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COMMENT COHABITER ?
PROSÉLYTISME ET DIALOGUE :
LES RELIGIONS ENTRE ELLES
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Le rapport que les trois monothéismes entretiennent avec les
autres religions peut s’appréhender de deux façons : on peut s’intéresser d’une part aux relations qu’elles établissent les unes avec les
autres, d’autre part à leurs tendances prosélytes. Ces deux facettes,
qui sont très souvent renvoyées dos à dos comme des attitudes
radicalement distinctes, méritent d’être appréhendées simultanément. Leurs histoires, souvent mêlées, soulignent toute l’ambivalence que peut revêtir un dialogue qui réaffirme les identités
distinctives de chacun, ou un prosélytisme qui s’appuie – dans un
processus quasi syncrétique – sur des cultures religieuses locales.
Prosélytisme et dialogue bornent le champ complexe d’interactions
dont sont faits les rapports entre les monothéismes, mais aussi entre
les monothéismes et d’autres religions, cultures et identités.
La période historique contemporaine est particulièrement propice à fournir les observations nécessaires à cet examen. Sur un plan
institutionnel, ce n’est que depuis peu que sont instaurés entre les
religions des dialogues d’ouverture, dont le but n’est pas la conversion de l’autre ; parallèlement, si les prosélytismes ont toujours
existé, ils sont à présent d’une grande vitalité. Le fait que ces deux
dimensions connaissent aujourd’hui des pics d’expression témoigne
sans doute d’une période active qui préfigure de profonds changements. Mais leur analyse n’en est pas pour autant aisée : il faut
éviter une vision binaire qui opposerait une rencontre des « civilisations religieuses » à leur affrontement fracassant. Il n’est pas dans
notre propos d’opter pour l’une ou l’autre de ces perspectives,
alimentées par des idéologies militantes. Il ne s’agit pas ici de
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776 | LE RAPPORT AU MONDE
minimiser l’importance des conflits, de sous-estimer les expressions
radicales et violentes, ou encore de refuser de prendre en compte
l’effet réel des rapprochements et des dialogues entrepris, mais
plutôt de rappeler qu’entre ces deux bornes extrêmes (et plus
idéal-typiques que réelles) s’ouvre la très vaste étendue du champ
des pratiques sociales ordinaires, emplie de la diversité des formes
pragmatiques de l’échange, de la négociation, de la cohabitation et
aussi – insistons sur ce point – de l’indifférence et de la neutralité.
C’est donc loin de tout angélisme ou catastrophisme, à partir
d’exemples précis mais non exhaustifs, puisés çà et là afin d’illustrer
quelques caractères saillants dans les trois contextes, que nous nous
interrogerons sur la signification des pratiques prosélytes et des relations interreligieuses. Comment se sont-elles construites ?
Comment fonctionnent-elles et auprès de qui ? Qui en sont les
acteurs et quels sont leurs desseins ?
Statuons tout d’abord sur quelques traits partagés. À un niveau
dogmatique très général, ces grandes religions ont en commun non
seulement de ne revendiquer qu’un seul Dieu, mais aussi et surtout
de prétendre chacune dire « la Vérité », unique et exclusive. Ce trait
commun pose évidemment les limites de leur dialogue qui, tôt ou
tard, bute non pas sur Dieu mais sur les théologies qui s’y rapportent. De plus, chaque religion est animée d’une ambition universaliste. C’est surtout vrai de l’islam et du christianisme, porteurs
de visions quasi hégémoniques, mais cela l’est aussi du judaïsme,
qui ne se distingue en fait que dans la modalité d’application de
son universalisme : le judaïsme, religion du peuple juif, a pour
mission l’annonce d’un Dieu universel. Cela signifie que, face à
d’autres religions ou face à des éléments de croyance qui leurs sont
étrangers, ces grandes religions ne sont a priori jamais indifférentes
mais adoptent des attitudes stratégiques qui oscillent entre rejet
et rapprochement, fermeture et ouverture. Cet ensemble de traits
communs, constitutifs des trois religions, pourrait laisser penser que
chacune manifeste une étanchéité radicale à l’égard de tout élément
extérieur. Ce serait oublier qu’aucune religion n’est jamais réductible à sa seule théologie. Les apports extérieurs sont multiples,
émanant d’échanges populaires et de dissidences que les autorités
ne contrôlent jamais tout à fait. L’histoire des relations entre les
religions, issue d’influences diffuses ayant adopté les formes
poreuses du compromis, le montre bien. Ce phénomène a pu se
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PROSÉLYTISME ET DIALOGUE
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manifester « en interne » lorsque les religions rencontraient « sur
leurs propres terres » des points de croyance résistants qui sortaient
des cadres stricts de l’orthodoxie. Les histoires longues des christianismes et des islams en fourmillent d’exemples : il suffit de songer
à l’invention des limbes et du purgatoire, ou encore aux divers
hérétiques in fine reconnus comme saints, pour comprendre que
les monothéismes ont sans cesse pratiqué l’accommodement pour
maintenir leur influence et leur autorité sur les plans matériel et
spirituel. Les multiples mystiques sont eux aussi exemplaires à ce
titre ; considérant que rien ne peut être dit de Dieu car il reste audelà de tout discours humain, les mystiques des diverses religions
ont davantage dialogué que les théologiens dogmatiques, attachés
à des formulations spécifiques de la vérité qu’ils ont la charge de
transmettre et d’enseigner. Loin d’avoir en tête une vision figée des
théologies, qui est d’ailleurs souvent celle des prosélytes comme des
promoteurs du dialogue, il convient donc de garder à l’esprit que
la négociation n’est pas étrangère aux monothéismes, et que ceuxci ont toujours su en faire un usage pragmatique selon les époques,
les lieux et les circonstances. Enfin, les rites et les fêtes, qui constituent pourtant des « lieux » particulièrement importants de
construction identitaire, témoignent eux aussi de nombreux
emprunts aux traditions des autres.
JUDAÏSME,
CHRISTIANISME, ISLAM
FILIATIONS ET RIVALITÉS
:
Une caractéristique singulière des trois religions monothéistes est
d’être, les unes envers les autres, dans des rapports non seulement
de filiation mais aussi d’interdépendance identitaires. Toutes, en
effet, sont héritières d’une même conception inédite, celle d’un
Dieu unique, universel, indépendant de la nature, de toutes fonctions et limitations géographiques, essentiellement moral. Ce
monothéisme, qui débute avec le « dieu d’Abraham », est le trait
commun qui les distingue de toutes les autres formes religieuses.
Pourtant, ce trait commun est aussi ce qui a généré leurs tensions
différentielles, chacune se réclamant de la même unicité de Dieu
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778 | LE RAPPORT AU MONDE
tout en se distinguant des autres, mais sans pouvoir non plus tout
à fait penser son identité sans faire référence à elles.
Le judaïsme a l’avantage de la primauté. Il débute avec la révélation de Dieu à Moïse, sur le Sinaï, marquant l’Alliance qui unit
Israël à son Dieu. Le judaïsme se présente comme la religion d’un
peuple, le peuple élu, qui devra jouer le rôle de prêtre et annoncer
au monde l’ordre universel révélé par Dieu à Moïse à travers sa
parole, la Torah et les dix commandements : « Vous serez pour moi
un royaume de prêtres et une nation sainte » (Exode, 19, 4-6).
L’Alliance de Dieu avec le peuple élu est conçue comme un mariage
dont le cadeau de noces est la Terre Sainte. L’engagement mutuel
est, pour Dieu d’une part, de continuer à agir dans l’histoire et,
pour le peuple élu d’autre part, de ne jamais cesser d’obéir à la
Torah. La relation d’alliance s’inscrit par la suite dans une généalogie de révélations faites aux hommes, Dieu s’adressant périodiquement à eux via les prophètes et les rois d’Israël (Samuel, David,
Salomon…). C’est pourquoi les notions de révélation et de prophétisme sont si essentielles aux monothéismes ; jusqu’à nos jours, les
trois religions se distinguent par les révélations que leurs prophètes
auraient reçues de Dieu.
Le christianisme, directement issu du judaïsme, apparaît avec
Jésus et ses disciples, qui songent moins à créer une nouvelle religion qu’à proposer une certaine interprétation de la tradition
d’Israël. Jésus est cependant un prophète un peu spécial, dans la
mesure où il n’est pas un simple humain mais le fils de Dieu.
L’islam, qui apparaît en dernier avec le prophète Muhammad, est
lui aussi inscrit dans la filiation des deux précédents. Pas plus que
le christianisme il ne prétend fonder une nouvelle religion, mais
plutôt donner la dernière version d’une série de révélations données
par Dieu à l’humanité, depuis les premiers prophètes (Adam, Noé,
Abraham, Isaac, Jacob, Moïse) jusqu’à Muhammad, et en passant
par Jésus. Selon l’islam, la révélation divine prend forme dans des
livres successifs : la Torah de Moïse, les Psaumes de David, les
Évangiles de Jésus, enfin le Coran de Dieu lui-même, chaque livre
« confirmant » les précédents (le sens exact de cette confirmation
est débattu, certains y voyant une abrogation). Les trois monothéismes ont donc bien entre eux des liens forts, qu’ils n’ont avec
aucune autre religion, et dont découlent très directement leurs
rivalités.
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PROSÉLYTISME ET DIALOGUE
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En ce qui concerne l’islam et le christianisme, leurs regards ont
souvent porté sur l’étendue de leurs désaccords plus que sur les
croyances qu’ils ont en commun. Fondamentalement, ils diffèrent
sur la nature de la révélation de Dieu par le Christ et par Muhammad, c’est-à-dire sur le caractère de la prophétie. L’islam, qui reconnaît plusieurs figures importantes de la Bible dont Abraham, Moïse
et même Jésus et Marie, remet en cause l’incarnation de Dieu en
Jésus-Christ. Selon l’islam, Jésus ne peut être le fils d’un dieu
unique, soit « une unité absolue qui n’a pas conçu et n’a pas été
conçue, et n’a point d’égal » (sourate 112, 3-4). Outre la critique
adressée aux chrétiens qui voient en Jésus le fils de Dieu, l’islam
remet aussi en cause le caractère trinitaire des personnes en Dieu,
c’est-à-dire les trois hypostases du Père, du Fils et du Saint-Esprit.
En Orient, les réactions chrétiennes contre l’islam apparurent
très tôt. Saint Jean Damascène (676-749), né seulement une cinquantaine d’années après l’hégire, expose déjà les grandes lignes
d’une attitude critique qui deviendra récurrente : le grief principal
est celui de la fausse prophétie que Muhammad aurait bâtie de
toutes pièces à partir de l’Ancien et du Nouveau Testaments qu’on
lui aurait enseignés. Cette idée définit l’enjeu de la polémique, qui
demeure tenace jusqu’à nos jours, puisqu’on la retrouve dans le
discours des prédicateurs évangéliques d’aujourd’hui. Les chrétiens
ont toujours eu la conviction que le prophète Muhammad était un
pseudo-prophète, précisément la figure du faux prophète contre
laquelle le Christ avait mis en garde. De plus, il était impensable
pour les chrétiens que Muhammad remette en question les Écritures, ou qu’il ne s’y réfère qu’en partie et non en totalité. Car s’il
admet un certain nombre de choses dans les Écritures, c’est donc
qu’elles sont la parole de Dieu et, à ce titre, il n’est pas envisageable
d’y opérer une sélection. Cet argument a progressivement conduit
à faire du Dieu de Muhammad un véritable diable, et de Muhammad lui-même un antéchrist. En Occident, les relations entre islam
et christianisme furent également conflictuelles, mais plus tardivement : il faut attendre les XIe et XIIe siècles pour voir apparaître une
littérature hostile reprenant les thèmes critiques développés en
Orient.
L’interdépendance identitaire des trois monothéismes se mesure
aussi à l’aune des rapports que christianisme et islam entretiennent
avec le judaïsme. Chrétiens et musulmans ont souvent adopté des
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780 | LE RAPPORT AU MONDE
attitudes symétriquement inverses. À partir de la conversion au
christianisme de l’empereur Constantin, au IVe siècle, les chrétiens
triomphent progressivement tandis que le judaïsme se replie sur de
petites communautés désirant conserver une foi pure. De manière
générale, au cours du Ier millénaire, les Juifs auront à vivre dans
des contrées marquées soit par le christianisme soit par l’islam. À
partir de la fin du VIIe siècle, et surtout au début du IIe millénaire,
les chrétiens commencèrent à adopter une attitude hostile, prosélyte
ou persécutrice à l’égard des Juifs. À partir de cette période, leur
sort fut meilleur en terre d’islam que dans l’Occident chrétien. En
réaction, le Livre des engendrements de Jésus (Sefer Toledot Yeshu)
témoigne de l’hostilité que les Juifs éprouvaient vis-à-vis du christianisme. Il s’agit en effet d’une version juive médiévale de l’histoire
de Jésus, allouant à celui-ci les attributs d’un séducteur hérétique :
une naissance illégitime, des pouvoirs magiques et une mort honteuse. Appelé le contre-Évangile ou l’anti-Évangile, ce livre rassemble des matériaux anciens qui circulaient déjà oralement dans
l’Antiquité tardive. À partir du IXe siècle, des polémistes antijuifs
l’ont utilisé pour dénigrer le judaïsme aux yeux des chrétiens.
Entre le XIe et le XIVe siècle, soit l’époque à la fois des Croisades
et d’un déclin politique et économique de l’islam, les Juifs restèrent
essentiellement dans la position de « damnés ». En tant que peuple
du Livre, ils étaient tolérés – bien que méprisés – par l’islam. Le
christianisme, en revanche, les désignant comme peuple déicide, les
condamnait à être en perpétuelle errance à cause de leur infidélité.
Cependant, ces relations conflictuelles n’ont pas empêché
qu’existent des formes plus pacifiques de dialogue, externe ou
interne. Au cours des premiers siècles, on trouve ainsi des témoignages de disciples de Jésus qui n’ont pas rompu avec les pratiques
juives, et qui interrogent la compatibilité ou l’antagonisme entre la
foi au Christ et la pratique de la Loi de Moïse. En témoignent par
exemple le Dialogue avec Tryphon, œuvre de Justin Martyr (100165, chapitres XLVI et XLVII), et les Reconnaissances pseudo-clémentines (I, 27-71), un corpus littéraire mis sous le nom de Clément,
évêque de Rome à la fin du Ier siècle. Parmi ces judéo-chrétiens,
deux attitudes majeures ressortent : les uns supposent que le salut
ne se réalise que par le Christ, les autres considèrent que la pratique
de la Loi est malgré tout indispensable au salut.
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PROSÉLYTISME ET DIALOGUE
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La littérature de dialogues (généralement fictifs, mais pouvant se
faire l’écho d’échanges bien réels) se développe à partir du IIe siècle
et jusqu’à l’époque moderne, sous la plume d’auteurs issus de chacune des trois religions. Mentionnons par exemple le dialogue entre
un juif et un roi païen dans le Kuzari de Judah Hallévi (10851138), initialement écrit en arabe sous le titre Le Livre de l’argumentation pour la défense de la religion méprisée (Kitab alhuyya wa-l-dalil
fi nusr al-din al-dalil). Cet ouvrage cherche à exposer la vérité du
judaïsme, à destination soit de l’extérieur soit des Juifs eux-mêmes,
afin de les renforcer dans leur foi.
Par la suite, au cours du Moyen Âge, plusieurs cas de disputationes témoignent de la pratique d’un dialogue savant sur des sujets
de théologie, essentiellement entre Juifs et chrétiens. La dispute de
Barcelone (1263) vit argumenter pendant quatre jours Rabbi
Moshe ben Nahman de Gérone (Nahmanide), l’une des plus hautes
autorités du judaïsme espagnol, et le dominicain Pablo Christiani,
lui-même juif converti au christianisme, à propos de la nature du
Christ et de la venue du Messie. Si le chrétien eut le dernier mot
sur la vérité du Messie, le roi récompensa cependant le premier qui
fut déclaré vainqueur. De manière générale, les disputationes étaient
caractéristiques de périodes difficiles au cours desquelles naissaient
tensions et dialogues. Leur statut était fréquemment ambigu, oscillant entre le dialogue et la mise en scène d’une accusation dont
l’issue était prévue d’avance. En somme, dans la disputatio apparaît
déjà toute l’ambivalence entre dialogue et prosélytisme, échange et
rivalité. Dans de nombreux cas, l’instrumentalisation était d’autant
plus forte que le chrétien choisi pour argumenter était lui-même
un Juif converti qui, à cause de son histoire personnelle, mettait
généralement encore plus de zèle à attaquer son ancienne religion.
En 1240, Louis IX fit tenir à Paris une dispute au sujet du Talmud
entre un juif converti, Nicolas Donin, et Yehiel, l’un des rabbins
les plus célèbres de l’époque. Cette fois il s’agissait moins d’une
dispute que d’un véritable procès ; si Yehiel suscita l’admiration du
souverain et des notables du royaume, il fut déclaré perdant et on
ordonna la crémation publique de tous les exemplaires du Talmud.
En Espagne, dans le prolongement de la crise du XIVe siècle, consécutive aux guerres et aux catastrophes naturelles qui précédèrent et
suivirent la peste noire de 1348, les relations entre Juifs et chrétiens
allèrent en se dégradant. Assez vite les Juifs furent accusés d’être
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782 | LE RAPPORT AU MONDE
responsables des malheurs sociaux, économiques et sanitaires qui
s’abattaient sur la société médiévale. L’antijudaïsme croissant aboutit aux massacres de 1391, et à l’expulsion des Juifs d’Espagne
en 1492.
Les postures chrétienne et musulmane à l’égard du judaïsme restèrent longtemps tenaces. Ce n’est que très tardivement, au cours
du XXe siècle, qu’elles connurent une évolution significative. Les
musulmans devinrent plus hostiles au judaïsme que par le passé à
cause de la création de l’État d’Israël, tandis que les chrétiens
d’Occident accordèrent au judaïsme un respect nouveau et, dans
certains milieux protestants sionistes, un soutien inconditionnel à
l’État d’Israël.
DES
RELIGIONS PROSÉLYTES
Islam et christianisme sont des religions prosélytes, qui n’ont pas
hésité à imposer la conversion de nombreuses personnes – sur ce
point, elles n’ont historiquement rien à envier l’une à l’autre. En
lien avec la sourate « S’ils embrassent l’Islam, ils seront bien guidés.
Mais, s’ils tournent le dos… Ton devoir n’est que la transmission
du message » (sourate 3, 20), on peut évoquer l’Évangile,
« Contrains-les d’entrer (dans la maison de Dieu) » (Luc, 14-23),
qui a servi de justification à de nombreuses pressions pour la
conversion. Mais on trouvera facilement aussi, de part et d’autre,
des citations appartenant au registre de la tolérance et du bien que
l’on veut pour autrui. En somme, comme le rappelle Tzvetan Todorov dans La Peur des barbares (2008), « moyens pacifiques et
moyens guerriers se retrouvent bien représentés dans chacune de
ces deux grandes religions monothéistes » (p. 227-228). Le
judaïsme, en revanche, n’est pas une religion prosélyte, même s’il a
pu l’être avant la destruction du temple de Jérusalem en 70. En
tant que religion singulière du peuple juif, elle n’a pas vocation à
être accessible au plus grand nombre mais plutôt, à l’inverse, à
se limiter au seul peuple élu. Certes, le judaïsme est une religion
universaliste. Mais le salut des non-Juifs peut être atteint par le
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PROSÉLYTISME ET DIALOGUE
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respect des commandements minimaux donnés aux fils de Noé ;
nul besoin que toute l’humanité se convertisse au judaïsme.
Le tableau paraît donc simple ; mais pour aller plus loin et explorer plus finement la question du prosélytisme, il faut distinguer
entre prosélytisme interne et externe.
Par prosélytisme interne, on entend le processus par lequel des
courants, généralement fondamentalistes et orthodoxes, exercent
des pressions sur d’autres courants modérés de la même religion,
afin que ceux-ci manifestent une ferveur nouvelle et un engagement
militant plus grand. Cette tendance, particulièrement virulente de
nos jours, est présente dans les trois monothéismes, y compris dans
certains courants du judaïsme qui s’attachent aujourd’hui à rejudaïser des Juifs non religieux. Le prosélytisme interne conduit parfois
à de très rudes concurrences, notamment dans l’islam (shiite et
sunnite) et le christianisme (protestant, catholique et orthodoxe),
entre des confessions, dogmes et églises extrêmement éloignés les
uns des autres.
Le prosélytisme externe s’applique quant à lui à des groupes et
individus qui n’appartiennent pas à la même religion. Il figure au
cœur de la définition de soi de l’islam et du christianisme, chacun
ayant l’ambition de convertir l’étranger pour le salut de son âme.
Ces deux religions se retrouvent donc parfois en concurrence auprès
des mêmes brebis égarées. Pour le judaïsme, en revanche, la question est moins simple car si le principe d’un prosélytisme externe
s’oppose à l’idée d’une religion propre au peuple juif, l’histoire est
plus contrastée. Très tôt, avant même l’apparition du christianisme,
le judaïsme attirait bon nombre de païens pour lesquels la conversion n’était pas nécessairement difficile et, de manière plus large,
on sait que la question du rôle joué par les conversions dans l’histoire du peuple juif n’est pas une affaire réglée (S. Sand, Comment
le peuple juif fut inventé, 2008). Aujourd’hui, de manière plus prosaïque, nous verrons que nombre de conversions externes sont
moins le fait d’un désir d’expansion que l’effet d’une modernité
contemporaine, conduisant à la porte du judaïsme des candidats à
la conversion. Mais il faut encore distinguer, au sein du prosélytisme externe, différents modes, selon le type de personnes ou de
populations sur lequel il s’exerce.
Le prosélytisme externe le plus répandu, à partir duquel les plus
longues pages de l’histoire missionnaire ont été écrites, est celui
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784 | LE RAPPORT AU MONDE
qui s’applique à convertir des populations dont les religions sont
considérées comme étant de statut inférieur. Ce sont en somme
toutes les religions sans prétention universaliste, plutôt polythéistes,
et qu’on désigne encore – non sans condescendance – par le terme
générique de religions animistes. Ces religions-là, ou « systèmes religieux » si l’on préfère, relèvent de ce que Max Weber appelait les
religions de fonction : « Le Dieu d’une localité, d’une tribu, d’un
empire n’était concerné que par les intérêts de son propre groupement. » Et comme l’indiquait le sociologue, « le problème est
apparu avec l’éclatement de ces limites tel que l’ont opéré les religions universalistes, donc avec le Dieu universel et unique ; et il a
pris toute son acuité là où ce dieu devait être un dieu d’“amour” :
c’est-à-dire, pour les religions de salut, sur le terrain de l’impératif
de la fraternité » (Sociologie des religions, p. 424). Or, bien que discrètes, ces religions « de fonction » demeurent toujours à ce jour
numériquement très significatives puisqu’elles entrent dans la catégorie « autre » des statistiques des religions dans le monde (autour
de 30 %). En cela elles intéressent encore les religions universalistes.
L’autre prosélytisme externe est celui que les trois monothéismes
exercent les uns sur les autres. Très médiatique et controversé, il est
peut-être aussi le plus rare. Car si chrétiens et musulmans se félicitent toujours des conversions en provenance de la religion opposée, dans les faits elles sont souvent moins le fruit d’actions
prosélytes que d’histoires biographiques singulières. Ce prosélytisme entre les religions abrahamiques est très vite conflictuel car il
renvoie aux relations de rivalité que ces religions entretiennent les
unes avec les autres.
Ce découpage entre prosélytismes internes et externes est évidemment plus théorique que réel. Il suppose une distinction entre
centre et périphérie qui s’appuie sur l’idée que les religions constituent des entités closes. Or, non seulement il n’en a jamais été
ainsi mais, de nos jours, les rapports d’appropriation des identités
religieuses ne suivent plus les références historiques, si l’on en juge
par le fait que les nouveaux continents chrétiens sont désormais
l’Afrique ou l’Asie, et celui de l’islam l’Indonésie. En tenant compte
de ces nuances, il s’agira ici d’illustrer quelques-uns des traits
saillants et contemporains de la question du prosélytisme. Dans les
trois religions, il demeure une dimension essentielle, dans la mesure
où il pose la question : qu’est-ce qu’être chrétien, musulman, juif ?
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PROSÉLYTISME ET DIALOGUE
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Et sous cet angle, il se révèle particulièrement évolutif, impossible
à figer dans une définition atemporelle mais se révélant dans la
contemporanéité de l’espace-temps dans lequel on l’observe.
Le prosélytisme vers l’extérieur
Pour ce qui est du judaïsme, la question de savoir s’il a exercé,
au cours de son histoire, une quelconque activité missionnaire est
encore aujourd’hui sujette à débat. Pour les uns, le judaïsme aurait
pratiqué, notamment dans l’Antiquité, une politique active de
conversion, qui n’aurait pris fin qu’avec l’interdiction formelle faite
aux juifs par les autorités chrétiennes de convertir – interdiction
dont la transgression était passible de mort. Pour les autres en
revanche, il n’a jamais eu vocation à convertir et a toujours adopté
une attitude pour le moins méfiante à l’égard de ceux qui frappaient
à sa porte, ce dont témoigne l’ensemble des dispositifs légaux limitant significativement l’accès au guiyyur, le processus par lequel un
non-juif devient juif. Ce débat n’est pas neutre et dépasse le seul
cadre de la controverse savante. On ne trouve pas dans le corpus
des textes juridiques du judaïsme de position claire et univoque en
matière de conversion. Les sources talmudiques et midrashiques
sont souvent contradictoires, tantôt plaidant pour l’accueil bienveillant des guérim – des prosélytes –, voire teintée de prosélytisme
(« Dieu n’a dispersé les Juifs de par le monde que dans le but que
se joignent à eux des convertis », Pessahim, 87b), tantôt appelant à
les repousser sans exception (« Les convertis sont aussi pénibles
pour Israël qu’une lèpre sur la peau », Yebamot, 47b), ouvrant à
une pluralité d’interprétations souvent contradictoires. En l’absence
de position univoque, les autorités religieuses contemporaines se
tournent ainsi vers l’histoire pour légitimer des politiques visant à
intégrer ou au contraire à rejeter le nombre sans cesse croissant de
candidats au guiyyur dont le profil est, dans l’immense majorité des
cas, fort éloigné de celui du candidat idéal. Dire que les dispositions
légales limitant l’accès au guiyyur sont le fruit des persécutions chrétiennes permet en effet de légitimer une politique visant à « ouvrir
les portes » du guiyyur en prétextant un retour aux fondements de
l’esprit du judaïsme. À l’inverse, souligner sa méfiance « naturelle »
vis-à-vis de la conversion inscrit les politiques de rejet dans une
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786 | LE RAPPORT AU MONDE
« orthodoxie » garante de la pérennité de la tradition et de la Loi.
Autrement dit, l’enjeu de ce débat dépasse largement la seule
connaissance historique et vise à déterminer si le judaïsme est
« essentiellement » favorable ou défavorable aux conversions.
Dans le christianisme, l’évangélisation et l’attitude prosélyte qui
lui est associée est une injonction du Christ rapportée dans les
Évangiles : « Allez, faites de toutes les nations des disciples, les
baptisant au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, et enseignezleur à observer tout ce que je vous ai prescrit » (Matthieu, 28, 1920). L’idée même de mission fait référence à l’envoi du Fils par le
Père pour sauver les hommes. Dans l’Antiquité romaine, cette mission évangélisatrice ne sort guère des limites des villes romaines qui
constituent le foyer des premières églises. Mais par la suite, les missions écriront une page essentielle de l’histoire du christianisme.
Les protestants, eux, ne sont guère au début de grands prosélytes : ce n’est que très tardivement, aux XVIIIe et surtout
XIXe siècles, qu’ils s’élancent dans l’aventure missionnaire. Pourtant,
Luther comme Calvin tiennent le ministère apostolique pour une
obligation. L’idée de mission, au sens de diaconie, est pour eux
centrale : dans les faits, tous les chrétiens à la suite du Christ
doivent se mettre au service les uns des autres, et tous ensemble au
service de l’humanité. Longtemps, cette diaconie comprise comme
la poursuite de l’action des apôtres n’est cependant développée
qu’en interne, tandis que le monde des non-chrétiens (essentiellement celui des Turcs et des juifs) est objet de mise en garde et de
vive polémique de la part des réformateurs. Aussi, et plus encore
avec le zèle intempestif de ses courants dissidents qui naissent à
partir du XVIIIe siècle, le protestantisme est particulièrement accusé
de prosélytisme intra-chrétien. Aujourd’hui, une part importante
des missionnaires évangéliques s’appuie sur une théologie enracinée
dans l’attente de l’imminence d’une fin. Les motifs eschatologiques
et apocalyptiques y occupent une place centrale ; on se prépare à
la rédemption, temps où Israël et les païens se joindront à la communauté des saints. Chez les fondamentalistes, cette perspective
accompagne une action militante de soutien à Israël, au retour des
juifs de la diaspora, et aussi à des campagnes d’évangélisation à leur
égard. Mais on redoute la présence de l’Antéchrist venu s’opposer
à ce projet divin, et l’on soupçonne l’islam d’en être une des figures.
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Pour la majorité des autres chrétiens, ces branches évangéliques fondamentalistes représentent un danger, tant pour le christianisme
que pour les relations entre les trois monothéismes. D’une certaine
manière, les branches fondamentalistes sont dérangeantes en ce
qu’elles poussent jusqu’à l’absolutisme la logique monothéiste de la
vérité une et universelle.
Dans l’islam enfin, l’attitude prosélyte est également centrale, le
prophète Muhammad s’étant engagé à lutter pour enseigner à son
peuple quel est le vrai Dieu : « Et combattez-les jusqu’à ce qu’il ne
subsiste plus d’association, et que la religion soit entièrement à
Allah » (sourate 8, 39). Rappelons que le jihâd est considéré par les
exégètes comme une éthique individuelle en vue d’atteindre un
objectif donné, c’est-à-dire un effort sur soi-même pour s’élever audessus des contingences, en privilégiant le spirituel. Historiquement, le jihâd est surtout devenu la guerre contre les non-musulmans et les apostats – ou ceux considérés comme tels –, séparant
ainsi le monde en deux grands territoires : le territoire de l’Islam
(dâr al-islâm) et celui de l’impiété (dâr al-kufr) synonyme de territoire de guerre (dâr al-harb). Les réalités contemporaines bousculent ces catégories traditionnelles et poussent les doctrinaires à en
inventer d’autres. Désormais, les militants islamiques vivant hors
des territoires de l’Islam parlent de trois territoires : à la traditionnelle dyade dâr al-islâm / dâr al-harb est venue s’ajouter la maison
de la prédication, dâr ad-da‘wa, ou territoire de mission. Ainsi, le
combat du musulman vivant sous un pouvoir non musulman (réalité courante dans ce siècle des mobilités et des migrations) passe
désormais par la publicisation de sa religion et un respect exemplaire de ses préceptes.
Judaïsme : un prosélytisme par défaut
La position du judaïsme vis-à-vis de la conversion et du prosélytisme est indissociable de sa conception du salut, et plus précisément des notions d’alliance et d’élection. Les Écritures évoquent
principalement quatre Alliances. Annoncée à la veille du Déluge,
la première Alliance est conclue avec Noé et concerne l’ensemble
de sa descendance ainsi que l’ensemble des êtres vivants. Dieu
promet de ne plus jamais déclencher de déluge, en échange de quoi
les êtres humains s’engagent à se soumettre à une charte définissant
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les rapports des hommes entre eux et des hommes avec l’ensemble
des êtres vivants (Genèse, 9, 1-7). C’est en vertu de ce passage de
la Bible que le judaïsme rabbinique a défini le code légal élémentaire des sept lois de Noé, dont le respect garantit le salut de tous
ceux qui n’entrent pas dans les alliances postérieures : ne pas adorer
les idoles, ne pas blasphémer, ne pas commettre de meurtre,
d’inceste, d’escroquerie, à chaque génération établir des lois et respecter l’ordre, ne pas manger la chair d’un animal vivant. Les
deuxième et troisième Alliances sont celles qui sont conclues avec
Abraham : Dieu lui promet une descendance aussi nombreuse que
les étoiles et lui donne un territoire à perpétuité. Cette Alliance est
réitérée deux chapitres plus loin lorsqu’elle fait d’Abraham le père
d’une multitude de nations, cette fois en contrepartie de la circoncision (Genèse, 15). La quatrième Alliance, enfin, est celle qui est
contractée entre Dieu et le peuple juif au pied du mont Sinaï. Dieu
promet aux enfants d’Israël d’être « une dynastie de prêtres et une
nation sainte » (Exode, 19, 6), à la condition de respecter la loi :
« Si vous êtes dociles à ma voix, si vous gardez mon Alliance, vous
serez ma part entre tous les peuples » (Exode, 19, 5). Cette Alliance
entre Dieu et le peuple d’Israël ne doit pas être appréhendée comme
un repli particulariste par rapport aux alliances précédentes. La tradition juive distingue « l’ensemble des nations », lesquelles doivent
suivre les sept lois de Noé, et Israël qui doit appliquer la loi particulière exprimée dans la Torah. Par conséquent l’élection ne doit pas
être pensée comme un privilège mais plutôt comme une charge,
comme un ensemble de devoirs et de responsabilités vis-à-vis de
l’ensemble des nations. Ainsi que le souligne Shmuel Trigano dans
Un exil sans retour (1996), l’Alliance est en ce sens davantage une
« volonté » qu’une origine ethnique (p. 248). La porte n’était donc
pas définitivement fermée à ceux ou celles qui, pour une raison ou
une autre, désiraient assumer la charge de la Loi en rejoignant le
peuple juif. Mais dans la mesure où l’entrée dans l’Alliance ne
représente pas la seule voie de salut (et même : dans la mesure où
elle représente la plus exigeante des voies de salut), elle ne doit pas
nécessairement faire l’objet d’une « mission », au sens chrétien du
terme. En ce sens, la codification du guiyyur a été soumise à une
double contrainte consistant à maintenir la cohésion et l’unité du
peuple tout en restant fidèle à sa vocation universelle ; en d’autres
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mots à préserver le « cercle de sainteté » du peuple juif tout en
permettant à ceux qui le désiraient de pénétrer ce cercle.
Les règles définissant le processus par lequel un non-juif devient
juif ont été établies dans un premier temps dans le traité Yebamot
du Talmud, puis dans le traité Guérim, et ont été reprises dans le
Shulhan ‘Arukh, une codification de la loi juive due au rabbin
Joseph Karo (1488-1575). En substance, le Shulhan ‘Arukh stipule
en matière de conversion que : 1o) le rituel de conversion (le miqveh
– le bain rituel – accompagné de la circoncision pour les hommes)
est un acte irrévocable qui, s’il est mené dans les formes, ne peut
être contesté. Maïmonide écrit ainsi : « Si un converti, dont on
n’aurait pas vérifié la motivation, a été circoncis et a fait l’immersion du bain rituel, quand bien même nous saurions que c’est dans
un certain intérêt [autre que celui de la conversion elle-même], il
sera considéré comme ayant le statut de converti » ; 2o) le candidat
doit être motivé par une intention pure (le shem shamaïm, défini
négativement : c’est le fait de ne pas vouloir se convertir pour obtenir un bénéfice ultérieur – argent, pouvoir, femme ou homme) ;
3o) le ou la converti(e) doit s’engager à respecter les mitzvot, les lois
du judaïsme (kabalat ‘ol mitzvot) ; 4o) l’acceptation d’un candidat
sincère est une obligation. En posant la nécessité de l’intention pure
et de l’engagement envers les mitzvot, les législateurs rabbiniques
ont non seulement élaboré un rituel formalisant l’entrée dans le
judaïsme, mais aussi et avant tout défini ce qui, à leurs yeux, devait
constituer les fondements de l’identité juive en diaspora : sans
Temple ni terre, c’est la Torah qui seule pouvait assurer l’unité et la
cohésion du peuple juif, et c’est donc envers la Torah que devaient
s’engager les candidats à la conversion.
L’entrée du judaïsme dans la modernité politique et culturelle
qui suivit le processus d’émancipation politique des juifs européens
contribua à reposer la question de la conversion. Comme l’écrivent
Avi Sagi et Zvi Zohar :
Depuis le début du XIXe siècle, les processus de sécularisation, à
la fois dans les sociétés non juives et juives, ont produit des changements majeurs qui ont posé un défi aux critères traditionnels du
giyyur. D’un côté, des pans entiers de la société juive ne se considèrent plus liés par les normes de la tradition juive. De l’autre, les
évolutions des modèles légaux et sociaux de la société globale ont
permis la formation de couples mixtes juifs/non-juifs […]. Dans
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certains cas, ces facteurs ont conduit le partenaire juif à se couper
de son groupe social. Dans d’autres, ils ont motivé le couple à
demander le giyyur du partenaire non-juif.
Avi Sagi et Zvi Zohar, Giyyur. Identité juive et modernisation, p. 296.
La question se posa avec acuité à partir des années 1950, date à
laquelle les rabbins virent affluer de nombreux candidats au guiyyur
– majoritairement des épouses de juifs plus ou moins éloignés de
la tradition – qui ne remplissaient ni les exigences de l’intention
pure (puisque leur demande s’inscrivait dans le cadre d’un mariage),
ni celles de la kabalat ‘ol mitzvot (dans la mesure où de nombreux
candidats n’affichaient pas leur intention de respecter intégralement
les mitzvot). Accepter ces candidats signifiait revenir sur les contenus normatifs traditionnels de l’identité juive qui lient appartenance et respect des lois. Les refuser, c’était courir le risque de
brouiller les frontières entre juif et non-juif en faisant cohabiter au
sein des communautés les enfants de ces couples mixtes portant des
noms juifs, élevés dans le judaïsme – et parfois même circoncis –,
mais dont le statut religieux leur interdirait de se marier religieusement avec des juifs « de naissance » dont la judéité serait validée
par les institutions (à la synagogue bien sûr, mais aussi en Israël,
dans la mesure où le droit des personnes est du ressort des rabbins
orthodoxes et non de l’État) (S. Tank-Storper, Juifs d’élection,
2007).
Le problème de la porosité des frontières du judaïsme avec le
monde non juif (avec les autres religions et avec la société séculière)
est d’autant plus aigu que le judaïsme est lui-même divisé en de
multiples tendances et courants s’opposant prioritairement au
niveau des définitions que chacun donne du judaïsme, de son histoire, et de la tradition. D’un côté, on trouve les partisans d’une
attitude conciliante vis-à-vis des influences extérieures et notamment de la modernité culturelle. Essentiellement représentés par les
libéraux, les reconstructionnistes et les conservateurs (appelés aussi
« massorti », terme qui signifie en hébreu « traditionnels »), ils
reconnaissent la possibilité d’adapter la loi aux réalités historiques,
même s’ils ne sont pas tous d’accord sur les modalités de son adaptation. Les libéraux s’accordent la possibilité d’abandonner un commandement dès lors qu’il est jugé caduc, tandis que les
conservateurs entendent garder la loi dans son intégrité, mais en
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admettant son étude critique et historique en vue de son adaptation
aux changements culturels.
D’un autre côté, orthodoxes et ultra-orthodoxes estiment que la
Torah ne doit pas plier face aux aléas historiques et que chaque juif
doit se soumettre à ses commandements. Ici encore, d’importantes
différences distinguent orthodoxes et ultra-orthodoxes : tandis que
les orthodoxes n’entendent pas se couper du monde séculier, les
courants ultra-orthodoxes issus du hassidisme évitent dans la
mesure du possible tout contact avec le monde profane.
Les règles et les pratiques régissant le processus de conversion au
judaïsme varient considérablement selon les différentes mouvances.
Pour celles qui privilégient une vision normative et particularisante
de la tradition (schématiquement les courants orthodoxes et ultraorthodoxes), c’est vers une quasi-imperméabilité des frontières entre
juifs et non-juifs que le choix s’est porté. Pour celles qui préconisent
une conciliation avec les valeurs de la modernité et qui mettent
davantage l’accent sur l’universalité de la Torah (schématiquement
les libéraux et les massorti), la tendance est à une ouverture nettement plus large envers les non-juifs qui veulent entrer dans
l’Alliance.
Missions chrétiennes : longue histoire et mutation récente
Il fut une époque, pas véritablement lointaine, où l’œuvre missionnaire d’évangélisation se confondait avec la conquête coloniale
de l’Occident. On peut sans doute le discuter, mais la logique
expansionniste qui a longtemps prévalu – même des chrétiens militants le reconnaissent et le déplorent (voir J.-P. Roux, Un choc de
religions, 2007) – fut aussi associée à un sincère élan d’amour pour
le prochain et au désir moral de lui donner le choix d’un possible
salut, comme l’a souligné Paolo Prodi dans son article sur les
« Nouvelles dimensions de l’Église » (P. Prodi, Christianisme et
monde moderne, 2006). La fin d’un certain esprit impérialiste,
accompagnant la décolonisation, annonça de nouveaux engagements, moins hiérarchiques mais plus diffus, où l’œuvre missionnaire allait devenir de plus en plus protéiforme, c’est-à-dire
émanant d’acteurs diversifiés. Fini le temps où les missionnaires
n’étaient que des blancs d’Occident, nord-européens ou nord-américains. De manière croissante, les nouveaux colporteurs de la
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Bonne Nouvelle sont de fervents missionnaires locaux, indigènes.
D’ailleurs les missions protestantes, qui furent parmi les premières
à concevoir que le bien d’autrui devait passer par son autonomie
et sa capacité à devenir lui-même un acteur chrétien indépendant,
ont largement œuvré à partir du XXe siècle au processus de décolonisation et à la formation des cadres des futurs États indépendants
(voir J.-F. Zorn, « Mission, colonisation, coopération », 2004).
L’histoire contemporaine des missions a donc récemment changé
de physionomie, ce qui ne veut pas dire pour autant que le prosélytisme y soit moins virulent. Aujourd’hui, la dimension de conquête
qui motive traditionnellement l’activité missionnaire n’a sans doute
pas disparu, mais s’est déplacée d’un plan matériel à un plan spirituel. En d’autres termes, on ne peut plus systématiquement considérer l’argument spirituel comme un alibi masquant le projet
d’étendre la puissance du christianisme en augmentant le nombre
de fidèles. Tout au long du XXe siècle, et plus encore au XXIe, l’activité missionnaire a revêtu une dimension humanitaire tournée vers
le « bien d’autrui ». Un nombre croissant d’évangéliques du monde
entier se présentent ainsi non seulement comme porteurs de la
« vraie » Bonne Nouvelle, mais aussi comme des « gens qui vous
veulent du bien », ce qui rend l’appréciation du phénomène
d’autant plus complexe.
Comment comprendre que des sociétés tardivement christianisées soient aujourd’hui extrêmement prosélytes ? Du point de vue
occidentalo-centré, il y a quelques paradoxes à voir que les
Tchouktches, éleveurs de rennes de l’Arctique sibérien, sont désormais convertis par les Eskimos Yupik d’Alaska (V. Vaté, Les Civilisations du renne d’aujourd’hui, 2007), ou qu’en Océanie soient
réinventées des théologies du peuple élu (J.-F. Zorn, « La mission
protestante dans le Pacifique », 2008). Certains diront que ces
quelques exemples témoignent d’attitudes de capitulation culturelle
devant l’Église des premiers missionnaires. D’autres souligneront
exagérément une instrumentalisation par des institutions religieuses, notamment états-uniennes, en vue d’exercer une pression
internationale sur les enjeux du Moyen-Orient. Certes, la géopolitique de cette région du monde occupe une place théologique non
négligeable ; pour certains évangéliques, en effet, le retour de Christ
aura lieu lorsqu’Israël aura son territoire, le peuple juif aura reconnu
son sauveur Jésus, et tout ceci sera précédé d’une floraison de
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PROSÉLYTISME ET DIALOGUE
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figures de l’antéchrist dont l’islam et son faux prophète Muhammad
sont tenus pour des exemples majeurs. Toutefois, et quand bien
même il est vrai que dans les églises évangéliques du monde entier
le drapeau israélien flotte souvent à côté du pavillon autochtone, il
faut prendre garde à ne pas surinterpréter la réalité et faire de cette
lecture une explication causale. En réalité, les enjeux géopolitiques
sont rarement la clé de voûte de ces christianismes et, pour ceux
qui font le choix de l’engagement chrétien, les visions millénaristes
ne sont pas perçues en ces termes. Les églises indigènes sont surtout
recentrées sur des questions d’identités locales, soulignant de la
sorte le paradoxe d’un christianisme universel qui concourt – peutêtre prioritairement – à l’expression des plus petits particularismes
(C. Pons (dir.), Jésus, moi et les autres, 2013). À l’instar de ce qui
se passe depuis quelques années dans les régions kabyles de
l’Algérie, les conversions récentes au christianisme dans les pays
musulmans, qui vont croissant, relèvent clairement de ces cas de
figure : elles permettent de nouvelles formes d’affirmation des identités individuelles, collectives et nationalistes, dans des contextes où
leur expression est génériquement contenue (K. Dirèche, « Dolorisme religieux et reconstructions identitaires. Les conversions néoévangéliques dans l’Algérie contemporaine », 2009).
Les visions millénaristes témoignent d’une espérance totale dans
la venue future du Royaume de Dieu. Ce nouvel avenir, par essence
universel, est une utopie au sens où le projet s’inscrit dans un temps
eschatologique qui n’a pas encore trouvé son lieu de réalisation
(u-topos). Mais à un niveau local, le millénarisme a donné lieu à
l’ébauche d’un grand nombre d’esquisses de « Nouvelles Jérusalem »
conçues comme des exempla, ici et maintenant, du Royaume de
Dieu sur terre. Associant quête identitaire et histoire universelle,
ces projets eurent toujours du succès auprès de sociétés éprouvant
le sentiment d’être tenues à l’écart de l’histoire mondiale. L’affaire
n’est pas neuve : déjà aux XVIIe et XVIIIe siècles, au moment du
développement des mouvements piétistes, ce sont les périphéries
du monde occidental qui virent naître ces communautés chrétiennes qu’on ne disait pas indigènes mais paysannes : les franges
réformées de l’Europe scandinave, l’Amérique qui n’était pas la
puissance d’aujourd’hui mais une diaspora multiforme et retirée de
son centre. À l’époque actuelle, où jamais la conscience d’une histoire mondiale n’a été aussi largement partagée, les projections utopiques font particulièrement recette auprès des petites sociétés qui
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794 | LE RAPPORT AU MONDE
peuvent éprouver le sentiment d’être à la périphérie du monde. Un
exemple patent est celui des Indiens d’Amérique du Nord ou des
Maori de Nouvelle-Zélande : se recherchant des affinités avec l’histoire abrahamique, ils hésitent entre une identité de « chrétiens nés
de nouveau » ou une généalogie judaïque retrouvée, s’appuyant
notamment sur le mythe des tribus perdues d’Israël. Ces phénomènes illustrent l’attrait qu’exercent les grandes religions sur les
peuples autochtones. Mais des trois monothéismes, le christianisme
a l’avantage de l’accessibilité : il accepte la « vernacularisation »,
c’est-à-dire la traduction de son texte sacré dans toutes les langues,
et l’usage de celles-ci pour les pratiques cultuelles. Cette « indigénisation » articule – ou accompagne – la récente « révolution théologique » de la mission chrétienne.
Ainsi que le souligne Paul Coulon (« La mission chrétienne de
Vatican II à aujourd’hui », 2007), même dans le catholicisme,
depuis Vatican II, le recours au mot « évangélisation » – cher
notamment aux protestants – plutôt qu’à celui de « mission »
témoigne d’une mutation profonde dans la conscience missionnaire : la mission n’est plus l’œuvre de l’Église mais de Dieu. Dès
lors sont abandonnées les visions classiques du missionnaire comme
un envoyé chez les non-chrétiens pour les sauver des ténèbres, et
son projet de plantation de l’Église en terre nouvelle. On promeut
en revanche le rôle de l’Esprit Saint qui se dispense sur la terre
selon un projet divin qui échappe à l’Église. Les thèmes de l’« évangélisation des cultures » et de l’« inculturation » témoignent des
processus de décentralisation qui ont traversé l’Église. Construit
avec le terme anthropologique d’« enculturation » (adoption d’une
culture) et celui, théologique, d’« incarnation » (Dieu devenant
homme en Jésus), l’inculturation signifie l’incarnation de Jésus dans
n’importe quelle culture. La mission divine peut dès lors générer
des christianismes multiples, fruits d’un Royaume de Dieu démultiplié et réinventé localement. Ce qui auparavant était mis au rang
des christianisations imparfaites qu’on disait syncrétiques correspond aujourd’hui aux critères du mot « conversion ». Pour l’ethnologue Joël Robbins, spécialiste des sociétés de Papouasie NouvelleGuinée, la force du protestantisme évangélique est d’être particulièrement bien parvenu à entrer dans les cosmologies locales. Il s’agit
à n’en pas douter d’une forme inattendu du prosélytisme : qu’importent les déviances non chrétiennes puisqu’on ne les nomme plus
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comme telles. À la place des « non-chrétiens » on parle à présent
des « croyants des traditions religieuses », et on met en avant « une
théologie de l’unité du genre humain et de l’unicité du plan de
salut avec insistance sur le rôle de l’Esprit Saint dans l’histoire »
(P. Coulon, « La mission chrétienne de Vatican II à aujourd’hui »,
2007, p. 113).
Dans la perspective globalisée du monde contemporain, on a
ainsi souvent tendance à représenter le protestantisme évangélique
et son prosélytisme sous les traits d’une superstructure ramifiée en
réseaux transnationaux, aussi tentaculaire qu’efficace, et dont le
pilote serait en dernière instance les États-Unis d’Amérique. Pourtant, sans sous-estimer les réseaux missionnaires qui irradient effectivement depuis le Nord-Ouest des États-Unis (par exemple
Operation Mobilization, New Tribe Mission, Youth with a Mission, Mission Aviation Fellowship, Jesus’ Army, Jesus’ Revolution,
etc.), ni leur influence théologique dans la géopolitique mondiale,
il faut cependant se garder de voir le prosélytisme évangélique uniquement sous l’angle d’une instrumentalisation états-unienne.
Cette vision expansionniste, voire diffusionniste, a le défaut
d’occulter d’autres acteurs non seulement au sein de la vieille
Europe mais aussi ailleurs. Par exemple, des milliers de personnes
empruntent chaque année les réseaux précités pour aller vivre,
quelques mois durant, l’aventure des distributions clandestines de
bibles en Chine, en Israël, au Moyen-Orient, ou bien faire l’expérience d’une aide humanitaire assortie d’une œuvre d’évangélisation
(Y. Fer, L’Offensive évangélique. Voyage au cœur des réseaux militants
de Jeunesse en Mission, 2010). Or, ces cohortes d’enthousiastes,
essentiellement composées de jeunes gens, sont désormais gonflées
par des flux qui proviennent de pays historiquement non chrétiens.
Ce phénomène désormais bien identifié témoigne d’un changement
majeur du christianisme mondial, qui est sur le point d’inverser le
mouvement historique d’évangélisation Nord/Sud. Pour les missiologues (P. Coulon et P. Delisle, « Bilan et perspective en histoire
missionnaire », 2007) et les anthropologues (A. Mary, « Christianismes du Sud à l’épreuve de l’Europe », 2008), le phénomène
témoignerait d’un changement de physionomie du christianisme
mondial se traduisant par le déplacement de son centre de gravité,
les grands pourvoyeurs en missionnaires étant devenus l’Afrique, le
Brésil ou la Corée.
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796 | LE RAPPORT AU MONDE
Les conversions de convenance dans l’Islam
Si de nos jours, la question de l’expansion de l’islam fait surgir
les images d’une confrontation à la modernité occidentale pouvant
aller jusqu’à l’action terroriste, les formes majeures de l’expansion
de l’islam s’expriment davantage en interne – et notamment dans
des luttes entre les divers courants de la religion – que vers l’extérieur. Toutefois, la religion progresse aussi en nombre de conversions : les relevés du ministère algérien chargé du culte, par
exemple, montrent que les conversions à l’islam progressent d’année
en année. Ainsi, en Algérie, de 2004 à 2009 plus de 707 ressortissants étrangers se seraient convertis à l’islam. Avant 2005, le
nombre des convertis oscillait autour de 80 à 90 cas par an. Il serait
passé à 120 en 2006, puis à 133 en 2007. Pour 2008, le ministère
aurait recensé 172 conversions ; étonnement, alors que traditionnellement les conversions concernaient plutôt des femmes se
mariant au sein de cette religion qui se transmet par l’homme, la
proportion des conversions féminines serait à présent minoritaire,
ne concernant que 49 cas sur les 172. Pour 2009, la progression
aurait encore connu une accélération puisqu’en l’espace de quatre
mois, de janvier à avril, 53 personnes (36 hommes et 17 femmes)
se seraient converties. Selon les statistiques du ministère du Culte,
les ressortissants français seraient en tête de ces conversions même
si d’autres nationalités européennes (anglaise, espagnole, bulgare,
yougoslave, italienne, portugaise) et non-européennes (chinoise,
thaïlandaise, australienne, libanaise, polonaise, coréenne et philippine) figurent désormais parmi les convertis. Les chiffres restent
minimes, mais un phénomène marquant est que ces conversions,
jadis plutôt concentrées autour des liens de colonisation et
d’échange avec les mondes de l’Occident chrétien et de l’Afrique
noire, tendent désormais à s’étendre vers d’autres horizons tels que
les mondes asiatiques et les religions non monothéistes.
Le point commun de ces nouveaux convertis est sans doute leur
« célibat géographique » : les hommes qui se convertissent à l’islam
en Algérie ont généralement vécus seuls au cours de leurs premiers
temps dans le pays. Venus le plus souvent dans le cadre des grands
chantiers lancés par l’Algérie ces dix dernières années, nombreux
sont ceux qui se convertissent à la suite d’une relation amoureuse.
Le mariage, étape nécessaire à une vie en couple, apparaît ainsi
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comme l’un des principaux motifs de la conversion de ces hommes.
On retrouve le même phénomène, mais inversé, dans de nombreux
pays de l’Occident chrétien où de plus en plus de femmes d’origine
musulmane rencontrent des hommes non-musulmans avec lesquels
elles vivent maritalement. Le poids de la tradition et les contraintes
juridiques poussent généralement ces femmes musulmanes à exiger
la conversion de leur partenaire, au moins sur un plan formel, afin
de valider leur union par un mariage religieux. Cet acte permet
d’apaiser les relations de la femme musulmane (qui n’est pas nécessairement pratiquante) avec son entourage familial. Le mariage
religieux, socialement et symboliquement déterminant, est juridiquement sans conséquence pour le conjoint nouvellement converti.
Dans les cas des conversions de femmes, la motivation est
presque exclusivement liée à un désir de mariage avec un musulman. Pour l’Algérie, il s’agit le plus souvent d’Européennes ou
d’Américaines (notamment des Canadiennes) n’ayant pas vécu en
Algérie et qui ont rencontré leur mari lorsque celui-ci était expatrié.
Elles se rendent alors en Algérie, souvent pour la première fois,
afin d’officialiser une conversion qui permet, prioritairement, une
meilleure intégration dans la famille du conjoint.
Ce prosélytisme par le mariage est encouragé par la doxa de
l’islam, qui autorise les hommes à se marier avec des femmes appartenant à d’autres religions, notamment issues des monothéismes.
Par ce geste, l’époux musulman sauve une âme de l’impiété et de ses
affres, accomplissant ainsi une œuvre charitable ; cette âme délivrée
viendra, elle et sa progéniture, grossir les rangs de l’islam. En
revanche, il est formellement interdit à la femme musulmane
d’épouser un non-musulman. En l’épousant elle affaiblirait la communauté de l’islam (la umma) et contribuerait, par sa progéniture,
au renforcement du camp des infidèles.
Toutes les conversions, quelles qu’en soient les motivations, ont
lieu publiquement. Elles ont le plus souvent lieu dans des mosquées, devant un imâm et en présence des fidèles, avant d’être enregistrées auprès des services du ministère du Culte. Au niveau de
chaque wilaya (préfecture), un service de la direction des Affaires
religieuses est chargé de l’enregistrement des nouveaux candidats à
la conversion. Accompagné de deux témoins, celui qui émet le vœu
de se convertir doit réciter en arabe, devant l’imâm, la shahâda
(l’attestation de foi), premier des cinq piliers de l’islam : « J’atteste
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qu’il n’y a point d’autre divinité qu’Allah ; et j’atteste que Muhammad est le messager d’Allah ». Une enquête administrative sur la
personne convertie est alors effectuée et le dossier transmis au
ministère des Affaires religieuses. Après vérification, celui-ci délivre
au nouveau converti un certificat de conversion à l’islam lui permettant de jouir de tous ses droits de musulman. Il peut, notamment, accomplir le cinquième pilier de l’islam qu’est le pèlerinage
à La Mecque, haut lieu saint de l’islam, interdit d’accès aux nonmusulmans. Plus important encore, un tel certificat ouvre droit à
l’héritage et permet d’être enterré dans un cimetière musulman.
Le prosélytisme en interne
« Re-judaïser les juifs de France » ou bien s’inscrire
dans le « libre marché religieux »
Le Consistoire central de France, fondé en 1808 par Napoléon
sur le modèle de l’Église catholique, fournit une intéressante illustration de fermeture prosélyte externe par conversions internes. Le
Consistoire avait la double charge d’organiser le culte « israélite »
et de représenter les juifs de France auprès de l’État. Cette mission
de représentation impliquait un certain nombre de compromis avec
la citoyenneté et la modernité, tandis que son caractère monopolistique et centralisé lui imposait une certaine tolérance à la pluralité
interne. Son monopole impliquait en effet d’accueillir en son sein
l’ensemble des sensibilités du judaïsme et le prémunissait contre
une trop grande « orthodoxisation », ce qui explique en partie la
faible implantation du judaïsme libéral en France et, jusqu’à une
période récente, de l’ultra-orthodoxie (S. Trigano, « Le concept de
communauté comme catégorie de définition du judaïsme français »,
1994, p. 57).
Ce modèle fait d’unité et de pluralité, qui fit longtemps l’originalité du « franco-judaïsme », fut dans un premier temps battu en
brèche par les lois de 1905 permettant la constitution d’institutions
religieuses concurrentes, puis par la montée en puissance des courants ultra-orthodoxes à partir des années 1980.
L’élection du grand rabbin de France Joseph Sitruk à la tête du
Consistoire en 1987 constitua de ce point de vue un tournant
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important. Disciple du Rav Shakh (haute figure charismatique israélienne de l’ultra-orthodoxie ashkénaze), il arrivait avec un slogan
en forme de programme politique : « Il faut rejudaïser les juifs de
France. » Cette politique entraîna une redéfinition complète des
missions de l’institution. Il ne s’agissait plus de représenter la judaïcité française, mais de la convertir, de ramener les juifs de France,
éloignés des dimensions religieuses de l’identité juive, à la
« réponse » (teshuvah), ici entendue comme le « retour à la religion ». L’objectif n’était donc plus en priorité de représenter la judaïcité française (ce qui implique d’intégrer ses multiples sensibilités),
mais de proposer une conception normée du judaïsme, fondée sur
la primauté des mitzvot (de la loi) sur toute autre modalité d’affirmation de l’identité juive. Cette politique, qui valorise l’engagement personnel, permettait de garder dans le giron consistorial les
membres les plus investis. Dans la mesure où l’engagement au sein
de la communauté ne peut être qu’un engagement volontaire, le
risque était pour le Consistoire de voir partir vers les synagogues
ultra-orthodoxes non consistoriales le noyau dur de ses membres,
qui, bien souvent, formaient la grande majorité des minyanim
(quorum d’hommes adultes nécessaire à la récitation des prières de
tout office ou cérémonie importante) communautaires.
Cette politique faisant du ba‘al teshuvah – le converti de l’intérieur qui fait retour (à la religion) ou « qui possède la réponse » –
la figure exemplaire du croyant est indissociable d’une politique de
relative fermeture vis-à-vis des conversions externes. En posant des
conditions de pratique religieuse rigoureuse aux candidats à la
conversion, le Consistoire central de France met en avant une
norme exemplaire qui idéalement s’impose à tous. L’attitude de
l’orthodoxie consistoriale vis-à-vis des parents d’enfants adoptés par
des couples juifs est par exemple instrumentalisée afin d’énoncer la
norme et de mettre en scène la fermeté (autrement dit l’orthodoxie)
de l’institution. En fait, on ne convertit ces enfants qu’à la condition expresse que les parents eux-mêmes se « convertissent » à
l’orthodoxie. Cette politique s’inscrit dans un dispositif plus large
visant à mettre à l’écart tous ceux dont l’identité n’est pas reconnue
par le Consistoire. Les enfants nés de père juif et de mère non juive
se voient dans la grande majorité des cas refuser l’accès aux biens
symboliques et matériels dispensés par l’institution, que ce soit la
bar mitzvah ou l’admission dans les écoles et colonies de vacances
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consistoriales. Lors du débat tenu le 6 mars 1994 sous l’égide du
groupe Geisher, consacré au thème des conversions en France, le
grand rabbin Goldmann se défendait cependant de fermer systématiquement les portes de la communauté à ces enfants à l’identité
incertaine. Il affirmait notamment qu’ils étaient acceptés, à condition que les parents s’engagent à élever ces enfants dans le respect
des mitzvot. Autrement dit, l’homogénéité recherchée par le Consistoire n’est pas tant une homogénéité statutaire (puisque certains
peuvent être acceptés sans être « halakhiquement » juifs) qu’une
homogénéité idéologique : c’est l’adhésion aux conceptions du
judaïsme orthodoxe qui fonde l’identité de l’institution et la nonconformité à cette définition idéale de la judéité qui justifie
l’exclusion.
La politique restrictive du Consistoire en matière de conversions
s’inscrit donc dans une logique de radicalisation idéologique et religieuse du Consistoire central de France dans le cadre de la concurrence croissante des mouvements ultra-orthodoxes à caractère
charismatique. La conversion, dans ces conditions, agit bien
comme marqueur de frontière, mais une frontière idéologique et
non pas « ethnique ». Elle définit l’orthodoxie et, par là même, aide
à affirmer en direction de l’ultra-orthodoxie une légitimité contestée tout en affirmant le caractère indéfectiblement religieux de
l’identité juive.
À l’opposé, certains courants du judaïsme libéral nord-américain
font le pari de jouer le jeu du free religious market, afin d’inverser
le mouvement de désaffection qui touche un nombre croissant de
juifs nord-américains en laissant s’agréger ceux qui se reconnaissent
dans les valeurs du judaïsme. Gary Tobin, sociologue juif libéral
américain, suggère ainsi, en s’appuyant sur un discours explicitement fondé sur la légitimité des sciences sociales, de passer à une
politique active et volontariste en matière de conversion :
Notre défi consiste à envisager la communauté juive dans le
contexte américain, où les frontières ethniques et religieuses sont
perméables. […] Chacun – qu’il s’agisse de juifs de naissance ou de
non-juifs qui envisagent le judaïsme – doit maintenant choisir pour
être juif. Les juifs de naissance peuvent choisir de devenir chrétiens
ou bouddhistes. Les individus nés juifs peuvent choisir de n’être
rien, d’abandonner leur identité sans se convertir à une autre religion. Ceux qui ne sont pas nés juifs peuvent se convertir au
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PROSÉLYTISME ET DIALOGUE
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judaïsme. Face à cette fluidité, le judaïsme doit devenir attractif
pour les juifs de naissance – sinon ils risquent de préférer partir –
et pour ceux qui ne sont pas nés juifs, afin qu’ils choisissent le
judaïsme.
Gary A. Tobin, Opening the Gates. How Proactive Conversion Can
Revitalize the Jewish Community, 1999.
Tobin propose de faire entrer explicitement le judaïsme américain dans le supermarché religieux, de l’adapter aux contraintes de
son milieu et de le positionner, au même titre que les autres religions, sur le marché compétitif des religions et des biens spirituels.
L’enjeu est non seulement de transformer en mariages juifs des
mariages mixtes (qui atteignent des taux proches de 50 % des
mariages engageant au moins un conjoint de religion juive), mais
d’en faire de véritables promoteurs du judaïsme puisqu’ils permettraient d’inclure les conjoints non juifs et de redynamiser les communautés en les faisant profiter de l’enthousiasme des nouveaux
adhérents. Certaines communautés réformées nord-américaines se
sont d’ores et déjà lancées avec ardeur dans la bataille. Sur la côte
Ouest, aux alentours de San Francisco et de Los Angeles, mais
aussi dans des États plus reculés comme la Géorgie, certains rabbins
appliquent presque mot pour mot le programme du sociologue,
convertissant des familles entières qui n’avaient jusque-là aucun
rapport avec le judaïsme. Depuis une quinzaine d’années, de nombreux livres prenant la forme de témoignages ou de guides sont
proposés à ceux que l’aventure séduirait. Cette littérature, dans le
plus pur style de la littérature spirituelle nord-américaine, permet
d’orienter les candidats potentiels dans leur démarche : des récits
de conversion leur offrent des modèles auxquels s’indentifier ; les
rabbins sont notés selon leur efficacité ; on y trouve des listes de
bonnes adresses permettant de se repérer dans les méandres institutionnels, des bibliographies et, presque toujours, des explications
sur le processus de conversion, ainsi que quelques rudiments de
judaïsme. La conversion au judaïsme acquiert ainsi aux États-Unis
une visibilité qu’elle n’a pas dans les autres pays. Elle tend également à s’aligner sur le modèle des autres religions, notamment protestantes : elle a vocation à témoigner de la vérité d’un message, à
affirmer sa puissance émotionnelle ; et, à l’inverse de la position
prônée par le Consistoire central de France, le converti de l’extérieur tend de plus en plus à se poser comme figure exemplaire
du croyant.
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802 | LE RAPPORT AU MONDE
Conversion et évangélisation : les échelles d’une diaconie
sur mesure
Avec de grands encarts publicitaires qui, le long des routes, proclament que Jésus mort pour les péchés de tous est la réponse pour
l’humanité, ou des bataillons de jeunes gens tout sourire et bien
mis qui arpentent les villes deux par deux pour confier aux passants
des petits imprimés sur la « Bonne Nouvelle », ceux qu’on nomme
les évangéliques sont à présent, « en interne », parmi les plus prosélytes du monde chrétien. De manière générique, et plus ou moins
juste, on place sous l’appellation « protestantismes évangéliques »
un ensemble complexe d’églises et de courants religieux (méthodistes, presbytériens, baptistes, anabaptistes, adventistes, unionistes,
brethrens, shakers, pentecôtistes, mennonites…) issus des réveils
internes au protestantisme, qui ont historiquement émergé aux
cours des XVIIIe et XIXe siècles en Europe (Allemagne, Angleterre,
Hollande, Scandinavie…) et en Amérique du Nord. Dans son sens
usuel, le sociologue Jean-Paul Willaime rappelle que l’expression
« évangéliques » renvoie surtout à « des protestants particulièrement
pieux, orthodoxes et prosélytes » (« Le développement du protestantisme “évangélique” et des campagnes d’évangélisation », 2000,
p. 294). La constellation des églises du protestantisme évangélique
ne forme pourtant pas une unité. Leurs diverses dénominations
renvoient à des différences dans leurs théologies, leurs organisations
institutionnelles, leurs liturgies ainsi que leurs « styles » (charismatiques émotionnels, classiques, etc.). Aussi, en interne et à une
échelle locale, elles sont souvent concurrentes au point même que
leurs tentatives œcuméniques s’apparentent plutôt à de périlleux
dialogues interreligieux. À une échelle plus large en revanche, elles
se présentent sous une certaine unité que traduit l’expression « chrétiens nés de nouveau » (born-again Christians), en laquelle toutes
se reconnaissent.
Les chiffres estimant leurs effectifs sont très approximatifs et souvent gonflés, soit par les évangéliques eux-mêmes, soit par des commentateurs qui dramatisent leur expansion et alimentent la thèse
du choc des civilisations. Ils oscilleraient ainsi entre 400 et 700 millions, un écart qui témoigne de la difficulté à saisir cette nébuleuse
dans laquelle on ne distingue pas toujours entre les fondamentalistes et les autres. Or, comme le souligne l’historien Sébastien Fath,
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il est pourtant essentiel de ne pas confondre les sensibilités car
« si tous les fondamentalistes protestants sont évangéliques, tous les
protestants évangéliques ne sont pas fondamentalistes » (Dieu
bénisse l’Amérique, 2004, p. 89). Les premiers, véritablement prosélytes, ont pour caractéristique essentiellz une lecture littérale de la
Bible comme parole infaillible de Dieu. En s’appuyant sur l’Apocalypse, ils accordent une place substantielle à la doctrine du millénarisme qui suppose le règne de Jésus-Christ sur la terre une fois que
le peuple élu aura regagné son territoire. Précédée d’une grande
bataille qui sera menée sur la colline de l’Armageddon, en Israël,
cette phase finale aura lieu après une période de chaos marquée par
l’action de l’Antéchrist (sur cette lecture du millénarisme et du
dispensationalisme, voir F. Zein, Christianity, Islam and Orientalism, 2003, et S. Fath, Du ghetto au réseau, 2005). Cette prophétie
témoigne de l’importance que revêt l’eschatologie dans la lecture
du cours de l’histoire ainsi que dans la détermination de ce qu’il
est urgent de faire au moment présent. La vision de l’imminence
d’une fin souhaitée rend l’effort d’évangélisation encore plus nécessaire – notamment à l’endroit des Juifs – et maintient l’Islam dans
une position d’ennemi. Celui-ci est en effet aisément associé à
l’Antéchrist ; on connaît du reste le soutien des évangéliques à la
cause israélienne. Jérusalem et la colline de l’Armageddon sont des
hauts lieux de pèlerinage, et les évangéliques appellent de leurs
vœux les plus chers la conversion des Juifs au christianisme car elle
précipitera la vision millénariste.
Avant d’être présents sur les cinq continents et de devenir les
instruments de la revendication autochtone et indigène précédemment décrite, les christianismes évangéliques ont tout d’abord été,
au cours du XXe siècle, les principaux leviers d’un prosélytisme
interne qui a œuvré dans tous les pays du monde protestant. Ce
prosélytisme a tout d’abord conduit à établir une distinction entre
les « vrais chrétiens » et ceux (associés aux « séculiers ») qui prétendent l’être par tradition. Car pour un évangélique, « être chrétien » signifie que la foi n’est pas héritée mais acquise dans la
conversion à l’issue d’une rencontre personnelle avec Dieu, puis
entretenue par une éthique de vie quotidienne et un engagement
militant. Le moment fondateur est donc celui de l’expérience
intime, voire solitaire, au cours de laquelle le croyant fait alliance
avec Dieu. La procédure doit être aussi simple que sincère : la main
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804 | LE RAPPORT AU MONDE
sur le cœur, en prière, il suffit de dire qu’on accepte Jésus, fils de
Dieu, comme son unique sauveur, mort sur la croix pour ses
propres péchés. C’est dans cet engagement personnel, intime et
exprimé directement entre le sujet et son Dieu que s’opère la vraie
conversion ou, pour être plus précis, la renaissance en Christ. Mais
ensuite, on ne peut être chrétien en restant seul et hors du monde :
on appartient à une communauté de croyants, une église, au sein
de laquelle est pratiqué le baptême par immersion. La question du
baptême est au cœur de nombreux débats qui divisent les diverses
églises entre elles : peut-on par exemple rebaptiser quelqu’un qui
l’aurait été préalablement, au moment de sa naissance ? Sur ces
questions il n’y a pas de réponse unanime mais plutôt un ensemble
d’accommodements qui dépendent à la fois des liturgies propres à
chaque église, mais aussi, plus prosaïquement, des relations que ces
églises concurrentes entretiennent entre elles sur les lieux où elles
se trouvent. Ce qu’il importe donc de relever c’est que, pour les
évangéliques, le baptême ne constitue pas une étape rituelle fondatrice au sortir de laquelle l’individu disposerait d’une identité chrétienne acquise une fois pour toutes. Plus largement, c’est là l’une
des critiques récurrentes que les protestants adressent aux chrétiens
d’autres confessions (catholiques, orthodoxes…) qui, selon eux,
sont demeurés trop attachés aux formes rituelles de l’appartenance
collective, au risque d’oublier le sens intime de l’engagement auprès
de Dieu. Or, cet engagement, après l’expérience de la rencontre et
de l’alliance personnelle avec Dieu, constitue le creuset de l’identité
chrétienne car on ne peut avoir part au Christ sans avoir part à sa
mission dans le monde. Il est ainsi attendu de chacun qu’il trouve,
selon la forme qui lui convient au mieux, comment témoigner de
Dieu sur la terre et poursuivre l’œuvre évangélisatrice.
De manière générale, on peut distinguer deux modalités complémentaires de l’attitude évangélisatrice : celle de l’exemplarité et celle
de l’action dans le monde. La première modalité renvoie à la foi et
à l’éthique de vie quotidienne que le croyant est censé mettre en
pratique en se conformant à une discipline et une hygiène de vie
morale. De la sorte, par son comportement, sa prévenance envers
les autres, son altruisme, sa bienveillance à l’égard d’autrui, tout
son être est censé témoigner de ce qu’il y a de chrétien en lui, et
plus encore transmettre aux autres une image de la Bonne Nouvelle. L’évangélisation par l’exemplarité de l’attitude est ainsi au
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PROSÉLYTISME ET DIALOGUE
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cœur de ce qu’être chrétien veut dire et implique, au jour le jour,
pour l’individu vis-à-vis de son entourage social, chrétien ou non
chrétien. En outre, la tendance des évangéliques à contester la légitimité des spécialistes religieux invite chacun à rechercher pour luimême son mode d’action sur la terre. « Que puis-je faire pour
répondre à l’appel de Dieu et poursuivre son œuvre ? » Cette question essentielle, qui revient en somme à se demander « comment
puis-je être chrétien ? », trouve sa réponse dans un diaconat « sur
mesure », et d’ambition variable, qui renvoie à la seconde modalité
de l’évangélisation : celle qui s’opère par l’action dans le monde.
Ici se déclinent les multiples méthodes d’évangélisation : distribuer
des Évangiles en faisant du porte à porte, proposer des tracts et des
chants dans la rue, diffuser des émissions radiophoniques ou de
télévision, fonder une église, ouvrir une librairie chrétienne, organiser une catéchèse ou des réunions d’évangélisation où chacun est
chargé d’inviter un voisin, un ami ou un collègue, prendre part aux
grands rassemblements dans des stades, aider financièrement des
populations défavorisées en échange d’une assiduité à des cours, etc.
Ainsi, par-delà une image classique qui veut faire du prosélytisme
une caractéristique du voyageur missionnaire sur des terres lointaines, l’acte même est inhérent à l’identité chrétienne et se décline
à ce titre sous des formes multiples. D’une certaine manière, à
l’échelle des relations interindividuelles, il est aussi un processus qui
relève des formes d’acquisition du pouvoir et du prestige social.
Dans cette forme religieuse du christianisme qui insiste sur l’idée
d’une intimité personnelle – et même d’une connivence – avec le
divin, le charisme est perçu comme un « don » de l’Esprit Saint à
l’individu ; et le prosélytisme est le « contre-don » que ce même
individu se doit d’effectuer, certes en direction des hommes, mais
à travers eux directement à Dieu (S. Coleman, « The Charismatic
Gift », 2004). Ainsi, un certain degré de distinction individuelle
– et de prestige social – repose sur la capacité du sujet à convertir
autour de lui. Enfin, la spécificité du christianisme évangélique
réside dans le fait de considérer non seulement les non-chrétiens,
mais aussi la plupart des chrétiens membres des églises dites « historiques » (catholique, orthodoxe, luthérienne, etc.), comme des personnes à évangéliser et à convertir.
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806 | LE RAPPORT AU MONDE
Islam : l’expansion de la Salafiya
L’école mâlikite (sunnite), principale référence dans une très
grande partie du Maghreb, est depuis quelques années mise à mal
par une avancée inexorable de courants se réclamant d’autres obédiences. Avec la période dite de l’éveil (waqt al-sahwa), les fidèles
adoptent peu à peu de nouvelles conduites et de nouvelles références. À côté du mâlikisme, d’autres écoles sunnites, comme le
hanbalisme, ont pris une place non négligeable. Au-delà du sunnisme, le shiisme s’est frayé un passage pour atteindre une frange
relativement large de la population. Il ne s’agit pas d’un accommodement, au sens où une forme de religion s’accommoderait d’une
autre en lui faisant une place dans la liturgie et les dogmes : il s’agit
d’une pénétration qui modifie la religion en transformant ses rites,
ses pratiques et ses références fondamentales. L’islam coutumier
apparaît alors comme une religion subissant les assauts d’un prosélytisme visant à imposer une autre religion.
Imâms, prédicateurs et autres agents du religieux semblent trouver secondaire l’appartenance aux écoles et préfèrent privilégier les
fondements (al-usûl). Cette propension à vouloir retourner aux fondements porte un nom : la Salafiyya. Du Moyen-Orient à l’Asie,
pour beaucoup d’acteurs seuls les référents fondamentaux sont
reconnus, tout le reste étant considéré comme d’ordre historique et
à ce titre susceptible d’être laissé de côté ou changé parce que non
sacré. La Salafiyya n’est pas pour autant une unification absolue :
elle continue à être divisée entre diverses tendances.
La première, modérée (as-salafiyya al-mu‘tadila), entend réislamiser le monde par le bas. L’action de ses membres consiste à réformer
les mœurs par l’exemple et la bonne parole. De fréquentes tournées
dans les quartiers de la ville permettent aux Tablîghis (partisans de
la Jamâ’at al-tablîgh wa al-da‘wa, fondée par Mawlâna Muh Ilyâs
Khandalawi (1885-1944) dans l’Inde britannique des
années 1920), principaux représentant de ce courant, de prêcher
un islam ritualiste et quiétiste. Sans prétention intellectuelle, cet
islam populiste et missionnaire est quelque peu dédaigné par les
courants radicaux. Il leur sert cependant de marchepied d’une rare
efficience. Beaucoup de jeunes islamistes doivent leur première
conversion à ces groupes qui les ont initiés en transformant leur
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PROSÉLYTISME ET DIALOGUE
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vision du monde. Lassés par l’« indolence » de ces gracieux prosélytes, certains optent finalement pour une Salafiyya active (harakiya). Et lorsque le jihâd supplante le militantisme politique, la
Salafiyya dite modérée (mu‘tadila) devient, aux yeux de tous ceux
qui ont opté pour le jihâd, une Salafiyya figée (jâmida) par opposition à la Salafiyya combattante (jihâdiyya). Aujourd’hui, nous pouvons répertorier au sein de celle-ci trois grandes familles.
La Salafiyya al-‘ilmiyya distingue le domaine de la Sharia de celui
de la politique. Elle milite pour un changement de la société par
la propagation d’une culture islamique attestée par des références
documentées. La science des hadiths, les biographies des grands
savants et les épopées permettront d’établir la véracité des faits et
des dires du Salaf (les pieux anciens) qui doivent guider la vie du
musulman. Elle considère que la politique telle qu’elle se pratique
aujourd’hui à travers les partis et les différentes instances constituent autant d’innovations blâmables (bid‘a). Par conséquent, il
faut l’éviter et éviter de contester le pouvoir à celui qui le détient
tant qu’il n’a pas montré une impiété flagrante (kufr buwwâh).
D’une manière générale, la Salafiyya al-‘ilmiyya se limite aux aspects
religieux et ne se prononce qu’avec des « preuves scientifiques »
(adilla ‘ilmiyya), c’est-à-dire en faisant référence à l’exégèse coranique à la lumière d’une sunna (tradition prophétique) documentée. Elle se veut apolitique, en ce sens qu’elle appelle au respect du
souverain et considère la désobéissance comme une faute grave. En
Algérie, comme ailleurs, la Salafiyya ‘ilmiyya est surtout connue
pour être opposée à la Salafiyya jihâdiyya. Elle dénonce le fait de
s’attaquer aux détenteurs du pouvoir. En retour, les pouvoirs
publics témoignent à ce courant une certaine bienveillance, favorisant quelquefois l’émergence et la popularisation de certaines de ses
figures. C’est cette Salafiyya qui fait un travail en profondeur de
réislamisation des mœurs en revisitant tous les détails de la vie
quotidienne à la lumière du patrimoine religieux hérité du Salaf, les
pieux anciens. Tout est objet de questionnement – boire, manger,
s’habiller, s’accoupler, etc. – dans ce courant qui montre une obsession d’agir en conformité à un passé vécu comme exemplaire et
salutaire. On peut résumer son credo par la formule introductive
qui précède toute prise de parole de chacun de ses adeptes : « Le
pire des maux est l’innovation ; et toute innovation est une hérésie.
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808 | LE RAPPORT AU MONDE
Chaque hérésie est une déviation ; et toute déviation mène à
l’enfer. »
En deuxième lieu vient la Salafiyya al-harakiyya, représentée par
la mouvance islamiste qui a choisi de se structurer en partis pour
propager ses convictions. Le meilleur exemple en Algérie en est le
Mouvement de la société pour la paix (MSP, ex-Hamas), qui participe à la coalition gouvernementale. Son fondateur, Mahmoud
Nahnah, connu comme partisan des Frères musulmans, avait développé l’idée d’un islam répandu à plusieurs niveaux au sein de la
société, autorisant pour ce faire une organisation en partis et associations.
Enfin, vient la Salafiyya jihâdiyya, qui appelle ouvertement au
jihâd pour combattre les autorités de l’État en vue de la refondation
du califat. Elle appelle à combattre tous ceux qui gouvernent ou
s’impliquent dans l’exercice d’un pouvoir qui gouverne selon des
lois différentes de celles édictées par Allah. Aux yeux de ses adeptes,
tout musulman qui ne respecte pas ces lois divines est un apostat
qu’il faut combattre. La Salafiyya jihâdiyya se réclame de l’héritage
hanbalite (l’une des quatre écoles de pensée religieuse formant le
droit musulman de l’islam sunnite) mais aussi et surtout de celui
qui a su le revitaliser au XIVe siècle : Ibn Taymiyya (1263-1327).
Théoricien du jihâd contre les ennemis de l’islam, qu’ils soient
d’origine musulmane ou non musulmane, Ibn Taymiyya, qui autorisa à combattre l’ennemi de l’intérieur, au sein même de l’Islam,
occupe aujourd’hui une place de choix dans les références de la
Salafiyya dans son combat contre le shiisme et le soufisme. La Salafiyya jihâdiyya est également dans la filiation de Muhammad Ibn
‘Abd al-Wahhâb, l’auteur du Kitâb al-tawhîd (Traité de l’unicité
divine), qui soutenait que ses contemporains, bien que faisant profession de foi, n’en demeuraient pas moins des idolâtres ayant pris
une distance avec l’unité divine. À ce titre, il était permis de les
combattre comme tout autre idolâtre.
Les régimes des pays musulmans accusés de négliger les préceptes
divins sont les premiers ennemis de la Salafiyya, qu’elle appelle à
combattre sans répit. Les dirigeants des pays musulmans sont de
plus en plus accusés de ne pas combattre les non-musulmans et de
continuer à entretenir des relations avec eux au détriment de
l’Islam. Parce qu’ils ont sacrifié la cause de l’islam aux contingences
d’ici-bas, ces régimes doivent être combattus comme des apostats.
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Qualifiés désormais de shuyûkh de la sahwa (chefs de la mouvance
radicale) les chefs de file de cette mouvance radicale (Salmân
al-‘Awda, Safar al-Hawâlî, Nâsir al-‘Umar) s’en prennent directement aux régimes en place (à commencer par celui de la maison
des Saoud) et dénoncent la corruption, l’incompétence et surtout
le non-respect des obligations divines. Après la disparition d’Ibn
Bâz et d’al-‘Uthaymîn, et avec la mort de Muhammad Amân
al-Jâmi‘, Rabî‘ al-Madkhâlî est devenu l’une des principales figures
des oulémas officiels de l’Arabie saoudite. Avec Falâh al-Harbî, il
ne cesse de s’opposer à tous les mouvements qui cherchent à agir
politiquement. Participer à la politique est d’une certaine manière
reconnaître les constitutions et le droit positif. Or, cela est contraire
à leurs yeux aux lois prescrites par Allah.
Aidés par internet, ces nouveaux shuyûkh de la Salafiyya propagent leur littérature au sein des masses des fidèles des pays musulmans et remettent au goût du jour les écrits de Sayyid Qutb (poète
essayiste égyptien (1906-1966), militant musulman et membre des
Frères musulmans), dont les écrits condamnaient « les régimes
apostats qui règnent sans respecter les lois d’Allah ». Le fameux
opuscule L’Obligation cachée, occultée ou reniée (al-fârida al-ghâ’iba)
de Muhammad ‘Abd al-Salâm Faraj, qui avait fait du jihâd un des
devoirs fondamentaux du musulman, a recommencé à circuler dans
les milieux de la Salafiyya. Chacune des tendances de la Salafiyya
se réclamant de la mouvance radicale (sahwa), qu’elle privilégie
l’action armée (jhâdiyya), l’action politique (harakiyya) ou qu’elle
soit quiétiste et apolitique (‘ilmiyya), a trouvé en Internet un moyen
inespéré pour propager ses thèses : la prédication on-line s’est développée, permettant aux musulmans les plus isolés de rentrer en
contact avec le mufti de leur choix. Si la consultation des sites
jihâdistes est rendu malaisée par leur migration et leur instabilité,
dues essentiellement à la traque dont ils font l’objet, les sites des
autres courants sont largement présents sur la toile et des œuvres
jusque-là très peu connues au Maghreb circulent désormais au sein
de tous les milieux religieux.
Parallèlement à cette poussée salafiste, on assiste à une remise en
cause totale des écoles sunnites, voire du sunnisme. Ceux qui se
disent non concernés par les écoles (lâ-madhabiyyin) et se réclament
souvent de la Salafiyya peuvent se trouver, parfois malgré eux, très
proches des références shiites. Tout en proclamant leur attachement
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au sunnisme, ils continuent à « innover » pour se différencier d’un
discours véhiculé par les grandes figures du shiisme. Ainsi, un certain nombre de questions sont aujourd’hui rediscutées dans le sunnisme en fonction d’un débat impulsé à l’origine par le courant
shiite. Ces questions peuvent aussi bien relever du domaine de
l’observance (al ‘ibâdât) que des relations sociales (al-mu‘âmalât).
Les trois religions monothéistes connaissent donc toutes des
accès de fondamentalisme dont l’expression est le désir frénétique
de conversion de l’autre. Les modalités de son exercice et ses enjeux
idéologiques, sociologiques et politiques connaissent bien sûr une
grande variabilité qui dépend des époques et des lieux. Cependant,
qu’il soit interne ou externe, violent ou contrôlé, le prosélytisme
n’en demeure pas moins une sorte de « pulsion » irréfrénable et
consubstantielle aux religions universelles de salut. Ce sont elles, en
effet, qui l’ont fait naître ; aucune autre religion, fût-elle antérieure,
contemporaine ou postérieure aux monothéismes n’a jamais placé
en son centre l’impérieuse nécessité de la conversion. Cette curieuse
et singulière injonction est source de confrontations. Mais elle est
aussi, paradoxalement, issue des religions qui, les premières, s’inscrivirent dans une attention « humaniste », soucieuses du salut de
toutes les créatures humaines de Dieu. Maîtriser cette « pulsion »
suppose un long cheminement qui requière une certaine maturité :
reconnaître et accepter l’existence de l’autre ; engager avec lui des
relations qui n’impliquent pas une remise en cause de ce que je suis
ni de ce en quoi je crois ; lui concéder une place et une autorité
sur le territoire que j’occupe… Pour les trois religions universalistes
qui portent chacune leur vérité unique, ce « vivre ensemble » est le
fruit de dialogues et de relations d’un type nouveau qui ont récemment pris de plus en plus d’importance et d’influence.
VERS
UN VRAI DIALOGUE ?
LES RELATIONS INTERRELIGIEUSES
Comment des individus ou des groupes religieux, avec leurs
identités fortes et leurs prétentions à la vérité, en viennent-ils à
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PROSÉLYTISME ET DIALOGUE
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pratiquer quelque chose d’aussi paradoxal que le dialogue interreligieux ? On voit en effet, depuis une vingtaine d’années, les relations
interreligieuses se développer de façon significative, sous forme de
rencontres, de débats, de prières et d’associations de militants. On
découvre que des maires ou des préfets convoquent des responsables
religieux pour promouvoir leur « bonne entente ». On observe que,
de diverses manières, les institutions religieuses, minoritaires ou
majoritaires, prennent progressivement en compte la pluralité du
paysage religieux. Cependant l’histoire de ces relations est bien plus
longue. En France, on peut distinguer trois étapes dans le développement des relations interreligieuses. Les prémices de ces relations
sont motivées par le philosémitisme et surtout par la Shoah, ainsi
que par l’orientalisme. Suit alors la découverte de l’islam pendant
la période des décolonisations, qui s’accompagne de l’installation
de migrants de culture musulmane en France, des années 1960 aux
années 1980. Enfin, à partir de la guerre du Golfe en 1991, on
voit se multiplier les déclarations et les prières interreligieuses pour
la paix. La dynamique se poursuit avec des objectifs liés au « vivre
ensemble » et à la connaissance mutuelle.
De l’entre-deux-guerres aux années 1960 :
philosémitisme et orientalisme
La première étape de l’émergence du mouvement interreligieux est
celle de petits groupes de pionniers. L’axe judéo-chrétien est privilégié, en réaction à la Shoah, mais l’intérêt pour les religions orientales
et l’islam se manifeste aussi dans des cercles savants. La figure de
l’autre est d’abord celle d’une victime, le juif, victime du génocide, et
même d’une victime non reconnue, puisque jusqu’à la fin des
années 1960 les victimes juives du nazisme sont bien moins prises
en considération que les victimes politiques, comme le montre JeanMichel Chaumont dans La Concurrence des victimes (1997).
Le courant philosémite de l’entre-deux-guerres :
de la mission à la solidarité
Dans la France de l’entre-deux-guerres, le courant philosémite a
un versant politique autour de la Ligue internationale contre l’antisémitisme (LICA), future Ligue internationale contre le racisme
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812 | LE RAPPORT AU MONDE
et l’antisémitisme (LICRA), et un versant chrétien, protestant et
catholique qui découvre et assume les racines juives du christianisme. Ses acteurs sont des hommes de lettres, des journalistes et
des gens d’église. Une des grandes figures en est le philosophe néothomiste Jacques Maritain, protestant d’origine, converti au catholicisme, tout comme sa femme d’origine juive. Bien qu’il envisage
toujours la conversion finale des juifs, il écrit de nombreux textes
contre l’antisémitisme, dont certains seront publiés pendant la
guerre.
Chrétiens et juifs collaborent dans quelques groupes, dénonçant
l’antisémitisme, faisant connaître le judaïsme et aidant les juifs en
danger. L’Union civique des croyants, fondée à Paris en 1934, rassemble des catholiques, des protestants et des juifs, écrivains, philosophes ou religieux, et organise des conférences contre le racisme,
l’antisémitisme et l’anticléricalisme. Un peu plus tard, en 1941,
l’Amitié chrétienne, œuvre de solidarité interconfessionnelle semiclandestine, est fondée à Lyon, sous le patronage du cardinal Gerlier
et du pasteur Bœgner, avec le soutien du Consistoire israélite ; elle
collabore avec l’Œuvre israélite de secours aux enfants.
Pendant la période d’avant-guerre, la mission envers les juifs se
transforme peu à peu en solidarité, comme le montre Madeleine
Comte dans Sauvetages et baptêmes (2001). C’est ce qu’illustre le
cas de la congrégation de Notre-Dame de Sion, fondée au
XIXe siècle par les frères Ratisbonne (d’origine juive) pour la conversion des juifs, qui évolue vers l’aide et la protection en sauvant de
nombreux enfants juifs, puis, dans les décennies qui suivent, vers
la reconnaissance et le dialogue. Si près de mille baptêmes y sont
donnés entre 1939 et 1945, soit près de la moitié de ceux de la
période 1842-1958, ce chiffre représente, comme dans l’ensemble
des institutions catholiques, une faible fraction des personnes
aidées. Le passage du mépris à l’estime demeure cependant très
minoritaire.
Jules Isaac et l’Amitié judéo-chrétienne
Au lendemain de la guerre et de la Shoah, certains chrétiens
prennent conscience que les collaborations, actives ou passives, avec
la politique de Vichy ont été facilitées par un catéchisme fortement
teinté d’antijudaïsme. En plus des membres des quelques groupes
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PROSÉLYTISME ET DIALOGUE
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d’avant-guerre mentionnés ci-dessus, l’avancée des relations judéochrétiennes doit beaucoup à un Juif laïc, l’historien Jules Isaac
(1877-1963), comme le montre André Kaspi dans l’ouvrage qu’il
lui consacre. Célèbre pour ses manuels d’histoire, qu’il a cosignés
avec Albert Malet, Jules Isaac est un disciple et admirateur de
Péguy, et s’est engagé avec lui dans l’affaire Dreyfus. Inspecteur
général de l’enseignement public, il est révoqué par le gouvernement de Vichy en 1941. En 1943, sa famille est arrêtée par la
Gestapo ; il y échappe, s’enfuit et n’apprendra la solution finale
qu’en 1945. En 1946, il achève l’écriture de son livre Jésus et Israël,
sur les origines de l’antisémitisme (publié en 1948).
Les propositions conclusives de l’ouvrage vont constituer un
document de travail essentiel pour la conférence internationale
contre l’antisémitisme qui se tient à Seelisberg en Suisse, en 1947, à
l’initiative d’organisations judéo-chrétiennes anglaise et américaine,
rassemblant soixante-dix participants venus de dix-neuf pays ; elles
sont aussi à la base de la charte en dix points qui y sera adoptée.
L’Amitié judéo-chrétienne (AJC) est fondée à Paris en 1948. Elle
adopte la charte de Seelisberg et s’affilie à l’International Council
of Christians and Jews. Le premier conseil comprend six juifs, cinq
catholiques, deux protestants et deux orthodoxes. Ce conseil est
formé d’universitaires, d’hommes de lettres, ainsi que de plusieurs
clercs, attestant du souci de rester en lien avec les institutions. Les
membres de l’association s’expriment dans la presse, à la radio, par
des conférences et diffusent une revue. La Société des amis de l’abbé
Grégoire, de tendance laïque et républicaine, y adhère dès les premiers mois.
L’ouvrage d’Isaac obtient un bon succès éditorial, dans une
France encore largement christianisée et sous le choc de l’occupation et du génocide. Il montre que Jésus est juif de naissance,
d’éducation et dans son comportement. En s’appuyant sur les
textes, il souligne que la tradition évangélique se rapproche étroitement de la tradition juive et que l’antijudaïsme a été favorisé par
des lectures ultérieures des Évangiles. Il argumente que le peuple
juif n’est pas déicide : les Juifs de la diaspora n’ont pas connu Jésus
et les passages décrivant un accueil favorable sont plus nombreux
que ceux qui sont hostiles. C’est, selon lui, la concurrence prosélyte
des premiers siècles entre christianisme et judaïsme qui a fait se
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814 | LE RAPPORT AU MONDE
répandre l’accusation de déicide. Mais Henri-Irénée Marrou, professeur d’histoire du christianisme à la Sorbonne, président et
membre du conseil de l’AJC, est en désaccord total avec Isaac sur
la question du déicide. Dans Esprit, il accuse Isaac d’être « apologiste et de chercher à démontrer que seuls les Romains sont responsables, alors que le grand prêtre a livré Jésus aux Romains, car il
s’était proclamé “fils de Dieu” ». Il ajoute qu’il est allé trop loin
pour « disculper le peuple juif dans son ensemble » et que les juifs
se sont trompés « sur la réalité messianique de Jésus ». La critique
du père Jean Daniélou, jésuite français, théologien de renom et
académicien, est vive aussi : « M. Isaac mutile l’Évangile […].
J’attends de lui ce nouveau livre ou ce nouvel article où il apprendra
à ses frères de race à reconnaître en Jésus l’accomplissement de
la Loi ».
Dans les années qui suivent, quelques groupes locaux de l’AJC
se créent, souvent sous l’impulsion d’Isaac, mais les débuts de
l’association sont difficiles, à la fois par manque d’appui théologique et ecclésial et du fait des mentalités à l’égard des Juifs. Néanmoins, deux revues voient le jour pendant cette période. Les Cahiers
sioniens de la congrégation Notre-Dame-de-Sion, lancés en 1947
par le prêtre catholique Paul Demann, d’origine juive, qui a participé à la réunion de Seelisberg, combattent l’antisémitisme et
montrent les racines juives du christianisme (ils paraîtront jusqu’en
1955). Du côté protestant, la revue Foi et vie publie, à partir
de 1947, un Cahier d’études juives, dont le premier numéro s’ouvre
par une déclaration de repentance signée par le pasteur CharlesWestphal.
Des années 1950 à Vatican II, le développement difficile
de l’intérêt pour l’autre
Du côté de l’islam, Louis Massignon (1883-1962) est un personnage-clé jusqu’aux années 1950. Ce professeur au Collège de France
a redécouvert sa foi catholique au contact de l’islam et étudie la
mystique musulmane. Il se distingue des autres orientalistes en tissant des liens personnels avec des musulmans. Bien qu’il prie pour
la conversion des musulmans, il reconnaît la dimension inspirée du
Coran. Il a une grande influence pour transformer la vision de
l’islam par ses écrits et ses contacts au sein de l’Église puis par le
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PROSÉLYTISME ET DIALOGUE
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biais de ses disciples. Fondateur en 1947 d’un Comité d’entente
France-Islam, il défend l’internationalisation des lieux saints et
s’oppose à la politique israélienne.
En 1954, il fonde une prière islamo-chrétienne, greffée sur un
pardon breton (pèlerinage ou procession associée à un lieu et manifestation traditionnelle de la foi populaire en Bretagne) au sanctuaire des Sept-Saints à Vieux-Marché en Côtes-d’Armor. Elle
repose sur la légende des Sept Dormants, partagée par chrétiens et
musulmans : selon celle-ci, sept jeunes martyrs chrétiens d’Éphèse,
emmurés vivants au IIIe siècle, se seraient réveillés un siècle plus
tard. Après avoir visité Éphèse, Massignon s’intéresse à cette tradition, relatée dans le Coran, dans laquelle il voit une version musulmane de l’Apocalypse et un trait d’union entre christianisme et
islam. À ces prières bretonnes, il fait venir des musulmans ouvriers
et des personnalités ; bientôt l’assistance atteint plusieurs centaines
de personnes. L’activité se poursuit encore aujourd’hui, accompagnée d’une journée de colloque interreligieux.
Le contexte politique des années 1950 conditionne fortement
l’évolution des relations interreligieuses. La question d’Israël divise
l’opinion. Un des acteurs de ce débat est Jacques Madaule (18981993), écrivain et intellectuel catholique, et nouveau président de
l’Amitié judéo-chrétienne. Suite à un voyage en Israël à l’invitation
de l’Agence juive, il écrit en 1951 Le Retour d’Israël, ouvrage qui
est à la fois un plaidoyer pour le jeune État et une prise de position
contre la ligne de Témoignage chrétien. En effet, le milieu qui gravite autour de cette revue, après avoir été très actif auprès des juifs
persécutés pendant la guerre (avec l’Amitié judéo-chrétienne), est
devenu très réticent à l’égard d’Israël, à cause des réfugiés palestiniens. Un autre acteur du débat est Jacques Nantet, lui aussi
homme de lettres parisien et catholique, spécialiste des questions du
Moyen-Orient. Il considère que l’internationalisation de Jérusalem
serait une marque de méfiance à l’égard des Juifs. Introduit au
conseil de l’Amitié judéo-chrétienne par Madaule en 1952, il
devient une des personnalités du mouvement judéo-chrétien.
En 1956, son livre Les Juifs et les Nations, assez optimiste sur l’avenir
du jeune État, sur ses possibilités d’entente avec les nations arabes
et sa capacité à devenir un trait d’union entre l’Orient et l’Occident, obtient un large succès. En face, le milieu de Témoignage
chrétien est marqué par l’influence de Massignon qui a participé à
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816 | LE RAPPORT AU MONDE
des rencontres judéo-chrétiennes dès avant la guerre, et a, comme
on l’a vu, une grande proximité avec la culture arabe.
Schématiquement, on observe donc dès cette période une ligne
philosémite Madaule-Nantet, proche de l’Amitié judéo-chrétienne
et des Cahiers sioniens, qui s’oppose à une ligne arabophile autour
de Massignon, du Comité France-Islam et de Témoignage chrétien,
favorable aux relations islamo-chrétiennes.
Dans cette première période des relations interreligieuses, il faut
encore mentionner l’Union des croyants, née en 1946 de l’intérêt
pour les religions orientales, avec le soutien de Pierre Teilhard de
Chardin et de Louis Massignon. C’est la branche française du
World Congress of Faiths, fondé en 1934 par un Anglais qui a
participé au Parlement des religions de Chicago.
Du côté de l’institution catholique, le tournant de la stratégie
missionnaire, amorcé avant la guerre, se renforce dans les
années 1950, sous l’effet de la décolonisation. Jean Daniélou est un
des premiers à questionner les formes que prend le devoir missionnaire de l’Occident. En 1944, il fonde le Cercle saint Jean-Baptiste,
dont il est l’aumônier. Ce centre de spiritualité missionnaire et de
rencontres interculturelles porte un regard positif sur les autres religions. Les références au père de Foucauld (officier de l’armée française devenu explorateur, géographe, puis religieux catholique et
linguiste, béatifié en 2005), à Massignon et à Jules Monchanin
(prêtre catholique, moine et ermite, ardent promoteur du dialogue
interreligieux hindou-chrétien) y sont nombreuses. Les équipes travaillent sur des sujets comme l’islam, le judaïsme, l’Inde et
l’Afrique.
Par ailleurs, lorsque Jules Isaac apprend le projet du concile
Vatican II, il demande une audience auprès de Jean XXIII, qui a
lieu le 13 juin 1960. Il avait déjà eu en 1949 un entretien avec son
prédécesseur, Pie XII, auquel il avait présenté les dix points de la
Conférence de Seelisberg. Isaac obtient de Jean XXIII la promesse
d’un texte sur les relations entre chrétiens et juifs mais les deux
hommes meurent en 1963 sans voir les fruits de ce travail. Le
concile Vatican II, qui se déroule de 1962 à 1965, instaure un
début de reconnaissance des autres religions, exprimé dans la déclaration conciliaire Nostra Aetate, Déclaration sur les relations de
l’Église avec les religions non-chrétiennes, qui inclut effectivement
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PROSÉLYTISME ET DIALOGUE
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deux paragraphes sur les religions juive et musulmane et ne sera
votée qu’en 1965. On y lit (§ 2) :
L’Église catholique ne rejette rien de ce qui est vrai et saint dans
ces religions. Elle considère avec un respect sincère ces manières
d’agir et de vivre, ces règles et ces doctrines qui, quoiqu’elles diffèrent en beaucoup de points de ce qu’elle-même tient et propose,
cependant apportent souvent un rayon de la vérité qui illumine tous
les hommes. Toutefois, elle annonce, et elle est tenue d’annoncer
sans cesse le Christ qui est « la voie, la vérité et la vie » (Jean, 14,
6), dans lequel les hommes doivent trouver la plénitude de la vie
religieuse et dans lequel Dieu s’est réconcilié toutes choses.
L’installation de musulmans en France
à partir des années 1970
L’intérêt envers les autres religions progresse dans certains
milieux cultivés. Mais quelles sont-elles ? Jusqu’aux années 1960, la
figure de l’autre était le juif, victime de l’antisémitisme séculaire. À
partir des années 1970, une nouvelle figure d’altérité apparaît en
France, le musulman, victime lui aussi, comme travailleur exploité
et pauvre. En outre, au moment où la Shoah est de plus en plus
reconnue, se dessine une autre figure de victime, plus lointaine :
celle de l’Arabe, réfugié Palestinien, assimilée au musulman. On l’a
vu, la « concurrence des victimes » qui se joue entre juifs et Arabes
a, dès la période précédente, produit une ligne de partage entre
philosémites et arabophiles et rendra particulièrement difficile le
développement de relations interreligieuses trilatérales.
La poursuite d’un intérêt cultivé pour l’autre,
du côté du judaïsme et de l’Orient
En 1963, l’Amitié judéo-chrétienne prend un nouveau départ et
devient une fédération de groupes locaux. En 1975, sa revue
devient mensuelle et traite de l’antisémitisme et des relations judéochrétiennes en donnant une large part à la dimension historique.
Les auteurs sont historiens, théologiens, philosophes ou militants
cultivés. L’association organise une journée annuelle d’étude et ses
sections mettent sur pieds des conférences sur l’antisémitisme, le
judaïsme, le dialogue judéo-chrétien ou sur des textes bibliques.
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818 | LE RAPPORT AU MONDE
C’est encore dans un milieu parisien cultivé que naît, en 1965,
sous l’impulsion de l’écrivain Maryse Choisy, de la physicienne
Madeleine Berthaud, du recteur de la mosquée de Paris Si Hamza
Boubakeur et du père Daniélou, l’Alliance mondiale des religions,
section française de la World Fellowship of Religions, fondée en
Inde en 1954. L’Alliance a pour but l’étude et la compréhension des
religions et inclut juifs, chrétiens, musulmans, bouddhistes, sikhs et
hindous. Elle organise une trentaine de colloques annuels parisiens,
où les orateurs sont des théologiens des diverses religions ou des
scientifiques, invités à traiter des thèmes religieux, des rites aux
anges en passant par les rêves ; les actes d’une dizaine d’entre eux
sont édités.
Les débuts de l’institutionnalisation du dialogue,
sur fond de tensions politiques
En 1967, la guerre des Six Jours a des effets dévastateurs sur
les relations interreligieuses. Elle provoque des démissions dans les
structures de dialogue judéo-chrétien et judéo-islamo-chrétien. Des
juifs reprochent aux chrétiens leur silence ; l’État d’Israël n’est
d’ailleurs pas reconnu par le Vatican, et une partie des chrétiens
affiche nettement sa solidarité avec le peuple palestinien. C’est
pourtant en pleine guerre des Six Jours que quelques acteurs des
relations judéo-chrétiennes, considérant que le dialogue doit
s’ouvrir à l’islam, fondent la première association de dialogue judéoislamo-chrétien, la Fraternité d’Abraham. André Chouraqui avait
rencontré le futur cardinal Daniélou à Rome en 1965 pour lui en
suggérer le projet. Né en Algérie, Chouraqui (1917-2007) a fait ses
études rabbiniques et de droit à Paris, où il a rencontré Monchanin,
Massignon, Maritain et Daniélou, et où il a adhéré à l’Amitié
judéo-chrétienne au début des années 1950. Il a ensuite vécu en
Algérie, puis à Jérusalem. En 1967, une première rencontre a lieu
à la Grande Mosquée de Paris avec des représentants des trois religions, dont Riquet, Nantet (vice-président catholique de l’Amitié
judéo-chrétienne jusqu’en 1978), Daniélou, Chouraqui et Boubakeur, qui est l’hôte. Nantet est le premier président et le restera
pendant vingt-six ans. La Fraternité constitue un comité de patronage réunissant de hautes personnalités de chaque religion. Les
membres actifs sont écrivains, clercs, universitaires et militants laïcs.
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Les principales activités sont des conférences mensuelles sur des
thèmes religieux, dont l’orateur est successivement juif, chrétien et
musulman, et la publication d’une revue trimestrielle. Il n’est pas
surprenant, dès lors, que le président de l’Amitié judéo-chrétienne,
Madaule, signe au moment de la fondation de la Fraternité d’Abraham un article dans Le Monde pour exprimer ses plus vives réserves
sur ce dialogue à trois.
Au debut des années 1970, les Églises commencent à prendre en
compte la pluralité religieuse. Du côté catholique, le Comité épiscopal pour les relations avec le judaïsme (CRJ) est institué en 1969
et le Secrétariat épiscopal pour les relations avec l’Islam (SRI)
en 1973. La Fédération protestante de France se dote de deux commissions : Église et peuple d’Israël en 1968 et Église-islam en 1971.
En 1974, le gouvernement suspend l’immigration, mais autorise
le regroupement familial. Face à la passivité des pouvoirs publics
qui considèrent la présence musulmane comme provisoire, les
milieux religieux catholiques et protestants organisent des cours
d’alphabétisation, soutiennent des Maghrébins face aux menaces
d’expulsion et prêtent des locaux disponibles comme lieux de
prière. Une trentaine de locaux, dont des chapelles désaffectées,
sont ainsi octroyés. Si les Maghrébins sont avant tout considérés
comme des travailleurs pauvres et exploités, un changement de
regard s’amorce, en particulier sous l’impulsion du premier responsable du SRI, Michel Lelong, père blanc arabophone, qui a vécu
au Maghreb et contribue à faire reconnaître les musulmans comme
des croyants.
Les années 1970 voient alors se multiplier les colloques internationaux islamo-chrétiens où se juxtaposent des discours parallèles
ainsi que certaines dérives apologétiques ou politiques. Dans ce
contexte, un groupe d’intellectuels chrétiens et musulmans de Tunisie choisit en 1977 une autre voie en lançant un Groupe de
recherches islamo-chrétien (GRIC), dont le travail se fait en sections (Paris, Bruxelles, Tunis, Rabat), à parité entre chrétiens et
musulmans, avec une réunion annuelle de délégués. Le père Lelong
en assure le secrétariat général jusqu’en 1997. Les membres, une
quarantaine, pour la plupart théologiens ou universitaires, sont
compétents sur les deux religions et revendiquent une certaine
indépendance institutionnelle. Chaque thème est travaillé plusieurs
années pour aboutir à un ouvrage collectif : c’est là un exemple
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unique de recherche théologique interreligieuse significative ayant
donné lieu à une production écrite. Parmi les titres parus, on peut
mentionner Ces Écritures qui nous questionnent. La Bible et le Coran
(1987), Foi et Justice (1993), Pluralisme et Laïcité (1996), Péché et
Responsabilité éthique (2000). Par ailleurs, en tant que responsable
du SRI dès 1973, Lelong organise des réunions de formation sur
l’islam dans diverses villes de France qui favorisent la création d’une
quinzaine de groupes islamo-chrétiens à la fin des années 1970 et
au début des années 1980.
Les années 1980 marquent un tournant dans la perception de
l’islam en France. Les débats liés à l’intégration puis au port du
foulard par les femmes dans l’espace public font de l’islam un problème de société. Son image est encore aggravée par la révolution
iranienne, les violences en Algérie et les attentats perpétrés à Paris
en 1986. La hiérarchie catholique s’oppose au prêt de lieux de
cultes, jugeant leur charge symbolique trop forte. Les musulmans
passent alors du statut de victimes à celui de concurrents ; on craint
les conversions à l’islam, tout en continuant à valoriser celles de
l’islam vers le christianisme.
Le développement de l’interreligieux
après l’année internationale de la paix
1986, l’année internationale de la paix, qui se situe en pleine
période de guerre froide, est un moment clé pour les relations interreligieuses. Alors que le pape Jean-Paul II convoque à Assise une
prière interreligieuse pour la paix, de nombreux catholiques organisent des répliques locales de l’événement, en 1986 ou bien ultérieurement, en particulier en temps de crise, dont certaines
débouchent sur la création d’associations locales.
À Rouen, par exemple, c’est suite à une prière interreligieuse
qu’est fondée l’Association culturelle et religieuse intercommunautaire pour la paix, ouverte aux non-croyants, dont le président est
alternativement de l’une des religions participantes et qui organise
des prières et des rencontres thématiques sur la paix, les droits de
l’homme ou la connaissance des religions. Plus généralement, la
pratique de prières interreligieuses pour la paix se développe à partir
de ce moment-là.
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PROSÉLYTISME ET DIALOGUE
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Trois associations interreligieuses nationales se créent dans la
décennie qui suit, l’une plurireligieuse et les deux autres islamochrétiennes. En 1986 naît la Conférence mondiale des religions
pour la paix (CMRP), section française de la World Conference on
Religion and Peace. Dès le début, la CMRP compte des membres
catholiques, protestants, juifs, musulmans et bouddhistes (ultérieurement orthodoxes, hindous et bahaïs). À partir de la fin des
années 1990, l’association constitue un réseau de groupes affiliés,
souvent orientés vers des questions de « vivre ensemble ».
Une autre organisation, bilatérale, l’Association pour le dialogue
islamo-chrétien et les rencontres interreligieuses (ADIC) naît
en 1989 de la rencontre du père Lelong avec des diplomates français et égyptiens et s’oriente vers des préoccupations plus politiques.
Son premier colloque se déroule au Conseil de l’Europe à Strasbourg, en pleine crise du Golfe, en décembre 1990. On n’y évite
pas les dérapages politiques sur le Liban ou l’intifâda et l’on note
l’absence de Catherine Trautmann, alors maire de Strasbourg, à la
séance d’ouverture ainsi que celle du Rabbin Gutman, invité
comme observateur, qui reprochera par voie de presse à Lelong ses
prises de position pro-arabes et anti-juives. L’affaire remonte en
effet à juin 1982, au moment de l’invasion du Sud-Liban par Israël,
lorsque Michel Lelong avait co-signé, avec Roger Garaudy et le
pasteur Étienne Mathiot (premier responsable de la commission
Église-Islam de la Fédération protestante), un encart d’une page
dans Le Monde accusant Israël d’utiliser des logiques racistes et de
vouloir l’élimination des Palestiniens :
La postérité d’Abraham est ainsi définie d’une manière raciste,
non par la communauté de la foi, mais par la continuité du sang.
Comment des chrétiens peuvent-ils accepter, sous prétexte de la
validité de la promesse, la logique sanglante de ses conséquences ?
[…] L’argumentation pseudo-biblique est d’autant plus inacceptable
que la plupart des Israéliens et des sionistes qui en abusent ne sont
pas des croyants. La « Terre de la promesse » est donc pour eux un
slogan de propagande chauvine et non un acte de foi.
Le Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF)
avait alors protesté et porté l’affaire en justice, mais Lelong n’a
finalement pas été condamné.
L’ADIC se recentre ensuite sur la dimension nationale et son
second colloque, en 1992, porte sur l’éducation. Peu après, la
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nomination du coprésident, le recteur Haddam, au Haut Comité
d’État d’Algérie accélère une crise latente et provoque le départ de
six autres personnalités du conseil. L’ADIC revient alors à des
objectifs internationaux ; son président, El Samman, ancien soussecrétaire d’État du gouvernement égyptien, se lance dans la diplomatie interreligieuse pour établir des relations entre le Vatican et
Al Azhar (centre historique de l’autorité et de l’enseignement islamique en Égypte), qui déboucheront en 1998 sur un comité de
dialogue entre les deux institutions. En 1994, il ouvre l’association
au judaïsme lors d’une conférence tenue à la Sorbonne en faisant
entrer le grand Rabbin Sirat et le président du CRIF, Théo Klein,
dans l’organisation.
Dès 1992, les démissionnaires de l’ADIC fondent une autre association bilatérale, le Groupe d’amitié islamo-chrétienne (GAIC),
coprésidée par Michel Lelong et Mustapha Chérif, universitaire et
ancien ministre algérien de l’Éducation. Les membres du conseil,
à parité chrétiens et musulmans, sont en majorité des clercs, des
responsables d’associations religieuses ou des universitaires. L’objectif est la connaissance mutuelle et la promotion de valeurs communes. Le colloque inaugural se tient au Sénat en 1993, en
présence d’universitaires, de militants et de représentants des ministères des Affaires étrangères et de l’Intérieur, de la Ligue arabe, des
ambassades du Maroc, de Tunisie et du Soudan. Les débats portent
sur les conditions du culte musulman, l’intégrisme et le racisme.
Le colloque de 1995 traite des visions mutuelles des chrétiens et
des musulmans, sur lesquelles une commission a travaillé. Les travaux du GAIC prennent ensuite une orientation plus politique avec
le colloque de 1997 sur les minorités religieuses. On oscille entre
la dénonciation de l’islamophobie, la valorisation de la laïcité, la
condamnation des extrémismes et l’apologie des situations des
minorités en pays musulman. La délégation égyptienne se retire
après qu’un conférencier catholique a souligné qu’en dépit de l’égalité juridique, les chrétiens égyptiens sont victimes de discriminations de fait. Les déclarations d’un journaliste assimilant le Coran
à un livre de guerre ainsi que des remarques agressives à l’égard de
femmes voilées provoquent un départ en masse.
Par la suite, les thèmes de colloques sont plus consensuels : on
y réfléchit sur « les croyants dans la cité » (2002) ou « les cultures
de dialogue en France et en Turquie » (2005). L’association organise
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aussi des conférences à plusieurs voix, avec des intervenants chrétiens et musulmans, universitaires, religieux et diplomates, sur
l’Égypte, l’Irak, le Soudan ou Jérusalem, dont le but est de montrer
la possible coexistence pacifique des communautés. Elle promeut en
outre chaque année une « semaine nationale de rencontres islamochrétiennes » qui a pris progressivement de l’ampleur et fédère
actuellement des manifestations dans une cinquantaine de villes
françaises et européennes.
De la guerre du Golfe aux banlieues, la multiplication
des initiatives locales
Une troisième génération d’associations interreligieuses émerge
au cours des années 1990. C’est l’ensemble le plus important : elles
sont quelques centaines, dont la grande majorité des associations
locales. Si plusieurs événements favorisent les initiatives locales, le
plus déterminant est sans conteste la guerre du Golfe (1991), dont
on a craint des répercussions en France. D’autres événements ont
suivi : l’assassinat des moines trappistes en Algérie (1996), le début
de la seconde intifâda (fin 2000) et les attentats du 11 septembre
(2001). De plus, le début des années 1990 correspond à un désenchantement des jeunes d’origine immigrée face aux ségrégations à
l’embauche et au logement et aux difficultés sociales dans les zones
urbaines. L’interreligieux de proximité est marqué par la crainte des
conflits communautaires, ainsi que par la volonté de solidarité
sociale, de convivialité et de connaissance mutuelle concrète. Les
actions se diversifient et les relations, majoritairement multilatérales, peuvent inclure des agnostiques ou des Bouddhistes, ou
encore d’autres groupes issus de religions minoritaires. L’examen de
quelques cas particuliers permettra d’illustrer la diversité des associations et les dynamiques qui ont suscité leur création.
L’interreligieux à partir des années 1990
En 1991, la guerre du Golfe fait craindre que la solidarité arabe
ne provoque des affrontements intercommunautaires – qui n’auront
pas lieu. On voit alors se multiplier deux types d’initiatives interreligieuses : d’une part, des déclarations communes de représentants
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religieux, dont une partie est suscitée par des maires ou des préfets ;
d’autre part, des réunions de prière pour la paix, dont certaines
déboucheront sur la création d’associations.
Var Espérance, à Toulon, est un exemple type d’association née
suite à une initiative de prières interreligieuses pour la paix, menée
par un groupe de catholiques et protestants, membres de l’Amitié
judéo-chrétienne et s’intéressant à l’islam. Dans le cas de Toulon,
la résistance au racisme et à l’extrême droite, qui détient la mairie
de 1995 à 2001, est un motif supplémentaire d’engagement.
Dans certains cas, des initiatives chrétiennes se transforment en
activités interreligieuses. C’est le cas en Hauts-de-Seine, où l’initiative d’un prêtre chargé des relations avec l’islam évolue en une
association islamo-chrétienne, Approche 92. Nommé en 1987,
Michel Jondot organise à partir de 1991 des journées islamo-chrétiennes d’échange sur des questions sociales : école, délinquance,
santé. Le coanimateur musulman du groupe de concertation, Saïd
Abssi, ancien militant de l’Algérie indépendante, pousse à former
une association, qui est déclarée en 1995 et a son siège dans une
cité HLM où elle propose de l’aide aux devoirs et un atelier de
tissage, chantier d’insertion pour les femmes de la cité. Dans
d’autres villes, des antennes proposent des réunions d’échange sur
des thèmes de société.
En 1996, l’assassinat des moines de Tibhirine en Algérie suscite
des prières interreligieuses dans de nombreuses villes. À Nantes,
c’est suite à de telles prières que se crée l’association Tibhirine qui
inclut protestants, catholiques, orthodoxes, juifs, musulmans,
bouddhistes et agnostiques. Forte d’environ 150 adhérents, elle
reçoit des subventions de la ville de Nantes et s’est affiliée à la
CMRP. Son activité principale est une veillée interreligieuse « de
méditation, de réflexion et de prière » mensuelle, comportant des
lectures, des musiques et des temps de méditation silencieuse, qui
accueille une centaine de personnes, sur des thèmes comme la rencontre, l’intériorité ou l’étranger. Elle organise aussi une journée
annuelle de « forum de paix ».
En 1998, le 400e anniversaire de l’édit de Nantes donne lieu à
divers types de manifestations, souvent culturelles mais aussi œcuméniques ou interreligieuses. C’est ainsi que les communautés protestantes et catholiques et le maire de Limeil-Brévannes (Val-deMarne), qui organisent une exposition sur l’édit de Nantes à l’Hôtel
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PROSÉLYTISME ET DIALOGUE
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de Ville, souhaitent donner une suite plus large à l’initiative, en y
incluant juifs et musulmans. Par une heureuse coïncidence, la
mairie reçoit au même moment l’offre d’un restaurateur musulman
qui souhaite offrir cent couscous aux « pauvres ». Les deux parties
sont mises en relation et s’entendent pour organiser, en janvier 1999, un repas pour les plus démunis, qui sera aussi intercommunautaire. Ce sera l’action fondatrice d’Horizon Espoir Solidarité
(HES), qui depuis cette date organise chaque année un repas spectacle intercommunautaire, une pièce de théâtre et une conférence
à quatre voix. Le repas intercommunautaire comptait cent couverts
lors de sa première édition 1999, il atteint six cent cinquante en
2008. HES bénéficie de subventions de la mairie et collabore avec
des associations d’entraide pour assurer la gratuité du repas aux
personnes démunies. Le conseil de l’association est paritaire entre
catholiques, protestants, juifs et musulmans. Le président est un
responsable d’association musulmane.
Deux types d’associations interreligieuses :
culturelles et de proximité
Les développements du militantisme interreligieux de cette troisième période montrent qu’on peut schématiquement distinguer
deux types d’associations interreligieuses. D’une part, les associations les plus anciennes – que l’on peut qualifier de « culturelles »
– qui ont principalement des activités de type conférences et colloques et dont le public est très majoritairement retraité, catholique
et cultivé ; d’autre part, les associations « de proximité » qui se développent surtout depuis le début des années 1990 et qui ont des
activités plus variées et un public beaucoup plus diversifié en religions, en générations et en milieux socioculturels.
Les initiatives locales se multipliant au début des années 1990,
il n’est pas étonnant que des médias s’y intéressent. C’est ainsi que
le 24 novembre 1996, la CMRP et l’Actualité religieuse, avec le
soutien des éditions Albin Michel et de Réforme, coproduisent les
« Assises du dialogue interreligieux », qui se tiennent à Paris devant
plus de cinq cents participants. Le 7 mars 1999, les secondes Assises
ont lieu à Lille, en présence d’André Comte-Sponville, « athée de
service » qui intervient à chaque session : cette mise en scène de
la figure du non-religieux s’inscrit dans l’évolution d’un dialogue
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interreligieux accueillant de plus en plus souvent des non-croyants,
comme on le voit dans les associations de proximité, en même
temps qu’il accorde une place plus large aux questions sociales.
Les politiques, promoteurs de la « bonne entente
interreligieuse »
Pendant la même période, les acteurs politiques locaux et nationaux se montrent eux aussi soucieux de promouvoir la « bonne
entente interreligieuse ». Ainsi, à Marseille, depuis la guerre du
Golfe, le maire préside une structure permanente, Marseille-Espérance, rassemblant les responsables religieux de sa ville. Un peu
plus tard, celui de Roubaix demande au président d’une fédération
d’associations laïques de créer une organisation interreligieuse
incluant des agnostiques, tandis qu’à Montreuil l’équipe municipale
met en place un centre d’étude des faits religieux. Plus ponctuellement, en particulier lorsqu’on craint que l’actualité internationale
n’ait des répercussions en France, les initiatives de maires ou de
préfets se multiplient pour réunir des responsables religieux et leur
faire signer des déclarations communes. Les deuils collectifs,
comme le crash du Concorde en 2000 ou les attentats du 11 septembre 2001, sont de plus en plus souvent l’objet de cérémonies
interreligieuses auxquelles participent les représentants de la République. Dans les discours de ministres ou de dirigeants politiques,
les références aux communautés et aux identités religieuses sont de
plus en plus fréquentes, et vont même parfois jusqu’à la promotion
des relations intercommunautaires.
Parallèlement, les institutions religieuses multiplient les initiatives interreligieuses, le plus souvent sous forme de conférences
organisées par une église, un temple, une mosquée, une synagogue
ou une association confessionnelle, où sont invités des acteurs
d’autres religions. Du côté catholique, une partie de ces activités
sont initiées par les correspondants diocésains du CRJ et du SRI.
Des prières interreligieuses ont lieu pour faire écho aux réunions
d’Assise en 1986 ou aux moments de crise comme la guerre du
Golfe. Des monastères catholiques proposent des rencontres interreligieuses, souvent sous forme de week-ends.
La concurrence des victimes, entre juifs et musulmans, se poursuit pendant les années 1990 et s’accentue à partir de la seconde
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PROSÉLYTISME ET DIALOGUE
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intifâda (2000). Elle se joue à la fois par rapport à la mémoire et
à l’héritage du passé (Shoah et antisémitisme, Nakba, réfugiés et
colonisation) et au présent (attentats et antisémitisme, racisme et
échec social). Elle favorise la concurrence entre les relations judéochrétiennes et islamo-chrétiennes, ainsi que le dialogue entre deux
religions orienté contre la troisième, mais cet effet est relativisé par
la prédominance des associations multilatérales.
Les religions, quelles qu’elles soient, ne sont jamais des blocs
monolithes et figés. Leurs histoires sont faites de fusions, de
mélanges et de bricolages qui surgissent aussitôt que des peuples se
rencontrent et qu’ils doivent s’accommoder les uns avec les autres.
Les sciences sociales sont coutumières de ces phénomènes ; elles les
constatent fréquemment, en de nombreux contextes, s’étonnant de
la rapidité avec laquelle des religions diverses peuvent cohabiter et
même se mêler. C’est un point essentiel qu’il faut rappeler : le
syncrétisme est au cœur de tout phénomène religieux. Les histoires
longues de chaque grande religion ne sont faites que de ces arrangements qui, au moyen de réinventions des traditions théologiques,
de remaniements dogmatiques et liturgiques, ou d’intégrations de
figures et conceptions hérétiques, assurent le maintien de l’autorité
et de l’influence cléricale sur les plans temporel et spirituel. De
manière quelque peu paradoxale, le prosélytisme concourt à ces
procédés syncrétiques. À l’exception d’un prosélytisme radical qui
consiste à haïr l’altérité, et donc à l’éradiquer par la force, voire par
le terrorisme ou la guerre, les prosélytismes sont souvent l’occasion
de mélanges. En somme, l’ingestion est rarement totale et il n’est
pas d’évangélisation qui ne réussisse sans quelques effets de retour
et de transformation à l’endroit de la religion missionnaire. La tendance syncrétique est un phénomène de fond qui travaille toutes
les religions, mais comme à l’insu des hommes qui les administrent,
un peu à la manière d’une langue qui poursuit inexorablement sa
métamorphose au grand dam du législateur.
Cependant, à l’opposé de ces procédés syncrétiques s’affirme
aussi une tendance au retranchement sur des théologies closes,
essentialisées, qui s’appuie sur une vision de la religion comme à
la fois universaliste et particulariste. L’humaniste trouve souvent
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raisonnable, moralement et intellectuellement juste, de combattre
ce prosélytisme lorsqu’il est fruit de telles postures essentialistes qui
réifient un seul univers de sens (une seule religion comme unique
et vraie) qu’il faudrait, par devoir, étendre à l’ensemble de l’humanité. Ici, devant la foi, l’humaniste souhaiterait voir prôner plus de
tolérance et un certain relativisme culturel. Mais cette position ne
lui est pas facile à tenir et sans cesse le prosélyte le renvoie à l’inconfort de sa posture. Car l’argument prosélyte ne fait en substance
rien d’autre que d’appliquer à la religion l’argument humaniste du
progrès. L’analogie est flagrante avec notamment la Déclaration
universelle des droits de l’homme.
De nos jours en effet, personne ne songe à remettre sérieusement
en cause la notion d’universalisme que la pensée occidentale a associée
à celle de progrès, et que la plupart des peuples du monde se réapproprient comme un outil de libération. Lors du soixantième anniversaire
de la Déclaration universelle des droits de l’homme, on a pu mesurer
la force de conviction de l’argument universaliste, et simultanément
le peu de crédit accordé à l’idée de relativisme. Le temps est loin désormais où les ethnologues se dressaient comme les défenseurs du relativisme culturel ; il n’y en a plus guère aujourd’hui pour embrasser la
cause relativiste que prônait Claude Lévi-Strauss, lorsqu’il redoutait
les effets ravageurs de la machine universaliste. Tous ou presque se sont
rangés aux côtés des revendications universalistes des peuples du
monde réclamant un même accès à des droits universels qui réifient
le concept de personne – essentialisé dans l’idée d’une « dignité de la
personne humaine » – et inversement destituent le concept de culture
dont la variabilité peut être une menace contre la personne. Moralement et éthiquement, on ne peut que souscrire à cette position. Mais
celle-ci nous met bien en peine quand il s’agit ensuite de prôner un
relativisme à l’endroit des religions. Le prosélyte l’a fort bien compris
et son argument universaliste est adressé à l’encontre de ce relativisme
des religions, reposant sur l’idée d’une reconnaissance des droits universels de chaque homme à être sauvé par la vraie religion, à pouvoir
faire le choix de son salut, de sa libération, et de son progrès contre la
tyrannie – supposée ou réelle – des systèmes culturels et des fausses
religions qui l’obligent et le contraignent.
Le développement d’un dialogue interreligieux où les acteurs ne
se mélangent pas mais reconnaissent dans la religion de l’autre un
véritable interlocuteur, partenaire ou concurrent, n’est sans doute
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pas étranger à ce phénomène. Cette reconnaissance mutuelle, qui
n’a d’ailleurs pas concerné les religions autochtones de statut
mineur, puisque dans leur cas on n’a jamais parlé de dialogue interreligieux, s’est construite au cours du XXe siècle dans une élaboration progressive répondant aux crises conjoncturelles. Longtemps
elle a pris la forme d’un militantisme moral engagé pour la paix,
inspiré par des gens éduqués, soucieux de montrer que les personnes civilisées pouvaient vivre ensemble. Mais en sous main, les
vérités uniques et universelles ne se discutaient pas de sorte que,
paradoxalement, les lieux du dialogue interreligieux furent aussi
l’occasion pour chacun de se recentrer sur lui-même, et de redire
son influence dans le curieux échiquier des trois religions. Aussi,
tapie dans l’ombre, la crainte des conversions est-elle toujours présente et le prosélytisme redouté comme le grain de sable pouvant
gripper les rouages d’un fragile dialogue. Tout espoir de rapprochement n’est cependant pas voué à l’échec, bien au contraire. Si, en
effet, l’invention institutionnelle du dialogue interreligieux n’est
jamais parvenue à dépasser les vérités distinctives des théologies
concurrentes (mais était-ce seulement son ambition ?), il existe en
revanche un autre travail, sur le terrain, besogneux et régulier, qui
opère quant à lui une prometteuse action tantôt syncrétique tantôt
accommodante. Il s’agit, tout simplement, du phénomène religieux
en tant qu’activité sociale, vécue par des gens ordinaires qui vivent
chaque jour côte à côte ; celle-là est en ébullition, toujours en train
de se réinventer, de se faire, défaire et refaire.
Christophe PONS, avec la collaboration d’Anne-Sophie LAMINE,
Abderrahmane MOUSSAOUI et Sébastien TANK-STORPER 1
Bibliographie
ATTIAS Jean-Christophe et Esther BENBASSA, Dictionnaire de civilisation juive,
Paris, Larousse, 1997.
1. Anne-Sophie Lamine : Vers un vrai dialogue ? Les relations interreligieuses.
Abderrahmane Moussaoui : Les conversions de convenance dans l’islam ; Islam :
l’expansion de la Salafiya. Sébastien Tank-Storper : Judaïsme, un prosélytisme
par défaut ; « Re-judaïser les juifs de France » ou bien s’inscrire dans le « libre
marché religieux ». Les autres textes sont de Christophe Pons.
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830 | LE RAPPORT AU MONDE
AZRIA Régine, Le Judaïsme, Paris, La Découverte, 2003 [1996].
BASSET Jean-Claude, Le Dialogue interreligieux. Histoire et avenir, Paris, Cerf,
1996.
BECKER Annette, Danielle DELMAIRE et Frédéric GUGELOT (dir.), Juifs et chrétiens : entre ignorance, hostilité et rapprochement (1898-1998), Villeneuved’Ascq, Conseil scientifique de l’université Charles de Gaulle Lille 3, 2002.
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