BIBLIOTHÈQUE DES CAHIERS DE L'INSTITUT
DE LINGUISTIQUE DE LOUVAIN — 124
Le nom des langues III
Le nom des langues en Afrique sub-saharienne
pratiques, dénominations, catégorisations
Naming Languages in Sub-Saharan Africa
Practices, Names, Categorisations
sous la direction de
Carole
DE
FÉRAL
PEETERS
LOUVAIN-LA-NEUVE
2009
SOMMAIRE
Remerciements
7
Introduction
Carole de Féral
9
I - Ethnies et langues : des objets controversés
Le fait ethnique, histoires d’une notion controversée
Thomas K. Schippers
19
.
L’ALCAM : une fabrique des langues du Cameroun?
Patrick Renaud
La dénomination des langues au Cameroun et le projet Alcam :
l’expérience d’un géographe
Roland Breton
Entre catégorisations objectives et subjectives :
le s noms des langues comme motifs de revendication socio-identitaire
au Cameroun
Valentin Feussi
39
73
77
II - Langues européennes et africaines en contact
À propos des noms des variétés du portugais restructuré en Afrique
John Holm et Sandra Madeira
109
Nommer et catégoriser des pratiques urbaines :
pidgin et francanglais au Cameroun
Carole de Féral
119
La socio-indexicalité des dénominations langagières :
la dynamique autour du nouchi abidjanais
Katja Ploog
153
III - Perspectives historiques et état des lieux
Nommer les langues au Sénégal :
perspectives historiques et sociolinguistiques
Caroline Juillard et Mamadou Ndiaye
191
Kituba, Kileta or Kikongo? What’s in a name?
Salikoko Mufwene
211
La dénomination des langues au Cameroun :
le cas de l’ewondo, du tuki et du kenyang
Edmond Biloa et George Echu
223
Enjeux des dénominations de l’arabe en Afrique sub-saharienne
Catherine Miller
233
Fula and the naming of changing ethnolinguistic identities
Peter Gottschligg
255
Motifs étymologiques de la dénomination des langues en Afrique
de l'Est
Xavier Barillot
271
Les auteurs
297
Index des noms de langues
301
Le nom des langues III. Le nom des langues en Afrique sub-saharienne : pratiques, dénominations, catégorisations.
Naming Languages in Sub-Saharan Africa: Practices, Names, Categorisations (sous la direction de C. de Féral),
Louvain-la-Neuve, Peeters, BCILL 124, 2009, p. 233-254.
ENJEUX DES DÉNOMINATIONS DE L’ARABE EN
AFRIQUE SUB-SAHARIENNE
Catherine MILLER
Iremam, CNRS1, Aix-en-Provence
INTRODUCTION
La langue arabe (al-lugha al-‘arabiyya) est présente en Afrique
saharienne et sub-saharienne depuis plusieurs siècles, s’étendant sur un large
espace allant de la Mauritanie à la Corne de l’Afrique et occupant des statuts et
des fonctions variés : langue religieuse de l’islam et de l’enseignement coranique,
langue officielle ou nationale de certains états (Erythrée, Mauritanie, Soudan,
Tchad), grande langue de communication inter-ethnique dans des régions
plurilingues comme le Soudan ou le Tchad, langue maternelle de groupes se
réclamant ou non d’origine arabe. A cette diversité, à cette pluralité, correspondent
parfois, mais pas toujours, des dénominations particulières qui renvoient soit à une
représentation de type diglossique (variété haute, variété basse), soit à des
catégorisations régionales ou ethniques, soit à des variétés spécialisées (de type
langue secrète ou jargon).
Appréhender les dénominations des parlers arabes ou à base arabe de
l’Afrique sub-saharienne soulève plusieurs difficultés. Les informations restent
extrêmement lacunaires et ne peuvent, au mieux, que suggérer quelques pistes de
réflexion. La présence ou l’absence de dénominations plus circonscrites soulèvent
de nombreuses questions : peut-on établir les conditions et les modalités de leur
apparition ? Comment se propagent-elles, sur quels critères s’élaborent-elles ? En
quoi sont-elles des dénominations endogènes ou exogènes ? Dans quelle mesure
s’inscrivent-elles ou non dans des représentations différentes de la langue ?
La langue arabe a largement progressé en Afrique sub-saharienne tout au
long du 20ème siècle, malgré les tentatives des pouvoirs coloniaux pour accentuer la
séparation entre le monde arabo-musulman et l’Afrique « noire ». Cette expansion
1
Iremam : Institut de Recherche du Monde Arabe et Méditerranéen ; CNRS : Centre national
de la Recherche Scientifique ; MSH : Maison des Sciences de l’Homme..
234
Catherine Miller
n’a pas été sans créer des tensions et des conflits, car la progression de la langue
arabe est souvent associée à la progression de l’islam et à la domination politique
de certains groupes se réclamant d’une origine arabe. Bien qu’arabisation
linguistique et islamisation soient loin d’être des phénomènes concomitants, le lien
fort entre la langue arabe et la religion musulmane fait de l’arabe une langue ayant
un statut symbolique très particulier. Et il semble difficile de parler de l’arabe en
Afrique sub-saharienne sans tenir compte du poids de « l’héritage arabomusulman ».
Il convient de souligner que dans l’aire sub-saharienne, comme dans le
monde arabophone, la langue arabe est perçue, par les arabophones et les non
arabophones, comme un ensemble se distinguant de toutes les autres langues, que
celles-ci soient locales ou étrangères, relevant d’une tradition orale ou d’une
tradition écrite. Cette perception correspond à une conception qui privilégie
l’unicité de la langue arabe et s’inscrit dans la tradition grammaticale arabe
médiévale, tradition reprise et réaménagée par les tenants du pan-arabisme à
l’aube du 20ème siècle. C’est pourquoi il m’apparaît important de faire un petit
détour historique sur cette tradition arabe afin d’en mieux comprendre les
représentations et les postulats idéologiques et philosophiques. Ce détour historique permet de constater que les termes employés en arabe pour « nommer » les
parlers arabes ont peu évolué à travers les siècles et l’espace. Aujourd’hui ce sont
surtout les variétés les plus « périphériques », les plus « mélangées » ou les plus
spécialisées (cf. les argots et parlers secrets par exemple) qui sont nommées,
désignées et indexées par des termes spécifiques, termes qui semblent le plus
souvent (mais pas dans le cas des langues secrètes) avoir été créés par des
« observateurs » étrangers. D’autre part, si on constate que, dans le monde
arabophone, la conception globalisante de l’arabe valorise la variété écrite
(classique ou moderne) au détriment des variétés arabes vernaculaires2, elle renforce cependant (indirectement) le statut des vernaculaires arabes vis-à-vis des
vernaculaires non arabes dans les pays plurilingues de l’Afrique sub-saharienne
qui ont opté pour l’arabe comme langue officielle.
1.
LANGUE, VARIÉTÉS ET VARIANTES : PETIT DÉTOUR
HISTORIQUE SUR LES NORMES ET LES DÉNOMINATIONS
DANS LE MONDE ARABOPHONE
À la question « qu’est ce que tu parles ? », le locuteur arabophone
répondra le plus souvent « je parle arabe » (batkallam ‘arabî)3, ou de façon un peu
plus emphatique « je parle la langue arabe » (batkallam al-lugha al-‘arabiyya).
2
3
On trouvera dans l’ouvrage collectif dirigé par F. Cheriguen (2007) une bonne illustration
de ce déni des langues/variétés vernaculaires dans l’Algérie contemporaine.
La glose est prise ici à l’arabe soudanais. Le verbe « parler » se dira autrement dans d’autres
variétés vernaculaires arabes.
L’arabe en Afrique sub-saharienne
235
Les termes ‘arabî et al-‘arabiyya sont formés à partir du nom collectif
‘arab qui désigne les Arabes en tant que groupe (et qui souvent sous-entend les
vrais Arabes, les Arabes du désert)4.
‘arabî (forme adjectivale masculine) désigne soit le fait d’être arabe, soit
la langue arabe (i.e. Arab et Arabic en anglais) ;
‘arabiyya est la forme féminine de cet adjectif. Précédée de l’article /al-/,
al-‘arabiyya est une forme nominale qui désigne la langue arabe et englobe en
principe tous les niveaux, styles et variétés d’arabe mais qui, dans les faits, renvoie
implicitement à une norme unique, celle de l’arabe coranique/classique et donc à
un niveau littéraire et un usage écrit (Suleiman 2006). Cette conception restrictive
et normative de al-‘arabiyya (ou al-lugha al-‘arabiyya) semble s’être imposée
progressivement. L’histoire de la grammaire arabe indique qu’un glissement s’est
opéré entre le 8ème et le 10ème siècle avec le passage d’une représentation de la
langue comme entité hétérogène (une lugha composée de lughât ‘variantes)5 chez
des grammairiens comme Sibaywahi à une conception plus monolithique et
normative - une seule norme, celle du Coran, est reconnue comme juste - (Larcher
2005).
Parmi les termes employés par les grammairiens arabes anciens pour
nommer la langue arabe, on note outre al-‘arabiyya et al-lugha al-‘arabiyya
précédemment cités, ceux de lisân et de kalâm : lisân al-‘arab « la langue/parler
des Arabes », kalâm al-‘arab « la langue/parole/discours des Arabes ». Les termes
kalâm, lisân et lugha sont également utilisés pour désigner des variantes orales
associées à des régions ou des tribus arabes. On relève ainsi lughat ahli l-hijâz « la
langue/variante du peuple du Hijâz » et également lughat al-hijâziya, « la langue
hijaziyya » et al-hijâziya « le hijazien » chez Sibawayhi au 8ème siècle (Levin
1994), lughat al-Shâm « la langue de la Syrie » et alsina (pl. de lisân) ahl-al
aqâlim « les parlers des habitants des province » chez Muqadissi au 10ème siècle
(Larcher 2006a) et lisân Mudar, lughat Mudar « la langue de Mudar » (tribu du
nord de la péninsule arabique), lughat Himyar « la langue de Himyar », lughat ahl
al-hadar wa-l-amsâr « la langue des sédentaires et des citadins » par opposition à
lughat al-asl « la langue des origines » (pour définir l’arabe des origines, l’arabe
coranique) chez Ibn Khaldoun au 14ème siècle (Larcher 2006b) et plus tardivement
kalâm ahl Misr « la parole du peuple d’Egypte » dans l’un des premiers lexiques
d’arabe dialectal, celui de Y. El-Maghrabî au 17ème siècle (Zack 2003).
On constate donc que dans la tradition arabe médiévale les termes lisân,
lugha, kalâm sont utilisés à la fois pour l’arabe coranique/classique écrit mais
également pour des variétés régionales ou « tribales », considérées comme moins
parfaites mais faisant partie de l’ensemble arabe. Et il semble bien que pendant
4
5
Les définitions données ici reprennent le dictionnaire de Hans Wehr (1980 : 601) et
reflètent l’usage moderne de ces termes. Pour une approche historique sur le développement
sémantique de ces termes voir les articles de J. Retsö (2006) et Y Suleiman (2006).
Il faut souligner que le terme lugha est surtout employé à cette époque pour décrire « la
façon de parler, les différentes façons d’exprimer un même sens » et qu’il avait donc le sens
que l’on donne aujourd’hui au mot lahja (Iványi 2007).
236
Catherine Miller
des siècles, les locuteurs arabophones n’aient pas éprouvé le besoin d’instaurer des
distinctions nettes et tranchées entre les différents registres ou usages, ni d’utiliser
des dénominations spécifiques pour désigner les différentes variétés, même s’ils
partageaient une représentation plus ou moins confuse d'une norme idéalisée et de
parlers ordinaires corrompus6.
C’est dans la deuxième moitié du 19ème siècle que l’on voit se fixer une
représentation diglossique de l’arabe à partir de la renaissance arabe (la nâhda).
Selon P. Larcher (2003), cette conception diglossique résulterait du croisement et
de l’interaction entre, d’une part, les nationalistes et réformistes arabes et, d’autre
part, la tradition orientaliste arabisante qui s’est formée à partir du 17ème siècle
avec les premiers missionnaires. Ces derniers ont transposé la division héritée de
la linguistique italienne entre parlers vulgaires/langue classique au domaine
arabophone. Cette division sera reprise par les traducteurs et linguistes
arabophones7 car elle correspond à l’idée d’une seule norme unique légitime (la
norme coranique/classique) et s’imposera peu à peu comme la doxa officielle des
pays arabophones mais également des pays de l’Afrique sub-saharienne.
Deux types de dénominations reflètent cette conception diglossique de la
langue : al-‘arabiyya al-fushâ (al-fushâ ou al-lugha al-fushâ) d’une part et allahjât, al-‘âmmiyya, ‘âmmiyyât (au Moyen orient) ou ed-dârija (au Maghreb)
d’autre part.
La première dénomination (al-fushâ) désigne la variété haute du pôle
diglossique, c’est à dire la variété qui se rattache à l’arabe coranique et à l’arabe
classique puis à ce que les linguistes ont appelé l’arabe moderne standard, ou
l’arabe littéraire, i.e. la forme ‘rénovée’ de l’arabe classique qui s’est développée
depuis le 19ème siècle. L’étymologie du terme fushâ renvoie aux notions de pureté,
de bon usage et d’éloquence (Larcher 2005, Ayoub 2007). Le fushâ représente la
norme idéale, celle du Coran et de la codification des grammairiens arabes.
Le deuxième type de dénomination désigne la/les variétés basse(s) du pôle
diglossique, c’est à dire l’usage oral/vernaculaire/courant et connote un usage plus
ou moins ‘déviant’ par rapport à la norme idéale. Le terme lahja indique à la fois
une manière de parler, un dialecte, mais également un « défaut de parole ».
L’étymologie du terme ‘âmmiyya renvoie au sème de al-‘âmma, « le peuple » par
opposition à al-khâssa « l’élite ». On peut faire remonter le terme ‘âmmiyya à
l’usage des grammairiens arabes médiévaux qui traquaient les lahn al-‘âmm ou
« les erreurs de la masse » (cette masse étant constituée au départ des groupes non
arabes ou récemment arabisés). L’étymologie de dârij renvoie au sème de « usuel,
populaire, en circulation ». L’ensemble de ces dénominations indexe le parler
6
7
L’absence d’ouvrage s’intéressant aux « langues du peuple » rend difficile de retracer
l’histoire des termes utilisés pour désigner les variétés vernaculaires jusqu’au 19ème siècle.
Mais les écrits de Muqaddasi (X) et Ibn Khaldoun (XIV) montrent bien que la plupart des
variétés vernaculaires sont considérées comme défectueuses (rakîka), corrompues (fâsida)
et grossières (qabîha) (Larcher 2006a, 2006b).
Un bon exemple en est l’ouvrage de Tantâwî au 19siècle (Woidich 1995).
L’arabe en Afrique sub-saharienne
237
ordinaire (ou variétés vernaculaires) comme commun mais aussi vulgaire et
déviant face à la langue pure représentée par le fushâ.
De cette conception diglossique et normative découle le fait qu’au 20ème
siècle le mot lugha n’est plus appliqué aux variétés vernaculaires qui sont
désignées comme des lahja (dialectes). De même que les linguistes occidentaux
utilisent le terme de Colloquial Arabic ou de « dialectes arabes » pour parler des
vernaculaires, les linguistes arabes qui s’intéressent à ces variétés utilisent
principalement le terme lahja depuis les années 19608.
Les termes de ‘âmmiya, dârija et lahja (pl. lahjât) sont passés dans
l’usage ordinaire et sont connus de tous, de même que le terme fushâ. Et la
représentation diglossique de la langue arabe semble s’être imposée en particulier
par le biais des politiques linguistiques étatiques imposant l’arabe fushâ comme
langue officielle (voir infra pour le Soudan et le Tchad). Cependant dans l’usage
courant, et en particulier en milieu bédouin des pays sub-sahariens, le terme kalâm
« parole » continue de désigner les variétés vernaculaires des groupes arabes
pastoraux ou chameliers.
Ce bref détour historique nous apprend trois choses importantes pour
notre propos :
a) à l’inverse de ce qui s’est produit dans le monde latin/roman, et malgré
l’extension géographique de l’arabe, il n’y a pas eu autonomisation des variétés
vernaculaires par rapport à une ancienne langue classique (et sacralisée) et le
terme al-‘arabiyya continue d’englober cet ensemble, véhiculant un certain
nombre de stéréotypes et de représentations.
b) On relève de façon occasionnelle la mention de telle ou telle
« variété », le plus souvent sur une base géographique ou tribale/clanique. Il sera
donc fait mention par tel ou tel auteur du parler des X ou Y ou du parler de la
région Z ou du parler des habitants de telle ville, sans que l’on sache exactement si
les membres de la tribu ou les habitants de la région ou de la ville se reconnaissent
comme partageant un usage commun, différent de ceux de leurs voisins. Aucun de
ces parlers n’a, par la suite, été érigé en langue nationale ou n'a fait l’objet de
standardisation/codification ; d’où la fluidité des dénominations et des catégorisations.
c) Le 19ème siècle mais plus encore le 20ème siècle auront amené une
certaine rigidification des représentations dans un cadre diglossique. Seule la
variété « haute » (fusha) a été promue langue officielle des pays arabes et
considérée comme digne d’intérêt alors que les parlers vernaculaires demeuraient
relégués au stade de parlers vulgaires et faisaient l’objet d’un déni officiel. Dans
les pratiques cependant, cette représentation diglossique rigide n’existe pas et les
locuteurs alternent quotidiennement entre les deux pôles du continuum. Les termes
d’arabe médian, arabe moyen, al-‘arabiyya al-wusta, ont été utilisés par les
linguistes pour nommer cette réalité, mais cette terminologie reste relativement
spécialisée et ne s’est pas imposée dans l’usage courant.
8
Ainsi le titre des ouvrages suivants : Abdin 1966, Anis 1967, Ayoub 1968, Qasim 1985.
238
Catherine Miller
2.
LES PARLERS ARABES VERNACULAIRES AUJOURD’HUI :
AMBIGUÏTÉ DES DÉNOMINATIONS, ENJEUX D’UNE
FILIATION
L’absence de catégorisation rigide et de dénominations bien délimitées
pour distinguer les parlers arabes vernaculaires perdure jusqu’à nos jours dans
l’ensemble du monde arabophone et de ses « marches ». Ainsi on peut trouver de
nombreuses dénominations qui, à partir d’un nom de région, de clan, de ville, de
pays, sont forgées sur un adjectif qui désignera à la fois l’appartenance à ce lieu et
la langue/variété parlée dans ce lieu comme khalîjî (< khalîj « le Golfe »)
« habitant du Golfe, parler du Golfe », lubnânî (< Lubnân « Liban ») « du Liban,
parler libanais », san’ani (< San’a, capitale du Yémen), « de San’a, parler de
San’a », etc. Mais il est extrêmement difficile d’évaluer la diffusion réelle de ces
termes et surtout d’évaluer dans quelle mesure ces dénominations renvoient à la
conception de variétés distinctes les unes des autres.
Le flou de ces catégorisations endogènes fait écho au flou des
catégorisations exogènes développées par les linguistes arabisants. A partir de
catégorisations socio-dialectales (parlers bédouins, parlers sédentaires, parlers
urbains, parlers maghrébins, parlers orientaux, etc.) élaborées sur la base d’un
certain nombre de discriminants linguistiques par les dialectologues européens du
début du 20ème siècle (ayant eux même repris les grands catégories du géographe
arabe Ibn Khaldoun), on voit se développer une multitude de dénominations au fur
et à mesure que les descriptions progressent, toutes ayant cependant la
particularité d’accoler le terme arabe (Arabic) à un nom de lieu (ville, province,
pays, région) telles que le « parler arabe de Khartoum » ou « l’arabe soudanais »,
etc. La filiation avec la langue arabe reste donc privilégiée et il est rare de
rencontrer les expressions comme le soudanais, l’égyptien, le syrien etc. Une
exception notable, le maltais (Maltese) reconnu comme langue à part entière, et
qui n’est plus considéré comme faisant partie du groupe des parlers/dialectes
arabes même si les linguistes ont montré la filiation structurale entre le maltais et
les parlers arabes maghrébins.
Une visite sur le site Ethnologue, rubrique Arabic9, souligne combien la
dénomination des parlers arabes relève de l’approximation. En cliquant sur List of
languages/A/Arabic on voit apparaître la liste suivante de 39 langues, (chaque
« langue » étant précédée de Arabic, i.e. Arabic, Algerian Spoken ; Arabic,
Babalia Creole, etc.) :
Algerian Saharan Spoken/ Algerian Spoken/ Babalia Creole/ Baharna Spoken/
Chadian Spoken/ Cypriot Spoken/ Dhofari Spoken/ Eastern Egyptian Bedawi Spoken/
Egyptian Spoken/ Gulf Spoken/ Hadrami Spoken/ Hassaniyya/ Hijazi Spoken/ JudeoIraqi/ Judeo-Moroccan/ Judeo-Tripolitanian/ Judeo-Tunisian/ Judeo-Yemeni/
Levantine Bedawi Spoken/ Libyan Spoken/ Mesopotamian Spoken/ Moroccan Spoken/
Najdi Spoken/ North Levantine Spoken/ North Mesopotamian Spoken/ Omani Spoken/
9
http://www.ethnologue.com/language_index.asp ?letter=A.
L’arabe en Afrique sub-saharienne
239
Sa`idi Spoken/ Sanaani Spoken/ Shihhi Spoken/Shuwa/ South Levantine Spoken/
Arabic, Standard/ Sudanese Creole/ Sudanese Spoken/ Ta'izzi-Adeni Spoken/ Tajiki
Spoken/ Tunisian Spoken/ Uzbeki Spoken/ Western Egyptian Bedawi Spoken.
Pour toute personne ayant quelques connaissances du domaine
arabe/arabophone, cette liste apparaît relativement surréaliste présentant en vrac et
sans aucune hiérarchisation un certain nombre de « parlers » (pour rester neutre
dans l’échelle des catégorisations), plus ou moins mentionnés ou décrits par tel ou
tel auteur (rarement cité sur le site). Ainsi, pour la zone subsaharienne on relève
six termes : deux parlers à base nationale (Chadian Spoken et Sudanese Spoken),
un parler à base ethno-nationale (Hassaniyya), un parler à base ethno-régionale
(Shuwa) et deux parlers définis comme des créoles, dont l’un à base ethnique
(Babalia Creole) et l’autre à base nationale/aréale (Sudanese Creole). A
l’exception du terme Hassaniyya, employé par tous et d’usage courant, les autres
dénominations sont relativement arbitraires. Ainsi le terme Babalia Creole a
certainement été forgé à la lecture d’un ouvrage de C. Decobert (1985) qui décrit
le système phonologique de trois variétés d’arabe parlées par trois groupes
tchadiens (les Babalia, les Ouled Abou Khider, les Ouled Rachid). Alors que les
Ouled Abou Khider et les Ouled Rachid se réclament d’une généalogie arabe, les
Babalias représentent l’un de ces groupes arabisés au début du 20ème siècle10.
Notons que Decobert n’emploie jamais le terme « créole » pour qualifier ce parler
(bien qu’il en signale un certain nombre de traits distinctifs) et l’on peut se
demander pourquoi le Babalia Arabic se voit réserver une place dans l’inventaire
d’Ethnologue, et non le Ouled Rachid Arabic ou des dizaines d’autres parlers
« ethniques ». L’arbitraire de la liste d’Ethnologue, est caricatural. Cette liste n’en
pose pas moins la question de savoir sur quels critères on considérera que telle ou
telle dénomination s’est imposée ou fait sens dans la société, et mérite de ce fait
d’être relevée, reprise et diffusée.
3.
L’ARABE EN AFRIQUE SUB-SAHARIENNE
Pour ne pas sombrer dans un inventaire tout aussi arbitraire, j’ai décidé de
ne discuter que quelques dénominations qui me paraissent représentatives des
enjeux de la dénomination, en particulier sur les points suivants :
- quel est le degré d’interaction entre les traditions endogènes et les
traditions exogènes que ce soit pour les catégorisations/dénominations linguistiques ou les catégorisations ethniques qui souvent les recoupent, posant le problème de l’isomorphisme entre ces deux types de catégorisations
- dans quelle mesure y a-t-il consensus (que ce soit chez les locuteurs ou
chez les descripteurs) autour de cette question unité/diversité des parlers arabes de
la zone sub-saharienne. La question se pose plus particulièrement en ce qui
concerne l’émergence ou non d’une koiné nationale dans des pays comme le
10
Ils parlaient auparavant une langue du groupe sara-bongo-baguirmien, le bérakou (Decobert
1985 : 12).
240
Catherine Miller
Tchad ou le Soudan. Il faut souligner que sur ce point, on a plus d’informations
sur les débats entre linguistes (ou idéologues) que sur les représentations des
locuteurs concernés.
3.1
Le hassâniyya en Mauritanie
Dans l’ensemble saharien et sub-saharien, la Mauritanie apparaît comme
une exception pour plusieurs raisons. L’une est l’homogénéité de la variété arabe
vernaculaire locale qui, malgré une extension géographique importante, semble ne
pas faire l’objet d’une forte différentiation dialectale (Taine-Cheikh 1994). L’autre
est que cette variété vernaculaire est parfaitement identifiée et reconnue par deux
termes qui renvoient au groupe majoritaire du pays : les Maures. Le premier
terme, hassâniyya, provient de l’expression klâm al-Hassân « le parler des
Hassân » et de l’ethnonyme Banû Hassân, groupe tribal dont se réclament les
Maures, qui seraient arrivés dans la région vers le 11-12ème siècles et qui dominent
politiquement et démographiquement le pays depuis au moins le 16ème siècle. Le
terme hassâniyya est employé autant par les locuteurs locaux que par les linguistes
qui ont décrit ce parler11. Le deuxième terme, klâm al-Bidhân, « le parler des
Blancs », désigne également le parler arabe des Maures par opposition aux
groupes « noirs » de la région qui eux parlent des klâm likwâr « des paroles de
noirs », des langues africaines. Le terme Bidhân qui souligne au départ une
couleur ou une race (les Maures blancs) désigne « toute personne parlant le
dialecte arabe comme langue maternelle ». Les termes hassâniyya et klâm albidhân seraient parfaitement synonymes (Taine-Cheikh 1990 :93).
Le terme hassâniyya s’applique également à des usages non vernaculaires.
Ainsi, bien que les Mauritaniens non maures (les fameux kwâr) parlent des
variantes véhiculaires du hassâniyya et refusent la domination de l’arabe comme
langue officielle (Dia 2007), il ne semble pas que ces variantes véhiculaires soient
désignées par des termes spécifiques. Cet usage véhiculaire ne se traduit pas par
l’émergence d’une variété qui tendrait à être appropriée comme représentative
d’un groupe ou d’une région spécifiques, à l’inverse de ce qui s’est produit au sud
Soudan avec le Juba-Arabic. C’est plutôt une pratique plurilingue favorisant le
« code-switching » hassâniyya-langues africaines qui caractérise les membres des
communautés non arabes.
Le terme hassâniyya renvoie donc à un ensemble géographique,
linguistique, culturel et politique : celui des groupes maures se réclamant d’une
origine bédouine arabe, se distinguant, ainsi, tant de leurs voisins/compatriotes
non arabophones (Berbères, Wolofs, Peuls, etc.) que de leurs voisins arabophones
du ‘nord’ (Algérie, Maroc) avec qui les relations politiques restent difficiles. La
reconnaissance du terme hassâniyya par les locuteurs et les observateurs atteste
d’une conscience certaine de cette spécificité culturelle et linguistique, spécificité
11
Voir en particulier Cohen 1963, et les nombreux articles et ouvrages de C. Taine-Cheikh.
L’arabe en Afrique sub-saharienne
241
qui semble être assumée et revendiquée avec une certaine fierté. Si, comme dans
les autres pays arabophones, c’est bien l’arabe « classique/littéraire » qui est la
langue officielle et si se développe un niveau de langue intermédiaire, le fameux
arabe médian parlé par les locuteurs éduqués (Taine-Cheikh 1997), il semble bien
que le hassâniyya en Mauritanie jouit d’un prestige bien supérieur à celui reconnu
aux variétés vernaculaires arabes dans la plupart des autres pays arabophones. Le
fait qu’il s’agisse d’un parler bédouin, avec une très riche tradition poétique, a
sans doute permis cette relative valorisation du hassâniyya12. Selon TaineCheikh (1990 :93) : « l’entité maure se définit par une référence générale à un
territoire mais surtout culturellement, par référence à sa langue et sa musique ».
3.2
L’arabe shuwa au Nigeria et Cameroun
À l’inverse de la Mauritanie et du Soudan, les groupes arabophones ou se
réclamant d’une origine arabe sont politiquement et démographiquement
minoritaires au Nigeria. Les groupes arabes qui sont arrivés dans la région du
Kanem Borno vers le 15ème siècle sont traditionnellement appelés Shuwa. Il en est
de même au Cameroun où l’installation des Arabes shuwa remonte aux 18ème et
19ème siècles. L’étymologie de ce terme (que l’on trouve sous les orthographes
shuwa, chowa, choa) est inconnue et plusieurs interprétations ont été avancées,
certaines donnant une origine kanouri à ce terme et d’autres, une origine arabe
(Owens 1993 et 1998 ; Braukamper 1993). Le terme Shuwa est utilisé par les nonArabes pour désigner les Arabes et n’a pas été adopté par les groupes arabes qui le
considèrent comme un terme dépréciatif. Eux-mêmes se désignent soit sous le
terme générique d’Arabe sois sous leur ethnonyme tribale et considèrent qu’ils
parlent arabe (Echu et Aminou 2006).
L’expression arabe shuwa (ou Shuwa Arabic) a été reprise et diffusée par
les premiers linguistes comme Lethem (1920) ou Howard (1923). Les linguistes
qui ont par la suite décrit ces variétés d’arabe au Nigeria ont opté pour le terme
Nigerian Arabic (Kaye 1982, Owens 1993). Owens a ensuite distingué entre deux
groupes dialectaux qu’il a nommés Balge et Qawalme en reprenant la terminologie
des locuteurs locaux. Les termes Balge et Qawalme renvoient à deux groupes
« stéreotypiques » identifiés plus spécialement par certains traits dialectaux
(Owens 1993 : 14). Mais le terme Balge renvoie à une région alors que le terme
Qawalme renvoie à un clan, un lignage. Owens, constatant, qu’il n’y avait pas
isomorphisme entre tribu et dialecte, a par la suite opté pour une dénomination
géographique (Eastern et Western Dialects), sans que l’on sache exactement si ces
termes sont utilisés par les locuteurs. De même nous n’avons aucune donnée nous
permettant d’évaluer si l’ensemble des Arabes shuwa du Nigeria, du Cameroun et
du Tchad considèrent ou non qu’ils parlent une variété commune et forment un
12
Les parlers bédouins jouissent d’une aura plus élevée et sont considérés comme plus
« purs » et plus proches de l’arabe classique dans la tradition arabe du fait, entre autre de
l’importance de la tradition poétique.
242
Catherine Miller
groupe plus ou moins « homogène », sachant que les groupes arabes pastoraux de
la zone Tchad-Cameroun-Nigeria et ouest soudanaise se revendiquent de deux
grands groupes (Juhayna et Qawalme) et parlent des dialectes proches (Owens
1993).
Au Nigeria, l’arabe shuwa reste la langue vernaculaire et communautaire
des groupes pastoraux et n’est pas une langue de communication inter-ethnique.
Cependant, assez bizarrement, le terme Shuwa Arabic se retrouve dans plusieurs
listes de langues créoles et pidgins à partir des années 1960 (Hancock 1971 : 640)
mais cette catégorisation semble traduire une confusion entre l’arabe shuwa,
variété communautaire et le tourkou, nom donné à la variété pidgin du Tchad (voir
infra). Un pidgin nommé Galgaliya est également mentionné par Hanckok 1971.
Ce pidgin serait parlé par la tribu des Kalamafi au nord-est du Nigéria mais ce
pidgin Galgaliya n'est mentionné par aucun des auteurs ayant travaillé dans la
région (Lethem, Kaye, Owens). Kaye (1982) estime que beaucoup de Nigérians
utilisent l’arabe nigérian comme langue de commerce et que la variété véhiculaire
nigérianne serait proche ou issue du tourkou. A l’inverse, Owens ne pense pas
que l'arabe shuwa soit utilisé comme langue de commerce ou langue seconde.
L'arabe serait en régression depuis la période coloniale et remplacé, comme langue
de commerce, par le hausa et le kanouri.
Au Cameroun, l’arabe shuwa est à la fois la langue vernaculaire des
groupes arabes pastoraux mais également une grande langue de communication
dans la région du nord-ouest du Cameroun où les groupes shuwa représentent
42% de la population au Chari (Echu et Aminou 2007). Aucune indication n’est
disponible sur des terminologies plus locales qui caractériseraient ces variétés
véhiculaires.
L’arabe classique/standard reste peu diffusé au Nigeria et au Cameroun
parmi les populations musulmanes non arabes car le hausa et le peul jouent un rôle
important comme langues de communication et de transmission religieuse (mais
ces deux langues possèdent un important vocabulaire d’origine arabe).
L’enseignement coranique a cependant donné lieu à l’émergence de « langues
secrètes » utilisées par les étudiants des écoles coraniques et spécifiquement
dénommées. Owens (2000) donne l’exemple du waris, le nom de la langue
secrète des étudiants des écoles coraniques du Borno (de langue kanouri), dont la
base est de l’arabe classique. Le mot waris est basé sur une racine d’arabe
nigérian waras qui veut dire « écrire sur une tablette coranique » (buurwas looha
« il écrit sur une tablette coranique »). Owens considère le waris comme un
« group marker » (Owens 2000 : 225).
Depuis les années 1970, au Nigeria, comme au Cameroun, au Burkina
Faso, au Sénégal, au Mali ou en Côte d’Ivoire, une nouvelle génération
d’arabisants (les étudiants envoyés dans les pays arabes pour faire des études
religieuses) a vu le jour et de nombreuses institutions religieuses (medersa-s) ont
été fondées dans le but d’enseigner la langue arabe classique et l’islam ainsi que
des matières scientifiques et littéraires (Othayek 1993). Ces « nouveaux
intellectuels arabisants » se sont élevés contre les anciennes puissances coloniales
L’arabe en Afrique sub-saharienne
243
et ont œuvré pour une diffusion de la langue arabe mais sont souvent confrontés
aux réalités financières et sociales du terrain, qui limitent l’impact de leur action
linguistique. Si l’arabe progresse, comme langue de l’éducation religieuse ou
étatique, il ne semble pas que ce phénomène donne lieu à des dénominations
particulières qui révéleraient une « autochtonisation » de la langue.
3.3
Des dénominations de l’arabe au Tchad : kalâm
‘arab, tourkou et arabe de Bongor
Au Tchad, l’arabe est la langue vernaculaire des groupes pastoraux
représentant environ 10% de la population. Depuis la fin du 19ème siècle, l’arabe
est attesté comme grande langue de commerce et est devenu, dès les années 1960,
la première langue de communication inter-ethnique devançant dans cette fonction
les autres langues autochtones, le bagirmi (Jouannet 1978). L’arabe a été reconnu
comme langue officielle de l’état tchadien à côté du français à partir de 197813.
L’arabe au Tchad a donc connu une expansion considérable alors qu’au départ les
groupes arabophones étaient, comme au Nigéria, des groupes plutôt minoritaires.
Les débats sont nombreux, chez les linguistes comme chez les locuteurs,
pour désigner et qualifier l’arabe du Tchad, l’une des questions étant celle de
l’unité/diversité des variantes en présence et de l’existence ou non d’une variété
nationale commune.
Si l’on regarde du côté des linguistes/descripteurs on constate que, au
début du 20ème siècle, ceux-ci ont décrit un état « indéterminé » d’arabe dénommé
tantôt arabe parlé (Carbou 1913 pour la région orientale du Oudday), patois
arabe tchadien ou tourkou » (Muraz 1926) ou « dialecte arabe » (Derendinger
1912). Il s’agit principalement de l’arabe véhiculaire, mais sous des formes
relativement différentes, plus dialectales au Oudday et plus pidgin au Sud. La
variété pidginisée (le tourkou) est apparue dans le contexte esclavagiste et
militaire des confins tchado-soudanais du 19ème siècle et aurait été amenée du
Soudan au Tchad par les bataillons soudanais de Rabeh au Wadaï à la fin du 19ème
siècle (Tosco and Owens 1993)14. Ce pidgin se serait ensuite diffusé dans
l’ensemble de la région comme lingua franca commerciale et militaire. Le terme
13
14
Jullien de Pommerol (1997 : 71-73) donne le texte officiel de la Charte fondamentale de La
République du Tchad de 1978, Article 24, a), alinéa 11 : « Le français et l’arabe seront les
langues officielles du pays. Toutefois, la recherche et l’étude des autres langues nationales
sont poursuivies et encouragées afin de les rendre fonctionnelles ». La place de l’arabe a été
confirmée dans l’Acte Fondamental de la République de 1982, chapitre premier (« Les
langues officielles sont le français et l’arabe »), texte repris mot pour mot dans l’article 6 de
la constitution de 1989 et dans l’article premier de la Charte nationale du Conseil National
du Salut en décembre 1990.
Rabeh fut l’un des commandants d’un des plus grands commerçants d’esclaves du Soudan,
Al-Zubayr Rahma. Établi dans l’ouest du Soudan, Rabeh se réfugia en 1879 avec ses
troupes, dans l’est du Tchad, dans le bassin du Chari-Logone (Dar Kouti) et fut battu par les
Français en 1900.
244
Catherine Miller
tourkou, qui s’est imposé pour désigner ce pidgin, signifiait « Turc », nom donné
aux combattants originaires du Soudan de l’armée de Rabeh (Zeltner et Tourneux
1986), puis par extension aux bataillons de tirailleurs africains de l'armée française
(Prokosh 1986 : 96).
Aujourd’hui, le terme tourkou semble avoir disparu dans l’usage courant
et c’est le terme arabe de Bongor qui lui a succédé. Jullien de Pommerol (1997 :
45) définit l’arabe de Bongor comme un pidgin parlé par les populations du sud
du Tchad, dans les marchés de la région du Mayyo-Kebbi, dont Bongor est la
préfecture, et selon lui : « il semble que ce niveau d’arabe véhiculaire corresponde
à l’arabe tourkou décrit par G. Muraz » (Pommerol 1997 : 65).
Remarquons ici que le passage d’une dénomination se référant à groupe
socio-ethnique (les Turcs, c'est-à-dire les bataillons d’origine soudanaise puis
africaine de l’armée) à une ville/région (Bongor et le Mayyo-Kebbi) n’est pas sans
parallèle avec la situation sud-soudanaise (voir infra pour le Juba-Arabic) mais je
ne sais pas dans quelle mesure cette variété de Bongor est revendiquée par ses
locuteurs et si, à l’instar du Juba-Arabic, l’emploi de l’arabe de Bongor est un
marqueur d’appartenance régionale.
Jullien de Pommerol souligne qu’à côté de ce pidgin arabe de Bongor, il
existe d’autres niveaux d’arabe véhiculaire parlés par les populations non arabes
mais islamisées (Ouedday, Chari Bagirmi, Guéra). Cet arabe véhiculaire non
pidginisé qui reproduit en grande partie la syntaxe et la morphologie de l’arabe
vernaculaire tchadien n’a pas de nom spécifique. Si pour les linguistes cet arabe
véhiculaire n’est pas un pidgin, il semble pourtant être souvent désigné comme tel
par les Tchadiens. Ainsi Hagège (1973 : 68) mentionne que : « les Arabes ainsi
que les propres usagers de l’arabe véhiculaire, le désignent comme ‘pidgin’ » et il
rajoute « Le nom pidgin doublement impropre. témoigne en réalité de la
conscience d’une ‘altération’, non seulement des usages proprement arabes, mais
d’une langue de très grand prestige, l’arabe coranique ». Jullien de Pommerol
souligne également l’ambivalence des Tchadiens envers cet arabe véhiculaire qu’il
considère comme la base de la koiné nationale (voir infra).
A partir des années 1970-1980, les linguistes français (Decobert 1985,
Hagège 1973, Roth 1979, Zeltner et Tourneux 1986) vont s’opposer à une vision
simplificatrice de l’arabe tchadien et à l’emploi du terme générique arabe
tchadien. Ils vont insister sur la diversité des parlers arabes du Tchad en
soulignant la différence entre, d’une part, les parlers vernaculaires des tribus
arabes tchadiennes nomades et des tribus arabes sédentarisées (les deux types de
vernaculaires n’ayant que des différences relativement minimes15) et, d’autre part,
l’arabe véhiculaire parlé par les non-Arabes16 comme langue de communication
15
16
« Les Arabes du bassin tchadien présentent une grande diversité. Mais par delà ces
divergences, ce qui frappe l’observateur c’est l’homogénéité de la langue. Certes, il existe
des variantes. Superficielles, elles intéressent surtout le domaine de la phonétique… les
locuteurs eux mêmes les perçoivent à peine… » (Zeltner et Tourneux 1986 : 8).
Ainsi Hagège (1973 : 1) : « Ce que nous avons souvent entendu désigner, par les Tchadiens
arabophones eux mêmes, aussi bien que par d’autres et par des Européens établis de longue
L’arabe en Afrique sub-saharienne
245
inter-ethnique et les parlers urbains de certaines villes comme Abéché. La variété
véhiculaire étant décrite comme un état de langue particulièrement fluctuant, plus
ou moins pidginisé ou dialectalisé, tandis que le parler urbain d’Abbéché est plutôt
présenté comme une « koinè en formation » (Roth 1979).
Abandonnant le terme générique d’arabe tchadien (que l’on retrouve
encore chez Abu Absi et Sinaud 1968), on trouve, sous la plume de ces auteurs,
mention de différent parlers à base géographique ou ethnique comme le parler
arabe d’Abéché (Roth 1979), le parler arabe de Nala (Hagège 1973), le parler des
Ulâd Eli (Tourneux et Zeltner 1986) et enfin l’arabe Babalia, l’arabe Ouled Abou
Khider, l’arabe Ouled Rachid considérés comme trois parlers distincts (Decobert
1985 :16). Mais tous ces auteurs qui fondent leur argumentation sur des critères
linguistiques (absence ou présence de tel ou tel discriminant), des critères
‘ethniques’ (Arabes/non-Arabes) et des critères socio-économiques (nomades,
sédentaires, urbains) ne nous disent pas dans quelle mesure ces
distinctions/dénominations sont reconnues comme pertinentes par les locuteurs
concernés. Tous s’interrogent en filigrane sur la formation d’un éventuel arabe
tchadien, issue de la koinéisation des parlers arabes vernaculaires et des variétés
véhiculaires17.
Deux décennies plus tard, Jullien de Pommerol (1997), qui a consacré une
large étude à l’arabe véhiculaire du Tchad, a choisit de nommer arabe tchadien la
variété véhiculaire ou koiné nationale que les Tchadiens appellent arabe local ou
arabe tchadien en français et kalâm ‘arab hanâ Tcad en arabe (le Chadian Spoken
de la liste Ethnologue). Jullien de Pommerol estime que l’arabe tchadien est parlé
comme langue véhiculaire par 60% de la population. A l’inverse de ses
prédécesseurs, même s’il reconnaît la nature inéluctablement fluide et variable de
ce véhiculaire, il considère qu’il est suffisamment stabilisé pour être décrit.
L’expansion et la valorisation de l’arabe (sous toutes ces variétés) ont accompagné la prise du pouvoir par le Frolinat à la fin des années 1970. Le Frolinat a en
effet promu l’arabe comme deuxième langue officielle du Tchad. Si les textes
constitutionnels ne précisent pas quel type d’arabe est supposé être la langue
officielle, il est presque certain qu’il s’agit, comme dans tous les autres pays, de
l’arabe classique/littéraire. Mais le gouvernement tchadien a également favorisé
l’utilisation de l’arabe tchadien à la radio nationale à partir de 1988 et a ainsi
17
date au Tchad 'comme l’arabe tchadien’ n’est pas un objet aux contours précis. Il s’agit en
réalité d’un certain nombre de parlers d’une grande diversité, qui néanmoins, sont tous à
considérer comme des variantes d’une seul et même dialecte, si l’on adopte non le critère
de filiation historique sur laquelle notre information est insuffisante, mais celui de
l’intercompréhension… les Arabes se comprennent à peu près tous.. « (et en note : « il
s’agit des seuls Arabes voir infra p. 9 pour les autres ») et v. p. 68 : « le parler véhiculaire,
seul ou en partielle confusion avec de nombreux autres usages tchadiens est celui que l’on
trouve généralement décrit et donné pour ‘l’arabe tchadien’ ».
« Nous posions plus haut deux questions : le statut de l’arabe d’arabisés récents, et
l’existence ou non d’un arabe tchadien…l’arabe tchadien, qui par de nombreux traits
communs à nos trois parlers se laisse un peu deviner, en sera vraisemblablement le
résultat » (Decobert 1985 : 163).
246
Catherine Miller
participé à la formation d’une variété « locale » ou « nationale », reconnue comme
telle par les locuteurs18.
Ainsi, si l’expression courante ya‘arif kalâm ‘arab « il sait l’arabe » ne
fait pas de distinction entre arabe coranique, arabe littéraire, arabe vernaculaire
ou arabe tchadien (JDP : 45), l’expression arabe tchadien/kalâm ‘arab hanâ Tcâd
est maintenant bien établie. L’arabe tchadien a clairement été distingué de l’arabe
littéraire/classique pendant la Conférence nationale de 1993 (JDP 1997: 73-83) où
la grande majorité des participants ont demandé que tous les discours et les débats
soient traduits en arabe tchadien et non pas en arabe classique, provoquant ainsi
un très vif débat entre partisans de l’arabe classique et partisans de l’arabe local.
Si les arguments des partisans de l’arabe classique insistent sur l’unicité de la
langue arabe (à la fois langue maternelle des arabophones tchadiens et langue de
culture des musulmans) et refusent la coupure entre la langue écrite et les
dialectes, les partisans de l’arabe tchadien ou local insistent sur la fonction
communicative de l’arabe tchadien qui permet à tous les Tchadiens, quelles que
soient leur origine, leur langue et leur religion, de communiquer entre eux. Des
enquêtes exécutées par la Direction de l’Alphabétisation et de la Promotion des
Langues Nationales et des rapports remis au Ministère de l’Education Nationale
(toujours en 1993) appellent également à utiliser l’arabe tchadien dans les
programmes d’alphabétisation de la plupart des régions du Tchad (JDP
1997 :100), en particulier au Sud, en transcrivant cet arabe tchadien en caractères
le plus proches possibles de l’alphabet phonétique international.
Ce débat parlementaire autour du rôle de l’arabe littéraire et de l’arabe
local, qui pose implicitement la question de la définition de la langue arabe
nationale, apparaît comme un cas unique par rapport à tous les autres pays qui ont
opté pour l’arabe comme langue officielle ou nationale. Si dans d’autres pays, ces
questions sont parfois abordées, elles le sont dans quelques colonnes de journaux,
quelques livres, mais jamais dans des débats parlementaires19. A la lecture des
interventions reproduites dans l’ouvrage de Jullien de Pommerol, on perçoit que
derrière cette volonté de promouvoir l’arabe tchadien perçu comme la langue de
tout le monde (et d’aucun groupe en particulier) perce le désir de distendre le lien
entre langue arabe, religion musulmane et arabité.
Jullien de Pommerol souligne cependant l’ambivalence qui demeure dans
les représentations de l’arabe tchadien vis à vis de l’arabe classique. Le premier
continue souvent d’être qualifié de pidgin ou d’argot par les Tchadiens, comme
s’il s’agissait d’une langue « rudimentaire » alors même que cet arabe tchadien
véhiculaire, tel qu’utilisé à la radio par exemple et décrit par Jullien de Pommerol
18
19
Sur l’utilisation de l’arabe dans la radio nationale tchadienne voir Amadou 1986.
La question de la place de l’arabe, national ou dialectal, par rapport à l’arabe
classique/littéraire a été soulevée dans d’autres pays comme au Maroc récemment par un
journal comme TELQUEL (Editorial n° 230 de Juin 2006) ou au Liban (Kallas 1999,
Plonka 2004) mais ces positions qui ne sont pas forcément nouvelles (le débat existait à la
fin du 19ème et au début du 20ème siècles) ne sont en général pas relayées dans l’arène
politique officielle.
L’arabe en Afrique sub-saharienne
247
présente une morphologie et une syntaxe qui n’ont rien de « rudimentaires » et
intègre tout un vocabulaire d’arabe littéraire, adapté à la morpho-phonologie de
l’arabe tchadien.
Les enjeux de la dénomination de l’arabe au Tchad et la relative
« audace » de certains protagonistes dans la valorisation de l’arabe tchadien ne
peuvent s’expliquer, comme dans le cas du Sud Soudan, que par le fait que l’arabe
est devenue une réalité incontournable au Tchad et un enjeu des conflits entre
groupes musulmans et non musulmans, revendiquant ou non une origine arabe.
Derrière ce débat entre arabe tchadien et arabe classique, c’est également le débat
entre partisans du français et partisans de l’arabe littéraire qui se poursuit. Et pour
les premiers, force est de constater que ni le français, ni aucune autre langue
tchadienne, n’arrivent à s’implanter comme langue de communication populaire à
l’échelle nationale et à concurrencer l’arabe dans cette fonction. Obligés de
s’adapter à cette réalité, mais ne voulant pas adopter l’arabe littéraire considéré
comme non autochtone et symbole d’une culture arabo-musulmane plus ou moins
importée (beaucoup d’interventions citées par Jullien de Pommerol accusent les
partisans de l’arabe littéraire d’être des agents de Khartoum ou du Moyen Orient),
les opposants à l’arabe littéraire se rabattent sur l’arabe tchadien en espérant
pouvoir en faire une langue autonome et porteuse d’une identité nationale
tchadienne (réconciliée avec elle-même ?) qui ne serait pas restreinte à une
confession religieuse ou à un groupe ethnique particulier.
3.4
De l’arabe au Soudan : lahja, ‘âmmiyya, Juba-Arabic
et rendok
Selon les derniers recensements20, l’arabe est la langue maternelle/vernaculaire de 75% de la population du nord Soudan (51% de la population
se réclamant d’origine arabe) et la principale langue véhiculaire de l’ensemble du
pays (sud Soudan inclus). L’arabe (fushâ) est également la langue officielle de
l’état soudanais depuis l’indépendance de 195621 et a été la langue écrite des
royaumes musulmans soudanais depuis le 16ème siècle. L’arabe occupe donc une
place considérable dans l’échiquier linguistique soudanais contemporain. Son
expansion (qui s’est déroulée sur plusieurs siècles mais s’est accélérée pendant le
20ème siècle) est liée à de nombreux facteurs (économiques, sociaux et politiques)
mais a globalement accompagné la montée en puissance des groupes
arabisés/arabophones de la vallée du Nil (et du centre-nord) et leur domination
politique et économique sur l’ensemble du pays, ce qui n’a pas été sans provoquer
de multiples conflits.
20
21
Source : Sudanese Population Census 1993.
À côté de l’arabe, l’anglais a été reconnu comme principale langue du Sud Soudan en 1972
et est actuellement la deuxième langue officielle de tout le Soudan depuis les accords de
Naivasha signés en décembre 2004.
248
Catherine Miller
Comme dans les autres pays arabophones, il n’existe pas de terme
spécifique pour dénommer les vernaculaires arabes qui sont le plus souvent
appelés ‘âmmiyya ou lahjat (pl. lahjât), dialecte. Là encore, en arabe comme en
anglais, les dénominations reprennent des ethnonymes ou des noms de lieux
(villes, régions, pays) de façon ad hoc. Il n’y a pas d’atlas dialectal du Soudan et
les dénominations fluctuent en fonction des auteurs, de leurs intérêts, de leur
méthode. Il ne semble pas qu’il y ait une divergence significative entre la
taxinomie occidentale (principalement de langue anglaise) et la taxinomie
soudanaise anglophone ou arabophone. Ainsi les termes Sudanese Colloquial
Arabic ou Sudanese Arabic sont utilisés aussi bien par Trimingham (1946), Kaye
(1976), que par Qâsim (1965) qui en arabe emploie également al-‘âmiyya assudaniya ou al-lahja al ‘âmiyya « le dialectal soudanais ». Parmi les termes plus
localisés on note lahjat al-Baggara « le dialecte des Baggara », lahjat al-jezîra
« le parler de la Jezira », lahjat omdurman « le dialecte d’Omdurman », etc. De
fait, à tout ethnonyme peut correspondre l’idée d’un dialecte particulier (lahjat alShukriyya, lahjat al-Kabâbish,...). Les Soudanais sont conscients de la diversité
des parlers arabes soudanais qui transparaît notamment à travers la culture
populaire (chants et poésies), de même qu’ils ont conscience de la diversité
ethnique et culturelle du Soudan en général. Ainsi le terme lahja est parfois
employé pour définir les langues soudanaises non-arabes comme le four, le beja
ou le dinka qui sont considérées comme des lahjât mahaliyya (des parlers locaux)
et, pratiquement jamais comme des lugha mahaliyya (des langues locales) même
si quelques linguistes courageux (Abu Manga et Abu Bakr 2007) essaient de faire
comprendre à leurs compatriotes arabophones que les langues africaines sont des
langues et non pas des dialectes. Le terme lahja est cependant moins péjoratif que
l’expression encore très courante de rutân, pl. rutanât qui désigne les langues nonarabes (et qui donne le verbe ratan-yartan « parler une langue non arabe,
baragouiner »).
Si la pratique populaire et savante peut ainsi concevoir de nommer le
vernaculaire de tel ou tel groupe à partir de son ethnonyme (cf. le parler des X ou
des Y), les usages véhiculaires de l’arabe ne sont pas ressentis comme formant des
variétés spécifiques. Une seule variété est réellement considérée comme un parler
(une langue ?) à part : le Juba-Arabic ou arabi Juba/arabi ta Juba « l’arabe de
Juba » (la plus grande ville du Sud Soudan) parfois généralisé en arabi ta janûb
« l’arabe du sud ». Comme dans le cas du tourkou, l’émergence du Juba-Arabic
est liée au contexte militaro-esclavagiste qui a prévalu tout au long du 19ème siècle
au Sud Soudan (incluant ici les monts nouba au sud du Kordofan). La variété
véhiculaire d’arabe parlée par les bataillons « noirs » des armées turcoégyptiennes du 19ème siècle, puis par les bataillons noirs de l’armée coloniale
britannique a d’abord été appelée Bimbashi Arabic « l’arabe des soldats »
(bimbashi vient du mot ottoman bakbashi ‘major’, cf. Amery 1905). Cette variété
a également été connue pendant la colonisation britannique sous le nom de
Mangalese Arabic, du nom de l’un des premiers centres urbains de la province
d’Equatoria, Mangala (50km au nord de Juba), une garnison sur le Nil Blanc créée
L’arabe en Afrique sub-saharienne
249
en 1850. La ville de Juba a été créée en 1927 par l’administration coloniale
britannique afin de servir de capitale régionale pour le Sud Soudan et de port sur le
Nil blanc, mais je ne sais pas à quelle époque le terme Juba-Arabic s’est
généralisé. Je l’ai trouvé dans un opuscule du ministère de l’information soudanais
datant de 196422 (Miller 1987).
D’autres noms génériques ont désigné/qualifié l’arabe véhiculaire pratiqué
au Sud Soudan comme arabi basit/simple Arabic « l’arabe simple », arabi
mukassir « l’arabe cassé », arabi al-hajîn « l’arabe mélangé ». Ce dernier terme
utilisé par U. Mahmûd fait écho à la terminologie pidgin-créole que les linguistes
occidentaux ont appliquée au Juba-Arabic et au Kinubi. Le terme simple
Arabic/arabi basît est celui qui a eu la faveur des missionnaires occidentaux,
installés au Sud-Soudan dans la première partie du 20ème siècle, qui ont imprimé
un certain nombre d’ouvrages scolaires ou religieux dans cet « arabe simple » écrit
en caractères latins ou arabes (Crook 1955). Avec le développement des études
créoles, c’est la terminologie pidgin et créole qui va s’imposer pour désigner le
Juba-Arabic et le Kinubi chez la plupart des linguistes occidentaux et soudanais23.
Le Kinubi est le parler arabe apporté du Sud Soudan en Ouganda-Kenya en 1888
par les soldats de l’armée turco-égyptienne fuyant l’avancée des troupes
mahdistes. Il est devenu la langue maternelle des Nubi, les soldats sud-soudanais
de ces bataillons, restés en Ouganda et Kenya, enrôlés dans les armées
britanniques et qui sont devenus un groupe « ethnique » musulman. Le terme
Kinubi est formé du préfixe bantou ki- et de l’ethnomyne nubi « nubien ». Il est
également appelé rutan nubi, le terme rutan ayant ici perdu tout aspect péjoratif
« de patois » et désignant une langue (Luffin 2005). Il s’agit donc de la langue
vernaculaire d’un groupe bien identifié, et l’emploi du terme créole a été justifié
pour deux raisons : a) le contexte d’apparition de ce parler (i.e. les campements
militaro-esclavagistes du Sud Soudan) et b) sa structuration linguistique qui
présente une transformation assez radicale de la morpho-phonologie de l’arabe
dialectal (Owens 1997). Les mêmes arguments ont également été avancés pour
désigner le Juba-Arabic comme un pidgin/créole puisqu’il est à la fois langue
véhiculaire d’une partie de la population et langue maternelle des jeunes urbains.
Mais si le terme Kinubi est accepté par l’ensemble des locuteurs et ne pose pas
problème du fait que l’arabe en Ouganda et au Kenya a un statut très minoritaire,
la légitimité du terme Juba-Arabic est un peu plus compliquée.
Ce terme s’est peu à peu imposé tout au long du 20ème siècle, repris autant
par les sudistes que par les nordistes, par les arabophones (arabi Juba) que par les
non-arabophones. Si le terme Juba-Arabic semble dans les années 1950
s’appliquer principalement à la variété d’arabe parlée dans la ville de Juba et plus
largement dans la province d’Equatoria, il est très vite appliqué à l’ensemble du
22
23
Sayyed Gamal Mohamed Ahmed « Basic facts about he Southern Provinces of the Sudan »,
Central Office Information, Khartoum 1964.
Parmi les premiers chercheurs qui ont introduit cette terminologie, on citera Mahmud
(1979), Heine (1982), les très nombreux écrits de Owens (cf.1985, 1997), Miller (1993),
Luffin (2005), Wellens (2005).
250
Catherine Miller
sud Soudan et devient de ce fait associé à une identité sudiste par opposition au
nord Soudan. Dès 1972, le Juba-Arabic est popularisé par les radios et les églises
du sud Soudan, il sera ensuite partiellement revendiqué par la radio d’opposition
du SPLM (mouvement armé qui mènera la lutte au sud Soudan de 1982 à 2004)
mais sera également utilisé dans des programmes à visée de propagande par la
radio nationale (Radio Omdurman) à partir de 1992. En 2006, la radio des Nations
Unies, Radio Miraya qui émet à partir de Juba a également décidé de diffuser une
partie de ses programmes en Juba-Arabic. Le Juba-Arabic est également employé
par les artistes sudistes (chanteurs, acteurs) résidant au sud comme au nord du
pays. Cependant, les locuteurs ne s’accordent pas sur les caractéristiques
linguistiques du Juba-Arabic. La radio des Nations Unies a ainsi reçu des plaintes
de certains locuteurs sudistes qui pensent que les Equatorians parlent un JubaArabic trop spécifique et incompréhensible pour les autres et ont demandé des
émissions en simple Arabic24. Si ce point peut sembler une querelle de chapelle, il
témoigne des tensions internes entre les membres de la population sudiste et de la
question de savoir si une variété d’arabe commune peut réunir ou non l’ensemble
des sud soudannais.
Je signalerai pour finir l’apparition récente d’un terme, le rendok, qui
définit un type de « parler jeune ». Le rendok a très certainement émergé dans les
années 1990 dans les grands centres urbains du nord Soudan, suite aux grands
mouvements de déplacement et de migration des populations originaires du sud et
de l’ouest du Soudan. Il a été parlé au départ par les membres de bandes d’enfants
des rues (connus sous le nom de shammâsha, « enfants du soleil »), de Khartoum,
enfants issus des groupes ethniques déplacés du sud et de l’ouest. Actuellement il
est utilisé dans différentes villes et est de plus en plus connu des jeunes, quel que
soit leur milieu social25. En ce sens le phénomène du rendok se rapproche plus des
phénomènes décrits pour des villes comme Nairobi ou Abidjan (avec l’apparition
du sheng ou du nouchi) que des phénomènes des parlers jeunes des autres grandes
villes arabophones.
4.
CONCLUSION
Pour conclure brièvement sur cet inventaire relativement laborieux,
l’arabe en Afrique sub-saharienne représente des situations et des états de langues
très divers, dont les dénominations sont loin d’être fixées et reconnues par tous.
Dans la grande majorité des cas, c’est la filiation avec l’ensemble arabe qui
semble être privilégiée dans les taxinomies, ce qui n’est pas étonnant vu le
prestige dont jouissent à la fois l’arabe coranique et la culture arabo-musulmane
dans les populations musulmanes ou se réclamant d’un ancêtre éponyme arabe.
C’est dans les pays en proie à des tensions ethniques et régionales importantes,
24
25
Entretien personnel avec des membres de radio Miraya à Khartoum, 12 Novembre 2007.
Les informations sur le rendok m’ont été communiquées par S. Manfredi, de l’Université de
Naples, qui fait actuellement des recherches sur cette variété à Khartoum et à Kadugli.
L’arabe en Afrique sub-saharienne
251
comme au Soudan et au Tchad, que l’on perçoit le mieux les enjeux des
dénominations de l’arabe et la volonté pour certains groupes de se démarquer de la
sphère arabo-musulmane en optant pour des termes plus endogènes. Cependant,
c’est en Mauritanie, un pays dont la majorité de la population se réclame d’origine
arabe bédouine, qu’une dénomination locale, le hassâniyya est employée par tous
pour définir l’usage vernaculaire national (sans trancher sur la nature du lien entre
le hassâniyya et l’arabe littéraire).
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