L'écran Global. Du Cinéma Au Smartphone
L'écran Global. Du Cinéma Au Smartphone
L'écran Global. Du Cinéma Au Smartphone
La Culture-monde
Réponse à une société désorientée
Odile Jacob, 2008
DE GILLES LIPOVETSKY
L’Ère du vide
Essais sur l’individualisme contemporain
Gallimard, 1983 et « Folio Essais », 1989
L’Empire de l’éphémère
La mode et son destin dans les sociétés modernes
Gallimard, 1987 et « Folio Essais », 1991
Le Crépuscule du devoir
L’éthique indolore des nouveaux temps démocratiques
Gallimard, 1992 et « Folio Essais », 2000
La Troisième Femme
Permanence et révolution du féminin
Gallimard, 1997 et « Folio Essais », 2006
Le Luxe éternel
De l’âge du sacré au temps des marques
Gallimard, 2003
Le Bonheur paradoxal
Essai sur la société d’hyperconsommation
Gallimard, 2006 et « Folio Essais », 2009
La Société de déception
Textuel, 2006
L’Occident mondialisé
Controverse sur la culture planétaire
(avec Hervé Juvin)
Grasset, 2010
DE JEAN SERROY
e
Romanciers et conteurs du XVII siècle
(avec Jean-Pierre Collinet)
Ophrys, 1975
Roman et réalité
e
Les Histoires comiques au XVII siècle
Minard, 1981
ISBN 978-2-0210-0885-2
re
(ISBN 978-2-02-096041-0, 1 publication)
Copyright
Spectacle
Marketing
Culture et intelligence
Introduction
La grande illusion ?
Hyper high-tech
L’hyperconsommateur au cinéma
Chapitre II - L’image-excès
Ciné-sensations
L’image-vitesse
L’image-profusion
L’ultraviolence
X, comme sexe
L’hybridation mondialisée
Le récit multiplexe
Démultiplication des âges de la vie
Minorités multisexes
Chapitre IV - L’image-distance
Le cinéma du cinéma
Le banal et l’intime
La (re)construction du réel
Vrai/faux
L’enjeu démocratique
CinéMoi
Générations télé
La série contre-attaque
Le télé-show sportif
Publiphilie
Hyperpublicité
Chapitre X - L’Écran-monde
Une constellation nommée Écran
L’écran informationnel
L’état de vidéosurveillance
L’écran ludique
L’écran expressif
Du pouvoir écranique
*
* *
Spectacle
Au premier chef, et pour commencer par le commencement – le cinéma
–, la 3D, dont nous disions déjà qu’elle inaugurait l’âge de l’hyper high-
tech, a connu une véritable explosion, avec cette figure de proue qu’a
constituée en 2009 le film de James Cameron, Avatar. Outre l’énormité du
budget (près de 500 millions de dollars) et l’énormité des recettes (près de
3 milliards de dollars), qui accentuent la logique économique de la
« blockbusterisation » hollywoodienne, le film a eu aussi pour effet
d’imposer le nouvel équipement – écran et lunettes – dans des milliers de
salles à travers le monde et de générer aussitôt une pléthore de films 3D
pour nourrir ces nouveaux écrans. Et l’engouement qu’il a suscité a été tel
que l’application de la technique 3D à la télévision a immédiatement
emboîté le pas, suivie déjà par son application aux écrans de rue
publicitaires et aux écrans d’ordinateurs portables.
S’il convient, certes, de relever l’extraordinaire prouesse technique d’un
procédé qui immerge véritablement le spectateur dans un monde doté de la
profondeur, on peut toutefois relativiser l’importance de la chose, en
rappelant que, le cinéma étant une technique, son histoire a toujours été
celle de ses avancées technologiques, et que la mise au point du parlant ou
celle de la couleur ont été, à cet égard, des révolutions tout aussi
importantes, sinon plus : en 1927, quelques semaines après la sortie du
Chanteur de jazz, tous les studios se lançaient dans les films sonores et
parlants, et le cinéma muet disparaissait corps et biens. La 3D n’a pas de
conséquences aussi radicales : elle ne périme pas la technique existante, la
production en 2D reste largement majoritaire et est appelée à le rester.
L’effet de la troisième dimension est, en fait, d’une autre nature : par sa
capacité à produire du grand spectacle, elle accentue encore la coupure déjà
patente entre le cinéma de pur divertissement, à gros budget et à effets
spéciaux, et le cinéma de production moyenne ou de petit budget. Dans
cette spirale déjà amorcée d’un cinéma à deux vitesses – l’hypercinéma de
l’entertainment à la mode hollywoodienne ; et le cinéma qui entend susciter
plus intensément les émotions et la réflexion, ce cinéma traditionnel qui
produit tout autant des films populaires que des œuvres d’art et d’essai –, la
3D joue un rôle d’accélérateur. Elle apparaît comme un moyen, à la fois
technique et commercial, destiné à renouveler la curiosité du public pour
l’attirer toujours plus nombreux dans les salles. Par ce qu’elle représente en
profondeur – une technique d’illusion poussée à son comble –, elle renoue
d’ailleurs plutôt, au travers de l’effet qu’elle produit, avec ce qu’était le
cinéma des origines : un spectacle forain, une boîte magique.
C’est aller trop vite en besogne que de penser qu’elle risque d’imposer
une hégémonie contraignante au cinéma tout entier. Le cinéma de grand
spectacle, aujourd’hui pas plus qu’hier, n’a jamais été un obstacle à un
cinéma préoccupé de dire des choses importantes par l’image. Ce besoin
d’expression profonde du septième art lui est consubstantiel, et ne
disparaîtra pas, y compris dans les films les plus spectaculaires. Et ce, parce
que l’hypercinéma se signale par une logique de multiplexité
systématiquement occultée par les âmes nostalgiques et les contempteurs
des industries culturelles. Au demeurant, la qualité du film fait qu’Avatar
lui-même illustre tout autant un cinéma de pur divertissement qu’un cinéma
d’auteur, en l’occurrence celui de James Cameron, qui y développe la
richesse d’un imaginaire et d’une vision du monde. La 3D traduit certes une
avancée spectaculaire, mais celle-ci s’inscrit dans le renouvellement
technique et commercial permanent qui est le propre du cinéma, celui-là
même dont d’autres innovations récentes – la numérisation, pour la
restauration des films anciens mais aussi pour l’équipement des salles,
entérinée en France par une loi en 2010 ; le Blu-ray, pour la reproduction ;
ou encore les salles de luxe privées, réservées à quelques spectateurs
privilégiés, pour l’exploitation – montrent qu’il n’est jamais en retard d’une
invention.
Marketing
Ce pouvoir accru du spectacle est allé de pair, dans ces toutes récentes
années, avec un pouvoir, accru lui aussi, des nouvelles stratégies écraniques
du marketing. À côté de la publicité et de ses supports historiques – affiches
et spots –, certaines formes nouvelles d’écran offrent des fonctions qui
véhiculent une stratégie commerciale radicalement nouvelle. L’écran y est
utilisé comme l’interface entre le vendeur et l’acheteur, selon la technique
du « one-to-one » qui entend s’adresser d’une manière individualisée et
spécifique à chaque client potentiel, désigné en langage publicitaire du nom
symptomatique de « prospect ». Celui-ci y reçoit des informations sur tout
ce qui l’intéresse : films, restaurants, boutiques, journaux, etc. L’écran
portatif s’ouvre même à des techniques de pistage où, une fois déterminé le
profil de l’utilisateur, on lui adresse les messages les mieux susceptibles de
répondre à ses attentes. Internet a donné, via des sites comme Amazon ou
Price Minister, un essor tout particulier à ce marketing ciblé, où la
communication commerciale est désormais pensée en termes d’espace
personnel. Dans cette perspective d’individualisation, Jean-Claude Decaux
a lancé en 2010 l’affiche interactive que chaque possesseur d’iPod ayant
chargé une application spécifique peut photographier, ce qui lui donne
immédiatement accès à un site mobile lui proposant conseils, bons de
réduction et autres avantages commerciaux. Et le développement de
l’identification par radiofréquence qu’offrent les puces RFID ouvre toute
grande la voie à un marketing branché en permanence sur le
consommateur : le chariot de supermarché du futur portera sans doute un
écran équipé de ladite puce, qui permettra d’identifier le client, de lui
proposer publicités et informations en fonction de son parcours dans les
rayons, et de facturer automatiquement ses achats. Par l’écran, l’individu est
connecté en direct, hic et nunc, à la sollicitation publicitaire.
De telles techniques font pénétrer dans une zone mixte mal définie où,
via l’écran, la publicité, l’information choisie, parfois la surveillance
s’entremêlent. On sait que, dans certains grands magasins, des caméras
enregistrent les réactions des clients devant les produits, fournissant ainsi
des indications précieuses sur les conduites d’achat. Avec l’interactivité et
la géolocalisation des consommateurs équipés de smartphones, le pouvoir
commercial de l’écran apparaît de plus en plus présent en même temps qu’il
se fait de plus en plus personnalisé : tel est ce qu’on appelle maintenant le
marketing « mobile », ou « géolocalisé », qui consiste à utiliser le téléphone
portable pour atteindre le consommateur en lui faisant parvenir différentes
publicités selon l’endroit où il se trouve. En passant près de l’un de ses
magasins préférés, le consommateur nomade peut en recevoir, s’il accepte
d’être localisé, les promotions par SMS. Cette stratégie qui est déjà en voie
de généralisation au Japon fait encore monter d’un cran les processus de
personnalisation des messages et des sollicitations. Tout en douceur, elle
répond au choix même de l’utilisateur, lequel est consentant et choisit de ne
plus être harcelé par ce qui ne l’intéresse pas mais au contraire sollicité pour
tout ce qui le concerne. La publicité à l’âge de l’écran global ainsi conçue
voit son pouvoir accru : moins elle est agressive et impersonnelle, plus elle
est puissante.
Cela va plus loin encore. À la réalité « réelle » de la vie, l’écran peut
ajouter ce que l’on appelle désormais la « réalité augmentée » : le virtuel et
la 3D permettent d’enrichir et de spectaculariser la perception du produit et,
partant, l’offre marchande. Les sites de e-commerce proposent ainsi des
catalogues de produits en ligne sous forme de modèles 3D structurés.
Certains sites permettent déjà d’essayer en virtuel des vêtements ou des
accessoires : ainsi peut-on choisir ses lunettes sur son visage en virtuel. On
expérimente, pour les boutiques de demain, des essayages virtuels, où la
cliente n’aura plus à passer par la cabine d’essayage pour enfiler le manteau
ou la robe qu’elle veut acheter, mais où un écran intégrant tous ses
paramètres physiques projettera son image habillée du vêtement en question
et permettra d’y apporter les retouches nécessaires. Les sites 3D permettent
encore de visualiser des meubles dans son propre intérieur, et même de
choisir des plantes ou des fleurs en composant son jardin idéal… ! Depuis
des lustres, le marketing cherche des moyens de faire exister le produit et de
le distinguer de ses concurrents : avec les écrans, cette dynamique atteint
une dimension hyperbolique, la réalité augmentée ouvrant la porte à un
marketing hypersensationnaliste, sans commune mesure avec les techniques
jusque-là utilisées.
Sur ce plan, l’écran participe de plus en plus à la spirale de
l’hyperconsommation. Il pénètre partout, notamment dans les zones de
passage et de transport, transformées progressivement en centres
commerciaux : cela était vrai dans les aéroports, cela va le devenir dans le
métro et se confirmer dans les gares françaises qui, à l’instar des gares
japonaises, vont devenir de véritables galeries commerciales. La ville elle-
même se recycle à cette aune : à Times Square, ce ne sont plus des écrans
qui recouvrent les immeubles, ce sont les immeubles eux-mêmes qui se
transforment en écran. La logique écrano-marchande s’infiltre partout,
occupant des segments totalement inattendus. À Amsterdam, l’ouverture du
magasin H&M donne lieu en 2010 à une projection sur l’immeuble entier
transformé en écran, où effets spéciaux, jeux de lumière, animations, formes
aériennes, apparitions magiques se déploient dans une explosion féerique et
musicale. Un incroyable spectacle de « mapping 3D », que des marques et
enseignes comme Samsung, Ralph Lauren, Saks, et bien d’autres encore,
utilisent pour leur communication, allant jusqu’à transformer en écran ce
qui ne l’est pas.
Culture et intelligence
Aux questions, récurrentes d’ailleurs depuis les origines de la publicité
mais réactivées ici par la sophistication intrusive, que soulève le marketing
d’écran, s’ajoutent celles, intellectuelles et culturelles, que les écrans
nouveaux suscitent. Ainsi du livre électronique, auquel le développement
rapide des liseuses et des tablettes a donné soudain une réalité concrète et
plus seulement expérimentale. D’où les débats passionnés que cela ne
manque pas de faire naître sur les risques encourus par le livre papier. Nous
avancions pour notre part l’idée que celui-ci garde et gardera encore
longtemps toute sa place et sa puissance, uniques et pour l’heure
irremplaçables ; de leur côté, de façon aussi souriante que pertinente, Jean-
Claude Carrière et Umberto Eco ont affirmé, contre l’emprise réputée
mortelle du livre écran, leur foi dans la survie du présumé défunt en
proclamant haut et fort : N’espérez pas vous débarrasser des livres (Grasset,
2009). Mais pour combien de temps encore ? Cette question n’est déjà plus
de la science-fiction.
À présent, le support papier se trouve confronté à un rival qui, dans
certains domaines, va très vite devenir au mieux un complément, au pire un
concurrent. Nous le signalions pour les livres du secteur pratique, cela est
déjà devenu vrai pour un autre secteur, très différent : la presse. Dorénavant,
tous les grands journaux proposent des abonnements sur iPad, et nombreux
sont ceux qui, outre un site Internet, développent à côté de leur parution
traditionnelle des éditions numériques. L’idée, ici, est que la presse papier,
en recul régulier devant les autres sources d’information, télévision hier,
Internet aujourd’hui, peut trouver une nouvelle chance, et un nouveau
public, plus jeune, en utilisant, par l’écran portable et facilement maniable,
un support accordé à ce qu’elle est en profondeur : un moyen d’information
lié à l’actualité, qui doit rendre compte de celle-ci très vite, et dont la
lecture est rapide et vagabonde. L’écran, outre l’aspect pratique, lui apporte
cette plasticité et cette rapidité de maniement, et un simple clic efface
l’information précédente, déjà périmée, pour faire place à la nouvelle, sans
avoir besoin d’une poubelle autre que virtuelle. À moins que, car ce n’est
pas là non plus un moindre avantage, on ne veuille l’archiver, ce que les
ressources mémorielles de la machine permettent en réglant les problèmes
d’encombrement !
Au-delà de l’aspect pratique, on voit bien qu’avec le livre ou, à une
moindre échelle, la presse, une question de fond se trouve posée par ces
écrans multiples qui ne cessent d’être de plus en plus performants. De façon
brute, et brutale, celle-ci pourrait s’énoncer en ces termes : les écrans
nouveaux rendent-ils idiot, et représentent-ils la mort de l’intelligence et de
la culture ? Nous avons essayé d’y répondre dans un essai qui prolongeait la
réflexion sur L’Écran global en l’élargissant à ce que nous avons appelé La
Culture-monde (Odile Jacob, 2008). Nous y développions l’idée que toutes
les techniques de diffusion et de communication, quel que soit le degré de
sophistication qu’elles sont en train de prendre, n’occulteront jamais la
nécessité d’une formation initiale. Plus que jamais, le rôle de l’école est ici
capital, seule capable qu’elle est de donner, outre le socle de connaissances
formant la base, la méthode et l’esprit critique nécessaires pour réfléchir,
pour comprendre et pour juger. Encore faudrait-il ici parler d’une école
tenant compte des évolutions et proposant, par une nouvelle culture
générale, ce que nous appelons une « culture d’histoire », moyen privilégié
selon nous pour enrichir les individus et civiliser la culture-monde de
l’instantanéité.
Cette interrogation proprement culturelle se double d’une autre, relative
aux évolutions, jugées néfastes, que les écrans entraîneraient dans les
ressources intellectuelles. Dès l’été 2008, la revue américaine Atlantic
Monthly titrait en couverture : « Google nous rend-il stupides ? ». L’idée
que le recours systématique au Web développe la perte de concentration, la
superficialité et la paresse mentale se voit contestée par ceux qui affirment
au contraire que l’utilisation d’Internet rend les hommes plus intelligents,
leur permettant de se débarrasser des opérations intellectuelles primaires
pour développer des capacités d’analyse, de création et de critique. Le
débat, de plus en plus large, sur la Toile en particulier, a suscité des
premières études scientifiques raisonnées. Certaines, relevant une
stagnation, voire un léger recul, du QI des adolescents dans un certain
nombre de pays, voient dans Internet un des responsables possibles du
phénomène. D’autres, psychologiques ou neurologiques, étudiant les
mécanismes du fonctionnement intellectuel, soulignent qu’Internet
développe certaines compétences cognitives au détriment d’autres. Mais si,
à cet égard, on est en pleine confusion, on peut se demander si cela ne tient
pas à la manière simpliste de poser le problème. Car n’est-ce pas la question
elle-même que l’on peut dire « idiote », tant elle véhicule un déterminisme
mécaniciste inapplicable au monde de l’esprit humain ? Les insuffisances et
les performances de celui-ci ne peuvent résulter directement d’un dehors
machinique, fût-il électronique ; l’intelligence (mais laquelle ?) se forme
avec l’éducation et les stimulations émotionnelles des individus ; et les
compétences progressent avec les motivations subjectives variables en
fonction du monde vécu. La distance de la durée est certes insuffisante pour
déterminer ce qu’il en sera des cerveaux de la génération-écran, celle des
« digital natives », encore tout juste adolescents. Mais de toute manière, la
qualité cognitive des esprits sera toujours plus tributaire de l’environnement
familial et de la formation initiale reçue à l’école que des seules connexions
à l’écran.
Le soi, l’intime et les autres
Dans ce monde nouveau, une autre puissance de l’écran, qui n’en était
encore qu’à ses prémices en 2007, a connu une expansion foudroyante :
celle des réseaux sociaux, de ce « social network » auquel le cinéma a
apporté en 2010 la légitimité du « biopic » à travers un film de David
Fincher, The Social Network, retraçant la trajectoire de Mark Zuckerberg,
l’inventeur de Facebook. Le système mis au point en 2004 à partir d’un
piratage informatique, pour créer une base de données répertoriant les
étudiantes du campus de Harvard, est devenu en 2011 un réseau planétaire,
rassemblant les données personnelles de plus d’un demi-milliard
d’individus à travers le monde. Les membres y exposent leur vie à visage
découvert, y dialoguent avec leurs « amis » sur le « mur », photos et films à
l’appui, y détaillent le type de relations sociales qu’ils entretiennent. Le
formidable développement de ces réseaux – Facebook, Twiter, YouTube –
ne se mesure pas en seuls termes quantitatifs : il est chargé d’une
transformation qualitative, qui dit quelque chose d’inédit. C’est, du coup,
sur le sens de cette prolifération relationnelle qu’il s’agit de s’interroger.
En remarquant d’abord qu’elle dessine l’un des visages de
l’individualisme contemporain. Plus que jamais l’individu est connecté :
l’homo consumans devient homo connecticus. Il y a comme une angoisse à
ne pas être connecté, un désir de remplir le vide de l’isolement, qui entraîne
le désir de démultiplier les relations. Une logique proliférante marque cette
frénésie de liens : 300, 500, 700 millions, 1, 2, 3 milliards bientôt
d’individus, ainsi reliés aux autres par la toile du réseau. On peut en rire, ou
en être horrifié. Mais qu’est-ce que cela veut dire ?
Cela révèle ce paradoxe qui accompagne l’individualisme
hypermoderne : plus l’individu est reconnu libre, détaché, indépendant, et
plus il se montre psychologiquement dépendant de la vie-de-relation,
« addict » de branchements sur les autres, consommateur frénétique de
relationnel. L’enfer, ce n’est plus les autres, c’est être déconnecté d’eux.
Dorénavant être soi, ce n’est plus se détacher orgueilleusement des
conventions et des conformismes, c’est être connecté non-stop à des autres
plus ou moins bien connus. Il y a eu une distanciation individualiste, il y a
maintenant une interconnexion hyperindividualiste. Le « je suis » ne
s’affirme plus dans la revendication d’une intériorité authentique et
souveraine, mais dans la démultiplication des liens virtuels de soi avec les
autres au travers de réseaux de socialisation toujours plus larges dans
lesquels le sujet est tout à la fois acteur et consommateur. C’est dans ce
contexte que change la définition même de « l’ami ». Traditionnellement,
l’amitié renvoyait à un tout petit nombre de gens qu’on connaît, qu’on aime
et avec qui on partage des choses sélectionnées. Dans le réseau social,
« l’ami » est celui qui participe à l’immensité d’un réseau, avec qui on est
en contact dans l’entrelacement à la limite infini des fils de la Toile. Le
réseau est une configuration socialement abstraite en ce qu’il assure un lien
avec les autres, n’importe quel autre, par-delà ses appartenances
traditionnelles – sociales, ethniques, politiques, religieuses. Une « amitié »
abstraite, virtuelle, hyperindividualiste parce qu’émancipée des anciennes
formes de socialisation. Et l’individu se trouve en quelque sorte valorisé par
le nombre d’amis dont il peut se réclamer, indice d’une popularité qui
parfois se mesure en termes de performance : Narcisse est devenu
comptable de lui-même via les autres.
Cela traduit aussi une nouvelle étape de la culture de la transparence
inaugurée par les modernes. Désormais jeunes, vieux, hommes, femmes,
chômeurs, businessmen, partout dans le monde, se donnent à voir sur
Internet, à travers blogs et réseaux sociaux, images de webcam ou de
téléphone portable. Mettre le soi en ligne, ce n’est plus s’engager dans une
recherche patiente, volontaire, méthodique de soi, mais s’exposer dans
l’immédiateté de son expérience en train de se vivre, sans recul, sans secret.
Non plus le journal intime, caché, mais la monstration en continu. Voici le
temps de la transparence de soi, livrée au mur de Facebook. Un
individualisme qui, au contraire d’une construction à l’ancienne
s’employant à se dégager des conventions, des normes sociales et
religieuses, s’élabore dans une recherche obsessive de communication, de
partage, de lien. Une représentation qui ne cherche plus ce qui en faisait le
but affirmé – l’authenticité, la vérité – mais qui valorise l’expression directe
et immédiate : non une plongée analytique et labyrinthique à l’intérieur de
soi, mais l’exposition immédiate de ses expériences, de ses goûts, de ses
impressions. Un autoportrait « live », sans retouche, tracé dans la
simultanéité de l’instant : informationnel, plus qu’introspectif, illustrant la
figure du nouvel individu en temps réel.
D’aucuns analysent cette efflorescence d’autoreprésentation comme le
signe du dépassement de l’individualisme, en faisant valoir que l’individu
n’existe plus que dans le regard des autres, qu’il recherche pour exister.
L’erreur de perspective est complète. Ce qui se déploie ici, c’est très
exactement l’une des figures de l’individu hypermoderne, désencadré et
volatile, et qui n’est lui-même qu’en se communiquant tous azimuts, faute
de repères collectifs structurants. C’est le soi qui est premier, exposant les
détails les plus ténus, les plus dérisoires de son existence. Un besoin de dire
qui l’on est d’autant plus impérieux que les référentiels collectifs lourds
(l’Église, la nation, la classe sociale, la religion, la politique) ne suffisent
plus pour définir l’individu. D’où cette spirale d’informations éclatées : je
suis celui qui est célibataire, qui aime ou qui n’aime pas ceci ou cela, qui est
fan de X ou de Y… Telle est ma singularité, sans loi synthétique, sans
recherche ni visée de cohérence, mais dans les multiples facettes éclatées
d’un moi diffracté, qu’un seul clic suffit à définir. L’autoportrait de
l’individu hypermoderne ne se construit plus dans une introspection
exceptionnelle. Il s’affirme comme mode de vie de plus en plus banalisé,
comme compulsion de communication, mais aussi comme marketing de soi,
chacun cherchant à gagner de nouveaux « amis », à mettre en valeur son
« profil » via ses goûts, ses photos, ses voyages… Il traduit une sorte
d’esthétique de soi qui est tantôt un néo-donjuanisme virtuel, tantôt un néo-
narcissisme au miroir de l’écran.
Ce qui apparaît dans cette nouvelle singularité du soi, c’est qu’elle est
en train de déplacer les lignes mêmes de l’intime. Sans doute parce que les
normes sociales concernant la vie privée sont en train d’évoluer : l’âge des
écrans induit et illustre une nouvelle définition de la sphère du privé.
Désormais, on montre de soi ce qui, il y a peu encore, passait pour
impudique ; on partage avec d’autres ce qui appartenait à un jardin qu’on
définissait comme secret ; et cela sans gêne ni état d’âme. D’où les
déclarations fracassantes sur « la fin de l’ère de la vie privée ». Au vrai, rien
n’est moins sûr. Si les jeunes s’expriment sur Internet, c’est qu’ils y voient
un espace en quelque sorte privé, hors de la surveillance des parents et de
l’école. N’opposons pas trop vite « la génération des parents » à celle « des
transparents ». Il suffit de voir les drames personnels que suscitent les
révélations « non désirées » effectuées par des tiers indélicats pour s’en
convaincre. La tendance à tout partager, tout montrer, tout publier ne va pas
jusqu’au bout d’elle-même : les secrets et la pudeur demeurent.
Simplement, la ligne de la pudeur s’est déplacée et les secrets du jardin
privé ne sont plus les mêmes que ceux que l’on réservait à son journal
intime. Non pas disparition de la vie privée mais subjectivisation,
pluralisation de ce que l’on considère être l’espace intime. À chacun revient
le soin de fixer là où commence et là où finit ce qu’il entend par intimité et
ce qui peut être révélé publiquement. Sur l’écran global comme ailleurs se
donnent à voir les processus d’individualisation et de dérégulation qui
partout brouillent les frontières, les définitions des normes et des formes
sociales.
Car ce n’est pas un moindre paradoxe que de voir la transparence érigée
désormais en valeur quasi absolue donner lieu à des applications pour le
moins problématiques, tant sur le plan de la vie privée que de la vie
publique. En témoignent les suicides d’internautes, suite aux révélations
indiscrètes faites sur le Net des aspects les plus personnels de leur vie
intime, comme la mise sur la place publique des secrets diplomatiques, ainsi
que l’a illustré en 2010 l’affaire WikiLeaks. L’écran global pose ici un
problème de fond à la culture démocratique qui, depuis Rousseau, donne à
la transparence valeur de bien en soi : la transparence absolue est-elle
souhaitable ? Faut-il fixer aux écrans des limites à leur logique de
dévoilement radical ? Si la démocratie a beaucoup à gagner à la
transparence que les réseaux rendent possible – la « révolution d’Internet »
telle que la Tunisie et l’Égypte en ont donné l’exemple suffit à le démonter
– cette même démocratie n’est-elle pas menacée par la liberté totale des
réseaux qu’elle permet ? Les institutions collectives peuvent-elles résister à
un déballage sans limites, exercé au nom du primat de la liberté
d’expression, qui peut aller à l’encontre de leur fonctionnement
démocratique et qui ne prend pas en compte les autres contraintes
auxquelles est confrontée la réalité de la vie collective ?
*
* *
L’ère des écrans a connu trois phases successives, dont L’Écran global
trace les lignes. Archétype de tout écran, le cinéma est celui qui a changé le
premier l’imaginaire des hommes et leur rapport au monde, et qui a imposé
ce changement en pénétrant tous les autres écrans tout au long du
e
XX siècle. La télévision, qui a suivi, a ouvert un âge nouveau, en apportant
le pouvoir de faire entrer le monde chez soi, et de l’envisager à partir de soi.
Le bouleversement présent et à venir, c’est celui de l’écran du troisième
type, Internet. L’illustration de son irrésistible montée en puissance apparaît
bien dans les craintes et les interrogations qu’il suscite. Face à une culture
littéraire de la finesse, du bon usage, du bien dire, il impose une rhétorique
du style direct, rapide, cursif. Face à l’élitisme des happy few, il accentue
l’effet de masse de la superficialité, de l’exhibitionnisme et de la non-
culture. Face à la réflexion, il impose la vitesse. Face aux arts millénaires, il
met en avant une création de l’instant, dans un déluge d’images, de
musiques, de photos, d’informations. Et face au respect de la vie privée
monte le spectre de la surveillance infinie et de la perte de maîtrise sur ses
propres données personnelles publiées. Autour de lui se cristallise la grande
e
peur du XXI siècle, celle d’une humanité sans ancrage, sans intimité.
Il est patent que l’écran, sous ses diverses formes, restructure
aujourd’hui à peu près l’intégralité des domaines de l’existence, tant
individuelle que collective. Vie intime et vie quotidienne, éducation et vie
religieuse, démocratie et finance, consommation et information, jeu et art :
plus rien ne lui échappe, y compris cette part fondamentale qu’est pour tout
homme son rapport au travail. Une majorité d’employés, de cadres, de
dirigeants passent désormais l’essentiel de leur temps de travail devant un
écran : l’homme est devenu homo computerus. Pour le meilleur et pour le
pire. Travailler devant un écran ne ressemble plus à descendre au fond de la
mine : et pourtant, jamais la thématique de la souffrance au travail n’a eu un
tel écho, social et sans doute individuel. Cela à l’évidence n’est pas dû
uniquement à l’ordinateur et relève pour l’essentiel de la mondialisation de
l’économie et des exigences de résultats à court terme imposées par le
capitalisme financier. Mais cela relève aussi des formes nouvelles du
travail, lesquelles génèrent une urgence, créée par l’aspect impitoyable de la
compétitivité et relayée par le harcèlement de l’écran, qui génère un stress
particulier, engendre une souffrance intérieure d’un genre nouveau.
L’ouvrier fordien esclave de sa machine a fait place au cadre informatisé
soumis à son écran et à l’intensivité d’un travail imposant le
raccourcissement des délais, l’instantanéité des réactions, l’impossibilité de
prendre du recul : un temps nouveau, que l’on croit maîtriser et qui en
même temps impose son rythme infernal. La tyrannie du temps réel, direct,
instantané.
Cela calme évidemment les envolées lyriques de tous les thuriféraires
du webmonde, et, loin de l’enthousiasme naïf comme de la condamnation
nostalgique, invite à voir le côté Janus des écrans. Derrière la lumière de
l’autonomie et de l’ouverture au monde, il y a une face sombre et noire : le
côté obscur de la transparence.
Gilles Lipovetsky et Jean Serroy
Avril 2011
Introduction
Le nouvel âge du cinéma
Qu’il soit art ou industrie de divertissement, le cinéma s’est construit
d’emblée à partir d’un dispositif d’image radicalement inédit et moderne :
l’écran. Non plus la scène théâtrale ou la toile du tableau, mais l’écran
lumineux, le grand écran, l’écran où se donne à voir la vie dans son
mouvement même. Sur l’écran du cinéma ont rayonné les images
superlatives de la beauté, les stars sublimes, les fictions qui ont transporté,
comme nul autre spectacle, les foules émerveillées des sociétés modernes.
L’écran n’a pas seulement été une invention technique constitutive du
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septième art , il a été cet espace magique où se sont projetés les désirs et les
rêves du plus grand nombre. À la charnière des années 1900, le siècle qui
commence y trouve l’art nouveau qui l’exprime au plus près et qui va
l’accompagner tout au long. Cent ans plus tard, en 1995, le bilan du
centenaire est peu contestable : l’art du grand écran aura bien été l’art du
e
XX siècle.
Pour autant, au cours de la seconde moitié du siècle, d’autres techniques
de diffusion de l’image sont apparues, qui sont venues ajouter d’autres
écrans à la toile blanche des salles obscures. La télévision, d’abord, qui, dès
les années 1950, commence à pénétrer dans les foyers, puis, au fil des
décennies suivantes, d’autres écrans qui se multiplient de manière
exponentielle : celui de l’ordinateur, qui devient vite portable et personnel,
celui des consoles de jeux vidéo, celui d’Internet et du web-monde, celui du
téléphone mobile et des assistants numériques personnels, celui des
appareils photos numériques et autres GPS. On est passé en moins d’un
demi-siècle de l’écran-spectacle à l’écran-communication, de l’écran-un au
tout-écran. Longtemps, l’écran-cinéma a été l’unique et l’incomparable ; il
se fond maintenant dans une galaxie dont les dimensions sont infinies :
voici l’époque de l’écran global. L’écran en tout lieu et à tout moment, dans
les magasins et les aéroports, les restaurants et les bars, dans le métro, les
voitures et les avions ; l’écran de toutes les dimensions, écran plat, plein
écran et mini-écran mobile ; l’écran sur soi, l’écran avec soi ; l’écran à tout
faire et à tout voir. Écran vidéo, écran miniature, écran graphique, écran
nomade, écran tactile : le siècle qui s’annonce est celui de l’écran
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omniprésent et multiforme, planétaire et multimédiatique .
Se pose dès lors tout un ensemble de problèmes : quels sont les effets de
cette prolifération d’écrans en matière de rapport au monde et aux autres, au
corps et aux sensations ? Quelle forme de vie culturelle et démocratique
annonce le triomphe des images numérisées ? Quel destin s’ouvre à la
pensée et à l’expression artistique ? Jusqu’où la vie même de l’homme
contemporain se trouve-t-elle restructurée par cette pléthore d’écrans ? Car
force est de l’observer : avec l’âge de l’écran global, c’est bel et bien une
immense mutation culturelle qui est en cours, affectant de plus en plus
d’aspects de la création mais aussi de l’existence elle-même.
Pour dessiner les contours de cette nouvelle écranosphère, pour en
comprendre le fonctionnement et en dégager le sens, rien n’est plus
éclairant que de commencer par analyser les transformations profondes
qu’enregistre précisément la forme originelle et prototypique de l’écran : le
cinéma. Comment caractériser l’univers du septième art lorsque celui-ci
cesse d’être l’écran suprême ? Qu’en est-il, dans un monde multi-écrans, de
son esthétique, de sa réception, de son économie même ? Quelle position
est la sienne lorsque ses films sont vus pour l’essentiel en dehors des salles
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obscures ? Le cinéma reste-t-il même une référence culturelle de premier
plan lorsque, de plus en plus, les films de cinéma sont supplantés, en scores
d’audience, par les séries et les téléfilms ? Est-il d’ailleurs encore justifié de
tracer une nette frontière entre film de cinéma et film de télévision, quand
nombre de films de cinéma sont structurés par une esthétique télévisuelle et
que certains téléfilms sont réalisés par des metteurs en scène de cinéma
avec des acteurs et, parfois même, des budgets équivalents à ceux du
cinéma ? À quoi s’ajoute la concurrence de toutes les autres images, de tous
les autres écrans : ceux de la pub, ceux des jeux vidéo, ceux du clip, ceux
du numérique, ceux du web-monde. Et en même temps qu’il devient un
écran parmi d’autres, voilà, par ailleurs, que le cinéma, dans une
configuration qui n’a plus grand-chose à voir avec ce qu’elle était depuis
l’origine, en vient à se montrer sur mini-écran mobile, avec possibilité
d’arrêt sur image, de retour en arrière, de choix de la langue de doublage.
Voilà aussi que, quittant la traditionnelle séance en salles, on produit des
films spécifiques, pour consommation fast-food sur écran nomade, qui ne
dépassent pas les trois minutes. Plus que jamais se pose la question du
genre cinéma, de l’identité incertaine du cinéma.
D’où une question aussi brutale qu’incontournable : se pourrait-il que la
civilisation de l’écran sonne le requiem du cinéma ? Est-ce sa mort
programmée, telle que la prédisent ceux qui, entre le crépuscule des
idéologies et la fin de l’Histoire, tiennent le compte des disparitions fin de
siècle ? Dans l’effervescence des années 1980, un certain nombre
d’observateurs et de cinéastes ne donnaient déjà pas cher de l’avenir du
cinéma. Du fait du déferlement télévisuel et de l’arrivée des vidéocassettes,
on voit alors les salles se vider et fermer par centaines. En Grande-
Bretagne, en Allemagne, en Italie, la production des longs-métrages
s’effondre. Les studios d’Hollywood sont rachetés par des investisseurs
étrangers et des multinationales dont les principales sources de profit sont
extérieures au cinéma. L’époque voit disparaître les salles d’art et d’essai et
triompher la logique du box-office, les blockbusters, les formules calibrées
et sans risques (films d’action, suites, remakes). La question, aiguë, se
pose : le cinéma pourra-t-il survivre à la montée des industries de
programmes et des stratégies multimédias ? Que reste-t-il du septième art
quand les impératifs commerciaux étouffent les autres considérations ?
Symbole de toutes ces menaces : en 1985, Fellini sort Ginger et Fred, sur
fond de télévision triomphante et de mort annoncée du cinéma.
Disons-le sans détour : c’est contre cette idée mélancolique d’un
« après-cinéma », qui continue largement à nourrir le discours critique,
qu’est écrit ce livre. Le « vrai » cinéma n’est pas derrière nous : il ne cesse
de se réinventer. Même confronté à de nouveaux défis de production, de
diffusion et de consommation, le cinéma demeure un art d’un dynamisme
puissant, dont la créativité n’est nullement en berne. Le tout-écran n’est pas
le tombeau du cinéma : plus que jamais, celui-ci fait preuve d’inventivité,
de diversité, de vitalité.
En témoigne d’abord le nombre de sorties. Rappelons seulement qu’en
2005 les studios hollywoodiens et français ont produit respectivement 699
et 240 longs-métrages, tandis que l’Espagne en produisait 142, l’Angleterre
124, l’Allemagne 103 et l’Italie 98. Ce n’est pas la régression qui nous
caractérise, mais la prolifération des nouveautés : en 1976, Hollywood
réalisait « seulement » 138 films et, sur la période 1988-1999, le nombre
annuel moyen de longs-métrages s’élevait à 385. Entre 1996 et 2005, en
France, le nombre de films distribués a augmenté de 38 %, celui des copies
de 105 %. Et, aujourd’hui, les studios français lancent deux fois plus de
films qu’il y a dix ans.
L’explosion quantitative cache-t-elle une moindre diversité filmique ? Il
n’en est rien : si les films à très gros budgets (les fameux blockbusters)
défraient la chronique, on enregistre aussi une poussée de films
personnalisés à moindre budget, qui créent l’engouement. Sexe, mensonges
et vidéo, Le Déclin de l’Empire américain, Pulp Fiction, Le Fabuleux
Destin d’Amélie Poulain, Little Miss Sunshine : la liste est longue des films
qui trouvent dorénavant un large public en s’écartant des sentiers balisés.
Diva, Bagdad Café, The Full Monty, Respiro, Sideways : avec des histoires
simples, le cinéma contemporain peut rencontrer un succès populaire
retentissant en faisant preuve d’audace, en inventant des situations
atypiques ou de nouvelles atmosphères poétiques. Une major comme MGM
mise précisément aujourd’hui sur les maisons de production indépendantes
aux budgets de films plus modestes, au motif que « les grandes majors ne
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savent plus produire » . D’ores et déjà, aux États-Unis, le cinéma
indépendant, qui, en une vingtaine d’années, a réussi à se faire une vraie
place, lance des films à petit budget, parfois distribués par des majors
prenant des risques, qui réussissent à représenter un tiers des recettes au
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box-office .
Même les stars, symboles par excellence du cinéma, échappent à
l’agonie annoncée. « Crépuscule des stars », comme le suggérait Edgar
Morin ? La vérité est que leurs cachets atteignent des sommets inégalés et
que la présence de leurs noms à l’affiche continue d’être l’une des grandes
clés du succès de masse. Nous n’en avons nullement fini avec les figures
stellaires typiques de l’âge d’or du cinéma. À ceci près que de formidables
succès mondiaux sont, à présent, possibles avec des films sans stars : ainsi
du Projet Blair Witch, de Little Miss Sunshine, de La Vie des autres.
Les films vont-ils disparaître au bénéfice d’une espèce de télécinéma
généralisé et formaté ? L’hypothèse n’est pas à écarter, mais elle s’érige à
contre-pied de la tendance lourde de l’économie du surchoix, fonctionnant à
la différenciation et à l’individualisation des produits. Pourquoi ce qui est
vrai ailleurs dans le monde marchand ne le serait-il pas dans l’univers
cinématographique ? La « loi » qui nous gouverne conduit moins à
l’uniformisation qu’à la diversification de l’offre. Au demeurant, le cinéma
ne saurait vivre et se développer sans films innovants qui, alimentant le
besoin de nouveauté du public, relancent l’offre et le marché. Les chaînes
de télévision sont-elles devenues les maîtres du jeu ? En fait, ce qui
s’annonce, avec la prolifération des écrans, terminaux, réseaux, portables,
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vidéo à la demande, est davantage « la fin de la télévision » que la
disparition « télévisuelle » du cinéma.
Il faut récuser l’idée selon laquelle le cinéma grand public ne pourrait
générer rien d’autre que des œuvres indigentes incapables de toucher la
sensibilité authentique des spectateurs. En dépit des exigences de rentabilité
et de l’emprise accrue du marketing, le cinéma tend à s’enrichir en créant
des œuvres dont les genres, les personnages et les scénarios sont moins
« conformes », plus hétérogènes, plus imprévisibles. À coup sûr, les
blockbusters se construisent à partir d’histoires simples bourrées d’effets
spéciaux, d’actions « efficaces » et de suspense. Il est également vrai que
les grands studios utilisent des méthodes en vigueur sur les autres marchés :
enquête systématique sur le goût des spectateurs, publicité intensive,
adaptation aux modes et aux goûts des « cibles », previews devant un panel
représentatif de spectateurs pour tester (et éventuellement modifier) le film
avant sa sortie. Cela n’empêche pas l’éclosion de nombreux films de
qualité.
Sous la pression d’une société plus émiettée, le cinéma prend
dorénavant en compte des problèmes et des thèmes autrefois écartés ou
traités selon des stéréotypes parfaitement conventionnels. Désormais, les
enfants, les adolescents, les vieux, les couples divorcés, les célibataires, les
gays, les lesbiennes, les Blacks, les handicapés, les déviants, les styles de
vie les plus hétérogènes sont traités pour eux-mêmes. En même temps,
voient le jour de plus en plus de films réalisés par des femmes ; le genre
documentaire connaît une seconde vie ; les dessins animés ne se cantonnent
plus à leur public junior mais s’adressent aux adultes ; des films
déconstruisent les grands mythes de la nation, des Blancs, des « Peaux-
Rouges », des cow-boys. Ce qui s’annonce est un cinéma global fragmenté,
pluri-identitaire, multi-culturaliste. C’est énoncer un cliché lui-même
conformiste que d’affirmer que le cinéma est emporté dans un conformisme
standardisé. Au demeurant, à tous les âges de son histoire, il a été prolixe en
films convenus et de piètre qualité, qui ont toujours constitué le fonds de la
production courante à côté des authentiques, mais nettement moins
nombreux, chefs-d’œuvre. Aussi bien, de nos jours, le développement des
films médiocres, hyperspectaculaires, mettant en scène des personnages
lisses, n’est pas chose nouvelle, et ne doit pas cacher le développement d’un
cinéma innovant, personnalisé, moins prévisible.
Les quatre âges du cinéma
Rien n’est-il donc à conserver dans l’idée de « mort du cinéma » ? Bien
qu’illusoire, cette idée révèle cependant quelque chose de vrai, une réalité
nouvelle, un bouleversement indéniable : la disparition du cinéma
« classique ». Le cinéma n’est pas devenu « chose du passé » : simplement,
un autre cinéma est apparu. Tout indique en effet que, depuis la fin des
années 1970 et surtout 1980, c’est bel et bien une rupture que connaît la
planète-cinéma, une rupture d’ensemble.
Ce n’est évidemment pas la première fois que le cinéma se trouve
« révolutionné » dans ses principes. On peut même dire que son histoire
s’est constamment écrite à travers une série de transformations et de
remises en cause. L’invention du parlant, le passage du noir et blanc à la
couleur, l’avènement de l’écran large, les ruptures stylistiques des années
1940 (le néoréalisme) et 1960 (les nouvelles vagues) ont profondément
redéfini et réinventé le cinéma. Il en va de même aujourd’hui. Cependant,
plus encore qu’à aucune autre période de son histoire, le cinéma connaît une
mutation de fond en ce que celle-ci touche tous les domaines, la production
comme la diffusion, la consommation comme l’esthétique des films. Les
bouleversements sont tels qu’ils autorisent à faire l’hypothèse de
l’avènement d’un nouveau régime historique du cinéma, d’une nouvelle
galaxie-cinéma. Non pas « fin du cinéma », mais émergence d’un
hypercinéma.
À la lumière de cette métamorphose radicale, il est possible de proposer
une périodisation de l’histoire du cinéma marquée par quatre grands
moments. Ce n’est pas le lieu, ici, de les décrire dans le détail : nous en
signalons seulement les grands traits en vue aérienne afin de favoriser la
mise en relief de ce qui se joue de nos jours.
La première phase correspond à l’époque du cinéma muet. Elle traduit
une modernité primitive. C’est le moment où le cinéma se cherche un statut
et une définition artistiques. Sans modèle, assimilé à l’origine à un spectacle
forain, il se donne d’abord pour référence le théâtre afin de filmer de
courtes saynètes, des vaudevilles légers, des scènes dramatiques. Puis, à
mesure qu’il s’affirme, il se découvre d’autres ambitions, se complexifie, ne
craignant pas de regarder vers la littérature romanesque. Il se fraye sa voie :
jeu fortement expressionniste d’acteurs compensant par une mimique
hypertrophiée l’absence de paroles ; style volontiers mélodramatique ;
technique qui, tout en évoluant, reste encore inégale. Via des décors et des
maquillages outranciers, des images sautillantes et accélérées, un art se
constitue, qui, à travers ses œuvres maîtresses, fait apparaître un mode
d’expression radicalement nouveau, capable de dire le monde comme aucun
autre art ne l’avait dit jusqu’ici. Modernité primitive ne signifie nullement
en effet modernité primaire. D’Intolérance au Vent, des Trois Lumières à
L’Aurore, de Griffith à Sjöström, de Lang à Murnau et aux chefs-d’œuvre
de l’expressionnisme, le cinéma, art moderne, fait son entrée dans la
modernité de l’art. Dans cette voie, il donne à ses images valeur d’icônes,
en créant la figure de la star – Valentino, Dietrich, Garbo.
La deuxième phase, qui met en scène une modernité classique, s’étire
du début des années 1930 jusqu’aux années 1950 : c’est l’âge d’or des
studios, l’époque où le cinéma est le premier divertissement des
Américains, où il devient à travers le monde le loisir populaire par
excellence. Cela est dû, d’abord, à la révolution technique du parlant qui,
périmant très vite le muet, oblige les créateurs, d’abord réticents devant ce
qu’ils redoutent de voir devenir un simple théâtre filmé, à domestiquer ce
nouveau langage et à lui inventer une grammaire. Les recherches techniques
viennent encore enrichir ces nouvelles possibilités, de l’expansion de la
couleur, à partir de la fin des années 1930, aux écrans panoramiques et au
Cinémascope, qui apparaissent au début des années 1950. Elles favorisent
l’évasion du public grâce à un traitement de la réalité qui l’idéalise :
« téléphones blancs » des films mussoliniens, réalisme poétique du cinéma
français, amours désexualisées, langage littéraire des acteurs. Au même
moment, Hollywood devient cette usine à rêves qui, à travers des genres
canoniques, apporte à un public de masse sa ration d’imaginaire. La star,
invention des studios, cristallise tous les fantasmes : divine, intouchable,
comme Garbo ; virile, indestructible, comme John Wayne. Encadré par des
normes génériques, thématiques, morales, esthétiques, ce cinéma est celui
du scénario, des têtes d’affiche, des productions de studios.
Dans ce cadre, les films obéissent à un système narratif clair, fluide,
continu, mû par le souci constant d’une vraisemblance entraînant la
participation immédiate du spectateur. Le récit doit sembler se raconter de
lui-même, épouser une chronologie linéaire en rattachant les diverses
actions à une intrigue principale. Le film s’organise selon un déroulement
logique ou progressif qui exclut l’ambiguïté au bénéfice d’une narration
transparente. Rien n’est montré par hasard, rien ne doit apparaître superflu,
incohérent ou confus, tout est organisé pour amener le récit à son
dénouement final : le cinéma classique guide, dirige d’un point de vue
unique et omniscient la compréhension du film. Ce qu’il raconte est une
histoire essentiellement téléologique. Même s’il se risque progressivement à
quelques audaces – voix off, flash-back –, il continue de veiller à utiliser
des modes narratifs simples. Privilégiant le tournage en studio, il consacre
la primauté du décor, générateur de l’atmosphère du film. Et, pour incarner
des personnages à la psychologie bien cadrée, il fait la part belle aux
vedettes, dont la notoriété est l’une des garanties du succès populaire du
film. Même si son rôle est primordial, le metteur en scène n’est que l’un des
rouages d’une machine actionnée par les maisons de production, qui font
appel à lui d’abord pour son savoir-faire technique : il doit s’effacer pour se
mettre au service de la lisibilité parfaite de l’intrigue. Fortement structuré
tant sur le plan économique que sur le plan corporatiste, le cinéma classique
se met en place dès le début des années 1930, s’affirme dans la seconde
moitié de la décennie, résiste à la tourmente de la guerre et reste fidèle, dans
les années d’après-guerre, aux normes qu’il a mises en place auparavant et
qui en font le grand cinéma classique de référence.
Une troisième phase se développe des décennies 1950-1960 aux années
1970 : elle illustre une modernité moderniste et émancipatrice. La belle
indépendance de créateurs puissants, rétifs aux exigences des studios, lui
ouvre la voie. Dès les années 1930, Jean Renoir tourne en extérieur et en
prise de son direct ; en 1941, Orson Welles, avec Citizen Kane, bouleverse
radicalement les structures narratives continuistes : déconstruit, fragmenté,
le premier film ouvertement moderne est né. D’autres signes avant-coureurs
se font jour avec la rupture esthétique que constitue, en Italie, un
néoréalisme largement issu des misères de la guerre. Le monde, à
l’évidence, a changé : il faut trouver un autre langage pour en rendre
compte. Cela va être le rôle historique des nouvelles générations que de
proposer des voies neuves, en rupture avec le modèle classique : dès la fin
des années 1950 et tout au long des années 1960, la Nouvelle Vague en
France, le free cinema en Angleterre, le cinéma contestataire en Europe de
l’Est, le cinema novo au Brésil puis, dans les années 1970, la génération
nouvelle qui investit Hollywood, sont les fers de lance de cette
transformation radicale. Ils apportent avec eux une vision du monde qui fait
souffler un vent nouveau.
Cela se traduit au premier chef par des ruptures stylistiques, que les
jeunes loups de la Nouvelle Vague française affichent de façon
provocatrice. Le système traditionnel – représenté par cette fameuse
« qualité française » à laquelle Truffaut s’attaque vertement – est battu en
brèche. Il s’agit désormais de raconter autrement, de se défaire de la
dictature du scénario, de filmer dans la rue, de briser les normes convenues
du montage, d’abandonner le jeu théâtral de vedettes pour le naturel
d’acteurs neufs, d’instaurer une indépendance de la production. Dans un
bouillonnement créatif qui ne va pas sans radicalisme, ce cinéma de la
rupture impose la jeunesse comme valeur, à travers des figures iconiques
d’un nouveau genre – James Dean, Marlon Brando, Belmondo – et des
films qui traduisent toutes les formes de l’esprit rebelle entendant se
débarrasser des vieilles contraintes. Simultanément, le cinéma des studios,
s’ouvrant à une psychologisation moins simpliste, cherche à fouiller les
méandres de l’intime. Freud investit Hollywood et la libido se donne à voir
au grand jour, tant dans les drames du refoulé que dans l’explosion du corps
et du sexe. B.B. ouvre la voie de ce sexe libéré, avant que Marilyn n’étende
son empire, puis qu’un cinéma de la marge et de la contre-culture,
s’élaborant dans l’underground, ne s’autorise toutes les audaces. Des
prémices des années 1950 à l’explosion contestatrice des années 1960 et
jusqu’à la liberté créatrice du néoHollywood des années 1970, c’est un
même mouvement d’émancipation artistique et culturelle qui s’affirme et
s’amplifie à travers des films et des univers imaginaires très différents. Il
accompagne une nouvelle modernité individualiste, celle qui est portée par
la société de consommation, par ses valeurs et sa contestation : bonheur,
sexe, jeunesse, authenticité, plaisirs, liberté, refus des normes
conventionnelles et rigoristes. Cette troisième phase du cinéma, qui épouse
à peu près les décennies historiques des Trente Glorieuses, correspond à la
nouvelle révolution des valeurs individualistes, à la poussée des
revendications de l’autonomie subjective dans les démocraties libérales
avancées.
Cette modernité libérationniste se défait du moule classique d’abord par
un cinéma de recherche, polémique, iconoclaste, puis, au fil des années, par
un cinéma grand public qui s’empare progressivement de ses audaces et de
ses nouveautés. C’est par là que la nouvelle génération qui prend le pouvoir
7
à Hollywood dans les années 1970 s’inscrit à sa façon dans le fil de cette
déconstruction, en apportant une liberté stylistique, narrative et thématique
qui change l’esprit des studios. Avec cette différence que le cinéma des
Coppola, Spielberg, Lucas, De Palma, Friedkin, met prioritairement cette
volonté de renouvellement au service du spectaculaire et de l’effet par la
sollicitation de toutes les technologies avancées qu’il s’emploie à
développer. Ici s’amorce véritablement une nouvelle phase de l’histoire du
cinéma. Spielberg dit bien, symboliquement, la dette que le néoHollywood
doit à la génération européenne qui l’a précédé, en allant, en 1977, chercher
Truffaut, comme une référence, pour le faire tourner dans ses Rencontres du
troisième type. Mais le film lui-même, tout de spectacularisation exacerbée
et d’immersion sensorielle, participe déjà d’un cinéma d’un autre genre, où
c’est largement Hollywood qui trace la voie.
Depuis les années 1980, en effet, tandis que la dynamique de
l’individualisation et de la mondialisation bouleverse l’ordre du monde,
c’est un quatrième âge du cinéma qui se met en place. Nous l’appelons ici
8
hypermoderne, en écho à la nouvelle modernité qui se construit . Les
9
chapitres qui suivent s’attachent à en montrer la physionomie .
Cette quatrième phase de l’histoire du cinéma, soulignons-le, n’a pas le
même statut que les trois premières. Alors que celles-ci ont été marquées
par des innovations majeures mais qui n’affectaient chaque fois que des
territoires délimités, ce sont à présent toutes les dimensions de l’univers
cinématographique (création, production, promotion, diffusion,
consommation) qui sont bouleversées simultanément et de fond en comble.
Jamais le cinéma n’a connu un ébranlement de pareille ampleur. Les cycles
précédents ont construit la modernité du cinéma ; celui dont on est témoin
le fait franchement sortir de son âge moderne. C’est une nouvelle ère qui
commence : notre époque voit s’ouvrir les premiers chapitres de l’histoire
hypermoderne du septième art. C’est lorsque la révolution n’est plus à
l’ordre du jour que le cinéma enregistre la plus radicale mutation de son
histoire.
Cinéma sans frontières
La mutation hypermoderne a ceci de caractéristique qu’elle affecte dans
un mouvement synchrone et global les technologies et les médias,
l’économie et la culture, la consommation et l’esthétique. Le cinéma obéit à
la même dynamique. C’est au moment où s’affirment l’hypercapitalisme,
l’hypermédia et l’hyperconsommation globalisés que le cinéma entame,
précisément, sa carrière d’écran global.
« Écran global » doit s’entendre en plusieurs sens, qui se recoupent au
demeurant sous de nombreux aspects. Dans sa signification la plus large, il
renvoie à la nouvelle puissance planétaire de l’écranosphère, à l’état
écranique généralisé rendu possible par les nouvelles technologies de
l’information et de la communication. Voici le temps de l’écran-monde, du
tout-écran, contemporain du réseau des réseaux, mais aussi des écrans de
surveillance, des écrans d’information, des écrans ludiques, des écrans
d’ambiance. L’art (art numérique), la musique (vidéo-clip), le jeu ( jeu
vidéo), la publicité, la conversation, la photographie, le savoir, plus rien
n’échappe tout à fait aux filets numérisés de la nouvelle écranocratie. Toute
la vie, tous nos rapports avec le monde et avec les autres sont de plus en
plus médiatisés par une multitude d’interfaces par lesquelles les écrans ne
cessent de converger, de communiquer, de s’interconnecter.
Mais l’écran global désigne également l’état du cinéma-monde à l’heure
de la globalisation économique et de l’internationalisation des
investissements financiers. Même si les mouvements de capitaux étrangers
sur la scène hollywoodienne ne sont pas nouveaux, l’époque présente
marque un tournant en raison de la forte intensification du phénomène.
D’abord, au cours des deux dernières décennies, un certain nombre de
majors hollywoodiennes est passé sous le contrôle de groupes européens,
australiens et japonais à vocation mondiale. Ensuite, les films américains
sont de plus en plus financés par des capitaux étrangers : sur les 30 premiers
films au box-office de 2001, 32 % étaient soutenus par des financements
internationaux. Les fonds allemands représentent de 15 à 20 % des
15 milliards de dollars mobilisés pour le financement de tous les films des
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majors à Hollywood . Ce sont de plus en plus des capitaux provenant du
Japon, d’Allemagne, de Grande-Bretagne, de France qui, à travers des
contrats de coproduction, financent Hollywood. Si le cinéma américain
s’exporte dans le monde entier, il est produit de façon croissante par des
11
capitaux internationaux . En même temps, les majors financent nombre de
films européens et asiatiques, et sont prêtes à investir encore davantage
dans la production française si les conditions d’investissements des sociétés
12
de production à capitaux extra-européens leur en donnent la latitude .
Dans ce contexte d’internationalisation des capitaux financiers,
l’exportation des films représente plus de la moitié des revenus des grands
13
studios. « Global Hollywood », écran global.
Écran global encore, parce que le cinéma planétarisé est fait de
standards « blockbusterisés » et transnationaux, mais aussi de mélanges et
de brassages, d’éléments de plus en plus métissés, multiculturels. Ce
cinéma qui accompagne la libéralisation croissante des échanges ne cesse,
de son côté, de mettre en scène de nouveaux « objets », d’ouvrir de
nouvelles thématiques. À la déréglementation des marchés mondialisés
correspond un cinéma global assimilant toujours plus de territoires de sens,
élargissant continûment ses anciennes frontières, dérégulant les modèles du
récit et de l’Eros, des âges et des genres, de l’acceptable et de
l’inacceptable. De même que la sphère marchande pénètre tous les aspects
de l’existence ou presque, de même le cinéma n’exclut plus aucun type
d’identité et d’expérience.
S’il convient enfin de parler d’écran global, c’est aussi en raison de
l’étonnant destin du cinéma, qui a perdu son ancienne position
hégémonique et qui, confronté à la télévision et au nouvel empire
informationnel, semble un type d’expression surpassé par les écrans
électroniques. Pourtant, c’est au moment où le cinéma n’est plus le média
prédominant d’autrefois que triomphe, paradoxalement, son dispositif
propre, non pas matériel, certes, mais imaginaire : celui du grand spectacle,
de la mise en image, du star-system. Dans la culture hypermoderne, ce qu’il
faut bien appeler l’esprit cinéma est ce qui traverse, irrigue, nourrit les
autres écrans : le cinéma est devenu un cercle dont le centre est partout et la
circonférence nulle part. Plus le cinéma est concurrencé ou supplanté par la
Toile, la télé, les jeux vidéo, les spectacles sportifs, et plus son esthétique
essentielle phagocyte des pans entiers de la culture écranique. Dans les
spectacles, dans le sport, à la télévision, un peu partout joue maintenant
l’esprit cinéma, le culte du visuel spectacularisé et des êtres célébroïdes.
Infiniment plus puissant et global que son univers natif et spécifique, le
cinéma apparaît comme la forme matricielle de ce qui s’exprime hors de
lui-même.
Bien au-delà des programmes audiovisuels, l’esprit cinéma s’est emparé
des goûts et des comportements quotidiens, les écrans du téléphone mobile
et du caméscope ayant réussi à diffuser le geste cinéma à l’échelle du
quidam. Filmer, cadrer, visionner, enregistrer les mouvements de la vie et
de ma vie : nous sommes tous en passe de devenir des réalisateurs et des
acteurs de cinéma, au professionnalisme près. Le banal, l’anecdotique, les
grands moments, les concerts, les violences même se retrouvent filmés par
les acteurs de leur propre vie. Moins le public visite les salles obscures et
plus il y a de désir de filmer, de cinénarcissisme, mais aussi d’attente de
visuel et d’hypervisualité du monde et de soi-même. On veut non plus
seulement voir des « grands » films, mais le film des instants de sa vie et de
ce qu’on est en train de vivre. Non pas rétraction du cinéma, mais
expansion de l’esprit cinéma au sein d’une cinévision globalisée. Le tout-
écran ne fait pas régresser le cinéma : il contribue, bien au contraire, à
disséminer le regard cinéma, à doubler l’existence de l’image animée, à
créer une cinémania généralisée.
Les deux premiers cycles de l’histoire du cinéma ont vu naître et se
développer la ciné-idolâtrie des masses. Le cycle suivant a perpétué ce type
d’émotionalité mais il a coïncidé en même temps avec l’âge d’or de la
14
cinéphilie réflexive et élitiste . Sans abolir absolument ces deux formes de
passions cinéphiliques, la quatrième phase voit émerger un nouveau rapport
au cinéma, la cinémania, qui s’impose comme matrice de l’imaginaire
médiatique et quotidien, culte de l’hypervisuel, cinéma attitude, tropisme
des goûts du public hypermoderne. Cinémania faite d’hyperconsommation
mobile mais aussi de goût cinévisuel généralisé et d’activités vidéo
diffusées et téléchargées sur le Net. L’époque qui commence est celle qui
consacre la cinévision sans frontière, la cinémania démocratique de tous et
par tous. Loin de la mort proclamée du cinéma, la naissance d’un esprit
cinéma animant le monde.
Cinéma global, approche globale
À écran global, approche globale : c’est celle-ci qui fonde et organise
les analyses qui suivent.
« Approche globale », cela implique d’abord de se détacher de l’attitude
cinéphilique pure séparant radicalement cinéma d’élite ou d’auteur et
cinéma populaire ou commercial. Moins que jamais, cette opposition se
montre pertinente pour comprendre l’état du cinéma contemporain. Comme
bien d’autres divisions, celle-ci n’a pas résisté à la dynamique
hypertrophique et dérégulatrice de l’hypermodernité. Analyser le
néocinéma, c’est le considérer à travers la totalité de ses productions en
réintroduisant le mineur, le commun, le commercial, loin de toute
hiérarchisation esthétique des œuvres. Comment continuer à s’en tenir aux
« grandes œuvres » lorsque le cinéma ne cesse de faire des « petits », des
films de tout genre et à finalités multiples ? À l’instar de l’ordre familial, la
planète cinéma est entrée dans un âge de déstabilisation et de recomposition
élargie. Séries, téléfilms, spots publicitaires, films d’entreprise, clips vidéos,
minifilms, vidéos amateur, c’est cet ensemble disparate aux frontières
brouillées dont il faut à présent rendre compte.
« Approche globale » revient aussi à refuser d’étudier le cinéma comme
pur système autocentré de signes. Contre la réduction sémiologique ou
esthétique, nous nous employons, précisément, à sortir du champ clos de la
grammaire du cinéma en rattachant celui-ci à ce qui l’englobe. Penser
l’hypercinéma, ce n’est pas rechercher les structures universelles du
langage filmique ou faire une classification pure des images, c’est mettre en
évidence ce que le cinéma dit sur le monde social-humain, comment celui-
ci le réorganise, mais aussi comment le cinéma agit sur les perceptions des
hommes et reconfigure leurs attentes. Ni système fermé, ni pur reflet du
social, l’hypercinéma doit être interprété de façon globale, du dedans et du
dehors, comme effet et comme modèle imaginaire. Si le cinéma n’est pas
sans rapport avec la pensée philosophique, ne perdons pas de vue que ce
sont les liens qu’il entretient avec la société et la culture qui fournissent les
meilleures clés d’intelligibilité de son être propre et de son devenir
spécifique. Loin d’une approche surplombante du cinéma mais aussi d’un
regard parcellarisé (chronologies par décennies, études microéconomiques),
voire miniaturisé à l’extrême (études filmiques), il s’agit d’aborder le
cinéma du nouvel âge dans son économie générale en y reconnaissant une
puissance transformatrice de l’imaginaire culturel global. Une économie du
cinéma tout à la fois culturelle et socio-esthétique, transpolitique et
anthropologique.
Qu’est-ce que le cinéma à l’heure de l’écran global ? Alors que
progresse l’ère des réseaux, le cinéma continue d’être lu de manière très
cloisonnée. Bien sûr, les sciences humaines apportent des informations
précieuses et des éclairages indispensables, mais leur souci
méthodologique, indissolublement lié à la construction d’un objet
circonscrit, leur interdit de poser les questions de fond relatives au sens et à
la place nouvelle du cinéma dans la société qui s’agence. Ce sont ces vides
qu’on a voulu combler en se fixant deux buts. Comprendre d’abord le
régime inédit du cinéma qui accompagne la mondialisation, ensuite la place
et la fonction qui sont les siennes dans une culture de l’écran chaque jour
plus omniprésente.
Mais, si l’approche doit être globale, pourquoi mettre l’accent sur le
cinéma ? Pareille focalisation n’est-elle pas en retard d’une guerre au
moment où le septième art voit de plus en plus reculer son ancienne
primauté au bénéfice de la télévision et d’Internet ? Le fait est indéniable :
l’âge triomphal du cinéma est bien derrière nous. Nous vivons le temps de
la démultiplication des écrans, de l’écran-monde dans lequel le cinéma n’est
plus qu’un écran parmi d’autres. Mais fin de sa centralité
« institutionnelle » ne signifie nullement affaissement de son influence
« culturelle ». Bien au contraire. C’est lorsque le cinéma perd sa
prééminence que son influence globale s’accroît, s’imposant comme
cinématographisation du monde, vision écranique du monde faite de la
combinaison du grand spectacle, des célébrités et du divertissement.
L’individu des sociétés hypermodernes en vient à regarder le monde comme
si c’était du cinéma, celui-ci constituant les lunettes inconscientes par
lesquelles il voit la réalité où il vit. Le cinéma est devenu formateur d’un
regard global porté sur les sphères les plus diverses de la vie
contemporaine.
D’où la nécessité de remettre l’analyse du cinéma sur le métier, en le
dégageant des lectures qu’il suscitait lorsqu’il dominait le monde de l’écran.
Penser le cinéma d’aujour-d’hui, c’est, de plus en plus, penser un monde
social devenu tout à la fois écranique et hyperspectaculaire. On sait depuis
longtemps qu’on ne peut penser le cinéma abstraction faite de l’aventure
des temps modernes ; voilà que désormais ce sont les temps hypermodernes
et leur profusion écranique qu’on ne peut plus penser sans le prisme du
cinéma.
1. . C’est à Ricciotto Canudo que l’on doit, dès 1910, la formule de « septième art ».
Critique italien de langue française, propagandiste enthousiaste du cinéma à ses
débuts, il est l’artisan le plus important, avec Louis Delluc, de sa reconnaissance
comme art.
2. . Ce que les auteurs du Dictionnaire mondial des images appellent l’« ère du cumul ».
(Laurent Gervereau [dir.], Dictionnaire mondial des images, Paris, Éditions du
Nouveau Monde, 2006.)
3. Les Français passent 1200 heures par an devant le petit écran. Le temps qu’ils
consacrent à regarder les films de cinéma sur les chaînes de télévision hertzienne était
en 2002 de 72 heures en moyenne, alors que celui du cinéma en salles ne représentait
qu’environ 6 heures. En 2006, la Motion Picture Association estimait que le
téléchargement illégal sur les réseaux peer to peer représente un manque à gagner de
près de 2 milliards d’euros pour les salles. Sur l’ensemble de ces questions, voir
Laurent Creton, L’Économie du cinéma, Paris, Armand Colin, 2005.
4. Entretien avec Harry Sloan, P.-D.G. de MGM, Le Figaro, 14 octobre 2006.
5. Françoise Benhamou, L’Économie du star-system, Paris, Odile Jacob, 2002, p. 277.
6. Jean-Louis Missika, La Fin de la télévision, Paris, La République des idées/Seuil,
2006.
7. Voir, sur la question, l’ouvrage de référence de Peter Biskind, Le Nouvel Hollywood,
Paris, Le cherche midi, 2002, et les analyses de Jean-Baptiste Thoret, Le Cinéma
américain des années 70, Paris, Les Cahiers du cinéma, 2006.
8. Sur la modernité de deuxième genre, Gilles Lipovetsky, Les Temps hypermodernes,
Paris, Grasset, 2004.
9. Pour une vision détaillée du nouvel âge du cinéma, centrée sur l’analyse des films,
Jean Serroy, Entre deux siècles. Vingt ans de cinéma contemporain, Paris, La
Martinière, 2006.
10. Joël Augros, « H’W’D’ », in Jean-Pierre Esquenazi (dir.), Cinéma contemporain, état
des lieux, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 26.
11. La même internationalisation vaut désormais pour les lieux de tournage : les
délocalisations sont de plus en plus fréquentes. La Roumanie, la Bulgarie, la Pologne
accueillent nombre de productions européennes, comme le Maroc, qui s’ouvre aussi
aux tournages américains. Et un nombre de plus en plus important de films
hollywoodiens sont tournés de l’autre côté de la frontière canadienne, en Colombie
Britannique.
12. Nicole Vulser, « La nouvelle politique des majors. Les studios américains investissent
dans le cinéma français », Le Monde, 31 janvier 2007.
13. Toby Miller et al., Global Hollywood, Londres, British Film Institute, 2001.
14. Antoine de Baecque, La Cinéphilie. Invention d’un regard, histoire d’une culture
1944-1968, Paris, Fayard, 2003.
PREMIÈRE PARTIE
LOGIQUES DE L’HYPERCINÉMA
CHAPITRE I
Vers un hypercinéma
Un art ontologiquement moderne
Né à l’âge moderne, avec une technique moderne et une visée moderne
(enregistrer le mouvement par l’image et le donner à voir à un public), le
cinéma est un art congénitalement moderne.
À cet égard, exceptionnelle est sa « situation » dans l’histoire des arts.
D’une part, il est, avec la photographie, le seul art nouveau apparu depuis
vingt-cinq siècles. D’autre part, à la différence des autres arts, ancrés depuis
toujours dans un passé millénaire, le cinéma surgit d’une invention
technique sans antécédent, mise au point en quelques années seulement.
Béla Balasz le fait remarquer : « Le cinéma est le seul art dont on connaisse
le jour de naissance. C’est un événement unique dans l’histoire des
1
civilisations . » Voilà un art d’emblée moderne, vierge tant sur le plan
esthétique que technique : un art dont la naissance est sui generis, créé du
tout au tout à partir de presque rien et ce à une vitesse fulgurante.
Il est même, comme l’a suggéré Philippe Muray, le seul art qui n’a pas
eu à s’émanciper du religieux. Les arts, tous les arts ont dû, au cours des
siècles, se détacher du sacré afin de devenir arts et seulement arts. « Seul le
cinéma est indemne de cette épreuve. Parce que, dernier à apparaître dans
l’histoire des formes, il n’a pas eu non plus à se débattre avec l’histoire des
religions, ni à conquérir, en fin de compte, par rapport à elles et contre elles,
son autonomie. » Né sans bénédiction divine à l’époque du retrait des
dieux, le cinéma « arrive après la bataille, et quand le conflit plusieurs fois
millénaire entre l’ici-bas et l’au-delà est enfin réglé au profit de l’ici-bas. Le
2
cinéma ne sait pas, littéralement, que Dieu a existé ».
Les autres arts s’inscrivent par ailleurs dans une lignée historique, avec
des écoles et des styles, qui se succèdent, rivalisent, s’affirment tout en
s’opposant. Tous les artistes se reconnaissent des maîtres dont ils
s’inspirent, dont ils se détachent, dont ils se différencient, devenant maîtres
à leur tour et engendrant des disciples ou des opposants. Le cinéma naissant
échappe à ce schéma. Il s’invente de lui-même, sans antécédent, sans
référence, sans passé, sans généalogie, sans modèle, sans rupture ni
opposition. Il est naturellement, naïvement moderne. Il l’est d’autant plus
qu’il est issu d’une technique sans visée artistique particulière. Les frères
Lumière, quand ils le mettent au point, sont des industriels, non des artistes,
et ce qu’ils filment d’emblée le traduit : une sortie d’usine. C’est la
technique qui invente l’art, non l’art qui crée la technique. Panofsky le dit
bien, qui remarque que c’est le seul art qui s’est développé « dans des
conditions contraires à celles des arts précédents […]. Ce n’est pas un
besoin artistique qui provoqua la découverte et le fonctionnement d’une
technique nouvelle, c’est une invention technique qui provoqua la
3
découverte et le fonctionnement d’un nouvel art ». Un nouvel art à ce
point lié à la machine technique qu’il a très vite, chez les formalistes des
années 1920, réussi à conférer aux autres arts artisanaux et anciens « une
nuance archaïque. Un audacieux nouveau venu qui menaçait de transformer
l’art en simple technique faisait irruption au milieu des arts abrités derrière
4
les traditions ».
Les conditions mêmes dans lesquelles il apparaît le rendent aussitôt
suspect. On ne sait trop à quoi le rattacher. La photographie, jeune de
quelques décennies seulement, ne constitue pas un référent solide, d’autant
que le mouvement et la projection sur écran distinguent radicalement de
l’image fixe les images animées et que le spectacle que ces dernières
proposent pousse plutôt à les assimiler aux spectacles de foire fréquentés
par la foule : lanterne magique, miroirs déformants, panoramas. Patrice
Flichy note que « pendant les dix premières années de sa vie, le
cinématographe n’est que l’un des spectacles populaires qui prolifèrent en
cette fin de siècle. Le succès du dispositif de projection proposé par
Lumière et par d’autres inventeurs repose en partie sur le fait que,
contrairement au kinétoscope d’Edison (appareil individuel), il s’intègre
dans une tradition de spectacles collectifs ». Ce cinéma d’attraction, qu’on
va voir dans des baraques foraines ou dans des salles de cafés-concerts,
lasse toutefois bien vite le public et « le véritable succès du cinéma n’est
effectivement apparu que le jour où il commença à raconter des histoires,
5
où il devint un média narratif ». Le spectacle de foire qu’il est initialement
passe progressivement à la fiction et va même chercher dans la littérature
les histoires qu’il se propose de raconter. Le cinéma s’invente ainsi, peu à
peu, un langage et une grammaire qui lui permettent de voir plus grand, de
se déterminer comme art, tout en éprouvant le besoin de s’organiser comme
6
industrie . Cette double composante – art et industrie –qu’il acquiert très
vite, dès les années 1910, lui vaut durablement la critique sourcilleuse de
ceux qui lui dénient, du fait même de cette dualité, le statut d’art. « Il avait
7
des façons populacières qui scandalisaient les personnes sérieuses »,
relève le Sartre des Mots. Le cinéma mettra plusieurs décennies à échapper
à cette catégorisation négative avant de s’imposer comme septième art.
Un art de consommation de masse
Art moderne, donc. Mais quel art ? Et moderne en quel sens ? Si l’on
établit un parallèle entre son histoire et celle des autres arts, force est
d’observer que, au même moment, ceux-ci s’engagent dans la révolution
moderniste des avant-gardes, marquée par une volonté de rupture complète
avec la tradition et l’héritage. « Je veux être comme un nouveau-né, ne
savoir rien, absolument rien de l’Europe… être presque un primitif »,
déclare Paul Klee. Et Metzinger, revenant sur l’époque, le constate : « Je
savais que c’en était fini de tout enseignement. L’ère de l’expression
8
personnelle s’ouvrait enfin […]. Le temps du maître était enfin révolu . »
Le cinéma, lui, n’a pas à se retourner contre les valeurs de la filiation : il
n’en a pas. Appliqué à se constituer comme art, à inventer ses formes et son
langage, sans modèle par rapport auquel marquer la moindre rupture, son
combat n’est pas celui des avant-gardes. Si certains jeunes réalisateurs, liés
aux milieux artistiques, l’amènent à participer aux luttes avant-gardistes, ce
n’est que de façon marginale, dans sa frange expérimentale : Picabia et
Satie accompagnent le René Clair d’Entracte, Dziga Vertov, fervent adepte
du futurisme, en transpose l’esprit dans sa théorie du montage, et le rasoir
surréaliste aiguisé par Buñuel et Dali dans Un chien andalou tranche
agressivement l’œil qui regarde. Sans méconnaître donc le phénomène, il
est clair qu’il reste minoritaire et que, globalement, le cinéma n’ayant
aucune table rase à réaliser du fait même de sa propre nouveauté radicale,
ce n’est pas la radicalité avant-gardiste qui en constitue la modernité.
9
Le cinéma a-t-il donc jamais été absolument moderne , au sens où
seules les avant-gardes auraient été porteuses d’une modernité pure ? Le
cinéma n’illustre-t-il qu’une modernité faible ? Questions légitimes,
assurément, auxquelles nous aimerions répondre ceci : et si la réalité était
exactement contraire à ce schéma ? On a en effet tout lieu de penser que le
cinéma a réussi à inventer une disruption qui, sans être celle de l’avant-
garde, se révèle plus radicale encore. Il y a une révolution moderniste du
cinéma qui n’a rien à voir avec les avant-gardes : celle qui a produit un type
d’art radicalement nouveau, absolument démocratique et marchand – un art
10
de consommation de masse . La modernité profonde du cinéma est là,
dans cet art de masse, dispositif sans précédent, qu’il contribue largement à
imposer. Roger Pouivet pose clairement le problème : « Si l’art moderne et
l’art contemporain ont renouvelé les formes de l’art, peut-on dire qu’ils ont
modifié tant que cela le statut ontologique des œuvres d’art ? N’aura-t-il pas
été modifié de façon plus radicale dans l’art de masse ? La multiplicité
systématique, plutôt que le culte de l’original, encore si patent dans l’art
contemporain, la technicisation de l’œuvre, au lieu de l’artisanat et du
bricolage de l’art contemporain, un public planétaire, au lieu du simple
déplacement du “monde de l’art” de l’aristocratie éclairée à la bourgeoisie
intellectuelle, des cours et des salons aux universités et aux centres
11
d’art . » Le bouleversement décisif n’est-il pas, en définitive, plus
significatif du côté du cinéma que du côté des discontinuités avant-
gardistes ? Ironie de l’histoire : ignorant les transgressions avant-gardistes
en chaîne, le cinéma s’impose pourtant au premier plan de l’édification de
la plus grande modernité artistique. Godard le relève, au tout début de son
Histoire(s) du cinéma : « Les masses aiment le mythe, et le cinéma
12
s’adresse aux masses . » Mais ce n’est pas seulement par sa façon de
réinvestir les grands mythes ou d’en inventer que celui-ci se constitue
comme mass art. L’ensemble de ses caractères, son essence même, le
13
définissent dès l’abord comme tel .
Art de masse, en premier lieu, dans son mode de production. Celle-ci
est totalement moderne par la technique inédite qu’elle utilise, laquelle
permet au film d’être vu en même temps par un vaste public (et les modes
de diffusion les plus récents ne font qu’élargir encore son audience et
démultiplier l’effet de masse). Cet aspect collectif qui marque la réception
du film intervient aussi dans son élaboration, du fait que celle-ci réclame
14
une division du travail . Un film, c’est non un créateur unique, mais une
équipe de plusieurs dizaines, voire plusieurs centaines de personnes : le
cinéma est, par définition, un art collectif, même si la Nouvelle Vague
essaiera d’imposer plus tard l’idée de politique des auteurs pour conférer à
l’œuvre une unicité de création qu’elle ne saurait techniquement
15
posséder . Aucun art n’est à ce point tributaire, de par sa technicisation,
d’une contribution collective.
Ce qui constitue également la modernité de l’art de masse tient à une
double exigence de ses productions : la nouveauté et la diversité. Même s’il
se construit selon un genre et une formule standard, un film se doit d’avoir
un minimum d’individualité et de nouveauté. Chaque film recherche « une
16
synthèse difficile du standard et de l’original », écrit Edgar Morin . Le
cinéma est d’essence moderne en ce qu’il concrétise cette valeur
proprement moderne qu’est le Nouveau. Non pas l’absolument nouveau des
avant-gardes, mais le toujours un peu nouveau. Avec le cinéma, une
création a minima est impérative : ce qui en fait un art des différences ou
des variations plus ou moins marginales. Par-delà tout ce qui les oppose,
avant-garde et cinéma participent de la même culture moderne, qui pose
l’innovation en nouvel impératif catégorique.
Au principe de nouveauté s’ajoute celui de la diversité. Aux États-Unis,
Hollywood, très vite, centralise l’industrie du cinéma américain : en 1920,
50 studios font travailler 25 000 artistes et produisent de 6 à 700 films par
an. Au même moment, la France en produit environ 100, l’Italie plus de
200, le Danemark une quarantaine, la Tchécoslovaquie une vingtaine. Avec
l’arrivée du parlant, la production garde la même diversité : dans les années
1930, Hollywood produit en moyenne 500 films par an, et la guerre ralentit
à peine la production, qui se stabilise dans les années 1940 à une moyenne
de 400 films annuels. En tant qu’industrie, le cinéma a partie liée avec la
série et la multiplicité. Il ne suffit pas de produire des films ayant de petits
écarts, encore faut-il qu’ils soient lancés sur le marché en nombre et
renouvelés sans cesse. Modernité du cinéma, modernité industrielle :
Hollywood se construit au moment où se met en place la production en très
grandes séries des marchandises standardisées. Mais, en même temps, il
inaugure déjà un dispositif typique de l’« économie de la variété » qui
s’imposera beaucoup plus tard dans l’hypercapitalisme post-fordien
contemporain.
Art de masse, encore, dans son mode de diffusion. Dès qu’il se structure
comme une industrie, le cinéma se donne pour objectif le marché le plus
vaste. L’équation économique de la rentabilité joue très vite un rôle
déterminant, comme le relève Patrice Flichy : « Si Pathé l’emporte avec sa
production industrielle de masse de bandes filmiques sur Lumière qui
réalise un cinéma adapté à une seule salle, c’est que la première offre tous
les gains d’une économie d’échelle […]. D’une certaine façon, Pathé choisit
une solution économique fordienne (production de masse, consommation
régulière et de masse), ce choix lui permettant d’ailleurs de conquérir le
17
marché américain avant la guerre de 14 . » Le cinéma vise le grand public,
un public de masse envisagé sans distinction de classe, d’âge, de sexe, de
18
religion et de nation. Il s’adresse à l’individu moyen ou universel en
évitant de choquer les spectateurs formés par des cultures différentes. Il est
tout le contraire d’un art élitiste exigeant une formation et des codes
spécifiques de lecture. Un art d’essence démocratique, cosmopolite, à
vocation aussitôt planétaire : dès les années qui suivent leur invention, les
frères Lumière envoient des opérateurs partout dans le monde. Et, dans les
années 1900-1910, Hollywood crée son usine à rêves – « usine de rêve »,
19
dit Godard – destinée à fournir de l’imaginaire à un public de masse, fait
d’atomes individuels et anonymes. Le cinéma naissant a été d’emblée
acteur majeur de cette première mondialisation moderne.
Art de masse, enfin, dans son mode de consommation. Le cinéma
s’accompagne en effet d’une rhétorique de la simplicité, propre à solliciter
le moins d’effort possible de la part de celui qui en est le destinataire. Ce
n’est pas l’élévation spirituelle de l’homme qui est l’objectif, mais une
consommation sans cesse renouvelée de produits, permettant une
satisfaction immédiate et ne requérant aucune formation, aucun repère
culturel spécifique et savant. L’art-cinéma est d’abord et avant tout un art de
consommation de masse. Point d’autre ambition que celle de divertir, de
donner du plaisir, de permettre une évasion facile et accessible à tous, à
l’opposé des œuvres avant-gardistes hermétiques et dérangeantes destinées
à révolutionner le vieux monde, à faire naître l’« homme nouveau ». Ce
qu’il s’agit d’offrir, ce sont des nouveautés systématiquement produites de
manière à être le plus accessibles possible et pour la distraction du plus
grand nombre. Là, précisément, est la modernité irréductible du cinéma.
D’où la grammaire qui se met en place et qui fonde une structure
filmique se caractérisant avant tout par sa facilité d’accès. Lisibilité d’une
intrigue d’abord, organisée de façon claire autour d’un début, d’une action
et d’une fin, et donnant au scénario la place fondamentale dans
l’élaboration du film. Lisibilité aussi du genre (western, film de guerre,
policier, comédie, drame, film d’aventures), appelé à donner aux spectateurs
un repère stable et connu d’avance. L’ensemble du système hollywoodien
repose sur cette distinction des genres et sur la capacité des réalisateurs
engagés par les studios à les pratiquer tous avec la même efficacité.
Lisibilité des personnages encore. Le muet, qui ne peut faire comprendre
par les mots, impose aux acteurs une expressivité appuyée, qui schématise à
l’extrême l’expression des sentiments. Lorsqu’il devient parlant, le cinéma
reste fidèle à des types facilement repérables (le méchant, le lonesome cow-
boy, l’innocente, la femme fatale). Dernière lisibilité enfin, et qui
représente, elle, une invention radicale : la star. Idéalisation, icônisation,
mythification : celle-ci cristallise tous les fantasmes, tous les rêves, dans
une figure « stéréotypée » construite pour être immédiatement
reconnaissable. Elle rend d’autant plus accessible le film que c’est elle
qu’on va voir et que l’on retrouve, d’apparition en apparition, telle qu’en
son inaccessibilité l’éternité la change.
Une lisibilité qui s’est accompagnée de rêves, d’imaginaire et
d’enchantement. Par là, le cinéma a fonctionné comme promesse de fête,
cathédrale du plaisir des masses modernes, à travers une féerie d’images et
de fictions. Ce qui a conduit de bons observateurs à rapprocher cinéma et
opéra, l’un et l’autre utilisant de grandes machineries, l’artifice et
l’emphase, l’effet-image et la force émotive en vue d’une consommation
20
onirique et fantasmagorique . Ce rapprochement est indéniablement juste.
Toutefois, il en existe un autre, moins évident et qui mérite d’être fortement
souligné : il s’agit des liens entre le cinéma et la mode.
Variations perpétuelles dans la production filmique, dimension glamour
des stars, immédiateté et facilité des plaisirs du spectacle distractif : autant
d’aspects qui relient structurellement la modernité du cinéma à l’ordre
frivole de la mode. On trouve chez Baudelaire les éléments clés de pareille
problématique lorsque, définissant la modernité par « le transitoire, le
21
fugitif, le contingent », il affirme, le premier, la parenté profonde de
celle-ci avec la mode. Ce lien intrinsèque de la modernité avec la mode, le
cinéma l’illustre au plus près : en tant qu’art de consommation de masse, il
fonctionne comme un art-mode, autrement dit inséparable non seulement
des différences marginales mais aussi de la logique de l’éphémère et de la
22
séduction . Le cinéma se présente d’emblée à la manière d’un art qui,
délivré de la puissance du passé, repose, à l’instar de la mode, sur la
primauté de l’axe temporel du présent. Et ce au moins en trois sens. D’une
part, en tant qu’industrie, le cinéma recherche le succès commercial le plus
immédiat et le plus grand possible. D’autre part, du fait du lancement
perpétuel de nouveaux films, les films qui sortent « démodent » très vite
ceux qui les précèdent. Enfin, il est capable de susciter, plus ou moins
régulièrement, des engouements passagers : on adore un film comme une
mode, c’est-à-dire dans un intervalle court. À cet égard, on peut analyser le
phénomène du box-office comme la radiographie chiffrée ou
l’enregistrement classé des préférences de l’hyperprésent emportées par la
forme-mode de l’inconstance et de la versatilité.
Au cœur du cinéma se loge le principe du périssable, du temporaire, de
l’obsolescence accélérée. Mais s’y trouve aussi bien une formidable
puissance de séduction, portée en particulier par les stars. Beauté sans
pareille des vedettes-étoiles, cosmétisation des visages, esthétisation des
décors, effets travaillés de la lumière : le cinéma, comme la mode, marche à
la séduction, à l’artificialité, à la magie des apparences. Il est ce qui a élevé
la séduction à une puissance superlative et planétaire inégalée.
Art-mode également en ce que le cinéma enclenche des comportements
mimétiques de masse de la même manière que la mode vestimentaire. Nul
n’ignore que les stars ont réussi à lancer tout un ensemble de modes : le
béret de Garbo, le tee-shirt blanc de Brando, la robe à carreaux vichy de
B.B. Mais plus encore, les stars et les films ont modifié les goûts et les
attitudes, les codes de la beauté, les façons de se maquiller, les manières de
consommer, de parler, de fumer, de flirter. Le cinéma impulse des tendances
culturelles, renouvelle des modes d’être et de faire, fait virevolter les
orientations esthétiques. Et cela se poursuit de nos jours. Même si certains
réalisateurs ambitionnent la longue durée, le cinéma est un art dont les
effets sont versatiles et fugitifs comme ceux de la mode.
Par où s’affirme à nouveau la modernité du cinéma. Celui-ci ne peut se
réduire au simple miroir de son temps, tant il contribue à remodeler les
goûts et les sensibilités. Sans doute n’est-ce pas là le propre du seul cinéma.
L’art dans son ensemble remplit cette fonction. Et la religion, depuis le fond
des âges, a fonctionné à la façon non d’un reflet idéologique, mais d’un
dispositif premier structurant l’ordre social. Cependant, alors que, dans les
sociétés traditionnelles, l’ordre produit fonctionne dans le registre de la
permanence et de la reproduction à l’identique du passé, dans les sociétés
modernes sont créés des codes, des produits et des engouements
essentiellement transitoires. Non seulement le cinéma n’a pas de tradition
ancestrale, mais ce qu’il agence ne cesse de changer et d’impulser des effets
à temps brefs – impermanence du cinéma qui le rattache au plus profond à
la logique de la mode. Il faut ainsi refuser les thèses qui affirment que la
modernité du cinéma commence au moment où celui-ci perd son innocence,
23
devient réflexif et critique, s’interroge sur son essence et son histoire .
Cela ne définit pas la modernité du cinéma, mais seulement l’une de ses
figures tardives, l’une de ses potentialités. Beaucoup plus essentiellement,
sa modernité coïncide avec la production massive de produits culturels non
durables, singuliers, prêts à consommer, éphémères et spectatoriels. C’est la
mode et sa vitesse de renouvellement, le kitsch et la romance, la séduction
immédiate et les affects « faciles » qui font la modernité et l’incomparable
puissance du cinéma.
La grande illusion ?
Cette modernité du cinéma, que personne ne lui dénie, se heurte à un
argument qu’on lui oppose parfois, et qui consiste à en faire un art en
trompe-l’œil, dont la démarche ne ferait que s’inscrire dans la longue
histoire des formes artistiques fondées sur l’illusion du réel. Il serait
l’héritier, en quelque sorte, de la prospettiva ouverte par les peintres du
Quattrocento ou de L’Illusion comique du théâtre gigogne agencé par
Corneille. Loin de la « vraie » modernité, le cinéma n’afficherait donc, avec
sa technique de lanterne magique, qu’une forme d’archaïsme esthétique.
Pourtant, simultanément, le cinéma s’inscrit, à sa manière, dans ce qui
caractérise en propre l’œuvre des avant-gardes que Daniel Bell nommait
l’« éclipse de la distance ». Celle-ci se définit par l’éclatement de l’espace
scénographique euclidien et la disparition de l’esthétique de la
contemplation au profit d’une culture centrée sur « la sensation, la
24.
simultanéité, l’immédiateté et l’impact » . Les écrivains d’avant-garde,
les cubistes et les futuristes, les expressionnistes et les surréalistes, ont
voulu réduire la distance esthétique entre l’œuvre et le spectateur en
cherchant à plonger celui-ci au sein d’un tourbillon de sensations
subjectives et d’émotions directes. À l’évidence, le cinéma relève
entièrement de cette révolution culturelle, en particulier par sa puissance
d’impact. L’image géante, projetée sur grand écran dans une chambre noire,
frappe de plein fouet celui à qui elle est destinée. L’impact est visuel,
résultant littéralement d’un phénomène optique, que le cinéma a toujours
fait en sorte d’accentuer par des moyens techniques de plus en plus
sophistiqués : immensité des écrans, montage accéléré, effets spéciaux.
Mais l’impact est aussi bien mental, grâce à la puissance d’envoûtement de
l’intrigue elle-même et à la projection du spectateur dans ce qui lui est
projeté. Le cinéma, remarque Béla Balasz, « a aboli la distance fixe du
spectateur ; cette distance qui faisait partie de l’essence des arts visuels. Le
spectateur n’est plus à l’extérieur du monde de l’art refermé sur lui-même
[…]. Rien d’analogue ne s’est jamais produit dans aucun art […]. Une
idéologie d’une nouveauté radicale apparaît pour la première fois dans cette
25
abolition de la distance intime du spectateur ».
Cela étant, l’effet n’a rien de comparable à celui que recherchent les
avant-gardes. Pour elles, l’ébranlement opéré vise à déconstruire et
dénoncer l’illusion afin de la dissoudre. Rien de tel avec le cinéma. Fidèle à
une esthétique illusionniste, il ne déconstruit rien, il projette l’image sans
renverser ce qui est montré. Il abolit non la représentation illusionniste du
réel, mais la distance du regardeur. Et cette éclipse est totale, parfaite, sans
autre but qu’elle-même et que la nature du spectacle qu’elle propose.
Par ailleurs, cette force d’illusion qui appartient à son essence même, le
cinéma n’en fait pas seulement un illusionnisme, comparable à un tour de
magie, comme c’était le cas dans les premiers trucages et les premiers
effets, comme ce l’est plus encore aujourd’hui grâce aux développements
que lui apporte le dernier cri de la plus haute technologie. Son esthétique a
évolué, en s’attachant à mettre en perspective et à faire dialoguer l’illusion
créée et la réalité représentée. Dès le parlant, le cinéma a commencé à
intégrer timidement l’exigence moderne du réalisme. Les personnages se
sont peu à peu affinés, sont devenus plus proches de la vie. Plus tard,
l’expérience terrible de la guerre a imposé la réalité comme une donnée
incontournable ; les faits sociaux ont pris une importance nouvelle. Le
réalisme poétisé des années 1930 (faux réalisme, vraie poésie) s’est refermé
sur Les Portes de la nuit. Et, dans le cinéma italien, l’illusionnisme
mussolinien, qui se complaisait à donner une image lénifiante de la société
et une représentation idéalisée des individus – pas de délinquance, pas de
conflits de classes, pas de difficultés économiques, et tous les trains qui
arrivent à l’heure – fait place à des films qui redescendent sur terre : avec le
néoréalisme, voici les paysans, les pêcheurs, les chômeurs, les petits cireurs
de chaussures, Rome ville ouverte et Allemagne année zéro. Cette
problématique du réalisme, à laquelle il s’est ainsi trouvé confronté et qui
traverse son histoire, insère le cinéma, par son évolution même, dans la
modernité pure des critiques de l’illusion.
Une modernité que revendiquent et qu’illustrent, après quelques
éclaireurs comme Orson Welles, les grands créateurs qui apparaissent dans
les années d’après-guerre : Bergman, Visconti, Antonioni, Pasolini, Fellini,
Buñuel, Losey, Resnais, Godard, Truffaut, Bresson, Tati… Leurs univers
sont certes très différents, mais ce que leurs films expriment ressortit à une
même exigence d’explorer la représentation de la réalité par des voies
nouvelles. Cette modernité s’inscrit dans la déstructuration des normes
traditionnelles du récit. Ce que le nouveau roman avait opéré par rapport à
la narration traditionnelle et, plus largement, ce qu’avait réalisé la
26
« révolution romanesque » dont parle Michel Zéraffa pour désigner le
travail de remise en cause du roman balzacien par les successeurs de Proust
et de Joyce trouvent leur équivalent cinématographique dans les
bouleversements stylistiques qui interviennent alors et qui transforment en
profondeur la nature même des films. Le cinéma nouveau donne naissance,
pour reprendre la terminologie d’Umberto Eco, à des œuvres ouvertes se
caractérisant par l’ambiguïté, l’indétermination, la polyvalence – des
œuvres en mouvement qui invitent le public à une intervention active, à un
« travail » d’appropriation par les mécanismes d’associations
27
personnelles : Hiroshima mon amour, L’Avventura, La Jetée, The
Servant, 2001 : l’Odyssée de l’espace, Providence… L’intrigue se pulvérise
dans les puzzles narratifs de Godard. Elle se dissout dans la recherche de la
lenteur et le vertige du vide qu’explore Antonioni. Elle se perd dans les
labyrinthes mentaux où l’entraîne Resnais. Elle se volatilise au fil des
chemins buissonniers qu’empruntent ceux qui, comme Jacques Rozier ou
autres francs-tireurs, font du vagabondage la voie de la liberté.
Des thématiques nouvelles apparaissent : la solitude,
l’incommunicabilité, le silence, le temps, le couple, la liberté, la mémoire,
la violence, l’errance. L’ennui guette – Les Bonnes Femmes de Chabrol
regardent lentement s’étirer les heures vides de leur vie, et, dans Pierrot le
fou, Anna Karina passe son temps à répéter : « J’sais pas quoi faire. » Le
personnage perd son caractère fini, stable, circonscrit : il devient flottant,
indécis, décentré, saisi dans l’incertitude de son apparence. Le monde à son
tour est flou, difficilement explicable, réduit à un présent sans épaisseur,
saisi dans son immédiateté, minute par minute dans Cléo de 5 à 7, petit
chapitre par petit chapitre dans Vivre sa vie. La banalité, le minuscule,
l’insignifiant, les temps morts trouvent une place qu’on leur déniait,
commencent à valoir pour eux-mêmes, tandis que le hasard impose sa
fantaisie aux événements. On passe alors, pour parler comme Deleuze, de
l’image-mouvement à l’image-temps : « C’est un cinéma de voyant, non
28
plus d’action » qui se fait jour. La réalité apparaît comme multiple,
impliquant, pour être saisie, la multiplicité des points de vue tout autant
que l’appel à d’autres arts. Le cinéma de la modernité moderniste fait entrer
les problématiques proprement artistiques dans le champ de l’image
projetée. Godard, dans des films dont la (dé)construction a quelque chose à
voir avec le pop art, truffe ses images de mots, de livres, de musiques ;
Rivette construit son rapport au réel en lui appliquant une grille théâtrale ;
Visconti conçoit ses mises en scène comme des tableaux, ses décors comme
des opéras ; Antonioni insère ses drames dans des architectures
baroques usées par le temps ou dans la solitude urbaine des métropoles
modernes. Et Fellini, le grand magicien, fidèle à l’art du cirque, fait du
quotidien un spectacle.
À ce moment, le cinéma, qui en vient à questionner lui-même sa
puissance illusionniste, bascule dans une nouvelle modernité, celle de la
réflexivité et de la déconstruction, celle qui voit l’essor d’un cinéma
d’auteur revendiquant le statut d’œuvre d’art s’opposant aux produits
jetables du cinéma commercial. C’est alors qu’il engendre sa propre
29
religion : la cinéphilie .
Une nouvelle modernité : l’hyper
Mais, à l’évidence, ce moment moderniste est derrière nous. Force est
d’observer que le cinéma, au même titre que la société globale, est
désormais entré dans un nouveau cycle de modernité, une seconde
modernité que nous appelons ici hypermoderne, et qui s’exprime tant dans
les signes de la culture que dans l’organisation matérielle de l’hypermonde.
La question du nouveau statut de la modernité et, pour ce qui nous
intéresse plus particulièrement ici, du cinéma s’est imposée avec succès, à
partir des années 1980, au travers des problématiques du
« postmodernisme ». Nombre de théoriciens diagnostiquent alors la fin
d’une modernité caractérisée par l’épuisement des grandes utopies
futuristes, des visées révolutionnaires et des avant-gardes. Toute la question,
néanmoins, est de savoir si le néologisme « postmoderne » est réellement
fondé pour appréhender l’époque historique contemporaine ainsi que le
cinéma qui s’y déploie. Nous n’en croyons rien. Tout indique au contraire
que, vers la fin des années 1970, c’est un nouveau palier de la modernité
30
qui se trouve franchi . Mais, loin d’un quelconque dépassement de la
modernité, celui-ci renvoie fondamentalement à une autre modernité, une
sorte de modernité au carré ou superlative.
Nouvelle modernité qui se lit au travers d’une triple métamorphose
touchant l’ordre démocratique-individualiste, la dynamique du marché et
celle de la technoscience. La société hypermoderne est celle où les forces
d’opposition à la modernité démocratique, individualiste et marchande ne
sont plus structurantes et qui, par là, se trouve livrée à une spirale
31
hyperbolique, à une escalade paroxystique dans les sphères les plus
diverses de la technologie, de la vie économique, sociale et même
individuelle. Technologies génétiques, numérisation, cyberespace, flux
financiers, mégalopoles, mais aussi porno, conduites à risques, sports
extrêmes, performances, happenings, obésité, addictions : tout grossit, tout
s’extrémise et devient vertigineux, « hors limite ». C’est ainsi comme une
immense fuite en avant, un engrenage sans fin, une modernisation
outrancière que se donne la seconde modernité.
C’est précisément cette dynamique d’ultra-modernisation qui se trouve
à l’œuvre dans le cinéma contemporain. Elle se lit, bien sûr, dans les images
et les récits, mais aussi dans les technologies et l’économie même du
cinéma. C’est comme un tout que celui-ci est emporté dans une logique de
modernisation exponentielle.
Hyper high-tech
Si l’idée d’un cinéma hypermoderne s’impose, c’est d’abord en raison
d’une cascade d’inventions technologiques qui ont radicalement transformé
l’économie de la filière ainsi que les modes de consommation. Le cinéma a
certes toujours été un art qui convoquait les ressources multiples de la
technique, mais, à l’évidence, un palier nouveau a été franchi avec le
développement des hautes technologies : la vidéo, à partir des années 1980,
et surtout le numérique, depuis les années 1990. La technique a fait place à
l’hypertechnologie électronique et informatique. La miniaturisation des
caméras, l’apparition de la Louma et de la Steadycam, la sophistication
progressive des caméras DV ont changé progressivement l’approche même
de l’acte de filmer. Pour l’heure, le cinéma est loin d’être totalement
numérisé : reste qu’une immense mutation, via l’image hybride analogico-
digitale, est déjà engagée dans les étapes de conception, de réalisation, de
montage de films à très grands succès (Titanic, Jurassic Park, Le Seigneur
des anneaux). Non seulement la technologie numérique peut réduire ou
supprimer le plateau, retoucher les images, incruster les acteurs dans des
environnements de synthèse, capter leurs mouvements par ordinateur pour
les restituer sous forme animée, réaliser des personnages synthétiques et
purement virtuels, mais elle rend également possible la visualisation de
scènes et de mondes inédits autrefois impossibles à « concrétiser ». D’où la
spectacularisation extrême des films catastrophes et des films de guerre,
mais aussi la réalisation de mondes imaginaires « jamais vus » à effet
hyperréaliste (science-fiction, mondes archaïques).
D’où aussi les bouleversements que les images de synthèse entraînent
dans le domaine de l’animation. Les techniques de la 3D y remplacent de
plus en plus celles de la 2D. En 1995, Disney, qui régnait sans partage sur le
monde de l’animation traditionnelle depuis les années 1930, doit, alors
même qu’il est en train de perdre son leadership, s’associer à Pixar, maître
des nouvelles technologies, pour produire, avec Toy Story, le premier long-
métrage entièrement réalisé sur ordinateur. Depuis, la machine informatique
à produire des images animées n’a pas cessé de progresser, jusqu’à des
techniques comme la motion capture, expérimentée en 2004 dans Le Pôle
Express de Robert Zemeckis, qui enregistre par capteurs le jeu de vrais
comédiens pour le retranscrire informatiquement sous forme animée, à
l’infini. Utilisant tout le potentiel des techniques numériques, le dessin
animé japonais, boosté par la vogue des mangas, devient une référence
mondiale, et plus seulement pour les enfants. Grâce aux nouvelles
technologies, qu’il utilise en maître, Miyazaki déploie le foisonnement d’un
32
imaginaire étourdissant , et Rintaro propose un Metropolis riche de toutes
les ressources d’un futur entièrement virtuel.
Dans la même logique high-tech, le numérique a totalement
révolutionné la conception même des décors et des effets techniques,
devenus « spéciaux ». Il donne à la postproduction, du traitement du son à
l’étalonnage – tous deux numérisés –, une place qui va en s’accroissant,
jusqu’au montage qui s’informatise de telle sorte qu’on s’éloigne désormais
du montage à l’ancienne, sur table, lequel, depuis le muet, constituait
traditionnellement le terme ultime de la création filmique. Pareillement,
l’équipement sonore des salles – Dolby, THX, numérique –, tout comme la
projection en numérique, qui ne fait que commencer, modifient
profondément les conditions de projection. Il suffit de comparer les
génériques des films d’aujourd’hui, avec leurs listes interminables de
collaborateurs, et ceux, quasi laconiques, d’il y a seulement trente ans, pour
se rendre compte de cette évolution. La multiplication des postes
correspond à une sophistication technique de plus en plus poussée, au point
que les studios eux-mêmes font à présent appel à la sous-traitance, en
s’adressant à des laboratoires spécialisés pour des produits qui demandent
des technologies de plus en plus pointues. La création, en 1975, par George
33
Lucas de sa société d’effets spéciaux, ILM (Industrial Light & Magic), a
lancé un type de sociétés adjacentes à l’industrie de la production qui,
34
depuis, en est devenu, et plus seulement à Hollywood , un rouage
essentiel.
Le cinéma, qui a toujours été une technique d’illusion, s’adonne
dorénavant aux débauches en abyme du virtuel. L’immensité des territoires
du fantastique, du merveilleux, du monstrueux, du féerique se voit investie
par des films qui repoussent toujours plus loin le temps et l’espace de la
science-fiction, l’horreur des monstres antédiluviens ou futuristes, la méga-
énormité d’un Hulk ou la micro-miniaturisation des Minimoys. Le jeu avec
les technologies permet ici de donner corps aux rêves les plus fous, aux
fantasmes les plus incroyables, aux inventions les plus délirantes, et les
effets spéciaux jouent comme autant de stimuli. On est là dans un cinéma
qui fait vibrer non tant par les événements racontés que par l’effet des
couleurs, des sons, des formes, des rythmes, et qui s’adresse à ce qu’on a
35
appelé un « nouveau spectateur » . Recherche tous azimuts des extrêmes
sensitifs qui se rattache au présentéisme contemporain marqué par le désir
de vibrer dans la vitesse, de vivre l’intensité du moment discontinu,
d’éprouver des sensations directes et immédiates. L’œuvre y devient film-
instant fait d’images-excès ou d’images sensorielles en phase avec un
individualisme hédoniste et décloisonné, typique de la Me Generation.
Le cinéma qui vient
Révolution technologique qui a également bouleversé le système de
diffusion des films. Le marché de la vidéo a décollé au cours des années
1980 et s’est prolongé avec l’avènement du DVD, qui, en France, a pris le
pas sur les vidéocassettes au début des années 2000. Aux États-Unis, dès
1987, les salles et la télévision hertzienne représentaient moins de la moitié
des recettes : la vidéo et la télévision à péage ont pris la première place. En
1998, le box-office des salles pour les films américains s’élevait à
6,88 milliards de dollars, contre 8,1 milliards de dollars pour la location-
36
vidéo et 6,85 pour l’achat vidéo . En France, le marché de la vidéo
représentait, en 2002, 2 milliards d’euros, somme supérieure aux recettes en
salles. Et de nouvelles technologies sont à nouveau en train de prendre le
relais : Internet devient une plate-forme de diffusion du cinéma ; le
téléchargement et, dès à présent, le téléphone mobile sont, en Chine et à
Hong Kong, les moyens couramment utilisés pour regarder un film. Même
si la vidéo à la demande (VOD) n’en est qu’à ses débuts, on devrait
enregistrer assez rapidement son essor : 5 % des internautes américains
l’utilisent déjà régulièrement.
En parallèle, la succession précipitée de ces hautes technologies a créé
un nouvel univers de consommation du cinéma, une espèce de
consommateur de troisième type, un hyperconsommateur recherchant des
films de plus en plus sensationnalistes, une esthétique high-tech, des images
choc et sensorielles s’enchaînant à vitesse accélérée. À travers les films
37
assistés par ordinateur, c’est bien une « mutation du régime scopique » du
cinéma qui s’annonce.
Ces bouleversements indiquent-ils la mort du cinéma ?
L’hypertechnologie, avec le type d’hyperconsommation qu’elle suscite, est-
elle le tombeau de la création, comme on l’entend si souvent dire ? À
38
l’évidence, non . Il suffit de remarquer que l’histoire du cinéma est aussi
celle de ses technologies et que nombreux sont les grands créateurs qui, de
Gance à Godard, se sont intéressés de près à l’innovation technique. Par
rapport à la mutation radicale que connaît aujourd’hui sur ce plan le cinéma,
quelques exemples parlants méritent d’être pris en considération. Ainsi,
Bergman, nullement suspect des coupables complaisances marchandes
qu’on prête à l’industrie hollywoodienne, exige que son dernier – et ultime
– film, Saraband, projeté d’abord à la télévision en 2003, le soit au cinéma
uniquement en numérique. L’électronique comme moyen de projeter
l’intime sur la surface désormais sans défaut de l’écran géant et d’en faire
un vrai spectacle : ce n’est plus l’infiniment grand et gros des blockbusters,
mais l’infiniment précis et profond de la tragédie personnelle, de la
vieillesse et de la mort, qui se trouve ainsi magnifié par les vertus du
numérique. Ce qui justifie cette confidence d’Alain Resnais, lui aussi auteur
de référence, observant l’arrivée du virtuel d’un œil a priori nullement
hostile : « Je ne suis pas de ceux qui pleurent sur la disparition de
l’argentique au profit du numérique. Le virtuel, il faut simplement savoir
39
s’en servir. Tout dépend de ce que l’on en fait . » Et, dans ce chef-d’œuvre
intimiste et personnel qu’est Cœurs, le premier plan, qui plante le décor, est
40
un plan virtuel , comme le dernier, qui inscrit le mot « Fin » non pas
directement sur l’écran de cinéma mais, par une mise en abyme à l’intérieur
de l’image elle-même, sur l’écran électronique d’un poste de télévision.
Loin de détourner le cinéma de sa fonction d’art – l’expression d’une vision
du monde et le regard critique sur la réalité –, l’hypertechnicité du high-tech
lui permet de l’assumer de façon nouvelle. Toujours plus d’électronique
veut dire plus de possibilités ouvertes pour le cinéma, sans que cela soit,
est-il besoin de le dire, une condition suffisante à la création. Le cinéma
hypermoderne ne trouvera certes pas son âme dans l’orgie électro-
numérique, mais il ne la perdra pas non plus nécessairement.
Nous ne sommes qu’au début de cette mutation. Car arrive le moment
où la technique originelle (pellicule argentique, bobine) par laquelle le
cinéma était projeté en salles va être relayée par le numérique. C’est tout un
cycle – cent ans de cinéma – qui va s’effacer avec l’essor de ce nouveau
support. Pour l’heure, on compte dans le monde plus de 160 000 salles,
mais moins de 1 % seulement de ce parc est équipé en projection
numérique. Cela étant, la disparition du cinéma sur support argentique est à
terme inévitable. L’équipement en numérique des salles est pour l’heure
différé du fait que les multiplexes, qui se sont construits dans les années
1990, doivent amortir leur équipement. Mais la chose est pour demain. Et
après-demain, sans aucun doute, les salles ne recevront plus les films sous
forme de bobines ou de disques, mais directement à partir de satellites qui
les leur transmettront sous forme numérisée. On peut ainsi imaginer une
chaîne cinéma intégralement HD, du tournage à l’exploitation en salles.
Avec tout ce que cela représente comme avantages (qualité d’image
supérieure, réduction des coûts, pas de détérioration des copies, variété des
couleurs, et même projection possible en relief avec lunettes polarisées). Un
futur qui, lui, n’a rien de virtuel : il y a déjà 250 salles 3D aux États-Unis ;
il y en aura plus de 1 000 à l’horizon 2009. L’idée de mutation
hypermoderne du cinéma trouve ici sa pleine concrétisation
technoscientifique.
Spirale des coûts et triomphe
du marketing
En même temps, c’est tout le système économique du cinéma qui
enregistre un processus de montée aux extrêmes, typique du nouvel âge. En
témoigne, d’abord, la forte augmentation des coûts de production. Au cours
de la seconde moitié des années 1970 s’ouvre l’ère des blockbusters
monumentaux, des superproductions marquées par l’explosion des coûts de
production, des budgets de publicité et des cachets de stars. Ensuite se sont
multipliés les films à budgets pharaoniques : alors que la moyenne
budgétaire totale d’un long-métrage y est de 60 millions de dollars,
Hollywood produit chaque année une quinzaine de titres dont le budget
dépasse les 100 millions de dollars. Celui de Titanic a atteint dès 1997 le
sommet de 247 millions de dollars, dépassés depuis, par exemple, en 2007,
par Spiderman 3 et ses 300 millions.
Cette spirale des budgets accélère par ailleurs la financiarisation du
monde du cinéma, phénomène constitutif de l’hypermodernité économique.
Près de 10 milliards de dollars ont été misés sur le cinéma américain en
trois ans (2004-2007). Wall Street a signé un accord de financement de
300 millions de dollars avec la Paramount et de 600 millions avec la Fox, et
a même pris le contrôle de certains studios, comme la MGM. La Deutsche
Bank, de son côté, soutient pour 600 millions de dollars la moitié de la
production d’Universal et de Sony Columbia et Goldman Sachs met sur la
table un milliard de dollars pour financer Weinstein Company. Pour
mutualiser les risques, les fonds d’investissement interviennent sur
l’ensemble de la production d’un studio, qui réalise en général entre 10 et
15 films par an, sachant que, de l’avis d’un spécialiste de la production
hollywoodienne, « un studio perd de l’argent sur un tiers de sa production,
41
en gagne beaucoup sur un autre tiers et équilibre à peine sur le dernier ».
À coup sûr, les films européens sont très loin d’atteindre ces sommets. Il
n’en demeure pas moins que les budgets moyens ont fortement augmenté au
cours des deux dernières décennies. En France, les productions de plus de
10 millions d’euros sont passées de 4 films en 1992 à 20 en 2001. Et, depuis
les années 2000, les productions à gros budget se multiplient : les
investissements dans cette catégorie de films sont passés de 25 % en 1999 à
43 % en 2001. Rappelons également les budgets colossaux de Luc Besson,
qui rivalisent avec ceux d’Hollywood : Le Cinquième Élément a coûté
75 millions d’euros et Arthur et les Minimoys 65 millions. L’hypercinéma
s’accompagne d’une stratégie de fuite en avant des producteurs qui,
cherchant à réduire l’incertitude pesant sur ce marché à risque, produisent
des films de plus en plus chers, des films-événements, censés attirer le très
grand public.
Mais, si les superproductions voient leurs budgets devenir de plus en
plus considérables, les moyens des petits films se réduisent toujours
davantage. L’écart tend ainsi à s’accroître entre les films « riches » et les
films « pauvres », et la catégorie intermédiaire des films à budget moyen
42
fait les frais de cette nouvelle donne . D’un côté, un nombre grandissant
de films à gros budget ; de l’autre, de plus en plus de films faiblement
dotés : en 2002, 14 films français ont coûté plus de 10 millions d’euros,
mais 41 moins de 1 million. Le temps de l’hypercinéma est contemporain
d’un processus de bipolarisation des budgets de production.
Explosion des budgets et inflation des cachets des stars vont ensemble :
Brad Pitt, Tom Cruise, Julia Roberts, Nicole Kidman touchent entre 16 et
20 millions de dollars par film. Tom Hanks a perçu 25 millions de dollars
pour Da Vinci Code et Reese Whitherspoon, dont la valeur marchande a été
boostée par l’Oscar, en négocie 29 pour Our Family Trouble, plus fort
cachet jamais enregistré pour une actrice féminine. Bien sûr, les cachets
astronomiques des superstars ne datent pas d’aujourd’hui. Mais le niveau de
rémunération des vedettes, au cours des vingt dernières années, a
manifestement franchi une étape en raison du changement d’échelle des
marchés, de la quasi-disparition des contrats stables, enfin de
l’intéressement aux recettes des films. Au cachet de 20 millions de dollars
touché par Bruce Willis pour Sixième Sens s’est ajoutée la somme de
100 millions de dollars rapportée par l’intéressement. Non seulement les
stars perçoivent des sommes colossales, mais celles-ci sont obtenues
beaucoup plus vite qu’autrefois et, qui plus est, redoublées par la
participation aux campagnes publicitaires des grandes marques. Comme le
disent les Américains : « The winner-take-all-society » (la société du
43
gagnant qui rafle toute la mise) .
Il n’est pas surprenant, dans ce système, que les inégalités de revenus ne
cessent de s’amplifier. En 1994, en France, la moyenne des gains des
comédiens s’établissait à 13 300 euros, mais 120 d’entre eux ont touché
plus de 150 000 euros ; les 10 % les mieux payés se sont partagés 52 % de
la masse des rémunérations et la moitié des comédiens touchait seulement
44
11 % du montant total des cachets . Inégalité considérable de revenus qui,
loin de susciter l’indignation, est, dans le star-system, de plus en plus
médiatisée et mise en spectacle, socialement acceptée et admirée.
Désormais, les gains faramineux contribuent au succès et à la célébrité de la
star : les magazines spécialisés dans le cinéma publient chaque année la
liste des acteurs les mieux payés, aussi bien à Hollywood qu’en France, au
même titre que le magazine Fortune diffuse annuellement la liste des plus
grosses fortunes mondiales. Le montant des cachets donne lui aussi à rêver.
Ce qui se déploie à l’échelle globale se retrouve au cœur de l’univers du
cinéma : le phénomène inégalitaire se creuse au sein de chaque groupe
45
professionnel . Partout se renforcent les inégalités intracatégorielles,
l’enrichissement des plus célèbres, l’écart entre les supergagnants et les
perdants. L’hypercinéma est à l’image de l’hypercapitalisme mondialisé,
marqué par les inégalités spectaculaires et le triomphe du star-system
s’appliquant à un nombre grandissant d’activités.
Cela étant, l’énormité des cachets et des coûts n’est nullement une
garantie de succès : en dépit des surenchères promotionnelles, les échecs ne
sont pas rares. Cependant, quelques-uns de ces films réussissent à réaliser
des recettes et des profits phénoménaux qui permettent d’équilibrer les
comptes de résultat des entreprises de la filière. Jurassik Park a réalisé
917 millions de dollars de recettes mondiales, le deuxième volet du
Seigneur des anneaux, 910 millions. Les recettes internationales de Titanic
excèdent 1,8 milliard de dollars. S’il convient de parler d’hypercinéma,
c’est parce qu’il est celui de l’explosion des coûts mais aussi des records et
des bénéfices : il est inséparable d’une espèce d’excroissance économique,
elle-même affichée à fin promotionnelle.
Pareil succès ne va pas sans un changement profond dans les méthodes
de distribution et de commercialisation des films. À travers la blanket
strategy, ou stratégie de couverture, le cinéma hypermoderne a ouvert la
voie à l’emballement de la machine marketing. Dans les périodes
antérieures, les films américains ne sortaient qu’avec une vingtaine ou une
trentaine de copies dans les salles new-yorkaises, avant de commencer leur
diffusion progressive jusque dans les petites salles du pays profond. On
comptait rarement plus de 300 copies par film en circulation. Cette stratégie
a changé à partir de 1975, date de sortie des Dents de la mer, avec
500 copies en salles le même jour. À présent, on compte de 8 à
10 000 copies par film, dont 4 000 pour le marché américain et le reste pour
le marché international. Désormais un certain nombre de films sont projetés
46
simultanément dans le monde entier . En France, le nombre de copies par
film a augmenté de 37 % entre 1994 et 1998. Et les très grosses sorties y
47
monopolisent désormais 800, 900 et jusqu’à 1 000 écrans . Faire attendre
le public où qu’il soit, quel qu’il soit, est devenu un trop grand risque
commercial dans une époque dominée par la surabondance de l’offre et
l’attitude consumériste du « tout de suite ».
En même temps, on assiste à une formidable intensification des
campagnes publicitaires dont témoigne l’explosion des budgets. Dans les
années 1940, même les studios les plus avancés ne dépensaient guère plus
de 7 % du budget de production pour la publicité. De nos jours, le budget de
promotion des films américains s’élève en moyenne à plus du tiers et, dans
les cas extrêmes, à plus de la moitié de celui de la production. Le budget
moyen de marketing d’un film était de 6,5 millions de dollars en 1985 ; il
48
atteint 39 millions de dollars en 2003 . L’impératif est d’inonder le
marché, de créer un mégaévénement médiatique au moyen d’une stratégie
d’omniprésence du film dans les salles comme dans les médias. En
conséquence de quoi la plus grande partie des recettes en salles est réalisée
au cours des premières semaines de sortie. Alors que, dans les années 1960,
un film effectuait sa carrière en salles sur deux ou trois ans, dans les années
2000 il effectue 80 % de ses recettes au cours des quatre premières
semaines. À une époque où la concurrence entre les films s’exacerbe, il faut
raccourcir les délais du succès, une faible fréquentation conduisant au
retrait extrêmement rapide du marché – nombre de sorties ne franchissent
pas le cap de la première semaine d’exploitation. À quelques exceptions
près (Diva, par exemple, ou des films comme L’Esquive ou Lady
Chatterley, relancés par leur César), le succès hypermoderne est « tout de
49
suite ou jamais » .
À quoi s’ajoute une stratégie d’extension de la commercialisation via
des objets complémentaires. Dès la sortie de Star Wars, les jeux vidéo
étaient disponibles sur le marché ; la restauration rapide et Toys’R’Us
proposaient aussitôt des produits dérivés. De même, Jurassic Park a
rapporté 1 milliard de dollars avec plus de 1 000 produits dérivés. Le Roi
Lion a réalisé 310 millions de dollars de recettes en salles et 700 en produits
dérivés. Le succès d’un film se mesure non plus seulement aux entrées en
salles mais aussi à la vente des produits qu’il génère.
Démultiplication des films, hyperpromotion des films phares, « offre
saturante », raccourcissement des durées d’exploitation en salles : autant de
processus « hyper » qui entraînent une concentration du succès sur un
nombre de films de plus en plus restreint. En 1998, Titanic et Le Dîner de
cons ont rassemblé à eux seuls sur le marché français plus de 44 % de parts
de marché. Sur 506 longs-métrages projetés en France en 2001, 30 films ont
réalisé plus de 50 % des entrées et une centaine en représentaient les quatre
50
cinquièmes . En décembre 2006, 5 films occupaient 70 % des
5 300 écrans. À l’inverse, sur un an, 40 % des longs-métrages avaient été
montrés dans seulement 4 % des salles. Plus l’offre s’accroît et plus le
nombre de films qui contribue à la fréquentation et au chiffre d’affaires tend
à diminuer.
S’il est vrai qu’en principe la distribution numérique illimitée peut
permettre aux films plus confidentiels de gagner du terrain et d’avoir une
durée de vie plus longue – c’est la théorie de la « longue traîne » mise à la
mode par Chris Anderson –, force est d’observer que, pour l’heure, c’est la
culture des hits et l’accélération de l’obsolescence des produits culturels qui
s’impose chaque jour davantage. Aujourd’hui, une dizaine de films
nouveaux sortent en moyenne chaque semaine sur les écrans français,
chassant du même coup nombre de films qui sont à l’affiche et qui n’ont,
pour beaucoup d’entre eux, pas eu le temps de s’installer. Qu’est-ce qui
pourra véritablement freiner le raccourcissement du temps de vie des films
dans une époque dominée par la soif des nouveautés et la surabondance de
l’offre cinématographique ? Rien n’assure qu’Internet réussira à mettre
sérieusement en échec cette logique structurelle de l’hypermodernité
consumériste. Car qu’est-ce qui va guider le choix des consommateurs ?
Sur quoi le grand public va-t-il s’appuyer, si ce n’est le « ce dont on parle »,
les grands succès du présent ? Le temps où les « niches » représenteront un
marché aussi important que les hits n’est pas pour demain.
L’hyperconsommateur au cinéma
Sur le plan de la consommation, le bouleversement n’est pas moindre.
Longtemps, le cinéma a été associé à une traditionnelle sortie en famille et
en salles. En 1930 et en 1944, presque tous les Américains se rendaient une
51
fois par semaine au cinéma . On en est loin : depuis l’arrivée de la
télévision puis de la vidéo dans les foyers, la fréquentation des salles est sur
52
une pente déclinante. Le public va de moins en moins au cinéma . Les
chiffres sont sans appel : en 2002, les Américains fréquentaient le cinéma
5,4 fois par an en moyenne et les Européens 2,4 fois. En France, les salles
accueillent de nos jours moins de 200 millions de spectateurs, contre 300 à
400 millions dans les années 1940-1950. Partout, la fréquentation régulière
(au moins une fois par mois) décroît : en 1979, elle n’était déjà plus que de
17,8 % et, en 1992, de 15 %. Les variations des résultats annuels tiennent
pour beaucoup à la présence d’un ou deux films porteurs, comme Titanic ou
Les Bronzés 3, qui viennent infléchir les comptes, mais qui n’affectent pas
la tendance de fond. Les Français ne vont plus à présent en moyenne qu’un
peu plus de 3 fois par an au cinéma. Dans ce nouveau contexte, c’est le
jeune public qui se montre le plus assidu : les 15-24 ans s’y rendent, eux, en
moyenne un peu plus de 7 fois par an.
En même temps, à la consommation semi-collective d’autrefois (en
salles ou en famille) succède une consommation de type
hyperindividualiste, dérégulé, désynchronisé, où chacun visionne le film
qu’il veut, quand il veut, où il veut. On peut voir un film de cinéma dans sa
chambre sur Internet, en voyage sur lecteur portatif et, déjà, sur téléphone
mobile. Même les vols long-courriers qui transformaient, par des écrans de
format raisonnable, la cabine de l’avion en salle de cinéma collective
proposent maintenant de petits écrans individuels attachés à chaque siège,
offrant à chaque passager la possibilité de choisir sa langue et son film.
Toutes les anciennes contraintes d’espace (la salle obscure), de
programmation et de temps (les horaires) ont volé en éclats. On peut
regarder un film n’importe où, à n’importe quel moment du jour et de la
nuit. Avec les DVD et les offres de diffusion sur le Net, chacun, au moins
en principe, peut construire sa propre cinémathèque en fonction de ses
goûts. La pratique « ritualisée » de cinéma a cédé le pas à une
consommation désinstitutionnalisée, décoordonnée, en libre-service.
Cette poussée d’individualisation n’équivaut nullement à une
éradication du sens collectif du cinéma. Neuf Français sur 10 déclarent s’y
rendre à plusieurs (en couple ou avec des amis), guère plus de 7 % des
53
spectateurs ont l’habitude de se rendre seuls dans les salles obscures .
À une époque où le cinéma est concurrencé par la vidéo et Internet, « aller
au ciné » est vécu comme un moment de convivialité et de partage des
émotions. Hyperindividualisme ne veut pas dire confinement dans l’espace
domestique, mais sociabilité choisie et autoconstruction de l’espace-temps
personnel lié au cinéma.
Érosion de la fréquentation des salles, visionnage en situation de
nomadisme, démultiplication des petits écrans : tout néanmoins n’est pas
joué, tout ne conduit pas à un inéluctable déclin de la magie « originelle »
du cinéma. Car, parallèlement à ces tendances banalisatrices, la technologie
rend possible, via notamment le home cinema, une nouvelle expérience
spectaculaire recréant l’enchantement le plus traditionnel du cinéma.
Revanche du cinéma « éternel » : l’envoûtement auratique, demain, pourra
se loger dans le confort quotidien et privatisé de l’hyperconsommation.
Viendra peut-être un jour où l’excellence du cinéma ne s’incarnera plus
dans la salle obscure des multiplexes mais dans le spectacle de films
numérisés dans un chez soi high-tech.
Parler d’hyperindividualisme au sujet de la consommation de cinéma
soulève une objection bien connue : 85 % des places de cinéma vendues
dans le monde le sont pour des films produits à Hollywood ; les films
américains occupent deux tiers à trois quarts du marché européen ; sept
majors du cinéma américain accaparent 80 % du marché mondial. Force est
de l’observer : à l’heure de l’écran planétaire, ce sont principalement les
films d’Hollywood qui font se déplacer l’hyperconsommateur. À mesure
que les goûts se balkanisent, les choix se portent en masse sur les
54
productions du star-system . Comment penser cette apparente
contradiction entre la blockbustermania et la spirale individualiste de notre
époque ?
L’explication la plus fréquemment avancée souligne la puissance
économique d’Hollywood, qui, à travers une force de frappe marketing sans
pareille, est capable d’orienter, pour ne pas dire diriger, les goûts. Cette
analyse a une part indéniable de vérité. Grâce aux plus grandes stars et aux
plus grands réalisateurs que seul Hollywood peut financer, grâce à un
affichage monstre et à des budgets de production qui servent eux-mêmes
d’arguments publicitaires, les superproductions peuvent occuper le terrain
et stimuler la demande avec le succès que l’on connaît. Cependant, il existe
des limites à ce type d’explication, nombre de films aux coûts exorbitants
ne tirant pas toujours, comme on le sait, leur épingle du jeu.
Force est donc d’introduire d’autres paramètres, au premier rang
desquels le style du cinéma américain et les attentes de
l’hyperconsommateur. L’observation n’est pas nouvelle : les
superproductions hollywoodiennes visent d’emblée un marché mondial en
gommant tous les aspects qui exigent des clés de compréhension
particulières ou qui illustrent des dimensions nationales ou provinciales. On
55
a justement mis en avant à cet égard le concept de « film monde »
débouchant sur un modèle transnational lisse et édulcoré. Sur ce plan, la
domination d’Hollywood se construit de deux manières : d’une part en
trouvant le plus petit commun dénominateur entre les publics du globe ;
d’autre part en ciblant les publics jeunes et adolescents, autrement dit les
plus grands consommateurs de cinéma qui détiennent les clés du succès.
D’où toute une série de films visant explicitement cette cible, à commencer
par le genre prolifique que constituent les teen movies. D’où aussi un style
« jeune », « coup-de-poing », marqué par le très grand spectacle, les effets
spéciaux, la culture clip, l’escalade de la violence, un rythme effréné, plus
d’action que d’introspection. Point de contradiction entre le tropisme de
masse vers les superproductions et l’hyperindividualisme consommatoire,
mais une adaptation du cinéma à un public formé par la rythmique
médiatique et demandeur de sensations rapides et fortes, toujours nouvelles,
afin d’être transporté dans les univers extraordinaires du non-quotidien. Le
spectateur de cinéma voulait rêver ; l’hyperconsommateur du monde
nouveau veut sentir, être étonné, « s’éclater », ressentir des émotions-chocs
renouvelées en cascade.
Un art hyperlativement moderne
L’hypermodernité du cinéma ne se réduit pas aux bouleversements
affectant les modes de production et de diffusion, de commercialisation et
de consommation. Ce sont aussi bien le style, les images, la grammaire des
films qui portent désormais la trace de la nouvelle modernité.
Dès les années 1980, les meilleurs analystes ont noté l’apparition d’une
catégorie de films d’un genre nouveau, centrés sur les images-sensations,
les citations, l’emprunt formel. Rattaché à l’épuisement des figures
56
classiques du récit, ce cinéma a été étiqueté comme « postmoderne » . Le
diagnostic est juste, la dénomination ne l’est pas. Une nouvelle rhétorique
du cinéma est née, qui, loin d’exprimer une modernité « post » ou à bout de
souffle, témoigne au contraire de son exacerbation. C’est bien un cinéma
ultramoderne que l’on voit désormais sur les écrans. Celui-ci se caractérise
en effet, structurellement, par trois types d’images fondamentalement
inédites, toutes porteuses d’une logique « hyper », de nature spécifique.
Le premier processus coïncide avec une dynamique d’hyperbolisation.
De plus en plus, le néocinéma se signale en effet par une esthétique de
l’excès, une recherche du hors-limite, une espèce de prolifération
vertigineuse et exponentielle. S’il faut parler d’hypercinéma, c’est parce
qu’il est celui du jamais assez et du jamais trop, du toujours plus de tout :
rythme, sexe, violence, vitesse, recherche de tous les extrêmes, et aussi
multiplication des plans, montage cut, allongement des films, saturation de
la bande son. À l’évidence, ni « l’image-mouvement » ni « l’image-temps »
ne permettent de rendre compte de l’une des grandes tendances du cinéma
57
contemporain. À la taxinomie de Deleuze , il faut dorénavant ajouter une
catégorie cruciale autant que nécessaire : l’image-excès.
Le deuxième processus réside dans une logique de dérégulation et de
complexification formelle de l’espace-temps filmique. Structure, narration,
genre, personnages : l’heure est à la désimplification, à la déroutinisation, à
la diversification tendancielle du cinéma, les repères uniformes et lisses
cohabitant de plus en plus avec l’atypique. Sans être omniprésente, cette
dynamique signale néanmoins un nouvel esprit du cinéma. Jamais les films
n’ont été aussi techniquement élaborés, jamais les modes de récit n’ont été
aussi diversifiés, jamais les mélanges de ton, les brouillages de ligne, les
ambiguïtés de sens n’ont été recherchés de façon aussi systématique. Même
s’il est indéniable qu’avec les blockbusters Hollywood reste fidèle à
l’esthétique de la grande forme narrative classique, le cinéma
hypermoderne est celui du multiforme, de l’hybridation, du pluriel. La
phase précédente s’était elle aussi construite sur la déstructuration, mais de
façon polémique, avec la volonté de briser les tabous. Plus rien de tel dans
le cinéma contemporain : la dérégulation va désormais de soi, elle est
intégrée, perceptible et recevable par tous, mise en œuvre sans volonté de
rupture ou de provocation. La libération à l’égard des codes traditionnels
passait, avec Godard, Antonioni, Pasolini, par des œuvres à message, anti-
establishment et difficiles d’accès. Désormais banalisée et étendue à
l’ensemble du cinéma grand public, la dérégulation et la complexification
font partie du jeu. Le cinéma de l’hypermodernité est celui qui illustre ainsi
une catégorie conceptuelle, elle aussi inédite : l’image-multiplexe.
Le troisième processus est celui de l’autoréférentialité. Le cinéma s’est
très vite regardé lui-même dans le cinéma, à l’image de Louise Brooks
mourant dans la salle de projection en voyant son image de star projetée à
l’écran, dans la dernière séquence de Prix de beauté (1930). Cette
référentialité réflexive a pris valeur de revendication critique avec la
modernité des années 1960, pour affirmer, face au cinéma classique, ses
choix et son autonomie : les citations que Godard sème tout au long de ses
films sont comme un programme à décoder. Avec l’âge hypermoderne, le
phénomène change de nature : il se banalise, se diversifie, devient le
langage même d’un cinéma où la référence, la relecture, le second degré, la
parodie, l’hommage, la citation, la réinterprétation, le recyclage, l’humour,
font partie de la pratique courante. Cinéma dans le cinéma, cinéma sur le
cinéma, autocinéma, péricinéma, métacinéma : le cinéma n’est pas
58
seulement cet « art sans culture » qu’évoque Roger Pouivet , mais un art
qui crée sa propre culture et s’en nourrit. L’idée d’un art sans culture est
d’autant plus discutable que le processus de complexification filmique
forme et enrichit la sensibilité esthétique des spectateurs, fût-ce sans visée
humaniste traditionnelle. Le concept qui permet de traduire cette
hypermodernité auto-référentielle n’est autre que l’image-distance. Alors
même qu’il immerge sensoriellement le spectateur dans le film, abolissant,
comme on l’a vu, la distance à l’égard de l’image, le cinéma hypermoderne
crée une distance d’un autre d’ordre, qui relève de l’esprit, d’un mécanisme
intellectuel et humoristique. Désormais, le spectateur est autant au-dedans
qu’au-dehors des films : c’est là un des paradoxes de l’hypercinéma.
Les trois concepts fondamentaux que nous proposons ici – l’image-
excès, l’image-multiplexe, l’image-distance – désignent les trois processus
constitutifs du cinéma hypermoderne. Ils ont un dénominateur commun : ils
construisent un cinéma affranchi des normes passées, des freins et
obstacles, des conventions esthétiques et morales de jadis, parfois très
strictes (le code Hays, en vigueur aux États-Unis jusqu’à la fin des années
1960, l’index édicté par l’Église, le bon goût, l’exclusion du sexe…).
Quelles contraintes, quels codes impératifs existent encore ? Tout ou
presque a été balayé. Le cinéma sous sa forme la plus contemporaine
enregistre un processus identique à celui qui conduit des médias aux
hypermédias, du capitalisme à l’hypercapitalisme, de la consommation à
l’hyperconsommation. De même que les réglementations étatiques et les
cultures de classe perdent de leur emprise dans la fuite en avant de
l’hypercapitalisme financier et consumériste, de même sautent les verrous
esthétiques, les anciens tabous moraux, les cadres spatio-temporels de
l’ancien cinéma. À l’heure des dérégulations généralisées et des spirales
hyperboliques se constitue le cinéma des temps hypermodernes : un
hypercinéma où il n’est pas interdit de voir la forme superlative ou, mieux,
hyperlative de la nouvelle modernité.
À la différence des revendications-proclamations et des manifestes de la
phase précédente et de son cinéma contestataire, l’hypercinéma s’affirme,
sans grand modèle antagoniste, sans pôle adverse éclatant. Dans la foulée,
ce sont les couples d’oppositions d’autrefois qui s’érodent. Le clivage entre
art et industrie, entre cinéma d’auteur et cinéma commercial, a perdu de sa
radicalité.
Un triple phénomène se produit. D’un côté, la permanence et même le
développement d’un cinéma de recherche se vérifie au nombre sans cesse
croissant de premiers films et au rôle de laboratoire que jouent de plus en
plus les productions indépendantes : le festival de Sundance est devenu au
fil des années une réserve où les grands studios vont chercher les nouveaux
talents susceptibles de nourrir de leurs propres recherches la production
hollywoodienne. De l’autre, on assiste, à l’autre bout de la chaîne, à une
prolifération de produits plats sans ambition et à une inflation de gros
budgets, visant ostensiblement le public le plus large et le marché le plus
rentable, qui donnent un cinéma de masse extrêmement formaté. Mais, d’un
autre côté encore, on constate aussi l’impact du cinéma d’auteur sur les
films grand public qui s’affinent et se sophistiquent : de Delicatessen au
Fabuleux Destin d’Amélie Poulain et de Memento à Batman Begins, les
trajectoires de Jean-Pierre Jeunet et de Christopher Nolan, passant de films
de recherche confidentiels à des super-productions à large succès populaire,
en offrent de bons exemples. Naissent ainsi des films de troisième type,
dont le profil n’est plus si tranché. Comment caractériser Million Dollar
Baby, La Leçon de piano, Talons aiguilles, Le Temps des Gitans, Marie-
Antoinette, Le Dahlia noir ? Et Forrest Gump et La vie est belle ou Le
Grand Bleu ? Les distributeurs eux-mêmes s’y perdent, qui ne savent
parfois plus s’il faut exploiter un film en v.o. dans le circuit art et essai ou
en v.f. dans le circuit grand public ; ils ont même inventé une catégorie
hybride, le « film d’auteur à forte capacité commerciale ».
Le fossé entre cinéma d’art et cinéma commercial est moins marqué :
Resnais obtient aujourd’hui de vrais succès publics, et les blockbusters ne
s’interdisent plus certaines audaces formelles. Le brouillage croissant lié à
l’alliance des contraires est l’une des tendances du nouvel âge du cinéma.
Du coup, la culture de masse n’est plus ce qui se distingue ostensiblement,
sur le mode négatif, de la culture élitiste ; ces deux territoires s’échangent,
s’imbriquent, s’entremêlent de mille manières, créant un cinéma
tendanciellement mixte. Il n’y a pas d’art de masse éternel : lui aussi a une
histoire. Il s’est construit dans l’opposition entre création et cliché, qualité
et médiocrité, high art et low art. Cette configuration, certes, demeure, mais
elle a perdu de son tranchant. Ce qui était absolument incompatible ne l’est
plus toujours, l’art de masse ayant réussi à absorber, peu ou prou, les
expérimentations de l’art moderniste. Et ce non par le bas, ainsi que l’on
pouvait s’y attendre. C’est bien une hyperculture qui naît sous nos yeux.
1. Béla Balasz, cité par Henri Colpi, Lettres à un jeune monteur, Paris, Les Belles
Lettres/Archimbaud, 1996, p. 19.
2. Philippe Muray, Exorcismes spirituels III, Paris, Les Belles Lettres, 2002, p. 311-312.
3. Erwin Panofsky, « Style et matériau du cinéma » (1934), Cinéma, théories, lectures,
textes réunis et présentés par Dominique Noguez, Paris, Klincksieck, 1978, p. 47.
4. Boris Eikhenbaum, « Problèmes de ciné-stylistique » (1927), in Les Formalistes
russes et le cinéma, poétique du film, Paris, Nathan Université,199l, p. 41, n. 11.
5. Patrice Flichy, « Les images de la Belle Époque. Fin de siècle et nouveau mode de
o
communication », Alliages, n 39, 1999, p. 84-85.
6. Patrice Flichy le rappelle : « La force des cinéastes de la narration, comme William
Paul en Angleterre ou Pathé en France, est de rentrer dans une économie industrielle »
(ibid., p. 85).
7. Jean-Paul Sartre, Les Mots, Paris, Gallimard, « Folio », 1972, p. 110.
8. Jean Metzinger, Le Cubisme était né, Paris, Éditions Présence, 1972, p. 60.
9. . Sur cette question, on peut également se reporter au texte de Jacques Aumont, « Le
cinéma a-t-il été moderne ? », in La Parenthèse du moderne, Paris, Centre Pompidou,
2005, p. 83-98.
10. L’expression « art des masses » est déjà présente chez Theodor Adorno et Max
Horkheimer, La Dialectique de la raison (1944), Paris, Gallimard, « Tel », p. 134.
11. Roger Pouivet, L’Œuvre d’art à l’âge de sa mondialisation. Un essai d’ontologie de
l’art de masse, Bruxelles, La Lettre volée, 2003, p. 9 et p. 11.
12. Jean-Luc Godard, Histoire(s) du cinéma, Paris, Gallimard, 4 vol., 1998, vol. 1, p. 96-
97.
13. Walter Benjamin avait déjà noté que tout film est par essence destiné à la
consommation distractive de masse. Voir « L’œuvre d’art à l’époque de sa
reproductibilité technique » (1936), L’Homme, le langage, la culture, Paris,
Denoël/Gonthier, 1971.
14. Déjà Élie Faure comparait la production d’un film à la construction d’une cathédrale :
« Les moyens de réalisation de l’un sont analogues à ceux de l’autre […]. Presque
tous les corps de métiers collaborent ou peuvent collaborer à l’un et à l’autre »,
Fonction du cinéma, Paris, Gonthier Médiations, 1964, p. 70.
15. Alain Resnais, qu’on présente pourtant comme un auteur parmi les auteurs, refuse
d’apparaître comme tel et interdit, par contrat, qu’on mette au générique de ses films :
« Un film d’Alain Resnais. » « À la politique des auteurs, je préfère, selon
l’expression de Luc Moullet, la politique des acteurs, et, j’ajouterais, du scénariste, du
chef opérateur, de l’ingénieur du son, du monteur… » (entretien avec Jean Serroy).
Notons que, dans leur volonté de revenir à la forme la plus pure du cinéma, les
cinéastes danois de Dogme 95, Lars von Trier et Thomas Vinterberg, adoptent comme
o
règle n 10 de leur « vœu de chasteté » : « Le réalisateur ne doit pas être crédité. »
16. Edgar Morin, L’Esprit du temps, Paris, Grasset, 1962, p. 35. Voir, plus récemment,
Lucien Karpik, L’Économie des singularités, Paris, Gallimard, 2007.
17. Patrice Flichy, « Les images de la Belle Époque », op. cit., p. 87.
18. Edgar Morin, L’Esprit du temps, op. cit., p. 58.
19. Il y voit pour sa part une forme de puissance « collectiviste », comme l’indique le
rapprochement qu’il fait : « Des usines comme ça, le communisme. » Jean-Luc
Godard, Histoire(s) du cinéma, op. cit., vol. 1, p. 36.
20. Youssef Ishaghpour, Historicité du cinéma, Tours, Farrago, 2004, p. 79-87. On peut
remarquer que la fusion des arts, chère à l’esthétique baroque, triomphe au
e
XVII siècle avec ce genre composite qu’est l’opéra. Le cinéma, lui aussi composite,
réalise plus complètement encore, trois siècles plus tard, cette fusion des arts à la
recherche d’un « art total ».
21. Charles Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne, Curiosités esthétiques, Œuvres
complètes, éd. Y.-G. Le Dantec, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade »,
1954, p. 892.
22. Gilles Lipovetsky, L’Empire de l’éphémère. La mode et son destin dans les sociétés
modernes, Paris, Gallimard, 1986.
23. Youssef Ishaghpour, Historicité du cinéma, op. cit., en particulier p. 39. Voir
également l’ouvrage de Dominique Païni, Le Cinéma, un art moderne, Paris, Les
Cahiers du cinéma, 1997, dans lequel la modernité du cinéma est identifiée aux
bouleversements de la narration linéaire, au régime de la discontinuité, de la brisure,
de l’inachèvement.
24. Daniel Bell, Les Contradictions culturelles du capitalisme, Paris, PUF, 1979, p. 119.
25. Béla Balasz, Le Cinéma. Nature et évolution d’un art nouveau, Paris, Payot, 1979,
p. 128.
26. Michel Zéraffa, La Révolution romanesque, Paris, Klincksieck, 1969.
27. Umberto Eco, L’Œuvre ouverte, Paris, Seuil, 1965.
28. Gilles Deleuze, Cinéma 2 : L’image-temps, Paris, Minuit, 1985, p. 9.
29. Voir Antoine de Baecque, La Cinéphilie. Invention d’un regard, histoire d’une culture,
1944-1968, op. cit.
30. Sur ce point, voir Gilles Lipovetsky, Le Bonheur paradoxal. Essai sur la société
d’hyperconsommation, Paris, Gallimard, 2006, et notamment la première partie.
31. Gilles Lipovetsky, Les Temps hypermodernes, op. cit., p. 72-81.
32. Jean Serroy, Entre deux siècles, op. cit., p. 551.
33. Le cas de Lucas et de sa saga Star Wars est particulièrement révélateur. La conception
de la première trilogie entre 1977 et 1983 fait véritablement entrer le cinéma
hollywoodien dans l’ère du high-tech. La seconde trilogie, entre 1999 et 2005, à vingt
ans de distance, marque déjà un autre âge de la technologie de pointe et s’inscrit, elle,
dans le hyper high-tech : introduction de personnages numérisés dans La Menace
fantôme et projection, la première pour un film de cette importance, avec des
projecteurs électro-numériques ; tournage de L’Attaque des clones dans un format
numérique HD, avec caméras enregistrant 24 images/seconde comme avec de la
pellicule traditionnelle ; création de plus de 2 200 effets spéciaux visuels – un record –
pour La Revanche des Sith. À quoi s’ajoute une conception des décors mêlant de
façon systématique infographie et prises de vues réelles.
34. Par exemple, en France, Buf Compagnie est l’une des sociétés d’effets spéciaux les
plus réputées au monde. Inventant en permanence tous ses logiciels, elle représente le
plus haut degré de sophistication informatique, et Hollywood la sollicite pour tout ce
qui relève de l’innovation la plus performante. Elle est ainsi intervenue sur Fight
Club, Batman et Robin, Matrix.
35. Roger Odin, « Du spectateur fictionnalisant au nouveau spectateur, approche sémio-
o
pragmatique », Iris, n 8, 1988, p. 121-139.
36. Caroline Eades, « La place du cinéma aux États-Unis », in Jean-Pierre Esquenazi
(dir.), Cinéma contemporain, état des lieux, op. cit., p. 60.
37. Noël Nel, « Enjeux de la numérisation dans le cinéma contemporain », ibid., p. 292.
38. Ainsi Jean-Michel Frodon : « Ces nouveaux outils, ces nouvelles pratiques, ces
nouveaux modes de création, de diffusion et de consommation transforment le cinéma
en profondeur. Rien, à ce jour, ne prouve qu’ils mènent à son anéantissement »,
Horizon cinéma. L’art du cinéma dans le monde contemporain à l’âge du numérique
et de la mondialisation, Paris, Les Cahiers du cinéma, 2006, p. 42.
39. Entretien avec Jean Serroy.
40. Il s’agit d’un zoom en plongée sur un immeuble du nouveau quartier de la BNF à
partir d’un plan large qui se resserre en traversant tout le quartier sous la neige. Alain
Resnais explique ainsi son élaboration : « On devait faire ce plan de façon
traditionnelle, avec une image filmée depuis un hélicoptère. Pour des raisons
techniques, cela n’a pas pu se réaliser. La photo, autre solution, ne donnait rien. Le
labo m’a alors proposé un plan en 3D. Celui-ci m’a stupéfié. Il y avait un côté
artificiel, de convention, qui allait parfaitement avec le film. Le virtuel, là, était à
l’évidence la solution » (entretien avec J. S.).
41. Paule Gonzales, « Hollywood fascine les fonds d’investissement », Le Figaro, 18 mai
2007.
42. Pascale Ferran, dans le discours qu’elle a prononcé lors de la remise du César à Lady
Chatterley, pointe plus particulièrement les dangers pour le cinéma français « du
système de financement des films qui aboutit d’un côté à des films de plus en plus
riches et de l’autre à des films extrêmement pauvres. Cette fracture est récente dans
l’histoire du cinéma français. Jusqu’à il n’y a pas si longtemps, ce qu’on appelait les
films du milieu – justement parce qu’ils n’étaient ni très riches ni très pauvres –
étaient même une marque de fabrique de ce que le cinéma français produisait de
meilleur » (Le Monde, 27 février 2007).
43. Françoise Benhamou, L’Économie du star-system, op. cit., p. 131-152.
44. Pierre-Michel Menger, La Profession de comédien, Paris, La Documentation
française, 1997.
45. Daniel Cohen, Richesse du monde, pauvretés des nations, Paris, Flammarion,
« Champs », 1997, p. 78-81.
46. Vinzenz Hediger, « Le cinéma hollywoodien et la construction d’un public
mondialisé », in Jean-Pierre Esquenazi (dir.), Cinéma contemporain, état des lieux,
op. cit.
47. En 2007, le prix d’une copie, en France, varie de 700 à 1 200 euros, suivant la
longueur du film et la qualité du produit.
48. « Le spectateur dans les filets du marketing », Le Monde, 20 décembre 2006. En
France, entre 2001 et 2004, les investissements publicitaires des films ont doublé et
ces dépenses ont encore crû de 15,4 % entre octobre 2005 et octobre 2006.
49. Cela étant, dans la mesure où l’économie du cinéma dépend de plus en plus du hors-
salle, l’amortissement des coûts de production nécessite, de fait, davantage de temps.
50. Françoise Benhamou, L’Économie de la culture, Paris, La Découverte, 2001, p. 67.
51. Francis Bordat, « De la crise à la guerre : le spectacle cinématographique à l’âge d’or
des studios », in Francis Bordat, Michel Etcheverry (dir.), Cent ans d’aller au cinéma.
Le spectacle cinématographique aux États-Unis, Rennes, Presses universitaires de
Rennes, 1995, p. 69.
52. En revanche, depuis les années 1970, celui-ci consomme de plus en plus en salles : à
la fin des années 1980, le stand de friandises contribuait pour 60 % aux bénéfices des
cinémas américains. Voir John Dean, « Cinémas et shopping centers : les salles des
années soixante-dix », ibid., p. 143.
53. Le chiffre bondit à 25,7 % pour la fréquentation des salles d’art et d’essai : dans ce
cas, le fait d’aller voir un film seul ressortit à la cinéphilie ancienne manière.
54. D’où les difficultés croissantes que connaissent les films d’auteur. En 2006, sur les
cinq films nommés au prix Louis-Delluc, le « Goncourt du cinéma », trois n’ont pas
réussi à attirer 150 000 spectateurs. Les revenus propres d’Arte Cinéma, l’un des
principaux acteurs du cinéma français d’auteur, sont tombés de 2 millions à
0,5 millions d’euros. Pendant ce temps, les films « commerciaux » continuent de
remplir les salles : près de 190 millions d’entrées ont été enregistrées en France en
2006, et plusieurs films, dans ce créneau, ont dépassé le million de spectateurs. Voir :
« 2006, sale année pour les auteurs », Le Monde, 7 et 8 janvier 2007.
55. Charles-Albert Michalet, Le Drôle de drame du cinéma mondial, Paris, La
Découverte, 1987.
56. Citons notamment Kenneth Von Grunden, Postmodern Auteurs, Coppola, Lucas, De
Palma, Spielberg, Scorsese, Londres, McFarland & Co., 1991 ; Fredric Jameson,
Postmodernism, or the Cultural Logic of Late Capitalism, Durham, Duke University
Press, 1991 ; Marcia Landy et Lucy Fisher, « Dead Again or A-live Again,
o
Postmodern or Postmortem ? », Cinema Journal, vol. 26, n 4, 1994 ; Laurent Jullier,
L’Écran post-moderne. Un cinéma de l’allusion et du feu d’artifice, Paris,
L’Harmattan, 1997.
57. Gilles Deleuze, Cinéma 1. L’image-mouvement, Paris, Minuit, 1983 et Cinéma 2.
L’image-temps, op. cit.
58. Roger Pouivet, L’Œuvre d’art à l’âge de sa mondialisation, op. cit., p. 94.
CHAPITRE II
L’image-excès
1. Sur les liens de l’hypermodernité et de l’excès, voir Paul Virilio, Vitesse et Politique,
Paris, Galilée, 1977 ; Jean Baudrillard, Les Stratégies fatales, Paris, Grasset, 1983 ;
Marc Augé, Non-lieux, Paris, Seuil, 1992 ; Pierre-André Taguieff, L’Effacement de
l’avenir, Paris, Galilée, 2000 ; Gilles Lipovetsky, Les Temps hypermodernes, op. cit.
2. Le virtuel en vient à créer des mondes et des personnages entièrement synthétiques,
capable qu’il est désormais de tout reproduire, y compris, comme dans Final Fantasy,
ce qui était jusque-là l’élément humain le plus difficile à réaliser : le mouvement de la
chevelure, l’infiniment fin du cheveu.
3. Laurent Jullier, L’Écran post-moderne, op. cit. L’auteur choisit d’analyser comme
exemple type de ce cinéma La Guerre des étoiles, Le Grand Bleu, Mauvais Sang,
Nikita et Danse avec les loups.
4. Vincent Amiel et Pascal Couté, Formes et obsessions du cinéma américain
contemporain, Paris, Klincksieck, 2003, p. 68.
5. Le plein de plein, mais aussi le plein de vide. On pourrait rattacher au même principe
de profusion la logique inverse de la réduction à outrance, de l’ascétisme
systématique, de l’ultraminimalisme formel : ainsi du vide nordique du cinéma de
Kaurismaki ou du dépouillement absolu des presque trois heures du Grand Silence.
6. Cette profusion, qui est celle du pêle-mêle, du patchwork, du trop plein, du bariolé,
n’a plus rien à voir avec cette autre esthétique de l’excès qu’a été l’expressionnisme
des années 1920-1930. Avec ses décors distordus, ses jeux d’ombres et de lumières,
ses cadrages déformants, son noir et blanc intensément contrasté, celui-ci se construit
à travers la dramatisation et la tension d’un espace tourmenté qui est celui de la
grande tragédie moderne. L’expressionnisme d’hier traduit l’expérience de l’abîme,
l’image-excès hypermoderne celle du chaos.
7. Voir Olivier Mongin, La Violence des images, ou comment s’en débarrasser ?, Paris,
Seuil, 1997. Voir notamment le chapitre « Les deux âges de la violence », p. 9-28.
8. Vincent Amiel et Pascal Couté, Formes et obsessions du cinéma américain
contemporain, op. cit., p. 76.
9. « Les figures de la violence sont extrêmes, quand on veut croire que celle-ci est
naturelle », Olivier Mongin, La Violence des images, op. cit., p. 28.
10. Le phénomène s’étend, et il n’est pas jusqu’aux Chinois qui n’y viennent : voir les
ébats filmés dans toutes les positions d’Une jeunesse chinoise (2006), premier film à
montrer le sexe avec une totale franchise dans un pays où la censure reste
intransigeante. Le film y a d’ailleurs été interdit et son réalisateur, Lou Ye, ainsi que
sa productrice chinoise, interdits de travailler pendant cinq ans en Chine.
CHAPITRE III
L’image-multiplexe
Simplex
On présente souvent le cinéma contemporain, sous sa forme
hollywoodienne la plus connue, comme le règne du formatage intégral, du
standard lisse passé au moule. Indiana Jones, Rambo, Batman, Matrix,
même combat, celui d’un cinéma expert dans l’art et la manière
d’accommoder des recettes éprouvées. Pourtant, à bien des égards, ce sont
ces jugements qui paraissent parfaitement convenus tant ils occultent ce qui
s’est produit depuis la fin des années 1970 et qui a très significativement
bouleversé le monde hollywoodien. S’il est juste de mettre en avant sa
simplicité structurelle – celle d’un cinéma simplex –, il suffit de comparer
les films des années 2000 à leurs prédécesseurs antérieurs aux années 1980
pour se rendre compte que cette simplicité n’est plus si simple.
Historiquement, la tradition hollywoodienne est bien, de fait, celle d’un
cinéma où genres, intrigues, personnages ont toujours été définis par le
stéréotype, quand ce n’est pas par ses formes dégradées, le chromo et le
cliché. Ce qui, outre l’avantage commercial de films conçus pour être
facilement accessibles au plus grand nombre, présentait aussi pour
caractéristique de correspondre à une société elle-même tissée de
conformismes, de modèles sociaux rigides, de codes stricts définissant ce
qu’il faut faire et ne pas faire. L’émergence de la société de consommation
de masse n’a fait que prolonger cette dynamique simplex en favorisant
l’essor d’un cinéma de produit, consumériste, calibré pour ne nécessiter
d’autre réception que digestive – d’où son accompagnement de pop-corn –
et pour faire passer le temps. Réduisant l’expression cinématographique à
sa forme élémentaire, les produits hollywoodiens marketés sont devenus
assimilables à d’autres formes de spectacle visuel également développé par
le marché, comme les jeux vidéo, où règne une hyperlisibilité ne nécessitant
aucun effort interprétatif.
Cet empire du simple se trouve radicalisé par le système du blockbuster,
qui naît dans les années 1980 avec les grands films de la génération
néohollywoodienne, et notamment ceux de Spielberg, qui fournit, avec Les
Aventuriers de l’arche perdue (1981), l’archétype du genre. Dans ce sillage,
les studios misent chaque année sur quelques films majeurs,
superproductions à budgets énormes devant jouer le rôle de locomotive
financière et publicitaire. Selon la logique qui veut en donner au spectateur
pour son argent, la surenchère visuelle destinée à lui en mettre plein la vue
va de pair avec l’extrême simplicité de ce qu’on lui raconte. Expurgé de
1
toute épaisseur, ce cinéma est celui de la surface et de la planéité des
personnages ; il se construit en structurant ceux-ci à partir d’une
psychologie élémentaire et de quelques traits comportementaux simples,
immédiatement déchiffrables : le flegme d’Indiana Jones, le courage et la
force de Rambo. Cela s’accentue encore, à partir des années 1990, avec les
super-héros, sortis pour la plupart des bandes dessinées des Marvel comics,
qui reprennent du service sur grand écran grâce à l’explosion des effets
spéciaux. Superman, Batman, Spiderman, Elektra évoluent dans un monde
manichéen, où, dotés de superpouvoirs, ils font triompher le bien face à des
méchants clairement désignés. Avec eux se réalise la combinaison de
l’image simplex et de l’image-excès, l’extrême simplicité de leur
« fonctionnement » donnant toute son ampleur au déploiement toujours plus
stupéfiant des effets spéciaux chargés de traduire le caractère proprement
extra-ordinaire de leurs exploits.
On sait l’importance de ce système. La part des recettes engendrées
chaque année par les blockbusters, le côté « bankable » des stars têtes
d’affiche, la place prise par ces produits à travers le monde sont autant
d’éléments qui assurent ce fameux impérialisme hollywoodien, si souvent
dénoncé, sur la planète Cinéma. Pourtant, limiter le cinéma contemporain à
ces seuls aspects marketing, c’est le réduire à la partie émergée de l’iceberg.
C’est ne pas voir que le mouvement de simplification extrême s’inscrit dans
un ensemble plus large dont toute une partie est de fait antinomique tant elle
fonctionne à la déstandardisation-complexification des modèles. Ce qui
constitue l’hypercinéma n’est autre, à cet égard, que la multiplexité.
L’hybridation mondialisée
Les blockbusters, en effet, s’ils occupent une place prépondérante dans
l’économie du cinéma, ne sont pas pour autant seuls au monde. En 2005,
pour une production américaine globale de 699 films, 11 films seulement
dépassent le budget de 100 millions de dollars, et 8 en 2006 sur un
ensemble équivalent. Or, face à eux, l’autre branche de l’alternative n’est
plus aujourd’hui le film d’auteur, mais bien tout le reste : tout ce qui n’est
pas blockbuster. C’est-à-dire, en termes quantitatifs, 98 % de la production,
qui peuvent être plus ou moins formatés à l’hollywoodienne, plus ou moins
dépendants du système, mais qui peuvent aussi ne l’être pas du tout. Car le
processus de dérégulation généralisée qui domine l’hypermodernité n’a pas
épargné la notion même de norme uniforme. Dans ce cadre, le schéma
simplex n’est plus lui-même qu’une des pièces de la complexification
structurelle typique du nouvel âge planétaire du cinéma.
Cela s’exprime d’abord à travers une mondialisation accélérée. À une
époque où le nombre des pays indépendants, tels qu’ils sont enregistrés à
l’ONU, s’est considérablement accru depuis une trentaine d’années, les
cinématographies nationales sont elles-mêmes de plus en plus nombreuses.
Et la marge de développement futur est énorme : environ 50 % des pays
n’ont pas encore de production cinématographique, et certains continents
ont des structures insuffisantes – l’Afrique – ou sont largement soumis
encore – comme l’Amérique du Sud – à l’emprise américaine. Mais, à côté
de ces zones qui, en fonction du développement à venir de chaque pays,
constituent autant de réserves à exploiter et qui ne manqueront pas de l’être,
e
le monde du XXI siècle est plus cinématographique qu’il ne l’a jamais été.
Outre le fait que des centres traditionnels de très forte production
comme l’Inde (environ 800 films par an) ou le Japon (environ 280)
poursuivent dans la voie d’une prolixité qui, longtemps réservée au marché
interne, tend aujourd’hui à pénétrer des marchés éloignés, du fait
notamment de la présence de communautés émigrées installées un peu
partout dans le monde, d’autres lieux forts sont apparus, en particulier en
Asie. Hong Kong, puis Taïwan, la Corée du Sud, la Thaïlande et,
aujourd’hui, la Chine (déjà 300 films par an) développent une activité de
production telle qu’Hollywood n’a pas tardé à en tenir compte, en
particulier en attirant les cinéastes les plus talentueux dans son orbite ou en
rachetant les droits de films pour des remakes américains. Par ailleurs,
malgré des situations contrastées – vitalité du cinéma anglais, crise du
2
cinéma italien, stabilité du cinéma français , bonne tenue des cinémas
espagnol et belge, reconstruction en cours des cinémas de l’Est –, l’Europe
reste une zone de production forte, comme le sont, sur d’autres continents,
le Canada, l’Égypte ou l’Australie. Mais, surtout, dans un monde où le
moindre pays se trouve confronté à la globalisation, le cinéma devient un
vecteur d’affirmation culturelle pour les petits États et pour les nations
émergentes. La distribution en Occident de films iraniens, irakiens, syriens,
kazakhs, tadjiks, bangladis, pakistanais, turcs, palestiniens, israéliens,
cubains, albanais, islandais, lituaniens, lettons, angolais, malgaches, dit
assez cette ouverture. En 2005, les 534 films distribués en France
provenaient de 61 pays différents, et le nombre des coproductions s’élevait
à 66 films, offrant toutes les configurations possibles : franco-portugais-
angolais, italo-franco-américain, hispano-cubain, russo-japonais, germano-
américain, germano-turc, hispano-franco-canadien, americano-germano-
norvégien…
À quoi s’ajoute un autre effet majeur de la globalisation : la
multiplication des échanges, le mélange ethnique qu’engendrent flux
migratoires et voyages, l’ouverture aux autres cultures (dont la world music
donne par ailleurs une image significative), et cette interpénétration de plus
en plus forte des peuples et des consciences que génèrent et développent les
moyens de communication et de diffusion mondialisés de l’information. On
assimile souvent la globalisation à une puissance d’homogénéisation des
produits et des cultures, à l’uniformisation des pratiques, à
l’occidentalisation ou l’américanisation du monde. C’est ne pas voir qu’elle
s’accompagne en même temps non seulement d’une économie de la variété,
mais aussi d’un patchwork de référentiels, de formes culturelles de plus en
plus fluides et imprévisibles, métissées et transnationales, « chaotiques » et
3
fractales . À l’heure de la mondialisation hypermoderne, les identités se
mêlent, deviennent volatiles, décloisonnées et kaléidoscopiques. Même si
l’époque est témoin de la revitalisation des fondamentalismes religieux et
des identités ethno-nationales, de plus en plus les modèles de stabilité et
d’homogénéité cèdent le pas à des flux disparates, à des processus de
brouillage des identités traditionnelles. Plus que tout autre, le monde du
cinéma participe de plain-pied à cette dynamique : un nombre croissant de
réalisateurs se nourrit d’une multiplicité de références, ils s’identifient à des
groupes divers, revendiquent des affiliations plurielles qui ne se recouvrent
que partiellement, construisant ainsi un syncrétisme culturel de fait très
individualisé.
Cela est vrai en France, où le rapport avec les anciennes colonies et
l’immigration noire et maghrébine donnent naissance à un cinéma relevant
souvent de la double appartenance. Cela est vrai aussi en Italie ou en
Allemagne avec les cinéastes issus de l’émigration turque, vrai en
Angleterre avec des réalisateurs venus d’Inde ou du Pakistan, vrai aux
États-Unis où la diversité d’origine et de culture des cinéastes illustre elle-
même la variété des communautés qui constituent le peuple américain.
Cette dynamique favorise moins un cinéma communautaire et revendicatif,
comme a pu l’être la blaxploitation des années 1970, qu’un cinéma
déterritorialisé ou transculturel, fait de dialogues hétérogènes, de parcours
croisés, d’interactions fluides et irrégulières. Radu Mihaileanu, roumain de
naissance, apprenant tardivement qu’il est juif et que son père, émigré en
Roumanie, a changé de nom, émigre à son tour vers l’Ouest, est un temps
apatride, prend la nationalité française par commodité et tourne, avec Va,
vis et deviens, un film qui raconte l’histoire d’un enfant d’Éthiopie, que sa
mère fait passer pour un falasha et qui se retrouve émigré en Israël, dans
une famille de Juifs séfarades parlant français… C’est Babel. Titre, du reste,
d’un film révélateur, puisqu’il est réalisé à Hollywood par un cinéaste
mexicain, González Iñárritu, qui, après avoir tourné son premier film
(Amours chiennes) au Mexique, est immédiatement attiré à Hollywood, où
il réalise ses films suivants avec des stars hollywoodiennes, Sean Penn
(21 grammes) et Brad Pitt (Babel).
Car Hollywood reste, dans cette nébuleuse éclatée du cinéma
mondialisé, le centre géométrique, générant une force centripète qui
entraîne les talents venus de toutes les cinématographies. Cela a certes
toujours été le cas, en raison notamment de l’afflux des cinéastes européens,
dont beaucoup fuyaient le nazisme, dans les années 1930, et avec l’aura de
terre promise qui a fait du pays une terre d’immigration, comme Kazan l’a
illustré de façon exemplaire avec America, America. Mais force est
d’observer que l’appel à venir travailler dans le giron hollywoodien se
déploie à une échelle nouvelle, avec une intensité et une ampleur sans
précédent. S’il trouve encore un écho chez les Européens (Paul Verhoeven
est hollandais, Lasse Hallström suédois, Roland Emmerich allemand,
Gabriele Muccino italien, Anthony Minghella et Christopher Nolan
anglais), il agit désormais sur des cinéastes venus de tous les pays du
monde. John Woo est chinois, Lee Tamahori néo-zélandais maori, Phillip
Noyce australien, M. Night Shyamalan indien, Tony Bui vietnamien,
Guillermo Del Toro mexicain, Walter Salles brésilien… À côté de ces
réalisateurs qui s’installent dans le système hollywoodien, nombre de
cinéastes, comme les Français Jean-Pierre Jeunet pour Alien, la résurrection
ou Pitof pour Catwoman, viennent simplement y tourner un film que les
studios leur proposent, voire y tourner le remake de leurs propres films,
comme le Japonais Hideo Nakata y réalisant, avec Le Cercle – The Ring 2,
le « sequel » américain de son film japonais.
Dans ces conditions, si l’Amérique reste bien le cœur de la planète
Cinéma, le paysage hollywoodien apparaît, lui, plus cosmopolite et bigarré
qu’il ne l’a jamais été. La mondialisation n’en est qu’à son début : c’est un
cinéma de plus en plus déterritorialisé, transnational, pluralisé qui
s’annonce.
Le récit multiplexe
Cette diversification ethno-culturelle des cinéastes se trouve elle-même
redoublée par une dynamique de dérégulation esthétique s’exerçant sur les
différentes composantes des films.
À commencer par la narration. Si la lisibilité immédiate reste le principe
de base du scénario hollywoodien, le schéma simplex d’une histoire unique
présentant un début, un développement et une fin n’est plus de mise. L’unité
d’action, héritée de la vieille règle classique qui distinguait action principale
et actions accessoires, vole en éclats. Désormais, dans la structuration
même du récit, l’accessoire devient aussi important que le principal. Cela se
vérifie à travers des types de récit qui privilégient l’éparpillement et le
chaotique, le discontinu et le fragmentaire, l’anecdotique et le désunifié.
Ainsi du road movie, avatar du roman picaresque, qui avait fait fortune, à
l’époque de Easy Rider, grâce au thème de la route cher à la beat
generation. Celui-ci se trouve réinvesti, vingt ou trente ans plus tard, non
tant pour exprimer une ligne de vie axée sur la liberté que pour épouser des
parcours chaotiques, éclatés, poussés par le hasard, erratiques. De la cavale
entre filles de Thelma et Louise à la virée entre potes de Sideways, en
passant par le voyage en famille de Little Miss Sunshine, la route devient de
plus en plus buissonnière, les péripéties plus saugrenues, et les personnages
eux-mêmes beaucoup plus diversifiés et atypiques.
Cela se vérifie et s’accentue avec la vogue prise par le film choral, dont
le Short Cuts de Robert Altman offre comme le modèle parfait : on raconte
désormais non plus une histoire, mais deux, trois, dix, vingt, à travers des
récits qui entrecroisent des personnages ayant les uns avec les autres des
liens lointains, voire aucun lien. Récits constituant, selon le système de la
mosaïque, un vaste tableau qui apporte la vision collective d’un groupe
social (Gosford Park), d’un événement (l’assassinat de Robert Kennedy
dans Bobby), d’une rue (comme celle qui porte le nom de Magnolia), d’une
ville (le Los Angeles de Collision) ou même de la planète (Babel). Autant
de films qui traduisent la fragmentation et les nouvelles segmentations du
monde à travers l’hétérogénéisation structurelle et narrative. Comme si
cette complexité formelle ne suffisait pas, d’autres cinéastes cherchent à
aller toujours plus loin encore : là où Hans Canosa, réanimant la technique
du split screen, initiée par Andy Warhol et très en vogue dans les années
1960-1970, raconte ses Conversation(s) avec une femme en coupant l’écran
en deux et en projetant deux films en un, Mike Figgis va, lui, jusqu’à
couper l’écran en quatre dans Time Code et à projeter quatre films en même
temps.
Cette manière moins conforme de raconter habitue le spectateur aux
récits les plus alambiqués. Du coup, la simplicité narrative paraît simpliste :
non seulement on ne s’étonne plus, mais on trouve quasi naturel que tel
film, comme Irréversible, puisse raconter les choses à l’envers. Ou que tel
autre, comme Spider, puisse mêler, sans que rien ne permette de le
distinguer à l’image, le récit de la réalité objective et le récit de la même
réalité vue par le cerveau malade d’un homme sortant d’un asile
psychiatrique. À la limite, que la complexité narrative entraîne un
embrouillamini du sens tel qu’il débouche sur l’incompréhension n’est plus
ressenti comme un handicap : le brouillage fait partie du jeu. Michael
Haneke joue ostensiblement au chat et à la souris avec le spectateur en lui
indiquant dès le titre de son film, Caché, qu’il lui faut voir plus loin pour
chercher ce qui n’apparaît pas d’emblée. Particulièrement en phase avec ce
monde flottant, incertain, multiple, où réel et imaginaire se confondent,
Mulholland Drive, très représentatif de l’univers compliqué de David
Lynch, n’en finit pas d’enrouler ses circonvolutions structurelles comme
autant de voies polysémiques. Inland Empire, accentuant encore
l’imbroglio, plonge le spectateur, à travers une expérience de cinéma à
valeur quasiment hypnotique, dans un labyrinthe d’une complexité absolue,
4
où il ne peut évidemment que se perdre .
Se donne à voir, ici, un aspect très caractéristique du cinéma
contemporain, déjà rencontré à propos de l’image-excès, mais qui
s’exprime à travers une autre forme expressive. Dans nombre de films, tout
se passe comme si l’appréhension claire et distincte du récit avait cessé
d’être une exigence. Parce que ce sont les résonances intimes immédiates
qui priment, l’absence d’explication ou d’intellection n’est plus perçue
comme une déficience. De même que le cinéma d’action ne s’adresse plus à
l’intellect du spectateur mais cherche à le faire vibrer par une cascade
précipitée d’images-sensations, de même certaines narrations reposent,
finalement, sur un ressort identique en dissolvant la signification
transparente de celles-ci. En dépit de l’importance de l’« histoire », ce
cinéma se rapproche lui aussi de la musique faisant vibrer le spectateur par-
delà le sens maîtrisé du récit. Non pas la compréhension pleine et entière
pour être ému, mais l’émotion-surprise sans cesse relancée comme fin en
soi. Peu importe, ainsi, que les polars soient de moins en moins réellement
intelligibles. Quand le spectateur des années 1930-1950 ou des années 1960
allait voir un film d’Hitchcock, il attendait une explication qui vienne
éclairer le sens du film. Quand celui de l’hypermodernité émotionnelle va
voir Le Dahlia noir de Brian De Palma, il en sort sans avoir compris grand-
chose, ce qui n’enlève rien, au contraire, à son plaisir : l’image-émotion
l’emporte sur l’image-intellection. Et si le spectateur voit, sur un sujet très
proche, le Hollywoodland d’Allen Coulter, il peut d’autant moins se faire
une idée sur la solution de l’intrigue – meurtre ou suicide ? – que le film lui
présente les deux, sans trancher, comme également recevables. La
résolution n’est plus nécessaire au fonctionnement du film : l’image-
efficacité a pris le pas sur la fonction de sens surplombant. Le réalisateur
qui théorise et concrétise le mieux, à travers son œuvre, la vertu même de la
polysémie, Michael Haneke, laisse ainsi toujours volontairement planer ce
qu’il considère, en relation avec l’ambiguïté intime des comportements
humains, comme nécessaire au spectateur : l’ombre du doute. Quant à
l’autre maître du labyrinthe, David Lynch, il récuse toujours toute
explication : chez lui, c’est le mystère qui fait sens, non le sens qui fait
mystère.
Nouveau rapport aux images qui exprime, dans le domaine culturel, le
passage d’un individualisme disciplinaire à un individualisme de type
5
expressif . L’un des grands traits de la seconde modernité est l’effacement
de la prégnance des mécanismes de socialisation et d’individualisation que
Foucault désignait sous le nom de « discipline ». Ce grand dispositif
multiséculaire n’est plus le schème structurant de l’hypermodernité. Aux
injonctions et règlements uniformes destinés à créer l’obéissance régulière
des corps ont succédé les dérégulations de l’hyperconsommation, la
polyphonie des sollicitations, la nébuleuse kaléidoscopique des images.
Désormais, le contrôle panoptique et le quadrillage analytique sont
supplantés par la culture mosaïque des écrans et les stimulations
audiovisuelles dispersées. Le nouveau rapport au cinéma est l’écho de cette
transformation. L’essor d’une culture de divertissement permanent a
provoqué la ruine de la discipline du sens au bénéfice de l’indétermination
revendiquée et du feeling émotionnel. Non plus la directivité linéaire du
récit, mais un réseau complexe et multidirectionnel où l’on se perd dans une
trame faite de flashes discontinus et d’impressions en chaîne.
Cette incertitude est d’autant plus prégnante que la sacro-sainte
distinction des genres, toujours appliquée par Hollywood, se trouve elle-
même érodée par des mélanges, des contaminations, des métissages. Les
genres canoniques évoluent vers des genres hybrides : le policier se fait
thriller, action, épouvante ; le film historique n’hésite pas à flirter avec le
fantastique, avec la comédie parodique, avec le film d’arts martiaux ; le
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dessin animé se met à parler aux adultes de sujets graves ; et une comédie,
La vie est belle, raconte la Shoah… On ne sait plus trop où l’on est, surtout
lorsque, comme dans Bagdad Café, on est en plein désert, entre partout et
nulle part, dans l’un de ces films hors genre, hors norme, qui parle de tout et
de presque rien. Ou bien lorsque, comme avec Barton Fink, on atterrit dans
un hôtel improbable où un dramaturge, en proie à une crise d’inspiration, se
retrouve devant le vertige de la page blanche. Le film tout entier se remplit
alors de cette vacuité ; et de la solitude et de l’étrangeté latente se dégage
insidieusement l’angoisse, devant un corridor sans fin, menaçant, qui mène
on ne sait où.
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Tout se disjoint, s’hétérogénéise et s’engage dans des voies dispersées .
L’éclatement touche même largement le sujet des récits. À côté des thèmes
graves et lourds, place aussi, à présent, à l’insignifiant, au petit, au trois fois
rien. Une esthétique du pointillisme développe des scènes qui valent pour
elles-mêmes plus que par rapport à un sujet central. Les films se multiplient
qui apportent le plaisir du minuscule, de la première gorgée de vin de
Sideways à la dernière senteur évanouie des Broken Flowers, et qui, à force
de parler de tout et de rien, du grand et du petit, du simple et du compliqué,
laissent perplexe sur ce qu’est leur véritable sujet. Ainsi le saugrenu Punch-
Drunk Love, qui, entre une voiture traversant l’écran dans un double
looping, un piano-harmonium déposé au bord d’un trottoir ou un vague
entrepôt où s’entassent des boîtes de pudding, apparaît aussi cocasse et
déroutant que son fantasque héros lunaire.
On touche là à un autre aspect essentiel de la multiplexité : la
singularisation du personnage. Le cinéma de l’hypermodernité n’est plus
celui de la psychologisation, soumis à la toute-puissance des grilles
freudiennes d’interprétation. Le subjectif intégral, aujourd’hui, va de soi :
plus besoin de décryptage plus ou moins pesant. Dans ce contexte, les
conduites les plus « anormales » n’apparaissent plus vraiment
extraordinaires. Les êtres sont considérés simplement pour ce qu’ils sont :
du vieillard resté enfant de Toto le héros au débile léger de Forrest Gump,
de la sourde de Sur mes lèvres à l’autiste de Rain Man ou au trisomique du
Huitième Jour, il y a place pour tous. Car tous les individus sont à la fois
complexes et singuliers, leur singularité se traduisant à travers des
comportements qui, dans un monde où la différence individuelle est
devenue une valeur première, n’ont besoin d’aucune justification ni
d’aucune explication savante. C’est la singularité même qui s’impose
comme fait d’évidence et modèle. Le cinéma hypermoderne montre les
êtres tels qu’ils apparaissent dans leur façon unique de se comporter : là est
leur vérité, si cocasse, si étrange, si inexplicable soit-elle, dans une surface
qui n’est nullement superficialité. Pointe ultime de l’imaginaire égalitaire
démocratique : c’est la singularité de l’autre qui le rend proche de moi. Mon
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dissemblable, mon frère …
Démultiplication des âges de la vie
Longtemps, le cinéma, sous sa forme classique, a raconté des histoires
centrées sur des personnages d’âge moyen, ni trop jeunes ni trop vieux.
Quelques exceptions regardaient parfois du côté de l’enfance – les
collégiens de Zéro de conduite ou Les Disparus de Saint-Agil, les boucles
blondes de Shirley Temple ou le nez retroussé de Mickey Rooney. Plus
rarement du côté de la vieillesse – les comédiens en retraite de La Fin du
jour ou les trois Vieux de la vieille. Lorsque Truffaut montre en 1959 une
enfance « plus vraie », dans Les Quatre Cents Coups, le choc est fort, de
tout autre nature que celui qui avait accueilli sept ans auparavant l’image
convenue qu’en donnait Jeux interdits. La nouveauté qu’il introduit –
donner à voir un garçon de 12-13 ans non pas tel que les adultes le voient
mais tel que son âge le révèle – est, depuis, devenue monnaie courante.
Cette dynamique s’inscrit dans le fil d’un phénomène qui s’est amorcé
au cours des années 1950, et dont le rock, avec l’émergence fulgurante
d’Elvis Presley, s’est fait le moteur. On assiste en effet dès ce moment à la
promotion d’une catégorie d’âge jusqu’alors traitée marginalement : la
jeunesse. Une image juvénilisée de la star fait son apparition : Marlon
Brando dans Un tramway nommé désir, James Dean dans À l’est d’Eden,
Anthony Perkins dans La Loi du Seigneur, Elisabeth Taylor et Paul
Newman dans La Chatte sur un toit brûlant offrent leurs corps et leur désir
de vivre intensément à toute une jeunesse avide de nouvelles icônes. Leurs
films exposent toute une série de problèmes jusque-là largement occultés :
le mal-être, la violence, les conflits entre générations, le sexe, la musique.
C’est l’époque de Graine de violence, de L’Équipée sauvage, de La Fureur
de vivre, de Rock around the Clock, films prémonitoires de ceux qui, dans
les années 1960-1970, vont porter de façon plus radicale l’esprit de la
révolte et de la contestation. Que ce soit dans la liberté de vivre sa vie et sa
mort (À bout de souffle, Pierrot le fou), dans l’errance existentielle (Easy
Rider), dans les soulèvements étudiants contre l’autorité (If), dans la
marginalité hédoniste et anarchisante (Les Valseuses) ou à travers la veine
libertaire de l’underground (Flesh, Trash, Heat), le cinéma des années de la
contestation et de la contre-culture est un cinéma jeune, qui se positionne
comme tel. Quand Romain Goupil reviendra, quinze ans plus tard, sur 1968,
son film portera un titre à valeur à la fois romantique et symbolique,
renvoyant à une jeunesse érigée en référentiel central : Mourir à trente ans.
Ce mouvement enclenché par la modernité émancipatrice des années
1950-1960 s’est fortement accentué dans la période hypermoderne. Nous en
sommes au moment où le cinéma investit tous les cycles, toutes les étapes
de l’existence. Plus d’exclusion : dorénavant, toutes les générations ont
droit de cité, sont auscultées et mises en scène. Aux « scènes de la vie
conjugale » succède la scène des temps démultipliés de la vie. Ce n’est plus
à l’homme et à la femme « moyens » que l’on s’intéresse, mais à l’être
singulier, dont la première singularité est celle de son âge, à tous les âges.
C’est que la durée de la vie s’allonge et que les normes en vigueur dans
le monde de la tradition n’ont plus cours. Émancipé des anciens contrôles
communautaires et de l’emprise des modèles traditionalistes ou religieux,
l’individu est devenu premier et chaque âge de sa vie, du coup, mérite
d’être considéré pour lui-même, comme un absolu. Les étapes de
l’existence ne sont plus ces dispositifs traditionnels transcendant l’individu
qui lui fixaient des rôles prédéfinis et dont Philippe Ariès notait qu’ils
appartenaient « à un système de description et d’explication physique qui
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remonte aux philosophies ioniennes du VI siècle avant Jésus-Christ ».
Dans la foulée de l’augmentation de la durée de la vie et de la dynamique
de l’individualisation, un nouveau regard sur les âges de la vie s’est imposé.
Ceux-ci ne désignent plus des statuts ou des rôles déterminés par des seuils
et des principes fixes ; ce sont désormais des situations incertaines et
confuses rythmées par des crises subjectives, des doutes et des
interrogations se formulant dans le cadre du problème de l’identité
10
personnelle . Au sein de la culture hypermoderne, même les phases de la
vie sont entrées dans une dynamique de détraditionalisation, de
dérégulation, de redéfinition sociale et subjective. Il n’est pas difficile d’y
reconnaître une des figures du présentéisme individualiste contemporain et
son désir de vivre pleinement chaque moment : l’enfant n’attend plus,
comme autrefois, d’être adulte, et le vieillard veut vivre son âge, le
troisième et même le quatrième. Le nouvel impératif est d’« être soi-même
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d’un âge à l’autre ».
Le nouveau zoom porte d’abord sur la toute petite enfance : Gilles de
Maistre s’attache au Premier Cri et Alain Chabat prépare, comme
producteur, un film sur la naissance et les 18 premiers mois de 5 bébés à
travers le monde, qui devrait, symboliquement, s’intituler Life. Jacques
Doillon filme une Ponette de 4 ans, qu’il soumet à ce choc frontal qu’est la
mort de sa mère. Cela se poursuit avec la petite enfance, qui devient
12
grande : Toto le héros a 8 ans , la gamine de La Faute à Fidel en a 9, le
gamin de Libero 10 et un autre va jusqu’à afficher son âge et ses mesures de
façon plus que précise : Moi, César, 10 ans 1/2, 1 m 39. La question se
pose : à quoi tient l’apparition de ce nouvel « objet » à l’écran ? La réponse
ne fait guère de doute : elle n’est autre que le processus d’individualisation
de la représentation de l’enfant, l’attention nouvelle portée à l’individualité
concrète de celui-ci. À la différence des époques anciennes, où le cours de
l’enfance semblait dominé par un processus naturel ou anonyme davantage
que par une dynamique en première personne, nous comprenons la marche
de l’existence comme une histoire strictement personnelle, une histoire dont
le caractère individuel est présent dès les premières années de la vie. C’est
parce que l’enfant est reconnu comme une personne à part entière, une
pleine individualité, que le cinéma le met en scène, lui accordant la place de
personnage central aux traits et aux parcours singuliers.
Après les enfants, ce sont les préados, les ados, les jeunes adultes qui
envahissent l’écran : Doillon s’intéresse aux 11 ans de La Drôlesse, aux 13
du Jeune Werther, aux 15 de La Fille de quinze ans ou du Petit Criminel.
Claude Miller suit La Petite Voleuse sur un scénario de François Truffaut,
comme une sœur aînée de l’Antoine Doinel des Quatre Cents Coups ;
Téchiné saisit les vibrations des Roseaux sauvages l’année du baccalauréat ;
Tavernier évoque les adolescents criminels dans L’Appât. Quant aux
lycéens du Péril jeune, ils deviennent les étudiants de L’Auberge espagnole
puis se retrouvent lancés dans la vie (Les Poupées russes). Ce regard ne
concerne pas seulement le cinéma français, mais tous les cinémas, y
compris, naturellement, le cinéma américain, qui en fait l’objet d’un genre
spécifique : quelle que soit la cinématographie concernée, les jeunes s’y
taillent une large part. Mais on ne retrouve plus rien ici de l’esprit rebelle de
la contre-culture : le regard porté sur les « jeunes » est devenu lui aussi
pluralisé. Parce que les étapes de l’existence ne sont plus socialement
prédéfinies, les films s’ouvrent à l’individualisation des parcours, aux récits
et aux trajectoires particularisés : enfances difficiles, vies de collège et de
lycée, déclassés des banlieues, étudiants anxieux de leur avenir et
remâchant leurs innombrables problèmes existentiels. Partout, l’enfance et
l’adolescence sont observées au plus près et l’accent est mis sur une
commune difficulté à vivre cet âge : dans le Téhéran de La Pomme, tel que
le montre Samira Makhmalbaf à travers deux fillettes tenues recluses par
une éducation rétrograde ; dans l’Écosse frappée par la crise industrielle du
Sweet Sixteen de Ken Loach ; aux États-Unis, malades de leurs armes à feu,
à l’image des lycéens tueurs de Columbine que Gus Van Sant suit à la trace
dans les travellings croisés d’Elephant.
Sans boussole, sans point d’ancrage, la jeunesse, telle qu’elle apparaît
dans les représentations les plus extrêmes qu’en donne le cinéma, est en
proie à une déstructuration-désintégration radicale, par rapport à soi comme
par rapport au monde social. Ce qu’Elephant montre précisément de façon
forte, en se refusant à toute explication faussement rassurante, c’est un
horizon vide de sens, où tous les anciens cadres – familiaux, éducatifs,
moraux, religieux – ne jouent plus. Là où les films de révolte des années
1950-1960 s’inscrivaient dans un conflit de générations qui mettait
clairement face à face enfants et parents, voici que les ados tueurs de
Columbine tirent sur tout ce qui bouge, proviseur comme collégiens, en
semant la mort sans but ni sens. On est au-delà de la crise d’adolescence,
au-delà de l’affrontement intergénérationnel, au-delà de toute logique de
revendication. Très loin, même, de l’acte gratuit à la Gide, qui gardait
valeur positive d’affirmation de soi, la tuerie a ici partie liée avec un univers
fait, pêle-mêle, de jeux vidéos, d’imaginaire nazi, d’absence des parents, de
plaisir fun, d’allergie à toute forme d’autorité, de mise en scène à la Rambo,
de fragilité psychologique. Un magma hétéroclite, délétère et pathogène,
incapable d’être à la hauteur des impératifs de socialisation d’une
adolescence déstabilisée à mort, réduite à un état d’anomie totale. Une
image récurrente du film le dit : un ciel vide, où s’accumulent les nuages et
les cataclysmes à venir.
Lorsque ces jeunes prennent de l’âge, le ciel ne s’éclaircit pas pour
autant. Les films qui traduisent leur crise, entre difficulté à quitter la
jeunesse et à entrer dans l’âge adulte – ce qui n’est rien d’autre que le
syndrome de Tanguy –, se multiplient. Le mal de vivre des trentenaires
s’impose comme un sujet dans l’air du temps, qui alimente, d’ailleurs, le
gros de la production française actuelle : le film de Marie-Anne Chazel, qui
raconte les aventures existentielles d’un groupe d’amis affligés de tous les
symptômes d’époque – mal-être, homosexualité, boulimie, cancer – le
traduit plaisamment dans son titre même, Au secours ! j’ai trente ans. Ledit
malaise est bientôt suivi, au fil des décennies qui s’égrènent de la
quarantaine et de la cinquantaine, de la fameuse crise de la mid-life. Le
cinéma hypermoderne est celui qui met en scène la crise d’un âge de la
maturité devenu de plus en plus problématique : ce dont témoignent dans
les films les divorces, le rapport aux enfants, les couples recomposés, la
dépression, l’ennui, les rêves de jeunesse inassouvis, les personnages
immatures. Little Children, autour de l’adultère et de la pédophilie, brosse
le tableau des frustrations, des désirs, des transgressions qui habitent les
trentenaires d’une banlieue américaine. Mariages, à travers plusieurs
couples d’âges divers, tient plaisamment le compte de tous ces mécomptes
matrimoniaux. Certains acteurs s’en font même une spécialité : ainsi Jean-
Pierre Bacri, en époux et cadre bien installé remettant son couple, son
métier et sa vie en question dans Kennedy et moi, ou en chef d’entreprise
découvrant un nouvel horizon à sa vie dans Le Goût des autres, ou encore
en mari plaqué en pleine déprime reprenant goût à la vie grâce aux charmes
d’Une femme de ménage. Et, tandis que les trentenaires tiennent le haut de
l’écran, les quadras et les quinquas sont plus que jamais là, entre Mes
meilleurs copains et Le Cœur des hommes, à doucement prendre de l’âge
ensemble.
Surviennent la soixantaine et les 70 ans. Mais les retraités ont des
ressources, et, même s’ils ont dépassé la limite d’âge, les quatre pilotes de
Space Cowboys sont les seuls compétents pour réussir une mission dans
l’espace. Car les vieux, et même les très vieux, ne sont plus les vieillards
d’autrefois : les pensionnaires de la maison de retraite de Cocoon, qui
naviguent dans les 80-90 printemps, régénérés par l’eau de jouvence d’une
fable symbolique, se révèlent de fringants partenaires, danseurs, noceurs et
amoureux frénétiques. Qu’est-ce à dire, sinon que le troisième âge
n’échappe pas à la puissante dynamique d’individualisation ? Dans les
sociétés anciennes, l’idéal associé à ce moment de la vie était la préparation
à la mort. Il n’en va plus ainsi. Dorénavant, le « vieux » est un individu qui
se refuse à subir passivement le poids de l’âge. S’il n’est plus objectivement
jeune, il fait siennes les valeurs jeunes d’activité, de dynamisme, de forme.
Autrefois, la vieillesse était le moment, au moins idéalement, de
l’acceptation des choses et du destin. Aujourd’hui, le troisième âge refuse
que l’avenir lui soit fermé, que les jeux soient faits. Même avancé en âge,
l’individu veut continuer à pouvoir construire, inventer, voire refaire sa vie.
C’est pourquoi les expériences de l’aventure, de l’amour et du sexe
peuvent prendre de plus en plus de rides sur le grand écran : Jack Nicholson
et Diane Keaton sont déjà largement andro et ménopausés lorsqu’ils
constatent, dans une rencontre qui est autant de cœur que de sexe, que Tout
peut arriver. Clint Eastwood et Meryl Streep ne sont pas non plus de la
première jeunesse quand leurs personnages de vieux photographe baroudeur
et de bonne épouse bonne mère vivent une grande aventure sentimentale
Sur la route de Madison. Plus âgée encore, La Vieille qui marchait dans la
mer, tombant amoureuse d’un jeune garçon de plage, entend bien, malgré sa
vieille peau et sa vieille carcasse percluse de rhumatismes, continuer à
porter beau. De même que, à 80 ans, après avoir enterré la femme qui fut
l’amour de sa vie, le héros de Suzanne vit un dernier amour avec une
femme plus jeune que lui, dans un film qui regarde la vieillesse comme on
regarde traditionnellement la jeunesse : pleine de vie, de diversité, de
ressources, d’envie d’aimer.
À coup sûr, pareille approche quelque peu euphorique du grand âge est
loin de rendre compte d’une réalité fréquemment vécue de manière
infiniment plus tragique. D’abord, chercher à ne pas faire son âge,
combattre les stigmates du temps au moyen des cures diverses, des
traitements vitaminés, de la DHEA ou de la chirurgie esthétique se paie
souvent au prix fort tant l’entreprise, un jour ou l’autre, est appelée à
montrer ses limites. En outre, malgré le Viagra, la déficience sexuelle est
vécue comme une angoisse ; l’un des rares films qui ose le dire porte bien
son titre : La Débandade… Les tourments prennent une ampleur plus
grande encore lorsque survient le grand âge : solitude extrême, déréliction
physique et morale, sentiment d’abandon que procurent la maison de
retraite, l’hospice, l’hôpital de longue durée, antichambres de la mort. Force
est d’observer que le cinéma hésite encore à regarder de près la face noire
de la vieillesse prolongée. Quelques films, peu nombreux, se risquent à
évoquer tel ou tel aspect, mais c’est de manière volontairement feutrée
(ainsi la maladie d’Alzheimer, très justement mais très romanesquement
traitée dans Loin d’elle), ou fragmentaire (dans La Consultation, parmi la
quinzaine de patients qui défilent devant un médecin généraliste, figurent
deux ou trois vieillards en proie aux maladies du grand âge – encore s’agit-
il d’un documentaire…). La décrépitude n’est pas, il est vrai, très
commerciale. On touche là à l’ultime tabou de l’hypercinéma : tout est dit
et montré, sauf, précisément, la déchéance qui accompagne la fin de vie.
Faut-il y voir un cran d’arrêt rédhibitoire ? Si le schéma de la dynamique
multiplexe que nous proposons ici est juste, ce dernier verrou cédera
inévitablement, de même qu’ont déjà disparu d’autres interdits ou mises
entre parenthèses : le processus de cinématographisation des âges de la vie
ira à son terme. Les acteurs et les actrices vivant, comme tout le monde, de
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plus en plus vieux, des rôles accordés à leur grand âge les attendent .
Reste qu’à l’évidence l’imaginaire de l’égalité démocratique a fait son
œuvre : chaque âge, à cette aune, mérite respect, attention, égale
reconnaissance. Et ce d’autant plus que nous sommes dans une société où
les très jeunes comme les plus vieux représentent des catégories de
consommateurs importantes. Plus de hiérarchie, mais la dignification égale
des époques de la vie. Avec, toutefois, une valorisation toute particulière de
la jeunesse, liée à l’effondrement des cultures traditionalistes tournées vers
le passé, mais aussi à l’essor de nouvelles catégories de consommateurs :
depuis les années 1960, les jeunes ont de l’argent de poche à dépenser et
depuis les années 1980-1990, ils sont devenus la catégorie d’âge la plus
directement consommatrice de cinéma. La séance en salles n’est plus
aujourd’hui la sortie familiale qu’elle a longtemps constitué, mais une sortie
entre jeunes, que l’on favorise par des politiques tarifaires, des fêtes du
cinéma et, surtout, par des films qui visent spécifiquement ce cœur de cible.
Le cinéma, qui, depuis James Dean, a participé au premier chef, avec la
musique, à la construction d’une culture ado, en est aujourd’hui à
l’exploitation systématique de cette culture, par une diversification et une
multiplication des produits qu’il propose. Le film de collège, le teen movie,
dans sa version sexe – American Pie –, musique – Rock Academy – horreur
– Scream –, est devenu un genre, et les fêtes comme les vacances scolaires
ramènent infailliblement leur lot de dessins animés, de films d’aventures, de
Harry Potter et de Seigneur des anneaux.
De cette jeunesse, largement sollicitée, à toutes les autres étapes de
l’existence, la manière dont le cinéma donne à voir chaque âge en tant que
tel traduit le processus d’individualisation qui amène chaque individu à
vivre de façon personnelle les temps de sa vie.
Un homme, une femme
La variété complexe des personnages contemporains touche
naturellement aux rôles et aux identités sexuels profondément redéfinis par
la culture hyperindividualiste. Il a toujours existé, dans le cinéma classique,
des rôles atypiques, mais qui ne dérangeaient en rien la dissemblance
structurelle des positions de l’un et l’autre sexe : le gigolo, l’homme faible,
le mauvais garçon d’un côté, la mégère, la pute, la garce de l’autre. Depuis
les années 1970, on assiste à un large processus de déstabilisation de la
dichotomie traditionnelle des rôles sexuels. Le cinéma d’aujourd’hui en
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montre toute l’ampleur irréversible . Enregistrant et accélérant en même
temps l’évolution par la force de modèle qu’ils génèrent, les films font ainsi
de plus en plus place à des personnages féminins évoluant dans des sphères
d’activité qui leur étaient traditionnellement fermées. La liste est longue des
executive women (Working Girl), des femmes de pouvoir (Le diable
s’habille en Prada), de celles qui exercent des « métiers d’hommes » – flic
dans Le Petit Lieutenant, pilote d’essai dans Les Chevaliers du ciel –, ou
qui sont engagées dans des sports ou des activités réputés virils – la boxeuse
de Girlfight ou de Million Dollar Baby, les femmes soldats de Une jeunesse
comme aucune autre –, ou qui se paient même le luxe d’être des
superhéroïnes – Catwoman, Elektra – n’ayant rien à envier aux superhéros.
Les femmes reprennent également à leur propre compte la disjonction
traditionnellement masculine entre amour et sexe, utilisant ce dernier à la
fois comme une libération et comme un plaisir. Dans Une femme coréenne,
l’héroïne met à bas l’édifice de soumission conjugale, pourtant
particulièrement solide dans un pays aux traditions pesantes, en quittant son
mari pour un tout jeune amant adolescent qu’elle utilise comme un pur
objet sexuel, et en se faisant faire par celui-ci l’enfant qu’elle veut et qu’elle
décide d’élever seule. Le sexe, comme la carrière ou l’argent, sont
dorénavant aussi bien affaire de femmes que d’hommes : les copines de
Friends with Money se racontent tout autant leurs aventures sexuelles que
leurs problèmes d’argent. D’autant qu’il n’est pas rare, dans les films plus
directement encore que dans la vie, que ce soient désormais les femmes qui
fassent les avances sexuelles. Depuis que Lauren Bacall, en allumeuse, s’est
approchée de Bogart, dans Le Port de l’angoisse, pour l’inviter à lui donner
du feu, le cinéma a largement contribué à légitimer l’initiative féminine. Ce
en quoi il apparaît moins comme reflet du réel que comme producteur de
nouveaux modèles de comportement. En 1987, c’est Glenn Close qui fait
vivre à l’avocat, marié et père de famille, qu’elle poursuit de ses avances
une Liaison fatale. Aujourd’hui, ce sont les filles de 16 ans qui draguent les
garçons timides de Hellphone.
Il n’est pas jusqu’à l’humour, longtemps considéré comme un monopole
des hommes, qui ne se féminise. Le cinéma met à bas la vieille tradition qui
donnait aux hommes tout droit de se moquer des femmes, depuis les
fabliaux du Moyen Âge fustigeant leurs défauts en passant par toutes les
saillies réservées aux précieuses dites ridicules et aux mégères présumées
apprivoisées. Sur l’écran, ainsi que sur les scènes de music-hall, les femmes
s’approprient le code humoristique, y compris dans le registre sexuel le plus
appuyé : Josiane Balasko va jusqu’à piquer à Alain Chabat sa propre épouse
dans Gazon maudit et Valérie Lemercier ne craint pas, dans un film où elle-
même interprète un personnage dont le père se révèle homo et en ménage
avec un proctologue, de choisir un titre explicite – Le Derrière. À présent,
les femmes rient d’elles-mêmes – Bridget Jones est la première à se fustiger
dans son journal –, comme elles rient des hommes, sans laisser le soin à
ceux-ci de le faire pour elles.
À l’inverse, et dans une logique identique de brouillage des lignes, la
beauté, domaine traditionnellement dévolu à la femme, n’apparaît plus
comme un impératif catégorique des stars féminines. Elle est même souvent
explicitement transformée en son contraire, à travers des films où l’actrice
principale, réputée pour sa beauté, s’enlaidit de toutes les manières.
Sandrine Bonnaire, interdite de toilette et de shampooing par Agnès Varda
pendant tout le tournage de Sans toit ni loi en 1985, pour incarner au plus
près une routarde, a, depuis, été largement dépassée. Ainsi, top model et
icône publicitaire sur papier glacé, Charlize Theron s’astreint par un régime
gras, on l’a vu, à prendre des kilos, se bourre les joues de prothèses
disgracieuses, se graisse les cheveux, se jaunit les dents et s’habille avec
des vêtements informes pour incarner un laideron à la démarche de
camionneur, dans Monster. Ce qui lui vaut un Oscar. Et Monica Bellucci,
madone pulpeuse, se fait sauvagement violer, battre, saccager, tuméfier,
dans un film, Irréversible, construit sur cette inversion de la sublimation qui
transforme l’image de la beauté en spectacle repoussant. Ce qui touche, ce
n’est plus seulement la beauté iconique, c’est la personnalité singulière. Ce
qui ouvre aux actrices un éventail de rôles beaucoup moins standardisés.
Dans le même temps, par ce qui pourrait sembler n’être qu’une
inversion des rôles traditionnels, le strip-tease se masculinise dans The Full
Monty, tandis que Billy Eliott, le gamin des cités minières, rêve de chausser
les pointes et de devenir danseur. Pendant que les femmes sont au travail,
les hommes assument leur statut de nouveaux pères depuis Trois Hommes et
un couffin (premier film réalisé en 1985 par une femme, Coline Serreau, à
remporter un énorme succès au box-office). La recomposition du paysage
identitaire sexuel est du reste si forte que la question se pose à ceux-là
mêmes pour qui elle ne faisait jusque-là guère problème : qu’est-ce qu’être
homme dans une société où l’égalité gagne tous les domaines ? Dès 1975,
un film prémonitoire et prototypique, œuvre de ce trublion iconoclaste
qu’était Marco Ferreri, le disait de façon incisive : Depardieu se tranchant le
sexe dans La Dernière Femme, c’était le malaise des hommes, comme
émasculés de leur identité virile même. De façon moins extrême mais plus
généralisée, les hommes d’aujourd’hui révèlent une fragilité intime : sous
les torses musclés et les barbes viriles des « hypermecs » se font jour des
êtres ordinaires, sans qualités particulières, qui apparaissent faibles, comme
les personnages dont Nicole Garcia montre les fêlures, la solitude, les
vacillements dans le portrait de groupe de Selon Charlie. Le titre d’un film
de Jacques Audiard le dit de façon symbolique : Regarde les hommes
tomber.
Dans la lignée de cette perte de pouvoir viril, le cinéma contemporain
dit et montre la misère sexuelle, la masturbation devant les femmes qui se
refusent, et aussi les viols, la pédophilie, l’impuissance, le tourisme
15
sexuel . La Lolita qui, dans American Beauty, vient semer le trouble dans
une famille américaine ordinaire, où le père, dès l’ouverture du film, traduit
sa frustration par une activité masturbatoire révélatrice, met à nu, sous la
façade lisse et propre de l’élégant pavillon résidentiel, tous les désirs
inavoués et les violences refoulées de l’homme américain en proie au mal-
être identitaire. Les don Juan en ont pris un coup dans leur ego viril : ils
sont saisis d’une « grosse fatigue ».
Autant d’aspects qui cohabitent avec une recomposition des territoires
relatifs aux genres sexuels. Sur fond de malaise, et sans doute comme une
réponse à celui-ci, l’époque enregistre en effet une remasculinisation des
hommes de même qu’une reféminisation des femmes. Au moment même où
Woody Allen promène sa silhouette de gringalet binoclard, on assiste à la
promotion des super-mecs body-buildés : on n’est plus dans le viril, mais
dans l’hyperviril. Pas le moindre film d’action qui ne permette d’admirer
les pectoraux et la musculation du héros, mis en valeur par des tee-shirts
moulants, le tout généralement agrémenté, comme pour Bruce Willis dans
Les Larmes du soleil, d’une barbe naissante soigneusement mal rasée.
L’hypercinéma en rajoute dans le virilissime, de Rambo jusqu’à Gladiator,
comme dans le féminissime, de Julia Roberts à Nicole Kidman. Les
« mecs » refont surface, mais aussi les femmes hyperféminines, folles de
beauté, de mode, de chirurgie esthétique, toutes celles qui fréquentent le
Vénus Beauté (Institut) et qui se disent, l’une à l’autre, entre deux séances :
Comme t’y es belle ! C’est La Revanche d’une blonde, qui colore la vie en
rose – tenues vinyle, téléphone mobile, carnet en forme de cœur, ruban au
cou de son petit chien – et qui prouve, elle, la Barbie californienne, qu’elle
vaut bien un diplômé d’Harvard !
L’écran hypermoderne combine l’atypique et le stéréotype, la révolution
des genres et leur permanence sociale-historique ; tout se voit, tout se mêle
et s’oppose dans la foulée de l’individualisation extrême et de la puissance
démultipliée des modèles. Le cinéma, qui fournissait avec la star une sorte
de canon sublimé, ouvre désormais ses écrans aux contrefaits, aux mal
16
rasés, aux moches, aux grosses et simultanément à la beauté la plus
normée. Tyrannie de la beauté et émancipation des femmes progressent de
17
concert . Spirale des personnalités singulières, exacerbation des modèles
(muscles, minceur, jeunesse, sexe) : dans tous les cas, l’hypertrophie des
contraires vient composer tout à la fois l’image multiplexe et l’image-excès
du nouveau cinéma.
Minorités multisexes
Cette redéfinition des rôles n’épargne pas les identités relatives aux
inclinations sexuelles. Cela apparaît tout particulièrement dans la façon
dont l’homosexualité se donne désormais à voir sur les écrans. Longtemps,
l’homosexuel a été objet de risée : les deux partenaires de La Cage aux
folles ont, en 1978, donné à cette tradition son image la plus achevée. Vingt
ou trente ans après, un tel film ne serait pratiquement plus possible ;
d’ailleurs, son remake américain tardif, The Birdcage, en 1996, tombe
totalement à plat. Progressivement, le phénomène gay s’est imposé,
trouvant sa légitimation à l’écran dans des films qui le montrent dans un
tout autre contexte que celui de la condamnation morale ou de la dérision
salace. Les amours de collège dans le Cambridge très british de Maurice,
celles, plus populaires, du jeune Pakistanais de la banlieue londonienne
dans My Beautiful Laundrette, l’apprentissage amoureux et la découverte de
la sexualité homo dans Les Roseaux sauvages, l’ombre qui s’étend du sida
dans Les Nuits fauves, le droit social à vivre dignement son homosexualité
et sa maladie dans Philadelphia, la drague et la prostitution masculine dans
J’embrasse pas, la passion qui touche jusqu’à ce mythe même de la virilité
qu’est le cow-boy dans Le Secret de Brokeback Mountain :
l’homosexualité, dans sa diversité, s’impose comme allant de soi.
Si l’homosexualité féminine semble moins présente que
l’homosexualité masculine dans les productions importantes, c’est sans
doute parce que le lesbianisme n’a longtemps relevé, à travers le cinéma
porno, qui en fait grand usage, que d’un fantasme masculin. Les amours
entre femmes n’en ont pas moins définitivement acquis dignité et droit
d’écran. Hollywood accorde un Oscar à Charlize Theron pour son
interprétation d’un personnage de lesbienne, dans Monster, et nombre de
films indépendants, de La Tentation de Jessica à Puccini et moi, donnent à
18
l’homosexualité féminine la place qui doit lui revenir . Il en va de même
pour la transsexualité : le travesti de Chouchou, à mi-chemin entre Tootsie
et Pretty woman, connaît un vrai coup de foudre, plus touchant que
comique, pour son bel ami de rencontre. Et le héros de Hedwig and the
Angry Inch, garçon devenu fille par une opération qui lui a laissé quelques
centimètres d’appendice indésirable – l’« angry inch » du titre –, porte une
cicatrice qui le confirme dans son statut ambigu d’homme-femme et
l’affuble d’un troisième sexe troublant.
Déjà loin du début des mouvements pour les droits homosexuels des
années 1960, le nouveau cinéma gay qui naît dans les années 1990 impose à
19
travers le « queer cinema » l’évidence reconnue d’une culture gay qui, ne
s’enfermant pas dans la revendication militante, remodèle très largement,
bien au-delà des films proprement homosexuels, le cinéma d’aujourd’hui.
La multiplication des films mettant en scène des personnages homosexuels
traduit, de fait, des homosexualités plurielles, qui ne sont que des
représentations démultipliées de la figure même du dispositif de
singularisation. La perspective n’est plus ici la libération sexuelle, mais la
quête et l’affirmation plus ou moins anxieuse de soi qui, de fait, concerne
toutes les catégories sociales, qu’elles soient sexuelles, d’âge ou de culture.
Hybridations culturelles, dérégulation des rôles sexuels,
particularisation du profil des êtres : le cinéma qui s’annonce se donne
comme le regard expressif et anticipateur de ce « magma inorganisé » que
constitue l’état social individualiste hypermoderne.
L’image-distance
1. Sur cet aspect, voir Félix Torres, Déjà vu. Post et néo-modernisme : le retour du
passé, Ramsay, 1986.
2. Marie-Thérès Journot, « Journal filmé et caméra de surveillance : les emplois
paradoxaux de la vidéo dans le cinéma des années 1990 », in Odile Bächler, Claude
Murcia, Francis Vanoye (dir.), Cinéma et audiovisuel. Nouvelles images, approches
nouvelles, Paris, L’Harmattan, 2000.
3. Jean-François Aubé, « Une tendance du court-métrage numérique : le film dans le
film », Hors Champ, janvier 2004.
4. Jean Serroy, Entre deux siècles, op. cit., p. 575.
5. L’expression est de Laurent Jullier. Il en donne pour exemple le Frankenstein de
Kenneth Branagh, qui « brasse les couches de représentation associées à son thème
sans renoncer à faire peur » (L’Écran post-moderne, op. cit., p. 19).
6. Laurent Jullier propose une taxinomie sommaire de ce qu’il appelle le « cinéma de
l’allusion », ibid., p. 24-27.
7. Ainsi, dans Pulp Fiction, on voit un John Travolta un brin empâté se lancer, avec une
Uma Thurman sous cocaïne, dans une danse où apparaît en filigrane celle à laquelle,
jeune et mince, il se livrait, en se déhanchant avec souplesse, dans La Fièvre du
samedi soir.
8. o
Alain Renaud-Alain, « L’image sans gravité », Revue d’esthétique, n 25, 1994. Voir
aussi Vincent Amiel et Pascal Couté, Formes et obsessions du cinéma américain
contemporain, op. cit., p. 47-60.
9. Jean Baudrillard, « Illusion, désillusion esthétiques », Le Complot de l’art, Paris, Sens
& Tonka, 1996, p. 36.
10. e
Sur cette question, que posait déjà la vogue du burlesque au XVII siècle, voir
l’introduction à Scarron, Le Virgile travesti, éd. Jean Serroy, Paris, Garnier, 1988.
DEUXIÈME PARTIE
NÉO-MYTHOLOGIES
CHAPITRE V
Le documentaire
ou la revanche des Lumière
In memoriam
Du film historique au cinéma mémoriel
Cinépolis
Le cinéma n’est pas et n’a jamais été hors de son temps. Art
essentiellement moderne, il n’a jamais cessé de prendre pour objet les plus
grands événements et défis de la modernité. Au cours du siècle passé, il a
mis en scène les deux guerres mondiales, la révolution communiste, la
Grande Dépression, le Front populaire, le nazisme, la guerre d’Espagne.
Mais aussi Hiroshima, le plan Marshall, la guerre froide, la décolonisation,
la guerre d’Algérie, le Vietnam. Autant de questions qui ont largement
nourri la pensée du cinéma tout au long des trois premières phases de son
histoire, et ce à travers les genres, les esthétiques et les engagements les
plus divers.
Il en va de même aujourd’hui. À une tout autre échelle, faut-il ajouter.
Comment pourrait-il en être autrement à une époque dominée par la
dissolution des anciennes certitudes, par l’accélération et la planétarisation
des changements ? Plus que jamais, le cinéma observe et exprime, selon sa
perspective propre, le cours du monde. Jamais, sans doute, autant de
questions politiques et sociales n’ont été portées à l’écran. Il ne s’agit
nullement là d’une revitalisation du cinéma social ou militant à l’ancienne
mode, mais plutôt d’un régime de cinéma pour lequel le monde
« politique » est moins affaire idéologique que domaine permettant
d’apporter à l’expression cinématographique une profondeur de sens, en
même temps que de démultiplier les regards sur les parcours particuliers et
les existences singulières. C’est en ce sens que le Cinépolis hypermoderne
ne cesse de croiser et de relancer le CinéMoi : le macroscopique est devenu
tremplin pour exprimer la richesse de l’univers microscopique des
individualités.
Diversité, donc, des problèmes qui seront traités ici à partir des quatre
grands principes organisateurs de l’âge hypermoderne : la technoscience, le
marché, la démocratie, l’individu. Autant de logiques sociales-globales qui,
structurant le destin des sociétés ouvertes, suscitent un questionnement
infini touchant au mystère « éternel » de l’existence humaine. C’est à la
façon dont le cinéma renvoie lui-même à ce quadruple référentiel et dont il
le traduit à travers son propre imaginaire que se lit et que se dit son
hypermodernité.
Écologie et science-fiction : les nouveaux
territoires de la peur
Depuis le milieu des années 1970, les procès intentés à la civilisation
technoscientifique n’ont cessé de se développer. Elle était censée apporter
sécurité, liberté et bien-être : la voici assimilée par ses détracteurs à
l’ennemi numéro un, menaçant de faire obstacle à l’avenir durable de nos
enfants. « La maison brûle » : la technoscience apparaît comme cette
machine diabolique qui, indifférente aux conséquences à long terme, nous
précipite droit vers l’abîme. Génératrice de confort immédiat, elle est aussi
de plus en plus productrice de peurs liées aux dégradations de l’écosphère
elle-même, à des risques irrémédiables pesant sur l’humanité et la planète.
À l’heure où le marché et l’hyperconsommation semblent installer
l’individu dans une référence exclusive au présent, il apparaît que jamais les
inquiétudes relatives à l’avenir planétaire n’ont été aussi prégnantes. Après
l’euphorie du progrès, « les dégâts du progrès » ; après l’extase de la
libération, la peur de l’avenir. L’affirmation et la diffusion des valeurs
écologistes dans l’esprit du temps en sont la traduction. La peur ancestrale
se déploie désormais autour d’« une nouvelle génération de risques » –
1
menaces industrielles, technologiques, sanitaires, naturelles, écologiques .
Dans ce contexte, ce n’est plus tant la vieille figure du savant fou
voulant dominer le monde qui resurgit que celle d’une science détournée de
ses finalités humanistes au bénéfice d’un modèle de développement
suicidaire, détruisant les grands équilibres de l’écosystème. Les films se
multiplient qui alertent l’opinion face aux risques liés au « délire » techno-
industriel de l’époque. Dans Le Mystère Silkwood, une jeune femme, seule
contre l’énorme pouvoir de la machine industrielle, dénonce la
contamination nucléaire qu’entraînent les accidents survenus dans une
centrale. L’ombre de la mort atomique plane déjà, en 1983, sur un monde
qui vient de connaître (quatre ans auparavant) Three Miles Island et qui ne
va pas tarder à subir (trois ans après) Tchernobyl. Depuis se sont
développés les risques chimiques, les grandes pollutions maritimes, le
réchauffement climatique, la disparition des espèces naturelles,
l’épuisement des ressources en eau : autant de défis qui mobilisent un
public de mieux en mieux informé, notamment, on l’a vu, par des
documentaires (Une vérité qui dérange, Le Cauchemar de Darwin, We Feed
the World ), explicitant, non sans écho, en quoi ces risques nous exposent
au pire. Là est la nouveauté : en quelques années, le cinéma est devenu un
amplificateur de la prise de conscience collective des problèmes planétaires.
On ne peut être étonné, dès lors, de constater une prolifération des films
catastrophes qui prennent pour objet les phénomènes naturels– les typhons
de Twister, les éruptions volcaniques du Pic de Dante, les déchaînements de
l’océan dans En pleine tempête – et qui amènent tout naturellement aux
pires prévisions catastrophiques. Le Jour d’après met en scène
l’Apocalypse à venir en une explosion d’effets spéciaux qui donne à voir
dans toute leur ampleur, encore inimaginable, les dérèglements climatiques,
noyant Tokyo sous une pluie de grêle géante, Hawaii sous un ouragan
dévastateur, New Delhi sous une tempête de neige démesurée, et finissant
par engloutir New York sous une vague géante, par figer le flambeau de la
statue de la Liberté dans un gel annonciateur d’une nouvelle ère glaciaire.
Et – ultime petit sourire – par faire se volatiliser, sous le souffle de la
tempête, les lettres célèbres d’Hollywood, emportées sur leur colline de Los
Angeles par le vent mauvais d’un monde qui a perdu le nord. Le fait que ce
dérèglement climatique soit montré, dans un blockbuster qui bénéficie de la
superlogistique hollywoodienne, comme intervenant au moment même où
les États-Unis refusent de signer le protocole de Kyoto laisse clairement
apparaître d’où vient le mal et où se situent les responsabilités.
Face au déchaînement de la technoscience et à ses effets destructeurs,
nombre de films se font les chantres d’un retour à la nature, que l’on va
chercher dans des temps éloignés ou des contrées lointaines, où l’on voit
comme le refuge d’une pureté première, à travers des paysages encore
vierges et des peuples qui ont gardé une sagesse ancestrale. Le Nouveau
Monde montre la découverte de l’Amérique et l’arrivée des Pères
fondateurs comme une rupture avec la nature originelle et la civilisation
2
indienne, que Danse avec les loups s’efforce de retrouver ; Le Dernier
Trappeur vit sa vie du côté du Grand Nord canadien ; Himalaya, l’enfance
d’un chef poursuit la quête d’air pur jusque sur les hauts plateaux du Népal,
et Kirikou et la sorcière, dans un dessin animé à forte valeur pédagogique
ajoutée, montre une Afrique porteuse des valeurs primitives. Un cinéma
nostalgique des temps préindustriels voit le jour, qui réinvestit les valeurs
d’unité et d’harmonie avec la nature, à contre-pied du prométhéisme
« thanatocratique » des modernes.
C’est, bien sûr, un tout autre rapport à la technoscience qu’exprime le
cinéma de science-fiction. Car la science high-tech ouvre, aux yeux des
technophiles, des possibilités d’existence démultipliée. Les films
d’anticipation, par une surenchère d’écrans, de machines, de robots, en
imaginent les formes les plus extraordinaires. Pour autant, cette
technicisation accrue, tout en offrant aux hommes une vie potentiellement
plus riche et plus intense, ne manque pas de soulever doutes et
interrogations sur ces nouveaux pouvoirs. La réflexion est d’ordre moral,
lorsque, dans Minority Report, Spielberg imagine que la police pourra, en
2054, grâce à ses ordinateurs ultraperformants, prévoir les crimes avant
même qu’ils ne soient commis. Elle touche à l’identité individuelle
lorsqu’elle envisage les possibilités qu’ouvrent les manipulations
chirurgicales, comme dans Volte/Face, où s’opère un transfert de visage qui
joue comme un transfert d’identité entre les deux donneurs-receveurs. Elle
interroge même, à travers les manipulations génétiques qui font naître des
clones, modifient les gènes des organismes, engendrent des naissances de
façon artificielle, la limite ultime, celle qui sépare l’humain de l’inhumain.
L’homme se trouve ainsi comme renvoyé à une image incertaine de lui-
même. Le rapport à l’espace n’est plus celui des temps héroïques et
exaltants de la conquête et de l’envol vers le ciel – celui des fusées –, mais
celui de l’investissement imaginaire d’un espace intergalactique
problématique. Si, de Guerre des étoiles en Guerre des mondes, le vieux
choc des mondes lointains renvoie toujours aux sourdes craintes d’une
Apocalypse, le temps n’est plus aux envahisseurs venus d’autres galaxies,
figures symboliques de l’époque abolie de la Guerre froide. Alien, le
monstre extérieur embarqué à bord du vaisseau spatial lors du film originel
3
de 1979 , se retrouve dix-huit ans après, en 1997, dans Alien 4, la
résurrection, naître du ventre même de la cosmonaute. Le mal ne vient plus
d’ailleurs, mais de l’intérieur.
Tandis que les films des années 1950 creusaient l’écart entre les
extraterrestres et l’homme, différents films s’emploient dorénavant à mettre
en scène le processus d’humanisation d’êtres non humains (Blade Runner,
Robocop, Terminator 2), le devenir humain de machines ou de presque
humains capables de comprendre les sentiments et d’acquérir la conscience
de l’humanité et prêts à se sacrifier pour celle-ci. Dans le monde de
Spielberg, E.T., l’extraterrestre du début des années 1980, venu d’ailleurs et
montrant aux petits humains qu’il est en fait aussi humain qu’eux, fait
e
place, vingt ans après, à l’aube du XXI siècle, à A.I. Ici, l’autre, l’inhumain,
ne vient plus du silence éternel des espaces infinis, mais il est engendré par
le cerveau humain lui-même, qui s’invente un clone parfait, lequel, doté
d’un esprit et d’un cœur, tend à l’humanité : un robot, le plus faible de
l’univers, mais un robot pensant. Après la science-fiction dogmatique se
déploie ainsi une science-fiction plus incertaine, plus critique,
s’interrogeant sur la division entre humain et non-humain, sur les frontières
4
séparant l’homme de son autre . Même la science-fiction n’échappe plus
tout à fait à l’érosion des anciennes dichotomies absolues, au brouillage
hypermoderne des grands repères de la vérité.
D’où, face à cette incertitude, le besoin de chercher des réponses du
côté de la spiritualité. C’est ce qu’illustre Matrix, film culte des temps
nouveaux. Dans un monde réduit à un gigantesque leurre numérique régi
par une Matrice technicisée, ce qui reste de l’humanité attend la venue d’un
guide, d’un nouveau Sauveur. Celui-ci se trouve être, très symboliquement,
un informaticien, et son avènement, d’effets spéciaux en chorégraphies
visuelles, est hollywoodien. La part importante accordée dans le film aux
signes christiques et, en un syncrétisme très new age, aux philosophies
orientales, traduit à la fois une quête de sens et cette idée force que c’est à
l’homme de maîtriser la technique et de ne pas se laisser dominer par elle.
Ce que le cinéma hypermoderne révèle, jusque dans les blockbusters
ultratechnicisés qui consacrent visuellement l’omniprésence et
l’omnipotence de la technoscience, c’est, paradoxalement, la recherche
d’une sagesse. Dans son imagination débridée, la science-fiction dit encore
les nouvelles attentes post-matérialistes de l’individu hypermoderne.
Le marché : dura lex, sed lex
Cette sagesse apparaît d’autant plus nécessaire que l’époque accouche
d’un nouveau monde, assimilé parfois à un nouveau monstre : le marché
tentaculaire, orchestrant une « tyrannie » globalisée. Le cinéma n’est pas
resté insensible à cette montée en puissance de l’économique ainsi qu’aux
déstructurations sociales qu’elle engendre. C’est par le regard critique qu’il
porte sur cette évolution cruciale qu’il s’impose, aussi bien, comme cinéma
hypermoderne.
1. Les Français vont ainsi regarder près de 100 000 heures de programmes audiovisuels
au cours de leur existence, soit l’équivalent de onze ans devant le petit écran.
2. La télévision est à ce point intégrée à la vie quotidienne qu’un Français sur deux
l’allume au moins de temps en temps en rentrant chez lui sans connaître le
programme. Voir Olivier Donnat, Les Pratiques culturelles des Français, Paris, La
Documentation française, 1998, p. 121.
3. Jean Cazeneuve, L’Homme téléspectateur, Paris, Denoël, « Médiations », 1974,
p. 105.
4. Laurent Creton, « Filière cinématographique, secteur télévisuel et industries de la
communication : les enjeux de la convergence », in Laurent Creton (dir.), Le Cinéma à
l’épreuve du système télévisuel, Paris, CNRS Éditions, 2002, p. 10. Voir également
Jean-Louis Missika, La Fin de la télévision, op. cit., p. 11.
5. Laurent Creton, « Filière cinématographique, secteur télévisuel et industries de la
communication : les enjeux de la convergence », op. cit., p. 11.
6. Au milieu des années 1990, les chaînes hertziennes allemandes et espagnoles
diffusaient respectivement 12 000 et 11 000 films par an (Joël Augros, « Cinéma et
télévision : une perspective internationale », in Laurent Creton (dir.), Le Cinéma à
l’épreuve du système télévisuel, op. cit., p. 90.
7. Sur les interactions stylistiques et économiques entre cinéma et télévision, voir
l’anthologie de textes parus dans les Cahiers du cinéma de 1951 à 2007 : Thierry
Jousse (dir.), Le Goût de la télévision, INA/Les Cahiers du cinéma, 2007.
8. La durée habituelle de tournage est à la télévision de 21 jours pour une fiction de
90 minutes (contre 8 à 10 semaines pour un film équivalent de cinéma) et de 11 jours
pour une fiction de 26 minutes. Une série de 90 minutes diffusée à 20 h 50 sur TF1
peut coûter 2,3 millions d’euros l’épisode, alors qu’elle coûtera 1,6 million d’euros
sur France 3. Voir Benoît Danard, Rémy Le Champion, Les Programmes audiovisuels,
Paris, La Découverte, 2005, p. 68. En 2005 le coût moyen horaire d’une fiction était
de 740 000 euros (source : CNC, cité par Nadine Toussaint-Desmoulins, L’Économie
des médias, Paris, PUF, 2006, p. 63). Aujourd’hui, certains films d’auteur ont des
budgets inférieurs à celui des téléfilms : Changement d’adresse d’Emmanuel Mouret,
qui a enregistré 150 000 entrées en salles, a été tourné avec 600 000 euros. Le coût
moyen d’un long-métrage s’élevait, en 2002, à 4,4 millions d’euros en France,
2 millions en Italie, 9 millions en Grande-Bretagne. Si, cette même année, 14 films
français ont coûté plus de 10 millions d’euros, 41 films ont coûté moins de 1 million
(Observatoire européen de l’audiovisuel, 2002).
9. Kristian Feigelson, « Le cinéma cathodique », in Laurent Creton (dir.), Le Cinéma à
l’épreuve du système télévisuel, op. cit., p. 139-140.
10. À leur création, Les Cahiers du cinéma intègrent déjà la question de la télévision : ils
s’intitulent en 1951 Revue du cinéma et du télécinéma.
11. Claude Forest, « La fréquentation des films en salles et leur audience à la télévision »,
in Laurent Creton (dir.), Le Cinéma à l’épreuve du système télévisuel, op. cit., p. 182
et 190.
12. Ibid., p. 188-189.
13. Moins onéreuses que les 90 minutes et permettant plus de coupures publicitaires, les
fictions de 52 minutes sont devenus le format le plus demandé par les chaînes de
télévision.
14. Benoît Danard, Rémy Le Champion, Les Programmes audiovisuels, op. cit., p. 66-67.
15. Jean-Loup Bourget, « Naissance, évolution et décadence du star-system américain »,
in Gian Luca Farinelli et Jean-Loup Passek, Stars au féminin. Naissance, apogée et
décadence du star-system, Paris, Centre Pompidou, 2000, p. 197-208.
16. Encore que la limite tende là aussi à s’effacer : dans Mon incroyable fiancé, le
personnage du fiancé en question était tenu, sans que sa partenaire le sache, par un
comédien professionnel encore inconnu.
17. Daniel Boorstin, L’Image, Paris, UGE, 1971, p. 313-315.
18. Invitant à observer la téléréalité du point de vue de son rapport avec l’art
contemporain, Éric Troncy note que « l’art et la téléréalité partagent une chose
fondamentale, un espace de vérité, qui n’est ni celui de la réalité, ni celui de la fiction,
mais un espace intermédiaire », « Manifeste du réalitisme », Le Monde, 13 octobre
2005.
19. Sur ce point, Edgar Morin, Le Cinéma ou l’homme imaginaire, Paris, Minuit, 1958.
20. Jean-Louis Missika, Dominique Wolton, La Folle du logis. La télévision dans les
sociétés démocratiques, Paris, Gallimard, 1983, p. 166-168.
21. François Jost, La Télévision du quotidien, Bruxelles, De Boeck, 2003, p. 212-216.
22. Edgar Morin, Les Stars, Seuil, « Points », Paris, 1972, p. 51.
23. Un film le montre de façon amusée mais édifiante : La Grande Finale (Gerardo
Olivares, 2006) raconte comment un campement de chasseurs dans les steppes glacées
de Mongolie, un village d’Indiens dans la forêt amazonienne et une caravane de
Touaregs dans le désert du Ténéré réussissent, par des moyens de fortune, à capter
l’événement sur leurs postes bricolés, mettant leur vie traditionnelle et leurs coutumes
ancestrales entre parenthèses le temps de voir le Brésil battre l’Allemagne en finale en
Corée…
24. Zidane, Beckham, Ronaldo : le monde hypermoderne consacre les dieux du stade
comme ses nouvelles stars. Cette starification est même portée au carré lorsque le
e
cinéma, dans un film consacré à Zidane (Zidane, un portrait du XXI siècle), braque
tout au long d’un match ses caméras uniquement sur lui, transformant le football en
une sorte de ballet et la partie en un film-opéra. Ce n’est plus, ici, le sport qui compte,
mais l’esthétique filmique, plus le joueur, mais la star, perçue comme telle par l’œil
d’un public formé par le regard cinéma.
25. S’il est vrai qu’à présent les télespectateurs sont de plus en plus demandeurs de
« réel », d’expression personnelle, d’intervention des « gens », il n’en reste pas moins
que l’attente la plus massive est celle qui concerne la spectacularisation des images
comme moyen d’évasion et de détente.
CHAPITRE IX
L’Écran pub
Publicinéma
Le grand écran n’est pas seulement associé de plus en plus à la télé, il
l’est également à un autre média de masse : la publicité. Ce lien n’a rien de
périphérique, le septième art étant le premier art dont l’existence et le
développement dépendent d’aussi près de la communication publicitaire. Il
faut concevoir la publicité non pas comme une pièce extérieure, mais
comme l’une des conditions de l’industrie cinématographique.
Le mariage du cinéma et de la publicité n’est pas nouveau. De fait, la
publicité animée apparaît avec l’invention du cinéma lui-même. Les frères
Lumière réalisent, dès 1897, les premiers spots publicitaires pour le savon
Sunlight et les établissements Moët & Chandon, et Méliès tourne de
nombreux films, notamment pour le compte de la moutarde Bornibus, de
l’apéritif Picon, des chocolats Poulain et Menier. Très vite, la publicité a
compris tout le bénéfice qu’elle pouvait tirer de l’image en mouvement du
cinéma, sous ses différentes formes : les premiers films publicitaires sous
forme de dessins animés voient le jour au début des années 1920, et, dès
1931, plus de 50 % des salles de cinéma américaines diffusent des
programmes publicitaires. Au demeurant, la publicité n’a pas seulement
utilisé les techniques du cinéma, mais aussi ses figures les plus
emblématiques, les plus mythiques : les stars. À partir des années 1930, le
savon Lux a centré sa communication sur elles : « Neuf stars sur dix
utilisent Lux. » Et de nombreuses stars ont commencé leur carrière en
tournant dans des films publicitaires. À partir des années 1950, elles sont de
plus en plus nombreuses à apparaître sur les affiches qui vantent le charme
des marques : B.B. pour Max Factor, Françoise Arnoul pour l’Aronde
Simca, Liz Taylor pour Dior.
Mais si la publicité a exploité le cinéma et ses techniques, la réciproque
n’est pas moins vraie. Les magazines de cinéma, avec leurs potins et leurs
photos, ont fonctionné comme autant d’outils de promotion des stars et des
films. Plus largement, il faut considérer le star-system lui-même comme une
véritable technique publicitaire au service de la commercialisation des
films. À cet égard, tout invite à considérer la superstar comme la plus
éblouissante image publicitaire, le produit marketing le plus magique
jamais réalisé, tant sa séduction « dirige » le public et dicte les
comportements, quels que soient le film ou l’article proposés aux désirs des
consommateurs. Jacques Séguéla le note justement : « La star est la seule
marchandise absolue. La seule multivendable. Son jeu, son image, sa voix
et jusqu’à sa mémoire sont argent comptant. Et cette gigantesque machine à
sous est inépuisable… La star est le plus grand cas de marketing de
1
l’histoire . » Publicité universelle, la star est cette marque qui fait vendre la
production cinéma en même temps que d’autres marques. « Les marques et
2
les stars sont devenues une seule et même chose », dit Michael J. Wolf .
Certes, mais le phénomène n’a rien de nouveau. C’est consubstantiellement
que la star est une marque marchande hyperpersonnalisée. Avant même les
créatifs de Madison Avenue, Hollywood a inventé, via ses divas, la marque
affectuelle ou émotionnelle, la communication enchantée et sentimentale :
ce qu’on appelle aujourd’hui la « love marque » (Kevin Roberts).
Tout indique cependant, au vu de la formidable expansion de la logique
marketing, que l’imbrication du cinéma et de la publicité a franchi une
nouvelle étape : la machine marketing s’est emballée, acquérant des
dimensions et une importance sans précédent dans l’économie du cinéma.
En témoigne l’escalade des budgets de promotion. La démultiplication du
nombre de films proposés chaque semaine ainsi que la réduction de leur
durée d’exploitation en salles – en moyenne 3 semaines – ont entraîné une
fuite en avant des investissements publicitaires. Ceux-ci, en France, ont
3
progressé de 187,2 % entre 2000 et 2005 . Et cette dynamique excroissante
est loin d’avoir trouvé ses limites, ces investissements étant en moyenne,
dans l’Hexagone, deux fois inférieurs à ceux d’un film américain. Notons
également que l’investissement publicitaire moyen pour un film
d’animation s’élevait en 2005 à 1,1 million d’euros, soit plus du double du
budget moyen des autres films.
À cet égard, le cinéma participe de plain-pied à la nouvelle économie
postindustrielle, celle dans laquelle les dépenses de promotion des produits
sont parfois aussi élevées que celles de leur fabrication, comme c’est le cas
avec Nike. Le cinéma a anticipé cette dynamique : il a été, plus tôt que
d’autres branches, une industrie engagée dans la fuite en avant des
investissements promotionnels et de communication. Loin d’être un secteur
« archaïque », le cinéma représente ainsi un avant-poste, l’un des grands
modèles de la nouvelle économie dominée non plus par la production mais
par le marketing, le branding, la communication. Quel autre secteur
d’activité économique représentant une part aussi faible du PIB (0,3 % aux
États-Unis) peut se vanter d’assurer sa promotion de manière aussi efficace
et d’offrir une image de marque aussi forte à travers le monde entier ? En
termes de rayonnement d’image, le premier publicitaire mondial, le
champion absolu de l’autopromotion et du marketing, c’est bien le cinéma.
Ces dépenses se concentrent pour l’essentiel sur l’affichage, qui
représentait en 2002 environ 60 % des dépenses. Celles relatives à la presse
et à la radio atteignaient 15 % de l’ensemble. Mais des changements sont
apparus dans les ventilations des dépenses et les manières de promouvoir le
cinéma. Les bandes-annonces des films en salles – autrefois gratuites –
drainent 8 % des dépenses. Internet et la téléphonie mobile deviennent des
vecteurs de plus en plus importants : déjà, 10 % des budgets leur sont
consacrés. Un chiffre moyen qui peut être très largement dépassé, voire
doublé, comme dans le cas de Borat. En même temps, les magazines
gratuits dans les salles, les tracts sur les campus, le street marketing, avec
distribution de flyers et d’objets promotionnels dans les lieux fréquentés par
les jeunes, se développent. De nouvelles techniques publicitaires viennent
démoder les anciennes photos qui, punaisées dans le hall des salles
d’autrefois, faisaient rêver le jeune Antoine Doinel au point de le pousser à
les voler dans Les Quatre Cents Coups. Désormais, la photo et le titre du
film sur affiche ne suffisent plus : il s’y ajoute une phrase d’accroche, la
catchline, servant de slogan publicitaire à celui-ci. Le film mobilise la
puissance et les jeux de la rhétorique, il s’annonce par message carrément
publicitaire, bref et efficace. Publicité dans la publicité, le cinéma s’est mis
à l’heure du slogan de marque, du redoublement des campagnes d’annonce.
Les plus réussies de ces catchlines deviennent des sortes de formules
cultes : la phrase « Que la force soit avec toi » est aussi célèbre que Star
Wars, et Putain de film ! l’est nettement plus encore que Tenue de soirée,
4
dont elle est l’accroche .
Naturellement, tous ces moyens sont concentrés pour optimiser le
lancement du film. La sortie d’Arthur et les Minimoys, en 2006, s’est
accompagnée de 600 produits dérivés et d’un déluge d’affichage ; les
vitrines des agences BNP ont été habillées aux couleurs du film ; Orange a
proposé des « mobiséances », 21 extraits du film de 2 minutes chacun sur
téléphone mobile. Mégamarketing qui, en fait, a commencé, quatre ans
avant la sortie du film, par la mise en vente en librairie du premier tome des
aventures du héros. Grâce à Internet et aux bandes-annonces accessibles sur
certains sites, il arrive désormais que les films soient « lancés » longtemps
avant leur sortie en salles. Et, pour entretenir le désir de voir le film à venir,
les studios produisent parfois plusieurs bandes-annonces pour un même
film. Comme d’autres industries, le cinéma met dorénavant en œuvre la
stratégie de la « chronoconcurrence » en annonçant à l’avance la
5
commercialisation des nouveaux produits .
Ce ne sont plus seulement les stars qui servent à promouvoir le cinéma,
mais les making-off, les produits dérivés, les jeux vidéo et même les
données chiffrées relatives aux films. C’est ainsi que les coûts de
fabrication faramineux deviennent des arguments commerciaux au même
titre que les résultats du box-office ou que les records du nombre d’entrées
le premier jour, le premier week-end ou la première semaine. Dans le cas
des films à gros budget, tout est mobilisé pour que les médias,
simultanément, parlent du film, et ce afin d’obtenir le plus grand succès
6
dans le laps de temps le plus court . Il ne s’agit plus d’informer le public de
la sortie d’un film mais de l’élever au rang d’événement, de spectacle
incontournable dont tout le monde parle et qu’« il faut voir ». Désormais,
on fait du cinéma avant, après, à côté, même, du cinéma : la communication
du cinéma est d’abord cinéma de la communication. Non pas cinéma dans
le cinéma, mais cinéma événementiel et global.
Ciné-marque : l’empire du logo
Si le cinéma fait de plus en plus de publicité pour ses films, celle-ci,
symétriquement, utilise de façon croissante le cinéma comme véhicule de
communication. Tandis que les campagnes de lancement des films
s’accompagnent de budgets marketing grandissants, il en va de même des
dépenses en « placement de produits » ou en « placement de marques »
dans les films. Le product placement, qui assure l’insertion publicitaire au
sein du monde du spectacle, l’intégration d’un produit ou d’une marque
dans un film, une série télé, une chanson, un roman, un jeu vidéo, est en
pleine expansion : aux États-Unis, les investissements en matière de
placements de marques sont passés de 190 millions de dollars en 1974 à
512 millions en 1984 et à 3,4 milliards en 2004 ; plus de 90 % de ces
7
dépenses sont destinées à la télévision et au cinéma . Ce qui, jusqu’alors,
était rare tend à se banaliser : dorénavant, les produits les plus divers, les
marques de consommation de masse comme les marques de luxe figurent
dans un nombre toujours plus grand de films. La série des James Bond s’est
illustrée dans cette technique, mais Minority Report a poussé encore plus
loin le procédé, 17 marques étant présentes dans le film. Même si la
pratique est moins développée en France qu’aux États-Unis, plus de 70 %
des longs-métrages feraient l’objet, selon certaines études portant sur
l’Hexagone, de placement de produits avec cinq ou six marques par films.
De surcroît, le placement de produits ne cesse d’investir de nouveaux
espaces. Non seulement le film, mais aussi les génériques de début (Moët &
Chandon dans Star Trek Générations ; Audemars Piguet dans Terminator 3)
et les génériques de fin (Nokia dans Cellular) font l’objet de placement. À
quoi s’ajoutent les bandes-annonces des films accessibles sur Internet qui,
elles aussi, peuvent servir de vitrine promotionnelle aux marques. Celles-ci
envahissent non pas seulement les écrans, mais également les affiches
destinées à lancer les films (Adidas pour Goal ; BMW pour Le
Transporteur). Des contrats permettent également à un annonceur de faire
référence dans ses publicités au film dans lequel sa marque est
éventuellement placée : « Bollinger : The Champagne of James Bond. »
D’où des opérations de promotion croisées, par exemple entre Chrysler et
Firewall, Dr Pepper et Spiderman 2. On est aux antipodes de la publicité
subliminale : l’heure est au marketing ostentatoire et tous azimuts, à la pub
omniprésente jusque dans les produits culturels. À l’âge hypermoderne, le
cinéma s’impose de plus en plus comme un écran-vitrine mettant en scène
les marques.
Ce que les annonceurs visent dans ces cas n’est guère mystérieux. Il
s’agit pour l’essentiel d’augmenter la notoriété de la marque, d’améliorer et
8
de valoriser son image, parfois de redynamiser la marque . Du point de vue
de ces objectifs, cette technique publicitaire ne manque pas d’atouts. Car le
public manifeste peu de réaction antipub, peu d’hostilité envers l’apparition
des marques dans les films dès lors que celle-ci est justifiée par la trame ou
par le contenu de l’histoire : 80 % des Américains déclarent apprécier cette
forme de publicité. À la différence du spot, qui interrompt le plaisir du
téléspectateur, le placement de produit s’intègre au film, rend plus crédible
l’histoire, donne une impression de réalité supplémentaire. C’est
notamment ce qui a conduit Spielberg à insérer une kyrielle de marques
dans Minority Report.
Le placement de marques est violemment stigmatisé par les courants
publiphobes en tant qu’illustration de l’expansionnisme du logo, figure de
la toute-puissance du branding envahissant tous les espaces et tous les
supports, colonisant jusqu’à la culture et l’espace mental. Transformé en
« extension de marque » et en « média de marque », le cinéma tendrait à
devenir une agence publicitaire des marques. Dans un contexte où les
frontières se brouillent, le risque grandirait de voir l’existence psychique
complètement absorbée par l’imaginaire marchand et la création totalement
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assujettie aux impératifs commerciaux des marques .
Est-ce une réelle menace ou joue-t-on à se faire peur ? Où cette
collusion entre cinéma et branding va-t-elle mener ? Au moins pour un
avenir prévisible, les dangers qui sont pointés paraissent très exagérés. Car,
pour être efficace, le placement de marque doit être « fondé », toléré et
accepté par le public, ce qui implique que le film ne doit pas apparaître
comme une publicité tapageuse – faute de quoi le bénéfice spécifique du
procédé se trouve annulé. Des dérives, des excès sont prévisibles, mais ils
connaîtront d’inévitables crans d’arrêt. Parce que la présence des marques
dans les films ne pourra pas dépasser un certain seuil, elle ne les tuera pas
plus qu’elle n’a détruit la presse libre.
Au demeurant, rien n’interdit de penser que le branded entertainment
pourrait favoriser la réalisation d’une nouvelle famille de cinéma
publicitaire, de qualité qui plus est. En 2001, BMW a commandé huit
minifilms de huit minutes chacun, dédiés à la marque et réalisés par de
grands réalisateurs hollywoodiens : Tony Scott, Ang Lee, John
Frankenheimer, Wong Kar-wai, John Woo, Alejandro González Inárritu,
Guy Ritchie, Joe Carnahan. Même si ces films étaient chaque fois centrés
sur l’un des modèles de la marque, il ne s’agissait nullement d’un clip
publicitaire mais d’un scénario original racontant une histoire. Diffusés sur
un site Internet, ces minifilms ont rencontré un large succès d’estime :
50 millions de téléchargements ont eu lieu, avant un DVD collector de la
série complète. De son côté, American Express a mis en scène Superman :
durant les 10 premiers jours, le microsite a été visité près d’un million de
fois. Dans la foulée, les demandes de carte de crédit ont enregistré une
augmentation de 25 %. Ford, Jeep, Chevrolet, Unilever, Pirelli, Starbucks,
PepsiCo, Trajan, Reebok se sont engagés dans la même voie en produisant
des webisodes (courts-métrages à visionner sur Internet) avec des moyens
sans commune mesure avec ceux d’un clip publicitaire. On peut imaginer à
l’avenir le développement de ce type de films sous les auspices des grandes
marques, comme moyen de diversification de la publicité et alternative aux
formats actuels.
La publicité moderne a inventé l’affiche, puis le spot et maintenant les
courts-métrages de création diffusés sur la Toile. Rien n’autorise à penser
que l’inflationnisme du branding sonne le glas de la qualité, de
l’impertinence et de la liberté de création. Est-il besoin de rappeler que,
dans un contexte historique fort différent, les commandes détaillées des
princes du Quattrocento, en vue de leur renom, n’ont nullement empêché
les peintres de réaliser des chefs-d’œuvre ; et que, faisant de la commande
que lui avait adressée Louis XIV le sujet même de sa comédie, Molière a
joliment troussé un Impromptu de Versailles. L’existence d’un contrat et
d’un commanditaire « intéressé » n’équivaut pas à une disparition de la
création artistique. Le paradigme est plutôt ici celui de l’écriture à
contraintes, qui a toujours été un stimulant plus qu’un tombeau de la
création. Non pas asphyxie du cinéma par le marketing tentaculaire, mais
plutôt poursuite, par d’autres voies, de sa multiplexification, afin
d’échapper aux standards de la publicité télévisée et des contenus
commerciaux, à une époque où certaines catégories de consommateurs
passent plus de temps sur Internet que devant la télévision.
Publiphilie
Rien n’est plus banal que d’opposer cinéma et publicité. L’un est le
septième art, l’autre une communication marketing au service de la
notoriété et de la commercialisation des marques. Leurs temporalités et leur
mode de production sont profondément différents : 30 secondes pour un
spot, contre 1 h 30 à 3 h pour un long-métrage. Généralement, le tournage
d’un spot dure 1 à 3 jours : il faut 8 à 10 semaines, voire plus, pour un film.
Au rythme extrêmement rapide des plans pub s’oppose celui, beaucoup plus
diversifié, des films. À quoi s’ajoute le fait que le nom des réalisateurs de
films publicitaires est rarement connu. Enfin, le cinéma suscite l’admiration
et la passion du public quand la pub provoque le zapping et parfois
l’exaspération des téléspectateurs. Ces deux écrans s’affrontent, celui de la
pub apparaissant par ses coupures comme une agression contre les films et
le public.
Mais ces profondes différences ne doivent pas cacher les
transformations qui ont entraîné un nouveau rapport social à la publicité et,
plus précisément, une dynamique de légitimation culturelle de celle-ci. Le
mouvement est en marche depuis les années 1970-1980. Le musée de la
publicité a ouvert ses portes en France en 1978. La « nuit des Publivores »
rencontre un large succès dans de nombreux pays. Des émissions de
télévision sont consacrées à la pub. Les musées organisent des
rétrospectives de films publicitaires. Jean-Paul Goude est consacré et
exposé au musée.
Il n’y a pas seulement une dynamique d’anoblissement culturel de la
pub. On voit également de plus en plus de réalisateurs prestigieux de
cinéma signer des films publicitaires : hier Robert Altman, John
Schlesinger, Roman Polanski, Claude Chabrol, Jean-Luc Godard même (qui
signe en 1992 un spot de 30 secondes pour Nike) ; aujourd’hui Patrice
Leconte, Luc Besson, David Lynch, Baz Luhrmann, John Woo, Tony Scott,
Alejandro González Inárritu, Guy Ritchie. Bien sûr, dans le passé, certains
metteurs en scène ont fait de la publicité (Tati, Lautner, Molinaro), mais
c’est à une tout autre échelle que se déploie désormais le phénomène, tant il
s’est généralisé. Ce qui était l’exception est devenu pour ainsi dire la règle
et ce qui était passé sous silence est devenu source de fierté, de
reconnaissance et d’intérêt esthétique et filmique propre. Plus aucun
réalisateur de cinéma, plus aucune star ne rougit de tourner pour des
marques marchandes : le film publicitaire a gagné ses lettres de noblesse à
l’intérieur même du monde du cinéma. Les temps ont changé : rares sont les
réalisateurs qui refusent de faire un film publicitaire. La nouvelle génération
a cessé de partager les réticences ou la honte de ses aînés ; la pub va de soi,
elle s’impose comme une évidence.
Dans notre galaxie hypermédiatique, ce n’est plus seulement
occasionnellement que les stars prêtent leur visage pour des produits de
beauté : elles signent, secondées par des avocats, des contrats qui portent
sur plusieurs années et qui précisent le nombre de jours de représentation, le
détail des prestations et, naturellement, le montant du cachet – 3,6 millions
de dollars à Nicole Kidman pour les cinq jours de tournage du spot Chanel.
L’autre phénomène nouveau est que les grandes vedettes peuvent figurer
dans des spots pour les produits les plus divers : des pâtes (Gérard
Depardieu), des banques (Catherine Deneuve), des machines à café (George
Clooney), des sauces (Jean Reno). Loin de dégrader l’image des grandes
idoles, la pub tend à présent, au contraire, à la rehausser. Si les stars
associent plus facilement qu’autrefois leur image aux marques, celles-ci, de
leur côté, font de plus en plus appel aux stars pour accroître leur notoriété et
ajouter du glamour à leurs produits. Edgar Morin évoquait naguère la
décadence du star-system : « Le star-system comme système auto-
10
régulateur non seulement économique mais mythologique n’est plus . » À
bien des égards, c’est l’inverse qui se produit. Tandis que le star-system
colonise de plus en plus de domaines, le lien entre stars et luxe, star-system
et business, égéries et publicité n’a jamais été aussi ostentatoire, aussi
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triomphant . Désormais, il semble que le passé glorieux des marques de
luxe ne suffise plus : leur image passe, en partie, par celle des stars du
cinéma.
Il est difficile de séparer l’attitude positive des nouveaux réalisateurs
envers la publicité des conditions financières avantageuses que leur offre
celle-ci. Cependant, cette motivation n’explique pas tout. De fait, la
réalisation de films publicitaires est aussi perçue comme un moyen
d’expérimentation, un instrument de recherche et d’apprentissage : ainsi
que le dit Georges Lautner, « grâce à la pub, j’ai testé du nouveau matériel,
appris certains trucages… La pub est pour moi à la fois un banc d’essai, un
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apprentissage et un vivier extraordinaire pour mes longs-métrages ». Un
autre point est tout aussi primordial : il tient à un nouveau rapport à l’écran
télé et publicitaire. À l’ancien mépris succède l’intérêt pour tout ce qui
touche à l’image sur écran, celle-ci ayant acquis une sorte de valeur en soi
méritant qu’on s’y intéresse, qu’on y travaille, qu’on y déploie de la
créativité. Désormais, la publicité filmée apparaît comme une forme
d’expression dans laquelle peut s’exercer le jeu, l’humour, l’imagination
débridée ; elle est l’une des manifestations de l’écranophilie hypermoderne,
une traduction forte et sensible de l’expansion du modèle cinéma : « La
publicité est le domaine le plus créatif, le plus osé. Ouvrez le poste. En trois
secondes, vous savez où vous êtes. Un film, on sent qu’il y a quelque chose
avant ou après. Un téléfilm ? L’enfer, avec des lumières à chier et un son
dégueulasse. Nase. La pub ? Le règne de l’ellipse, du télescopage. La
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recherche à l’état pur . » L’important est désormais moins le contenu que
le fait de trouver des solutions à un problème écranique en tant que tel.
Où l’on rejoint la célèbre formule : « Le message, c’est le médium. » À
l’évidence, elle trouve un autre point d’application dans une culture
écranique traversée par l’esprit cinéma : fabriquer de l’image sur écran,
jouer avec les images, relever le défi de tous les écrans – voilà ce qui attire
les réalisateurs, quels que soient le contenu véhiculé et la visée
commerciale des spots.
Si un mouvement porte des cinéastes confirmés à filmer pour l’industrie
publicitaire, un autre mouvement voit de jeunes futurs réalisateurs de
cinéma commencer leur carrière dans le monde de la publicité. Ce qui n’a
pas été sans effet sur l’esthétique du cinéma. C’est le cas de Jean-Jacques
Annaud, de Jean-Jacques Beineix, de Bob Swain ou d’Étienne Chatiliez.
Sous l’influence de la publicité, l’image-cinéma a franchi une étape
supplémentaire sur la voie du visuel triomphant, de l’effet, de la brièveté
des plans, du rythme, des ruptures de montage, de l’insertion de plans
inattendus : on a souvent souligné ce que l’esthétique glacée de Diva devait
à celle du clip publicitaire. Cette tendance s’amorce dans les années 1980 :
Ridley Scott ou Adrian Lyne importent dans leurs longs-métrages
l’esthétique du clip, ses saccades et ses éclairages et même, pour le dernier
nommé, l’érotisme chic en vogue dans les magazines de luxe et sur les
affiches. Elle s’est prolongée avec des auteurs comme David Fincher ou
Michael Bay.
Mais la cinémania appliquée à la publicité exerce maintenant ses effets
bien au-delà des cercles professionnels. Sur Internet, les sites ont ouvert la
voie aux publicités réalisées par les amateurs eux-mêmes. Sur Current TV,
les auteurs perçoivent un cachet si leur création est retenue et celui-ci atteint
50 000 dollars si elle est diffusée sur le Web. Déjà Sony, L’Oréal, Converse,
American Express, Chevrolet jouent cette carte. Le premier film publicitaire
réalisé par un amateur et consacré à la PlayStation Sony a été diffusé sur
Current TV. L’heure est à la dimension interactive et participative, au do it
yourself advertising, aux contenus et visuels générés par les utilisateurs.
Qu’on ne s’y trompe pas : la démocratisation et la numérisation des
techniques n’expliquent pas tout. Ce phénomène, aussi bien, illustre la
formidable expansion sociale du désir de cinéma investissant chaque écran,
chaque expression filmique, bien au-delà des limites de son ancienne forme
canonique.
Plus généralement, un nombre grandissant de marques s’emploient à
associer de diverses manières les consommateurs aux dispositifs de leur
communication publicitaire. Un lâcher de ballons dans les rues de San
Francisco devait servir de scénario pour un spot Sony : prévenus à l’avance
du moment de la prise de vues, les habitants du quartier se sont empressés
de filmer l’événement et de le diffuser aussitôt sur Internet, avant même que
le spot ne soit retransmis à la télévision. Pub virale, buzz, cocréation avec
les consommateurs, certes, mais aussi cinémania d’un public de plus en plus
avide de filmer et de partager ses vidéos, de faire et de voir des images sur
écran. C’est l’esprit cinéma qui se répand, fût-ce à travers des formes vidéo
amateur, immédiates, non travaillées.
Hyperpublicité
Depuis les années 1980, le rapport entre création publicitaire et création
cinéma est lui aussi entré dans le temps de la seconde modernité.
Jusqu’alors la publicité avait pour objectif de mettre en valeur les mérites
objectifs et psychologiques des produits, tout l’écran pub étant au service de
la mémorisation mécaniciste ou « dirigiste » de la marque. C’est contre
cette primauté de l’objet (la copy strategy) que s’est déployée la star
strategy chère à Séguéla et, plus largement, la publicité dénommée créative.
Aux yeux de celle-ci, il s’agit désormais moins de marteler un message
vantant les bénéfices du produit que de distraire, établir une relation de
connivence, trouver une « idée » de vente ou de marque, valoriser un mode
de vie ou un imaginaire, rajeunir l’image. Innover, surprendre, amuser, faire
rêver, émouvoir, créer un mythe, transformer la marque en star : qu’est-ce à
dire sinon que la publicité a pris Hollywood pour modèle, bien loin de la
bonne vieille réclame behavioriste ? Voilà la pub réorientée, remodelée en
partie par l’esprit cinéma lui-même.
Cela veut dire, structurellement, la reconfiguration de la publicité par
les trois grandes logiques qui définissent l’hypercinéma. Les frontières et
les divisions demeurent, mais, dorénavant, dans sa pointe avancée, la
publicité obéit aux mêmes principes que ceux qui régissent l’hypercinéma.
On peut ainsi définir l’hyperpublicité par l’importation des logiques du
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cinéma hypermoderne dans l’ordre de la communication marchande .
L’EXCÈS TRANQUILLE
La première logique que la publicité a réussi à incorporer est celle de
l’image-excès – aggiornamento d’autant plus remarquable que la pub
entretient de longue date des liens très étroits avec la catégorie d’excès. Le
slogan lui-même a partie liée avec celle-ci, cherchant à faire valoir le
produit par des promesses extrêmes (beauté, saveur, santé, jeunesse, vitalité,
plaisir) et par une rhétorique de l’exagération superlative. La tendance
organisatrice, ici, c’est l’hyperbole, d’autant plus forte qu’elle doit
s’exprimer dans un temps très court et sous une forme ramassée. « Persil
lave plus blanc » : l’hyperbolique du plus, mis en valeur par la litote de la
formulation. La nouveauté est que cet excès premier passe de l’exagération
15
à l’extrême : la lessive en vient à laver plus blanc que blanc . Le besoin
d’innover et de se démarquer, l’impératif de frapper les esprits et, dans les
pays où elle est autorisée, l’introduction des publicités comparatives
poussent à l’affirmation emphatique du « toujours plus, toujours mieux ».
« Absolut vodka » : plus vodka que vodka…
Une logique d’excès qui dépasse de beaucoup les seuls contenus : elle
s’exprime maintenant dans le tempo et jusque dans la syntaxe des spots. Les
premiers films publicitaires pouvaient atteindre parfois une durée de 1 ou
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2 minutes : en 1975 encore, Renault a fait réaliser, pour la R16, un film
d’1 minute 56 secondes. Mais, depuis les années 1980, les spots se
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raccourcissent en même temps que leur rythme s’accélère . Ils
fonctionnent de plus en plus dans l’ordre de l’hypercourt (de 30 secondes à
8, et même, depuis peu, à 1 seconde) et de l’hyperrapide (plans successifs
de 1 seconde chacun) : « Chaque instant est tout aussitôt remplacé par un
instant tout neuf. Le temps du film publicitaire serait ainsi celui d’une
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naissance perpétuellement entretenue . » La tendance est à la rétraction
extrême de l’image dans le temps, à un déluge d’images précipitées, aux
surenchères de l’esthétique clip. La rapidité extrême des plans qui en
viennent quasiment au flash, la recherche constante du rythme, le montage
serré heurtant les plans : tout est utilisé pour frapper vite et fort.
Avide d’effets-choc, la publicité est une utilisatrice forcenée de toutes
les techniques nouvelles qui lui offrent les artifices et les effets spéciaux
recherchés. Dès le début des années 1980, l’image assistée par ordinateur a
ouvert la possibilité d’un jeu avec les images jusque-là impossible : la GTI
Citroën qui décolle du porte-avions Clemenceau, c’est l’univers de Star
Wars qui investit le monde publicitaire. Les technologies se développant, en
quinze ans on est passé des balbutiements aux effets high-tech : Citroën,
dans The Dancer, transforme, par un assemblage numérique, les éléments
de la voiture en un impressionnant robot de métal, lequel, prenant forme
comme dans un univers fantastique, vit, danse, glisse au sein d’un monde
19
devenu virtuel . Tous les procédés sont sollicités : déformations d’images,
anamorphoses synthétiques, insertion d’images numérisées, création de
personnages virtuels. Le plus technologique entraîne un plus de la profusion
des effets, de l’escalade des images et, partant, de l’explosion des budgets
qui, vu le coût du numérique et les frais entraînés par des tournages de type
hollywoodien, s’envolent. Du spectacle à l’hyperspectacle : le spot
ressemble à un film, il raconte une histoire, il développe une esthétique du
choc ou de la magie visuelle. Ce n’est plus le bonimenteur mais l’homme
du cinéma-spectacle, Méliès, qui triomphe dorénavant sur l’écran
20
publicitaire .
Même le domaine esthétique enregistre la dynamique de l’excès. Celle-
ci se traduit par une sophistication hyperréelle, par un aspect léché à
l’extrême, notamment dans les publicités qui magnifient l’univers du luxe,
de la beauté, de la mode. Le maniérisme y déploie toute sa séduction
artificielle : sur l’écran publicitaire, Carole Bouquet, Nicole Kidman ou
Charlize Theron sont plus stars que stars, plus glamour que jamais, plus
belles encore que sur grand écran. Ici, tout est luxe, tentation et féminité
absolue, « femme en or » (Dior), perfection de la perfection. Si les stars
deviennent au cinéma plus « humaines », elles apparaissent avec de plus en
plus d’irréalité et de sensualité sublime dans les publicités. Ce qui se joue
n’est autre qu’un hymne hyperbolique à la beauté féminine, une mise en
scène renouvelée de la femme olympienne et des déesses souveraines,
inaccessibles, de la grande époque du star-system. Les stars idéales ne sont
plus les modèles d’autrefois, mais elles sont devenues des modèles pour les
créatifs et les directeurs artistiques des grandes maisons de luxe. Moins la
vamp hollywoodienne habite le grand écran, plus son style inspire l’écran
publicitaire. Loin de s’étioler, la beauté hyperspectaculaire inventée par le
star-system ne cesse d’être réanimée par la publicité comme un remake en
l’honneur du cinéma. Toujours davantage d’artificialité, de show esthétique
et extatique : l’écran publicitaire emprunte son style à Hollywood, il fascine
et est fasciné par l’image envoûtante du cinéma, par la scène de la féminité
par excès. Avec la pub-spectacle s’effectue l’alliance de la qualité artistique
et de la surenchère, de la norme et de la beauté-choc, de la perfection et de
l’hypertrophie des moyens, de la grâce et de la démesure surmédiatisée.
Une beauté blockbusterisée au service de la marque et de la star.
Cette sublimation passe par une esthétisation des formes, par un
formalisme sophistiqué et léché, qui ne saurait étonner lorsque l’on sait que
nombre de ces publicités sont le fait d’esthètes venus de la photographie, du
clip, du cinéma. La virtuosité des cadrages, le sens du graphisme, les effets
d’éclairage, le jeu sur les couleurs, la recherche d’une expression stylistique
qui impose son évidence en quelques plans, quelques secondes : le spot
devient quasi-œuvre d’art. Surtout s’il est vu sur le grand écran du cinéma
qui, montrant l’image dans toute son ampleur, en traduit pleinement les
intentions formelles. Plus que sur l’écran télé, c’est au cinéma que la
publicité exprime sa dimension esthétique. Jean-Jacques Beineix, homme
de pub et de cinéma tout à la fois, avait, novateur en la matière, montré la
voie. La Lune dans le caniveau, le degré le plus abouti sans doute de ses
21
recherches visuelles , se termine de façon symptomatique sur un plan
éblouissant : celui d’une affiche publicitaire présentant une bouteille
d’alcool qui porte, comme une référence à Rossellini, la marque Stromboli.
Bouteille à la mer, dans une lumière bleue glacée, plan sidérant qui attire les
yeux dans la nuit et qui déploie un slogan en forme de philosophie de
l’existence : « Try another world. » Une pub, un film, une pub dans un film,
le tout avec la même exigence et la même réussite formelles.
Pour autant, cette spirale de l’excès publicitaire ne va pas jusqu’au bout
d’elle-même. Cela parce qu’elle est soumise à l’impératif de séduire pour
vendre et qu’elle se doit, du coup, de proscrire tout ce qui est susceptible de
susciter rejet, répulsion, horreur, dégoût. À la différence du cinéma, tout,
dans la publicité filmée, n’est pas permis : nulle trace de laideur, de
violence, de sang, de sexe hard ; on reste dans la suggestion et l’érotisation
soft. Ce que le cinéma propose, dans les films mais aussi dans la publicité
qu’il en fait – par les affiches, les bandes annonces –, la publicité est
contrainte de se l’interdire. Elle reste ainsi une espèce de formation de
compromis, bien en deçà des audaces du cinéma. Contrairement à ce qui est
22
parfois avancé , ce n’est pas la publicité qui est le prototype de
l’expression cinématographique contemporaine, c’est le cinéma qui reste
moteur. Lui seul se permet, et jusque dans ses propres publicités – voir
l’affiche de Larry Flint, avec son homme vêtu d’un seul slip à bannière
étoilée crucifié en position christique sur le sexe d’une femme nue –, toutes
les audaces excessives. Les rares incursions de la publicité dans ces zones
de l’interdit – le cas Benetton en est l’exemple le plus frappant – se sont
soldées par un retrait. La publicité reste dans la logique de la séduction, du
rêve, du désir. Elle n’en pratique pas moins, à l’intérieur des limites qui sont
les siennes, l’image-excès dont le cinéma hypermoderne lui fournit le
modèle.
UN ZESTE DE MULTIPLEXITÉ
Une règle d’airain commande la publicité : l’impératif de simplicité et
d’univocité. Exprimer une idée et une seule. Simplifier, simplifier toujours
plus, faire en sorte que tout converge vers la communication d’une seule
idée exprimée sans ambiguïté aucune. Ce qui se communique bien s’énonce
clairement et simplement. Une seule idée par spot et la dire simplement :
23
less is more . Unité, simplicité, limpidité : l’ennemi numéro un de la pub
est la complexité.
Et pourtant, la publicité est entrée, à son tour et à sa manière, dans l’ère
de la multiplexité. Sans rien perdre de son inévitable logique simplex, la
communication marchande, paradoxalement, se complexifie ou, plus
exactement, elle se « culturalise », elle se diversifie et s’hétérogénéise dans
la façon de « parler » du produit et de la marque. Autrefois, les spots
n’avaient qu’un seul ressort : la mise en valeur du produit, dont il s’agissait
de faire apparaître les bénéfices objectifs via des scénarios élémentaires et
linéaires. Cela tend à changer : le rapport avec le produit ne saute plus
toujours aux yeux, la linéarité éclate, les récits se font puzzle, ils jouent sur
des associations d’idées, des références, des clins d’œil, des émotions, des
24
surprises variées . Il y a plus : les voici qui proposent même du sens et des
valeurs – Think different (Apple), Impossible is nothing (Adidas), Be
yourself (Calvin Klein). Souvent, l’histoire racontée va jusqu’à ne rien dire
du produit et elle brille parfois même par la pure absence de celui-ci. De
grands espaces à l’américaine, une musique de road movie, des paysages, la
route à l’infini, et rien d’autre : seul le carton final, au moment du packshot,
signale qu’il s’agit d’une publicité pour la Golf de Wolkswagen, sans que
ladite voiture ait été vue une seule fois. C’est ici un esprit qu’on vend, une
atmosphère, un désir.
Pour accompagner et traduire cette diversification du mode narratif, la
publicité filmée s’appuie sur la complexification des procédés techniques.
Split screen découpant l’écran et racontant, en images parallèles, deux
histoires à la fois ; déformations d’images ; utilisation du noir et blanc ou
des taches de couleur ; jeux de filtres et de lumière ; images de synthèse
faisant voler les voyageurs du TGV ou bâtissant une pyramide humaine
pour former les arches d’un viaduc afin d’illustrer le message final, « les
vraies réussites sont celles que l’on partage » (groupe Vinci). C’est parce
que l’œil du spectateur est formé par le cinéma, qui l’a habitué à la logique
multiplexe, qu’il reçoit sans problème ce type d’images. La publicité, là
encore, a adopté l’esprit cinéma.
On ne s’étonnera donc pas davantage de voir s’opérer sur l’écran
publicitaire d’autres formes de diversification, par exemple concernant les
personnages. On sait comment le fameux singe Omo a introduit les
animaux dans les spots lessive. De petits monstres mi-débonnaires mi-
inquiétants sortis des films fantastiques et des dessins animés viennent
maintenant incarner la saleté que tel produit désodorisant, tel gel WC ou tel
produit débouchant élimine d’une simple pression de flacon. Dans cet
univers anthropomorphisé, l’image même de l’homme se déstandardise. Les
rôles se brouillent : c’est l’homme qui fait la vaisselle, et c’est le gamin de
dix ans qui apprend à sa mère que l’usage abusif des antibiotiques est une
hérésie thérapeutique et à son père que le lait a une valeur nutritionnelle.
Les âges de la vie, de la même manière qu’au cinéma, viennent diversifier
l’image longtemps exclusive d’êtres jeunes et beaux ou de ménagères de
moins de cinquante ans. Les bébés ne sont plus mis en scène, comme à l’ère
de Cadum, pour les seuls produits qui les concernent, mais ils deviennent,
pour vanter l’eau d’Évian, bébés nageurs et danseurs, par les grâces du
numérique et de la référence cinéphilique aux chorégraphies nautiques de
Busby Berkeley faisant évoluer Esther Williams, entourée de girls
transformées en naïades, dans La Première Sirène de Mervyn LeRoy.
Comme tous les âges sont désormais conviés, le film suivant célèbre le
même produit à partir d’une autre chorégraphie nautique, mettant cette fois-
ci en scène de fringants vieillards qui se régénèrent dans cette eau de
jouvence : c’est Cocoon. Le troisième âge, au même titre que le premier,
n’est plus désormais interdit de séjour : Jane Fonda, superbe, vient dire,
pour prouver l’efficacité de L’Oréal, qu’elle a soixante-neuf ans. Et qu’elle
le vaut bien.
Comme le valent bien toutes les catégories longtemps exclues d’une
publicité ayant longtemps refusé de lever les tabous sexuels. La femme
entrant par surprise dans la cuisine y découvre son mari penché sur l’évier
et agité d’un mouvement de va-et-vient manuel qui lui fait penser, horrifiée,
que son homme se livre au péché d’Onan (alors qu’il ne s’agit que d’un
produit qu’il est en train d’agiter). Les couples gays et lesbiens font
désormais partie du paysage. Jouant avec la transgression et la
transsexualité, Levi’s filme une magnifique Noire qui, dans un taxi, se refait
en hâte une beauté, avant de sortir un rasoir électrique qui jette sur son sexe
une tout autre image. De même, impulsés par le multiculturalisme et le
25
marketing identitaire, les Blacks , les Beurs, toutes les communautés font
maintenant leur apparition dans des campagnes publicitaires à la gloire de la
différence. Par quoi il apparaît que la logique multiplexe, devenue le
langage même du cinéma hypermoderne, investit, fût-ce de façon limitée,
l’espace-temps de l’hyperpublicité.
Ce n’est pas tout. Car c’est le système même de la communication des
marques qui se multiplexifie. En témoigne d’abord le fait que les
entreprises donnent de plus en plus leur préférence au « hors-médias »,
diversifiant leurs modes de communication en marketing direct, foires et
salons, relations publiques, publicité sur les lieux de vente, lobbying,
mécénat, sponsoring, marketing événementiel et viral. Ensuite, la pub elle-
même se trouve recyclée par les logiques de diversification et de
renouvellement accélérée typique de la société-mode
d’hyperconsommation. En un temps où les marchés sont de plus en plus
segmentés, où les consommateurs sont « blasés » et sursaturés de messages,
la pub tend à morceler ses campagnes, elle se fragmente en multiples
exécutions et styles variés : on compte 500 annonces Absolut Vodka
combinant unité et différences. Une logique qui n’épargne pas l’écran
publicitaire : à présent, les films publicitaires doivent être renouvelés tous
les six ou huit mois. Coca-Cola a fait tourner 17 films en 1997, contre un
seul en 1986. Depuis 1995, Levi’s a lancé 2 à 3 films par an. À un moment
26
donné, Miller Lite est allé jusqu’à lancer un nouveau film tous les 3 jours .
La variété et la diversité sont devenues les nouveaux impératifs de
communication des hypermarques.
LA DISTANCE, PASSIONNÉMENT
Mais c’est plus encore par l’image-distance que la publicité se trouve
particulièrement en phase avec le style de l’hypercinéma. Elle rompt ainsi
radicalement avec son fonctionnement inaugural, moderne, mécaniciste. Si
le rire, notamment, y avait sa place, c’était un rire bon enfant, bonhomme,
quasi enfantin, à l’image des jeux de mots naïfs, des refrains et comptines,
sur lesquels étaient construits les messages des premières réclames, jusqu’à
celles des années 1950 : « Du beau, du bon, Dubonnet » ; « Dop, Dop, Dop,
tout le monde adopte Dop »… La publicité était répétitive et persuasive,
afin d’inculquer la consommation moderne à un public qui en découvrait la
nouveauté, non sans un émerveillement enfantin. Ces temps sont loin, la
pub s’adressant désormais à un public né et formé au sein du
consumérisme. D’où l’introduction et la diffusion de cette logique si
caractéristique de l’époque hypermoderne : la distance ironique, le clin
d’œil, l’humour décalé.
C’est qu’il ne s’agit plus tant de faire mémoriser que de divertir, de
surprendre et de séduire un consommateur gavé, en le rendant complice des
messages proposés. Un rapport de connivence est recherché, qui doit
permettre au public d’avoir le sentiment qu’il n’est pas plus dupe de ce que
la publicité lui présente qu’elle-même ne l’est dans la façon de le lui
présenter. Le registre est alors celui de l’humour et de toutes les distances
qu’autorise le second degré. Vaste territoire dont, à l’instar de
l’hypercinéma, l’hyperpublicité n’en finit pas de repousser les limites. Cela
passe par les références à une culture-image éclectique qui, constituée à
partir du cinéma, de ses stars et de ses mythes, s’étend au monde de la BD,
de la musique, des séries télévisées, du sport, des people, de la publicité
elle-même. Nike puise dans cet imaginaire nouveau pour faire disputer un
match virtuel qui voit un enfant pauvre des favelas conduire une équipe où
figurent les stars du football mondial. Rêve fou, mis à la portée de tous –
Just do it –, mais qui ne va pas sans clin d’œil : c’est le gamin qui fait la
moue devant telle reprise de volée de l’un de ses prestigieux équipiers, qu’il
juge bien molle. Ferrero, de la même façon, va, lui, chercher du côté des
riches et des puissants, mais en les présentant de façon si kitsch que les
réceptions de l’ambassadeur, où sont servis ses chocolats, font évidemment
moins saliver que sourire. Tout le monde comprend, personne n’est dupe :
on est dans la pub, rien que la pub, laquelle vient d’ailleurs enrichir à son
tour cette nouvelle culture référentielle dont elle est l’un des constituants
essentiels.
Ce qui explique le va-et-vient des citations entre cinéma et publicité. Le
plus souvent, c’est la publicité qui puise abondamment dans le cinéma pour
en parodier les genres, les films classiques ou à succès. King Kong, Le
Facteur, La Mort aux trousses sont mis à contribution respectivement pour
La Samaritaine, le fromage Saint Moret, Pioneer. Les assurances UAP
piratent une scène célèbre du Corniaud. Jean-Jacques Annaud fait un clin
d’œil aux Oiseaux d’Hitchcock pour Hertz. Les Rencontres du troisième
type et Le Grand Bleu servent de référentiels aux spots de Skip et de
27
Calberson . Pepsi-Cola détourne une scène du Cercle des poètes disparus.
After Eight parodie The Full Monty. Twix devient un gadget à la James
Bond. Le porteur de Levi’s abat son concurrent gesticulant avec le flegme
d’Indiana Jones. Le monde d’Orangina Rouge est explicitement celui d’un
film d’horreur. Carte noire sponsorise le passage télé des films avec un spot
intitulé « Un café nommé désir ». Et l’on peut soupçonner le publicitaire
qui invente la tornade ravageuse de Crunch, dont le souffle balaie une
tribune officielle, d’avoir vu l’une des séquences finales de Zéro de
conduite, où le vent de la subversion envoie voler cul par-dessus tête tous
les notables pareillement alignés sur l’estrade.
Mais c’est aussi le cinéma qui exploite la publicité pour en faire la
parodie : Le Voleur de savonnettes, dont le titre, remplaçant la bicyclette
originelle, dit suffisamment qu’il renvoie de façon humoristique au film
mythique de De Sica, met en scène un cinéaste dont le film passe à la
télévision. La projection est interrompue en permanence par des spots qui
font en fait partie du film et qui, tournés par le réalisateur, Maurizio
28
Nichetti, sont eux-mêmes de faux écrans publicitaires, parodiant les vrais .
Des spécialistes du détournement, comme Alain Chabat – le créateur du
fameux Toniglandyl, resté finalement plus célèbre que son référent
Tonigencyl –, n’hésitent pas même à jouer de l’anachronisme, en faisant
intervenir la pub dès l’Antiquité (Mission Cléopâtre) et même dès la
préhistoire (RRRrrrr ! ! !).
Cet univers est celui du pastiche, de la citation, de la référence
détournée, qui atteint son degré superlatif lorsque la publicité en vient à se
moquer d’elle-même en s’autoparodiant. Daim lance son bonbon chocolaté
en pastichant le spot Mon chéri de Ferrero ; les singes Omo tournent en
dérision les pubs lessivières ; une agence anglaise reprend la célèbre pub
conçue par Jean-Paul Goude pour la CX2 de Citroën, toujours avec Grace
Jones (elle-même venue tout droit du James Bond de Dangereusement
vôtre) : mais, cette fois-ci, la voiture de type français qui sort de sa bouche
est totalement avachie et poussive, alors que, par-derrière, en une éjection
pétaradante, en sort une autre de type anglais, racée et nerveuse… Par ce
jeu avec elle-même, la pub se met dans la pub, selon le procédé gigogne qui
voit les spots de Neuf mettre en scène des publicitaires discutant de la façon
de faire le spot qui est précisément celui qui est en train de passer à
29
l’écran .
Cette autodérision va même parfois jusqu’à porter sur la marque elle-
30
même. Diesel s’est imposé sur le marché du jean grâce à un spot célèbre :
une parodie de Il était une fois dans l’Ouest où deux cow-boys se livrent un
duel dans la poussière. L’un, beau, brave, héroïque, qui porte un jean
marqué Diesel, face à un autre, laid, sale, mal fringué, parfait bad boy. Et,
contre toute attente, c’est ce dernier qui étend raide mort le héros, avec cette
épitaphe ironique en guise d’oraison funèbre : « Diesel, for successful
living. » Façon de s’adresser au consommateur non pas en faisant l’apologie
du produit mais en installant une relation de complicité, en partageant des
références communes – ici le western spaghetti –, l’esprit de dérision et
l’humour du discours de la marque.
Point d’énigme dans la floraison de cette pub-distance qui témoigne de
la poussée des valeurs hédonistes et ludiques accompagnant la société
consumériste. Il n’y a pas non plus à s’étonner de la place qu’occupent le
cinéma et les médias dans ce dispositif, car, avec la citation, est donné au
public socialisé par la culture médiatique le plaisir de la reconnaissance du
connu, du jeu avec le déjà-vu. L’humour publicitaire vient en réponse aux
attentes de distraction, de nouveauté, d’originalité de l’hyperconsommateur
émotionnel qui apprécie l’effet de surprise, la « trouvaille » fun, le jeu
référentiel avec sa propre culture médiatique ainsi réaffirmée, relégitimée.
Qui apprécie aussi qu’on s’adresse à lui comme à un individu « majeur »,
capable de comprendre une allusion au second degré. Par le plaisir qu’elle
offre, la parodie capte l’intérêt en donnant une espèce de réassurance, de
brevet en culture média, désormais dominante. L’image-distance en
publicité ne repose pas seulement sur le rapport avec le cinéma, avec la
culture médiatique en général : elle permet de faire le lien avec les autres,
car on en parle, on commente, on fait des remarques, on en rit ensemble, on
transforme le plan ou le slogan en image ou en phrase culte, qu’on se
renvoie entre initiés. Le clin d’œil au cinéma fait référence, donne la
satisfaction de faire partie d’un monde que l’on connaît et dans lequel on a
des repères communs partagés. Par quoi le phénomène illustre la
persistance du référentiel cinéma, son prestige, sa puissance de modèle
toujours recommencée.
L’Écran-monde
Une constellation nommée Écran
L’époque hypermoderne est contemporaine d’une véritable inflation
écranique. Jamais l’homme n’a disposé d’autant d’écrans non seulement
pour regarder le monde mais pour vivre sa propre vie. Et tout montre que le
phénomène, porté par les prouesses des technologies high-tech, va s’étendre
et s’accélérer encore.
Qu’est-ce qui échappe ou échappera à l’excroissance écranique ? Car
l’on assiste à une prolifération d’écrans, prodigieux univers en expansion
qui repousse toujours plus loin ses limites. Les écrans qui sont déjà là, les
écrans qui s’interconnectent, les écrans qui arrivent tout juste, les écrans à
venir. Tous les écrans du monde viennent démultiplier celui qui était
originel, la toile blanche du cinéma. Lire le journal sur un écran portatif et
tactile offrant un accès direct au Web n’est plus une utopie : l’encre
électronique débouche déjà sur un écran souple, dont l’épaisseur dépasse à
peine celle d’une feuille de papier. L’entreprise consistant à numériser des
millions de livres à consulter sur écran est en marche, et le livre
électronique en tant que tel, le Sony Reader, a été lancé au Japon en 2004,
avant de l’être aux États-Unis en 2006. La télévision elle-même n’en est
plus à un écran près : écrans de poche des appareils portables, écrans plats
et de plus en plus grands du home cinema, écrans géants des
retransmissions publiques. Expansion à son tour démultipliée par tout le
domaine, lui-même en expansion, de cette nébuleuse qu’est la vidéo : de la
vidéo-cassette au DVD, du DVD au DVD HD, des chaînes payantes à la
VOD. Avec, connectés ou non à la télévision elle-même, tous ces nouveaux
domaines que sont la visioconférence, la vidéosurveillance, le vidéo-clip,
les jeux vidéo, et que prolongent ces autres outils d’enregistrement des
images que sont le caméscope, la webcam, la caméra DV, l’appareil photo
numérique. Lesquels viennent s’interconnecter à cette hydre énorme,
tentaculaire, qu’est, via l’écran de l’ordinateur, le réseau immense et infini
1
de la Toile , voie ouverte au téléchargement d’images, au monde virtuel de
la « second life », aux logiciels évolutifs de l’« open source ». Le tout se
miniaturisant de plus en plus, et faisant à terme – le processus est engagé –
du téléphone mobile et même, à la limite, du cadran de la montre l’écran
récepteur de toutes les possibilités : Internet, photo, télévision, cinéma. Et
voilà que s’annoncent déjà « Surface », l’ordinateur tactile de Bill Gates, et
les écrans à diodes (Oled) qui transformeront n’importe quelle vitre en
écran.
L’homme d’aujourd’hui et de demain, relié en permanence par son
mobile et par son ordinateur à l’ensemble des écrans, est au cœur d’un
réseau dont l’extension marque les actes de sa vie quotidienne. Écrans
domotiques réglant le fonctionnement d’une maison de plus en plus
informatisée ; imagerie médicale, scanner, échographie, caméras
miniaturisées à usage intracorporel faisant apparaître à l’écran l’intérieur du
corps dans ses zones les plus secrètes ; écrans plasma équipant les sièges-
auto pour bébé ; panneaux d’affichage numériques ; GPS indiquant sur
l’écran de bord de la voiture la direction à prendre ; écrans tactiles et bornes
diverses permettant de retirer de l’argent, de payer, de choisir, de réserver,
de consulter ; et même casques-écran et lunettes écraniques donnant la
possibilité, par exemple dans les parcs d’attraction, d’évoluer dans un
monde virtuel. Avec, simultanément à cette miniaturisation qui multiplie les
écrans individuels, l’énormité, l’immensité des écrans géants : ceux qui se
déploient dans les stades, dans les réunions politiques, dans les concerts, et
jusque dans les églises pour permettre au public de masse de suivre ce qui
se passe sur le terrain, sur l’estrade, sur la scène, devant l’autel. Monde
dédoublé où l’événement devient spectacle. Et où le cinéma, lui-même pris
dans cette logique écranique, montre la voie avec les immenses écrans
développés par les procédés Imax et Omnimax. C’est dire que de l’écran
timbre-poste au méga-écran géant, un flot d’images circule en permanence,
transformant l’homme hypermoderne en Homo ecranis et instaurant une
écranocratie, dont certains, déjà, redoutent les pouvoirs. Un écran-monde
qui, à l’évidence, n’est plus celui du cinéma, mais qui, on le verra, apparaît,
par nombre d’aspects, comme un ciné-monde.
L’explosion écranique est telle qu’en dix ans – l’âge d’Internet – c’est à
une véritable révolution copernicienne que l’on assiste, qui renverse la
façon même d’être au monde. Du coup, l’idée, développée à partir des
années 1960, lorsque la télévision étendait son empire, selon laquelle
l’écran ferait écran, serait une barrière entre l’homme et lui-même – écran
de séparation, d’illusion, de mensonge, de propagande : écran de fumée –,
soulève de plus en plus d’objections. Peut-on encore parler de dépossession
subjective lorsque l’écran s’impose comme une interface généralisée qui
ouvre sur le monde, délivre en continu des informations, donne
l’opportunité de s’exprimer et de dialoguer, de jouer et de travailler,
d’acheter et vendre, d’ajouter de l’interactivité aux images, aux sons et aux
2
textes ? Le réseau écranique a transformé nos modes de vie, notre relation
3
à l’information, à l’espace-temps, aux voyages et à la consommation : il
est devenu un outil de communication et d’information, un intermédiaire
quasi inévitable dans notre rapport au monde et aux autres. Être, c’est, de
manière croissante, être branché sur écran et interconnecté sur les réseaux.
D’où la nécessité de s’interroger sur ce qui, tout en faisant de plus en
plus partie de l’espace vital des hommes d’aujourd’hui, ne manque pourtant
pas de susciter des débats, d’engendrer des interrogations, de semer le
doute, voire la peur. Prenant le relais de la méfiance que suscitait la seule
télévision, les jeux vidéo, la navigation sur le Web, l’utilisation élargie du
téléphone mobile sont ressentis comme problématiques, dangereux pour
l’esprit, susceptibles de créer, notamment chez les jeunes qui en sont des
consommateurs effrénés, de véritables addictions. Dès 1992, Michael
Haneke, l’un des tout premiers, montrait, dans Benny’s Video, les dérives
possibles, à travers un adolescent qui, entouré d’écrans et gorgé d’images,
passait du monde virtuel à la réalité de l’acte en tuant une fille de son âge.
À l’autre bout de l’interrogation, la médiatisation croissante de la vie
politique ainsi que le nouveau rôle d’Internet amènent à questionner le
pouvoir des écrans dans les nouvelles démocraties électroniques. Selon les
théoriciens, et selon le crédit que chacun leur accorde, les voici converties
en e-government, en cyberdémocratie, télécratie, vidéopolitique, État
4
spectacle, État séducteur …
L’écran informationnel
La première vague d’invasion des écrans a nourri, conjointement à
l’essor de la consommation de masse, l’idée de « société du spectacle »
chère à Debord. Mais qu’en est-il à l’heure du tout-écran ? Qu’advient-il
lorsque toute une série d’écrans relève, précisément, de la catégorie du non-
spectacle et de l’interactivité, de l’information choisie et personnalisée ?
L’imagerie médicale donne l’information sur un cas individuel,
l’individualisant jusqu’au fœtus. Le GPS indique la route à suivre à celui,
unique, qui lui fixe le point de départ et le point d’arrivée ; l’assistant
personnel joue le rôle d’agenda, de livre de bord, de messagerie
personnels ; sur Google, l’information passe par l’action de chercher dans
une masse de contenus fournis selon une arborescence qui s’étend
quasiment à l’infini et de cliquer pour tracer la voie de sa propre
information. On tend à sortir des médias de masse où un même message est
diffusé simultanément à plusieurs millions de spectateurs considérés comme
un public homogène. Désormais, l’accès aux contenus informationnels sur
écran mobilise un utilisateur actif qui surfe sur les sites, garde ceci et
élimine cela, va à la chasse aux renseignements, commente les données
institutionnelles, compare les prix, devient photographe et reporter amateur.
Instituant une « communication essentiellement unilatérale » au service de
la marchandise, le spectacle est « le soleil qui ne se couche jamais sur
5
l’empire de la passivité moderne », écrivait Debord . Avec la prolifération
de l’offre médiatique et l’essor de la communication informatisée, ceci
change : de plus en plus d’individus ont accès aux médias de manière
hyperindividualiste, selon leurs goûts, leurs humeurs et leurs temporalités
propres : « Prime time is my time. » Bien sûr, la logique du spectacle se
poursuit et même s’amplifie, mais elle n’a plus du tout la signification que
lui donnait Debord. L’époque des mass médias fondés sur la
communication pyramidale à sens unique, qui a nourri la théorie du
spectacle, fait de plus en plus place à un sujet interactif, à une
communication individualisée, autoproduite et hors échange marchand.
L’écran global s’impose comme un instrument adapté aux besoins
particuliers de chacun : après le mode de communication du un vers tous,
celui du tous vers tous ; après les médias de masse, l’avènement du self-
média.
Individualisation n’est pas claustration. La Toile est ce qui permet d’être
connecté à d’autres écrans et mis en relation immédiate avec tous les
individus ayant accès à ce média. L’heure est à la communication ouverte et
souple, à l’échange interpersonnel via les forums et les chats, à la création
d’informations sur les blogs individuels. Et même au partage des
connaissances ou à l’apport collectif d’informations, pratiqué par exemple
sur Wikipédia. Le modèle vertical de la communication médiatique glisse
vers un modèle horizontal non centralisé, dans lequel un grand nombre
d’informations sont produites et diffusées hors du contrôle des
professionnels de l’écran, du marché et de la politique. Les avancées
technologiques et les aspirations individualistes à l’expression ont entraîné
l’avènement d’un nouveau type de communication décentralisée, axée sur
l’interopérativité et l’utilisation en réseau. Non plus la dépossession de soi
par l’écran-spectacle, mais une volonté de réappropriation, par les sujets,
des écrans et des instruments de communication.
Face au déferlement des écrans, deux attitudes se font face, sous-
tendues par des visions diamétralement opposées du cybermonde.
La première s’exprime dans l’enthousiasme des zélateurs de
l’immédiateté, de la vitesse, de l’interactivité rendues possibles par la
communication hypertechnologique. Permettant à tous de disposer
d’information à l’infini, de rétroagir, de prendre la parole, le cyberespace
est présenté comme un instrument qui contribue à rénover et à approfondir
l’espace démocratique, à redonner du pouvoir à la société civile, à rendre
les citoyens plus ouverts, plus critiques, plus libres. De cette intervention
plus directe des citoyens, d’aucuns en concluent à l’avènement d’une
« télédémocratie » réalisant l’idéal rousseauiste de démocratie directe
6
fondée sur la participation immédiate du peuple aux décisions publiques .
Même s’ils se montrent plus prudents, nombre d’observateurs soulignent,
non sans raison, la manière dont Internet rend possible le jugement porté en
permanence sur les gouvernants, la dénonciation et le contrôle de leurs
7
actions, sans la médiation des représentants . Transparence, participation
du plus grand nombre, égal accès de tous à tout le savoir : le Web apparaît
au service de la liberté, de l’égalité, de la démocratie en voie de
transformation profonde.
À cette approche s’opposent les doutes, les inquiétudes, parfois l’effroi
que peut susciter l’univers du virtuel. Nombre d’observateurs soulignent,
non sans raison, que l’information pléthorique n’est pas synonyme de
savoir, celui-ci exigeant une culture préalable, une formation intellectuelle,
des concepts organisés, lesquels permettent de faire le tri, de poser
correctement les questions, d’interpréter les contenus disponibles à satiété.
Privé de formation initiale et de cadres intellectuels, le rapport à
l’abondance informationnelle ne fait que créer la confusion, le zapping du
tourisme intellectuel. Les menaces sur l’esprit critique ne sont-elles pas
réelles, lorsque les utilisateurs, grâce aux nouvelles technologies de
l’information (technologie push) pourront ne plus recevoir que les contenus
personnalisés répondant à leurs besoins spécifiques ? Et faut-il vraiment se
réjouir de voir, avec le Web 2.0, se développer de manière croissante des
« médias sans journalistes » et, plus largement, sans intermédiaires ni
mécanismes de contrôle et de filtre ? Quel espace public de discussion et de
délibération se prépare lorsqu’une pente forte conduit les internautes à
préférer échanger des informations avec ceux qui pensent comme eux plutôt
8
que de participer à des débats contradictoires ? Autant d’aspects qui
montrent, à l’évidence, que le progrès dans l’usage de la raison individuelle
ne se fera pas automatiquement par les « miracles » du Réseau. Quel que
soit son formidable apport, la communication électronique ne suffira pas, à
elle seule, à émanciper l’esprit humain. L’écran hypermoderne ne livrera
toutes ses potentialités qu’accompagné de l’indépassable action des maîtres
et des boussoles de sens que représente la culture du livre et des humanités
classiques. La téléprésence des écrans appelle l’encadrement et la présence
bien réelle des parents et des enseignants. Il faut promouvoir non seulement
l’écran informationnel et convivial, mais aussi l’écran assisté.
Par ailleurs, d’autres auteurs affirment que le culte d’Internet représente
une menace pour le lien social, dans la mesure où, avec le cyberespace, les
individus communiquent en permanence mais ne se rencontrent plus. Dans
la société des réseaux informatisés, les individus passent leur temps devant
les écrans au lieu de se rencontrer et de vivre des expériences ensemble. On
ne communique plus qu’en messages numérisés au lieu de parler
directement aux autres. Avec la dépendance au cybersexe, les gens ne font
plus l’amour mais s’adonnent à une sorte d’onanisation virtuelle de la
sexualité. En un mot est dénoncée la montée d’une existence abstraite,
digitalisée, sans lien humain et tactile. Tandis que le corps cesse d’être
l’ancrage réel de la vie, l’horizon qui se profile serait celui d’un univers
spectral, d’un univers décorporéisé et désensualisé. L’univers
hypermoderne de l’écran ou le monde sensible en voie de déréalisation
avancée.
Allons-nous vraiment vers un tel monde désocialisé et dominé par la
désincarnation des plaisirs ? Mythe ou réalité ? Film d’épouvante ou
tendance lourde de notre temps ?
En premier lieu, nombreux sont les faits qui viennent contredire la thèse
du « confinement interactif généralisé » telle que l’exprime, par exemple,
Paul Virilio. À mesure que triomphent la téléprésence et le cybermonde, de
nouvelles formes de sociabilité apparaissent. Alors même que se
développent les jeux vidéo et les communications virtuelles, et à l’exception
des accros purs et durs, notamment les jeunes, pour qui l’écran est devenu
une drogue, les individus ont de plus en plus le goût de sortir de chez eux,
ils se rendent chez leurs amis, ils vont aux restaurants et au cinéma
ensemble, ils multiplient les sorties du soir, ils participent à des chorales,
des festivals et des fêtes, en quête d’« ambiance » et de relationnel. Parfois,
même, l’écran électronique devient vecteur de sociabilité, comme en
témoigne le succès du karaoké où se mêlent le plaisir de chanter, d’être
écouté, de se réunir, d’écouter les autres. Nombre de personnes utilisent les
chats pour connaître du monde, se rencontrer, ouvrir leur cercle de relations,
trouver un partenaire : ils combinent, ce faisant, deux modes de vie
relationnelle, en ligne et hors réseau. Si les anciennes sociabilités de
proximité se dissolvent, c’est au bénéfice de liens choisis et temporaires
conformes à une culture d’individus se reconnaissant comme libres. Si les
écrans nous « séparent » des autres, ils ouvrent la voie, en même temps, à
une plus grande proximité humaine, à une empathie de masse envers les
plus déshérités se concrétisant dans des élans de solidarité et de générosité
planétaires sans précédent (dons records à l’occasion du tsunami et autres
cataclysmes), fussent-ils, il est vrai, très occasionnels. Il est inexact
d’assimiler l’individualisme au cocooning, à la rétraction sur soi. Plus il y a
d’outils de communication virtuelle, de high-tech et d’écrans électroniques,
et plus les individus sont sensibles aux misères humaines téléprésentées,
cherchent à se rencontrer, à voir du monde, à nouer des contacts avec les
9
autres, à se sentir utiles à travers le bénévolat ou la vie associative .
En second lieu, la quête du bien-être, tel qu’il est recherché dans la
société hypermoderne, infirme frontalement ces visions d’apocalypse. De
fait, le virtuel n’est pas plus une machine de guerre contre le lien social que
contre l’expérience sensible. Le confort de la phase antérieure de la société
de consommation était quantitatif et fonctionnel. Aujourd’hui, il est sensitif,
sensible, émotionnel, alors même que l’univers du virtuel se développe. Les
deux phénomènes ne s’excluent pas : ils vont de pair. Dans la nouvelle
culture du bien-être, les individus ne recherchent plus seulement un
minimum confortable ; ils veulent un espace de bien-être senti, personnalisé
et esthétisé. Notre époque enregistre une véritable passion pour la
décoration de la maison ; les gens consacrent de plus en plus de temps,
d’argent, d’amour à l’embellissement de leur appartement, pour vivre dans
un environnement chaleureux et harmonieux : la maison devient un espace
d’expression individuelle et de création familiale chargé d’attentes
esthétiques et sensitives. En même temps s’affirme un design contemporain
aux formes rondes et fluides, maternelles et protectrices, aux antipodes du
design froid, agressif, unidimensionnel des années 1950 : un design
expressif et global qui, investissant les rapports sensibles (soft touch) et le
mieux-être sensoriel, est le contraire d’un « adieu au corps », d’une culture
abstraite désincarnée.
Tout un ensemble de pratiques, comme les sports de glisse, les massages
et bains californiens, le yoga et les techniques de méditation, l’amour de la
nature et des paysages, le jardinage, la passion du patrimoine et des beaux
objets, les pratiques artistiques (peinture sur soie, céramique, poterie,
danse), le goût du risque et des activités physiques, vont dans le même sens.
La quête hédonistique-sensitive est tout sauf à bout de souffle : nous
assistons à la psychologisation et à la sensualisation du bien-être qui
apparaît comme un cran d’arrêt ou un contrepoids à une culture
dématérialisée et décorporéisée. S’annoncent de nouvelles formes
diversifiées de sensorialité, de sensualité et de tactilité. La désensualisation
ou la désincarnation du monde est un mythe : la vérité est que le bien-être
devient de plus en plus sensitif et polysensoriel, alors même qu’il dépend de
plus en plus des circuits électroniques et informatiques. Le nouvel âge du
bien-être coïncide avec une demande qualitative et émotionnelle de
paysage, de patrimoine, d’environnement harmonieux, de nature et de
culture : tout sauf la disparition des référentiels hédonistes, esthétiques et
sensualistes. L’époque de l’hyperconsommation est paradoxale. Paradoxale
parce qu’elle combine sensorialité et hygiénisme, hédonisme et anxiété,
10
dématérialisation et sensualisme, écran et tactilité .
Ironie de notre époque. Plus notre monde devient immatériel et virtuel
et plus on assiste à la montée d’une culture qui valorise la sensualisation,
l’érotisation, l’hédonisation de l’existence. L’âge hypermoderne enregistre
l’expansion sociale des passions du luxe, le goût pour les voyages, l’amour
de la musique, le succès des bonnes adresses de restaurants, des livres de
cuisine et des grands vins. Le mouvement slow food est à la mode. Et voici
que le rapport à l’écran est lui-même, à présent, associé aux jouissances des
sens, la Toile s’ouvrant aux passionnés de cuisine : d’ores et déjà, on
compte quelque 500 blogs culinaires francophones consacrés aux plaisirs de
la table et aux recettes. La culture écranique s’affirme en même temps que
l’artialisation des styles de vie et l’hédonisation de la consommation. Si une
part importante de la vie se passe devant les écrans numérisés, une autre,
non moins importante, investit la dimension contraire, chargée d’attentes de
plaisirs sensoriels. Homo ecranis n’est pas le fossoyeur d’Homo
aestheticus.
L’état de vidéosurveillance
Mais si les goûts de la sociabilité et les désirs sensuels ne sont pas
véritablement menacés, en va-t-il de même des libertés privées et publiques,
au moment où les caméras de vidéosurveillance gagnent partout du terrain
dans les rues, dans les transports en commun, les centres commerciaux, les
banques, les musées, les résidences privées, les appartements ? Un rapport
publié en 2006 en Grande-Bretagne sonne l’alarme en évoquant
l’avènement d’une « société sous surveillance ». Le réseau national était
estimé à quelque 1,5 million de caméras en 2001 ; il s’élève dorénavant à
4,2 millions. La Grande-Bretagne, qui possède 10 % des caméras de
surveillance installées dans le monde, est le pays le plus télésurveillé de la
planète : un Londonien peut être filmé jusqu’à 300 fois par jour et, pour
l’ensemble du pays, on compte une caméra pour 15 habitants. Mieux : pour
réprimer les petites incivilités publiques, un système de caméras parlantes
va être installé dans une quinzaine de villes afin de rappeler à l’ordre le
contrevenant qui jette un papier par terre ! Désormais, des voitures de
police dépistent les automobilistes sans assurance et sans vignette, grâce à
des caméras fixées sous le rétroviseur et branchées sur ordinateur. Aux
États-Unis, les barrières, les gardiens de sécurité et les caméras de
surveillance constituent le nouvel équipement des gated communities. On
prévoit d’installer sous peu des appareils photo minuscules à
reconnaissance faciale incorporés dans les réverbères ; des drones voleront
dans le ciel pour surveiller les manifestations ; les nouvelles caméras ne
laisseront aucun angle mort et pourront suivre une personne en particulier
grâce à un contrôle informatisé. Elles seront même capables de détecter et
de filmer les mouvements « suspects ».
Jusqu’où ira ce processus ? Tout porte à croire qu’il n’en est qu’à ses
11
débuts tant l’univers hypermoderne coïncide avec un état d’instabilité et
de chaos producteur de turbulences et d’insécurités croissantes. La
disparition du grand clivage Est-Ouest comme la dynamique
d’individualisation extrême de nos sociétés ont pulvérisé les anciens repères
et encadrements collectifs. Le résultat en est un terrorisme planétaire
chronique ainsi que des individus fragilisés, désinstitutionnalisés,
déboussolés, en quête de réassurance et de recommunautarisation ethno-
identitaire. C’est la porte ouverte à une criminalité grandissante ainsi
qu’aux sectes, aux intégrismes, aux mouvements terroristes violents. Tout
laisse à penser que ces phénomènes, créant des paniques collectives et une
terreur au quotidien, vont entraîner un renforcement des mesures de sécurité
peut-être semblables à celles qui sont actuellement appliquées dans les
aéroports. Ce qui s’annonce est une surveillance de plus en plus
obsessionnelle, des écrans omniprésents au nom de la sécurité érigée en
valeur première. Qu’est-ce qui sera en mesure d’arrêter ce mouvement ?
Les mouvements de défense des droits de l’homme pourront dénoncer un
Big Brother électronique et les commissions chargées de la protection des
libertés pourront exiger des contrôles, la destruction des enregistrements
dans un délai relativement court, le droit d’accès aux données pour les
personnes filmées : cela n’arrêtera pas la prolifération des caméras de
télésurveillance dans une société où l’exigence de prévention et de sécurité
est devenue irrésistible.
À l’évidence, le temps des démocraties libérationnistes est derrière
nous. Nous voyons s’affirmer chaque jour un peu plus des démocraties
sécuritaires : moins de réglementations économiques, mais plus de
contrôles des mouvements privés dans les espaces publics. Est-on si loin de
Big Brother, d’une émission de téléréalité sous l’œil permanent de la
caméra et du « vous êtes surveillé » d’une société policière ? C’est ce que
pensent certains courants dénonçant la montée d’un univers orwellien où les
télécrans sont capables d’épier les moindres faits et gestes des citoyens dans
la ville. D’autant que des logiciels nouveaux permettent non seulement de
déceler les comportements apparaissant « suspects », mais aussi, au-delà
même de l’aspect sécuritaire, d’interpréter à des fins de marketing les
hésitations des consommateurs devant un rayon et de déterminer, à partir de
là, des éléments supplémentaires d’information capables de générer l’acte
d’achat. Dérives liberticides ? Atteintes à la vie privée ? Sans encadrement
législatif et sans limitations précises, nul doute que ces risques soient réels.
Reste que ces mesures ne peuvent être systématiquement vouées aux
gémonies dans une démocratie qui doit assurer la sécurité publique, en
cherchant en permanence un difficile compromis entre liberté et sécurité.
C’est ainsi que certains de ces dispositifs de technosécurité ont déjà fait la
preuve de leur efficacité. Les images livrées par les caméras de
vidéosurveillance ont permis à la police britannique d’identifier très
rapidement les auteurs des attentats commis dans les transports en commun
londonien. En fonctionnement depuis 1996 aux États-Unis et depuis 2003
au Canada, le plan « Alerte enlèvement » a été utilisé pour la première fois
en France en 2007, et sa réussite, dans ce premier cas, passe par la
conjonction de deux écrans : celui de la télévision, d’abord, où sont diffusés
un message d’alerte et une photo de la ravisseuse présumée, celui ensuite de
la vidéosurveillance d’un autobus, où la personne est repérée et où des
captures d’écran sont envoyées à la police pour diffusion à la télévision.
La même ambiguïté se manifeste dans les images volées au moyen des
caméscopes et, de plus en plus, des téléphones mobiles. Aspect positif,
lorsqu’un vidéaste amateur réussit à filmer une bavure policière, comme
celle de Los Angeles, au cours de laquelle un Noir est proprement tabassé
par les agents des forces de l’ordre : la surveillance devient ici un moyen de
contrôle de la démocratie et un témoin de ses dérives. En revanche,
comment évaluer le cas des propos tenus en situation privée ou non
officielle, lorsqu’ils sont filmés à l’insu de l’intéressé puis livrés aux écrans
collectifs d’Internet et de la télévision ? On comprend qu’Alain Duhamel,
ainsi « piégé », lors d’une conférence à Sciences Po, sur ses intentions de
vote à l’élection présidentielle de 2007, puisse parler d’un « petit côté
néoStasi », où « il y a toujours quelqu’un qui vous enregistre depuis le
grenier ». Big Brother s’est transistorisé, numérisé, individualisé, risquant
de reconduire la guerre de chacun contre tous, chacun devenant l’espion de
l’autre. Non plus l’Un panoptique du pouvoir suprême, mais les têtes
multiples et micro-individuelles de l’hydre des réseaux. Par là, la société de
néosurveillance peut conduire de fait à une société d’autosurveillance, où
chacun en viendrait à « se surveiller », compte tenu des répercussions
écraniques et médiatiques du moindre propos filmé et répercuté. Le risque
est ici que l’écran se fasse l’instrument d’un politiquement correct
généralisé, de plus en plus prononcé. Le « salope » de l’affaire Devedjian
n’y a pas sa place.
Le cinéma contemporain met en scène, à sa manière, cet âge de
12
télésurveillance .
Michael Haneke, dont le cinéma est tout entier traversé par ces
questions, instille le trouble dès le premier plan de Caché, en faisant sentir
qu’une maison, au bout d’une rue, se trouve surveillée, épiée, filmée. Par
qui ? Les cassettes vidéo que son occupant va recevoir vont faire resurgir de
son passé une culpabilité enfouie ; mais le mystère demeure sur celui qui est
l’œil de la caméra, comme si l’acte de surveiller, émanation du système,
était collectif et anonyme. Les dérives possibles sont ici pointées, qui sont
celles, inquisitoriales et obsessionnelles, de la surveillance permanente et du
viol de la sphère privée. Sujet que le cinéma aborde désormais dans nombre
13
de films . Le personnage d’Inside Job, vigile dans un central de
surveillance, scrute ainsi désespérément jour et nuit les bandes vidéo
enregistrées par les caméras de la galerie marchande où sa femme a été
assassinée, persuadé qu’il y trouvera l’image de l’assassin, son obsession
l’amenant à faire de chaque passant à peine entrevu un coupable possible.
L’information, pour neutre et non spectaculaire qu’elle puisse ici
paraître – des gens qui passent, des rues, la banalité du quotidien –,
n’échappe du coup pas totalement au spectacle. Sur l’écran se raconte une
histoire, à laquelle se laissent prendre ceux qui y sont accros, attendant sans
jamais quitter l’écran des yeux qu’il s’y passe quelque chose. L’absence de
spectacle devient spectacle : l’écran vidéo donne à voir des images que
celui qui les regarde interprète comme un film, qui, parfois, ne raconte rien,
mais qui, parfois, se met à raconter, lorsque le spectacle s’anime ou lorsque
le spectateur se fait, à partir de ce qu’il voit, son propre cinéma. Quitte
même à en devenir comme le metteur en scène : dans Sliver, un maniaque
installe clandestinement des caméras dans les appartements de la tour où il
habite, dont il regarde les images sur une cinquantaine d’écrans vidéo
regroupés dans une salle de contrôle où il se construit son propre film,
zappant d’un écran à l’autre et choisissant, comme dans une opération de
montage, ses propres images. La dérive voyeuriste fait ici l’objet d’un
thriller. Mais, au-delà même du genre choisi, ce qui est pointé dépasse la
seule surveillance : celle-ci s’efface au profit d’autre chose, qui relève du
régime ludique.
L’écran ludique
On rejoint là toute une catégorie d’écrans dont la finalité affichée est
celle du divertissement, du jeu, du spectacle, et dont le rapport au cinéma se
pose par conséquent de façon autrement plus sensible.
1. En juin 2006, on comptait 694 millions d’internautes dans le monde, avec une
progression de plus de 40 % par an dans les pays occidentaux et en Asie.
2. Un blog est créé chaque seconde dans le monde, et, en France, on compte 6 millions
d’espaces personnels visités chaque jour par 8 millions d’internautes, soit plus que
l’ensemble des lecteurs des 50 premiers titres de la presse nationale et régionale.
3. En mars 2007, les acheteurs en ligne ont progressé en France de plus de 30 % en un
an : désormais, plus de 6 internautes sur 10 sont des cyberconsommateurs.
4. Régis Debray, L’État séducteur, Paris, Gallimard, 1993. Sur la question, on peut
retenir, au milieu d’une abondante littérature, Roger-Gérard Schwarzenberg, L’État
spectacle, Paris, Flammarion, 1977 ; François-Henri de Virieu, La Médiacratie, Paris,
Flammarion, 1990 ; Régis Debray, Vie et mort de l’image. Une histoire du regard en
Occident, Paris, Gallimard, 1992 ; Karl Popper, La Télévision : un danger pour la
démocratie, Paris, Anatolia, 1994 ; Paul Virilio, Cybermonde, la politique du pire,
Paris, Textuel, 1996 ; Cass Sunstein, Republic.com, Princeton, Princeton University
Press, 2001 ; Bernard Stiegler, La Télécratie contre la Démocratie, Paris,
Flammarion, 2006. Sur la démocratie électronique, numéro spécial de la revue
o
Hermès, n 26-27, 2000, et, de manière plus générale, les travaux de Dominique
Wolton, notamment Internet, et après ? Une théorie critique des nouveaux médias,
Paris, Flammarion, 2000, et Sauver la communication, Paris, Flammarion, 2005.
5. Guy Debord, La Société du spectacle, Paris, Champ libre, 1971, p. 13.
6. Benjamin R. Barber, Strong Democracy : Participatory Politics for a New Age,
Berkeley, University of California Press, 1984.
7. Pierre Rosanvallon parle ainsi de « contre-politique », d’une démocratie de
surveillance, d’intervention et d’expression, s’affermissant sur fond d’érosion de la
démocratie d’élection : La Contre-démocratie. La politique à l’âge de la défiance,
Paris, Seuil, 2006. Dans le même esprit, Jacques Julliard relève que « la démocratie
gouvernée s’ouvre à des formes nouvelles de démocratie gouvernante », Le Débat,
o
n 143, « Nous, le peuple. Crise de la représentation », janv.-fév. 2007, p. 15.
8. Azi Lev-On et Bernard Manin, « Internet : la main invisible de la délibération »,
Esprit, mai 2006.
9. Ce qui n’empêche nullement – est-il besoin de le préciser ? – la déferlante de
l’individualisme autocentré, le recul de certaines formes d’entraide entre les
personnes, le déchaînement de l’argent-roi et du « chacun pour soi ». Sur les voies
antagonistes de l’individualisme en rapport avec les valeurs éthiques, Gilles
Lipovetsky, Le Crépuscule du devoir. L’éthique indolore des nouveaux temps
démocratiques, Paris, Gallimard, 1992.
10. Sur tous ces points, Gilles Lipovetsky, Le Bonheur paradoxal, op. cit., p. 197-212 et
257-261.
11. Déjà, on s’apprête à mettre en place, dans les maternités, un système de surveillance
des bébés dans leur berceau, par le biais d’un bracelet électronique. Une firme
américaine commercialise en 2007 des chaussures de basket renfermant dans leur
talon un système GPS qui permet de suivre sur écran le parcours de celui qui les
porte : l’écran comme un nouveau fil à la patte… Et l’on vient de commercialiser un
système GPS destiné à localiser les déplacements de l’enfant dans la ville.
12. L’art vidéo, depuis les années 1970, s’en est également emparé, certaines installations,
comme celles de Bruce Nauman ou de Dieter Froese, relevant de ce qu’on appelle
précisément « surveillance-art ». Voir Michael Rush, Les Nouveaux Médias dans l’art,
Paris, Thames & Hudson, 2005, p. 125-135.
13. Voir des exemples dans Marie-Thérèse Journot, « Journal filmé et caméra de
surveillance : les emplois paradoxaux de la vidéo dans le cinéma des années 90 », in
Odile Bächler, Claude Murcia, Francis Vanoye (dir.), Cinéma et audiovisuel.
Nouvelles images, approches nouvelles, op. cit., p. 75-80.
14. En 2005, aux États-Unis, le business des jeux vidéo a atteint la somme de
10,5 milliards de dollars, un score comparable à celui du cinéma (10,3 milliards).
15. Cité par Alain et Frédéric Le Diberder, L’Univers des jeux vidéo, Paris,
La Découverte, 1998, p. 53.
16. Les jeux vidéo s’ouvrent de plus en plus à l’interactif et au partage en commun de
l’expérience ludique. Combinant jeu vidéo, DVD et téléphone mobile, Vitatemporis,
un jeu créé en 2005, inclut dans un jeu de piste mené à plusieurs l’envoi de SMS et
l’entrée de l’énigme résolue sur DVD.
17. « Cette débauche d’effets spéciaux a su combler une génération de jeunes spectateurs
nourrie à la PlayStation » (Guillaume Fraissard, « Halle Berry, James Bond et la crise
de la quarantaine », Le Monde, 6 avril 2007).
18. Sur la technologie numérique et l’art des hybridations, Edmond Couchot et Norbert
Hillaire, L’Art numérique. Comment la technologie vient au monde de l’art (2003),
Paris, Flammarion, « Champs », 2005, p. 108-115.
19. Jean Serroy, Entre deux siècles, op. cit., p. 689 et 590.
20. Alain et Frédéric Le Diberder, L’Univers des jeux vidéo, op. cit., p. 170.
21. Question posée par Véronique Mortaigne et Odile de Plas, « L’image en renfort de la
musique », Le Monde, 20 janvier 2007.
22. Pour un clip qui dure 3 minutes, on ne compte pas moins, en général, de 50 plans, soit
3 à 4 secondes par plan.
23. Ce ne sont plus seulement les lieux à la mode qui se peuplent d’écrans mais la mode
elle-même qui s’emploie à investir les écrans numériques à usage personnel. Déjà,
fabricants et grandes marques (Prada, Dolce & Gabbana, Levi’s) développent des
téléphones mobiles combinant haute technologie et design « branché ». Voici l’écran
qui s’installe dans le registre de l’accessoire de mode : une techno-luxe qui est un
écran-mode, variante individuelle et distinctive de l’écran d’ambiance.
24. Jean-Paul Fargier, « Histoire de la vidéo française. Structures et forces vives », in La
Vidéo entre art et communication, Paris, École nationale supérieure des beaux-arts,
1999, p. 50. Plus précisément, sur l’art vidéo, consulter : Françoise Parfait, Vidéo. Un
art contemporain, Paris, Éditions du Regard, 2001 ; Florence de Mèredieu, Art et
nouvelles technologies. Art vidéo, art numérique, Paris, Larousse, 2003 ; Michael
Rush, L’Art vidéo, Paris, Thames & Hudson, 2007.
25. Été 1995, in La Vidéo entre art et communication, op. cit., p. 7.
26. Entretien avec Jean Serroy.
27. « Pour en finir avec “l’art vidéo”, in La Vidéo entre art et communication, op. cit.,
p. 162.
28. La progression de ces sites est étourdissante : YouTube, le site leader de vidéo
américain, qui avait 325 000 visiteurs en janvier 2006, en reçoit 3,5 millions en
janvier 2007, soit une augmentation de 1000 %. Et Dailymotion, quasiment inconnu
en janvier 2006, avec seulement 169 000 visites, en affiche plus de 3 millions en
décembre, soit 1 715 % de progression en un an !
29. Edmond Couchot et Norbert Hillaire tracent l’histoire de cet art numérique et en
proposent un large panorama dans L’Art numérique, op. cit. Les pages qui suivent leur
empruntent certains exemples. À voir également : Jean-Pierre Balp (dir.), L’Art et le
o
Numérique, Les Cahiers du numérique, n 4, Paris, Hermès, 2000 ; Christiane Paul,
L’Art numérique, Paris, Thames & Hudson, 2004 ; Rachel Green, L’Art Internet,
Paris, Thames & Hudson, 2005.
30. Edmond Couchot et Norbert Hillaire, L’Art numérique, op. cit., p. 206-207.
31. En février 2007, le premier festival consacré à la création sur Internet, organisé à
Romans, est parrainé par des partenaires comme le ministère de la Culture et de la
Communication, TF1, M6, Reporters sans frontières, TV5 Monde, 20 minutes, Art &
You, Psychologies, AOL, Microsoft Expression, MySpace…
32. La télévision elle-même fait aujourd’hui place à ces visuels. En France, une émission
de Canal + s’intitule Les Films faits à la maison ; en Angleterre, Channel Four diffuse
un magazine, Home Made, entièrement composé de vidéos fournies par des cinéastes
amateurs, et ITV montre l’actualité dans une émission, I was There. The People’s
Review, à travers des scènes filmées par les spectateurs eux-mêmes.
33. Cette nouvelle passion individualiste de masse se trouve stimulée, qui plus est, par
différents sites qui invitent les internautes à mettre en ligne leurs photos et vidéos.
Chacun devient un ciné-reporter amateur en puissance.
34. C’est ce que révèle le festival Pocket Films, organisé à Paris pour la troisième fois en
2007, qui présente sur grand écran 200 productions de « films de poche » réalisés par
et pour téléphone mobile.
35. Pour faire obstacle à cette pratique, la loi française interdit, désormais, aux internautes
de diffuser des photos et vidéos montrant des violences contre des personnes.
36. o
Voir la mise au point de Benoît Yvert, « L’avenir du livre », Le Débat, n 145, mai-
août 2007.
CONCLUSION
La cinévision du monde
Il était une fois le récit
C’est une belle histoire que raconte le long film de l’histoire du
septième art. Une histoire que tout sépare, sur bien des points, de celle de
l’art moderne, marqué au coin de la rupture, de la dissonance, de la
transgression de ses limites, de ses objets, de sa définition même. Ce qui
e
caractérise en effet l’art du XX siècle, c’est un processus de subversion
radicale et permanente de ses propres formes. Le travail révolutionnaire des
avant-gardes et ses ruptures en chaîne ont construit l’histoire moderne et
contemporaine de la peinture, de la sculpture, de l’architecture, de la
musique, de la danse, de la littérature. Chacun de ces arts est passé à sa
manière, au cours du siècle, par une dénonciation systématique des formes
classiques d’expression, rompant avec les écoles et les styles précédents,
allant jusqu’à remettre sa propre nouveauté en cause et – degré ultime –
jusqu’à contester l’art lui-même. Ruptures qui se sont doublées de
l’affirmation véhémente de l’autonomie d’un art n’ayant plus d’autre but
proclamé que d’obéir à ses propres lois en s’émancipant de tout rapport
significatif au monde et à l’expérience vécue. En regard, l’histoire du
cinéma apparaît étonnamment peu conflictuelle et déchirée, sans heurt
brutal, sans négation de lui-même. Sans rejet, sans incompréhension, sans
divorce avec l’opinion de masse. Alors que les arts d’avant-garde n’ont pas
cessé de déconstruire l’espace de la représentation et de l’harmonie, au
point d’en devenir peu compréhensibles, le cinéma, lui, s’est inscrit
continûment dans l’espace de la séduction narrative et esthétique, à travers
des histoires qui, fussent-elles extraordinaires, ont toujours été
immédiatement « parlantes » pour le très grand public. La question, dès
lors, se pose de savoir à quoi tiennent pareils destins hétérogènes.
Au principe de ce cours « tranquille » du cinéma se trouve, à l’évidence,
la forte pression des exigences commerciales. Mais celles-ci n’épuisent pas
la question. D’autres facteurs méritent d’être soulignés.
Emportée par sa volonté de déconstruction et de réflexivité
métadiscursive et métafigurative, l’aventure moderniste a eu notamment
pour effet de mettre à mal l’un des éléments les plus constitutifs, les plus
universels de la vie culturelle et sociale : le récit. Depuis le fond des âges,
les cosmogonies, les mythes, les religions ont structuré les cultures
humaines en racontant une histoire sacrée, le temps fabuleux des
commencements, l’origine et la création du monde, la manière dont celui-ci
a été modifié, enrichi ou appauvri. L’oralité d’abord, puis l’épopée, le
théâtre, le roman, la musique, la peinture ont pris la suite ; en racontant ou
en illustrant des histoires, des contes et des légendes, ils ont offert à
l’homme le récit de ses rêves et de ses angoisses. Par quoi le récit apparaît
comme une dimension première, sans doute inéliminable, de la vie
humaine-sociale, dans la mesure où l’homme est l’être dont l’existence
même est « histoire » faite de passé, de présent et de futur, laquelle se dit
dans les mythes, dans les légendes, dans les récits. C’est cette dimension
anthropologique et originelle, encore si recherchée aujourd’hui par les
enfants mais si malmenée par le modernisme artistique, qu’a prise en charge
le cinéma. Et ce simplement, naïvement, presque : il a pris le relais des
formes expressives qui remplissaient autrefois cette fonction « primitive ».
Voir un film, c’est savoir qu’on va nous raconter une histoire et l’attendre
en quelque sorte avec un « plaisir d’enfant ».
C’est du reste sans doute ce qui explique, au-delà des raisons
économiques et commerciales, la force et le succès continus, depuis Griffith
jusqu’à Spielberg, du cinéma américain. Simple, assumant sans complexe
les normes génériques du récit, il dit ce qui fait la condition et l’existence
humaines : l’amour et la haine, la vie et la mort, le bonheur et le malheur, la
paix et la guerre, le bien et le mal, le rire et les larmes, le beau et le laid, la
jeunesse et la vieillesse, le plaisir et la souffrance, l’espoir et le désespoir.
C’est moins sa puissance de diffusion matérielle qui lui a permis d’occuper
une position dominante que le fait qu’il ait réussi à offrir aux yeux et au
cœur des hommes de tous pays et de toutes cultures les grands archétypes
du récit « éternel » racontés de façon telle que chacun peut s’y reconnaître
et s’y retrouver aussitôt.
C’est par là que le cinéma exerce l’une de ses grandes fonctions
sociales. Nourrissant par ses récits le besoin d’un ailleurs des hommes, il
crée du lien entre eux, il assume sa spécificité originelle, qui était de réunir
dans une même salle des gens divers levant le regard vers le même écran. Si
les conditions de réception ont changé, si la télévision, le DVD, le
téléchargement constituent autant de façons nouvelles de voir un film en
dehors même de la salle, il n’en reste pas moins que, à travers tous ces
modes de consommation, il continue à réunir les spectateurs autour d’un
même spectacle. La convivialité des réunions entre amis, les discussions sur
le film qu’on a vu et dont on discute le lendemain avec son collègue de
travail, la publicité autour de la sortie des films en salles, mais aussi en
DVD : autant d’éléments qui font du cinéma une sorte d’objet commun,
partagé, de lieu culturel où l’on vient communier dans un même esprit
d’adhésion et de conviction. Cathédrale du siècle, rituel, a-t-on dit, boîte
magique en tout cas, faisant lien social.
Et, sur ce plan, nul doute que le cinéma réussit mieux que les autres
arts. Aucun autre art, traditionnel ou nouveau, ne remplit aussi
complètement cette fonction de raconter aux hommes des histoires et de
susciter leurs émotions et leurs discussions. Aucun autre art ne possède une
force de pénétration comparable : de toutes les machines à rêver inventées
par le génie humain, le cinéma est non seulement la plus ingénieuse mais
e
probablement la plus performante. Les hommes du XX siècle se sont
ouvert, grâce à lui, les territoires de l’imaginaire d’une façon totalement
inédite, à travers un dispositif donnant l’illusion de la vie dans son
mouvement même. Leurs rêves leur ont été projetés, visualisés, comme par
magie, sur l’écran. Tout un monde d’irréalité s’est offert à leurs yeux
éblouis, dans le mystère de la salle obscure. Une puissance d’imaginaire
exceptionnelle en ce que le cinéma a pour caractéristique d’être un art
global qui opère la fusion de l’espace et du temps, de l’œil et du verbe, du
mouvement et de la musique. « C’est une musique qui nous atteint par
1
l’intermédiaire de l’œil », disait Élie Faure . Sa nature d’art composite,
sollicitant l’image, la narration, la musique, et réalisant d’une certaine
manière cette fusion des arts que recherchaient déjà les artistes baroques, lui
a donné une puissance sans pareille. David Lynch lui prête ce pouvoir : « Le
cinéma est un moyen de dire ce que personne ne peut dire avec des mots,
sauf peut-être par la poésie. Il est en soi un langage, qui est la combinaison
de plusieurs arts, un langage infiniment beau et infiniment profond, qui peut
2
raconter toutes les histoires . » Globalité séductive qui l’a sans doute
protégé des entreprises de déstructuration moderniste. En ce sens, tout
donne à penser qu’il y a dans le cinéma lui-même, dans son « être », des
caractéristiques qui l’ont conduit à s’affirmer comme un art de séduction
immédiate s’adressant à tous.
Cette puissance d’imaginaire va au-delà du seul plaisir de l’évasion.
Historiquement, le cinéma a été un élément essentiel dans la formation
même de la conscience moderne et particulièrement américaine. Au sein
d’un pays d’immigrants ayant chacun leurs propres origines et leurs propres
traditions, il a été le moule unificateur où, par la puissance d’images
partagées, s’est opérée, comme le dit le film fondateur de Griffith, la
Naissance d’une nation. Depuis, il n’a jamais cessé d’être le vecteur de ce
qu’est devenue l’Amérique, tant du côté d’un imaginaire collectif de liberté
individualiste – l’« American dream » – que de celui d’une réalité sociale
affichant sous toutes ses formes modernes le mythe de l’abondance et de la
consommation : le confort ménager, la voiture, la pelouse verte devant la
maison individuelle. Cette American way of life, Hollywood l’a concrétisée
en images non seulement pour les Américains eux-mêmes, mais, plus
largement, pour le monde entier, en en faisant une sorte de standard
universel. À cet égard, on peut tenir le cinéma pour l’une des grandes
e
puissances d’acculturation ayant forgé la modernité du XX siècle.
Sans doute les temps ont-ils changé, mais, dans un monde devenu
hypermédiatique, le rôle social du septième art, contrairement à ce que l’on
affirme parfois, n’est nullement sur une pente déclinante. Voici que l’on
s’adresse désormais au cinéma pour réveiller les consciences et peser sur les
grandes institutions. Il vient ainsi à la rescousse des organisations
internationales elles-mêmes, comme c’est le cas avec le festival
international du film sur les droits humains explicitement organisé comme
3
une réponse à l’inefficacité du Conseil de l’ONU en la matière . Plus
largement, son influence se mesure à la prise de conscience collective qu’il
cristallise – voir le succès mondial obtenu par Al Gore alertant sur le
réchauffement de la planète dans Une vérité qui dérange – ou aux effets
« politiques » qu’il produit : Indigènes, par ses effets immédiats sur les
pensions des anciens combattants, a réussi là où plus d’un demi-siècle
d’action (ou d’inaction) politique n’avait rien donné. Autre manifestation de
cette puissance sociétale : la Palme d’or obtenue à Cannes en 2007 par
Cristian Mungiu pour 4 mois, 3 semaines, 2 jours a rendu à la Roumanie
une fierté perdue et une confiance à laquelle le pays aspirait depuis la chute
de Ceausescu, créant une véritable euphorie jusque dans le pays profond et
jouant comme un fort élément d’identité nationale retrouvée. S’il a été, et
s’il est toujours, cette industrie du rêve, qui a captivé et fasciné les hommes
avides de vivre à travers lui autre chose que la réalité, il est devenu aussi un
vecteur de débats collectifs à travers des films événements qui, sensibilisant
le public, font changer les choses, et ce au moment où s’érode le pouvoir
des politiques et des intellectuels. Dans la société d’hyperconsommation, le
cinéma éveille plus largement les consciences que les prises de position des
« maîtres à penser ».
Le monde comme cinévision
Si le cinéma remplit une fonction narrative-expressive-onirique
majeure, cette dimension n’est cependant pas unique. Il est une autre
fonction, insuffisamment mise en relief et pourtant cruciale, qui ouvre une
tout autre perspective : le cinéma est ce qui construit une perception du
monde. Non pas seulement selon le rôle classique que l’on accorde à l’art,
dont la fonction esthétique est en effet de faire voir, à travers l’œuvre, ce
que l’on ne voit pas d’emblée de la réalité. Mais, plus radicalement, en
produisant de la réalité. Ce que le cinéma donne à voir, ce n’est pas
seulement un autre monde, celui du rêve et de l’irréel, mais notre monde
lui-même devenu un mixte de réel et d’image-cinéma, un réel hors-cinéma
passé au moule de l’imaginaire-cinéma. Il produit du rêve et de la réalité,
une réalité remodelée par l’esprit cinéma, mais nullement irréelle. S’il
permet l’évasion, il invite aussi à redessiner les contours du monde. Il offre
une vision du monde : ce que nous appelons la cinévision.
Par quoi le cinéma illustre ce qu’Oscar Wilde disait, de façon
provocante, en s’appuyant en 1889 sur les arts alors dominants, la littérature
et la peinture : « La vie imite l’Art, beaucoup plus que l’Art n’imite la
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Nature . » Opérant ce renversement, Wilde relève lui-même que « c’est une
théorie qu’on n’a jamais émise, mais [qui] est extrêmement féconde et jette
une lumière tout à fait nouvelle sur l’histoire de l’Art », un art interprété
depuis Platon à la lumière du prisme de la mimesis. Alain Roger parle à ce
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propos, fort justement, d’une « révolution copernicienne de l’esthétique » ;
portant sur l’art du paysage, son analyse met en avant un concept clé utilisé
par Charles Lalo, qui le tenait lui-même de Montaigne : l’artialisation de la
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nature . Cette problématique théorique est fondamentale et d’une richesse
exceptionnelle pour l’intelligence de la fonction transculturelle ou
civilisationnelle du septième art : s’appliquant parfaitement au cas du
cinéma, l’idée d’artialisation vaut plus encore pour lui que pour aucune
autre forme d’art. Lui qui n’a longtemps été vu que comme le lieu de
l’irréel, jusqu’à susciter des expressions pour le dire – « c’est du
cinéma » –, lui dont la force magique d’illusion a emporté son public dans
les rêves les plus irréalistes, voilà qu’il a forgé le regard, les attentes, les
visions de l’homme moderne et, plus encore, en les amplifiant, les
élargissant, les démultipliant, ceux de l’homme hypermoderne. Il est devenu
l’un des instruments principaux de l’artialisation de l’univers
hypermoderne.
Le processus est en marche dès que les stars en viennent à illuminer
l’écran de leur beauté. Les étoiles, les vamps, les divas, toute cette
constellation qui se met à transfigurer l’univers cinéma dans les années
1920, produisent et nourrissent non seulement des rêves, mais aussi des
comportements bien réels, touchant à la mode, à l’habillement, à la coiffure,
au maquillage, aux manières d’être. Tout en étant lointaine, inaccessible,
stellaire, la star des temps modernes a transformé les comportements, fait
évoluer les mœurs, engendré des attitudes. Dans À bout de souffle,
Belmondo, la nouvelle star des années 1960, se passe le pouce sur la lèvre,
comme il a vu Bogart le faire si souvent dans ses films. Et, aujourd’hui, le
look cinéma, cette façon de se tenir et de se donner à voir aux autres, s’est
imposé et diffusé socialement à travers une nouvelle esthétique de soi : le
glamour, la séduction affichée et spectaculaire, se montrant en tant que telle
sans retenue, sans fausse pudeur, comme par excès. Si la cigarette a disparu
sous les diktats sanitaires, les lunettes noires, la redingote mi-longue, le
blouson aviateur, les grandes écharpes, le débardeur, la saharienne, le 4x4,
tout un concentré de polar, d’Indiana Jones, de Matrix, de Men in Black est
porteur d’une séduction au carré, qui s’exhibe, emphatique, rayonnante,
spectaculaire. L’érotisation elle-même, qui gardait quelque chose du
mauvais genre avec la vamp et la pin-up, devient manière naturelle d’être,
comme acclimatée, bimboïsée par le cinéma. Le monde des apparences
baigne à présent dans un glamour légitime quasiment à tout âge : le cinéma
lui a dicté sa loi. On veut se voir et être vu un peu comme les idoles du
grand écran resplendissent plein cadre sur l’écran.
Cette cinématisation s’est infiltrée un peu partout, nombre de sphères de
la vie sociale en venant à imiter l’univers-cinéma. Le phénomène de la
starisation lui-même, né du grand écran, annexe les milieux des créateurs,
de la politique, du sport, des people, dont les magazines spécialisés
diffusent l’image à l’attention des foules. Mais le processus dépasse
largement le cercle des célébrités starisées. Dans le domaine de la mode et
du luxe, au-delà des seules lignes de maquillage, de vêtements, de bijoux, et
des stars qui se font ambassadrices des marques, c’est de plus en plus
l’esprit cinéma qui régit les grand-messes du secteur : plus un seul défilé
qui ne soit scénarisé, mis en image et en spectacle comme un film. Il y a
peu encore, on présentait des robes dans la discrétion des grandes maisons
de couture : aujourd’hui, on offre un hyperspectacle, un show avec thème,
décors, installations, sunlights, musique hi-fi. Les architectures
commerciales font de même : les malls, les bars, les restaurants, les lieux de
vie branchée s’organisent comme des décors de films. Les Tex Mex et les
Buffalo Grill sortent des westerns, Planet Hollywood affiche carrément
d’où il vient. Les sons et lumières, les parcs de loisir, Disneyland, Le Puy
du Fou, présentent des spectacles scénarisés, des attractions à thème, des
décors de studio, des acteurs et des figurants.
Cette dynamique ne s’arrête pas là. Las Vegas, création totalement
irréaliste, surgie en plein désert, déroule, au milieu des cascades, des jets
d’eau, des décors de carton pâte, des salles de jeux, des lumières et des
strass, un Strip qui aligne tout l’imaginaire hollywoodien, Cecil B. DeMille
et Steven Spielberg, tigres du Bengale et Harley-Davidson, Pirates des
Caraïbes et flambeurs de Casino. Des villes entières sont comme mises en
scène : Solvang, en Californie, raconte l’immigration danoise, avec maisons
typiques, moulins à vent, fermes du cru, boulangeries et pâtisseries
scandinaves ; le centre de Prague, restauré, est repeint aux couleurs d’un
décor d’opéra prêt à recevoir son Amadeus. Un peu partout, les centres-ville
sont de plus en plus traités à la manière de décors, éclairés par des jeux de
projecteurs, façonnés par des urbanistes-scénographes, dessinés par des
designers-décorateurs, mis en scène selon une dramaturgie à visée
touristique qui, cadrant le regard, impose une cinévision. On les visite
comme on regarde un film. Les musiciens des rues, convoqués pour animer
les lieux, créent un bain sonore permanent qui plonge le touriste dans
l’équivalent d’un film : en les entendant, il s’y croit. La réalité a rejoint un
rêve filmé, mélodisé et rythmé au son attendu des violons et des
accordéons. Les lumières et le musical se répondent dans un vrai-faux réel,
un vrai-faux film : le tourisme, comme univers-cinéma.
L’Amérique, tout particulièrement, est immédiatement ressentie, par
ceux qui y débarquent, comme du cinéma, avec ses deux grands décors
privilégiés : l’immensité de ses espaces, qu’on dirait sortis d’un western ou
d’un road movie, et la verticalité de ses villes, dont les gratte-ciel, les rues,
les bruits, les sirènes des voitures de flics, la fumée qui sort des plaques de
rue, les lumières dans la nuit, donnent l’impression de se trouver dans une
comédie romantique ou un thriller d’action. Le pays qui a plus que tout
7
autre fabriqué le cinéma se retrouve comme fabriqué par lui .
Même les œuvres d’art n’échappent plus ni à la scénarisation ni à la
spectacularisation extrême, principes lancés, magnifiés, surdéveloppés par
le cinéma. Le grand écran, qui a habitué l’œil au très gros plan et à la vue
panoramique en cinémascope, n’est sans doute pas étranger au surgissement
dans l’art contemporain d’après-guerre d’œuvres de très grand format.
L’expressionisme abstrait, le land art, les environnements et les installations
font éclater le petit format et offrent à celui qui regarde la démesure
gigantesque du spectactulaire. Les artistes pop donnent au gros plan toute sa
force d’impact dans des toiles de grande dimension qu’ils focalisent sur un
objet unique, en technicolor et en noir et blanc, et l’hyperréalisme utilise le
plan large, « cinémascopique », comme une nouvelle façon de cadrer la
réalité. Des architectures-spectacle (Gehry, Mayne, Foster, Sanaa,
Libeskind, Herzog & de Meuron) voient le jour, qui apparaissent au public
comme des images géantes et fascinantes tirées d’un film. Dans les musées,
la muséographie conçoit volontiers les visites comme des itinéraires
dramatisés, et les expositions paraissent raconter une histoire que déroulent
panneaux, photos, films vidéo. L’éclairage, la mise en espace, l’accrochage
même : autant d’éléments d’une véritable scénographie qui ne rechigne
parfois pas même à de véritables effets spéciaux. Au point que, lorsqu’on
expose Poussin à la lumière naturelle du Grand Palais, sans effets, sans mise
en scène, sans éclairage, le public a l’impression de ne rien voir et se plaint
du manque de spectacle ! Il en va également ainsi des mises en scène de
théâtre ou d’opéra : les décors, les lumières, les costumes y empruntent
volontiers à tout l’appareil du cinéma, et, tandis que les grandes scènes
internationales font désormais défiler la traduction, comme en v.o. sous-
titrée, de ce qui est en train d’être chanté, il n’est pas rare qu’au fond de la
scène un grand écran se déploie, pour donner à voir comme un écho
d’image.
Le style-cinéma a envahi le monde : on le voit désormais sans le voir,
modelé que l’on est par lui, baignant dans les images qui, à partir de lui, ont
innervé les écrans qui nous entourent. Certains ont dit que le spectacle nous
dépossède de la « vraie » vie. Sans doute. Néanmoins, à l’âge du tout-écran,
il la leur rend, non moins riche mais différente, « cinématisée »,
reconfigurée par la spectacularisation venue de l’écran. À l’heure où l’on
parle de second life virtuelle, la vie elle-même est déjà largement une ciné-
life. Le cinéma s’est en quelque sorte glissé dans l’existence concrète des
hommes, dans les gènes de notre quotidienneté. Truffaut disait que le
cinéma est supérieur à la vie. Oscar Wilde, d’une certaine façon, lui donne
raison : aux temps hypermodernes, la vie en est venue à imiter le cinéma.
Cette généralisation du processus de cinématisation a donné lieu à une
avalanche de critiques dénonçant le contrôle des comportements,
l’appauvrissement des existences, l’effondrement de la raison, la
déréalisation du monde, le formatage de la culture. Autant d’interrogations
philosophico-sociales de fond, soulevées par les penseurs critiques de
l’hypermodernité, qui témoignent du fait que le cinéma ne se réduit pas à un
simple divertissement de masse : il est devenu monde et style de vie, écran
global et ciné-vie. À cet égard, on ne saurait penser la cinévision
hypermoderne sans une réflexion de type transpolitique, transsocial et
transmédiatique impliquant le devenir de l’individualité dans son rapport à
l’existence.
Que nous soyons témoins d’une montée en puissance de la
superficialisation des images, d’une « peopolisation » des médias, d’une
tendance au calibrage des produits culturels, tout cela est peu contestable et
justifie, ô combien, les nombreuses dénonciations et mises en garde
relatives à la spectacularisation du monde. Mais est-il légitime, à partir de
là, de stigmatiser la standardisation des esprits et des modes de vie ainsi que
la paupérisation du monde esthétique et imaginaire ? On peut en douter. La
vérité est que la diffusion généralisée du style-cinéma s’accompagne plutôt
d’une tendance à l’élévation des exigences esthétiques du plus grand
nombre. Nous sommes moins à l’heure de la prolétarisation du
consommateur et de la destruction des existences singulières qu’à celle de
l’artialisation généralisée des goûts et des modes d’existence. Ciné-life,
cinémania, ciné-vision, cela ne veut pas dire immersion totale dans le
monde des images. Si l’empire de celles-ci s’amplifie, il en va de même de
la capacité de réflexivité et de distance des individus envers le monde tel
qu’il va et la culture telle qu’elle se donne. Ce que l’univers écranique a
apporté à l’homme hypermoderne, c’est moins, comme on l’affirme trop
souvent, le règne de l’aliénation totale qu’une puissance nouvelle de recul
critique, de détachement ironique, de jugement et de désirs esthétiques. La
singularisation y a plus gagné que le moutonnement grégaire.
Là est l’honneur du cinéma : lorsque la vie cherche à ressembler au
cinéma, se développent les visées esthétiques et l’affirmation accrue des
singularités. Mais, en même temps, dans ce couple infernal où la fièvre
individualiste de la satisfaction va de pair avec la déception, les rêves avec
leur cortège de désillusions et de frustrations vont croissant. La lumière
écranique a sa part d’ombre : quand l’écran devient refuge, la vie s’estompe
dans le leurre de la procuration et dans la banalité médiocre du formaté.
Point d’effondrement de la culture de la singularité dans le règne de la
barbarie esthétique, mais point non plus de triomphe de ce que Valéry
appelait la « valeur esprit ». Point de film catastrophe, point non plus de
happy end.