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Laval théologique et philosophique
Boèce, Porphyre et les variétés de l’abstractionnisme
John Marenbon
Article abstract
Intuition et abstraction dans les théories de la
connaissance anciennes et médiévales (II)
Volume 68, Number 1, February 2012
According to Alain de Libera, Boethius replies to Porphyry’s
famous three questions about universals by using a theory of
abstraction. Universals can exist only in thought, although
they derive, through abstraction, from what is common in
things. I contrast this “neutral abstractionism” with a “realist
abstractionism” — the view that it is only by conceiving
universals that humans are able properly to grasp the form or
likeness according to which particulars belong to a given
species or genus. I try to show that, in his second commentary
on the Isagoge, Boethius is uncertain which sort of
abstractionism to prefer, but in the Consolation he opts for
realist abstractionism.
URI: id.erudit.org/iderudit/1010214ar
DOI: 10.7202/1010214ar
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Faculté de philosophie, Université Laval et Faculté de
théologie et de sciences religieuses, Université Laval
ISSN 0023-9054 (print)
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Marenbon, J. (2012). Boèce, Porphyre et les variétés de
l’abstractionnisme. Laval théologique et philosophique, 68(1),
9–20. doi:10.7202/1010214ar
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Laval théologique et philosophique, 68, 1 (février 2012) : 9-20
BOÈCE, PORPHYRE ET LES VARIÉTÉS
DE L’ABSTRACTIONNISME
John Marenbon
Trinity College and Faculty of Philosophy
University of Cambridge, U.K.
RÉSUMÉ : Selon Alain de Libera, Boèce donne au célèbre questionnaire de Porphyre sur les universaux une réponse abstractionniste : ce n’est que dans la pensée que peuvent exister les
universaux, quoiqu’ils dérivent, par le processus d’abstraction, de ce qui est commun dans les
choses. Je mets en contraste cet « abstractionnisme neutre » et un « abstractionnisme réaliste » selon lequel ce n’est qu’en concevant les universaux que la pensée humaine saisit proprement la forme — ou similitude — par laquelle les particuliers appartiennent à telle espèce
ou à tel genre. J’essaie de démontrer que, dans son second commentaire sur l’Isagoge, Boèce
hésite entre les deux sortes d’abstractionnisme, tandis que, dans la Consolation, il opte pour
l’abstractionnisme réaliste.
ABSTRACT : According to Alain de Libera, Boethius replies to Porphyry’s famous three questions
about universals by using a theory of abstraction. Universals can exist only in thought, although they derive, through abstraction, from what is common in things. I contrast this “neutral
abstractionism” with a “realist abstractionism” — the view that it is only by conceiving universals that humans are able properly to grasp the form or likeness according to which particulars belong to a given species or genus. I try to show that, in his second commentary on the
Isagoge, Boethius is uncertain which sort of abstractionism to prefer, but in the Consolation he
opts for realist abstractionism.
______________________
E´
crivain latin, Boèce a dû attendre longtemps avant d’être reconnu comme un
commentateur logique plus innovateur que ses contemporains hellénophones,
tels qu’Ammonius. L’hypothèse de James Shiel, selon laquelle Boèce n’a que traduit
littéralement et sans intelligence les gloses dans sa copie du texte grec, a gagné le
suffrage d’un nombre étonnant de savants, en particulier ceux qui ont reçu une formation en philosophie grecque1. Henry Chadwick et, plus récemment, Sten Ebbesen
1. J. SHIEL, « Boethius’ Commentaries on Aristotle », dans R. SORABJI, éd., Aristotle Transformed. The Ancient Commentators and Their Influence, Londres, Duckworth, 1990, p. 349-372, une version révisée d’un
article du même titre publié dans Medieval and Renaissance Studies, 4 (1958), p. 217-244. Pour le suffrage
(immérité) des spécialistes, voir par exemple F. ZIMMERMANN, Al-Farabi’s Commentary and Short Treatise on Aristotle’s « De Interpretatione », Oxford, The British Academy et Oxford University Press, 1981,
p. LXXXVIII : « Shiel’s thesis is so well documented as to leave little doubt in the probability of its correctness » ; A.C. LLOYD, The Anatomy of Neoplatonism, Oxford, Oxford University Press, 1990, p. 2 : « Comparisons at a linguistic level point to Boethius’ other [que les gloses aux Premiers analytiques] commentaries being based entirely on Greek scholia, which he translated and wove into a more literary and
continuous form but with no additions of his own ».
9
JOHN MARENBON
ont présenté des arguments très puissants pour rejeter la conception de Boèce comme
imitateur servile2. On peut également observer que, même dans son premier ouvrage
de commentaire logique — la première édition, en forme de dialogue, du commentaire sur l’Isagoge — Boèce se réfère à Macrobe, un auteur latin qui n’aurait évidemment pas été cité dans une scholie grecque3.
Ce qui est peut-être plus important, on peut faire un pas de plus et proposer qu’il
y a eu un projet bien défini et innovateur autour duquel s’organisait tout le travail de
Boèce comme traducteur, commentateur et présentateur de la logique. L’innovation
de Boèce se doublait cependant d’un geste réactionnaire. Il tournait (en toute probabilité bien consciemment) le dos aux courants de pensée des deux grandes écoles
néoplatoniciennes — celles d’Athènes et d’Alexandrie, qui, depuis plus d’un siècle à
son époque, avaient tendance à platoniser la logique aristotélicienne — pour reprendre l’approche porphyrienne. Quoiqu’il fût l’élève de Plotin et son sectateur en matière de métaphysique, Porphyre voulait enseigner la logique de façon péripatéticienne en prolongeant la tradition d’Alexandre d’Aphrodise et d’Aristote lui-même4.
Boèce semble avoir utilisé les commentaires de Porphyre comme source principale de
ses exégèses et, dans ses monographies logiques, avoir aussi suivi Porphyre, ainsi que
des auteurs aristotéliciens — Eudème, Théophraste et Thémistius5. Il n’avait rien à
faire avec les détours platoniciens des commentaires logiques de ses contemporains
grecs, tels que l’introduction d’une sémantique cratylienne dans l’exégèse du Peri
hermeneias ou la lecture pythagoricienne des Catégories6.
2. H. CHADWICK, Boethius. The Consolations of Logic, Theology and Philosophy, Oxford, Oxford University
Press, 1981, p. 129-131 ; S. EBBESEN, « Boethius as an Aristotelian Commentator », dans SORABJI, Aristotle Transformed, p. 373-391 (= « Boethius as an Aristotelian Scholar », dans J. WIESNER, éd., Aristoteles :
Werk und Wirkung. Paul Moraux gewidmet, II, Berlin, De Gruyter, 1987), surtout p. 375-377. Voir aussi la
discussion nuancée d’Alain DE LIBERA, L’art des généralités. Théories de l’abstraction, Paris, Aubier
(coll. « Philosophie »), 1999, p. 164-168.
3. S. BRANDT, éd., In Isagogen Porphyrii commenta, Vienne, Tempsky ; Leipzig, Freytag (coll. « Corpus
scriptorum ecclesiasticorum latinorum », 38), 1906 = B, p. 31, l. 16-p. 32, l. 2 : « Quae est haec incorporalitas aut quos terminos dicis ? Non enim intellego. — Et ego : Longus, inquam, tractatus est et nihil nobis
ad hanc rem quam quaerimus profuturus. Sed dicam breuiter terminos me dixisse extremitates earum quae
in geometria sunt figurarum, de incorporalitate uero quae circa terminos constat, si Macrobii Theodosii
doctissimi uiri primum librum quem de Somnio Scipionis composuit in manibus sumpseris, plenius
uberiusque cognosces ». SHIEL pourrait répondre qu’il ne prétend pas que les commentaires de Boèce sont
intégralement des traductions — ainsi écrit-il (« Boethius’ Commentaries on Aristotle », p. 370, n. 83) :
« Boethius’ work contains his own prolix expansions and connections and re-arrangements (or those of his
early editor), Latin names substituted for Greek, personal prefatory remarks, an attempt at dialogue style,
recourse to Latin writers, especially Cicero. To interpret me as thinking that ‘every line and every word of
Boethius’ commentaries was a translation of Greek notes’ (De Vogel) is, I fear, più romano che il papa ».
La citation du commentaire macrobien au Songe de Scipion devrait l’obliger, cependant, à admettre que
Boèce était bien capable de penser indépendamment en ce qui concerne les thèmes importants des commentaires ; et, s’il a pu penser pour lui-même une fois, pourquoi pas plus souvent ?
4. Voir S. EBBESEN, Commentators and Commentaries on Aristotle’s Sophistici Elenchi I, Leiden, Brill (coll.
« Corpus Latinum commentariorum in Aristotelem graecorum », 7, 1), 1981, p. 133-170 (= « Porphyry’s
Legacy to Logic : A Reconstruction », dans SORABJI, Aristotle Transformed, p. 141-171) ; LLOYD, The
Anatomy of Neoplatonism, p. 36-70.
5. Voir J. MARENBON, Boethius, New York, Oxford University Press, 2003, p. 21-22, 32-33, 65.
6. Ibid., p. 33 et 22-23. On a suggéré, cependant, que Boèce lui-même a écrit un deuxième commentaire aux
Catégories (P. HADOT, « Un fragment du commentaire perdu de Boèce sur les Catégories dans le Codex
Bernensis 363 », Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge, 26 (1959), p. 11-27 ;
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BOÈCE, PORPHYRE ET LES VARIÉTÉS DE L’ABSTRACTIONNISME
Grâce aux recherches d’Alain de Libera, on peut remarquer dans l’interprétation
proposée par Boèce du passage le plus célèbre de l’Isagoge un exemple assez
frappant de sa méthode porphyrienne. Tandis que les exégètes grecs de son temps
lisaient le questionnaire de Porphyre sur les universaux7 à travers la grille de la théorie néoplatonicienne des trois états de l’universel, Boèce revient aux textes d’Alexandre d’Aphrodise qui étaient probablement eux-mêmes les sources de Porphyre 8 .
Comme de Libera l’exprime : « […] contrairement à ses contemporains orientaux,
Boèce est le seul qui s’efforce véritablement de lire Porphyre à la lumière d’Alexandre et de traiter l’Isagoge comme l’aboutissement d’un domaine de problèmes défriché par le philosophe d’Aphrodise9 ». Dans les paragraphes qui suivent, je me focalise sur un aspect particulier de l’interprétation d’Alain de Libera — interprétation
que, globalement, j’accepte et que je considère d’emblée comme mettant en lumière
les lignes majeures de l’approche boécienne. Adoptant le terme d’Ian Mueller, de Libera caractérise le début de la réponse de Boèce au problème des universaux comme
« abstractionniste », mais il explique que Boèce ajoute ensuite à cette solution des
éléments qui ne sont peut-être pas très cohérents avec elle10. Toutefois, à la fin de sa
vie, quand il écrivait sa Consolation de la Philosophie, Boèce a réussi, selon de Libera, à proposer, d’une façon claire et cohérente, une version améliorée de cette réponse. J’entrerai ci-dessous dans le détail de cette interprétation. Pour l’instant, je
voudrais faire pressentir la nature de mon différend avec de Libera.
Selon de Libera, la réponse boécienne est une réponse abstractionniste. Mueller
inventa le terme « abstractionnisme » pour caractériser une théorie du statut des
objets mathématiques — soutenue par Porphyre, Ammonius et Jean Philopon — qu’il
fait remonter à Alexandre d’Aphrodise. Pour un abstractionniste, les objets mathématiques — par exemple, une ligne — ne peuvent pas exister séparément de la
matière. C’est le mathématicien qui, dans son esprit, les sépare de la matière ; en ce
sens on peut caractériser les objets mathématiques comme séparables de la matière11.
Au cœur de l’abstractionnisme se trouve donc ce que de Libera dénomme le théorème
d’Aristote : « L’abstraction est une opération mentale qui consiste à concevoir comme
séparées de la matière des choses qui pourtant ne sont pas séparées de la matière12 ».
De Libera croit qu’Alexandre a aussi appliqué cette théorie au statut des universaux,
M. ASZTALOS, « Boethius as a Transmitter of Greek Logic to the Latin West : the Categories », Harvard
Studies in Classical Philology, 95 (1992), p. 367-407, surtout p. 379-381. Voir MARENBON, Boethius, n. 23
au chapitre 2 (p. 187) — je n’ai jamais préparé pour publication l’article que j’ai promis dans cette note
(une version augmentée d’une conférence donnée au colloque en hommage à Richard Sorabji).
7. § 2 : Porphyre. Isagoge, éd. et trad. A. DE LIBERA, A.-P. SEGONDS, Paris, Vrin, 1998, p. 1-2.
8. DE LIBERA, L’art des généralités, p. 174-202. Bien sûr, c’est Boèce lui-même qui indique la provenance
de sa solution : voir le paragraphe dernier de cet article.
9. Ibid., p. 202.
10. Pour l’analyse proposée par de Libera, voir ci-dessous, p. 15-18. Ian MUELLER (« Aristotle’s Doctrine of
Abstraction in the Commentators », dans SORABJI, Aristotle Transformed, p. 463-480) se concentre principalement sur le statut des objets de la mathématique. Dans son article « Alexander of Aphrodisias’ Views on
Universals », Phronesis, 29 (1984), p. 279-303, M.M. TWEEDALE présente la position d’Alexandre comme
un peu plus proche de l’abstractionnisme « réaliste » que ne le fait l’analyse proposée par de Libera.
11. Voir MUELLER, « Aristotle’s Doctrine of Abstraction in the Commentators », p. 465-467.
12. DE LIBERA, L’art des généralités, p. 41.
11
JOHN MARENBON
pour arriver à une théorie abstractionniste des universaux. Selon ce qu’il appelle le
théorème d’Alexandre, « l’universel [qui est] dans tous [les particuliers] n’existe pas
de la même manière qu’il est conçu13 » ; en effet, comme la suite de son exposé le
rend manifeste, ce n’est que dans la pensée que peuvent exister les universaux, quoiqu’ils dérivent, par le processus d’abstraction, de ce qui est commun dans les choses.
On pourrait appeler cette théorie « abstractionnisme constructiviste », puisqu’elle
soutient que c’est effectivement la pensée humaine qui construit les universaux, qui
n’existent pas à proprement parler sauf dans l’esprit. Je préfère, cependant, nommer
cette théorie « abstractionnisme neutre », parce qu’elle explique comment les pensées
des universaux ne sont pas fausses, mais elle s’arrête là. On peut la mettre en contraste avec une théorie différente, que je dénomme « abstractionnisme réaliste », soutenant que ce n’est qu’en concevant les universaux que la pensée humaine saisit
proprement la forme — ou similitude — par laquelle les particuliers appartiennent à
telle espèce ou à tel genre. Les universaux possèdent ainsi une sorte de réalité, ambivalente et instable comme cette théorie elle-même. Malgré ses défauts du point de
vue de la logique, la théorie de l’abstractionnisme réaliste peut, selon moi, nous aider
à mieux comprendre la pensée de Boèce. J’essayerai de démontrer que, dans le commentaire de l’Isagoge, Boèce hésite entre les deux sortes d’abstractionnisme, tandis
que dans la Consolation, il opte pour l’abstractionnisme réaliste et, pour expliciter et
rendre stable cette sorte d’abstractionnisme, il recourt à un dispositif typiquement
néoplatonicien.
Pour commencer, essayons de localiser précisément le texte qui nous concerne.
Porphyre esquisse trois questions au sujet des universaux dont il évitera « de parler,
parce qu’elles représentent une recherche très profonde » : si les universaux existent,
ou s’ils ne consistent que dans de purs concepts ; s’ils sont des corps ou des incorporels ; et s’ils sont séparés ou dans les sensibles et en rapport avec eux14. Boèce,
comme les autres commentateurs, ne s’abstient pas de donner sa réponse. Il décide de
présenter d’abord un argument métaphysique contre les universaux (AMCU) ; ensuite, il répond à cet argument et finit par répondre aux trois questions de Porphyre,
en se basant sur ce qu’il a établi. Quoique ce soit la réponse à AMCU qui nous intéresse, il faut comprendre AMCU lui-même, afin de pouvoir saisir la portée de la réplique boécienne. On peut représenter AMCU comme suit15 :
13. Ibid., p. 119.
14. § 2 ; éd. citée, p. 1. J’utilise la traduction d’A. de Libera et A.-P. Segonds, en l’abrégeant.
15. B, p. 161, l. 14-p. 164, l. 2 (§ 64-73 selon la division en paragraphes du texte et de la traduction de ce commentaire boécien fournis ci-dessous dans l’article « Alexandre d’Aphrodise et l’abstraction selon l’exposé
sur les universaux chez Boèce dans son Second commentaire sur l’“Isagoge” de Porphyre » ; j’indique entre crochets droits les numéros des propositions auxquelles correspondent les phrases dans le texte boécien) : « [1] Genera et species aut sunt atque subsistunt aut intellectu et sola cogitatione formantur. [6] Sed
genera et species esse non possunt. Hoc autem ex his intellegitur. [2] Omne enim quod commune est uno
tempore pluribus, id unum esse non poterit. [4] Multorum enim est quod commune est, praesertim cum una
eademque res in multis uno tempore tota sit. […] [3] neque […] fieri potest ut cum in pluribus totum uno
sit tempore in semet ipso sit unum numero. [5] Quod si ita est, unum quiddam genus esse non poterit. [6]
Quo fit ut omnino nihil sit […] Et de specie idem conuenit dici […] [7] Quodsi tantum intellectibus genera
et species ceteraque capiuntur, [8] cum omnis intellectus aut ex re fiat subiecta ut sese res habet aut ut sese
res non habet […] [9] si generis et speciei ceterorumque intellectus ex re subiecta ueniat ita ut sese res ipsa
12
BOÈCE, PORPHYRE ET LES VARIÉTÉS DE L’ABSTRACTIONNISME
1.
Soit les genres et les espèces existent vraiment, soit ils n’existent qu’en pensée et ne
sont formés que par l’intellect. [Prémisse]
2. Tout ce qui existe vraiment est numériquement un. [Prémisse]
3. Rien qui est simultanément commun à plusieurs choses ne peut être numériquement
un. [Prémisse]
4. Les genres et les espèces sont simultanément communs à plusieurs choses. [Prémisse]
5. Les genres et les espèces ne sont pas numériquement uns. [3, 4]
6. Les genres et les espèces n’existent vraiment pas. [2, 5]
7. Les genres et les espèces n’existent qu’en pensée et ne sont formés que par l’intellect.
[1, 6 ; syllogisme disjonctif]
8. Toute pensée est telle que, soit il y a quelque chose qui est le sujet de la pensée, soit il
n’y a pas quelque chose qui est le sujet de la pensée. [Prémisse]
9. Les pensées dans lesquelles existent les genres et les espèces ne sont pas de celles qui
ont quelque chose qui est leur sujet. [6]
10. Les pensées dans lesquelles existent les genres et les espèces sont de celles qui n’ont
pas quelque chose qui est le sujet de la pensée. [8, 9 ; syllogisme disjonctif]
11. Les pensées dans lesquelles existent les genres et les espèces sont vides et fausses.
[10]
12. Il est sans valeur de discuter des genres ou des espèces (ou des autres prédicables
examinés dans l’Isagoge). [6, 11]
Boèce continue, en disant qu’il va proposer un argument « en accord avec Alexandre » pour résoudre le problème (quam nos Alexandro consentientes hac ratiocinatione soluemus). Dans la première phrase, il soutient que :
13. Il n’est pas nécessaire […] que toute pensée qui dérive d’un sujet, mais qui n’est pas
disposée comme le sujet, soit jugée fausse et vide (Non enim necesse esse dicimus
omnem intellectum qui ex subiecto quidem fit, non tamen ut sese ipsum subiectum
habet, falsum et uacuum uideri).
Boèce paraît donc avoir accepté AMCU jusqu’à (10). Il désire seulement rejeter
l’établissement de (11) par (10). Il pourra donc répliquer à (12) qu’il vaut bien la
peine de discuter des genres et des espèces : certes, ils ne sont pas des choses ((6) dit
vrai), mais ils sont des pensées instructives (et non pas des pensées vides ou fausses).
En bref, il semble se préparer à donner la réponse abstractionniste neutre. Mais, nous
le verrons, il ne suivra pas ce chemin sans déviation.
La réponse comprend trois éléments : (A) = B, p. 164, l. 7-p. 166, l. 8 (§ 76-84) ;
(B) = B, p. 166, l. 8-23 (§ 85-88) ; (C) = B, p. 166, l. 23-p. 167, l. 7 (§ 88). Dans la
première partie (A), Boèce présente une théorie de l’abstraction. On trouve, dit-il,
l’opinion fausse plutôt que l’intelligence quand on conjoint dans l’intellect des choses
— par exemple, un homme et un cheval — qui ne peuvent pas être conjointes par
nature. En revanche, si la pensée d’une chose dérive de l’abstraction, il se peut
qu’elle ne soit pas comme la chose (non quidem ita res sese habet ut intellectus est)
habet quae intellegitur, iam non tantum in intellectu posita sunt sed in rerum etiam ueritate consistunt […]
[10] Quodsi ex re quidem generis ceterorumque sumitur intellectus neque ita ut sese res habet quae intellectui subiecta est, [11] uanum necesse est esse intellectum qui ex re quidem sumitur, non tamen ita ut sese
res habet ; id est enim falsum quod aliter atque res est intellegitur. [12] Sic igitur quoniam genus ac species
nec sunt nec cum intelleguntur uerus eorum est intellectus, non est ambiguum quin omnis haec sit deponenda de his quinque propositis disputandi cura, quandoquidem neque de ea re quae sit neque de ea de qua
uerum aliquid intellegi proferriue possit, inquiritur. »
13
JOHN MARENBON
sans être pour autant fausse16. Il donne « l’exemple bien connu » de la ligne, qui est
dans un corps, existe grâce à un corps (id quod est corpori debet, hoc est esse suum
per corpus retinet) et ne peut pas subsister en séparation d’un corps. Tout de même,
l’âme a la capacité de contempler la nature incorporelle de la ligne par elle-même,
sans le corps auquel elle est conjointe17. « Personne ne dit », observe Boèce, « que
nous considérons la ligne d’une façon fausse, parce que nous la comprenons dans
notre esprit comme si elle était à part des corps, tandis qu’elle ne peut pas exister à
part des corps ».
Dans la deuxième partie (B), Boèce fait entrer dans sa discussion à la fois les
genres et les espèces, ainsi qu’une autre sorte d’abstraction, l’abstraction inductive :
Pour cette raison, quand les genres et les espèces sont conçus, on rassemble leur similitude à partir des singuliers dans lesquels ils sont — par exemple, la similitude de l’humanité à partir des hommes singuliers qui diffèrent les uns des autres. Quand cette similitude
est conçue par l’âme et examinée véritablement, elle devient l’espèce ; et de la même manière, quand on contemple la similitude des espèces diverses, qui ne peut pas se trouver
sauf dans les espèces elles-mêmes ou dans leurs membres individuels, elle produit le
genre18.
Boèce continue en décrivant les genres et les espèces comme des cogitationes (« concepts ») (Nihilque aliud species esse putanda est nisi cogitatio collecta ex indiuiduorum dissimilium numero substantiali similitudine, genus uero cogitatio collecta
ex specierum similitudine), et en suggérant que la similitude, dont il vient de faire
mention,
devient sensible quand elle existe dans les singuliers, et intelligible dans les universaux, et
de la même façon elle reste dans les singuliers quand elle est sensible ; elle devient universelle quand elle est intelligée19.
Pour terminer sa discussion, Boèce introduit (C), l’idée que l’universalité et la singularité sont dans un seul sujet, à l’instar d’une ligne qui est à la fois concave et convexe : ce sujet est « universel d’une façon quand il est conçu, et singulier d’une autre
façon dans ces choses dans lesquelles il existe20 ».
16. B, p. 164, l. 12-16 (§ 77) : « Quodsi hoc per diuisionem et per abstractionem fiat, non quidem ita res sese
habet ut intellectus est, intellectus tamen ille minime falsus est. Sunt enim plura quae in aliis esse suum
habent ex quibus aut omnino separari non possunt aut, si separata fuerint, nulla ratione subsistunt. »
17. B, p. 165, l. 3-7 (§ 79) : « […] at uero animus, cui potestas est et disiuncta componere et composita resoluere, quae a sensibus confusa et corporibus coniuncta traduntur ita distinguit ut incorpoream naturam per
se ac sine corporibus in quibus est concreta speculetur et uideat. »
18. B, p. 166, l. 8-14 (§ 85) : « Quocirca cum genera et species cogitantur, tunc ex singulis in quibus sunt
eorum similitudo colligitur — ut ex singulis hominibus inter se dissimilibus humanitatis similitudo, quae
similitudo cogitata animo ueraciterque perspecta fit species ; quarum specierum rursus diuersarum similitudo considerata, quae nisi in ipsis speciebus aut in earum indiuiduis esse non potest, efficit genus. »
19. B, p. 166, l. 18-23 (§ 87-88) : « Sed haec similitudo cum in singularibus est fit sensibilis ; cum in uniuersalibus fit intellegibilis — eodemque modo cum sensibilis est in singularibus permanet ; cum intellegitur fit
uniuersalis. Subsistunt ergo circa sensibilia, intelleguntur autem praeter corpora. »
20. B, p. 166, l. 23-p. 167, l. 7 (§ 88) : « Neque enim interclusum est ut duae res eodem in subiecto sint ratione
diuersae, ut linea curua atque caua, quae res cum diuersis definitionibus terminentur diuersusque earum intellectus sit, semper tamen in eodem subiecto reperiuntur ; eadem enim linea caua, eadem curua est. Ita
quoque generibus et speciebus, id est singularitati et uniuersalitati, unum quidem subiectum est ; sed alio
modo uniuersale est cum cogitatur, alio singulare cum sentitur in rebus his in quibus esse suum habet. »
14
BOÈCE, PORPHYRE ET LES VARIÉTÉS DE L’ABSTRACTIONNISME
Selon de Libera, dans la partie (A) Boèce propose à l’AMCU une réponse
abstractionniste qui utilise l’exemple de l’abstraction mathématique pour expliquer
comment « tous les concepts dérivés des choses non conçues telles qu’elles sont
disposées ne sont pas nécessairement vides et faux » (= (13) ; de Libera nomme cette
position le théorème de Boèce), une réponse qui se fonde sur l’abstractionnisme
d’Alexandre d’Aphrodise. Boèce, ajoute de Libera, « pourrait, en un sens, s’arrêter
là21 », et, de fait, cet interprète juge assez sévèrement les deux autres parties de la
réponse. Selon lui, Boèce présente une théorie qui « au mieux […] peut être présentée
comme une théorie affirmant que la saisie de l’universel n’est pas celle d’une propriété commune répétée en diverses choses, mais l’acte de rassembler plusieurs
choses, de les classer ensemble, du fait que leurs natures sont essentiellement “la
même”22 ». Cette théorie, suggère de Libera, et la façon dont Boèce la présente sont
assez mauvaises ; en fin de compte, l’évaluation de l’éminent historien français de la
philosophie n’est guère plus favorable que celle du philosophe canadien Martin
Tweedale, pour qui le mérite principal de la solution boécienne (« a confused, vague
and disorderly piece of philosophical writing ») se trouve dans le fait qu’elle propose
une terminologie suffisamment vague pour être utilisable par n’importe quelle théorie23.
Je suggère, au contraire, que Boèce réalise dans la présentation de sa réponse une
stratégie assez bien définie, mais ambiguë : il tente de suivre en même temps deux
chemins, qui ne conduisent pas à la même destination.
Il faut d’abord remarquer que la structure de la première partie (A) de la réponse
est étrange. On découvre une tripartition inégale. Dans la première section (A-i : B,
p. 164, l. 7-p. 165, l. 8 [§ 76-79]), Boèce explique l’idée de l’abstraction mathématique ; dans la troisième section (A-iii : B, p. 165, l. 16-p. 166, l. 8 [§ 83-84]), il
reprend son explication. Dans ces deux sections, l’exposé ne concerne nullement la
question de l’universalité, mais plutôt celle pour laquelle les commentateurs (et,
également, Ian Mueller) ont développé la thèse de l’abstractionnisme : la question de
l’incorporalité. Certes, on pourrait dire qu’il existe un parallèle entre la thématique de
l’incorporalité de la ligne conçue par abstraction mathématique et celle de l’universalité d’un certain particulier — Socrate, par exemple — conçue de la même façon.
De ce parallélisme, cependant, Boèce ne souffle pas mot. Le but des (A-i et A-iii) est
21. DE LIBERA, L’art des généralités, p. 225.
22. Ibid., p. 243. Voir aussi ibid., p. 267-280 pour des observations supplémentaires, qui nuancent mais ne
changent pas trop l’interprétation proposée par DE LIBERA aux p. 221-249.
23. M.M. TWEEDALE, Abailard on Universals, Amsterdam, New York, Oxford, North-Holland, 1976, p. 63 :
« But Boethius’ text is far from worthless. It sets forth terminology that was sufficiently vague to allow for
use by almost any conceivable theory, but yet sufficiently meaningful to facilitate communication and argument. Furthermore, it related the rather battered remains of some ancient ideas on the topic […] ».
DE LIBERA (L’art des généralités, p. 280) est presque du même avis : « Ces flottements expliquent l’extrême diversité, pour ne pas dire la discordance, du legs de Boèce à la pensée médiévale, puisque, au fond,
toutes les théories en présence au XIIe siècle — qu’elles soient jugées par nous réalistes, nominalistes ou
conceptualistes — peuvent légitimement se réclamer de lui, une fois sélectionné tel ou tel passage “autoritaire” ». Pour une interprétation beaucoup plus flatteuse du raisonnement de Boèce, voir P. KING, Peter
Abailard and the Problem of Universals, Princeton PhD, 1982, University Microfilms, p. 31-53.
15
JOHN MARENBON
pourtant clair : il s’agit de démontrer (13), le principe qui nous autorise à rejeter (11),
la conclusion de AMCU. (13) est la négation de
14. Nécessairement, toute pensée qui dérive d’un sujet, mais qui n’est pas disposée
comme ce sujet, est jugée fausse et vide.
Il suffit donc de trouver un exemple (même un exemple seulement possible) où une
pensée qui n’est pas disposée comme son sujet n’est ni fausse ni vide, pour pouvoir
nier (14) et affirmer (13). Or, quand nous concevons une ligne comme incorporelle,
bien qu’elle ne puisse pas exister sauf dans un corps, notre pensée n’est pas disposée
comme son sujet, mais notre pensée n’est jugée ni fausse ni vide24.
Il est vrai que, dans la petite section intermédiaire (A-ii : B, p. 165, l. 9-16 [§ 8082]), Boèce s’occupe des genres et des espèces. Il ne discute cependant pas du problème soulevé par AMCU — c’est-à-dire que les genres et les espèces, étant des universaux, ne possèdent pas l’unité nécessaire pour exister comme des choses et, s’ils
n’existent pas, ne peuvent être conçus que de façon vaine et fausse. Plutôt, Boèce se
concentre sur la question (suggérée par le questionnaire porphyrien) de l’incorporalité des universaux. Il utilise carrément l’idée de l’abstraction mathématique pour
expliquer comment on arrive au concept universel incorporel d’une chose corporelle,
en écartant d’elle ce qui est corporel. Toutefois, la manière dont Boèce s’exprime
suggère un aspect de sa position qui ne s’accorde pas avec l’abstractionnisme neutre
de la tradition alexandrinienne que la présentation dans A-i semble soutenir. Il dit que
« si [l’âme] considère les genres et les espèces des choses corporelles, elle enlève des
corps la nature des incorporels et la contemple seule et pure, comme en soi est la
forme elle-même25 ».
Quoique le contexte ne soit pas celui de l’universalité des genres et des espèces,
mais de leur incorporalité, la perspective s’affiche clairement comme celle de
l’abstractionnisme réaliste. Boèce suggère ici que le processus d’abstraction révèle la
vraie nature de la chose contemplée — mais, il faut le souligner, Boèce n’indique
nullement comment un tel processus est possible. Quelques expressions dans A-iii
indiquent une pareille perspective. La pensée qui abstrait ce qu’elle contemple des
choses dans lesquelles cela existe « non seulement n’est pas fausse, mais elle seule
peut découvrir ce qui est vrai dans son caractère propre26 ». Si l’on peut dire que la
réponse abstractionniste neutre, telle que Mueller et de Libera la comprennent, veut
établir qu’une pensée concevant les choses (qui ne peuvent exister sauf en tant que
particuliers) comme universelles n’est pas fausse, Boèce semble ébaucher ici une
24. Boèce énonce cette solution très clairement dans la reprise (A-iii), B, p. 165, l. 16-20 (§ 83) : « Nemo ergo
dicat falso nos lineam cogitare, quoniam ita eam mente capimus quasi praeter corpora sit, cum praeter corpora esse non possit. Non enim omnis qui ex subiectis rebus capitur intellectus aliter quam sese ipsae res
habent, falsus esse putandus est […] ».
25. B, p. 165, l. 12-14 (§ 82) : « Si uero corporalium rerum genera speciesque perspexerit, aufert, ut solet, a
corporibus incorporeorum naturam et solam puramque ut in se ipsa forma est contuetur. »
26. B, p. 166, l. 2-5 (§ 83) : « […] qui uero id in diuisionibus et abstractionibus assumptionibusque ab his rebus in quibus sunt efficit, non modo falsus non est, uerum etiam solus id quod in proprietate uerum est
inuenire potest. »
16
BOÈCE, PORPHYRE ET LES VARIÉTÉS DE L’ABSTRACTIONNISME
réponse qui soutient qu’une telle pensée « non seulement n’est pas fausse », mais est
la seule qui soit vraie.
La section (A) indique donc deux chemins différents que Boèce peut choisir dans
sa réponse. Il a assez facilement réfuté AMCU et s’est ainsi mis en position pour
donner une réponse abstractionniste neutre au problème des universaux. Pourtant, il a
aussi suggéré une perspective différente, celle de l’abstractionnisme réaliste. En fait,
Boèce ne choisit pas. Il suit les deux chemins : celui de l’abstractionnisme réaliste, à
la fin de (B) et dans (C) ; celui de l’abstractionnisme neutre dans la majeure partie
de (B) et dans sa réponse apparemment définitive au questionnaire de Porphyre.
Dans (B) Boèce s’attaque directement à ce problème du statut des genres et des
espèces. Comme la citation ci-dessus (avec la note 18) le démontre, en général Boèce
semble présenter une théorie qui, tout en utilisant le modèle de l’abstraction inductive
plutôt que celui de l’abstraction mathématique, s’identifie approximativement à
l’abstractionnisme neutre — avec la thèse selon laquelle chacun des singuliers d’une
seule espèce possède une nature ou, comme Boèce l’appelle ici, une « similitude »
qui ressemble exactement à la nature de n’importe quel singulier de la même espèce
et selon laquelle la pensée qui rassemble ces similitudes constitue l’espèce, tandis que
la pensée qui rassemble les similitudes des espèces constitue le genre. À la fin de la
section (B), cependant, Boèce suggère qu’il ne s’agit pas seulement de la pensée
universelle d’une similitude, mais d’une similitude qui elle-même devient universelle
quand elle est conçue27. En d’autres termes, pour suivre l’analyse convaincante (et
critique) présentée par de Libera, ce que Boèce cherche ici à dire « c’est qu’il y a
dans les choses “quelque chose” qui peut être senti singulièrement en chacune et
conçu universellement à part de toutes28 ». La partie (C) prolonge cette approche, en
insistant sur le fait que cette similitude est à la fois singulière (quand elle est sentie
dans les choses) et universelle (quand elle est conçue).
Et Boèce d’affirmer avec assurance que « la question est ainsi résolue ». Il donne
ensuite assez rapidement sa réponse au questionnaire :
Les genres et les espèces eux-mêmes subsistent d’une façon, mais ils sont intelligés d’une
autre façon, et ils sont incorporels. Mais, quand ils sont joints aux choses sensibles ils
subsistent dans les choses sensibles, mais ils sont intelligés comme subsistants en euxmêmes et comme s’ils n’avaient pas leur existence seulement en d’autres choses29.
27. Voir le passage cité ci-dessus, n. 19.
28. DE LIBERA, L’art des généralités, p. 242. De Libera s’inquiète de l’utilisation par Boèce du terme « similitude » (similitudo). On pourrait répondre que similitude est un mot ambigu. Il peut signifier soit une relation (La relation <A ressemble à B à l’égard de X> [par exemple, ce ballon-ci ressemble à ce ballon-là en
étant blanc] est une similitude) soit ce qui fonde une relation (X — par exemple, la blancheur à l’égard de
laquelle les deux ballons ressemblent l’un à l’autre). Évidemment, Boèce veut utiliser le mot « similitude »
pour signifier la fondation d’une relation, c’est-à-dire pour désigner la nature spécifique ou générique à
l’égard de laquelle les particuliers sont censés être les membres d’une espèce ou d’un genre. TWEEDALE dit
(« Alexander of Aphrodisias’ Views on Universals », p. 302) que Boèce utilise le mot similitudo pour indiquer que la nature que l’on trouve dans les singuliers n’est que l’image d’une forme platonicienne — une
position qui s’accorderait avec le premier opuscule théologique (De trinitate) de Boèce.
29. B, p. 167, l. 8-12 (§ 89) : « Ipsa enim genera et species subsistunt quidem alio modo, intelleguntur uero
alio, et sunt incorporalia. Sed sensibilibus iuncta subsistunt in sensibilibus, intelleguntur uero ut per semet
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JOHN MARENBON
La traduction que j’ai donnée de la dernière phrase souligne ce qui est tout de même
évident dans le texte latin, soit que la formulation de la réponse insiste sur le fait que
les genres et les espèces ne sont que des pensées qui ne subsistent véritablement que
dans les choses particulières. Qui plus est, Boèce renforce cette idée par une mise en
contraste de sa conclusion avec la position de Platon :
Mais Platon pense que les genres, les espèces et les autres ne sont pas seulement intelligés
<comme> universaux ; en plus, ils existent vraiment et subsistent indépendamment des
corps30.
Dans cette mise au point de sa théorie, qui met en lumière la facticité des universaux,
Boèce revient donc à un abstractionnisme qui risque même de ne plus mériter l’étiquette de « neutre », tant il fait ressortir son aspect constructiviste.
Pourquoi Boèce n’a-t-il pas le courage de ses convictions qui semblaient le
diriger vers la version de l’abstractionnisme, tout à fait différente, que j’ai qualifiée
de réaliste ? C’est peut-être parce qu’il se rendait compte que l’abstractionnisme réaliste est une théorie instable et ambivalente. L’abstractionniste réaliste prétend que
c’est en saisissant l’universel que l’intellect comprend proprement la nature d’une
chose. On peut donner deux interprétations de cette prise de position : une interprétation libre, selon laquelle il s’agit d’une nature singulière réelle que l’intellect comprend en utilisant sa manière de concevoir universellement ; ou une interprétation
stricte, selon laquelle la nature de la chose est elle-même l’universel, mais d’une façon que l’intellect seul peut deviner. L’interprétation libre de l’abstractionnisme réaliste ne se distingue guère, cependant, de l’abstractionnisme neutre. En revanche,
pour celui qui veut soutenir l’interprétation stricte, il ne suffit pas de rejeter AMCU
en acceptant (1)-(10) et en rejetant (11) et (12) : on aura besoin de nier (6) et de pouvoir expliquer comment une chose peut être à la fois une et multiple. Évidemment, à
cette époque, Boèce n’était pas à même de mener une telle entreprise.
Un des grands mérites de l’interprétation proposée par de Libera est de signaler
l’importance du cinquième livre du De consolatione Philosophiae pour la compréhension de la solution boécienne du problème des universaux. De Libera soutient
(avec raison, à mon avis) que, dans ces pages, écrites pendant les derniers mois de sa
vie, Boèce lui-même commence à transformer sa « mauvaise théorie mal formulée »
en « bonne théorie bien formulée31 ». De Libera se penche sur un passage très intéressant et fréquemment négligé, où la Philosophie essaie d’indiquer à Boèce les capacités cognitives inconcevables de l’intelligence, en faisant la distinction entre deux
niveaux de connaissance qu’il a lui-même éprouvés : l’imagination et la raison32. Si
l’on accepte, selon mon analyse, que l’argument du commentaire se compose de deux
ipsa subsistentia ac non in aliis esse suum habentia. » (J’ai modifié un peu ici, comme aussi parfois ailleurs, la ponctuation de Brandt.)
30. B, p. 167, l. 12-14 (§ 90) : « Sed Plato genera et species ceteraque non modo intellegi uniuersalia, uerum
etiam esse atque praeter corpora subsistere putat, Aristoteles uero intellegi quidem incorporalia atque uniuersalia sed subsistere in sensibilibus putat […] ».
31. DE LIBERA, L’art des généralités, p. 244-249 ; voir aussi p. 274.
32. Boethius. De consolatione Philosophiae. Opuscula theologica., éd. C. MORESCHINI, Munich, Leipzig,
Saur, 2000, p. 153, l. 21-p. 154, l. 54 (V 5, § 5-12).
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BOÈCE, PORPHYRE ET LES VARIÉTÉS DE L’ABSTRACTIONNISME
éléments mal assortis, dont l’un est l’ébauche, incomplètement formulée, d’une solution « abstractionniste réaliste », on en trouvera que plus évidemment dans la Consolation sa version perfectionnée.
On trouve l’argument suivant dans la Consolation33 :
Les futurs contingents ne sont pas certains [incerti sunt exitus]. [Prémisse]
La prescience porte sur ce qui est certain. [Prémisse implicite]
Si Dieu prévoit les futurs contingents, il les prévoit comme s’ils étaient certains. [16]
Si Dieu prévoit les futurs contingents, il les juge être autres qu’ils ne sont (certains,
quand ils sont en réalité incertains). [17, 15]
19. Seuls les jugements qui se conforment à la disposition des choses constituent la
science.
20. Il n’y pas de prescience divine ; il est impossible que Dieu connaisse les futurs contingents. [18, 19].
15.
16.
17.
18.
Remarquons la similarité entre (19) et (14), ce dernier étant le principe que Boèce
veut renverser dans son commentaire en citant l’idée de l’abstraction mathématique
— on pourrait les nommer tous les deux « principes du réalisme ». Pourtant, dans la
Consolation, Boèce ne fait nullement appel à l’abstraction mathématique mais au
principe des modes de connaissance — un principe qui provient du néoplatonisme de
Jamblique34 : tout ce qui est connu n’est pas compris selon sa puissance, mais bien
plutôt selon les capacités de ceux qui le connaissent35. Boèce fonde sur ce principe un
système de relativisation de la connaissance, selon lequel on distingue entre les niveaux de connaissance (l’intelligence, la raison, l’imagination, les sens). Pour chaque
niveau, il y a un objet propre de la connaissance — par exemple, l’objet propre de la
raison est la forme abstraite, et l’image est celui de l’imagination36.
Comme l’abstraction mathématique, le principe des modes de connaissance permet au philosophe (voire à la Philosophie) de soutenir qu’une pensée est vraie sans
être disposée comme son sujet, mais il arrive à cette conclusion par un chemin plus
tortueux et plus fécond. Selon le principe des modes de connaissance, la vérité doit
être toujours multiple, hiérarchisée sur des niveaux qui correspondent à ceux de la
connaissance. Considérons, par exemple, un sujet X. On ne doit pas affirmer que « X
est f », mais plutôt que (I) selon les sens, qui jugent par l’intermédiaire r, X est f,
et (II) selon l’imagination, qui juge par l’intermédiaire s, X est g, et (III) selon la raison, qui juge par l’intermédiaire t, X est h, et (IV) selon l’intelligence, qui juge par
l’intermédiaire u, X est i ; et, en plus, il faut affirmer que la vérité d’un niveau supérieur contient celles des niveaux inférieurs — par exemple, la vérité des niveaux (I,
II et III) est comprise dans le niveau (IV). Armé de ce système, Boèce aurait assez
33. Éd. citée, p. 148, l. 60-p. 149, l. 69 (V 4, § 21-23) : « […] Dissonare etenim videntur, putasque, si praevideantur, consequi necessitatem, si necessitas desit, minime praesciri, nihilque scientia comprehendi posse
nisi certum. Quod si, quae incerti sunt exitus, ea quasi certa providentur, opinionis id esse caliginem, non
scientiae veritatem ; aliter enim ac sese res habeat arbitrari ab integritate scientiae credis esse diversum. »
34. Pour la provenance du principe, et son adaptation par Boèce, voir MARENBON, Boethius, p. 204, n. 10.
35. Éd. citée, p. 149, l. 70-75 (V 4, § 24-25) : « Cuius erroris causa est quod omnia quae quisque novit ex ipsorum tantum vi atque natura cognosci aestimat quae sciuntur. Quod totum contra est : omne enim quod
cognoscitur non secundum sui vim sed secundum cognoscentium potius comprehenditur facultatem. »
36. Voir MARENBON, Boethius, p. 132-134.
19
JOHN MARENBON
facilement pu faire face à AMCU, sans être contraint d’accepter (1)-(10). Il aurait pu
admettre que (2) — la condition que tout ce qui existe soit numériquement un —
s’applique aux vérités des niveaux (I) et (II), les vérités basées sur la perception
sensible — mais que (2) ne s’applique pas aux vérités des niveaux supérieurs, fondées sur la raison ou l’intelligence. L’erreur du défenseur d’AMCU, aurait-il pu observer, est de traiter comme sujet des sens ou de l’imagination ce qui ne peut être que
l’objet de la raison.
Reste, pour l’interprétation proposée ici, un problème. Selon moi, on trouve déjà,
dans le commentaire, une tendance (entre d’autres) vers la solution ouvertement néoplatonicienne indiquée dans la Consolation. En revanche, c’est Boèce lui-même qui
caractérise son raisonnement dans le commentaire comme « en accord avec Alexandre » — c’est-à-dire, en accord avec le prince des péripatéticiens. Qui plus est, à la
fin de cette présentation il déclare qu’il a suivi « l’opinion d’Aristote », non pas parce
qu’il la préfère aux autres opinions, mais parce que l’Isagoge sert d’introduction au
livre aristotélicien des Catégories37. Néanmoins, il n’est pas nécessaire d’abandonner
l’interprétation que j’ai suggérée. Sans aucun doute, Boèce utilisait des matériaux
alexandriniens en formulant sa réplique à l’aporie qu’il s’est efforcé de dissoudre
avant de répondre au questionnaire de Porphyre et, en effet, pendant la plus grande
partie de ce texte, incluant la section finale où il répond au questionnaire — immédiatement avant sa « profession de foi aristotélicienne » —, il soutient une version de
l’abstractionnisme neutre. Il est cependant presque certain qu’en même temps qu’il se
consacrait à son projet de traduire et d’exposer la logique aristotélicienne, Boèce approfondissait sa connaissance des textes néoplatoniciens qui allait informer les opuscules sacrés et la Consolation. Il est tout à fait vraisemblable que, en rassemblant les
éléments d’une solution alexandrinienne au problème des universaux, Boèce se soit
laissé influencer dans une certaine mesure par cette manière de penser tout à fait différente. On peut donc conclure que la célèbre réponse boécienne est à la fois l’illustration de sa fidélité sous-jacente à Porphyre, Alexandre et Aristote, et en même
temps une de ses rares déviations par rapport à cette tradition en matière de logique38.
37. B, p. 167, l. 17-20 (§ 92) : « Idcirco uero studiosius Aristotelis sententiam executi sumus, non quod eam
maxime probaremus sed quod hic liber ad Praedicamenta conscriptus est quorum Aristoteles est auctor. »
38. Je remercie Christophe Erismann, ainsi que Joanne Carrier et Claude Lafleur, d’avoir corrigé et amélioré le
français de cet article.
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