Decoupage
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Vincent Amiel, Cilles Mouëllic et José Moure
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I)| CLRtsÏ Presses [lniversifaires de flennes
J e a n-Pi e rre 5i roi s-Tra h an
. 1- Crtte recherche a été rendue possible grâce au soutien financier du Conseil de recherche en
sciences humaines du Canada (CRSH).
. 2 - Pow mes écrits qui relèvent de ce beau souci, voir en paticulier les chapitres 6,7 et I de
ma thèse : Découpage, dutomdtes et #ce?üon : aspects du cinéma et de ses débuts (1886-1915),
thèse de doctorat (Ph. D.), non publiée, Montréal/Paris, université de Monuéal/université de
Paris lll-Sorbonne-Nouvelle, 2007, 494 f. ; voir aussi « Le passage de la barre : transformation de
la mise en scène dans le cinéma des premiers æmps », in Laura Vichi (ür.), L'uorno uisibile. The
Visible Man, Udine, Forum, 2002, p.33-41; ainsi q.ue Le regard propre et le regard aute : drux
modts de réception spectatoriellr dans le cinéma dzs premiers temps (1895-1915), thèse de maîtrise
(M. A.), Monréal, université de Montréal, 1999, 100 f.
6t f eon-Pierre Sirois-Trohon
faire servir cette réception hallucinatoire dans Ie sens de son spedacle. Pour faire
croire à la réalité de ses trucs, i[ a besoin de cette illusion du réel : la description
d'un tour de magie dans une fiction, un roman par exemple, n'a aucun intérêt - il
faut une croyance à la réalité des images.
Ce proto-découpage va se généraliser dans les années qui suivent et devenir
une convention assez fortejusquen 1908-1913. I1 ne s'agissaitpas d'un découpage
primitif élémentaire ou fruste, mais d'une représentation complexe, découlant de
recherches picturales pluriséculaires, qui créait une impression de même s?dtio-
temporalité entre ce qui est représenté, ici et maintenant, et les spectateurs dans
la salle. C'est pour cela que. Méliès s'adresse aux spectateurs et non àla caméra.
flautre chose importante, c'est que les premiers spectateurs regardaient ces
images avec leurs regards propres : comme ils avaient devant eux un trompeJ'æil
du réel, il n'était pas question de s'identifier à un regard dutre, colui de la caméra.
Le chqmp et Iq borne
Après avoir dit pourquoi Méliès appliquait ces règles, encore faut-il expliquer
le comment. Après ces premiers résultats, je suis tombé par hasard sur un ouvrage
publie en 1970 pâr un modeste employé de la SCAGL, Pierre Tiimbach : Quand
ontournaitlamaniaelle... ilya60ans... oulesrnémoiresdunopérateurdelaBelle
Époqor. Ils'agit certes de souvenirs, mais l'ouvrage est assez précis sur le métier
quand on le croise avec des manuels de l'époquea. Un passage a retenu mon atten-
tion : Tiimbach décrit comment on préparait le découpage en plan-tableau à la
Méliès, ce qu il appelle o limiter le champ d'évolution des artistes ». Je résume son
explication qu'il accompagne d'une illustration :
1. On plante d'abord [e décor en trois panneaux;
2. On installe la caméra pour que le cadrage épouse le décor de façon très
précise, en l'avançant ou en la reculant Pâr raPPort à celui-ci;
3. Cette installation se fait à la hauteur du creux de l'estomac Pour ne pas,
dit-il, que les acteurs soient déformés en hauteur;
4. Ontacele champ d'évolution des artistes au sol à l'aide d'un mince filin.
Ce filin est attaché à chaque bout du décor et passe par le trépied de la
caméra. Cela forme un triangle;
5. Il
restait à indiquer aux acteurs jusqu'or) ils pouvaient s'avancer « sans
risquer de se faire "couper la tête" ,, dit-il. Un machiniste avançait alors
depuis le milieu du décor. IJopérateur surveillait dans le viseur le moment
otr le premier arrivait n aux limites du cadre de l'appareil ». Aux pieds du
machiniste, une latte était clouée. n Là, l'artisteétait encore en pied »,
nous dit Tiimbach. Il désigne ainsi la grandeur naturelle, celle qui assure
l'effectivité du trompe-l'æil. Et il ajoute sur les comédiens : « Les artistes
savaient qu ils ne devaient pas sortir de ce champ5. ,
Ce n champ de l'évolution des artistes , n était pas le champ tel qu on le conçoit
aujourd'hui, ce monde diégétique vu à l'intérieur du cadre. Ce champ premier
était plutôt un trompe-l'æil de I'espace scénique et ne comportait pas de hors-
champ, mais bien un hors scène correspondant aux coulisses et à la salle réelle
avec ses spectateurs, créant ainsi l'illusion d'une même spatiotemporalité - une
immersion dans le théâtre Robert-Houdin chez Méliès, par exemple.
Cette description du premier découpage se retrouve telle quelle dans plusieurs
manuels de cinématographie jusquen l9l4.La latte est parfois remplacée par
une ficelle, une trace à la craie, le bord d'un tapis ou d'une scène surélevée pour
marquer la limite du champ. J'ai choisi de regrouper ces difftrentes marques de
limite sous le concept de barre6, dans la mesure où elles barrent le chemin aux
acteurs et à la camérr. À la lecture des manuels, cette barre s'impose comme une
règle normative forte, peut-être la seule du cinéma des premiers temps. Linterdit
de la barre correspond, par le trompe-l'æil scénique, à la censure de la rampe au
théâtre qui départage le monde de la scène et celui du public. Lemboîtement du
trompe-l'æil est si précis que l'écran filmique épouse, parfaitement, le quatrième
mur théâtral.
Dans un article du NouuelArt cinématographique,Mawice Noverre écrit ceci à
propos du studio de Méliès : « [La] scène n'était pas surélevée, mais de plain-pied
avec le reste de l'atelier. Sa limite, en avant, n était indiquée que par un tracé à
tereT ., Linterdit de la barre peut se deviner en analysant le plan du studio. Dans
un ouvrage récent, Jacques Malthête a présenté les spécificités du Studio A après
sa reconstructions. Sur un plan dessiné par Malthête, on peut le voir au temps
de la n Star Filme ,. Un détail attire I'attention : deux u absidioles » en quart de
. 5 _ Tnrrtrecu P., Quand on toumait k maniuelle. .. i.l y a 60 ans. .. ou les mêmoires d'an opérateur
de la Belb Epoqua Puis, CEFAG, 1970, p. 31'33.
. 6 - Je vous renvoie au chapitre 7 de ma thèse pour une analre de cette barre dans les diftrents
mmuels de l'époque.
. 7 - Novrnnr M ., Le Nouuel Art cinhnatographiqae, n" 3,2' sêrie, fuillet 7929, p.72.
. 8 - Cf. Ml:;rnfutJ., Méliès. Images et illuiorc, Paris, Association Exporégie, 2013, p. 52-62.
. 9 Plan tiré de Me-rmrÊre J., « ks deux studios de Georges Méliès ,, in lacques Malthête et
-
Laurent Mannoni (ür.), Méliès. Magie a cinéma, Paris, Paris-Muséæ,2002, p. 145.
-68- f eon-Pie rre Sirois-Trohon
De lo composition
Comment pourrait-on nommer ce n découpage » en trompe-l'æil? Si on réserve
[e terme de découpage proprement dit à ce qui suivra au sein du cinéma institu-
tionnel, il me faut trouver une expression qui résume cette forme de conception
. 10 - BSRNAI.D T. , Les Deux Canards : pièce m 3 actes, créée au Théâtre du Palais-Rolal b 3 decembre
1913, publiée dans La Petite llltxtration, Pxis, n' 57, 7914 (Théâtre, n' 35). Relevé de mise en
scène, fondsA.R.T, Bibliothèque historique de [aVille de Pæis, de 4-TMS00740 à4:fM500747.
Découpoger mon beou souci 69
. 1
-
Ducor'r J. , Cinématographe scientif4ae et indastriel. Son éuolution intellectuelle, sa puissance
1
érluutiae a morab. Tiaité pratiqre dz cinhnangraphie, entièrenmt refait, consiürablement aagmmté
a dzcriaant les procédés les plu nouaeam, Pris, Albin Michel, 1924 (2" édition), p. 86.
. 12 - Sourueu É. (dir. Anne Souriau), Vocabukire d.'esthêtitlue,Patis,PUF, 1990, p. 447.
. 13 - Lrrrrué É,., o Composition », Dictionnaire ttz jiançais « LittTé », http://littre.reverso.net/
dictionnaire-franais/delinition/composition (site consulté le 20 avril 2014).
7B J eon-Pierre Sirois-Trohon
Par ailleurs, il ne faut pas oublier que les vues animées représentaient, de façon
plus ou moins transparente, un certain nombre de pratiques culturelles. On peut
donc dire que le cinématographe va réJiacterles difftrents u découpages » préciné-
matographiques de ces pratiques. Le plus important est bien sûr le u découpage ,
théâtral en plusieurs plans-tableaux, parfois avec une variation du point de vue de
la toile peinte, par exemp[e dans Le Voyage dans la Lune (1902) ou Le Royaume des
fees (1903), comme cela se pratiquait déjà au théâtre. Il y a également le cadrage
photographique avec ses objets en amorce et son point de l.ue unique, que l'on
retrouve chez Lumière. Il y a beaucoup d'autres pratiques réfractées : illustration de
presse, musée de cire, chemin de croix, tableaux vivants, entre autres. Ce qui nous
semble le plus près du découpage cinématographique, selon notre regard actuel,
c'est le découpage lanterniste de l'école de Brighton. Prenons l'exemple canonique
de Mary Janei Mishap (1903) et la présentation en n plans rapprochés ,du strabisme
. 14 (iruuo J., u (i>mpositeur », Lexique.françdis du cinlma. I)es origines à 19'J0, l'uis, CNRS,
1958, p. 1 12.
. 15 - MÉrrÈs G., n l.es vues cinérnatographiqucs. Causerie par Cieo. Méliès n, Annuaire Général
et lnternatioual dr lrt |'hotographie, Puis, Librairie Plon, I907, I 6' annéc, p. 382.
Découpoge, mon beou souci 71
Le possoge de lo borne
À partir de cette composition en plan-tableau vue par le regard propre, les
cinématographistes vont mobiliser la caméra. Cette mobilisation est ce que
j'appelle le découpage. Ils le feront de trois manières principalemenr : soir en
faisant un raccord dans l'axe (cut-in), soit dans un travelling avant, soit encore
par un rapprochement de l'acteur. Cette transformation, se déroulant de 1903 à
1914, je l'ai appelée le passage dc k barre. Dans les manuels de l'époque, on appelle
cette nouvelle manière n faire des premiers plans , - le pluriel est important. Il ne
ù
s'agit pas d'un premier plan ou d'un avant-plan tel qu'on l'entend aujourd'hui.
Les premiers plans, c'est toute l'échelle de plans entre le plan pied, en grandeur
naturelle, et le gros plan. C'est-à-dire toutes les valeurs de plans qui sont en deçà
de la barre. Et je dirais que le u gros plan , est plus tardif, Faire des premiers plans,
au début, voulait surtout dire l'échelle de plans entre le plan-cheville et le plan-
taille. Il faut savoir que I'interdit de la barre était si fort que le passage aux premiers
plans fut rarement accepté avafi l9l3.Il y a plusieurs témoignages de producteurs
qui reprochaient aux cinématographistes de faire des hommes-rroncs et il faut
comprendre de ce fait que les réactions des spectateurs ont été un frein important
à cette nouvelle façon de filmer. Voici ce que le memeur en scène Pierre Péguy
s'entendit dire par son directeur de production lorsqu il fit des premiers plans :
72 f eon-Pierre Sirois-ïrohon
« Vous êtes fou ? déclara cet homme. Qu est-ce que c'est que ces gens dont on ne
voit que la moitié ? Vous allez âire croire que nous employons des culs-de-jatte 16. ,
On connaît Ia légende selon laquelle Griffith aurait inventé le gros plan par
amour de son actrice. Cette légende est fausse, mais comme souvent avec les
fausses légendes, il y a une pafi de vérité. En fait, Griffith et les autres cinématogra-
phistes de l'époque commencent par s'approcher légèrement par un cut-iru, de 12
à 9 pieds des acteurs, ce qui correspond à un plan-cheville (les pieds sont coupés).
D'ailleurs, on appelait alors les plans de 12 pieds des plans français et les plans de
9 pieds des plans américains... Il semble que le plan-cheville fut un moyen terme
accepté, car il correspondait à une réalité de la scène : soit à cause de la planche
de la rampe, soit par la disposition de la scène, il n était pas rare que le public de
théâtre ne puisse voir les pieds des comédiens. Puis, la caméra fut libérée et on
s'avança peu à peu, non sans résistances.
Si la légende de Griffith est quand même un peu vraie, c'est que s'avancer dans
les premiers plans fut lié à f image-affection (Deleuze) qui se mettait en place avec
la narration. Limportant désormais était de faire voir n les jeux de physionomies ,,
c'est-à-dire l'expression des sentiments par le visage, comme l'indique un ârticle
déjà rétrospectif en l9l4 :
Biograph Girl finit pâr avoir un nom, Mary Pickford, ces mêmes années où l'on
commence à faire des premiers plans. Les acteurs qui feront des premiers plans
seront, justement, par dérivation du terme suppose-t-on, les artistes de premier
plan, les vedettes de l'écran. On sait que Sessue Hayakawa appelait n découpage
américain , celui qui, par des premiers plans, le mettait constamment en valeur18.
Ce passage de la barre aura donc de nombreux effets. Lun des plus notables
sera qu'en détruisant le trompe-l'æil et en construisant un regard autre, ce regard
mobilisé par le découpage, il n y aura plus cetre illusion d'une même spariotempo-
ralité entre le monde de l'image et l'espace des spectateurs. En intégrrnt rno.rd.
"o
diégétique le spectateur comme témoin, par le regard symbolique de la caméra,
il se produit une ségrégation des espaces entre la diégèse et la salle. IJabsorption
d'un regard autre remplace l'immersion du regard propre.
Par ailleurs, dans l'un des manuels de l'époque, on dit qu il est beaucoup plus
agréable, pour le spectateur, que la caméra passe la barre par un travelling avant
que par le cut-in. On peut se demander pourquoi finalement le cinéma a choisi
le montage en raccord plutôt que le travelling avant ou l'avancement des acteurs.
Il est vrai qu aujourd'hui, dans certains films, grâce àla Steadicam entre aurres, la
découpe se fait presque aussi souvent par des mouvements de caméra que par le
montage. On peut avancer l'hypothèse qüil s'agit d'une question historiquemenr
contingente. En effet, les techniques de collage à la Méliès avaienr rendu presque
naturelle la pratique du montage. Par ailleurs, il était difficile à l'époque de faire un
travelling avant à cause de la faible maniabilité des caméras et de la mise au point
progressive. Arrêter la prise de vues pour avancer la caméra et prendre le temps
de refaire une mise au point en plan fixe restait la meilleure oprion, semble-t-il.
Questions techniques qui devront êrre creusées.
Ce qui me pousse à reprendre la question qu avait posée André Gaudreault au
colloque de Cerisy, à savoir : est-ce que le découpage esr davantage du côté de la
pluriponctualité? À mon avis, non. La plupart du remps, c'e$ le cas : la mobilité du
regard est assurée par le montage de plusieurs plans. Mais je crois qu il faut séparer
a
les deux notions, car on peut monter sans découper et découper sans monter.
Corrélation n'est pas forcément causalité. Par exemple, le collage hypostasié de
Méliès ou la pluriponctualité des plans-tableaux est une opération technique de
montage, couper et coller, mais sans qu on y retrouve de découpage au sens fort,
c'est-à-dire la mobilité de la caméra auquel s'identiûe le spectateur. De la même
façon, dans les films-en-un-seul-plan comme Mont?drnasse-Leuallois (1965) ou
LArche russe (2002), ou plus Iargement à l'intérieur d'un plan-séquence comme
' 18 Mon ciruy',8 jurvier 1925, 1411, cité clms Clruun J., « L)écoupagc ,, Lexique.français du
cinémt, op. ar, p. 101.
7r. - f eon-Pierre Sirois-ïrohon
Les découpqges
Si l'on définit, comme je l'ai fait d'entrée, le découpage comme l'opération
mentale ou concrète par laquelle e$ mobilisé, dans l'espace et le temps, le point
de vue sur le monde diégétique auquel s'identiÊera la réception spectatorielle, cette
mobilisation du regard peut se construire en plusieurs étapes. Je définirais donc
plusieurs découpages :
0écoupoge du scénorio
Dans le scénario, on divise l'histoire en scènes et en séquences (intérieur nuit,
extérieur jour, etc.), division qui prévoit déjà une focalisation spatio-tempo-
relle. Souvent, de manière implicite, Ies scénaristes vont diviser en plans l'his-
toire racontée dans le scénario, soit par des retours à la ligne, soit par des unités-
phrases (« Louis marche vers la commode. Il prend le revolver de la main gauche.
Une frayeur passe sur son visage » pour trois plans). La chose dest pas toujours
consciente. Le monteur va se réferer au scénario qui, ainsi, préformera son travail.
Découpoge fechnique
En partant de ce découpage implicite, on va ajouter l'ordre des plans-durée,
ainsi que l'échelle des plans spatiaux. Dans ce document de travail, on essaye de
prévoir en détail la découpe Ênale du film, sa structure globale où. chaque pârtie est
décrite dans son intégration au tout. On va également ajouter les positions schéma-
tiques de la caméra dans le décor ou, avec plus de précision encore, une première
représentation en images avec le *ory-board (scénarimage). On sait qu à partir d'un
moment les maisons d'édition cinématographique engagèrent un ,i découpeur »
pour faire ce travail, peut-être à partir de [a première décennie du >o<'siècle. Au
début, on ajoutait simplement des mentions techniques en marge du scénario;
puis, le document fut de plus en plus élaboré. Un article québécois de 1923 intitulé
Découpoge, mon besu souci 75
Découpoge eidélique
À cette étape, et même avanr, beaucoup de cinéastes disent être capables de se
jouer le déroulement mental de leur film en entier, à tout le moins pour les scènes
à tourner le lendemain, avec les déplacements de la caméra, des acteurs dans le
décor, etc. D'aucuns arrivent même à chronométrer ce déroulement. Il s'agit d'une
forme d'eidétisme, bien connu des peintres et des sculpteurs qui peuvent voig
qui le ableau sur la toile blanche, qui la sculpture dans le marbre brut. n Le film
entier se déroule devant mes yeux, et mon premier travail est la ciselure menmle
de chaque image », disait Germaine Dulac20.
Découpoge ou fournoge
Cette image eidétique devra être confrontée à la matérialité du réel, ce qui ne
va pas sans désillusions. Il s'agit de la première étape concrète de découpage. On
l'appelle le plus souvent, par dérivation du théâtre, la n mise en scène », mais comme
il s'agit plutôt d'une mise en ?lans, n découpage » est le terme le plus précis. En
situation réelle, les contingences et les affres du tournage, ou bien une ouverture du
cinéaste à l'improvisation et aux changements in situ,vonttransformer le découpage
prérrr et induire un découpage dzfacn en mobilisant une caméra réelle. C'est le
moment où l'imaginaire rencontre le réel pour aboutir à un point de vue symbo-
Iique sur une diégèse. Le découpage pourra se faire par la mise en scène en profon-
deur, les mouvements de caméra et le déplacement de celle-ci entre deux prises,
déplacement qui créera un montage in camera (les prises se suivent sur la pellicule de
tournage). On peut aussi avoir plusieurs caméras, fixes ou non, en vue du montâge.
Si on utilise le terme de découpage au lieu du montage pour parler de la
structure globale du filrn, malgré la synonymie, c'est qu'à notre avis il rend mieux
la question du point de vue du cinéaste, question qui se joue essentiellement au
tournage, comme le rappelle Fe[ini :
« Le montage d'un film est fait par l'auteur du film quand il est en train de
tourner, sur Ie lieu de tournage même, ou même avant, quand il imagine
son film. Plus tard, à la moviola, il est seulement en train de coller les difië-
rents plans ensemble, et ici ou là, de corriger la respiration de sa créature.
Je ne crois pas du tout en ces films qui sont nés à la moviola. Ça n est pas
du cinéma. C'est de la stimulation oculaire tout juste assez bonne pour la
publicité à la télévision (et ce n est même plus vrai maintenant) 21. ,
Découpoge ou monfoge
Lorsqu'on a découpé au tournâge, le résultat est, soit un film en un seul plan,
soit un montage in camera, car les différentes prises se suivent sur la pellicule
pour donner les rusltes, créant ainsi une première continuité discontinue. Dans le
deuxième cas de figure, de loin le plus fréquent, il faut refaire au montage les deux
premières étapes (fragmentâtion et synthèse) du tournage : on coupe la pellicule
en plans distincts et on monte à nouveau en faisant un choix parmi les rushes,
le plus souvent en actualisant et peauÊnant les précédents découpages. On peut
appréhender ce double mouvement de fragmentation et de synthèse par l'inversion
dans [a traduction de ces deux étapes : en français nous avons [e découpage puis [e
. 2 1 - ClrnNr-rr 'Il, n Fedcrico Fcllini ,, Portrdits de cinéasks. [Jn siècle de ciném,t raconté par
42 rrctteurs en scènc lu rnnde enûer, Renerts, Foma-5 cortincnts/Hatier, 198 l, p. 1 I 1.
Découpoger mon beou souci 77
Cinéma qui est également celui de Resnais, que l'on considère, à torr, comme
un monteur avant tout :
. 22 - Leue de Jheodor §ÿl Adorno à Benjamin du 18 mus 1936, traduite en frmçais dans
qui souligne.
. 23 - Gea.Nnrr T., n François Tiuffavt », Portfiih dê cinéastes op. cit , p, 344.
78 leon-Pierre Sirois-Trohon
Ce que Resnais appelle [e montage dès le tournage » riest autre que le décou-
n
page compris comme mobilité du point de vue et articulation de chaque partie
avec le tout orgânique.
Cette réftrence à Resnais permet de défaire un a priori contre [e découpage. On
a eu tendance à considérer Ie découpage classique à la Griffith, entendu comme
continuité et transparence nârative, comme le tout du découpage. Au montage
seraient dévolus la discontinuité, les effets discursifs, le collage, le montage-attrac'
tion. Or, il n'en est rien : ce n est qu'une autre forme de découpage. Prenons un
exemple connu, soit le lion qui se dresse dans Le Cuirassé Potemkine (1925). Il est
peu probable, avec ce genre d'effet, que des images furent prises au hasard et que
I'idée de les assembler est arrivée sur la table de montage; au contraire, Eisenstein
a dû y penser sur papier ou sur le lieu de tournage et découper le syntagme avec
en tête l'effet global. C'est vraiment une figure de découpage; le montage n était
plus alors que formalité. Dans son livre sur Le Cinérua souiétique, Léon Moussinac
note ceci, probablement en parlant du Studio Dovjenko fondé en 1927 : nÀ t<i.ff
[szd on prépare des scénaristes et des "découpeurs"25. ,
Même dans les cas extrêmes d'une esthétique de la cueillette d'images, par
exemple dans le Kino-Glaz ou le documentaire en cinéma direct, le découpage
préalable n'est pas inutile. Selon Dziga Vertov :
o Du découpaCe. Si nous voulons doter nos séquences de cohérence et de
continuité, et non seulement âu cours du montage, mais longtemps âvant,
déjà durant les prises de vues,
si nous voulons
que cette continuité et cette correspondance des scènes produisent, comme
résultat Ênal, un irrésistible progres dans la lutte entre l'âncien et Ie nouveau,
si nous voulons
vraiment résoudre ce problème, le plus difficile de tous, nous devons
nous appuyer sur un découpage, aussi mince soit-il, même sur un micro-
découpage. Mais pour succinct que celui-ci puisse paraître, il lui faudra
.26 Vrnrov D., u Carnet clc nores »t, Premier Plan,Lyor, n,'spécia1 n l)zig;r Vertov, (dir.
N. l? Abrmov), 1965. p.79. ]e n'ai pu vériÊm le renne russe utilisé, rnais l'idée est bien celle de
découpage.
. 27 - Duyrc. C1., « Unc cnquête », art. cit., p. 1Jl.
80 Jeon-Pierre Sirois-Trohon
Remarquez que dans cette apologie du cinéaste comme seul auteur, elle
retrouve la métaphore picturale de Méliès (premier et peut-être seul auteur
complet du cinéma), ainsi que la division entre composition et exécution, encore
que la métaphore musicale n'est jamais loin avec l'École impressionniste française.
Cette question de l'autonomie nous amène à évaluer la dialectique entre le
découpage du tournage et [e découpage montagier. lJn film de montage, fait
d'images d'archives, est, comme son nom f indique, presque entièrement conçu âu
montage. On pourrait dire qu il s'agit du seul type de cinéma qui ne doit rien artis-
tiquement au découpage pré-montagier. À l'autre bout du spectre, des cinéastes
classiques comme Hitchcock ou Ford, ne donnait généralement que peu d'options
au monteur dans la déÊnition de la découpe finale du film, afin de s'assurer de
leur mainmise dans leur face-à-face avec les studios. À cet égard, le numérique a
quelque peu changé la donne. Dans les blochbusters récents, comme l'ont remar-
qué certains observateurs, on serait bien en peine de trouver une logique entre les
plans, en particulier dans les scènes d'action. Il s'agit d'un fouillis d'images rapides
(chaos cinema)28, à [a continuité presque hasardeuse. I1 faudrait presque parler de
drcoupage-attraction tant le but est plutôt de créer un choc sensoriel, d'accélérer
le pouls. Avec le numérique, les cinâstes tournent une grande quantité d'images
dont la cohérence est à chercher âu montage numérique lors de la postproduction.
Avec pour conséquence que le montage n'est plus qu un triage. Comme le racon-
tait F. J. Ossang dans son remarquable essai, Mercure insolarut:
« Souvenir d'une monteuse brésilienne croisée à Lisbonne, alors que je
sortais du tournage de Silencio - stupéfaite que j'aie opté pour le 16 mm
en un projet si peu argenté : Oh, tu ne dois donc pas être un lâche. J'accuse
Ies réalisateurs actuels de lâcheté, de non-choix, pour nous transformer, les
monteurs, en trieurs - puisque l'on ne monte plus, on trie!... On choisit
à Ia place du réalisateur, le triage se substituant à la mise-en-scène dispa-
rue sous les non-choix d'hectokilomètres de bande magnétique - dénuée
de tout point de vue... On üie, on assemble, on cherche une fluidité
cohérente, mais onîe rnonte plus29... ,
On pourrait le dire autrement : les metteurs en scène ne découpent plus.
Ce n'est plus la caméra-ciseau du cinéaste, mais la caméra-souris des monteurs
numériques qui doivent trier ce qui n a pas été suffisamment conçu comme un
tout cohérent, donc découpé. Si découper est toujours un regard, monter n'est
souvent qu'un battement de cæur.
. 28 - Srorr M., o Video Essay: Chaos Cinema : The Decline and Fall of Action Filmmaking ,,
Pras Play,22 août20ll, http://blogs.indiewire.mm/pressplay/üdeo-essay-matthiæ stork calls-
out tlre-chaos-cinero (site consultéle 23 avril 2014).
. 29 - Osswc F. J ., Mermre insolznt, Paris, Armmd Crlin, coll. n Ia Fabrique du sem ,, 2013' p. 28-