration qui n’a plus grand-chose à voir avec ce qu’elle était depuis
l’origine, en vient à se montrer sur mini-écran mobile, avec possibilité
d’arrêt sur image, de retour en arrière, de choix de la langue de doublage.
Voilà aussi que, quittant la traditionnelle séance en salles, on produit des
films spécifiques, pour consommation fast-food sur écran nomade, qui ne
dépassent pas les trois minutes. Plus que jamais se pose la question du
genre cinéma, de l’identité incertaine du cinéma.
D’où une question aussi brutale qu’incontournable : se pourrait-il que la
civilisation de l’écran sonne le requiem du cinéma ? Est-ce sa mort
programmée, telle que la prédisent ceux qui, entre le crépuscule des
idéologies et la fin de l’Histoire, tiennent le compte des disparitions fin de
siècle ? Dans l’effervescence des années 1980, un certain nombre
d’observateurs et de cinéastes ne donnaient déjà pas cher de l’avenir du
cinéma. Du fait du déferlement télévisuel et de l’arrivée des vidéocassettes,
on voit alors les salles se vider et fermer par centaines. En Grande-
Bretagne, en Allemagne, en Italie, la production des longs-métrages
s’effondre. Les studios d’Hollywood sont rachetés par des investisseurs
étrangers et des multinationales dont les principales sources de profit sont
extérieures au cinéma. L’époque voit disparaître les salles d’art et d’essai et
triompher la logique du box-office, les blockbusters, les formules calibrées
et sans risques (films d’action, suites, remakes). La question, aiguë, se
pose : le cinéma pourra-t-il survivre à la montée des industries de
programmes et des stratégies multimédias ? Que reste-t-il du septième art
quand les impératifs commerciaux étouffent les autres considérations ?
Symbole de toutes ces menaces : en 1985, Fellini sort Ginger et Fred, sur
fond de télévision triomphante et de mort annoncée du cinéma.
Disons-le sans détour : c’est contre cette idée mélancolique d’un
« après-cinéma », qui continue largement à nourrir le discours critique,
qu’est écrit ce livre. Le « vrai » cinéma n’est pas derrière nous : il ne cesse
de se réinventer. Même confronté à de nouveaux défis de production, de
diffusion et de consommation, le cinéma demeure un art d’un dynamisme
puissant, dont la créativité n’est nullement en berne. Le tout-écran n’est pas
le tombeau du cinéma : plus que jamais, celui-ci fait preuve d’inventivité,
de diversité, de vitalité.
En témoigne d’abord le nombre de sorties. Rappelons seulement qu’en
2005 les studios hollywoodiens et français ont produit respectivement 699
et 240 longs-métrages, tandis que l’Espagne en produisait 142, l’Angleterre
124, l’Allemagne 103 et l’Italie 98. Ce n’est pas la régression qui nous
caractérise, mais la prolifération des nouveautés : en 1976, Hollywood
réalisait « seulement » 138 films et, sur la période 1988-1999, le nombre
annuel moyen de longs-métrages s’élevait à 385. Entre 1996 et 2005, en
France, le nombre de films distribués a augmenté de 38 %, celui des copies
de 105 %. Et, aujourd’hui, les studios français lancent deux fois plus de
films qu’il y a dix ans.
L’explosion quantitative cache-t-elle une moindre diversité filmique ? Il
n’en est rien : si les films à très gros budgets (les fameux blockbusters)
défraient la chronique, on enregistre aussi une poussée de films
personnalisés à moindre budget, qui créent l’engouement. Sexe, mensonges
et vidéo, Le Déclin de l’Empire américain, Pulp Fiction, Le Fabuleux
Destin d’Amélie Poulain, Little Miss Sunshine : la liste est longue des films
qui trouvent dorénavant un large public en s’écartant des sentiers balisés.
Diva, Bagdad Café, The Full Monty, Respiro, Sideways : avec des histoires
simples, le cinéma contemporain peut rencontrer un succès populaire
retentissant en faisant preuve d’audace, en inventant des situations
atypiques ou de nouvelles atmosphères poétiques. Une major comme MGM
mise précisément aujourd’hui sur les maisons de production indépendantes
aux budgets de films plus modestes, au motif que « les grandes majors ne
4
savent plus produire » . D’ores et déjà, aux États-Unis, le cinéma
indépendant, qui, en une vingtaine d’années, a réussi à se faire une vraie
place, lance des films à petit budget, parfois distribués par des majors
prenant des risques, qui réussissent à représenter un tiers des recettes au
5
box-office .
Même les stars, symboles par excellence du cinéma, échappent à
l’agonie annoncée. « Crépuscule des stars », comme le suggérait Edgar
Morin ? La vérité est que leurs cachets atteignent des sommets inégalés et
que la présence de leurs noms à l’affiche continue d’être l’une des grandes
clés du succès de masse. Nous n’en avons nullement fini avec les figures
stellaires typiques de l’âge d’or du cinéma. À ceci près que de formidables
succès mondiaux sont, à présent, possibles avec des films sans stars : ainsi
du Projet Blair Witch, de Little Miss Sunshine, de La Vie des autres.
Les films vont-ils disparaître au bénéfice d’une espèce de télécinéma
généralisé et formaté ? L’hypothèse n’est pas à écarter, mais elle s’érige à
contre-pied de la tendance lourde de l’économie du surchoix, fonctionnant à
la différenciation et à l’individualisation des produits. Pourquoi ce qui est
vrai ailleurs dans le monde marchand ne le serait-il pas dans l’univers
cinématographique ? La « loi » qui nous gouverne conduit moins à
l’uniformisation qu’à la diversification de l’offre. Au demeurant, le cinéma
ne saurait vivre et se développer sans films innovants qui, alimentant le
besoin de nouveauté du public, relancent l’offre et le marché. Les chaînes
de télévision sont-elles devenues les maîtres du jeu ? En fait, ce qui
s’annonce, avec la prolifération des écrans, terminaux, réseaux, portables,
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vidéo à la demande, est davantage « la fin de la télévision » que la
disparition « télévisuelle » du cinéma.
Il faut récuser l’idée selon laquelle le cinéma grand public ne pourrait
générer rien d’autre que des œuvres indigentes incapables de toucher la
sensibilité authentique des spectateurs. En dépit des exigences de rentabilité
et de l’emprise accrue du marketing, le cinéma tend à s’enrichir en créant
des œuvres dont les genres, les personnages et les scénarios sont moins
« conformes », plus hétérogènes, plus imprévisibles. À coup sûr, les
blockbusters se construisent à partir d’histoires simples bourrées d’effets
spéciaux, d’actions « efficaces » et de suspense. Il est également vrai que
les grands studios utilisent des méthodes en vigueur sur les autres marchés :
enquête systématique sur le goût des spectateurs, publicité intensive,
adaptation aux modes et aux goûts des « cibles », previews devant un panel
représentatif de spectateurs pour tester (et éventuellement modifier) le film
avant sa sortie. Cela n’empêche pas l’éclosion de nombreux films de
qualité.
Sous la pression d’une société plus émiettée, le cinéma prend
dorénavant en compte des problèmes et des thèmes autrefois écartés ou
traités selon des stéréotypes parfaitement conventionnels. Désormais, les
enfants, les adolescents, les vieux, les couples divorcés, les célibataires, les
gays, les lesbiennes, les Blacks, les handicapés, les déviants, les styles de
vie les plus hétérogènes sont traités pour eux-mêmes. En même temps,
voient le jour de plus en plus de films réalisés par des femmes ; le genre
documentaire connaît une seconde vie ; les dessins animés ne se cantonnent
plus à leur public junior mais s’adressent aux adultes ; des films
déconstruisent les grands mythes de la nation, des Blancs, des « Peaux-
Rouges », des cow-boys. Ce qui s’annonce est un cinéma global fragmenté,
pluri-identitaire, multi-culturaliste. C’est énoncer un cliché lui-même
conformiste que d’affirmer que le cinéma est emporté dans un conformisme
standardisé. Au demeurant, à tous les âges de son histoire, il a été prolixe en
films convenus et de piètre qualité, qui ont toujours constitué le fonds de la
production courante à côté des authentiques, mais nettement moins
nombreux, chefs-d’œuvre. Aussi bien, de nos jours, le développement des
films médiocres, hyperspectaculaires, mettant en scène des personnages
lisses, n’est pas chose nouvelle, et ne doit pas cacher le développement d’un
cinéma innovant, personnalisé, moins prévisible.
Les quatre âges du cinéma
Rien n’est-il donc à conserver dans l’idée de « mort du cinéma » ? Bien
qu’illusoire, cette idée révèle cependant quelque chose de vrai, une réalité
nouvelle, un bouleversement indéniable : la disparition du cinéma
« classique ». Le cinéma n’est pas devenu « chose du passé » : simplement,
un autre cinéma est apparu. Tout indique en effet que, depuis la fin des
années 1970 et surtout 1980, c’est bel et bien une rupture que connaît la
planète-cinéma, une rupture d’ensemble.
Ce n’est évidemment pas la première fois que le cinéma se trouve
« révolutionné » dans ses principes. On peut même dire que son histoire
s’est constamment écrite à travers une série de transformations et de
remises en cause. L’invention du parlant, le passage du noir et blanc à la
couleur, l’avènement de l’écran large, les ruptures stylistiques des années
1940 (le néoréalisme) et 1960 (les nouvelles vagues) ont profondément
redéfini et réinventé le cinéma. Il en va de même aujourd’hui. Cependant,
plus encore qu’à aucune autre période de son histoire, le cinéma connaît une
mutation de fond en ce que celle-ci touche tous les domaines, la production
comme la diffusion, la consommation comme l’esthétique des films. Les
bouleversements sont tels qu’ils autorisent à faire l’hypothèse de
l’avènement d’un nouveau régime historique du cinéma, d’une nouvelle
galaxie-cinéma. Non pas « fin du cinéma », mais émergence d’un
hypercinéma.
À la lumière de cette métamorphose radicale, il est possible de proposer
une périodisation de l’histoire du cinéma marquée par quatre grands
moments. Ce n’est pas le lieu, ici, de les décrire dans le détail : nous en
signalons seulement les grands traits en vue aérienne afin de favoriser la
mise en relief de ce qui se joue de nos jours.
La première phase correspond à l’époque du cinéma muet. Elle traduit
une modernité primitive. C’est le moment où le cinéma se cherche un statut
et une définition artistiques. Sans modèle, assimilé à l’origine à un spectacle
forain, il se donne d’abord pour référence le théâtre afin de filmer de
courtes saynètes, des vaudevilles légers, des scènes dramatiques. Puis, à
mesure qu’il s’affirme, il se découvre d’autres ambitions, se complexifie, ne
craignant pas de regarder vers la littérature romanesque. Il se fraye sa voie :
jeu fortement expressionniste d’acteurs compensant par une mimique
hypertrophiée l’absence de paroles ; style volontiers mélodramatique ;
technique qui, tout en évoluant, reste encore inégale. Via des décors et des
maquillages outranciers, des images sautillantes et accélérées, un art se
constitue, qui, à travers ses œuvres maîtresses, fait apparaître un mode
d’expression radicalement nouveau, capable de dire le monde comme aucun
autre art ne l’avait dit jusqu’ici. Modernité primitive ne signifie nullement
en effet modernité primaire. D’Intolérance au Vent, des Trois Lumières à
L’Aurore, de Griffith à Sjöström, de Lang à Murnau et aux chefs-d’œuvre
de l’expressionnisme, le cinéma, art moderne, fait son entrée dans la
modernité de l’art. Dans cette voie, il donne à ses images valeur d’icônes,
en créant la figure de la star – Valentino, Dietrich, Garbo.
La deuxième phase, qui met en scène une modernité classique, s’étire
du début des années 1930 jusqu’aux années 1950 : c’est l’âge d’or des
studios, l’époque où le cinéma est le premier divertissement des
Américains, où il devient à travers le monde le loisir populaire par
excellence. Cela est dû, d’abord, à la révolution technique du parlant qui,
périmant très vite le muet, oblige les créateurs, d’abord réticents devant ce
qu’ils redoutent de voir devenir un simple théâtre filmé, à domestiquer ce
nouveau langage et à lui inventer une grammaire. Les recherches techniques
viennent encore enrichir ces nouvelles possibilités, de l’expansion de la
couleur, à partir de la fin des années 1930, aux écrans panoramiques et au
Cinémascope, qui apparaissent au début des années 1950. Elles favorisent
l’évasion du public grâce à un traitement de la réalité qui l’idéalise :
« téléphones blancs » des films mussoliniens, réalisme poétique du cinéma
français, amours désexualisées, langage littéraire des acteurs. Au même
moment, Hollywood devient cette usine à rêves qui, à travers des genres
canoniques, apporte à un public de masse sa ration d’imaginaire. La star,
invention des studios, cristallise tous les fantasmes : divine, intouchable,
comme Garbo ; virile, indestructible, comme John Wayne. Encadré par des
normes génériques, thématiques, morales, esthétiques, ce cinéma est celui
du scénario, des têtes d’affiche, des productions de studios.
Dans ce cadre, les films obéissent à un système narratif clair, fluide,
continu, mû par le souci constant d’une vraisemblance entraînant la
participation immédiate du spectateur. Le récit doit sembler se raconter de
lui-même, épouser une chronologie linéaire en rattachant les diverses
actions à une intrigue principale. Le film s’organise selon un déroulement
logique ou progressif qui exclut l’ambiguïté au bénéfice d’une narration
transparente. Rien n’est montré par hasard, rien ne doit apparaître superflu,
incohérent ou confus, tout est organisé pour amener le récit à son
dénouement final : le cinéma classique guide, dirige d’un point de vue
unique et omniscient la compréhension du film. Ce qu’il raconte est une
histoire essentiellement téléologique. Même s’il se risque progressivement à
quelques audaces – voix off, flash-back –, il continue de veiller à utiliser
des modes narratifs simples. Privilégiant le tournage en studio, il consacre
la primauté du décor, générateur de l’atmosphère du film. Et, pour incarner
des personnages à la psychologie bien cadrée, il fait la part belle aux
vedettes, dont la notoriété est l’une des garanties du succès populaire du
film. Même si son rôle est primordial, le metteur en scène n’est que l’un des
rouages d’une machine actionnée par les maisons de production, qui font
appel à lui d’abord pour son savoir-faire technique : il doit s’effacer pour se
mettre au service de la lisibilité parfaite de l’intrigue. Fortement structuré
tant sur le plan économique que sur le plan corporatiste, le cinéma classique
se met en place dès le début des années 1930, s’affirme dans la seconde
moitié de la décennie, résiste à la tourmente de la guerre et reste fidèle, dans
les années d’après-guerre, aux normes qu’il a mises en place auparavant et
qui en font le grand cinéma classique de référence.
Une troisième phase se développe des décennies 1950-1960 aux années
1970 : elle illustre une modernité moderniste et émancipatrice. La belle
indépendance de créateurs puissants, rétifs aux exigences des studios, lui
ouvre la voie. Dès les années 1930, Jean Renoir tourne en extérieur et en
prise de son direct ; en 1941, Orson Welles, avec Citizen Kane, bouleverse
radicalement les structures narratives continuistes : déconstruit, fragmenté,
le premier film ouvertement moderne est né. D’autres signes avant-coureurs
se font jour avec la rupture esthétique que constitue, en Italie, un
néoréalisme largement issu des misères de la guerre. Le monde, à
l’évidence, a changé : il faut trouver un autre langage pour en rendre
compte. Cela va être le rôle historique des nouvelles générations que de
proposer des voies neuves, en rupture avec le modèle classique : dès la fin
des années 1950 et tout au long des années 1960, la Nouvelle Vague en
France, le free cinema en Angleterre, le cinéma contestataire en Europe de
l’Est, le cinema novo au Brésil puis, dans les années 1970, la génération
nouvelle qui investit Hollywood, sont les fers de lance de cette
transformation radicale. Ils apportent avec eux une vision du monde qui fait
souffler un vent nouveau.
Cela se traduit au premier chef par des ruptures stylistiques, que les
jeunes loups de la Nouvelle Vague française affichent de façon
provocatrice. Le système traditionnel – représenté par cette fameuse
« qualité française » à laquelle Truffaut s’attaque vertement – est battu en
brèche. Il s’agit désormais de raconter autrement, de se défaire de la
dictature du scénario, de filmer dans la rue, de briser les normes convenues
du montage, d’abandonner le jeu théâtral de vedettes pour le naturel
d’acteurs neufs, d’instaurer une indépendance de la production. Dans un
bouillonnement créatif qui ne va pas sans radicalisme, ce cinéma de la
rupture impose la jeunesse comme valeur, à travers des figures iconiques
d’un nouveau genre – James Dean, Marlon Brando, Belmondo – et des
films qui traduisent toutes les formes de l’esprit rebelle entendant se
débarrasser des vieilles contraintes. Simultanément, le cinéma des studios,
s’ouvrant à une psychologisation moins simpliste, cherche à fouiller les
méandres de l’intime. Freud investit Hollywood et la libido se donne à voir
au grand jour, tant dans les drames du refoulé que dans l’explosion du corps
et du sexe. B.B. ouvre la voie de ce sexe libéré, avant que Marilyn n’étende
son empire, puis qu’un cinéma de la marge et de la contre-culture,
s’élaborant dans l’underground, ne s’autorise toutes les audaces. Des
prémices des années 1950 à l’explosion contestatrice des années 1960 et
jusqu’à la liberté créatrice du néoHollywood des années 1970, c’est un
même mouvement d’émancipation artistique et culturelle qui s’affirme et
s’amplifie à travers des films et des univers imaginaires très différents. Il
accompagne une nouvelle modernité individualiste, celle qui est portée par
la société de consommation, par ses valeurs et sa contestation : bonheur,
sexe, jeunesse, authenticité, plaisirs, liberté, refus des normes
conventionnelles et rigoristes. Cette troisième phase du cinéma, qui épouse
à peu près les décennies historiques des Trente Glorieuses, correspond à la
nouvelle révolution des valeurs individualistes, à la poussée des
revendications de l’autonomie subjective dans les démocraties libérales
avancées.
Cette modernité libérationniste se défait du moule classique d’abord par
un cinéma de recherche, polémique, iconoclaste, puis, au fil des années, par
un cinéma grand public qui s’empare progressivement de ses audaces et de
ses nouveautés. C’est par là que la nouvelle génération qui prend le pouvoir
7
à Hollywood dans les années 1970 s’inscrit à sa façon dans le fil de cette
déconstruction, en apportant une liberté stylistique, narrative et thématique
qui change l’esprit des studios. Avec cette différence que le cinéma des
Coppola, Spielberg, Lucas, De Palma, Friedkin, met prioritairement cette
volonté de renouvellement au service du spectaculaire et de l’effet par la
sollicitation de toutes les technologies avancées qu’il s’emploie à
développer. Ici s’amorce véritablement une nouvelle phase de l’histoire du
cinéma. Spielberg dit bien, symboliquement, la dette que le néoHollywood
doit à la génération européenne qui l’a précédé, en allant, en 1977, chercher
Truffaut, comme une référence, pour le faire tourner dans ses Rencontres du
troisième type. Mais le film lui-même, tout de spectacularisation exacerbée
et d’immersion sensorielle, participe déjà d’un cinéma d’un autre genre, où
c’est largement Hollywood qui trace la voie.
Depuis les années 1980, en effet, tandis que la dynamique de
l’individualisation et de la mondialisation bouleverse l’ordre du monde,
c’est un quatrième âge du cinéma qui se met en place. Nous l’appelons ici
8
hypermoderne, en écho à la nouvelle modernité qui se construit . Les
9
chapitres qui suivent s’attachent à en montrer la physionomie .
Cette quatrième phase de l’histoire du cinéma, soulignons-le, n’a pas le
même statut que les trois premières. Alors que celles-ci ont été marquées
par des innovations majeures mais qui n’affectaient chaque fois que des
territoires délimités, ce sont à présent toutes les dimensions de l’univers
cinématographique (création, production, promotion, diffusion,
consommation) qui sont bouleversées simultanément et de fond en comble.
Jamais le cinéma n’a connu un ébranlement de pareille ampleur. Les cycles
précédents ont construit la modernité du cinéma ; celui dont on est témoin
le fait franchement sortir de son âge moderne. C’est une nouvelle ère qui
commence : notre époque voit s’ouvrir les premiers chapitres de l’histoire
hypermoderne du septième art. C’est lorsque la révolution n’est plus à
l’ordre du jour que le cinéma enregistre la plus radicale mutation de son
histoire.
Cinéma sans frontières
La mutation hypermoderne a ceci de caractéristique qu’elle affecte dans
un mouvement synchrone et global les technologies et les médias,
l’économie et la culture, la consommation et l’esthétique. Le cinéma obéit à
la même dynamique. C’est au moment où s’affirment l’hypercapitalisme,
l’hypermédia et l’hyperconsommation globalisés que le cinéma entame,
précisément, sa carrière d’écran global.
« Écran global » doit s’entendre en plusieurs sens, qui se recoupent au
demeurant sous de nombreux aspects. Dans sa signification la plus large, il
renvoie à la nouvelle puissance planétaire de l’écranosphère, à l’état
écranique généralisé rendu possible par les nouvelles technologies de
l’information et de la communication. Voici le temps de l’écran-monde, du
tout-écran, contemporain du réseau des réseaux, mais aussi des écrans de
surveillance, des écrans d’information, des écrans ludiques, des écrans
d’ambiance. L’art (art numérique), la musique (vidéo-clip), le jeu ( jeu
vidéo), la publicité, la conversation, la photographie, le savoir, plus rien
n’échappe tout à fait aux filets numérisés de la nouvelle écranocratie. Toute
la vie, tous nos rapports avec le monde et avec les autres sont de plus en
plus médiatisés par une multitude d’interfaces par lesquelles les écrans ne
cessent de converger, de communiquer, de s’interconnecter.
Mais l’écran global désigne également l’état du cinéma-monde à l’heure
de la globalisation économique et de l’internationalisation des
investissements financiers. Même si les mouvements de capitaux étrangers
sur la scène hollywoodienne ne sont pas nouveaux, l’époque présente
marque un tournant en raison de la forte intensification du phénomène.
D’abord, au cours des deux dernières décennies, un certain nombre de
majors hollywoodiennes est passé sous le contrôle de groupes européens,
australiens et japonais à vocation mondiale. Ensuite, les films américains
sont de plus en plus financés par des capitaux étrangers : sur les 30 premiers
films au box-office de 2001, 32 % étaient soutenus par des financements
internationaux. Les fonds allemands représentent de 15 à 20 % des
15 milliards de dollars mobilisés pour le financement de tous les films des
10
majors à Hollywood . Ce sont de plus en plus des capitaux provenant du
Japon, d’Allemagne, de Grande-Bretagne, de France qui, à travers des
contrats de coproduction, financent Hollywood. Si le cinéma américain
s’exporte dans le monde entier, il est produit de façon croissante par des
11
capitaux internationaux . En même temps, les majors financent nombre de
films européens et asiatiques, et sont prêtes à investir encore davantage
dans la production française si les conditions d’investissements des sociétés
12
de production à capitaux extra-européens leur en donnent la latitude .
Dans ce contexte d’internationalisation des capitaux financiers,
l’exportation des films représente plus de la moitié des revenus des grands
13
studios. « Global Hollywood », écran global.
Écran global encore, parce que le cinéma planétarisé est fait de
standards « blockbusterisés » et transnationaux, mais aussi de mélanges et
de brassages, d’éléments de plus en plus métissés, multiculturels. Ce
cinéma qui accompagne la libéralisation croissante des échanges ne cesse,
de son côté, de mettre en scène de nouveaux « objets », d’ouvrir de
nouvelles thématiques. À la déréglementation des marchés mondialisés
correspond un cinéma global assimilant toujours plus de territoires de sens,
élargissant continûment ses anciennes frontières, dérégulant les modèles du
récit et de l’Eros, des âges et des genres, de l’acceptable et de
l’inacceptable. De même que la sphère marchande pénètre tous les aspects
de l’existence ou presque, de même le cinéma n’exclut plus aucun type
d’identité et d’expérience.
S’il convient enfin de parler d’écran global, c’est aussi en raison de
l’étonnant destin du cinéma, qui a perdu son ancienne position
hégémonique et qui, confronté à la télévision et au nouvel empire
informationnel, semble un type d’expression surpassé par les écrans
électroniques. Pourtant, c’est au moment où le cinéma n’est plus le média
prédominant d’autrefois que triomphe, paradoxalement, son dispositif
propre, non pas matériel, certes, mais imaginaire : celui du grand spectacle,
de la mise en image, du star-system. Dans la culture hypermoderne, ce qu’il
faut bien appeler l’esprit cinéma est ce qui traverse, irrigue, nourrit les
autres écrans : le cinéma est devenu un cercle dont le centre est partout et la
circonférence nulle part. Plus le cinéma est concurrencé ou supplanté par la
Toile, la télé, les jeux vidéo, les spectacles sportifs, et plus son esthétique
essentielle phagocyte des pans entiers de la culture écranique. Dans les
spectacles, dans le sport, à la télévision, un peu partout joue maintenant
l’esprit cinéma, le culte du visuel spectacularisé et des êtres célébroïdes.
Infiniment plus puissant et global que son univers natif et spécifique, le
cinéma apparaît comme la forme matricielle de ce qui s’exprime hors de
lui-même.
Bien au-delà des programmes audiovisuels, l’esprit cinéma s’est emparé
des goûts et des comportements quotidiens, les écrans du téléphone mobile
et du caméscope ayant réussi à diffuser le geste cinéma à l’échelle du
quidam. Filmer, cadrer, visionner, enregistrer les mouvements de la vie et
de ma vie : nous sommes tous en passe de devenir des réalisateurs et des
acteurs de cinéma, au professionnalisme près. Le banal, l’anecdotique, les
grands moments, les concerts, les violences même se retrouvent filmés par
les acteurs de leur propre vie. Moins le public visite les salles obscures et
plus il y a de désir de filmer, de cinénarcissisme, mais aussi d’attente de
visuel et d’hypervisualité du monde et de soi-même. On veut non plus
seulement voir des « grands » films, mais le film des instants de sa vie et de
ce qu’on est en train de vivre. Non pas rétraction du cinéma, mais
expansion de l’esprit cinéma au sein d’une cinévision globalisée. Le tout-
écran ne fait pas régresser le cinéma : il contribue, bien au contraire, à
disséminer le regard cinéma, à doubler l’existence de l’image animée, à
créer une cinémania généralisée.
Les deux premiers cycles de l’histoire du cinéma ont vu naître et se
développer la ciné-idolâtrie des masses. Le cycle suivant a perpétué ce type
d’émotionalité mais il a coïncidé en même temps avec l’âge d’or de la
14
cinéphilie réflexive et élitiste . Sans abolir absolument ces deux formes de
passions cinéphiliques, la quatrième phase voit émerger un nouveau rapport
au cinéma, la cinémania, qui s’impose comme matrice de l’imaginaire
médiatique et quotidien, culte de l’hypervisuel, cinéma attitude, tropisme
des goûts du public hypermoderne. Cinémania faite d’hyperconsommation
mobile mais aussi de goût cinévisuel généralisé et d’activités vidéo
diffusées et téléchargées sur le Net. L’époque qui commence est celle qui
consacre la cinévision sans frontière, la cinémania démocratique de tous et
par tous. Loin de la mort proclamée du cinéma, la naissance d’un esprit
cinéma animant le monde.
Cinéma global, approche globale
À écran global, approche globale : c’est celle-ci qui fonde et organise
les analyses qui suivent.
« Approche globale », cela implique d’abord de se détacher de l’attitude
cinéphilique pure séparant radicalement cinéma d’élite ou d’auteur et
cinéma populaire ou commercial. Moins que jamais, cette opposition se
montre pertinente pour comprendre l’état du cinéma contemporain. Comme
bien d’autres divisions, celle-ci n’a pas résisté à la dynamique
hypertrophique et dérégulatrice de l’hypermodernité. Analyser le
néocinéma, c’est le considérer à travers la totalité de ses productions en
réintroduisant le mineur, le commun, le commercial, loin de toute
hiérarchisation esthétique des œuvres. Comment continuer à s’en tenir aux
« grandes œuvres » lorsque le cinéma ne cesse de faire des « petits », des
films de tout genre et à finalités multiples ? À l’instar de l’ordre familial, la
planète cinéma est entrée dans un âge de déstabilisation et de recomposition
élargie. Séries, téléfilms, spots publicitaires, films d’entreprise, clips vidéos,
minifilms, vidéos amateur, c’est cet ensemble disparate aux frontières
brouillées dont il faut à présent rendre compte.
« Approche globale » revient aussi à refuser d’étudier le cinéma comme
pur système autocentré de signes. Contre la réduction sémiologique ou
esthétique, nous nous employons, précisément, à sortir du champ clos de la
grammaire du cinéma en rattachant celui-ci à ce qui l’englobe. Penser
l’hypercinéma, ce n’est pas rechercher les structures universelles du
langage filmique ou faire une classification pure des images, c’est mettre en
évidence ce que le cinéma dit sur le monde social-humain, comment celui-
ci le réorganise, mais aussi comment le cinéma agit sur les perceptions des
hommes et reconfigure leurs attentes. Ni système fermé, ni pur reflet du
social, l’hypercinéma doit être interprété de façon globale, du dedans et du
dehors, comme effet et comme modèle imaginaire. Si le cinéma n’est pas
sans rapport avec la pensée philosophique, ne perdons pas de vue que ce
sont les liens qu’il entretient avec la société et la culture qui fournissent les
meilleures clés d’intelligibilité de son être propre et de son devenir
spécifique. Loin d’une approche surplombante du cinéma mais aussi d’un
regard parcellarisé (chronologies par décennies, études microéconomiques),
voire miniaturisé à l’extrême (études filmiques), il s’agit d’aborder le
cinéma du nouvel âge dans son économie générale en y reconnaissant une
puissance transformatrice de l’imaginaire culturel global. Une économie du
cinéma tout à la fois culturelle et socio-esthétique, transpolitique et
anthropologique.
Qu’est-ce que le cinéma à l’heure de l’écran global ? Alors que
progresse l’ère des réseaux, le cinéma continue d’être lu de manière très
cloisonnée. Bien sûr, les sciences humaines apportent des informations
précieuses et des éclairages indispensables, mais leur souci
méthodologique, indissolublement lié à la construction d’un objet
circonscrit, leur interdit de poser les questions de fond relatives au sens et à
la place nouvelle du cinéma dans la société qui s’agence. Ce sont ces vides
qu’on a voulu combler en se fixant deux buts. Comprendre d’abord le
régime inédit du cinéma qui accompagne la mondialisation, ensuite la place
et la fonction qui sont les siennes dans une culture de l’écran chaque jour
plus omniprésente.
Mais, si l’approche doit être globale, pourquoi mettre l’accent sur le
cinéma ? Pareille focalisation n’est-elle pas en retard d’une guerre au
moment où le septième art voit de plus en plus reculer son ancienne
primauté au bénéfice de la télévision et d’Internet ? Le fait est indéniable :
l’âge triomphal du cinéma est bien derrière nous. Nous vivons le temps de
la démultiplication des écrans, de l’écran-monde dans lequel le cinéma n’est
plus qu’un écran parmi d’autres. Mais fin de sa centralité
« institutionnelle » ne signifie nullement affaissement de son influence
« culturelle ». Bien au contraire. C’est lorsque le cinéma perd sa
prééminence que son influence globale s’accroît, s’imposant comme
cinématographisation du monde, vision écranique du monde faite de la
combinaison du grand spectacle, des célébrités et du divertissement.
L’individu des sociétés hypermodernes en vient à regarder le monde comme
si c’était du cinéma, celui-ci constituant les lunettes inconscientes par
lesquelles il voit la réalité où il vit. Le cinéma est devenu formateur d’un
regard global porté sur les sphères les plus diverses de la vie
contemporaine.
D’où la nécessité de remettre l’analyse du cinéma sur le métier, en le
dégageant des lectures qu’il suscitait lorsqu’il dominait le monde de l’écran.
Penser le cinéma d’aujour-d’hui, c’est, de plus en plus, penser un monde
social devenu tout à la fois écranique et hyperspectaculaire. On sait depuis
longtemps qu’on ne peut penser le cinéma abstraction faite de l’aventure
des temps modernes ; voilà que désormais ce sont les temps hypermodernes
et leur profusion écranique qu’on ne peut plus penser sans le prisme du
cinéma.

1. . C’est à Ricciotto Canudo que l’on doit, dès 1910, la formule de « septième art ».
Critique italien de langue française, propagandiste enthousiaste du cinéma à ses
débuts, il est l’artisan le plus important, avec Louis Delluc, de sa reconnaissance
comme art.
2. . Ce que les auteurs du Dictionnaire mondial des images appellent l’« ère du cumul ».
(Laurent Gervereau [dir.], Dictionnaire mondial des images, Paris, Éditions du
Nouveau Monde, 2006.)
3. Les Français passent 1200 heures par an devant le petit écran. Le temps qu’ils
consacrent à regarder les films de cinéma sur les chaînes de télévision hertzienne était
en 2002 de 72 heures en moyenne, alors que celui du cinéma en salles ne représentait
qu’environ 6 heures. En 2006, la Motion Picture Association estimait que le
téléchargement illégal sur les réseaux peer to peer représente un manque à gagner de
près de 2 milliards d’euros pour les salles. Sur l’ensemble de ces questions, voir
Laurent Creton, L’Économie du cinéma, Paris, Armand Colin, 2005.
4. Entretien avec Harry Sloan, P.-D.G. de MGM, Le Figaro, 14 octobre 2006.
5. Françoise Benhamou, L’Économie du star-system, Paris, Odile Jacob, 2002, p. 277.
6. Jean-Louis Missika, La Fin de la télévision, Paris, La République des idées/Seuil,
2006.
7. Voir, sur la question, l’ouvrage de référence de Peter Biskind, Le Nouvel Hollywood,
Paris, Le cherche midi, 2002, et les analyses de Jean-Baptiste Thoret, Le Cinéma
américain des années 70, Paris, Les Cahiers du cinéma, 2006.
8. Sur la modernité de deuxième genre, Gilles Lipovetsky, Les Temps hypermodernes,
Paris, Grasset, 2004.
9. Pour une vision détaillée du nouvel âge du cinéma, centrée sur l’analyse des films,
Jean Serroy, Entre deux siècles. Vingt ans de cinéma contemporain, Paris, La
Martinière, 2006.
10. Joël Augros, « H’W’D’ », in Jean-Pierre Esquenazi (dir.), Cinéma contemporain, état
des lieux, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 26.
11. La même internationalisation vaut désormais pour les lieux de tournage : les
délocalisations sont de plus en plus fréquentes. La Roumanie, la Bulgarie, la Pologne
accueillent nombre de productions européennes, comme le Maroc, qui s’ouvre aussi
aux tournages américains. Et un nombre de plus en plus important de films
hollywoodiens sont tournés de l’autre côté de la frontière canadienne, en Colombie
Britannique.
12. Nicole Vulser, « La nouvelle politique des majors. Les studios américains investissent
dans le cinéma français », Le Monde, 31 janvier 2007.
13. Toby Miller et al., Global Hollywood, Londres, British Film Institute, 2001.
14. Antoine de Baecque, La Cinéphilie. Invention d’un regard, histoire d’une culture
1944-1968, Paris, Fayard, 2003.
PREMIÈRE PARTIE

LOGIQUES DE L’HYPERCINÉMA
CHAPITRE I

Vers un hypercinéma
Un art ontologiquement moderne
Né à l’âge moderne, avec une technique moderne et une visée moderne
(enregistrer le mouvement par l’image et le donner à voir à un public), le
cinéma est un art congénitalement moderne.
À cet égard, exceptionnelle est sa « situation » dans l’histoire des arts.
D’une part, il est, avec la photographie, le seul art nouveau apparu depuis
vingt-cinq siècles. D’autre part, à la différence des autres arts, ancrés depuis
toujours dans un passé millénaire, le cinéma surgit d’une invention
technique sans antécédent, mise au point en quelques années seulement.
Béla Balasz le fait remarquer : « Le cinéma est le seul art dont on connaisse
le jour de naissance. C’est un événement unique dans l’histoire des
1
civilisations . » Voilà un art d’emblée moderne, vierge tant sur le plan
esthétique que technique : un art dont la naissance est sui generis, créé du
tout au tout à partir de presque rien et ce à une vitesse fulgurante.
Il est même, comme l’a suggéré Philippe Muray, le seul art qui n’a pas
eu à s’émanciper du religieux. Les arts, tous les arts ont dû, au cours des
siècles, se détacher du sacré afin de devenir arts et seulement arts. « Seul le
cinéma est indemne de cette épreuve. Parce que, dernier à apparaître dans
l’histoire des formes, il n’a pas eu non plus à se débattre avec l’histoire des
religions, ni à conquérir, en fin de compte, par rapport à elles et contre elles,
son autonomie. » Né sans bénédiction divine à l’époque du retrait des
dieux, le cinéma « arrive après la bataille, et quand le conflit plusieurs fois
millénaire entre l’ici-bas et l’au-delà est enfin réglé au profit de l’ici-bas. Le
2
cinéma ne sait pas, littéralement, que Dieu a existé ».
Les autres arts s’inscrivent par ailleurs dans une lignée historique, avec
des écoles et des styles, qui se succèdent, rivalisent, s’affirment tout en
s’opposant. Tous les artistes se reconnaissent des maîtres dont ils
s’inspirent, dont ils se détachent, dont ils se différencient, devenant maîtres
à leur tour et engendrant des disciples ou des opposants. Le cinéma naissant
échappe à ce schéma. Il s’invente de lui-même, sans antécédent, sans
référence, sans passé, sans généalogie, sans modèle, sans rupture ni
opposition. Il est naturellement, naïvement moderne. Il l’est d’autant plus
qu’il est issu d’une technique sans visée artistique particulière. Les frères
Lumière, quand ils le mettent au point, sont des industriels, non des artistes,
et ce qu’ils filment d’emblée le traduit : une sortie d’usine. C’est la
technique qui invente l’art, non l’art qui crée la technique. Panofsky le dit
bien, qui remarque que c’est le seul art qui s’est développé « dans des
conditions contraires à celles des arts précédents […]. Ce n’est pas un
besoin artistique qui provoqua la découverte et le fonctionnement d’une
technique nouvelle, c’est une invention technique qui provoqua la
3
découverte et le fonctionnement d’un nouvel art ». Un nouvel art à ce
point lié à la machine technique qu’il a très vite, chez les formalistes des
années 1920, réussi à conférer aux autres arts artisanaux et anciens « une
nuance archaïque. Un audacieux nouveau venu qui menaçait de transformer
l’art en simple technique faisait irruption au milieu des arts abrités derrière
4
les traditions ».
Les conditions mêmes dans lesquelles il apparaît le rendent aussitôt
suspect. On ne sait trop à quoi le rattacher. La photographie, jeune de
quelques décennies seulement, ne constitue pas un référent solide, d’autant
que le mouvement et la projection sur écran distinguent radicalement de
l’image fixe les images animées et que le spectacle que ces dernières
proposent pousse plutôt à les assimiler aux spectacles de foire fréquentés
par la foule : lanterne magique, miroirs déformants, panoramas. Patrice
Flichy note que « pendant les dix premières années de sa vie, le
cinématographe n’est que l’un des spectacles populaires qui prolifèrent en
cette fin de siècle. Le succès du dispositif de projection proposé par
Lumière et par d’autres inventeurs repose en partie sur le fait que,
contrairement au kinétoscope d’Edison (appareil individuel), il s’intègre
dans une tradition de spectacles collectifs ». Ce cinéma d’attraction, qu’on
va voir dans des baraques foraines ou dans des salles de cafés-concerts,
lasse toutefois bien vite le public et « le véritable succès du cinéma n’est
effectivement apparu que le jour où il commença à raconter des histoires,
5
où il devint un média narratif ». Le spectacle de foire qu’il est initialement
passe progressivement à la fiction et va même chercher dans la littérature
les histoires qu’il se propose de raconter. Le cinéma s’invente ainsi, peu à
peu, un langage et une grammaire qui lui permettent de voir plus grand, de
se déterminer comme art, tout en éprouvant le besoin de s’organiser comme
6
industrie . Cette double composante – art et industrie –qu’il acquiert très
vite, dès les années 1910, lui vaut durablement la critique sourcilleuse de
ceux qui lui dénient, du fait même de cette dualité, le statut d’art. « Il avait
7
des façons populacières qui scandalisaient les personnes sérieuses »,
relève le Sartre des Mots. Le cinéma mettra plusieurs décennies à échapper
à cette catégorisation négative avant de s’imposer comme septième art.
Un art de consommation de masse
Art moderne, donc. Mais quel art ? Et moderne en quel sens ? Si l’on
établit un parallèle entre son histoire et celle des autres arts, force est
d’observer que, au même moment, ceux-ci s’engagent dans la révolution
moderniste des avant-gardes, marquée par une volonté de rupture complète
avec la tradition et l’héritage. « Je veux être comme un nouveau-né, ne
savoir rien, absolument rien de l’Europe… être presque un primitif »,
déclare Paul Klee. Et Metzinger, revenant sur l’époque, le constate : « Je
savais que c’en était fini de tout enseignement. L’ère de l’expression
8
personnelle s’ouvrait enfin […]. Le temps du maître était enfin révolu . »
Le cinéma, lui, n’a pas à se retourner contre les valeurs de la filiation : il
n’en a pas. Appliqué à se constituer comme art, à inventer ses formes et son
langage, sans modèle par rapport auquel marquer la moindre rupture, son
combat n’est pas celui des avant-gardes. Si certains jeunes réalisateurs, liés
aux milieux artistiques, l’amènent à participer aux luttes avant-gardistes, ce
n’est que de façon marginale, dans sa frange expérimentale : Picabia et
Satie accompagnent le René Clair d’Entracte, Dziga Vertov, fervent adepte
du futurisme, en transpose l’esprit dans sa théorie du montage, et le rasoir
surréaliste aiguisé par Buñuel et Dali dans Un chien andalou tranche
agressivement l’œil qui regarde. Sans méconnaître donc le phénomène, il
est clair qu’il reste minoritaire et que, globalement, le cinéma n’ayant
aucune table rase à réaliser du fait même de sa propre nouveauté radicale,
ce n’est pas la radicalité avant-gardiste qui en constitue la modernité.
9
Le cinéma a-t-il donc jamais été absolument moderne , au sens où
seules les avant-gardes auraient été porteuses d’une modernité pure ? Le
cinéma n’illustre-t-il qu’une modernité faible ? Questions légitimes,
assurément, auxquelles nous aimerions répondre ceci : et si la réalité était
exactement contraire à ce schéma ? On a en effet tout lieu de penser que le
cinéma a réussi à inventer une disruption qui, sans être celle de l’avant-
garde, se révèle plus radicale encore. Il y a une révolution moderniste du
cinéma qui n’a rien à voir avec les avant-gardes : celle qui a produit un type
d’art radicalement nouveau, absolument démocratique et marchand – un art
10
de consommation de masse . La modernité profonde du cinéma est là,
dans cet art de masse, dispositif sans précédent, qu’il contribue largement à
imposer. Roger Pouivet pose clairement le problème : « Si l’art moderne et
l’art contemporain ont renouvelé les formes de l’art, peut-on dire qu’ils ont
modifié tant que cela le statut ontologique des œuvres d’art ? N’aura-t-il pas
été modifié de façon plus radicale dans l’art de masse ? La multiplicité
systématique, plutôt que le culte de l’original, encore si patent dans l’art
contemporain, la technicisation de l’œuvre, au lieu de l’artisanat et du
bricolage de l’art contemporain, un public planétaire, au lieu du simple
déplacement du “monde de l’art” de l’aristocratie éclairée à la bourgeoisie
intellectuelle, des cours et des salons aux universités et aux centres
11
d’art . » Le bouleversement décisif n’est-il pas, en définitive, plus
significatif du côté du cinéma que du côté des discontinuités avant-
gardistes ? Ironie de l’histoire : ignorant les transgressions avant-gardistes
en chaîne, le cinéma s’impose pourtant au premier plan de l’édification de
la plus grande modernité artistique. Godard le relève, au tout début de son
Histoire(s) du cinéma : « Les masses aiment le mythe, et le cinéma
12
s’adresse aux masses . » Mais ce n’est pas seulement par sa façon de
réinvestir les grands mythes ou d’en inventer que celui-ci se constitue
comme mass art. L’ensemble de ses caractères, son essence même, le
13
définissent dès l’abord comme tel .
Art de masse, en premier lieu, dans son mode de production. Celle-ci
est totalement moderne par la technique inédite qu’elle utilise, laquelle
permet au film d’être vu en même temps par un vaste public (et les modes
de diffusion les plus récents ne font qu’élargir encore son audience et
démultiplier l’effet de masse). Cet aspect collectif qui marque la réception
du film intervient aussi dans son élaboration, du fait que celle-ci réclame
14
une division du travail . Un film, c’est non un créateur unique, mais une
équipe de plusieurs dizaines, voire plusieurs centaines de personnes : le
cinéma est, par définition, un art collectif, même si la Nouvelle Vague
essaiera d’imposer plus tard l’idée de politique des auteurs pour conférer à
l’œuvre une unicité de création qu’elle ne saurait techniquement
15
posséder . Aucun art n’est à ce point tributaire, de par sa technicisation,
d’une contribution collective.
Ce qui constitue également la modernité de l’art de masse tient à une
double exigence de ses productions : la nouveauté et la diversité. Même s’il
se construit selon un genre et une formule standard, un film se doit d’avoir
un minimum d’individualité et de nouveauté. Chaque film recherche « une
16
synthèse difficile du standard et de l’original », écrit Edgar Morin . Le
cinéma est d’essence moderne en ce qu’il concrétise cette valeur
proprement moderne qu’est le Nouveau. Non pas l’absolument nouveau des
avant-gardes, mais le toujours un peu nouveau. Avec le cinéma, une
création a minima est impérative : ce qui en fait un art des différences ou
des variations plus ou moins marginales. Par-delà tout ce qui les oppose,
avant-garde et cinéma participent de la même culture moderne, qui pose
l’innovation en nouvel impératif catégorique.
Au principe de nouveauté s’ajoute celui de la diversité. Aux États-Unis,
Hollywood, très vite, centralise l’industrie du cinéma américain : en 1920,
50 studios font travailler 25 000 artistes et produisent de 6 à 700 films par
an. Au même moment, la France en produit environ 100, l’Italie plus de
200, le Danemark une quarantaine, la Tchécoslovaquie une vingtaine. Avec
l’arrivée du parlant, la production garde la même diversité : dans les années
1930, Hollywood produit en moyenne 500 films par an, et la guerre ralentit
à peine la production, qui se stabilise dans les années 1940 à une moyenne
de 400 films annuels. En tant qu’industrie, le cinéma a partie liée avec la
série et la multiplicité. Il ne suffit pas de produire des films ayant de petits
écarts, encore faut-il qu’ils soient lancés sur le marché en nombre et
renouvelés sans cesse. Modernité du cinéma, modernité industrielle :
Hollywood se construit au moment où se met en place la production en très
grandes séries des marchandises standardisées. Mais, en même temps, il
inaugure déjà un dispositif typique de l’« économie de la variété » qui
s’imposera beaucoup plus tard dans l’hypercapitalisme post-fordien
contemporain.
Art de masse, encore, dans son mode de diffusion. Dès qu’il se structure
comme une industrie, le cinéma se donne pour objectif le marché le plus
vaste. L’équation économique de la rentabilité joue très vite un rôle
déterminant, comme le relève Patrice Flichy : « Si Pathé l’emporte avec sa
production industrielle de masse de bandes filmiques sur Lumière qui
réalise un cinéma adapté à une seule salle, c’est que la première offre tous
les gains d’une économie d’échelle […]. D’une certaine façon, Pathé choisit
une solution économique fordienne (production de masse, consommation
régulière et de masse), ce choix lui permettant d’ailleurs de conquérir le
17
marché américain avant la guerre de 14 . » Le cinéma vise le grand public,
un public de masse envisagé sans distinction de classe, d’âge, de sexe, de
18
religion et de nation. Il s’adresse à l’individu moyen ou universel en
évitant de choquer les spectateurs formés par des cultures différentes. Il est
tout le contraire d’un art élitiste exigeant une formation et des codes
spécifiques de lecture. Un art d’essence démocratique, cosmopolite, à
vocation aussitôt planétaire : dès les années qui suivent leur invention, les
frères Lumière envoient des opérateurs partout dans le monde. Et, dans les
années 1900-1910, Hollywood crée son usine à rêves – « usine de rêve »,
19
dit Godard – destinée à fournir de l’imaginaire à un public de masse, fait
d’atomes individuels et anonymes. Le cinéma naissant a été d’emblée
acteur majeur de cette première mondialisation moderne.
Art de masse, enfin, dans son mode de consommation. Le cinéma
s’accompagne en effet d’une rhétorique de la simplicité, propre à solliciter
le moins d’effort possible de la part de celui qui en est le destinataire. Ce
n’est pas l’élévation spirituelle de l’homme qui est l’objectif, mais une
consommation sans cesse renouvelée de produits, permettant une
satisfaction immédiate et ne requérant aucune formation, aucun repère
culturel spécifique et savant. L’art-cinéma est d’abord et avant tout un art de
consommation de masse. Point d’autre ambition que celle de divertir, de
donner du plaisir, de permettre une évasion facile et accessible à tous, à
l’opposé des œuvres avant-gardistes hermétiques et dérangeantes destinées
à révolutionner le vieux monde, à faire naître l’« homme nouveau ». Ce
qu’il s’agit d’offrir, ce sont des nouveautés systématiquement produites de
manière à être le plus accessibles possible et pour la distraction du plus
grand nombre. Là, précisément, est la modernité irréductible du cinéma.
D’où la grammaire qui se met en place et qui fonde une structure
filmique se caractérisant avant tout par sa facilité d’accès. Lisibilité d’une
intrigue d’abord, organisée de façon claire autour d’un début, d’une action
et d’une fin, et donnant au scénario la place fondamentale dans
l’élaboration du film. Lisibilité aussi du genre (western, film de guerre,
policier, comédie, drame, film d’aventures), appelé à donner aux spectateurs
un repère stable et connu d’avance. L’ensemble du système hollywoodien
repose sur cette distinction des genres et sur la capacité des réalisateurs
engagés par les studios à les pratiquer tous avec la même efficacité.
Lisibilité des personnages encore. Le muet, qui ne peut faire comprendre
par les mots, impose aux acteurs une expressivité appuyée, qui schématise à
l’extrême l’expression des sentiments. Lorsqu’il devient parlant, le cinéma
reste fidèle à des types facilement repérables (le méchant, le lonesome cow-
boy, l’innocente, la femme fatale). Dernière lisibilité enfin, et qui
représente, elle, une invention radicale : la star. Idéalisation, icônisation,
mythification : celle-ci cristallise tous les fantasmes, tous les rêves, dans
une figure « stéréotypée » construite pour être immédiatement
reconnaissable. Elle rend d’autant plus accessible le film que c’est elle
qu’on va voir et que l’on retrouve, d’apparition en apparition, telle qu’en
son inaccessibilité l’éternité la change.
Une lisibilité qui s’est accompagnée de rêves, d’imaginaire et
d’enchantement. Par là, le cinéma a fonctionné comme promesse de fête,
cathédrale du plaisir des masses modernes, à travers une féerie d’images et
de fictions. Ce qui a conduit de bons observateurs à rapprocher cinéma et
opéra, l’un et l’autre utilisant de grandes machineries, l’artifice et
l’emphase, l’effet-image et la force émotive en vue d’une consommation
20
onirique et fantasmagorique . Ce rapprochement est indéniablement juste.
Toutefois, il en existe un autre, moins évident et qui mérite d’être fortement
souligné : il s’agit des liens entre le cinéma et la mode.
Variations perpétuelles dans la production filmique, dimension glamour
des stars, immédiateté et facilité des plaisirs du spectacle distractif : autant
d’aspects qui relient structurellement la modernité du cinéma à l’ordre
frivole de la mode. On trouve chez Baudelaire les éléments clés de pareille
problématique lorsque, définissant la modernité par « le transitoire, le
21
fugitif, le contingent », il affirme, le premier, la parenté profonde de
celle-ci avec la mode. Ce lien intrinsèque de la modernité avec la mode, le
cinéma l’illustre au plus près : en tant qu’art de consommation de masse, il
fonctionne comme un art-mode, autrement dit inséparable non seulement
des différences marginales mais aussi de la logique de l’éphémère et de la
22
séduction . Le cinéma se présente d’emblée à la manière d’un art qui,
délivré de la puissance du passé, repose, à l’instar de la mode, sur la
primauté de l’axe temporel du présent. Et ce au moins en trois sens. D’une
part, en tant qu’industrie, le cinéma recherche le succès commercial le plus
immédiat et le plus grand possible. D’autre part, du fait du lancement
perpétuel de nouveaux films, les films qui sortent « démodent » très vite
ceux qui les précèdent. Enfin, il est capable de susciter, plus ou moins
régulièrement, des engouements passagers : on adore un film comme une
mode, c’est-à-dire dans un intervalle court. À cet égard, on peut analyser le
phénomène du box-office comme la radiographie chiffrée ou
l’enregistrement classé des préférences de l’hyperprésent emportées par la
forme-mode de l’inconstance et de la versatilité.
Au cœur du cinéma se loge le principe du périssable, du temporaire, de
l’obsolescence accélérée. Mais s’y trouve aussi bien une formidable
puissance de séduction, portée en particulier par les stars. Beauté sans
pareille des vedettes-étoiles, cosmétisation des visages, esthétisation des
décors, effets travaillés de la lumière : le cinéma, comme la mode, marche à
la séduction, à l’artificialité, à la magie des apparences. Il est ce qui a élevé
la séduction à une puissance superlative et planétaire inégalée.
Art-mode également en ce que le cinéma enclenche des comportements
mimétiques de masse de la même manière que la mode vestimentaire. Nul
n’ignore que les stars ont réussi à lancer tout un ensemble de modes : le
béret de Garbo, le tee-shirt blanc de Brando, la robe à carreaux vichy de
B.B. Mais plus encore, les stars et les films ont modifié les goûts et les
attitudes, les codes de la beauté, les façons de se maquiller, les manières de
consommer, de parler, de fumer, de flirter. Le cinéma impulse des tendances
culturelles, renouvelle des modes d’être et de faire, fait virevolter les
orientations esthétiques. Et cela se poursuit de nos jours. Même si certains
réalisateurs ambitionnent la longue durée, le cinéma est un art dont les
effets sont versatiles et fugitifs comme ceux de la mode.
Par où s’affirme à nouveau la modernité du cinéma. Celui-ci ne peut se
réduire au simple miroir de son temps, tant il contribue à remodeler les
goûts et les sensibilités. Sans doute n’est-ce pas là le propre du seul cinéma.
L’art dans son ensemble remplit cette fonction. Et la religion, depuis le fond
des âges, a fonctionné à la façon non d’un reflet idéologique, mais d’un
dispositif premier structurant l’ordre social. Cependant, alors que, dans les
sociétés traditionnelles, l’ordre produit fonctionne dans le registre de la
permanence et de la reproduction à l’identique du passé, dans les sociétés
modernes sont créés des codes, des produits et des engouements
essentiellement transitoires. Non seulement le cinéma n’a pas de tradition
ancestrale, mais ce qu’il agence ne cesse de changer et d’impulser des effets
à temps brefs – impermanence du cinéma qui le rattache au plus profond à
la logique de la mode. Il faut ainsi refuser les thèses qui affirment que la
modernité du cinéma commence au moment où celui-ci perd son innocence,
23
devient réflexif et critique, s’interroge sur son essence et son histoire .
Cela ne définit pas la modernité du cinéma, mais seulement l’une de ses
figures tardives, l’une de ses potentialités. Beaucoup plus essentiellement,
sa modernité coïncide avec la production massive de produits culturels non
durables, singuliers, prêts à consommer, éphémères et spectatoriels. C’est la
mode et sa vitesse de renouvellement, le kitsch et la romance, la séduction
immédiate et les affects « faciles » qui font la modernité et l’incomparable
puissance du cinéma.
La grande illusion ?
Cette modernité du cinéma, que personne ne lui dénie, se heurte à un
argument qu’on lui oppose parfois, et qui consiste à en faire un art en
trompe-l’œil, dont la démarche ne ferait que s’inscrire dans la longue
histoire des formes artistiques fondées sur l’illusion du réel. Il serait
l’héritier, en quelque sorte, de la prospettiva ouverte par les peintres du
Quattrocento ou de L’Illusion comique du théâtre gigogne agencé par
Corneille. Loin de la « vraie » modernité, le cinéma n’afficherait donc, avec
sa technique de lanterne magique, qu’une forme d’archaïsme esthétique.
Pourtant, simultanément, le cinéma s’inscrit, à sa manière, dans ce qui
caractérise en propre l’œuvre des avant-gardes que Daniel Bell nommait
l’« éclipse de la distance ». Celle-ci se définit par l’éclatement de l’espace
scénographique euclidien et la disparition de l’esthétique de la
contemplation au profit d’une culture centrée sur « la sensation, la
24.
simultanéité, l’immédiateté et l’impact » . Les écrivains d’avant-garde,
les cubistes et les futuristes, les expressionnistes et les surréalistes, ont
voulu réduire la distance esthétique entre l’œuvre et le spectateur en
cherchant à plonger celui-ci au sein d’un tourbillon de sensations
subjectives et d’émotions directes. À l’évidence, le cinéma relève
entièrement de cette révolution culturelle, en particulier par sa puissance
d’impact. L’image géante, projetée sur grand écran dans une chambre noire,
frappe de plein fouet celui à qui elle est destinée. L’impact est visuel,
résultant littéralement d’un phénomène optique, que le cinéma a toujours
fait en sorte d’accentuer par des moyens techniques de plus en plus
sophistiqués : immensité des écrans, montage accéléré, effets spéciaux.
Mais l’impact est aussi bien mental, grâce à la puissance d’envoûtement de
l’intrigue elle-même et à la projection du spectateur dans ce qui lui est
projeté. Le cinéma, remarque Béla Balasz, « a aboli la distance fixe du
spectateur ; cette distance qui faisait partie de l’essence des arts visuels. Le
spectateur n’est plus à l’extérieur du monde de l’art refermé sur lui-même
[…]. Rien d’analogue ne s’est jamais produit dans aucun art […]. Une
idéologie d’une nouveauté radicale apparaît pour la première fois dans cette
25
abolition de la distance intime du spectateur ».
Cela étant, l’effet n’a rien de comparable à celui que recherchent les
avant-gardes. Pour elles, l’ébranlement opéré vise à déconstruire et
dénoncer l’illusion afin de la dissoudre. Rien de tel avec le cinéma. Fidèle à
une esthétique illusionniste, il ne déconstruit rien, il projette l’image sans
renverser ce qui est montré. Il abolit non la représentation illusionniste du
réel, mais la distance du regardeur. Et cette éclipse est totale, parfaite, sans
autre but qu’elle-même et que la nature du spectacle qu’elle propose.
Par ailleurs, cette force d’illusion qui appartient à son essence même, le
cinéma n’en fait pas seulement un illusionnisme, comparable à un tour de
magie, comme c’était le cas dans les premiers trucages et les premiers
effets, comme ce l’est plus encore aujourd’hui grâce aux développements
que lui apporte le dernier cri de la plus haute technologie. Son esthétique a
évolué, en s’attachant à mettre en perspective et à faire dialoguer l’illusion
créée et la réalité représentée. Dès le parlant, le cinéma a commencé à
intégrer timidement l’exigence moderne du réalisme. Les personnages se
sont peu à peu affinés, sont devenus plus proches de la vie. Plus tard,
l’expérience terrible de la guerre a imposé la réalité comme une donnée
incontournable ; les faits sociaux ont pris une importance nouvelle. Le
réalisme poétisé des années 1930 (faux réalisme, vraie poésie) s’est refermé
sur Les Portes de la nuit. Et, dans le cinéma italien, l’illusionnisme
mussolinien, qui se complaisait à donner une image lénifiante de la société
et une représentation idéalisée des individus – pas de délinquance, pas de
conflits de classes, pas de difficultés économiques, et tous les trains qui
arrivent à l’heure – fait place à des films qui redescendent sur terre : avec le
néoréalisme, voici les paysans, les pêcheurs, les chômeurs, les petits cireurs
de chaussures, Rome ville ouverte et Allemagne année zéro. Cette
problématique du réalisme, à laquelle il s’est ainsi trouvé confronté et qui
traverse son histoire, insère le cinéma, par son évolution même, dans la
modernité pure des critiques de l’illusion.
Une modernité que revendiquent et qu’illustrent, après quelques
éclaireurs comme Orson Welles, les grands créateurs qui apparaissent dans
les années d’après-guerre : Bergman, Visconti, Antonioni, Pasolini, Fellini,
Buñuel, Losey, Resnais, Godard, Truffaut, Bresson, Tati… Leurs univers
sont certes très différents, mais ce que leurs films expriment ressortit à une
même exigence d’explorer la représentation de la réalité par des voies
nouvelles. Cette modernité s’inscrit dans la déstructuration des normes
traditionnelles du récit. Ce que le nouveau roman avait opéré par rapport à
la narration traditionnelle et, plus largement, ce qu’avait réalisé la
26
« révolution romanesque » dont parle Michel Zéraffa pour désigner le
travail de remise en cause du roman balzacien par les successeurs de Proust
et de Joyce trouvent leur équivalent cinématographique dans les
bouleversements stylistiques qui interviennent alors et qui transforment en
profondeur la nature même des films. Le cinéma nouveau donne naissance,
pour reprendre la terminologie d’Umberto Eco, à des œuvres ouvertes se
caractérisant par l’ambiguïté, l’indétermination, la polyvalence – des
œuvres en mouvement qui invitent le public à une intervention active, à un
« travail » d’appropriation par les mécanismes d’associations
27
personnelles : Hiroshima mon amour, L’Avventura, La Jetée, The
Servant, 2001 : l’Odyssée de l’espace, Providence… L’intrigue se pulvérise
dans les puzzles narratifs de Godard. Elle se dissout dans la recherche de la
lenteur et le vertige du vide qu’explore Antonioni. Elle se perd dans les
labyrinthes mentaux où l’entraîne Resnais. Elle se volatilise au fil des
chemins buissonniers qu’empruntent ceux qui, comme Jacques Rozier ou
autres francs-tireurs, font du vagabondage la voie de la liberté.
Des thématiques nouvelles apparaissent : la solitude,
l’incommunicabilité, le silence, le temps, le couple, la liberté, la mémoire,
la violence, l’errance. L’ennui guette – Les Bonnes Femmes de Chabrol
regardent lentement s’étirer les heures vides de leur vie, et, dans Pierrot le
fou, Anna Karina passe son temps à répéter : « J’sais pas quoi faire. » Le
personnage perd son caractère fini, stable, circonscrit : il devient flottant,
indécis, décentré, saisi dans l’incertitude de son apparence. Le monde à son
tour est flou, difficilement explicable, réduit à un présent sans épaisseur,
saisi dans son immédiateté, minute par minute dans Cléo de 5 à 7, petit
chapitre par petit chapitre dans Vivre sa vie. La banalité, le minuscule,
l’insignifiant, les temps morts trouvent une place qu’on leur déniait,
commencent à valoir pour eux-mêmes, tandis que le hasard impose sa
fantaisie aux événements. On passe alors, pour parler comme Deleuze, de
l’image-mouvement à l’image-temps : « C’est un cinéma de voyant, non
28
plus d’action » qui se fait jour. La réalité apparaît comme multiple,
impliquant, pour être saisie, la multiplicité des points de vue tout autant
que l’appel à d’autres arts. Le cinéma de la modernité moderniste fait entrer
les problématiques proprement artistiques dans le champ de l’image
projetée. Godard, dans des films dont la (dé)construction a quelque chose à
voir avec le pop art, truffe ses images de mots, de livres, de musiques ;
Rivette construit son rapport au réel en lui appliquant une grille théâtrale ;
Visconti conçoit ses mises en scène comme des tableaux, ses décors comme
des opéras ; Antonioni insère ses drames dans des architectures
baroques usées par le temps ou dans la solitude urbaine des métropoles
modernes. Et Fellini, le grand magicien, fidèle à l’art du cirque, fait du
quotidien un spectacle.
À ce moment, le cinéma, qui en vient à questionner lui-même sa
puissance illusionniste, bascule dans une nouvelle modernité, celle de la
réflexivité et de la déconstruction, celle qui voit l’essor d’un cinéma
d’auteur revendiquant le statut d’œuvre d’art s’opposant aux produits
jetables du cinéma commercial. C’est alors qu’il engendre sa propre
29
religion : la cinéphilie .
Une nouvelle modernité : l’hyper
Mais, à l’évidence, ce moment moderniste est derrière nous. Force est
d’observer que le cinéma, au même titre que la société globale, est
désormais entré dans un nouveau cycle de modernité, une seconde
modernité que nous appelons ici hypermoderne, et qui s’exprime tant dans
les signes de la culture que dans l’organisation matérielle de l’hypermonde.
La question du nouveau statut de la modernité et, pour ce qui nous
intéresse plus particulièrement ici, du cinéma s’est imposée avec succès, à
partir des années 1980, au travers des problématiques du
« postmodernisme ». Nombre de théoriciens diagnostiquent alors la fin
d’une modernité caractérisée par l’épuisement des grandes utopies
futuristes, des visées révolutionnaires et des avant-gardes. Toute la question,
néanmoins, est de savoir si le néologisme « postmoderne » est réellement
fondé pour appréhender l’époque historique contemporaine ainsi que le
cinéma qui s’y déploie. Nous n’en croyons rien. Tout indique au contraire
que, vers la fin des années 1970, c’est un nouveau palier de la modernité
30
qui se trouve franchi . Mais, loin d’un quelconque dépassement de la
modernité, celui-ci renvoie fondamentalement à une autre modernité, une
sorte de modernité au carré ou superlative.
Nouvelle modernité qui se lit au travers d’une triple métamorphose
touchant l’ordre démocratique-individualiste, la dynamique du marché et
celle de la technoscience. La société hypermoderne est celle où les forces
d’opposition à la modernité démocratique, individualiste et marchande ne
sont plus structurantes et qui, par là, se trouve livrée à une spirale
31
hyperbolique, à une escalade paroxystique dans les sphères les plus
diverses de la technologie, de la vie économique, sociale et même
individuelle. Technologies génétiques, numérisation, cyberespace, flux
financiers, mégalopoles, mais aussi porno, conduites à risques, sports
extrêmes, performances, happenings, obésité, addictions : tout grossit, tout
s’extrémise et devient vertigineux, « hors limite ». C’est ainsi comme une
immense fuite en avant, un engrenage sans fin, une modernisation
outrancière que se donne la seconde modernité.
C’est précisément cette dynamique d’ultra-modernisation qui se trouve
à l’œuvre dans le cinéma contemporain. Elle se lit, bien sûr, dans les images
et les récits, mais aussi dans les technologies et l’économie même du
cinéma. C’est comme un tout que celui-ci est emporté dans une logique de
modernisation exponentielle.
Hyper high-tech
Si l’idée d’un cinéma hypermoderne s’impose, c’est d’abord en raison
d’une cascade d’inventions technologiques qui ont radicalement transformé
l’économie de la filière ainsi que les modes de consommation. Le cinéma a
certes toujours été un art qui convoquait les ressources multiples de la
technique, mais, à l’évidence, un palier nouveau a été franchi avec le
développement des hautes technologies : la vidéo, à partir des années 1980,
et surtout le numérique, depuis les années 1990. La technique a fait place à
l’hypertechnologie électronique et informatique. La miniaturisation des
caméras, l’apparition de la Louma et de la Steadycam, la sophistication
progressive des caméras DV ont changé progressivement l’approche même
de l’acte de filmer. Pour l’heure, le cinéma est loin d’être totalement
numérisé : reste qu’une immense mutation, via l’image hybride analogico-
digitale, est déjà engagée dans les étapes de conception, de réalisation, de
montage de films à très grands succès (Titanic, Jurassic Park, Le Seigneur
des anneaux). Non seulement la technologie numérique peut réduire ou
supprimer le plateau, retoucher les images, incruster les acteurs dans des
environnements de synthèse, capter leurs mouvements par ordinateur pour
les restituer sous forme animée, réaliser des personnages synthétiques et
purement virtuels, mais elle rend également possible la visualisation de
scènes et de mondes inédits autrefois impossibles à « concrétiser ». D’où la
spectacularisation extrême des films catastrophes et des films de guerre,
mais aussi la réalisation de mondes imaginaires « jamais vus » à effet
hyperréaliste (science-fiction, mondes archaïques).
D’où aussi les bouleversements que les images de synthèse entraînent
dans le domaine de l’animation. Les techniques de la 3D y remplacent de
plus en plus celles de la 2D. En 1995, Disney, qui régnait sans partage sur le
monde de l’animation traditionnelle depuis les années 1930, doit, alors
même qu’il est en train de perdre son leadership, s’associer à Pixar, maître
des nouvelles technologies, pour produire, avec Toy Story, le premier long-
métrage entièrement réalisé sur ordinateur. Depuis, la machine informatique
à produire des images animées n’a pas cessé de progresser, jusqu’à des
techniques comme la motion capture, expérimentée en 2004 dans Le Pôle
Express de Robert Zemeckis, qui enregistre par capteurs le jeu de vrais
comédiens pour le retranscrire informatiquement sous forme animée, à
l’infini. Utilisant tout le potentiel des techniques numériques, le dessin
animé japonais, boosté par la vogue des mangas, devient une référence
mondiale, et plus seulement pour les enfants. Grâce aux nouvelles
technologies, qu’il utilise en maître, Miyazaki déploie le foisonnement d’un
32
imaginaire étourdissant , et Rintaro propose un Metropolis riche de toutes
les ressources d’un futur entièrement virtuel.
Dans la même logique high-tech, le numérique a totalement
révolutionné la conception même des décors et des effets techniques,
devenus « spéciaux ». Il donne à la postproduction, du traitement du son à
l’étalonnage – tous deux numérisés –, une place qui va en s’accroissant,
jusqu’au montage qui s’informatise de telle sorte qu’on s’éloigne désormais
du montage à l’ancienne, sur table, lequel, depuis le muet, constituait
traditionnellement le terme ultime de la création filmique. Pareillement,
l’équipement sonore des salles – Dolby, THX, numérique –, tout comme la
projection en numérique, qui ne fait que commencer, modifient
profondément les conditions de projection. Il suffit de comparer les
génériques des films d’aujourd’hui, avec leurs listes interminables de
collaborateurs, et ceux, quasi laconiques, d’il y a seulement trente ans, pour
se rendre compte de cette évolution. La multiplication des postes
correspond à une sophistication technique de plus en plus poussée, au point
que les studios eux-mêmes font à présent appel à la sous-traitance, en
s’adressant à des laboratoires spécialisés pour des produits qui demandent
des technologies de plus en plus pointues. La création, en 1975, par George
33
Lucas de sa société d’effets spéciaux, ILM (Industrial Light & Magic), a
lancé un type de sociétés adjacentes à l’industrie de la production qui,
34
depuis, en est devenu, et plus seulement à Hollywood , un rouage
essentiel.
Le cinéma, qui a toujours été une technique d’illusion, s’adonne
dorénavant aux débauches en abyme du virtuel. L’immensité des territoires
du fantastique, du merveilleux, du monstrueux, du féerique se voit investie
par des films qui repoussent toujours plus loin le temps et l’espace de la
science-fiction, l’horreur des monstres antédiluviens ou futuristes, la méga-
énormité d’un Hulk ou la micro-miniaturisation des Minimoys. Le jeu avec
les technologies permet ici de donner corps aux rêves les plus fous, aux
fantasmes les plus incroyables, aux inventions les plus délirantes, et les
effets spéciaux jouent comme autant de stimuli. On est là dans un cinéma
qui fait vibrer non tant par les événements racontés que par l’effet des
couleurs, des sons, des formes, des rythmes, et qui s’adresse à ce qu’on a
35
appelé un « nouveau spectateur » . Recherche tous azimuts des extrêmes
sensitifs qui se rattache au présentéisme contemporain marqué par le désir
de vibrer dans la vitesse, de vivre l’intensité du moment discontinu,
d’éprouver des sensations directes et immédiates. L’œuvre y devient film-
instant fait d’images-excès ou d’images sensorielles en phase avec un
individualisme hédoniste et décloisonné, typique de la Me Generation.
Le cinéma qui vient
Révolution technologique qui a également bouleversé le système de
diffusion des films. Le marché de la vidéo a décollé au cours des années
1980 et s’est prolongé avec l’avènement du DVD, qui, en France, a pris le
pas sur les vidéocassettes au début des années 2000. Aux États-Unis, dès
1987, les salles et la télévision hertzienne représentaient moins de la moitié
des recettes : la vidéo et la télévision à péage ont pris la première place. En
1998, le box-office des salles pour les films américains s’élevait à
6,88 milliards de dollars, contre 8,1 milliards de dollars pour la location-
36
vidéo et 6,85 pour l’achat vidéo . En France, le marché de la vidéo
représentait, en 2002, 2 milliards d’euros, somme supérieure aux recettes en
salles. Et de nouvelles technologies sont à nouveau en train de prendre le
relais : Internet devient une plate-forme de diffusion du cinéma ; le
téléchargement et, dès à présent, le téléphone mobile sont, en Chine et à
Hong Kong, les moyens couramment utilisés pour regarder un film. Même
si la vidéo à la demande (VOD) n’en est qu’à ses débuts, on devrait
enregistrer assez rapidement son essor : 5 % des internautes américains
l’utilisent déjà régulièrement.
En parallèle, la succession précipitée de ces hautes technologies a créé
un nouvel univers de consommation du cinéma, une espèce de
consommateur de troisième type, un hyperconsommateur recherchant des
films de plus en plus sensationnalistes, une esthétique high-tech, des images
choc et sensorielles s’enchaînant à vitesse accélérée. À travers les films
37
assistés par ordinateur, c’est bien une « mutation du régime scopique » du
cinéma qui s’annonce.
Ces bouleversements indiquent-ils la mort du cinéma ?
L’hypertechnologie, avec le type d’hyperconsommation qu’elle suscite, est-
elle le tombeau de la création, comme on l’entend si souvent dire ? À
38
l’évidence, non . Il suffit de remarquer que l’histoire du cinéma est aussi
celle de ses technologies et que nombreux sont les grands créateurs qui, de
Gance à Godard, se sont intéressés de près à l’innovation technique. Par
rapport à la mutation radicale que connaît aujourd’hui sur ce plan le cinéma,
quelques exemples parlants méritent d’être pris en considération. Ainsi,
Bergman, nullement suspect des coupables complaisances marchandes
qu’on prête à l’industrie hollywoodienne, exige que son dernier – et ultime
– film, Saraband, projeté d’abord à la télévision en 2003, le soit au cinéma
uniquement en numérique. L’électronique comme moyen de projeter
l’intime sur la surface désormais sans défaut de l’écran géant et d’en faire
un vrai spectacle : ce n’est plus l’infiniment grand et gros des blockbusters,
mais l’infiniment précis et profond de la tragédie personnelle, de la
vieillesse et de la mort, qui se trouve ainsi magnifié par les vertus du
numérique. Ce qui justifie cette confidence d’Alain Resnais, lui aussi auteur
de référence, observant l’arrivée du virtuel d’un œil a priori nullement
hostile : « Je ne suis pas de ceux qui pleurent sur la disparition de
l’argentique au profit du numérique. Le virtuel, il faut simplement savoir
39
s’en servir. Tout dépend de ce que l’on en fait . » Et, dans ce chef-d’œuvre
intimiste et personnel qu’est Cœurs, le premier plan, qui plante le décor, est
40
un plan virtuel , comme le dernier, qui inscrit le mot « Fin » non pas
directement sur l’écran de cinéma mais, par une mise en abyme à l’intérieur
de l’image elle-même, sur l’écran électronique d’un poste de télévision.
Loin de détourner le cinéma de sa fonction d’art – l’expression d’une vision
du monde et le regard critique sur la réalité –, l’hypertechnicité du high-tech
lui permet de l’assumer de façon nouvelle. Toujours plus d’électronique
veut dire plus de possibilités ouvertes pour le cinéma, sans que cela soit,
est-il besoin de le dire, une condition suffisante à la création. Le cinéma
hypermoderne ne trouvera certes pas son âme dans l’orgie électro-
numérique, mais il ne la perdra pas non plus nécessairement.
Nous ne sommes qu’au début de cette mutation. Car arrive le moment
où la technique originelle (pellicule argentique, bobine) par laquelle le
cinéma était projeté en salles va être relayée par le numérique. C’est tout un
cycle – cent ans de cinéma – qui va s’effacer avec l’essor de ce nouveau
support. Pour l’heure, on compte dans le monde plus de 160 000 salles,
mais moins de 1 % seulement de ce parc est équipé en projection
numérique. Cela étant, la disparition du cinéma sur support argentique est à
terme inévitable. L’équipement en numérique des salles est pour l’heure
différé du fait que les multiplexes, qui se sont construits dans les années
1990, doivent amortir leur équipement. Mais la chose est pour demain. Et
après-demain, sans aucun doute, les salles ne recevront plus les films sous
forme de bobines ou de disques, mais directement à partir de satellites qui
les leur transmettront sous forme numérisée. On peut ainsi imaginer une
chaîne cinéma intégralement HD, du tournage à l’exploitation en salles.
Avec tout ce que cela représente comme avantages (qualité d’image
supérieure, réduction des coûts, pas de détérioration des copies, variété des
couleurs, et même projection possible en relief avec lunettes polarisées). Un
futur qui, lui, n’a rien de virtuel : il y a déjà 250 salles 3D aux États-Unis ;
il y en aura plus de 1 000 à l’horizon 2009. L’idée de mutation
hypermoderne du cinéma trouve ici sa pleine concrétisation
technoscientifique.
Spirale des coûts et triomphe
du marketing
En même temps, c’est tout le système économique du cinéma qui
enregistre un processus de montée aux extrêmes, typique du nouvel âge. En
témoigne, d’abord, la forte augmentation des coûts de production. Au cours
de la seconde moitié des années 1970 s’ouvre l’ère des blockbusters
monumentaux, des superproductions marquées par l’explosion des coûts de
production, des budgets de publicité et des cachets de stars. Ensuite se sont
multipliés les films à budgets pharaoniques : alors que la moyenne
budgétaire totale d’un long-métrage y est de 60 millions de dollars,
Hollywood produit chaque année une quinzaine de titres dont le budget
dépasse les 100 millions de dollars. Celui de Titanic a atteint dès 1997 le
sommet de 247 millions de dollars, dépassés depuis, par exemple, en 2007,
par Spiderman 3 et ses 300 millions.
Cette spirale des budgets accélère par ailleurs la financiarisation du
monde du cinéma, phénomène constitutif de l’hypermodernité économique.
Près de 10 milliards de dollars ont été misés sur le cinéma américain en
trois ans (2004-2007). Wall Street a signé un accord de financement de
300 millions de dollars avec la Paramount et de 600 millions avec la Fox, et
a même pris le contrôle de certains studios, comme la MGM. La Deutsche
Bank, de son côté, soutient pour 600 millions de dollars la moitié de la
production d’Universal et de Sony Columbia et Goldman Sachs met sur la
table un milliard de dollars pour financer Weinstein Company. Pour
mutualiser les risques, les fonds d’investissement interviennent sur
l’ensemble de la production d’un studio, qui réalise en général entre 10 et
15 films par an, sachant que, de l’avis d’un spécialiste de la production
hollywoodienne, « un studio perd de l’argent sur un tiers de sa production,
41
en gagne beaucoup sur un autre tiers et équilibre à peine sur le dernier ».
À coup sûr, les films européens sont très loin d’atteindre ces sommets. Il
n’en demeure pas moins que les budgets moyens ont fortement augmenté au
cours des deux dernières décennies. En France, les productions de plus de
10 millions d’euros sont passées de 4 films en 1992 à 20 en 2001. Et, depuis
les années 2000, les productions à gros budget se multiplient : les
investissements dans cette catégorie de films sont passés de 25 % en 1999 à
43 % en 2001. Rappelons également les budgets colossaux de Luc Besson,
qui rivalisent avec ceux d’Hollywood : Le Cinquième Élément a coûté
75 millions d’euros et Arthur et les Minimoys 65 millions. L’hypercinéma
s’accompagne d’une stratégie de fuite en avant des producteurs qui,
cherchant à réduire l’incertitude pesant sur ce marché à risque, produisent
des films de plus en plus chers, des films-événements, censés attirer le très
grand public.
Mais, si les superproductions voient leurs budgets devenir de plus en
plus considérables, les moyens des petits films se réduisent toujours
davantage. L’écart tend ainsi à s’accroître entre les films « riches » et les
films « pauvres », et la catégorie intermédiaire des films à budget moyen
42
fait les frais de cette nouvelle donne . D’un côté, un nombre grandissant
de films à gros budget ; de l’autre, de plus en plus de films faiblement
dotés : en 2002, 14 films français ont coûté plus de 10 millions d’euros,
mais 41 moins de 1 million. Le temps de l’hypercinéma est contemporain
d’un processus de bipolarisation des budgets de production.
Explosion des budgets et inflation des cachets des stars vont ensemble :
Brad Pitt, Tom Cruise, Julia Roberts, Nicole Kidman touchent entre 16 et
20 millions de dollars par film. Tom Hanks a perçu 25 millions de dollars
pour Da Vinci Code et Reese Whitherspoon, dont la valeur marchande a été
boostée par l’Oscar, en négocie 29 pour Our Family Trouble, plus fort
cachet jamais enregistré pour une actrice féminine. Bien sûr, les cachets
astronomiques des superstars ne datent pas d’aujourd’hui. Mais le niveau de
rémunération des vedettes, au cours des vingt dernières années, a
manifestement franchi une étape en raison du changement d’échelle des
marchés, de la quasi-disparition des contrats stables, enfin de
l’intéressement aux recettes des films. Au cachet de 20 millions de dollars
touché par Bruce Willis pour Sixième Sens s’est ajoutée la somme de
100 millions de dollars rapportée par l’intéressement. Non seulement les
stars perçoivent des sommes colossales, mais celles-ci sont obtenues
beaucoup plus vite qu’autrefois et, qui plus est, redoublées par la
participation aux campagnes publicitaires des grandes marques. Comme le
disent les Américains : « The winner-take-all-society » (la société du
43
gagnant qui rafle toute la mise) .
Il n’est pas surprenant, dans ce système, que les inégalités de revenus ne
cessent de s’amplifier. En 1994, en France, la moyenne des gains des
comédiens s’établissait à 13 300 euros, mais 120 d’entre eux ont touché
plus de 150 000 euros ; les 10 % les mieux payés se sont partagés 52 % de
la masse des rémunérations et la moitié des comédiens touchait seulement
44
11 % du montant total des cachets . Inégalité considérable de revenus qui,
loin de susciter l’indignation, est, dans le star-system, de plus en plus
médiatisée et mise en spectacle, socialement acceptée et admirée.
Désormais, les gains faramineux contribuent au succès et à la célébrité de la
star : les magazines spécialisés dans le cinéma publient chaque année la
liste des acteurs les mieux payés, aussi bien à Hollywood qu’en France, au
même titre que le magazine Fortune diffuse annuellement la liste des plus
grosses fortunes mondiales. Le montant des cachets donne lui aussi à rêver.
Ce qui se déploie à l’échelle globale se retrouve au cœur de l’univers du
cinéma : le phénomène inégalitaire se creuse au sein de chaque groupe
45
professionnel . Partout se renforcent les inégalités intracatégorielles,
l’enrichissement des plus célèbres, l’écart entre les supergagnants et les
perdants. L’hypercinéma est à l’image de l’hypercapitalisme mondialisé,
marqué par les inégalités spectaculaires et le triomphe du star-system
s’appliquant à un nombre grandissant d’activités.
Cela étant, l’énormité des cachets et des coûts n’est nullement une
garantie de succès : en dépit des surenchères promotionnelles, les échecs ne
sont pas rares. Cependant, quelques-uns de ces films réussissent à réaliser
des recettes et des profits phénoménaux qui permettent d’équilibrer les
comptes de résultat des entreprises de la filière. Jurassik Park a réalisé
917 millions de dollars de recettes mondiales, le deuxième volet du
Seigneur des anneaux, 910 millions. Les recettes internationales de Titanic
excèdent 1,8 milliard de dollars. S’il convient de parler d’hypercinéma,
c’est parce qu’il est celui de l’explosion des coûts mais aussi des records et
des bénéfices : il est inséparable d’une espèce d’excroissance économique,
elle-même affichée à fin promotionnelle.
Pareil succès ne va pas sans un changement profond dans les méthodes
de distribution et de commercialisation des films. À travers la blanket
strategy, ou stratégie de couverture, le cinéma hypermoderne a ouvert la
voie à l’emballement de la machine marketing. Dans les périodes
antérieures, les films américains ne sortaient qu’avec une vingtaine ou une
trentaine de copies dans les salles new-yorkaises, avant de commencer leur
diffusion progressive jusque dans les petites salles du pays profond. On
comptait rarement plus de 300 copies par film en circulation. Cette stratégie
a changé à partir de 1975, date de sortie des Dents de la mer, avec
500 copies en salles le même jour. À présent, on compte de 8 à
10 000 copies par film, dont 4 000 pour le marché américain et le reste pour
le marché international. Désormais un certain nombre de films sont projetés
46
simultanément dans le monde entier . En France, le nombre de copies par
film a augmenté de 37 % entre 1994 et 1998. Et les très grosses sorties y
47
monopolisent désormais 800, 900 et jusqu’à 1 000 écrans . Faire attendre
le public où qu’il soit, quel qu’il soit, est devenu un trop grand risque
commercial dans une époque dominée par la surabondance de l’offre et
l’attitude consumériste du « tout de suite ».
En même temps, on assiste à une formidable intensification des
campagnes publicitaires dont témoigne l’explosion des budgets. Dans les
années 1940, même les studios les plus avancés ne dépensaient guère plus
de 7 % du budget de production pour la publicité. De nos jours, le budget de
promotion des films américains s’élève en moyenne à plus du tiers et, dans
les cas extrêmes, à plus de la moitié de celui de la production. Le budget
moyen de marketing d’un film était de 6,5 millions de dollars en 1985 ; il
48
atteint 39 millions de dollars en 2003 . L’impératif est d’inonder le
marché, de créer un mégaévénement médiatique au moyen d’une stratégie
d’omniprésence du film dans les salles comme dans les médias. En
conséquence de quoi la plus grande partie des recettes en salles est réalisée
au cours des premières semaines de sortie. Alors que, dans les années 1960,
un film effectuait sa carrière en salles sur deux ou trois ans, dans les années
2000 il effectue 80 % de ses recettes au cours des quatre premières
semaines. À une époque où la concurrence entre les films s’exacerbe, il faut
raccourcir les délais du succès, une faible fréquentation conduisant au
retrait extrêmement rapide du marché – nombre de sorties ne franchissent
pas le cap de la première semaine d’exploitation. À quelques exceptions
près (Diva, par exemple, ou des films comme L’Esquive ou Lady
Chatterley, relancés par leur César), le succès hypermoderne est « tout de
49
suite ou jamais » .
À quoi s’ajoute une stratégie d’extension de la commercialisation via
des objets complémentaires. Dès la sortie de Star Wars, les jeux vidéo
étaient disponibles sur le marché ; la restauration rapide et Toys’R’Us
proposaient aussitôt des produits dérivés. De même, Jurassic Park a
rapporté 1 milliard de dollars avec plus de 1 000 produits dérivés. Le Roi
Lion a réalisé 310 millions de dollars de recettes en salles et 700 en produits
dérivés. Le succès d’un film se mesure non plus seulement aux entrées en
salles mais aussi à la vente des produits qu’il génère.
Démultiplication des films, hyperpromotion des films phares, « offre
saturante », raccourcissement des durées d’exploitation en salles : autant de
processus « hyper » qui entraînent une concentration du succès sur un
nombre de films de plus en plus restreint. En 1998, Titanic et Le Dîner de
cons ont rassemblé à eux seuls sur le marché français plus de 44 % de parts
de marché. Sur 506 longs-métrages projetés en France en 2001, 30 films ont
réalisé plus de 50 % des entrées et une centaine en représentaient les quatre
50
cinquièmes . En décembre 2006, 5 films occupaient 70 % des
5 300 écrans. À l’inverse, sur un an, 40 % des longs-métrages avaient été
montrés dans seulement 4 % des salles. Plus l’offre s’accroît et plus le
nombre de films qui contribue à la fréquentation et au chiffre d’affaires tend
à diminuer.
S’il est vrai qu’en principe la distribution numérique illimitée peut
permettre aux films plus confidentiels de gagner du terrain et d’avoir une
durée de vie plus longue – c’est la théorie de la « longue traîne » mise à la
mode par Chris Anderson –, force est d’observer que, pour l’heure, c’est la
culture des hits et l’accélération de l’obsolescence des produits culturels qui
s’impose chaque jour davantage. Aujourd’hui, une dizaine de films
nouveaux sortent en moyenne chaque semaine sur les écrans français,
chassant du même coup nombre de films qui sont à l’affiche et qui n’ont,
pour beaucoup d’entre eux, pas eu le temps de s’installer. Qu’est-ce qui
pourra véritablement freiner le raccourcissement du temps de vie des films
dans une époque dominée par la soif des nouveautés et la surabondance de
l’offre cinématographique ? Rien n’assure qu’Internet réussira à mettre
sérieusement en échec cette logique structurelle de l’hypermodernité
consumériste. Car qu’est-ce qui va guider le choix des consommateurs ?
Sur quoi le grand public va-t-il s’appuyer, si ce n’est le « ce dont on parle »,
les grands succès du présent ? Le temps où les « niches » représenteront un
marché aussi important que les hits n’est pas pour demain.
L’hyperconsommateur au cinéma
Sur le plan de la consommation, le bouleversement n’est pas moindre.
Longtemps, le cinéma a été associé à une traditionnelle sortie en famille et
en salles. En 1930 et en 1944, presque tous les Américains se rendaient une
51
fois par semaine au cinéma . On en est loin : depuis l’arrivée de la
télévision puis de la vidéo dans les foyers, la fréquentation des salles est sur
52
une pente déclinante. Le public va de moins en moins au cinéma . Les
chiffres sont sans appel : en 2002, les Américains fréquentaient le cinéma
5,4 fois par an en moyenne et les Européens 2,4 fois. En France, les salles
accueillent de nos jours moins de 200 millions de spectateurs, contre 300 à
400 millions dans les années 1940-1950. Partout, la fréquentation régulière
(au moins une fois par mois) décroît : en 1979, elle n’était déjà plus que de
17,8 % et, en 1992, de 15 %. Les variations des résultats annuels tiennent
pour beaucoup à la présence d’un ou deux films porteurs, comme Titanic ou
Les Bronzés 3, qui viennent infléchir les comptes, mais qui n’affectent pas
la tendance de fond. Les Français ne vont plus à présent en moyenne qu’un
peu plus de 3 fois par an au cinéma. Dans ce nouveau contexte, c’est le
jeune public qui se montre le plus assidu : les 15-24 ans s’y rendent, eux, en
moyenne un peu plus de 7 fois par an.
En même temps, à la consommation semi-collective d’autrefois (en
salles ou en famille) succède une consommation de type
hyperindividualiste, dérégulé, désynchronisé, où chacun visionne le film
qu’il veut, quand il veut, où il veut. On peut voir un film de cinéma dans sa
chambre sur Internet, en voyage sur lecteur portatif et, déjà, sur téléphone
mobile. Même les vols long-courriers qui transformaient, par des écrans de
format raisonnable, la cabine de l’avion en salle de cinéma collective
proposent maintenant de petits écrans individuels attachés à chaque siège,
offrant à chaque passager la possibilité de choisir sa langue et son film.
Toutes les anciennes contraintes d’espace (la salle obscure), de
programmation et de temps (les horaires) ont volé en éclats. On peut
regarder un film n’importe où, à n’importe quel moment du jour et de la
nuit. Avec les DVD et les offres de diffusion sur le Net, chacun, au moins
en principe, peut construire sa propre cinémathèque en fonction de ses
goûts. La pratique « ritualisée » de cinéma a cédé le pas à une
consommation désinstitutionnalisée, décoordonnée, en libre-service.
Cette poussée d’individualisation n’équivaut nullement à une
éradication du sens collectif du cinéma. Neuf Français sur 10 déclarent s’y
rendre à plusieurs (en couple ou avec des amis), guère plus de 7 % des
53
spectateurs ont l’habitude de se rendre seuls dans les salles obscures .
À une époque où le cinéma est concurrencé par la vidéo et Internet, « aller
au ciné » est vécu comme un moment de convivialité et de partage des
émotions. Hyperindividualisme ne veut pas dire confinement dans l’espace
domestique, mais sociabilité choisie et autoconstruction de l’espace-temps
personnel lié au cinéma.
Érosion de la fréquentation des salles, visionnage en situation de
nomadisme, démultiplication des petits écrans : tout néanmoins n’est pas
joué, tout ne conduit pas à un inéluctable déclin de la magie « originelle »
du cinéma. Car, parallèlement à ces tendances banalisatrices, la technologie
rend possible, via notamment le home cinema, une nouvelle expérience
spectaculaire recréant l’enchantement le plus traditionnel du cinéma.
Revanche du cinéma « éternel » : l’envoûtement auratique, demain, pourra
se loger dans le confort quotidien et privatisé de l’hyperconsommation.
Viendra peut-être un jour où l’excellence du cinéma ne s’incarnera plus
dans la salle obscure des multiplexes mais dans le spectacle de films
numérisés dans un chez soi high-tech.
Parler d’hyperindividualisme au sujet de la consommation de cinéma
soulève une objection bien connue : 85 % des places de cinéma vendues
dans le monde le sont pour des films produits à Hollywood ; les films
américains occupent deux tiers à trois quarts du marché européen ; sept
majors du cinéma américain accaparent 80 % du marché mondial. Force est
de l’observer : à l’heure de l’écran planétaire, ce sont principalement les
films d’Hollywood qui font se déplacer l’hyperconsommateur. À mesure
que les goûts se balkanisent, les choix se portent en masse sur les
54
productions du star-system . Comment penser cette apparente
contradiction entre la blockbustermania et la spirale individualiste de notre
époque ?
L’explication la plus fréquemment avancée souligne la puissance
économique d’Hollywood, qui, à travers une force de frappe marketing sans
pareille, est capable d’orienter, pour ne pas dire diriger, les goûts. Cette
analyse a une part indéniable de vérité. Grâce aux plus grandes stars et aux
plus grands réalisateurs que seul Hollywood peut financer, grâce à un
affichage monstre et à des budgets de production qui servent eux-mêmes
d’arguments publicitaires, les superproductions peuvent occuper le terrain
et stimuler la demande avec le succès que l’on connaît. Cependant, il existe
des limites à ce type d’explication, nombre de films aux coûts exorbitants
ne tirant pas toujours, comme on le sait, leur épingle du jeu.
Force est donc d’introduire d’autres paramètres, au premier rang
desquels le style du cinéma américain et les attentes de
l’hyperconsommateur. L’observation n’est pas nouvelle : les
superproductions hollywoodiennes visent d’emblée un marché mondial en
gommant tous les aspects qui exigent des clés de compréhension
particulières ou qui illustrent des dimensions nationales ou provinciales. On
55
a justement mis en avant à cet égard le concept de « film monde »
débouchant sur un modèle transnational lisse et édulcoré. Sur ce plan, la
domination d’Hollywood se construit de deux manières : d’une part en
trouvant le plus petit commun dénominateur entre les publics du globe ;
d’autre part en ciblant les publics jeunes et adolescents, autrement dit les
plus grands consommateurs de cinéma qui détiennent les clés du succès.
D’où toute une série de films visant explicitement cette cible, à commencer
par le genre prolifique que constituent les teen movies. D’où aussi un style
« jeune », « coup-de-poing », marqué par le très grand spectacle, les effets
spéciaux, la culture clip, l’escalade de la violence, un rythme effréné, plus
d’action que d’introspection. Point de contradiction entre le tropisme de
masse vers les superproductions et l’hyperindividualisme consommatoire,
mais une adaptation du cinéma à un public formé par la rythmique
médiatique et demandeur de sensations rapides et fortes, toujours nouvelles,
afin d’être transporté dans les univers extraordinaires du non-quotidien. Le
spectateur de cinéma voulait rêver ; l’hyperconsommateur du monde
nouveau veut sentir, être étonné, « s’éclater », ressentir des émotions-chocs
renouvelées en cascade.
Un art hyperlativement moderne
L’hypermodernité du cinéma ne se réduit pas aux bouleversements
affectant les modes de production et de diffusion, de commercialisation et
de consommation. Ce sont aussi bien le style, les images, la grammaire des
films qui portent désormais la trace de la nouvelle modernité.
Dès les années 1980, les meilleurs analystes ont noté l’apparition d’une
catégorie de films d’un genre nouveau, centrés sur les images-sensations,
les citations, l’emprunt formel. Rattaché à l’épuisement des figures
56
classiques du récit, ce cinéma a été étiqueté comme « postmoderne » . Le
diagnostic est juste, la dénomination ne l’est pas. Une nouvelle rhétorique
du cinéma est née, qui, loin d’exprimer une modernité « post » ou à bout de
souffle, témoigne au contraire de son exacerbation. C’est bien un cinéma
ultramoderne que l’on voit désormais sur les écrans. Celui-ci se caractérise
en effet, structurellement, par trois types d’images fondamentalement
inédites, toutes porteuses d’une logique « hyper », de nature spécifique.
Le premier processus coïncide avec une dynamique d’hyperbolisation.
De plus en plus, le néocinéma se signale en effet par une esthétique de
l’excès, une recherche du hors-limite, une espèce de prolifération
vertigineuse et exponentielle. S’il faut parler d’hypercinéma, c’est parce
qu’il est celui du jamais assez et du jamais trop, du toujours plus de tout :
rythme, sexe, violence, vitesse, recherche de tous les extrêmes, et aussi
multiplication des plans, montage cut, allongement des films, saturation de
la bande son. À l’évidence, ni « l’image-mouvement » ni « l’image-temps »
ne permettent de rendre compte de l’une des grandes tendances du cinéma
57
contemporain. À la taxinomie de Deleuze , il faut dorénavant ajouter une
catégorie cruciale autant que nécessaire : l’image-excès.
Le deuxième processus réside dans une logique de dérégulation et de
complexification formelle de l’espace-temps filmique. Structure, narration,
genre, personnages : l’heure est à la désimplification, à la déroutinisation, à
la diversification tendancielle du cinéma, les repères uniformes et lisses
cohabitant de plus en plus avec l’atypique. Sans être omniprésente, cette
dynamique signale néanmoins un nouvel esprit du cinéma. Jamais les films
n’ont été aussi techniquement élaborés, jamais les modes de récit n’ont été
aussi diversifiés, jamais les mélanges de ton, les brouillages de ligne, les
ambiguïtés de sens n’ont été recherchés de façon aussi systématique. Même
s’il est indéniable qu’avec les blockbusters Hollywood reste fidèle à
l’esthétique de la grande forme narrative classique, le cinéma
hypermoderne est celui du multiforme, de l’hybridation, du pluriel. La
phase précédente s’était elle aussi construite sur la déstructuration, mais de
façon polémique, avec la volonté de briser les tabous. Plus rien de tel dans
le cinéma contemporain : la dérégulation va désormais de soi, elle est
intégrée, perceptible et recevable par tous, mise en œuvre sans volonté de
rupture ou de provocation. La libération à l’égard des codes traditionnels
passait, avec Godard, Antonioni, Pasolini, par des œuvres à message, anti-
establishment et difficiles d’accès. Désormais banalisée et étendue à
l’ensemble du cinéma grand public, la dérégulation et la complexification
font partie du jeu. Le cinéma de l’hypermodernité est celui qui illustre ainsi
une catégorie conceptuelle, elle aussi inédite : l’image-multiplexe.
Le troisième processus est celui de l’autoréférentialité. Le cinéma s’est
très vite regardé lui-même dans le cinéma, à l’image de Louise Brooks
mourant dans la salle de projection en voyant son image de star projetée à
l’écran, dans la dernière séquence de Prix de beauté (1930). Cette
référentialité réflexive a pris valeur de revendication critique avec la
modernité des années 1960, pour affirmer, face au cinéma classique, ses
choix et son autonomie : les citations que Godard sème tout au long de ses
films sont comme un programme à décoder. Avec l’âge hypermoderne, le
phénomène change de nature : il se banalise, se diversifie, devient le
langage même d’un cinéma où la référence, la relecture, le second degré, la
parodie, l’hommage, la citation, la réinterprétation, le recyclage, l’humour,
font partie de la pratique courante. Cinéma dans le cinéma, cinéma sur le
cinéma, autocinéma, péricinéma, métacinéma : le cinéma n’est pas
58
seulement cet « art sans culture » qu’évoque Roger Pouivet , mais un art
qui crée sa propre culture et s’en nourrit. L’idée d’un art sans culture est
d’autant plus discutable que le processus de complexification filmique
forme et enrichit la sensibilité esthétique des spectateurs, fût-ce sans visée
humaniste traditionnelle. Le concept qui permet de traduire cette
hypermodernité auto-référentielle n’est autre que l’image-distance. Alors
même qu’il immerge sensoriellement le spectateur dans le film, abolissant,
comme on l’a vu, la distance à l’égard de l’image, le cinéma hypermoderne
crée une distance d’un autre d’ordre, qui relève de l’esprit, d’un mécanisme
intellectuel et humoristique. Désormais, le spectateur est autant au-dedans
qu’au-dehors des films : c’est là un des paradoxes de l’hypercinéma.
Les trois concepts fondamentaux que nous proposons ici – l’image-
excès, l’image-multiplexe, l’image-distance – désignent les trois processus
constitutifs du cinéma hypermoderne. Ils ont un dénominateur commun : ils
construisent un cinéma affranchi des normes passées, des freins et
obstacles, des conventions esthétiques et morales de jadis, parfois très
strictes (le code Hays, en vigueur aux États-Unis jusqu’à la fin des années
1960, l’index édicté par l’Église, le bon goût, l’exclusion du sexe…).
Quelles contraintes, quels codes impératifs existent encore ? Tout ou
presque a été balayé. Le cinéma sous sa forme la plus contemporaine
enregistre un processus identique à celui qui conduit des médias aux
hypermédias, du capitalisme à l’hypercapitalisme, de la consommation à
l’hyperconsommation. De même que les réglementations étatiques et les
cultures de classe perdent de leur emprise dans la fuite en avant de
l’hypercapitalisme financier et consumériste, de même sautent les verrous
esthétiques, les anciens tabous moraux, les cadres spatio-temporels de
l’ancien cinéma. À l’heure des dérégulations généralisées et des spirales
hyperboliques se constitue le cinéma des temps hypermodernes : un
hypercinéma où il n’est pas interdit de voir la forme superlative ou, mieux,
hyperlative de la nouvelle modernité.
À la différence des revendications-proclamations et des manifestes de la
phase précédente et de son cinéma contestataire, l’hypercinéma s’affirme,
sans grand modèle antagoniste, sans pôle adverse éclatant. Dans la foulée,
ce sont les couples d’oppositions d’autrefois qui s’érodent. Le clivage entre
art et industrie, entre cinéma d’auteur et cinéma commercial, a perdu de sa
radicalité.
Un triple phénomène se produit. D’un côté, la permanence et même le
développement d’un cinéma de recherche se vérifie au nombre sans cesse
croissant de premiers films et au rôle de laboratoire que jouent de plus en
plus les productions indépendantes : le festival de Sundance est devenu au
fil des années une réserve où les grands studios vont chercher les nouveaux
talents susceptibles de nourrir de leurs propres recherches la production
hollywoodienne. De l’autre, on assiste, à l’autre bout de la chaîne, à une
prolifération de produits plats sans ambition et à une inflation de gros
budgets, visant ostensiblement le public le plus large et le marché le plus
rentable, qui donnent un cinéma de masse extrêmement formaté. Mais, d’un
autre côté encore, on constate aussi l’impact du cinéma d’auteur sur les
films grand public qui s’affinent et se sophistiquent : de Delicatessen au
Fabuleux Destin d’Amélie Poulain et de Memento à Batman Begins, les
trajectoires de Jean-Pierre Jeunet et de Christopher Nolan, passant de films
de recherche confidentiels à des super-productions à large succès populaire,
en offrent de bons exemples. Naissent ainsi des films de troisième type,
dont le profil n’est plus si tranché. Comment caractériser Million Dollar
Baby, La Leçon de piano, Talons aiguilles, Le Temps des Gitans, Marie-
Antoinette, Le Dahlia noir ? Et Forrest Gump et La vie est belle ou Le
Grand Bleu ? Les distributeurs eux-mêmes s’y perdent, qui ne savent
parfois plus s’il faut exploiter un film en v.o. dans le circuit art et essai ou
en v.f. dans le circuit grand public ; ils ont même inventé une catégorie
hybride, le « film d’auteur à forte capacité commerciale ».
Le fossé entre cinéma d’art et cinéma commercial est moins marqué :
Resnais obtient aujourd’hui de vrais succès publics, et les blockbusters ne
s’interdisent plus certaines audaces formelles. Le brouillage croissant lié à
l’alliance des contraires est l’une des tendances du nouvel âge du cinéma.
Du coup, la culture de masse n’est plus ce qui se distingue ostensiblement,
sur le mode négatif, de la culture élitiste ; ces deux territoires s’échangent,
s’imbriquent, s’entremêlent de mille manières, créant un cinéma
tendanciellement mixte. Il n’y a pas d’art de masse éternel : lui aussi a une
histoire. Il s’est construit dans l’opposition entre création et cliché, qualité
et médiocrité, high art et low art. Cette configuration, certes, demeure, mais
elle a perdu de son tranchant. Ce qui était absolument incompatible ne l’est
plus toujours, l’art de masse ayant réussi à absorber, peu ou prou, les
expérimentations de l’art moderniste. Et ce non par le bas, ainsi que l’on
pouvait s’y attendre. C’est bien une hyperculture qui naît sous nos yeux.

1. Béla Balasz, cité par Henri Colpi, Lettres à un jeune monteur, Paris, Les Belles
Lettres/Archimbaud, 1996, p. 19.
2. Philippe Muray, Exorcismes spirituels III, Paris, Les Belles Lettres, 2002, p. 311-312.
3. Erwin Panofsky, « Style et matériau du cinéma » (1934), Cinéma, théories, lectures,
textes réunis et présentés par Dominique Noguez, Paris, Klincksieck, 1978, p. 47.
4. Boris Eikhenbaum, « Problèmes de ciné-stylistique » (1927), in Les Formalistes
russes et le cinéma, poétique du film, Paris, Nathan Université,199l, p. 41, n. 11.
5. Patrice Flichy, « Les images de la Belle Époque. Fin de siècle et nouveau mode de
o
communication », Alliages, n 39, 1999, p. 84-85.
6. Patrice Flichy le rappelle : « La force des cinéastes de la narration, comme William
Paul en Angleterre ou Pathé en France, est de rentrer dans une économie industrielle »
(ibid., p. 85).
7. Jean-Paul Sartre, Les Mots, Paris, Gallimard, « Folio », 1972, p. 110.
8. Jean Metzinger, Le Cubisme était né, Paris, Éditions Présence, 1972, p. 60.
9. . Sur cette question, on peut également se reporter au texte de Jacques Aumont, « Le
cinéma a-t-il été moderne ? », in La Parenthèse du moderne, Paris, Centre Pompidou,
2005, p. 83-98.
10. L’expression « art des masses » est déjà présente chez Theodor Adorno et Max
Horkheimer, La Dialectique de la raison (1944), Paris, Gallimard, « Tel », p. 134.
11. Roger Pouivet, L’Œuvre d’art à l’âge de sa mondialisation. Un essai d’ontologie de
l’art de masse, Bruxelles, La Lettre volée, 2003, p. 9 et p. 11.
12. Jean-Luc Godard, Histoire(s) du cinéma, Paris, Gallimard, 4 vol., 1998, vol. 1, p. 96-
97.
13. Walter Benjamin avait déjà noté que tout film est par essence destiné à la
consommation distractive de masse. Voir « L’œuvre d’art à l’époque de sa
reproductibilité technique » (1936), L’Homme, le langage, la culture, Paris,
Denoël/Gonthier, 1971.
14. Déjà Élie Faure comparait la production d’un film à la construction d’une cathédrale :
« Les moyens de réalisation de l’un sont analogues à ceux de l’autre […]. Presque
tous les corps de métiers collaborent ou peuvent collaborer à l’un et à l’autre »,
Fonction du cinéma, Paris, Gonthier Médiations, 1964, p. 70.
15. Alain Resnais, qu’on présente pourtant comme un auteur parmi les auteurs, refuse
d’apparaître comme tel et interdit, par contrat, qu’on mette au générique de ses films :
« Un film d’Alain Resnais. » « À la politique des auteurs, je préfère, selon
l’expression de Luc Moullet, la politique des acteurs, et, j’ajouterais, du scénariste, du
chef opérateur, de l’ingénieur du son, du monteur… » (entretien avec Jean Serroy).
Notons que, dans leur volonté de revenir à la forme la plus pure du cinéma, les
cinéastes danois de Dogme 95, Lars von Trier et Thomas Vinterberg, adoptent comme
o
règle n 10 de leur « vœu de chasteté » : « Le réalisateur ne doit pas être crédité. »
16. Edgar Morin, L’Esprit du temps, Paris, Grasset, 1962, p. 35. Voir, plus récemment,
Lucien Karpik, L’Économie des singularités, Paris, Gallimard, 2007.
17. Patrice Flichy, « Les images de la Belle Époque », op. cit., p. 87.
18. Edgar Morin, L’Esprit du temps, op. cit., p. 58.
19. Il y voit pour sa part une forme de puissance « collectiviste », comme l’indique le
rapprochement qu’il fait : « Des usines comme ça, le communisme. » Jean-Luc
Godard, Histoire(s) du cinéma, op. cit., vol. 1, p. 36.
20. Youssef Ishaghpour, Historicité du cinéma, Tours, Farrago, 2004, p. 79-87. On peut
remarquer que la fusion des arts, chère à l’esthétique baroque, triomphe au
e
XVII siècle avec ce genre composite qu’est l’opéra. Le cinéma, lui aussi composite,
réalise plus complètement encore, trois siècles plus tard, cette fusion des arts à la
recherche d’un « art total ».
21. Charles Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne, Curiosités esthétiques, Œuvres
complètes, éd. Y.-G. Le Dantec, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade »,
1954, p. 892.
22. Gilles Lipovetsky, L’Empire de l’éphémère. La mode et son destin dans les sociétés
modernes, Paris, Gallimard, 1986.
23. Youssef Ishaghpour, Historicité du cinéma, op. cit., en particulier p. 39. Voir
également l’ouvrage de Dominique Païni, Le Cinéma, un art moderne, Paris, Les
Cahiers du cinéma, 1997, dans lequel la modernité du cinéma est identifiée aux
bouleversements de la narration linéaire, au régime de la discontinuité, de la brisure,
de l’inachèvement.
24. Daniel Bell, Les Contradictions culturelles du capitalisme, Paris, PUF, 1979, p. 119.
25. Béla Balasz, Le Cinéma. Nature et évolution d’un art nouveau, Paris, Payot, 1979,
p. 128.
26. Michel Zéraffa, La Révolution romanesque, Paris, Klincksieck, 1969.
27. Umberto Eco, L’Œuvre ouverte, Paris, Seuil, 1965.
28. Gilles Deleuze, Cinéma 2 : L’image-temps, Paris, Minuit, 1985, p. 9.
29. Voir Antoine de Baecque, La Cinéphilie. Invention d’un regard, histoire d’une culture,
1944-1968, op. cit.
30. Sur ce point, voir Gilles Lipovetsky, Le Bonheur paradoxal. Essai sur la société
d’hyperconsommation, Paris, Gallimard, 2006, et notamment la première partie.
31. Gilles Lipovetsky, Les Temps hypermodernes, op. cit., p. 72-81.
32. Jean Serroy, Entre deux siècles, op. cit., p. 551.
33. Le cas de Lucas et de sa saga Star Wars est particulièrement révélateur. La conception
de la première trilogie entre 1977 et 1983 fait véritablement entrer le cinéma
hollywoodien dans l’ère du high-tech. La seconde trilogie, entre 1999 et 2005, à vingt
ans de distance, marque déjà un autre âge de la technologie de pointe et s’inscrit, elle,
dans le hyper high-tech : introduction de personnages numérisés dans La Menace
fantôme et projection, la première pour un film de cette importance, avec des
projecteurs électro-numériques ; tournage de L’Attaque des clones dans un format
numérique HD, avec caméras enregistrant 24 images/seconde comme avec de la
pellicule traditionnelle ; création de plus de 2 200 effets spéciaux visuels – un record –
pour La Revanche des Sith. À quoi s’ajoute une conception des décors mêlant de
façon systématique infographie et prises de vues réelles.
34. Par exemple, en France, Buf Compagnie est l’une des sociétés d’effets spéciaux les
plus réputées au monde. Inventant en permanence tous ses logiciels, elle représente le
plus haut degré de sophistication informatique, et Hollywood la sollicite pour tout ce
qui relève de l’innovation la plus performante. Elle est ainsi intervenue sur Fight
Club, Batman et Robin, Matrix.
35. Roger Odin, « Du spectateur fictionnalisant au nouveau spectateur, approche sémio-
o
pragmatique », Iris, n 8, 1988, p. 121-139.
36. Caroline Eades, « La place du cinéma aux États-Unis », in Jean-Pierre Esquenazi
(dir.), Cinéma contemporain, état des lieux, op. cit., p. 60.
37. Noël Nel, « Enjeux de la numérisation dans le cinéma contemporain », ibid., p. 292.
38. Ainsi Jean-Michel Frodon : « Ces nouveaux outils, ces nouvelles pratiques, ces
nouveaux modes de création, de diffusion et de consommation transforment le cinéma
en profondeur. Rien, à ce jour, ne prouve qu’ils mènent à son anéantissement »,
Horizon cinéma. L’art du cinéma dans le monde contemporain à l’âge du numérique
et de la mondialisation, Paris, Les Cahiers du cinéma, 2006, p. 42.
39. Entretien avec Jean Serroy.
40. Il s’agit d’un zoom en plongée sur un immeuble du nouveau quartier de la BNF à
partir d’un plan large qui se resserre en traversant tout le quartier sous la neige. Alain
Resnais explique ainsi son élaboration : « On devait faire ce plan de façon
traditionnelle, avec une image filmée depuis un hélicoptère. Pour des raisons
techniques, cela n’a pas pu se réaliser. La photo, autre solution, ne donnait rien. Le
labo m’a alors proposé un plan en 3D. Celui-ci m’a stupéfié. Il y avait un côté
artificiel, de convention, qui allait parfaitement avec le film. Le virtuel, là, était à
l’évidence la solution » (entretien avec J. S.).
41. Paule Gonzales, « Hollywood fascine les fonds d’investissement », Le Figaro, 18 mai
2007.
42. Pascale Ferran, dans le discours qu’elle a prononcé lors de la remise du César à Lady
Chatterley, pointe plus particulièrement les dangers pour le cinéma français « du
système de financement des films qui aboutit d’un côté à des films de plus en plus
riches et de l’autre à des films extrêmement pauvres. Cette fracture est récente dans
l’histoire du cinéma français. Jusqu’à il n’y a pas si longtemps, ce qu’on appelait les
films du milieu – justement parce qu’ils n’étaient ni très riches ni très pauvres –
étaient même une marque de fabrique de ce que le cinéma français produisait de
meilleur » (Le Monde, 27 février 2007).
43. Françoise Benhamou, L’Économie du star-system, op. cit., p. 131-152.
44. Pierre-Michel Menger, La Profession de comédien, Paris, La Documentation
française, 1997.
45. Daniel Cohen, Richesse du monde, pauvretés des nations, Paris, Flammarion,
« Champs », 1997, p. 78-81.
46. Vinzenz Hediger, « Le cinéma hollywoodien et la construction d’un public
mondialisé », in Jean-Pierre Esquenazi (dir.), Cinéma contemporain, état des lieux,
op. cit.
47. En 2007, le prix d’une copie, en France, varie de 700 à 1 200 euros, suivant la
longueur du film et la qualité du produit.
48. « Le spectateur dans les filets du marketing », Le Monde, 20 décembre 2006. En
France, entre 2001 et 2004, les investissements publicitaires des films ont doublé et
ces dépenses ont encore crû de 15,4 % entre octobre 2005 et octobre 2006.
49. Cela étant, dans la mesure où l’économie du cinéma dépend de plus en plus du hors-
salle, l’amortissement des coûts de production nécessite, de fait, davantage de temps.
50. Françoise Benhamou, L’Économie de la culture, Paris, La Découverte, 2001, p. 67.
51. Francis Bordat, « De la crise à la guerre : le spectacle cinématographique à l’âge d’or
des studios », in Francis Bordat, Michel Etcheverry (dir.), Cent ans d’aller au cinéma.
Le spectacle cinématographique aux États-Unis, Rennes, Presses universitaires de
Rennes, 1995, p. 69.
52. En revanche, depuis les années 1970, celui-ci consomme de plus en plus en salles : à
la fin des années 1980, le stand de friandises contribuait pour 60 % aux bénéfices des
cinémas américains. Voir John Dean, « Cinémas et shopping centers : les salles des
années soixante-dix », ibid., p. 143.
53. Le chiffre bondit à 25,7 % pour la fréquentation des salles d’art et d’essai : dans ce
cas, le fait d’aller voir un film seul ressortit à la cinéphilie ancienne manière.
54. D’où les difficultés croissantes que connaissent les films d’auteur. En 2006, sur les
cinq films nommés au prix Louis-Delluc, le « Goncourt du cinéma », trois n’ont pas
réussi à attirer 150 000 spectateurs. Les revenus propres d’Arte Cinéma, l’un des
principaux acteurs du cinéma français d’auteur, sont tombés de 2 millions à
0,5 millions d’euros. Pendant ce temps, les films « commerciaux » continuent de
remplir les salles : près de 190 millions d’entrées ont été enregistrées en France en
2006, et plusieurs films, dans ce créneau, ont dépassé le million de spectateurs. Voir :
« 2006, sale année pour les auteurs », Le Monde, 7 et 8 janvier 2007.
55. Charles-Albert Michalet, Le Drôle de drame du cinéma mondial, Paris, La
Découverte, 1987.
56. Citons notamment Kenneth Von Grunden, Postmodern Auteurs, Coppola, Lucas, De
Palma, Spielberg, Scorsese, Londres, McFarland & Co., 1991 ; Fredric Jameson,
Postmodernism, or the Cultural Logic of Late Capitalism, Durham, Duke University
Press, 1991 ; Marcia Landy et Lucy Fisher, « Dead Again or A-live Again,
o
Postmodern or Postmortem ? », Cinema Journal, vol. 26, n 4, 1994 ; Laurent Jullier,
L’Écran post-moderne. Un cinéma de l’allusion et du feu d’artifice, Paris,
L’Harmattan, 1997.
57. Gilles Deleuze, Cinéma 1. L’image-mouvement, Paris, Minuit, 1983 et Cinéma 2.
L’image-temps, op. cit.
58. Roger Pouivet, L’Œuvre d’art à l’âge de sa mondialisation, op. cit., p. 94.
CHAPITRE II

L’image-excès

De l’ère du vide, on est passé à l’ère de la saturation, du trop, du


superlatif en toutes choses. De même que la société hypermoderne se
signale par une prolifération de phénomènes hyperboliques (boursiers et
numériques, urbains et artistiques, biotechnologiques et consommation-
nistes), de même l’hypercinéma se caractérise par une fuite en avant
surmultipliée, une escalade de tous les éléments qui composent son
1
univers .
Cela se traduit d’abord, au niveau le plus concret, par la longueur même
du film. Longtemps, celui-ci a été lié au nombre des bobines, qui imposait
une durée moyenne de 1 heure 30. Seuls dépassaient cette norme des films
exceptionnels et dont la dimension de saga et de grand spectacle le
justifiait : ainsi des 3 heures 42 d’Autant en emporte le vent. Or la tendance
est dorénavant au toujours plus long, sans que cela soit généralement
justifié par des raisons dramatiques. La longueur moyenne des films est
progressivement passée à 1 heure 40, puis à 1 heure 50, et frôle dorénavant
les 2 heures. Et, naturellement, côté superproductions, il n’y a plus de grand
spectacle à moins de trois heures : le Titanic coule en 3 heures 10, et King
Kong, toujours aussi gros, devient, au fil des versions, de plus en plus long :
1 heure 40 en 1933, chez Marian C. Cooper et Ernest B. Schoedsack,
2 heures 14 en 1976, chez John Guillermin, 3 heures en 2005, chez Peter
Jackson.
Cette fuite en avant trouve sa pleine réalisation dans un tout autre
domaine, dans les films à très grand spectacle, truffés d’action, de suspense,
de visuels « coups-de-poing ». Souvent destinés à un public plus adolescent
qu’adulte, les mégaproductions hollywoodiennes s’appuient sur les codes
des genres classiques (horreur, guerre, catastrophe, science-fiction) qu’elles
renouvellent par stimulations sensorielles grâce à des effets spéciaux, un
rythme d’enfer, des explosions sonores, un déchaînement de violence hi-fi.
On est non plus dans l’esthétique moderniste de la rupture, mais dans
l’esthétique hypermoderne de la saturation ayant pour but le vertige, la
sidération du spectateur. Emporté par l’escalade des images, la vitesse des
séquences, l’outrance des sons, le néocinéma apparaît comme un cinéma
hypertélique.
Mais ce qui fonde encore, au-delà de cette puissance d’impact, l’idée
d’hypercinéma, c’est aussi bien la place que celui-ci réserve à toutes les
formes d’excroissance, de montée aux extrêmes, d’exacerbations
corporelles, sexuelles et pathologiques : serial killers, obésité et addictions,
junkies, sports extrêmes, porno, personnages extraterrestres, phénomènes
paranormaux, superhéros, corps synthétisés et resynthétisés. C’est bien à
travers une logique d’excès que se structure et se raconte le cinéma
contemporain.
Ciné-sensations
L’image-excès apparaît en premier lieu comme l’effet direct des
nouvelles technologies. Le numérique, en particulier, avec les immenses
possibilités qu’il ouvre, favorise les genres les plus consommateurs d’effets
spéciaux et suscite des blockbusters qui s’en font la vitrine, dans une
surenchère d’images-choc de plus en plus ahurissantes. Les films d’action,
de science-fiction, d’aventures, d’horreur, et même les films pour enfants –
voir Harry Potter à l’école des sorciers et ses suites bardées d’effets
toujours plus étourdissants – intensifient considérablement leur puissance
d’impact, leur « force de frappe ». La transcription d’imaginaires dont la
visualisation se trouvait jusque-là limitée par des techniques moins
performantes devient possible. Peter Jackson peut désormais transposer
l’univers fantastique de Tolkien dans la trilogie du Seigneur des anneaux et,
dans La Revanche des Sith, aller jusqu’à offrir la vision de huit planètes
totalement fictives, ayant chacune leurs spécificités, leurs paysages, leur
design. Pareillement, Néo, le Sauveur de Matrix Reloaded, peut se battre
contre un adversaire multiplié par cent par les seules vertus du clonage
informatique.
La réalité virtuelle, pointe extrême de l’invention high-tech, est la
2
concrétisation de l’image-excès en tant que telle . L’effet est proprement
extraordinaire dans les salles disposant d’équipements spéciaux où
l’utilisation par le spectateur de lunettes 3D-relief crée un voyage virtuel
intense, une immersion totale dans l’image, une mobilisation hallucinatoire
des sens. Simulation en temps réel, bain de sensations corporelles dans un
« nouveau monde », modification et déstabilisation des perceptions,
sensation extrême de réalité : c’est le vertige hypermoderne, une espèce de
« trip » sensoriel, qui se déploie dans l’illusion parfaite produite par la
réalité virtuelle.
Certes, le high-tech n’est pas partout, et il y a toujours place pour des
films traditionnels, qui s’interdisent tout recours aux images de synthèse.
Mais l’évolution est telle que pratiquement plus aucun film aujourd’hui ne
se fait sans que l’informatique et le numérique n’interviennent et qu’on ne
peut plus concevoir un cinéma de spectacle, d’évasion, d’action, sans eux.
D’Astérix et Obélix. Mission Cléopâtre à Vidocq, de La Momie à X-Files ou
à I-Robot, les effets spéciaux sont partout, en une inflation telle qu’un film
doit toujours en offrir plus que celui qui le précède. La promotion des suites
est d’ailleurs largement axée sur cette escalade d’images pyrotechniques : le
spectateur, mobilisé par le lancement commercial du film, va voir le
deuxième volet de Pirates des Caraïbes, avec son équipage de squelettes
zombies et son monstre marin aux tentacules infinies, comme une
surenchère technologique poussant la virtuosité d’un cran par rapport au
premier épisode. En attendant un troisième plus excessif encore…
Le high-tech a d’abord investi surtout le son, avec le dolby stéréo puis
le fameux THX de George Lucas, ce qui justifie parfaitement la
dénomination de « films-concerts » proposée par Laurent Jullier pour
traduire l’état d’immersion sonore dans lequel ce cinéma plonge le public.
Dans ces films où la bande-son prend le pas sur la bande-image, le
spectateur est plongé au sein d’un univers dont les sons graves à intensité
3
extrême touchent directement le corps et son système sensoriel . Bain
sonore, haut-parleurs hi-fi, sons vertigineux, impacts hyperréalistes :
l’audiovisuel l’emporte ici sur les mots, l’« ampli » sur le récit, la sensation
pure sur la compréhension, le « plus » sur le sens. Depuis une dizaine
d’années, accompagnant cette surenchère sonore, les effets high-tech
dynamisent également de plus en plus l’image, permettant un feu de
véritables artifices qui jouent comme des stimuli optiques – ce qui redonne
tout son sens à l’appellation qu’utilisait Serge Daney pour désigner ces
films du feeling, lorsqu’ils se profilaient au tournant des années 1980 : des
« son et lumière ». Ce ciné-sensations, où se déploie une débauche d’effets
visuels et sonores, est devenu dans les années 1990-2000 la traduction la
plus manifeste du cinéma contemporain à grand spectacle.
Il n’y a dès lors pas à s’étonner de voir porter à l’écran les exploits du
corps extrême, source de sensations extrêmes. C’est ainsi que Le Grand
Bleu est devenu film culte d’une génération trouvant dans le vertige des
profondeurs à la fois une valeur d’absolu et une poussée d’adrénaline. Les
films se multiplient qui entendent donner le frisson de la vitesse extrême :
bolides ultra-rapides (Taxi 1, 2, 3, 4) ; surf sur les rouleaux de Malibu
(Point Break, justement traduit en français par Extrême Limite) ; skateboard
pratiqué sur l’asphalte des rues (Les Seigneurs de Dogtown) ; course
acrobatique escaladant murs et façades (Yamakasi) ; snowboard dévalant les
pistes les plus dangereuses (Snowboarder) ; escalade à l’assaut des plus
hauts sommets (Vertical Limit) ; voltige aérienne, avec caméras embarquées
sur les Mirage 2000 et qui font vivre au spectateur les accélérations et les
loopings comme s’il y était (Les Chevaliers du ciel). En marge même de ce
cinéma d’action et de spectacle se développent des films – documentaires,
courts-métrages, spots, clips – destinés à un public de passionnés, qui lui
offrent, de festivals de films de montagne en nuits de la glisse, comme un
prolongement sur grand écran des sensations exacerbées qu’il va chercher
sur les pistes ou dans les airs. La jouissance sensitive et vertigineuse est le
fin mot de ce cinéma du corps extrême où les images deviennent plus
réelles que nature.
L’image-vitesse
Depuis Spielberg et la génération néohollywoodienne de la fin des
années 1970, un autre paramètre a acquis une importance majeure : la
vitesse, l’ultramouvement, le rythme infernal. Jusqu’alors, la vitesse, dont
le cinéma américain classique, des screwball comedies aux films
d’aventures, s’était fait le champion, était induite par l’histoire racontée et
obéissait à des raisons dramatiques ou psychologiques. La nouveauté réside
dans une écriture de la vitesse pour la vitesse, celle-ci devenant à elle-même
sa propre fin. Cette dimension, posée comme attractive en soi, se trouve
affichée dans des titres qui l’annoncent comme le contenu même du film
(Speed, Fast and Furious)… Rodéos nocturnes en voitures de sport lancées
ici dans les rues de Los Angeles ou autobus fou précipité là dans une course
infernale, la vitesse automobile montrée à l’écran n’est de fait plus que
l’illustration du principe extrême : aller toujours plus vite. Une esthétique
d’un nouveau genre s’impose, animée par la logique hypermoderne du
mouvement autotélique.
Dès lors, l’utilisation de plans très courts devient la règle. Comme le
remarquent Vincent Amiel et Pascal Couté, qui analysent de près cette
explosion de la vitesse pour elle-même, « la durée moyenne des plans [dans
les films de Michael Bay, pris comme illustration du cinéma américain
contemporain] est de deux secondes, alors que, dans le cinéma classique et
moderne, la durée moyenne est de quatre à six secondes, voire
4
davantage ». Le plan devient quasiment flash, sa brièveté rendant son
impact d’autant plus brutal et sa répétition accélérée faisant effet de
bombardement visuel. Cette surenchère, qui n’est pas sans rapport avec
l’esthétique des jeux vidéo et du clip, peut devenir quasiment frénétique,
accentuée qu’elle est par toute une série de moyens : nervosité du montage,
brièveté du dialogue, multiplication des scènes de poursuite, ponctuation
sonore. L’influence du cinéma de Hong Kong, où la vitesse de défilement
des plans peut être assimilée à un crépitement continu, joue pleinement :
Hollywood, toujours à l’affût, va y chercher John Woo, qui fait aussitôt
passer sur l’écran hollywoodien cette frénésie dont il apparaît comme un
spécialiste incontesté.
Dans la logique commerciale qui est celle du blockbuster, certaines
formes se définissent pratiquement par cette recherche permanente de
l’accélération : films d’action, d’arts martiaux, de science-fiction. Mais la
vitesse en soi devient aussi une esthétique d’ensemble, qu’Hollywood
exporte partout dans le monde, suscitant soit des films clones, comme les
Taxi 1, 2, 3, 4 ou Yamakasi produits par Luc Besson, soit des recherches
plus originales prenant la vitesse pour principe même du film, comme dans
le Cours, Lola, cours !, de l’Allemand Tom Tykwer. Nombre de nouveaux
cinéastes viennent d’ailleurs du clip, de la publicité, de la télévision, du jeu
vidéo – toutes formes d’expression d’où la lenteur est bannie.
Si le phénomène traduit surtout l’esthétique dominante de la production
hollywoodienne, il se manifeste aussi dans une accélération généralisée du
récit et du montage qui concerne l’ensemble des films contemporains.
Désormais, la vitesse s’infiltre dans tous les genres et tous les films, au
point qu’elle date irrémédiablement les films classiques aux yeux de ceux,
jeunes spectateurs notamment, qui ont été habitués à ce seul cinéma du
mouvement pour le mouvement. La dialectique entre temps vif et temps
mort, qui établissait un contrepoint entre l’un et l’autre et faisait ressentir le
rapide par différence avec le lent, comme l’élaboration progressive d’une
accélération à valeur dramatique se construisant sur un effet de crescendo,
n’ont plus cours : c’est désormais speed tout de suite et non-stop.
Dans ces conditions, la ligne de résistance principale à ce
mouvementisme accéléré passe par une mise en avant de son contraire : la
lenteur. Mais, contrairement aux films classiques où la dilatation du temps
avait valeur dramatique (on ne le voit jamais aussi bien que chez les grands
maîtres de la lenteur, Dreyer, Ozu, Bresson), sa valorisation participe
désormais du système : la lenteur devient une antivitesse, affichée de façon
ostentatoire comme telle, et qui ne craint pas de recourir à la technique du
ralenti, lequel n’est en fait que la forme inversée, mais tout aussi
hyperbolique, de l’accéléré. Processus manifeste dont John Woo s’est fait
une spécialité : il utilise, par exemple dans Volte/Face, le ralenti au cœur
même de la vitesse la plus accélérée, en dilatant, au beau milieu d’une
fusillade au rythme infernal, le moment où la balle sortant du canon s’en va
frapper son objectif, comme une sorte de magnification de cette vitesse. Ce
n’est que chez quelques cinéastes rétifs, construisant leur œuvre en dehors
du système dominant – Jarmusch, Angelopoulos, Béla Tarr, Sharunas
Bartas – et étirant souvent leurs plans-séquences jusqu’à la limite extrême,
que la mise en scène de la lenteur traduit un univers qui se refuse à jouer le
jeu.
Au cours de ces trois décennies où la société s’est hypermodernisée, le
cinéma a fait de même, créant chez le spectateur l’appétit d’un toujours
nouveau et d’un toujours plus « fort » porté à son acmé. Les spots
publicitaires, le clip musical, la télévision, le rap ont également travaillé
dans ce sens. Tendanciellement le spectateur est devenu un
hyperconsommateur qui ne supporte plus ni les temps morts ni les délais de
l’attente : il lui faut plus d’émotions, plus de sensations, plus de spectacles,
plus de choses à voir pour ne pas bailler et pour ressentir sans cesse. Un
néospectateur qui a besoin de s’éclater, qui cherche à se défoncer en
images, à éprouver l’« ivresse » dionysiaque de s’arracher à soi et à la
banalité des jours. De là l’hypertrophie du spectaculaire, scandé par une
fuite en avant du rythme. L’hypercinéma traduit une demande générale de
sensorialité et d’émotionalité perpétuellement renouvelées, sous-tendue par
le triomphe de la culture hédoniste de même que par le besoin de décrocher
d’un quotidien de plus en plus générateur de mal-être et d’anxiétés
subjectives. L’image-vitesse joue comme un vertige, une drogue à la fois
hypnotique et exaltante. Désormais, dans le cinéma, vite signifie bien et
beau.
L’image-profusion
Le « jamais assez » de la vitesse a son corollaire dans le « jamais trop »
de la profusion. Toujours plus de couleurs, toujours plus de sons et plus
d’images : le cinéma hypermoderne en rajoute en permanence, comme le
montrent dans leur surenchère compétitive les grands spectacles offerts par
les blockbusters hollywoodiens. Non que la profusion n’ait trouvé à
s’exprimer auparavant. La stylistique baroque de l’hyperbole, du
débordement, du trop-plein a toujours sous-tendu l’œuvre de grands
réalisateurs : Eisenstein, Gance, Welles tracent la ligne de crête d’une
tendance qui trouve avec Fellini son accomplissement sublime. Chez ce
dernier, l’excès est celui d’un imaginaire foncièrement personnel,
exceptionnel, aussi plantureux que les poitrines de ses figures féminines de
prédilection. Il traduit l’essence même de sa vision du monde et, gorgeant
l’image de personnages, de couleurs, de bruits, il fait de la profusion un
spectacle. Le cinéma contemporain, lui, fait du spectacle une profusion.
Excroissance pure, profusion pour la profusion : l’hypercinéma donne à
voir toujours davantage, dans un renchérissement du plein qui n’est autre
qu’un débordement hypertrophique, une réplétion extrême valant pour elle-
même. Les films d’action, d’aventures, d’horreur, tout particulièrement,
cherchent à en offrir toujours plus, à en mettre, littéralement, « plein la
vue » : les effets spéciaux y deviennent feux d’artifice ; les poursuites, les
explosions, les cascades, les affrontements non seulement s’y multiplient
mais y sont sans cesse plus rapides, plus audacieux, plus violents.
Lorsqu’un héros ne suffit plus, on lui en adjoint plusieurs, ajoutant à la
profusion l’accumulation et la répétition : dans le Van Helsing de Stephen
Sommers, en 2004, le personnage n’affronte plus un seul adversaire mais,
devenant chasseur de monstres, se mesure dans le même film à la fois à
Dracula, au monstre de Frankenstein et au loup-garou.
Le phénomène nouveau est que cette profusion, finalement attendue
dans la logique de surenchérissement du cinéma de genres, la déborde
largement, nourrissant l’univers stylistique et imaginaire des réalisateurs les
plus importants et les plus représentatifs du cinéma contemporain. De
surcroît, cette profusion, qui a toujours été l’un des grands critères du
baroque, se trouve traduire aujourd’hui un monde devenu de son côté
débridé, protubérant, hypertrophique. Il n’est plus question de bon ou de
mauvais goût – vieille querelle intentée par le classique à son ennemi
naturel –, mais bien de vertu reconnue pour elles-mêmes à toutes les
expressions du trop : l’outrancier, l’hyperbolique, le multiple, le
surabondant, le débordant, l’excessif. Les œuvres qui déclinent de façon
privilégiée cette profusion paraissent du coup en phase avec l’esprit d’un
temps dérégulé, pléthorique, saturé. Ce n’est pas le fait du hasard si
l’opacité toujours plus labyrinthique d’un David Lynch, si la violence de
plus en plus complexe d’un David Cronenberg, si le paroxysme toujours
plus destroy d’un Abel Ferrara, si le capharnaüm toujours plus foisonnant
d’un Emir Kusturica, si l’exubérance toujours plus effrénée d’un Pedro
Almodóvar apparaissent comme les formes les plus expressives de la
représentation cinématographique contemporaine. Elles disent l’éclatement
de tous les repères, l’anomie hypertélique, l’abondance chaotique du
cosmos hypermoderne, comme si notre époque sans point de fuite à
l’horizon n’avait d’autres réponses à ses défis que de rajouter de la
cacophonie à la cacophonie, de l’excroissance à l’excroissance, du
décentrement au décentrement.
La liste est longue, par conséquent, des cinéastes et des films ébouriffés
et ébouriffants, des vibrations lyriques et gitanes de Tony Gatlif à la
frénésie revendiquée et à la luxuriance fébrile avec laquelle Baz Luhrmann
revisite le fameux Moulin Rouge. Le cinéma hypermoderne affectionne le
5
plein . Il s’exprime parfaitement dans les outrances slaves de Kusturica, qui
remplit l’écran de refrains d’orphéon, d’airs lyriques, d’armes qui crépitent,
d’oies qui cacardent, d’alcool qui coule, de croupes qu’on flatte, de lits qui
volent. Ou encore dans l’explosion de couleurs, dans la frénésie vitale, la
recherche du plaisir, le patchwork bariolé des tons, l’excitation permanente
de La Loi du désir ou des Femmes au bord de la crise de nerfs, qu’illustre
l’univers hispanique, baroque et flamboyant des films d’Almodóvar, né de
la libération d’une société postfranquiste se jetant à corps perdu dans la
6
movida . Quelle que soit la forme qu’elle donne à cette expression du
beaucoup et du trop, la nature du cinéma hypermoderne a horreur du peu.
Les nouveaux monstres
Ce cinéma a pareillement horreur du moyen, du tempéré, du juste
milieu. Non que le cinéma, depuis toujours, n’ait mis en scène des figures
de l’extrême, à travers notamment les passions dévastatrices, les vices, les
comportements violents et sadiques. Le joueur, le don Juan, le criminel,
l’alcoolique, la femme fatale : autant de types qui, représentés sous les
formes les plus variées, ont nourri un grand nombre de films. Toutefois,
l’extrême y était principalement envisagé sous un angle moral, comme
ayant partie liée avec le diable : le professeur de L’Ange bleu, entraîné dans
l’abîme de la déchéance par sa passion dévorante pour une vamp de cabaret,
en offre l’image archétypale. Nous n’en sommes plus là : à la
problématique du vice éternel a succédé celle du dysfonctionnement des
modes de vie et des personnalités. L’expression de l’extrême tend à se
détacher du jugement moral au profit de la critique sociale d’un temps lui-
même pathologique et extrême. L’image-excès ne se construit plus sur fond
de référentiel métaphysique ou comme figure humaine immémoriale : elle
vient illustrer la situation d’une société où les individus sont victimes ou
esclaves d’un univers déstructuré fait de libertés et de stimulations
démultipliées. L’excès archétypal, dionysiaque ou satanique, a cédé le pas à
l’excès d’une époque historique pathogène : celle de l’hypermodernité
individualiste. C’est dans ce contexte que prolifèrent les thèmes et images
des anomalies paroxystiques.
Longtemps, les formes du corps-excès ont représenté des figures du rire,
de la sensualité ou du pouvoir. Si l’on prend par exemple le type
traditionnel du « gros », celui-ci était utilisé, par contraste avec le maigre,
pour constituer des duos comiques éprouvés sur le modèle de Laurel et
Hardy. Ou bien il était soit rattaché du côté masculin à la bonne chère et
assimilé à la figure du bon vivant, soit lié du côté féminin à l’exaltation
sensuelle de la chair (l’univers de Fellini en offre un inépuisable réservoir).
Il pouvait même être ressenti comme symbolique d’une toute-puissance de
potentat ogresque, dont Orson Welles, devenu énorme, donne la
(dé)mesure. Cela a changé.
Le « gros » fait maintenant place à l’obèse, au fat man. Ce n’est plus la
grosseur, emploi dramatique, mais l’obésité, phénomène pathologique et
hypertélique de la société d’hyperconsommation (voir Super Size me), qui
est montrée. À l’opposé de l’image du bon gros, de la femme plantureuse
ou du potentat, l’obésité est devenue une nouvelle figure du dérèglement, de
l’obscène, de la dépossession de soi. Obscénité postmoraliste sur fond
d’hygiénisme et de volonté de maîtrise de soi individuelle. Dans Twelve and
Holding, un jeune garçon au corps adipeux, élevé dans une famille d’obèses
où manger beaucoup et gras représente la conduite alimentaire normale et
constitue une véritable culture, s’essaie à échapper au schéma familial et
social et, radicalisant sa prise de conscience, enferme sa mère dans la cave,
la privant de nourriture. Dans Palindromes, Todd Solondz, faisant
interpréter par plusieurs acteurs d’âge et de sexe différents son personnage
principal, lui donne, parmi plusieurs apparences, la double figure opposée
d’une énorme Noire obèse et d’une jeune blanche filiforme et anorexique.
Car l’anorexie, extrême inverse de l’obésité, est le terme du régime
minceur. Les copines d’Elephant, dès leur repas terminé, se précipitent aux
toilettes pour se faire vomir. Le souci de la minceur devient une
préoccupation obsessionnelle : Bridget Jones tient le Journal de ses efforts
de privation quotidiens, et l’héroïne de J’ai faim décide de se plier à un
régime minceur draconien pour regagner son homme.
Non seulement le cinéma illustre le phénomène social, mais les acteurs
moulent à présent leur propre apparence physique dans celle des
personnages qu’ils incarnent. Si Renée Zellweger n’a guère à se forcer pour
incarner une Bridget Jones bien en chair, Robert De Niro, le premier,
n’hésite pas à prendre trente kilos dans Raging Bull afin d’interpréter le rôle
du boxeur Jake La Motta en proie à la déchéance physique. Et la grande,
mince et longiligne Charlize Theron, top model de référence, en prend une
quinzaine pour devenir la maritorne tueuse de Monster. Les vedettes ne sont
plus tout à fait en représentation : elles paient pour ainsi dire de leur
personne, jusque dans leur chair, les défis de l’extrême.
Selon cette même logique, les conduites excessives les plus diverses
trouvent à s’exprimer dans des films qui les mettent en scène à travers des
personnages, mais aussi, souvent, des comédiens qui poussent
l’identification jusqu’à ses limites ultimes. Ainsi de la girl culture, que
Catherine Hardwicke montre dans Thirteen en faisant appel, comme
coscénariste et interprète, à une toute jeune fille, Nikki Reed, qui incarne
son propre personnage d’ado « extrême ». La drogue, l’alcool, le vol, le
sexe, les scarifications, le piercing, les tatouages, les fringues sexy : tout y
est, quasiment en direct.
Quant au sida, à ses ravages physiques et à la mort que ceux-ci
annoncent, on ne saurait oublier que le premier film qui les a véritablement
exposés, en 1992, au grand jour de l’écran, Les Nuits fauves, est l’œuvre
d’un réalisateur lui-même alors séropositif, qui meurt quelques mois après
la sortie du film. Le côté destroy des conduites à risques donne naissance à
des films où les addictions – à la drogue, à la violence – sont l’objet d’une
représentation formelle qui en souligne et en accuse le côté excessif. Que ce
soit le jeune junkie de Requiem for a Dream, pris dans la spirale de la
dépendance, ou les riches yuppies qui, dans Fight Club, plongent pour
échapper à la routine dans les sous-sols glauques où se pratiquent les
combats clandestins à main nue, les descentes aux enfers donnent lieu à des
films de l’éclatement et de la brutalité, suivant une esthétique elle-même
agressive et éclatée.
L’ultraviolence
Dans cette dynamique hypertrophique, le spectacle de la violence tient
7
une part considérable. Non que le cinéma ne l’ait découvert très tôt . Mais
la Graine de violence des années 1950 n’a plus grand-chose à voir avec
l’exacerbation d’aujourd’hui. Longtemps, en effet, la violence a été traitée
comme un thème s’intégrant dans un ensemble plus significatif :
adolescents en révolte, gangsters et mafia, conflits sociaux, jungle urbaine.
Les choses ont commencé à changer lorsque la violence a été filmée pour
elle-même, lorsque Sam Peckinpah a zoomé sur l’impact des balles
déchirant les chairs au ralenti dans le déferlement de La Horde sauvage, en
1969, ou lorsqu’il a centré tout un film sur une tête coupée, dans Apportez-
moi la tête d’Alfredo Garcia, en 1974. Un peu plus tard, Coppola, dans
Apocalypse Now (1979), fait de la guerre du Vietnam une sorte d’opéra, un
hyperspectacle chorégraphique au son des Walkyries wagnériennes. Une
esthétique et une culture de la violence pure s’est mise en place : Orange
mécanique annonce et lance, en 1971, ce temps de la violence en soi.
Scarface, en 1983, lui fournit son bréviaire et son mode d’emploi.
Dans le cinéma d’aujourd’hui, la violence n’est plus tant un thème
qu’une sorte de style et d’« esthétique » pure du film. Elle opère de manière
croissante comme un spectacle existant pour lui-même et qui, sous
l’influence du cinéma asiatique, se fait véritable chorégraphie, sans plus
aucun lien avec une quelconque réalité : l’héroïne de Kill Bill affronte
pendant vingt minutes l’armée des sabreurs qui veulent sa tête dans un
combat où la violence, inouïe, est réglée comme un ballet fantastique,
échappant aux lois de la pesanteur et de la vraisemblance. La violence vaut
pour elle-même, une violence faisant partie non tant de la réalité que de
l’essence du film lui-même. D’où l’importance de son traitement formel :
trouver, chaque fois, une nouvelle façon de la montrer en gros plan qui en
accroisse l’impact visuel et émotionnel. La symphonie baroque qui
ensanglante l’écran dans Scarface, la tête du gangster qui dessine, en
éclatant, comme la carte d’un pays imaginaire (Les Incorruptibles), le sang
qui gicle sous les coups explosifs de Jake La Motta, le taureau furieux de
Raging Bull : la violence se donne à voir avec art et se fait admirer. Avec les
risques que cela peut entraîner, prétend-on, pour ceux qui, confondant
l’objet et sa représentation, se prendraient pour les Tueurs nés que montre
Oliver Stone. Sujet privilégié pour débats télévisés : de l’effet de la violence
des films sur le comportement des jeunes.
Il n’est pas sûr que cette dénonciation morale vienne à bout du
problème posé. La violence au cinéma agit sans doute davantage comme
exutoire cathartique que comme modèle à suivre. En revanche, elle affecte
la relation du spectateur avec ce qui lui est montré. Vincent Amiel et Pascal
Couté font à juste titre remarquer que « la plus grande violence des films
contemporains (et la plus intéressante aussi, peut-être), c’est la violence
faite au regard, à ses exigences de repères et au besoin qu’il a de se
8
poser ». En s’imposant en dehors de toute norme attendue, de tout point
fixe normatif, de toute limite rationnelle, les images se chargent d’une
agressivité faite pour créer un effet-choc. L’esthétique de l’agression et du
coup de poing fait entrer le spectateur dans l’univers imaginaire du film, le
fait frémir aussi bien devant un dinosaure antédiluvien, devant une guerre
des mondes à venir que devant la misère des pauvres de Calcutta : même
montage saccadé, même enveloppement sonore, mêmes effets spéciaux.
Même violence.
Démultipliée par les possibilités techniques nouvelles, la violence
alimente les genres les plus divers, les plie à sa surenchère formelle. Dans
les films d’action, les corps se métamorphosent, les superhéros body-
buildés deviennent des mécaniques aptes à tout broyer : Schwarzenegger, le
Muscle, se mue en Terminator, le Cyborg. Dans l’univers du thriller, la
violence sèche, quasi documentaire, enlève aux gangsters la part de
romantisme que leur ménageaient les films de genre et fait des Truands des
brutes absolues. Un nouveau type de criminel voit le jour, qui fait du
renchérissement la loi : le serial killer. Dans Le Silence des agneaux,
archétypique du genre, on a même droit à deux tueurs, les folies meurtrières
de l’un répondant au cannibalisme de l’autre. La démultiplication joue tout
naturellement dans le sens du « plus ». Elle amène au déroulement
implacable des sept assassinats, de plus en plus horribles, qui égrènent les
sept péchés capitaux dans Seven. Dans les territoires de l’horreur, du
sanguinolent au gore pur et dur, des aliens carnivores aux morts vivants
cannibales, la violence se déchaîne tous azimuts, lacérant, écartelant,
crucifiant, éviscérant, empalant, dévorant, sans qu’on en voie la fin ni la
limite. Mel Gibson, après avoir crucifié le Christ de la plus sanglante des
façons, renchérit dans le sanguinaire avec les mœurs barbares qu’il prête
aux Mayas d’Apocalypto. De Saw et son tueur sadique, on passe à Saw 2 et
son tueur sadissime, puis à Saw 3 et son tueur hypersadissime, en attendant
Saw 4 et Saw 5, déjà écrits, forcément ultrasadissimes, et peut-être Saw 6, 7,
sans doute hyperultrasadissimes… Il n’est pas jusqu’aux genres en
apparence les plus éloignés de ce déchaînement où celui-ci ne vienne à
s’exercer : la chronique familiale tourne au règlement de comptes dans la
cruauté de Festen ; la comédie se fait sanglante et on y procède, comme
dans Mes chers voisins, à ses Petits Meurtres entre amis. Le conte de fées
lui-même se transforme en cauchemar macabre lorsque Alice entre aux
pays des horreurs, dans le Tideland de Terry Gilliam.
9
Si le monde contemporain est violent , le cinéma l’est plus encore, qui
l’intègre par excès dans son propre langage. Chez un spectateur qui a été
façonné, socialisé, alphabétisé, en quelque sorte, par l’image, le spectacle
de la violence a d’abord été ressenti comme un élément extraordinaire,
provoquant en lui un impact d’autant plus fort qu’il était exceptionnel. À
cette logique première de la rareté s’en est substituée une autre,
hypermoderne : la prolifération. Envahissant progressivement l’écran, s’y
répétant à satiété, se banalisant dans cette répétition même, cherchant en
permanence l’originalité spectaculaire, la violence se trouve prise dans les
jeux d’une surenchère exponentielle à fin sensationnaliste. Ce n’est pas tant
la violence qui caractérise le cinéma hypermoderne que son excroissance
hyperbolique.
X, comme sexe
Violence et sexe, au cinéma, obéissent au même destin extrême. Tout
comme celle-là se déploie de façon hyperbolique, celui-ci se donne à voir
dans une spirale d’excès orgiastique. Loin, déjà, la libération sexuelle des
années post-1968, loin la sensualité soft à prétention chic d’Emmanuelle,
loin le porno à prétention choc d’Exhibition. Voici le temps de la
démocratisation, de la légitimation, de la prolifération du hard. Non plus le
film « cochon » à l’ancienne, honteux, caché et destiné à un petit nombre,
mais un genre nouveau, avec des acteurs professionnels connus et reconnus
(hardeurs et hardeuses) et visant un public de masse : l’industrie du porno
américain produit quelque 10 000 films par an qui rapportent plus que la
production hollywoodienne. Et plus seulement du X, mais du XXX
hyperréaliste, hypertrophique, présentant les pratiques les plus extrêmes des
gangbangs et autres multipénétrations en gros plan. Après la « part
maudite » chère à Bataille, la part du zoom libidinal. Non plus la
transgression mais l’exacerbation pure et illimitée des organes et des
combinaisons érotiques. Exclusion radicale du sens, de l’affectif, du
relationnel : ne reste que l’hyper. À cet égard, le porno apparaît comme une
illustration particulièrement emblématique du temps de l’hypercinéma livré
au déchaînement maximaliste, au tout-voir-tout-montrer, selon l’escalade
postmoraliste du performatif et du sexe à outrance.
Mais le remarquable est que le sexe, maintenant, va bien au-delà du
classé X. À l’époque dans laquelle nous entrons, il se montre jusque dans
les plus purs produits hollywoodiens, si longtemps régis par ces lois
rigoureuses et puritaines qui mesuraient la profondeur du décolleté et
interdisaient toute image de pilosité intime. Voici que Sharon Stone écarte
les jambes et Basic Instinct enflamme la planète. La luxure gagne partout :
à présent, chaque film grand public qui se respecte comporte sa scène de
sexe et d’orgasme en gros plan. Progressivement, ce qui était réservé au
domaine du X devient monnaie courante. Échangisme, sodomies,
copulations, masturbations, fellations, autofellations même se pratiquent en
direct. Virginie Despentes et la hardeuse Coralie Trinh Thi affichent le
programme : Baise-moi. Catherine Breillat, liant féminité et conquête du
plaisir, engage Rocco Siffredi dans Romance pour contenter comme il se
doit son héroïne. Larry Clark et Ed Lachman filment, dans Ken Park, des
ados faisant l’amour à deux, à trois, et éjaculant à tout va plein écran. Dans
l’ombre des nuits d’un club new-yorkais où le sexe traduit le désir effréné
de vivre après le 11 septembre, des hétéros, des gays, des bisexuels –
acteurs recrutés sur volontariat par John Cameron Mitchell – se livrent à
l’amour de toutes les façons, dans toutes les positions (Shortbus). L’époque
où les acteurs simulaient a fait place à un cinéma nouveau où ils ne se
contentent plus de jouer, mais ont de véritables relations sexuelles devant la
caméra. Hypersexe, hypercinéma : à l’âge de l’« hyper », la comédie de
l’Eros n’est plus tout à fait comédie. Les anciennes frontières séparant le jeu
et le réel ont sauté au bénéfice d’une hyperréalité vidéolibidinale.
Au demeurant, l’excès hypermoderne dépasse la seule représentation
visuelle des corps et des sexes : il gagne le langage lui-même. Non
seulement tout est montré, mais tout est dit. Aussi bien dans la précision
quasi scientifique que dans la vulgarité crue et l’obscénité des mots. Et ce
langage est celui de tous : hommes, et femmes.
Dans ce nouveau paysage, on constate en effet que, autant que les
hommes, voire plus, ce sont les femmes qui prennent, si l’on ose dire, le
sexe en main. Pascale Ferran, après avoir parlé de la mort dans des films
réputés « intellos », évoque tout naturellement le sexe. Signe des temps,
dans un film qui s’interdit la complaisance et où elle montre le plaisir au
féminin, le célèbre Amant de Lady Chatterley change significativement de
titre et, se féminisant, devient tout simplement Lady Chatterley. Ce qui
apparaît ici, c’est l’appropriation par les femmes de la thématique sexuelle
autrefois monopolisée par les hommes, un regard et un langage proprement
féminins sur l’Eros et la jouissance féminine.
Fini le suggéré ou même le suggestif : on est dans le montré, parfois
dans l’exhibitionnisme pur. Le sexe, en fait, est devenu un langage qui fait
corps avec le cinéma contemporain. Non seulement il témoigne de la liberté
10
avec laquelle la société, du moins occidentale , le pratique, mais il joue le
rôle d’un signe : sa présence, banalisée, est celle d’un élément s’imposant
comme « naturel », évident, indispensable. En 2007, des producteurs
sensibles à l’air du temps lancent un film, intitulé Destricted, dans lequel ils
entendent dynamiter les frontières entre le cinéma et la pornographie et où
sept artistes, performers et réalisateurs proposent un court-métrage qui,
faisant sauter les barrières, montre que même l’art sans compromission
s’attache à dire le sexe pour lui-même et sans détour. De l’amour, toujours ;
mais du sexe, toujours plus, emblème du plaisir extrême, métaphore de la
sortie extatique de soi, rêve de dépassement des carcans de la vie ordinaire.
Crash, dit le titre emblématique du film de Cronenberg, où se rejoignent la
vitesse, la violence et le plaisir.
On n’expliquera pas cette poussée du sexe hyperbolique par la seule
logique commerciale. La réalité est plus complexe. Elle prend ses racines
dans la révolution culturelle des années 1960, dans la transformation des
mœurs, la levée des tabous, la démoralisation du référentiel sexuel. À cette
différence radicale près que, là où la modernité reposait sur la revendication
émancipatrice, l’hypermodernité est fondée sur la normalisation
consommatrice. En 1973, les deux routards des Valseuses prêchaient la
bonne parole de la liberté de vivre en semant à tout vent leur graine de
violence, d’anarchie et de sexe ; leur parcours avait tout d’une sorte de
croisade, apportant le plaisir à la frigide, le frisson de l’interdit à la femme
mariée, le dépucelage à la vierge. Marginaux, ils revendiquaient un monde
différent : le film faisait scandale. Trente ans après, ce mélange de violence
et de sexe, de vitesse et de profusion, est devenu la norme courante et
légitime. L’excès n’est plus vraiment ressenti comme excessif. Il est
assimilé et normalisé en même temps qu’emporté dans une fuite en avant : à
la libération des corps a succédé la libération des images et des mots disant
l’érotisme, la lubricité, Sodome et Gomorrhe. La dissolution du « non »
transgressif a ouvert la voie aux outrances de l’hyper.

1. Sur les liens de l’hypermodernité et de l’excès, voir Paul Virilio, Vitesse et Politique,
Paris, Galilée, 1977 ; Jean Baudrillard, Les Stratégies fatales, Paris, Grasset, 1983 ;
Marc Augé, Non-lieux, Paris, Seuil, 1992 ; Pierre-André Taguieff, L’Effacement de
l’avenir, Paris, Galilée, 2000 ; Gilles Lipovetsky, Les Temps hypermodernes, op. cit.
2. Le virtuel en vient à créer des mondes et des personnages entièrement synthétiques,
capable qu’il est désormais de tout reproduire, y compris, comme dans Final Fantasy,
ce qui était jusque-là l’élément humain le plus difficile à réaliser : le mouvement de la
chevelure, l’infiniment fin du cheveu.
3. Laurent Jullier, L’Écran post-moderne, op. cit. L’auteur choisit d’analyser comme
exemple type de ce cinéma La Guerre des étoiles, Le Grand Bleu, Mauvais Sang,
Nikita et Danse avec les loups.
4. Vincent Amiel et Pascal Couté, Formes et obsessions du cinéma américain
contemporain, Paris, Klincksieck, 2003, p. 68.
5. Le plein de plein, mais aussi le plein de vide. On pourrait rattacher au même principe
de profusion la logique inverse de la réduction à outrance, de l’ascétisme
systématique, de l’ultraminimalisme formel : ainsi du vide nordique du cinéma de
Kaurismaki ou du dépouillement absolu des presque trois heures du Grand Silence.
6. Cette profusion, qui est celle du pêle-mêle, du patchwork, du trop plein, du bariolé,
n’a plus rien à voir avec cette autre esthétique de l’excès qu’a été l’expressionnisme
des années 1920-1930. Avec ses décors distordus, ses jeux d’ombres et de lumières,
ses cadrages déformants, son noir et blanc intensément contrasté, celui-ci se construit
à travers la dramatisation et la tension d’un espace tourmenté qui est celui de la
grande tragédie moderne. L’expressionnisme d’hier traduit l’expérience de l’abîme,
l’image-excès hypermoderne celle du chaos.
7. Voir Olivier Mongin, La Violence des images, ou comment s’en débarrasser ?, Paris,
Seuil, 1997. Voir notamment le chapitre « Les deux âges de la violence », p. 9-28.
8. Vincent Amiel et Pascal Couté, Formes et obsessions du cinéma américain
contemporain, op. cit., p. 76.
9. « Les figures de la violence sont extrêmes, quand on veut croire que celle-ci est
naturelle », Olivier Mongin, La Violence des images, op. cit., p. 28.
10. Le phénomène s’étend, et il n’est pas jusqu’aux Chinois qui n’y viennent : voir les
ébats filmés dans toutes les positions d’Une jeunesse chinoise (2006), premier film à
montrer le sexe avec une totale franchise dans un pays où la censure reste
intransigeante. Le film y a d’ailleurs été interdit et son réalisateur, Lou Ye, ainsi que
sa productrice chinoise, interdits de travailler pendant cinq ans en Chine.
CHAPITRE III

L’image-multiplexe
Simplex
On présente souvent le cinéma contemporain, sous sa forme
hollywoodienne la plus connue, comme le règne du formatage intégral, du
standard lisse passé au moule. Indiana Jones, Rambo, Batman, Matrix,
même combat, celui d’un cinéma expert dans l’art et la manière
d’accommoder des recettes éprouvées. Pourtant, à bien des égards, ce sont
ces jugements qui paraissent parfaitement convenus tant ils occultent ce qui
s’est produit depuis la fin des années 1970 et qui a très significativement
bouleversé le monde hollywoodien. S’il est juste de mettre en avant sa
simplicité structurelle – celle d’un cinéma simplex –, il suffit de comparer
les films des années 2000 à leurs prédécesseurs antérieurs aux années 1980
pour se rendre compte que cette simplicité n’est plus si simple.
Historiquement, la tradition hollywoodienne est bien, de fait, celle d’un
cinéma où genres, intrigues, personnages ont toujours été définis par le
stéréotype, quand ce n’est pas par ses formes dégradées, le chromo et le
cliché. Ce qui, outre l’avantage commercial de films conçus pour être
facilement accessibles au plus grand nombre, présentait aussi pour
caractéristique de correspondre à une société elle-même tissée de
conformismes, de modèles sociaux rigides, de codes stricts définissant ce
qu’il faut faire et ne pas faire. L’émergence de la société de consommation
de masse n’a fait que prolonger cette dynamique simplex en favorisant
l’essor d’un cinéma de produit, consumériste, calibré pour ne nécessiter
d’autre réception que digestive – d’où son accompagnement de pop-corn –
et pour faire passer le temps. Réduisant l’expression cinématographique à
sa forme élémentaire, les produits hollywoodiens marketés sont devenus
assimilables à d’autres formes de spectacle visuel également développé par
le marché, comme les jeux vidéo, où règne une hyperlisibilité ne nécessitant
aucun effort interprétatif.
Cet empire du simple se trouve radicalisé par le système du blockbuster,
qui naît dans les années 1980 avec les grands films de la génération
néohollywoodienne, et notamment ceux de Spielberg, qui fournit, avec Les
Aventuriers de l’arche perdue (1981), l’archétype du genre. Dans ce sillage,
les studios misent chaque année sur quelques films majeurs,
superproductions à budgets énormes devant jouer le rôle de locomotive
financière et publicitaire. Selon la logique qui veut en donner au spectateur
pour son argent, la surenchère visuelle destinée à lui en mettre plein la vue
va de pair avec l’extrême simplicité de ce qu’on lui raconte. Expurgé de
1
toute épaisseur, ce cinéma est celui de la surface et de la planéité des
personnages ; il se construit en structurant ceux-ci à partir d’une
psychologie élémentaire et de quelques traits comportementaux simples,
immédiatement déchiffrables : le flegme d’Indiana Jones, le courage et la
force de Rambo. Cela s’accentue encore, à partir des années 1990, avec les
super-héros, sortis pour la plupart des bandes dessinées des Marvel comics,
qui reprennent du service sur grand écran grâce à l’explosion des effets
spéciaux. Superman, Batman, Spiderman, Elektra évoluent dans un monde
manichéen, où, dotés de superpouvoirs, ils font triompher le bien face à des
méchants clairement désignés. Avec eux se réalise la combinaison de
l’image simplex et de l’image-excès, l’extrême simplicité de leur
« fonctionnement » donnant toute son ampleur au déploiement toujours plus
stupéfiant des effets spéciaux chargés de traduire le caractère proprement
extra-ordinaire de leurs exploits.
On sait l’importance de ce système. La part des recettes engendrées
chaque année par les blockbusters, le côté « bankable » des stars têtes
d’affiche, la place prise par ces produits à travers le monde sont autant
d’éléments qui assurent ce fameux impérialisme hollywoodien, si souvent
dénoncé, sur la planète Cinéma. Pourtant, limiter le cinéma contemporain à
ces seuls aspects marketing, c’est le réduire à la partie émergée de l’iceberg.
C’est ne pas voir que le mouvement de simplification extrême s’inscrit dans
un ensemble plus large dont toute une partie est de fait antinomique tant elle
fonctionne à la déstandardisation-complexification des modèles. Ce qui
constitue l’hypercinéma n’est autre, à cet égard, que la multiplexité.
L’hybridation mondialisée
Les blockbusters, en effet, s’ils occupent une place prépondérante dans
l’économie du cinéma, ne sont pas pour autant seuls au monde. En 2005,
pour une production américaine globale de 699 films, 11 films seulement
dépassent le budget de 100 millions de dollars, et 8 en 2006 sur un
ensemble équivalent. Or, face à eux, l’autre branche de l’alternative n’est
plus aujourd’hui le film d’auteur, mais bien tout le reste : tout ce qui n’est
pas blockbuster. C’est-à-dire, en termes quantitatifs, 98 % de la production,
qui peuvent être plus ou moins formatés à l’hollywoodienne, plus ou moins
dépendants du système, mais qui peuvent aussi ne l’être pas du tout. Car le
processus de dérégulation généralisée qui domine l’hypermodernité n’a pas
épargné la notion même de norme uniforme. Dans ce cadre, le schéma
simplex n’est plus lui-même qu’une des pièces de la complexification
structurelle typique du nouvel âge planétaire du cinéma.
Cela s’exprime d’abord à travers une mondialisation accélérée. À une
époque où le nombre des pays indépendants, tels qu’ils sont enregistrés à
l’ONU, s’est considérablement accru depuis une trentaine d’années, les
cinématographies nationales sont elles-mêmes de plus en plus nombreuses.
Et la marge de développement futur est énorme : environ 50 % des pays
n’ont pas encore de production cinématographique, et certains continents
ont des structures insuffisantes – l’Afrique – ou sont largement soumis
encore – comme l’Amérique du Sud – à l’emprise américaine. Mais, à côté
de ces zones qui, en fonction du développement à venir de chaque pays,
constituent autant de réserves à exploiter et qui ne manqueront pas de l’être,
e
le monde du XXI siècle est plus cinématographique qu’il ne l’a jamais été.
Outre le fait que des centres traditionnels de très forte production
comme l’Inde (environ 800 films par an) ou le Japon (environ 280)
poursuivent dans la voie d’une prolixité qui, longtemps réservée au marché
interne, tend aujourd’hui à pénétrer des marchés éloignés, du fait
notamment de la présence de communautés émigrées installées un peu
partout dans le monde, d’autres lieux forts sont apparus, en particulier en
Asie. Hong Kong, puis Taïwan, la Corée du Sud, la Thaïlande et,
aujourd’hui, la Chine (déjà 300 films par an) développent une activité de
production telle qu’Hollywood n’a pas tardé à en tenir compte, en
particulier en attirant les cinéastes les plus talentueux dans son orbite ou en
rachetant les droits de films pour des remakes américains. Par ailleurs,
malgré des situations contrastées – vitalité du cinéma anglais, crise du
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cinéma italien, stabilité du cinéma français , bonne tenue des cinémas
espagnol et belge, reconstruction en cours des cinémas de l’Est –, l’Europe
reste une zone de production forte, comme le sont, sur d’autres continents,
le Canada, l’Égypte ou l’Australie. Mais, surtout, dans un monde où le
moindre pays se trouve confronté à la globalisation, le cinéma devient un
vecteur d’affirmation culturelle pour les petits États et pour les nations
émergentes. La distribution en Occident de films iraniens, irakiens, syriens,
kazakhs, tadjiks, bangladis, pakistanais, turcs, palestiniens, israéliens,
cubains, albanais, islandais, lituaniens, lettons, angolais, malgaches, dit
assez cette ouverture. En 2005, les 534 films distribués en France
provenaient de 61 pays différents, et le nombre des coproductions s’élevait
à 66 films, offrant toutes les configurations possibles : franco-portugais-
angolais, italo-franco-américain, hispano-cubain, russo-japonais, germano-
américain, germano-turc, hispano-franco-canadien, americano-germano-
norvégien…
À quoi s’ajoute un autre effet majeur de la globalisation : la
multiplication des échanges, le mélange ethnique qu’engendrent flux
migratoires et voyages, l’ouverture aux autres cultures (dont la world music
donne par ailleurs une image significative), et cette interpénétration de plus
en plus forte des peuples et des consciences que génèrent et développent les
moyens de communication et de diffusion mondialisés de l’information. On
assimile souvent la globalisation à une puissance d’homogénéisation des
produits et des cultures, à l’uniformisation des pratiques, à
l’occidentalisation ou l’américanisation du monde. C’est ne pas voir qu’elle
s’accompagne en même temps non seulement d’une économie de la variété,
mais aussi d’un patchwork de référentiels, de formes culturelles de plus en
plus fluides et imprévisibles, métissées et transnationales, « chaotiques » et
3
fractales . À l’heure de la mondialisation hypermoderne, les identités se
mêlent, deviennent volatiles, décloisonnées et kaléidoscopiques. Même si
l’époque est témoin de la revitalisation des fondamentalismes religieux et
des identités ethno-nationales, de plus en plus les modèles de stabilité et
d’homogénéité cèdent le pas à des flux disparates, à des processus de
brouillage des identités traditionnelles. Plus que tout autre, le monde du
cinéma participe de plain-pied à cette dynamique : un nombre croissant de
réalisateurs se nourrit d’une multiplicité de références, ils s’identifient à des
groupes divers, revendiquent des affiliations plurielles qui ne se recouvrent
que partiellement, construisant ainsi un syncrétisme culturel de fait très
individualisé.
Cela est vrai en France, où le rapport avec les anciennes colonies et
l’immigration noire et maghrébine donnent naissance à un cinéma relevant
souvent de la double appartenance. Cela est vrai aussi en Italie ou en
Allemagne avec les cinéastes issus de l’émigration turque, vrai en
Angleterre avec des réalisateurs venus d’Inde ou du Pakistan, vrai aux
États-Unis où la diversité d’origine et de culture des cinéastes illustre elle-
même la variété des communautés qui constituent le peuple américain.
Cette dynamique favorise moins un cinéma communautaire et revendicatif,
comme a pu l’être la blaxploitation des années 1970, qu’un cinéma
déterritorialisé ou transculturel, fait de dialogues hétérogènes, de parcours
croisés, d’interactions fluides et irrégulières. Radu Mihaileanu, roumain de
naissance, apprenant tardivement qu’il est juif et que son père, émigré en
Roumanie, a changé de nom, émigre à son tour vers l’Ouest, est un temps
apatride, prend la nationalité française par commodité et tourne, avec Va,
vis et deviens, un film qui raconte l’histoire d’un enfant d’Éthiopie, que sa
mère fait passer pour un falasha et qui se retrouve émigré en Israël, dans
une famille de Juifs séfarades parlant français… C’est Babel. Titre, du reste,
d’un film révélateur, puisqu’il est réalisé à Hollywood par un cinéaste
mexicain, González Iñárritu, qui, après avoir tourné son premier film
(Amours chiennes) au Mexique, est immédiatement attiré à Hollywood, où
il réalise ses films suivants avec des stars hollywoodiennes, Sean Penn
(21 grammes) et Brad Pitt (Babel).
Car Hollywood reste, dans cette nébuleuse éclatée du cinéma
mondialisé, le centre géométrique, générant une force centripète qui
entraîne les talents venus de toutes les cinématographies. Cela a certes
toujours été le cas, en raison notamment de l’afflux des cinéastes européens,
dont beaucoup fuyaient le nazisme, dans les années 1930, et avec l’aura de
terre promise qui a fait du pays une terre d’immigration, comme Kazan l’a
illustré de façon exemplaire avec America, America. Mais force est
d’observer que l’appel à venir travailler dans le giron hollywoodien se
déploie à une échelle nouvelle, avec une intensité et une ampleur sans
précédent. S’il trouve encore un écho chez les Européens (Paul Verhoeven
est hollandais, Lasse Hallström suédois, Roland Emmerich allemand,
Gabriele Muccino italien, Anthony Minghella et Christopher Nolan
anglais), il agit désormais sur des cinéastes venus de tous les pays du
monde. John Woo est chinois, Lee Tamahori néo-zélandais maori, Phillip
Noyce australien, M. Night Shyamalan indien, Tony Bui vietnamien,
Guillermo Del Toro mexicain, Walter Salles brésilien… À côté de ces
réalisateurs qui s’installent dans le système hollywoodien, nombre de
cinéastes, comme les Français Jean-Pierre Jeunet pour Alien, la résurrection
ou Pitof pour Catwoman, viennent simplement y tourner un film que les
studios leur proposent, voire y tourner le remake de leurs propres films,
comme le Japonais Hideo Nakata y réalisant, avec Le Cercle – The Ring 2,
le « sequel » américain de son film japonais.
Dans ces conditions, si l’Amérique reste bien le cœur de la planète
Cinéma, le paysage hollywoodien apparaît, lui, plus cosmopolite et bigarré
qu’il ne l’a jamais été. La mondialisation n’en est qu’à son début : c’est un
cinéma de plus en plus déterritorialisé, transnational, pluralisé qui
s’annonce.
Le récit multiplexe
Cette diversification ethno-culturelle des cinéastes se trouve elle-même
redoublée par une dynamique de dérégulation esthétique s’exerçant sur les
différentes composantes des films.
À commencer par la narration. Si la lisibilité immédiate reste le principe
de base du scénario hollywoodien, le schéma simplex d’une histoire unique
présentant un début, un développement et une fin n’est plus de mise. L’unité
d’action, héritée de la vieille règle classique qui distinguait action principale
et actions accessoires, vole en éclats. Désormais, dans la structuration
même du récit, l’accessoire devient aussi important que le principal. Cela se
vérifie à travers des types de récit qui privilégient l’éparpillement et le
chaotique, le discontinu et le fragmentaire, l’anecdotique et le désunifié.
Ainsi du road movie, avatar du roman picaresque, qui avait fait fortune, à
l’époque de Easy Rider, grâce au thème de la route cher à la beat
generation. Celui-ci se trouve réinvesti, vingt ou trente ans plus tard, non
tant pour exprimer une ligne de vie axée sur la liberté que pour épouser des
parcours chaotiques, éclatés, poussés par le hasard, erratiques. De la cavale
entre filles de Thelma et Louise à la virée entre potes de Sideways, en
passant par le voyage en famille de Little Miss Sunshine, la route devient de
plus en plus buissonnière, les péripéties plus saugrenues, et les personnages
eux-mêmes beaucoup plus diversifiés et atypiques.
Cela se vérifie et s’accentue avec la vogue prise par le film choral, dont
le Short Cuts de Robert Altman offre comme le modèle parfait : on raconte
désormais non plus une histoire, mais deux, trois, dix, vingt, à travers des
récits qui entrecroisent des personnages ayant les uns avec les autres des
liens lointains, voire aucun lien. Récits constituant, selon le système de la
mosaïque, un vaste tableau qui apporte la vision collective d’un groupe
social (Gosford Park), d’un événement (l’assassinat de Robert Kennedy
dans Bobby), d’une rue (comme celle qui porte le nom de Magnolia), d’une
ville (le Los Angeles de Collision) ou même de la planète (Babel). Autant
de films qui traduisent la fragmentation et les nouvelles segmentations du
monde à travers l’hétérogénéisation structurelle et narrative. Comme si
cette complexité formelle ne suffisait pas, d’autres cinéastes cherchent à
aller toujours plus loin encore : là où Hans Canosa, réanimant la technique
du split screen, initiée par Andy Warhol et très en vogue dans les années
1960-1970, raconte ses Conversation(s) avec une femme en coupant l’écran
en deux et en projetant deux films en un, Mike Figgis va, lui, jusqu’à
couper l’écran en quatre dans Time Code et à projeter quatre films en même
temps.
Cette manière moins conforme de raconter habitue le spectateur aux
récits les plus alambiqués. Du coup, la simplicité narrative paraît simpliste :
non seulement on ne s’étonne plus, mais on trouve quasi naturel que tel
film, comme Irréversible, puisse raconter les choses à l’envers. Ou que tel
autre, comme Spider, puisse mêler, sans que rien ne permette de le
distinguer à l’image, le récit de la réalité objective et le récit de la même
réalité vue par le cerveau malade d’un homme sortant d’un asile
psychiatrique. À la limite, que la complexité narrative entraîne un
embrouillamini du sens tel qu’il débouche sur l’incompréhension n’est plus
ressenti comme un handicap : le brouillage fait partie du jeu. Michael
Haneke joue ostensiblement au chat et à la souris avec le spectateur en lui
indiquant dès le titre de son film, Caché, qu’il lui faut voir plus loin pour
chercher ce qui n’apparaît pas d’emblée. Particulièrement en phase avec ce
monde flottant, incertain, multiple, où réel et imaginaire se confondent,
Mulholland Drive, très représentatif de l’univers compliqué de David
Lynch, n’en finit pas d’enrouler ses circonvolutions structurelles comme
autant de voies polysémiques. Inland Empire, accentuant encore
l’imbroglio, plonge le spectateur, à travers une expérience de cinéma à
valeur quasiment hypnotique, dans un labyrinthe d’une complexité absolue,
4
où il ne peut évidemment que se perdre .
Se donne à voir, ici, un aspect très caractéristique du cinéma
contemporain, déjà rencontré à propos de l’image-excès, mais qui
s’exprime à travers une autre forme expressive. Dans nombre de films, tout
se passe comme si l’appréhension claire et distincte du récit avait cessé
d’être une exigence. Parce que ce sont les résonances intimes immédiates
qui priment, l’absence d’explication ou d’intellection n’est plus perçue
comme une déficience. De même que le cinéma d’action ne s’adresse plus à
l’intellect du spectateur mais cherche à le faire vibrer par une cascade
précipitée d’images-sensations, de même certaines narrations reposent,
finalement, sur un ressort identique en dissolvant la signification
transparente de celles-ci. En dépit de l’importance de l’« histoire », ce
cinéma se rapproche lui aussi de la musique faisant vibrer le spectateur par-
delà le sens maîtrisé du récit. Non pas la compréhension pleine et entière
pour être ému, mais l’émotion-surprise sans cesse relancée comme fin en
soi. Peu importe, ainsi, que les polars soient de moins en moins réellement
intelligibles. Quand le spectateur des années 1930-1950 ou des années 1960
allait voir un film d’Hitchcock, il attendait une explication qui vienne
éclairer le sens du film. Quand celui de l’hypermodernité émotionnelle va
voir Le Dahlia noir de Brian De Palma, il en sort sans avoir compris grand-
chose, ce qui n’enlève rien, au contraire, à son plaisir : l’image-émotion
l’emporte sur l’image-intellection. Et si le spectateur voit, sur un sujet très
proche, le Hollywoodland d’Allen Coulter, il peut d’autant moins se faire
une idée sur la solution de l’intrigue – meurtre ou suicide ? – que le film lui
présente les deux, sans trancher, comme également recevables. La
résolution n’est plus nécessaire au fonctionnement du film : l’image-
efficacité a pris le pas sur la fonction de sens surplombant. Le réalisateur
qui théorise et concrétise le mieux, à travers son œuvre, la vertu même de la
polysémie, Michael Haneke, laisse ainsi toujours volontairement planer ce
qu’il considère, en relation avec l’ambiguïté intime des comportements
humains, comme nécessaire au spectateur : l’ombre du doute. Quant à
l’autre maître du labyrinthe, David Lynch, il récuse toujours toute
explication : chez lui, c’est le mystère qui fait sens, non le sens qui fait
mystère.
Nouveau rapport aux images qui exprime, dans le domaine culturel, le
passage d’un individualisme disciplinaire à un individualisme de type
5
expressif . L’un des grands traits de la seconde modernité est l’effacement
de la prégnance des mécanismes de socialisation et d’individualisation que
Foucault désignait sous le nom de « discipline ». Ce grand dispositif
multiséculaire n’est plus le schème structurant de l’hypermodernité. Aux
injonctions et règlements uniformes destinés à créer l’obéissance régulière
des corps ont succédé les dérégulations de l’hyperconsommation, la
polyphonie des sollicitations, la nébuleuse kaléidoscopique des images.
Désormais, le contrôle panoptique et le quadrillage analytique sont
supplantés par la culture mosaïque des écrans et les stimulations
audiovisuelles dispersées. Le nouveau rapport au cinéma est l’écho de cette
transformation. L’essor d’une culture de divertissement permanent a
provoqué la ruine de la discipline du sens au bénéfice de l’indétermination
revendiquée et du feeling émotionnel. Non plus la directivité linéaire du
récit, mais un réseau complexe et multidirectionnel où l’on se perd dans une
trame faite de flashes discontinus et d’impressions en chaîne.
Cette incertitude est d’autant plus prégnante que la sacro-sainte
distinction des genres, toujours appliquée par Hollywood, se trouve elle-
même érodée par des mélanges, des contaminations, des métissages. Les
genres canoniques évoluent vers des genres hybrides : le policier se fait
thriller, action, épouvante ; le film historique n’hésite pas à flirter avec le
fantastique, avec la comédie parodique, avec le film d’arts martiaux ; le
6
dessin animé se met à parler aux adultes de sujets graves ; et une comédie,
La vie est belle, raconte la Shoah… On ne sait plus trop où l’on est, surtout
lorsque, comme dans Bagdad Café, on est en plein désert, entre partout et
nulle part, dans l’un de ces films hors genre, hors norme, qui parle de tout et
de presque rien. Ou bien lorsque, comme avec Barton Fink, on atterrit dans
un hôtel improbable où un dramaturge, en proie à une crise d’inspiration, se
retrouve devant le vertige de la page blanche. Le film tout entier se remplit
alors de cette vacuité ; et de la solitude et de l’étrangeté latente se dégage
insidieusement l’angoisse, devant un corridor sans fin, menaçant, qui mène
on ne sait où.
7
Tout se disjoint, s’hétérogénéise et s’engage dans des voies dispersées .
L’éclatement touche même largement le sujet des récits. À côté des thèmes
graves et lourds, place aussi, à présent, à l’insignifiant, au petit, au trois fois
rien. Une esthétique du pointillisme développe des scènes qui valent pour
elles-mêmes plus que par rapport à un sujet central. Les films se multiplient
qui apportent le plaisir du minuscule, de la première gorgée de vin de
Sideways à la dernière senteur évanouie des Broken Flowers, et qui, à force
de parler de tout et de rien, du grand et du petit, du simple et du compliqué,
laissent perplexe sur ce qu’est leur véritable sujet. Ainsi le saugrenu Punch-
Drunk Love, qui, entre une voiture traversant l’écran dans un double
looping, un piano-harmonium déposé au bord d’un trottoir ou un vague
entrepôt où s’entassent des boîtes de pudding, apparaît aussi cocasse et
déroutant que son fantasque héros lunaire.
On touche là à un autre aspect essentiel de la multiplexité : la
singularisation du personnage. Le cinéma de l’hypermodernité n’est plus
celui de la psychologisation, soumis à la toute-puissance des grilles
freudiennes d’interprétation. Le subjectif intégral, aujourd’hui, va de soi :
plus besoin de décryptage plus ou moins pesant. Dans ce contexte, les
conduites les plus « anormales » n’apparaissent plus vraiment
extraordinaires. Les êtres sont considérés simplement pour ce qu’ils sont :
du vieillard resté enfant de Toto le héros au débile léger de Forrest Gump,
de la sourde de Sur mes lèvres à l’autiste de Rain Man ou au trisomique du
Huitième Jour, il y a place pour tous. Car tous les individus sont à la fois
complexes et singuliers, leur singularité se traduisant à travers des
comportements qui, dans un monde où la différence individuelle est
devenue une valeur première, n’ont besoin d’aucune justification ni
d’aucune explication savante. C’est la singularité même qui s’impose
comme fait d’évidence et modèle. Le cinéma hypermoderne montre les
êtres tels qu’ils apparaissent dans leur façon unique de se comporter : là est
leur vérité, si cocasse, si étrange, si inexplicable soit-elle, dans une surface
qui n’est nullement superficialité. Pointe ultime de l’imaginaire égalitaire
démocratique : c’est la singularité de l’autre qui le rend proche de moi. Mon
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dissemblable, mon frère …
Démultiplication des âges de la vie
Longtemps, le cinéma, sous sa forme classique, a raconté des histoires
centrées sur des personnages d’âge moyen, ni trop jeunes ni trop vieux.
Quelques exceptions regardaient parfois du côté de l’enfance – les
collégiens de Zéro de conduite ou Les Disparus de Saint-Agil, les boucles
blondes de Shirley Temple ou le nez retroussé de Mickey Rooney. Plus
rarement du côté de la vieillesse – les comédiens en retraite de La Fin du
jour ou les trois Vieux de la vieille. Lorsque Truffaut montre en 1959 une
enfance « plus vraie », dans Les Quatre Cents Coups, le choc est fort, de
tout autre nature que celui qui avait accueilli sept ans auparavant l’image
convenue qu’en donnait Jeux interdits. La nouveauté qu’il introduit –
donner à voir un garçon de 12-13 ans non pas tel que les adultes le voient
mais tel que son âge le révèle – est, depuis, devenue monnaie courante.
Cette dynamique s’inscrit dans le fil d’un phénomène qui s’est amorcé
au cours des années 1950, et dont le rock, avec l’émergence fulgurante
d’Elvis Presley, s’est fait le moteur. On assiste en effet dès ce moment à la
promotion d’une catégorie d’âge jusqu’alors traitée marginalement : la
jeunesse. Une image juvénilisée de la star fait son apparition : Marlon
Brando dans Un tramway nommé désir, James Dean dans À l’est d’Eden,
Anthony Perkins dans La Loi du Seigneur, Elisabeth Taylor et Paul
Newman dans La Chatte sur un toit brûlant offrent leurs corps et leur désir
de vivre intensément à toute une jeunesse avide de nouvelles icônes. Leurs
films exposent toute une série de problèmes jusque-là largement occultés :
le mal-être, la violence, les conflits entre générations, le sexe, la musique.
C’est l’époque de Graine de violence, de L’Équipée sauvage, de La Fureur
de vivre, de Rock around the Clock, films prémonitoires de ceux qui, dans
les années 1960-1970, vont porter de façon plus radicale l’esprit de la
révolte et de la contestation. Que ce soit dans la liberté de vivre sa vie et sa
mort (À bout de souffle, Pierrot le fou), dans l’errance existentielle (Easy
Rider), dans les soulèvements étudiants contre l’autorité (If), dans la
marginalité hédoniste et anarchisante (Les Valseuses) ou à travers la veine
libertaire de l’underground (Flesh, Trash, Heat), le cinéma des années de la
contestation et de la contre-culture est un cinéma jeune, qui se positionne
comme tel. Quand Romain Goupil reviendra, quinze ans plus tard, sur 1968,
son film portera un titre à valeur à la fois romantique et symbolique,
renvoyant à une jeunesse érigée en référentiel central : Mourir à trente ans.
Ce mouvement enclenché par la modernité émancipatrice des années
1950-1960 s’est fortement accentué dans la période hypermoderne. Nous en
sommes au moment où le cinéma investit tous les cycles, toutes les étapes
de l’existence. Plus d’exclusion : dorénavant, toutes les générations ont
droit de cité, sont auscultées et mises en scène. Aux « scènes de la vie
conjugale » succède la scène des temps démultipliés de la vie. Ce n’est plus
à l’homme et à la femme « moyens » que l’on s’intéresse, mais à l’être
singulier, dont la première singularité est celle de son âge, à tous les âges.
C’est que la durée de la vie s’allonge et que les normes en vigueur dans
le monde de la tradition n’ont plus cours. Émancipé des anciens contrôles
communautaires et de l’emprise des modèles traditionalistes ou religieux,
l’individu est devenu premier et chaque âge de sa vie, du coup, mérite
d’être considéré pour lui-même, comme un absolu. Les étapes de
l’existence ne sont plus ces dispositifs traditionnels transcendant l’individu
qui lui fixaient des rôles prédéfinis et dont Philippe Ariès notait qu’ils
appartenaient « à un système de description et d’explication physique qui
e 9
remonte aux philosophies ioniennes du VI siècle avant Jésus-Christ ».
Dans la foulée de l’augmentation de la durée de la vie et de la dynamique
de l’individualisation, un nouveau regard sur les âges de la vie s’est imposé.
Ceux-ci ne désignent plus des statuts ou des rôles déterminés par des seuils
et des principes fixes ; ce sont désormais des situations incertaines et
confuses rythmées par des crises subjectives, des doutes et des
interrogations se formulant dans le cadre du problème de l’identité
10
personnelle . Au sein de la culture hypermoderne, même les phases de la
vie sont entrées dans une dynamique de détraditionalisation, de
dérégulation, de redéfinition sociale et subjective. Il n’est pas difficile d’y
reconnaître une des figures du présentéisme individualiste contemporain et
son désir de vivre pleinement chaque moment : l’enfant n’attend plus,
comme autrefois, d’être adulte, et le vieillard veut vivre son âge, le
troisième et même le quatrième. Le nouvel impératif est d’« être soi-même
11
d’un âge à l’autre ».
Le nouveau zoom porte d’abord sur la toute petite enfance : Gilles de
Maistre s’attache au Premier Cri et Alain Chabat prépare, comme
producteur, un film sur la naissance et les 18 premiers mois de 5 bébés à
travers le monde, qui devrait, symboliquement, s’intituler Life. Jacques
Doillon filme une Ponette de 4 ans, qu’il soumet à ce choc frontal qu’est la
mort de sa mère. Cela se poursuit avec la petite enfance, qui devient
12
grande : Toto le héros a 8 ans , la gamine de La Faute à Fidel en a 9, le
gamin de Libero 10 et un autre va jusqu’à afficher son âge et ses mesures de
façon plus que précise : Moi, César, 10 ans 1/2, 1 m 39. La question se
pose : à quoi tient l’apparition de ce nouvel « objet » à l’écran ? La réponse
ne fait guère de doute : elle n’est autre que le processus d’individualisation
de la représentation de l’enfant, l’attention nouvelle portée à l’individualité
concrète de celui-ci. À la différence des époques anciennes, où le cours de
l’enfance semblait dominé par un processus naturel ou anonyme davantage
que par une dynamique en première personne, nous comprenons la marche
de l’existence comme une histoire strictement personnelle, une histoire dont
le caractère individuel est présent dès les premières années de la vie. C’est
parce que l’enfant est reconnu comme une personne à part entière, une
pleine individualité, que le cinéma le met en scène, lui accordant la place de
personnage central aux traits et aux parcours singuliers.
Après les enfants, ce sont les préados, les ados, les jeunes adultes qui
envahissent l’écran : Doillon s’intéresse aux 11 ans de La Drôlesse, aux 13
du Jeune Werther, aux 15 de La Fille de quinze ans ou du Petit Criminel.
Claude Miller suit La Petite Voleuse sur un scénario de François Truffaut,
comme une sœur aînée de l’Antoine Doinel des Quatre Cents Coups ;
Téchiné saisit les vibrations des Roseaux sauvages l’année du baccalauréat ;
Tavernier évoque les adolescents criminels dans L’Appât. Quant aux
lycéens du Péril jeune, ils deviennent les étudiants de L’Auberge espagnole
puis se retrouvent lancés dans la vie (Les Poupées russes). Ce regard ne
concerne pas seulement le cinéma français, mais tous les cinémas, y
compris, naturellement, le cinéma américain, qui en fait l’objet d’un genre
spécifique : quelle que soit la cinématographie concernée, les jeunes s’y
taillent une large part. Mais on ne retrouve plus rien ici de l’esprit rebelle de
la contre-culture : le regard porté sur les « jeunes » est devenu lui aussi
pluralisé. Parce que les étapes de l’existence ne sont plus socialement
prédéfinies, les films s’ouvrent à l’individualisation des parcours, aux récits
et aux trajectoires particularisés : enfances difficiles, vies de collège et de
lycée, déclassés des banlieues, étudiants anxieux de leur avenir et
remâchant leurs innombrables problèmes existentiels. Partout, l’enfance et
l’adolescence sont observées au plus près et l’accent est mis sur une
commune difficulté à vivre cet âge : dans le Téhéran de La Pomme, tel que
le montre Samira Makhmalbaf à travers deux fillettes tenues recluses par
une éducation rétrograde ; dans l’Écosse frappée par la crise industrielle du
Sweet Sixteen de Ken Loach ; aux États-Unis, malades de leurs armes à feu,
à l’image des lycéens tueurs de Columbine que Gus Van Sant suit à la trace
dans les travellings croisés d’Elephant.
Sans boussole, sans point d’ancrage, la jeunesse, telle qu’elle apparaît
dans les représentations les plus extrêmes qu’en donne le cinéma, est en
proie à une déstructuration-désintégration radicale, par rapport à soi comme
par rapport au monde social. Ce qu’Elephant montre précisément de façon
forte, en se refusant à toute explication faussement rassurante, c’est un
horizon vide de sens, où tous les anciens cadres – familiaux, éducatifs,
moraux, religieux – ne jouent plus. Là où les films de révolte des années
1950-1960 s’inscrivaient dans un conflit de générations qui mettait
clairement face à face enfants et parents, voici que les ados tueurs de
Columbine tirent sur tout ce qui bouge, proviseur comme collégiens, en
semant la mort sans but ni sens. On est au-delà de la crise d’adolescence,
au-delà de l’affrontement intergénérationnel, au-delà de toute logique de
revendication. Très loin, même, de l’acte gratuit à la Gide, qui gardait
valeur positive d’affirmation de soi, la tuerie a ici partie liée avec un univers
fait, pêle-mêle, de jeux vidéos, d’imaginaire nazi, d’absence des parents, de
plaisir fun, d’allergie à toute forme d’autorité, de mise en scène à la Rambo,
de fragilité psychologique. Un magma hétéroclite, délétère et pathogène,
incapable d’être à la hauteur des impératifs de socialisation d’une
adolescence déstabilisée à mort, réduite à un état d’anomie totale. Une
image récurrente du film le dit : un ciel vide, où s’accumulent les nuages et
les cataclysmes à venir.
Lorsque ces jeunes prennent de l’âge, le ciel ne s’éclaircit pas pour
autant. Les films qui traduisent leur crise, entre difficulté à quitter la
jeunesse et à entrer dans l’âge adulte – ce qui n’est rien d’autre que le
syndrome de Tanguy –, se multiplient. Le mal de vivre des trentenaires
s’impose comme un sujet dans l’air du temps, qui alimente, d’ailleurs, le
gros de la production française actuelle : le film de Marie-Anne Chazel, qui
raconte les aventures existentielles d’un groupe d’amis affligés de tous les
symptômes d’époque – mal-être, homosexualité, boulimie, cancer – le
traduit plaisamment dans son titre même, Au secours ! j’ai trente ans. Ledit
malaise est bientôt suivi, au fil des décennies qui s’égrènent de la
quarantaine et de la cinquantaine, de la fameuse crise de la mid-life. Le
cinéma hypermoderne est celui qui met en scène la crise d’un âge de la
maturité devenu de plus en plus problématique : ce dont témoignent dans
les films les divorces, le rapport aux enfants, les couples recomposés, la
dépression, l’ennui, les rêves de jeunesse inassouvis, les personnages
immatures. Little Children, autour de l’adultère et de la pédophilie, brosse
le tableau des frustrations, des désirs, des transgressions qui habitent les
trentenaires d’une banlieue américaine. Mariages, à travers plusieurs
couples d’âges divers, tient plaisamment le compte de tous ces mécomptes
matrimoniaux. Certains acteurs s’en font même une spécialité : ainsi Jean-
Pierre Bacri, en époux et cadre bien installé remettant son couple, son
métier et sa vie en question dans Kennedy et moi, ou en chef d’entreprise
découvrant un nouvel horizon à sa vie dans Le Goût des autres, ou encore
en mari plaqué en pleine déprime reprenant goût à la vie grâce aux charmes
d’Une femme de ménage. Et, tandis que les trentenaires tiennent le haut de
l’écran, les quadras et les quinquas sont plus que jamais là, entre Mes
meilleurs copains et Le Cœur des hommes, à doucement prendre de l’âge
ensemble.
Surviennent la soixantaine et les 70 ans. Mais les retraités ont des
ressources, et, même s’ils ont dépassé la limite d’âge, les quatre pilotes de
Space Cowboys sont les seuls compétents pour réussir une mission dans
l’espace. Car les vieux, et même les très vieux, ne sont plus les vieillards
d’autrefois : les pensionnaires de la maison de retraite de Cocoon, qui
naviguent dans les 80-90 printemps, régénérés par l’eau de jouvence d’une
fable symbolique, se révèlent de fringants partenaires, danseurs, noceurs et
amoureux frénétiques. Qu’est-ce à dire, sinon que le troisième âge
n’échappe pas à la puissante dynamique d’individualisation ? Dans les
sociétés anciennes, l’idéal associé à ce moment de la vie était la préparation
à la mort. Il n’en va plus ainsi. Dorénavant, le « vieux » est un individu qui
se refuse à subir passivement le poids de l’âge. S’il n’est plus objectivement
jeune, il fait siennes les valeurs jeunes d’activité, de dynamisme, de forme.
Autrefois, la vieillesse était le moment, au moins idéalement, de
l’acceptation des choses et du destin. Aujourd’hui, le troisième âge refuse
que l’avenir lui soit fermé, que les jeux soient faits. Même avancé en âge,
l’individu veut continuer à pouvoir construire, inventer, voire refaire sa vie.
C’est pourquoi les expériences de l’aventure, de l’amour et du sexe
peuvent prendre de plus en plus de rides sur le grand écran : Jack Nicholson
et Diane Keaton sont déjà largement andro et ménopausés lorsqu’ils
constatent, dans une rencontre qui est autant de cœur que de sexe, que Tout
peut arriver. Clint Eastwood et Meryl Streep ne sont pas non plus de la
première jeunesse quand leurs personnages de vieux photographe baroudeur
et de bonne épouse bonne mère vivent une grande aventure sentimentale
Sur la route de Madison. Plus âgée encore, La Vieille qui marchait dans la
mer, tombant amoureuse d’un jeune garçon de plage, entend bien, malgré sa
vieille peau et sa vieille carcasse percluse de rhumatismes, continuer à
porter beau. De même que, à 80 ans, après avoir enterré la femme qui fut
l’amour de sa vie, le héros de Suzanne vit un dernier amour avec une
femme plus jeune que lui, dans un film qui regarde la vieillesse comme on
regarde traditionnellement la jeunesse : pleine de vie, de diversité, de
ressources, d’envie d’aimer.
À coup sûr, pareille approche quelque peu euphorique du grand âge est
loin de rendre compte d’une réalité fréquemment vécue de manière
infiniment plus tragique. D’abord, chercher à ne pas faire son âge,
combattre les stigmates du temps au moyen des cures diverses, des
traitements vitaminés, de la DHEA ou de la chirurgie esthétique se paie
souvent au prix fort tant l’entreprise, un jour ou l’autre, est appelée à
montrer ses limites. En outre, malgré le Viagra, la déficience sexuelle est
vécue comme une angoisse ; l’un des rares films qui ose le dire porte bien
son titre : La Débandade… Les tourments prennent une ampleur plus
grande encore lorsque survient le grand âge : solitude extrême, déréliction
physique et morale, sentiment d’abandon que procurent la maison de
retraite, l’hospice, l’hôpital de longue durée, antichambres de la mort. Force
est d’observer que le cinéma hésite encore à regarder de près la face noire
de la vieillesse prolongée. Quelques films, peu nombreux, se risquent à
évoquer tel ou tel aspect, mais c’est de manière volontairement feutrée
(ainsi la maladie d’Alzheimer, très justement mais très romanesquement
traitée dans Loin d’elle), ou fragmentaire (dans La Consultation, parmi la
quinzaine de patients qui défilent devant un médecin généraliste, figurent
deux ou trois vieillards en proie aux maladies du grand âge – encore s’agit-
il d’un documentaire…). La décrépitude n’est pas, il est vrai, très
commerciale. On touche là à l’ultime tabou de l’hypercinéma : tout est dit
et montré, sauf, précisément, la déchéance qui accompagne la fin de vie.
Faut-il y voir un cran d’arrêt rédhibitoire ? Si le schéma de la dynamique
multiplexe que nous proposons ici est juste, ce dernier verrou cédera
inévitablement, de même qu’ont déjà disparu d’autres interdits ou mises
entre parenthèses : le processus de cinématographisation des âges de la vie
ira à son terme. Les acteurs et les actrices vivant, comme tout le monde, de
13
plus en plus vieux, des rôles accordés à leur grand âge les attendent .
Reste qu’à l’évidence l’imaginaire de l’égalité démocratique a fait son
œuvre : chaque âge, à cette aune, mérite respect, attention, égale
reconnaissance. Et ce d’autant plus que nous sommes dans une société où
les très jeunes comme les plus vieux représentent des catégories de
consommateurs importantes. Plus de hiérarchie, mais la dignification égale
des époques de la vie. Avec, toutefois, une valorisation toute particulière de
la jeunesse, liée à l’effondrement des cultures traditionalistes tournées vers
le passé, mais aussi à l’essor de nouvelles catégories de consommateurs :
depuis les années 1960, les jeunes ont de l’argent de poche à dépenser et
depuis les années 1980-1990, ils sont devenus la catégorie d’âge la plus
directement consommatrice de cinéma. La séance en salles n’est plus
aujourd’hui la sortie familiale qu’elle a longtemps constitué, mais une sortie
entre jeunes, que l’on favorise par des politiques tarifaires, des fêtes du
cinéma et, surtout, par des films qui visent spécifiquement ce cœur de cible.
Le cinéma, qui, depuis James Dean, a participé au premier chef, avec la
musique, à la construction d’une culture ado, en est aujourd’hui à
l’exploitation systématique de cette culture, par une diversification et une
multiplication des produits qu’il propose. Le film de collège, le teen movie,
dans sa version sexe – American Pie –, musique – Rock Academy – horreur
– Scream –, est devenu un genre, et les fêtes comme les vacances scolaires
ramènent infailliblement leur lot de dessins animés, de films d’aventures, de
Harry Potter et de Seigneur des anneaux.
De cette jeunesse, largement sollicitée, à toutes les autres étapes de
l’existence, la manière dont le cinéma donne à voir chaque âge en tant que
tel traduit le processus d’individualisation qui amène chaque individu à
vivre de façon personnelle les temps de sa vie.
Un homme, une femme
La variété complexe des personnages contemporains touche
naturellement aux rôles et aux identités sexuels profondément redéfinis par
la culture hyperindividualiste. Il a toujours existé, dans le cinéma classique,
des rôles atypiques, mais qui ne dérangeaient en rien la dissemblance
structurelle des positions de l’un et l’autre sexe : le gigolo, l’homme faible,
le mauvais garçon d’un côté, la mégère, la pute, la garce de l’autre. Depuis
les années 1970, on assiste à un large processus de déstabilisation de la
dichotomie traditionnelle des rôles sexuels. Le cinéma d’aujourd’hui en
14
montre toute l’ampleur irréversible . Enregistrant et accélérant en même
temps l’évolution par la force de modèle qu’ils génèrent, les films font ainsi
de plus en plus place à des personnages féminins évoluant dans des sphères
d’activité qui leur étaient traditionnellement fermées. La liste est longue des
executive women (Working Girl), des femmes de pouvoir (Le diable
s’habille en Prada), de celles qui exercent des « métiers d’hommes » – flic
dans Le Petit Lieutenant, pilote d’essai dans Les Chevaliers du ciel –, ou
qui sont engagées dans des sports ou des activités réputés virils – la boxeuse
de Girlfight ou de Million Dollar Baby, les femmes soldats de Une jeunesse
comme aucune autre –, ou qui se paient même le luxe d’être des
superhéroïnes – Catwoman, Elektra – n’ayant rien à envier aux superhéros.
Les femmes reprennent également à leur propre compte la disjonction
traditionnellement masculine entre amour et sexe, utilisant ce dernier à la
fois comme une libération et comme un plaisir. Dans Une femme coréenne,
l’héroïne met à bas l’édifice de soumission conjugale, pourtant
particulièrement solide dans un pays aux traditions pesantes, en quittant son
mari pour un tout jeune amant adolescent qu’elle utilise comme un pur
objet sexuel, et en se faisant faire par celui-ci l’enfant qu’elle veut et qu’elle
décide d’élever seule. Le sexe, comme la carrière ou l’argent, sont
dorénavant aussi bien affaire de femmes que d’hommes : les copines de
Friends with Money se racontent tout autant leurs aventures sexuelles que
leurs problèmes d’argent. D’autant qu’il n’est pas rare, dans les films plus
directement encore que dans la vie, que ce soient désormais les femmes qui
fassent les avances sexuelles. Depuis que Lauren Bacall, en allumeuse, s’est
approchée de Bogart, dans Le Port de l’angoisse, pour l’inviter à lui donner
du feu, le cinéma a largement contribué à légitimer l’initiative féminine. Ce
en quoi il apparaît moins comme reflet du réel que comme producteur de
nouveaux modèles de comportement. En 1987, c’est Glenn Close qui fait
vivre à l’avocat, marié et père de famille, qu’elle poursuit de ses avances
une Liaison fatale. Aujourd’hui, ce sont les filles de 16 ans qui draguent les
garçons timides de Hellphone.
Il n’est pas jusqu’à l’humour, longtemps considéré comme un monopole
des hommes, qui ne se féminise. Le cinéma met à bas la vieille tradition qui
donnait aux hommes tout droit de se moquer des femmes, depuis les
fabliaux du Moyen Âge fustigeant leurs défauts en passant par toutes les
saillies réservées aux précieuses dites ridicules et aux mégères présumées
apprivoisées. Sur l’écran, ainsi que sur les scènes de music-hall, les femmes
s’approprient le code humoristique, y compris dans le registre sexuel le plus
appuyé : Josiane Balasko va jusqu’à piquer à Alain Chabat sa propre épouse
dans Gazon maudit et Valérie Lemercier ne craint pas, dans un film où elle-
même interprète un personnage dont le père se révèle homo et en ménage
avec un proctologue, de choisir un titre explicite – Le Derrière. À présent,
les femmes rient d’elles-mêmes – Bridget Jones est la première à se fustiger
dans son journal –, comme elles rient des hommes, sans laisser le soin à
ceux-ci de le faire pour elles.
À l’inverse, et dans une logique identique de brouillage des lignes, la
beauté, domaine traditionnellement dévolu à la femme, n’apparaît plus
comme un impératif catégorique des stars féminines. Elle est même souvent
explicitement transformée en son contraire, à travers des films où l’actrice
principale, réputée pour sa beauté, s’enlaidit de toutes les manières.
Sandrine Bonnaire, interdite de toilette et de shampooing par Agnès Varda
pendant tout le tournage de Sans toit ni loi en 1985, pour incarner au plus
près une routarde, a, depuis, été largement dépassée. Ainsi, top model et
icône publicitaire sur papier glacé, Charlize Theron s’astreint par un régime
gras, on l’a vu, à prendre des kilos, se bourre les joues de prothèses
disgracieuses, se graisse les cheveux, se jaunit les dents et s’habille avec
des vêtements informes pour incarner un laideron à la démarche de
camionneur, dans Monster. Ce qui lui vaut un Oscar. Et Monica Bellucci,
madone pulpeuse, se fait sauvagement violer, battre, saccager, tuméfier,
dans un film, Irréversible, construit sur cette inversion de la sublimation qui
transforme l’image de la beauté en spectacle repoussant. Ce qui touche, ce
n’est plus seulement la beauté iconique, c’est la personnalité singulière. Ce
qui ouvre aux actrices un éventail de rôles beaucoup moins standardisés.
Dans le même temps, par ce qui pourrait sembler n’être qu’une
inversion des rôles traditionnels, le strip-tease se masculinise dans The Full
Monty, tandis que Billy Eliott, le gamin des cités minières, rêve de chausser
les pointes et de devenir danseur. Pendant que les femmes sont au travail,
les hommes assument leur statut de nouveaux pères depuis Trois Hommes et
un couffin (premier film réalisé en 1985 par une femme, Coline Serreau, à
remporter un énorme succès au box-office). La recomposition du paysage
identitaire sexuel est du reste si forte que la question se pose à ceux-là
mêmes pour qui elle ne faisait jusque-là guère problème : qu’est-ce qu’être
homme dans une société où l’égalité gagne tous les domaines ? Dès 1975,
un film prémonitoire et prototypique, œuvre de ce trublion iconoclaste
qu’était Marco Ferreri, le disait de façon incisive : Depardieu se tranchant le
sexe dans La Dernière Femme, c’était le malaise des hommes, comme
émasculés de leur identité virile même. De façon moins extrême mais plus
généralisée, les hommes d’aujourd’hui révèlent une fragilité intime : sous
les torses musclés et les barbes viriles des « hypermecs » se font jour des
êtres ordinaires, sans qualités particulières, qui apparaissent faibles, comme
les personnages dont Nicole Garcia montre les fêlures, la solitude, les
vacillements dans le portrait de groupe de Selon Charlie. Le titre d’un film
de Jacques Audiard le dit de façon symbolique : Regarde les hommes
tomber.
Dans la lignée de cette perte de pouvoir viril, le cinéma contemporain
dit et montre la misère sexuelle, la masturbation devant les femmes qui se
refusent, et aussi les viols, la pédophilie, l’impuissance, le tourisme
15
sexuel . La Lolita qui, dans American Beauty, vient semer le trouble dans
une famille américaine ordinaire, où le père, dès l’ouverture du film, traduit
sa frustration par une activité masturbatoire révélatrice, met à nu, sous la
façade lisse et propre de l’élégant pavillon résidentiel, tous les désirs
inavoués et les violences refoulées de l’homme américain en proie au mal-
être identitaire. Les don Juan en ont pris un coup dans leur ego viril : ils
sont saisis d’une « grosse fatigue ».
Autant d’aspects qui cohabitent avec une recomposition des territoires
relatifs aux genres sexuels. Sur fond de malaise, et sans doute comme une
réponse à celui-ci, l’époque enregistre en effet une remasculinisation des
hommes de même qu’une reféminisation des femmes. Au moment même où
Woody Allen promène sa silhouette de gringalet binoclard, on assiste à la
promotion des super-mecs body-buildés : on n’est plus dans le viril, mais
dans l’hyperviril. Pas le moindre film d’action qui ne permette d’admirer
les pectoraux et la musculation du héros, mis en valeur par des tee-shirts
moulants, le tout généralement agrémenté, comme pour Bruce Willis dans
Les Larmes du soleil, d’une barbe naissante soigneusement mal rasée.
L’hypercinéma en rajoute dans le virilissime, de Rambo jusqu’à Gladiator,
comme dans le féminissime, de Julia Roberts à Nicole Kidman. Les
« mecs » refont surface, mais aussi les femmes hyperféminines, folles de
beauté, de mode, de chirurgie esthétique, toutes celles qui fréquentent le
Vénus Beauté (Institut) et qui se disent, l’une à l’autre, entre deux séances :
Comme t’y es belle ! C’est La Revanche d’une blonde, qui colore la vie en
rose – tenues vinyle, téléphone mobile, carnet en forme de cœur, ruban au
cou de son petit chien – et qui prouve, elle, la Barbie californienne, qu’elle
vaut bien un diplômé d’Harvard !
L’écran hypermoderne combine l’atypique et le stéréotype, la révolution
des genres et leur permanence sociale-historique ; tout se voit, tout se mêle
et s’oppose dans la foulée de l’individualisation extrême et de la puissance
démultipliée des modèles. Le cinéma, qui fournissait avec la star une sorte
de canon sublimé, ouvre désormais ses écrans aux contrefaits, aux mal
16
rasés, aux moches, aux grosses et simultanément à la beauté la plus
normée. Tyrannie de la beauté et émancipation des femmes progressent de
17
concert . Spirale des personnalités singulières, exacerbation des modèles
(muscles, minceur, jeunesse, sexe) : dans tous les cas, l’hypertrophie des
contraires vient composer tout à la fois l’image multiplexe et l’image-excès
du nouveau cinéma.
Minorités multisexes
Cette redéfinition des rôles n’épargne pas les identités relatives aux
inclinations sexuelles. Cela apparaît tout particulièrement dans la façon
dont l’homosexualité se donne désormais à voir sur les écrans. Longtemps,
l’homosexuel a été objet de risée : les deux partenaires de La Cage aux
folles ont, en 1978, donné à cette tradition son image la plus achevée. Vingt
ou trente ans après, un tel film ne serait pratiquement plus possible ;
d’ailleurs, son remake américain tardif, The Birdcage, en 1996, tombe
totalement à plat. Progressivement, le phénomène gay s’est imposé,
trouvant sa légitimation à l’écran dans des films qui le montrent dans un
tout autre contexte que celui de la condamnation morale ou de la dérision
salace. Les amours de collège dans le Cambridge très british de Maurice,
celles, plus populaires, du jeune Pakistanais de la banlieue londonienne
dans My Beautiful Laundrette, l’apprentissage amoureux et la découverte de
la sexualité homo dans Les Roseaux sauvages, l’ombre qui s’étend du sida
dans Les Nuits fauves, le droit social à vivre dignement son homosexualité
et sa maladie dans Philadelphia, la drague et la prostitution masculine dans
J’embrasse pas, la passion qui touche jusqu’à ce mythe même de la virilité
qu’est le cow-boy dans Le Secret de Brokeback Mountain :
l’homosexualité, dans sa diversité, s’impose comme allant de soi.
Si l’homosexualité féminine semble moins présente que
l’homosexualité masculine dans les productions importantes, c’est sans
doute parce que le lesbianisme n’a longtemps relevé, à travers le cinéma
porno, qui en fait grand usage, que d’un fantasme masculin. Les amours
entre femmes n’en ont pas moins définitivement acquis dignité et droit
d’écran. Hollywood accorde un Oscar à Charlize Theron pour son
interprétation d’un personnage de lesbienne, dans Monster, et nombre de
films indépendants, de La Tentation de Jessica à Puccini et moi, donnent à
18
l’homosexualité féminine la place qui doit lui revenir . Il en va de même
pour la transsexualité : le travesti de Chouchou, à mi-chemin entre Tootsie
et Pretty woman, connaît un vrai coup de foudre, plus touchant que
comique, pour son bel ami de rencontre. Et le héros de Hedwig and the
Angry Inch, garçon devenu fille par une opération qui lui a laissé quelques
centimètres d’appendice indésirable – l’« angry inch » du titre –, porte une
cicatrice qui le confirme dans son statut ambigu d’homme-femme et
l’affuble d’un troisième sexe troublant.
Déjà loin du début des mouvements pour les droits homosexuels des
années 1960, le nouveau cinéma gay qui naît dans les années 1990 impose à
19
travers le « queer cinema » l’évidence reconnue d’une culture gay qui, ne
s’enfermant pas dans la revendication militante, remodèle très largement,
bien au-delà des films proprement homosexuels, le cinéma d’aujourd’hui.
La multiplication des films mettant en scène des personnages homosexuels
traduit, de fait, des homosexualités plurielles, qui ne sont que des
représentations démultipliées de la figure même du dispositif de
singularisation. La perspective n’est plus ici la libération sexuelle, mais la
quête et l’affirmation plus ou moins anxieuse de soi qui, de fait, concerne
toutes les catégories sociales, qu’elles soient sexuelles, d’âge ou de culture.
Hybridations culturelles, dérégulation des rôles sexuels,
particularisation du profil des êtres : le cinéma qui s’annonce se donne
comme le regard expressif et anticipateur de ce « magma inorganisé » que
constitue l’état social individualiste hypermoderne.

1. L’expression est de Vincent Amiel et Pascal Couté, Formes et obsessions du cinéma


américain contemporain, op. cit., p. 33.
2. La situation du cinéma français ne saurait être envisagée sans référence à
l’« exception culturelle » qui la fait bénéficier d’un dispositif original de soutien, mis
en place en plusieurs étapes depuis l’après-guerre. Les incontestables réussites du
système ne doivent pas cacher que celui-ci s’essouffle et appelle des aménagements,
notamment une aide plus sélective qui éviterait « une politique de saupoudrage
dispendieuse et frustrante » (Françoise Benhamou, Les Dérèglements de l’exception
culturelle, Paris, Seuil, 2006, p. 206). Cela semble aller dans le sens préconisé par le
Centre national de la cinématographie lui-même, à en croire sa directrice Véronique
Cayla, qui souhaite « revaloriser les aides sélectives pour aider le risque artistique,
l’innovation et l’indépendance » (Le Monde, 29 mars 2007).
3. Arjun Appadurai, Après le colonialisme. Les conséquences de la globalisation, Paris,
Payot, 2001, p. 61-87.
4. Lost Highway, Mulholland Drive, Inland Empire : les titres des films, qui renvoient à
la topographie de Los Angeles, tracent une voie qui mène vers cet « empire du
milieu » qu’est Hollywood. Chez Lynch, le fil d’Ariane, c’est le cinéma. Voir Jean
Serroy, Entre deux siècles, op. cit., p. 505-507.
5. Sur cette immense métamorphose culturelle, Gilles Lipovetsky, L’Ère du vide, Paris,
Gallimard, 1983.
6. Ainsi, Marjane Satrapi utilise en 2007, dans Persepolis, le dessin animé pour évoquer,
à travers les soubresauts de l’Iran moderne, sa propre histoire et celle des femmes
soumises à la loi islamique. Le film d’animation devient à la fois tableau d’histoire et
autobiographie : une première du genre.
7. Même le temps de la science-fiction se complexifie. Dans un prodigieux bond en
avant-arrière, on peut ainsi opérer un Retour vers le futur. Et, à la poursuite du vieux
mythe de la fontaine de jouvence, Darren Aronofsky va chercher The Fountain à la
e e
fois dans trois siècles qui mêlent passé, présent et futur – le XVI , le XXI , le
e
XXVI –, à travers trois hommes – un guerrier, un scientifique, un explorateur – dont
les trois noms – Tomas, Tommy, Tom – disent assez qu’il s’agit à la fois du même et
de l’autre.
8. Ce qu’exprime plaisamment un dialogue de Michou d’Auber entre un petit Beur et le
père d’accueil, un pur Berrichon, qui le reçoit : « On est tous pareils », dit le gamin ;
« On est tous différents, c’est la même chose », lui répond son père adoptif.
9. Philippe Ariès, L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime, Paris, Plon, 1960,
p. 6.
10. Éric Deschavanne et Pierre-Henri Tavoillot, Philosophie des âges de la vie. Pourquoi
grandir ? Pourquoi vieillir ?, Paris, Grasset, 2007. Voir également Marcel Gauchet,
o
« La redéfinition des âges de la vie », Le Débat, n 132, nov-déc. 2004.
11. Voir François de Singly (dir.), Être soi-même d’un âge à l’autre, Paris, L’Harmattan,
2001.
12. Le film est à lui seul une mise en perspective des âges de la vie : Toto est vu
successivement comme bébé, comme enfant de 8 ans, comme adulte de 30, comme
vieillard de 80.
13. Ainsi, Danielle Darrieux interprète en 2006, à 89 ans, le rôle d’une comédienne
octogénaire à qui est offerte une Nouvelle Chance. Il en va de même pour les
réalisateurs : le Portugais Manoel de Oliveira, né en 1908, réalise en 2007, à 99 ans,
Belle toujours, dans lequel il reprend, quarante ans après, le Belle de jour de Buñuel,
en une sorte de suite qui met en scène les mêmes personnages vieillis, et le même
Michel Piccoli, mais âgé à présent de 82 ans.
14. Ce phénomène ne peut être dissocié d’une dimension radicalement nouvelle,
constitutive de l’hypercinéma et de son paysage professionnel : l’arrivée massive des
femmes à la réalisation, domaine jusque-là quasiment réservé aux hommes.
Pratiquement absentes à ce poste jusque dans les années 1980, elles l’investissent dès
lors en nombre, et ce dans toutes les cinématographies. Les chiffres sont éloquents :
on ne compte entre 1900 et 1980, pour l’ensemble du monde, qu’une vingtaine de
femmes réalisatrices dont l’œuvre est achevée ; pour la seule année 2004, en France,
parmi les films distribués, 68 sont dus à des femmes. Lesquelles ne réalisent pas que
des « films de femmes » mais touchent à tous les genres (par exemple, dans les films
d’action, Kathryn Bigelow à Hollywood, ou, dans les films sociaux, Roberta Torre
faisant un sort à la mafia sicilienne dans Mais qui a tué Tano ? ). Voir Jean Serroy,
Entre deux siècles, op. cit., « Le cinéma au féminin », p. 41-45.
15. Le phénomène ne touche pas seulement les hommes : les partenaires, hommes et
femmes, de Sexe, mensonges et vidéo sont emblématiques de cet Éros névrosé.
16. La rondeur peut d’ailleurs, sous le regard de certains cinéastes, offrir sa propre grâce.
Le corps plantureux de Marianne Sägebrecht, dans Bagdad Café, devient modèle pour
le peintre qui découvre ses charmes. Autre forme du cinéma multiplexe.
17. Sur ce double processus, Gilles Lipovetsky, La Troisième Femme, Paris, Gallimard,
1996.
18. Par exemple : It’s in the Water de Kelli Herd (1988), Le Voyage au Kafiristan de
Fosco et Donatello Dubini (2001), The Politics of Fur de Laura Nix (2002), Tipping
the Velvet de Geoffrey Sax (2002).
19. Un documentaire de Lisa Ades et Lesli Klainberg retrace cette histoire : Fabulous !
The Story of Queer Cinema (États-Unis, 2006).
CHAPITRE IV

L’image-distance

Paradoxal cinéma hypermoderne : alors même que la logique d’excès


vient immerger celui-ci, l’englober dans un spectacle qui agit de façon
sensorielle et sensitive, une autre logique se développe qui implique, à
rebours, une démarche sinon spéculative, du moins cognitive. Clins d’œil,
citations, allusions, références : on ne compte plus les films qui exacerbent
la distance, le recul du film par rapport à lui-même, lequel induit une
semblable mise à distance, par rapport au film, du spectateur. Par où une
autre forme de multiplexité s’introduit au cœur même du dispositif
filmique contemporain : elle définit la troisième figure caractéristique de
l’hypercinéma. On la nomme ici l’image-distance. Cette combinaison de
dispositifs contraires – simplicité/multiplexité, sensation
immédiate/distanciation cognitive – est l’une des grandes figures
marquantes du cinéma qui vient.
Le cinéma du cinéma
Le premier à se faire son cinéma, à se regarder comme tel, c’est le
cinéma lui-même. Il le fait d’abord, et de plus en plus, selon une logique
commerciale qui cherche à exploiter au maximum le filon d’un film à
succès (comme Le Silence des agneaux), par la production immédiate de
« sequels » qui viennent offrir la suite de l’original (Hannibal) ou de
« prequels » qui le prolongent par un retour à ce qui a précédé (Dragon
rouge), voire de pré-sequels qui viennent offrir un récit antérieur à
l’original, à ses sequels et à ses prequels (Hannibal Lecter, les origines du
mal). Ce système relève essentiellement de la répétition et de la série : ainsi
Rocky 5, conçu à la manière d’une démarche marketing de déclinaison de
produit, renchérit en fait purement et simplement, en 1990, sur l’original de
1976, après trois autres épisodes successifs produits à intervalles réguliers,
en 1979, 1982 et 1985.
Mais ce qui est nouveau, dans ce fonctionnement bien huilé, c’est la
distance temporelle qui sépare de sa suite tardive une série qui semblait
s’être définitivement interrompue. À 60 ans, en 2006, seize ans après avoir
raccroché les gants, Rocky Balboa remonte sur le ring, et, avec l’âge et le
recul du jugement sur soi, c’est sa propre vie de boxeur qu’il remet en jeu,
voire, plus profondément, la vie de Sylvester Stallone lui-même, l’histoire
des coups qu’il a pris sur le ring hollywoodien et de sa volonté d’aller
pourtant jusqu’au bout de son cinéma par ce film quasi testamentaire qui
traduit non seulement la distance du temps, mais la distance du cinéaste vis-
à-vis de sa création. La même ambition autoréférentielle ne préside pas
toujours à ce genre d’entreprise, mais ces suites lointaines se caractérisent
toutes, nécessairement, par la distance du regard : 18 Ans après, Coline
Serreau observe les déjà vieux nouveaux pères de Trois Hommes et un
couffin se débattre, au sein de familles recomposées, avec leur bébé qui est
devenu ado, tout comme ils se débattent avec une société qui a changé. De
même, Les Bronzés 3, vingt-huit ans après leurs premières aventures,
observent et mettent en avant, avec la distance de l’humour, les traces du
temps sur leurs personnages.
Le processus est le même en ce qui concerne les films donnant lieu à
des séries régulières. C’est assurément la logique commerciale qui règle le
processus de production. Mais cela n’empêche pas des ruptures dans la
mécanique de reproduction à l’identique qui viennent établir une certaine
distance entre la série et ce qui apparaît comme une sorte de remise en
cause. Rompant avec la surenchère de gadgets technologiques et d’effets
spéciaux en tout genre des James Bond canoniques, Casino Royale apparaît
comme une mise à distance quasi critique de la série, par le choix d’un
interprète physiquement différent, d’une violence sèche et d’une noirceur
désenchantée dans le ton. Ce type de recul se traduit de façon ostensible
dans la façon de revisiter les grands héros et leur mythologie d’un point de
vue qui ne craint pas d’être ironique. Sherlock Holmes, réduit au rang
d’ectoplasme pur et simple dans Élémentaire, mon cher… Lock Holmes, où
il n’est qu’un acteur de théâtre pochard embauché par le docteur Watson
pour figurer une créature que celui-ci a inventée de toutes pièces : on frise
là, en écornant un personnage qui a tout d’un monument national, le délit de
lèse-majesté. Rares sont désormais les héros dont la légende ne se trouve
ainsi passée au crible de la révision iconoclaste : Jeanne d’Arc, Robin des
Bois, Roméo et Juliette, et jusqu’à Blanche-Neige…
Il en va de même pour la réalisation des remakes. À son degré zéro, le
procédé n’est qu’une reproduction pure et simple, comme celles que le
cinéma hollywoodien a l’habitude de proposer au public américain avec la
version made in USA des films étrangers censés ne pouvoir lui être offerts
directement. Le procédé est ancien, il se systématise : Trois Hommes et un
couffin se traduisent littéralement Three Men and a Baby, les deux Fugitifs,
en franchissant l’Atlantique, deviennent… Three Fugitives. Cette volonté
de clonage à visée essentiellement commerciale se retrouve dans les
reprises de films anciens que l’on ressort des oubliettes pour les offrir au
nouveau public, notamment aux jeunes. Si la martingale ne marche pas à
tous les coups, elle tire parfois le gros lot, à l’instar des Choristes qui font
oublier au box-office la désuète Cage aux rossignols. Pas de distance ici à
proprement parler – puisqu’on reprend fidèlement la même histoire et les
mêmes personnages –, si ce n’est celle des années qui amène à un toilettage
de surface pour correspondre au changement d’époque.
Le procédé diffère s’agissant des remakes nouvelle mode qui vont
puiser dans l’histoire du cinéma pour réinterpréter les œuvres, les relire à la
lumière d’aujourd’hui, voire, dans les cas les plus pénétrants, jeter sur
l’œuvre originale une lumière qui l’éclaire d’un jour inédit. Le phénomène
de reprise a toujours existé : le roman de James M. Cain, adapté à quatre
reprises, du Dernier Tournant à Ossessione et aux deux Facteur sonne
toujours deux fois, témoigne qu’un même scénario est réutilisable à volonté
et qu’un remake peut toujours en engendrer un autre. Ce qui est nouveau,
c’est, outre la multiplication de ce type de films, la relecture de fond qui
met à distance le film originel : la Lady Chatterley de Pascale Ferran,
s’appuyant sur une version seconde du roman de D.H. Lawrence, renvoie
l’histoire d’amour romantique et le film érotique des deux adaptations
précédentes (de Marc Allégret et de Just Jaeckin) au rayon des banalités
courantes, en recentrant le regard sur l’héroïne et sur la densité des rapports
charnels que vivent l’un et l’autre des personnages.
La distance de la réinterprétation peut aller jusqu’à établir une forme de
dialogue complexe avec l’œuvre originelle. Ainsi, dans Loin du Paradis,
Todd Haynes offre une reproduction hyperréaliste du grand mélodrame de
Douglas Sirk, Tout ce que le Ciel permet. L’illusion – couleurs, décors,
costumes, dialogues, éclairages – est totale : le film est comme un double
parfait, plus vrai que le vrai. Pourtant, derrière la ressemblance de copie
conforme surgissent des éléments inédits, qui apparaissent comme le
refoulé même du film primitif, de tout ce qu’il impliquait et qu’il ne disait
pas : la solitude affective de l’héroïne ne tient plus à son veuvage, mais au
fait qu’elle découvre un soir son mari dans les bras d’un autre homme ; et le
jardinier qui vient apporter à cette solitude le réconfort amoureux n’est plus
le mâle blanc et viril qu’incarnait Rock Hudson, mais un Noir, ce qui va
susciter le scandale dans une petite ville où haine raciale et puritanisme se
tiennent la main. Le mélodrame relu à la lumière crue du racisme et de
l’homosexualité, avec cet élément supplémentaire que Rock Hudson, on l’a
su depuis, était lui-même homosexuel et qu’il est mort du sida : la distance
est ici celle de la remise en cause du sens du récit, de la réinterprétation à la
lumière du présent, si forte que l’original lui-même ne peut plus être vu
avec le même regard innocent.
Point ultime de cette réinterprétation, le remake peut être conçu dans la
perspective radicale d’une création dont l’originalité tient précisément à ce
qui apparaît à première vue comme la répétition clonée du modèle. Ainsi,
lorsque Gus Van Sant refilme plan par plan Psychose, en gardant le même
titre original (Psycho), il joue sur l’identique, tout son projet, aux confins de
l’art contemporain, résidant dans les microvariations, à peine perceptibles,
qu’il fait subir au film d’Hitchcock et dont le caractère infime recrée une
œuvre originale.
Divers, multiple, ce phénomène de reprise d’un film par un autre,
relève, il est vrai, la plupart du temps, d’une pure logique commerciale.
Dans un contexte de concurrence industrielle et de production pléthorique,
la chasse aux recettes fonctionne à plein régime. Ainsi en va-t-il lorsque
Luc Besson fait réaliser par l’un de ses chefs opérateurs un film dont il
signe le scénario, Banlieue 13, en le reprenant directement au New York
1997 de John Carpenter, qu’il transpose de la banlieue new-yorkaise à la
banlieue parisienne. L’investissement dans les suites et les reprises ne
représente ici rien d’autre, à cet égard, qu’une manière de minimiser les
risques, de gérer l’incertitude qui domine le marché du cinéma. La bonne
vieille formule magique – les stars, outils promotionnels – ne réussissant
plus comme autrefois, on cherche ailleurs. Le cinéma, avec ses stocks de
films qui ne demandent qu’à être réutilisés, constitue un fonds de garantie
solide. Un fonds de commerce.
Cela étant, la logique économique n’explique pas tout. Nous vivons le
moment où le cinéma est devenu un « continent » classique, avec son
histoire légendaire, ses modèles, ses références, ses œuvres fondatrices,
lesquelles peuvent être, du coup, inlassablement revisitées, à l’instar de ce
qui s’est pratiqué pendant des siècles dans les autres champs artistiques. Sur
ce plan le cinéma a rejoint les autres arts : riche d’une histoire reconnue, il
devient pleinement septième art. Loin de traduire un vide créatif, le
recyclage du passé ne fait que placer le cinéma dans une position lui
permettant de se réinventer sans cesse : ni répétition ni retour en arrière,
mais logique néomoderne empruntant les ressources de l’ancien pour créer
1
du nouveau . Contrairement à ce qui se dit souvent, la prolifération des
remakes n’a rien de « postmoderne » : elle est d’essence hypermoderne tant
par la pléthore de ses manifestations que par la liberté de réinterprétation
qui s’exprime sans frein : tout est possible, y compris la relecture infidèle,
iconoclaste, irrespectueuse, conforme à une logique individualiste
ultramoderne. Et le procès qu’on lui fait est vieux comme la modernité. La
querelle des Anciens et des Modernes en fournit le canevas, qui, dès le
e
XVII siècle, posait la bonne question : qu’est-ce qui empêche les modernes
d’avoir leur mot à dire ?
Le cinéma dans le cinéma
L’image-distance va bien au-delà des remakes et des suites. Plus
directement, elle se manifeste aujourd’hui dans une distance du cinéma
avec lui-même. On le voit en premier lieu par la fréquence, à l’intérieur des
films, d’autres films dont des extraits sont insérés jusque dans la trame
narrative. Le procédé n’est pas nouveau, mais sa multiplication est patente,
tout comme la valeur qui lui est accordée. Il ne s’agit plus tant de citer pour
rendre hommage que pour entraîner une réflexion sur le film lui-même.
Non plus la simple illustration, mais une mise en abyme, selon tout un
réseau de significations qui circule entre le film et d’autres films à
l’intérieur du film. Dans certains cas, suivant le modèle que Fellini en
donne dans Intervista, où un Marcello Mastroianni vieilli et une Anita
Ekberg qui a pris trente ans et trente kilos regardent sur une toile blanche
défiler leurs propres images dans La Dolce Vita, la réflexion – ici sur le
temps qui passe – est celle du cinéaste sur son œuvre même. Le remploi des
images d’origine, dans un film que sépare d’elles la distance des années,
amène à relire dans le présent le film originel, et aussi à lire par rapport au
passé le film présent – Pierre Schoendoerffer, citant presque tous ses films
dans le dernier d’entre eux, Là-haut. Un roi au-dessus des nuages, revisite
son œuvre à travers le regard nostalgique porté sur le passé de ses
personnages, mais également sur la France coloniale, sur la décolonisation,
sur son cinéma lui-même.
Mais la citation dépasse largement la simple autoréférence : elle devient
de plus en plus un moyen pour le film d’exprimer ce qu’il a à dire, voire de
développer son propre mouvement narratif, par le moyen d’un autre film.
Vrai film, dans bien des cas : L’Armée des douze singes montre un extrait de
Sueurs froides qui intègre le film d’Hitchcock à son propre contexte
dramatique renvoyant, par un jeu d’abyme en miroir, à La Jetée de Chris
Marker, dont le film de Terry Gilliam est un remake. Dans Stupeurs et
tremblements, la longue citation de Furyo assimile la condition de l’héroïne,
soumise à un véritable supplice par son travail au sein d’une entreprise
nippone d’aujourd’hui, aux tortures infligées par son geôlier japonais à
l’officier anglais dans le camp de prisonniers en 1942.
Les films cités sont aussi, souvent, de faux films, réalisés par le cinéaste
lui-même comme un moyen de dire autrement ce qu’il a à dire. Les
réalisateurs de la Nouvelle Vague, et Godard le premier, dans Vivre sa vie
par exemple, en avaient bien senti les potentialités créatives. La nouveauté
tient désormais à l’utilisation accrue et particulièrement inventive de ce
cinéma dans le cinéma : jeu parodique, comme le faux film d’horreur dont
on voit des extraits dans La Cité de la peur ; enchâssement accréditant la
fiction, comme dans Scream 2, où des extraits d’un film imaginaire
renvoient au processus de meurtre initié dans le Scream originel ;
dédoublement correspondant à la thématique centrale du film, comme dans
Parle avec elle, où un faux film cité, L’amant qui rétrécit, en dédouble un
vrai, L’homme qui rétrécit. Le procédé se démultiplie encore avec les faux
films d’amateur, les faux documentaires, les fausses vidéos intégrés dans le
film, tous éléments dont on trouve les exemples fondateurs chez le Welles
de Citizen Kane ou le Resnais de Muriel, mais qui prennent, du fait des
évolutions techniques, un relief inédit.
La différence de support permet en effet, avec le grain particulier de
l’image vidéo et de l’image numérique par rapport à la pellicule, toute une
gamme de variations qui mettent un type d’images en concurrence avec un
autre. C’est tout particulièrement sensible, depuis les années 1990, dans la
2
création vidéo , et, plus encore, depuis les années 2000, dans la création
3
numérique, où le film dans le film occupe une place considérable .
Lorsqu’un grand cinéaste s’en empare, le procédé devient la matrice même
du film. Dans Inland Empire, non seulement le film raconte le tournage
d’un film, mais les scènes de tournage viennent s’intégrer à un labyrinthe
créatif qui porte l’imaginaire de Lynch à des profondeurs d’enchâssement et
de dédoublement sans fin, à l’image de ce plan où l’héroïne, entrant dans
une pièce, vient s’inscrire dans un plan lui-même inscrit sur l’écran d’un
téléviseur, où s’inscrit le plan de celle qui regarde ledit téléviseur, et où
figure l’écran du téléviseur où s’inscrit le plan de celle qui le regarde, à
l’infini… Le tout tourné en caméra numérique et mêlant le récit premier –
le tournage d’un film en caméra cinéma – à d’autres niveaux relevant du
souvenir, du fantasme, du rêve, de l’hypnose même.
Le cinéma, ici, nourrit le cinéma, la création devenant à la fois le thème
et le moteur dramatique du film. Ce qui explique l’inflation de films prenant
le cinéma pour objet, selon une multitude de perspectives différentes. Films
sur la création cinématographique, comme le Ed Wood de Tim Burton,
évoquant le cinéaste champion des séries B à travers le tournage de l’une
d’entre elles, Plan 9 ; films sur les affres de l’écriture scénaristique, comme
dans Adaptation de Spike Jonze, où les deux coscénaristes se mettent eux-
mêmes en scène autour d’une histoire d’écriture de scénario qui entreprend
de faire une fiction de leurs propres vies ; films choisissant de raconter en
mettant le récit en rapport avec le cinéma lui-même, comme Dopo
mezzanotte de Davide Ferrario, où l’aventure sentimentale du héros, gardien
de nuit au musée du cinéma de Turin, s’inscrit dans la forme même du
cinéma muet qui constitue son horizon ; films imaginant, comme Simone
d’Andrew Niccol, le cinéma à venir en créant de toutes pièces une star
virtuelle, créature numérisée si parfaite dans le film hollywoodien où elle
tient la vedette qu’elle devient, sans que personne ne se doute qu’il s’agit
4
d’une pure virtualité, une star mondiale …
Cette spécularité atteint son point extrême dans les films qui mettent en
scène le tournage d’un film. Truffaut l’avait fait dans La Nuit américaine,
mais par un emboîtement clair qui distinguait le film premier du film
second dont il racontait le tournage, et où l’effet d’illusion tenait
principalement au fait qu’il interprétait lui-même le rôle du metteur en
scène tournant ce film dans le film. Le mélange devient total lorsque la
confusion s’installe à l’intérieur même du film : les figurants qui, dans
Salam Cinéma, viennent auditionner pour tourner un film ne savent pas que
le film a déjà commencé, filmé par Mohsen Makhmalbaf, qui les filme, et
qui se filme les filmant. La complexification et la distance interviennent
alors de façon beaucoup plus radicale et systématique. Elles jouent sur
l’entremêlement de la fiction et de la réalité. Kiarostami enchaîne Où est la
maison de mon ami ?, Et la vie continue et Au travers des oliviers, en tirant
jusqu’au bout le mince fil tendu entre le tournage d’un film qui raconte un
tournage et la réalité qui vient interférer dans ce tournage et entraîner un
autre film. Ou encore, mêlant tournage réel et tournage rêvé, Ça tourne à
Manhattan, petit film indépendant fauché ayant pour sujet le tournage d’un
petit film indépendant fauché, en vient à dire les arcanes de la création prise
entre vie et fiction, réalité et imaginaire.
Cette distance prise avec l’acte même de faire un film, tout en
constituant une réflexion sur l’essence du cinéma et sur ce qu’est sa propre
création, s’affirme en écho à l’hypermodernité en tant que métamodernité,
ou modernité réflexive et autocritique. La modernisation, la science, les
techniques, les médias, la consommation, la religion, les rôles sexuels :
c’est toute notre société qui se retourne sur elle-même, s’interroge sur ses
repères et son fonctionnement en vue d’une autoconstruction réfléchie de
plus en plus généralisée. Il en va de même au cinéma. Il ne s’agit plus des
recherches expérimentales ou des ruptures ostensibles que traduisaient le
Welles des années 1940 ou le Godard des années 1960. Le phénomène se
banalise et s’empare de la création. Les artisans du septième art
s’interrogent sur l’identité propre de leur art, comme l’hypermodernité
romanesque ou picturale s’exprime dans l’interrogation sur l’identité de la
littérature et de la peinture.
Le cinéma classique filmait sans vrai doute sur lui-même. Quand il
filmait le cinéma, c’était de façon romanesque et directe, en y trouvant
matière à dynamiser une comédie musicale – Chantons sous la pluie – ou à
rendre plus dramatique le mélodrame – Boulevard du crépuscule. Ses héros
appartenaient au temps de l’« innocence » du cinéma : ils allaient de soi,
imposant au premier degré leur figure triomphale. Déjà, en 1984, Woody
Allen, faisant descendre les créatures de rêve de l’écran dans La Rose
pourpre du Caire, traverse le miroir : son amour du cinéma est aussi une
interrogation sur ce qu’il y a derrière l’écran et les images. Les films qui
s’engagent dans cette voie apparaissent ainsi comme autant de dialogues du
cinéma avec lui-même, une interrogation du septième art sur ses liens avec
le réel et les images pléthoriques de l’époque, sur ses rapports avec
l’Histoire et avec son histoire, sur sa spécificité, sa place dans un monde qui
se virtualise. Autre temps, autre cinéma : c’est désormais la distance
interne, le regard du cinéaste sur son film et sur le cinéma qui s’imposent
comme une évidence. Il faut y voir non pas, comme on le dit
complaisamment, la vanité creuse d’un ressassement, mais, bien plutôt, le
signe d’une maturité cinématographique, qui, loin de la candeur du récit
simplex, se pose continûment la question initiée par André Bazin :
« Qu’est-ce que le cinéma ? »
Interrogation d’autant plus relancée qu’elle intervient en un temps
marqué par la multiplication des dissensus – avortement, drogue,
fécondation in vitro, mariage gay, homoparentalité, laïcité, port du voile
islamique, euthanasie – et la dissolution des normes sociales qui encadraient
la première modernité. Avec l’individualisation galopante conduisant à la
chute de l’ancienne puissance organisatrice des institutions collectives,
l’hypermodernité apparaît comme une époque de pluralisation des modèles,
de quête identitaire et d’autoréflexivité généralisée. C’est ce processus que
réfracte le cinéma, sonnant le glas de l’innocence du premier degré et
ouvrant la voie à des approches plus distanciées.
Le second degré au premier plan
Dans l’hypercinéma, la distance, s’installant au cœur du film, amène,
selon le procédé même de l’ironie, à donner à entendre et à voir autre chose
que ce qu’on l’on dit et montre. La parodie et le pastiche, sous la forme de
palimpsestes, constituent l’aspect le plus visible de cette distance introduite
dans l’œuvre par rapport à une autre œuvre référentielle. Les moyens en
sont variés : caricature systématique (Sacré Robin des Bois) ; parodie de
parodie (Scary Movie dédoublant Scream) ; reconstitution sourcilleuse
jouant de la copie conforme sur le mode pince-sans-rire (OSS 117. Le Caire,
nid d’espions) ; traitement formel et thématique qui renvoie à des originaux
latents (comme The Good German le fait avec Casablanca et Le Troisième
Homme) ; reconstitution discrètement décalée du genre et du parfum
d’époque (Mon petit doigt m’a dit ou Le Mystère de la chambre jaune
repeint aux couleurs sépia de l’imaginaire).
L’esprit parodique lui-même peut en venir à s’autoparodier : Wes
Craven, spécialiste du film d’horreur, construit Scream comme une parodie
de son propre univers, renvoyant d’ailleurs explicitement dans le film à ses
films antérieurs. On touche là, dans ce jeu avec le second degré pratiqué de
façon de plus en plus complexe, à ce que l’on peut désigner comme un
« troisième degré », où coexistent l’adhésion au récit et aux sensations qu’il
5
procure et le détachement ironique que suscite le traitement parodique .
Dans ses réalisations les plus raffinées, ce détachement peut même n’avoir
plus rien d’humoristique. Avec Angel, François Ozon pousse par exemple à
bout le processus : s’emparant d’un genre, le mélodrame, il en tire un film
qui joue totalement le jeu des sentiments, des situations, des personnages,
des décors, des costumes, tels qu’ils s’inscrivent dans la plus pure tradition
du mélo romanesque. Mais il le fait en gardant constamment le très léger
décalage de la mise à distance, si bien que le spectateur se trouve à la fois
happé par l’émotion et garde vis-à-vis d’elle une forme de détachement.
Film éminemment paradoxal, qui suscite à la fois l’affect et le jugement
extérieur, qui immerge dans le dedans de l’œuvre tout en amenant à la
regarder du dehors. On est là au cœur de l’hypermodernité du cinéma, celle-
là même qui fait co-exister les contraires, l’immersion émotive et la
distanciation du regard, dans un mélange à la fois paradoxal et parfaitement
syncrétique.
L’allusion, le clin d’œil, la citation, tout ce qui relève d’un métalangage
ou d’une métareprésentation s’imposent comme une tendance majeure de
6
l’hypercinéma . En mettant en scène un Indiana Jones à la fois pleinement
en action dans les aventures les plus spectaculaires et conservant vis-à-vis
de ce qui lui arrive le sourire froid de l’ironie, Steven Spielberg avait donné
un coup de vieux à tous les aventuriers qui avaient accompagné le grand
cinéma hollywoodien de genre, marqué par une double innocence : celle de
héros entièrement en phase avec l’action dans laquelle ils étaient engagés et
celle de spectateurs venus là pour croire à leurs exploits. Une fois que, face
à un adversaire qui, au moment de l’affronter en duel, perd son temps à
faire tournoyer son arme selon les meilleures règles des films traditionnels,
le héros dégaine tout bêtement et l’étend raide dans la poussière avec un
petit sourire en coin, il devient plus difficile de montrer sans recul des héros
purs et durs.
Le cinéma présuppose désormais un spectateur « cultivé » par les
médias, non dupe, avec lequel il instaure un effet de complicité, fondé sur
une culture d’images et sur des archétypes partagés. Les films de Tarantino
7
ou des frères Coen, gorgés de références au cinéma , mais aussi au polar,
aux mangas, aux BD, aux séries, donnent le modèle de ce cinéma
fonctionnant à double détente. Un film comme Pulp Fiction devient culte
du fait même qu’il concentre tout ce qui constitue, dans sa diversité
patchwork, le côté à la fois bariolé et constamment référentiel d’un contenu
et d’une forme appelant toujours l’ironie distanciée. Le look comme les
dialogues des tueurs sont systématiquement décalés, en porte-à-faux avec
les figures classiques du film noir : un tueur à gages saisi de ferveur
mystique, un boxeur qui brandit son sabre comme un samouraï, deux
malfrats qui devisent doctement sur les hamburgers, une discussion
tranquille dans une cafétéria qui débouche brusquement sur la décision de
braquer celle-ci : tout le film fonctionne sur des déplacements déjantés, des
jeux jubilatoires et irréalistes avec les genres et clichés du cinéma. Le
public de l’âge hypermoderne entre ainsi dans les films par plusieurs portes
qui, même si elles ouvrent sur des domaines qu’il ne connaît pas – qui peut
relever et comprendre toutes les références hitchcockiennes des films de De
Palma ? –, lui donnent la sensation ludique du double jeu et le plaisir de
« s’éclater » dans le délire des signes. L’hilarant ne procède plus de
l’inadaptation burlesque des personnages ni de l’effet de « mécanisation de
la vie » chère à Bergson : il vient du détournement cool des signes média-
culturels, du télescopage loufoque de séries hétérogènes de sens. L’humour
joue ici comme un moyen de n’être pas dupe, de désamorcer le sérieux des
films traditionnels sans pour autant se priver du plaisir qu’ils procurent. The
Barber est un vrai film noir, en même temps qu’il en est un vrai/faux : le
plaisir est double.
Dans ce jeu de citations et de clins d’œil, on a parfois reconnu
l’expression d’un esprit superficiel, désabusé, nihiliste, sous-tendu par la
disparition des grands horizons de sens. Les plus pessimistes l’ont assimilé
à une figure de l’épuisement ou de l’obsolescence de l’esprit de modernité :
quand on ne croit plus en rien, se déchaîne le jeu pur des signes tournant sur
eux-mêmes dans une circularité et une spécularité sans fin. Avec le désert
du sens contemporain viendrait l’esthétique ludique, désubstantialisée,
8
désenchantée, des « images se-sachant-images » .
On soulignera pourtant que cette inflation d’allusions est moins le reflet
de la banqueroute du sens que le signe d’un nouveau palier de
l’individualisation qui, s’affranchissant des anciennes formes
d’encadrement collectif, revendique le droit au « délire » juvénile et au jeu
free style avec les conventions. L’humour citationnel ou le recyclage
ironique n’est que la version ludique de cette poussée de la dynamique de
souveraineté individuelle, une manière de s’émanciper des contraintes
codées des genres filmiques. Dès lors, en effet, le genre ne commande plus
impérativement la tonalité du film : le voici détourné et distancié,
métamorphosé qu’il est en une espèce de métafilm par le recours aux
emprunts libres et autres pastiches. Au principe de plaisir exalté par la
société d’hyperconsommation répond la jubilation du second degré, des
réminiscences détournées, du mélange ironique des différents éléments de
la média-culture. Avec l’hypermodernité individualiste triomphe la liberté
du mixage tous azimuts et de la distance décontractée qui « voit tout entre
guillemets » (Susan Sontag).
C’est se tromper radicalement que diagnostiquer un cinéma qui, devenu
indifférent à lui-même, n’aurait plus d’autre but que de se parodier, de se
9
« venger » en un temps de « ressentiment vis-à-vis de sa propre culture » .
C’est l’inverse qui est vrai : la référence est d’une certaine façon
10
révérence . Nul désenchantement, nul « travail de deuil », mais, bien
davantage, immersion jubilatoire dans l’univers des signes contemporains,
jeu avec le cinéma et les médias érigés en référentiel hégémonique, en
culture irriguant l’imaginaire des nouveaux cinéastes. S’imposant comme
référence majeure dans une époque ultra-individualiste, la média-culture
autorise la complicité du clin d’œil, le sourire de l’allusion, la familiarité du
décalage, le recul de la distance ironique. S’il s’agit d’entertainment pour le
nouveau spectateur qui goûte le plaisir de la reconnaissance des clins d’œil,
il s’agit pour les réalisateurs de se faire plaisir par la pratique des citations,
par les associations humoristiques et décalées du second degré. Le cinéma
fait son cinéma, joue avec le cinéma, pour une deuxième gloire du cinéma.

1. Sur cet aspect, voir Félix Torres, Déjà vu. Post et néo-modernisme : le retour du
passé, Ramsay, 1986.
2. Marie-Thérès Journot, « Journal filmé et caméra de surveillance : les emplois
paradoxaux de la vidéo dans le cinéma des années 1990 », in Odile Bächler, Claude
Murcia, Francis Vanoye (dir.), Cinéma et audiovisuel. Nouvelles images, approches
nouvelles, Paris, L’Harmattan, 2000.
3. Jean-François Aubé, « Une tendance du court-métrage numérique : le film dans le
film », Hors Champ, janvier 2004.
4. Jean Serroy, Entre deux siècles, op. cit., p. 575.
5. L’expression est de Laurent Jullier. Il en donne pour exemple le Frankenstein de
Kenneth Branagh, qui « brasse les couches de représentation associées à son thème
sans renoncer à faire peur » (L’Écran post-moderne, op. cit., p. 19).
6. Laurent Jullier propose une taxinomie sommaire de ce qu’il appelle le « cinéma de
l’allusion », ibid., p. 24-27.
7. Ainsi, dans Pulp Fiction, on voit un John Travolta un brin empâté se lancer, avec une
Uma Thurman sous cocaïne, dans une danse où apparaît en filigrane celle à laquelle,
jeune et mince, il se livrait, en se déhanchant avec souplesse, dans La Fièvre du
samedi soir.
8. o
Alain Renaud-Alain, « L’image sans gravité », Revue d’esthétique, n 25, 1994. Voir
aussi Vincent Amiel et Pascal Couté, Formes et obsessions du cinéma américain
contemporain, op. cit., p. 47-60.
9. Jean Baudrillard, « Illusion, désillusion esthétiques », Le Complot de l’art, Paris, Sens
& Tonka, 1996, p. 36.
10. e
Sur cette question, que posait déjà la vogue du burlesque au XVII siècle, voir
l’introduction à Scarron, Le Virgile travesti, éd. Jean Serroy, Paris, Garnier, 1988.
DEUXIÈME PARTIE

NÉO-MYTHOLOGIES
CHAPITRE V

Le documentaire
ou la revanche des Lumière

Depuis qu’en 1895 le train est entré en gare de La Ciotat, le cinéma a


partie liée avec la réalité et, partant, avec le documentaire. L’histoire du
septième art s’est écrite tout autant dans le sillage des frères Lumière que
dans celui de Méliès et, de Vertov à Flaherty, de Joris Ivens à Chris Marker,
le cinéma-vérité n’a jamais cessé de poser l’œil de l’objectif directement sur
le réel.
Pourtant, c’est bel et bien une planète-documentaire en grande partie
inédite que nous voyons émerger et se développer, dotée de nouvelles
frontières, d’un nouveau relief, de nouveaux horizons. Ce qui s’impose
aujourd’hui n’a plus rien à voir avec ce qui s’est passé jusque dans les
années 1990. La multiplication soudaine et exponentielle des documentaires
sur grand écran, de même que le nouvel engouement du public qui ne les
avait longtemps considérés que comme relevant du seul domaine de la
télévision, ont changé singulièrement la donne. Si le genre documentaire
n’est évidemment pas nouveau, le phénomène contemporain qui
l’accompagne, lui, l’est en grande partie. Avec le siècle qui commence
sonne l’heure de la revanche des frères Lumière.
Une marche impériale
Les faits en témoignent : en 2005, sur les 534 films distribués en
France, 58 sont des documentaires, soit un peu plus d’un film sur dix, là où,
six ans plus tôt, en 2000, il n’y en avait encore que 27 sur un total de 532.
Et le nombre de films documentaires croît proportionnellement aux entrées
qu’ils réalisent. Cette même année 2005, trois documentaires ont affiché en
France des scores à faire pâlir nombre de films de fiction : 150 000 entrées
pour Rize, 320 000 pour Le Cauchemar de Darwin et, must du must,
1,9 million pour La Marche de l’empereur. S’exportant un peu partout dans
le monde, ce film a réalisé des scores considérables, notamment aux États-
Unis, où, avec 77 millions de dollars de recette, il dépasse Le Cinquième
Élément (qui en avait rapporté 63 millions), devenant ainsi le plus gros
succès français jamais obtenu sur les écrans américains. Lesquels écrans
américains ne sont d’ailleurs pas non plus indifférents aux documentaires
proprement américains, comme le prouvent les 120 millions de dollars
réalisés par Fahrenheit 9/11, ou encore la percée réalisée par Une vérité qui
dérange, qu’Al Gore propulse sur les talons du film de Michael Moore en
en faisant la troisième meilleure recette jamais réalisée par un
documentaire.
1
Cette revitalisation du genre trouve une autre illustration au travers des
prix et festivals qui lui apportent une consécration officielle : création en
2003, pour le vingt-neuvième festival du cinéma américain de Deauville,
d’une section intitulée « Les docs de l’oncle Sam », et en 2007, 35 ans après
la première édition de la manifestation, d’un César du meilleur
documentaire. Les titres de « gloire » rayonnent et se multiplient : Oscar du
meilleur documentaire et César du meilleur film étranger pour Bowling for
Columbine en 2003 ; Palme d’or pour Fahrenheit 9/11 en 2005 à Cannes
(qui n’avait plus couronné de documentaire depuis 1956 et Le Monde du
silence de Cousteau) ; Oscar 2006 du meilleur documentaire pour La
Marche de l’empereur. Le festival du film policier de Cognac décerne en
2007 son grand prix, pour la première fois en vingt-cinq ans, non à un film
de fiction, mais à un documentaire, A Very British Gangster, consacré à
l’histoire d’un truand authentique. Le temps est loin où le documentaire
était tout juste bon à servir de hors-d’œuvre en première partie de séance
dans les bons vieux cinémas de quartier puis, disparaissant du grand écran,
à devenir le tout-venant de la télévision, destiné en priorité au remplissage
des programmes de nuit. En quelques années, sa situation a radicalement
changé. Reconnu, honoré, dignifié, il accède au statut de film à part entière,
à voir pour lui-même et qui, à l’instar du film de fiction, prolonge sa durée
de vie par le DVD. En 2005, La Marche de l’empereur – encore lui – réalise
le meilleur score de vente des DVD de l’été, avec plus de
300 000 exemplaires vendus. Le documentaire n’est plus dans cette
situation marginale et minoritaire qui était depuis toujours la sienne : il
devient partie intégrante du grand marché du cinéma.
À cette consécration par les chiffres s’ajoute l’extrême diversification
des sujets traités. Pour prendre un simple exemple, en 2005, à Deauville, la
section documentaire pouvait proposer aussi bien le portrait psychiatrique
d’un musicien maniaco-dépressif, un reportage sur les enfants d’un quartier
de Calcutta, une enquête sur la faillite d’Enron, un making-of du tournage
de La Porte du Paradis en 1979, une expérience de vie au milieu des
grizzlys d’Alaska, une évocation d’Hubert Selby Jr., la chronique d’un
tournage à New York, un voyage sur les traces de la rumeur née autour des
Protocoles des Sages de Sion ou une enquête sur un vol de tableaux dans un
musée de Boston que la vie d’un basketteur chinois jouant en NBA. Tout
semble désormais matière à susciter le regard de la caméra : les ressources
étant immenses, l’inventaire devient illimité. Le bouleversement est
majeur : on est passé d’un monde « clos » à un univers « infini ».
En même temps, le documentaire a perdu son ancien style professoral,
ostensiblement pédagogique. C’en est fini, pour l’essentiel, de la
traditionnelle voix off qui faisait autorité ainsi que des structures narratives
et des rhétoriques codées (comme celle qui articulait tout reportage sur une
ville, une région, un pays, autour de la notion systématiquement sollicitée
de « terre de contrastes » !). On retrouve et on prolonge de la sorte la voie
des grands créateurs du cinéma du réel qui, interrogeant la réalité par tous
les moyens – de l’image, du son, du montage –, ne confondaient jamais
représentation du monde et cours de géographie. La diversification gagne
aussi, du coup, la forme elle-même : dans la multiplicité de ses approches et
dans des recherches qui relèvent tout autant de la narration que de la mise
en scène, le documentaire passe de ce qui était l’apprentissage quasi
doctoral d’un monde connu qu’il se chargeait de faire découvrir par un récit
simple, à l’investigation problématique d’un monde éclaté et sans frontières
qu’il interroge tous azimuts par des moyens complexifiés.
Assurance tous risques
Comment interpréter cette formidable déferlante du documentaire ?
Quel sens lui donner ? Faut-il y voir une méfiance accrue à l’égard de la
télévision qu’on est de moins en moins enclin à croire parce qu’on la juge
soumise aux contraintes nées des intérêts financiers ? C’est ainsi que les
documentaristes eux-mêmes, se détournant de plus en plus d’une télévision
qui leur impose des produits calibrés et qui refuse systématiquement
certains sujets jugés épineux, choisissent de tourner directement pour le
cinéma, assurés qu’ils sont d’y trouver précisément un public qui se défie
du petit écran. Pour avoir accès au vrai, confiance serait ainsi redonnée au
cinéma documentaire, plus libre, moins suspect de compromissions.
L’explication est à retenir, mais aussi à nuancer. Concernant les rapports
entre cinéma et télévision, nombre d’exemples montrent que le
documentaire est diffusé aussi bien d’un côté que de l’autre. Michael
Moore, par exemple, choisit de montrer aux États-Unis Fahrenheit 9/11,
véritable pamphlet anti-Bush, d’abord à la télévision plutôt que dans les
circuits de cinéma, pour toucher directement un public plus large dans la
perspective des élections qui se profilent. Pareillement, nombre de
documentaires sont conçus à la fois pour une diffusion télé et pour une
exploitation en salles, certains utilisant même ce troisième medium qu’est le
DVD pour se donner à voir in extenso : le succès que Mondovino rencontre
sur grand écran permet ainsi la sortie de la version intégrale, de près de
10 heures, en DVD.
Dans ces conditions, on ne saurait lier la consécration actuelle du
documentaire sur grand écran au seul rapport à la télévision. Au vrai, trois
séries de transformations sociales et culturelles sous-tendent profondément
le phénomène. Tout d’abord, la poussée du documentaire apparaît comme
une réponse à la disparition des grands repères collectifs du bien et du mal,
du juste et de l’injuste, de la droite et de la gauche, ainsi qu’à l’effacement
des grandes visions de l’avenir historique. Délestées de grilles macro-
idéologiques indiquant le sens de l’histoire, ce sont toutes les « petites »
histoires, toutes les réalités micro et macro du monde humain-social qui
gagnent une nouvelle dignité. Mais, orphelines des idéologies héroïques,
nos démocraties sont devenues, en même temps, des démocraties de
désorientation, d’insécurité et de déception. Dans ce contexte de
déstabilisation des référentiels et de vide idéologique, les faits présentés par
le documentaire substituent aux systèmes d’interprétation globale désormais
défaillants des « réalités » immédiates mais fortes, ancrées, ayant une
certaine dimension d’évidence. Ils apportent de petits îlots de terre ferme et
solide qui font cruellement défaut à nos contemporains.
Les films du réel, tels qu’ils prolifèrent sur les écrans, ont un
soubassement commun, qui les rend facilement œcuméniques. Ce qui les
fonde, c’est l’idéologie des droits de l’homme, élargie aux droits de la terre
– protection des espèces, préservation des ressources naturelles. Cinéma de
protection sur lequel tout le monde ne peut qu’être d’accord, il vient
répondre au sacre des droits de l’homme ainsi qu’à une insécurité sociale et
écologique croissante. Les perches du Nil et le juteux trafic d’exploitation
que leur élevage génère en Afrique, dans Le Cauchemar de Darwin, les
sombres menées capitalistes de l’industrie du tabac contre la santé
collective, dans Tabac, la conspiration, le réchauffement planétaire et
l’aveuglement des grandes puissances contre lesquels Al Gore part en
croisade dans Une vérité qui dérange, autant de sujets différents et de
visions diverses, mais qui ont tous le même effet : alors même qu’ils
semblent alerter les consciences et les éveiller à des dangers insoupçonnés,
en fin de compte, ils rassurent et font entrevoir des solutions pour apaiser
l’anxiété collective. Ils satisfont les besoins d’assises et de réassurance en
faisant valoir l’évidence de vérités humanistes et écologiques.
En approfondissant cette dimension rassurante, ils proposent même,
face à l’angoisse de l’avenir, le retour au cocon douillet du passé, par
exemple dans la nostalgie des temps où l’on apprenait, comme dans le
documentaire de Nicolas Philibert, à conjuguer Être et avoir avec un
instituteur exhalant le souvenir de l’école laïque et obligatoire. Même cocon
sécurisant lorsque le bonheur est à Najac, dans ce petit village de l’Aveyron
sorti tout droit de la France tranquille, éternelle et rurale, et rétif à toutes les
sirènes de l’urbanisation et de la mondialisation, que filme Jean-Henri
Meunier dans La Vie comme elle va et dans sa suite, Ici Najac, à vous la
Terre.
Cinéma consensuel en ce qu’il est avant tout humaniste, il dénonce le
mal sans vraiment mettre en avant de modèles concurrents. On est à mille
lieues d’une contre-culture. Il vient offrir une clé à valeur passe-partout, qui
ouvre indifféremment toutes les serrures, de la santé à la géopolitique, de la
survie des espèces menacées aux zones d’ombre de l’histoire. Cinéma
hypermoderne, qui donne la sensation de comprendre la complexité du
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monde et de détenir un certain pouvoir sur la marche des choses , il est en
fait, alors même qu’il dénonce les dégâts du libéralisme, intrinsèquement
libéral et moral.
Le néodocumentaire exprime la fin des grands rêves collectifs et des
prophéties de la modernité triomphante. Lorsqu’il n’y a plus de grands
mythes mobilisateurs, il reste à mieux connaître le présent pour en rectifier
les dérives et les excès ; quand on ne croit plus aux utopies sociales, on se
réfugie dans un passé imaginaire et idéalisé ; quand on n’espère plus
révolutionner le monde actuel, on le montre, on l’ausculte au plus près
comme la seule chose qui nous reste à aimer, à détester ou à corriger.
Une prime de satisfaction réflexive
Un deuxième phénomène est à souligner. Ce qui caractérise le
néodocumentaire, c’est qu’il apporte à son public une satisfaction
particulière : la démystification, la dénonciation des mensonges, le plaisir
de sortir de la caverne des illusions. Il répond au besoin qu’éprouve
l’individu contemporain de se sentir un sujet libre, pensant et critique dans
un système qui le pousse à consommer à tout va. Un peu partout, nous
voyons s’accroître le désir d’une consommation plus réflexive et active,
distanciée et citoyenne. La consommation est ce qui, à présent, doit nous
rendre plus intelligents, fût-ce sans effort, dans le bonheur des images. À ce
consommateur se vivant comme averti et non dupe est donnée en quelque
sorte une prime de satisfaction réflexive. Un phénomène observable à
travers une multitude de modes de consommation : recherche de « bons
plans » sur le Net, partage d’informations sur les blogs et forums, voyage
culturel, alimentation bio, achats « verts ». Consommer, mais sans « se faire
avoir » et en étant « responsable » ; voir des spectacles non seulement pour
le divertissement ou l’évasion, mais pour se sentir plus éclairé, plus majeur,
moins berné.
Le rapport plus ou moins cynique à l’univers politique n’y échappe pas :
il suffit de se mettre, en suivant Karl Zéro, Dans la peau de Jacques Chirac
pour observer les dessous du pouvoir et pour avoir l’impression d’en
comprendre les mécanismes. Même chose pour la fast food, avec ses
dangers pour la santé, les risques qu’elle fait courir, les pressions
publicitaires qu’elle exerce, sa puissance de frappe financière. L’expérience
in situ que Morgan Spurlock mène dans Super Size me en se portant
volontairement candidat au rôle de cobaye et en filmant sur son propre
corps les effets du Big Mac et du Coca-frites prétend en montrer,
« preuves » à l’écran, le côté pernicieux.
De plus en plus, il s’agit d’ouvrir les yeux, percer la surface des
apparences, révéler le vrai contre les médias marchands, pour le plus grand
profit du citoyen consommateur. L’Afrique livrée aux méfaits de la
mondialisation, telle que l’explique Hubert Sauper dans Le Cauchemar de
Darwin, en débroussaillant le mécanisme complexe qui lie l’introduction,
dans un lac de Tanzanie, d’un poisson prédateur qui en épuise les ressources
naturelles à un commerce exploitant les populations locales au bénéfice du
marché européen et à un vaste trafic d’armes international permet d’en
pénétrer les arcanes et de faire ainsi de chaque spectateur un quasi-
spécialiste de la question.
Le risque est, naturellement, que cette démystification soit elle-même
une mystification. Dans le cas du film de Sauper, il semble bien que ce
puisse être le cas, comme l’a établi par la suite une enquête menée sur place
par des journalistes et montrant que l’élevage de la perche du Nil, loin de ce
que le documentaire prétend, permet au contraire aux Africains concernés
de vivre et de se développer. Preuve, sans même avoir à juger de la bonne
ou de la mauvaise foi du réalisateur, que le documentaire, par son désir de
s’adresser à un large public, n’échappe pas aux mécanismes de
simplification et de spectacularisation. Alors même qu’il se présente
comme un « autre » cinéma, garant de la vérité face aux médias, à la fiction,
aux superproductions hollywoodiennes, le néodocumentaire, ici et là, ne
manque pas de leur emprunter leurs ressorts : sensationnalisme, effet-choc,
manichéisme, voire, dans les cas extrêmes, carrément manipulation. Sur ce
plan, Michael Moore, avec sa caméra coup-de-poing, n’y va jamais de main
morte. Si, au bout du compte, le public se retrouve dans ces films, c’est sans
doute aussi parce que ceux-ci confortent, en même temps que ses certitudes
ou ses aspirations profondes, son goût des spectacles hyperboliques et son
« consommationnisme » distractif. Malgré la différence de registre et de
scénographie, le public se retrouve « chez lui », avec la satisfaction de ses
appétits de « récits » à frissons.
Le banal et l’intime
Enfin, en troisième lieu, le succès actuel du documentaire ne peut être
dissocié des métamorphoses de la culture de l’individu dans les démocraties
hypermodernes. La nouvelle planète consumériste et psychologique a
entraîné une seconde révolution individualiste, marquée par l’émancipation
des sujets vis-à-vis des anciennes contraintes collectives et par l’exigence
de se gouverner soi-même. Cette fièvre d’autonomie individuelle ne s’est
pas limitée aux rapports à la famille, à la religion ou à la politique : on en
trouve l’expression jusque dans la relation au cinéma et, plus précisément,
aux documentaires. Dans nombre de ceux-ci, le sens est ouvert, plus ouvert
en tout cas que dans le film dramatique. Point de vision surplombante qui
commande le tout, mais mille et un petits gestes, des séquences décousues
et discontinues, des pointillés et des mystères, où chacun, du coup, est
rendu à soi, en prend et en laisse, tricote et retricote à la carte des micro-
univers de sens. Par là, le néodocumentaire fait écho au désir individualiste
d’être plus participatif et autonome, moins pris en charge, moins orienté par
le fil de la trame narrative dont le commencement et la fin sont fixés à
l’avance. Une partie de la jouissance du spectateur réside alors dans cette
liberté de l’imagination subjective recomposant, à usage intime, un récit
plus personnel, plus secret, à travers le réel représenté. Et ce quel que soit
ce réel : dans les 130 heures d’histoires et d’individus filmés, aboutissant
aux 175 minutes de film de Dans la chambre de Vanda, Pedro Costa montre
les errances d’une sans domicile fixe, mais, comme le relève Denis
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Bellemare, « il n’émet pas un point de vue sur ce monde ». Les petits faits
qu’il raconte, les gens que rencontre le personnage sur sa route, la diversité
d’un réel transfiguré par l’« immatérialité du cinéma » laissent la porte
ouverte au sens et offrent à chaque spectateur, si éloigné soit-il de ce
monde, les « leçons de vie » qu’il entend y trouver. Filmant, dans Jesus
Camp, les évangéliques, branche radicale et fondamentaliste du
protestantisme américain, Heidi Ewing et Rachel Grady donnent à voir la
droite religieuse en action de façon volontairement neutre, sans
commentaire : un néoconservateur y trouvera confirmation de ses choix
comme un démocrate de sa défiance.
Tout un ensemble de principes (culte hédoniste et psy, culte du corps et
de la santé, culte de l’autonomie subjective) ont précipité l’avènement d’un
néo-individualisme se présentant comme obsession narcissique,
interrogation et souci de soi, exigence d’authenticité et de communication
intimiste, psychologisation de l’existence. Dans ce contexte, c’est la
quotidienneté de la vie et les méandres du Moi existentiel qui sont
recherchés et valorisés. La singularité de chacun, le grain de la vie comme
elle va, deviennent matière à filmer, à réfléchir et à aimer. L’accouchement
de Naomi Kawase dans Shara, les cinq bébés filmés de 0 à 18 mois dans le
documentaire que prépare Alain Chabat, l’amour adolescent de la fille de
Claire Simon dans 800 kilomètres de différence, la fast food que Morgan
Spurlock mange au MacDo comme vous et moi ou le vin, bon ou mauvais,
des vignerons de Mondovino, qui a vocation, un jour ou l’autre, à arriver sur
ma table : la société de l’individu extrême a entraîné le désir de nous
retrouver et de nous reconnaître dans les spectacles filmés, de voir d’une
autre manière ce que nous sommes et ce que nous vivons nous-mêmes.
Sous la poussée de la culture individualiste et psy, toute personne et
toute réalité quotidienne se montrent ainsi dignes d’intérêt
cinématographique, faisant voler en éclats les hiérarchies d’autrefois, qui
distinguaient sujets nobles et sujets inférieurs. Mini-héroïsation du banal
qui rejoint, à certains égards, le phénomène de la téléréalité. La star,
désormais, se rapproche de moi, elle n’est plus l’autre intouchable et
dissemblable, comme l’étaient autrefois les stars quasi divinisées
d’Hollywood : Jean-Pascal, pas Valentino ; Loana, pas Garbo. C’est la
singularité des individus auxquels on peut s’identifier qui nous séduit et
nous touche. Et même Moi ou mes proches « méritons » d’être filmés tels
que nous sommes dans notre vie « réelle » ordinaire. Il faut considérer le
sacre du documentaire comme l’une des figures de l’avancée de
l’imaginaire démocratique travaillant à réduire les inscriptions
hiérarchiques de la dissemblance parmi les hommes.
On peut ainsi y voir une sorte de ready-made, de pratiquement tout et de
n’importe quoi, qui installe le banal ou le dérisoire de la réalité au centre de
l’œuvre, qui affirme que tout est art, que tout est « bon » à filmer. Mais si,
chez Duchamp, la démarche plasticienne était inséparable d’une
dénonciation de l’art, d’une volonté de subvertir le travail artistique et le
musée lui-même, ici, rien de tel. L’insignifiant de tous les jours est au
contraire sursignifiant et le documentaire n’ambitionne nullement de
transgresser l’espace artistique. Il se donne à voir pour ce qu’il entend être :
nullement un non art ou un anti-art, mais un art « brut », un art du réel.
Les hommes à la caméra
Un art « brut » et pourtant inévitablement « monté », c’est-à-dire
construit. D’où un problème vieux comme le cinéma, qui n’en finit pas
d’agiter la réflexion critique : qu’en est-il, dans ces conditions, du rapport
du film documentaire à la réalité et, corrélativement, à la vérité ?
Ne nous y trompons pas : s’il y a toujours eu dans la fiction des
éléments de réel, il y a toujours eu également, dans le documentaire, des
éléments de fiction. À l’évidence, il n’existe pas deux cinémas hétérogènes,
substantiellement différents, car la seule vraie catégorie opératoire, ici, est
celle du Récit. Aucun film ne peut échapper à la dimension première,
irréductible, de l’écriture. Simplement, le documentaire a ceci de spécifique
qu’il raconte la réalité. Il se trouve que les développements nouveaux du
documentaire, forts de l’histoire d’un genre qui s’est, depuis Dziga Vertov,
préoccupé précisément de ce qu’il en est, pour L’Homme à la caméra, de la
représentation du réel, invitent plus que jamais à dépasser la sacro-sainte
dichotomie réel-fiction, vrai-faux. C’est là, dans l’extrême diversité
apportée aujourd’hui à la question, qu’apparaît toute la complexité formelle
d’un genre dont la soudaine prolifération illustre autant la complexification
de la réalité sociale – celle de l’âge hypermoderne – que l’affinement de la
démarche artistique qui entend en rendre compte. Longtemps, le
documentaire, tel qu’il figurait dans les premières parties de séance, avec
reportage sur la pêche à la sardine ou sur les danses folkloriques du Haut-
Tyrol, et tel qu’il se donne encore dans les films projetés à la télévision ou
sur grand écran (programmes de découverte du monde, vie des animaux,
etc.), s’en est tenu à ce que l’on pourrait appeler son degré zéro : celui du
reportage, de la découverte neutre, anonyme (le réalisateur y reste un
inconnu), naïve, sans subjectivité, ne revendiquant aucun point de vue, si ce
n’est celui de qui sait montrant à qui ne sait pas. Par rapport à cette forme
primitive du genre, ce que les grands documentaristes lui ont, tout au long
de son histoire, apporté est la notion de regard. Un documentaire devient,
dès lors, un œil ajouté à la caméra, un choix d’angle et de cadre, une
science du découpage et du montage qui représente le monde en
l’interrogeant, en faisant voir ce qui est dessous, trop visible parfois et
qu’un œil commun ne voit pas. Sa visée est alors proprement artistique. Et
il se pourrait bien qu’à travers la réaffirmation actuelle du documentaire se
cherche une nouvelle synthèse de l’objectif et du subjectif, mille synthèses
inédites travaillant à marier, d’une certaine manière, Lumière et Méliès.
La (re)construction du réel
L’œuvre de Raymond Depardon en est une parfaite illustration :
inlassable observateur du monde et de la société des années 1970-2000, il
passe de l’Afrique aux urgences d’un hôpital psychiatrique, d’un
commissariat à une chambre de tribunal, des silhouettes de Paris à des
profils paysans. Mais il le fait en proposant, par la visée même qu’il choisit,
une vision du monde, qui apparaît à travers la façon dont il compose,
construit, élabore son film, c’est-à-dire dont il travaille la réalité comme un
matériau pour le cinéma et dont il y introduit du récit. Documentaire brut
e
sur une séance de la 10 Chambre correctionnelle de Paris, ses Instants
d’audience, par la façon dont il les « met en scène », deviennent, au sens
balzacien, des scènes de la justice ordinaire, qui composent un chapitre
d’une comédie humaine, d’un roman des hommes d’aujourd’hui. La
barrière entre fiction et réalité saute, les personnages qu’il convoque à la
caméra comme la présidente les convoque à la barre sont des acteurs de leur
propre vie qui, en plans serrés, révèlent leur intimité devant le tribunal
filmé, lui, en plans larges, avec tout l’apparat imposant du cérémonial
judiciaire. On songe à Flaubert, qui voulait « donner à la prose le rythme du
vers et écrire l’histoire ordinaire comme on écrit l’histoire ou l’épopée ». Ce
programme esthétique se prolonge : il s’agit toujours de « bien écrire le
médiocre », de transfigurer le plus ordinaire, de « tirer l’éternel du
transitoire » (Baudelaire).
Cette force narrative du documentaire ainsi pratiqué explique que l’on
puisse considérer ces réalisateurs comme de véritables metteurs en scène,
dont on va voir les films comme on va voir une œuvre de fiction. Du reste,
des cinéastes comme Depardon ou Agnès Varda transcendent les frontières
et brouillent volontiers les repères. Quoi qu’il en soit, l’habitude que leurs
films instaurent auprès du public est l’abolition de la classification
générique : le documentaire n’est plus rejeté aux marges, il devient, comme
la comédie ou le thriller, un genre susceptible de remplir les salles et de
satisfaire un public qui, en le voyant, aura le sentiment qu’on lui raconte
une histoire.
D’autant que ce qui, il y a quelques années, aurait relevé du simple
reportage, se trouve promu, par le flair de producteurs sachant sentir le vent
et de réalisateurs ne craignant pas de vouloir séduire le public le plus large
possible, au rang de film à part entière, proposant au public ce qu’il attend :
une vraie histoire, davantage encore qu’une histoire vraie. La scénarisation
de la réalité devient ainsi pratique courante, de la voix off qui accompagne
les insectes de Microcosmos dans leur monde de l’infiniment petit ou Le
Peuple migrateur dans ses vols au long cours à l’anthropomorphisme que
La Marche de l’empereur installe comme procédé narratif en donnant la
parole à un couple de manchots et à son rejeton. Processus qui va jusqu’à la
présentation d’une termitière en terre d’Afrique entièrement scénarisée et
transformée ainsi en véritable film de guerre mettant aux prises le peuple
des termites et l’armée des fourmis qui l’attaquent, dans La Citadelle
assiégée.
Regard militant/regard intime
Le néodocumentaire a ceci de caractéristique qu’il assume de raconter
le réel. Or un récit n’est jamais neutre. Et toute une catégorie, importante,
de documentaires raconte dans le but de convaincre. Il s’agit là de films que
l’on peut appeler militants, au sens où ils résultent d’un engagement
obéissant à une volonté de le faire partager. La question qu’ils posent est, du
coup, moins celle de la réalité que celle de l’objectivité. Dans les cas
extrêmes, le militantisme se fait propagande, manipulation : la chose a
toujours existé, générant tout autant des œuvres fortes – Les Dieux du stade,
de Leni Riefenstahl, par exemple, moins reportage sur les Jeux olympiques
de 1936 qu’hymne à la puissance nazie – que des sous-productions
détestables – comme les fameux documenteurs produits par la propagande
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de Vichy qu’a analysés Jean-Pierre Bertin-Maghit . Aujourd’hui, avec la
production qui s’accroît, la question est plus que jamais sensible : où
commence l’impartialité, où finit-elle ?
Une œuvre comme celle de Claude Lanzmann en fournit l’illustration
tant théorique que pratique. Voulant consacrer un film au génocide des Juifs
d’Europe durant la Seconde Guerre mondiale, il développe en 1985 avec
Shoah, à travers les images qu’il propose, une position théorique sur le
problème même que soulève la représentation d’un événement qui défie,
fondamentalement, la représentation. Document, plus que documentaire,
son film refuse tout autant les images d’archives que la fiction : il dit
l’indicible par d’autres moyens, il interroge les témoins, il arpente les lieux
où plus rien ne se voit de ce qui fut l’horreur, il dresse un tombeau
mémoriel pour les millions de corps évanouis en fumée. Œuvre fondatrice,
Shoah est un film assurément militant : il suffit de voir la façon farouche
dont les négationnistes cherchent à le nier pour s’en convaincre. Mais il ne
l’est pas de la même manière que le documentaire (Tsahal) consacré, en
1994, à l’armée israélienne par le même réalisateur : les développements,
dans les années qui suivent, du conflit israélo-palestinien accusent de façon
nette la manière dont son militantisme recouvre ici un engagement
personnel beaucoup plus subjectif.
Il en va pareillement de l’évolution de l’œuvre de Michael Moore,
toujours engagé mais de plus en plus provocateur. Après Roger et moi
(1989) et le témoignage qu’il y apporte sur les licenciements opérés par la
General Motors, il effectue un tir de barrage contre le lobby favorable à la
vente d’armes dans Bowling for Columbine (2002). Cette dynamique
l’amène à s’en prendre directement en 2004, avec Fahrenheit 9/11, au
« gouverneur Bush », dans ce qui constitue un pamphlet pur et simple,
d’autant plus efficace qu’il est émouvant, drôle, acide, constamment
talentueux. Le grossissement, l’exagération, la simplification, la
manichéisation : le documentaire militant, sans le dire et sans même
s’interdire parfois la mauvaise foi, sait prendre avec la réalité la distance de
la forme rhétorique. Al Gore se faisant filmer, dans Une vérité qui dérange,
présentant devant des étudiants une conférence sur le réchauffement de la
planète prononce, au sens propre, un discours, revêtu de toutes les formes
rhétoriques et spectaculaires appropriées. Cette force de conviction qu’il
met au service de la cause qu’il défend, il l’assortit d’une stratégie de
lancement, en accompagnant partout son film auprès des publics populaires
comme auprès des autorités (en France, les députés ont droit à une
projection spéciale). Où l’on voit que le documentaire simplifie le monde,
en développant la complexité des moyens qu’il utilise. Même les militants
du réel n’ignorent plus les ficelles d’Hollywood.
Cette complexité, qui permet d’aborder la réalité extérieure de toutes les
façons, le documentaire l’utilise aussi en dirigeant sa caméra en sens
inverse, vers l’intérieur, vers l’intime. Une autre forme de documentaire,
qu’on pourrait dire intimiste, prend pour sujet l’individu. L’infinité du soi,
l’infinité des soi, offre un champ illimité. Portraits de personnages,
d’artistes, de gens quelconques ou de célébrités, le documentaire est alors
tout à la fois enquête, analyse, voire psychanalyse, portant, par l’effet-
miroir qu’il offre, tout autant sur l’individu filmé que sur le réalisateur qui
le filme.
Dans Esquisses de Frank Gehry, Sydney Pollack montre certes
l’architecte face à son art, mais la vision de l’artiste au travail, par les
problèmes qu’il se pose sur la création, renvoie au réalisateur lui-même en
train de faire son documentaire, se posant des questions sur la manière d’y
parvenir et sur son art de cinéaste. De même, lorsque Agnès Varda, dans
Les Glaneurs et la glaneuse, fait le compte de tous les détritus, déchets,
restes, que laisse derrière elle, pour ceux qui les ramassent, la société de
consommation, son film lui-même se construit à partir des images qu’elle
glane à droite et à gauche, bric-à-brac de bric et de brocante où elle grapille
avec sa petite caméra numérique, jusque, et y compris, sur sa propre
personne en train de filmer, sur la glaneuse vieillie qui observe ses mains
ridées, son visage un peu fané, les trous de sa chevelure. Un
autodocumentaire, comme une autofiction. Claire Simon abolit plus encore
les frontières lorsque, dans 800 kilomètres de différence, elle construit un
film sur un premier amour en prenant sa propre fille, justement en train de
le vivre, pour objet d’observation : la frontière devient mince de la vérité à
la subjectivité, de la réalité à sa représentation. Dans cet entre-deux
incertain, la cinéaste construit une œuvre qui, de la cour d’une école
maternelle (Récréations) à une petite entreprise de restauration (Coûte que
coûte) ou au portrait d’une femme racontant sa vie (Mimi), interroge non
seulement la réalité mais aussi le cinéma.
Vrai/faux
Ce travail et cette réflexion formels donnent naissance, chez un maître
comme Kiarostami, à une œuvre totalement et simultanément ancrée dans la
fiction et dans la réalité. Voir Et la vie continue, c’est voir un documentaire
sur les ravages du tremblement de terre qui touche le nord de l’Iran en
1990, et en même temps le deuxième volet d’une fiction commencée avec
Où est la maison de mon ami ?, qui va se poursuivre avec Au travers des
oliviers, et qui raconte l’histoire d’un cinéaste – double de Kiarostami –
tournant un film qui se construit chaque fois à partir de la réalité qu’il filme.
Car le cinéaste filme les décors, les gens, les situations de la réalité que
rencontre l’œil de sa caméra, le tout dans un récit conçu au préalable, qui
raconte un film en train de se faire et que les événements réels se chargent
eux-mêmes de conduire et de modifier. Étonnant jeu de miroirs, qui est tout
le contraire d’un exercice formel, dans la mesure où, pour le cinéaste, la
réalité c’est la vie, sa vie, sa vision de la vie. Arrivées à ce point
d’entremêlement, réalité et fiction s’interpénètrent de façon si étroite que
non seulement leur clivage théorique si souvent affirmé saute, mais que la
distinction traditionnelle des genres s’abolit. Les films de Kiarostami ne
sont ni documentaire ni fiction, ils sont l’un et l’autre à la fois.
Dans ces zones indécises où s’abolissent les typologies, le documentaire
éclate. La créativité élargit son champ jusqu’à dissoudre ses traits
génériques. Cela apparaît bien dans un type de films qui réintroduit la
fiction dans le réel et cinématographise le reportage : le docu-fiction, où tel
événement réel (par exemple, un accident de montagne dans La Mort
suspendue) est raconté à travers un scénario qui mêle documents d’archives
et interviews de spécialistes ou de témoins à une fiction qui reconstitue les
faits et qu’interprètent des acteurs. Dans cette nouvelle configuration, le
documentaire est à la fois matrice et matière de la fiction.
Il l’est aussi, mais de manière différente, dans l’enquête sociale que la
toute jeune Samira Makhmalbaf mène sur deux fillettes retenues plus de dix
ans enfermées dans leur maison par leurs parents, dans un quartier pauvre
de Téhéran. Celle-ci donne naissance à un film, La Pomme, qu’elle tourne,
quatre jours après que le fait divers a été révélé par la presse, sur les lieux,
avec les protagonistes eux-mêmes, à qui elle fait re-vivre la situation. Le
film (document ? fiction ?) est à la fois réalité et récit fictionnalisé,
découpé, scénarisé après tournage et monté.
De façon plus ludique, la porte s’ouvre au plaisir et à l’art de jongler
avec le réel et la fiction, notamment en jouant avec le vrai et le faux. Cédric
Klapisch, qui donne à la réalité une place essentielle dans ses fictions,
commence par un court-métrage, Ce qui me meut, qui est un vrai/faux
documentaire, sur un personnage vrai – Étienne Jules Marey – dont il
propose un faux portrait d’époque, en noir et blanc sautillant, lequel
débouche sur rien de moins que sur l’invention du cinéma comme
technique, Marey en étant l’un des initiateurs, mais aussi comme art, dans
un plan final qui évoque L’Atalante et Jean Vigo. Et Naomi Kawase mêle à
ce point le cinéma à sa propre vie que, se filmant en permanence et en
continu dans ses Carnets intimes, elle devient dans un de ses films de
fiction, Shara, une mère en train d’accoucher, dans une scène filmée au plus
près qui la donne à voir dans les douleurs de l’enfantement.
Où est la réalité ? Où est la fiction ? Éternel problème métaphysique,
mais qui n’est plus au cœur de ce qui se joue avec ce cinéma « super
réaliste ». Le problème n’est plus ici, en effet, un problème d’expression et
d’adéquation à la réalité, mais une dynamique de production et de
renouvellement de la création artistique. Car, en démultipliant le champ
d’investigation du réel, le documentaire d’aujourd’hui invente de plus en
plus de combinaisons inédites « réel-récit » : il relance et revitalise la
problématique de la fiction par celle de la réalité elle-même.
Réciproquement, l’appel à des formes plus sophistiquées et constamment
inventives de récit tend à produire des documentaires eux-mêmes plus
complexes, plus ambitieux, à valeur esthétique de plus en plus clairement
affirmée. On assiste, à travers la façon dont le documentaire est aujourd’hui
pratiqué, à un phénomène culturel et artistique important : la convergence
des deux tendances traditionnellement présentées comme distinctes, voire
antagonistes, depuis la naissance du cinéma – la réalité pour Lumière, la
fiction pour Méliès. Le néodocumentaire, dans la variété même des
combinatoires qu’il explore, apporte au cinéma un néonéoréalisme : il
réussit cette gageure de réconcilier les deux « frères ennemis » du septième
art.

1. Le retour en force du documentaire (il s’en produit actuellement en France quelque


2 300 par an) se vérifie également dans une tendance puissante que dégage une étude
portant début 2007 sur la télévision des neuf principaux marchés mondiaux : la fiction
et les émissions de divertissement apparaissent, pour la première fois depuis 2004, en
baisse parmi les nouveautés, alors que le documentaire et les magazines représentent
la plus grosse part des nouveaux programmes. Autre signe de cet engouement : depuis
2005, vodeo.tv, site de VOD, est entièrement consacré à la fourniture en ligne de
documentaires de tout format.
2. Enregistrant, parallèlement à la déréliction du politique, l’épuisement de l’art à
vocation politique et sociale, Dominique Baqué voit dans le film documentaire « l’un
des relais possibles d’un art politique aujourd’hui exténué », Pour un nouvel art
politique. De l’art contemporain au documentaire, Paris, Flammarion, 2004,
« Champs », 2006, p. 219.
3. Denis Bellemare, « Projections portugaises », in Jean-Pierre Esquenazi (dir.), Cinéma
contemporain, état des lieux, op. cit., p. 218.
4. Jean-Pierre Bertin-Maghit, Les Documenteurs des années noires, Paris, Nouveau
Monde Éditions, 2004.
CHAPITRE VI

In memoriam
Du film historique au cinéma mémoriel

La société hypermoderne est celle qui est dominée par la catégorie


temporelle du présent. Consommation, publicité, information, modes,
loisirs : sur fond d’épuisement des grandes doctrines futuristes, c’est toute
la quotidienneté qui se trouve désormais remodelée par les normes de l’ici-
maintenant et de l’instantanéité. Aux antipodes de la transmission des
traditions séculaires, nous voyons se développer une culture de type
présentéiste s’arc-boutant sur le temps court des profits financiers,
l’immédiateté des réseaux numériques et des jouissances privées.
Mais le paradoxe est qu’au même moment notre époque est témoin d’un
large mouvement de reviviscence de l’axe du passé, d’une véritable frénésie
patrimoniale et commémorative (floraison des musées, culte du paysage et
des monuments, prolifération des anniversaires en tout genre, vintage, rétro,
etc.), doublée d’une forte poussée des identités culturelles, ethniques et
religieuses faisant référence à une mémoire collective. Les modernes
voulaient casser tous les liens les rattachant au passé : nous le célébrons,
nous le redignifions, fût-ce dans l’animation et la promotion
ultracontemporaines. Voici le temps de la mémoire généralisée, de
l’excroissance mémorielle, autre figure de l’excès hypermoderne. Le
cinéma n’y échappe pas : l’hypercinéma est inséparable de l’hypertrophie
mémorielle envahissant l’écran.
Dans ce nouveau dispositif, ce sont tous les passés de toutes les
communautés particulières qui refont surface, brisant le modèle traditionnel
unitaire de la « grande Histoire ». Le surgissement du fameux « devoir de
mémoire », lié initialement à la Shoah, ainsi que l’exigence de
reconnaissance des différentes identités collectives ont répandu une culture
et une éthique mémorielles sur l’ensemble du champ social-historique. On
1
est passé de l’histoire-une à la mémoire plurielle et, dans le cinéma, d’un
genre bien répertorié – le film historique – à une thématique diffuse
susceptible d’imprégner tous les genres, de la comédie au drame. Un
cinéma nouveau se déploie, mû dorénavant par une volonté politique ou
transpolitique de réappropriation de « blocs » historiques occultés et de
célébration des différentes identités collectives.
Le film historique originel : un passé passé
D’emblée, le cinéma s’est déployé dans le registre futuriste aussi bien
que mémoriel : en 1902, déjà, Méliès envoie les hommes en Voyage dans la
lune et, en 1903, il fait ferrailler Les Mousquetaires de la reine, avant que,
en 1908, Le Bargy et Calmettes ne lancent véritablement la mode historique
en racontant L’Assassinat du duc de Guise. Si l’avenir offre à l’imagination
des espaces infinis, l’Histoire s’offre elle aussi comme un vaste territoire à
mettre en scène. Réservoir inépuisable d’événements et de personnages, elle
est surtout un réservoir d’histoires, dans lequel la littérature romanesque a
déjà largement puisé, enrichissant les faits de toutes les ressources de
l’imagination. Du roman-feuilleton au film à épisodes, Alexandre Dumas
génère Mario Caserini, dont les Trois Mousquetaires (1909) ne sont que le
prélude aux innombrables adaptations (plus d’une centaine) qui vont
démultiplier le fameux trio sur tous les écrans du monde.
Un genre est né : le film historique, mélange de réalité et de
romanesque, dont les caractéristiques sont bien répertoriées. L’élément
premier en est la reconstitution d’une époque. À cette fin, le film est « à
costumes » : l’habit de bure fait le moine médiéval, la perruque poudrée le
e
petit marquis XVII et le bicorne Napoléon. Le studio y trouve toute sa
raison d’être par la construction de décors rivalisant d’emphases stylistiques
et décoratives, afin que s’impose l’image d’une réalité historique faisant
illusion et que les spectateurs puissent y trouver tous les plaisirs du grand
spectacle dépaysant. De l’Intolérance de Griffith au Ben Hur de Fred Niblo,
Hollywood investit d’emblée l’histoire pour en faire un univers
hollywoodien. Le traitement romanesque de l’histoire suscite des genres
dans le genre : le péplum, le film de cape et d’épée, le film de pirates, la
biographie, le film de guerre et jusqu’au western, chargé lui aussi de valeur
historique dans un pays jeune à la recherche d’un passé.
Même si c’est Versailles qui lui est ainsi conté, ce qui est proposé au
spectateur ressortit à un projet fondamentalement romanesque, à une
volonté beaucoup plus idéalisatrice qu’historienne. Quant à l’histoire elle-
même, elle ne saurait être qu’une Histoire des grands événements et des
grands hommes propice à susciter l’admiration ou la fascination des masses.
Érigé en icône, le personnage historique incarne une histoire
essentiellement nationale : une histoire au service de l’idée nationale, mais,
plus encore, du spectacle onirique du cinéma.
Puissant constructeur de mythes et de légendes, le cinéma a reproduit le
schéma emprunté par la littérature dont l’origine millénaire est, comme on
le sait, l’épopée. Il en va de même à l’écran. Le modèle épique fondateur
structure les œuvres premières : Griffith, Gance, Einsenstein héroïsent à
tout va. C’est, pour l’un, à travers la guerre de Sécession, la Naissance
d’une nation, pour l’autre, du muet au parlant, un Napoléon né des idéaux
de la Révolution, pour le troisième, d’Octobre à Alexandre Nevski et à Ivan
le Terrible, le socle de la vieille Russie éternelle sous le fracas de la
révolution communiste. Puis, naissant de l’épopée, vient le temps du roman
e
– épopée en prose, comme on le définissait au XVII siècle –, qui humanise
les héros. Le cinéma moderne a suivi cette évolution : le film historique,
sans jamais renier sa dimension épique et spectaculaire, humanise lui aussi
ses personnages. Mais ce sont toujours de grands hommes, ou, lorsqu’ils
n’en sont pas, ils le deviennent, transfigurés par la grandeur de l’événement
qui les héroïse : les pauvres de la forêt de Sherwood prennent figure
légendaire, dès le film d’Allan Dwann (1922), prélude à d’innombrables
remakes, autour de leur chef, Robin des Bois, justicier plus héroïque encore
que le pourtant fringant Richard Cœur de Lion. Et Les Croix de bois, vus
par Raymond Bernard en 1931 d’après le roman de Roland Dorgelès, ont
beau incarner les pauvres poilus englués dans les tranchées, connaître la
boue, les poux, la mort, leur sacrifice en fait des héros anonymes destinés à
la célébration collective, à l’instar du soldat inconnu. Ils participent ainsi à
la longue chaîne qui, de Jeanne d’Arc en Du Guesclin, de Louis XI en Roi-
Soleil, de Madame de Pompadour en Marie-Antoinette, tisse une histoire à
la gloire nationale.
Les premiers coups de semonce susceptibles d’ébranler l’imagerie
glorieuse et de troubler la bonne conscience ne trouvent pas – fait révélateur
– un écho suffisant pour lézarder l’édifice monolithique, tant historique que
cinématographique. En visionnaire qu’il est, Kubrick peut bien en 1957,
dans Les Sentiers de la gloire, inviter à abandonner la voie royale de
l’héroïsation pour les chemins fangeux d’une réalité moins glorieuse, le
film, qui jette sur les mutineries de 1916 un regard éclairant, est privé
d’exploitation en France, et tombe à plat. Et lorsque, dans Nuit et
brouillard, en 1956, un plan montre, en bordure de cadre, un képi
facilement reconnaissable, qui atteste de l’implication de la police française
dans le processus de la déportation, le film de Resnais se voit amputé de
l’image douteuse, proprement censurée : l’heure n’est pas venue des
2
remises en cause .
Ce n’est que très progressivement, dans le sillage d’une réflexion
générée par les grands traumas historiques du siècle – la Shoah, le Goulag,
la bombe atomique, les guerres mondiales puis coloniales – que le cinéma
enregistre et accélère la montée du mémoriel, portant un regard critique et
polémique sur « un passé qui ne passe pas ». En France, Le Chagrin et la
Pitié, en 1969, et Lacombe Lucien, en 1974, ramènent à la lumière crue de
l’écran les ombres de la collaboration ; Voyage au bout de l’enfer, en 1978,
et Apocalypse Now, en 1979, déversent le napalm du Vietnam sur la
mauvaise conscience américaine. Shoah, en 1985, témoigne non seulement
de la réalité de la barbarie génocidaire mais élabore une sorte de code
éthique et formel pour en aborder la représentation : il ne s’agit plus de
raconter au premier degré, mais de s’interroger sur la légitimité et les
moyens du récit historique à l’écran en soulignant que toute mise en scène
du passé est porteuse d’enjeux présents et à venir. Le film qui dit hier le dit
pour aujourd’hui : il remet en question le passé et porte un jugement sur lui.
La façon dont le cinéma aborde dès lors la représentation historique traduit
la grande mutation de la société hypermoderne face au passé : l’histoire,
celle d’un passé raconté au passé, devient mémoire, autrement dit un passé
problématisé au présent. Se trouve illustrée ici d’une autre manière la
célèbre formule de Croce : « Toute histoire est histoire contemporaine. »
Le film historique néohollywoodien :
un présent au passé
La composante historique, pour autant, n’y perd pas son côté
spectaculaire. Elle offre même, aux yeux d’un cinéma néohollywoodien qui
sait flairer les nouvelles sensibilités collectives, matière à générer un
néohéroïsme en exploitant toute la panoplie des effets spéciaux, du
numérique et du virtuel. Par la prodigieuse évolution technique qui
bouleverse la conception et la réalisation des films, ce néocinéma réalise ce
que le cinéma des décors construits n’aurait jamais pu même envisager.
Mais la différence va bien au-delà. Le film traditionnel, dans ses plus
pures réalisations et ses plus belles réussites hollywoodiennes, des Dix
Commandements de Cecil B. DeMille à la Cléopâtre de Joseph
Mankiewicz, de la Jeanne d’Arc de Victor Fleming à l’Ivanhoé de Richard
Thorpe, spectacularisait le passé en essayant de donner la sensation qu’il
était passé. Le langage, à cet égard, était un puissant vecteur : un langage
recréé, artificiel, dont les locutions recherchées et les tours syntaxiques
contournés étaient censés « faire ancien », pour lui donner une patine qui
valait caution historique. Changement de décor : les héros historiques du
cinéma hypermoderne parlent, eux, le langage d’aujourd’hui. Le
contemporain envahit le passé, l’actualise, le rend immédiatement
perceptible aux yeux et aux oreilles d’un public, notamment jeune, pas
nécessairement doté d’une grande culture historique. Le cinéma
hypermoderne est celui qui présentéise intentionnellement, ouvertement, le
spectacle du passé.
Tandis que l’histoire se réécrit au présent, les visées et les référentiels
sont contemporains, pour ne pas dire tendance : le William Wallace de Mel
Gibson, dans Braveheart, est certes bien le chef de la rébellion écossaise
contre l’envahisseur anglais en 1280, mais, avec ses cheveux longs et sales,
ses biceps qui saillent sous des tuniques de style punk, sa façon
d’« écrabouiller » l’adversaire, de faire couler le sang et d’empaler à pieu
que veux-tu, il relève plus d’une esthétique à la Mad Max que d’une volonté
de réalisme historique. Et la Marie-Antoinette très rocky de Sofia Coppola,
avec ses Converse roses, trouve sa véritable perspective moins dans la
conformité supposée à son modèle que dans le propre cinéma de la jeune
réalisatrice, poursuivant de film en film sa peinture d’une jeunesse mal dans
sa peau.
Ce passé ramené à l’hyperactuel en vient, dans ses tendances extrêmes,
à se décharger de toute crédibilité. Prétexte plus que sujet, il devient alors
matière au second degré de l’ironie. Dans la veine lancée par les
iconoclastes Monty Python, dont le Sacré Graal n’a plus rien de sacré,
l’histoire se réécrit sur le mode burlesque ou fantaisiste. Le Chevalier de
Brian Helgeland mène à un train d’enfer ses tournois, cheveux blonds
flottant au vent d’une musique rock décoiffante. Personnage intéressant, au
demeurant, puisqu’il n’est en fait qu’un jeune écuyer roturier qui, prenant
les armes de son maître, usurpe son identité : le héros est d’abord homme,
débarrassé de sa lourde cuirasse historique. Et, s’il revêt ladite cuirasse,
c’est à sa manière, indépendante et rebelle : chevalier, au bout du compte,
puisque adoubé comme tel grâce à son courage et à sa loyauté, mais rocker
dans l’âme !
Cette curieuse combinaison d’actuel et de passé dont témoignent
nombre de films à prétexte historique brouille tout autant l’histoire que les
genres. L’hybridation devient la norme, mêlant passé et présent, Histoire et
fiction, souci de reconstitution et recherche de spectaculaire. Le film
historique s’y dissout dans d’autres formes qu’il convoque pour surcharger
l’écran d’effets-sensation. Le Pacte des loups de Christophe Gans est à la
fois film fantastique, film gore, film d’arts martiaux, film d’horreur, film de
cape et d’épée, western (il n’y manque même pas un Indien !) : utilisant à
tout va effets numériques, morphing, images virtuelles, et regorgeant de
références cinéphiliques, il emprunte à l’esthétique du cinéma hollywoodien
le plus contemporain – celle des blockbusters et des films d’action – une
virtuosité et une efficacité formelles où vient s’exprimer, de façon
paradoxale, une identité nationale. Le cadre historique et géographique est
e
en effet celui de la France profonde d’un XVIII siècle prérévolutionnaire et
d’une Lozère en proie à la fois aux superstitions venues du fond des âges et
aux injustices nées d’un pouvoir monarchique et nobiliaire corrompu. La
façon hyperspectaculaire et sursaturée dont est ici racontée l’affaire de la
fameuse Bête du Gévaudan en fait un récit pour le temps présent destiné à
un public familier des écrans hollywoodiens et qui se reconnaît davantage
dans la Jeanne d’Arc bessonienne, carburant à la foi comme à une drogue
dure, dans un mäelstrom de bruit et de fureur, qu’à la mystique et tout
intérieure héroïne bressonienne.
Un cinéma coup-de-poing se déploie, qui casse les images, démolit les
mythes, remettant l’homme ultracontemporain au centre d’une histoire où il
peut facilement se projeter. Plus on s’éloigne de soi et plus on se retrouve
chez soi : en hypermodernité, même le lointain passé n’est plus débranché
d’un présent affiché.
Le film mémoriel : un passé pour
le présent
La façon dont les films historiques contemporains défont les figures
jusque-là admises évoque ainsi ce qui s’est passé avec les valeurs
qu’exprimaient les grandes tragédies de Corneille et dont Paul Bénichou a
montré, dans ses Morales du Grand Siècle, comment l’humanisme
classique les avait ensuite mises à bas. Le cinéma de l’âge hypermoderne
prolonge ce processus culturel moderne en œuvrant lui aussi à la démolition
du héros. « En dénonçant le vide de la gloire, on a atteint la grandeur
3
humaine jusque dans ses principes », écrivait Bénichou . La suspicion que
jette sur la figure de l’homme la barbarie génocidaire tout autant que la
montée de l’individualisme comme valeur première induisent le recentrage
sur l’Homo simplex. Non plus le héros demi-dieu, mais le vulgum pecus, le
vous et moi. Non plus l’épopée légendaire ni la grande peinture d’histoire,
mais l’histoire des gens.
Les grands hommes, les grands événements, les grands siècles en font
les frais : le Roi Soleil n’est plus contemplé en majesté, mais dans la
fragilité de Louis enfant roi. Napoléon ne triomphe plus à Austerlitz : on le
voit, exilé à l’île d’Elbe, dans Napoléon et moi, à travers le regard de son
secrétaire (et l’on sait qu’il n’est point de grand homme pour son valet de
chambre) ou, dans Monsieur N., finissant péniblement son existence dans
les brumes de Sainte-Hélène. Le privé, l’intime, le quotidien ramènent ceux
qu’on n’idéalise plus à leur dimension d’individu. Ils rejoignent la
multitude, devenue désormais matière de l’histoire des mentalités.
Élargissant le champ de ses personnages historiques, le cinéma commence à
e
s’intéresser à un homme qui surgit dans un village du XVI siècle dix ans
après en avoir disparu et qui n’est peut-être qu’un usurpateur (Le Retour de
Martin Guerre, 1982) ou à un colporteur cheminant entre France et Savoie
en 1859, l’année précédant le rattachement (La Trace, 1983).
D’innombrables scénarios suivent qui mettent en scène aussi bien un obscur
e
musicien de la fin du XVII siècle virtuose de la viole de gambe (Tous les
e
matins du monde, 1991) qu’un mercenaire regagnant sa ferme au XIII siècle
pour y reprendre des travaux d’herboristerie (Le Frère du guerrier, 2001).
Dans cette relecture d’un passé non plus héroïsé, mais humanisé, le
cinéma revisite les grands récits fondateurs et les mythes originels. Il réécrit
l’Histoire en délaissant la légende chère à John Ford. Le western, dans ses
avatars les plus récents, le traduit de façon évidente. Porteur, avec toutes ses
charges héroïques, de la mémoire identitaire d’une nation qui s’est forgée à
travers une conquête de l’Ouest érigée en geste épique et légendaire, il se
retrouve soudain confronté, avec Danse avec les loups, à ce qu’avaient déjà
suggéré de façon diffuse, de La Flèche brisée à Little Big Man, des films
moins consensuels : la réalité historique d’une nation indienne et
l’éradication ethnique que ladite conquête a entraînée. Les héros de l’Ouest
étaient-ils donc des salauds ? La figure du cow-boy s’en trouve brutalement
démythifiée. Avec sa vision crépusculaire, Clint Eastwood enregistre, dans
Impitoyable, la fin de ce monde. Stephen Frears, de façon plus nostalgique,
le confronte à la mutation des temps et aux réalités nouvelles dans The Hi-
Lo Country, pour aboutir au même constat.
Dans cette mise à bas qui le désarçonne, le cow-boy fordien,
qu’incarnait un John Wayne en majesté, perd son aura légendaire pour se
retrouver en position d’accusé. En décidant de se fondre dans le peuple des
Sioux, en changeant de nom pour devenir l’un d’entre eux, le lieutenant
Dunbar de Danse avec les loups accomplit la démarche de contrition de
l’homme blanc américain reconnaissant à la fois le crime ethnocidaire, mais
aussi la grandeur de la civilisation indienne, annihilée par la conquête : un
paradis, celui des origines, de la nature, des grands espaces, de la terre
vierge, irrémédiablement perdu. Le western revisité dénonce la « paix
blanche », la barbarie de la civilisation occidentale génocidaire. Et la faute
est originelle : le récit de la découverte du Nouveau Monde devient, sous la
caméra de Terrence Malick, une vision écologique et lyrique de la nature
première, souillée par les conquérants qui viennent inexorablement la
polluer. La même Pocahontas, princesse indienne idéalisée dans une bluette
sentimentale par cet autre grand pourvoyeur de mythes américains que sont
les studios Disney, devient, sous la caméra de Malick, la malheureuse
native contaminée par l’homme blanc qui lui fait perdre sa pureté : la
légende est renversée. Reste le mea culpa de la mauvaise conscience.
Ce sentiment qui pousse l’Amérique d’aujourd’hui à se pencher sur son
passé pour l’ouvrir à une démarche mémorielle, l’Europe l’éprouve de
façon tout aussi aiguë, à partir de ce trou noir qu’est, pour un continent
marqué par la forte conscience de sa civilisation, l’extermination des Juifs.
C’est un film, Shoah, qui, en donnant un nom à l’indicible, lui confère en
quelque sorte une réalité mémorielle. Le génocide s’installe comme lieu
géocentrique de l’histoire, imposant à la fois une recherche proprement
historique pour établir les faits et un devoir moral, pour répondre au
problème de la responsabilité collective et individuelle. Le cinéma trouve là
un territoire nouveau et son investissement apporte au processus mémoriel
une contribution essentielle.

L’IDENTITÉ FRANÇAISE EN QUESTION


Le cas français est particulièrement révélateur. Pas une seule des
grandes zones d’ombre de la mauvaise conscience nationale qui n’échappe
dorénavant à la lumière que des films de plus en plus nombreux portent sur
elles. En s’intéressant, dans La Vie et rien d’autre, aux disparus de la
Grande Guerre, Bertrand Tavernier introduit la dimension du deuil dans la
conscience mémorielle. En traçant, dans Capitaine Conan, le portrait d’un
combattant devenu tueur, il livre, de même, des acteurs de la guerre une
image de brutalité éloignée de toute vision héroïsée. Ce qui autorise
Stéphane Audoin-Rouzeau à se poser la question de savoir s’il ne serait pas,
4
« à son corps défendant, un cinéaste de “l’identité nationale” » . Il est en
tout cas patent que cette vision non lénifiante, déshéroïsée, rendue sensible
aux souffrances et aux faiblesses humaines, fait désormais partie de
l’histoire mémorielle. Alors même que Lionel Jospin réhabilite au nom de
l’État les mutins de 1917 et que les Paroles de poilus, redonnant, plus de
quatre-vingts ans après, la parole aux simples soldats, dépassent le million
5
d’exemplaires , Jean-Pierre Jeunet, poursuivant à sa manière, d’Amélie
Poulain à Un long dimanche de fiançailles, la peinture d’une identité
française édifiée à grands coups de nostalgie, fait passer sa petite Marianne
d’Audrey Tautou d’un Montmartre de carte postale aux terribles tranchées
de Verdun. Ce qu’elle cherche dans cet enfer, c’est précisément son fiancé
disparu, dont elle ne veut pas croire qu’il a été fusillé « pour l’exemple ».
On relit ainsi l’histoire à la lumière des droits de l’homme, lesquels font du
coup sonner de nouvelles trompettes. L’héroïsme n’est plus dans la guerre,
mais dans son refus : c’est l’individu qui compte et non plus les grands
idéaux nationalistes. Les braves soldats français et allemands qui, sortant de
leurs tranchées, font passer leur fraternité d’hommes avant leur devoir de
combattants, dans le Joyeux Noël de Christian Carion, surfent sur cette
bonne conscience retrouvée. Ils sont d’ailleurs choisis pour représenter la
France aux Oscars.
Il s’agit désormais de faire remonter à la surface ce qui avait été occulté.
La vérité n’est plus dans l’héroïsme collectif d’un Père tranquille érigé, en
1946, selon le souci de réconciliation nationale voulu par de Gaulle, en
image symbolique d’une France résistante sous ses dehors de passivité,
mais dans les ambiguïtés qu’avait, le premier, en 1974, mises à jour le jeune
Lacombe Lucien, collabo à défaut d’avoir pu être résistant. De plus en plus
nombreux sont dès lors les films qui se tournent vers ce versant noir que
représentent la collaboration et la déportation des Juifs français. Ainsi se
développe une relecture de la France pétainiste, qui retouche le tableau : un
repentir, au sens à la fois moral et pictural du terme. Le Monsieur Batignole
de Gérard Jugnot, avec sa bonne bouille ronde de Français moyen, apparaît
comme l’aboutissement rédempteur et consensuel de cette mémoire de
repentance. Le profiteur de guerre, qui s’est installé dans un appartement
volé à des Juifs, finit en effet par s’interroger sur l’ignominie et par sauver
les enfants juifs du génocide en les soustrayant à l’occupant allemand.
Même si elle se trouve ainsi opportunément intégrée dans un processus de
prise de conscience valant contrition, la collaboration fait désormais partie
de la mémoire nationale. Bertrand Tavernier, encore lui, la regarde en action
jusque dans le cinéma lui-même : son Laissez-passer, qui raconte la façon
dont les cinéastes français ont louvoyé en continuant à faire du cinéma sous
l’égide de l’occupant et de la société de production qu’il avait mise en
place, la Continental, traduit tout autant le point de vue de l’historien du
cinéma qu’il est que celui du citoyen s’interrogeant aujourd’hui sur son
passé.
L’exigence de reconnaissance du génocide pousse également le cinéma,
loin de la radicalité formelle et éthique prônée par Shoah, à le fictionnaliser
pour en faire le sujet de films spectaculaires visant à susciter l’émotion par
les processus classiques du drame (La Liste de Schindler), du thriller (Black
Book) ou même de la comédie (La vie est belle). Au-delà de la question
théorique et morale posée par Lanzmann, ce que ces films imposent, par
leur succès populaire, c’est une conscience collective acquise au devoir de
mémoire.
Le processus gagne de proche en proche toutes les zones historiques
douteuses. La réticence, si longue, du cinéma français à parler du fait
colonial après la décolonisation est de même nature que le long silence qu’il
a précédemment observé sur la collaboration. Longtemps, la guerre
d’Algérie reste cette Guerre sans nom, à laquelle Bertrand Tavernier,
toujours lui, cherche en 1991 à rendre son nom à travers des interviews
d’appelés ayant participé au conflit entre 1954 et 1962. Mais le sujet reste
brûlant, du fait que plusieurs mémoires identitaires continuent à se
l’approprier : la mémoire à construire n’est pas la même pour les pieds-
noirs des films d’Alexandre Arcady, pour les militaires des films de Pierre
Schoendoerffer ou pour les Algériens, lesquels, dans un cinéma erratique,
n’ont du reste pas encore trouvé le film susceptible, en reprenant le fil tissé
sur le passé de l’Algérie jusqu’en 1954 par Lakhdar Hamina dans la
Chronique des années de braise (Palme d’or à Cannes en 1975), de donner
corps cinématographiquement à cette mémoire.

CONTRE LES MENSONGES D’ÉTAT : HONORER LES MÉMOIRES


PERDUES

Il est symptomatique, à cet égard, que la construction de cette mémoire


collective, pour les Africains du Nord comme pour les cinéastes de
l’ensemble du continent noir, passe largement par l’intermédiaire de
l’ancienne puissance coloniale, à travers des coproductions avec la France
mais aussi par l’implication de jeunes Français issus de l’immigration ayant
diverses références identitaires, différentes fidélités. Le cas d’Indigènes en
est l’illustration exemplaire. Le film rappelle non seulement ce qui avait été
largement oublié, voire occulté – la participation des troupes coloniales à la
libération de la France –, mais il met aussi l’accent sur l’injustice du sort
réservé à ces hommes, non seulement dans l’armée elle-même au moment
des faits, mais aussi ensuite, en tant qu’anciens combattants privés de
pensions. Le discours est alors discours de réappropriation par les fils de la
dignité des pères, de redignification de ceux qui ont été niés dans leur
6
sacrifice même .
Avec Indigènes, le phénomène nouveau est une force de revendication
qui n’est pas seulement morale, puisque son effet direct est le déblocage par
le chef de l’État français lui-même des fameuses retraites « cristallisées ».
Notons toutefois que cette affirmation identitaire ne prône ni la séparation
ni l’hétérogénéité des communautés : la mémoire particulière des
combattants africains se trouve ici fondue dans une mémoire collective,
nationale et française.
Dans une société de plus en plus fragmentée et chaotique, la demande
identitaire joue pleinement : elle passe par l’affirmation du droit à la
différence et la recherche des racines. Le cinéma, via les images, rend
visibles les choses et donne à la mémoire perdue les souvenirs qui font
défaut. Le America, America de Kazan en offre le modèle archétypal. Mais
le phénomène va s’accélérant : ainsi, l’émigration italienne, sujet
d’inspiration favori depuis longtemps du cinéma transalpin, est toujours
vivace dans cette construction mémorielle, comme le prouve le tout récent
et lyrique Golden Door d’Emanuele Crialese, faisant d’Ellis Island, porte
d’entrée des émigrants, le lieu de mémoire par excellence. Mais voici aussi
que commencent à se dire toutes les autres émigrations – maghrébine,
turque, pakistanaise, éthiopienne, kurde – qui font le sujet de Bye-Bye, de
Hammam, de Head-On, de Just a Kiss, de Va,vis et deviens, de Frères
d’exil.
La circulation des peuples et leur difficile intégration dans des pays
d’adoption qui les utilisent ou les exploitent ramènent dans la mémoire
collective le trauma premier : celui de la traite des Noirs, de la déportation
massive, de l’esclavage. Dans Little Senegal, un Noir d’Afrique part sur les
traces de ses ancêtres noirs d’Amérique, refaisant la route des esclavagistes
à partir de l’île de Gorée, d’où partaient les bateaux de la traite, pour lui
donner valeur mémorielle. Le film, réalisé par un Algérien, Rachid
Bouchareb (également réalisateur d’Indigènes), parle au nom d’une
mémoire collective africaine. Mais quand c’est Steven Spielberg qui, dans
Amistad, évoque une révolte d’esclaves sur un bateau de négriers, c’est un
Américain, blanc et juif de surcroît, qui souligne, dans la mémoire
nationale, la tache noire de l’esclavage. Tout comme c’est un Anglais, John
Boorman, qui, dans In my Country, prend en charge, au nom d’une
conscience européenne liée à la colonisation, l’apartheid sud-africain. Et
c’est un Grec, Costa-Gavras, qui soulève la sinistre cagoule du Ku-Klux-
Klan pour montrer le racisme à nu dans La Main droite du diable, film à
usage d’autant plus large qu’il est réalisé à Hollywood et selon les normes
spectaculaires du cinéma hollywoodien.
Il en va de l’esclavage et du racisme comme de toutes les grandes
révisions mémorielles. Chaque peuple a ses blessures et les génocides ont
tendance à se multiplier. Le minutieux inventaire dressé, pour le Cambodge,
par Rithy Panh, avec S 21, la machine de mort khmère rouge, ou le film
réalisé par Sergueï Boulovski, Spell your Name, à partir des archives de la
fondation créée par Steven Spielberg, et qui vise à faire connaître, au sein
de la Shoah, le massacre particulier et mal connu des Juifs d’Ukraine, se
fixent une voie documentaire dans la ligne de Lanzmann. D’autres
choisissent la fiction pour aborder d’autres génocides : l’arménien, évoqué
par Verneuil dans son film autobiographique, Mayrig, et plus récemment
par les frères Taviani, qui en font le sujet du Mas des alouettes ; le
rwandais, montré de façon romanesque mais documentée par Terry George
dans Hôtel Rwanda. De manière analogue, l’effondrement du Mur ouvre la
voie à la reconstruction de la mémoire du Goulag et à la recherche
identitaire de chaque peuple soumis à la dictature soviétique : Bouge pas,
meurs, ressuscite, réalisé par un cinéaste russe, Vitali Kanevski, qui a subi
lui-même l’emprisonnement politique et l’interdiction de tourner, montre de
façon symptomatique la vitalité de la jeunesse confrontée aux pires réalités
de la Sibérie soviétique. Shizo, de la Kazakhe Guka Omarova, montre le
Kazakhstan livré au chaos de l’indépendance et s’essayant tant bien que mal
à trouver sa voie. Et Good Bye Lenin !, de l’Allemand Wolfgang Becker,
entérine, même s’il le fait sans se bercer d’illusions, la fin d’une Allemagne
coupée en deux, apportant au pays (où il obtient un succès considérable) le
film à valeur de symbole qui permet véritablement à la réunification
d’entrer dans la mémoire collective. On peut désormais regarder le passé en
face, comme La Vie des autres, qui détaille au plus près le dispositif policier
qui soumettait chaque Allemand de l’Est à la surveillance inquisitoriale de
la Stasi dans ce qui fut, au sens propre, une ère du soupçon.
Le film mémoriel rend au présent un passé dont il se sent redevable,
jusqu’à lui rendre possible d’endosser sa culpabilité : devoir de mémoire ou
tyrannie de la repentance ? Tout, quoi qu’il en soit, est remis à plat.

DU SENS DE L’HISTOIRE AU SENS DE LA MÉMOIRE


Dans l’inflation mémorielle qui confronte le cinéma à l’histoire de
façon radicalement nouvelle, nombreux sont les éléments qui jouent un rôle
majeur. Au sein de sociétés où les grands systèmes futuristes n’ont plus de
crédibilité, une nouvelle priorité est donnée aux pôles d’identification
particulariste, aux racines, aux liens communautaires qui permettent de
compenser l’éparpillement, le désarroi, l’isolement des individus. En même
temps, c’est la culture présentéiste du bonheur individualiste qui, en
conférant une importance nouvelle au besoin d’estime de soi et d’autrui, a
rendu intolérables tous les anciens dénis de reconnaissance des minorités
collectives. Les désastres du siècle, l’effondrement des grands mythes
nationaux et la spirale de l’individualisation ont ainsi ouvert un processus
d’affirmation et de revendication des identités particulières : ils ont rendu
possibles de nouvelles politiques de reconnaissance, inséparables de la
conquête des mémoires identitaires. Le cinéma participe intégralement à ce
mouvement.
On assimilait le cinéma historique à un genre formaté, n’offrant qu’une
distraction sans conséquence, en un mot frivole. Le voilà qui resurgit,
porteur de nouveaux enjeux, dense, engagé, conflictuel. Il véhicule les
valeurs du temps, morales, sociales, politiques, religieuses même, et ce non
sans polémique. Il n’est pas jusqu’à Dieu lui-même qui n’en fasse les frais.
De La Dernière Tentation du Christ, où Scorsese interprète au plus près
l’Incarnation, à La Passion du Christ, où Mel Gibson prend un plaisir
hollywoodien à planter les clous dans la chair du crucifié, Jésus est
désormais un dieu véritablement fait homme. La façon dont chacun le voit –
humanisé dans sa chair et ses désirs par le progressiste Scorsese, victime du
peuple juif déicide ressorti pour l’occasion du rayon des vieux anathèmes
par le très conservateur Mel Gibson – attise les querelles. Chacun cherche à
fonder la mémoire collective à partir de sa propre vision et de sa propre
croyance. Les scandales que suscitent ces films, de même que les réactions
violentes qu’ils engendrent, raniment le feu des guerres de religion à travers
ce qui en est comme la forme symbolique aujourd’hui exacerbée : la guerre
des mémoires.
À l’heure du sacre du présent, les images renvoyant au passé
redeviennent paradoxalement des enjeux majeurs, suscitent des débats et
des querelles, pèsent sur la vie du monde, aiguisent les passions.
Représenter Mahomet sous forme de caricatures ou exprimer sur l’islam
son point de vue de cinéaste enflamme la planète et suscite des réactions
radicales : c’est Mozart qu’on assassine, en l’occurrence le cinéaste
hollandais Theo Van Gogh, éliminé par un extrémiste pour un film jugé
coupable de lèse-islam. Où l’on voit que le cinéma, dans son rapport à la
mémoire culturelle, provoque et met sous tension les sociétés libérales. On
est passé de la mémoire unanimiste à la mémoire polémique. L’Algérie, on
l’a dit, a suscité et continue de susciter des conflits mémoriels. Même
l’image d’une identité française associée à Amélie Poulain génère une
bataille critique qui juge le film à l’aune de référents symboliques
inconciliables : emblème d’une France unie et réconciliée d’un côté, image
lisse d’une France « nettoyée de sa polysémie ethnique, sociale et sexuelle »
de l’autre. Ce qui, pour les uns, apparaît comme l’illustration idéale d’une
identité française éternelle, retrouvée miraculeusement, est jugé par les
7
autres nostalgie douteuse d’une France frileuse, lepéniste et pétainiste .
Rien désormais n’échappe au cinéma mémoriel. L’Histoire immédiate
elle-même se trouve mémorialisée : François Mitterrand, à peine mort, se
retrouve, à l’égal des gisants des rois qu’il vient caresser dans la cathédrale
de Saint-Denis, érigé en statue quasi régalienne dans le tombeau que lui
dresse Robert Guédiguian dans Le Promeneur du Champ-de-Mars, film qui
par ailleurs le montre dans son quotidien, tel qu’en lui-même, nullement
héroïsé. Et il n’est pas même besoin qu’Elizabeth II ou Nelson Mandela
soient morts pour que des films reconstituent, pour l’une la crise quasi
monarchique qui secoue l’Angleterre au moment de la mort de Diana (The
Queen), pour l’autre sa lutte contre l’apartheid et son long séjour en prison
(Goodbye Bafana), contribuant à édifier l’histoire en train de se faire en
objet de mémoire.
Le mémoriel fait peser sur le cinéma une gravité jusqu’alors inconnue.
Le cinéma n’est plus seulement une industrie du rêve : il se joue à travers
lui quelque chose qui le dépasse, qui touche à l’individu profond, à ses
racines, à son identité ethnique ou religieuse. Tout porte à croire que ce
processus va se poursuivre : nombre de zones sombres de l’histoire restent à
visiter et nombreuses sont les mémoires disparues ou blessées. Dans un
monde globalisé, multiples sont les identités qui se cherchent. La
production éclatée d’aujourd’hui en témoigne déjà, qui offre à chacun
matière à se retrouver. Les routes sont multiples, qui emmènent les Gitans
de l’Inde jusqu’en Espagne dans le Latcho Drom de Tony Gatlif, qui
amènent le Marseillais Guédiguian à entreprendre un Voyage en Arménie
centré sur la recherche du père, ou qui poussent la Pakistanaise Sabiha
Sumar à décortiquer, dans Khamosh Pani, le phénomène d’islamisation qui
transforme son pays et fait disparaître la tolérance qui en constituait l’esprit.
Dans un proche avenir, inévitablement, on verra des films sur d’autres
8
peuples, sur d’autres communautés : Tibétains, Tchétchènes, Kurdes –
toutes les victimes de l’Histoire à qui le cinéma, jouant son rôle
symbolique, voudra rendre leur mémoire.
À travers le prisme du mémoriel, le cinéma hypermoderne conquiert un
nouveau territoire ouvert par le champ des particularismes et des
revendications communautaires. Il offre, en une époque marquée par la
réhabilitation et la reconstruction des identités, des éléments symboliques
par lesquels chaque communauté se réapproprie son histoire, son identité,
sa fierté.

1. Pierre Nora, « L’ère de la commémoration », in Les Lieux de mémoire, Paris,


Gallimard, Quarto, 1997, p. 4688-4699.
2. Fait symptomatique, en 2007, le film de Resnais suscite lui-même une lecture non
plus en tant que film de cinéma mais en tant que lieu de mémoire : voir Sylvie
Lindeperg, « Nuit et brouillard ». Un film dans l’histoire, Paris, Odile Jacob, 2007.
3. Paul Bénichou, Morales du Grand Siècle, Gallimard, 1948, p. 109.
4. Stéphane Audoin-Rouzeau, « Bertrand Tavernier, la Grande Guerre et l’identité
o
française », Le Débat, n 136, sept-oct. 2005, p. 149.
5. Paroles de poilus. Lettres et carnets du front (1914-1918), éd. Jean Guéno et Yves
Laplume, Paris, Librio, 1998.
6. C’est ce que traduit Clint Eastwood dans un film au titre explicite : Mémoires de nos
pères.
7. Raphaëlle Moine rappelle les détails de cette bataille critique dans « Vieux genres ?
Nouveaux genres ? », in Jean-Pierre Esquénazi (dir.), Cinéma contemporain, état des
lieux, op. cit., p. 157-158.
8. Déjà des films attirent l’attention sur les déchirements historiques vécus par ces trois
peuples : Sept Ans au Tibet, de Jean-Jacques Annaud (1997) ; Les Trois Chambres de
la mélancolie, de Pirjo Honkasalo (2004) ; Frères d’exil, de Yilmaz Arsian (2006).
CHAPITRE VII

Cinépolis

Le cinéma n’est pas et n’a jamais été hors de son temps. Art
essentiellement moderne, il n’a jamais cessé de prendre pour objet les plus
grands événements et défis de la modernité. Au cours du siècle passé, il a
mis en scène les deux guerres mondiales, la révolution communiste, la
Grande Dépression, le Front populaire, le nazisme, la guerre d’Espagne.
Mais aussi Hiroshima, le plan Marshall, la guerre froide, la décolonisation,
la guerre d’Algérie, le Vietnam. Autant de questions qui ont largement
nourri la pensée du cinéma tout au long des trois premières phases de son
histoire, et ce à travers les genres, les esthétiques et les engagements les
plus divers.
Il en va de même aujourd’hui. À une tout autre échelle, faut-il ajouter.
Comment pourrait-il en être autrement à une époque dominée par la
dissolution des anciennes certitudes, par l’accélération et la planétarisation
des changements ? Plus que jamais, le cinéma observe et exprime, selon sa
perspective propre, le cours du monde. Jamais, sans doute, autant de
questions politiques et sociales n’ont été portées à l’écran. Il ne s’agit
nullement là d’une revitalisation du cinéma social ou militant à l’ancienne
mode, mais plutôt d’un régime de cinéma pour lequel le monde
« politique » est moins affaire idéologique que domaine permettant
d’apporter à l’expression cinématographique une profondeur de sens, en
même temps que de démultiplier les regards sur les parcours particuliers et
les existences singulières. C’est en ce sens que le Cinépolis hypermoderne
ne cesse de croiser et de relancer le CinéMoi : le macroscopique est devenu
tremplin pour exprimer la richesse de l’univers microscopique des
individualités.
Diversité, donc, des problèmes qui seront traités ici à partir des quatre
grands principes organisateurs de l’âge hypermoderne : la technoscience, le
marché, la démocratie, l’individu. Autant de logiques sociales-globales qui,
structurant le destin des sociétés ouvertes, suscitent un questionnement
infini touchant au mystère « éternel » de l’existence humaine. C’est à la
façon dont le cinéma renvoie lui-même à ce quadruple référentiel et dont il
le traduit à travers son propre imaginaire que se lit et que se dit son
hypermodernité.
Écologie et science-fiction : les nouveaux
territoires de la peur
Depuis le milieu des années 1970, les procès intentés à la civilisation
technoscientifique n’ont cessé de se développer. Elle était censée apporter
sécurité, liberté et bien-être : la voici assimilée par ses détracteurs à
l’ennemi numéro un, menaçant de faire obstacle à l’avenir durable de nos
enfants. « La maison brûle » : la technoscience apparaît comme cette
machine diabolique qui, indifférente aux conséquences à long terme, nous
précipite droit vers l’abîme. Génératrice de confort immédiat, elle est aussi
de plus en plus productrice de peurs liées aux dégradations de l’écosphère
elle-même, à des risques irrémédiables pesant sur l’humanité et la planète.
À l’heure où le marché et l’hyperconsommation semblent installer
l’individu dans une référence exclusive au présent, il apparaît que jamais les
inquiétudes relatives à l’avenir planétaire n’ont été aussi prégnantes. Après
l’euphorie du progrès, « les dégâts du progrès » ; après l’extase de la
libération, la peur de l’avenir. L’affirmation et la diffusion des valeurs
écologistes dans l’esprit du temps en sont la traduction. La peur ancestrale
se déploie désormais autour d’« une nouvelle génération de risques » –
1
menaces industrielles, technologiques, sanitaires, naturelles, écologiques .
Dans ce contexte, ce n’est plus tant la vieille figure du savant fou
voulant dominer le monde qui resurgit que celle d’une science détournée de
ses finalités humanistes au bénéfice d’un modèle de développement
suicidaire, détruisant les grands équilibres de l’écosystème. Les films se
multiplient qui alertent l’opinion face aux risques liés au « délire » techno-
industriel de l’époque. Dans Le Mystère Silkwood, une jeune femme, seule
contre l’énorme pouvoir de la machine industrielle, dénonce la
contamination nucléaire qu’entraînent les accidents survenus dans une
centrale. L’ombre de la mort atomique plane déjà, en 1983, sur un monde
qui vient de connaître (quatre ans auparavant) Three Miles Island et qui ne
va pas tarder à subir (trois ans après) Tchernobyl. Depuis se sont
développés les risques chimiques, les grandes pollutions maritimes, le
réchauffement climatique, la disparition des espèces naturelles,
l’épuisement des ressources en eau : autant de défis qui mobilisent un
public de mieux en mieux informé, notamment, on l’a vu, par des
documentaires (Une vérité qui dérange, Le Cauchemar de Darwin, We Feed
the World ), explicitant, non sans écho, en quoi ces risques nous exposent
au pire. Là est la nouveauté : en quelques années, le cinéma est devenu un
amplificateur de la prise de conscience collective des problèmes planétaires.
On ne peut être étonné, dès lors, de constater une prolifération des films
catastrophes qui prennent pour objet les phénomènes naturels– les typhons
de Twister, les éruptions volcaniques du Pic de Dante, les déchaînements de
l’océan dans En pleine tempête – et qui amènent tout naturellement aux
pires prévisions catastrophiques. Le Jour d’après met en scène
l’Apocalypse à venir en une explosion d’effets spéciaux qui donne à voir
dans toute leur ampleur, encore inimaginable, les dérèglements climatiques,
noyant Tokyo sous une pluie de grêle géante, Hawaii sous un ouragan
dévastateur, New Delhi sous une tempête de neige démesurée, et finissant
par engloutir New York sous une vague géante, par figer le flambeau de la
statue de la Liberté dans un gel annonciateur d’une nouvelle ère glaciaire.
Et – ultime petit sourire – par faire se volatiliser, sous le souffle de la
tempête, les lettres célèbres d’Hollywood, emportées sur leur colline de Los
Angeles par le vent mauvais d’un monde qui a perdu le nord. Le fait que ce
dérèglement climatique soit montré, dans un blockbuster qui bénéficie de la
superlogistique hollywoodienne, comme intervenant au moment même où
les États-Unis refusent de signer le protocole de Kyoto laisse clairement
apparaître d’où vient le mal et où se situent les responsabilités.
Face au déchaînement de la technoscience et à ses effets destructeurs,
nombre de films se font les chantres d’un retour à la nature, que l’on va
chercher dans des temps éloignés ou des contrées lointaines, où l’on voit
comme le refuge d’une pureté première, à travers des paysages encore
vierges et des peuples qui ont gardé une sagesse ancestrale. Le Nouveau
Monde montre la découverte de l’Amérique et l’arrivée des Pères
fondateurs comme une rupture avec la nature originelle et la civilisation
2
indienne, que Danse avec les loups s’efforce de retrouver ; Le Dernier
Trappeur vit sa vie du côté du Grand Nord canadien ; Himalaya, l’enfance
d’un chef poursuit la quête d’air pur jusque sur les hauts plateaux du Népal,
et Kirikou et la sorcière, dans un dessin animé à forte valeur pédagogique
ajoutée, montre une Afrique porteuse des valeurs primitives. Un cinéma
nostalgique des temps préindustriels voit le jour, qui réinvestit les valeurs
d’unité et d’harmonie avec la nature, à contre-pied du prométhéisme
« thanatocratique » des modernes.
C’est, bien sûr, un tout autre rapport à la technoscience qu’exprime le
cinéma de science-fiction. Car la science high-tech ouvre, aux yeux des
technophiles, des possibilités d’existence démultipliée. Les films
d’anticipation, par une surenchère d’écrans, de machines, de robots, en
imaginent les formes les plus extraordinaires. Pour autant, cette
technicisation accrue, tout en offrant aux hommes une vie potentiellement
plus riche et plus intense, ne manque pas de soulever doutes et
interrogations sur ces nouveaux pouvoirs. La réflexion est d’ordre moral,
lorsque, dans Minority Report, Spielberg imagine que la police pourra, en
2054, grâce à ses ordinateurs ultraperformants, prévoir les crimes avant
même qu’ils ne soient commis. Elle touche à l’identité individuelle
lorsqu’elle envisage les possibilités qu’ouvrent les manipulations
chirurgicales, comme dans Volte/Face, où s’opère un transfert de visage qui
joue comme un transfert d’identité entre les deux donneurs-receveurs. Elle
interroge même, à travers les manipulations génétiques qui font naître des
clones, modifient les gènes des organismes, engendrent des naissances de
façon artificielle, la limite ultime, celle qui sépare l’humain de l’inhumain.
L’homme se trouve ainsi comme renvoyé à une image incertaine de lui-
même. Le rapport à l’espace n’est plus celui des temps héroïques et
exaltants de la conquête et de l’envol vers le ciel – celui des fusées –, mais
celui de l’investissement imaginaire d’un espace intergalactique
problématique. Si, de Guerre des étoiles en Guerre des mondes, le vieux
choc des mondes lointains renvoie toujours aux sourdes craintes d’une
Apocalypse, le temps n’est plus aux envahisseurs venus d’autres galaxies,
figures symboliques de l’époque abolie de la Guerre froide. Alien, le
monstre extérieur embarqué à bord du vaisseau spatial lors du film originel
3
de 1979 , se retrouve dix-huit ans après, en 1997, dans Alien 4, la
résurrection, naître du ventre même de la cosmonaute. Le mal ne vient plus
d’ailleurs, mais de l’intérieur.
Tandis que les films des années 1950 creusaient l’écart entre les
extraterrestres et l’homme, différents films s’emploient dorénavant à mettre
en scène le processus d’humanisation d’êtres non humains (Blade Runner,
Robocop, Terminator 2), le devenir humain de machines ou de presque
humains capables de comprendre les sentiments et d’acquérir la conscience
de l’humanité et prêts à se sacrifier pour celle-ci. Dans le monde de
Spielberg, E.T., l’extraterrestre du début des années 1980, venu d’ailleurs et
montrant aux petits humains qu’il est en fait aussi humain qu’eux, fait
e
place, vingt ans après, à l’aube du XXI siècle, à A.I. Ici, l’autre, l’inhumain,
ne vient plus du silence éternel des espaces infinis, mais il est engendré par
le cerveau humain lui-même, qui s’invente un clone parfait, lequel, doté
d’un esprit et d’un cœur, tend à l’humanité : un robot, le plus faible de
l’univers, mais un robot pensant. Après la science-fiction dogmatique se
déploie ainsi une science-fiction plus incertaine, plus critique,
s’interrogeant sur la division entre humain et non-humain, sur les frontières
4
séparant l’homme de son autre . Même la science-fiction n’échappe plus
tout à fait à l’érosion des anciennes dichotomies absolues, au brouillage
hypermoderne des grands repères de la vérité.
D’où, face à cette incertitude, le besoin de chercher des réponses du
côté de la spiritualité. C’est ce qu’illustre Matrix, film culte des temps
nouveaux. Dans un monde réduit à un gigantesque leurre numérique régi
par une Matrice technicisée, ce qui reste de l’humanité attend la venue d’un
guide, d’un nouveau Sauveur. Celui-ci se trouve être, très symboliquement,
un informaticien, et son avènement, d’effets spéciaux en chorégraphies
visuelles, est hollywoodien. La part importante accordée dans le film aux
signes christiques et, en un syncrétisme très new age, aux philosophies
orientales, traduit à la fois une quête de sens et cette idée force que c’est à
l’homme de maîtriser la technique et de ne pas se laisser dominer par elle.
Ce que le cinéma hypermoderne révèle, jusque dans les blockbusters
ultratechnicisés qui consacrent visuellement l’omniprésence et
l’omnipotence de la technoscience, c’est, paradoxalement, la recherche
d’une sagesse. Dans son imagination débridée, la science-fiction dit encore
les nouvelles attentes post-matérialistes de l’individu hypermoderne.
Le marché : dura lex, sed lex
Cette sagesse apparaît d’autant plus nécessaire que l’époque accouche
d’un nouveau monde, assimilé parfois à un nouveau monstre : le marché
tentaculaire, orchestrant une « tyrannie » globalisée. Le cinéma n’est pas
resté insensible à cette montée en puissance de l’économique ainsi qu’aux
déstructurations sociales qu’elle engendre. C’est par le regard critique qu’il
porte sur cette évolution cruciale qu’il s’impose, aussi bien, comme cinéma
hypermoderne.

VIOLENCE DES ÉCHANGES EN MILIEU NON TEMPÉRÉ


Abolissant les anciens protectionnismes et les réglementations
administratives, l’ultralibéralisme étend son empire financier sur la planète.
La réussite, pour les jeunes Rastignac, passe dorénavant, comme le montrait
dès 1987 le film d’Oliver Stone, par Wall Street et par son monde de raiders.
Le financier et le businessman sont devenus les héros emblématiques d’un
temps où « la puissance et la gloire » se mesurent à la capacité de « faire de
l’argent ». Car c’est l’économie qui, plus que jamais, mène le monde et
règle la vie des hommes : le quidam nouveau joue en bourse ou s’occupe
d’affaires immobilières, comme le flic qu’incarne Harrison Ford dans
Hollywood Homicide, qui pense moins à boucler son enquête qu’à
s’enquérir en permanence sur son mobile des fluctuations du marché. La
compétitivité et la concurrence sont devenues des valeurs premières et des
normes implacables, non sans transformer radicalement le monde du travail
et de l’entreprise.
Dans ce paysage où l’entreprise apparaît fréquemment sous sa forme
anonyme de société internationale, la globalisation tisse sa toile – immense
stratégie de l’araignée où tout s’imbrique. Syriana en offre une image aussi
complexe que totalisante, où se mêlent transferts de capitaux, grands
travaux, intérêts politiques, réseaux terroristes, cabinets d’avocats
internationaux, main-d’œuvre émigrée, le tout réuni par le même enjeu
central, nerf énergétique de la société mondialisée : le pétrole. Nombre de
films montrent les conditions nouvelles de cette globalisation économico-
financière : ouverture au marché des pays émergents (la Chine de L’Étoile
imaginaire) ; bouleversement, voire destruction, des cultures natives et des
modes anciens de socialité (l’Inde de Swades) ; émergence de nouvelles
oligarchies dans la jungle d’un capitalisme sauvage (la Russie d’Un
nouveau Russe).
Mais les oppositions au nouvel ordre mondial sont fortes, même si elles
ne se moulent plus dans la grande dialectique de la lutte des classes. Les
Amis du rail, dans Loco 33, n’admettent pas qu’un jeune blanc-bec, adepte
du business is business, vende à un studio hollywoodien la vieille
locomotive qui fait la gloire des chemins de fer uruguayens, et ils s’en
emparent pour se lancer dans une chevauchée fantastique ferroviaire. « Rail
movie » symbolique, où tous les villageois du pays profond viennent le long
du parcours applaudir et encourager les cheminots de la liberté nationale.
Cette manière de ne pas céder aux sirènes du marché qui se profile peut
même donner lieu à un procès en bonne et due forme intenté à ses
promoteurs, comme celui qu’instruit au nom de l’Afrique la parabole de
Bamako : les pays pauvres y accusent explicitement les pays riches de les
maintenir, par une politique d’ajustements financiers structurels, dans la
dépendance de la dette. Les Africains ne sont pas les seuls à démonter les
mécanismes de l’injustice : des superproductions hollywoodiennes comme
Lord of War ou Blood Diamond lancent leurs stars, Nicolas Cage ici,
Leonardo DiCaprio là, à l’assaut des aspects les plus noirs du marché
international – la vente d’armes d’un côté, le trafic de diamants servant à
financer et à entretenir les guerres africaines de l’autre. Autre pilier du
capitalisme globalisé, l’industrie pharmaceutique, dans The Constant
Gardener, se trouve accusée par un Brésilien, Fernando Meirelles, parti
tourner au Kenya pour les besoins de la cause, d’utiliser l’Afrique comme
un laboratoire humain.
La destructuration sociale qu’introduit la loi d’airain du marché ne joue
pas seulement au niveau des pays pauvres : elle touche aussi bien les pays
les plus avancés. Les délocalisations, qui entraînent fermetures d’usines,
licenciement ou déplacement de personnel, deviennent la norme dans un
système mondialisé qui permet de réduire par ce moyen les coûts du travail
et de la production. Ceux-là mêmes qui sont chargés de faire fonctionner le
système se trouvent confrontés à sa dureté, à cette Violence des échanges en
milieu tempéré, qui, dans un film au titre symbolique, envoie un jeune
consultant encore rempli d’illusions se heurter à la réalité du terrain :
derrière l’audit sur l’optimisation de la production dont il est chargé se
profile la revente de l’entreprise à un groupe et, plan social à la clé, une
centaine de licenciements en perspective. Le personnage se retrouve devant
le même dilemme que celui que vit, de façon plus symbolique encore, le
jeune héros de Ressources humaines, frais émoulu d’une grande école de
commerce et recruté dans l’usine où son père est ouvrier, à l’ancienne,
comme au temps de la lutte des classes, et où il se voit chargé de mettre en
œuvre un plan de restructuration, dont son père sera précisément la victime.
Le libéralisme mondialisé est vu ici sous sa forme inhumaine, qui fait
sauter les systèmes de protection sociale et les anciennes identités
professionnelles. L’individu est sacrifié sur l’autel des intérêts boursiers et
du rendement, à l’image de la comptable italienne de J’aime travailler qui,
sa société étant rachetée par une multinationale, est mise à l’écart de façon
humiliante et prise dans l’engrenage du mobbing, un harcèlement moral
destiné à la faire craquer pour qu’on puisse s’en débarrasser plus
facilement. L’invalidation sociale de larges fractions de la population
s’accroît, la condition salariale se dégrade, les anciennes solidarités du
travail s’effacent : pris dans la jungle du capitalisme total, l’individu est
livré à l’incertitude du lendemain, à un processus d’atomisation qui le laisse
seul face à lui-même et à une existence sans protection, sans culture de
classe, sans encadrement collectif, sans projet politique de transformation
du monde. Déclassement, déqualification et désaffiliation forment le nouvel
horizon du monde, induisant des drames personnels et des fractures
sociales. Voici le temps où le chômage et la précarisation de l’emploi
deviennent des maladies endémiques. L’Italien de Pain et chocolat avait
encore, en 1972, dans une comédie à l’italienne, la ressource d’émigrer en
Suisse pour y trouver du travail. Vingt ans plus tard, le cadre français
moyen se retrouve, dans une comédie à la française, à la rue du jour au
lendemain, perdant en même temps que son emploi sa maison, sa voiture et
sa femme, et devenant clochard dans ce que le réalisateur-interprète,
appelle, non sans une ironie cruelle, Une époque formidable. Le temps des
routards existentiels de Sans toit ni loi ou des glandeurs désenchantés d’Un
monde sans pitié fait place à celui des homeless, des sans-emploi, des sans-
domicile fixe, des sans-papiers, écume misérable du capitalisme de
l’exclusion.

CLASSES NON LABORIEUSES, CLASSES DANGEREUSES


La délinquance est comme une voie tracée pour ceux qui n’ont pas
d’autres moyens de s’en sortir. Les films de Ken Loach, montrant les
ravages sociaux de la politique ultralibérale de Margaret Thatcher, font
passer de la dérégulation du travail de Riff Raff à la misère qui vient
(Raining Stones), puis, dans Sweet Sixteen, à leurs conséquences sur une
jeunesse frappée de plein fouet par le passage en force de l’économie de
marché et y répondant par le trafic de drogue et le crime. La grande veine
sociale d’un cinéaste qui fut déjà, à ses débuts, dans les années 1960, l’un
des jeunes hommes en colère du cinéma anglais trouve son écho dans de
nombreux autres pays frappés par les mêmes symptômes : la Belgique, avec
Je pense à vous, Rosetta ou La Raison du plus faible, la France du Nord,
avec La Vie de Jésus, l’Italie du Sud, avec Vento di terra, et même la
Finlande de Au loin s’en vont les nuages traduisent le malaise social d’une
Europe confrontée au chômage et au durcissement du modèle économique,
dont la jeunesse est la première victime.
Le « film-banlieue », avec ses quartiers délabrés, ses désarrois face à
l’avenir, sa panne de l’intégration et de la mobilité sociale, mais aussi ses
débrouilles – petits trafics, dealers, bandes et caïds –, est intimement lié à ce
devenir d’un capitalisme entraînant trop de jeunes dans la galère des cités-
ghettos, dans la spirale de la délinquance et de la violence. Exclus,
déracinés, désinsérés, les jeunes « sauvageons » font ainsi rebondir la
thématique des classes dangereuses, celles des cités péri-urbaines, qu’un
documentaire de Bertrand Tavernier situe précisément De l’autre côté du
périph’. Là se déploie une sub-culture plus ou moins délinquante, sous-
tendue par le chômage, le délitement des familles, la perte de l’autorité
parentale, l’effondrement des encadrements politiques et communautaires.
Alors qu’Antoine Doinel, en 1959, pouvait faire ses Quatre Cents Coups au
sein même d’un Paris qui lui appartenait, Le Petit Criminel de Doillon,
enfant pareillement mal aimé à la recherche de lui-même, se retrouve en
1990 dans une cité-dortoir périphérique, que ne parvient pas à éclaircir le
ciel bleu du Midi où se situe l’action. Il s’ensuit un glissement inexorable
sur la pente d’une délinquance dont le cinéma des années 1990 montre
qu’elle devient de plus en plus lourde et tragique, à mesure qu’aux drames
sociaux s’ajoutent les problèmes ethniques et racistes. De la Marseille
encore colorée de Un, deux, trois, soleil, on passe au noir et blanc dramatisé
de La Haine : les trois héros, aux trois couleurs emblématiques – black-
blanc-beur –, y sont les victimes d’un monde qui les ghettoïse et qui, via
une bavure policière, fait d’eux des victimes. L’explosion n’est pas loin :
avant sa concrétisation dans la réalité des événements, Ma 6-T va crack-er
la décrit de façon prémonitoire en 1997, montrant comment la banlieue
devient le lieu du désespoir, de la révolte violente sans horizon politique.
Même le cinéma américain n’ignore pas cette violence du monde du
travail et de l’exclusion : Roger et moi, de Michael Moore, dénonce par
exemple les ravages qu’ont causés les licenciements opérés par la General
Motors. Mais la confiance dans la libre entreprise et dans les ressources
individuelles continue de dominer. Optimisme qui doit être rattaché moins à
l’état présent de la société américaine qu’à la persistance du « rêve
américain », selon lequel chacun a des chances égales de réussir et de faire
5
fortune : le cadre de En bonne compagnie, en passe d’être licencié à la
suite d’une restructuration, réussit grâce à ses seules qualités à se faire
réintégrer dans son poste. Lorsqu’il se retrouve au trente-sixième dessous,
6
réduit à la soupe populaire, le héros black de À la recherche du bonheur
croit toujours en sa chance. Il a raison : recruté par une société financière, il
va y faire fortune.
L’enjeu démocratique

LA DÉMOCRATIE AMÉRICAINE DE L’INTÉRIEUR


Libéraux en matière économique, les Américains du Nord apparaissent
nettement plus conservateurs en matière de valeurs culturelles. Si
Hollywood est généralement crédité d’une sensibilité démocrate et si
nombre de films dénoncent les maux et dérives d’une démocratie qui ne sait
éviter ni l’exclusion, ni l’injustice, ni le racisme, le libéralisme culturel qui,
depuis les années 1970, accompagne le triomphe du libéralisme
économique, pose, lui, davantage de problèmes.
C’est qu’en effet, autour de 1980, la contre-culture, les mouvements
féministes, l’émancipation sexuelle sont tenus pour responsables de
l’immoralité régnante, du déclin de l’Amérique, de la crise des valeurs, des
autorités et des institutions. Face à la flambée libérationniste, quantité de
films exaltent les grandes valeurs fondatrices : le drapeau, la famille, la
religion, le courage, l’abnégation, la rage de vaincre – toutes les valeurs
7
revendiquées par Reagan et si longtemps incarnées par John Wayne . Tout
un cinéma de ces eighties va donner naissance à des héros populistes et
hypervirils (Rambo, Rocky, Conan, Terminator, l’inspecteur Harry),
relançant le mythe du rêve américain en s’appuyant sur les valeurs du passé.
Trahis par les institutions et par les élites corrompues, lesdits héros
apparaissent comme les symboles de la puissance retrouvée, aptes à
remoraliser et à régénérer les États-Unis. Dans ce contexte, nombre de films
font apparaître le libéralisme sexuel comme synonyme de déviances et de
perversions (Basic Instinct, Neuf semaines 1/2, La Fièvre au corps), de
violence et de mort, de dégradation morale mettant en péril l’institution
familiale (Liaison fatale). La morale puritaine, nullement caduque, est ainsi
brandie en rempart contre les dépravations et les dérives liées à la sexualité
8
débridée .
D’aucuns en concluent à la montée d’un cinéma américain conservateur
non seulement nostalgique, mais à propension réactionnaire. Le Hollywood
de Spielberg et de Lucas, mettant en avant des héros forts, conquérants,
respectueux d’un ordre moral et social, en phase avec une Amérique
reaganienne, semble avoir ouvert une voie que reprend avec vigueur la
nouvelle droite des années Bush. Le modèle patriarcal fonctionne en effet
pleinement dans bien des films produits par Hollywood. Depuis plus de
vingt ans, un acteur comme Harrison Ford l’incarne de façon souvent
emblématique. Dans Jeux de guerre hier (Patriot Games, comme le dit plus
symboliquement le titre original), dans Firewall aujourd’hui, dans de
nombreux films de série, il apparaît comme le garant sécuritaire d’un ordre
politique et moral, sauvant sa patrie et sa famille d’un même élan, et
ramenant l’ordre contre toute tentative d’intrusion ou de corruption. Il
arrive même que ce modèle patriotique et familial se double d’une
réaffirmation appuyée des valeurs religieuses : la façon dont Mel Gibson
aborde La Passion du Christ n’est à cet égard guère éloignée du
néofondamentalisme le plus rigoriste.
Qu’en est-il de ce reproche fait au cinéma hollywoodien qui met
souvent dans le même sac conservateur, à travers l’exaltation de la force et
de l’autorité, des cinéastes aussi différents qu’un Clint Eastwood ou qu’un
Joel Schumacher ? Faut-il y reconnaître une prise de position politique
uniforme, voire la manifestation d’un cinéma « postmoderne » stigmatisé
9
comme anti-moderne en raison de la nostalgie de l’autorité, des « vraies »
valeurs perdues, de l’ordre religieux, familialiste et patriarcal que
10
véhiculent ces films ? Cette tendance existe : selon Susan Aronstein , la
trilogie d’Indiana Jones coïncide avec le désir de restauration du héros
blanc et mâle ainsi que des valeurs traditionalistes. Pour d’autres,
Rencontres du troisième type pourrait illustrer les valeurs de l’Amérique
puritaine. Ce qui semble sous-tendre un certain nombre de films, c’est en
11
effet l’idéologie du Law and Order , jointe à l’idée que la démocratie est
en péril du fait d’un libéralisme culturel échevelé. Cela étant, des positions
politiques et culturelles très différentes s’affirment selon les cinéastes et les
œuvres. Les féministes peuvent bien, à travers des films comme Liaison
12
fatale, Baby Boom ou Working Girl, dénoncer une réaction machiste , en
réalité, c’est aujourd’hui l’image de la femme libre et indépendante qui
domine de très loin l’hypercinéma. Et, quant au sexe, le gel spermatique de
Mary à tout prix et la tarte à utilisation masturbatoire d’American Pie
donnent la mesure d’un cinéma qui, tournant le dos au puritanisme jusque
dans ses comédies familiales, s’est largement désinhibé.
On ne trouve, de fait, aucune idéologie monolithique qui commande le
cinéma américain. C’était déjà le cas pendant les années Reagan, ce l’est
plus encore de nos jours. Si les idéaux ultra-conservateurs trouvent des
films et des héros pour les illustrer, il y a à l’inverse autant de films et
autant de héros qui défendent une tout autre vision du monde. Lorsque,
dans Chute libre, Joel Schumacher montre un cadre moyen, soudain mis au
chômage, qui « pète les plombs » et se met à tirer sur tout ce qui bouge,
notamment sur les Coréens, Latinos et autres Chicanos, il apparaît vite que
la violence qui se déploie ici exprime la vision réactionnaire d’une
Amérique qui se sent menacée. De même, quand Michael Bay revisite
Pearl Harbor et qu’il ajoute à l’attaque des Japonais un épisode purement
fictionnel où le héros, impuissant devant l’attaque japonaise, devient
aussitôt après le héros triomphant d’une mission qui venge l’honneur
malgré la défaite subie, on voit bien que le film de guerre en vient à réécrire
l’Histoire pour laver un souvenir cuisant, exalter l’orgueil national et
redorer les étoiles ternies de la bannière. Rien à voir avec Clint Eastwood :
celui-ci, dans Mémoires de nos pères, regardant la bataille d’Iwo Jima du
côté américain, fustige la façon dont la bannière étoilée dressée sur l’île par
les soldats du front est ensuite bradée à l’arrière dans des kermesses à grand
spectacle visant à recueillir des fonds de soutien. L’héroïsme et le sentiment
patriotique se perdent dans ce carnaval : c’est du coup au nom même de
l’idéal démocratique, et en mémoire des pères qui sont morts
courageusement, qu’il convient de montrer les faux plis du drapeau. Preuve
que cette exaltation de la bannière étoilée n’a rien d’un nationalisme
belliqueux et réactionnaire, un second volet du diptyque, Lettres d’Iwo
Jima, vient montrer la bataille du côté japonais, pour dire que l’héroïsme
n’est pas l’exclusivité d’un camp et que, de part et d’autre, la guerre se fait
avec des hommes, avec du sang et des larmes. Le bien ou le mal ne se
trouvent pas d’un seul côté. La façon acide, l’humour noir et le regard
cynique avec lesquels David O. Russell montre, dans Les Rois du désert, les
soldats combattant en Irak lors de la guerre du Golfe portent sur leur
héroïsme et sur l’intervention américaine elle-même un regard plus que
soupçonneux.

L’IMPÉRIALISME AMÉRICAIN DE L’EXTÉRIEUR


Tout autre est évidemment la vision de la démocratie américaine de
l’extérieur, et notamment depuis les pays qui, longtemps soumis à son
impérialisme, en rejettent, quant à eux, explicitement le modèle. Le cas de
l’Amérique latine est, sur ce plan, révélateur. Démocraties encore fragiles,
faisant tout juste l’expérience des libertés, les pays qui s’étendent du
Mexique au Chili reconstruisent leur cinéma en même temps qu’ils
construisent leur démocratie. Certains, de vieille tradition
cinématographique comme le Mexique, l’Argentine ou le Brésil, ont connu,
après les vagues nouvelles des années 1960, un fort ralentissement
d’activité de leur cinéma, dû tout autant à la concurrence d’une télévision
qui devient la principale pourvoyeuse des divertissements populaires qu’à la
présence de dictatures militaires et de régimes puissants, largement
soutenus par les États-Unis et muselant progressivement la vie intellectuelle
et artistique. La disparition des régimes autoritaires, l’implantation de la
démocratie, la vague progressiste qui amène un peu partout au pouvoir des
leaders issus des luttes sociales ou révolutionnaires : autant d’éléments qui
raniment aujourd’hui la création artistique et qui favorisent l’apparition
d’une nouvelle génération de cinéastes, pleinement en phase avec les
préoccupations nouvelles de leur pays.
Que dit ce cinéma ? Il enregistre, évidemment, la dureté économique,
facteur principal d’une décomposition sociale dont les favelas de La Cité de
Dieu donnent, dans le film du Brésilien Fernando Meirelles, une vision
violente. La misère engendre le crime, la prostitution, la drogue, tels qu’ils
apparaissent dans la Medellín livrée aux cartels que montrent Barbet
Schroeder et son scénariste colombien, le romancier Fernando Vallejo, dans
La Vierge des tueurs. Cette mise à nu de la grande pauvreté s’accompagne
toutefois également d’une volonté de la comprendre et d’en rechercher les
causes. La crise économique qui frappe l’Argentine en 2001 est
minutieusement analysée par l’Argentin Fernando Solanas, qui, dans
Mémoire d’un saccage, en désigne les responsables : une classe dirigeante
corrompue, mais aussi les grands holdings américains et les organismes
financiers internationaux.
Une déliquescence, née de la corruption d’une bourgeoisie décadente,
traduit la pourriture d’un système social, familial, culturel, que montre
l’Argentine Lucrecia Martel dans La Ciénaga. Le modèle du marché, que
fournit le tout-puissant voisin nord-américain, ne fait que renforcer la ruine
des pays pauvres et les fractures sociales. La ville nouvelle, telle que la
présente le Mexicain Alejandro González Iñárritu dans Amours chiennes,
fait se côtoyer – et se heurter dans le choc symbolique d’un accident de
voiture – les déshérités des quartiers pauvres et les riches des quartiers
chics, profiteurs d’un monde tapageur de luxe et de clinquant.
Richesse évidemment fascinante. Mais, pour des milliers d’émigrants
attirés par le mirage américain, la frontière est souvent un piège qui se
referme, et le même González Inárritu, pour son premier film hollywoodien,
Babel, le montre bien, en embarquant deux de ces migrants mexicains dans
un engrenage infernal qui les conduit à leur perte. Les États-Unis sont
l’horizon même du continent latino, mais un horizon que les cinéastes
dénoncent comme un leurre.
D’autant que les cinéastes de la nouvelle génération, celle dont
l’enfance a connu les dictatures militaires, revisitent le passé de leur pays,
et qu’ils y voient des régimes qui, soutenus en sous-main par la CIA, ont
pratiqué la violence, les enlèvements, la torture. Le souvenir de ces
décennies douloureuses est souvent vu par des yeux d’enfants, symbole
d’une innocence opprimée, comme ceux du petit héros de Kamchatka, de
l’Argentin Marcelo Pineyro, que ses parents entraînent dans leur fuite
lorsque le coup d’État de 1976 amène les militaires au pouvoir. Fuite
inutile, au demeurant, car l’étau va inexorablement les broyer. Ce n’est pas
un hasard si le Chilien Andrés Wood évoque la chute d’Allende en 1973 et
l’arrivée de Pinochet à travers un regard d’enfant, dans un film, Mon ami
Machuca, qui reprend ostensiblement le canevas du film de Louis Malle, Au
revoir les enfants, assimilant ainsi de façon implicite le régime de Pinochet
à l’occupation nazie. Un poids de nostalgie révolutionnaire se fait du coup
sentir lorsque l’Argentin Walter Salles raconte, dans ses Carnets de voyage,
l’odyssée, en 1952, du jeune Ernesto Guevara, pas encore devenu le Che,
qui découvre sa voie en traversant le continent sud-américain, des pampas
argentines aux hauteurs enneigées des Andes et aux rives de l’Amazone :
devant la brutalité d’un système politique et économique maintenant le
peuple dans la misère au profit des gros propriétaires terriens et des grandes
compagnies, le jeune révolutionnaire décide de tout abandonner pour rendre
aux pauvres ce qui leur est dû.

DROITS DE L’HOMME ET BALKANISATION DU MONDE


Si le contexte historique du film de Walter Salles est celui des années
1950 et de la foi dans la lutte des classes, l’intérêt porté aux gens du peuple
renvoie désormais à un autre système légitimant, qui a remplacé depuis les
méga-idéologies eschatologiques et qui se présente comme l’évangile des
temps hypermodernes : les droits de l’homme. La nouvelle donne politico-
idéologique de notre époque n’est autre en effet que le nouveau statut des
droits de l’homme dans des sociétés réconciliées, depuis peu, avec leurs
principes fondateurs. C’est ainsi que nous vivons au moment où les droits
de l’homme apparaissent comme le référentiel ou le foyer de sens suprême,
le principe organisateur de la conscience et des combats hypermodernes, la
norme régulatrice de l’action étatique. C’est au nom de l’individu, et non
plus du prolétariat ou de la marche triomphale de l’Histoire, que sont
lancées les flèches contre l’« horreur économique ».
Le cinéma enregistre et traduit frontalement ce remaniement
idéologique profond dans des films qui dénoncent la torture (Le Violon du
Mexicain Francisco Vargas), la soumission des femmes (La Saison des
hommes de la Tunisienne Moufida Tlatli), les traumatismes infligés aux
enfants (La Pomme de l’Iranienne Samira Makhmalbaf), la traite infamante
et sauvage des femmes (Terre promise de l’Israélien Amos Gitaï), la misère
des enfants des rues livrés à la violence et à la prostitution (Salaam
Bombay, de l’Indienne Mira Nair, Ali Zaoua, prince de la rue, du Marocain
Nabil Ayouch). Les multiples violations du principe de respect dû à
l’individu fournissent au cinéma contemporain une thématique inépuisable.
C’est pourquoi, dans ce contexte, la justice s’impose comme un nouvel
acteur central de la vie publique. Alors même que l’époque est marquée par
l’effacement des idéologies héroïques, la justice apparaît comme l’instance
par excellence capable de garantir, face au politique « faible » et à la
surpuissance de l’argent, le bien commun, le primat de la loi, les principes
généraux de la vie en société. Parallèlement à la dynamique
d’individualisation s’affirme une demande de société, une exigence de
réaffirmation des fondements mêmes de la vie en commun que la justice
13
peut incarner . La multiplication des films de prétoire, les thrillers
judiciaires façon Le Droit de tuer ?, l’intérêt porté aux grandes causes à
défendre – le Noir injustement accusé par un système raciste (Au nom de la
liberté), la jeune femme attaquant une puissante société qui distribue de
l’eau contaminée (Erin Brockovich) – et même aux moindres causes privées
– le père dépossédé de la garde de ses enfants (Evelyn), voire les locataires
mis en demeure de quitter les lieux (Le Grand Appartement) : nombre et
nombre de films disent ce besoin accru de justice.
Sacre des droits de l’homme, qui n’empêche nullement, on l’a vu, une
réactivation des « racines » ainsi que des affirmations ethno-religieuses
génératrices de nouvelles formes de racisme et de xénophobie, de
séparatismes identitaires, de multiples fragmentations conflictuelles.
Comme dans le Los Angeles de Collision – titre explicite – où se
rencontrent et se heurtent Chinois, Latinos, Noirs, Blancs, serrurier
mexicain et épicier iranien. Autant d’oppositions irréductibles, alimentées
par les ravages du racisme et les oppositions entre communautés : Noirs de
Brooklyn contre Italiens dans Do the Right Thing, Indiens contre Sikhs dans
Khamosh Pani, Pakistanais émigrés contre Écossais natifs dans Just a Kiss,
Israéliens juifs contre Palestiniens musulmans, et ce, comme le montre
Kedma, depuis la naissance même de l’État d’Israël. Les démocraties
réconciliées avec leurs principes fondateurs humanistes ne sont pas
devenues miraculeusement des sociétés pacifiées : les voici livrées à de
nouvelles divisions, déchirées par de nouveaux conflits ethno-identitaires
plus ou moins émiettés. Avec la dépolitisation hypermoderne se
développent des démocraties éclatées en proie aux conflits identitaires.
À l’échelle internationale, c’est à un tout autre degré que se déchaînent
les affrontements ethniques ou ethno-nationalistes. Le triomphe de la
globalisation néolibérale, le recul de l’État et la disparition de l’empire
communiste ont entraîné la multiplication des déchirements nationaux,
l’essor des fanatismes identitaires, religieux et terroristes, de nouveaux
génocides et de nouvelles guerres civiles, des tribalismes totalitaires violant
en grand et en masse les principes des droits de l’homme. La rétraction sur
les identités ethnoreligieuses a ouvert la voie à la balkanisation des conflits,
à une multitude de fragmentations convulsives. Aux promesses de
démocraties heureuses nourries par l’éclatement de l’URSS ont fait suite
l’anarchie sanglante des identités nationales, les guerres de redéfinition des
frontières, les « nettoyages ethniques », une mêlée confuse et meurtrière où
s’entretuent, sur les ruines de l’ancienne Yougoslavie, Serbes, Bosniaques,
Croates. Un côté patchwork, agité et baroque, un monde à la Kusturica,
amours et haines mêlées, passions et pulsions confondues, l’Underground
d’un bordel ambiant, où La vie est un miracle. Avec, adjacente, la montée
du fondamentalisme religieux : le jeune Bangladi, héros de L’Oiseau
d’argile, aime la vie, les rires, les jeux et la beauté ; puis, tombant sous la
coupe d’un enseignement extrémiste, il apprend un islam intégriste, où
l’intolérance est érigée en principe et le jihad en perspective unique. Il
devient dès lors l’un de ces intraitables gardiens de l’ordre religieux prêts à
tout sacrifier pour leur foi. Y compris leur vie, comme les deux kamikazes
de Paradise Now, candidats à un attentat suicide, dont le réalisateur Hany
Abu-Assad, d’origine palestinienne et de nationalité israélienne, essaie de
comprendre les motivations, ainsi que la mécanique qui les amène au
terrorisme et au sacrifice.
C’est dans ce contexte chaotique qu’est organisé depuis 2003 à Genève
le festival international du film sur les droits humains. Le phénomène
illustre la consécration du prisme des droits de l’homme s’appliquant à des
questions extrêmement diverses. Le programme de 2007 en fournit la
preuve, qui évoque aussi bien la violence contre les femmes prostituées au
Cambodge (Le papier ne peut pas envelopper la braise, de Rithy Panh) ou
la liberté menacée en Tchéchénie (Itchkeri Kenti, de Florent Marcie) que la
fragilité de la démocratie américaine (When the Levees Broke, de Spike Lee,
sur La Nouvelle-Orléans détruite). Organisé en parallèle avec la réunion du
Conseil de l’ONU chargé de ces questions, il se présente comme une sorte
de réplique militante face à l’organisme officiel jugé trop timoré,
institutionnalisant ainsi une démarche où se rejoignent l’humanisme, le
politique et le cinéma.
CinéMoi
On le voit, le cinéma contemporain est celui qui investit largement les
questions surgissant de l’hypermodernité mondialisée définie par le
déchaînement technoscientifique, la surpuissance du marché, le sacre
démocratique des droits de l’homme. Toutefois, cette radiographie n’est pas
complète. Au vrai, aucun référentiel ne suscite autant de films que
l’individu lui-même, l’individu dans ses rapports avec soi et avec les autres.
Sans doute n’est-ce pas nouveau. Mais l’époque hypermoderne, sous-
tendue par le choc de la « seconde révolution individualiste », l’a plus que
jamais propulsé sur le devant de la scène.
L’individualisme est entré, en effet, dans une nouvelle phase de son
aventure historique, son moment hypermoderne, caractérisé par quelques
traits fondamentaux : le culte du corps, le culte psy ou relationnel, le culte
hédoniste-consumériste, le culte de l’autonomie subjective accompagnant la
disparition de la foi dans les grandes idéologies historicistes (Nation,
Révolution, Progrès). Cette immense métamorphose s’accompagne de tout
un ensemble de paradoxes. Le néo-individualisme signifie libération de la
vie privée mais aussi fragilisation du Moi (anxiété, dépression, suicides…).
Il coïncide avec la souveraineté triomphale du sujet, mais aussi avec la
déstructuration anomique des liens sociaux et familiaux. Il est synonyme de
massification, mais aussi de personnalisation des comportements, des
apparences, du rapport au temps (la vie à la carte). Il brise la famille
traditionnelle au nom de la libre disposition de soi, mais l’amour reste plus
que jamais le fondement du couple. Et plus le bonheur s’impose comme un
idéal inlassablement exalté, plus il semble nous échapper. Plus nous
sommes soucieux de l’avenir planétaire et plus se déploient les passions
consuméristes. Plus il y a de psys et moins on se comprend. Plus se
déploient les aspirations hédonistiques et plus s’affirment les anxiétés
sanitaires, esthétiques et existentielles. Autant de thématiques et de tensions
paradoxales qu’explore inlassablement et à sa manière l’hypercinéma.

L’EMPIRE DES SENS


Depuis un demi-siècle, la question du plaisir et de la jouissance des sens
n’a pas cessé de s’exprimer sur les écrans du cinéma. Le film d’Oshima,
L’Empire des sens, dont le retentissement en Occident coïncidait avec
l’appétit de jouissance né des années post-68, était prémonitoire d’un
hédonisme qui, depuis, s’est déployé non seulement sous la forme plus ou
moins hard du sexe libéré, lié de façon très sensuelle dans Le Parfum à une
exaltation de l’univers olfactif, mais aussi sous le signe d’un sensualisme
bien tempéré, appliqué aux petits plaisirs de la vie. Le jeune réalisateur
canadien Jeremy Podeswa, dans une note d’intention relative à son film Les
Cinq Sens, donne la mesure de la nouvelle importance accordée à la vie des
sens : les hommes, dit-il, « sont contraints de redécouvrir leur humanité en
acceptant la vérité des sens ».
À La Grande Bouffe symboliquement mortifère qui, dans le film de
Ferreri, stigmatisait une société creusant sa tombe avec ses dents de
consommation frénétique, ont succédé les plaisirs moins frénétiques, mais
plus facilement appréciables, de la cuisine naturelle du Bonheur est dans le
pré, des raffinements gastronomiques d’Une affaire de goût, des plaisirs
très sensuels de Crustacés et coquillages, des bons vins de Sideways –
comme autant de réponses à la mal bouffe de Super Size me. Ironie de
l’hypercinéma : l’époque de l’image-excès n’exalte plus guère l’excès des
14
plaisirs . On n’est plus dans l’extase de la transgression : ce qui gagne,
c’est l’esthétisation de la consommation individuelle et des petits plaisirs du
quotidien. Et même lorsque, dans Le Festin de Babette, le plaisir des mets
succulents et des grands vins a la vertu d’harmoniser la chair et l’esprit et
les êtres entre eux, ce n’est pas un hédonisme dionysiaque qui s’exprime,
mais un hymne aux jouissances de qualité, savourées dans la paix et la
dégustation de l’instant fragile réconcilié avec lui-même.
Mais lorsque tel de ces plaisirs se trouve rattrapé et condamné par
d’autres exigences érigées en valeurs, comme celle de la santé, l’affaire est
suffisamment d’importance pour que le cinéma s’en fasse aussitôt l’écho.
Le cholestérol, la mauvaise graisse, la sédentarité, l’obésité, le tabac, la
drogue deviennent sujets de films : Le Journal de Bridget Jones comme
Thank you for Smoking disent les nouveaux interdits et les conflits qui
naissent non plus entre morale et sensualisme, mais entre principe de santé
et principe de plaisir, exigences esthétiques et attentes sensitives au
quotidien.
Même tension à propos des voyages et du tourisme comme emblèmes
du bonheur. L’affiche lumineuse vantant l’exotisme édénique d’une île
répondant au doux nom de Paradis et qui, au dernier plan du film, était
l’ultime vision d’Al Pacino, le héros foudroyé de L’Impasse, brille
maintenant dans les voyages pour tous. Clubs de vacances où les resorts de
luxe des Bronzés 3 ont remplacé les bungalows du Club Med des années
1970 ; randos et aventures entre potes des Randonneurs ; voyages de
groupe où, comme dans Restons groupés, on traverse l’Ouest américain en
minibus ; exotisme des îles lointaines, où l’on va chercher Toute la beauté
du monde – la liste est longue des destinations où l’on s’embarque
aujourd’hui pour Cythère. Mais, en même temps, à nouveau tourisme,
nouveaux risques : on n’est jamais à l’abri dans son village de vacances
d’une guerre éclatant à l’improviste, comme dans Casque bleu, ou du
surgissement d’une autre réalité sociale, celle par exemple de l’émigration –
ainsi ce bateau chargé de tous les réfugiés du quart monde qui croise en
Méditerranée la route du yacht de luxe des nantis en croisière dans Une fois
que tu es né. Voilà la thématique de l’insécurité qui s’immisce jusque dans
la problématique des plaisirs, comme s’il devenait impossible d’en jouir
15
dans la paix sereine du carpe diem , certes toujours promis, mais toujours
menacé par l’ordre chaotique du monde.
Bonheur de voyager et de goûter des sensations nouvelles, mais aussi
plaisir de se voir et de se montrer. Corps de liane, grain de la peau, beauté
des formes, fièvre du look : jamais le cinéma n’a autant investi dans la
sensualité, cultivé l’érotisme, souligné l’importance croissante prise par
l’image du corps. Dans le débat entre ce qui est bon pour la ligne et ce qui
l’est pour la santé, la ligne de crête passe par le souci accordé à son corps,
par la préoccupation obsessive de l’apparence, par les soins esthétiques que
dispensent tous les Vénus Beauté (Institut), garanties de forme physique, de
look et de beauté. Le sport, érigé en religion de soi, engendre tous les
Marathon Man courant leur vie à perdre haleine et tous les Brice de Nice
surfant sur la vague du fun. La mode et le luxe sont l’horizon désormais
ouvert à tous ceux que Prêt-à-porter ou Place Vendôme ont fait pénétrer
dans les coulisses d’un monde sophistiqué. Et pas seulement du côté
féminin : le corps des hommes, lui aussi et de plus en plus, apparaît dans
l’ordre de l’esthétisation de soi : torses musclés, tatouages virils, piercings
corsaires et chevelures sauvages à la Mad Max ou à la Pirates des Caraïbes.
À coup sûr, à travers le culte de l’apparence sont exprimés les plaisirs
narcissiques de l’embellissement de soi, mais aussi, et de plus en plus,
l’oppression grandissante des contraintes et la servitude vis-à-vis des
marques omniprésentes : Le diable s’habille en Prada… Même les plaisirs
de la mode s’affichent de manière moins légère, moins ludique, plus
réflexive.
FEMMES ET HOMMES AU BORD DE LA CRISE DE SOI
Si la culture hypermoderne stimule sans trêve les plaisirs divers et
renouvelés de la consommation, elle place plus encore sur un piédestal les
valeurs du bonheur privé et de l’harmonie intime. C’est dans ce contexte
que les problèmes ne font que se démultiplier. Alors même qu’il investit
dans le bonheur, dans l’amour, dans le rapport à l’autre, l’homme
d’aujourd’hui n’en finit pas d’être en proie aux drames sentimentaux, aux
désunions, aux déchirements de toute sorte. Les familles, avant de se
recomposer, se décomposent : disputes, ruptures, divorces, menue monnaie
d’une vie de couple qui ne résiste plus aux usures du temps, et qui le vit
mal. Sont ainsi exposées les difficultés de la séparation et la difficulté de
refonder sur une autre liaison une nouvelle famille, comme s’y efforcent les
deux partenaires divorcés amenant avec eux dans la corbeille conjugale Les
Enfants de leur premier mariage. Volontiers intimiste, le cinéma français
fait de ces affaires de cœur nouveau style son fonds de roulement.
Mais les problèmes sont partout : femmes battues des sociétés
machistes, comme dans l’Espagne de Ne dis rien, isolement de célibataires
ne trouvant plus de femme sur place et allant les chercher dans les pays de
l’Est, comme s’y essaie le fermier de Je vous trouve très beau, et, bien sûr,
engrenage dépressif, propension au suicide, comme le montre sur le mode
léger, sur fond menaçant de sida, les personnages confrontés à la solitude,
aux peines de cœur, aux angoisses du temps de J’ai horreur de l’amour.
D’où la tentation d’aller voir du côté des sectes ou de s’en remettre à un
gourou, comme le font les personnages de Fallait pas !… ou de Mister G.
C’est de plus en plus l’individu déboussolé, insécurisé, fragilisé que met en
scène l’hypercinéma. Fin des certitudes intériorisées : cela fait reculer les
grands fanatismes collectifs, mais peut entraîner des comportements
individuels extrêmes ; cela peut contribuer à l’usage individuel de la raison,
mais est peu propice à l’accord heureux avec soi-même.
Crise de soi et retour sur un soi problématique à ce point banalisés
qu’ils en deviennent des thématiques du rire. À travers la mise en scène des
référentiels et des dispositifs psy, Woody Allen a illustré exemplairement ce
courant, faisant du Moi introspectif et mal dans sa peau un nouvel objet
humoristique. Il ne s’agit plus de comique burlesque ni de comique de
situation mais d’un rire sur soi névrosé, doutant de son soi fragile,
narcissique, psychanalysé à perpétuité.
Le tout sur fond de vie stressée, d’« embourgeoisement » qui guette, de
temps qu’on ne voit pas passer et qui donne envie de se retirer du monde,
de se payer une vie en escapade buissonnière, comme le héros du
Pressentiment qui largue les amarres avec son milieu social de riche
bourgeois pour aller vivre anonymement dans un quartier populaire où il
peut être tout à soi-même. Tout se passe comme si plus on avait de biens à
consommer et de possibilités de s’inventer, plus on était déçu, plus on
16
s’ennuyait, plus on cherchait autre chose de plus authentique . Le thème
de l’échec – qu’ai-je fait de ma vie ? – resurgit comme un leitmotiv, dans la
mid-life crisis de Kennedy et moi, comme dans le sentiment d’incertitude
d’une jeunesse pas vraiment bien dans les baskets du temps, celle
qu’évoquent des films aux titres cruellement ironiques, La Vie rêvée des
anges, Nos vies heureuses. Avec, en prime, les nouveaux maux du siècle :
l’infarctus qui foudroyait les affairés des années 1970, les Vincent,
François, Paul et les autres, guette toujours les pères stressés de l’ère
familiale recomposée, comme dans Il a suffi que Maman s’en aille ; le
cancer dont la menace pesait déjà sur Cléo de 5 à 7 est toujours et plus que
jamais là, changeant la perspective même des choses et amenant l’héroïne
de Ma meilleure ennemie à s’occuper des enfants de l’ex-femme de son
compagnon, condamnée par la maladie. La vieillesse voit se profiler
l’ombre menaçante du sinistre Alzheimer, qui peut même, terriblement
précoce, frapper des êtres jeunes, comme l’héroïne de Se souvenir des
belles choses. Et le sida des Nuits fauves s’est installé, emportant
l’amoureux de Jeanne et le garçon formidable et le jeune homo des
Témoins, dans lequel Téchiné, vingt ans après, revient, comme pour un
travail de deuil, sur le surgissement de la maladie au début des années 1980.
La mort, la mort, toujours recommencée, dont l’omniprésence est d’autant
plus forte qu’elle apparaît comme scandaleuse dans une société
surmédicalisée, ne disposant plus de système de sens pour accepter et
affronter l’ultime disparition.
Deux grands paradoxes accompagnent ainsi le cinéma hypermoderne.
Plus s’exacerbent les sollicitations hédonistiques, moins les films expriment
la joie de vivre insouciante et optimiste, celle qui animait jadis les rythmes
de Ray Ventura et de Charles Trenet, de Nous irons à Paris et de La Route
enchantée. L’image-excès n’est pas celle de l’explosion du bonheur, lequel
est en fait cherché dans le pré rassurant du rétro, du retour aux valeurs de la
terre et du confit d’oie, ou dans la simplicité de l’innocence que traduit Le
Fabuleux Destin d’Amélie Poulain. Avec l’individualisation extrême du
monde s’accentuent la distance vis-à-vis de soi ainsi qu’une quête de
bonheur inquiète de ne pas parvenir à ses fins. Certes, les happy ends,
propres à rassurer, font toujours partie du décor, mais, lorsqu’elles
interviennent sans nuance, telle une exigence du genre, elles sont désormais
ressenties comme des clichés, codifiés et peu crédibles. C’est pourquoi les
fins qui n’en sont pas, les absences de dénouement, les pointillés, les
incertitudes de destin se multiplient. J’attends quelqu’un, dit en 2007 le titre
d’un joli petit film sur la vie simple des gens simples, qui attendent tous
quelque chose dans leur vie un peu grise, et les histoires croisées qu’il
raconte laissent pour finir cette attente en suspens… Au demeurant, la
traditionnelle mention disant que c’était fini et que les lumières allaient se
rallumer – « Fin », « The End » – a pratiquement disparu.
Le second paradoxe à souligner n’est pas moins significatif. On l’a vu,
ce cinéma enregistre plus que jamais ce qui constitue le présent social avec
ses tendances et ses modes, ses ambivalences, ses conflits. C’est pourquoi
les personnages filmés sont de plus en plus ancrés sociologiquement. Mais,
en même temps, jamais l’existence individuelle, avec tout ce qu’elle
comporte de doutes, d’aléas, de déraillements, n’a été autant mise en scène :
J’ai horreur de l’amour, Je t’aime quand même, Je n’en ferai pas un
drame, J’ai faim, Je vais craquer, Je veux tout, Je déteste les enfants des
autres : les titres mêmes n’en finissent pas de dérouler la litanie
problématique du je. Au cours des phases précédentes, c’était un
questionnement politique, voire philosophique, qui conduisait à la
réalisation de films sociaux. Nous assistons à l’essor d’un modèle inverse :
c’est parce qu’il est de plus en plus attentif au présent social que le cinéma
soulève les questions les plus fondamentales de l’existence. D’un certain
« sociologisme spontané » est né un cinéma tendanciellement
philosophique, même s’il peut, non sans raison, récuser cette dénomination.
Qu’est ce que vivre et vieillir ? Qu’est-ce qu’être jeune ? Peut-on
communiquer ? Qu’est-ce que je désire ? Pourquoi ne suis-je pas heureux ?
Par où CinéMoi et Cinépolis forment système. Art de divertissement,
l’hypercinéma n’en est pas moins porteur d’une réflexivité accrue sur lui-
même, sur le monde, sur l’individu.

1. Robert Castel, L’Insécurité sociale. Qu’est-ce qu’être protégé ?, Paris, La République


des idées / Seuil, 2003, p. 58. Sur ce point, voir l’ouvrage fondamental d’Ulrich Beck,
La Société du risque, Paris, Aubier, 2001.
2. Sur le rapport américain à la nature, voir Olivier Delbard, Prospérité contre écologie ?
L’environnement dans l’Amérique de G.W. Bush, Paris, Lignes de repères, 2006.
3. Le rapport à l’époque de la guerre froide est, dans le cas d’Alien, évident : le film est
le remake d’un film de 1958, Terror from Beyond Space.
4. Ce point est bien analysé par Vincent Amiel et Pascal Couté, Formes et obsessions du
cinéma américain contemporain, op. cit., p. 129-133. Terminator a été également
interprété comme le fantasme même de l’autosuffisance consubstantielle à la société
hyper-individualiste. Voir Olivier Rey, Une folle solitude. Le fantasme de l’homme
auto-construit, Paris, Seuil, 2006, chap. II, « Ce que Terminator termine », p. 139.
5. La réalité, elle, est moins euphorique. Depuis deux décennies, les inégalités n’ont pas
cessé de s’aggraver et, en Amérique comme en Europe, la mobilité sociale est en
recul. La pauvreté touche aux États-Unis, suivant les dernières données, plus de un
cinquième de la population et 12,6 % de celle-ci se trouve dans une situation de
pauvreté absolue. Soixante-dix pour cent des fils étaient en 1998 dans la même
position sociale que leur père en 1979 ou dans une position inférieure.
6. Comme on le sait, la « recherche du bonheur » est inscrite dans la Déclaration
d’indépendance de Thomas Jefferson, qui la fait figurer parmi les « droits
inaliénables » de l’homme (« life, liberty, and the pursuit of happiness »). The Pursuit
of Happiness est précisément le titre original du film de Gabriele Muccino.
7. Le programme de bouclier spatial lancé par l’administration Reagan va même
chercher son nom dans la saga de George Lucas : Star Wars.
8. Sur tous ces points, voir Frédéric Gimello-Mesplomb (dir.), Le Cinéma des années
Reagan, Paris, Nouveau Monde Éditions, 2007.
9. Sur le « postmoderne » comme « slogan » néoconservateur, voir Jürgen Habermas,
o
« La modernité : un projet inachevé », Critique, n 413, octobre 1981.
10. Susan Aronstein, « “Not Exactly a Knight” : Arturian Narrative and Recuperative
o
Politics in the Indiana Jones Trilogy », Cinema Journal, n 34, 1995.
11. Law and Order : c’est le titre d’un western de Nathan Juran (1953) dans lequel le rôle
principal du shérif défenseur de la loi et de l’ordre est tenu par… Ronald Reagan.
12. Susan Faludi, Backlash, Paris, Des femmes, 1993, p. 143-170.
13. o
Lucien Karpik, « L’avancée politique de la justice », Le Débat, n 97, 1997.
14. Gilles Lipovetsky, Le Bonheur paradoxal, op. cit., p. 188-236.
15. Sur le recul du carpe diem, Gilles Lipovetsky, Le Bonheur paradoxal, op. cit., p. 216-
220.
16. Sur le sujet, Gilles Lipovetsky, La Société de déception, Paris, Textuel, 2006.
TROISIÈME PARTIE

TOUS LES ÉCRANS DU MONDE


CHAPITRE VIII

Du grand au petit écran


Le fabuleux destin du petit écran
e
Au cours de la deuxième moitié du XX siècle s’est ouvert un nouveau
chapitre de l’histoire des images, de l’écran et, partant, du cinéma. La
télévision est le premier grand vecteur de cette transformation de fond.
La technique de la télévision est mise au point entre 1925 et 1930, mais
ce n’est qu’après les années 1950 qu’elle s’impose comme un bien
domestique et un phénomène social de masse. Sa progression est
foudroyante : le parc français passe de 24 000 postes en 1953 à 3,5 millions
en 1963 et à 14 millions en 1974. Dès 1978, plus de neuf foyers sur dix
possèdent un récepteur, très vite considéré comme un équipement de base
du confort moderne. Cette démocratisation s’est poursuivie avec le pluri-
équipement des ménages et, dorénavant, avec l’arrivée des programmes
télévisés sur tous les écrans : téléviseurs traditionnels, nouveaux écrans
plats, ordinateurs personnels, téléphones mobiles et même consoles de jeux.
Le temps du bon vieux téléviseur familial est en fin de course : avec le
numérique et l’ADSL, la télévision va de plus en plus envahir tous les
écrans, petits et grands.
En même temps, la généralisation sociale de l’écran télé s’est doublée
d’un allongement de la durée d’écoute : en 1984, un téléspectateur regardait
la télévision en moyenne, chaque jour, 2 heures 20 ; vingt ans plus tard,
1
cette durée s’élevait à 3 heures 24 . C’est à présent la télévision qui occupe,
et de loin, la majeure partie du temps de loisir. Un loisir de plus en plus
absorbé par la consommation de spectacles sur écran cathodique : la fiction
est le genre préféré des téléspectateurs, avec 239 heures d’écoute en 2004, à
quoi s’ajoutent plus de 80 heures consacrées à regarder les films de cinéma.
Écran de télévision qui opère une rupture profonde avec le cinéma pour
autant que la réception des images s’effectue à domicile. Alors que le
cinéma s’est construit à partir d’un lieu collectif et public (la salle obscure),
la télévision offre un spectacle d’images chez soi. Elle apparaît comme un
« cinéma à domicile ». Le loisir fourni par l’écran est devenu massivement
privé. D’abord familiale, l’écoute télé s’est engagée de plus en plus dans la
voie de l’individualisation, rendue possible par la multiplication des
chaînes, par les supports tels que la cassette ou le DVD et, aujour-d’hui, la
VOD.
Cette privatisation de l’écran ne va pas sans une expérience très
particulière du rapport aux images. Ici encore, l’écart avec le cinéma est
immense. Du fait de la projection dans une salle obscure, l’écran du cinéma
a le pouvoir d’arracher le spectateur à la banalité des jours : en accaparant
toute l’attention du public, il opère une coupure nette entre le spectacle et le
réel. Il n’en va pas ainsi avec le petit écran, lequel se regarde chez soi, dans
2
la lumière et la familiarité du décor quotidien . Alors que le cinéma suscite
le silence, la télévision donne lieu à des propos, à des conversations, à toute
une série de remarques et d’échanges. Ne faisant pas contraste avec ce qui
l’entoure, la télévision ne permet pas à l’Homo telespectator de
« décrocher », d’être transporté dans un autre monde. L’écoute est
fréquemment distraite, flottante, plus ou moins indifférente. En lieu et place
de l’envoûtement exercé par l’image-cinéma se déploient le zapping et le
3
« demi-dépaysement » caractéristique de l’expérience télévisuelle.
Radicalisant cette opposition et la chargeant d’un jugement à la fois moral
et esthétique, Jean-Luc Godard, dans une intervention célèbre à la
cérémonie – télévisée – des Césars a trouvé une image-choc pour la définir :
face au grand écran, le spectateur lève les yeux ; devant la télévision, il les
baisse…
D’autre part, alors que le monde reproduit par le cinéma ne l’est qu’en
différé, les images télé fonctionnent en temps réel, en direct. En juin 1954
est réalisée la première transmission en Eurovision et, en 1962, le satellite
Telstar transmet la première image en mondiovision. Sept ans plus tard,
600 millions de personnes assistent en direct aux premiers pas sur la lune de
l’équipe d’Apollo XI. Avec la transmission électrique des images à distance,
le monde extérieur et lointain est perçu immédiatement et en même temps
par des millions de personnes. Immédiateté, ubiquité, simultanéité : le petit
écran a mis les hommes et les femmes au contact du grand monde devenu
sans frontières et, selon l’expression fameuse de McLuhan, « village
global ».
La télévision n’a pas seulement fait sauter le dispositif spatial public du
cinéma, elle est aussi le média qui s’est émancipé des contraintes
temporelles du spectacle « classique ». La durée d’une séance au cinéma est
limitée ; les programmes télé, eux, déversent un flot croissant et quasi
permanent d’images – un « robinet à images ». Cette dynamique n’a cessé
de s’amplifier. La multiplication de chaînes et l’accroissement du temps
d’antenne de chacune d’entre elles ont augmenté massivement l’offre de
programmes de stock et de flux. En 1974, la télévision offrait 7 400 heures
de programmes, mais déjà près de 11 000 heures en 1983 et 35 000 heures
en 1993. Depuis 1995, le volume horaire diffusé a été multiplié par quatre.
En quelques décennies, à travers l’essor d’une logique de marché, on est
4
passé d’une télévision de rareté à une télévision de profusion et d’une
télévision de l’offre à une télévision de la demande.
Afin de remplir ces horaires, la fiction est largement mobilisée. Elle est
passée de 18,7 % du temps d’antenne en 1983 à 28,4 % en 1993. La
diffusion des films à la télévision enregistre également une progression
remarquable. Lorsque la télévision française ne connaissait qu’une seule
chaîne, celle-ci diffusait environ une centaine de films par an. Avec
l’arrivée de la deuxième chaîne, ce nombre passe à 350. Entre 1965 et 1995,
le nombre de films diffusés par les chaînes hertziennes a été multiplié par
10, et par 15 si on y adjoint la programmation de Canal +. Depuis le milieu
des années 1990, ces chaînes diffusent environ 1 500 films par an, auxquels
5
s’ajoutent ceux fournis par le câble et le satellite . Au total, ce sont quelque
5 000 films que les téléspectateurs peuvent voir chaque année. L’époque
hypermoderne est contemporaine de l’explosion du nombre de films
6
proposés au public non seulement en salles, mais aussi sur le petit écran .
Générations télé
Lorsque le petit écran s’est imposé dans les foyers domestiques, il est
très vite apparu comme un danger pesant sur la fréquentation du cinéma.
Hollywood n’est pas resté inerte. Pour ramener le public dans les salles, les
grands studios répliquent en lui proposant ce que le petit écran ne peut lui
offrir : des écrans de plus en plus larges, des films de plus en plus colorés et
spectaculaires. Cependant, ce n’est pas là l’incidence la plus importante de
la télévision sur le cinéma. Plus fondamentalement, la télévision a formé de
nouvelles générations de cinéastes, favorisé le développement d’une
nouvelle esthétique et, plus récemment, mis en crise l’identité générique et
7
symbolique du septième art .
Dès les années 1950, les grands studios ont investi dans la production
de programmes télévisés : en 1955, Warner Bros produit une série
« téléwestern » ayant pour titre Cheyennes. En Europe, l’attrait pour le
nouveau média amène vers lui des cinéastes majeurs : Rossellini, Bergman,
Fassbinder réalisent des dramatiques. Plus tard, aux États-Unis, Sydney
Pollack, John Frankenheimer, Arthur Penn tournent des séries télévisées et
Spielberg réalise Duel pour la télévision, avant que le film, projeté sur
grand écran, n’y lance sa carrière. Au fil des années, la télévision devient
même le refuge de cinéastes ne trouvant plus les budgets appropriés pour
tourner les films qu’ils ambitionnent : ainsi Yves Boisset, qui abandonne
pratiquement le cinéma pour poursuivre sa carrière à travers de grands films
de télévision évoquant l’affaire Dreyfus ou l’affaire Seznec.
En même temps, la télévision a contribué à développer une nouvelle
rhétorique des images. L’esthétique de la Nouvelle Vague s’en nourrit déjà
et, même s’ils en dénoncent l’usage, les jeunes cinéastes d’alors sont
marqués par le langage de la télévision, qui leur apporte le tournage en
direct, la juxtaposition des images, le style saccadé et haché, le collage
visuel pratiqué par un Jean-Christophe Averty. De nos jours, nombre de
réalisateurs ne viennent au cinéma qu’après avoir commencé à la télévision.
C’est même souvent la voie quasi institutionnelle pour faire ses preuves,
avant de se voir confier des budgets de cinéma plus importants : Gabriele
Muccino réalise 25 épisodes d’une série télévisée pour la RAI avant de
réaliser Ecco fatto, son premier long-métrage ; Michael Mann, l’un des plus
brillants cinéastes actuels d’Hollywood, débute à la télévision, où il crée,
produit et tourne plusieurs séries à succès, avant de réaliser un premier
téléfilm, Comme un homme libre, et de passer enfin, en 1981, à son premier
film de cinéma, Le Solitaire. Le phénomène ne cesse de s’amplifier,
l’expérience de la série ou du téléfilm se doublant de plus en plus de celle
des vidéoclips et des spots publicitaires réalisés pour la diffusion télé,
comme c’est le cas avec les jeunes réalisateurs des années 2000, Michel
Gondry, Spike Jonze, Jan Kounen, Alejandro González Inárritu.
À coup sûr, les différences de budget, de casting et de temps de
8
tournage séparent nettement le film de cinéma des fictions télévisées .
Néanmoins, l’on voit aujourd’hui se brouiller les anciennes définitions de
territoire : des films produits pour le petit écran connaissent une distribution
en salles et, inversement, des films tournés pour le cinéma se donnent
d’abord à voir à la télévision – en 2006, Steven Soderbergh tourne Bubble
en vidéo, en 18 jours, pour un budget réduit de 1,6 million de dollars, et
choisit de sortir le film simultanément en salles, en DVD et en VOD. En
2007, pour la première fois en France, un réalisateur, Ra’up McGee, choisit
pour son film, Automne, non la sortie en salles mais le téléchargement,
gratuit pour les vingt premières minutes et payant pour le reste du film. Le
phénomène est certes minoritaire ; il n’en existe pas moins. Tantôt certains
films diffusés d’abord à la télévision le sont ensuite au cinéma (L’Âge des
possibles de Pascale Ferran) ; d’autres sont d’emblée reclassés en œuvres
cinématographiques (Marius et Jeannette de Robert Guédiguian). D’autres
encore sont réalisés dans des versions différentes : Les Meilleures Intentions
– Palme d’or à Cannes en 1992 – du Danois Bille August est la version
grand écran d’une série de télévision ; Le Chêne et le Roseau d’André
Téchiné, d’abord tourné dans sa version de 57 minutes pour un cycle de
télévision sur Arte, devient Les Roseaux sauvages en version de
110 minutes pour le cinéma ; Jacques Rivette a produit une version longue
de La Belle Noiseuse pour le cinéma et une version courte pour la
télévision. Et des ciné-téléfilms de Chantal Akerman, de Cédric Klapisch et
9
de Laurent Cantet ont connu une carrière sur grand écran .
De surcroît, certains téléfilms de prestige sont réalisés avec des budgets
et des mises en scène équivalents à ceux des longs-métrages : 40 millions
d’euros ont été investis dans la production de Napoléon. Tourné
simultanément en français et en anglais, recourant à des effets numériques,
ce téléfilm met en scène 150 personnages et 20 000 figurants. Les plus
grandes stars jouent désormais des rôles dans des œuvres réalisées pour le
petit écran : Alain Delon dans Fabio Montale, Gérard Depardieu et Ornella
Muti dans Le Comte de Monte-Cristo. Aux États-Unis, HBO se spécialise
dans la production de films faisant appel à des réalisateurs et à des vedettes
du cinéma, mais non destinés à une exploitation en salles et réservés
uniquement au passage sur la chaîne payante puis à la diffusion par DVD.
Autant d’aspects qui déstabilisent l’ancienne division entre film et téléfilm.
Longtemps, les rapports entre les deux écrans ont été pensés selon un
schéma hiérarchique opposant légitimité et illégitimité, haut et bas culturels.
Le cinéma occupait le sommet et la télévision le bas : à l’un la création de
l’art, à l’autre la banalité du commercial. En raison des coopérations et des
croisements qui se font jour, cette hiérarchie s’est peu ou prou affaiblie.
Tandis que nombre de films ressemblent à des téléfilms, Hollywood
puise désormais de plus en plus dans des séries télé : Mission impossible, X
Files, Miami Vice ; et le cinéma français emboîte le pas – Belphégor, Les
Chevaliers du Ciel, Les Brigades du Tigre, Jacquou le croquant.
L’engouement pour lesdites séries va d’ailleurs croissant, égalant, voire
dépassant celui que suscitent les films, et amenant de plus en plus, comme
pour ceux-ci, la vente en DVD. À l’heure du tout écran, les séries cultes,
prenant la suite des anciens feuilletons, développent leur succession
d’épisodes et se multiplient avec leurs fans et leur public mondial ; des sites
leur sont consacrés sur le Net, avec les classements des plus grands hits. Et
les films qui s’en emparent peuvent eux aussi – voir Mission impossible –
engendrer leur propre série d’épisodes, sur grand écran cette fois-ci.
À l’évidence, les anciennes frontières rigides érigées par la cinéphilie
classique sont devenues poreuses. Où commence le cinéma, où s’arrête-t-
il ? Comment continuer à séparer radicalement télévision et cinéma quand
celui-ci ne peut plus exister sans diffusion et, dans le cas français, sans
financement télévisuels ? Lorsque les stars du cinéma jouent les premiers
rôles dans les téléfilms, lorsque les mêmes réalisateurs passent d’un genre à
l’autre, lorsque les œuvres télévisuelles suscitent des passions vidéophages,
il est nécessaire de relativiser le grand partage entre cinéma noble et
télévision vulgaire. La vérité est que l’on s’oriente de plus en plus vers un
cinéma pluriel, à géométrie variable, qui se décline en différents formats et
quel que soit le vecteur mobilisé. Le festival de Cannes entérine cette idée
10
en ne parlant plus de « téléfilms » mais de « films de télévision » , afin de
requalifier ceux-ci par le haut. Même dans les relations entre cinéma et
télévision est à l’œuvre ce qu’on a appelé la dérégulation multiplexe. Celle-
ci ne renvoie pas seulement à la nouvelle composition des films : elle
désigne le rapport inédit du public aux fictions présentées à la télévision, le
brouillage des hiérarchies de la légitimité culturelle, l’hybridation du grand
et du petit écran.
La série contre-attaque
Si l’aura du cinéma n’est nullement menacée, force est d’observer
néanmoins que celui-ci se trouve de plus en plus souvent détrôné, dans les
programmes télévisés, par les téléfictions. Cette situation est nouvelle.
Jusqu’aux années 1980, les films de cinéma, parce que rares sur le petit
écran, suscitaient les plus grandes attentes du public. Cela change : le film
de cinéma, à présent, n’est plus nécessairement vecteur d’audiences
maximales, il a cessé de constituer le joyau absolu des programmes. Ainsi
voit-on reculer l’audience moyenne des films sur les chaînes en clair.
Jusqu’au début des années 1990, les 10 premiers films se trouvaient
systématiquement parmi les 20 meilleures audiences. Ce n’est plus le cas.
Parmi les 15 meilleures audiences de chaque chaîne réalisées en 2001, on
ne trouve que 2 films de cinéma pour TF1 et 4 films pour France 2. En
2003, seuls 17 films figuraient parmi les 100 meilleures audiences de
l’année. Et sur la liste des 20 meilleures audiences de 2005 ne figurent plus
que 3 films.
Voici venu le moment où le film de cinéma est supplanté par d’autres
programmes, notamment par les téléfilms et les séries. Parmi les
100 meilleures audiences de 2004 figurent 51 fictions. En 2005, dans la
liste des 50 meilleures audiences de l’année, on trouvait 8 films mais
30 fictions télévisuelles. En 2006, un épisode de Prison Break a réalisé la
meilleure audience de M6 depuis deux ans et la quatrième meilleure
audience de la chaîne depuis sa création, en 1987. En période
hypermoderne, le film de cinéma n’est plus le spectacle préféré des
téléspectateurs, lesquels se tournent fréquemment vers les œuvres de fiction
télévisuelles. C’est pourquoi l’offre de films en prime time tend à diminuer :
ainsi, TF1 a décidé en septembre 2006 de suspendre provisoirement la
sacro-sainte diffusion du film du dimanche soir. Coup de tonnerre dans le
paysage audiovisuel français ? Sans doute : reste qu’un Français sur deux
n’a pas désapprouvé ce changement réalisé au profit de la série américaine
Les Experts.
Deux grands phénomènes sont au principe de ce renversement de
tendance. Le premier n’est autre que la multiplication de l’offre de films
grâce aux diverses chaînes, aux lecteurs DVD, au satellite, au câble, à la
TNT, à la VOD. Profusion qui banalise la diffusion des films et disperse le
public. À quoi s’ajoutent, en second lieu, les innombrables rediffusions des
mêmes films. Un tiers seulement des films diffusés chaque année sur les
chaînes en clair est constitué d’inédits et plus de 10 % de titres ont déjà été
11
diffusés au moins 6 fois sur une chaîne . Même les grands succès
« classiques » multirediffusés font moins recette : ils s’estompent au profit
des inédits, comme on peut s’y attendre dans un âge d’hyperconsommation
assoiffé de nouveautés permanentes. Il n’est guère étonnant, dans ces
conditions, qu’on assiste à l’érosion de l’audience des films à la télévision.
Une désaffection qui, au demeurant, touche davantage les films français
qu’américains : sur les 10 films les plus regardés à la télévision, 7 étaient
français en 1990 ; ils n’étaient plus que 3 de 1996 à 2001. En tendance, le
succès des films français à la télévision recule, tandis que, sur certaines
12
chaînes, celui des films américains progresse .
Si importants soient-ils, ces facteurs n’expliquent pas tout. Notons que,
dans le domaine de la fiction, la série s’impose comme le modèle largement
13
dominant . Le volume des téléfilms unitaires tend à se réduire
progressivement alors que la série représente depuis 1998 les deux tiers de
14
l’offre de fictions françaises inédites en première partie de soirée . L’une
des raisons de ce triomphe de la série est qu’elle repose sur des personnages
récurrents, incarnés par les mêmes acteurs populaires, en scène dans chaque
nouvel épisode. Les téléspectateurs sont pris de curiosité et désireux de
connaître les rebondissements et la suite des sagas, ils aiment retrouver les
« héros » auxquels ils sont accoutumés, avec leurs traits et leurs
environnements spécifiques. Une sorte de rendez-vous régulier s’effectue,
qui fidélise le public. À mesure que l’on voit ces « héros », ils deviennent
des « familiers », on s’y attache, on prend plaisir à les retrouver, exactement
comme on va au cinéma pour voir les stars que l’on apprécie. Au travers
des séries, la télévision crée de nouvelles vedettes, les téléstars, celles qui,
au fil des années et des épisodes, se sont attachées hier aux noms de
Colombo, de Derrick, de Julie Lescaut, de Navarro, de L’Instit, aujourd’hui
aux copines de Friends ou de Desperate Housewives. Et des séries, de
Dallas à Urgences, de Dynastie à Sex and the City, sont devenues cultes,
comme les films. Si bien que le ressort du succès des séries est finalement
le même que celui du cinéma : le processus de dramatisation et de
starisation.
Ne nous y trompons pas : ce n’est pas à la décadence du cinéma que
l’on assiste, mais à l’extension hors de son champ originel de la logique
même qu’il a créée – le star-system. « Nous avons construit l’industrie du
15
cinéma sur le star-system », déclarait Adolph Zukor : le petit écran ne fait
que prendre le relais en accélérant le lancement de télécélébrités, en
démultipliant des équivalents de stars, fussent-elles infiniment moins
mythiques ou rayonnantes que celles du grand écran des temps glorieux.
L’époque de l’hypercinéma ne signifie pas seulement une nouvelle
esthétique ; elle coïncide avec le moment où le système du vedettariat
médiatique envahit d’autres territoires, d’autres médias, d’autres images :
nous sommes à l’heure de la dilatation du principe cinéma, de la
contamination du petit écran par l’esprit cinéma.
Esprit cinéma et téléréalité
Le film de cinéma n’est pas seulement concurrencé par les fictions
télévisuelles, il l’est également par certains programmes de flux et,
notamment, depuis 2001, par les émissions dites de téléréalité. Loft Story a
connu un succès phénoménal et des épisodes de La Ferme célébrité, de Star
Ac ou de Koh Lanta ont pu atteindre des pics d’audience.
À première vue, tout oppose ces programmes aux films de cinéma. Les
participants sont des anonymes, non des acteurs professionnels. Les jeux de
téléréalité se positionnent sur le créneau de l’authenticité, de l’intimité et du
direct en lieu et place du « grand spectacle » et de la fiction
cinématographique. Non plus une « mise en fiction » mais de « vraies gens
qui vivent de vraies histoires ». Le quotidien remplace le glamour des
grandes stars, l’immédiateté l’écriture du scénario, la compétition entre les
candidats la composition de rôle. La téléréalité est minimaliste et
« réaliste », le cinéma est art du spectacle. À travers les réalités-shows et
leurs prolongements, la télévision semble de plus en plus s’affranchir de
l’esprit du cinéma.
Force est d’observer, pourtant, qu’ici encore le cinéma est loin d’avoir
dit son dernier mot. Certes, les participants à ces nouveaux jeux ne sont pas
16
des acteurs professionnels . Pourtant, ils sont loin d’être choisis au hasard.
Dans le cas de Loft Story, 7 psychologues ont opéré une sélection parmi
45 000 candidats : point de téléréalité sans préscénarisation de l’ensemble et
sans casting draconien. S’il est vrai que l’on sort du genre fictionnel, il n’en
demeure pas moins que les protagonistes de la real-TV sont placés dans des
situations scénarisées et, de fait, extrêmement artificielles : rester enfermés
dans un loft en étant filmés nuit et jour pendant douze semaines ; vivre sur
une île avec les moyens du bord (Koh Lanta) ; choisir une élue parmi les
femmes du « harem » constitué par la production (Greg le Millionnaire).
Les candidats à la « télénotoriété » ne jouent pas un rôle écrit à l’avance,
mais ils n’en jouent pas moins un rôle, celui que prescrivent les règles du
jeu, le contexte médiatique, la place que leur personnalité leur assigne et
pour laquelle ils ont été sélectionnés : les participants doivent être
médiagéniques et désinhibés, chacun d’eux est choisi pour « représenter »
un type psychologique, social ou culturel déterminé à l’avance, comme
dans un film. Et ce afin de gagner la guerre des audiences.
C’est dans ce cadre que chacun devient pour ainsi dire l’interprète de
lui-même. La fiction ne remplace plus le réel, c’est la réalité elle-même qui
se fictionnalise à travers un dispositif scénique qui n’est « ni vrai ni
17
faux », qui pousse d’un cran la fiction en y intégrant le « réel » des
personnages, qui crée une espèce d’incertitude quant à la réalité, doublée
d’hyperréalité médiatique. Non plus la fiction de la fiction, mais une réalité
qui joue à se surreprésenter, avec tout ce que cela peut comporter
18
d’ambiguïté, ainsi que de projection et d’imaginaire . L’essentiel ou
l’enjeu n’est pas de donner à voir le réel, il est de le faire ressembler à un
film, à un film avec ses drames et son suspense, ses larmes et son happy
end. Et non sans montage, discours seconds, flash-back et gros plans – les
techniques mêmes du cinéma. Rapprocher le réel du cinéma et la télévision
de l’image émotionnelle du cinéma, faire de la télé une sorte
d’hypercinéma : telle est l’opération de la téléréalité. S’il est vrai que celle-
ci prolonge la néotélévision du quotidien, il est tout aussi vrai qu’elle
poursuit l’ambition cinématographique d’offrir un spectacle superlatif qui
tient en haleine le public. Enfant de la télévision, la téléréalité est aussi
l’une des grandes héritières de l’esprit cinéma.
D’autant plus qu’ici encore le star-system se trouve remis en selle. Que
visent les réalisateurs de ces jeux, sinon à stariser leur émission en starisant
leurs protagonistes ? Que recherchent les participants, si ce n’est acquérir
une célébrité médiatique, devenir la vedette du moment, parvenir au fameux
« quart d’heure de célébrité » annoncé par Warhol ? La Star Academy dit la
vérité de ce qui est en jeu : produire des stars, ou comment passer de
l’anonymat à la célébrité médiatique. Le cinéma était le lieu par excellence
où se fabriquaient les stars : c’est maintenant la télé qui, démocratisant le
processus, y parvient à son tour en consacrant des célébrités d’un nouveau
genre : les stars people, les stars qui nous ressemblent et ne sont rien d’autre
que ce qu’elles sont, les vedettes amateurs et éphémères. Très vite, la presse
s’en fait écho, elles apparaissent sur les couvertures des magazines, on parle
d’elles dans les conversations : le star-system joue et gagne une fois encore.
Sous les signes emphatiques du réel et de l’authenticité, la télévision ne
rompt pas avec l’esprit cinéma : elle travaille non sans succès à son
irrésistible expansion.
De plus en plus, la télévision apparaît comme une rampe de lancement,
un vecteur primordial de la starification et de l’extension du domaine des
VIP. La télévision est devenue machine à propulser ou à accentuer tout un
ensemble d’idoles. Du sport à la chanson, de la cuisine à la philosophie, de
l’information à la littérature, de l’architecture aux mannequins, de la mode
aux cours royales, plus aucune sphère n’échappe au travail de starisation.
Via la télévision, le star-system inauguré par Hollywood se généralise,
réinventant sans cesse des êtres célébroïdes comme autant de nouveaux
biens de consommation de masse. Par où se trouve relancé l’enchantement
magique de l’univers du cinéma. « N’est-ce pas aussi un rêve que le
cinéma ? », disait Valéry. En dépit de ses images qui miment le réel, la
télévision n’a pas rompu absolument avec l’onirisme et le merveilleux de
19
l’âme cinématographique , et ce en raison notamment de la présence des
stars en tout genre et de toutes hauteurs. D’où le double processus de
20
désenchantement et de réenchantement qui habite le petit écran . Ici,
l’écran télé ruine la magie du cinéma ; là, il en recompose le rêve et les
mythes à travers un défilé permanent de figures « connues ».
Mais le rêve est également réactivé par de nouveaux programmes de
jeux. François Jost a eu raison de souligner qu’il y a problème à utiliser
l’étiquette de « téléréalité » dans des émissions où les participants doivent
jouer à être sincères et s’y reprennent à plusieurs fois pour mieux être à la
hauteur du rôle : parler de « télévision de jeux de rôles », à cet égard, est à
21
coup sûr plus adéquat . Cependant, des programmes d’un genre nouveau
voient le jour qui, désormais, échappent à cette formule. Une pléthore
d’émissions ne se contentent plus de présenter des « fictions réelles
interactives » ; elles s’emploient franchement à transformer le réel, la vie,
l’environnement domestique, les corps. Des chirurgiens refont le visage des
candidats (Extreme Make Over) ; dans d’autres émissions, des experts
donnent des conseils pour maigrir (Big Diet), mieux manger (Besser essen)
et s’embellir (SOS Beauté, The Swann) ; d’autres encore aident à revoir
l’éducation des enfants (Super Nanny), préparent à devenir une femme au
foyer modèle (Make me a Perfect Life), à perfectionner la vie sexuelle (The
Sex Inspectors), à réaménager sa maison, à se libérer de ses addictions.
Nous assistons à la montée de la télé-coach, d’une télé transformatrice et
réparatrice. Fini, donc, le merveilleux du cinéma ? En aucune manière.
Longtemps, le cinéma a pu être associé à l’effet Pygmalion par sa puissance
de fabrication et de transfiguration esthétique des stars. C’est précisément
cette logique cinéma de refabrication du réel que la télévision s’emploie à
mettre en œuvre en l’étendant aux individus quelconques. Aux États-Unis,
le dernier avatar de ces programmes, I Want a Famous Face, propose à ses
concurrents de se faire refaire le visage à la ressemblance d’une star de
cinéma. Les deux premiers concurrents, des jumeaux, se sont ainsi fait la
tête de Brad Pitt !
De même qu’Hollywood a appris aux stars à parler, à marcher, à se
maquiller, à s’habiller, de même la télévision hypermoderne s’attache à
remodeler tant l’apparence que la vie des individus ordinaires. Ce n’est plus
seulement la machine des studios qui fabrique des personnalités et des
beautés mais la télévision elle-même, à présent engagée dans le courant du
22
« pygmalionisme industriel » propre au star-system. Certes sans objectif
de divinisation et de surpersonnalisation idéale, mais en vue d’un même
succès médiatique – ici l’audimat. À ceci près que, à la différence
d’Hollywood, la télévision ne cache pas ses opérations interventionnistes ;
bien au contraire, elle les exhibe, les commente, comme autant
d’instruments de captation du public. C’est que les temps ont changé : non
plus la magie des stars sublimes, mais les rêves métamorphiques de chacun
et les désirs de mieux vivre intériorisés par tous. Sur l’écran télé, Pygmalion
s’est mis en phase avec l’obsession et les pannes du bonheur dans les
démocraties hyperconsuméristes.
Au moment du cinéma muet, Paramount avait pour slogan : « Un
spectacle sans rival. » Cette époque est dépassée, la téléréalité rivalisant
aujourd’hui avec le cinéma dans l’ordre même de l’hyperbolisme. Extreme
Make Over, toujours plus de relooking, toujours plus d’intimité et de
voyeurisme, toujours plus de sensationnalisme, toujours plus de
performance et de visée transformatrice : il en va à la télévision comme au
cinéma ; c’est partout la dissolution des anciennes limites, la montée aux
extrêmes, les défis superlatifs qui réorientent le contenu des écrans. À la
pornographie du sexe s’ajoute celle de l’âme ; à l’escalade des effets
spéciaux s’ajoute celle qui cherche à « changer la vie » des gens.
Parallèlement à l’hypercinéma s’affirme l’hyperTV, qui va toujours plus
loin dans la fuite en avant, dans l’excès des images cathodiques.
Le télé-show sportif
Mais c’est probablement par le sport que l’écran télé trouve sa plus
complète consécration. Ce n’est plus le cinéma qui présente le plus grand
spectacle du monde, c’est la télévision lors des grandes retransmissions
sportives, lesquelles soulèvent un enthousiasme et une fièvre collective sans
pareils. Plus de 300 chaînes dans 220 pays ont permis à 3,9 milliards de
personnes de suivre les Jeux olympiques de 2004. La finale de la Coupe du
23
monde de football de 2002 a été suivie par 1,1 milliard d’individus .
Ferveur des masses qui traduit la passion hypermoderne du sport et de la
compétition, mais qu’on ne peut en même temps dissocier d’un processus
global d’hypermédiatisation. La télévision, sur ce plan, est en toute
première ligne : pour le Mondial de football, les écrans sont partout, ils
envahissent les trottoirs et les bars ; chacun est scotché au petit écran qui, au
demeurant, s’agrandit pour devenir écran collectif dans des gymnases, sur
des places, et même dans des salles de cinéma où l’on retransmet
l’événement. Le public communie et vibre devant l’écran télé comme
autrefois dans les salles de quartier. Surprésence télévisuelle qui s’impose
jusque dans les stades, où les compétitions sont télévisées et retransmises
dans l’enceinte, alors qu’elles se déroulent sur la pelouse ou sur la piste.
Dédoublées sur grand écran, elles ne sont pas sans modifier la perception de
l’événement sportif, transformé de ce fait en hyperspectacle.
Les nouvelles technologies et la culture du divertissement ont produit
une mutation du spectacle sportif à la télévision. De plus en plus s’affirme
une esthétique de la retransmission fondée sur les logiques de
spectacularisation, de dramatisation et de starisation, afin de susciter
l’émotion et de toucher le plus vaste public. La télévision a ainsi créé une
mise en images spécifique du sport, une réécriture de l’espace-temps des
compétitions de haut niveau. Spectacularisation du sport qui repose tout à la
fois sur le direct et sur la reconstruction médiatique du temps même de la
compétition : suppression des temps morts de la retransmission, insertions
de séquences préenregistrées, interviews en direct, focalisation sur les
athlètes vedettes, retour sur les images décisives, ralentis multiples et
différenciés selon plusieurs plans, incrustations et vignettes pendant le
déroulement de la compétition. Désormais, il s’agit de mettre en spectacle
et en récit (commentaires à plusieurs voix, tableau de statistiques), de
dramatiser (gros plans et indicateurs de vitesse), de personnaliser
l’événement. Dans ce cadre, c’est jusqu’au direct qui fait l’objet d’un
montage. Au cinéma, celui-ci vient après le tournage ; à la télévision, il
s’effectue en même temps que les prises de vue et que le déroulement de la
compétition. L’événement sportif est continu, mais sa retransmission est,
elle, continue et discontinue, linéaire et fragmentée ; elle conjugue temps
réel et temps passé, temps de la vitesse et temps au ralenti. Par quoi le sport
télévisualisé se construit comme une superproduction et se regarde comme
un mégashow.
Grâce à la multiplication des emplacements des caméras, le
téléspectateur voit l’événement sportif sous tous les angles, de près et de
loin, du ciel ou selon des plans latéraux, à distance et en gros plan. Qui plus
est, les retours sur images et toutes les cadences de ralentis réussissent à
conférer une puissance esthétique et sensitive en même temps
qu’hyperréelle à l’image sportive. Finies les retransmissions uniformes :
dorénavant, il faut une couverture polymorphe et un style « rythmé ». Il
s’agit, à l’instar du cinéma contemporain, non seulement de montrer des
images mais de faire vibrer le regardeur, de s’adresser plus directement à
son système sensoriel. C’est ainsi qu’avec la télé hypermoderne le réel
sportif se métamorphose en show superlatif, en film à grand spectacle,
mondialisé.
La télévision, la magie du direct, le sport, tout cela a indéniablement fait
perdre au cinéma son exclusivité et sa position prééminente. Mais ce recul
est aussi bien son couronnement, tant le show sportif lui a emprunté ses
techniques de caméra, son esthétique-choc et émotionnelle, son esprit de
24
starisation et de scénarisation totale. Si la télévision a provoqué une
transformation des images du cinéma, celui-ci n’a pas cessé d’être le
modèle du rêve représenté et de la mise en scène spectaculaire. Tout ne doit
pas être attribué aux avancées de l’esthétique de la télévision ; par-delà ses
innovations propres, le cinéma a été la matrice du sport-show en lui
fournissant les outils et l’imaginaire de son esthétisation généralisée.
Quoi qu’il en soit, nous voici à l’heure du sport comme marché et
comme cinéma. Et ce processus est toujours plus dominant, quasi
omniprésent. Moins le spectateur fréquente les salles et plus l’esprit cinéma
s’immisce dans le média télévision. C’est toute l’information qui se
construit désormais en vue du divertissement et de la mobilisation des
affects du public. Journaux télévisés, mise en scène de l’actualité,
reportages : de plus en plus le média télé organise ses programmes comme
une mise en film généralisée centrée sur l’« humain » et l’intime, l’émotion
et la compassion. Si la vidéophilie a détrôné la cinéphilie, c’est au bénéfice
de la recherche de l’émotion-cinéma sur tous les autres écrans. L’individu
hypermoderne est celui qui attend et cherche du cinéma là où le cinéma
n’est pas. Le cinéma n’est pas en voie de régression : la vérité est qu’il a
phagocyté peu ou prou toutes les images, il remodèle les goûts et les
pratiques vers toujours davantage d’effets-choc et de grand spectacle. Une
cinémania est née, qui, à travers la télévision, et au-delà à travers les autres
écrans, inaugure une nouveau style ainsi qu’un nouveau regard : la
cinévision. Le rêve n’est plus seulement attendu dans la fiction cinéma mais
25
dans un réel audiovisuel, filmé et scénarisé . Après le rêve d’autres
mondes, nous voulons le rêve et les sensations sur tous les écrans du
monde.

1. Les Français vont ainsi regarder près de 100 000 heures de programmes audiovisuels
au cours de leur existence, soit l’équivalent de onze ans devant le petit écran.
2. La télévision est à ce point intégrée à la vie quotidienne qu’un Français sur deux
l’allume au moins de temps en temps en rentrant chez lui sans connaître le
programme. Voir Olivier Donnat, Les Pratiques culturelles des Français, Paris, La
Documentation française, 1998, p. 121.
3. Jean Cazeneuve, L’Homme téléspectateur, Paris, Denoël, « Médiations », 1974,
p. 105.
4. Laurent Creton, « Filière cinématographique, secteur télévisuel et industries de la
communication : les enjeux de la convergence », in Laurent Creton (dir.), Le Cinéma à
l’épreuve du système télévisuel, Paris, CNRS Éditions, 2002, p. 10. Voir également
Jean-Louis Missika, La Fin de la télévision, op. cit., p. 11.
5. Laurent Creton, « Filière cinématographique, secteur télévisuel et industries de la
communication : les enjeux de la convergence », op. cit., p. 11.
6. Au milieu des années 1990, les chaînes hertziennes allemandes et espagnoles
diffusaient respectivement 12 000 et 11 000 films par an (Joël Augros, « Cinéma et
télévision : une perspective internationale », in Laurent Creton (dir.), Le Cinéma à
l’épreuve du système télévisuel, op. cit., p. 90.
7. Sur les interactions stylistiques et économiques entre cinéma et télévision, voir
l’anthologie de textes parus dans les Cahiers du cinéma de 1951 à 2007 : Thierry
Jousse (dir.), Le Goût de la télévision, INA/Les Cahiers du cinéma, 2007.
8. La durée habituelle de tournage est à la télévision de 21 jours pour une fiction de
90 minutes (contre 8 à 10 semaines pour un film équivalent de cinéma) et de 11 jours
pour une fiction de 26 minutes. Une série de 90 minutes diffusée à 20 h 50 sur TF1
peut coûter 2,3 millions d’euros l’épisode, alors qu’elle coûtera 1,6 million d’euros
sur France 3. Voir Benoît Danard, Rémy Le Champion, Les Programmes audiovisuels,
Paris, La Découverte, 2005, p. 68. En 2005 le coût moyen horaire d’une fiction était
de 740 000 euros (source : CNC, cité par Nadine Toussaint-Desmoulins, L’Économie
des médias, Paris, PUF, 2006, p. 63). Aujourd’hui, certains films d’auteur ont des
budgets inférieurs à celui des téléfilms : Changement d’adresse d’Emmanuel Mouret,
qui a enregistré 150 000 entrées en salles, a été tourné avec 600 000 euros. Le coût
moyen d’un long-métrage s’élevait, en 2002, à 4,4 millions d’euros en France,
2 millions en Italie, 9 millions en Grande-Bretagne. Si, cette même année, 14 films
français ont coûté plus de 10 millions d’euros, 41 films ont coûté moins de 1 million
(Observatoire européen de l’audiovisuel, 2002).
9. Kristian Feigelson, « Le cinéma cathodique », in Laurent Creton (dir.), Le Cinéma à
l’épreuve du système télévisuel, op. cit., p. 139-140.
10. À leur création, Les Cahiers du cinéma intègrent déjà la question de la télévision : ils
s’intitulent en 1951 Revue du cinéma et du télécinéma.
11. Claude Forest, « La fréquentation des films en salles et leur audience à la télévision »,
in Laurent Creton (dir.), Le Cinéma à l’épreuve du système télévisuel, op. cit., p. 182
et 190.
12. Ibid., p. 188-189.
13. Moins onéreuses que les 90 minutes et permettant plus de coupures publicitaires, les
fictions de 52 minutes sont devenus le format le plus demandé par les chaînes de
télévision.
14. Benoît Danard, Rémy Le Champion, Les Programmes audiovisuels, op. cit., p. 66-67.
15. Jean-Loup Bourget, « Naissance, évolution et décadence du star-system américain »,
in Gian Luca Farinelli et Jean-Loup Passek, Stars au féminin. Naissance, apogée et
décadence du star-system, Paris, Centre Pompidou, 2000, p. 197-208.
16. Encore que la limite tende là aussi à s’effacer : dans Mon incroyable fiancé, le
personnage du fiancé en question était tenu, sans que sa partenaire le sache, par un
comédien professionnel encore inconnu.
17. Daniel Boorstin, L’Image, Paris, UGE, 1971, p. 313-315.
18. Invitant à observer la téléréalité du point de vue de son rapport avec l’art
contemporain, Éric Troncy note que « l’art et la téléréalité partagent une chose
fondamentale, un espace de vérité, qui n’est ni celui de la réalité, ni celui de la fiction,
mais un espace intermédiaire », « Manifeste du réalitisme », Le Monde, 13 octobre
2005.
19. Sur ce point, Edgar Morin, Le Cinéma ou l’homme imaginaire, Paris, Minuit, 1958.
20. Jean-Louis Missika, Dominique Wolton, La Folle du logis. La télévision dans les
sociétés démocratiques, Paris, Gallimard, 1983, p. 166-168.
21. François Jost, La Télévision du quotidien, Bruxelles, De Boeck, 2003, p. 212-216.
22. Edgar Morin, Les Stars, Seuil, « Points », Paris, 1972, p. 51.
23. Un film le montre de façon amusée mais édifiante : La Grande Finale (Gerardo
Olivares, 2006) raconte comment un campement de chasseurs dans les steppes glacées
de Mongolie, un village d’Indiens dans la forêt amazonienne et une caravane de
Touaregs dans le désert du Ténéré réussissent, par des moyens de fortune, à capter
l’événement sur leurs postes bricolés, mettant leur vie traditionnelle et leurs coutumes
ancestrales entre parenthèses le temps de voir le Brésil battre l’Allemagne en finale en
Corée…
24. Zidane, Beckham, Ronaldo : le monde hypermoderne consacre les dieux du stade
comme ses nouvelles stars. Cette starification est même portée au carré lorsque le
e
cinéma, dans un film consacré à Zidane (Zidane, un portrait du XXI siècle), braque
tout au long d’un match ses caméras uniquement sur lui, transformant le football en
une sorte de ballet et la partie en un film-opéra. Ce n’est plus, ici, le sport qui compte,
mais l’esthétique filmique, plus le joueur, mais la star, perçue comme telle par l’œil
d’un public formé par le regard cinéma.
25. S’il est vrai qu’à présent les télespectateurs sont de plus en plus demandeurs de
« réel », d’expression personnelle, d’intervention des « gens », il n’en reste pas moins
que l’attente la plus massive est celle qui concerne la spectacularisation des images
comme moyen d’évasion et de détente.
CHAPITRE IX

L’Écran pub
Publicinéma
Le grand écran n’est pas seulement associé de plus en plus à la télé, il
l’est également à un autre média de masse : la publicité. Ce lien n’a rien de
périphérique, le septième art étant le premier art dont l’existence et le
développement dépendent d’aussi près de la communication publicitaire. Il
faut concevoir la publicité non pas comme une pièce extérieure, mais
comme l’une des conditions de l’industrie cinématographique.
Le mariage du cinéma et de la publicité n’est pas nouveau. De fait, la
publicité animée apparaît avec l’invention du cinéma lui-même. Les frères
Lumière réalisent, dès 1897, les premiers spots publicitaires pour le savon
Sunlight et les établissements Moët & Chandon, et Méliès tourne de
nombreux films, notamment pour le compte de la moutarde Bornibus, de
l’apéritif Picon, des chocolats Poulain et Menier. Très vite, la publicité a
compris tout le bénéfice qu’elle pouvait tirer de l’image en mouvement du
cinéma, sous ses différentes formes : les premiers films publicitaires sous
forme de dessins animés voient le jour au début des années 1920, et, dès
1931, plus de 50 % des salles de cinéma américaines diffusent des
programmes publicitaires. Au demeurant, la publicité n’a pas seulement
utilisé les techniques du cinéma, mais aussi ses figures les plus
emblématiques, les plus mythiques : les stars. À partir des années 1930, le
savon Lux a centré sa communication sur elles : « Neuf stars sur dix
utilisent Lux. » Et de nombreuses stars ont commencé leur carrière en
tournant dans des films publicitaires. À partir des années 1950, elles sont de
plus en plus nombreuses à apparaître sur les affiches qui vantent le charme
des marques : B.B. pour Max Factor, Françoise Arnoul pour l’Aronde
Simca, Liz Taylor pour Dior.
Mais si la publicité a exploité le cinéma et ses techniques, la réciproque
n’est pas moins vraie. Les magazines de cinéma, avec leurs potins et leurs
photos, ont fonctionné comme autant d’outils de promotion des stars et des
films. Plus largement, il faut considérer le star-system lui-même comme une
véritable technique publicitaire au service de la commercialisation des
films. À cet égard, tout invite à considérer la superstar comme la plus
éblouissante image publicitaire, le produit marketing le plus magique
jamais réalisé, tant sa séduction « dirige » le public et dicte les
comportements, quels que soient le film ou l’article proposés aux désirs des
consommateurs. Jacques Séguéla le note justement : « La star est la seule
marchandise absolue. La seule multivendable. Son jeu, son image, sa voix
et jusqu’à sa mémoire sont argent comptant. Et cette gigantesque machine à
sous est inépuisable… La star est le plus grand cas de marketing de
1
l’histoire . » Publicité universelle, la star est cette marque qui fait vendre la
production cinéma en même temps que d’autres marques. « Les marques et
2
les stars sont devenues une seule et même chose », dit Michael J. Wolf .
Certes, mais le phénomène n’a rien de nouveau. C’est consubstantiellement
que la star est une marque marchande hyperpersonnalisée. Avant même les
créatifs de Madison Avenue, Hollywood a inventé, via ses divas, la marque
affectuelle ou émotionnelle, la communication enchantée et sentimentale :
ce qu’on appelle aujourd’hui la « love marque » (Kevin Roberts).
Tout indique cependant, au vu de la formidable expansion de la logique
marketing, que l’imbrication du cinéma et de la publicité a franchi une
nouvelle étape : la machine marketing s’est emballée, acquérant des
dimensions et une importance sans précédent dans l’économie du cinéma.
En témoigne l’escalade des budgets de promotion. La démultiplication du
nombre de films proposés chaque semaine ainsi que la réduction de leur
durée d’exploitation en salles – en moyenne 3 semaines – ont entraîné une
fuite en avant des investissements publicitaires. Ceux-ci, en France, ont
3
progressé de 187,2 % entre 2000 et 2005 . Et cette dynamique excroissante
est loin d’avoir trouvé ses limites, ces investissements étant en moyenne,
dans l’Hexagone, deux fois inférieurs à ceux d’un film américain. Notons
également que l’investissement publicitaire moyen pour un film
d’animation s’élevait en 2005 à 1,1 million d’euros, soit plus du double du
budget moyen des autres films.
À cet égard, le cinéma participe de plain-pied à la nouvelle économie
postindustrielle, celle dans laquelle les dépenses de promotion des produits
sont parfois aussi élevées que celles de leur fabrication, comme c’est le cas
avec Nike. Le cinéma a anticipé cette dynamique : il a été, plus tôt que
d’autres branches, une industrie engagée dans la fuite en avant des
investissements promotionnels et de communication. Loin d’être un secteur
« archaïque », le cinéma représente ainsi un avant-poste, l’un des grands
modèles de la nouvelle économie dominée non plus par la production mais
par le marketing, le branding, la communication. Quel autre secteur
d’activité économique représentant une part aussi faible du PIB (0,3 % aux
États-Unis) peut se vanter d’assurer sa promotion de manière aussi efficace
et d’offrir une image de marque aussi forte à travers le monde entier ? En
termes de rayonnement d’image, le premier publicitaire mondial, le
champion absolu de l’autopromotion et du marketing, c’est bien le cinéma.
Ces dépenses se concentrent pour l’essentiel sur l’affichage, qui
représentait en 2002 environ 60 % des dépenses. Celles relatives à la presse
et à la radio atteignaient 15 % de l’ensemble. Mais des changements sont
apparus dans les ventilations des dépenses et les manières de promouvoir le
cinéma. Les bandes-annonces des films en salles – autrefois gratuites –
drainent 8 % des dépenses. Internet et la téléphonie mobile deviennent des
vecteurs de plus en plus importants : déjà, 10 % des budgets leur sont
consacrés. Un chiffre moyen qui peut être très largement dépassé, voire
doublé, comme dans le cas de Borat. En même temps, les magazines
gratuits dans les salles, les tracts sur les campus, le street marketing, avec
distribution de flyers et d’objets promotionnels dans les lieux fréquentés par
les jeunes, se développent. De nouvelles techniques publicitaires viennent
démoder les anciennes photos qui, punaisées dans le hall des salles
d’autrefois, faisaient rêver le jeune Antoine Doinel au point de le pousser à
les voler dans Les Quatre Cents Coups. Désormais, la photo et le titre du
film sur affiche ne suffisent plus : il s’y ajoute une phrase d’accroche, la
catchline, servant de slogan publicitaire à celui-ci. Le film mobilise la
puissance et les jeux de la rhétorique, il s’annonce par message carrément
publicitaire, bref et efficace. Publicité dans la publicité, le cinéma s’est mis
à l’heure du slogan de marque, du redoublement des campagnes d’annonce.
Les plus réussies de ces catchlines deviennent des sortes de formules
cultes : la phrase « Que la force soit avec toi » est aussi célèbre que Star
Wars, et Putain de film ! l’est nettement plus encore que Tenue de soirée,
4
dont elle est l’accroche .
Naturellement, tous ces moyens sont concentrés pour optimiser le
lancement du film. La sortie d’Arthur et les Minimoys, en 2006, s’est
accompagnée de 600 produits dérivés et d’un déluge d’affichage ; les
vitrines des agences BNP ont été habillées aux couleurs du film ; Orange a
proposé des « mobiséances », 21 extraits du film de 2 minutes chacun sur
téléphone mobile. Mégamarketing qui, en fait, a commencé, quatre ans
avant la sortie du film, par la mise en vente en librairie du premier tome des
aventures du héros. Grâce à Internet et aux bandes-annonces accessibles sur
certains sites, il arrive désormais que les films soient « lancés » longtemps
avant leur sortie en salles. Et, pour entretenir le désir de voir le film à venir,
les studios produisent parfois plusieurs bandes-annonces pour un même
film. Comme d’autres industries, le cinéma met dorénavant en œuvre la
stratégie de la « chronoconcurrence » en annonçant à l’avance la
5
commercialisation des nouveaux produits .
Ce ne sont plus seulement les stars qui servent à promouvoir le cinéma,
mais les making-off, les produits dérivés, les jeux vidéo et même les
données chiffrées relatives aux films. C’est ainsi que les coûts de
fabrication faramineux deviennent des arguments commerciaux au même
titre que les résultats du box-office ou que les records du nombre d’entrées
le premier jour, le premier week-end ou la première semaine. Dans le cas
des films à gros budget, tout est mobilisé pour que les médias,
simultanément, parlent du film, et ce afin d’obtenir le plus grand succès
6
dans le laps de temps le plus court . Il ne s’agit plus d’informer le public de
la sortie d’un film mais de l’élever au rang d’événement, de spectacle
incontournable dont tout le monde parle et qu’« il faut voir ». Désormais,
on fait du cinéma avant, après, à côté, même, du cinéma : la communication
du cinéma est d’abord cinéma de la communication. Non pas cinéma dans
le cinéma, mais cinéma événementiel et global.
Ciné-marque : l’empire du logo
Si le cinéma fait de plus en plus de publicité pour ses films, celle-ci,
symétriquement, utilise de façon croissante le cinéma comme véhicule de
communication. Tandis que les campagnes de lancement des films
s’accompagnent de budgets marketing grandissants, il en va de même des
dépenses en « placement de produits » ou en « placement de marques »
dans les films. Le product placement, qui assure l’insertion publicitaire au
sein du monde du spectacle, l’intégration d’un produit ou d’une marque
dans un film, une série télé, une chanson, un roman, un jeu vidéo, est en
pleine expansion : aux États-Unis, les investissements en matière de
placements de marques sont passés de 190 millions de dollars en 1974 à
512 millions en 1984 et à 3,4 milliards en 2004 ; plus de 90 % de ces
7
dépenses sont destinées à la télévision et au cinéma . Ce qui, jusqu’alors,
était rare tend à se banaliser : dorénavant, les produits les plus divers, les
marques de consommation de masse comme les marques de luxe figurent
dans un nombre toujours plus grand de films. La série des James Bond s’est
illustrée dans cette technique, mais Minority Report a poussé encore plus
loin le procédé, 17 marques étant présentes dans le film. Même si la
pratique est moins développée en France qu’aux États-Unis, plus de 70 %
des longs-métrages feraient l’objet, selon certaines études portant sur
l’Hexagone, de placement de produits avec cinq ou six marques par films.
De surcroît, le placement de produits ne cesse d’investir de nouveaux
espaces. Non seulement le film, mais aussi les génériques de début (Moët &
Chandon dans Star Trek Générations ; Audemars Piguet dans Terminator 3)
et les génériques de fin (Nokia dans Cellular) font l’objet de placement. À
quoi s’ajoutent les bandes-annonces des films accessibles sur Internet qui,
elles aussi, peuvent servir de vitrine promotionnelle aux marques. Celles-ci
envahissent non pas seulement les écrans, mais également les affiches
destinées à lancer les films (Adidas pour Goal ; BMW pour Le
Transporteur). Des contrats permettent également à un annonceur de faire
référence dans ses publicités au film dans lequel sa marque est
éventuellement placée : « Bollinger : The Champagne of James Bond. »
D’où des opérations de promotion croisées, par exemple entre Chrysler et
Firewall, Dr Pepper et Spiderman 2. On est aux antipodes de la publicité
subliminale : l’heure est au marketing ostentatoire et tous azimuts, à la pub
omniprésente jusque dans les produits culturels. À l’âge hypermoderne, le
cinéma s’impose de plus en plus comme un écran-vitrine mettant en scène
les marques.
Ce que les annonceurs visent dans ces cas n’est guère mystérieux. Il
s’agit pour l’essentiel d’augmenter la notoriété de la marque, d’améliorer et
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de valoriser son image, parfois de redynamiser la marque . Du point de vue
de ces objectifs, cette technique publicitaire ne manque pas d’atouts. Car le
public manifeste peu de réaction antipub, peu d’hostilité envers l’apparition
des marques dans les films dès lors que celle-ci est justifiée par la trame ou
par le contenu de l’histoire : 80 % des Américains déclarent apprécier cette
forme de publicité. À la différence du spot, qui interrompt le plaisir du
téléspectateur, le placement de produit s’intègre au film, rend plus crédible
l’histoire, donne une impression de réalité supplémentaire. C’est
notamment ce qui a conduit Spielberg à insérer une kyrielle de marques
dans Minority Report.
Le placement de marques est violemment stigmatisé par les courants
publiphobes en tant qu’illustration de l’expansionnisme du logo, figure de
la toute-puissance du branding envahissant tous les espaces et tous les
supports, colonisant jusqu’à la culture et l’espace mental. Transformé en
« extension de marque » et en « média de marque », le cinéma tendrait à
devenir une agence publicitaire des marques. Dans un contexte où les
frontières se brouillent, le risque grandirait de voir l’existence psychique
complètement absorbée par l’imaginaire marchand et la création totalement
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assujettie aux impératifs commerciaux des marques .
Est-ce une réelle menace ou joue-t-on à se faire peur ? Où cette
collusion entre cinéma et branding va-t-elle mener ? Au moins pour un
avenir prévisible, les dangers qui sont pointés paraissent très exagérés. Car,
pour être efficace, le placement de marque doit être « fondé », toléré et
accepté par le public, ce qui implique que le film ne doit pas apparaître
comme une publicité tapageuse – faute de quoi le bénéfice spécifique du
procédé se trouve annulé. Des dérives, des excès sont prévisibles, mais ils
connaîtront d’inévitables crans d’arrêt. Parce que la présence des marques
dans les films ne pourra pas dépasser un certain seuil, elle ne les tuera pas
plus qu’elle n’a détruit la presse libre.
Au demeurant, rien n’interdit de penser que le branded entertainment
pourrait favoriser la réalisation d’une nouvelle famille de cinéma
publicitaire, de qualité qui plus est. En 2001, BMW a commandé huit
minifilms de huit minutes chacun, dédiés à la marque et réalisés par de
grands réalisateurs hollywoodiens : Tony Scott, Ang Lee, John
Frankenheimer, Wong Kar-wai, John Woo, Alejandro González Inárritu,
Guy Ritchie, Joe Carnahan. Même si ces films étaient chaque fois centrés
sur l’un des modèles de la marque, il ne s’agissait nullement d’un clip
publicitaire mais d’un scénario original racontant une histoire. Diffusés sur
un site Internet, ces minifilms ont rencontré un large succès d’estime :
50 millions de téléchargements ont eu lieu, avant un DVD collector de la
série complète. De son côté, American Express a mis en scène Superman :
durant les 10 premiers jours, le microsite a été visité près d’un million de
fois. Dans la foulée, les demandes de carte de crédit ont enregistré une
augmentation de 25 %. Ford, Jeep, Chevrolet, Unilever, Pirelli, Starbucks,
PepsiCo, Trajan, Reebok se sont engagés dans la même voie en produisant
des webisodes (courts-métrages à visionner sur Internet) avec des moyens
sans commune mesure avec ceux d’un clip publicitaire. On peut imaginer à
l’avenir le développement de ce type de films sous les auspices des grandes
marques, comme moyen de diversification de la publicité et alternative aux
formats actuels.
La publicité moderne a inventé l’affiche, puis le spot et maintenant les
courts-métrages de création diffusés sur la Toile. Rien n’autorise à penser
que l’inflationnisme du branding sonne le glas de la qualité, de
l’impertinence et de la liberté de création. Est-il besoin de rappeler que,
dans un contexte historique fort différent, les commandes détaillées des
princes du Quattrocento, en vue de leur renom, n’ont nullement empêché
les peintres de réaliser des chefs-d’œuvre ; et que, faisant de la commande
que lui avait adressée Louis XIV le sujet même de sa comédie, Molière a
joliment troussé un Impromptu de Versailles. L’existence d’un contrat et
d’un commanditaire « intéressé » n’équivaut pas à une disparition de la
création artistique. Le paradigme est plutôt ici celui de l’écriture à
contraintes, qui a toujours été un stimulant plus qu’un tombeau de la
création. Non pas asphyxie du cinéma par le marketing tentaculaire, mais
plutôt poursuite, par d’autres voies, de sa multiplexification, afin
d’échapper aux standards de la publicité télévisée et des contenus
commerciaux, à une époque où certaines catégories de consommateurs
passent plus de temps sur Internet que devant la télévision.
Publiphilie
Rien n’est plus banal que d’opposer cinéma et publicité. L’un est le
septième art, l’autre une communication marketing au service de la
notoriété et de la commercialisation des marques. Leurs temporalités et leur
mode de production sont profondément différents : 30 secondes pour un
spot, contre 1 h 30 à 3 h pour un long-métrage. Généralement, le tournage
d’un spot dure 1 à 3 jours : il faut 8 à 10 semaines, voire plus, pour un film.
Au rythme extrêmement rapide des plans pub s’oppose celui, beaucoup plus
diversifié, des films. À quoi s’ajoute le fait que le nom des réalisateurs de
films publicitaires est rarement connu. Enfin, le cinéma suscite l’admiration
et la passion du public quand la pub provoque le zapping et parfois
l’exaspération des téléspectateurs. Ces deux écrans s’affrontent, celui de la
pub apparaissant par ses coupures comme une agression contre les films et
le public.
Mais ces profondes différences ne doivent pas cacher les
transformations qui ont entraîné un nouveau rapport social à la publicité et,
plus précisément, une dynamique de légitimation culturelle de celle-ci. Le
mouvement est en marche depuis les années 1970-1980. Le musée de la
publicité a ouvert ses portes en France en 1978. La « nuit des Publivores »
rencontre un large succès dans de nombreux pays. Des émissions de
télévision sont consacrées à la pub. Les musées organisent des
rétrospectives de films publicitaires. Jean-Paul Goude est consacré et
exposé au musée.
Il n’y a pas seulement une dynamique d’anoblissement culturel de la
pub. On voit également de plus en plus de réalisateurs prestigieux de
cinéma signer des films publicitaires : hier Robert Altman, John
Schlesinger, Roman Polanski, Claude Chabrol, Jean-Luc Godard même (qui
signe en 1992 un spot de 30 secondes pour Nike) ; aujourd’hui Patrice
Leconte, Luc Besson, David Lynch, Baz Luhrmann, John Woo, Tony Scott,
Alejandro González Inárritu, Guy Ritchie. Bien sûr, dans le passé, certains
metteurs en scène ont fait de la publicité (Tati, Lautner, Molinaro), mais
c’est à une tout autre échelle que se déploie désormais le phénomène, tant il
s’est généralisé. Ce qui était l’exception est devenu pour ainsi dire la règle
et ce qui était passé sous silence est devenu source de fierté, de
reconnaissance et d’intérêt esthétique et filmique propre. Plus aucun
réalisateur de cinéma, plus aucune star ne rougit de tourner pour des
marques marchandes : le film publicitaire a gagné ses lettres de noblesse à
l’intérieur même du monde du cinéma. Les temps ont changé : rares sont les
réalisateurs qui refusent de faire un film publicitaire. La nouvelle génération
a cessé de partager les réticences ou la honte de ses aînés ; la pub va de soi,
elle s’impose comme une évidence.
Dans notre galaxie hypermédiatique, ce n’est plus seulement
occasionnellement que les stars prêtent leur visage pour des produits de
beauté : elles signent, secondées par des avocats, des contrats qui portent
sur plusieurs années et qui précisent le nombre de jours de représentation, le
détail des prestations et, naturellement, le montant du cachet – 3,6 millions
de dollars à Nicole Kidman pour les cinq jours de tournage du spot Chanel.
L’autre phénomène nouveau est que les grandes vedettes peuvent figurer
dans des spots pour les produits les plus divers : des pâtes (Gérard
Depardieu), des banques (Catherine Deneuve), des machines à café (George
Clooney), des sauces (Jean Reno). Loin de dégrader l’image des grandes
idoles, la pub tend à présent, au contraire, à la rehausser. Si les stars
associent plus facilement qu’autrefois leur image aux marques, celles-ci, de
leur côté, font de plus en plus appel aux stars pour accroître leur notoriété et
ajouter du glamour à leurs produits. Edgar Morin évoquait naguère la
décadence du star-system : « Le star-system comme système auto-
10
régulateur non seulement économique mais mythologique n’est plus . » À
bien des égards, c’est l’inverse qui se produit. Tandis que le star-system
colonise de plus en plus de domaines, le lien entre stars et luxe, star-system
et business, égéries et publicité n’a jamais été aussi ostentatoire, aussi
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triomphant . Désormais, il semble que le passé glorieux des marques de
luxe ne suffise plus : leur image passe, en partie, par celle des stars du
cinéma.
Il est difficile de séparer l’attitude positive des nouveaux réalisateurs
envers la publicité des conditions financières avantageuses que leur offre
celle-ci. Cependant, cette motivation n’explique pas tout. De fait, la
réalisation de films publicitaires est aussi perçue comme un moyen
d’expérimentation, un instrument de recherche et d’apprentissage : ainsi
que le dit Georges Lautner, « grâce à la pub, j’ai testé du nouveau matériel,
appris certains trucages… La pub est pour moi à la fois un banc d’essai, un
12
apprentissage et un vivier extraordinaire pour mes longs-métrages ». Un
autre point est tout aussi primordial : il tient à un nouveau rapport à l’écran
télé et publicitaire. À l’ancien mépris succède l’intérêt pour tout ce qui
touche à l’image sur écran, celle-ci ayant acquis une sorte de valeur en soi
méritant qu’on s’y intéresse, qu’on y travaille, qu’on y déploie de la
créativité. Désormais, la publicité filmée apparaît comme une forme
d’expression dans laquelle peut s’exercer le jeu, l’humour, l’imagination
débridée ; elle est l’une des manifestations de l’écranophilie hypermoderne,
une traduction forte et sensible de l’expansion du modèle cinéma : « La
publicité est le domaine le plus créatif, le plus osé. Ouvrez le poste. En trois
secondes, vous savez où vous êtes. Un film, on sent qu’il y a quelque chose
avant ou après. Un téléfilm ? L’enfer, avec des lumières à chier et un son
dégueulasse. Nase. La pub ? Le règne de l’ellipse, du télescopage. La
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recherche à l’état pur . » L’important est désormais moins le contenu que
le fait de trouver des solutions à un problème écranique en tant que tel.
Où l’on rejoint la célèbre formule : « Le message, c’est le médium. » À
l’évidence, elle trouve un autre point d’application dans une culture
écranique traversée par l’esprit cinéma : fabriquer de l’image sur écran,
jouer avec les images, relever le défi de tous les écrans – voilà ce qui attire
les réalisateurs, quels que soient le contenu véhiculé et la visée
commerciale des spots.
Si un mouvement porte des cinéastes confirmés à filmer pour l’industrie
publicitaire, un autre mouvement voit de jeunes futurs réalisateurs de
cinéma commencer leur carrière dans le monde de la publicité. Ce qui n’a
pas été sans effet sur l’esthétique du cinéma. C’est le cas de Jean-Jacques
Annaud, de Jean-Jacques Beineix, de Bob Swain ou d’Étienne Chatiliez.
Sous l’influence de la publicité, l’image-cinéma a franchi une étape
supplémentaire sur la voie du visuel triomphant, de l’effet, de la brièveté
des plans, du rythme, des ruptures de montage, de l’insertion de plans
inattendus : on a souvent souligné ce que l’esthétique glacée de Diva devait
à celle du clip publicitaire. Cette tendance s’amorce dans les années 1980 :
Ridley Scott ou Adrian Lyne importent dans leurs longs-métrages
l’esthétique du clip, ses saccades et ses éclairages et même, pour le dernier
nommé, l’érotisme chic en vogue dans les magazines de luxe et sur les
affiches. Elle s’est prolongée avec des auteurs comme David Fincher ou
Michael Bay.
Mais la cinémania appliquée à la publicité exerce maintenant ses effets
bien au-delà des cercles professionnels. Sur Internet, les sites ont ouvert la
voie aux publicités réalisées par les amateurs eux-mêmes. Sur Current TV,
les auteurs perçoivent un cachet si leur création est retenue et celui-ci atteint
50 000 dollars si elle est diffusée sur le Web. Déjà Sony, L’Oréal, Converse,
American Express, Chevrolet jouent cette carte. Le premier film publicitaire
réalisé par un amateur et consacré à la PlayStation Sony a été diffusé sur
Current TV. L’heure est à la dimension interactive et participative, au do it
yourself advertising, aux contenus et visuels générés par les utilisateurs.
Qu’on ne s’y trompe pas : la démocratisation et la numérisation des
techniques n’expliquent pas tout. Ce phénomène, aussi bien, illustre la
formidable expansion sociale du désir de cinéma investissant chaque écran,
chaque expression filmique, bien au-delà des limites de son ancienne forme
canonique.
Plus généralement, un nombre grandissant de marques s’emploient à
associer de diverses manières les consommateurs aux dispositifs de leur
communication publicitaire. Un lâcher de ballons dans les rues de San
Francisco devait servir de scénario pour un spot Sony : prévenus à l’avance
du moment de la prise de vues, les habitants du quartier se sont empressés
de filmer l’événement et de le diffuser aussitôt sur Internet, avant même que
le spot ne soit retransmis à la télévision. Pub virale, buzz, cocréation avec
les consommateurs, certes, mais aussi cinémania d’un public de plus en plus
avide de filmer et de partager ses vidéos, de faire et de voir des images sur
écran. C’est l’esprit cinéma qui se répand, fût-ce à travers des formes vidéo
amateur, immédiates, non travaillées.
Hyperpublicité
Depuis les années 1980, le rapport entre création publicitaire et création
cinéma est lui aussi entré dans le temps de la seconde modernité.
Jusqu’alors la publicité avait pour objectif de mettre en valeur les mérites
objectifs et psychologiques des produits, tout l’écran pub étant au service de
la mémorisation mécaniciste ou « dirigiste » de la marque. C’est contre
cette primauté de l’objet (la copy strategy) que s’est déployée la star
strategy chère à Séguéla et, plus largement, la publicité dénommée créative.
Aux yeux de celle-ci, il s’agit désormais moins de marteler un message
vantant les bénéfices du produit que de distraire, établir une relation de
connivence, trouver une « idée » de vente ou de marque, valoriser un mode
de vie ou un imaginaire, rajeunir l’image. Innover, surprendre, amuser, faire
rêver, émouvoir, créer un mythe, transformer la marque en star : qu’est-ce à
dire sinon que la publicité a pris Hollywood pour modèle, bien loin de la
bonne vieille réclame behavioriste ? Voilà la pub réorientée, remodelée en
partie par l’esprit cinéma lui-même.
Cela veut dire, structurellement, la reconfiguration de la publicité par
les trois grandes logiques qui définissent l’hypercinéma. Les frontières et
les divisions demeurent, mais, dorénavant, dans sa pointe avancée, la
publicité obéit aux mêmes principes que ceux qui régissent l’hypercinéma.
On peut ainsi définir l’hyperpublicité par l’importation des logiques du
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cinéma hypermoderne dans l’ordre de la communication marchande .

L’EXCÈS TRANQUILLE
La première logique que la publicité a réussi à incorporer est celle de
l’image-excès – aggiornamento d’autant plus remarquable que la pub
entretient de longue date des liens très étroits avec la catégorie d’excès. Le
slogan lui-même a partie liée avec celle-ci, cherchant à faire valoir le
produit par des promesses extrêmes (beauté, saveur, santé, jeunesse, vitalité,
plaisir) et par une rhétorique de l’exagération superlative. La tendance
organisatrice, ici, c’est l’hyperbole, d’autant plus forte qu’elle doit
s’exprimer dans un temps très court et sous une forme ramassée. « Persil
lave plus blanc » : l’hyperbolique du plus, mis en valeur par la litote de la
formulation. La nouveauté est que cet excès premier passe de l’exagération
15
à l’extrême : la lessive en vient à laver plus blanc que blanc . Le besoin
d’innover et de se démarquer, l’impératif de frapper les esprits et, dans les
pays où elle est autorisée, l’introduction des publicités comparatives
poussent à l’affirmation emphatique du « toujours plus, toujours mieux ».
« Absolut vodka » : plus vodka que vodka…
Une logique d’excès qui dépasse de beaucoup les seuls contenus : elle
s’exprime maintenant dans le tempo et jusque dans la syntaxe des spots. Les
premiers films publicitaires pouvaient atteindre parfois une durée de 1 ou
16
2 minutes : en 1975 encore, Renault a fait réaliser, pour la R16, un film
d’1 minute 56 secondes. Mais, depuis les années 1980, les spots se
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raccourcissent en même temps que leur rythme s’accélère . Ils
fonctionnent de plus en plus dans l’ordre de l’hypercourt (de 30 secondes à
8, et même, depuis peu, à 1 seconde) et de l’hyperrapide (plans successifs
de 1 seconde chacun) : « Chaque instant est tout aussitôt remplacé par un
instant tout neuf. Le temps du film publicitaire serait ainsi celui d’une
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naissance perpétuellement entretenue . » La tendance est à la rétraction
extrême de l’image dans le temps, à un déluge d’images précipitées, aux
surenchères de l’esthétique clip. La rapidité extrême des plans qui en
viennent quasiment au flash, la recherche constante du rythme, le montage
serré heurtant les plans : tout est utilisé pour frapper vite et fort.
Avide d’effets-choc, la publicité est une utilisatrice forcenée de toutes
les techniques nouvelles qui lui offrent les artifices et les effets spéciaux
recherchés. Dès le début des années 1980, l’image assistée par ordinateur a
ouvert la possibilité d’un jeu avec les images jusque-là impossible : la GTI
Citroën qui décolle du porte-avions Clemenceau, c’est l’univers de Star
Wars qui investit le monde publicitaire. Les technologies se développant, en
quinze ans on est passé des balbutiements aux effets high-tech : Citroën,
dans The Dancer, transforme, par un assemblage numérique, les éléments
de la voiture en un impressionnant robot de métal, lequel, prenant forme
comme dans un univers fantastique, vit, danse, glisse au sein d’un monde
19
devenu virtuel . Tous les procédés sont sollicités : déformations d’images,
anamorphoses synthétiques, insertion d’images numérisées, création de
personnages virtuels. Le plus technologique entraîne un plus de la profusion
des effets, de l’escalade des images et, partant, de l’explosion des budgets
qui, vu le coût du numérique et les frais entraînés par des tournages de type
hollywoodien, s’envolent. Du spectacle à l’hyperspectacle : le spot
ressemble à un film, il raconte une histoire, il développe une esthétique du
choc ou de la magie visuelle. Ce n’est plus le bonimenteur mais l’homme
du cinéma-spectacle, Méliès, qui triomphe dorénavant sur l’écran
20
publicitaire .
Même le domaine esthétique enregistre la dynamique de l’excès. Celle-
ci se traduit par une sophistication hyperréelle, par un aspect léché à
l’extrême, notamment dans les publicités qui magnifient l’univers du luxe,
de la beauté, de la mode. Le maniérisme y déploie toute sa séduction
artificielle : sur l’écran publicitaire, Carole Bouquet, Nicole Kidman ou
Charlize Theron sont plus stars que stars, plus glamour que jamais, plus
belles encore que sur grand écran. Ici, tout est luxe, tentation et féminité
absolue, « femme en or » (Dior), perfection de la perfection. Si les stars
deviennent au cinéma plus « humaines », elles apparaissent avec de plus en
plus d’irréalité et de sensualité sublime dans les publicités. Ce qui se joue
n’est autre qu’un hymne hyperbolique à la beauté féminine, une mise en
scène renouvelée de la femme olympienne et des déesses souveraines,
inaccessibles, de la grande époque du star-system. Les stars idéales ne sont
plus les modèles d’autrefois, mais elles sont devenues des modèles pour les
créatifs et les directeurs artistiques des grandes maisons de luxe. Moins la
vamp hollywoodienne habite le grand écran, plus son style inspire l’écran
publicitaire. Loin de s’étioler, la beauté hyperspectaculaire inventée par le
star-system ne cesse d’être réanimée par la publicité comme un remake en
l’honneur du cinéma. Toujours davantage d’artificialité, de show esthétique
et extatique : l’écran publicitaire emprunte son style à Hollywood, il fascine
et est fasciné par l’image envoûtante du cinéma, par la scène de la féminité
par excès. Avec la pub-spectacle s’effectue l’alliance de la qualité artistique
et de la surenchère, de la norme et de la beauté-choc, de la perfection et de
l’hypertrophie des moyens, de la grâce et de la démesure surmédiatisée.
Une beauté blockbusterisée au service de la marque et de la star.
Cette sublimation passe par une esthétisation des formes, par un
formalisme sophistiqué et léché, qui ne saurait étonner lorsque l’on sait que
nombre de ces publicités sont le fait d’esthètes venus de la photographie, du
clip, du cinéma. La virtuosité des cadrages, le sens du graphisme, les effets
d’éclairage, le jeu sur les couleurs, la recherche d’une expression stylistique
qui impose son évidence en quelques plans, quelques secondes : le spot
devient quasi-œuvre d’art. Surtout s’il est vu sur le grand écran du cinéma
qui, montrant l’image dans toute son ampleur, en traduit pleinement les
intentions formelles. Plus que sur l’écran télé, c’est au cinéma que la
publicité exprime sa dimension esthétique. Jean-Jacques Beineix, homme
de pub et de cinéma tout à la fois, avait, novateur en la matière, montré la
voie. La Lune dans le caniveau, le degré le plus abouti sans doute de ses
21
recherches visuelles , se termine de façon symptomatique sur un plan
éblouissant : celui d’une affiche publicitaire présentant une bouteille
d’alcool qui porte, comme une référence à Rossellini, la marque Stromboli.
Bouteille à la mer, dans une lumière bleue glacée, plan sidérant qui attire les
yeux dans la nuit et qui déploie un slogan en forme de philosophie de
l’existence : « Try another world. » Une pub, un film, une pub dans un film,
le tout avec la même exigence et la même réussite formelles.
Pour autant, cette spirale de l’excès publicitaire ne va pas jusqu’au bout
d’elle-même. Cela parce qu’elle est soumise à l’impératif de séduire pour
vendre et qu’elle se doit, du coup, de proscrire tout ce qui est susceptible de
susciter rejet, répulsion, horreur, dégoût. À la différence du cinéma, tout,
dans la publicité filmée, n’est pas permis : nulle trace de laideur, de
violence, de sang, de sexe hard ; on reste dans la suggestion et l’érotisation
soft. Ce que le cinéma propose, dans les films mais aussi dans la publicité
qu’il en fait – par les affiches, les bandes annonces –, la publicité est
contrainte de se l’interdire. Elle reste ainsi une espèce de formation de
compromis, bien en deçà des audaces du cinéma. Contrairement à ce qui est
22
parfois avancé , ce n’est pas la publicité qui est le prototype de
l’expression cinématographique contemporaine, c’est le cinéma qui reste
moteur. Lui seul se permet, et jusque dans ses propres publicités – voir
l’affiche de Larry Flint, avec son homme vêtu d’un seul slip à bannière
étoilée crucifié en position christique sur le sexe d’une femme nue –, toutes
les audaces excessives. Les rares incursions de la publicité dans ces zones
de l’interdit – le cas Benetton en est l’exemple le plus frappant – se sont
soldées par un retrait. La publicité reste dans la logique de la séduction, du
rêve, du désir. Elle n’en pratique pas moins, à l’intérieur des limites qui sont
les siennes, l’image-excès dont le cinéma hypermoderne lui fournit le
modèle.

UN ZESTE DE MULTIPLEXITÉ
Une règle d’airain commande la publicité : l’impératif de simplicité et
d’univocité. Exprimer une idée et une seule. Simplifier, simplifier toujours
plus, faire en sorte que tout converge vers la communication d’une seule
idée exprimée sans ambiguïté aucune. Ce qui se communique bien s’énonce
clairement et simplement. Une seule idée par spot et la dire simplement :
23
less is more . Unité, simplicité, limpidité : l’ennemi numéro un de la pub
est la complexité.
Et pourtant, la publicité est entrée, à son tour et à sa manière, dans l’ère
de la multiplexité. Sans rien perdre de son inévitable logique simplex, la
communication marchande, paradoxalement, se complexifie ou, plus
exactement, elle se « culturalise », elle se diversifie et s’hétérogénéise dans
la façon de « parler » du produit et de la marque. Autrefois, les spots
n’avaient qu’un seul ressort : la mise en valeur du produit, dont il s’agissait
de faire apparaître les bénéfices objectifs via des scénarios élémentaires et
linéaires. Cela tend à changer : le rapport avec le produit ne saute plus
toujours aux yeux, la linéarité éclate, les récits se font puzzle, ils jouent sur
des associations d’idées, des références, des clins d’œil, des émotions, des
24
surprises variées . Il y a plus : les voici qui proposent même du sens et des
valeurs – Think different (Apple), Impossible is nothing (Adidas), Be
yourself (Calvin Klein). Souvent, l’histoire racontée va jusqu’à ne rien dire
du produit et elle brille parfois même par la pure absence de celui-ci. De
grands espaces à l’américaine, une musique de road movie, des paysages, la
route à l’infini, et rien d’autre : seul le carton final, au moment du packshot,
signale qu’il s’agit d’une publicité pour la Golf de Wolkswagen, sans que
ladite voiture ait été vue une seule fois. C’est ici un esprit qu’on vend, une
atmosphère, un désir.
Pour accompagner et traduire cette diversification du mode narratif, la
publicité filmée s’appuie sur la complexification des procédés techniques.
Split screen découpant l’écran et racontant, en images parallèles, deux
histoires à la fois ; déformations d’images ; utilisation du noir et blanc ou
des taches de couleur ; jeux de filtres et de lumière ; images de synthèse
faisant voler les voyageurs du TGV ou bâtissant une pyramide humaine
pour former les arches d’un viaduc afin d’illustrer le message final, « les
vraies réussites sont celles que l’on partage » (groupe Vinci). C’est parce
que l’œil du spectateur est formé par le cinéma, qui l’a habitué à la logique
multiplexe, qu’il reçoit sans problème ce type d’images. La publicité, là
encore, a adopté l’esprit cinéma.
On ne s’étonnera donc pas davantage de voir s’opérer sur l’écran
publicitaire d’autres formes de diversification, par exemple concernant les
personnages. On sait comment le fameux singe Omo a introduit les
animaux dans les spots lessive. De petits monstres mi-débonnaires mi-
inquiétants sortis des films fantastiques et des dessins animés viennent
maintenant incarner la saleté que tel produit désodorisant, tel gel WC ou tel
produit débouchant élimine d’une simple pression de flacon. Dans cet
univers anthropomorphisé, l’image même de l’homme se déstandardise. Les
rôles se brouillent : c’est l’homme qui fait la vaisselle, et c’est le gamin de
dix ans qui apprend à sa mère que l’usage abusif des antibiotiques est une
hérésie thérapeutique et à son père que le lait a une valeur nutritionnelle.
Les âges de la vie, de la même manière qu’au cinéma, viennent diversifier
l’image longtemps exclusive d’êtres jeunes et beaux ou de ménagères de
moins de cinquante ans. Les bébés ne sont plus mis en scène, comme à l’ère
de Cadum, pour les seuls produits qui les concernent, mais ils deviennent,
pour vanter l’eau d’Évian, bébés nageurs et danseurs, par les grâces du
numérique et de la référence cinéphilique aux chorégraphies nautiques de
Busby Berkeley faisant évoluer Esther Williams, entourée de girls
transformées en naïades, dans La Première Sirène de Mervyn LeRoy.
Comme tous les âges sont désormais conviés, le film suivant célèbre le
même produit à partir d’une autre chorégraphie nautique, mettant cette fois-
ci en scène de fringants vieillards qui se régénèrent dans cette eau de
jouvence : c’est Cocoon. Le troisième âge, au même titre que le premier,
n’est plus désormais interdit de séjour : Jane Fonda, superbe, vient dire,
pour prouver l’efficacité de L’Oréal, qu’elle a soixante-neuf ans. Et qu’elle
le vaut bien.
Comme le valent bien toutes les catégories longtemps exclues d’une
publicité ayant longtemps refusé de lever les tabous sexuels. La femme
entrant par surprise dans la cuisine y découvre son mari penché sur l’évier
et agité d’un mouvement de va-et-vient manuel qui lui fait penser, horrifiée,
que son homme se livre au péché d’Onan (alors qu’il ne s’agit que d’un
produit qu’il est en train d’agiter). Les couples gays et lesbiens font
désormais partie du paysage. Jouant avec la transgression et la
transsexualité, Levi’s filme une magnifique Noire qui, dans un taxi, se refait
en hâte une beauté, avant de sortir un rasoir électrique qui jette sur son sexe
une tout autre image. De même, impulsés par le multiculturalisme et le
25
marketing identitaire, les Blacks , les Beurs, toutes les communautés font
maintenant leur apparition dans des campagnes publicitaires à la gloire de la
différence. Par quoi il apparaît que la logique multiplexe, devenue le
langage même du cinéma hypermoderne, investit, fût-ce de façon limitée,
l’espace-temps de l’hyperpublicité.
Ce n’est pas tout. Car c’est le système même de la communication des
marques qui se multiplexifie. En témoigne d’abord le fait que les
entreprises donnent de plus en plus leur préférence au « hors-médias »,
diversifiant leurs modes de communication en marketing direct, foires et
salons, relations publiques, publicité sur les lieux de vente, lobbying,
mécénat, sponsoring, marketing événementiel et viral. Ensuite, la pub elle-
même se trouve recyclée par les logiques de diversification et de
renouvellement accélérée typique de la société-mode
d’hyperconsommation. En un temps où les marchés sont de plus en plus
segmentés, où les consommateurs sont « blasés » et sursaturés de messages,
la pub tend à morceler ses campagnes, elle se fragmente en multiples
exécutions et styles variés : on compte 500 annonces Absolut Vodka
combinant unité et différences. Une logique qui n’épargne pas l’écran
publicitaire : à présent, les films publicitaires doivent être renouvelés tous
les six ou huit mois. Coca-Cola a fait tourner 17 films en 1997, contre un
seul en 1986. Depuis 1995, Levi’s a lancé 2 à 3 films par an. À un moment
26
donné, Miller Lite est allé jusqu’à lancer un nouveau film tous les 3 jours .
La variété et la diversité sont devenues les nouveaux impératifs de
communication des hypermarques.

LA DISTANCE, PASSIONNÉMENT
Mais c’est plus encore par l’image-distance que la publicité se trouve
particulièrement en phase avec le style de l’hypercinéma. Elle rompt ainsi
radicalement avec son fonctionnement inaugural, moderne, mécaniciste. Si
le rire, notamment, y avait sa place, c’était un rire bon enfant, bonhomme,
quasi enfantin, à l’image des jeux de mots naïfs, des refrains et comptines,
sur lesquels étaient construits les messages des premières réclames, jusqu’à
celles des années 1950 : « Du beau, du bon, Dubonnet » ; « Dop, Dop, Dop,
tout le monde adopte Dop »… La publicité était répétitive et persuasive,
afin d’inculquer la consommation moderne à un public qui en découvrait la
nouveauté, non sans un émerveillement enfantin. Ces temps sont loin, la
pub s’adressant désormais à un public né et formé au sein du
consumérisme. D’où l’introduction et la diffusion de cette logique si
caractéristique de l’époque hypermoderne : la distance ironique, le clin
d’œil, l’humour décalé.
C’est qu’il ne s’agit plus tant de faire mémoriser que de divertir, de
surprendre et de séduire un consommateur gavé, en le rendant complice des
messages proposés. Un rapport de connivence est recherché, qui doit
permettre au public d’avoir le sentiment qu’il n’est pas plus dupe de ce que
la publicité lui présente qu’elle-même ne l’est dans la façon de le lui
présenter. Le registre est alors celui de l’humour et de toutes les distances
qu’autorise le second degré. Vaste territoire dont, à l’instar de
l’hypercinéma, l’hyperpublicité n’en finit pas de repousser les limites. Cela
passe par les références à une culture-image éclectique qui, constituée à
partir du cinéma, de ses stars et de ses mythes, s’étend au monde de la BD,
de la musique, des séries télévisées, du sport, des people, de la publicité
elle-même. Nike puise dans cet imaginaire nouveau pour faire disputer un
match virtuel qui voit un enfant pauvre des favelas conduire une équipe où
figurent les stars du football mondial. Rêve fou, mis à la portée de tous –
Just do it –, mais qui ne va pas sans clin d’œil : c’est le gamin qui fait la
moue devant telle reprise de volée de l’un de ses prestigieux équipiers, qu’il
juge bien molle. Ferrero, de la même façon, va, lui, chercher du côté des
riches et des puissants, mais en les présentant de façon si kitsch que les
réceptions de l’ambassadeur, où sont servis ses chocolats, font évidemment
moins saliver que sourire. Tout le monde comprend, personne n’est dupe :
on est dans la pub, rien que la pub, laquelle vient d’ailleurs enrichir à son
tour cette nouvelle culture référentielle dont elle est l’un des constituants
essentiels.
Ce qui explique le va-et-vient des citations entre cinéma et publicité. Le
plus souvent, c’est la publicité qui puise abondamment dans le cinéma pour
en parodier les genres, les films classiques ou à succès. King Kong, Le
Facteur, La Mort aux trousses sont mis à contribution respectivement pour
La Samaritaine, le fromage Saint Moret, Pioneer. Les assurances UAP
piratent une scène célèbre du Corniaud. Jean-Jacques Annaud fait un clin
d’œil aux Oiseaux d’Hitchcock pour Hertz. Les Rencontres du troisième
type et Le Grand Bleu servent de référentiels aux spots de Skip et de
27
Calberson . Pepsi-Cola détourne une scène du Cercle des poètes disparus.
After Eight parodie The Full Monty. Twix devient un gadget à la James
Bond. Le porteur de Levi’s abat son concurrent gesticulant avec le flegme
d’Indiana Jones. Le monde d’Orangina Rouge est explicitement celui d’un
film d’horreur. Carte noire sponsorise le passage télé des films avec un spot
intitulé « Un café nommé désir ». Et l’on peut soupçonner le publicitaire
qui invente la tornade ravageuse de Crunch, dont le souffle balaie une
tribune officielle, d’avoir vu l’une des séquences finales de Zéro de
conduite, où le vent de la subversion envoie voler cul par-dessus tête tous
les notables pareillement alignés sur l’estrade.
Mais c’est aussi le cinéma qui exploite la publicité pour en faire la
parodie : Le Voleur de savonnettes, dont le titre, remplaçant la bicyclette
originelle, dit suffisamment qu’il renvoie de façon humoristique au film
mythique de De Sica, met en scène un cinéaste dont le film passe à la
télévision. La projection est interrompue en permanence par des spots qui
font en fait partie du film et qui, tournés par le réalisateur, Maurizio
28
Nichetti, sont eux-mêmes de faux écrans publicitaires, parodiant les vrais .
Des spécialistes du détournement, comme Alain Chabat – le créateur du
fameux Toniglandyl, resté finalement plus célèbre que son référent
Tonigencyl –, n’hésitent pas même à jouer de l’anachronisme, en faisant
intervenir la pub dès l’Antiquité (Mission Cléopâtre) et même dès la
préhistoire (RRRrrrr ! ! !).
Cet univers est celui du pastiche, de la citation, de la référence
détournée, qui atteint son degré superlatif lorsque la publicité en vient à se
moquer d’elle-même en s’autoparodiant. Daim lance son bonbon chocolaté
en pastichant le spot Mon chéri de Ferrero ; les singes Omo tournent en
dérision les pubs lessivières ; une agence anglaise reprend la célèbre pub
conçue par Jean-Paul Goude pour la CX2 de Citroën, toujours avec Grace
Jones (elle-même venue tout droit du James Bond de Dangereusement
vôtre) : mais, cette fois-ci, la voiture de type français qui sort de sa bouche
est totalement avachie et poussive, alors que, par-derrière, en une éjection
pétaradante, en sort une autre de type anglais, racée et nerveuse… Par ce
jeu avec elle-même, la pub se met dans la pub, selon le procédé gigogne qui
voit les spots de Neuf mettre en scène des publicitaires discutant de la façon
de faire le spot qui est précisément celui qui est en train de passer à
29
l’écran .
Cette autodérision va même parfois jusqu’à porter sur la marque elle-
30
même. Diesel s’est imposé sur le marché du jean grâce à un spot célèbre :
une parodie de Il était une fois dans l’Ouest où deux cow-boys se livrent un
duel dans la poussière. L’un, beau, brave, héroïque, qui porte un jean
marqué Diesel, face à un autre, laid, sale, mal fringué, parfait bad boy. Et,
contre toute attente, c’est ce dernier qui étend raide mort le héros, avec cette
épitaphe ironique en guise d’oraison funèbre : « Diesel, for successful
living. » Façon de s’adresser au consommateur non pas en faisant l’apologie
du produit mais en installant une relation de complicité, en partageant des
références communes – ici le western spaghetti –, l’esprit de dérision et
l’humour du discours de la marque.
Point d’énigme dans la floraison de cette pub-distance qui témoigne de
la poussée des valeurs hédonistes et ludiques accompagnant la société
consumériste. Il n’y a pas non plus à s’étonner de la place qu’occupent le
cinéma et les médias dans ce dispositif, car, avec la citation, est donné au
public socialisé par la culture médiatique le plaisir de la reconnaissance du
connu, du jeu avec le déjà-vu. L’humour publicitaire vient en réponse aux
attentes de distraction, de nouveauté, d’originalité de l’hyperconsommateur
émotionnel qui apprécie l’effet de surprise, la « trouvaille » fun, le jeu
référentiel avec sa propre culture médiatique ainsi réaffirmée, relégitimée.
Qui apprécie aussi qu’on s’adresse à lui comme à un individu « majeur »,
capable de comprendre une allusion au second degré. Par le plaisir qu’elle
offre, la parodie capte l’intérêt en donnant une espèce de réassurance, de
brevet en culture média, désormais dominante. L’image-distance en
publicité ne repose pas seulement sur le rapport avec le cinéma, avec la
culture médiatique en général : elle permet de faire le lien avec les autres,
car on en parle, on commente, on fait des remarques, on en rit ensemble, on
transforme le plan ou le slogan en image ou en phrase culte, qu’on se
renvoie entre initiés. Le clin d’œil au cinéma fait référence, donne la
satisfaction de faire partie d’un monde que l’on connaît et dans lequel on a
des repères communs partagés. Par quoi le phénomène illustre la
persistance du référentiel cinéma, son prestige, sa puissance de modèle
toujours recommencée.

1. Jacques Séguéla, Hollywood lave plus blanc, Paris, Flammarion, 1982.


2. Cité par Naomi Klein, No Logo, Arles, Actes Sud, 2001, p. 77.
3. CNC, « La promotion des films », mars 2006. Les budgets publicitaires atteignaient
223,5 millions d’euros en 2004.
4. Jean-François Camilleri, qui propose une anthologie de ces catchlines, note que cette
technique publicitaire est maintenant utilisée une fois sur deux pour les films français
et européens et deux fois sur trois pour les films américains (Putain de film !, Paris,
Balland, 2006, p. 10).
5. Delphine Manceau, « L’annonce préalable de nouveaux produits : préparer le marché
ou gêner les concurrents », in Alain Bloch et Delphine Manceau (dir.), De l’idée au
marché, Paris, Vuibert, 2000.
6. C’est ainsi que, en France, un effort tout particulier est fait vis-à-vis de la presse de
province, afin d’irriguer le pays tout entier, et non pas seulement le public parisien, ce
que traduisent aussi les avant-premières organisées, en présence du réalisateur ou des
vedettes du film, un peu partout en région dans les semaines précédant la sortie.
7. Jean-Marc Lehu, La publicité est dans le film, Paris, Éditions d’organisation, 2006,
p. 45. Nombre des données qui figurent ici sont empruntées à cet ouvrage.
8. L’efficacité de cette pratique promotionnelle est parfois immédiate. Dans la foulée de
E.T., les bonbons Reese’s Pieces ont progressé de 65 % ; Omega aurait enregistré un
bond de ses ventes de 40 % à la suite de Goldeneye ; les ventes de Pinot noir ont
augmenté, en Amérique, de 22 % au cours des mois qui ont suivi la sortie de
Sideways.
9. Cette problématique trouve sa pleine expression chez Naomi Klein, No Logo, op. cit.
10. Edgar Morin, Les Stars, op. cit., p. 162.
11. De fait, la logique du star-system s’est considérablement propagée, devenant le
modèle dominant du fonctionnement d’un nombre croissant d’activités et de secteurs
économiques : avocats, architectes, mannequins, créateurs de mode, musées, artistes,
écrivains, musiciens, sportifs. Sur ces points, Françoise Benhamou, L’Économie du
star-system, op. cit.
12. Cité par Jacques Guyot, L’Écran publicitaire, Paris, L’Harmattan, 1992, p. 94.
13. Étienne Chatiliez, « Les dessous de la pub à la TV », Le Nouvel Observateur,
15 juillet 1983.
14. Un exemple emblématique en est le film, signé Ridley Scott, lançant le Macintosh en
1984 et élu meilleur film publicitaire du siècle par la presse américaine. On y voit des
hommes réduits à l’état de robots, comme dans Metropolis, écoutant sur un écran
géant le discours totalitaire d’un Big Brother ; soudain apparaît une femme qui, jetant
un projectile sur l’écran, le fait voler en éclats, tandis que le packshot vient livrer le
nom de la marque et faire de l’ordinateur individuel le libérateur permettant aux
esclaves de devenir des hommes. Jean-Marie Dru, évoquant ce film, dit bien qu’« il
ressemblait à un long-métrage… un long-métrage de soixante secondes ». Tandis que
l’époque voit s’effacer les frontières entre publicité commerciale et divertissement,
s’ouvre l’ère créative, qualitative, émotionnelle du film publicitaire (Jean-Marie Dru,
La Publicité autrement, Paris, Gallimard, 2007, p. 31).
15. Le cas est bien connu et traduit cette logique de la surenchère sensible dès l’entrée
dans l’époque de la société de consommation de masse : le premier slogan (« Ah !
Cette blancheur Persil ») date de 1951 ; deux ans plus tard, en 1953, le degré supérieur
intervient – « Persil lave plus blanc » ; six ans après, en 1959, le Super Persil prenant
le relais, la surenchère fait qu’il lave « encore plus blanc » que Persil. En 1979,
Coluche fait un sort à cette escalade : « Le nouvel Omo, c’est celui qui lave encore
plus blanc que blanc. » Gilles Lugrin, « Quand Coluche lave plus blanc, le packaging
contre-attaque », Com.in, février 2003.
16. Le format dominant des années 1950 était de 60 secondes.
17. Jacques Guyot, L’Écran publicitaire, op. cit., p. 129-131 et 135-136.
18. Florence de Mèredieu, Le Film publicitaire, Paris, Veyrier, 1985, p. 96.
19. La pub précède ici le cinéma. En 2007, Transformers, de Michael Bay, développe la
même idée. « À quelques nuances près (des millions de dollars et deux heures vingt de
plus), Transformers n’apporte rien de plus à cette publicité », Le Monde, 25 juillet
2007.
20. La pub-spectacle a fait l’objet de nombreuses critiques en raison de la gratuité de ses
films, d’une tendance à dire « n’importe quoi », sans lien cohérent avec le produit.
Mais si, indéniablement, cette dérive existe, elle ne lui est nullement consubstantielle,
l’hyperpublicité ayant réussi à réaliser de vrais petits chefs-d’œuvre de finesse,
d’audace, d’imagination qui, loin de desservir le produit et l’identité de marque, en
sont des vecteurs de promotion sans pareil.
21. Travail formel sensible, par exemple, dans la recherche qu’il fait d’un rouge idéal,
pour traduire et harmoniser à l’écran le rouge de la Ferrari et le rouge de la robe portée
par Nastassja Kinski.
22. « La publicité est devenue le cœur de la culture populaire et même son véritable
prototype », écrit par exemple Armand Mattelart, L’Internationale publicitaire, Paris,
La Découverte, 1989, p. 34.
23. Jean-Marie Dru, Le Saut créatif, Paris, JC Lattès, 1984, p. 167-180.
24. Claude Degoutte, « Les films publicitaires ont la vie dure », in Art & Pub, Paris,
Centre Pompidou, 1990, p. 535.
25. Première comédienne de couleur à obtenir l’Oscar de la meilleure actrice dans un
premier rôle, en 2001, Halle Berry, qui promeut l’image de Revlon, explique son
engagement pour la marque par le fait que lorsqu’elle a commencé, au début des
années 1990, aucune Noire ne figurait dans les publicités pour des produits de beauté
(entretien avec Jean Serroy).
26. Nicolas Riou, Pub Fiction. Société postmoderne et nouvelles tendances publicitaires,
Paris, Éditions d’organisation, 1999.
27. Jacques Guyot, L’Écran publicitaire, op. cit., p. 147-149.
28. Jean Serroy, Entre deux siècles, op. cit., p. 576.
29. Notons du reste que, dans l’un de ces spots, la référence de la pub au cinéma est
explicitement soulignée, le patron reprochant à son créatif de lui proposer un spot qui
« ne fait pas assez cinéma », où il n’y a pas assez d’action, de spectacle. À quoi le
créatif, pour faire la preuve du contraire, réplique en lui balançant un rayon laser
emprunté aux meilleurs effets spéciaux hollywoodiens, qui miniaturise son
interlocuteur illico.
30. Nicolas Riou, Pub fiction, op. cit., p. 1-2.
CHAPITRE X

L’Écran-monde
Une constellation nommée Écran
L’époque hypermoderne est contemporaine d’une véritable inflation
écranique. Jamais l’homme n’a disposé d’autant d’écrans non seulement
pour regarder le monde mais pour vivre sa propre vie. Et tout montre que le
phénomène, porté par les prouesses des technologies high-tech, va s’étendre
et s’accélérer encore.
Qu’est-ce qui échappe ou échappera à l’excroissance écranique ? Car
l’on assiste à une prolifération d’écrans, prodigieux univers en expansion
qui repousse toujours plus loin ses limites. Les écrans qui sont déjà là, les
écrans qui s’interconnectent, les écrans qui arrivent tout juste, les écrans à
venir. Tous les écrans du monde viennent démultiplier celui qui était
originel, la toile blanche du cinéma. Lire le journal sur un écran portatif et
tactile offrant un accès direct au Web n’est plus une utopie : l’encre
électronique débouche déjà sur un écran souple, dont l’épaisseur dépasse à
peine celle d’une feuille de papier. L’entreprise consistant à numériser des
millions de livres à consulter sur écran est en marche, et le livre
électronique en tant que tel, le Sony Reader, a été lancé au Japon en 2004,
avant de l’être aux États-Unis en 2006. La télévision elle-même n’en est
plus à un écran près : écrans de poche des appareils portables, écrans plats
et de plus en plus grands du home cinema, écrans géants des
retransmissions publiques. Expansion à son tour démultipliée par tout le
domaine, lui-même en expansion, de cette nébuleuse qu’est la vidéo : de la
vidéo-cassette au DVD, du DVD au DVD HD, des chaînes payantes à la
VOD. Avec, connectés ou non à la télévision elle-même, tous ces nouveaux
domaines que sont la visioconférence, la vidéosurveillance, le vidéo-clip,
les jeux vidéo, et que prolongent ces autres outils d’enregistrement des
images que sont le caméscope, la webcam, la caméra DV, l’appareil photo
numérique. Lesquels viennent s’interconnecter à cette hydre énorme,
tentaculaire, qu’est, via l’écran de l’ordinateur, le réseau immense et infini
1
de la Toile , voie ouverte au téléchargement d’images, au monde virtuel de
la « second life », aux logiciels évolutifs de l’« open source ». Le tout se
miniaturisant de plus en plus, et faisant à terme – le processus est engagé –
du téléphone mobile et même, à la limite, du cadran de la montre l’écran
récepteur de toutes les possibilités : Internet, photo, télévision, cinéma. Et
voilà que s’annoncent déjà « Surface », l’ordinateur tactile de Bill Gates, et
les écrans à diodes (Oled) qui transformeront n’importe quelle vitre en
écran.
L’homme d’aujourd’hui et de demain, relié en permanence par son
mobile et par son ordinateur à l’ensemble des écrans, est au cœur d’un
réseau dont l’extension marque les actes de sa vie quotidienne. Écrans
domotiques réglant le fonctionnement d’une maison de plus en plus
informatisée ; imagerie médicale, scanner, échographie, caméras
miniaturisées à usage intracorporel faisant apparaître à l’écran l’intérieur du
corps dans ses zones les plus secrètes ; écrans plasma équipant les sièges-
auto pour bébé ; panneaux d’affichage numériques ; GPS indiquant sur
l’écran de bord de la voiture la direction à prendre ; écrans tactiles et bornes
diverses permettant de retirer de l’argent, de payer, de choisir, de réserver,
de consulter ; et même casques-écran et lunettes écraniques donnant la
possibilité, par exemple dans les parcs d’attraction, d’évoluer dans un
monde virtuel. Avec, simultanément à cette miniaturisation qui multiplie les
écrans individuels, l’énormité, l’immensité des écrans géants : ceux qui se
déploient dans les stades, dans les réunions politiques, dans les concerts, et
jusque dans les églises pour permettre au public de masse de suivre ce qui
se passe sur le terrain, sur l’estrade, sur la scène, devant l’autel. Monde
dédoublé où l’événement devient spectacle. Et où le cinéma, lui-même pris
dans cette logique écranique, montre la voie avec les immenses écrans
développés par les procédés Imax et Omnimax. C’est dire que de l’écran
timbre-poste au méga-écran géant, un flot d’images circule en permanence,
transformant l’homme hypermoderne en Homo ecranis et instaurant une
écranocratie, dont certains, déjà, redoutent les pouvoirs. Un écran-monde
qui, à l’évidence, n’est plus celui du cinéma, mais qui, on le verra, apparaît,
par nombre d’aspects, comme un ciné-monde.
L’explosion écranique est telle qu’en dix ans – l’âge d’Internet – c’est à
une véritable révolution copernicienne que l’on assiste, qui renverse la
façon même d’être au monde. Du coup, l’idée, développée à partir des
années 1960, lorsque la télévision étendait son empire, selon laquelle
l’écran ferait écran, serait une barrière entre l’homme et lui-même – écran
de séparation, d’illusion, de mensonge, de propagande : écran de fumée –,
soulève de plus en plus d’objections. Peut-on encore parler de dépossession
subjective lorsque l’écran s’impose comme une interface généralisée qui
ouvre sur le monde, délivre en continu des informations, donne
l’opportunité de s’exprimer et de dialoguer, de jouer et de travailler,
d’acheter et vendre, d’ajouter de l’interactivité aux images, aux sons et aux
2
textes ? Le réseau écranique a transformé nos modes de vie, notre relation
3
à l’information, à l’espace-temps, aux voyages et à la consommation : il
est devenu un outil de communication et d’information, un intermédiaire
quasi inévitable dans notre rapport au monde et aux autres. Être, c’est, de
manière croissante, être branché sur écran et interconnecté sur les réseaux.
D’où la nécessité de s’interroger sur ce qui, tout en faisant de plus en
plus partie de l’espace vital des hommes d’aujourd’hui, ne manque pourtant
pas de susciter des débats, d’engendrer des interrogations, de semer le
doute, voire la peur. Prenant le relais de la méfiance que suscitait la seule
télévision, les jeux vidéo, la navigation sur le Web, l’utilisation élargie du
téléphone mobile sont ressentis comme problématiques, dangereux pour
l’esprit, susceptibles de créer, notamment chez les jeunes qui en sont des
consommateurs effrénés, de véritables addictions. Dès 1992, Michael
Haneke, l’un des tout premiers, montrait, dans Benny’s Video, les dérives
possibles, à travers un adolescent qui, entouré d’écrans et gorgé d’images,
passait du monde virtuel à la réalité de l’acte en tuant une fille de son âge.
À l’autre bout de l’interrogation, la médiatisation croissante de la vie
politique ainsi que le nouveau rôle d’Internet amènent à questionner le
pouvoir des écrans dans les nouvelles démocraties électroniques. Selon les
théoriciens, et selon le crédit que chacun leur accorde, les voici converties
en e-government, en cyberdémocratie, télécratie, vidéopolitique, État
4
spectacle, État séducteur …
L’écran informationnel
La première vague d’invasion des écrans a nourri, conjointement à
l’essor de la consommation de masse, l’idée de « société du spectacle »
chère à Debord. Mais qu’en est-il à l’heure du tout-écran ? Qu’advient-il
lorsque toute une série d’écrans relève, précisément, de la catégorie du non-
spectacle et de l’interactivité, de l’information choisie et personnalisée ?
L’imagerie médicale donne l’information sur un cas individuel,
l’individualisant jusqu’au fœtus. Le GPS indique la route à suivre à celui,
unique, qui lui fixe le point de départ et le point d’arrivée ; l’assistant
personnel joue le rôle d’agenda, de livre de bord, de messagerie
personnels ; sur Google, l’information passe par l’action de chercher dans
une masse de contenus fournis selon une arborescence qui s’étend
quasiment à l’infini et de cliquer pour tracer la voie de sa propre
information. On tend à sortir des médias de masse où un même message est
diffusé simultanément à plusieurs millions de spectateurs considérés comme
un public homogène. Désormais, l’accès aux contenus informationnels sur
écran mobilise un utilisateur actif qui surfe sur les sites, garde ceci et
élimine cela, va à la chasse aux renseignements, commente les données
institutionnelles, compare les prix, devient photographe et reporter amateur.
Instituant une « communication essentiellement unilatérale » au service de
la marchandise, le spectacle est « le soleil qui ne se couche jamais sur
5
l’empire de la passivité moderne », écrivait Debord . Avec la prolifération
de l’offre médiatique et l’essor de la communication informatisée, ceci
change : de plus en plus d’individus ont accès aux médias de manière
hyperindividualiste, selon leurs goûts, leurs humeurs et leurs temporalités
propres : « Prime time is my time. » Bien sûr, la logique du spectacle se
poursuit et même s’amplifie, mais elle n’a plus du tout la signification que
lui donnait Debord. L’époque des mass médias fondés sur la
communication pyramidale à sens unique, qui a nourri la théorie du
spectacle, fait de plus en plus place à un sujet interactif, à une
communication individualisée, autoproduite et hors échange marchand.
L’écran global s’impose comme un instrument adapté aux besoins
particuliers de chacun : après le mode de communication du un vers tous,
celui du tous vers tous ; après les médias de masse, l’avènement du self-
média.
Individualisation n’est pas claustration. La Toile est ce qui permet d’être
connecté à d’autres écrans et mis en relation immédiate avec tous les
individus ayant accès à ce média. L’heure est à la communication ouverte et
souple, à l’échange interpersonnel via les forums et les chats, à la création
d’informations sur les blogs individuels. Et même au partage des
connaissances ou à l’apport collectif d’informations, pratiqué par exemple
sur Wikipédia. Le modèle vertical de la communication médiatique glisse
vers un modèle horizontal non centralisé, dans lequel un grand nombre
d’informations sont produites et diffusées hors du contrôle des
professionnels de l’écran, du marché et de la politique. Les avancées
technologiques et les aspirations individualistes à l’expression ont entraîné
l’avènement d’un nouveau type de communication décentralisée, axée sur
l’interopérativité et l’utilisation en réseau. Non plus la dépossession de soi
par l’écran-spectacle, mais une volonté de réappropriation, par les sujets,
des écrans et des instruments de communication.
Face au déferlement des écrans, deux attitudes se font face, sous-
tendues par des visions diamétralement opposées du cybermonde.
La première s’exprime dans l’enthousiasme des zélateurs de
l’immédiateté, de la vitesse, de l’interactivité rendues possibles par la
communication hypertechnologique. Permettant à tous de disposer
d’information à l’infini, de rétroagir, de prendre la parole, le cyberespace
est présenté comme un instrument qui contribue à rénover et à approfondir
l’espace démocratique, à redonner du pouvoir à la société civile, à rendre
les citoyens plus ouverts, plus critiques, plus libres. De cette intervention
plus directe des citoyens, d’aucuns en concluent à l’avènement d’une
« télédémocratie » réalisant l’idéal rousseauiste de démocratie directe
6
fondée sur la participation immédiate du peuple aux décisions publiques .
Même s’ils se montrent plus prudents, nombre d’observateurs soulignent,
non sans raison, la manière dont Internet rend possible le jugement porté en
permanence sur les gouvernants, la dénonciation et le contrôle de leurs
7
actions, sans la médiation des représentants . Transparence, participation
du plus grand nombre, égal accès de tous à tout le savoir : le Web apparaît
au service de la liberté, de l’égalité, de la démocratie en voie de
transformation profonde.
À cette approche s’opposent les doutes, les inquiétudes, parfois l’effroi
que peut susciter l’univers du virtuel. Nombre d’observateurs soulignent,
non sans raison, que l’information pléthorique n’est pas synonyme de
savoir, celui-ci exigeant une culture préalable, une formation intellectuelle,
des concepts organisés, lesquels permettent de faire le tri, de poser
correctement les questions, d’interpréter les contenus disponibles à satiété.
Privé de formation initiale et de cadres intellectuels, le rapport à
l’abondance informationnelle ne fait que créer la confusion, le zapping du
tourisme intellectuel. Les menaces sur l’esprit critique ne sont-elles pas
réelles, lorsque les utilisateurs, grâce aux nouvelles technologies de
l’information (technologie push) pourront ne plus recevoir que les contenus
personnalisés répondant à leurs besoins spécifiques ? Et faut-il vraiment se
réjouir de voir, avec le Web 2.0, se développer de manière croissante des
« médias sans journalistes » et, plus largement, sans intermédiaires ni
mécanismes de contrôle et de filtre ? Quel espace public de discussion et de
délibération se prépare lorsqu’une pente forte conduit les internautes à
préférer échanger des informations avec ceux qui pensent comme eux plutôt
8
que de participer à des débats contradictoires ? Autant d’aspects qui
montrent, à l’évidence, que le progrès dans l’usage de la raison individuelle
ne se fera pas automatiquement par les « miracles » du Réseau. Quel que
soit son formidable apport, la communication électronique ne suffira pas, à
elle seule, à émanciper l’esprit humain. L’écran hypermoderne ne livrera
toutes ses potentialités qu’accompagné de l’indépassable action des maîtres
et des boussoles de sens que représente la culture du livre et des humanités
classiques. La téléprésence des écrans appelle l’encadrement et la présence
bien réelle des parents et des enseignants. Il faut promouvoir non seulement
l’écran informationnel et convivial, mais aussi l’écran assisté.
Par ailleurs, d’autres auteurs affirment que le culte d’Internet représente
une menace pour le lien social, dans la mesure où, avec le cyberespace, les
individus communiquent en permanence mais ne se rencontrent plus. Dans
la société des réseaux informatisés, les individus passent leur temps devant
les écrans au lieu de se rencontrer et de vivre des expériences ensemble. On
ne communique plus qu’en messages numérisés au lieu de parler
directement aux autres. Avec la dépendance au cybersexe, les gens ne font
plus l’amour mais s’adonnent à une sorte d’onanisation virtuelle de la
sexualité. En un mot est dénoncée la montée d’une existence abstraite,
digitalisée, sans lien humain et tactile. Tandis que le corps cesse d’être
l’ancrage réel de la vie, l’horizon qui se profile serait celui d’un univers
spectral, d’un univers décorporéisé et désensualisé. L’univers
hypermoderne de l’écran ou le monde sensible en voie de déréalisation
avancée.
Allons-nous vraiment vers un tel monde désocialisé et dominé par la
désincarnation des plaisirs ? Mythe ou réalité ? Film d’épouvante ou
tendance lourde de notre temps ?
En premier lieu, nombreux sont les faits qui viennent contredire la thèse
du « confinement interactif généralisé » telle que l’exprime, par exemple,
Paul Virilio. À mesure que triomphent la téléprésence et le cybermonde, de
nouvelles formes de sociabilité apparaissent. Alors même que se
développent les jeux vidéo et les communications virtuelles, et à l’exception
des accros purs et durs, notamment les jeunes, pour qui l’écran est devenu
une drogue, les individus ont de plus en plus le goût de sortir de chez eux,
ils se rendent chez leurs amis, ils vont aux restaurants et au cinéma
ensemble, ils multiplient les sorties du soir, ils participent à des chorales,
des festivals et des fêtes, en quête d’« ambiance » et de relationnel. Parfois,
même, l’écran électronique devient vecteur de sociabilité, comme en
témoigne le succès du karaoké où se mêlent le plaisir de chanter, d’être
écouté, de se réunir, d’écouter les autres. Nombre de personnes utilisent les
chats pour connaître du monde, se rencontrer, ouvrir leur cercle de relations,
trouver un partenaire : ils combinent, ce faisant, deux modes de vie
relationnelle, en ligne et hors réseau. Si les anciennes sociabilités de
proximité se dissolvent, c’est au bénéfice de liens choisis et temporaires
conformes à une culture d’individus se reconnaissant comme libres. Si les
écrans nous « séparent » des autres, ils ouvrent la voie, en même temps, à
une plus grande proximité humaine, à une empathie de masse envers les
plus déshérités se concrétisant dans des élans de solidarité et de générosité
planétaires sans précédent (dons records à l’occasion du tsunami et autres
cataclysmes), fussent-ils, il est vrai, très occasionnels. Il est inexact
d’assimiler l’individualisme au cocooning, à la rétraction sur soi. Plus il y a
d’outils de communication virtuelle, de high-tech et d’écrans électroniques,
et plus les individus sont sensibles aux misères humaines téléprésentées,
cherchent à se rencontrer, à voir du monde, à nouer des contacts avec les
9
autres, à se sentir utiles à travers le bénévolat ou la vie associative .
En second lieu, la quête du bien-être, tel qu’il est recherché dans la
société hypermoderne, infirme frontalement ces visions d’apocalypse. De
fait, le virtuel n’est pas plus une machine de guerre contre le lien social que
contre l’expérience sensible. Le confort de la phase antérieure de la société
de consommation était quantitatif et fonctionnel. Aujourd’hui, il est sensitif,
sensible, émotionnel, alors même que l’univers du virtuel se développe. Les
deux phénomènes ne s’excluent pas : ils vont de pair. Dans la nouvelle
culture du bien-être, les individus ne recherchent plus seulement un
minimum confortable ; ils veulent un espace de bien-être senti, personnalisé
et esthétisé. Notre époque enregistre une véritable passion pour la
décoration de la maison ; les gens consacrent de plus en plus de temps,
d’argent, d’amour à l’embellissement de leur appartement, pour vivre dans
un environnement chaleureux et harmonieux : la maison devient un espace
d’expression individuelle et de création familiale chargé d’attentes
esthétiques et sensitives. En même temps s’affirme un design contemporain
aux formes rondes et fluides, maternelles et protectrices, aux antipodes du
design froid, agressif, unidimensionnel des années 1950 : un design
expressif et global qui, investissant les rapports sensibles (soft touch) et le
mieux-être sensoriel, est le contraire d’un « adieu au corps », d’une culture
abstraite désincarnée.
Tout un ensemble de pratiques, comme les sports de glisse, les massages
et bains californiens, le yoga et les techniques de méditation, l’amour de la
nature et des paysages, le jardinage, la passion du patrimoine et des beaux
objets, les pratiques artistiques (peinture sur soie, céramique, poterie,
danse), le goût du risque et des activités physiques, vont dans le même sens.
La quête hédonistique-sensitive est tout sauf à bout de souffle : nous
assistons à la psychologisation et à la sensualisation du bien-être qui
apparaît comme un cran d’arrêt ou un contrepoids à une culture
dématérialisée et décorporéisée. S’annoncent de nouvelles formes
diversifiées de sensorialité, de sensualité et de tactilité. La désensualisation
ou la désincarnation du monde est un mythe : la vérité est que le bien-être
devient de plus en plus sensitif et polysensoriel, alors même qu’il dépend de
plus en plus des circuits électroniques et informatiques. Le nouvel âge du
bien-être coïncide avec une demande qualitative et émotionnelle de
paysage, de patrimoine, d’environnement harmonieux, de nature et de
culture : tout sauf la disparition des référentiels hédonistes, esthétiques et
sensualistes. L’époque de l’hyperconsommation est paradoxale. Paradoxale
parce qu’elle combine sensorialité et hygiénisme, hédonisme et anxiété,
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dématérialisation et sensualisme, écran et tactilité .
Ironie de notre époque. Plus notre monde devient immatériel et virtuel
et plus on assiste à la montée d’une culture qui valorise la sensualisation,
l’érotisation, l’hédonisation de l’existence. L’âge hypermoderne enregistre
l’expansion sociale des passions du luxe, le goût pour les voyages, l’amour
de la musique, le succès des bonnes adresses de restaurants, des livres de
cuisine et des grands vins. Le mouvement slow food est à la mode. Et voici
que le rapport à l’écran est lui-même, à présent, associé aux jouissances des
sens, la Toile s’ouvrant aux passionnés de cuisine : d’ores et déjà, on
compte quelque 500 blogs culinaires francophones consacrés aux plaisirs de
la table et aux recettes. La culture écranique s’affirme en même temps que
l’artialisation des styles de vie et l’hédonisation de la consommation. Si une
part importante de la vie se passe devant les écrans numérisés, une autre,
non moins importante, investit la dimension contraire, chargée d’attentes de
plaisirs sensoriels. Homo ecranis n’est pas le fossoyeur d’Homo
aestheticus.
L’état de vidéosurveillance
Mais si les goûts de la sociabilité et les désirs sensuels ne sont pas
véritablement menacés, en va-t-il de même des libertés privées et publiques,
au moment où les caméras de vidéosurveillance gagnent partout du terrain
dans les rues, dans les transports en commun, les centres commerciaux, les
banques, les musées, les résidences privées, les appartements ? Un rapport
publié en 2006 en Grande-Bretagne sonne l’alarme en évoquant
l’avènement d’une « société sous surveillance ». Le réseau national était
estimé à quelque 1,5 million de caméras en 2001 ; il s’élève dorénavant à
4,2 millions. La Grande-Bretagne, qui possède 10 % des caméras de
surveillance installées dans le monde, est le pays le plus télésurveillé de la
planète : un Londonien peut être filmé jusqu’à 300 fois par jour et, pour
l’ensemble du pays, on compte une caméra pour 15 habitants. Mieux : pour
réprimer les petites incivilités publiques, un système de caméras parlantes
va être installé dans une quinzaine de villes afin de rappeler à l’ordre le
contrevenant qui jette un papier par terre ! Désormais, des voitures de
police dépistent les automobilistes sans assurance et sans vignette, grâce à
des caméras fixées sous le rétroviseur et branchées sur ordinateur. Aux
États-Unis, les barrières, les gardiens de sécurité et les caméras de
surveillance constituent le nouvel équipement des gated communities. On
prévoit d’installer sous peu des appareils photo minuscules à
reconnaissance faciale incorporés dans les réverbères ; des drones voleront
dans le ciel pour surveiller les manifestations ; les nouvelles caméras ne
laisseront aucun angle mort et pourront suivre une personne en particulier
grâce à un contrôle informatisé. Elles seront même capables de détecter et
de filmer les mouvements « suspects ».
Jusqu’où ira ce processus ? Tout porte à croire qu’il n’en est qu’à ses
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débuts tant l’univers hypermoderne coïncide avec un état d’instabilité et
de chaos producteur de turbulences et d’insécurités croissantes. La
disparition du grand clivage Est-Ouest comme la dynamique
d’individualisation extrême de nos sociétés ont pulvérisé les anciens repères
et encadrements collectifs. Le résultat en est un terrorisme planétaire
chronique ainsi que des individus fragilisés, désinstitutionnalisés,
déboussolés, en quête de réassurance et de recommunautarisation ethno-
identitaire. C’est la porte ouverte à une criminalité grandissante ainsi
qu’aux sectes, aux intégrismes, aux mouvements terroristes violents. Tout
laisse à penser que ces phénomènes, créant des paniques collectives et une
terreur au quotidien, vont entraîner un renforcement des mesures de sécurité
peut-être semblables à celles qui sont actuellement appliquées dans les
aéroports. Ce qui s’annonce est une surveillance de plus en plus
obsessionnelle, des écrans omniprésents au nom de la sécurité érigée en
valeur première. Qu’est-ce qui sera en mesure d’arrêter ce mouvement ?
Les mouvements de défense des droits de l’homme pourront dénoncer un
Big Brother électronique et les commissions chargées de la protection des
libertés pourront exiger des contrôles, la destruction des enregistrements
dans un délai relativement court, le droit d’accès aux données pour les
personnes filmées : cela n’arrêtera pas la prolifération des caméras de
télésurveillance dans une société où l’exigence de prévention et de sécurité
est devenue irrésistible.
À l’évidence, le temps des démocraties libérationnistes est derrière
nous. Nous voyons s’affirmer chaque jour un peu plus des démocraties
sécuritaires : moins de réglementations économiques, mais plus de
contrôles des mouvements privés dans les espaces publics. Est-on si loin de
Big Brother, d’une émission de téléréalité sous l’œil permanent de la
caméra et du « vous êtes surveillé » d’une société policière ? C’est ce que
pensent certains courants dénonçant la montée d’un univers orwellien où les
télécrans sont capables d’épier les moindres faits et gestes des citoyens dans
la ville. D’autant que des logiciels nouveaux permettent non seulement de
déceler les comportements apparaissant « suspects », mais aussi, au-delà
même de l’aspect sécuritaire, d’interpréter à des fins de marketing les
hésitations des consommateurs devant un rayon et de déterminer, à partir de
là, des éléments supplémentaires d’information capables de générer l’acte
d’achat. Dérives liberticides ? Atteintes à la vie privée ? Sans encadrement
législatif et sans limitations précises, nul doute que ces risques soient réels.
Reste que ces mesures ne peuvent être systématiquement vouées aux
gémonies dans une démocratie qui doit assurer la sécurité publique, en
cherchant en permanence un difficile compromis entre liberté et sécurité.
C’est ainsi que certains de ces dispositifs de technosécurité ont déjà fait la
preuve de leur efficacité. Les images livrées par les caméras de
vidéosurveillance ont permis à la police britannique d’identifier très
rapidement les auteurs des attentats commis dans les transports en commun
londonien. En fonctionnement depuis 1996 aux États-Unis et depuis 2003
au Canada, le plan « Alerte enlèvement » a été utilisé pour la première fois
en France en 2007, et sa réussite, dans ce premier cas, passe par la
conjonction de deux écrans : celui de la télévision, d’abord, où sont diffusés
un message d’alerte et une photo de la ravisseuse présumée, celui ensuite de
la vidéosurveillance d’un autobus, où la personne est repérée et où des
captures d’écran sont envoyées à la police pour diffusion à la télévision.
La même ambiguïté se manifeste dans les images volées au moyen des
caméscopes et, de plus en plus, des téléphones mobiles. Aspect positif,
lorsqu’un vidéaste amateur réussit à filmer une bavure policière, comme
celle de Los Angeles, au cours de laquelle un Noir est proprement tabassé
par les agents des forces de l’ordre : la surveillance devient ici un moyen de
contrôle de la démocratie et un témoin de ses dérives. En revanche,
comment évaluer le cas des propos tenus en situation privée ou non
officielle, lorsqu’ils sont filmés à l’insu de l’intéressé puis livrés aux écrans
collectifs d’Internet et de la télévision ? On comprend qu’Alain Duhamel,
ainsi « piégé », lors d’une conférence à Sciences Po, sur ses intentions de
vote à l’élection présidentielle de 2007, puisse parler d’un « petit côté
néoStasi », où « il y a toujours quelqu’un qui vous enregistre depuis le
grenier ». Big Brother s’est transistorisé, numérisé, individualisé, risquant
de reconduire la guerre de chacun contre tous, chacun devenant l’espion de
l’autre. Non plus l’Un panoptique du pouvoir suprême, mais les têtes
multiples et micro-individuelles de l’hydre des réseaux. Par là, la société de
néosurveillance peut conduire de fait à une société d’autosurveillance, où
chacun en viendrait à « se surveiller », compte tenu des répercussions
écraniques et médiatiques du moindre propos filmé et répercuté. Le risque
est ici que l’écran se fasse l’instrument d’un politiquement correct
généralisé, de plus en plus prononcé. Le « salope » de l’affaire Devedjian
n’y a pas sa place.
Le cinéma contemporain met en scène, à sa manière, cet âge de
12
télésurveillance .
Michael Haneke, dont le cinéma est tout entier traversé par ces
questions, instille le trouble dès le premier plan de Caché, en faisant sentir
qu’une maison, au bout d’une rue, se trouve surveillée, épiée, filmée. Par
qui ? Les cassettes vidéo que son occupant va recevoir vont faire resurgir de
son passé une culpabilité enfouie ; mais le mystère demeure sur celui qui est
l’œil de la caméra, comme si l’acte de surveiller, émanation du système,
était collectif et anonyme. Les dérives possibles sont ici pointées, qui sont
celles, inquisitoriales et obsessionnelles, de la surveillance permanente et du
viol de la sphère privée. Sujet que le cinéma aborde désormais dans nombre
13
de films . Le personnage d’Inside Job, vigile dans un central de
surveillance, scrute ainsi désespérément jour et nuit les bandes vidéo
enregistrées par les caméras de la galerie marchande où sa femme a été
assassinée, persuadé qu’il y trouvera l’image de l’assassin, son obsession
l’amenant à faire de chaque passant à peine entrevu un coupable possible.
L’information, pour neutre et non spectaculaire qu’elle puisse ici
paraître – des gens qui passent, des rues, la banalité du quotidien –,
n’échappe du coup pas totalement au spectacle. Sur l’écran se raconte une
histoire, à laquelle se laissent prendre ceux qui y sont accros, attendant sans
jamais quitter l’écran des yeux qu’il s’y passe quelque chose. L’absence de
spectacle devient spectacle : l’écran vidéo donne à voir des images que
celui qui les regarde interprète comme un film, qui, parfois, ne raconte rien,
mais qui, parfois, se met à raconter, lorsque le spectacle s’anime ou lorsque
le spectateur se fait, à partir de ce qu’il voit, son propre cinéma. Quitte
même à en devenir comme le metteur en scène : dans Sliver, un maniaque
installe clandestinement des caméras dans les appartements de la tour où il
habite, dont il regarde les images sur une cinquantaine d’écrans vidéo
regroupés dans une salle de contrôle où il se construit son propre film,
zappant d’un écran à l’autre et choisissant, comme dans une opération de
montage, ses propres images. La dérive voyeuriste fait ici l’objet d’un
thriller. Mais, au-delà même du genre choisi, ce qui est pointé dépasse la
seule surveillance : celle-ci s’efface au profit d’autre chose, qui relève du
régime ludique.
L’écran ludique
On rejoint là toute une catégorie d’écrans dont la finalité affichée est
celle du divertissement, du jeu, du spectacle, et dont le rapport au cinéma se
pose par conséquent de façon autrement plus sensible.

JEUX VIDÉO ET FIÈVRE DE LA SECOND LIFE


C’est tout particulièrement le cas avec cet univers du virtuel que
représentent les jeux vidéo. Vaste nébuleuse, en continuelle évolution, ceux-
ci, apparus commercialement au début des années 1970, ont connu une
véritable explosion, d’abord à partir du milieu des années 1980 avec
l’apparition de la console Nintendo et de la guerre commerciale avec son
concurrent Sega, puis, surtout, à partir du milieu des années 1990, avec
l’évolution technique considérable des trois composantes du secteur :
l’arcade, la console et le micro-ordinateur. Même si le marché en est très
fluctuant, le secteur présente une croissance forte : on estime qu’il est passé
en France de 0,2 million de francs en 1980 à 2 500 millions de francs en
1996. En 2005, le chiffre d’affaires a atteint 1 787 millions d’euros. En
14
volume, cela signifie quelque 32,7 millions de logiciels . En évolution
continue dans les pays de l’ancien bloc de l’Est et même dans les pays
émergents, l’équipement en jeux vidéo touche désormais à peu près un
Occidental sur deux et il concurrence fortement – notamment pour le cœur
de cible du marché, les garçons de moins de 15 ans – les autres médias, en
particulier la télévision, en recul dans cette tranche d’âge. S’il existe
évidemment des différences entre les trois grandes catégories de jeux qu’on
a coutume de distinguer – de réflexion, d’action, de simulation –, un même
principe est à l’œuvre dans chacun d’entre eux : celui de la projection dans
un monde virtuel, lequel apparaît comme la forme high-tech de ce que les
images de cinéma, avec leurs moyens propres, ont toujours proposé, à
savoir l’immersion dans un monde fictif donnant l’illusion de la réalité.
Dans le jeu vidéo, cette projection peut être telle qu’elle en vient à une
certaine forme de dédoublement de soi. C’était déjà sensible dans les jeux
de rôles et d’aventures, comme Alter Ego, au nom symptomatique, qui
conviait en 1986 le joueur à refaire sa propre vie « encore et encore, à
15
chaque fois avec une personnalité différente ». Cela devient une véritable
création, une mise en scène d’un autre soi, à travers un avatar virtuel, dans
l’univers du jeu en ligne de la Second Life. Succès considérable, qui touche
déjà, début 2007, plus de 3 millions d’internautes, dont 300 000 en France,
lesquels font vivre leur personnage virtuel à travers un univers lui-même
virtuel reproduisant et même, désormais, anticipant la vie réelle. On peut y
nouer des amitiés, y vivre des expériences sexuelles inédites, y acheter des
vêtements, des immeubles, des piscines et faire fortune en vendant ces biens
virtuels, à l’instar de Anshe Chung, la première millionnaire bien réelle
d’un business totalement fictif. La vie politique y pénètre : en 2007, la
Suède y ouvre la première ambassade virtuelle au monde et, en France, les
candidats à la présidentielle s’adressent directement à ces avatars clonés
comme à des électeurs potentiels, en envoyant leur propre clone dans le jeu
pour y mener une campagne virtuelle. Surtout, le secteur économique,
investissant le jeu, lui donne une consistance telle que le monde virtuel se
trouve désormais directement branché par le marché sur la réalité. En 2006,
l’enseigne American Apparel y installe ainsi son premier magasin virtuel de
vêtements, dont les plans sont dessinés par ses propres architectes. En 2007,
le groupe hôtelier W Hotel, après plusieurs semaines de travaux virtuels, y
ouvre son dernier-né, un hôtel de luxe, l’Aloft, où l’on peut aussitôt réserver
virtuellement pour passer des nuits véritablement de rêve, alors qu’il faudra,
dans la vraie vie, attendre 2008 pour qu’il existe matériellement. On se
retrouve à la pointe ultime : c’est le réel qui entre désormais dans le virtuel.
Avec le « virtuel-réel », le jeu en ligne hypermoderne a inventé l’écran
oxymorique qui, unissant les contraires, le faux et le vrai, le fictif et
l’authentique, donne naissance à une forme expérientielle inédite.
Quant aux marques, l’investissement dans Second Life représente un
moyen inédit pour elles d’augmenter leur notoriété, rajeunir leur image,
cibler une clientèle plus jeune. Il s’agit aussi, au moment où les individus se
détournent des médias traditionnels et cherchent leur propre espace de
liberté, de créer un contact particulier, un lien affectuel avec les
consommateurs, le rapport à la marque s’établissant ici sur la base des
fantasmes personnels, sur l’expérience du jeu et sur une complicité élective
16
fondée sur le partage d’un univers commun .
Mais, il faut le souligner, ces stratégies ne trouvent toute leur efficacité
que dans la mesure où ce monde parallèle pousse à un degré hyperbolique
ce que le cinéma a d’emblée apporté au spectateur : la possibilité de vivre
par procuration. Par les rôles qu’ils adoptent, par les fantasmes qu’ils
scénarisent ou par les créations qu’ils réalisent, les joueurs de Second Life
projettent une image d’eux-mêmes, selon un modèle fictif et virtuel
apparenté au modèle-cinéma. Ils « se la jouent », devenant les scénaristes,
les réalisateurs et les acteurs de leur propre vie. Certains cherchent à
devenir les stars de ce second monde grâce à leurs réalisations ou
animations. Cela relève de la cinématographisation croissante de soi et du
rapport au monde qui amène les internautes à se filmer et mettre en ligne
leur intimité, les vidéastes amateurs à faire leurs films, les auteurs d’actes
violents à se filmer au moyen de leur téléphone mobile. D’un côté, le rêve
du cinéma, dont la star offrait l’image fantasmatique, se trouve comme
banalisé et démocratisé par le virtuel ; de l’autre, celui-ci redonne une
nouvelle chance au rêve éternel des hommes – vivre une autre vie. Finie
l’utopie politique qui promettait de « changer la vie » : il nous reste, en
régime d’hypermodernité, le jeu, le jeu virtuel de vivre « une double vie ».
Bien sûr, l’univers vidéoludique n’est pas similaire à celui du cinéma.
Dans le premier, le plaisir tient aux décisions, à la maîtrise, à l’action
« efficace », alors que, dans le second, priment le regard et l’attention
spectatorielle face à un récit auquel on ne peut rien changer. Il n’en
demeure pas moins que différents créateurs de jeux évoquent désormais des
séquences de films connus, introduisent des scènes dites « cinématiques » et
non jouables, cherchent des effets proprement esthétiques et poétiques,
utilisent des cadrages empruntés au cinéma, s’emploient à raconter des
histoires afin de faire vivre, en quelque sorte, une expérience totale.
Inversement, nombre de films d’action et de blockbusters à effets spéciaux
précipitent leurs héros dans des courses, des cascades, des poursuites, qui
sont traitées formellement comme le déroulement des parcours à obstacles
qu’offrent les jeux vidéo. Un exemple en est la série des James Bond, qui
évolue, au fil des épisodes, vers une « surenchère pyrotechnique »
atteignant son point culminant avec Meurs un autre jour (2002), où « la
fuite en bolide de 007 sur une mer gelée fondant à grande vitesse sous
l’effet d’un laser renvoie plus à l’esthétique du jeu vidéo qu’aux effets
17
cinématographiques ». En dépit de tout ce qui sépare ces deux mondes,
18
les développements les plus récents ne cessent de favoriser l’hybridation
des jeux vidéo et du cinéma.
Même s’ils ne peuvent rivaliser, sur le plan formel de l’image, avec la
magnificence et la sophistication du spectacle cinéma, les jeux d’arcade, de
console ou en ligne font, comme lui, partie des industries du divertissement
à impact émotionnel fort. Les échanges croisés entre les deux secteurs sont
aussi nombreux que fréquents. Les jeux vidéo empruntent souvent leurs
thématiques, leurs personnages, leurs effets au cinéma : ainsi dans les jeux
d’action, de combats, d’aventures interstellaires. Mais pas de blockbuster
hollywoodien qui ne suscite immédiatement comme produit dérivé le jeu
vidéo qui le prolonge : James Bond, Indiana Jones, Rambo, Batman sont
passés très vite du grand écran aux consoles. Inversement, le cinéma va
chercher des sujets, des héros, des scénarios dans les jeux vidéo, depuis les
célèbres Mario, Dragon Ball Z ou tortues Ninja engendrant toute une série
de films, jusqu’au développement, notamment dans le cinéma asiatique, de
films reproduisant l’univers virtuel des videogames. En 2001, Hironobu
Sakaguchi, concepteur et producteur de plus de 40 millions de logiciels de
jeux vidéos, porte à l’écran son jeu le plus vendu dans le monde (plus de
33 millions d’unités), Final Fantasy. Allant même jusqu’à proposer dans un
film, Avalon, qui s’inspire des videogames, une image doublement réflexive
– de reflet et de réflexion sur ceux-ci –, Mamoru Oshii décrypte la logique
sociale des jeux vidéos à travers des images elles-mêmes réalisées par des
19
procédés virtuels et des trucages numérisés . La frontière, ici, devient
floue : films conçus comme des jeux vidéo, jeux vidéos conçus comme des
films.
Le phénomène, certes, reste limité, mais il traduit sans doute le
prolongement d’une ambition difficile à réaliser mais inhérente au cinéma,
lequel a « toujours ressenti des fourmis dans ce membre amputé que
20
représente la dimension interactive du récit ». Ce qu’esquissent des films
comme Smoking/No Smoking – deux récits différents, selon que le
personnage allume ou n’allume pas une cigarette – ou Pile et face – le
destin d’une jeune femme qui prend des voies divergentes selon qu’elle
peut, devant une porte qui se referme, prendre ou non le métro –, le jeu
vidéo le réalise et le systématise. Et le vieux thème très américain de la
seconde chance, développé à travers tant de films, devient un jeu en ligne
qui lui donne un nom : Second Life.
VIDÉO-CLIPS, OU L’EXTASE DU LOOK MUSICAL
Dès l’âge du muet, le cinéma s’est intéressé au son et, bien avant
l’apparition du parlant et sa commercialisation par les frères Warner, divers
procédés avaient été expérimentés pour ajouter le son à l’image. Une fois
breveté « sonore, chantant et parlant », le cinéma a tout naturellement
développé, dans ses productions mêmes, la part faite au sonore. Le premier
film qui, en 1927, se met à « parler », d’ailleurs avec une chanson, le dit
dans son sujet et son titre même : Le Chanteur de jazz. Les musicals de
Broadway vont nourrir les innombrables comédies musicales, depuis les
chorals de Busby Berkeley jusqu’au Dreamgirls de Bill Condon, qui réalise
en 2006 la synthèse entre deux chanteuses cultes des années 1970 (Diana
Ross, dont le film raconte l’histoire) et 2000 (Beyoncé Knowles, qui
l’interprète). Inversement, et très tôt aussi, le monde du showbiz s’est
intéressé pareillement au cinéma. En 1940, une société de Chicago invente,
pour donner à voir les chansons, les Soundies, courts-métrages musicaux en
noir et blanc de deux à trois minutes, visibles dans une machine en bois. Et
dans les années 1960 s’ouvre l’ère du Scopitone, petit film, là aussi de deux
ou trois minutes, en couleurs, que l’on peut visionner en le choisissant
parmi d’autres dans des sortes de juke-box sonores dont Claude Lelouch se
fait alors une spécialité.
Tout bascule dans les années 1980, avec l’explosion du clip, nouveau
mariage de la musique et de l’image qui utilise les trucages sophistiqués de
la vidéo, voire, pour les plus riches, du cinéma. La chaîne MTV, la
première, fait en 1981 le pari du clip continu, 24 heures sur 24. En 1983,
Thriller de Michael Jackson (réalisé par un cinéaste, John Landis) apporte
au genre sa caution artistique et cinéphile en s’inspirant ostensiblement de
La Nuit des morts-vivants et autres films d’épouvante de George Romero.
Puis Beat It, autre clip de Michael Jackson, s’inspire, lui, directement de
West Side Story. Madonna est la première à sortir (en 1989) un titre
directement en vidéo, Justify my Love. S’ensuit la multiplication des
chaînes musicales, alimentées par le marché en plein essor du clip, jusqu’à
ce que les années 2000, par de nouvelles avancées techniques, ne viennent
encore bouleverser la donne. Voici venue l’ère du MP3 et de l’iPod, du
téléchargement sur téléphone mobile, des sites de partage d’images et de
sons sur le Web.
Le triomphe du vidéo-clip apparaît comme l’une des illustrations de la
montée en puissance de la logique marketing dans l’industrie du disque, à
l’heure de l’hyperconsommation. Diffuser de la musique et de la chanson
filmée ne suffit plus : désormais, il faut que la musique se combine à un
visuel fonctionnant comme mode et cinéma, marque et style. Non plus la
simple image du chanteur, mais une création visuelle faite de surenchères
de « déconstruction », destinées à créer un positionnement distinctif, une
« image de marque » pour un public jeune en attente de sensations, de looks
et d’originalité affichée. De même que la publicité new look ne se contente
plus de présenter platement ses produits, de même la publicité musicale
requiert un style créatif « tendance ». Par où le clip n’est autre qu’une
création écranique structurée par la forme mode. Pointe ultime du film-
mode, le clip apparaît comme la voie obligée du lancement d’un album,
l’instrument privilégié pour la promotion de la musique du moment. Son
importance dans l’économie du disque est devenue telle que la question se
21
pose de savoir si la musique peut à présent survivre sans être filmée . Quoi
qu’il en soit, la société d’hyperconsommation est contemporaine de l’essor
d’un mini-écran global qui associe style et marketing, image et son, parole
et mode, musique et cinéma.
À l’instar des jeux vidéo, les clips ne sont pas sans liens avec le cinéma.
Très vite, dès les années 1980, le clip apporte au cinéma un nouveau regard,
une nouvelle façon plus heurtée de montrer et de raconter. La manière très
rythmique dont les combats sont chorégraphiés dans la série des Rocky,
pour atteindre leur paroxysme dans Rocky 4, tranche ostensiblement avec la
façon réaliste dont le film de boxe traditionnel les filmait jusqu’alors : le
ring comme un clip. Par ailleurs, progressivement, on voit, tout comme
avec la publicité, nombre de nouveaux venus se former au clip avant de
passer au cinéma. Toute une génération de jeunes cinéastes américains –
Spike Jonze, Dominic Senna, Patty Jenkins –, mais aussi européens – Guy
Ritchie, Olivier Dahan – vient du clip, à l’image de Michel Gondry,
Français travaillant aux États-Unis et en France et réalisateur attitré des
clips de Björk, qui transpose, par exemple, son univers onirique et
stylistique dans un film à la fois hollywoodien et totalement atypique,
Eternal Sunshine of the Spotless Mind. Ces cinéastes reprennent volontiers
l’esthétique du clip, l’« esthétique MTV » (brièveté des plans, effets
zapping, images soumises à un rythme compulsif) en l’appliquant au
cinéma, de la même manière qu’ils sont influencés par les cinéastes qui leur
ont ouvert la voie (Scorsese, par exemple, qui a réalisé lui-même un clip
pour Michael Jackson).
Mais là n’est pas le plus significatif. Initialement, le vidéo-clip était une
simple mise en image d’un air musical. On n’en est plus là, le clip
apparaissant comme une expression courte mais exemplaire de la logique
hyper. S’y retrouvent en effet les trois grandes logiques caractéristiques de
l’hypercinéma. Image-excès d’abord, avec les effets spéciaux, la vitesse de
22
déroulement des images , le montage haché destiné à provoquer en
permanence de la surprise et des sensations quasiment par voie
d’immersion. Image-multiplexe ensuite, dont témoignent les innombrables
incrustations, les fragmentations d’images, les démultiplications et
éparpillements simultanés des figures : l’esthétique de Jean-Christophe
Averty pourrait apparaître, en un sens, comme le modèle prototypique du
clip en tant qu’art du montage et du collage. Image-distance enfin, les clips
cultivant à profusion l’esthétique loufoque, « déjantée », ironique, si prisée
par les jeunes. C’est ainsi la même logique hyper qui emporte le cinéma, la
publicité et le clip. À ceci près que celui-ci échappe à la nécessité linéaire
du discours-récit, à l’impératif de cohérence dans l’enchaînement des plans.
Délesté des contraintes narratives, le clip se donne comme pur
bombardement sonore et visuel, déconstruction poussée à l’extrême,
succession d’images-flashes, sortes d’éclairs visuels qui, dans les clips
techno, en viennent à faire proprement disparaître l’image mimétique.
Ironie hypermoderne : le plus commercial a pris en charge ce qu’effectuait
naguère le cinéma le plus expérimental.
Ce parallélisme ne doit toutefois pas masquer les différences qui
séparent le film de cinéma du clip, au regard notamment du lien entre image
et musique. Au cinéma, la musique est ressentie par le spectateur comme
accompagnant « fidèlement » le récit pour en redoubler la signification :
l’accord et l’unité d’« atmosphère » sont entre eux de règle. Rien de tel avec
le clip, où le traitement de l’image semble fréquemment sans rapport avec
l’esprit du morceau musical. On est dans l’hétérogénéité débridée, le jeu
absolument libre affichant le rejet des styles classiques et ordonnés. Le style
clip invente ainsi un nouveau rapport entre son et image dominé par le
décalé, le disparate, la disjonction. L’image sur écran ne sert plus seulement
à faire valoir la musique, elle se doit d’exprimer une valeur d’originalité
pour elle-même.
Cependant, un clip raconte une histoire, si confuse et éclatée soit-elle,
dont la trame a partie liée au morceau musical : c’est ici que se maintient le
lien avec le cinéma, en tant que récit-en-images. On est à des années-
lumière des premiers clips qui se contentaient d’enregistrer frontalement un
chanteur en train de chanter sa chanson. Un clip, c’est un film, qui se donne
à voir comme tel, et qui se nourrit de la vision et du style que le cinéma lui
apporte. Luc Besson fait passer l’esthétique d’immersion visuelle et sonore
qu’il a mise en place avec Subway, avant même de filmer les profondeurs
céruléennes du Grand Bleu, dans le bleu de la piscine où il filme le vidéo-
clip du pull bleu marine que chante Isabelle Adjani ; et le noir et blanc, les
cadrages, le rythme, le style nerveux qu’impose en 1995 La Haine
engendrent des kyrielles de rejetons à travers les innombrables clips filmant
des groupes de rap sur fond de banlieue. Par le clip, l’auditeur devient
spectateur d’un cinéma musical à usage intensif et à finalité immersive.
Même s’il s’y atomise en fragments disparates et souvent délirants, le
cinéma y est plus que jamais présent.

PLUS GRAND SERA L’ÉCRAN


La frénésie ludique et spectaculaire trouve également à s’exprimer à
travers un autre type d’écran, caractérisé quant à lui par ses dimensions :
l’écran géant. Le cinéma, dans la ligne même de ceux qui, comme Abel
Gance, ont toujours cherché à développer la magie de la projection par des
moyens techniques et, notamment, par la taille de l’écran, a, sur ce plan,
ouvert la voie et continue à faire référence. Non seulement les écrans des
salles gagnent constamment en dimensions – les multiplexes d’aujourd’hui
offrent des écrans qui vont jusqu’à plus de 20 mètres de base –, mais
d’autres formes d’exploitation cinématographique vont plus loin, cherchant
à agrandir encore la taille de la toile au-delà de ce que permettent les salles
classiques. Les parcs d’attraction Disney, notamment, ont ainsi très vite
installé d’immenses écrans circulaires géants, où sont projetés des films
visant à accentuer le vertige ressenti par le spectateur. Ces films, s’ils sont
surtout destinés à mettre en valeur l’équipement, le font d’autant mieux
lorsque ce sont de vrais cinéastes qui en sont les auteurs. En 1996, Jean-
Jacques Annaud réalise sur l’aviateur Guillaumet un film impressionnant,
Les Ailes du courage, uniquement réservé à ce type de projection et aux
sensations qu’elle suscite. Aujourd’hui, le procédé Omnimax (et l’Imax
pour les écrans plats) permet de projeter des films en hyperformat, dix fois
plus grand que le 35 mm, avec une image sur 180 degrés à l’horizontale et
120 degrés à la verticale, soit davantage que le champ même de la vision
humaine. Sur les 120 salles dans le monde équipées de ce procédé, la
France en compte 3, dont celle de la Géode, qui a reçu plus de 17 millions
de visiteurs depuis son installation en 1985 et qui, en 2005, avec
530 000 spectateurs, était la première salle en Europe par le taux de
fréquentation.
Le phénomène s’est généralisé avec la vidéo, les écrans à cristaux
liquides et les retransmissions télévisées : on assiste aux grands matches de
foot ou de rugby, dans le stade même, à la fois sur la pelouse et sur un écran
géant où ils sont retransmis en direct ; Johnny Hallyday en concert au
Champ-de-Mars peut être vu par des centaines de milliers de fans, pourtant
éloignés du podium, grâce aux écrans géants qui relaient le spectacle ; les
fidèles et les compagnons présents aux funérailles de l’abbé Pierre, même
s’ils ne peuvent entrer dans Notre-Dame, disposent d’un écran géant sur le
parvis de la cathédrale pour suivre la cérémonie. L’événement, du coup, se
trouve doublement médiatisé : parce qu’il est retransmis et vu sous forme
d’images, et aussi parce que ces images sont immenses, sans commune
mesure avec la vision personnelle directe.
L’effet cinéma joue ici pleinement : le gros plan qui isole la tête de
Zidane envoyant Materazzi au tapis en finale de la Coupe du monde 2006
devient très, très gros plan, image focalisée qui fait le tour du stade avant de
faire le tour du monde, amplifiée par sa transmission sur l’écran et par les
procédés cinématographiques qui l’accompagnent – flash-back, ralenti,
zoom… La réalité du fait, lequel – compétition sportive, réunion politique,
show musical – est déjà lui-même spectacle, est transformée en
hyperspectacle, qui le dédouble et l’hyperbolise. Ce n’est plus un match ou
un concert que l’on voit, mais un réel filmé, des effets images, une
dramaturgie spectacle, des actions et des enchaînements systématiquement
mis en scène. Au point que, lorsqu’on assiste à présent à un match depuis
les tribunes, dans un stade où l’on ne dispose pas de ces procédés de
retransmission, une certaine frustration naît devant ce que l’on vit en direct :
on voudrait revoir le but au ralenti, isoler le geste, revisionner le film de ce
qu’on vient de voir. Avec l’écran géant qui donne à voir l’événement
autrement, on n’est pas au cinéma, mais c’est le cinéma qui est là,
l’hypercinéma de l’hyperécran.

ÉCRANS D’AMBIANCE : ATMOSPHÈRE, ATMOSPHÈRE…


Différents de ce type d’écrans ultravisibles, et relevant pourtant d’une
même prégnance du cinéma, apparaissent, de plus en plus nombreux et
banalisés, les écrans qu’on peut appeler d’ambiance. Les écrans plats, qui
peuvent être accrochés aux murs comme des tableaux, concrétisent ce type
d’équipement, désormais monnaie courante dans les halls d’entreprises,
dans les bars et les restaurants, dans les salles de jeux, dans les magasins de
23
mode et les boutiques de luxe , dans les salles de cinéma elles-mêmes, où
ils forment ce que l’on pourrait appeler un fond visuel, comme on le dit du
fond sonore qu’assurent le piano-bar ou la musique d’ascenseur. Faits d’une
certaine façon pour ne pas être regardés, comme ce type de musique est fait
pour ne pas être écouté, ils assurent néanmoins un environnement visuel qui
inscrit la réalité dans une ambiance écranique. L’écran est là, comme garant
de la dimension médiatisée de la réalité. Il en traduit même de façon
fragmentée, diversifiée, morcelée – façon puzzle – la multiplexité lorsque,
se faisant mur d’écrans qui aligne dix, vingt écrans à la suite, il remplace la
matérialité brute du mur par une surface d’images éclatées, labyrinthiques,
démultipliées, comme à l’intérieur du palais des glaces où Rita Hayworth,
sacrifiée par Orson Welles (La Dame de Shanghai), répétait dans ses reflets
multiples : « I don’t want to die »…
Si le plasma permet aujourd’hui d’accrocher l’écran au mur, le
développement prévisible des nanotechnologies devrait permettre d’aller
beaucoup plus loin encore. On travaille déjà à la combinaison du plasma et
des cristaux liquides avec des nanomatériaux qui viendraient renforcer la
couleur et le contraste de l’image : à terme, cela laisse imaginer un écran
qui, plutôt que de s’accrocher, finirait par se fondre avec le mur. Le
matériau même dont serait fait la maison serait ainsi écran lui-même :
l’écran fait monde.
Sans présager encore très précisément des formes qu’ils pourront
prendre à l’avenir, la présence/absence de ces écrans, si courants qu’ils en
viennent à ne plus être remarqués, enrobe l’existence de chacun, sans qu’il
s’en rende compte, d’une atmosphère cinéma. Et telle image captée au vol,
qu’on identifie comme un extrait de film ou un moment de spectacle qu’on
reconnaît, joue comme un point de repère, comme une référence à une
culture écranique partagée. Soluble dans l’air ambiant, le cinéma devient,
via ces écrans d’atmosphère, la toile de fond, le background du quotidien
hypermoderne.
L’écran expressif
La dimension décorative, qui n’est pas absente de ces écrans plasma
accrochés au mur, conduit à un autre aspect, essentiel, qui définit tout à la
fois la nature et la finalité de nombre de ces nouveaux écrans : leur rapport
avec l’expression artistique. Ceux-ci, prenant le relais de la toile blanche du
cinéma, se sont faits les supports d’œuvres à ambition expressément
stylistique et sont devenus le vecteur privilégié de toute une nouvelle
génération de créateurs, qui y trouvent un moyen neuf susceptible de leur
permettre d’exprimer leur sensibilité artistique.

L’ART VIDÉO : DU CONFIDENTIEL À L’EXPRESSION DE MASSE


Alors qu’il se montre très critique vis-à-vis de la télévision
commerciale, tombeau du cinéma, Jean-Luc Godard se fait très tôt l’apôtre
de la vidéo qu’il va, dans l’après-1968, « prêcher comme saint Bernard la
24
croisade ». Délaissant même un temps le cinéma pour elle, dans
l’effervescence des années gauchistes, il ne l’abandonne jamais, même
lorsqu’il revient au cinéma dans les années 1980. Depuis, retiré sur ses
terres suisses, il poursuit ses recherches dans cette forme d’expression qu’il
voit comme une nouvelle jeunesse de l’art : « La vidéo est un art né
25
adolescent qui ne deviendra jamais adulte . » Dans cet engouement pour
une technique qui, par sa légèreté d’utilisation et son faible coût, permet des
expérimentations que le cinéma, économiquement et techniquement
beaucoup plus lourd, n’autorise que plus difficilement, se dessine une
première affinité entre la vidéo comme moyen d’expression artistique et le
cinéma.
L’un et l’autre, liés à des techniques, ont toujours eu un côté
expérimental qui a séduit de nombreux artistes d’avant-gardes. Lorsque
Andy Warhol, dans le cinéma underground des années 1960, filme pendant
6 heures le sommeil d’un homme (Sleep), l’approche radicale du film relève
de la même démarche avant-gardiste et provocatrice que celle d’un Nam
June Paik, ou de Godard lorsqu’il adapte en vidéo Edgar Poe, dans La
Puissance de la parole, pour répondre à une commande du ministère des
Postes et Télécommunications. En fait, né vers la fin des années 1960, avec
l’apparition du Portapak, la première caméra portable, l’art vidéo a, depuis,
utilisé expérimentalement toutes les ressources de l’écran, à travers des
installations et des performances qui s’inscrivent aux antipodes de la
séduction du cinéma. Libérée de la domination de la télévision et explorant
ses propres potentialités, la vidéo a néanmoins conquis une place de plus en
plus grande au sein d’arts visuels à la recherche de voies alternatives : dans
les années 1990, la moitié environ des œuvres présentées à la biennale de
Venise faisaient intervenir la vidéo.
Cette importance prise par l’art vidéo, même si elle semble aujourd’hui
quelque peu décroître, a pu apparaître comme une façon, pour les créateurs,
d’inventer une forme d’expression autre que le cinéma. Pourtant, cette
prétendue coupure pose problème. D’abord parce que nombre de cinéastes,
et Godard le premier, pratiquent conjointement le cinéma et la vidéo. Des
cinéastes de premier plan, comme David Lynch ou Peter Greenaway,
intègrent le cinéma et la vidéo à une démarche artistique plus large, qui
déborde vers la photo, le collage, l’installation. L’un des réalisateurs les
plus novateurs du jeune cinéma asiatique, le Thaïlandais Apichatpong
Weerasethakul, est aussi l’un des plasticiens et des artistes vidéo majeurs de
la nouvelle scène artistique. D’autre part, nombre de techniques utilisées
par les vidéastes viennent du cinéma : ainsi les fameux multi-écrans et
multi-images tels que les pratiquent Isaac Julien, René Huyghe, Doug
Aitken portent à leur apothéose les procédés expérimentés par Abel Gance
dès les années 1920-1930. D’autre part encore, la numérisation progressive
fait que les deux techniques ont de plus en plus partie liée. Déjà, en 1991,
un film comme Prospero’s Books présentait des images élaborées à la fois
sur pellicule et sur bande vidéo, à partir de dessins, de peintures et
d’animations, le tout combiné dans un système de vidéo HD avant d’être
scanné au laser sur négatif de film 35 mm. Dix ans après, lorsqu’il aborde
en 2003 l’élaboration de son triptyque The Tulse Luper Suitcases, le même
Greenaway organise son film comme une production interactive qui
nécessite la vidéo, le DVD, le livre et le site Internet : l’œuvre se présente
comme une construction multimédia, multiforme et combinatoire.
Les progrès considérables effectués par la haute définition répandent
l’usage de la caméra DV auprès des cinéastes, et ce non pas seulement pour
réduire le budget des films. Claude Miller, amené pour des raisons
financières à tourner La Chambre des magiciennes en vidéo numérique, y
découvre une liberté telle que, lorsqu’il revient au 35 mm dans son film
suivant, Betty Fisher et autres histoires, il décide de conserver deux
principes que la vidéo lui avait permis d’expérimenter : avoir plusieurs
points de vue sur la scène en tournant en permanence avec deux caméras, et
refuser toute machinerie installée en tournant caméra à l’épaule. David
Lynch, dont Inland Empire est projeté à Venise en Beta numérique avant
même d’avoir été transféré sur pellicule, trouve dans le tournage en vidéo
des ressources insoupçonnées, qui sont pour lui autant d’avantages. Outre
qu’on peut filmer en continu, au cours de prises qui durent 40 minutes sans
que l’on ait à recharger la caméra, la souplesse du tournage apporte une
liberté absolue : « Avec la caméra numérique, vous êtes léger, mobile ; vous
bougez ici et là, vous pouvez presque voir dans l’obscurité. Pour moi, c’est
26
comme un rêve devenu réalité . » Pratiquée par de vrais cinéastes, la vidéo
n’est pas ressentie comme l’autre du cinéma, mais comme une extension
des possibilités qu’elle lui offre.
Elle permet du reste à toute une génération de débutants, qui, sans elle,
n’y auraient pas accès, d’aborder le monde du cinéma par le biais d’une
technique plus économique et de maniement plus simple. Elle joue de ce
fait un rôle efficace de laboratoire, comme on le constate dans les festivals
de courts-métrages, où le nombre de films tournés en vidéo va croissant.
Pour autant, le fait que nombre d’artistes vidéo aient ostensiblement pris
le contre-pied du cinéma, en détournant l’image vidéo vers autre chose, a
contribué à établir un clivage entre les deux formes d’expression. Il est vrai
qu’un art vidéo s’est développé, qui a sa propre histoire, laquelle, si elle
s’est déterminée expressément contre la télévision, s’est aussi définie par
une mise à distance du cinéma et a connu un développement fortement
autonome par rapport à celui-ci, ce qui n’est pas le cas de la publicité ou du
clip. La coupure, pour autant, n’est pas complète. C’est en réalité une
configuration plus complexe qui s’est mise en place, à travers ce qui relève
plutôt de croisements ponctuels. Certains vidéastes ont intégré dans leur
création les recherches du cinéma expérimental ou d’œuvres comme celle
de Godard. De même, si les installations vidéo ne sont pas du cinéma, elles
racontent néanmoins quelque chose selon des procédés de rupture, de
décalage, d’ellipses, de diversité, de complexité, qui ne sont pas étrangers à
l’esthétique de certains des maîtres de l’hypercinéma. Les familiers de
Greenaway, d’Egoyan, de Haneke, de Lynch ont l’œil habitué à des images
complexes dans lesquelles ils ne voient pas de rupture avec les plus
innovantes des images vidéo. Il s’agit d’une culture de l’image mobile, ce
27
que John Wyver appelle « une culture de l’image disparate et nouvelle »
où les interactions sont constantes.
Mais voilà qu’un véritable séisme bouleverse la planète vidéo. Les
installations, les performances et les montages vidéo ont longtemps été
confinés aux centres de création contemporaine, à des manifestations
fréquentées par des cercles restreints d’initiés, à l’obscurité de quelques
expositions ou festivals plus ou moins confidentiels. Or un nouveau et
formidable vecteur de diffusion vient bouleverser la donne, soustrayant l’art
vidéo à cette pente nombriliste : le Web. L’apparition des sites de diffusion
et de partage vidéo MySpace,YouTube (créé en 2005, racheté en 2006 par
Google) ou DailyMotion, le petit dernier, français, changent radicalement la
28
donne . D’un art d’avant-garde, affaire de spécialistes, on passe à un art de
tous et pour tous. En devenant partie prenante de l’univers numérique, la
vidéo s’ouvre à l’aventure de la diffusion de masse en même temps qu’à la
Toile planétaire. Voilà que cet art réputé « ennuyeux » et « difficile » se
trouve relayé par des créations-loisir dont certaines continuent, certes, de se
situer dans le sillon avant-gardiste, mais dont la plus grande partie se
présente sous un jour moins ambitieux, plus spontané et plus ludique, plus
proche du cinéma que de l’esthétique des installations.

ART NUMÉRIQUE : L’ÉCRAN EXPÉRIMENTAL


Comme l’art vidéo, l’art numérique a été pratiqué par des créateurs
cherchant à utiliser les possibilités d’une technologie nouvelle qui, vers la
29
fin des années 1960, ouvrait des perspectives radicalement inédites en
apportant une liberté créatrice jusque-là insoupçonnée.
L’utilisation des dispositifs de traitement automatique de l’information
n’a d’abord attiré que des spécialistes, comme Michael Noll ou Manfred
Mohr, capables de maîtriser non seulement cette technique mais aussi les
combinatoires de type mathématique et logique qu’elle permettait. Les
œuvres qu’ils réalisent, inspirées par l’abstraction géométrique plus que par
le souci de figuration, jouent avec les éléments graphiques, avec les séries,
avec l’algorithmisation de la couleur. Ce n’est qu’avec l’apparition de la
micro-informatique, vers le milieu des années 1970, puis, surtout, de
l’image animée et de la 3D, au début des années 1980, que l’art numérique
s’ouvre à des utilisateurs moins strictement formés aux sciences.
On voit alors des artistes venus d’autres formes d’expression,
notamment de l’animation et du cinéma, choisir l’ordinateur comme
support de leur création. Ainsi, Marc Caro, futur partenaire de Jean-Pierre
Jeunet pour Delicatessen et La Cité des enfants perdus, s’essaie, par
l’informatique, à renouer avec les trouvailles de Méliès. D’autres, comme
William Latham, réalisent des sculptures virtuelles tridimensionnelles. La
plupart s’intéressent surtout à l’animation, qui constitue à ce moment-là le
principal champ d’investigation de la création numérique, dans une
recherche qui, à l’inverse du réalisme du cinéma d’animation traditionnel,
s’aventure dans les chemins du fantastique, de l’insolite, du virtuel – c’est
le cas avec les réalisations de Yoichiro Kawaguchi, qui imagine des
créatures vivantes non figuratives dans un univers lui-même imaginaire
sans rapport avec l’univers sensible. Les peintres, les réalisateurs de clips,
les vidéastes viennent eux aussi utiliser les technologies numériques et
appliquer à leurs œuvres le traitement d’images, les incrustations, le
contrôle numérique de la caméra. Mais ce travail reste confidentiel.
Ce sont les années 1990 qui ont donné le coup d’envoi de l’explosion de
l’art numérique, grâce au développement de la réalité virtuelle, du
multimédia, des réseaux de communication numérique. Ces innovations
technologiques ont permis d’explorer d’une nouvelle manière les ressources
de l’interactivité numérique afin que le public ne soit plus seulement témoin
mais « coauteur » de l’œuvre. Des installations voient le jour où le
spectateur est plongé dans des environnements simulés procurant une
intense impression de réalité. Ainsi du cube de Jeffrey Shaw, où le
spectateur se retrouve face à des parois animées d’images en 3D
commandées par un mannequin que lui-même manipule, ce qui le plonge
dans une série d’univers virtuels différents suivant les impulsions qu’il lui
donne. Ou encore du voyage virtuel que Chair Davies propose à un
spectateur sanglé et équipé d’un casque de visualisation, qui lui permet de
naviguer dans des paysages oniriques en fonction de son rythme de
respiration. Le procédé est ici celui de l’immersion du spectateur dans
l’œuvre elle-même, dont il est aussi d’une certaine façon le principe
agissant, puisqu’elle se reconfigure en fonction des choix qu’il prend.
D’autres formes d’expression numérique se multiplient : des dispositifs
ouverts, de formes très diverses, proposent des images virtuelles qui jouent
elles-mêmes avec le spectateur, comme le fameux œil de Bill Spinhoven,
qui, sur un écran vidéo, cligne en gros plan puis, lorsqu’un visiteur passe, se
met à le suivre avec précision et insistance. La plupart du temps, lesdites
installations utilisent des moyens multimédiatiques combinant texte, image
et son. Ce peut être sur CD-Rom, comme le fait Chris Marker, toujours à
l’avant-garde, qui offre, dans Immemory, une navigation à l’intérieur de sa
propre mémoire, à partir de photos, d’images d’archives, de textes. Il peut
aussi s’agir de dispositifs interactifs qui créent des êtres virtuels
relativement autonomes avec lesquels on peut entrer en relation. Dans
Danse avec moi (Michel Bret et Marie-Hélène Tramus), une danseuse
virtuelle, dotée d’une capacité d’apprentissage, exécute des pas de danse
improvisés en réponse aux gestes d’une danseuse réelle. Ce peut être
encore, et cela le devient de plus en plus, un travail en ligne. Car le Web est
désormais devenu un instrument utilisé également à des fins d’art. Un art
qui, à la frontière du non art, n’a guère produit encore, notons-le, de formes
visuelles riches et qui, de surcroît, ne concerne qu’un microcosme de
spécialistes.
Quoi qu’il en soit, de plus en plus de formes artistiques se construisent
et se transforment en fonction des techniques numériques. L’ordinateur et
son écran sont chaque jour mobilisés davantage dans les domaines les plus
variés de la création, de la communication et de l’information. Pouvant
simuler la peinture, la photographie, le cinéma, la vidéo, l’architecture, la
voix, la musique, la danse, et s’appliquant à la quasi-totalité des activités
humaines, le numérique est bien la technique englobante, universelle, du
temps de l’écran global. C’est dans ce contexte que le cyberart cherche des
voies nouvelles pour créer un nouveau dialogue entre l’ordinateur et le
public, affiner les dispositifs interactifs et impliquer le corps même du
30
spectateur. Cependant, ces nouvelles visées « expérientielles » ne doivent
pas cacher que l’art numérique reste dominé par des installations qui créent
infiniment plus de distance et de froideur que de participation sensible et
imaginaire. Quelles que soient les intentions artistiques proclamées, l’écran
numérique qui est donné à voir dans les centres d’art contemporain livre
une démarche expérimentale plus qu’une expérience sensible, un régime
d’immatérialité abstraite plus qu’une relation tactile et imaginaire. On y
trouve beaucoup d’inventivité technicienne, peu de puissance de transport
émotionnel. Les moyens techniques mobilisés peuvent être subtils et
ingénieux, le résultat final, souvent décevant, laisse perplexe. L’imagination
technique : pour quoi ? à quelle fin ? Si cette appréciation vaut s’agissant de
nombre d’œuvres de l’art contemporain, elle ne s’applique pas, comme
telle, au cinéma. Ici, la créativité technicienne ne fonctionne pas pour elle-
même : elle apparaît au service d’un récit et des émotions du spectateur.
Loin de générer une expérience abstraite, le numérique au cinéma (via les
effets spéciaux) a contribué à enrichir l’expérience perceptive et
émotionnelle du public.

CINÉMANIA : À CHACUN SON FILM


Il n’en demeure pas moins que la question de la créativité personnelle
par le truchement de l’écran a pris une dimension inédite dont l’importance
n’échappe pas aux acteurs du monde de l’art, de la culture, de l’information,
31
de la publicité , qui assistent à l’émergence de créateurs disposant
désormais de moyens nouveaux non seulement pour créer mais aussi pour
se faire connaître. Adepte de l’outil informatique et de la caméra, la
génération des 15-30 ans y trouve des moyens d’expression touchant toutes
les formes artistiques : musique, photo, graphisme, BD, vidéo et,
naturellement, cinéma. Nourrie elle-même d’une culture de l’image où le
cinéma tient une place centrale, elle se tourne massivement vers le Web,
délaissant le court-métrage classique – cinéma ou vidéo –, jusque-là
considéré comme le moyen d’accès privilégié à la production de longs-
métrages, au profit du réseau informatique, dont le coût est infiniment plus
modeste et dont la diffusion est sans commune mesure avec les quelques
passages en salles ou dans les festivals : 100 millions de vidéos sont
visionnées chaque jour sur YouTube et 65 000 nouvelles vidéos sont
ajoutées quotidiennement. Jamais on n’a autant produit et diffusé de
32
séquences filmées , jamais on n’a enregistré autant d’expressions vidéo
« art et essai », jamais son public n’a été aussi immédiatement mondial.
Parallèlement à cette cinémania créative, c’est à une cinémania
narcissique et obsessionnelle que l’on assiste. En témoignent les usages
extrêmes de la webcam qui filme et diffuse en direct, 24 heures sur 24,
l’intimité de certains individus. Surexposition de sa vie dans ses moindres
recoins, « sublimation » de son quotidien en scène extraordinaire : l’écran
on line permet aux passions exhibitionnistes et hyper narcissiques de se
manifester à une échelle inconnue jusqu’alors. Mais, surtout, c’est une
espèce de cinémania-réflexe qui enregistre une formidable expansion. Sans
cesse, de nos jours, les individus photographient et filment leur
environnement ; tout, aujourd’hui, du plus dramatique au plus anodin, des
avions du 11 septembre s’encastrant dans les Twin Towers à la pendaison
de Saddam Hussein, des incendies de voiture dans les banlieues en fièvre au
petit chien qui joue sur la pelouse, devient matière à cinéma numérisé. La
sphère politique elle-même n’échappe pas au phénomène : on voit
désormais les « trackers » suivre à la trace les leaders politiques, guetter le
moindre faux pas, provoquer parfois intentionnellement des incidents pour
diffuser immédiatement sur un blog la scène filmée. Dans les rues et les
transports, dans les fêtes, dans les expositions, on se filme et on filme à tout
va et tout ce qui passe, comme si l’image réalisée importait davantage que
l’expérience immédiate vécue.
À quoi tient cette frénésie d’images ? Comment comprendre pareille
cinémania prenant le pas sur l’expérience directe ? On peut y reconnaître, à
l’évidence, une démocratisation des désirs d’expression individuelle, un
désir d’activité personnelle que l’on retrouve dans d’autres pratiques –
écriture, blog, danse, chorale, karaoké, arts plastiques –, et qui traduit le
besoin d’échapper au seul statut d’Homo consommator. L’individualisme
hypermoderne n’est pas seulement consumériste : il cherche à reconquérir
des espaces d’autonomie personnelle, à se construire en s’appropriant le
dehors, à mettre en image et en scène le monde, un peu à la manière d’un
33
reporter, d’un photographe, d’un cinéaste . Je filme, donc je suis :
désormais sommeille en chaque homme de loisir un désir « artiste » et en
chaque quidam un « cinéaste », le rapport au monde devenant de plus en
34
plus esthétique . Une nouvelle frontière se dessine : elle n’est autre que
l’expressivité de soi érigée en idéal de masse.
En même temps, cette cinémania apparaît comme une manifestation de
la poussée des désirs hédonistes et ludiques ainsi que des désirs d’animation
permanente de soi caractéristiques de la société d’hyperconsommation. Le
processus, engendré par la première génération de Polaroïd, s’est
généralisé, le « bonheur » de l’image en mouvement en plus. Le résultat de
l’enregistrement est visible immédiatement et, comme l’image ainsi captée
n’est pas le double du réel, c’est une image qui ajoute toujours quelque
chose à ce qui se donne à voir. Là est le ressort subjectif du phénomène : le
plaisir de découvrir d’une autre manière ce que l’on est en train de voir, la
surprise amusante, imprévisible, de ma propre image et du spectacle
alentour. Surprise, surprise : la cinémania dilettante de masse se nourrit
d’attentes fun, du désir de connaître de petites sensations toujours
renouvelées, de sortir fugitivement du répétitif grâce à des images cocasses
ou dérisoires. Par où la cinémania n’est pas sans lien avec
l’hyperconsommateur hédoniste perpétuellement en attente de nouvelles
expériences de distraction destinées à contrecarrer les temps morts de la vie.
Mais, s’il existe une cinémania frivole ou gadget, il en est d’autres de
nature différente : le porno amateur, par exemple, rendu plus fréquent et
aisé par le caméscope, la webcam ou le mobile. Cinémania hard et, depuis
peu, non sans un aspect nettement plus inquiétant : une cinémania perverse,
voire criminelle. Ainsi du jeu à la mode, le happy slapping, inventé par les
collégiens anglais, qui consiste à gifler un passant dans la rue et à filmer
l’action sur mobile ou, un cran et une violence plus loin, à coucher avec une
fille, voire à la violer, et à enregistrer pareillement la scène en images que
35
l’on fait ensuite circuler . Alors même qu’elle semble ici absente, la ciné-
attitude est sans doute ce qui en fournit l’une des clés. Il ne suffit pas de
faire : il faut authentifier l’acte par la caméra ; c’est parce qu’il est
cinématographié qu’il est et qu’il crée de la reconnaissance. Dans une
époque où chacun peut devenir le réalisateur-distributeur de sa propre
image de soi en même temps que l’acteur de son propre film, le désir qui se
dit est celui de s’élire soi-même vedette, de devenir une espèce de héros
iconique. Une ego-star en circuit fermé, une vedette de bande, qui réduit à
l’extrême ce que le cinéma avait créé comme un rêve inaccessible,
intouchable. Un de ces sites personnels, Stella Strawberry, le dit bien, qui
se fixe comme programme : comment devenir une star ? Loin de ses bases
originelles et du nitrate de cellulose de ses pellicules inflammables, le
cinéma est toujours là, qui continue, pour le meilleur et pour le pire, à
enflammer les individus, à donner forme aux désirs les plus fous.
Du pouvoir écranique
L’écran, devenu ainsi écran-monde, sera-t-il le fossoyeur des autres
formes d’expression ? Dans l’empire du tout-écran, faut-il voir, comme
certains le pensent, un processus destructeur, l’invasion barbare d’un Attila
culturel, une entreprise d’annihilation de l’écrit-papier millénaire ? La
question, d’ores et déjà, se pose dans le secteur de l’information : les grands
titres de la presse internationale, nationale, régionale ont, pour la plupart,
ouvert des sites et mis leurs journaux en ligne, établissant la ligne
prospective de leur propre développement dans l’hypothèse dès à présent
paramétrée d’une régression, voire d’une disparition, du support papier. Il
risque d’en aller de même pour les revues, notamment scientifiques et
universitaires, dont certaines sont déjà proposées uniquement sur la Toile, et
pour tout type de publications courtes, où les coûts induits par la fabrication
et la diffusion auront sans doute du mal à résister à l’économie considérable
que constitue le passage en ligne. Ce qui relève de la simple information a
de fortes chances, à terme, de se trouver produit et diffusé en priorité sur le
Web, rejoignant par là le sort de la correspondance, qui a vu quasiment
disparaître la lettre ancestrale au profit de l’e-mail ou du SMS, entraînant
d’ailleurs paradoxalement un retour à l’écrit, même si c’est sous une forme
à l’évidence moins sophistiquée que celle que pratiquait la marquise de
Sévigné.
Reste le livre. L’enjeu est, ici, majeur : y toucher revient à toucher un
des piliers de notre civilisation. D’où le caractère imprécatoire que revêtent
les prévisions des Cassandre qui voient se profiler, dans le pouvoir
grandissant de l’écran, le tombeau d’un monde. Il est en effet indubitable
que l’écran exerce, notamment auprès des jeunes, un pouvoir d’attraction
qui semble les détourner du livre, et que la majorité des lycéens va plus
volontiers consulter Wikipédia que l’Encyclopédie Universalis. Les
menaces sont, à l’évidence, bien réelles : nombre de rapports soulignent la
régression de la lecture chez les jeunes, les adolescents, les étudiants et les
cadres, ainsi que la diminution du nombre de ceux qu’on appelle les « gros
lecteurs », désaffection qui s’accompagne d’une perte de prestige du livre et
d’une baisse des tirages moyens dans un certain nombre de domaines. Les
perspectives que l’on peut raisonnablement tracer sont néanmoins sans
doute plus nuancées que pourraient le laisser supposer les jugements
apocalyptiques. Le livre a, pour se défendre, des atouts que l’écran ne
saurait lui disputer : le confort de lecture qu’il présente, la maniabilité qui
est la sienne, le plaisir proprement tactile et visuel qu’il offre, tout ce qui en
fait l’une des inventions assurément les plus parfaites qu’ait jamais
engendrée l’ingéniosité humaine. En dehors de tout fétichisme ou de toute
nostalgie, on peut raisonnablement penser que l’heure de la mort annoncée
du livre n’est pas à l’ordre du jour.
Sans doute ses conditions de diffusion, avec la vente en ligne et la
numérisation, risquent-elles de modifier en profondeur son économie
commerciale. Si l’on distingue, pour schématiser, trois axes constitutifs du
domaine du livre (livres-plaisir, livres-savoir, livres pratiques), le secteur
pratique (encyclopédies, répertoires, manuels pratiques) va être le plus
fortement affecté par le numérique, et, risquant de disparaître à son profit, il
va voir son avenir se jouer totalement sur écran, ce qui a toutes les chances
36
de déséquilibrer le marché global de l’édition . Mais, concernant les deux
autres secteurs, et quant à ce que le livre véhicule de pensée, de culture, de
plaisir, de connaissances, il gardera longtemps encore sa place
irremplaçable. Il n’est du reste pas dit qu’il ne tirera pas lui-même avantage
du développement des écrans. On s’aperçoit déjà que l’explosion du Web
n’a nullement fait baisser le chiffre d’affaires du secteur éditorial ; les
facilités du traitement de texte ont même développé un type d’édition
légère, qui permet à de petites maisons de produire et de diffuser des livres
originaux ou des rééditions qui n’auraient pu voir le jour sans l’ordinateur
ni se vendre sans Internet. L’objet livre, qu’on garde dans sa bibliothèque,
qu’on emporte avec soi, qu’on feuillette au gré de l’envie, qu’on ouvre et
qu’on referme, qu’on écorne, qu’on surligne, qu’on prête ou qu’on conserve
jalousement, garde toute sa spécificité, qui n’est pas celle d’un livre sur
écran, dont l’être sera toujours d’une autre nature.
Mais, au final, la vraie puissance de l’écran est ailleurs. Le siècle que
nous avons quitté et celui qui commence nous ont appris, en effet, qu’il y a
un pouvoir de l’écran en tant que tel. Ce pouvoir est d’origine : la toile de
l’écran cinéma (c’est le moment premier), telle que d’emblée les frères
Lumière la tendirent dans le sous-sol du Grand Café, boulevard des
Capucines, un jour de décembre 1895, a immédiatement exercé une forme
de captation extrême, attirant et subjuguant des spectateurs qui se trouvaient
irrésistiblement attirés par elle. Céline en a dit le pouvoir incandescent,
lorsque, dans Voyage au bout de la nuit, le narrateur entre dans l’obscurité
d’une salle de cinéma new-yorkaise, où il fait « bon, doux et chaud » :
« Alors les rêves montent dans la nuit pour aller s’embraser au mirage de la
lumière qui bouge. » Pouvoir magique, quasi hypnotique de la chambre
noire, qui ne tient pas tant à ce qui est montré qu’au dispositif lui-même, à
ce « mirage de la lumière qui bouge ». Et pouvoir si fort que, très vite, le
cinéma, art populaire par excellence, a entraîné un public qui venait « au
cinéma » plus qu’il ne venait voir un film. La fréquentation quasi
mécanique de la salle, dans les années 1930, telle que l’Amarcord de Fellini
en conserve le souvenir chaleureux, restait liée à ce pouvoir magique
originel qu’elle n’a jamais perdu. Il y a toujours, dans le fait d’« aller au
cinéma », une jouissance intrinsèque qui fait que, venu sans trop savoir quel
film on va voir, lorsqu’on entre dans la salle, qu’on s’installe, que les
lumières s’éteignent et que seul brille l’écran, une sensation très particulière
naît, qui n’est pas de la cinéphilie, mais plutôt de l’écranophilie, et que
ressent aussi bien le cinéphile pur et dur qui vient voir son film d’art et essai
que le mangeur de pop-corns venant chercher sa ration de blockbuster.
La télévision (deuxième moment) a capté à son propre compte cette
magie de l’écran. L’attrait qu’elle a suscité à ses débuts, où la curiosité le
disputait à la fascination, s’est certes atténué, mais elle exerce toujours ce
pouvoir qui fait qu’on l’allume chaque jour de façon quasi mécanique. On
est, avec cet écran allumé en permanence, dans quelque chose qui relève de
la compulsion, voire de l’addiction. Qu’importe ce qu’on voit, pourvu que
la lumière de l’écran brille.
On est en droit de penser qu’on est maintenant entré, avec l’ordinateur
grand public, dans un troisième moment. L’immédiateté, l’interactivité, la
disposition infinie de tout à portée de clic, autant d’aspects qui génèrent une
nouvelle séduction, une nouvelle puissance de l’écran érigé en interface
généralisée : travailler et jouer sur écran, communiquer par écran,
s’informer par écran. Voilà l’écran érigé en pôle-réflexe, en référentiel
premier permettant d’avoir accès au monde, aux informations, aux images.
Écran indispensable pour presque tout, écran incontournable. Un jour, peut-
être, ce qui ne sera pas disponible sur écran n’aura plus d’intérêt et
d’existence pour tout un ensemble d’individus : quasiment tout se cherchera
sur écran et renverra à celui-ci. Être sur écran ou ne pas être.
Mais, d’ores et déjà, la puissance écranique s’étend bien au-delà de ces
sphères. Car c’est plus fondamentalement encore un nouveau rapport à
l’espace-temps qui s’est mis en place, une espèce d’hyper espace-temps
dans lequel tout s’effectue tout de suite, en flux tendu, dans l’instantanéité
du temps réel. Et cela touche tous les domaines de l’activité humaine, de la
vie économique à la vie quotidienne : partout, l’écran travaille à faire sauter
les limites du temps et de l’espace. Comprimant le temps à l’extrême et
abolissant les contraintes de l’espace, l’écran en réseau instaure une
temporalité immédiate, générant l’intolérance à la lenteur et l’exigence du
gain de temps. S’il rend possible une plus grande autonomie personnelle
dans l’organisation du temps, il amplifie la sensation d’urgence et de vivre
sous hypertension temporelle. D’un côté s’accroît le pouvoir de construire
des emplois du temps plus personnalisés ; de l’autre se développe une
forme d’asservissement au temps de l’hypervitesse. Sous l’effet de la
communication informatisée, un nouveau régime du temps s’est construit,
marqué par le règne de l’instantanéité et de l’immédiateté, du mélange
individualisé des temporalités et des références. McLuhan affirmait, dans
une formule qui a fait date : « Le message, c’est le médium. » L’écran
producteur d’un nouveau mode de temporalité et favorisant des parcours
« mosaïques », propres à chacun, moins linéaires, lui donne, à cet égard,
raison. Le devenir de l’âge hypermoderne ne peut être détaché de la grande
e e
aventure écranique. Du XX au XXI siècle, l’odyssée de l’écran…

1. En juin 2006, on comptait 694 millions d’internautes dans le monde, avec une
progression de plus de 40 % par an dans les pays occidentaux et en Asie.
2. Un blog est créé chaque seconde dans le monde, et, en France, on compte 6 millions
d’espaces personnels visités chaque jour par 8 millions d’internautes, soit plus que
l’ensemble des lecteurs des 50 premiers titres de la presse nationale et régionale.
3. En mars 2007, les acheteurs en ligne ont progressé en France de plus de 30 % en un
an : désormais, plus de 6 internautes sur 10 sont des cyberconsommateurs.
4. Régis Debray, L’État séducteur, Paris, Gallimard, 1993. Sur la question, on peut
retenir, au milieu d’une abondante littérature, Roger-Gérard Schwarzenberg, L’État
spectacle, Paris, Flammarion, 1977 ; François-Henri de Virieu, La Médiacratie, Paris,
Flammarion, 1990 ; Régis Debray, Vie et mort de l’image. Une histoire du regard en
Occident, Paris, Gallimard, 1992 ; Karl Popper, La Télévision : un danger pour la
démocratie, Paris, Anatolia, 1994 ; Paul Virilio, Cybermonde, la politique du pire,
Paris, Textuel, 1996 ; Cass Sunstein, Republic.com, Princeton, Princeton University
Press, 2001 ; Bernard Stiegler, La Télécratie contre la Démocratie, Paris,
Flammarion, 2006. Sur la démocratie électronique, numéro spécial de la revue
o
Hermès, n 26-27, 2000, et, de manière plus générale, les travaux de Dominique
Wolton, notamment Internet, et après ? Une théorie critique des nouveaux médias,
Paris, Flammarion, 2000, et Sauver la communication, Paris, Flammarion, 2005.
5. Guy Debord, La Société du spectacle, Paris, Champ libre, 1971, p. 13.
6. Benjamin R. Barber, Strong Democracy : Participatory Politics for a New Age,
Berkeley, University of California Press, 1984.
7. Pierre Rosanvallon parle ainsi de « contre-politique », d’une démocratie de
surveillance, d’intervention et d’expression, s’affermissant sur fond d’érosion de la
démocratie d’élection : La Contre-démocratie. La politique à l’âge de la défiance,
Paris, Seuil, 2006. Dans le même esprit, Jacques Julliard relève que « la démocratie
gouvernée s’ouvre à des formes nouvelles de démocratie gouvernante », Le Débat,
o
n 143, « Nous, le peuple. Crise de la représentation », janv.-fév. 2007, p. 15.
8. Azi Lev-On et Bernard Manin, « Internet : la main invisible de la délibération »,
Esprit, mai 2006.
9. Ce qui n’empêche nullement – est-il besoin de le préciser ? – la déferlante de
l’individualisme autocentré, le recul de certaines formes d’entraide entre les
personnes, le déchaînement de l’argent-roi et du « chacun pour soi ». Sur les voies
antagonistes de l’individualisme en rapport avec les valeurs éthiques, Gilles
Lipovetsky, Le Crépuscule du devoir. L’éthique indolore des nouveaux temps
démocratiques, Paris, Gallimard, 1992.
10. Sur tous ces points, Gilles Lipovetsky, Le Bonheur paradoxal, op. cit., p. 197-212 et
257-261.
11. Déjà, on s’apprête à mettre en place, dans les maternités, un système de surveillance
des bébés dans leur berceau, par le biais d’un bracelet électronique. Une firme
américaine commercialise en 2007 des chaussures de basket renfermant dans leur
talon un système GPS qui permet de suivre sur écran le parcours de celui qui les
porte : l’écran comme un nouveau fil à la patte… Et l’on vient de commercialiser un
système GPS destiné à localiser les déplacements de l’enfant dans la ville.
12. L’art vidéo, depuis les années 1970, s’en est également emparé, certaines installations,
comme celles de Bruce Nauman ou de Dieter Froese, relevant de ce qu’on appelle
précisément « surveillance-art ». Voir Michael Rush, Les Nouveaux Médias dans l’art,
Paris, Thames & Hudson, 2005, p. 125-135.
13. Voir des exemples dans Marie-Thérèse Journot, « Journal filmé et caméra de
surveillance : les emplois paradoxaux de la vidéo dans le cinéma des années 90 », in
Odile Bächler, Claude Murcia, Francis Vanoye (dir.), Cinéma et audiovisuel.
Nouvelles images, approches nouvelles, op. cit., p. 75-80.
14. En 2005, aux États-Unis, le business des jeux vidéo a atteint la somme de
10,5 milliards de dollars, un score comparable à celui du cinéma (10,3 milliards).
15. Cité par Alain et Frédéric Le Diberder, L’Univers des jeux vidéo, Paris,
La Découverte, 1998, p. 53.
16. Les jeux vidéo s’ouvrent de plus en plus à l’interactif et au partage en commun de
l’expérience ludique. Combinant jeu vidéo, DVD et téléphone mobile, Vitatemporis,
un jeu créé en 2005, inclut dans un jeu de piste mené à plusieurs l’envoi de SMS et
l’entrée de l’énigme résolue sur DVD.
17. « Cette débauche d’effets spéciaux a su combler une génération de jeunes spectateurs
nourrie à la PlayStation » (Guillaume Fraissard, « Halle Berry, James Bond et la crise
de la quarantaine », Le Monde, 6 avril 2007).
18. Sur la technologie numérique et l’art des hybridations, Edmond Couchot et Norbert
Hillaire, L’Art numérique. Comment la technologie vient au monde de l’art (2003),
Paris, Flammarion, « Champs », 2005, p. 108-115.
19. Jean Serroy, Entre deux siècles, op. cit., p. 689 et 590.
20. Alain et Frédéric Le Diberder, L’Univers des jeux vidéo, op. cit., p. 170.
21. Question posée par Véronique Mortaigne et Odile de Plas, « L’image en renfort de la
musique », Le Monde, 20 janvier 2007.
22. Pour un clip qui dure 3 minutes, on ne compte pas moins, en général, de 50 plans, soit
3 à 4 secondes par plan.
23. Ce ne sont plus seulement les lieux à la mode qui se peuplent d’écrans mais la mode
elle-même qui s’emploie à investir les écrans numériques à usage personnel. Déjà,
fabricants et grandes marques (Prada, Dolce & Gabbana, Levi’s) développent des
téléphones mobiles combinant haute technologie et design « branché ». Voici l’écran
qui s’installe dans le registre de l’accessoire de mode : une techno-luxe qui est un
écran-mode, variante individuelle et distinctive de l’écran d’ambiance.
24. Jean-Paul Fargier, « Histoire de la vidéo française. Structures et forces vives », in La
Vidéo entre art et communication, Paris, École nationale supérieure des beaux-arts,
1999, p. 50. Plus précisément, sur l’art vidéo, consulter : Françoise Parfait, Vidéo. Un
art contemporain, Paris, Éditions du Regard, 2001 ; Florence de Mèredieu, Art et
nouvelles technologies. Art vidéo, art numérique, Paris, Larousse, 2003 ; Michael
Rush, L’Art vidéo, Paris, Thames & Hudson, 2007.
25. Été 1995, in La Vidéo entre art et communication, op. cit., p. 7.
26. Entretien avec Jean Serroy.
27. « Pour en finir avec “l’art vidéo”, in La Vidéo entre art et communication, op. cit.,
p. 162.
28. La progression de ces sites est étourdissante : YouTube, le site leader de vidéo
américain, qui avait 325 000 visiteurs en janvier 2006, en reçoit 3,5 millions en
janvier 2007, soit une augmentation de 1000 %. Et Dailymotion, quasiment inconnu
en janvier 2006, avec seulement 169 000 visites, en affiche plus de 3 millions en
décembre, soit 1 715 % de progression en un an !
29. Edmond Couchot et Norbert Hillaire tracent l’histoire de cet art numérique et en
proposent un large panorama dans L’Art numérique, op. cit. Les pages qui suivent leur
empruntent certains exemples. À voir également : Jean-Pierre Balp (dir.), L’Art et le
o
Numérique, Les Cahiers du numérique, n 4, Paris, Hermès, 2000 ; Christiane Paul,
L’Art numérique, Paris, Thames & Hudson, 2004 ; Rachel Green, L’Art Internet,
Paris, Thames & Hudson, 2005.
30. Edmond Couchot et Norbert Hillaire, L’Art numérique, op. cit., p. 206-207.
31. En février 2007, le premier festival consacré à la création sur Internet, organisé à
Romans, est parrainé par des partenaires comme le ministère de la Culture et de la
Communication, TF1, M6, Reporters sans frontières, TV5 Monde, 20 minutes, Art &
You, Psychologies, AOL, Microsoft Expression, MySpace…
32. La télévision elle-même fait aujourd’hui place à ces visuels. En France, une émission
de Canal + s’intitule Les Films faits à la maison ; en Angleterre, Channel Four diffuse
un magazine, Home Made, entièrement composé de vidéos fournies par des cinéastes
amateurs, et ITV montre l’actualité dans une émission, I was There. The People’s
Review, à travers des scènes filmées par les spectateurs eux-mêmes.
33. Cette nouvelle passion individualiste de masse se trouve stimulée, qui plus est, par
différents sites qui invitent les internautes à mettre en ligne leurs photos et vidéos.
Chacun devient un ciné-reporter amateur en puissance.
34. C’est ce que révèle le festival Pocket Films, organisé à Paris pour la troisième fois en
2007, qui présente sur grand écran 200 productions de « films de poche » réalisés par
et pour téléphone mobile.
35. Pour faire obstacle à cette pratique, la loi française interdit, désormais, aux internautes
de diffuser des photos et vidéos montrant des violences contre des personnes.
36. o
Voir la mise au point de Benoît Yvert, « L’avenir du livre », Le Débat, n 145, mai-
août 2007.
CONCLUSION

La cinévision du monde
Il était une fois le récit
C’est une belle histoire que raconte le long film de l’histoire du
septième art. Une histoire que tout sépare, sur bien des points, de celle de
l’art moderne, marqué au coin de la rupture, de la dissonance, de la
transgression de ses limites, de ses objets, de sa définition même. Ce qui
e
caractérise en effet l’art du XX siècle, c’est un processus de subversion
radicale et permanente de ses propres formes. Le travail révolutionnaire des
avant-gardes et ses ruptures en chaîne ont construit l’histoire moderne et
contemporaine de la peinture, de la sculpture, de l’architecture, de la
musique, de la danse, de la littérature. Chacun de ces arts est passé à sa
manière, au cours du siècle, par une dénonciation systématique des formes
classiques d’expression, rompant avec les écoles et les styles précédents,
allant jusqu’à remettre sa propre nouveauté en cause et – degré ultime –
jusqu’à contester l’art lui-même. Ruptures qui se sont doublées de
l’affirmation véhémente de l’autonomie d’un art n’ayant plus d’autre but
proclamé que d’obéir à ses propres lois en s’émancipant de tout rapport
significatif au monde et à l’expérience vécue. En regard, l’histoire du
cinéma apparaît étonnamment peu conflictuelle et déchirée, sans heurt
brutal, sans négation de lui-même. Sans rejet, sans incompréhension, sans
divorce avec l’opinion de masse. Alors que les arts d’avant-garde n’ont pas
cessé de déconstruire l’espace de la représentation et de l’harmonie, au
point d’en devenir peu compréhensibles, le cinéma, lui, s’est inscrit
continûment dans l’espace de la séduction narrative et esthétique, à travers
des histoires qui, fussent-elles extraordinaires, ont toujours été
immédiatement « parlantes » pour le très grand public. La question, dès
lors, se pose de savoir à quoi tiennent pareils destins hétérogènes.
Au principe de ce cours « tranquille » du cinéma se trouve, à l’évidence,
la forte pression des exigences commerciales. Mais celles-ci n’épuisent pas
la question. D’autres facteurs méritent d’être soulignés.
Emportée par sa volonté de déconstruction et de réflexivité
métadiscursive et métafigurative, l’aventure moderniste a eu notamment
pour effet de mettre à mal l’un des éléments les plus constitutifs, les plus
universels de la vie culturelle et sociale : le récit. Depuis le fond des âges,
les cosmogonies, les mythes, les religions ont structuré les cultures
humaines en racontant une histoire sacrée, le temps fabuleux des
commencements, l’origine et la création du monde, la manière dont celui-ci
a été modifié, enrichi ou appauvri. L’oralité d’abord, puis l’épopée, le
théâtre, le roman, la musique, la peinture ont pris la suite ; en racontant ou
en illustrant des histoires, des contes et des légendes, ils ont offert à
l’homme le récit de ses rêves et de ses angoisses. Par quoi le récit apparaît
comme une dimension première, sans doute inéliminable, de la vie
humaine-sociale, dans la mesure où l’homme est l’être dont l’existence
même est « histoire » faite de passé, de présent et de futur, laquelle se dit
dans les mythes, dans les légendes, dans les récits. C’est cette dimension
anthropologique et originelle, encore si recherchée aujourd’hui par les
enfants mais si malmenée par le modernisme artistique, qu’a prise en charge
le cinéma. Et ce simplement, naïvement, presque : il a pris le relais des
formes expressives qui remplissaient autrefois cette fonction « primitive ».
Voir un film, c’est savoir qu’on va nous raconter une histoire et l’attendre
en quelque sorte avec un « plaisir d’enfant ».
C’est du reste sans doute ce qui explique, au-delà des raisons
économiques et commerciales, la force et le succès continus, depuis Griffith
jusqu’à Spielberg, du cinéma américain. Simple, assumant sans complexe
les normes génériques du récit, il dit ce qui fait la condition et l’existence
humaines : l’amour et la haine, la vie et la mort, le bonheur et le malheur, la
paix et la guerre, le bien et le mal, le rire et les larmes, le beau et le laid, la
jeunesse et la vieillesse, le plaisir et la souffrance, l’espoir et le désespoir.
C’est moins sa puissance de diffusion matérielle qui lui a permis d’occuper
une position dominante que le fait qu’il ait réussi à offrir aux yeux et au
cœur des hommes de tous pays et de toutes cultures les grands archétypes
du récit « éternel » racontés de façon telle que chacun peut s’y reconnaître
et s’y retrouver aussitôt.
C’est par là que le cinéma exerce l’une de ses grandes fonctions
sociales. Nourrissant par ses récits le besoin d’un ailleurs des hommes, il
crée du lien entre eux, il assume sa spécificité originelle, qui était de réunir
dans une même salle des gens divers levant le regard vers le même écran. Si
les conditions de réception ont changé, si la télévision, le DVD, le
téléchargement constituent autant de façons nouvelles de voir un film en
dehors même de la salle, il n’en reste pas moins que, à travers tous ces
modes de consommation, il continue à réunir les spectateurs autour d’un
même spectacle. La convivialité des réunions entre amis, les discussions sur
le film qu’on a vu et dont on discute le lendemain avec son collègue de
travail, la publicité autour de la sortie des films en salles, mais aussi en
DVD : autant d’éléments qui font du cinéma une sorte d’objet commun,
partagé, de lieu culturel où l’on vient communier dans un même esprit
d’adhésion et de conviction. Cathédrale du siècle, rituel, a-t-on dit, boîte
magique en tout cas, faisant lien social.
Et, sur ce plan, nul doute que le cinéma réussit mieux que les autres
arts. Aucun autre art, traditionnel ou nouveau, ne remplit aussi
complètement cette fonction de raconter aux hommes des histoires et de
susciter leurs émotions et leurs discussions. Aucun autre art ne possède une
force de pénétration comparable : de toutes les machines à rêver inventées
par le génie humain, le cinéma est non seulement la plus ingénieuse mais
e
probablement la plus performante. Les hommes du XX siècle se sont
ouvert, grâce à lui, les territoires de l’imaginaire d’une façon totalement
inédite, à travers un dispositif donnant l’illusion de la vie dans son
mouvement même. Leurs rêves leur ont été projetés, visualisés, comme par
magie, sur l’écran. Tout un monde d’irréalité s’est offert à leurs yeux
éblouis, dans le mystère de la salle obscure. Une puissance d’imaginaire
exceptionnelle en ce que le cinéma a pour caractéristique d’être un art
global qui opère la fusion de l’espace et du temps, de l’œil et du verbe, du
mouvement et de la musique. « C’est une musique qui nous atteint par
1
l’intermédiaire de l’œil », disait Élie Faure . Sa nature d’art composite,
sollicitant l’image, la narration, la musique, et réalisant d’une certaine
manière cette fusion des arts que recherchaient déjà les artistes baroques, lui
a donné une puissance sans pareille. David Lynch lui prête ce pouvoir : « Le
cinéma est un moyen de dire ce que personne ne peut dire avec des mots,
sauf peut-être par la poésie. Il est en soi un langage, qui est la combinaison
de plusieurs arts, un langage infiniment beau et infiniment profond, qui peut
2
raconter toutes les histoires . » Globalité séductive qui l’a sans doute
protégé des entreprises de déstructuration moderniste. En ce sens, tout
donne à penser qu’il y a dans le cinéma lui-même, dans son « être », des
caractéristiques qui l’ont conduit à s’affirmer comme un art de séduction
immédiate s’adressant à tous.
Cette puissance d’imaginaire va au-delà du seul plaisir de l’évasion.
Historiquement, le cinéma a été un élément essentiel dans la formation
même de la conscience moderne et particulièrement américaine. Au sein
d’un pays d’immigrants ayant chacun leurs propres origines et leurs propres
traditions, il a été le moule unificateur où, par la puissance d’images
partagées, s’est opérée, comme le dit le film fondateur de Griffith, la
Naissance d’une nation. Depuis, il n’a jamais cessé d’être le vecteur de ce
qu’est devenue l’Amérique, tant du côté d’un imaginaire collectif de liberté
individualiste – l’« American dream » – que de celui d’une réalité sociale
affichant sous toutes ses formes modernes le mythe de l’abondance et de la
consommation : le confort ménager, la voiture, la pelouse verte devant la
maison individuelle. Cette American way of life, Hollywood l’a concrétisée
en images non seulement pour les Américains eux-mêmes, mais, plus
largement, pour le monde entier, en en faisant une sorte de standard
universel. À cet égard, on peut tenir le cinéma pour l’une des grandes
e
puissances d’acculturation ayant forgé la modernité du XX siècle.
Sans doute les temps ont-ils changé, mais, dans un monde devenu
hypermédiatique, le rôle social du septième art, contrairement à ce que l’on
affirme parfois, n’est nullement sur une pente déclinante. Voici que l’on
s’adresse désormais au cinéma pour réveiller les consciences et peser sur les
grandes institutions. Il vient ainsi à la rescousse des organisations
internationales elles-mêmes, comme c’est le cas avec le festival
international du film sur les droits humains explicitement organisé comme
3
une réponse à l’inefficacité du Conseil de l’ONU en la matière . Plus
largement, son influence se mesure à la prise de conscience collective qu’il
cristallise – voir le succès mondial obtenu par Al Gore alertant sur le
réchauffement de la planète dans Une vérité qui dérange – ou aux effets
« politiques » qu’il produit : Indigènes, par ses effets immédiats sur les
pensions des anciens combattants, a réussi là où plus d’un demi-siècle
d’action (ou d’inaction) politique n’avait rien donné. Autre manifestation de
cette puissance sociétale : la Palme d’or obtenue à Cannes en 2007 par
Cristian Mungiu pour 4 mois, 3 semaines, 2 jours a rendu à la Roumanie
une fierté perdue et une confiance à laquelle le pays aspirait depuis la chute
de Ceausescu, créant une véritable euphorie jusque dans le pays profond et
jouant comme un fort élément d’identité nationale retrouvée. S’il a été, et
s’il est toujours, cette industrie du rêve, qui a captivé et fasciné les hommes
avides de vivre à travers lui autre chose que la réalité, il est devenu aussi un
vecteur de débats collectifs à travers des films événements qui, sensibilisant
le public, font changer les choses, et ce au moment où s’érode le pouvoir
des politiques et des intellectuels. Dans la société d’hyperconsommation, le
cinéma éveille plus largement les consciences que les prises de position des
« maîtres à penser ».
Le monde comme cinévision
Si le cinéma remplit une fonction narrative-expressive-onirique
majeure, cette dimension n’est cependant pas unique. Il est une autre
fonction, insuffisamment mise en relief et pourtant cruciale, qui ouvre une
tout autre perspective : le cinéma est ce qui construit une perception du
monde. Non pas seulement selon le rôle classique que l’on accorde à l’art,
dont la fonction esthétique est en effet de faire voir, à travers l’œuvre, ce
que l’on ne voit pas d’emblée de la réalité. Mais, plus radicalement, en
produisant de la réalité. Ce que le cinéma donne à voir, ce n’est pas
seulement un autre monde, celui du rêve et de l’irréel, mais notre monde
lui-même devenu un mixte de réel et d’image-cinéma, un réel hors-cinéma
passé au moule de l’imaginaire-cinéma. Il produit du rêve et de la réalité,
une réalité remodelée par l’esprit cinéma, mais nullement irréelle. S’il
permet l’évasion, il invite aussi à redessiner les contours du monde. Il offre
une vision du monde : ce que nous appelons la cinévision.
Par quoi le cinéma illustre ce qu’Oscar Wilde disait, de façon
provocante, en s’appuyant en 1889 sur les arts alors dominants, la littérature
et la peinture : « La vie imite l’Art, beaucoup plus que l’Art n’imite la
4
Nature . » Opérant ce renversement, Wilde relève lui-même que « c’est une
théorie qu’on n’a jamais émise, mais [qui] est extrêmement féconde et jette
une lumière tout à fait nouvelle sur l’histoire de l’Art », un art interprété
depuis Platon à la lumière du prisme de la mimesis. Alain Roger parle à ce
5
propos, fort justement, d’une « révolution copernicienne de l’esthétique » ;
portant sur l’art du paysage, son analyse met en avant un concept clé utilisé
par Charles Lalo, qui le tenait lui-même de Montaigne : l’artialisation de la
6
nature . Cette problématique théorique est fondamentale et d’une richesse
exceptionnelle pour l’intelligence de la fonction transculturelle ou
civilisationnelle du septième art : s’appliquant parfaitement au cas du
cinéma, l’idée d’artialisation vaut plus encore pour lui que pour aucune
autre forme d’art. Lui qui n’a longtemps été vu que comme le lieu de
l’irréel, jusqu’à susciter des expressions pour le dire – « c’est du
cinéma » –, lui dont la force magique d’illusion a emporté son public dans
les rêves les plus irréalistes, voilà qu’il a forgé le regard, les attentes, les
visions de l’homme moderne et, plus encore, en les amplifiant, les
élargissant, les démultipliant, ceux de l’homme hypermoderne. Il est devenu
l’un des instruments principaux de l’artialisation de l’univers
hypermoderne.
Le processus est en marche dès que les stars en viennent à illuminer
l’écran de leur beauté. Les étoiles, les vamps, les divas, toute cette
constellation qui se met à transfigurer l’univers cinéma dans les années
1920, produisent et nourrissent non seulement des rêves, mais aussi des
comportements bien réels, touchant à la mode, à l’habillement, à la coiffure,
au maquillage, aux manières d’être. Tout en étant lointaine, inaccessible,
stellaire, la star des temps modernes a transformé les comportements, fait
évoluer les mœurs, engendré des attitudes. Dans À bout de souffle,
Belmondo, la nouvelle star des années 1960, se passe le pouce sur la lèvre,
comme il a vu Bogart le faire si souvent dans ses films. Et, aujourd’hui, le
look cinéma, cette façon de se tenir et de se donner à voir aux autres, s’est
imposé et diffusé socialement à travers une nouvelle esthétique de soi : le
glamour, la séduction affichée et spectaculaire, se montrant en tant que telle
sans retenue, sans fausse pudeur, comme par excès. Si la cigarette a disparu
sous les diktats sanitaires, les lunettes noires, la redingote mi-longue, le
blouson aviateur, les grandes écharpes, le débardeur, la saharienne, le 4x4,
tout un concentré de polar, d’Indiana Jones, de Matrix, de Men in Black est
porteur d’une séduction au carré, qui s’exhibe, emphatique, rayonnante,
spectaculaire. L’érotisation elle-même, qui gardait quelque chose du
mauvais genre avec la vamp et la pin-up, devient manière naturelle d’être,
comme acclimatée, bimboïsée par le cinéma. Le monde des apparences
baigne à présent dans un glamour légitime quasiment à tout âge : le cinéma
lui a dicté sa loi. On veut se voir et être vu un peu comme les idoles du
grand écran resplendissent plein cadre sur l’écran.
Cette cinématisation s’est infiltrée un peu partout, nombre de sphères de
la vie sociale en venant à imiter l’univers-cinéma. Le phénomène de la
starisation lui-même, né du grand écran, annexe les milieux des créateurs,
de la politique, du sport, des people, dont les magazines spécialisés
diffusent l’image à l’attention des foules. Mais le processus dépasse
largement le cercle des célébrités starisées. Dans le domaine de la mode et
du luxe, au-delà des seules lignes de maquillage, de vêtements, de bijoux, et
des stars qui se font ambassadrices des marques, c’est de plus en plus
l’esprit cinéma qui régit les grand-messes du secteur : plus un seul défilé
qui ne soit scénarisé, mis en image et en spectacle comme un film. Il y a
peu encore, on présentait des robes dans la discrétion des grandes maisons
de couture : aujourd’hui, on offre un hyperspectacle, un show avec thème,
décors, installations, sunlights, musique hi-fi. Les architectures
commerciales font de même : les malls, les bars, les restaurants, les lieux de
vie branchée s’organisent comme des décors de films. Les Tex Mex et les
Buffalo Grill sortent des westerns, Planet Hollywood affiche carrément
d’où il vient. Les sons et lumières, les parcs de loisir, Disneyland, Le Puy
du Fou, présentent des spectacles scénarisés, des attractions à thème, des
décors de studio, des acteurs et des figurants.
Cette dynamique ne s’arrête pas là. Las Vegas, création totalement
irréaliste, surgie en plein désert, déroule, au milieu des cascades, des jets
d’eau, des décors de carton pâte, des salles de jeux, des lumières et des
strass, un Strip qui aligne tout l’imaginaire hollywoodien, Cecil B. DeMille
et Steven Spielberg, tigres du Bengale et Harley-Davidson, Pirates des
Caraïbes et flambeurs de Casino. Des villes entières sont comme mises en
scène : Solvang, en Californie, raconte l’immigration danoise, avec maisons
typiques, moulins à vent, fermes du cru, boulangeries et pâtisseries
scandinaves ; le centre de Prague, restauré, est repeint aux couleurs d’un
décor d’opéra prêt à recevoir son Amadeus. Un peu partout, les centres-ville
sont de plus en plus traités à la manière de décors, éclairés par des jeux de
projecteurs, façonnés par des urbanistes-scénographes, dessinés par des
designers-décorateurs, mis en scène selon une dramaturgie à visée
touristique qui, cadrant le regard, impose une cinévision. On les visite
comme on regarde un film. Les musiciens des rues, convoqués pour animer
les lieux, créent un bain sonore permanent qui plonge le touriste dans
l’équivalent d’un film : en les entendant, il s’y croit. La réalité a rejoint un
rêve filmé, mélodisé et rythmé au son attendu des violons et des
accordéons. Les lumières et le musical se répondent dans un vrai-faux réel,
un vrai-faux film : le tourisme, comme univers-cinéma.
L’Amérique, tout particulièrement, est immédiatement ressentie, par
ceux qui y débarquent, comme du cinéma, avec ses deux grands décors
privilégiés : l’immensité de ses espaces, qu’on dirait sortis d’un western ou
d’un road movie, et la verticalité de ses villes, dont les gratte-ciel, les rues,
les bruits, les sirènes des voitures de flics, la fumée qui sort des plaques de
rue, les lumières dans la nuit, donnent l’impression de se trouver dans une
comédie romantique ou un thriller d’action. Le pays qui a plus que tout
7
autre fabriqué le cinéma se retrouve comme fabriqué par lui .
Même les œuvres d’art n’échappent plus ni à la scénarisation ni à la
spectacularisation extrême, principes lancés, magnifiés, surdéveloppés par
le cinéma. Le grand écran, qui a habitué l’œil au très gros plan et à la vue
panoramique en cinémascope, n’est sans doute pas étranger au surgissement
dans l’art contemporain d’après-guerre d’œuvres de très grand format.
L’expressionisme abstrait, le land art, les environnements et les installations
font éclater le petit format et offrent à celui qui regarde la démesure
gigantesque du spectactulaire. Les artistes pop donnent au gros plan toute sa
force d’impact dans des toiles de grande dimension qu’ils focalisent sur un
objet unique, en technicolor et en noir et blanc, et l’hyperréalisme utilise le
plan large, « cinémascopique », comme une nouvelle façon de cadrer la
réalité. Des architectures-spectacle (Gehry, Mayne, Foster, Sanaa,
Libeskind, Herzog & de Meuron) voient le jour, qui apparaissent au public
comme des images géantes et fascinantes tirées d’un film. Dans les musées,
la muséographie conçoit volontiers les visites comme des itinéraires
dramatisés, et les expositions paraissent raconter une histoire que déroulent
panneaux, photos, films vidéo. L’éclairage, la mise en espace, l’accrochage
même : autant d’éléments d’une véritable scénographie qui ne rechigne
parfois pas même à de véritables effets spéciaux. Au point que, lorsqu’on
expose Poussin à la lumière naturelle du Grand Palais, sans effets, sans mise
en scène, sans éclairage, le public a l’impression de ne rien voir et se plaint
du manque de spectacle ! Il en va également ainsi des mises en scène de
théâtre ou d’opéra : les décors, les lumières, les costumes y empruntent
volontiers à tout l’appareil du cinéma, et, tandis que les grandes scènes
internationales font désormais défiler la traduction, comme en v.o. sous-
titrée, de ce qui est en train d’être chanté, il n’est pas rare qu’au fond de la
scène un grand écran se déploie, pour donner à voir comme un écho
d’image.
Le style-cinéma a envahi le monde : on le voit désormais sans le voir,
modelé que l’on est par lui, baignant dans les images qui, à partir de lui, ont
innervé les écrans qui nous entourent. Certains ont dit que le spectacle nous
dépossède de la « vraie » vie. Sans doute. Néanmoins, à l’âge du tout-écran,
il la leur rend, non moins riche mais différente, « cinématisée »,
reconfigurée par la spectacularisation venue de l’écran. À l’heure où l’on
parle de second life virtuelle, la vie elle-même est déjà largement une ciné-
life. Le cinéma s’est en quelque sorte glissé dans l’existence concrète des
hommes, dans les gènes de notre quotidienneté. Truffaut disait que le
cinéma est supérieur à la vie. Oscar Wilde, d’une certaine façon, lui donne
raison : aux temps hypermodernes, la vie en est venue à imiter le cinéma.
Cette généralisation du processus de cinématisation a donné lieu à une
avalanche de critiques dénonçant le contrôle des comportements,
l’appauvrissement des existences, l’effondrement de la raison, la
déréalisation du monde, le formatage de la culture. Autant d’interrogations
philosophico-sociales de fond, soulevées par les penseurs critiques de
l’hypermodernité, qui témoignent du fait que le cinéma ne se réduit pas à un
simple divertissement de masse : il est devenu monde et style de vie, écran
global et ciné-vie. À cet égard, on ne saurait penser la cinévision
hypermoderne sans une réflexion de type transpolitique, transsocial et
transmédiatique impliquant le devenir de l’individualité dans son rapport à
l’existence.
Que nous soyons témoins d’une montée en puissance de la
superficialisation des images, d’une « peopolisation » des médias, d’une
tendance au calibrage des produits culturels, tout cela est peu contestable et
justifie, ô combien, les nombreuses dénonciations et mises en garde
relatives à la spectacularisation du monde. Mais est-il légitime, à partir de
là, de stigmatiser la standardisation des esprits et des modes de vie ainsi que
la paupérisation du monde esthétique et imaginaire ? On peut en douter. La
vérité est que la diffusion généralisée du style-cinéma s’accompagne plutôt
d’une tendance à l’élévation des exigences esthétiques du plus grand
nombre. Nous sommes moins à l’heure de la prolétarisation du
consommateur et de la destruction des existences singulières qu’à celle de
l’artialisation généralisée des goûts et des modes d’existence. Ciné-life,
cinémania, ciné-vision, cela ne veut pas dire immersion totale dans le
monde des images. Si l’empire de celles-ci s’amplifie, il en va de même de
la capacité de réflexivité et de distance des individus envers le monde tel
qu’il va et la culture telle qu’elle se donne. Ce que l’univers écranique a
apporté à l’homme hypermoderne, c’est moins, comme on l’affirme trop
souvent, le règne de l’aliénation totale qu’une puissance nouvelle de recul
critique, de détachement ironique, de jugement et de désirs esthétiques. La
singularisation y a plus gagné que le moutonnement grégaire.
Là est l’honneur du cinéma : lorsque la vie cherche à ressembler au
cinéma, se développent les visées esthétiques et l’affirmation accrue des
singularités. Mais, en même temps, dans ce couple infernal où la fièvre
individualiste de la satisfaction va de pair avec la déception, les rêves avec
leur cortège de désillusions et de frustrations vont croissant. La lumière
écranique a sa part d’ombre : quand l’écran devient refuge, la vie s’estompe
dans le leurre de la procuration et dans la banalité médiocre du formaté.
Point d’effondrement de la culture de la singularité dans le règne de la
barbarie esthétique, mais point non plus de triomphe de ce que Valéry
appelait la « valeur esprit ». Point de film catastrophe, point non plus de
happy end.

1. Élie Faure, Fonction du cinéma, op. cit., p. 74.


2. Entretien avec Jean Serroy.
3. « À Genève, le festival du film sur les droits humains nargue l’ONU », Le Monde,
samedi 10 mars 2007.
4. Oscar Wilde, Le Déclin du mensonge (1889), Paris, Allia, 1997, p. 71.
5. Alain Roger, Court Traité du paysage, Paris, Gallimard, 1997, p. 13.
6. . Ibid., p. 16-17. Alain Roger parle d’une « double artialisation » : « La première est
directe, in situ ; la seconde, indirecte, in visu, par la médiation du regard. »
7. . Au point que même les événements les plus tragiques n’échappent pas tout à fait au
référentiel cinéma : le 11 septembre 2001, les avions qui s’encastrent dans les Twin
Towers semblent sortir d’un film catastrophe hollywoodien, à quoi on les rattache
aussitôt, avec le sentiment que la réalité écrit un scénario plus riche encore que la
fiction.
Index des films cités

À bout de souffle (Jean-Luc Godard, 1959), 1, 2


À l’est d’Eden (Elia Kazan, 1955), 1
À la recherche du bonheur (Gabriele Muccino, 2006), 1
A Very British Gangster (Donald MacIntyre, 2007), 1
Adaptation (Spike Jonze, 2003), 1
Âge des possibles (L’) (Pascale Ferran, 1996), 1
A.I. Intelligence artificielle (Steven Spielberg, 2001), 1
Ailes du courage (Les) (Jean-Jacques Annaud, 1996), 1
Alexandre Nevski (Sergueï M. Eisenstein, 1938), 1
Alien, la résurrection (Jean-Pierre Jeunet, 1997), 1, 2
Alien, le huitième passager (Ridley Scott, 1979), 1
Ali Zaoua, prince de la rue (Nabil Ayouch, 2000), 1
Allemagne, année zéro (Roberto Rossellini, 1948), 1
Amadeus (Milos Forman, 1984), 1
Amant de Lady Chatterley (L’) (Marc Allégret, 1955), 1
Amant de Lady Chatterley (L’) (Just Jaeckin, 1981), 1 ; voir également
Lady Chatterley
Amarcord (Federico Fellini, 1974), 1
America, America (Elia Kazan, 1963), 1, 2
American Beauty (Sam Mendes, 1999), 1
American Pie (Paul Weitz, 1999), 1, 2
Amistad (Steven Spielberg, 1997), 1
Amours chiennes (Alejandro González Iñárritu, 1999), 1, 2
Ange bleu (L’) (Josef von Sternberg, 1930), 1
Angel (François Ozon, 2007), 1
Apocalypse Now (Francis Ford Coppola, 1979), 1, 2
Apocalypto (Mel Gibson, 2006), 1
Appât (L’) (Bertrand Tavernier, 1994), 1
Apportez-moi la tête d’Alfredo Garcia (Sam Peckinpah, 1974), 1
Armée des douze singes (L’) (Terry Gilliam, 1995), 1
Arthur et les Minimoys (Luc Besson, 2006), 1, 2
Assassinat du duc de Guise (L’) (Charles Le Bargy et André Calmettes,
1908), 1
Astérix et Obélix : mission Cléopâtre (Alain Chabat, 2002), 1, 2
Atalante (L’) (Jean Vigo, 1934), 1
Au loin s’en vont les nuages (Aki Kaurismaki, 1996), 1
Au nom de la liberté (Phillip Noyce, 2007), 1
Au revoir les enfants (Louis Malle, 1987), 1
Au secours ! j’ai trente ans (Marie-Anne Chazel, 2004), 1
Au travers des oliviers (Abbas Kiarostami, 1994), 1, 2
Auberge espagnole (L’) (Cédric Klapisch, 2001), 1
Aurore (L’) (F.W. Murnau, 1927), 1
Austerlitz (Abel Gance, 1960), 1
Autant en emporte le vent (Victor Fleming, 1939), 1
Automne (Ra’up McGee, 2007), 1
Avalon (Mamoru Oshii, 2001), 1
Aventuriers de l’Arche perdue (Les) (Steven Spielberg, 1981), 1
Avventura (L’) (Michelangelo Antonioni, 1960), 1

Babel (Alejandro González Inárritu, 2006), 1, 2, 3


Baby Boom (Charles Shyer, 1987), 1
Bagdad Café (Percy Adlon, 1988), 1, 2, 3
Baise-moi (Virginie Despentes et Coralie Trinh Thi, 1999), 1
Bamako (Abderramane Sissako, 2006), 1
Banlieue 13 (Pierre Morel, 2004), 1
Barton Fink (Joel et Ethan Coen, 1991), 1
Basic Instinct (Paul Verhoeven, 1992), 1, 2
Batman Begins (Christopher Nolan, 2004), 1
Batman et Robin (Joel Schumacher, 1997), 1
Belle de jour (Luis Buñuel, 1967), 1
Belle Noiseuse (La) (Jacques Rivette, 1991), 1
Belle toujours (Manoel de Oliveira, 2007), 1
Belphégor, le fantôme du Louvre (Jean-Paul Salomé, 2000), 1
Ben Hur (Fred Niblo, 1926), 1
Benny’s video (Michael Haneke, 1992), 1
Betty Fisher et autres histoires (Claude Miller, 2001), 1
Billy Elliot (Stephen Daldry, 2000), 1
Black Book (Paul Verhoeven, 2006), 1
Blade Runner (Ridley Scott, 1981), 1
Blood Diamond (Edward Zwick, 2007), 1
Bobby (Emilio Estevez, 2006), 1
Bonheur est dans le pré (Le) (Étienne Chatiliez, 1995), 1
Bonnes Femmes (Les) (Claude Chabrol, 1960), 1
Borat (Larry Charles, 2006), 1
Bouge pas, meurs, ressuscite (Vitali Kanevski, 1990), 1
Boulevard du crépuscule (Billy Wilder, 1950), 1
Bowling for Columbine (Michael Moore, 2002), 1, 2
Braveheart (Mel Gibson, 1995), 1
Brice de Nice (James Huth, 2005), 1
Brigades du Tigre (Les) (Jérôme Cornuau, 2006), 1
Broken Flowers (Jim Jarmusch, 2005), 1
Bronzés (Les) (Patrice Leconte, 1978)
Bronzés 3 (Les) (Patrice Leconte, 2006), 1, 2, 3
Bubble (Steven Soderbergh, 2006), 1
Bye-Bye (Karim Dridi, 1995), 1

Ça tourne à Manhattan (Tom DiCillo, 1994), 1


Caché (Michael Haneke, 2004), 1, 2
Cage aux folles (La) (Edouard Molinaro, 1978), 1
Cage aux rossignols (La) (Jean Dréville, 1944), 1
Capitaine Conan (Bertrand Tavernier, 1996), 1
Carnets de voyage (Walter Salles, 2004), 1
Carnets intimes (Naomi Kawase, depuis 1988), 1
Casablanca (Michael Curtiz, 1942), 1
Casino (Martin Scorsese, 1995), 1
Casino Royale (Martin Campbell, 2006), 1
Casque bleu (Gérard Jugnot, 1994), 1
Catwoman (Pitof, 2004), 1, 2
Cauchemar de Darwin (Le) (Hubert Sauper, 2005), 1, 2, 3, 4
Ce qui me meut (Cédric Klapisch, 1989), 1
Cellular (David R. Ellis, 2004), 1
Cercle (Le) – The Ring 2 (Hideo Nakata, 2005), 1
Cercle des poètes disparus (Le) (Peter Weir, 1989), 1
Chagrin et la Pitié (Le) (Marcel Ophuls, 1969), 1
Chambre des magiciennes (La) (Claude Miller, 1999), 1
Changement d’adresse (Emmanuel Mouret, 2006), 1
Chanteur de jazz (Le) (Alan Crosland, 1927), 1
Chantons sous la pluie (Stanley Donen et Gene Kelly, 1952), 1
Chatte sur un toit brûlant (La) (Richard Brooks, 1958), 1
Chevalier (Brian Helgeland, 2001), 1
Chevaliers du ciel (Les) (Gérard Pirès, 2005), 1, 2, 3
Choristes (Les) (Christophe Barratier, 2004), 1
Chouchou (Merzak Allouache, 2002), 1
Chronique des années de braise (Lakhdar Hamina, 1975), 1
Chute libre (Joel Schumacher, 1992), 1
Cinquième Élément (Le) (Luc Besson, 1997), 1, 2
Cinq Sens (Les) (Jeremy Podeswa, 2000), 1
Citadelle assiégée (La) (Philippe Calderon, 2006), 1
Cité de Dieu (La) (Fernando Meirelles, 2002), 1
Cité de la peur, une comédie familiale (La) (Alain Berbérian, 1993), 1
Cité des enfants perdus (La) (Jean-Pierre Jeunet et Marc Caro, 1995), 1
Citizen Kane (Orson Welles, 1941), 1, 2
Cléo de 5 à 7 (Agnès Varda, 1962), 1, 2
Cléopâtre (Joseph L. Mankiewicz, 1963), 1
Cocoon (Ron Howard, 1985), 1, 2
Cœur des hommes (Le) (Marc Esposito, 2003), 1
Cœurs (Alain Resnais, 2006), 1
Collision (Paul Haggis, 2005), 1, 2
Comme t’y es belle ! (Lisa Azuelos, 2006), 1
Consultation (La) (Hélène de Crécy, 2007), 1
Conversation(s) avec une femme (Hans Canosa, 2006), 1
Corniaud (Le) (Gérard Oury, 1964), 1
Cours, Lola, cours ! (Tom Tykwer, 1998), 1
Coûte que coûte (Claire Simon, 1995), 1
Crash (David Cronenberg, 1996), 1
Croix de bois (Les) (Raymond Bernard, 1931), 1
Crustacés et coquillages (Olivier Ducastel et Jacques Martineau, 2005), 1

Da Vinci Code (Ron Howard, 2005), 1


Dahlia noir (Le) (Brian De Palma, 2006), 1, 2
Dame de Shanghai (La) (Orson Welles, 1946), 1
Dangereusement vôtre (John Glen,1985), 1
Dans la chambre de Vanda (Pedro Costa, 2001), 1
Dans la peau de Jacques Chirac (Karl Zéro, 2006), 1
Danse avec les loups (Kevin Costner, 1990), 1, 2, 3, 4
Débandade (La) (Claude Berri, 1999), 1
Déclin de l’empire américain (Le) (Denys Arcand, 1986), 1
De l’autre côté du périph’ (Bertrand et Nils Tavernier, 1997), 1
Delicatessen (Jean-Pierre Jeunet et Marc Caro, 1990), 1, 2
Dents de la mer (Les) (Steven Spielberg, 1975), 1
Dernière Femme (La) (Marco Ferreri, 1975), 1
Dernière Tentation du Christ (La) (Martin Scorsese, 1988), 1
Dernier Tournant (Le) (Pierre Chenal, 1939), 1
Dernier Trappeur (Le) (Nicolas Vannier, 2004), 1
Derrière (Le) (Valérie Lemercier, 1999), 1
Destricted (collect., 2007), 1
2001 : l’Odyssée de l’espace (Stanley Kubrick, 1968), 1
Diable s’habille en Prada (Le) (David Frankel, 2006), 1, 2
Dieux du stade (Les) (Leni Riefenstahl, 1936), 1
Dîner de cons (Le) (Francis Veber, 1997), 1
Disparus de Saint-Agil (Les) (Christian-Jaque, 1938), 1
Diva (Jean-Jacques Beineix, 1981), 1, 2, 3
Dix Commandements (Les) (Cecil B. DeMille, 1956), 1
18 Ans après (Coline Serreau, 2003), 1
e
10 Chambre, instants d’audience (Raymond Depardon, 2004), 1
Dolce Vita (La) (Federico Fellini, 1959), 1
Dopo mezzanotte (Davide Ferrario, 2005), 1
Do the Right Thing (Spike Lee, 1989), 1
Dragon rouge (Brett Ratner, 2002), 1
Dreamgirls (Bill Condon, 2006), 1
Droit de tuer ? (Le) (Joel Schumacher, 1996), 1
Drôlesse (La) (Jacques Doillon, 1979), 1
Duel (Steven Spielberg, 1971), 1
Easy Rider (Dennis Hopper, 1969), 1, 2
Ecco fatto (Gabriele Muccino, 1997), 1
Ed Wood (Tim Burton, 1994), 1
Elektra (Rob Bowman, 2005), 1
Élémentaire, mon cher… Lock Holmes (Thom Eberhardt, 1989), 1
Elephant (Gus Van Sant, 2003), 1, 2
Emmanuelle (Just Jaeckin, 1974), 1
Empire des sens (L’) (Nagisa Oshima, 1976), 1
En bonne compagnie (Paul Weitz, 2005), 1
En pleine tempête (Wolfgang Petersen, 2000), 1
Enfants (Les) (Christian Vincent, 2004), 1
Entracte (René Clair, 1924), 1
Equipée sauvage (L’) (Laszlo Benedek, 1954), 1
Erin Brockovich (Steven Soderbergh, 2000), 1
Esquisses de Frank Gehry (Sydney Pollack, 2006), 1
Esquive (L’) (Abdellatif Kechiche, 2003), 1
E.T. (Steven Spielberg, 1982), 1, 2
Et la vie continue (Abbas Kiarostami, 1992), 1, 2
Eternal Sunshine of the Spotless Mind (Michel Gondry, 2004), 1
Étoile imaginaire (L’) (Gianni Amelio, 2006), 1
Être et avoir (Nicolas Philibert, 2002), 1
Evelyn (Bruce Beresford, 2003), 1
Exhibition (Jean-François Davy, 1975), 1

Fabuleux destin d’Amélie Poulain (Le) (Jean-Pierre Jeunet, 2001), 1, 2,


3, 4
Fabulous ! The Story of Queer Cinema (Lisa Ades et Lesli Klainberg,
2006), 1
Facteur (Le) (Michael Radford, 1995), 1
Facteur sonne toujours deux fois (Le) (Tay Garnett, 1946), 1
Facteur sonne toujours deux fois (Le) (Bob Rafelson, 1981), 1
Fahrenheit 9/11 (Michael Moore, 2004), 1, 2, 3, 4
Fallait pas !… (Gérard Jugnot, 1996), 1
Fast and Furious (Rob Cohen, 2001), 1
Faute à Fidel (La) (Julie Gavras, 2006), 1
Femmes au bord de la crise de nerfs (Pedro Almodovar, 1988), 1
Festen (Thomas Vinterberg, 1998), 1
Festin de Babette (Le) (Gabriel Axel, 1986), 1
Fièvre au corps (La) (Lawrence Kasdan, 1981), 1
Fièvre du samedi soir (La) (John Badham, 1977), 1
Fight Club (David Fincher, 1999), 1, 2
Fille de quinze ans (La) (Jacques Doillon, 1989), 1
Final Fantasy (Hironobu Sakaguchi, 2001), 1, 2
Fin du jour (La) (Julien Duvivier, 1939), 1
Firewall (Richard Loncraine, 2005), 1, 2
Flèche brisée (La) (Delmer Daves, 1950), 1
Flesh (Paul Morrissey et Andy Warhol, 1968), 1
Forrest Gump (Robert Zemeckis, 1993), 1, 2
Frankenstein, d’après Mary Shelley (Kenneth Branagh, 1994), 1
Frère du guerrier (Le) (Pierre Jolivet, 2001), 1
Frères d’exil (Yilmaz Arsian, 2006), 1, 2
Friends with Money (Nicole Holofcener, 2006), 1
Fugitifs (Les) (Francis Veber, 1986), 1
Fureur de vivre (La) (Nicholas Ray, 1955), 1
Furyo (Nagisa Oshima, 1982), 1

Gazon maudit (Josiane Balasko, 1995), 1


Ginger et Fred (Federico Fellini, 1985), 1
Girlfight (Karyn Kusama, 2000), 1
Gladiator (Ridley Scott, 1999), 1
Glaneurs et la glaneuse (Les) (Agnès Varda, 1999), 1
Goal (Danny Cannon, 2005), 1
Golden Door (Emanuele Crialese, 2006), 1
Goldeneye (Martin Campbell, 1995), 1
Goodbye Bafana (Bille August, 2007), 1
Good Bye Lenin ! (Wolfgang Becker, 2002), 1
Gosford Park (Robert Altman, 2001), 1
Goût des autres (Le) (Agnès Jaoui, 1999), 1
Graine de violence (Richard Brooks, 1955), 1, 2
Grand Appartement (Le) (Pascal Thomas, 2006), 1
Grand Bleu (Le) (Luc Besson, 1988), 1, 2, 3, 4
Grand Silence (Le) (Philip Gröning, 2006), 1
Grande Bouffe (La) (Marco Ferreri, 1973), 1
Grande Finale (La) (Gerardo Olivares, 2006), 1
Guerre des étoiles (La) (George Lucas, 1977), 1, 2 ; voir également Star
Wars
Guerre des mondes (La) (Steven Spielberg, 2005), 1
Guerre sans nom (La) (Bertrand Tavernier, 1991), 1

Haine (La) (Mathieu Kassovitz, 1995), 1, 2


Hammam (Ferzan Ozpetek, 1997), 1
Hannibal (Ridley Scott, 2000), 1
Hannibal Lecter, les origines du mal (Peter Webber, 2007), 1
Harry Potter à l’école des sorciers (Chris Columbus, 2001), 1, 2
Head-On (Fatih Akin, 2004), 1
Heat (Paul Morrissey, 1972), 1
Hedwig and the Angry Inch (John Cameron Mitchell, 2001), 1
Hellphone (James Huth, 2007), 1
Himalaya, l’enfance d’un chef (Éric Valli, 1999), 1
Hiroshima mon amour (Alain Resnais, 1959), 1
Hollywood Homicide (Ron Shelton, 2003), 1
Hollywoodland (Allen Coulter, 2005) , 1
Homme à la caméra (L’) (Dziga Vertov, 1929), 1
Homme qui rétrécit (L’) (Jack Arnold, 1957), 1
Horde sauvage (La) (Sam Peckinpah, 1969), 1
Hôtel Rwanda (Terry George, 2005), 1
800 kilomètres de différence (Claire Simon, 2002), 1, 2
Huitième Jour (Le) (Jaco Van Dormael, 1996), 1

I Robot (Alex Proyas, 2004), 1


Ici Najac, à vous la terre (Jean-Henri Meunier, 2006), 1
If (Lindsay Anderson, 1969), 1
Il a suffi que maman s’en aille (René Féret, 2007), 1
Il était une fois dans l’Ouest (Sergio Leone, 1969), 1
Impasse (L’) (Brian De Palma, 1993), 1
Impitoyable (Clint Eastwood, 1992), 1
In my Country (John Boorman, 2004), 1
Incorruptibles (Les) (Brian De Palma, 1987), 1
Indiana Jones (Steven Spielberg ; Les Aventuriers de l’arche perdue, 1981 ;
Le Temple maudit, 1984 ; La Dernière Croisade, 1989), 1, 2
Indigènes (Rachid Bouchareb, 2006), 1, 2, 3
Inland Empire (David Lynch, 2006), 1, 2, 3
Inside Job (Nicolas Winding Refn, 2004), 1
Intervista (Federico Fellini, 1986), 1
Intolérance (David W. Griffith, 1916), 1, 2
Irréversible (Gaspard Noé, 2002), 1, 2
Itchkeri Kenti (Florent Marcie, 1996), 1
It’s in the Water (Kelli Herd, 1998), 1
Ivan le Terrible (Sergueï M. Eisenstein, 1944-1945), 1
Ivanhoé (Richard Thorpe, 1952), 1

J’aime travailler (Francesca Comencini, 2004), 1


J’ai faim !!! (Florence Quentin, 2001), 1, 2
J’ai horreur de l’amour (Laurence Ferreira-Barbosa, 1997), 1, 2
J’attends quelqu’un (Jérôme Bonnell, 2007), 1
J’embrasse pas (André Téchiné, 1991), 1
Jacquou le croquant (Laurent Boutonnat, 2006), 1
Je déteste les enfants des autres (Anne Fassio, 2007), 1
Je n’en ferai pas un drame (Dodine Herry, 1996), 1
Je pense à vous (Jean-Pierre et Luc Dardenne, 1992), 1
Je t’aime quand même (Nina Companeez, 1993), 1
Je vais craquer (François Leterrier, 1980), 1
Je veux tout (Guila Braoudé, 1999), 1
Je vous trouve très beau (Isabelle Mergault, 2006), 1
Jeanne d’Arc (Victor Fleming, 1948), 1
Jeanne d’Arc (Luc Besson, 1999), 1
Jeanne et le garçon formidable (Olivier Ducastel et Jacques Martineau,
1997), 1
Jesus Camp (Heidi Ewing et Rachel Grady, 2006), 1
Jetée (La) (Chris Marker, 1963), 1, 2
Jeune Werther (Le) (Jacques Doillon, 1992), 1
Jeux de guerre (Phillip Noyce, 1992), 1
Jeux interdits (René Clément, 1952), 1
Jour d’après (Le) (Roland Emmerich, 2004), 1
Journal de Bridget Jones (Le) (Sharon Maguire, 2001), 1, 2
Joyeux Noël (Christian Carion, 2005), 1
Jurassic Park (Steven Spielberg, 1993), 1, 2, 3
Just a Kiss (Ken Loach, 2004), 1, 2

Kamchatka (Marcelo Pineyro, 2002), 1


Kedma (Amos Gitaï, 2002), 1
Kennedy et moi (Sam Karmann, 1999), 1, 2
Ken Park (Larry Clark et Ed Lachman, 2003), 1
Khamosh Pani (Sabiha Sumar, 2004), 1, 2
Kill Bill (Quentin Tarantino ; Volume I, 2003 et Volume II, 2004), 1
King Kong (Marian C. Cooper et Ernest B. Schœdsack, 1933 ; John
Guillermin, 1976 ; Peter Jackson, 2005), 1, 2
Kirikou et la sorcière (Michel Ocelot, 1998), 1

La Ciénaga (Lucrecia Martel, 2001), 1


Lacombe Lucien (Louis Malle, 1974), 1, 2
Lady Chatterley (Pascale Ferran, 2006), 1, 2, 3, 4 ; voir également
Amant de Lady Chatterley (L’)
Là-haut. Un roi au-dessus des nuages (Pierre Schoendoerffer, 2004), 1
Laissez-passer (Bertrand Tavernier, 2001), 1
Larmes du soleil (Les) (Antoine Fuqua, 2003), 1
Larry Flint (Milos Forman, 1996), 1
Latcho Drom (Tony Gatlif, 1993), 1
Law and Order (Quand la poudre parle) (Nathan Juran, 1953), 1
Leçon de piano (La) (Jane Campion, 1992), 1
Lettres d’Iwo Jima (Clint Eastwood, 2006), 1
Liaison fatale (Adrian Lyne, 1987), 1, 2, 3
Libero (Kim Rossi Stuart, 2006), 1
Life (Thomas Balmes, en préparation en 2007), 1
Liste de Schindler (La) (Steven Spielberg, 1993), 1
Little Big Man (Arthur Penn, 1970), 1
Little Children (Todd Field, 2006), 1
Little Miss Sunshine (Jonathan Dayton et Valerie Faris, 2006), 1, 2, 3
Little Senegal (Rachid Bouchareb, 2000), 1
Loco 33 (Diego Arsuada, 2002), 1
Loi du désir (La) (Pedro Almodovar, 1986), 1
Loi du Seigneur (La) (William Wyler, 1956), 1
Loin d’elle (Sarah Polley, 2007), 1
Loin du Paradis (Todd Haynes, 2002), 1
Lord of War (Andrew Niccol, 2005), 1
Lost Highway (David Lynch, 1997), 1
Louis, enfant roi (Roger Planchon, 1992), 1
Lune dans le caniveau (La) (Jean-Jacques Beineix, 1983), 1

Ma meilleure ennemie (Chris Colombus, 1998), 1


Ma 6-T va crack-er (Jean-François Richet, 1997), 1
Mad Max (George Miller, 1979), 1, 2
Main droite du Diable (La) (Costa-Gavras, 1988), 1
Mais qui a tué Tano ? (Roberta Torre, 1997), 1
Magnolia (Paul Thomas Anderson, 1999), 1
Marathon Man (John Schlesinger, 1976), 1
Marche de l’empereur (La) (Luc Jacquet, 2005), 1, 2, 3
Mariages (Valérie Guignabodet, 2004), 1
Marie-Antoinette (Sofia Coppola, 2006), 1, 2
Marius et Jeannette (Robert Guédiguian, 1996), 1
Mary à tout prix (Bobby et Peter Farrelly, 1998), 1
Mas des alouettes (Le) (Paolo et Vittorio Taviani, 2007), 1
Matrix (Larry et Andy Wachowski, 1999), 1, 2, 3
Matrix reloaded (Larry et Andy Wachowski, 2003), 1
Maurice (James Ivory, 1987), 1
Mauvais Sang (Leos Carax, 1986), 1
Mayrig (Henri Verneuil, 1990), 1
Meilleures Intentions (Les) (Bille August, 1992), 1
Memento (Christopher Nolan, 2000), 1
Mémoire d’un saccage (Fernando Solanas, 2004), 1
Mémoires de nos pères (Clint Eastwood, 2006), 1, 2
Men in Black (Barry Sonnenfeld, 1997), 1
Mes chers voisins (Alex de la Iglesia, 2000), 1
Mes meilleurs copains (Jean-Marie Poiré, 1988), 1
Metropolis (Fritz Lang, 1926), 1
Metropolis (Rintaro, 2002), 1
Meurs un autre jour (Lee Tamahori, 2002), 1
Miami Vice. Deux flics à Miami (Michael Mann, 2006), 1
Michou d’Auber (Thomas Gilou, 2007), 1
Microcosmos, le peuple de l’herbe (Claude Nuridsany et Marie Perrenou,
1996), 1
Million Dollar Baby (Clint Eastwood, 2005), 1, 2
Mimi (Claire Simon, 2003), 1
Minority Report (Steven Spielberg, 2002), 1, 2, 3
Mission impossible (Brian De Palma, 1996), 1
Mister G (Stephen Herek, 1998), 1
Moi, César, 10 ans 1/2, 1 m 39 (Richard Berry, 2003), 1
Momie (La) (Stephen Sommers, 1999), 1
Mon ami Machuca (Andrés Wood, 2004), 1
Mon petit doigt m’a dit (Pascal Thomas, 2005), 1
Monde du silence (Le) (Jacques-Yves Cousteau et Louis Malle, 1956), 1
Mondovino (Jonathan Nossiter, 2004), 1, 2
Monsieur Batignole (Gérard Jugnot, 2001), 1
Monsieur N. (Antoine de Caunes, 2003), 1
Monster (Patty Jenkins, 2003), 1, 2, 3
Monty Python, Sacré Graal (Terry Gilliam et Terry Jones, 1974), 1
Mort aux trousses (La) (Alfred Hitchcock, 1959), 1
Mort suspendue (La) (Kevin Macdonald, 2003), 1
Moulin Rouge (Baz Luhrmann, 2001), 1
Mourir à trente ans (Romain Goupil, 1982), 1
Mousquetaires de la reine (Les) (Georges Méliès, 1903), 1
Mulholland Drive (David Lynch, 2001), 1
Muriel ou le temps d’un retour (Alain Resnais, 1963), 1
My Beautiful Laundrette (Stephen Frears, 1985), 1
Mystère de la chambre jaune (Le) (Bruno Podalydès, 2003), 1
Mystère Silkwood (Le) (Mike Nichols, 1983), 1

Naissance d’une nation (David W. Griffith, 1915), 1, 2


Napoléon (Abel Gance, 1925-1927 et 1932), 1
Napoléon et moi (Paolo Virzi, 2006), 1
Ne dis rien (Iciar Bollain, 2003), 1
Neuf semaines 1/2 (Adrian Lyne, 1986), 1
New York 1997 (John Carpenter, 1981), 1
Nikita (Luc Besson, 1990), 1
Nos vies heureuses (Jacques Maillot, 1999), 1
Nous irons à Paris (Jean Boyer, 1949), 1
Nouveau Monde (Le) (Terrence Malick, 2005), 1, 2
Nouvelle Chance (Anne Fontaine, 2006), 1
Nuit américaine (La) (François Truffaut, 1973), 1
Nuit des morts-vivants (La) (George A. Romero, 1968), 1
Nuit et brouillard (Alain Resnais, 1956), 1
Nuits fauves (Les) (Cyril Collard, 1992), 1, 2

Octobre (Sergueï M. Eisenstein, 1927), 1


Oiseau d’argile (L’) (Tareque Masud, 2001), 1
Oiseaux (Les) (Alfred Hitchcock, 1963), 1
Orange mécanique (Stanley Kubrick, 1971), 1
OSS 117. Le Caire, nid d’espions (Michel Hazanavicius, 2006), 1
Ossessione (Luchino Visconti, 1942), 1
Où est la maison de mon ami ? (Abbas Kiarostami, 1987), 1, 2
Our Family Trouble (en préproduction en 2007), 1-2

Pacte des loups (Le) (Christophe Gans, 2001), 1


Pain et chocolat (Franco Brusati, 1972), 1
Palindromes (Todd Solondz, 2004), 1
Papier ne peut pas envelopper la braise (Le) (Rithy Panh, 2007), 1
Paradise Now (Hany Abu-Assad, 2005), 1
Parfum (Le) (Tom Tykwer, 2006), 1
Parle avec elle (Pedro Almodovar, 2002), 1
Passion du Christ (La) (Mel Gibson, 2004), 1, 2
Pearl Harbor (Michael Bay, 2001), 1
Père tranquille (Le) (René Clément et Noël-Noël, 1946), 1
Péril jeune (Le) (Cédric Klapisch, 1994), 1
Persepolis (Marjane Satrapi et Vincent Paronnaud, 2007), 1
Petit Criminel (Le) (Jacques Doillon, 1990), 1, 2
Petit Lieutenant (Le) (Xavier Beauvois, 2005), 1
Petite Voleuse (La) (Claude Miller, 1988), 1
Petits Meurtres entre amis (Danny Boyle, 1994), 1
Peuple migrateur (Le) (Jacques Perrin, 2001), 1
Philadelphia (Jonathan Demme, 1993), 1
Pic de Dante (Le) (Roger Donaldson, 1996), 1
Pierrot le fou (Jean-Luc Godard, 1965), 1, 2
Pile et face (Peter Hewitt, 1998), 1
Pirates des Caraïbes (Gore Verbinski ; 1, 2003 ; 2, 2006 ; 3, 2007), 1, 2,
3
Place Vendôme (Nicole Garcia, 1998), 1
Plan 9 from Outer Space (Ed Wood, 1959), 1
Pocahontas, une légende indienne (Mike Gabriel et Eric Goldberg, 1995),
1
Point Break (Kathryn Bigelow, 1991), 1
Pôle Express (Le) (Robert Zemeckis, 2004), 1
Pomme (La) (Samira Makhmalbaf, 1998), 1, 2, 3
Ponette (Jacques Doillon, 1996), 1
Port de l’angoisse (Le) (Howard Hawks, 1945), 1
Porte du Paradis (La) (Michael Cimino, 1980), 1
Portes de la nuit (Les) (Marcel Carné, 1946), 1
Poupées russes (Les) (Cédric Klapisch, 2005), 1
Premier Cri (Le) (Gilles de Maistre, 2007), 1
Première Sirène (La) (Mervyn Le Roy, 1952), 1
Pressentiment (Le) (Jean-Pierre Darroussin, 2006), 1
Prêt-à-porter (Robert Altman, 1994), 1
Pretty Woman (Gary Marshall, 1990), 1
Prix de beauté (Augusto Genina, 1930), 1
Procès de Jeanne d’Arc (Le) (Robert Bresson, 1962), 1
Projet Blair Witch (Le) (Daniel Myrick et Eduardo Sanchez, 1999), 1
Promeneur du Champ-de-Mars (Le) (Robert Guédiguian, 2004), 1
Prospero’s Books (Peter Greenaway, 1991), 1
Providence (Alain Resnais, 1976), 1
Psycho (Gus Van Sant, 1998), 1
Psychose (Alfred Hitchcock, 1960), 1
Puccini et moi (Maria Maggenti, 2006), 1
Pulp Fiction (Quentin Tarantino, 1993), 1, 2
Punch-Drunk Love (Paul Thomas Anderson, 2002), 1

Quatre Cents Coups (Les) (François Truffaut, 1959), 1, 2, 3, 4


4 mois, 3 semaines, 2 jours (Cristian Mungiu, 2007), 1

Raging Bull (Martin Scorsese, 1980), 1, 2


Raining Stones (Ken Loach, 1992), 1
Rain Man (Barry Levinson, 1988), 1
Raison du plus faible (La) (Lucas Belvaux, 2005), 1
Rambo (Ted Kotcheff, 1982), 1
Randonneurs (Les) (Philippe Harel, 1996), 1
Récréations (Claire Simon, 1992), 1
Regarde les hommes tomber (Jacques Audiard, 1994), 1
Rencontres du troisième type (Steven Spielberg, 1977), 1, 2, 3
Requiem for a Dream (Darren Aronofsky, 2000), 1
Respiro (Emanuele Crialese, 2002), 1
Ressources humaines (Laurent Cantet, 1999), 1
Restons groupés (Jean-Paul Salomé, 1998), 1
Retour de Martin Guerre (Le) (Daniel Vigne, 1982), 1
Retour vers le futur (Robert Zemeckis, 1985), 1
Revanche d’une blonde (La) (Robert Luketic, 2001), 1
Riff Raff (Ken Loach, 1990), 1
Rize (David LaChapelle, 2005), p 1
Robin des Bois (Allan Dwan, 1922), 1
Robocop (Paul Verhoeven, 1987), 1
Rock Academy (Richard Linklater, 2004), 1
Rock around the Clock (Fred F. Sears, 1956), 1
Rocky (1, John Avildsen, 1976 ; 2, Sylvester Stallone, 1979 ; 3, Sylvester
Stallone, 1982 ; 4, Sylvester Stallone, 1985 ; 5, John Avildsen, 1990),
1, 2
Rocky Balboa (Sylvester Stallone, 2006), 1
Roger et moi (Michael Moore, 1989), 1, 2
Roi Lion (Le) (Roger Allers et Rob Minkoff, 1994), 1
Rois du désert (Les) (David O. Russell, 1999), 1
Romance (Catherine Breillat, 1998), 1
Rome ville ouverte (Roberto Rossellini, 1946), 1
Roseaux sauvages (Les) (André Téchiné, 1994), 1, 2, 3
Rose pourpre du Caire (La) (Woody Allen, 1984), 1
Rosetta (Jean-Pierre et Luc Dardenne, 1999), 1
Route enchantée (La) (Pierre Caron, 1938), 1
RRRrrrr !!! (Alain Chabat, 2004), 1

S 21, la machine de mort khmère rouge (Rithy Panh, 2002), 1


Sacré Robin des Bois (Mel Brooks, 1993), 1
Saison des hommes (La) (Moufida Tlatli, 2000), 1
Salaam Bombay (Mira Nair, 1987), 1
Salam Cinéma (Mohsen Makhmalbaf, 1994), 1
Sans toit ni loi (Agnès Varda, 1985), 1, 2
Saraband (Ingmar Bergman, 2003), 1
Saw (James Wan, 2004 ; Saw 2 et Saw 3, Darren Lynn Bousman, 2005 et
2006), 1
Scarface (Brian De Palma, 1983), 1
Scary Movie (Keenen Ivory Wayans, 2000), 1
Scream (Wes Craven, 1, 1997 ; 2, 1998), 1, 2, 3
Secret de Brokeback Mountain (Le) (Ang Lee, 2005), 1
Seigneur des anneaux (Le) (Peter Jackson ; 1, 2001 ; 2, 2002 ; 3, 2003), 1,
2, 3, 4
Seigneurs de Dogtown (Les) (Catherine Hardwicke, 2005), 1
Selon Charlie (Nicole Garcia, 2006), 1
Sentiers de la gloire (Les) (Stanley Kubrick, 1957), 1
Sept Ans au Tibet (Jean-Jacques Annaud, 1997), 1
Se souvenir des belles choses (Zabou Breitman, 2002), 1
Seven (David Fincher, 1995), 1
Sexe, mensonges et vidéo (Steven Soderbergh, 1989), 1, 2
Shara (Naomi Kawase, 2003), 1, 2
Shizo (Guka Omarova, 2004), 1
Shoah (Claude Lanzmann, 1985), 1, 2, 3, 4
Shortbus (John Cameron Mitchell, 2006), 1
Short Cuts (Robert Altman, 1993), 1
Sideways (Alexander Payne, 2004), 1, 2, 3, 4, 5
Silence des agneaux (Le) (Jonathan Demme, 1990), 1, 2
Simone (Andrew Niccol, 2001), 1
Sixième Sens (M. Night Shyamalan, 1999), 1
Sleep (Andy Warhol, 1963), 1
Sliver (Phillip Noyce, 1993), 1
Smoking/No Smoking (Alain Resnais, 1993), 1
Snowboarder (Olias Barco, 2003), 1
Solitaire (Le) (Michael Mann, 1981), 1
Space Cowboys (Clint Eastwood, 2000), 1
Speed (Jan de Bont, 1994), 1
Spell your Name (Sergueï Boulovski, 2006), 1
Spider (David Cronenberg, 2002), 1
Spiderman (Sam Raimi, 1, 2002 ; 2, 2004 ; 3, 2007), 1, 2
Star Trek Générations (David Carson, 1994), 1
Star Wars (George Lucas ; La Menace fantôme, 1999 ; L’Attaque des
clones, 2002 ; La Revanche des Sith, 2005), 1, 2, 3, 4, 5, 6 ; voir
également Guerre des étoiles (La)
Stupeur et tremblements (Alain Corneau, 2003), 1
Subway (Luc Besson, 1984), 1
Sueurs froides (Alfred Hitchcock, 1958), 1
Super Size me (Morgan Spurlock, 2006), 1, 2, 3
Sur la route de Madison (Clint Eastwood, 1995), 1
Sur mes lèvres (Jacques Audiard, 2001), 1
Suzanne (Viviane Candas, 2007), 1
Swades (Ashutosh Gowariker, 2004), 1
Sweet sixteen (Ken Loach, 2002), 1, 2
Syriana (Steven Soderbergh, 2005), 1

Tabac, la conspiration (Nadia Collot, 2006), 1


Talons aiguilles (Pedro Almodovar, 1992), 1
Tanguy (Étienne Chatiliez, 2001), 1
Taxi (1, Gérard Pirès, 1997 ; 2, 3 et 4, Gérard Krawczyk, 1999, 2002 et
2007), 1, 2
Témoins (Les) (André Téchiné, 2007), 1
Temps des Gitans (Le) (Emir Kusturica, 1989), 1
Tentation de Jessica (La) (Charles Herman-Wurmfeld, 2002), 1
Tenue de soirée (Bertrand Blier, 1986), 1
Terminator (James Cameron ; 1, 1984 ; 2, 1990 ; Jonathan Mostow,
3, 2003), 1, 2, 3
Terre promise (Amos Gitaï, 2004), 1
Terror from Beyond Space (Edward L. Cahn, 1958), 1
Thank you for Smoking (Jason Reitman, 2006), 1
The Barber : l’homme qui n’était pas là (Joel Coen, 2001), 1
The Birdcage (Mike Nichols, 1996), 1
The Constant Gardener (Fernando Meirelles, 2005), 1
The Fountain (Darren Aronovsky, 2006), 1
The Full Monty (Peter Cattaneo, 1997), 1, 2, 3
The Good German (Steven Soderbergh, 2006), 1
The Hi-Lo Country (Stephen Frears, 1998), 1
The Politics of Fur (Laura Nix, 2002), 1
The Queen (Stephen Frears, 2006), 1
The Servant (Joseph Losey, 1963), 1
The Tulse Luper Suitcases : 1, 2, 3 (Peter Greenaway, 2003-2005), 1
Thelma et Louise (Ridley Scott, 1990), 1
Thirteen (Catherine Hardwicke, 2003), 1
Three Fugitives (Francis Veber, 1989), 1
Three Men and a Baby (Leonard Nimoy, 1987), 1
Tideland (Terry Gilliam, 2006), 1
Time Code (Mike Figgis, 2001), 1
Tipping the Velvet (Geoffrey Sax, 2002), 1
Titanic (James Cameron, 1997), 1, 2, 3, 4, 5, 6
Tootsie (Sydney Pollack, 1982), 1
Toto le héros (Jaco Van Dormael, 1991), 1, 2
Tous les matins du monde (Alain Corneau, 1991), 1
Tout ce que le Ciel permet (Douglas Sirk, 1955), 1
Tout peut arriver (Nancy Meyers, 2004), 1
Toute la beauté du monde (Marc Esposito, 2006), 1
Toy Story (John Lasseter, 1995), 1
Trace (La) (Bernard Favre, 1983), 1
Transformers (Michael Bay, 2007), 1
Transporteur (Le) (Louis Leterrier, 2002), 1
Trash (Paul Morrissey, 1970), 1
Trois Chambres de la mélancolie (Les) (Pirjo Honkasalo, 2004), 1
Trois Hommes et un couffin (Coline Serreau, 1985), 1, 2, 3
Trois Lumières (Les) (Fritz Lang, 1921), 1
Trois Mousquetaires (Les) (Mario Caserini, 1909), 1
Troisième Homme (Le) (Carol Reed, 1949), 1
Truands (Frédéric Schoendoerffer, 2007), 1
Tsahal (Claude Lanzmann, 1994), 1
Tueurs nés (Oliver Stone, 1994), 1
Twelve and Holding (Michael Cuesta, 2006), 1
Twister (Jan de Bont, 1996), 1

Un chien andalou (Luis Buñuel, 1928), 1


Un, deux, trois, soleil (Bertrand Blier, 1993), 1
Un long dimanche de fiançailles (Jean-Pierre Jeunet, 2004), 1
Un monde sans pitié (Éric Rochant, 1989), 1
Un nouveau Russe (Pavel Lounguine, 2003), 1
Un tramway nommé désir (Elia Kazan, 1952), 1
Underground (Emir Kusturica, 1995), 1
Une affaire de goût (Bernard Rapp, 1999), 1
Une époque formidable (Gérard Jugnot, 1991), 1
Une femme coréenne (Im Sang-soo, 2003), 1
Une femme de ménage (Claude Berri, 2002), 1
Une fois que tu es né… (Marco Tullio Giordana, 2004), 1
Une jeunesse chinoise (Lou Ye, 2006) , 1
Une jeunesse comme une autre (Dalia Hager et Vidi Bilu, 2006), 1
Une vérité qui dérange (Davis Guggenheim, 2005), 1, 2, 3, 4, 5

Va, vis et deviens (Radu Mihaileanu, 2005), 1, 2


Valseuses (Les) (Bertrand Blier, 1973), 1, 2
Van Helsing (Stephen Sommers, 2004), 1
Vent (Le) (Victor Sjöström, 1928), 1
Vento di terra (Vincenzo Marra, 2004), 1
Vénus Beauté (Institut) (Tonie Marshall, 1998), 1, 2
Vertical Limit (Martin Campbell, 2000), 1
Vidocq (Pitof, 2001), 1
Vie comme elle va (La) (Jean-Henri Meunier, 2003), 1
Vie de Jésus (La) (Bruno Dumont, 1997), p 1
Vie des autres (La) (Florian Henckel von Donnersmarck, 2006), 1, 2
Vie est belle (La) (Roberto Benigni, 1998), 1, 2, 3
Vie est un miracle (La) (Emir Kusturica, 2004), 1
Vie et rien d’autre (La) (Bertrand Tavernier, 1989), 1
Vie rêvée des anges (La) (Erick Zonca, 1998), 1
Vieille qui marchait dans la mer (La) (Laurent Heynemann, 1991), 1
21 grammes (Alejandro González Iñárritu, 2003), 1
Vierge des tueurs (La) (Barbet Schroeder, 2000), 1
Vieux de la vieille (Les) (Gilles Grangier, 1960), 1
Vincent, François, Paul et les autres (Claude Sautet, 1974), 1
Violence des échanges en milieu tempéré (Jean-Marc Moutout, 2003), 1
Violon (Le) (Francisco Vargas, 2006), 1
Vivre sa vie (Jean-Luc Godard, 1962), 1, 2
Voleur de bicyclette (Le) (Vittorio De Sica, 1948), 1
Voleur de savonnettes (Le) (Maurizio Nichetti, 1988), 1
Volte/Face (John Woo, 1997), 1, 2
Voyage au bout de l’enfer (Michael Cimino, 1978), 1
Voyage au Kafiristan (Le) (Fosco et Donatello Dubini, 2001), 1
Voyage dans la lune (Le) (Georges Méliès, 1902), 1
Voyage en Arménie (Le) (Robert Guédiguian, 2006), 1

Wall Street (Oliver Stone, 1987), 1


We Feed the World (Erwin Wagenhofer, 2007), 1
West Side Story (Robert Wise et Jerome Robbins, 1961), 1
When the Levees Broke (Spike Lee, 2007), 1
Working Girl (Mike Nichols, 1988), 1, 2

X-Files (Rob Bowman, 1998), 1, 2

Yamakasi (Ariel Zeitoun, 2000), 1, 2

Zéro de conduite (Jean Vigo, 1933), 1, 2


e
Zidane, un portrait du XXI siècle (Douglas Gordon et Philippe Parreno,
2006), 1

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