Nothing Special   »   [go: up one dir, main page]

Academia.eduAcademia.edu
Manuscrit auteur, publié dans "Lieux de sociabilité urbaine en Afrique, FOURCHARD L, GOERG O., GOMEZ-PEREZ M. (éd.), (Ed.) (2009) pp. 549-570" Espaces de rencontres ou territoires de conflits : Quels lieux de sociabilité à Khartoum et Nouakchott ? Armelle Choplin* A 20 ans, Mohamed est étudiant à la faculté d’ingénieur de l’Université de Khartoum. Tous les matins (exception faite du vendredi), il quitte Omdourman où il réside pour prendre un bus. Après une heure trente de transport en commun, il parvient à l’Université située de l’autre côté du Nil. Mohamed fait ce long trajet même lorsqu’il n’a pas cours ou est en vacances car c’est le seul endroit, dit-il, où il peut rencontrer des gens (Khartoum, 23 août 2005). hal-00411085, version 1 - 25 Aug 2009 Lorsque la nuit tombe sur Nouakchott, Mustapha, 22 ans, n’a qu’une seule idée en tête : « circuler ». Au volant d’une grosse berline allemande que son père vient de lui offrir, il fait « la corniche » : des heures durant, il emprunte inlassablement les mêmes rues du centre-ville à vitesse réduite. Il croise fréquemment des amis. Ces derniers laissent alors leurs voitures sur le bas côté et montent dans celle de Mustapha. Ils reprennent les mêmes axes et discutent. Parfois, ils rencontrent des filles et les invitent à monter avec eux. Ils achètent des sandwichs à un snack qu’ils consomment ensuite dans l’espace privatif du véhicule personnel (Nouakchott, novembre 2004)1. Pour le visiteur européen peu averti, Nouakchott et Khartoum présentent de prime abord une ambiance relativement austère, peu propice à créer de la sociabilité. Les espaces publics en particulier semblent faire défaut comme en témoignent ces deux scènes. Si l’on s’en tient à son acception première, l’espace public désigne les rues, places, artères, marchés, jardins, autrement dit les espaces accessibles à tous ; cependant, dans la pensée urbaine européenne, qui repose sur les modèles antiques du forum et de l’agora, il est chargé d’une valeur sociale supplémentaire (Lévy, Lussault, 2003 : 333). En permettant la coprésence anonyme d’individus différents et l’apprentissage de l’altérité, l’espace public serait porteur d’échanges et donc de sociabilité. Dès lors, l’absence ou la disparition de celui-ci est vue comme une menace pour la cohésion sociale. Cet article entend justement sortir de cette vision occidentale à travers l’exemple de deux villes où la corrélation entre lieu de sociabilité et espace public ne semble pas aussi opératoire. Nouakchott et Khartoum partagent la particularité de s’inscrire à la jonction entre le monde arabe et l’Afrique noire. Cette position charnière est souvent utilisée pour expliquer les oppositions dites « ethniques » qui sont au cœur de la construction nationale de ces pays. La double appartenance culturelle présumée de ces villes poserait problème dans la mesure où les régimes successifs ont, depuis les indépendances, choisi de valoriser l’identité arabe au * Docteur en géographie, ATER à l’Université Paris-Est Marne-la-Vallée, UMR PRODIG 8586 ; armelle.choplin@gmail.com 1 Les propos retranscrits ici et remarques faites dans ce texte sont issus d’enquêtes de terrain menées à Nouakchott et Khartoum dans le cadre d’un travail de thèse intitulée « Fabriquer des villes-capitales entre monde arabe et Afrique noire : Nouakchott (Mauritanie) et Khartoum (Soudan), étude comparée », soutenue en novembre 2006 à Paris I. 1 détriment des autres composantes. Ces orientations politiques ont entraîné des conflits, latents dans le cadre de la Mauritanie depuis les affrontements ethno-raciaux de 1989, ou ouverts au Soudan (guerre civile entre Nord et Sud Soudan de 1955 à 1972, puis de 1983 à 2005). Dans ce contexte, l’espace urbain des capitales, en tant que lieu de rencontre entre les différents groupes et de potentielles mobilisations politiques, constitue un enjeu crucial pour les pouvoirs dirigeants à la légitimité contestée. Sans prétendre à une approche exhaustive de ces lieux de sociabilité, nous nous interrogerons sur les logiques qui président à leur mise en place et à leur maintien : présence d’espace public/privatisation de l’espace, contrôle des lieux de sociabilité par le pouvoir/réappropriation par les habitants, répression/négociation, rencontre/conflit… En déclinant ces différentes dynamiques à l’échelle de Nouakchott et Khartoum, il s’agira de voir hal-00411085, version 1 - 25 Aug 2009 si le conflit peut être dépassé par la présence de lieux partagés par les différents groupes sociaux et ethniques, ou bien au contraire, si la sociabilité ne revêt qu’une forme partielle et exclusive, limitée à des lieux caractérisés par un certain communautarisme. I – Des actions politiques contre l’espace public S’intéresser aux lieux de sociabilité invite à réfléchir sur la place réservée aux espaces publics dans chaque ville. Les régimes successifs ont fait montre d’une volonté de contrôle et d’une méfiance sourde envers ces espaces qu’ils perçoivent comme des lieux de sociabilité subversifs. Histoires de villes ; histoires d’espaces A partir d’exemples pris au Moyen-Orient, Jean-Claude David (2002 : 222) rappelait que « l’espace public comme forme ouverte, place, jardin public, boulevard, est absent du centre des villes arabo-musulmanes ou orientales traditionnelles, les médinas, si l'on excepte l'espace ouvert “public” complexe que constitue la Grande Mosquée »2. La démarche 2 Cf. Numéro spécial de Géocarrefour (2002) consacré à l’espace public au Moyen-Orient et dans le Monde arabe. Pour comprendre le statut de l’espace public dans la religion musulmane et leur place dans les villes traditionnelles, se référer à l’article de Jean-Pierre Van Staëvel (2002) dans ce même numéro et à l’ouvrage de Jamel Akbar (1988). Sur le rôle de la mosquée, voir Rafaele Cattedra (2002) 2 comparative ici mobilisée permet d’affiner ces propos et d’aller à l’encontre de certaines idées reçues. Le Soudan sort de 25 années de guerre civile et connaît actuellement une grave crise au Darfour, ce qui laisse à penser que la sociabilité publique y soit davantage restreinte qu’en Mauritanie, à la situation politique plus stable. Or, il existe des espaces publics à Khartoum, telles que les berges du Nil, qui permettent rêverie, promenade et rencontre. Les nombreux jardins de la capitale, très fréquentés, viennent en complément des rives nilotiques. A contrario, à Nouakchott, rares sont les espaces aménagés en vue d’un usage public. L’histoire respective de ces villes expliquerait en partie ces divergences. Nouakchott a été créée ex-nihilo en 1957 pour devenir la capitale de la République Islamique de Mauritanie naissante. Pour les urbanistes français qui ont réalisé les plans, il s’agissait non pas de concevoir un espace de vie mais un centre fonctionnel, politique et hal-00411085, version 1 - 25 Aug 2009 administratif appelé à recevoir 8 000 fonctionnaires. Mais, dans les années 1970, Nouakchott connaît une croissance extraordinaire suite à une période de grandes sécheresses qui poussent les ruraux sans ressource vers ce pôle urbain. Dépassés, les pouvoirs publics n’ont pas le temps ni les moyens d’appliquer les plans d’urbanisme, qui d’ailleurs ne proposaient aucun lieu du vivre-ensemble. L’espace public ne constitue pas une priorité : dans l’imaginaire collectif, la notion n’existe pas en tant que telle puisque l’espace appartient à celui qui le met en valeur ; aussi l’appropriation de terrain, si elle n’est légale, est-elle vue comme légitime. Ce phénomène de gazra (littéralement « squat » en hassaniyya, dialecte arabe local) s’observe dans tous les quartiers et est pratiqué indifféremment par toutes les couches de la population. L’espace public est régulièrement morcelé, bradé, envahi… bref, privatisé. Certains individus n’hésitent pas à avancer leur clôture, d’autres à construire des fondations à une heure avancée de la nuit sur le moindre emplacement laissé vide. A coté de l’évolution chaotique de Nouakchott qui compte aujourd’hui 800 000 habitants, Khartoum offre un visage plus serein, alignant grandes artères et bâti régulier. Vieille de 150 ans, la ville aux trois ensembles urbains séparés par le Nil (Omdourman, Khartoum et Khartoum-Nord) présente un noyau historique (Carte 2). L’ensemble urbain de Oumdourman, créé par le Mahdi en 18853, reprend le modèle de la ville traditionnelle musulmane puisqu’il s’articule autour de la grande mosquée, du palais du Khalife et du souk (Dubois, 1991). De l’autre côté du Nil, les villes de Khartoum et Khartoum-Nord semblent 3 A la fin du XIXème siècle, un Soudanais, Muhammad Ahmed Ibn Abdallah prend le titre de Mahdi, et avec ses fidèles, encercle Khartoum alors occupée par les Britanniques, qu’il met à sac en 1885. La Mahdiyya désigne cette période de rejet de l’occupant britannique et la mise en place d’un Etat théocratique qui a pour capitale Omdourman, symbole de la ville arabo-musulmane par opposition à Khartoum, la ville coloniale, située sur l’autre rive du Nil. 3 tout aussi ordonnées. Le plan de Khartoum, élaboré par Lord Kitchener en 1912, a pour modèle le drapeau de l’Union Jack et propose en son centre une grande place (Abbas Square) et un jardin public (Carte 5). Par la suite, la forte croissance démographique n’a pas empêché l’application de plans d’urbanisme au zonage précis (Dioxadis en 1959 ; Mefit en 1974) qui prévoyaient marchés, espaces verts et autres lieux potentiels de sociabilité. Dans cette ville qui compte désormais cinq millions d’habitants, tous les quartiers planifiés disposent d’open spaces, espaces laissés libres entre les îlots d’habitat (Ahmad, 2002). Manipulation de l’espace urbain en général et public en particulier hal-00411085, version 1 - 25 Aug 2009 Au lendemain des Indépendances, la capitale préside au destin du pays et est désignée comme le potentiel creuset de la nation, ce qui apparaît comme une gageure dans les deux cas. La diversité culturelle du Soudan est devenue un « lieu commun » : on le présente généralement comme un pays scindé en deux ensembles « raciaux », regroupant deux religions monothéistes et des « cultes animistes », et pas moins de 57 ethnies et 570 groupes tribaux. Cette pluralité culturelle (qui va bien au-delà de la simple dualité Nord-Sud souvent mise en exergue) a toujours été perçue comme une menace pour l’unité du pays. Au début des années 1960, le défi n’est pas moins grand en Mauritanie, vaste territoire peuplé alors de 70% de nomades. Mais rapidement, dans les deux cas, l’espace urbain est détourné de cet objectif initial pour devenir un outil au service de l’élite dirigeante arabe. L’espace public en particulier est réquisitionné en vue d’asseoir les politiques d’arabisation menées en Mauritanie et d’islamisation au Soudan. Les contradictions inhérentes aux perspectives de construction nationale devaient par la suite exploser car, suite à d’importants mouvements migratoires liés aux sécheresses des années 1970-80 ou aux conflits, au moins un tiers des habitants de ces deux agglomérations ne peut être considéré comme arabe aux yeux de l’Etat4. Si le premier président mauritanien Mokhtar Ould Daddah voulait que la capitale, à l’image du pays, assure le trait d’union entre le monde arabe et l’Afrique noire, Nouakchott tend à s’imposer comme une ville « nomade » et « arabe » depuis le milieu des années 1970. 4 En Mauritanie, les populations noires halpulaar, peule, soninkée et wolof sont désignées sous le terme de Négro-africains ou Négro-mauritaniens et se distinguent des Maures arabes. Au Soudan, l’appellation « Sudiste » renvoie aux ethnies noires telles que les Dinka, Azandé, Nuer… par opposition aux Nordistes arabes et musulmans. 4 Nouakchott se veut dépositaire de la tradition citadine telle qu’elle a été définie à partir des vieilles cités maures (en particulier Chinguetti5). C’est sur ce modèle, fortement marqué par le nomadisme, qu’elle sera pensée et aucunement sur celui des villes-escales du sud situées le long du fleuve Sénégal (Boghé, Kaédi…), majoritairement peuplées de populations noires. Depuis ces choix arbitraires, Nouakchott est présentée comme la « ville des nomades », sous-entendus des nomades maures blancs ou Bidan6 qui dirigent le pays. Elle, qui lors de sa création se voulait l’héritière de Saint-Louis du Sénégal, se détourne progressivement du sud. Cette réorientation vers la tradition nomade prolonge le rapprochement politique, et donc de la ville-capitale, au monde arabe. Tout concourt à arabiser l’espace public, comme l’attestent les toponymes qui se réfèrent à des lieux et personnages du monde arabe (avenue Nasser, communes d’Arafat et de Riyad, quartiers de hal-00411085, version 1 - 25 Aug 2009 Basra ou encore Kouva7)…. Les bâtiments, et en particulier les mosquées marocaine et saoudienne, rappellent l’ancrage du pays dans cet ensemble culturel. Ces traces physiques retranscrivent concrètement la politique d’arabisation du pays qui passe par l’enseignement et les médias. Cette évolution est intimement liée aux dynamiques politiques qui opposent les différents groupes sur la question « identitaire ». Sur le plan urbain, ces contrastes se matérialisent par une forme de repli communautaire des populations négro-africaines dans certains quartiers – les « Vieux 5e », « Vieux 6e », les médinas et la partie sud de « Capitale » (Carte 1). Ce processus s’accentue encore avec les événements de 19898. Par conséquent, sans qu’il n’y ait eu de politique urbaine ségrégative, la configuration même de la ville rend compte de la mise à l’écart des populations négro-africaines et des tensions relatives à l’histoire de la construction de la nation. 5 Centre culturel et religieux important du XVIIe au XIXe siècle, Chinguetti est considérée comme une ville sainte de l’Islam pour les Mauritaniens et rayonne dans l’ensemble du monde arabe. 6 L’appellation « Maure » regroupe deux ensembles distincts : les Maures blancs ou Bidan (pluriel du mot arabe abiyad qui signifie blanc) et les Maures noirs, ou harâtîn, descendants des anciens esclaves noirs arabisés. 7 Comprendre Kufa car en hassaniyya, la lettre arabe « fa » se prononce « va ». 8 Sénégalais et Mauritaniens appellent pudiquement « les événements de 1989 » les affrontements qui ont pris place le long du fleuve Sénégal. Suite à un différend d’ordre foncier, la situation est montée en épingle par les gouvernements de chaque pays et dégénère en un véritable conflit ethnique. Les Sénégalais de Mauritanie sont chassés et réciproquement, les Mauritaniens présents au Sénégal sont expulsés. Des affrontements prennent également place à Nouakchott. 5 hal-00411085, version 1 - 25 Aug 2009 Carte 1 : Vers la communautarisation de l’espace à Nouakchott Contrairement à Nouakchott – créée sur un terrain dit « neutre » –, la ville de Khartoum est dès la fin du XIXe siècle marquée par l’arabité, ne serait-ce que par le souvenir du Mahdi qui hante Omdourman avec son immense mausolée, et une certaine sacralité musulmane à travers la présence de divers tombeaux de cheikh dispersés dans l’agglomération. Mais, un siècle après l’épisode du Mahdi, ce n’est plus tant l’arabité de la ville qui est affirmée que son islamité. A partir des années 1989, la junte islamiste, menée par Omar Al-Bachir, s’empare du pouvoir et fait main basse sur l’espace public : versets coraniques et pancartes faisant la promotion du voile sont affichés dans les grandes artères, les mosquées se multiplient, y compris au sein des ministères et administrations publiques, les appels à la prière rythment la vie des musulmans et non-musulmans… Les symboles spirituels sont transformés en « symboles terroristes » (Ahmad, 2000), faisant ainsi contrepoids à l’arrivée de Sudistes chrétiens venus se réfugier massivement à Khartoum pour fuir les exactions qui font rage au sud. En vue « d’accueillir » ces déplacés, le gouvernement développe une politique urbaine directement inspirée de l’idéologie islamiste en construisant des camps en périphérie : les Dar Es-Salam (ou Villes de la Paix) (Lavergne, 1999 ; Pérouse de Montclos, 2003). Sous couvert de faire un sort aux quartiers insalubres se cachent en réalité des volontés ségrégationnistes et 6 ethnicistes : il s’agit d’éloigner les individus jugés indésirables et non assimilables à la culture arabo-musulmane qui domine dans la capitale (Bannaga, 1992). Les politiques urbaines sont devenues un instrument de violence et de légitimation d’une politique ségrégationniste. Khartoum, qui se doit de devenir un support physique à la politique d’islamisation, porte les stigmates de la guerre dans sa morphologie même : les camps, les quartiers périphériques habités ou squattés par les Sudistes et les discontinuités spatiales sont autant de marques d’un urbanisme du conflit (Carte 2). A une identité seraient assignés des espaces, des positions spatiales précises, comme le remarque Eric Denis (2005 : 29) : « l’appartenance religieuse et ethnique est transposée dans la propriété du sol avec des gradients centre-périphéries très nets. […]. L’ethnicisation extrême des rapports sociaux amène Khartoum à concentrer les contradictions du Soudan dans son ensemble et à les graver hal-00411085, version 1 - 25 Aug 2009 dans sa trame foncière ». 7 hal-00411085, version 1 - 25 Aug 2009 Carte 2 : The Great Khartoum : camps et squats Source : M. Lavergne, 1999, Chiffres UNICEF, 2004 En Mauritanie comme au Soudan, l’espace urbain en général et l’espace public en particulier ne semblent pas envisagés dans leur dimension sociabilisante, mais comme un espace devant renvoyer l’image que l’Etat se fait de lui-même. Si la mise en scène peut parfois sembler dérisoire (nul portrait à l’effigie du président comme cela s’observe dans d’autres pays arabes), la manipulation de l’espace public n’en est pas moins forte dans la mesure où elle relève avant tout de la symbolique culturelle et identitaire. Cette instrumentalisation est à l’origine d’une fragmentation socio-spatiale marquée (NavezBouchanine, 2002), pour ne pas dire d’une ségrégation accentuée dans le cadre du Soudan. 8 Espace public et « public sphere » : contestation et surveillance L’espace public revêt une double dimension contradictoire car il est d’une part le lieuthéâtre dans lequel le pouvoir se met en scène et exerce sa souveraineté (Balandier, 1992), et d’autre part, cet espace dans lequel le citoyen est invité à exprimer son adhésion ou son mécontentement. En ce sens, l’espace public matériel se présente comme l’une des possibles scènes d’expression de la « public sphere » définie par Habermas (1978). Nous faisons ici le choix d’utiliser la terminologie de « sphère publique » pour évoquer l’espace public dans sa dimension immatérielle dans la mesure où la traduction française de « public sphere » par espace public a entraîné toute une série de contresens et confusions dont il convient de se démarquer (Tomas, 2001). L’espace public concret – et en particulier les rues et places –, se hal-00411085, version 1 - 25 Aug 2009 présente comme le lieu possible du débat, de la controverse et de la contestation. Dans ce contexte urbain mauritanien et soudanais qui met en co-présence différents groupes d’individus gouvernés par une élite peu représentative, l’espace public peut être considéré comme une menace par les autorités et oblige à une certaine vigilance de leur part. A Khartoum, cette surveillance est forte et visible à travers la présence importante de militaires, intelligence men (agents secrets en civil) et autres policiers postés dans des kiosques (ou « capsules »). Le centre-ville administratif en particulier fait l’objet de toutes les attentions : jusqu’à la signature du traité de paix entre Nord et Sud Soudan en 2005, un couvre-feu en interdisait l’accès le soir. L’arrivée des islamistes au pouvoir s’est traduite par une réduction significative de l’espace public tant celui-ci a été investi par le religieux. En renforçant la shari’a, en vigueur depuis 1983 (y compris pour les non-musulmans), les islamistes espéraient protéger l’intégrité culturelle et religieuse des Nordiste arabes et conférer une sorte de cohésion sociale à Khartoum (Maliqalim, 1990 : 167). Dans son ouvrage qui porte sur la construction des espaces sociaux féminins à Khartoum, Salma Ahmed Nageeb (2004) explique combien les femmes ont subi cette islamisation en voyant leur champ de mobilité spatiale diminuer9. Indéniablement, les dirigeants de ce régime investissent ces espaces publics, parce qu’ils peuvent à tout moment devenir espaces de déviances, et les contrôlent plus intensément afin de limiter la spatialité de la « public sphere »10. 9 Les femmes ne peuvent sortir sans être accompagnées par un homme (père, frère) ou avoir l’assentiment d’un des hommes de la famille. 10 Ce contrôle renforcé de l’espace public par les autorités n’est pas propre à Khartoum mais a été constaté dans les grandes villes musulmanes par Jamel Akbar (1988), et même dans les villes occidentales si l’on en juge par les travaux de Mike Davis sur Los Angeles (2000). 9 S’il est vrai que le pouvoir donne l’impression d’être omniprésent et omniscient, il ne parvient pour autant à contrôler l’intégralité de l’espace et par-là même l’ensemble des relations sociales. L’instrumentalisation, la privatisation et le contrôle de l’espace public par les élites dirigeantes n’excluent pas la présence de lieux de sociabilité dans la ville. II- Espaces privés et micro-sociabilités : réseaux sociaux et mise hal-00411085, version 1 - 25 Aug 2009 en réseau des lieux Parce que la sociabilité est refusée ou surveillée à l’extérieur, les citadins sont invités à recréer d’autres lieux permettant la rencontre et l’échange. Certains espaces non dévolus, de prime abord, à cette fonction, sont réappropriés, de même que la sphère privée se voit largement investie par de multiples réseaux sociaux. La mobilité qui caractérise les acteurs de ces réseaux permet alors de connecter les lieux de sociabilité entre eux. Cercle domestique, salons privés et sociabilités clandestines A Nouakchott comme à Khartoum, l’espace domestique privé se présente comme la première sphère de sociabilité. Les visites y sont facilitées par la configuration spatiale de la parcelle qui s’organise autour d’une cour centrale : le hawsh soudanais (littéralement enclos qui désigne la cour fermée par de hauts murs) où l’on prend le thé et les repas trouve son pendant dans la cour maure au milieu de laquelle est dressée une tente (khaima) ou dans la concession (galle) des Halpulaar. Au sein même de cette entité spatiale et sociale, une forte distinction entre espace féminin/espace masculin s’opère. Les maisons traditionnelles de Khartoum présentent généralement un daywan, sorte de pièce-véranda réservée aux hommes qui se situe entre l’entrée et la maison. C’est ici que les hommes reçoivent ; les femmes n’y sont tolérées qu’en cas de visite importante (Nageeb, 2004). A mi-chemin entre le cercle familial et l’espace plus largement ouvert, la cour est une composante essentielle des paysages urbains de nombreuses villes subsahariennes (Antoine, Dubresson, Manou-Savina, 1987 ; Gervais-Lambony, 1994). Espace commun de vie, elle est fréquentée par des réseaux sociaux bien plus larges que celui de la famille, du voisinage ou 10 même de la tribu et de l’ethnie. Théoriquement en dehors de la sphère de contrôle par le pouvoir, certaines de ces cours apparaissent comme les lieux de « fabrication de l’opinion publique » et de débat (Fourchard, 2002 : 317). A Nouakchott, à la nuit tombée, les gens « se visitent » : ils se rendent dans une cour, saluent les hôtes, dégustent un verre de thé pour repartir au bout de quelques minutes en direction d’une nouvelle demeure. Ils peuvent visiter ainsi une dizaine de familles en l’espace d’une soirée. La sociabilité se fait de cours en cours, de thé en thé et se caractérise donc par une très grande mobilité qui multiplie les lieux de sociabilités privés, phénomène déjà observé dans les campements de brousse et villages ruraux11. En milieu urbain, on ne peut manquer de souligner une certaine continuité de cette sociabilité réticulaire, rythmée par une intense circulation, à pied ou en voiture - le long de la « corniche » par exemple. hal-00411085, version 1 - 25 Aug 2009 Cette sociabilité mobile peut être généralisée à l’ensemble des habitants de Nouakchott, y compris pour les plus riches d’entre eux qui fréquentent les salons mondains. Hauts lieux de sociabilités nocturnes, ces salons sont tenus par des femmes qui convoquent les hommes influents de l’élite politique et commerçante en vue de quelques rencontres d’affaires et histoires amoureuses (Lesourd, 2006). Cette sociabilité très fermée et choisie peut être rapprochée de celle mise en œuvre par les classes aisées khartoumoises qui sont membres de clubs privés (nadi), souvent corporatistes et à la sélection drastique. D’autres sociabilités privées prennent place dans ces deux villes et peuvent être cachées et/ou clandestines car liées à l’alcool. Si la vente et la consommation de boissons alcoolisées sont officiellement condamnables en Mauritanie pour les musulmans, il est de plus en plus aisé de braver l’interdit depuis quelques années. Quelques bars de Tevragh-Zeina, quartier chic de la capitale, moyennant quelques arrangements financiers avec la police servent désormais de l’alcool. De ce fait, les jeunes des classes supérieures sont plus prompts à se retrouver à l’extérieur de la sphère domestique. Cela ne peut encore se produire au Soudan où la vente et la consommation d’alcool sont prohibées. Cette interdiction, liée à l’application de la shari’a, implique de nombreuses transgressions puisqu’une partie des habitants de Khartoum ne sont pas musulmans. L’alcool circule dans les camps de déplacés, dans les quartiers peuplés de réfugiés éthiopiens et érythréens ou bien encore dans quelques bars clandestins situés à Khartoum 2. La consommation d’alcool se fait également dans les 11 Ces observations sont tirées de nos différents terrains réalisés entre 2002 et 2006, aussi bien à Nouakchott, Nouadhibou que dans les villes de l’intérieur (Atar, Chinguetti, Aïoun El Atrouss) ou dans les villes et villages situés le long du fleuve Sénégal, à proximité de Boghé et Kaédi… 11 espaces privés, à l’occasion de mariages sudistes, par exemple, durant lesquels une villa peut se transformer en véritable « open bar » pour les convives. Rues, marchés et jardins : des espaces réappropriés La micro-sociabilité qui prend place dans la sphère domestique trouve à s’étendre dans les rues qui entourent la cour. A Khartoum, on boit son thé sur les trottoirs grâce aux « es-sit ech-chay », les « dames au thé » (généralement Éthiopiennes et Érythréennes), qui installent des mini-comptoirs d’appoint sous les arbres. Durant les chaudes et humides nuits d’été soudanaises, les lits sont sortis sur les chaussées pour gagner un peu de fraîcheur ; pendant le hal-00411085, version 1 - 25 Aug 2009 ramadan, on mange devant chez soi. A Nouakchott, il n’est pas rare de voir des hommes jouer aux dames à même le sable au coin d’une rue. Les rues font ainsi l’objet d’une multiplicité d’appropriation suivant l’âge, le sexe et l’ethnie, mais aussi l’heure de la journée. A la nuit tombée, dans un quartier central de Khartoum (Khartoum 2), nous avons pu observer des Sudistes, pourtant peu visibles le jour, se regrouper dans les ruelles pour discuter et parfois boire de l’araqi (alcool de dattes). Ils ne territorialiseraient cet espace qu’avec la pénombre venue. Contrairement aux quartiers maures de Nouakchott où la sociabilité se fait davantage dans la cour privée, la rue fait l’objet d’un usage intensif dans les quartiers des 5e et 6e arrondissements, majoritairement peuplés de Négro-africains et immigrés (Sénégalais, Maliens, Guinéens…). Cela s’expliquerait, entre autre, par la surdensification de ces quartiers : ici, s’approprier la rue revient à élargir son espace de vie. Espace public et de circulation dans un premier temps, la rue est progressivement semi-privatisée par ces familles, devenant une extension linéaire de la cour. A l’instar de ce qui s’observe dans d’autres villes subsahariennes, la rue est investie pour discuter, manger et écouter de la musique, célébrer des moments importants (baptêmes, mariages, deuils). Cet usage de la rue rappelle celui qui en est fait dans les villes subsahariennes. D’autres lieux, tels que les marchés sont réappropriés par les habitants pour devenir bien plus que des espaces du commerce. Stratégiquement situés et porteurs d’une centralité remarquable, les souks correspondent à des points de départ, d’arrivée et de jonction de réseaux sociaux. Plus que tout autre, ces espaces commerciaux articulent les différentes portions de la ville et met en contact les habitants qui viennent se ravitailler, se divertir et cueillir quelques rumeurs circonstancielles pour alimenter la soirée. La densité offre au visiteur un certain anonymat en même temps qu’il lui permet de croiser aisément un visage 12 connu. On se frôle, se croise, s’ignore ou se dévisage. Les rencontres y sont tant idoines que gênantes, recherchées que fortuites : au Marché Capitale de Nouakchott, les vieux nomades maures qui viennent vendre leurs troupeaux croisent les jeunes Halpulaar qui écoutent du hiphop, les vieilles femmes maures vendent des tomates à un « toubab » coopérant, tandis que des Soninkés de retour de France achètent leur thé à une Chinoise dans la rue. Au suq el`arabi, les Khartoumois prennent conscience d’être au cœur de la ville : ici convergent non seulement toutes les lignes de bus mais aussi toutes les composantes de la société soudanaise qui font l’expérience de l’altérité. Les Nubiennes observent autant les vitrines que les Dinka scarifiés, les Four côtoient les agents onusiens, les jeunes Éthiopiennes servent des cafés aux islamistes, les pétroliers saoudiens sont accompagnés de leurs domestiques originaires des Philippines. En dépit de son nom particulièrement connoté, le suq el-`arabi (souk arabe) est hal-00411085, version 1 - 25 Aug 2009 assurément le site plus cosmopolite de la ville, voire du Soudan. Il est également l’un des plus féminisés de la ville puisque la gente féminine le fréquente assidûment et entre ainsi en concurrence pour le contrôle de cet espace avec les hommes et les pouvoirs publics (Nageeb, 2004). Pour les Soudanaises qui ont des pratiques socio-spatiales restreintes depuis l’imposition de la shari’a, les jardins de Khartoum se présentent comme les autres grands lieux de sociabilité. A l’instar de ce qui a pu être observé par Gaëlle Gillot (2002) dans les capitales arabes voisines (Le Caire, Rabat et Damas), ces jardins et parcs ont été délaissés par les classes aisées qui leur préfèrent les clubs. Depuis lors et en dépit d’une entrée généralement payante, ils sont investis par les couches populaires qui en font des lieux de pique-nique et de sortie en famille car la plupart proposent des attractions pour les enfants. Et, bien que surveillés, ces jardins offrent un certain anonymat et sont donc sollicités pour les sorties amoureuses. L’étude des micro-sociabilités a permis de mettre en évidence une sociabilité intense au niveau de la sphère privée, de la rue, des quartiers. Ces divers lieux de rencontres dispersés sont mis en réseaux entre eux par une « logique déambulatoire » (David, 2002 ; Depaule, 2002) : les individus mobiles évoluent de lieu en lieu, dépassant ainsi la discontinuité spatiale. Les autres lieux réappropriés que sont les jardins ou les marchés sont propices à créer de l’échange, certes commercial, mais également de nature sociale. Pour autant, il ne faudrait surestimer les interactions qui prennent place car le côtoiement n’enlève rien aux clivages entre populations riches et pauvres, arabes et noires qui demeurent marqués. 13 III- Des lieux mais quels liens ? La Mauritanie et le Soudan contemporains se sont construits sur des a priori culturalistes qui visaient à séparer les populations noires et arabes. Ces orientations et discours politiques semblent avoir été repris par les citadins eux-mêmes qui se replient dans des territoires exclusifs et développent des mirco-sociabilités localisées. A l’évidence, si Maures et Négro-mauritaniens, Sudistes et Nordistes se croisent au marché, les rencontres entre les groupes demeurent relativement superficielles. Afin d’éviter de recenser de façon caricaturale les lieux que chaque ethnie ou tribu fréquente, nous proposons ici d’inverser notre démarche, comme le suggérait Tristan Khayat pour la ville de Beyrouth (2001 : 129). L’idée hal-00411085, version 1 - 25 Aug 2009 est de changer d’échelle afin de rechercher au sein des espaces fermés et communautaires, et en particulier des quartiers où les rapports sociaux sont intenses, les manifestations plus larges d’une citadinité partagée et d’échanges susceptibles de naître entre les différentes composantes sociales. Les nouveaux espaces ludiques et commerciaux : ces lieux qui font rêver Depuis quelques années, les jeunes nouakchottois fréquentent assidûment les cybercafés qui s’imposent comme de véritables lieux de rencontre ainsi que les « studios canal », salle de projection de films et de retransmission de matchs de foot, qui ont également fait leur apparition dans le paysage de la ville depuis que les cinémas ont fermé successivement dans les années 1990 (contrairement à Khartoum qui en compte une dizaine fréquentés par les hommes le soir). On vient dans les cybers non pas tant pour communiquer avec son voisin que pour tenter de trouver un correspondant dans le vaste « ailleurs » ; dans les studios Canal, les jeunes hommes vibrent devant les matchs de la saison de « calcio » italien. Ouverts sur l’extérieur, ces lieux offrent paradoxalement une sociabilité refermée sur elle-même, tissée à partir de réseaux sociaux de proximité. Par ailleurs, ces nouveaux lieux de retrouvailles sont tous payants. Outre les distinctions ethniques déjà soulignées, la privatisation et la marchandisation des lieux de sociabilité tendent à reproduire et accentuer les clivages socioéconomiques. Cela est visible dans la capitale soudanaise où les plus indigents sont « condamnés » à errer le long du Nil, les classes moyennes se rendent dans les jardins payants et les plus aisés se retrouvent dans les clubs à l’accès très restreint. 14 A Khartoum, il existe néanmoins un lieu qui parvient à cristalliser les désirs de tous : Afra. Nouveau point de ralliement de toute la ville, ce supermarché turco-soudanais ouvert depuis 2004 est également surnommé mall, du nom donné aux grands centres commerciaux américains. Aujourd’hui encore, le mot « Afra » se lit sur toutes les lèvres, des minorités riches qui le fréquentent aux plus indigents qui rêvent de le visiter en regardant les catalogues publicitaires. Mais, Afra est surtout un lieu ouvert le soir, permettant à la jeune élite de s’y donner rendez-vous pour boire un jus de fruits, jouer au bowling, manger un hamburger ou visionner des films américains récents. A Afra, on vend des biens de consommation, mais plus encore du rêve. Symbole de mondialisation et de la « surmodernité », ce centre commercial serait l’un de ces non-lieux que Marc Augé (1992 : 100) a répertoriés. Afra n’est certes qu’un modeste mall, mais un mall qui n’en serait pas moins porteur d’une identité hal-00411085, version 1 - 25 Aug 2009 mondialisée que tout citadin khartoumois aspire à partager. L’ouverture d’Afra a précédé un phénomène plus large d’ouverture de nouveaux espaces publics marchands et ludiques. Restaurants et cafés se multiplient dans les quartiers aisés résidentiels et désormais commerciaux à la mode de Amarat, Riyad, Khartoum 2 (Bartoli, 2006). Cette démultiplication soudaine s’explique par l’arrivée massive de personnes travaillant dans l’humanitaire au Darfour. Nouakchott connaît pareil phénomène depuis la découverte du pétrole qui attire des Occidentaux au fort pouvoir d’achat. Depuis cinq ans, Nouakchott semble rompre avec son austère passé pour devenir une ville (presque) animée, avec ses grands concerts au stade Olympique ou d’autres plus intimistes au bar du « Sans Souci », son Festival de Musique Nomade, ses soirées variées au Centre Culturel Français (rap, hip-hop, musique maure traditionnelle…). Le centre-ville en particulier semble branché au système-monde, ce dont rend compte le nouveau point de rencontre à la mode : Noqda Sahina (littéralement le « point chaud »), haut lieu d’achat-vente de téléphones portables vers lequel toute la ville se presse. Ici comme ailleurs, les espaces publics font fréquemment l’objet d’une requalification pour ne pas dire d’une marchandisation qui les convertit en espaces privés payants (Blanc, 2001 ; Ghorra-Gobin, 2001). On déplorera qu’à Nouakchott et Khartoum il faille désormais chercher de l’échange social au sein de ces espaces privés marchands. A côté des lieux de rencontre traditionnels que sont les marchés ou les mosquées, il en est donc de nouveau qui sont tout autant porteurs de l’urbanité. Sans pour autant créer les soubassements d’un vouloirvivre ensemble, ces lieux permettent néanmoins la diffusion de nouveaux codes sociaux dans une certaine mesure fédérateurs car mondialisés. 15 hal-00411085, version 1 - 25 Aug 2009 Carte 3 : Les lieux de sociabilité à Nouakchott 16 hal-00411085, version 1 - 25 Aug 2009 Carte 4 : Les lieux de sociabilité à Khartoum 17 Associations, mobilisations et négociations A l’échelle de l’agglomération, la fermeture à l’autre perçu comme différent est clairement ressentie, surtout lorsque cet autre n’a pas la même couleur de peau ni la même religion. En évoluant dans les capitales qui sont des espaces fortement politiques, politisés et politisants, ces fractures sociales et identitaires ont tendance à être exacerbées. Cependant, les individus sont parallèlement invités à utiliser la ville non pas seulement en tant que urbs (support matériel de vie quotidienne) mais également en tant que civitas (lieu d’émergence d’une conscience civique), ce qui les amène à développer certaines tactiques singulières afin de revendiquer leurs droits de citadins et citoyens (Lefebvre, 1968). Pour cela, ils jouent sur les multiples sphères d’expression possibles qui se superposent (étatique, traditionnelle, hal-00411085, version 1 - 25 Aug 2009 mondiale) (Mbembe, 2000 : 143). Tontines, associations, réseaux de voisinage et familiaux sont sollicités à la moindre occasion, obligeant le citadin-acteur à sortir de ses appartenances communautaires traditionnelles. A Nouakchott, la transition démocratique qui a débuté en août 2005 semble avoir accéléré la prise de conscience politique, en particulier parmi les populations les plus marginalisées. Dans les bidonvilles et quartiers sous-développés, la mobilisation des individus est désormais chose acquise. En côtoyant quotidiennement les membres des ONG et autres représentants de l’Etat, les habitants ont intégré la rhétorique développée sur la pauvreté et développent des modalités pour se faire entendre, notamment en apprenant les procédures d’accès aux réseaux du pouvoir local. Aujourd’hui, les habitants du bidonville d’El Mina (l’un des plus grands de la ville situé dans le 6e arrondissement) interpellent le maire, sollicitent des relais qui peuvent influer sur les décisions. Le 2 novembre 2006, cinq cents femmes des bidonvilles réclamaient des terrains devant la Présidence de la République. Le 14 juin 2007, un nouveau cortège de femmes sillonnait les grandes artères de la capitale, dénonçant l’augmentation du prix de l’eau. Ces cas de mobilisations, bien qu’encore sporadiques, laissent à penser que les habitants de Nouakchott investissent l’espace public pour faire part de leurs revendications. Dans les camps de Khartoum, les actions collectives, souvent appuyées par des ONG, sont également nombreuses, et vitales, ne serait-ce que pour permettre la survie des déplacés (Nègre, 2004). Durant l’été 2005, nous avons pu constater que les habitants du bloc 27 du camp de Oued El-Beshir s’étaient collectivement regroupés pour creuser 140 latrines, preuve là que face à l’incapacité (ou au refus) des pouvoirs publics à fournir les structures de base, les individus prennent le relais en développant d’intenses réseaux de sociabilité. Ces 18 démarches collectives impliquent une participation active des citoyens à la vie du quartier et in extenso de la cité. Dès lors, les « camps-carcans » imposés deviennent des espaces récupérés et territorialisés par les populations. Critique, dénonciation, résistance et guerre d’usure… ces stratégies adoptées rendent compte d’une mobilisation de plus en plus forte des populations marginales. Dans les deux cas, les regroupements se font non plus sur des critères rigides d’appartenance ethnique ou tribales mais bien sur celui d’une marginalité et vulnérabilité partagées. La négociation qui s’établit en milieu urbain permet donc de dépasser dans une certaine mesure les fractures identitaires observées au préalable. hal-00411085, version 1 - 25 Aug 2009 Sociabilités religieuses et nouvelles territorialités urbaines A propos des villes africaines, A. T. Maqalim Simone (1998) constatait une prolifération des associations religieuses, et ce tant chez les musulmans que chez les chrétiens. L’Islam plus précisément rythme la vie urbaine de Nouakchott et Khartoum et les mosquées s’imposent comme de réels points névralgiques de rencontre. En Mauritanie, le choix de la mosquée fréquentée le vendredi n’est pas forcément lié à l’appartenance confrérique (Qadariyya, Tijaniyya principalement). Au Soudan, les sociabilités religieuses et en particulier confrériques apparaissent bien plus fortes et visibles puisque certaines prennent place dans l’espace public. A Wad Nubawi, quartier d’Omdourman, es séances soufies de dhikr12 ont lieu les vendredi dans la rue adjacente à la mosquée et donnent une ambiance singulière au rassemblement religieux. Parallèlement, les groupes d’études coraniques se sont multipliés ces dix dernières années et font florès auprès des femmes qui voient là un moyen d’élargir leur sociabilité en dehors du cercle familial (Nageeb, 2004). De la même façon, des associations chrétiennes catholiques et évangéliques, aux pratiques religieuses pour le moins intenses, se sont développées en réponse à l’islamisation vécue quotidiennement et de façon oppressante en milieu urbain13. Les églises chrétiennes ont une influence moindre en Mauritanie, pays à 100% musulman. Cependant, on ne peut manquer d’observer le développement d’églises évangélistes depuis les années 2000 et leur fréquentation par des 12 Selon la tradition soufie, le dhikr évoque le moment où les fidèles scandent des prières et psalmodient à voie haute, afin d’entrer dans un état de transe leur permettant de se rapprocher d’Allah. 13 Les données récentes officielles annoncent que sur les 3,5 millions d’habitants que compte Khartoum, 3,1 millions seraient musulmans et 350 000 chrétiens (Statistical year book for the year 2004, 2005 : 56). Ces données sont très certainement sous-estimées dans la mesure où la ville compterait aujourd’hui 5 millions d’habitants. 19 étrangers : elles servent en particulier de points de repères et de lieux d’ancrage pour les migrants en transit vers l’Europe (Ba, Choplin, 2005). A Khartoum, les principaux lieux de sociabilité chrétiens sont tous concentrés dans l’espace central, à proximité du Suq el-`arabi et dans l’orbite de l’école catholique Comboni14. Cette dernière, qui jouit d’une excellente réputation, a pignon sur l’une des plus grandes avenues (Sharî’a Joumouriya, avenue de la République). Le Comboni compound abrite en son sein une église située au cœur de l’ensemble qui attire de nombreux fidèles lors des prêches du dimanche matin. En face du Compound Comboni se trouvent la Unity School (école protestante anglicane), le « Khartoum student christian center » ainsi que le Centre de littérature évangélique. Dans une rue parallèle, on découvre le Centre des Cultures du Sud Soudan (centre Kwato), largement subventionné par l’Eglise catholique. A quelques rues de là hal-00411085, version 1 - 25 Aug 2009 se dresse la Cathédrale qui héberge en son sein la sister’s school, école primaire catholique de filles. Entre les deux, on aperçoit une antenne de l’université de Juba15 dans laquelle sont inscrits beaucoup de jeunes sudistes. Carte 5 : Centralité et territoires chrétiens à Khartoum 14 Du nom de Daniel Comboni, père missionnaire catholique italien qui fut le premier archevêque de Khartoum au XIXème siècle. Son rayonnement fut intense depuis l’Egypte jusqu’à la Corne de l’Afrique. 15 Juba est la capitale du Sud Soudan. Cette ville a été en grande partie détruite durant la seconde guerre civile. L’Université de Juba a été transférée à Khartoum lors de la reprise des conflits en 1983 mais est actuellement en train d’être de nouveau transférée dans le Sud Soudan. 20 Par la présence de ces lieux, ce quartier central de Khartoum attire une majorité de personnes qui résident habituellement dans les marges urbaines, souvent situées à plus d’une heure de bus. Les chrétiens sudistes ont un espace vécu relativement limité, qui s’est élargi ou contracté au gré de la guerre, et s’articule entre les camps périphériques, et les espaces chrétiens du centre et souks où nombreux y exercent des activités informelles. Pour eux, les lieux de sociabilité et espaces publics se confondent très largement avec les espaces religieux et commerciaux. Leurs pratiques de la ville demeurent limitées, non pas dans les distances, forts longues, mais dans les lieux fréquentés, peu nombreux au final. La fréquentation de ces quelques rues dépasse la seule appartenance religieuse chrétienne pour devenir plus largement sudiste. Certes, ces Sudistes ne sont pas incités à s’intégrer et demeurent perçus comme des étrangers, mais leur présence est néanmoins tolérée dans le centre-ville. Ils sont désormais hal-00411085, version 1 - 25 Aug 2009 visibles à travers ces différents édifices et ces réseaux associatifs chrétiens. Les nouvelles formes associatives observées dans les camps et quartiers périphériques, ces pratiques spatiales et territorialités qui émergent dans le centre-ville laissent à penser que l’ancrage des Sudistes à Khartoum se fait de plus en plus marqué, à l’image de leurs revendications. Depuis la signature du traité de paix entre Nord et Sud Soudan en janvier 2005, Khartoum est appelée à incarner la ville-capitale de la réconciliation. Suite à l’annonce de la mort du leader sudiste John Garang le 1er août 2005, des échauffourées ont pris place au Suq el-`arabi, en plein centre-ville16. Ce moment marque un réel tournant : pour la première fois les Sudistes ont investi l’espace public dans sa dimension tant matérielle que idéelle en exprimant violemment leur mécontentement et leur volonté d’obtenir un « droit à la ville ». Reste à voir si celui-ci leur sera accordé par le gouvernement central d’ici 2011, date à laquelle ils se prononceront par référendum sur la possible indépendance du Sud-Soudan. Conflit, évitement, ségrégation… mais également coprésence, rencontres et échanges. Ces villes construites entre deux aires culturelles donnent à voir une marqueterie de territoires appropriés et renferment une multitude de lieux de sociabilité. En réinterrogeant l’équation espace public/lieu de sociabilité, nous avons dû nous rendre à l’évidence que des villes 16 Après 21 ans de guerre menée contre le gouvernement central et 20 jours après sa nomination en tant que viceprésident du Soudan, John Garang, chef du SPLM (Sudan People’s Liberation Movement) a tragiquement trouvé la mort dans un accident d’hélicoptère le 31 juillet 2005. L’annonce de son décès embrase Khartoum : les Sudistes sont persuadés qu’il s’agit d’un complot ; de violentes émeutes éclatent, causant la mort de 115 personnes et de nombreux dégâts matériels dans la capitale. 21 apparemment pauvres en espace public ne sont pas forcément pauvres en sociabilités. Bien au contraire, lorsque les espaces publics sont accaparés par les pouvoirs publics, les lieux de sociabilité en sont d’autant plus diversifiés puisque les habitants se réapproprient certains espaces et développent d’intenses micro-sociabilités. Ainsi, alors même que ces villes sont caractérisées par des antagonismes ethniques et des clivages sociaux, sexués et générationnels marqués, il existe quelques lieux-passerelles, en particulier dans les quartiers, qui permettent la négociation. Les rapprochements sont par ailleurs rendus possible grâce à la mobilité qui caractérise les habitants et leur permet de franchir les frontières qui séparent les différents territoires communautaires nullement hermétiques entre eux. Preuve en sont les Sudistes qui investissent désormais le centre de Khartoum ou bien encore les associations de quartier qui réunissent des Nouakchottois hal-00411085, version 1 - 25 Aug 2009 maures et négro-africains. Aussi ces villes-carrefours renvoient-elles aussi bien à des sociabilités en réseaux, distinguant clairement les sphères publiques et privées comme cela s’opère dans la plupart des villes arabes, qu’à des sociabilités plus ouvertes qui prennent place dans les cours des villes subsahariennes. A la faveur de ce constat, nous pouvons dire que ces différentes cultures, aussi divisées soient-elles sur les questions politique et identitaire, entrent réellement en interférence dans ces capitales, lesquelles sont d’ailleurs toujours restées en dehors du conflit ouvert. Signe qu’au-delà de la rupture, ces villes-capitales offrent des lieux constructeurs d’une identité collective, car il existe un sentiment partagé d’être nouakchottois et khartoumois, et plus généralement mauritanien et soudanais. Bibliographie : Ahmad, Adil Mustapha, « Khartoum blues : the « deplanning » and decline of a capital city », Habitat International, n° 24, 2000, pp. 309-325. Ahmad, Adil Mustapha, « Low-cost housing projects in Khartoum with a special focus on housing patterns », Habitat International, n° 26, 2002, pp. 139-157. Akbar, Jamel, Crisis in the Built Environment: The Case of the Muslim City. Judith Shaw, ed. Singapore, Concept Media Pte Ltd, 1988, 265 p. Antoine P., Dubresson A., Manou-Savina A., Abidjan, « côté cours » : pour comprendre la question de l'habitat, Paris, Éd. de l'ORSTOM, Karthala, 1987, 274 p. Augé, Marc, Non-lieux : introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Éd. du Seuil, 1992, 149 p. 22 Ba C. O., Choplin A., « Tenter l’aventure par la Mauritanie : migrations transsahriennes et recompositions urbaines », Autrepart, n°36, pp. 21-42 Balandier George, Le pouvoir sur scènes, Paris, Balland, 1992, 172 p. Bannaga, Sharaf, Unauthorized and squatter settlements in Khartoum, Khartoum State, Ministry of housing and public utilities, 1992, 55 p. Bartoli, Sarah, Khartoum et l’humanitaire : une approche spatiale de l’implantation des agences internationales, Mémoire de master 1 en géographie : Univ. Paris 1-ENS Lyon, 2006, 124 p. Blanc, Jean-Noël, « Voir l’espace dans l’espace public », Géocarrefour, vol. 76, 2001, pp. 5967 Cattedra, Rafaele, « les métamorphoses de la ville. Urbanités, territorialités et espaces publics au Maroc », Géocarrefour, vol. 77, n°3, 2002, pp. 255-266 hal-00411085, version 1 - 25 Aug 2009 Claval, Paul, Espace et pouvoir, Paris, PUF, 1978, 257 p. Choplin, Armelle, Fabriquer des villes-capitales entre monde arabe et Afrique noire : Nouakchott (Mauritanie) et Khartoum (Soudan), étude comparée, Thèse de doctorat de géographie, Université Paris 1, 2006, 535 p. Davis, Mike, City of Quartz, Los Angeles, capitale du futur, Paris, La Découverte, 1998, 392 p. David, Jean-Claude, « Espace public au Moyen-Orient et dans le monde arabe, entre urbanisme et pratiques citadines », Géocarrefour, vol. 77, n°3, 2002, pp. 219-224 Denis, Eric, « Khartoum, ville refuge et métropole rentière, Mégapolisation des crises VS métropolité », in Villes arabes en mouvement, Cahier du Gremamo n°18, Paris, L’Harmattan, 2005, pp. 87-124. Depaule, Jean-Charles, « Conclusion », Géocarrefour, vol. 77, n°3, 2002, pp. 307-309 Dubois, Christine, « Morphologies de Khartoum : conflits d’identité (1820-début XXe siècle) », in Bleuchot H., Delmet C., Hopwood D. (dir. de), Sudan, history, identity, ideology, Oxford, Ithaca Press, 1991, pp. 13-31. Fourchard, Laurent, De la ville coloniale à la cour africaine : espaces, pouvoirs et sociétés à Ouagadougou et Bobo-Dioulasso, (Haute-Volta), fin 19e siècle-1960, Paris, L’Harmattan, 2001, 427 p. Gervais-Lambony, Philippe, De Lomé à Harare : le fait citadin : images et pratiques des villes africaines, Paris, Khartala ; Nairobi, IFRA, 1994, 480 p. Ghorra-Gobin, Cynthia, « Les espaces publics, capitale social », Géocarrefour, vol. 76, 2001, pp. 5-11 Ghorra-Gobin, Cynthia, (dir. de), Réinventer le sens de la ville : les espaces publics à l’heure globale, Paris, L’Harmattan, 2001, 266 p. Gillot, Gaëlle, « Espaces populaires, pratiques intimes : les jardins publics au Caire, à Rabat et à Damas », Géocarrefour, vol. 77, n°3, 2002, pp.267-274 Habermas, Jürgen, L’espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Paris, Payot, 1978, 324 p. 23 Khayat, Tristan, « Espace communautaire et espace public, comment dépasser la contradiction, in Ghorra-Gobin, Réinventer le sens de la ville : les espaces publics à l’heure globale, Paris, L’Harmattan, 2001, pp. 121-132 Lavergne, Marc, (dir. de), Le Soudan contemporain, Paris, Karthala, 1989, 683 p. Lavergne, Marc, « Khartoum, de la ville coloniale au projet islamiste », in Frérot Anne-Marie (dir. de), Les grandes villes d’Afrique, Paris, Ellipses, 1999, p. 148-164 Lesourd, Céline, Au bonheur des dames. Femmes d’affaires mauritaniennes de nos jours, Thèse de doctorat en anthropologie, EHESS, 2006, 317 p. Lefebvre, Henri, Le droit à la ville, Paris, Ed. Anthropos, 1968, 166 p. Lévy, J., Lussault, M. (dir. de), Dictionnaire de la géographie, Paris, Belin, 2003, 1033 p. Maliqalim Simone, Abdel Timoty, “Metropolitan Africans: Reading Incapacity, the Incapacity of Reading”, Cultural Anthropology, Vol. 5, N°2, 1990, pp. 160-172. hal-00411085, version 1 - 25 Aug 2009 Maliqalim Simone, Abdel Timoty, In whose image ? Political Islam and urban practices in Sudan, Chicago, University of Chicago Press, 1994, 273 p. Maliqalim Simone, Abdel Timoty, “Urban Social Fields in Africa”, Social Text, N°56., 1998, pp. 71-89. Mbembe, Achille, De la postcolonie, essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine, Paris, Karthala, 2000, 296 p. Ministry of Finance and Economy, Statistical year book : 2004, Central Bureau of statistics, Khartoum, 2005, 414 p. Nageeb, Salma Ahmed, New spaces and old frontiers, Women, social space and islamization in Sudan, Oxford, Lexington Books, 2004, 218 p. Nègre, Michael, ONG et autoritarisme an Soudan : l’eau en question, Le Caire, CEDEJ, collection 15/20, 2004, 112 p. Navez-Bouchanine, Françoise (dir. de), La fragmentation en question : des villes entre fragmentation spatiale et fragmentation sociale, Paris, L’Harmattan, 2002, 412 p. Pérouse De Montclos, Marc-Antoine, Migrations forcées et urbanisation : le cas de Khartoum, Paris, Dossiers du CEPED n°63, 2003,63 p. Tomas, François, « L’espace public, un concept moribond ou en expansion ? », in Géocarrefour, vol. 76, « Des centres civiques à l’espace public », 2001, pp. 75-83 Van Staëvel, Jean-Pierre, « Les fondements de l'ordre urbain dans le monde arabe médiéval : réflexions à propos de Cordoue au Xe s. », Géocarrefour, vol. 77, n°3, 2002, pp. 226-234 24