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LE MESMÉRISME À LA RENCONTRE DE LA PROPHÉTIE. LE CERCLE DE LA DUCHESSE DE BOURBON

L’objectif de cet article est de réfléchir à la relation entre illuminisme, mesmérisme et mysticisme à travers le cercle de la duchesse de Bourbon dans le dernier tiers du XVIIIe siècle. L’analyse du cercle de Petit Bourg nous montre les rapports fluides entre ces mouvements. La Révolution française stimula l’hybridation entre ces groupes. La duchesse de Bourbon accueillit chez elle une partie non négligeable de l’église constitutionnelle ainsi que la prophétesse Suzette Labrousse. À son tour, ce mysticisme révolutionnaire s’ouvrit au magnétisme animal et contribua même à le répandre. L’article met aussi en évidence l’existence d’un réseau international autour de l’Illuminisme, le prophétisme et le magnétisme animal. Finalement, le cercle de Labrousse permet de réfléchir à la dimension religieuse de la pensée de la deuxième génération des Lumières.

LE MESMÉRISME À LA RENCONTRE DE LA PROPHÉTIE. LE CERCLE DE LA DUCHESSE DE BOURBON1 Francisco JAVIER RAMÓN SOLANS L’objectif de cet article est de réfléchir à la relation entre illuminisme, mesmérisme et mysticisme à travers le cercle de la duchesse de Bourbon dans le dernier tiers du XVIIIe siècle. L’analyse du cercle de Petit Bourg nous montre les rapports fluides entre ces mouvements. La Révolution française stimula l’hybridation entre ces groupes. La duchesse de Bourbon accueillit chez elle une partie non négligeable de l’église constitutionnelle ainsi que la prophétesse Suzette Labrousse. À son tour, ce mysticisme révolutionnaire s’ouvrit au magnétisme animal et contribua même à le répandre. L’article met aussi en évidence l’existence d’un réseau international autour de l’Illuminisme, le prophétisme et le magnétisme animal. Finalement, le cercle de Labrousse permet de réfléchir à la dimension religieuse de la pensée de la deuxième génération des Lumières. Mots-clés : Magnétisme animal, Prophétisme, Illuminisme, Église constitutionnelle À la fin du XVIIIe siècle tout paraissait possible, il n’y avait plus de limites et l’avenir était ouvert à tous les possibles. « Au début de 89 – comme l’a magistralement décrit Albert Mathiez – il semble que les Français, en proie à un fébrile enthousiasme, vivent dans l’attente d’un (1) Cet article a été réalisé dans le cadre des projets de recherche HAR2012-32604 et HAR2012-31926 du ministère espagnol de l’Économie et de la Compétitivité. Je tiens à remercier Marie Salgues pour son aide précieuse dans la relecture du français de ce texte. ANNALES HISTORIQUES DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE - 2018 - N° 1 [153-175] 154 FRANCISCO JAVIER RAMÓN SOLANS miracle qui va changer la face de la terre »2 . La prophétie, l’illuminisme et le mesmérisme se rejoignaient dans cette croyance, pour tenter de percer et de comprendre ce futur fascinant et dynamique de la fin du siècle. La Révolution française contribua à renforcer l’hybridation entre ces discours religieux, politiques et scientifiques. Une telle convergence se nourrissait de l’insatisfaction croissante envers l’establishment – qu’il soit religieux, politique ou scientifique – qui était vu par les adeptes de ces différents courants comme un obstacle à la réalisation de leurs aspirations. Dans son étude devenue classique, Mesmerism and the End of the Enlightenment in France (1968), Robert Darnton a souligné l’importance du cercle de la duchesse de Bourbon, le plus remarquable centre du mysticisme à Paris à l’époque révolutionnaire3. Ses maisons de l’Élysée et de Petit-Bourg devinrent alors un lieu de rencontre entre le mesmérisme, l’illuminisme et le prophétisme. On y rencontrait des adeptes du magnétisme animal comme Nicolas Bergasse, Quévremont de Lamotte, le marquis de Puységur et le comte de Chastenet-Puységur, des illuministes comme Louis Claude Saint-Martin, des prêtres constitutionnels comme Dom Gerle et Pierre Pontard, ainsi que les prophétesses Suzette Labrousse et Catherine Théot. Malgré son importance, le cercle de la duchesse de Bourbon reste assez méconnu4. Dans les pages qui suivent, nous analyserons à travers son étude les rapports entre le magnétisme animal et la prophétie. Mesmérisme et religion Le siècle de la Raison fut également celui du surnaturel, de la prophétie et de la fascination pour les éléments occultes supposés expliquer le fonctionnement du monde. La deuxième génération des Lumières se (2) Albert MATHIEZ, Les origines des cultes révolutionnaires (1789-1792), Paris, Société nouvelle de librairie et d’édition, 1904, p. 20. (3) Robert DARNTON, Mesmerism and the End of the Enlightenment in France, Cambridge (MA), Harvard UP, 1968, p. 70, 128-130. (4) Bien qu’elle soit pleine de préjugés et de jugements de valeur, la biographie du Comte Ducos reste une référence incontournable. Comte DUCOS, La mère du duc d’Enghien, 1750-1822, Paris, Librairie Plon, 1900. Pour d’autres notices biographiques, voir Jacques LONGUET, Un destin révolutionnaire à Evry. Madame de Bourbon, Citoyenne Vérité, suivi de La Garde nationale d’Evrysur-Seine sous la Révolution, Paris, ADEF, 1989. Pour l’importance de ce réseau mystique, voir Albert MATHIEZ, « Catherine Théot et le mysticisme chrétien révolutionnaire », La Revue de Paris, 8, 1901, p. 857-878 ; August VIATTE, Les sources occultes du Romantisme. Illuminisme, théosophie (1770-1820), t. 1, Le Préromantisme, Paris, Honoré Champion, 1969, p. 238-251 ; Renzo DE FELICE, Note e ricerche sugli «Illuminati» e il misticismo rivoluzionario (1789-1800), Roma, Édizioni di storia e letteratura, 1960 ; Clarke GARRETT, Respectable Folly. Millenarians and the French Revolution in France and in England, Baltimore, John Hopkins UP, 1975 ; Nicole EDELMAN, Voyantes, guérisseuses et visionnaires en France. 1785-1914, Paris, Albin Michel, 1995, p. 61. LE MESMÉRISME À LA RENCONTRE DE LA PROPHÉTIE... 155 passionna en effet pour les origines mystérieuses des religions et pour les rapports entre nature et forme sociale. Ces nouveaux « prophètes des Lumières » commencèrent ainsi à rechercher des interprétations holistiques5 . Celles-ci adoptaient souvent des formes religieuses. En dépassant les simples usages allégoriques, elles devenaient de vraies religions civiles conduisant à sacraliser la nature et la société. Selon Albert Mathiez, cette façon particulière de conjuguer divers éléments religieux, classiques, philosophiques et scientifiques pourrait même avoir eu pour conséquence la création d’une religion révolutionnaire6 . Dans l’étude du mesmérisme, les implications religieuses représentent l’un des aspects les plus méconnus. David Armando a récemment étudié l’un des versants du rapport complexe entre magnétisme animal et religion, celui de l’attitude hostile d’une partie notable de l’Église catholique, depuis la lecture démonologique du phénomène (très liée à la théorie du complot contre la religion et la monarchie), avec les travaux du jésuite Jean-Baptiste Fiard, jusqu’au jugement négatif de l’Inquisition romaine et la condamnation officielle du mesmérisme par le Saint-Siège en 1856, dans le cadre d’une offensive du Vatican pour récupérer le contrôle sur les phénomènes prophétiques et miraculeux7 . Néanmoins, il reste à approfondir deux chantiers partiellement ouverts : la formulation religieuse du mesmérisme et son hybridation avec le mysticisme chrétien8 . Dans une partie inédite de sa thèse, Darnton s’est concentré sur le mysticisme religieux qui caractérisait les ouvrages de Nicolas de Bergasse et de Jacques Pierre Brissot. Le premier élabora une théorie de « l’enthousiasme », une sorte d’inspiration mystique d’un sixième sens, qui combinerait les sensations des autres sens avec des mouvements du fluide magnétique. Il esquissa une théorie des intuitions, « pressentiments » et autres expériences spirituelles, que développa à son tour Brissot dans son Examen critique des voyages dans l’Amérique (5) Vinzenzo FERRONE, I profeti dell’illuminismo. Le metamorfosi della ragione nel tardo Settecento italiano, Rome-Bari, Laterza, 1989. (6) Sur l’approche d’Albert Mathiez, voir Francisco Javier RAMÓN SOLANS, « Estudio preliminar », dans Albert MATHIEZ, Los orígenes de los cultos revolucionarios (1789-1792), Zaragoza, Prensas Universitarias de Zaragoza, 2012, p. XXI-XLI. (7) David ARMANDO, « Des sorciers au mesmérisme : l’abbé Jean-Baptiste Fiard (1736-1818) et la théorie du complot », Mélanges de l’École française de Rome. Italie et Méditerranée modernes et contemporaines, 126, 2014, n° 1, p. 43-58 et « Le Saint-Office romain face au magnétisme animal », dans Bruno BELHOSTE et Nicole EDELMAN (dir.), Mesmer et mesmérismes. Le magnétisme animal en contexte, Paris, Omniscience, 2015, p. 211-224. (8) Voir Marina CAFFIERO, La Repubblica nella città del Papa. Roma 1798, Rome, Donzelli, 2005, p. 141-177. 156 FRANCISCO JAVIER RAMÓN SOLANS septentrionale de M. le Marquis de Chatellux (1786), en analysant l’extase religieuse des quakers9 . La condamnation par les commissions royales en 1784 et la démédicalisation du savoir mesmériste qui s’ensuivit ont joué un rôle central dans l’évolution du magnétisme animal, des interprétations naturalistes des médecins aux théories spiritualistes des prophètes10 . C’est dans le phénomène du somnambulisme magnétique que le mesmérisme développa notamment ce volet religieux, ainsi que son hybridation avec d’autres traditions mystiques. Les visions des somnambules témoignaient en effet d’un notable éclectisme, mélangeant des éléments issus du catholicisme et de l’illuminisme. Finalement, le développement du somnambulisme magnétique a comporté une double prise de parole : celle quasi religieuse de la patiente magnétisée et celle de la femme qui peut faire entendre sa voix dans un monde d’hommes11 . La découverte du magnétisme Née le 5 juillet 1750 au sein de la maison d’Orléans, Bathilde fut élevée au couvent de la Magdeleine de Tresnel et à l’abbaye de Penthémont. Elle épousa en 1770 son cousin Louis Henri de Bourbon-Condé (17561830), duc de Bourbon, fils du prince de Condé, alors âgé de seize ans. Devenue duchesse de Bourbon, elle profita de la splendide bibliothèque et des riches cabinets d’histoire naturelle, de minéralogie et de physique du château de Chantilly pour laisser libre cours à sa curiosité. De son mariage naquit Louis Antoine de Bourbon-Condé (1772-1804), duc d’Enghien, héros mythique de la Contre-révolution, fusillé sur ordre de Napoléon. À l’exemple de sa belle-sœur, la duchesse de Chartres, Bathilde d’Orléans entra dans la loge des Chevaliers et nymphes de la Rose, fondée par son frère Philippe d’Orléans, grand maître de toutes les loges de France, dans sa petite maison de la Folie-Triton. Elle devint grande maîtresse de toutes les loges de France en 1775 et, à ce titre, présida en grande pompe une fête donnée par sa loge d’adoption, la Candeur, en 177712 . (9) Robert DARNTON, Trends in Radical Propaganda on the Eve of the French Revolution (1782-1788), PhD thesis, University of Oxford, 1964, t. 1, p. 76-83. (10) Bruno BELHOSTE, « Mesmer et la diffusion du magnétisme animal à Paris (1778-1785) », dans Bruno BELHOSTE et Nicole EDELMAN (dir.), Mesmer et mesmérismes, op. cit., p. 21-62. (11) Nicole EDELMAN, Voyantes, guérisseuses et visionnaires en France, op. cit., p. 15-49 et Jean-Pierre PETER, « De Mesmer à Puységur. Magnétisme animal et transe somnambulique, à l’origine des thérapies psychiques », Revue d’histoire du XIXe siècle, 38, 2009, p. 19-40. (12) Étienne-François BAZOT, « Origines et progrès en France de la maçonnerie des Dames », L’Univers maçonnique, 1, 1837, p. 70-71. LE MESMÉRISME À LA RENCONTRE DE LA PROPHÉTIE... 157 Après de multiples crises et infidélités, le roi autorisa la séparation de biens et de corps entre les époux en 1781. Bathilde d’Orléans reçut une pension annuelle et son père, le duc d’Orléans, lui offrit deux résidences : le château de Petit-Bourg et l’hôtel de Clermont (en 1787, elle s’installa dans le palais de l’Élysée). Dans ses célèbres mémoires de la cour de Louis XVI, la baronne d’Oberkirch décrit l’esprit ouvert de la duchesse ainsi que l’ambiance de liberté qui règne dans son salon : « Elle s’est occupée des hypothèses de Lavater et des découvertes mesmériennes ; en tout, c’est un esprit inquiet et chercheur. Elle veut savoir, et elle a peu la patience d’apprendre. Elle n’est point exclusive et n’a pas de parti pris en affection. Elle s’attache souvent à des gens de goût, de principes et d’habitudes fort opposées. Elle vit au milieu de tout cela, et laisse à chacun son opinion en réservant la sienne »13 . Cette indépendance lui permit d’organiser librement son salon et de constituer autour d’elle un cercle illuministe et mesmériste, illustrant de manière exemplaire le caractère hybride du magnétisme animal après la démédicalisation du savoir mesmériste, ainsi que le versant religieux de ce phénomène. La duchesse de Bourbon « croyait non-seulement au magnétisme, mais à la sympathie et aux pressentiments »14 , théories qui, comme nous l’avons vu précédemment, étaient issues de la pensée de Bergasse. Bien qu’elle se fût très tôt passionnée pour le mesmérisme, on ignore quand exactement elle en prit connaissance. Plusieurs personnes de son entourage s’y étaient engagées activement. Ainsi, par exemple, chez le duc de Bourbon, on trouve le chirurgien Brilhouet, impliqué dans la défense de Mesmer, qui appliqua le magnétisme pour guérir les malades15 . Quévremont de Lamotte, médecin de la maison d’Orléans, puis de la duchesse de Bourbon, compta parmi les premiers élèves de Mesmer et fut probablement l’initiateur de Bathilde16 . En 1784, selon le témoignage de la baronne d’Oberkirch, la duchesse « parlait souvent de Martines de Pasqually » et, ajoutait-elle, elle « reçoit dans son cabinet, et fort souvent, (13) Mémoires de la Baronne d’Oberkirch sur la Cour de Louis XVI et la société française avant 1789, t. 2, Bruxelles, Meline, 1854, p. 15. (14) Ibid., p. 76. (15) « Lettre de M., Chirurgien de S.A.S. Monseigneur le Duc de Bourbon, à M. Mesmer, datée du Château de Chantilly, le 9 juillet 1784 », dans Recueil des pièces les plus intéressantes sur le magnétisme animal, Paris, Gastelier, 1784, p. 401-403. (16) L’amant de Bathilde d’Orléans, le lieutenant Alexandre Aimable de Roquefeuil, était aussi membre de la Société de l’Harmonie universelle. 158 FRANCISCO JAVIER RAMÓN SOLANS M. de Saint-Martin », reçu membre de la Société de l’Harmonie universelle la même année17 . Accompagnée de la baronne, Bathilde d’Orléans rendit visite le 11 juin 1784 à Mesmer, lequel « nous promit des séances spéciales, et nous en donna constamment. Nous sortîmes de là enthousiasmées, et nous ne cessâmes d’en parler pendant tout le dîner »18 . Cependant, ces séances n’eurent pas de suite, Mesmer ayant quitté Paris pour Lyon. La duchesse de Bourbon devint elle-même magnétiseuse et fut l’une des pionnières dans la pratique du somnambulisme magnétique, découvert par le marquis de Puységur en 1784. La baronne d’Oberkirch assista à une séance de magnétisme chez la duchesse de Bourbon avec le marquis de Puységur et son frère Maxime : ils « obtiennent, des sujets qu’ils endorment, non seulement la connaissance du présent dans des lieux éloignés, mais encore la prescience de l’avenir »19 . En 1786, Bathilde d’Orléans confia au médecin Varnier l’installation et la direction d’un cabinet de traitement magnétique pour le « soulagement de ses vassaux »20 . Le 15 mai 1786, Bathilde commença le traitement de Madame Gérôme qui l’occupa plusieurs jours, ainsi que des séances magnétiques à Petit-Bourg et à Paris. Après une diète sévère qui la fit défaillir, Madame Gérôme entra en état somnambulique et prophétisa ce qui allait arriver à son corps, annonçant ses convulsions. Elle éprouva de la joie, de l’enthousiasme, de la fatigue, voire de l’effroi et de la peur face à une persécution imaginée. Au bout de quelques jours, des liens émotionnels s’étaient établis entre Bathilde et la somnambule. La duchesse continua à expérimenter avec le somnambulisme et à soigner d’autres membres de son cercle : une religieuse, sa femme de chambre et somnambule Valois, etc. Parmi les participants aux séances, on retrouvait aussi madame de Longuejoue, la comtesse Julie, le chevalier de Virieu, le docteur Antoine Biscarat et le botaniste et médecin Antoine-Laurent de Jussieu, le seul membre des commissions royales à avoir reconnu l’existence des phénomènes du magnétisme animal21 . (17) Mémoires de la Baronne d’Oberkirch, op. cit., p. 76. (18) Ibid., p. 77. (19) Ibid., p. 159. (20) « Observations sur le magnétisme faites par M. Varnier, et communiquées par ce médecin à la Société magnétique, séance tenante en 1786 », L’Hermès. Journal du magnétisme animal, t. IV, 1829, n° 1, p. 7. (21) « Cure d’une névrose compliquée, opérée à Petit-Bourg en 1786, par madame la duchesse de Bourbon, née L.M.T.B. d’Orléans », L’Hermès. Journal du magnétisme animal, t. III, 1828, n° 20 et Comte DUCOS, La mère du duc d’Enghien, op. cit., p. 245. LE MESMÉRISME À LA RENCONTRE DE LA PROPHÉTIE... 159 Mesmérisme et mysticisme révolutionnaire La Révolution française bouleversa les milieux mesméristes. La réaction aux évènements ne fut pas univoque : tandis qu’une partie notable des principaux acteurs du magnétisme animal, tels que le marquis de la Fayette, Jacques Pierre Brissot et Nicolas Bergasse, s’engageait dans la Révolution, d’autres s’enrôlèrent dans la Contre-révolution ou restèrent indifférents22. La duchesse de Bourbon accueillit elle-même favorablement la Révolution, dans laquelle elle voyait un instrument de Dieu pour le bonheur du peuple et elle fit preuve d’un engagement sans faille, même dans les moments les plus durs du processus révolutionnaire. Dès le début de la Révolution, la duchesse de Bourbon fut aussi très estimée par la population. Elle était louée comme bienfaitrice dans les cahiers de doléances de l’Essonne. Peu après la chute de la Bastille, elle donna 1 200 francs au directoire du district des Capucins Saint-Honoré. Le 14 juillet 1790, elle ouvrit les portes de Petit-Bourg et offrit un repas champêtre pour célébrer, avec le peuple d’Évry, la fête de la Fédération23 . Au printemps 1790, la duchesse de Bourbon commença à s’intéresser à une affaire qui attirait alors l’attention du public : celle de Suzette Labrousse et de ses prophéties sur la convocation des États généraux, sur la nomination de Christophe-Antoine Gerle pour cette Assemblée et sur la régénération de l’Église. Ces prophéties, qui remontaient en fait à une époque bien antérieure à la Révolution, avaient pris sens dans le contexte du printemps 1789, alors que la convocation des États généraux était perçue comme le début d’un temps heureux où le « bon peuple » allait enfin être entendu24. C’est ainsi que les vagues prédictions d’une jeune femme du Périgord qui avait voulu suivre le chemin de la sainteté furent relues à la lumière des nouveaux changements politiques. Dom Gerle lui-même avouait, parlant de la prédiction selon laquelle il serait nommé député, que Labrousse « n’avait jamais employé cette expression, mais que souvent elle m’avait dit que je servirais dans l’examen de sa grande affaire, que j’y coopérerais (22) Voir les articles de David Armando et de Karine Rance dans ce même dossier. (23) Jacques LONGUET, Un destin révolutionnaire à Evry, op. cit., p. 35-43 et Serge BIANCHI, « Engagements et destins des nobles de l’Essonne dans la décennie révolutionnaire : essai de bilan », dans Philippe BOURDIN (dir.), Les noblesses françaises dans l’Europe de la Révolution, Rennes, PUR, 2010, p. 234. (24) Philippe GRATEAU, Les cahiers de doléances. Une relecture culturelle, Rennes, PUR, 2001, p. 175. 160 FRANCISCO JAVIER RAMÓN SOLANS et que je serais dans le cas d’en rendre témoignage »25 . Les prophéties trouvèrent toute leur force dans leur confirmation partielle, ainsi que dans « le désir que chacun doit naturellement avoir de connaître le terme de la révolution »26 . La duchesse de Bourbon demanda des renseignements sur cette prophétesse. Le vicaire de la paroisse de Saint-Rémy de Bordeaux lui écrivit pour l’informer de la visite qu’il lui avait faite en mars 1790 dans sa maison à Vanxains, en compagnie du prieur de la Chartreuse de Vauclaire, Dom Gerle. Il avait alors été très touché par sa modestie, par sa piété et surtout par « la plus grande tranquillité » avec laquelle elle énonçait ses prophéties, annonçant « l’avenir le plus heureux et pour le royaume en général et pour le Roi en particulier »27 . Dans les mémoires qu’elle rédigea en 1813 à La Rochelle, Labrousse prétendit être entrée en contact avec Dom Gerle en vue d’aller à Paris dès l’élection de celui-ci comme député de la Constituante. Elle aurait été également approchée par plusieurs autres députés. Selon elle, la duchesse de Bourbon, Mirabeau et même le roi se seraient intéressés à ses prophéties. Les évêques voulurent l’amener en secret aux alentours de Paris pour discuter les détails de sa mission, mais ce projet aurait été abandonné, certains d’entre eux souhaitant examiner au préalable ses ouvrages28. C’est probablement après cet échec que Dom Gerle fit une dernière tentative à la Constituante. Le 13 juin 1790, il y prit la parole pour signaler ses prophéties : « Il existe dans le Périgord une personne nommée Suzanne la Bouze ; elle a annoncé à un grand nombre de personnes la révolution présente ; elle m’a communiqué, il y a onze ans, un ouvrage dans lequel elle prédisait la convocation de l’Assemblée nationale, la cessation des vœux monastiques, la réforme des abus, le rappel du clergé à sa primitive pureté, la fédération de tous les peuples de la terre, pour ne former plus qu’un peuple de frères. Ces prédictions ont été communiquées dans le temps à M. l’évêque de (25) Renseignements donnés au Public par Dom Gerle, Prieur de la Chartreuse du port Sainte-Marie : Sur des faits relatifs à mademoiselle La Brousse, de Vanxains en Périgord, Paris, l’imprimerie de Devaux, s.d., p. 6. (26) Ibid., p. 5. (27) Archives de la Compagnie des prêtres de Saint Sulpice, Fonds Emery, tome II, pièce 3, « Copie d’une lettre écrite à Madame la Duchesse de Bourbon, 14 avril 1790 ». (28) BM La Rochelle, CGM 363, vol. 3513, Précis de ma vie et de moi, Suzanne Clotilde Courcelle Labrousse, f° 38r°- 39r°. LE MESMÉRISME À LA RENCONTRE DE LA PROPHÉTIE... 161 Périgueux. L’Assemblée nationale a eu lieu, la cessation des vœux a eu lieu... »29 . Des murmures s’élevèrent dans l’Assemblée, qui décida de passer à l’ordre du jour. Dom Gerle voulait aussi par cette intervention « fixer l’opinion publique sur des imprimés qui circulent dans Paris »30 . Cette affaire de prophétie avait en effet suscité un certain intérêt dans la capitale, provoquant la publication de nombreux textes satiriques31 . Il est probable que Gerle visait tout particulièrement les Prophéties de Mlle De la Brousse, un ouvrage faussement attribué à l’abbé Fauchet32 et qui semblait exprimer la condamnation des prophéties de Labrousse par l’Eglise constitutionnelle33 . Pour Dom Gerle, ainsi que pour une partie du clergé constitutionnel, la Révolution était l’occasion de l’accomplissement messianique de la régénération de la religion et de la société. Des ecclésiastiques comme l’abbé Grégoire, l’abbé Fauchet ou Adrien Lamourette voyaient en effet dans les événements révolutionnaires la promesse de l’avènement du règne de Dieu. Comme l’a souligné Rita Hermon-Belot, cette interprétation prophétique peut nous aider à comprendre l’engagement révolutionnaire d’une partie du clergé en 178934 . Néanmoins, une telle lecture des événements révolutionnaires restait, dans la plupart des cas, dans le cadre de la théologie figuriste35 . C’est la raison pour laquelle les représentants officiels de l’Église constitutionnelle se montrèrent hostiles à la vague des prophétesses. Ils voyaient dans leur prétention à agir en égales des prêtres un danger, tant du point de vue du genre que du point de vue institutionnel36 . Son intervention à l’Assemblée ayant été passée sous silence, Gerle fit imprimer un texte sur Labrousse avec le soutien de « plusieurs personnes (29) Archives parlementaires, 13 juin 1790, t. XVI, p. 205. (30) Ibidem. (31) Parmi les textes satiriques, voir « Les amours de Dom Gerle », Chronique du manège, 9 et 10, 1790, La dinde aux truffes, ou le don patriotique des périgourdins. L’Assemblée nationale, s.l.n., [1790] et Le pucelage ou la France sauvée, [Paris], Imprimerie de L. L. Girard, [1790]. (32) L’abbé Fauchet lui-même l’avait démenti dans le Journal de Paris, 87, 28 mars 1790, p. 348. (33) Prophéties de Mlle De la Brousse, sur la révolution, pour le mois de mai, Paris, Imprimerie de Bonnefoi, [1790], p. 7. (34) Rita HERMON-BELOT, « God’s Will in History : the Abbé Grégoire, the Revolution and the Jews », dans Karl A. KOTTMAN (dir.), Millenarism and Messianism in Early Modern European Culture. Catholic Millenarianism : From Savonarola to the Abbé Grégoire, Dordrecht, Kluwer, 2001, p. 91-100. (35) Catherine MAIRE, « Les jansénistes et le millénarisme. Du refus à la conversion », Annales HSS, 63, 2008, n° 1, p. 7-36. (36) Catherine MAIRE, « L’abbé Grégoire devant les prophétesses », Rivista di storia del Cristianesimo, IV, 2007, n° 2, p. 411-429. 162 FRANCISCO JAVIER RAMÓN SOLANS très respectables », dont probablement la duchesse de Bourbon. Il s’appuyait sur le témoignage d’un ecclésiastique cousin de Labrousse, et sur d’autres, qui pouvaient « fournir la preuve que Mademoiselle la Brousse a annoncé il y a onze ou douze ans la révolution actuelle » avec « l’assemblée des états généraux, la suppression des ordres, l’égalité des conditions, le renouvellement de la France »37 . C’était le « plan de constitution d’une société nouvelle » avec « la plus grande réforme dans l’église, le retour des bonnes mœurs, l’anéantissement des préjugés, l’extirpation des abus, l’abaissement des grands de la terre »38 . Avec la conversion des gentils, mais surtout des Juifs, présents dans plusieurs discours prophétiques à l’époque, « la religion catholique, apostolique et romaine, finira par être la religion de toute la terre, et fera le bonheur de toutes les nations qui se réunissant par ce moyen ne formeront qu’une famille »39 . La duchesse de Bourbon a évoqué plus tard les discussions qui se tenaient chez elle à propos de la Constitution civile du Clergé et la division que celle-ci suscitait : « J’assemblai en conséquence plusieurs prêtres chez moi pour les entendre discuter les points de controverse sur lesquels je ne les trouvais pas d’accord ». La duchesse prit finalement parti pour le clergé constitutionnel, du côté duquel se trouvaient selon elle « les preuves les plus fortes ». Elle remplaça son confesseur, l’abbé émigré et réfractaire Dugarric, par un autre prêtre dont elle connaissait « déjà les principes, et qui me parut posséder les vertus de son état », Pierre Pontard40 . Élu à l’Assemblée législative en septembre 1791, évêque constitutionnel de la Dordogne et assidu au cercle de la duchesse de Bourbon, Pontard reprit à propos de la prophétesse Labrousse le flambeau de Dom Gerle. Celui-ci, selon Labrousse, « avait épuisé tous les moyens pour me faire aller à Paris ». Avant de quitter Périgueux pour la capitale, Pontard la rencontra à son tour pour parler de ses prophéties. Satisfait des réponses données, il l’assura qu’« il parlerait à ses collègues », mais, ajoute-t-elle, « qu’ils fussent pour ou contre » elle irait de toute façon à la capitale41. Dès son arrivée à Paris, Pontard s’adressa aux prélats constitutionnels, pour les rallier à la cause de la prophétesse. Il adjoignit à son adresse un précis de (37) Renseignements donnés au Public par Dom Gerle, op. cit., p. 1-2. (38) Ibid., p. 3. (39) Ibid., p. 4. (40) Opuscules ou pensées d’une âme de foi sur la religion chrétienne pratiquée en esprit et en vérité, t. 1, Barcelone, s.n., 1812, p. VIII-IX et Journal de P. Pontard, 1ère et 2ème quinzaine de mai [1793], p. 134-135. (41) Précis de ma vie..., op. cit., f° 41rº-41vº. LE MESMÉRISME À LA RENCONTRE DE LA PROPHÉTIE... 163 la vie de Labrousse de caractère hagiographique. Dans ce texte, il parlait de l’impression qu’avait produite sur lui la rencontre : « Je ne lui avais jamais parlé [...]. J’en fus tout autrement affecté après l’avoir vue, et après avoir conversé avec elle [...]. Je crus donc devoir me prêter à ses vues, en la mettant à portée de consulter une assemblée d’évêques. C’est moi qui l’ai appelée à Paris »42 . Outre Pierre Pontard et Dom Gerle, le cercle de la duchesse de Bourbon était fréquenté par un autre membre de l’Église constitutionnelle, l’évêque in partibus de Babylone, Jean Baptiste Miroudot du Bourg43 . Dès son arrivée à Paris à la fin de l’année 1791, Labrousse logea chez la duchesse de Bourbon. Les deux femmes s’entendirent très bien. Si la majorité du cercle de la duchesse réserva un bon accueil à la prophétesse, certains, comme Saint-Martin, se montrèrent sceptiques, voire hostiles. Après un séjour à Lyon et à Strasbourg, le « philosophe inconnu » avait fixé en 1791 sa résidence entre la maison de son père à Amboise et Petit-Bourg, où il écrivit son célèbre poème en 102 chants Le Crocodile. Saint-Martin avait beaucoup changé après son départ de Paris en 1785 et notamment après la déception éprouvée devant les prophéties de l’« agent inconnu » dans le cercle de Willermoz à Lyon. C’est ainsi qu’il développa une attitude hostile aux somnambules, visionnaires et prophétesses44. Cette hostilité s’alimentait d’une misogynie croissante. Le philosophe inconnu se méfiait des femmes. Celles-ci, sauf de rares exceptions comme la duchesse, étaient « comme des enfants qui regardent tout, qui crient à la moindre contradiction, mais qui n’ont pas d’autre force que celle de crier »45 . Malgré son admiration pour Bathilde d’Orléans, avec qui il partageait une lecture providentielle de la Révolution, Saint-Martin critiquait « le penchant pour (42) Adresse de P. Pontard, évêque constitutionnel du département de la Dordogne, à ses collègues des quatre-vingt-deux départements, par forme de consultation, sur le cas qui est ici proposé, s.l.n., [1791], p. 43. (43) Après la mort de sa nièce, Miroudot logea chez la duchesse de Bourbon dont il devint très proche. Tuteur de la fille illégitime de Bathilde d’Orléans, Adélaïde Victoire Damassy, il fut témoin au mariage de celle-ci, en 1791, avec le secrétaire des commandements de la duchesse de Bourbon, Joseph-Antoine Gros. Jacques LONGUET, Un destin révolutionnaire à Evry, op. cit., p. 44. (44) Robert AMADOU, Trésor Martiniste, Paris, Villain et Belhomme, 1969, p. 83-132 et Christine BERGÉ, « Le corps et la plume. Écritures mystiques de l’Agent inconnu », Revue d’histoire e du XIX siècle, 38, 2009-2, p. 41-59. (45) Louis Claude de SAINT-MARTIN, Mon portrait historique et philosophique (1789-1803), Paris, René Julliard, 1961, p. 82. 164 FRANCISCO JAVIER RAMÓN SOLANS tout le merveilleux de l’ordre inférieur, tels que les somnambules et les prophètes du jour »46 . Bien que Saint-Martin eût un fort ascendant sur Bathilde d’Orléans et vice-versa, le soutien de la duchesse de Bourbon à Suzette Labrousse ne faiblit pas. Elle réprimanda le philosophe pour les critiques qu’il adressait à Pontard47 . La duchesse décrivait ainsi les conseils de Saint-Martin : « J’avais dans ma société un homme sage et profondément instruit sur la religion ainsi que sur toutes les sciences, qui me conseilla de cesser toutes mes recherches, et de m’abandonner uniquement à la prière, à l’oraison et à la lecture de l’écriture sainte, en pratiquant les bonnes œuvres »48 . Le 19 février 1792, se tint dans l’appartement de Labrousse, chez la duchesse de Bourbon, une assemblée réunissant sept évêques constitutionnels – dont on ne connaît que Miroudot (Babylone), Pontard (Périgord), Claude Fauchet (Calvados) et Éléonore-Marie Desbois de Rochefort (Amiens) –, ainsi que Dom Gerle, Saint-Martin, le commandant de la Garde nationale Pescheloche et sa femme. Malgré la ferme opposition des évêques du Calvados et d’Amiens, les présents appuyèrent le propos de Labrousse de se rendre à Rome pour convaincre le pape du bonheur de la Révolution. L’importance accordée à la mission de Labrousse était telle que, depuis janvier 1792, l’abbé de Salamon en informait périodiquement le cardinal secrétaire d’État Zelada, grâce à un agent qu’il avait introduit chez la duchesse de Bourbon49 . Le jour de son départ, le 19 février 1792, Suzanne Labrousse assista à la messe dans l’église des filles de Saint-Thomas en compagnie de la duchesse de Bourbon. Elles communièrent toutes deux de la main de Pierre Pontard. Après avoir déjeuné ensemble, la duchesse et Pontard accompagnèrent Labrousse jusqu’à la diligence de Bordeaux50 . La prophétesse passa quelques jours à Vanxains, Lyon et Grenoble, puis se dirigea vers (46) Correspondance inédite de Louis-Claude de Saint-Martin dit le Philosophe inconnu et Kirchberger, baron de Liebistorf, Membre du Conseil souverain de la République de Berne. Du 22 mai 1792 jusqu’au 7 novembre 1797, Paris, Dentu, 1862, p. 41. (47) Louis Claude de SAINT-MARTIN, Mon portrait..., op. cit., p. 171. (48) Opuscules ou pensées..., op. cit., p. IX. (49) Précis de ma vie..., op. cit., f° 41r°-41v° et 43v°-44r° ; Journal prophétique, 1ère Semaine de mars [1792] ; Vicomte de RICHEMONT, Correspondance secrète de l’abbé de Salamon chargé des Affaires du Saint-Siège pendant la Révolution avec le cardinal de Zelada (1791-1792), Paris, Libraire Plon, 1898, p. 363-364 ; Louis Claude de SAINT-MARTIN, Mon portrait..., op. cit., p. 63. (50) P.-J. CRÉDOT, Pierre Pontard. Évêque constitutionnel de la Dordogne, Paris, Delhomme et Briguet, 1893, p. 519. Pour son voyage, voir Camille DAUX, « Une voyante révolutionnaire à Montauban », Bulletin archéologique et historique de la société archéologique de Tarn-et-Garonne, XVIII, 1900, p. 189-204. LE MESMÉRISME À LA RENCONTRE DE LA PROPHÉTIE... 165 les États Pontificaux. Entre-temps, le 10 mars 1792, Zelada avait écrit aux gouverneurs d’Ancona, Civitavecchia et Viterbo pour les prévenir de l’arrivée de Labrousse, qui fut arrêtée à Montefiascone, amenée pendant la nuit à Rome et enfermée aussitôt au Château de Saint-Ange51 . Tandis que se préparaient la mission et le voyage de Suzette Labrousse, une véritable bataille s’était déclenchée par imprimés interposés. Ses prophéties étaient critiquées autant par des ecclésiastiques contrerévolutionnaires que par des constitutionnels. L’abbé Maury traita avec ironie la prétendue mission de Labrousse mais aussi le cercle de la duchesse de Bourbon, en en profitant pour combattre l’Église constitutionnelle et la Révolution52 . L’abbé Fauchet publia un article dans le Journal des Amis, où il reprochait à l’évêque Pontard d’assimiler « les oracles des Prophètes aux rêveries de cette jeune fille et aux visions d’une autre dévote appelée Brounh [Brohon] »53 . Pour diffuser les prophéties de Labrousse et informer l’opinion de sa mission à Rome, Pontard fonda, avec le soutien financier de la duchesse de Bourbon, le Journal prophétique (janvier-octobre 1792) et le Journal de Pierre Pontard (janvier-octobre 1793). Le Journal prophétique avait été conçu à Petit-Bourg par Pontard, la duchesse de Bourbon et Labrousse au cours de l’hiver 1791. C’est là aussi que Pontard en composa les feuilles périodiques. La duchesse faisait elle-même « la lecture et l’envoyait en divers lieux »54 . L’originalité du journal tenait au fait qu’il était le premier à aborder la prophétie de façon thématique. Comme ses créateurs le déclaraient, le Journal prophétique, « au lieu de parler du présent et du passé, comme les journaux ordinaires, a pour objet l’avenir »55 . Bien que centré sur le futur, le Journal prophétique dialoguait constamment avec le présent. Pierre Pontard y défendait la cause de la Révolution, la Constitution civile du Clergé et le mariage des prêtres, et combattait avec véhémence l’ultramontanisme, l’infaillibilité du pape et le clergé réfractaire. Outre les prophéties de Labrousse, le périodique se (51) Archivio Segreto Vaticano, Segreteria di Stato, Vescovi, t. 370, f° 70v°-71v° et 297v°298v°. (52) Lettre de l’Abbé Maury à l’incomparable demoiselle Suzette Labrousse, Prophétesse Périgourdine, résidante à Paris, chez Madame la Duchesse de Bourbon, Paris, Crapart, [1792]. Le texte était une réponse aux critiques formulées par Labrousse en 1791, Réponse de M.lle Labrousse à l’opinion de M. Maury, sur la constitution civile du clergé, donnée à l’impression par un militaire qui en prit copie chez elle à Vanxain, district de Ribeirac en Périgord, Libourne, Chez Puynesge, [1791]. (53) P.-J. CRÉDOT, Pierre Pontard, op. cit., p. 524-525. (54) Journal de P. Pontard, 1ère et 2ème quinzaine de mai 1793, p. 133-136 et Précis de ma vie..., op. cit., f° 45 v°. (55) Journal prophétique, 1ère semaine de janvier 1792, p. 1. 166 FRANCISCO JAVIER RAMÓN SOLANS concentrait plus spécialement sur les textes de la mystique JacquelineAimée Brohon, morte en 1778, qu’il réinterprétait à la lumière des aspirations de la nouvelle Église constitutionnelle56. Le Journal prophétique est en somme un bel exemple de l’hybridation des discours mystiques dans la période révolutionnaire. Dans ses pages, on trouve pêle-mêle des références bibliques, des interprétations figuristes, des plaidoiries révolutionnaires, des arguments gallicans et des éléments mesméristes. La prophétie à la rencontre du mesmérisme Après avoir vu comment des mesméristes ont rejoint les prophétesses révolutionnaires, nous allons prendre le chemin inverse, celui de l’influence exercée par le mesmérisme sur les discours prophétiques de Labrousse et Pontard. Pour Darnton, Labrousse représentait « la version politique la plus extrême du mesmérisme »57 . L’informateur de l’abbé de Salamon chez la duchesse de Bourbon s’accorde avec cette description de Labrousse : « cette fille tient un peu des illuminés, dont la secte augmente beaucoup, dans tout le pays, et se mêle de mesmérisme »58 . La conversion de la prophétesse du Périgord au magnétisme animal est le produit de la démocratisation et même de la réappropriation populaire de cette pratique après la scission au sein de la Société de l’Harmonie universelle. Suzette Labrousse voulait à son tour démocratiser l’accès à une pratique de soin qui constituait selon elle un bien public : « Celui qui m’a appris le magnétisme voulait aussi que j’en fisse un mystère à tout le monde, à ça je lui repartis, he ! Pourquoi faire un mystère d’une chose si simple, et si bienfaisante il serait au contraire, à souhaiter que tout le monde en fût instruit, pour qu’on se magnétisât les uns les autres [...]. Voilà donc que je dis, à bas, tout secret, tout mystère, touchant ce qui peut être un bien public, et général »59 . En attendant d’être appelée à Paris, Labrousse s’était mise à magnétiser à Vanxains. On ignore par quel biais elle prit connaissance de cette (56) Nicolas BRUCKER, « Fictionnalisation du moi et figurisme prophétique dans les Réflexions édifiantes de Jacqueline-Aimée Brohon », dans Fabrice PREYAT (dir.), Femmes des anti-lumières, femmes apologistes, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 2016, p. 71-85 et Frank Paul BOWMAN, Le Christ romantique, Genève, Droz, 1973, p. 35-38. (57) Robert DARNTON, Mesmerism, op. cit., p. 129 ; voir Marina CAFFIERO, La Repubblica..., op. cit., p. 155-163. (58) Vicomte de RICHEMONT, Correspondance secrète, op. cit., p. 242-243. (59) Discours prononcés par la citoyenne Courcelle Labrousse au club de Rome dans le mois Floréal de l’an VI. Faits et revus par elle-même, Rome, Puccinelli, 1798, p. 68-70. LE MESMÉRISME À LA RENCONTRE DE LA PROPHÉTIE... 167 pratique, mais ce fut probablement à l’occasion d’une des nombreuses visites qu’elle reçut au printemps 1790 : soit quelqu’un venu d’une ville voisine de Vanxains et avec une forte présence d’adeptes du magnétisme, comme Bordeaux ; soit un proche de la duchesse de Bourbon, ce qui est suggéré par le récit de sa première expérience avec une somnambule magnétique. Labrousse lui avait demandé si elle irait à Paris, quand la princesse de Bourbon viendrait la chercher. « À ça elle me répond que je n’irai que dans un an, et cela se vérifia à la lettre »60 . Dans les renseignements donnés après son intervention à l’Assemblée, Dom Gerle racontait que Labrousse était devenue célèbre par « l’art heureux qu’elle a de guérir les malades » et qu’elle « emploie le magnétisme qu’elle estime être un don commun à tous les hommes »61 . À propos de Labrousse, un autre ecclésiastique confirma cette célébrité : « je crois qu’elle pourrait faire du bien et je crains qu’elle ne fasse beaucoup de mal, on vient la voir de fort loin et même des personnes de qualité. Le magnétisme dont elle s’occupe avec succès, dit-elle, lui attire beaucoup de malades »62 . Chez la duchesse de Bourbon, Labrousse continua, selon toute probabilité, à pratiquer le magnétisme. On sait que, lors de son voyage à Rome, elle offrit encore « des soulagements par le magnétisme »63 . Labrousse tenta même de magnétiser Niccolò Paccanari, un ecclésiastique qui cherchait à refonder la Compagnie de Jésus et qui avait été enfermé au Château de Saint-Ange par les républicains. Bien que le récit de cette rencontre fait par Paccanari soit très critique, voire caricatural, celui-ci avouait que Labrousse lui avait bien diagnostiqué un problème qui n’était pas visible dans le nerf d’un doigt. Il décrivait comment Labrousse avait appliqué ses doigts sur les siens et avait fait « quelques gestes superstitieux ». Labrousse lui avait raconté qu’elle avait appris cette pratique par le biais « d’un pacte avec son Dieu » et qu’elle préparait un livre où elle exposerait « les principes et les règles de cet art dont elle se vantait des (60) Précis de ma vie..., op. cit., f° 39rº. (61) Renseignements donnés au Public par Dom Gerle, op. cit., p. 5. (62) Archives de la Compagnie des prêtres de Saint Sulpice, Fonds Emery, t. II, pièce 5, Copie d’une lettre d’un ecclésiastique qui a eu plusieurs conférences avec Mademoiselle Labrousse. (63) Journal prophétique, 1ère semaine de mai 1792, p. 232. 168 FRANCISCO JAVIER RAMÓN SOLANS effets opérés sur la princesse Santa Croce », dont Labrousse devint très proche64 . Peu après la proclamation de la première République romaine le 15 février 1798, Suzette Labrousse définit le magnétisme dans son premier discours au Club constitutionnel de Rome, comme la « transmission de fluide, d’un être, qui en est plein comme un bassin plein d’eau au point qu’il en surabonde de toute part, et qui donc se transmet de cet être à un autre ; qui en manque ». Le discours est aussi intéressant parce que Labrousse y mentionne ses auteurs de référence, Mesmer et le marquis de Puységur, et parce qu’elle nous offre une vision plus sentimentale du magnétisme animal. Après avoir critiqué l’usage du baquet et défendu l’eau comme le meilleur conducteur du fluide magnétique, Labrousse affirme que la guérison vient « plus ou moins vite suivant la sensibilité plus ou moins grande de celui qui se fait magnétiser », avant d’ajouter : « et voilà une des grandes raisons qui fait que je serais d’avis que toutes les familles se magnétisassent entre elles », ou bien qu’on le fit entre amis65 . On peut également déceler des réminiscences mesméristes dans la théorie des pressentiments que Pontard développai dans son Journal prophétique. Bien que l’évêque de Dordogne n’ait pas rencontré Bergasse à PetitBourg, il a pu connaître sa théorie des pressentiments par l’intermédiaire de la duchesse de Bourbon. Néanmoins, en parlant des « pressentiments », Pontard prenait quelque distance avec le magnétisme : « Ne pensez pas que je parle de somnambulisme. Quelque digne d’attention que soit ce phénomène, j’ai de quoi démontrer que si nous n’avions pas une seconde existence qui est artificielle en quelque sorte, nous participerions dans notre état naturel à une portion de l’immensité de Dieu, pour lequel il n’est ni futur ni passé. Nous ne serions pas plus surpris de voir nos semblables prédire les événements futurs, que nous le sommes en lisant la prédiction des éclipses annoncées longtemps avant qu’elles arrivent par les bons astronomes. La nature est harmonie, tout être qui ne s’en écarte pas, en ressent jusqu’aux moindres mouvements ; l’avenir le (64) Archivum Romanum Societatis Iesu, Paccanaristi, vol. II, « Relazione dell’incontro avuto dal P. Gle con Madama Labrusse nelle carceri di Castel S. Angelo in Roma e con un altro giovane ossesso in Padova », p. 8-9. Sur ce texte, voir Marina CAFFIERO, La Repubblica..., op. cit., p. 155-163. (65) Ibid., p. 32-40, p. 38. Sur le club constitutionnel, voir Maria Pia DONATO, « I repubblicani. Per un profilo sociale e politico », dans David ARMANDO, Massimo CATTANEO et Maria Pia DONATO, Una rivoluzione difficile. La Repubblica romana del 1798-1799, Pise-Rome, Istituti editoriali e poligrafici internazionali, 2000, p. 136-143. LE MESMÉRISME À LA RENCONTRE DE LA PROPHÉTIE... 169 touche et l’intéresse comme le présent, parce que tout lui est présent en effet »66 . Lieu de rencontre de la mystique internationale L’affaire Suzette Labrousse révèle l’extraordinaire vitalité des réseaux mystiques et les nombreux contacts nationaux et internationaux qui se développèrent entre ces réseaux. Les prophéties de Labrousse attirèrent ainsi l’attention de membres de cercles prophétiques de Lyon et d’Avignon qui fréquentaient l’entourage de la duchesse de Bourbon. Parmi ces contacts, le trésorier de la Garde de Paris Louis Michel de Gombault, qui avait été trésorier de la Société de l’Harmonie en 178567 , joua le rôle de médiateur entre les différents groupes illuministes. Membre du mouvement d’Antoine Pernety à Avignon, dont les ramifications se prolongeaient jusqu’à Rome avec le prophète Ottavio Cappelli, Gombault entretenait une correspondance avec l’imprimeur et député lyonnais Jean André Périsse Duluc, lui-même membre du groupe lyonnais dirigé par le franc-maçon illuminé Jean Baptiste Willermoz, encore un passionné du magnétisme animal68 . Gombault rendit fréquemment visite à la duchesse de Bourbon et il se lia d’amitiés avec des membres de son cercle tels que le marquis de Puységur, Louis Claude de Saint-Martin, Pierre Pontard et Quévremont de Lamotte. Il informa le groupe lyonnais de la venue de Labrousse à travers Périsse Duluc, alors député à l’Assemblée constituante, qui fréquentait depuis 1789 la maison de la duchesse de Bourbon. Gombault lui remit un bulletin sur les faits de Labrousse, rédigé par Dom Gerle. En mars 1790, Périsse Duluc écrivit à Willermoz pour l’informer : « Les faits prédits sont en partie arrivés et à la lettre. Elle a annoncé les Etats généraux, tous les hommes doivent y être mis au même rang, le clergé humilié et puni, la révolution doit être générale, la France en sera le centre général. Le Pape y sera lié à la révolution »69 . (66) Journal prophétique, 2ème semaine de mars 1792, p. 107-108. (67) Fiche « Gombault, Louis Michel », dans www.mesmerisme/herokuapp.com (doi : 10.19267/hubd01). (68) René LE FORESTIER, La Franc-maçonnerie templière et occultiste aux XVIII e et XIX e siècles, 2e éd., Paris, la Table d’Emeraude, 1987, t. 2, p. 826-827 et 878-880. (69) Cité dans Anissa ROUSSE, Un imprimeur-libraire à l’Assemblée Nationale : Jean-André Périsse Duluc (d’après la correspondance Périsse/Willermoz conservée à la bibliothèque municipale de Lyon), Mémoire de recherche, Université de Lyon, 2012, p. 56. 170 FRANCISCO JAVIER RAMÓN SOLANS Néanmoins, Périsse se montra sceptique, se demandant : « de tout cela que devons-nous croire, nous qui avons vu tant de ces annonces merveilleuses se trouver sans résultats ? »70 . Cette méfiance à l’égard des nouvelles prophétesses se comprenait d’autant plus que l’échec des prédictions de « l’agent inconnu » dans le groupe de Lyon était encore très récent. Toutefois, l’intérêt ne cessa pas dans le cercle d’Avignon, comme le montre la correspondance découverte après les arrestations de Gombault et du mesmériste Marie Daniel Bourrée de Corberon, membre de cette société et passionné d’illuminisme71. On y parlait avec familiarité des évêques Pontard et Miroudot, de Dom Gerle, de Suzette Labrousse ou de la duchesse de Bourbon. En 1791, Gombault écrivit à Bourrée de Corberon pour le renseigner sur ce qui se passait dans la capitale, notamment pour l’informer du succès de « notre bon évêque [Miroudot] », qui a assisté « avec l’évêque [in partibus] de Lydda à la consécration que l’évêque d’Autun a faite de deux nouveaux évêques » et dont on espérait qu’il serait nommé évêque de Paris. Le 16 mars 1792, Gombault lui annonçait le départ de Labrousse et réfléchissait sur la généralisation des événements merveilleux : « Nous sommes dans le temps où de toutes parts doivent s’opérer des merveilles [...]. Vous ne sauriez croire mon bon ami, combien, sans le chercher, j’ai vu de personnes, des sociétés même qui depuis longtemps annoncent comme prochain le nouveau règne avec des circonstances semblables à celles que nous connaissons ; tout ne doit pas partir d’un seul point »72 . Leurs croyances s’accordaient donc parfaitement avec de nombreuses manifestations prophétiques qui prédisaient alors l’avènement du nouveau règne de Dieu. Gombault reçut une lettre de Lyon, datée du 25 décembre 1792, vraisemblablement d’un membre du cercle de Willermoz, annonçant qu’il avait accueilli Labrousse lors de son voyage à Rome et que Joseph Chinard, libéré du Château de Saint-Ange, lui avait communiqué qu’elle y (70) Alice JOLY, Un mystique Lyonnais et les secrets de la Franc-Maçonnerie. Jean-Baptiste Willermoz. 1730-1824, Mâcon, Protat, 1938, p. 280. (71) AN, F7 4613, dr. 3, Bourrée de Corberon, et F7 4728, Gombault. Sur Bourrée de Corberon, voir Antoine FAVRE, « Un familier des sociétés ésotériques au dix-huitième siècle : Bourrée de Corberon », Revue des sciences humaines, 126, 1967, p. 259-287 et Pierre-Yves Beaupaire, L’espace des francs-maçons. Une sociabilité européenne au XVIII e siècle, Rennes, PUR, 2003. (72) AN, F7 4728, Gombault. LE MESMÉRISME À LA RENCONTRE DE LA PROPHÉTIE... 171 était prisonnière73. L’auteur de la missive signalait que sa situation « excite la pitié de nous tous qui l’avons vue à Lyon » et proposait d’intervenir à travers l’action du « Comité diplomatique » et par le biais de Vitet, « l’un de nos députés à la Convention »74 . Il est possible que ces tentatives aient exercé une grande influence sur la campagne menée par la Convention, le ministère des Affaires Étrangères et la commune de Vanxains pour libérer Suzette Labrousse75 . L’intérêt pour le sort de Labrousse exprimée par Gombault, Bourrée de Corberon et le cercle d’Avignon montre par ailleurs que l’appartenance à un groupe illuministe spécifique n’était pas exclusive : ces hommes pouvaient montrer de la sympathie pour d’autres phénomènes prophétiques et les interpréter comme complémentaires, voire comme venant consolider leurs propres croyances. À la même époque, le cercle de la duchesse de Bourbon fut également fréquenté par Magdalene Schweizer, amie intime et correspondante du théologien suisse et père de la physiognomonie Johann Caspar Lavater. Elle s’était installée à Paris en 1786 avec son mari, le banquier suisse Johann Caspar Schweizer. Par l’intermédiaire de Bergasse, Magdalene Schweizer découvrit le somnambulisme magnétique et entra dans le cercle de la duchesse de Bourbon, qu’elle admirait profondément76. Enthousiasmée, elle racontait tout à Lavater qui, de son côté, connaissait déjà le somnambulisme, ayant été en contact avec le marquis de Puységur pour magnétiser sa femme malade. Elle l’informa de l’intérêt que ses théories avaient suscité chez Bergasse et Saint-Martin77 . Ces lettres – c’est ce qui fait pour nous leur valeur – nous montrent que la duchesse de Bourbon continuait à magnétiser dans les premières années de la Révolution et que Bergasse y prenait une part active78 . (73) Sur l’affaire de la captivité et de la libération de Chinard voir Massimo CATTANEO, « Eresia e libertinismo nella Roma di fine Settecento. Il caso Chinard-Rater », Roma moderna e contemporanea, IX, 2001, p. 159-192. (74) AN, F7 4728, Gombault. (75) Recueil des Actes du Comité de Salut Public, t. 2, 31 janvier 1793, p. 29 ; MAE, Correspondance politique, Rome, 916, f. 130 et 186 ; Rome, 926, f. 370 ; AN, F7 4396, Labrousse. Je remercie Virginie Martin de m’avoir informé de l’existence de ces dossiers. (76) David HESS, Joh. Caspar Schweizer. Ein Charakterbild aus dem Zeitalter der französischen Révolution, Berlin, Wilhelm Herz, 1884, p. 83. (77) Lavater admirait Saint-Martin et avait entendu « des choses très positives » sur la duchesse de Bourbon. Sur « La Brousse », il se montra très sceptique. Georg FINSLER, Lavaters Beziehungen zu Paris in den Revolutionsjahren 1789-1795, Zürich, Buchdruckerei Berichthaus, 1898, p. 27, 29-30 et 33-34. Pour les rapports entre le marquis de Puységur et Lavater, voir Amand Marc Jacques CHASTENET DE PUYSÉGUR, Du Magnétisme Animal, considéré dans ses rapports avec diverses branches de la Physique générale, Paris, Chez Desenne, 1807, p. 241-253. (78) Voir aussi AN, F7 4959, Bergasse, et l’article de David Armando dans ce même dossier. 172 FRANCISCO JAVIER RAMÓN SOLANS Tout comme la majorité des membres du cercle de la duchesse de Bourbon, Magdalene Schweizer était fascinée par les prophéties de Labrousse. Le 21 avril 1792, elle annonça à Lavater que celle-ci « est à Rome, où elle est allée à pied en pèlerine convertir le pape, et je la reverrai à son retour ». Et elle ajoutait : « Quelle consolation dans ce Sodome et Gomorrhe d’être lié avec des êtres incorruptibles ». Car, contrairement au reste du groupe, Magdalene Schweizer considérait la Révolution comme le « despotisme de toutes les canailles »79 . Un bref épilogue Après le départ de Labrousse vers Rome, la duchesse de Bourbon passa l’été 1792 dans son château de Petit-Bourg. Son adhésion à la Révolution resta inébranlable malgré les massacres de Septembre et le procès de Louis XVI. C’est à cette époque qu’elle rédigea La Chimère en fait de gouvernement, où elle défendait le projet d’un État chrétien à vocation sociale, placé sous la direction d’un gouvernement méritocratique, qui garantirait la subsistance et l’éducation des citoyens80 . Son attitude fut récompensée par le soutien de la section des Champs Élysées lors de la première tentative pour expulser tous les Bourbons de France, en décembre 1792. Après la défection de Dumouriez et de son aide de camp, le duc de Chartres, neveu de la duchesse de Bourbon, la Convention décréta l’emprisonnement de tous les Bourbons. La duchesse fut arrêtée en avril 1793 et transférée à Marseille, où elle fut incarcérée avec toute la famille d’Orléans au Fort Saint Jean. Certains des membres du cercle de la duchesse continuèrent à fréquenter Petit-Bourg pendant cette première détention. Le 1er août 1793, alors que « la maitresse du logis était encore à Marseille », Saint-Martin décida ainsi d’y revenir parce qu’il savait qu’il y trouverait « une partie de la société »81 . C’est à cette période également que la prophétesse Catherine Théot fit irruption dans la vie du château82 . Dans les interrogatoires qui suivirent l’arrestation des fidèles de Théot, la citoyenne Lauriston reconnut qu’elle était allée une fois à Petit-Bourg avec Catherine Théot. Cette « société » était alors fréquentée par Quévremont de Lamotte, Miroudot et (79) Georg FINSLER, Lavaters Beziehungen..., op. cit., p. 33. (80) Publié dans Correspondance entre Mad.me de B... et M.r R... sur leurs opinions religieuses, t. 1, Barcelone, s.n., 1812, p. 64-67. (81) Louis Claude de SAINT-MARTIN, Mon portrait..., op. cit., p. 219. (82) Sur l’affaire Théot, voir Francisco Javier RAMÓN SOLANS, « Être immortel à Paris : Violence et prophétie durant la Révolution française », Annales HSS, 71, 2016, n° 2, p. 347-378. LE MESMÉRISME À LA RENCONTRE DE LA PROPHÉTIE... 173 Pescheloche. Elle affirma aussi qu’elle ne connaissait que « la plus petite partie [de la société] » et que celle-ci ne partageait pas les croyances de Théot sur le nouvel évangile83 . Tout comme dans le cas de Labrousse, les soutiens à Théot étaient cependant plus nombreux que les oppositions. Quévremont de Lamotte, Dom Gerle et Magdalene Schweizer84 crurent à sa mission et ils participèrent activement aux assemblées réunies autour d’elle. De nouveau, Saint-Martin fut le plus critique à l’égard d’une prophétesse qui l’intéressait « par ses vertus » mais qui ne le convainquit « nullement par sa doctrine sur sa mission, sur le nouvel évangile, sur le règne non commencé, sur la nullité du passé, sur la non-mortalité, etc. »85 . L’affaire Théot fut le chant du cygne de la sociabilité prophétique à Petit-Bourg. Sous la Convention thermidorienne, la duchesse de Bourbon fut remise brièvement en liberté le 15 août 1795. Après un séjour en résidence surveillée à Moulins, elle s’installa de nouveau à Petit-Bourg avec Saint-Martin et Julie de Sérent, sa dame de compagnie, tante du comte de Sérent, membre de la Société de l’Harmonie universelle et député à la Constituante. Après Fructidor, le Directoire fit passer une loi expulsant les Bourbons de France et la duchesse de Bourbon fut exilée à Barcelone. Connue sous le nom de la Solitària de Gràcia (la Solitaire de Gracia), Bathilde d’Orléans resta relativement isolée jusqu’à l’occupation française de Barcelone en 1808. C’est alors qu’elle ouvrit une pharmacie assez fréquentée et entra en relation avec le médecin Francisco Salvá i Campillo, à qui elle envoya ultèrieurement une partie de sa bibliothèque sur le magnétisme animal. Ces livres intégrèrent la bibliothèque de la Real Academia de medicina de Barcelone, contribuant ainsi à la diffusion du magnétisme en Espagne86 . Saint-Cyr, commandant du VIIe Corps de l’Armée en Catalogne informa Napoléon que, malgré l’exécution de son fils et « hors quelques actes et quelques idées d’illuminé », la duchesse « regarde l’Empereur comme son maître » et « toutes les fois qu’il s’agit de la Révolution et des destinées de la France, elle voit avec une piété ferme et courageuse, tout ce qui est arrivé à sa famille, qu’elle ne croyait plus propre à faire le bonheur du Pays »87 . (83) AN, F7 4768, dr. 5. (84) David HESS, Joh. Caspar Schweizer, op. cit., p. 23-24. (85) Louis Claude de SAINT-MARTIN, Mon portrait..., op. cit., p. 220-221. (86) Sur le séjour de la duchesse de Bourbon en Espagne, voir Francisco Javier RAMÓN SOLANS, « De la Corte de Luis XVI a la Barcelona de principios del siglo XIX. La duquesa de Borbón y los orígenes del magnetismo en España », dans Ignacio PEIRÓ et Carmen FRÍAS (dir.), Políticas del pasado y narrativas de la nación. Representaciones de la Historia en la España contemporánea, Zaragoza, Prensas Universitarias de Zaragoza, 2016, p. 13-28. (87) AN, F7 6527, nº 1573, Bourbons. 174 FRANCISCO JAVIER RAMÓN SOLANS La duchesse resta fidèle à ses croyances. En 1812 elle publia à petit tirage deux livres de correspondance et une réflexion sur la religion, destinés à ses amis les plus intimes. Les volumes compilaient les pensées qu’elle avait déjà exprimées dans sa correspondance avec ses proches. Dans ces textes, on peut percevoir sa vision particulière de la religion et de la société, entre théocratie et révolution, piété individuelle et charité, mysticisme et magnétisme88 . Ses Opuscules ou pensées d’une âme de foi sur la religion chrétienne pratiquée en esprit et en vérité (1812) offrent ainsi une occasion unique de saisir sa pensée sur le magnétisme. Commentant la condamnation du magnétisme en 1784, la duchesse reconnaissait qu’il « n’est autre chose que des effets produits par l’imagination », mais, ajoutait-elle, il est par là « semblable à la foi [qui] n’opère pour ainsi dire qu’en faveur de ceux qui y croient ou qui sont disposés à y croire ». C’est justement pour cette raison qu’elle considérait le rapport des commissaires comme insuffisant : « Sans doute la foi a des bases solides pour celui qui croit, comme le Magnétisme en a aussi pour celui qui s’en est convaincu par sa propre expérience. Mais pour obtenir la foi, il faut s’instruire et rechercher tout ce qui peut la faire naitre et l’affermir dans le cœur [...]. J’ai été du nombre de ceux qui ont cru, et en effet j’ai vu et produit des effets aussi surprenants que variés surtout par le somnambulisme dont ne parlent point les commissaires »89 . Après la chute de Napoléon, la duchesse rentra enfin en France. Elle consacra ses dernières années à la méditation, à la dévotion et à la charité. Sa « petite société » n’était plus composée alors que de membres de la noblesse, notamment des familles Chastenay et Puységur, qui lui rendaient quelquefois visite90 . L’analyse du cercle construit autour de la duchesse de Bourbon ouvre une fenêtre sur l’évolution de l’illuminisme, du magnétisme et du prophétisme à la fin du XVIIIe siècle. Loin de constituer des doctrines fixes et autonomes, les discours philosophiques, scientifiques et religieux qui s’y rattachent s’avèrent avoir été en constante interaction, tant entre eux qu’avec les événements. Leur étude révèle les références croisées, les (88) Correspondance entre Mad.me de B... et M.r R... sur leurs opinions religieuses. Deux tomes, Barcelone, 1812 et Opuscules ou pensées..., op. cit. Les trois volumes sont mis à l’Index par l’Inquisition espagnole en mai 1819. (89) Ibid., p. 178-180. (90) AN, 46AP 3, Papiers Théodore Ducos, dr. 2, Lettres de la duchesse de Bourbon à la comtesse de Chastenay, 1815-1819, lettre du 6 juillet 1816. LE MESMÉRISME À LA RENCONTRE DE LA PROPHÉTIE... 175 mobilités entre les différents cercles, les solidarités qui les unissent, et même le respect qu’ils manifestent les uns pour les autres, bref l’épaisseur des réseaux nationaux et internationaux. Tous ces groupes partageaient la recherche d’une clé qui leur permettrait de déchiffrer leur présent et, surtout, leur futur. La Révolution française dynamisa cette recherche et stimula l’hybridation entre les différentes doctrines et expériences. C’est ainsi que le cercle de la duchesse de Bourbon, fréquenté par des illuminés et des somnambules, s’ouvrit dans la période révolutionnaire au clergé constitutionnel et surtout aux prophéties de Suzette Labrousse, de Jacqueline-Aimée Brohon et de Catherine Théot. De la même manière, la prophétie accueillit le magnétisme animal. Dès le début de la Révolution, Labrousse commença ainsi à le pratiquer et elle continua à le faire jusqu’à la fin de ses jours. L’étude de ce dossier met finalement en évidence les nombreuses ramifications politiques, sociales et religieuses du magnétisme animal. Certaines manifestations du somnambulisme magnétique ainsi que la théorie des pressentiments avaient une dimension religieuse évidente. Pour la duchesse de Bourbon, le magnétisme animal et, tout particulièrement, le somnambulisme devinrent un article de foi qu’elle combina avec des éléments issus du christianisme et de l’illuminisme. Reste la question classique : s’agit-il là de vraies manifestations religieuses ? La réponse semble être affirmative, au moins pour les acteurs qu’on vient d’étudier. Francisco JAVIER RAMÓN SOLANS Exzellenzcluster « Religion und Politik », WWU Münster javierramonsolans@gmail.com