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L’espace public dans l’Alger colonial (1830-1939) La notion d’espace public fut proposée par Jürgen Habermas pour analyser l’évolution politique des sociétés européennes depuis le 18ème siècle. L'histoire de l'espace public que retrace Habermas se présente comme une émanation de la bourgeoisie montante des XVIIe et XVIIIe siècles. L'espace public bourgeois est l'instrument politique au moyen duquel la bourgeoisie montante vise à mettre fin à la domination d’un État absolutiste. C’est d’ailleurs la définition qu’en donne Habermas dès les premières pages de L’Espace public HABERMAS, Jürgen, L’espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Paris, Payot, 1978 (1962), p36. Pour le public, la Publicité permet de vérifier l'influence que celui-ci exerce sur les pouvoirs politiques, et notamment les instances législatives. Enfin, par le biais de la presse écrite, l'opinion publique s'informe et acquiert une certaine consistance. Cette notion renvoie à la fois à un ensemble de lieux de circulations et d’échanges. On peut considérer que l’espace public est le lieu des délibérations organisées et légales. Il constitue à ce titre le support indispensable de l’apparition d’une société civile définie par sa capacité à débattre des choix et des pratiques du pouvoir. Dans le cas des études coloniales, certains historiens de l’école dite des Subaltern studies ont montré que certaines populations colonisées refusèrent d’entrer dans l’espace public colonial et surent préserver leur « domaine autonome d’action ». Ces historiens sont en partie inspirés par l’historien bengali Ranajit GUHA « On some aspects of the historiographie of colonial India », dans Selected Subaltern Studies, New-York Oxford University press,1988, pp. 37-44 Nous avons travaillé, dans le cadre de notre recherche Master 2, sur L’alimentation des européens à Alger (1900-1939). Notre corpus documentaire comprend en partie des journaux algérois, qui nous permettent de récolter des informations sur la publicité, les menus, les restaurants et les pratiques alimentaires des populations européennes de la métropole coloniale. Cette étude constitue une occasion de réfléchir sur ce que peut signifier la notion d’espace public dans une société coloniale ségréguée. Elle nous permet de d’aborder également le domaine du politique, qui n’est pas au centre de notre travail de recherche qui prend avant tout en compte les aspects socio-économiques et culturels. Nous définissons dans cette étude un cadre chronologique large (1830-1939) mais les ouvrages et documents consultés sont centrés sur le début du vingtième siècle et en particulier les années 20 et 30, grande période d’expansion de la presse dans la colonie. Qu’est-ce que l’espace public dans l’Alger colonial ? Quelles furent les possibilités d’expression et de débat ? Dans quelle mesure la presse a-t-elle contribué à la formation d’une opinion publique dans l’Alger colonial ? Dans un premier point, nous verrons comment le pouvoir colonial a cherché à imprimer sa marque sur la société algéroise en transformant l’espace public. Nous montrerons que l’espace public dans l’Alger colonial était cloisonné et différencié, investi par des acteurs très différents. Dans un second point, nous analyserons comment cet espace public fut élargi et structuré par la presse, par des associations et nous montrerons qu’il a débouché sur la mise en place de logiques partisanes en nous appuyant sur le cas de la crise politique des années trente. Les pouvoirs coloniaux cherchèrent à imprimer leur marque dans les sociétés colonisées en transformant leur espace public. Celui-ci s’inscrit d’abord dans une réalité matérielle marquée par l’urbanisme colonial. La hiérarchie des villes et leur configuration furent modifiées en combinant destruction, expropriation et érection de nouveaux bâtiments publics emblématiques du pouvoir colonial. Il nous faut ici rappeler brièvement les principales étapes de la transformation de l’espace urbain d’Alger par le processus colonial. Ville dont la prise symbolisa le début de la colonisation, Alger vit dès 1830, puis sous le Second Empire, son espace urbain remodelé et approprié par le pouvoir colonial. L’administration et l’armée firent pratiquement disparaître la ville ottomane excepté dans le cas particulier de la Casbah SHUVAL, Tal, La ville d’Alger vers la fin du 18ème siècle. Population et cadre urbain, Paris, CNRS Editions,1998, 282p, . Les Français s’attelèrent à rendre intelligible pour eux cet espace en le mettant aux normes, sans respect pour les édifices et lieux sacrés. Pour cela, ils percèrent de grandes voies et avenues, notamment pour l’armée. Ils procédèrent également aux premières expropriation GRANGAUD, Isabelle, « Prouver par l’écriture : propriétaires algérois, conquérants français et historiens ottomanistes », in Genèses, n°74, mars 2009, pp 25-45 . Face aux violences, beaucoup d’Algérois ont fui la ville durant les décennies qui suivirent la conquête. Alger est donc devenue une ville française dans l’aménagement de ses édifices et de son espace public. Dès 1846, la population européenne devint majoritaire à Alger. Sur un total de 61000 habitants, Alger comptait alors 42500 migrants venus d’Europe et 18500 « musulmans » et « israélites », suivant les catégories des dénombrements de l’époque-les Juifs d’Algérie n’ayant pas encore été naturalisés, ils étaient comptés parmi les « indigènes » KATEB, Kamel, « Européens, « Indigènes » et Juifs en Algérie (1830-1962), représentations et réalités des populations, Travaux et documents, n°145, Paris, Editions de l’INED,2001, 420 p. Ce rapport démographique est exceptionnel dans le paysage urbain colonial où les Européens sont toujours concentrés sans être majoritaires. Ce rapport ne s’est pas inversé avant 1962 d’ailleurs JORDI, Jean-Jacques, PLANCHE, Jean-Louis (dir), Alger 1860-1939, le modèle ambigu du triomphe colonial, Paris, Autrement, coll. Mémoires,1999,231p . La visite de Napoléon et de l’impératrice Eugénie en 1860 symbolise l’aménagement de l’espace urbain sur le modèle des villes de France. Alger avait déjà été dotée d’un lycée, d’un palais de justice, d’une bibliothèque, d’un hôtel de ville. Cette visite marque le début de l’aménagement du boulevard du front de mer. La décennie suivante vit la construction d’un grand hôtel des postes et du trésor, d’un nouveau lycée mais aussi de la basilique Notre-Dame d’Afrique surplombant l’agglomération. Alger se mit dans les années 1880-90 à concurrencer la toute nouvelle Côte d’Azur, dans une période frénésie immobilière, en particulier avec le développement du port, l’aménagement des deux gares et de lignes de tramway ibid.. En 1903, l’arrivée du gouverneur Jonnart, réputé « indigénophile », se solda par la création d’un Comité du vieil Alger, soucieux de préserver le patrimoine. Alger se dote alors d’une identité propre, après les revendications des colons et l’obtention d’une autonomie financière OULEBSIR, Nabila, Les usages du patrimoine. Monuments, musées et politique coloniale en Algérie (1830-1930), Paris, Editions de la MSH,2004. Elle devient alors la ville « blanche », offrant depuis les hauteurs de somptueux panoramas sur la mer et attirant photographes et artistes. Dans l’entre-deux-guerres, la ville connut une ère de modernisation et de triomphe qui a culminé avec le centenaire de l’Algérie française, en 1930. Plages privées et dancings commencèrent à animer le bord de mer. Le tout à l’égout, le gaz et l’électricité équipèrent la ville. En conséquence, nous pouvons estimer que l’espace public d’Alger était caractérisé par un clivage entre Français et Algériens mais un clivage pas aussi net que dans d’autres villes coloniales. On ne pourrait pas symboliser ce clivage par une ligne séparant la ville en deux, entre espace européen et espace algérien. Les quartiers au sein desquels dominaient les uns ou les autres étaient imbriqués, donnant au plan d’Alger l’allure d’un échiquier bigarré. A l ’ouest de la Casbah, Bab El Oued fut d’abord en majorité espagnol avant de devenir le quartier européen par excellence. La Casbah, de son côté, connut une homogénéisation progressive de son peuplement. Alors qu’à la fin du 19ème siècle, Juifs et Espagnols aux revenus modestes y côtoyaient encore les Algériens, ils l’abandonnèrent ensuite. Les notables algériens délaissèrent aussi la Casbah. JORDI et PLANCHE, op. cit. Deux autres quartiers constituèrent des foyers de peuplement algérien : Belcourt, au-delà du centre-ville, à l’est, au niveau de la mer, siège notamment de petites industries de transformation ; le Hamma, sur les hauteurs, où se trouve le tombeau du saint Sidi M’Hamed. L’enchevêtrement des quartiers n’engendrait cependant pas de mixité. D’après le géographe Jean Pelletier, en 1955 : « La ville est un habitat d’Arlequin (…) Il est peu de villes où les communautés musulmanes et européennes soient appelées à se coudoyer, où les activités de l’une retentissent sur celles des autres. Ce mélange se fait naturellement comme celui de l’huile et de l’eau : on se touche, mais on ne se pénètre pas ». Cité par ZEKKOUR, Afaf, « Les lieux de sociabilité islamistes et leurs usages : la ville d’Alger (1931-1940) », dans Le mouvement social, n°236,2011/3, pp. 23-24. Du fait de cette configuration de l’espace urbain, les lieux de sociabilités restaient séparés par les divisions « ethniques » mais également sociales. Vers la fin de 19ème siècle, la bourgeoisie algéroise a élu domicile dans les quartiers sud de la ville. Les gens huppés habitent Bab-Azoun, les plus riches Mustapha et le charmant village d’El-Biar et la zone pavillonnaire qui s’étend des portes d’Isly à la colonne Voirol. DARMON, Pierre, Un siècle de passions algériennes, une histoire de l’Algérie coloniale (1830-1940), Paris, Fayard, pp. 450-454 Comme dans toutes les villes méditerranéennes, la terrasse des cafés et la promenade du soir sont des institutions. En 1891, la place du Gouvernement n’abritait que des cafés et des estaminets. Il y avait beaucoup de monde car le prix des consommations étaient bas, l’anisette espagnole, l’absinthe Berger coûtaient deux sous et un Pernod trois sous. On y vend aussi de la limonade Hamoud et du vin blanc de Médéa Voir le récit du voyageur Louis BERTRAND, « L’Alger colonial », dans La Revue des Deux Mondes ,15 juillet 1934, pp. 75-77. Ces cafés populaires occupaient toute la place du Gouvernement jusqu’à Bab-El-Oued et Bab-Azoun. A l’entrée de la rue Bab-Azoun, se trouve le rendez-vous de l’élite locale, composée de gentilshommes fermiers, de gros propriétaires enrichis par la viticulture. Ils sont rejoints par les hiverneurs, des touristes venant passer l’hiver pour profiter du climat algérien mais aussi par des hauts fonctionnaires et des membres du corps diplomatique. Beaucoup prennent le thé à la maison Fille, une grande pâtisserie d’Alger. Pour les Européens d’Alger, la présence de la France est très forte, notamment durant les années trente. Alors que la crise économique rend les voyages plus difficiles. Les navires en service à partir de 1934 peuvent joindre Marseille en vingt heures mais la vitesse est souvent réduite par économie. Un salarié moyen doit dépenser peu, pendant deux ans, pour traverser en troisième classe et séjourner en France un mois dans sa famille. Cependant, la passion de la TSF met Alger à l’écoute quotidienne de la France. En ces temps de crise, les émetteurs français multiplient les bulletins d’informations. Plus d’un ménage européen d’Alger sur deux est équipée en 1937. Radio-Alger, inaugurée en 1929, relaie les émetteurs métropolitains lors des grands événements. En mai 1932, les commentaires des obsèques du président Doumer sont diffusés dans les rues par haut-parleurs. Radio-Marseille, recherchée lors du Tour de France, est supplantée par la puissance de Radio-Toulouse et de radio-Strasbourg. Radio-Toulouse transmet les cours de la faculté des lettres. Radio-Strasbourg diffuse des émissions de qualité et sa réception est excellente. En 1936, la demande des auditeurs est si forte que Radio-Alger relaie la Comédie française, l’Opéra de Paris et le théâtre de l’Odéon, tandis que sa propre troupe théâtrale ne cesse de jouer, même en août. Ainsi, au moment où la France devient hors de portée, on peut dire que sa culture imprègne très fortement les Européens d’Alger. Ainsi, dans les années vingt et trente, le taux de scolarisation dans l’enseignement secondaire dépasse celui de Paris. Le lycée de garçons est le troisième de France. L’université, financé par la colonie, est la seule dont le budget augmente dans les années trente. La bibliothèque de la ville a statut de bibliothèque nationale, le musée des Beaux-Arts, celui de musée national. Par le nombre des grandes revues parisiennes vendues en librairie, Alger est à égalité avec Lyon, avant Marseille ou Toulouse JORDI, Jean-Jacques, PLANCHE, Jean-Louis, Alger 1860-1939, op.cit., pp. 147-148. Enfin, on peut ajouter que l’intérêt porté à la vie politique chez les Européens d’Alger est très élevé. Il faut ici rappeler qu’entre 1830 et 1962, Alger a publié près de deux mille titres de presse de langue française ou arabe. L’habileté politique mis en œuvre par Alger dans sa relation avec Paris a été illustrée par la préparation et la célébration du centenaire de l’Algérie française. Voir en particulier Les Cahiers du centenaire, volume 10, cahier complémentaire, Alger, Publications du Comité National Métropolitain du Centenaire de l’Algérie,1930, pp. 15-45 Il nous apparaît que cette « européanisation » d’Alger a eu des conséquences dans la façon dont les Algériens musulmans se sont appropriés leur espace public. Ainsi, Alger ne fut pas le foyer de la vie politique et ne fut pas le théâtre de ce que l’on pourrait appeler la naissance d’une « opinion publique « des populations colonisées. Dans l’entre-deux-guerres, la participation des Algériens à la vie politique et publique s’organisa significativement. Globalement, la société urbaine des sujets coloniaux était celle des villes de l’intérieur, de moindre importance. Pour cette raison, Alger ne fut pas le foyer de la vie politique qui s’anima dans l’entre-deux-guerres. Messali Hadj, leader historique du nationalisme était natif de Tlemcen et c’est en métropole, où il est parti s’installer que fut créée la première organisation indépendantiste, l’Etoile-nord-africaine. Le courant dit « assimilationniste », qui réclamait l’égalité des droits politiques, avait à sa tête Ferhat Abbas, pharmacien à Sétif. L’association des oulémas avaient son épicentre à Constantine autour du cheikh Abdelhamid ben Badis. Néanmoins, étant donné le rôle central que jouait Alger, en tant que siège du pouvoir et centre de la vie politique coloniale, les Algériens l’investirent en tant que telle. Le pouvoir colonial recourut alors aux moyens ordinaires de la répression politique : interdiction de la presse, des réunions, arrestations des dirigeants, condamnation, etc. Nous pouvons ici constater que les Algériens musulmans voient à Alger leurs principaux lieux de sociabilité se distinguer de ceux des Européens. En effet, les cafés et les bains maures sont évités par les colons même s’ils suscitent la curiosité des touristes et des fonctionnaires métropolitains. Dans son livre, Le jardin de la mort, l’écrivain Louis Bertrand en donne de minutieuses descriptions, il détaille les parfois vives discussions entre Algériens qui ont lieu dans ces cafés. BERTRAND, Louis, Le jardin de la mort, 1905, Paris, Librairie Ollendorf, 308 p Ces cafés représentaient des espaces de sociabilités très importants, en tant que tel, ils étaient l’objet des interventions et de la surveillance des autorités coloniales. Les autorités françaises prirent le relais du dey d’Alger pour surveiller les cafés maures, « espace public convivial servant quotidiennement à la respiration sociale ». CARLIER Omar, « Le café maure, sociabilité masculine et effervescence citoyenne (Algérie 17ème-20ème siècles) », Annales ESC, 1990, n°4, pp. 975-1003. On peut ici même évoquer dans ces lieux la formation et l’émergence d’une société civile musulmane. En effet, les cafés maures canalisaient les tensions coloniales. Ils permettaient également les transformations de la sociabilité algérienne et constituaient un lieu de surveillance idéal. Lieu de sociabilité urbaine, le café se diffusa dès la fin du 19ème siècle comme lieu de sociabilité dans les villages. Dans l’entre-deux-guerres, le café vit s’implanter les activités politiques animées par un public plus jeune. CARLIER, Omar, « Médina et modernité : l’émergence d’une société civile musulmane à Alger dans l’entre-deux-guerres », dans Baudel Pierre-Robert (dir), Chantiers et défis de la recherche sur le Maghreb contemporain, Paris, Tunis, Karthala-IRMC,2009, pp. 975-1003 C’est notamment le cas du mouvement des Jeunes algériens que nous évoquerons en seconde partie. Nous pouvons ici évoquer une hiérarchisation des lieux publics. Les Algériens étaient en effet tolérés dans les cafés européens, qui s’étaient largement emparés des lieux du centre-ville. Cette possibilité, conjuguée à l’absence de mouvement inverse, souligne la position subalterne des cafés maures dans l’espace public colonial. Les Algériens d’Alger avaient en plus des cafés d’autres lieux de sociabilité propres, qui se développèrent dans l’entre-deux-guerres. Les associations qui composaient le mouvement réformiste musulman, sous la conduite des oulémas, animaient des écoles privées, prenaient la parole dans les mosquées, assuraient secours et assistance aux nécessiteux. Les notables et les lettrés se retrouvaient dans deux cercles : celui du Progrès, place du Gouvernement, au pied de la Casbah puis celui de La Réforme à Belcourt ZEKKOUR, Afaf, « Les lieux de sociabilités islamistes et leurs usages : la ville d’Alger (1931-1940) », op.cit.. Cette période fut également celle d’un âge d’or associatif, avec des clubs sportifs, des groupes de chant, de musique andalouse ou chaabi-un genre musical populaire- ainsi que de théâtre en arabe dialectal. Les espaces publics coloniaux à Alger étaient donc assez paradoxaux. Sous-dimensionnés et assez peu cohérents, ils étaient investis pas des acteurs différents. Ils furent élargis et structurés par principalement par la presse, par les associations et enfin par des logiques partisanes qui parachevaient leur formation. Les relations entre la presse et les pouvoirs coloniaux furent ambivalents. Les premiers journaux furent souvent fondés par les autorités coloniales qui avaient besoin d’annoncer leurs décisions, en 1847 parut en Algérie le Mobacher, en arabe et en français MERAD, Ali, « Regards sur l’enseignement des musulmans en Algérie 1880-1960 », Confluent, n°32-33, juin-juillet 1963, p. 36.. La multiplication des journaux comme L’Echo d’Alger dès 1909 ou l’Alger républicain à la fin des années 30, peut être considérée comme un signe de la constitution rapide d’un espace public. L’Echo d’Alger, sur lequel nous travaillons fut par exemple, fondé par Etienne Bailac en 1912, repris par le sénateur d’Alger Jacques Duroux à la fin des années 1920, période à laquelle il est tiré à 20000 exemplaires environ. L’exemple du journal Alger-Républicain nous permet, dans un premier point, de saisir cet élargissement de l’espace public dans l’Alger des années 30. Il est très différent du journal L’écho d’Alger sur lequel nous travaillons dans le cadre de notre mémoire. Il s’agit en effet d’un journal de gauche engagé politiquement et qui a tenté de concilier, au cours de sa brève existence d’octobre 1938 à octobre 1939 le dernier numéro est disponibles sur le site gallica, n°337, 28 octobre 1939., anticolonialisme, antifascisme et pacifisme. Le début d’une presse quotidienne libre en Algérie a commencé à Oran à l’été 1936. Dans un contexte marqué par la guerre d’Espagne, des socialistes, des francs-maçons et des Espagnols républicains décident de financer le journal par l’intermédiaire de Paul Schmidt, fondateur du journal Oran-Républicain en février 1937. La création d’Alger-Républicain fut longue car le parti communiste et une partie de l’intelligentsia algéroise se divise et s’affronte. En effet, le député socialiste d’Alger, Régis est redevable au sénateur radical Duroux, qui possède déjà deux journaux : L’Echo d’Alger et Algérie, qui souffriraient de la concurrence. Le gouvernement général de l’Algérie, lui ne soutient pas le projet. Le journal a besoin de deux millions de francs pour débuter. Les « colons rouges », les commerçants juifs et la bourgeoisie musulmane donnent peu. Alors qu’à Constantine, les bourgeois juifs et arabes donnent beaucoup. JORDI et PLANCHE, Alger 1860-1939, op.cit., p 168-173 Alger-Républicain fut donc un journal aux moyens très modestes. L’imprimerie et les rotatives sont logés dans un immeuble vétuste et les journalistes professionnels sont plutôt rares. Pascal Pia, le rédacteur en chef arrive de Ce soir, un quotidien parisien communiste. Lucienne Jean-Darrouy de L’Echo d’Alger, Mahmoud Benkritly, rédacteur musulman, d’Oran-Républicain. Nous pouvons enfin évoquer la figure d’Albert Camus, étudiant en philosophie, comédien amateur. Le conseil d’administration exprime une grande diversité même si les enseignants et les professions libérales dominent. Abbas Turqui représente la bourgeoisie musulmane, Elie Gozlan, la communauté juive et Jean Scelles, président du syndicat des hôteliers, les catholiques de gauche. Le journal semble transcender les communautarismes et autres sectarismes mais les tensions interdisent une ligne éditoriale claire. Pascal Pia refuse de publier un éditorial et le journal se contente de publier le point de vue des partis de gauche. Les membres du conseil d’administration vont très vite se diviser sur les questions de politique internationale : en juin 1939, Jean Scelles et Elie Gozlan démissionnent pour protester contre un alignement du journal sur le parti communiste. Alger-Républicain exprime ainsi le désarroi d’une opinion algéroise de gauche, prise dans les tourments des années 30. La place faite à l’information algérienne y est considérable, la rédaction voulant traiter de l’information algérienne avec la culture de la gauche française. Ainsi, Albert Camus, antifasciste ayant rompu avec le parti communiste et anticolonialiste, dénonce la spéculation et la vie chère notamment dans le domaine de l’alimentation. Il prend notamment la défense d’un agent de l’office du blé, emprisonné par un juge soumis au profit de colons affairistes Alger-Républicain,12 octobre 1938, « La spéculation contre les lois sociales » Camus défend Maurice Hodent, l’agent en question.. Le fait de tenter de concilier antifascisme et anticolonialisme dans l’esprit du Front populaire, Alger-républicain s’inscrit dans la tradition de la presse des partis de gauche algérois comme La Lutte sociale ou Alger socialiste. Mais ce journal a vu son audience s’affaiblir du fait notamment des accusations de la gauche qui l’accuse de jeter la France contre l’Allemagne au profit de l’URSS et par la droite qui l’accuse d’affaiblir la défense nationale au profit toujours de l’URSS. Ainsi, Pascal Pia et Albert Camus salue la signature du pacte germano-soviétique Alger-Républicain, 23 août 1939. et publie de larges extraits de L’Humanité et de Ce soir. Lancé à 20000 exemplaires, il ne tire plus qu’à 7000 exemplaires six mois plus tard et à 3000 exemplaires lorsqu’il disparaît le 30 juin 1940. Regardons maintenant la presse qui s’adresse spécifiquement aux musulmans algérois. Nous l’avons dit dans la première partie de notre étude, les Européens d’Alger avaient un taux de scolarisation et d’accès à l’écrit très élevé. Dans le cas des musulmans algérois, il nous faut préciser que vivre à Alger ouvrait des perspectives sans égal ailleurs en Algérie. Bien que témoignant de cette discrimination constante qui marque la société de l’Algérie coloniale, les statistiques de scolarisation indiquent que la totalité des garçons étaient scolarisés au niveau du primaire. A la veille de la guerre d’indépendance, alors que le pourcentage global de scolarisation était de quinze pour cent ; au niveau supérieur, le nombre d’étudiant algériens demeurait très faible mais il augmentait. En 1939, l’université d’Alger comptait 1771 étudiants français, dont 675 filles et 89 étudiants algériens, tous masculins ; en 1949, les Européens étaient 4265, dont 1255 filles, et les Algériens 243, dont 12 filles. JORDI et PLANCHE, op. cit, La question linguistique était récurrente et à double tranchant. Elle permettait de traiter différemment les journaux suivant la langue dans laquelle ils étaient imprimés. En effet, dès 1895, les journaux en arabe furent plus étroitement surveillés et ils furent considérés comme étrangers et censurés comme tels après 1927. ZESSIN, Philip, « Presse et journalistes « indigènes » en Algérie coloniale (années 1890-années 1950 », dans Le mouvement social, 2001, pp. 35-46. Ceci explique notamment le choix du mouvement des Jeunes Algériens dans les années 1910 de publier en français, ce qui pourtant avait pour conséquence de restreindre leur lectorat. Cela donnait aussi des arguments à ceux qui les dénonçaient comme des renégats. Ce mouvement, aux effectifs très restreints a donné un nouvel élan à la presse indigène en organisant l’opposition à l’instauration de la conscription indigène. Ils ouvrirent de nouveaux lieux de sociabilités, des cercles et organisèrent le premier meeting politique indigène à Bône, en décembre 1909. Ceci leur valut notamment d’être reçu par le président du Conseil, comme s’ils avaient été les élus des Algériens. AGERON, Charles-Robert, Les Algériens musulmans et la France,1871-1919, Paris, PUF,1968, Réédition Bouchène, 2005, pp. 365-420 Dans les années trente, on assiste à une accentuation de la politisation d’une partie des musulmans d’Alger. Le journal l’Etoile nord-africaine, El Ouma, fondé par Ferhat Abbas illustre cette dynamique. La montée des oppositions politiques dans l’Europe des années 30 va avoir des conséquences sur la presse « musulmane » d’Alger. A l’occasion de l’émeute du 12 février 1934 autour de la Casbah- à l’origine, un mouvement de protestation contre les conditions de vie- conduit par la jeune section de l’Etoile nord-africaine, l’Internationale communiste soutient la création du journal L’étoile nord-africaine en 1932, dirigé par Mohammed Mestoul et Boualem, secrétaire clandestin du parti communiste en Algérie. Ce journal adopte en 1934 des positions assez radicales avec l’élection d’un parlement algérien et l’indépendance totale. Nous pouvons également évoquer la création du Cercle du progrès par cheikh El Okbi, défenseur de « l’algérianité » mais non partisan de l’indépendance. Le cercle lance en janvier 1934 un hebdomadaire en français, La défense. Il est financé par de riches commerçants algérois comme Abbas Turqui, Rachid Bahouche ou ben Ali Mohoub. Il est à noter que Ferhat Abbas, leader de la fédération des élus de Constantine et bien introduit dans les milieux politiques parisiens, est un collaborateur régulier de ce journal JORDI et PLANCHE, Alger 1860-1939, op.cit., pp 187-194.. Il nous désormais évoquer le rôle des associations dans la structuration des espaces publics de l’Alger colonial. Globalement dans les sociétés coloniales, nous pouvons constater qu’au début du vingtième siècle, les associations se sont multipliées. Elles connurent souvent du succès, du fait de leur polyvalence et de leur capacité à répondre à des besoins de sociabilités nouveaux. Elles servaient de points de ralliement aux groupes socio-professionnels émergents et elles préparaient l’organisation de syndicats. Ainsi, les instituteurs algériens furent autorisés en 1910 à former des amicales départementales. En 1921, ils purent constituer une association unique. COLONNA, Fanny, Instituteurs algériens : 1883-1939, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques,1975, 239 p. Certaines sections syndicales disposaient d’un bulletin d’information mensuelle, comme la section syndicale des instituteurs d’Oran. le bulletin mensuel est disponible sur Gallica pour les années 1912 et 1913. Ces associations encadraient également des pratiques sportives en plein essor et elles apportaient ainsi une réponse au moins partielle à la question de l’encadrement des jeunes de plus en plus nombreux dans la société de l’Alger colonial. C’est le cas par exemple du club de football de la Casbah d’Alger, le Mouloudia. Il fut fondé par Aouf Abderrahmane, issu d’une famille aisée de la Casbah, en août 1921. Ancien élève de l’école Sarrouy, école franco-musulmane du boulevard Gambetta, qui porte le nom d’un instituteur français fondateur en 1902 de la Rachidia, association créée pour aider les anciens élèves des écoles franco-musulmanes, organiser des cours d’adulte créer des bibliothèques. Club monoethnique de la Casbah, quartier en lequel les musulmans se reconnaissent dans une ville d’Alger majoritairement, nous l’avons vu, européenne. Dès 1928, les riches bourgeois musulmans s’intéressent au Mouloudia dont la notoriété qui s’affirme peut servir leurs ambitions politiques. Mahmoud Bensiam en devient président. Conseiller municipal, il appartient à une des familles les plus influentes d’Alger, représentante jusqu’au 19ème siècle des beys d’Alger à Miliana. Ces notables facilitent les relations avec les autorités coloniales, en 1934, le maire, le préfet et l’amiral commandant la marine française acceptent d’être présidents d’honneur du Cercle sportif du Mouloudia. Le secrétaire général du club est un ancien rédacteur de la Presse libre, journal dont le directeur politique est un ancien député d’Alger, Raymond Laquière. FATES, Youssef, « Les marqueurs du nationalisme, les clubs sportifs dans l’Algérie coloniale », Quasimodo, 3-4, Montpellier, 1997. Ces éléments nous permettent d’établir que la formation et l’évolution des associations reflète un mouvement de restructuration des sociabilités colonisées. La multiplication des associations sportives communautaires au Maghreb dans les années 30 traduit une vraie dynamique d’élargissement de l’espace public des colonisées. Cependant, les travaux de Daniel Rivet démontrent que ce processus traduit une dégradation de la sociabilité intercommunautaire et un rejet de la mixité qui prévalaient auparavant. RIVET, Daniel, « Le fait colonial et nous : histoire d’un éloignement », Vingtième siècle, n°33, janv-mars 1992, pp. 127-138.Malgré tout, nous pouvons constater que les associations furent des cadres de transition importants vers l’émancipation de nouveaux espaces publics dont beaucoup furent focalisés contre la colonisation. Il nous faut maintenant analyser dans la fin de notre étude, la question de la formation de partis politiques et l’entrée dans des logiques d’affrontements partisans. Celle-ci constituent un seuil important, suggérant que l’espace public fait désormais sens pour tous les acteurs et qu’ils s’accordent sur un minimum de principes. L’évolution de la politisation des Musulmans d’Alger entre 1936 et 1939 est à cet égard éclairante. Le 2 août 1936, un rassemblement de 10000 musulmans se déroule au stade municipal d’Alger JORDI et PLANCHE, op.cit., pp. 195-203.. C’est la première fois que la municipalité accepte d’ouvrir le stade à une manifestation musulmane. Il s’agit du Congrès musulman d’Alger, qui se déroule après un certain nombre de manifestations (les défilés du Front populaire rue d’Isly, les grèves et les usines occupées en juin 1936) qui ont donnée à beaucoup de musulmans le sentiment de reconquérir la ville. Les principales figures musulmanes algériennes sont présentes comme Messali Hadj ou le cheikh Ben Badis. Les divisions qui se sont manifestées à l’issue de ce congrès voit l’opinion musulmane se tourner de plus en plus vers les partis politiques comme L’Etoile nord-africaine de Messali Hadj, interdite en janvier 1937 puis le Parti du Peuple Algérien fondé au printemps 1937 par le même Messali Hadj. Dès la fin de 1937, le PPA participe aux élections municipales. Pour la première fois, des Musulmans placardent des affiches, distribuent des tracts, tiennent des réunions, en revendiquant en français, le pouvoir pour les Musulmans. La rhétorique et le mode d’action politique proposé ici a transformé le champ politique dans lequel les Musulmans d’Alger agissaient traditionnellement. Le 9 juillet 1937, lors des assises du second congrès musulmans, les militants du PPA sont expulsés et le Congrès réunit 200 délégués. Sous l’influence des élus, des oulémas, des communistes, le Congrès réaffirme son attachement au Front populaire. Le 14 juillet 1937, le défilé du Front populaire au centre-ville laisse entrevoir à l’arrière du cortège officiel, 3000 membres du PPA , coiffés d’un fez, qui avancent sans lever le poing mais en levant l’index pour prononcer la chahada (profession de foi musulmane) ibid. En conclusion, nous avons pu établir qu’un espace public s’est bel et bien constitué dans l’Alger colonial. Celui-ci est marqué par des logiques d’appropriation et de cloisonnement entre les communautés. Il fut ensuite investi par des acteurs différents comme la presse et les associations. La presse a notamment permis l’expression partisane ainsi que des débats sur des questions liées au contexte politique, voir sur la remise en cause du système colonial. Cette étude a contribué à améliorer la connaissance de notre sujet. En effet, nous connaissions avant de commencer à travailler quelques ouvrages assez généraux sur l’histoire de l’Algérie coloniale mais une majorité des ouvrages consultés ne font pas une grande part à la question de l’espace public. Cela nous a permis de mieux maîtriser certains paramètres du contexte politique de l’Alger des années 1920 et 1930 en particulier. Ce travail nous a aussi aidé à mieux cerner les enjeux de la presse sur laquelle nous travaillons, en particulier le journal L’Echo d’Alger dont nous connaissions assez peu la structure économique voir le positionnement politique. Nous avons appris par exemple, à travers ce travail, que ce journal était la propriété du sénateur radical d’Alger Jacques Duroux puis de son fils Jean, gros colon et propriétaire d’importantes exploitations agricoles viticoles et céréalières. Cela explique en particulier l’importance des publicités alimentaires, par exemple pour les vins du domaine de Ben-Dalibey ou pour la compagnie algérienne de meunerie, propriétés des Duroux. Dans notre recherche, nous nous intéressons beaucoup au contenu des publicités alimentaires, sur ce qu’ils révèlent des mentalités et plus largement des pratiques culturelles. Nous ne nous étions pas forcément interrogés de façon approfondie sur ce que pouvait concrètement signifier le fait de diffuser une publication à Alger et pourquoi la culture de l’écrit était si développée dans cette métropole atypique de l’Algérie coloniale qu’était Alger. En résumé, cette étude nous permet de mieux appréhender l’intégration progressive des musulmans dans l’espace public -loin des visions établissant d’emblée leur marginalisation- sachant qu’il s’agit d’une communauté sur laquelle nous n’avons pas centrée notre étude.