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Bartók - Ecrits
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Bartók - Ecrits
Écrits
Béla Bartók
Philippe Albèra et Peter Szendy (éd.)
Traducteur : Peter Szendy
DOI : 10.4000/books.contrechamps.1346
Éditeur : Éditions Contrechamps
Lieu d’édition : Genève
Année d’édition : 2006
Date de mise en ligne : 16 mai 2017
Collection : Écrits, entretiens ou correspondances
EAN électronique : 978-2-940599-37-0
https://books.openedition.org
Édition imprimée
EAN (Édition imprimée) : 978-2-940068-27-2
Nombre de pages : 364
Référence électronique
BARTÓK, Béla. Écrits. Nouvelle édition [en ligne]. Genève : Éditions Contrechamps, 2006 (généré le 15
février 2024). Disponible sur Internet : <https://books.openedition.org/contrechamps/1346>. ISBN :
978-2-940599-37-0. DOI : https://doi.org/10.4000/books.contrechamps.1346.
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1
RÉSUMÉS
Les écrits de Béla Bartok (1881-1945), réunis ici pour la première fois dans leur quasi-intégralité
en français, abordent de nombreux thèmes : les orientations de la musique nouvelle, la démarche
de compositeurs contemporains comme Strauss, Debussy, Schoenberg, Stravinsky, Ravel ou
Kodály, la spécificité de la situation hongroise, la présentation de ses propres œuvres, mais aussi
les relations entre musique populaire et musique savante, la question de l'atonalité ou celle de la
musique mécanique, les problèmes soulevés par le nationalisme et les théories raciales, les
rapports de l'art et de l'État...
Dans un style sobre et précis, Bartok défend des positions intransigeantes, parfois virulentes, et
qui vont toujours droit à l'essentiel, qu'il s'agisse d'essais développés, de prises de position
polémiques, ou de critiques musicales comme celles qui témoignent de la situation en Hongrie
dans les années vingt. Tous ces documents, dont beaucoup inédits jusqu'à ce jour en France, sont
adossés à l'une des œuvres majeures de la musique du XXe siècle, qu'ils contribuent à éclairer.
2
NOTE DE L’ÉDITEUR
Cet ouvrage a été publié avec le soutien de la Fondation Leenaards.
3
SOMMAIRE
Autobiographies
Béla Bartók
1905
1911
1921 (1923)
1945
Musique tsigane ? Musique hongroise ? (Les chants populaires hongrois sur le marché des
œuvres musicales allemandes) [1931]
Mikrokosmos [1940]
Cahier d’illustrations
7
Je voudrais remercier Peter Szendy du travail admirable qu’il a accompli dans la traduction et
l’établissement du texte, ainsi que Lázló Vikárius pour son aide constante. Enfin, j’aimerais
remercier Tamas Klenjansky sous l’impulsion duquel ce projet longtemps rêvé s’est d’un coup
concrétisé.
1 Il peut sembler surprenant que, jusqu’ici, le lecteur francophone n’ait pas eu accès à
l’ensemble des écrits de Béla Bartók, ni à sa correspondance, et encore moins à des
études, biographiques ou techniques, d’une certaine actualité. Le choix limité de textes
publié par Philippe A. Autexier à l’occasion du centenaire de la naissance du
compositeur, en 1981, est épuisé depuis longtemps1 ; celui plus restreint que Jean
Gergely a édité récemment en bilingue n’est guère représentatif2. Ces deux ouvrages ne
permettent pas de mesurer l’ampleur du travail de réflexion propre au compositeur, de
nombreux textes de première importance, comme les conférences de Harvard par
exemple, étant restés inédits en français. Les biographies de Serge Moreux ou de Pierre
Citron, quelle que soit leur valeur intrinsèque, sont aujourd’hui dépassées, et elles n’ont
pas été remplacées par un ouvrage plus actuel3. Rien n’a été traduit des travaux qui,
depuis près de trente ans, ont considérablement renouvelé l’approche de la musique
Bartokienne, qu’il s’agisse des questions de langage musical ou des relations du
compositeur avec le milieu culturel et intellectuel de son époque en Hongrie, si mal
connu en France4. La publication remarquable et fort utile en son temps réalisée par
Boosey & Hawkes, qui date de 1968, est restée sans suite : on y trouvait un choix de
textes et de lettres, ainsi que des études sur l’œuvre de Bartók, comme celles de Zoltán
Kodály ou de Ernő Lendvai5 Le cas de Bartók n’est certes pas isolé dans la bibliographie
en français, si lacunaire sur l’ensemble de l’histoire musicale, mais elle forme un
contraste choquant avec la popularité même du compositeur.
2 Faut-il en déduire que les problématiques soulevées par sa musique sont caduques,
qu’elles ne constituent plus un enjeu compositionnel majeur aujourd’hui ? Nous ne le
croyons pas. Mais la question demande à être élargie. Elle est peut-être encore
tributaire de la postérité d’une œuvre qui, souvent attaquée et dénigrée du vivant de
l’auteur, fut soudain célèbre, mais perçue à travers des prismes déformants qui en
occultèrent la véritable nature. Dans la Hongrie de l’après-guerre, où la jeune
8
différents points qui sont au cœur de son esthétique, Bartók avait lui-même adopté une
position qui le plaçait en porte-à-faux vis-à-vis des deux compositeurs représentant les
pôles de la musique de son temps : Schoenberg et Stravinsky. La réception et la
compréhension de sa musique devaient être tributaires, d’ailleurs, d’une telle
polarisation, devenue un lieu commun de l’historiographie10. Bartók partageait avec le
premier l’héritage classico-romantique de la musique allemande, une tendance
expressionniste que l’on trouve dans Barbe-Bleue et les Pièces opus 12, plus tard encore
dans le Mandarin merveilleux. Dans les années 1915 et suivantes, il s’approcha très près
de la musique atonale, comme en témoigne son essai de 1920 sur Le problème de la
nouvelle musique. Cet article important comporte toutefois une critique implicite des
conceptions schoenbergiennes : si Bartók adhère au principe d’une égalité des douze
sons, il refuse d’abandonner le principe d’une fondamentale à partir de laquelle les
hauteurs peuvent être interprétées, et qui a ses racines dans le phénomène sonore en
tant que tel - Bartók soulignera plus tard, chez Schoenberg, cette rupture du lien avec
la nature, mais de façon non péjorative, ajoute-t-il aussitôt ; d’autre part, il ne juge pas
nécessaire, ni justifiée, l’exclusion des intervalles et des accords consonants, qui le
couperait du matériau propre aux musiques populaires. C’est à travers ce qu’il appelle
lui-même la polymodalité, ou le chromatisme modal, qu’il va chercher une autre voie
possible. Ses choix impliquent une écriture linéaire et contrapuntique qui, à partir des
années vingt, prend une importance considérable, et qui s’appuie sur des fonctions
tonales élargies que Lendvai a mises au jour tout en les systématisant de façon sans
doute excessive. En effet, Bartók désirait maintenir la possibilité de gradations, de
complémentarités et de contrastes entre des structures harmoniques de nature
différente, ainsi qu’entre les divers degrés de tension des intervalles. Cherchant à
construire des formes organiques de grande dimension, il visait une écriture
harmonique qui ne serait pas dépendante de la seule subjectivité créatrice, ou le
résultat plus ou moins contrôlé d’un système préalable d’organisation des sons, mais
qui résulterait d’une véritable nécessité interne. Dans son évolution à partir de 1925,
après une période de crise durant laquelle il ne composa guère, Bartók tendit à des
formes tout à la fois intégralement construites et transparentes dans lesquelles le
caractère rhapsodique, qui jouait encore un rôle important dans ses sonates pour
violon au début des années vingt, et qui caractérisait la musique de son ami Kodály, fut
quasiment éliminé.
4 Avec Stravinsky, Bartók partageait un même rejet du postromantisme, lié à la culture
germanique, et un même intérêt pour les musiques paysannes, qui orientèrent les deux
compositeurs vers la réutilisation des échelles modales et vers une écriture rythmique
fondée sur la pulsation, les mètres irréguliers et les accentuations asymétriques - la
musique de Bartók comporte par ailleurs une autre dimension rythmique essentielle, le
parlando-rubato. Chez Stravinsky, comme Bartók le souligne dans ses textes, cela
débouche sur des formes de type mosaïque, faites de la répétition et de la juxtaposition
de phrases courtes. Or, non seulement Bartók avait développé dès sa jeunesse un style
mélodique très articulé, au souffle long, mais il ne concevait ses thèmes que dans
l’optique d’un travail de développement hérité de la conception beethovénienne (il
peut être considéré par ailleurs comme le plus grand mélodiste de son époque). Chez
lui, la pensée rythmique ne repose pas sur des cellules permutables, débouchant parfois
sur des superpositions harmoniques aléatoires, comme Bartók le mentionne dans l’un
de ses textes à propos de Stravinsky, mais elle est de nature motivique-thématique et
par conséquent intégrée à la construction formelle. Bartók se situait à distance du
10
musique populaire : l’envolée finale du ténor, qui s’apparente à une incantation moyen-
orientale, au chant d’un muezzin imaginaire11, rejoint un ciel profane.
6 En réduisant la démarche de Bartók à son ancrage dans les traditions paysannes ou
dans celles de la musique savante, on néglige son effort pour les propulser l’une comme
l’autre au-delà d’elles-mêmes, dans un espace vierge. Ses textes sont significativement
parcourus, du début à la fin, par l’opposition entre poncifs et nouveauté, qui a une
correspondance politique dans l’opposition entre les classes supérieures et la classe
paysanne, entre le nationalisme étroit, qui engendre des conflits, et une conscience
nationale ouverte au dialogue pacifique entre les peuples.
7 Projeter l’ancien dans le futur, plutôt que de rompre avec lui, c’était pour Bartók tout à
la fois se prémunir contre une approche idéologique, voire « théologique » des
problèmes de la composition, au sens de la religion de l’art héritée du romantisme, et
contre son corollaire politique, l’utopie révolutionnaire ; c’était aussi refuser un
individualisme se construisant à l’écart de la communauté, qu’il fût de nature
messianique ou pragmatique, et conduisant finalement aux formes de la domination.
Bartók inverse, dans sa pratique, le rapport du génie et de la collectivité tel qu’il était
conçu par Schoenberg, sans adhérer aux ambiguïtés du jeu stravinskyen : sa voix
personnelle est nourrie par les sources populaires et savantes, et à aucun moment il ne
rompt avec elles. Toutefois, les recherches folkloriques ne se confondent pas chez lui
avec les formes du nationalisme qu’il aura justement à combattre toute sa vie. Dès le
début, Bartók ne limite pas ses collectes au seul territoire hongrois, comme son ami
Kodály, mais élargit son champ d’action aux pays voisins puis à l’Afrique du nord et à la
Turquie. Dans les musiques populaires, il cherche moins une identité, ou un ancrage,
qu’une manifestation de cette force de vie qui fait de chaque note, de chaque inflexion,
de chaque figure rythmique une nécessité. Son texte sur la pureté raciale, lancé à la
face des fascismes européens, brise en même temps le lien trompeur entre patrimoine
musical et revendication identitaire que l’on exploitera encore, à partir de son travail,
bien après sa mort.
8 Mais il renvoie aussi à cette idée plusieurs fois reprise selon laquelle les musiques
paysannes authentiques sont, au même titre que les œuvres savantes des grands
compositeurs, des chefs-d’œuvre, établissant un lien essentiel entre le talent individuel
et les productions anonymes façonnées par les échanges et les variations à travers le
temps, deux processus que Bartók assimilait sans doute à une forme de développement
organique dont le modèle est dans la nature elle-même - et c’est là qu’il faudrait parler
des processus intuitifs, ou inconscients, à la source de l’un comme de l’autre. Dans sa
distance critique vis-à-vis des avant-gardes littéraires, picturales ou musicales qu’il
évoque lors de sa première conférence de Harvard, Bartók dévoile son souci de formes
complexes capables de réélaborer l’héritage, et sa méfiance vis-à-vis de positions
absolutistes qui entraînent non seulement une simplification des problèmes, mais aussi
une certaine forme de dogmatisme. Pour lui, la musique populaire, comme la musique
savante, sont des langages qu’il faut assimiler afin d’en faire des langues maternelles. Il
n’utilise pas les mélodies paysannes, ni les traits stylistiques de la musique savante,
comme de simples matériaux, à l’image de Stravinsky, mais les saisit comme formes de
l’esprit, dans lesquelles le contexte demeure présent (il insiste sur le fait de les vivre in
situ, de même qu’il cherche à les enregistrer afin d’en conserver la forme vivante). Cela
le rapprocherait de Schoenberg et de sa fameuse opposition entre le style et l’idée.
Toutefois, il ne peut accepter la rupture du lien organique avec les traditions savantes
12
qui dans une époque de désorientation éthique, esthétique et politique comme celle
d’aujourd’hui, pourrait servir de point de référence.
9 Cette édition est consacrée aux textes traitant de la musique composée, liée à la
tradition savante, mais inclut bien sûr ses relations avec la musique populaire : elle
reprend la quasi-intégralité des essais que Bartók a écrits tout au long de sa vie (nous
n’avons laissé de côté que quelques textes ou extraits de textes brefs et peu
significatifs). L’édition des textes ethnomusicologiques reste à faire, elle sera peut-être
l’objet d’une future publication. Celle de la correspondance est d’ores et déjà prévue ici
même. La nouvelle édition critique des textes de Bartók, malheureusement encore
incomplète, nous a servi de référence majeure, ainsi que celle publiée en 1976 en langue
anglaise (on trouvera ci-après les références précises à ces deux éditions).
Contrairement à cette dernière, et contrairement au parti-pris de Philippe A. Autexier
dans le choix publié en français, nous avons opté pour la disposition chronologique des
textes, au détriment d’un regroupement thématique qui nous est apparu discutable et
peu pratique : elle fait mieux apparaître l’évolution de la pensée de l’auteur,
l’imbrication des textes de caractère différent.
NOTES
1. Béla Bartók, Musique de la vie, éd. et traduits par Philippe A. Autexier, Paris, Stock Musique, 1981.
2. Béla Bartók, Eléments d’un autoportrait, textes réunis, présentés et traduits par Jean Gergely, éd.
bilingue, Paris, L’Asiathèque, 1995.
3. Serge Moreux : Béla Bartók, Paris, Richard-Masse, 1955. Pierre Citron : Bartók, coll. Solfèges,
Paris, Seuil, 1963.
4. Il n’existe par exemple aucun texte en français de Béla Baltes, librettiste de Bartók pour Barbe-
Bleue et le Prince de bois, correspondant à la période de sa collaboration avec le compositeur.
5. Bartók, sa vie et son œuvre, éd. Bence Szabolcsi, Paris, Boosey & Hawkes, 1968.
6. « Rencontre avec Kurtág dans le Budapest de l’après-guerre », in György Kurtág, entretiens,
textes, écrits sur son œuvre, Genève, Éditions Contrechamps, 1995.
7. Il composa non seulement un Concerto pour orchestre en 1954, mais aussi une Musique funèbre à la
mémoire de Béla Bartók en 1958.
8. Pierre Boulez, John Cage : Correspondance et documents, Veröffentlichungen der Paul Sacher
Stiftung, Band I., Mainz, Schott, 2002, p. 109-110.
9. On notera en revanche que la musique de Bartók joua un rôle essentiel pour un compositeur
comme Heinz Holliger, qui en reçut l’héritage à travers l’enseignement de Sándor Veress à Berne.
10. Cette construction de l’histoire musicale du XX e siècle à travers la polarisation Schoenberg/
Stravinsky, qui fut déjà amendée par Pierre Boulez après la guerre, met non seulement dans
l’embarras pour évaluer la démarche de Bartók, mais a rejeté dans les marges de l’évolution
historique des compositeurs comme Sibelius ou comme Janáček, qu’on ne sait dès lors où situer.
11. J’emprunte cette image magnifique à Pierre Boulez, lors d’une conversation.
14
Je tiens à remercier de tout cœur Kâroly Szendy, mon père, Agnes Back, ma mère, Zsusza et
Sophie Horvâth, ainsi que Gábor Schabert, pour leurs conseils et leurs relectures attentives. Je
voudrais aussi dire toute ma reconnaissance à László Vikárius, des archives Bartók à Budapest,
pour sa générosité et sa disponibilité ; à Georges Starobinski, qui a su éclairer plus d’un point de
théorie musicale ; et, enfin, à Philippe Albèra, qui a eu l’idée de ce recueil et qui, par son amicale
insistance, par ses remarques et par ses choix toujours pertinents, a fait bien plus
qu’accompagner ce travail délicat et de longue haleine.
1 Il aura écrit ces lignes – une fois n’est pas coutume – entre ciel et terre, sur une carte
postale que je dois au don généreux d’amis budapestois1 :
« Entre l’Angleterre et la Hollande, en l’air ! ! Depuis l’avion ! C’est quelque chose de
tout à fait merveilleux ; juste au-dessous de moi la mer, mais tout autour, jusqu’à
perte d’horizon, c’est comme s’il y avait des montagnes de glace dignes des fables :
des nuages, que le soleil levant éclaire de côté. Ailleurs, on voit des champs de glace.
Nous sommes à 2000 mètres d’altitude. Quoi qu’il arrive, ça valait la peine de faire
cette expérience. Je t’embrasse fort. Béla. » (Bartók à son épouse, le 8 janvier 1936)
2 Entre ciel et terre, qu’a-t-il donc vu, qu’a-t-il pensé, qu’a-t-il rêvé ?
3 Sauf cet exergue, on ne trouvera plus ici – une fois n’est pas coutume – d’autres lettres
ou d’autres cartes postales. Car, après avoir écarté la volumineuse correspondance de
Bartók, nous avons choisi de réserver aussi ses études ethnomusicologiques pour une
autre édition. Ce qu’on pourra lire, donc, dans le présent recueil, ce sont, outre
quelques entretiens et témoignages exceptionnels, ses articles, ses essais, ses
conférences, ses prises de position politiques et ses comptes rendus critiques, ainsi que
ses propres présentations de ses oeuvres ; le tout précédé de quatre versions de son
autobiographie.
15
4 « Une tranche de vie », en somme, pour reprendre l’expression qu’il emploie lui-même
à propos de cette musique paysanne qu’il n’a de cesse de définir, de saisir,
d’enregistrer. Quels que soient les sujets abordés (certains sont récurrents, comme
l’influence de la musique populaire sur la musique savante, d’autres semblent presque
des hapax, comme son étonnant discours sur L’État et l’art, en 1934, à la Société des
nations), le ton dominant, à l’exception de quelques phrases lapidaires, est un singulier
mélange de hauteur de vue – dont la carte postale aérienne serait en quelque sorte
l’allégorie – et de retrait qui penche parfois vers une féconde incertitude. Avec,
toujours, une sorte de concrétude tenace qui semble se refuser à s’envoler vers
l’abstraction, à quitter ces ancrages que viennent incarner d’innombrables exemples
tangibles.
5 La terre, telle est l’une des valeurs auxquelles Bartók en appelle constamment, pour
enraciner la composition musicale dans une tradition. Et ce serait facile, beaucoup trop
facile, de forcer le trait de ses axiologies un peu datées dans leurs oppositions. D’un
côté : la ville et la culture urbaine, le développement des techniques et la mécanisation,
l’« internationalisme », les ensembles tsiganes, l’atonalité... De l’autre : les villages et la
paysannerie, l’art populaire authentique, la langue maternelle, la tradition « nationale,
organique et vivante »...
6 À figer Bartók dans ce portrait d’un autre temps, à le survoler ainsi d’en haut, on
manquerait surtout les entrelacs qui, de part et d’autre, nouent indissociablement tel
motif avec son inversion. Ainsi le phonographe est-il à la fois ce « fléau » de la
modernité que décrit La musique mécanique et néanmoins le fidèle compagnon
prothétique des campagnes de collecte, ce « monstre » dont parle Bartók, presque avec
tendresse, quand il évoque la peur des vieilles paysannes appelées à chanter devant son
cornet. Le nationalisme, lui aussi, se présente sous une figure bifide : pour Bartók, il
donna d’une part l’impulsion décisive aux études folkloriques, porteuses de
l’ethnomusicologie moderne comme du renouveau musical hongrois ; et, d’autre part, il
n’était que trop enclin à s’exacerber en une « terreur blanche » irrédentiste (évoquée
dans les chroniques du début des années vingt), voire dans la folle idée de la pureté
raciale (dénoncée dans un saisissant article de 1942).
7 D’une part – d’autre part : c’est dans cette oscillation ou vacillation de la pensée
bartokienne (il s’agit du Bartók essayiste, non du compositeur) qu’on pourra lire son
actualité intempestive. Car qui donc, parmi ses lecteurs d’aujourd’hui, pourrait
prétendre avoir tranché dans le vif de ces motifs qui traversent ses écrits ? Qui donc
pourrait en avoir fini avec ces questions – le développement technologique,
l’appartenance nationale, l’ancrage... – qui sont encore et toujours vibrantes ? À bien
lire Bartók, avec la patience qu’il y faut, il apparaîtra peut-être – lui qui a traqué le
devenir des musiques populaires depuis la Hongrie jusqu’à l’Algérie, en passant par la
Turquie, la Roumanie et d’autres pays encore - comme l’un des premiers penseurs des
apories de la mondialisation, au moins en musique.
*
16
8 Une fois n’est pas coutume : cette locution française au caractère proverbial – c’est-à-dire
typique, sinon populaire – traduit assez bien un certain nœud dans lequel la pensée de
Bartók se laisse régulièrement prendre, mais justement pour y trouver son essor.
9 Une fois, dit-il en somme ici et là, ce n’est encore rien : c’est une simple individualité,
une création singulière, mais pas encore un type, pas encore un style. Pour qu’il y ait
quelque chose qui soit digne du nom de musique (qu’il s’agisse de la populaire ou de la
savante), il y faut le plus d’une fois, c’est-à-dire la régularité typique. Il y faut la coutume.
10 Pourtant, dit-il encore et en y insistant sans cesse, la coutume est aussi, toujours, un
costume : un habillage dont le tissu n’a plus rien d’organique. Un poncif, en somme.
11 Entre la coutume et le costume, ce qui fait donc la différence, c’est la valeur de la
répétition. Chez les paysans, dans leur musique villageoise pure et authentique,
l’itération, pour Bartók, est porteuse d’unité, d’organicité et de communauté. Chez les
tsiganes ou chez les nobles dilettantes auteurs des magyar nóta (ces chansons
sentimentales percluses de lieux communs issus de la tradition occidentale savante),
elle annonce déjà, en revanche, la reproduction à l’infini des « articles de masse » et de
leurs « déchets ».
12 Or, s’il n’y a donc pas de coutume sans un plus d’une fois, c’est que l’accoutumance est
partout aux aguets. Telle fut sans doute l’aporie à laquelle Bartók n’a cessé de se
confronter – et c’est aussi la nôtre.
13 Lorsque Bartók finit par trancher, il est parfois difficile de le suivre, aujourd’hui, sur le
terrain de la territorialité et du caractère terrien. Il y a là, dans l’origine intacte qu’il
semble parfois rêver à partir de la musique paysanne de son pays, quelque chose qui
ressemble à une scène primitive, si ce n’est la scène du primitivisme lui-même, dans sa
pureté supposée. La scène de ce qui est premier, de ce qui tient à une racine absolue.
14 Là où l’on peut le suivre – et où l’on doit le faire –, c’est dans les paradoxes qu’il
rencontre, qu’il expose sans nécessairement les nommer et qui pourraient dessiner de
lui un portrait semblable à celui qu’il brossa de Liszt : « Déjà en tant qu’homme, il ne
présente que des traits hétérogènes. »
15 Certes, ce n’est pas là le portrait attendu de celui dont on a fait un symbole d’intégrité
politique, doté de cette foi qui lui fait défendre coûte que coûte les idéaux d’un
humanisme démocratique, avant de quitter la Hongrie fasciste pour l’Amérique. Ce
n’est pas là l’image d’Épinal (le poncif, précisément) de tout ce que Bartók a été, pour
une Hongrie en proie aux plus grandes désorientations et portant les multiples
cicatrices de son passé vers des horizons qui oscillent entre les extrêmes de ce qu’on
appelle encore, faute de mieux, la droite et la gauche. Notre tâche, à nous qui venons
après lui, qui pensons après et d’après lui, c’est certes de réaffirmer ces valeurs qu’il a
défendues. Mais c’est aussi d’en suivre la construction, la genèse, bref, de voir ce au prix
de quoi un tel symbole peut se former. Et de se demander : que faire de ces différences
que l’unité la plus accueillante qui soit-elle a pour nom Bartók – ne peut que forcer ou
laisser tomber comme un mauvais reste ?
16 Ce à quoi nous engage Bartók aujourd’hui, comme ce grand penseur et essayiste qu’il
fut aussi, c’est à le lire, en suivant toutes ses négociations, explicites ou implicites, entre
des inconciliables qui sont encore et toujours nôtres.
17
NOTES
1. György et Annabella Horányi, que je voudrais saluer ici.
18
5 septembre 1906
1 Béla Bartók était ici2, nous sommes allés ensemble, pendant une semaine, collecter des
mélodies populaires. Il est naïf, gauche. C’est un enfant prodige de vingt-cinq ans (ou à
peu près). Il y a en lui une merveilleuse et silencieuse endurance. C’est un petit homme
de constitution faible, chétive et maladive ; mais, quand j’étais déjà très fatigué, lui, il
insistait encore, il ne me lâchait pas, il fallait poursuivre la collecte. – Il joue aussi,
magnifiquement, de belles choses. – Je n’y connais rien. Toutefois, je ne suis pas arrivé à
sentir en lui de la grandeur. Il est inquisiteur, impatient, toujours inquiet, mais il
semble être à la recherche de quelque chose de déjà pressenti. – C’est avec une naïveté
d’enfant, c’est par curiosité qu’il cherche.
2 Il se lance dans l’astronomie, l’entomologie, l’ethnographie, etc. Cette voracité
s’explique certainement par le fait que, en dehors de la musique, il n’a pas étudié
grand-chose d’autre jusqu’ici.
3 Le jeu l’excite. Son visage change du tout au tout : il s’allonge, il prend un air de grand
sérieux, il devient d’une merveilleuse beauté. Il respire du nez, nerveusement. – Je
pense alors que, si je ne sens souvent rien de grand en lui, c’est parce qu’il est ein Talent
eingesperrt3. – Ce qui, du reste, est évident.
4 Il a la modestie d’une petite fille – mais il est fier. Et, en dehors de sa musique, je
n’arrive à apprécier rien d’autre chez lui. Sa naïveté n’est pas assez fraîche, son ironie
(car il en a aussi) manque de force. Mais sa tête est parfois très belle. Peut-être, malgré
tout, est-il plus qu’un grand enfant prodige : un compositeur.
7 septembre 1911
5 Le 20 août, nous sommes allés à Waidberg4. Avec Zoltán5, sa femme et Béla Bartók, nous
avons vécu ensemble, là-bas, pendant deux semaines. Sur un sommet solitaire dans la
montagne, au milieu d’une forêt de sapins, nous habitions une petite cabane, avec une
19
porte en tissu qu’on pouvait fermer en la boutonnant. Nus toute la journée, à jouer au
ballon, à faire de la gymnastique, à se baigner [...].
6 [Béla Bartók] est l’homme le plus émouvant et le plus merveilleux qui soit. Lui aussi, il
s’est déshabillé, tout nu. Même quand il courait après le ballon, son petit corps frêle,
fragile, tout en finesse, avait l’air de se mouvoir comme s’il était vêtu d’une chasuble
devant l’autel sacré. Il y a en lui une dignité et une distinction incroyables, magiques.
On pourrait l’écorcher, lui retirer la peau, mais pas cette dignité qu’il rayonne à son
insu. C’est le génie dans son expression la plus intelligente et la plus romantique. Et
tout ce qu’il y a d’enfantin en lui, tout ce charme ! Il voyage avec un sac à dos et dix
boîtes à cigares, qui sont pleines d’insectes et de mouches : il les collectionne avec une
pédanterie extrême, en ne cessant de s’étonner. Des heures durant, il reste assis au
bord d’une fosse toute sale et, avec Edit6, il pêche des insectes aquatiques. « Ce qui est
terrible », dit-il d’une voix plaintive, comme un enfant, « c’est qu’il y en a tellement de
sortes ; on croit avoir un exemplaire de chaque variante, mais on en trouve encore de
nouvelles ». [...] Pendant ce temps, il a travaillé à l’orchestration du Barbe-Bleue six à
huit heures par jour. Il y a comme un merveilleux paradoxe dans sa présence. Sa
silhouette, son visage, ses mouvements sont ceux d’un prince rococo ; et pourtant, il
émane de lui une sorte de dignité titanesque. Un Titan rococo ! Un enfant prodige de
trente-deux ans, sérieux jusqu’à la moelle.
NOTES
1. Nous traduisons deux extraits, sans titre, du Journal (Napló) de Béla Balázs, Anna Fábry (ed.),
vol. 1 (1903-1914), Budapest, Magvető, 1982. Notre titre se veut une allusion à l'op. 5 de Bartók,
Két portré pour orchestre, en deux mouvements : 1. Idéal (Egy ideális) ; 2. Difforme (Egy torz).
2. À Szeged, une ville de province au sud de Budapest.
3. En allemand dans le texte : « un talent renfermé ».
4. Près de Zurich.
5. Kodály, avec qui Balázs était lié d'amitié depuis le collège.
6. Il s’agit d’Edit Hajós, qui devait épouser Balázs en 1912.
20
Autobiographies1
Béla Bartók
1905
1 Mes données biographiques sont les suivantes :
2 Né en 1881 à Nagyszentmiklós. J’ai perdu mon père à l’âge de sept ans : ma mère, Paula
Voit, m’a élevé au prix de grands sacrifices.
3 J’avais dix ans quand M. Altdörfer a découvert mon talent à Nagyszöllős. J’ai d’abord
étudié avec ma mère, puis avec László Erkel à Pozsony2, enfin à l’Académie de musique
de Budapest (Thomán, Koessler3). En 1904, on a donné avec beaucoup de succès ma
symphonie Kossuth à Budapest, puis à Manchester. En mars de cette année, j’ai eu
quelque succès à Budapest en tant que pianiste, ainsi qu’à Manchester il y a deux
semaines. Il y a une semaine, ma suite pour orchestre, dans toute sa magyarité, a été
remarquée à Vienne.
4 Je n’ai encore jamais écrit ce genre de choses sur moi-même, mais qu’y puis-je : dans
une biographie, ce sont justement ces « succès » qui sont les plus importants.
5 Avec mes salutations patriotiques,
6 Votre dévoué,
7 Béla Bartók
1911
8 Je suis né à Nagyszentmiklós en 1881. J’ai commencé à jouer du tambour à l’âge de trois
ans, du piano à l’âge de quatre ans, et à composer à l’âge de huit ans. Mon premier
professeur fut ma mère ; plus tard, à Pozsony, László Erkel 4 ; et enfin, après le
baccalauréat, je me suis retrouvé à Budapest auprès de Koessler et Thomán. Après la fin
21
de mes études musicales, j’ai tenté ma chance, ici et à l’étranger, en tant que
concertiste. Mais je n’avais pas assez de tranquillité d’esprit et de force physique pour
cela, si bien que j’ai dû me résoudre à exercer une activité pédagogique ; c’est ainsi que
je me suis retrouvé à l’Académie royale de musique de Budapest en tant que professeur
de piano. Entre-temps, j’ai obtenu du succès avec ma première suite pour orchestre, des
scandales avec mes pièces pour piano et mon quatuor à cordes - ce qui, en considérant
que ma première suite n’est pas une composition très originale, apparaît comme un
résultat bien naturel. Parallèlement à la composition musicale, je me suis consacré
toujours plus à des études portant sur le folklore musical, en commençant par le
matériau hongrois, puis en passant aux peuples voisins ; cette branche de la science est
jusqu’à présent si délaissée, si vierge, qu’on la considère habituellement comme une
sorte d’exotisme. C’est sans doute la raison pour laquelle elle m’attire tellement. Je
crois que je ne vais pas me cantonner à la Hongrie ; peut-être me sera-t-il donné de me
retrouver ailleurs, plus loin, sur des chemins plus sauvages, qui n’ont jamais été frayés.
1921 (1923)
9 Je suis né le 25 mars 1881 à Nagyszentmiklós, dans le comitat de Torontál 5. J’ai
commencé à apprendre le piano à l’âge de six ans, avec ma mère. Mon père, qui était le
directeur d’une école d’agriculture, avait un assez grand talent musical ; il jouait du
piano, avait constitué un orchestre d’amateurs6 et s’était même essayé à composer des
pièces de danse. J’avais huit ans quand il est mort. Après sa mort, c’est ma mère qui a
dû se soucier de gagner notre pain quotidien, en tant qu’institutrice dans une école
publique. Nous nous sommes installés à Nagyszöllős, puis à Beszterce, en Transylvanie,
et enfin à Pozsony, en 18937. J’avais commencé à composer de petites pièces pour piano
à l’âge de neuf ans et je m’étais produit en public, comme « pianiste » et
« compositeur », à Nagyszöllős en 18918 : aussi était-il très important pour nous
d’emménager enfin dans une plus grande ville. Parmi les villes hongroises de province,
à l’époque, c’était Pozsony qui, sans aucun doute, jouissait de la vie musicale la plus
intense. C’est ainsi que j’ai eu la possibilité de prendre des leçons de piano et
d’apprendre l’harmonie jusqu’à l’âge de quinze ans auprès de László Erkel, le fils de
Ferenc Erkel, ainsi que d’assister à quelques concerts et spectacles d’opéra - certes pas
très bons. Les occasions ne manquaient pas non plus de pratiquer la musique de
chambre et, jusqu’à l’âge de dix-huit ans, je me suis ainsi familiarisé avec le répertoire
musical de Bach à Brahms. Quant à Wagner, je ne suis pas allé plus loin que son
Tannhäuser. En même temps, je composais assidûment, sous l’influence de Brahms et
des œuvres de jeunesse - notamment l’opus 1 - de Dohnányi, mon aîné de quatre ans 9.
10 Ayant terminé le lycée, je suis venu, sur les conseils de Dohnányi, à l’Académie de
musique de Budapest, où j’ai été l’élève d’István Thomán (piano) et de Jânos Koessler
(composition), de 1899 à 1903. Aussitôt après mon arrivée, je me suis plongé avec
empressement dans l’étude des œuvres de Richard Wagner qui m’étaient encore
inconnues (la Tétralogie, Tristan, Les Maîtres chanteurs), ainsi que dans celle des œuvres
pour orchestre de Liszt. Mais mon travail créatif, dans cette période, est resté
complètement en jachère. M’étant éloigné du style de Brahms, je ne parvenais pas non
22
plus à trouver dans Wagner et Liszt la voie nouvelle à laquelle j’aspirais. (Je ne
comprenais pas encore l’importance de Liszt pour l’évolution ultérieure de l’art
musical : je ne voyais que les aspects les plus extérieurs de son art.) En conséquence de
quoi, pendant environ deux ans, je n’ai pratiquement pas travaillé et, à l’Académie de
musique, je n’avais en fait que la réputation d’un excellent pianiste.
11 Comme la foudre, la création d’Ainsi parlait Zarathoustra à Budapest (1902) m’arracha à
cette stagnation. L’œuvre, que la plupart des musiciens de Budapest écoutèrent avec
horreur, m’avait quant à moi rempli du plus grand enthousiasme : j’entrevoyais enfin
cet horizon qui me réservait quelque chose d’inédit. Je me suis jeté sur les partitions de
Strauss pour les étudier et je me suis remis à composer. Mais il y eut aussi une autre
circonstance décisive pour mon évolution : c’est à cette époque qu’a commencé en
Hongrie la tendance politique bien connue du chauvinisme, qui s’est fait sentir dans le
domaine de l’art. Il s’agissait de créer, en musique également, quelque chose de
spécifiquement hongrois. Cet esprit m’a saisi moi aussi et mon attention fut attirée par
l’étude de notre musique populaire, ou, plus exactement, par l’étude de ce qu’on
considérait alors comme la musique populaire hongroise.
12 C’est dans ces circonstances que, en 1903, j’ai composé mon poème symphonique
intitulé Kossuth János Richter a tout de suite accepté de le diriger et l’a présenté à
Manchester (février 1904). Dans ces mêmes années, j’ai également écrit une sonate pour
violon et un quintette avec piano, présentés à Vienne, respectivement par Rudolf
Fitzner et par le Quatuor Prill. Ces trois œuvres sont restées inédites. À cette période
appartiennent aussi ma Rhapsodie pour piano et orchestre (op. 1) composée en 1904, avec
laquelle je me suis présenté sans succès au concours Rubinstein, en 1905 à Paris, et ma
première suite pour grand orchestre, de 1905 également.
13 Mais Richard Strauss ne m’a pas tenu longtemps enchaîné. Je me suis remis à étudier
Liszt - notamment ses créations moins appréciées du public, comme les Années de
pèlerinage, les Harmonies poétiques et religieuses, la Faustsymphonie, la Danse macabre, etc.
Et cette étude m’a conduit, en traversant sans sympathie quelques éléments tout
extérieurs, à l’essentiel : la véritable valeur de cet artiste s’est dévoilée à mes yeux, je
sentais que l’importance de ses œuvres était plus grande, du point de vue de l’évolution
de la musique, que celle de Wagner et de Strauss10.
14 J’ai reconnu aussi que les mélodies hongroises prises à tort pour des chants populaires -
ce sont en réalité des compositions chantées d’allure populaire 11, plus ou moins
triviales - ne présentent que peu d’intérêt ; si bien que, en 1905, j’ai entrepris des
recherches sur la musique paysanne hongroise, jusqu’alors totalement ignorée. Dans ce
travail, j’ai eu la chance de trouver en la personne de Zoltán Kodály un excellent
collaborateur musical qui, avec une finesse et un discernement exceptionnels, m’a
donné nombre de conseils et d’indications inestimables, dans tous les domaines de la
musique.
15 J’ai entrepris mes recherches en partant d’un point de vue purement musical et
uniquement sur le territoire linguistique hongrois, pour les poursuivre plus tard sur les
territoires linguistiques slave et roumain. L’étude de cette musique paysanne fut pour
moi d’une importance décisive, car elle m’a indiqué comment je pouvais m’émanciper
complètement de l’hégémonie du système majeur-mineur qui avait prévalu jusqu’alors.
En effet, la part la plus importante et justement la plus précieuse de ce trésor
mélodique accumulé au moyen des collectes est régie par les anciens modes
ecclésiastiques, c’est-à-dire par les modes grecs, voire par certains modes encore plus
23
1918, c’est encore Tango qui a assuré la première représentation de l’ouvrage scénique
que j’avais composé en 1911 : Le Château de Barbe-Bleue, un drame musical en un acte.
19 Mais ce tournant favorable fut malheureusement suivi, à l’automne 1918, par un
désastre politique et économique13. Les troubles qui en résultèrent, pendant un an et
demi, ne laissèrent aucun loisir pour accomplir tranquillement quelque travail sérieux
que ce soit.
20 Il en va toujours ainsi dans la situation actuelle : je n’ose même pas songer à la
poursuite de mes études sur le folklore musical. Avec les moyens dont nous disposons,
nous ne pouvons plus nous permettre ce « luxe » ; par ailleurs, sur les territoires
désormais détachés de l’ancienne Grande-Hongrie, la recherche scientifique est
devenue impossible pour des raisons politiques aussi. Quant à voyager dans des pays
plus lointains, c’est hors de portée...
21 Du reste, on ne voit nulle part dans le monde un véritable intérêt pour cette branche de
la musicologie : il n’est donc pas impossible que, après tout, elle n’ait même pas cette
importance que lui attribuent quelques fanatiques !
1945
22 BÉLA BARTÓK.
23 Né le 25 mars 1881 à Nagyszentmiklós, Hongrie.
24 Termine ses études supérieures de musique (piano et composition) à l’Académie
nationale hongroise de musique à Budapest, de 1899 à 1903.
25 Professeur de piano dans cette même école de 1907 à 1940 ; depuis 1940, vit à New York.
Principales œuvres : six quatuors à cordes, deux sonates pour violon et piano, trois
ouvrages scéniques, deux concertos pour piano, un concerto pour violon ; plusieurs
œuvres pour orchestre.
26 Œuvres récentes : Concerto pour orchestre (commande de la Fondation Koussevitzky),
1943 ; Sonate pour violon seul, écrite pour Y. Menuhin, 1944. En novembre 1940, titre de
docteur honoris causa décerné par la Columbia University. En 1941-1942, chercheur
associé en musique à la Columbia University. Entre 1905 et 1918, a collecté environ
10 000 mélodies populaires en Europe de l’Est. Principaux ouvrages scientifiques :
Hungarian Folk Music, Oxford University Press, Londres, 1931 ; Melodien der Rumänischen
Colinde, Universal Edition, Vienne, 1935 ; Serbo-Croatian Folk Songs, Columbia University
Press (en préparation).
25
NOTES
1. Des cinq textes autobiographiques publiés par Tibor Tallián ( Bartók Béla Írásai, vol. 1,
Zeneműkiadó, Budapest, 1989), nous traduisons ici, dans l’ordre : 1. la brève lettre en hongrois
adressée à un journaliste de Sopron, qui avait demandé à Bartók quelques données biographiques
en vue de son concert du 9 décembre 1905 dans cette ville ; 2. le paragraphe rédigé en hongrois
pour l’Almanach de l’Union des journalistes de Budapest, en 1911 ; 3. l’autobiographie en allemand
parue dans Musikblätter des Anbruch (III/5, Vienne, mars 1921, numéro spécial consacré à Bartok) ;
4. le curriculum vitaerédigé en anglais en 1945 (l’occasion en est inconnue). Bartok a lui-même
retraduit en hongrois le texte allemand des Musikblätter des Anbruch, en apportant certaines
modifications et corrections au passage. C’est donc cette version hongroise, due à l’auteur lui-
même, que nous traduisons (elle a paru dans Az Est Hármaskönyve. Lexikon az újságolvasó számára,
Budapest, 1923).
2. Le nom hongrois pour Bratislava (Presbourg).
3. István Thomán (1862-1940), pianiste et compositeur hongrois, qui fut lui-même l’élève de
Liszt ; Hans (János) Koessler (1853-1926), compositeur et organiste allemand, qui enseigna la
composition à l’Académie de musique de Budapest entre 1883 et 1908.
4. 1844-1896, pianiste et chef de chœur ; comme l’indique Bartók dans son autobiographie de
1921 (ci-dessous), il était le fils de Ferenc Erkel, auquel Bartok consacre quelques remarques dans
De la musique moderne en Hongrie.
5. Le texte allemand des Musikblätter des Anbruch précisait : einem Orte im Torontaler Komitat in
Ungarn, welches derzeit von Jugoslawien annektiert ist (« une localité du comitat de Torontál en
Hongrie, qui est actuellement annexé par la Yougoslavie »). En réalité, le Traité de paix attribua
Nagyszentmiklós à la Roumanie (sur l’histoire de la Hongrie dans l’immédiat après-guerre, cf. la
note 2 dans La Hongrie dans les affres de la réaction).
6. Le texte allemand ajoutait : lernte Cello, um darin als Cellist mitwirken zu können (« il apprenait le
violoncelle pour pouvoir y participer en tant que violoncelliste »).
7. Le texte allemand précisait entre parenthèses les nouvelles appartenances nationales de ces
localités après la guerre : Nagyszöllős et Pozsony (Bratislava) en Tchécoslovaquie, Beszterce en
Roumanie.
8. En fait, le 1er mai 1892.
9. Ernő [Ernst von] Dohnányi (1877-1960), pianiste, compositeur et chef d’orchestre.
10. Dans l’édition allemande : Ich empfand bei ihm viel grösseren Genius als bei Wagner und Strauss
(« Je ressentais chez lui un bien plus grand génie que chez Wagner et Strauss »). La même année,
dans un numéro ultérieur des Musikblätter des Anbruch (n° 7, en avril), un correctif a été publié à
la demande de Bartók, auquel il se réfère encore dans une note de ses Problèmes lisztiens (note 5,
dans la présente édition).
11. Sur la traduction de népdal (« chant populaire ») et de népies műdal (« composition chantée
d’allure populaire »), voir la note 2 dans L’influence de la musique populaire sur la musique savante
d’aujourd’hui (1931).
12. Új Magyar Zene-Egyesület. Elle fut fondée en 1911, par Bartók, Kodály, Weiner et quelques
autres. Reconstituée en 1930 comme section hongroise de la SIMC (Société internationale pomla
musique contemporaine), elle a à nouveau cessé ses activités en 1938-1939.
13. Voir la note 2 du texte La Hongrie dans les affres de la réaction, infra.
26
5 Ce thème, ainsi que l’ensemble de la première partie, veut caractériser Kossuth. Les
flûtes le reprennent en ut majeur, avec accompagnement des bois ; puis il est répété en
sol mineur, avec la même instrumentation. Le motif suivant prend le relais :
7 La femme de Kossuth, sa fidèle épouse, observe avec angoisse le visage de son mari,
triste et ridé par les soucis. Kossuth s’efforce de la calmer (thèmes n° 1 et 2 alternés) ;
mais enfin, la douleur longtemps contenue explose dans sa poitrine :
8 III. « La patrie en danger ! »
11 La même chose se répète en créant une période de huit mesures, à la fin de laquelle
nous entendons, quelque peu varié, le thème la (Kossuth) :
12 Ces huit mesures sont reprises dans une instrumentation plus lumineuse.
13 V. « Puis notre sort a mal tourné... »
14 Le thème n° 5, joué plus tard par la clarinette basse, veut caractériser la tyrannie des
Autrichiens et leur violence qui ne connaît pas de loi, sources de tant de maux qui se
sont abattus sur notre patrie.
15 Ensuite, nous entendons ensemble, en sol bémol majeur, les thèmes n° 3 et 4, avant que
ce dernier ne revienne en fa mineur, joué par tous les violons et contrepointé par les
bois. Kossuth, par ces mots :
16 VI. « Aux armes ! »
29
17 s’éveille brusquement de ses songes. (Ce motif n’est pas nouveau ; il n’est autre qu’une
variante du thème de Kossuth [la]). C’est désormais décidé, on prendra les armes.
18 VII. « Venez, venez, mes beaux héros, mes vaillants soldats hongrois ! »
Le roulement de tambour devient de plus en plus fort, des instruments toujours plus
nombreux font leur entrée et, enfin, les trompettes fortissimo donnent le thème n° 6.
Kossuth réitère son appel devant l’armée rassemblée (entonné deux fois en la mineur),
sur quoi il fait solennellement le serment de se battre jusqu’à la mort :
Après un long diminuendo, cette partie s’achève avec le pianissimo des timbales (sur le la
bémol, la dominante). Quelques instants de silence profond, puis
VIII....
30
on entend la lente approche des troupes autrichiennes ennemies. Leur thème est une
déformation des deux premières mesures de l’hymne autrichien (Gott erhalte). Les bois
restants l’entonnent l’un après l’autre, à la façon des entrées d’une fugue, toujours plus
fort, jusqu’à ce que les trombones, enfin, le clament avec une force sauvage :
tantôt c’est l’ennemi. On voit apparaître par intermittences la figure de Kossuth (le
thème de Kossuth tel qu’il était présenté dans la partie VI), puis nous entendons le
thème n° 5 (qui caractérise lui aussi les Autrichiens), d’abord dans sa forme originelle,
puis renversé :
Le pays est en grand deuil - Adagio molto, à partir des thèmes la et 6, ce dernier sous la
forme suivante :
ANNEXES
Telle est l’adresse de Kossuth aux enfants de la nation hongroise, pour les appeler sous
son drapeau. Immédiatement après vient le thème des « vaillants soldats hongrois » qui
se rassemblent peu à peu,
(s’y joint le contrepoint en croches des autres instruments)
(augmentation du thème n° 6)
(voir le thème 1b)
Mais, très vite, arrive l’attaque finale et fatale de l’ennemi : les vaillants soldats
hongrois ont beau lutter contre cette force brute qui les dépasse, le combat s’achève
avec le triomphe sauvage des Autrichiens :
(renversement du thème 1a ; renversement du thème n° 6)
NOTES
1. Analyse par l’auteur, rédigée en hongrois, pour la création de l’œuvre à Budapest (13 janvier
1904) et à Manchester (18 février 1904). Paru dans Zeneközlöny, II/6, Budapest, 11 janvier 1904.
Nous suivons l’édition de Tibor Tallián (Bartók Béla Írásai, vol. 1, Zeneműkiadó, Budapest, 1989).
33
I. Bevezetés (Introduction)
1 Elle commence par un thème joyeux et énergique,
2 qui se développe en une image au caractère fier et exubérant. Après un long point
d’orgue (en mi majeur), le deuxième thème apparaît :
3 Bientôt, le premier thème revient, d’abord en sol majeur, puis en rémajeur et enfin en la
majeur, faisant ainsi retour vers la tonalité principale.
4 Suit alors le troisième thème :
5 Retour du premier thème staccato, scherzoso (aux bois), différemment élaboré : une sorte
de développement. Tout de suite après, il est entendu en ut majeur, à nouveau joyeux et
énergique (trompette, avec accompagnement des bois) ; les cordes répondent en mi
majeur. Ces deux tonalités s’opposent jusqu’à ce que la principale l’emporte, en
ramenant le deuxième thème dans un puissant mi majeur, où il se mêle à un nouveau
motif :
(voir le n° 2)
9 Il forme en quelque sorte le cadre pour quatre scènes successives, dont la première
commence avec ce chant mélancolique,
14 Après le retour du thème principal, nous voici projetés dans la troisième scène,
21 Après la réexposition, dans la coda, le trio repasse rapidement, comme un fantôme (aux
trois flûtes). Mais bientôt le thème principal se fraye un passage et le mouvement
s’achève dans un étourdissement sauvage.
36
(construit à partir du n° 1)
V. Befejezés (Finale)
26 Outre son thème principal, une fougueuse mélodie de danse, ce mouvement reprend les
thèmes secondaires des mouvements précédents, ce qui en fait une synthèse de ce
qu’ils ont apporté.
27 Le thème principal :
29 Et :
37
NOTES
1. Présentation rédigée en allemand et publiée dans le programme du concert de la création, le
29 novembre 1905 (Grosser Musikvereins-Saal de Vienne, sous la direction de Ferdinand Löwe).
Le deuxième mouvement n’avait toutefois pas été joué et son analyse avait donc été omise dans le
programme. Nous suivons l’édition de Tibor Tallián (Bartok Béla frasai, vol. 1, Zeneműkiadó,
Budapest, 1989). Là où Bartók a laissé les titres des mouvements en hongrois dans le texte, ils
sont expliqués en note.
2. Littéralement : « En écoutant ». Mais le mot désigne un genre, celui des chansons (nota) graves
et tristes.
3. Littéralement : « danse saltatoire ». Mais il s’agit encore une fois d’un genre chorégraphique,
comme la « cabriole » ou la « saltarelle ».
4. « Rêverie ».
38
1 La dernière symphonie de Strauss, comme c’était déjà le cas avec Heldenleben, n’est pas
née sous l’influence de quelque œuvre littéraire ; et le compositeur n’y a pas non plus
joint un programme à part. Mais on peut voir, au titre qu’elle porte, qu’il vient
d’enrichir à nouveau le répertoire musical avec de la musique à programme. Quelques
brèves remarques figurant dans la partition éclairent du reste la nature de ce
programme. En suivant le fil d’une description thématique, nous communiquerons
donc également les grandes lignes du programme, tel du moins qu’on peut l’établir à
partir desdites remarques et de la musique.
2 L’auteur dédie son œuvre à son épouse et à son petit garçon : outre les deux
personnages principaux de Heldenleben, que nous retrouvons ici, dans cette symphonie,
le « puissant tiers » réclame aussi la parole2...
3 On peut articuler l’œuvre en quatre parties. La première (comme une introduction)
caractérise les trois personnages. C’est d’abord le maître de maison qui apparaît devant
nous, avec le groupe de motifs suivant (« thème n° 1 ») :
6 La compagne de l’homme doit être une petite femme vive et capricieuse (cf. la section
correspondante dans Heldenleben), ce que montre le groupe de motifs suivant (« thème
n° 2 ») :
11 Il est intéressant de voir que Strauss ne caractérise l’enfant, dont les qualités d’âme ne
sont pas encore si évidentes, qu’avec un unique motif. Et pourtant non ! À peine le petit
homme est-il apparu à l’horizon que nous l’entendons aussitôt pleurnicher,
12 avec ce second motif bien connu, qui se répétera souvent, pour le plus grand malheur
des pauvres parents.
13 Ici, il s interrompt rapidement, grâce à l’intervention énergique du père, et nous
passons ainsi à la deuxième partie qui, dans la partition, s’intitule Scherzo.
14 Voici son thème principal :
15 On y reconnaît le motif n° 10, dans un rythme varié. Toute cette partie, avec son
atmosphère naïve et enfantine, montre clairement ce que l’auteur veut caractériser.
41
17 la mère, avec une tendre attention, voudrait coucher son petit enfant, mais celui-ci
répond, boudeur :
19 ne servent à rien : le tout se termine par un petit désastre domestique qui débouche sur
de terribles cris de colère (motif n ° 12). Mais, heureusement, ils passent rapidement,
l’enfant se calme, une charmante petite berceuse l’accompagne dans son sommeil
(Wiegenlied) :
20 ... la pendule sonne sept heures... et la partie la plus poétique de l’œuvre commence,
dans laquelle le compositeur nous dévoile tous les charmes d’une situation que
l’allemand désigne du mot de gemütlich. L’interlude, qui se développe à partir du motif
n° 2 pour conduire à l’adagio, est déjà plein de chaleur. Il apporte également un
nouveau motif :
42
ses habitants entrent dans le royaume des songes... Des sonorités singulières, comme
venues de l’au-delà, frappent alors soudain nos oreilles ; des fantômes sonores aériens,
féeriques :
27 La pendule sonne sept heures - et ce sont des pleurs, des cris retentissants qui secouent
la maison dans son repos. Le Finale commence, de grande envergure ; c’est le point
culminant de la symphonie. Le père et la mère tentent de calmer leur enfant et ne
tardent pas à se disputer, en improvisant une vive petite scène matinale, que l’auteur
dépeint avec une double fugue :
29 La plupart des motifs se mêlent à ce grandiose tableau sonore ; la dispute et les cris
augmentent sans cesse :
44
30 Bref, un grand tumulte. Mais, peu à peu, les motifs prennent une forme plus tranquille
et le calme revient.
31 Nous rencontrons trois nouveaux motifs, tous trois d’une simplicité classique :
34 Et enfin :
45
NOTES
1. Paru dans Zeneközlöny, III/10, Budapest, 13 février 1905. Nous suivons l’édition de Andrâs
Szőllősy (Bartók Béla összegyűjtött írásai, Zeneműkiadó, Budapest, 1967).
2. Allusion au roman de Géza Gárdonyi (1863-1922), Αz a hatalmas harmadik, où le « puissant
tiers » qui réunit les amants désigne « celui qui n’est pas, mais qui voudrait être » (egy harmadik,
aki nincs, de lenni akar), à savoir l’enfant. Quant aux deux personnages principaux d’Une vie de
héros, il s’agissait de l’artiste (le « héros », Richard Strauss lui-même) et de « la compagne du
héros » (des Helden Gefährtin, selon le titre de la troisième partie de ce poème symphonique de
1899).
47
1 Sur ces motifs se construit la première section d’une forme-lied (cadence en ré majeur),
qui se répète (cadence en sol majeur) de façon développée et avec une autre
instrumentation. Quant à la deuxième section, elle prend forme à partir du thème n° 4.
2 C’est un si bémol majeur fortement marqué qui signale les trois parties, relativement
brèves, auxquelles s’ajoutent quatre codas : la première (qui commence en si majeur)
48
3 Tissés ensemble pour former la première section d’un mouvement de sonate : les n° 5 et
6 donnent le groupe thématique principal ; le n° 7 forme la transition ; le n° 8, le thème
secondaire (avec une utilisation fréquente de l’élément a) ; quant à la conclusion, outre
l’apparition fugitive des motifs n° 5 et 7, elle repose sur le n° 9, après le point d’orgue
duquel suit le développement.
4 Celui-ci se fonde sur un thème fugato formé à partir de 8a :
8 Après le solo, les cordes reprennent le motif n° 1. Puis, une cadence pianissimo en fa
dièse mineur fait place à une section en forme de développement, avec le motif n° 13a.
9 Pour la troisième section, l’unisson des bois reprend le long solo précédent de la
clarinette basse, avec accompagnement des cordes en trémolo.
10 La coda se construit sur a et clôt le mouvement avec l’accord suivant :
11 Cet accord n’est en fait rien d’autre que les notes du motif n° 13 a, si souvent répété,
attaquées cette fois simultanément.
50
NOTES
1. Analyse rédigée en hongrois pour la création de l’œuvre, parue dans Zeneközlöny, VIII/7,
Budapest, 20 novembre 1909. Nous suivons l’édition de Tibor Tallián (Bartók Béla Írásai, vol. 1,
Zeneműkiadó, Budapest, 1989).
52
NOTES
1. Paru dans A Zene, II/4, Budapest, avril 1910. Nous suivons l’édition de András Szőllősy (Bartók
Béla összegyűjtött írásai, Zeneműkiadó, Budapest, 1967).
54
3 Puis :
6 Après quoi les motifs n° 1 et 2 reviennent en guise de réexposition. Une brève coda
(avec le motif n° 2) et un long point d’orgue sont suivis d’une nouvelle entrée en scène
du motif n° 3 dans sa forme originelle, qui assure la transition vers l’Allegretto, dont le
thème principal est une variation de ce même motif.
7 Apparaît alors un motif nouveau :
8 Après une large cadence en mi majeur, nous avons le thème suivant (tutti) :
9 Il conduit à une cadence réitérée en mi majeur. Après une pause générale, les motifs n°
1 et 2 (désormais transfigurés dans l’Allegro vivace) repassent devant nous au sein d’un
tempo toujours plus vif. Après une intensification continue, on arrive enfin à un grand
Adagio (motif n° 1 en majeur). Nous entendons encore le motif n° 5 dans un solo de cor
et l’œuvre s’achève avec les notes initiales du thème principal.
NOTES
1. Paru dans Die Musik, IX/16, mai 1910. Nous traduisons toutefois le texte de la quatrième
parution (dans Signale für die musikalische Welt, LXVIII/21, 25 mai 1910), dont Tibor Tallián suggère
qu’elle doit être la plus proche de la formulation originale de Bartok en allemand, sans
interventions éditoriales (Bartók Béla Írásai, vol. 1, Zenemūkiadó, Budapest, 1989).
56
1 Dans l’ordre naturel des choses, la pratique précède la théorie. Chez nous, concernant
la question de la musique nationale hongroise, c’est l’ordre inverse que nous
constatons : il y a déjà quelques années, des travaux scientifiques ont vu le jour qui
traitaient des particularités de la musique hongroise ; ainsi voulait-on définir ce dont il
n’y avait pourtant aucune trace encore.
2 En effet, nous n’avions pas eu jusqu’alors une musique savante 2 de valeur,
spécifiquement hongroise et distincte de toutes les autres. Car nous ne pouvons pas
prendre en compte ce que des musiciens plus ou moins dilettantes comme Bihari,
Lavotta et quelques étrangers installés chez nous – Csermák, Rózsavölgyi,
Pecsenyánszki, etc.3 – ont pu écrire sous l’influence de la musique tsigane : un homme
de goût n’y trouvera rien qui soit digne d’admiration. Sur ces travaux de dilettantes,
seuls des « musicologues » tout aussi dilettantes peuvent discourir avec sérieux. Par
ailleurs, tout ceci n’est même pas de la musique nationale, car elle n’est pas magyare,
mais tsigane. Autrement dit : ses principales particularités et caractéristiques sont des
déformations mélodiques empruntées à un peuple venu de l’étranger, à savoir les
Tsiganes.
3 Les efforts de nos musiciens savants sont également restés stériles. Car, tandis que
certains imitaient de manière servile des styles étrangers, d’autres, par exemple Erkel 4,
voulaient résoudre le problème en farcissant des numéros à l’italienne avec une ou
deux csárdás et chansons tristes à la tsigane. D’un tel mélange d’éléments hétérogènes il
ne résulte pas un style hongrois, mais une absence de style, un amalgame.
4 Même si nous n’avons pas eu jusqu’à présent de musique savante hongroise, nous avons
bel et bien une musique populaire spécifique et de valeur. Mais ils ne la connaissent
pas, ils ne l’étudient pas et ils ne l’apprécient pas, nos compatriotes qui
s’enthousiasment de façon grandiloquente pour les particularités nationales. Ils n’en
connaissent que cette centaine de mélodies que nos solistes tsiganes ont daigné
emprunter au peuple pour en rebattre les oreilles de la gentry au son de leurs violons,
tout en les déformant d’une manière inimaginable avec leur fantaisie orientale, jusqu’à
les rendre presque méconnaissables. À ceux qui ne savent pas quelle immense
différence il y a entre les ornementations à la hongroise et à la tsigane, je conseillerais
57
de prêter attention à la façon dont n’importe quel paysan hongrois utilise sa cornemuse
ou son pipeau pour musiquer.
5 Parmi les chants adoptés par les Tsiganes, nous rencontrons nombre de mélodies
étrangères, empruntées aux peuples slaves voisins, qui se sont ainsi retrouvées par
hasard mêlées à la musique populaire hongroise. Futiles comme ils sont, les Hongrois
de la bonne société5 leur rendent hommage dans un élan d’enthousiasme national
presque obligé. En revanche, ils restent parfaitement étrangers aux mélodies
hongroises ancestrales de grande valeur, récemment découvertes en Transylvanie ; ils
ne les apprécient pas, car ils n’ont jamais rien entendu de pareil. Cette musique
populaire véritablement hongroise, ils ne l’aiment pas, ils ne la comprennent pas.
6 Nos « musicologues » ne sont pas moins superficiels : ils accueillent comme des chants
populaires hongrois tout ce qui est chanté en hongrois. Et c’est ainsi que, dans leurs
vastes volumes, ils se mettent à démontrer, avec un zèle parfois comique, tout ce qu’il y
a de magyar dans telle mélodie parfaitement étrangère. (C’est notamment le cas de Azt
mondják, nem adnak engem galambomnak..., qui est typique du chant slovaque.) Eux aussi,
ils ont cru qu’il suffisait, afin d’étudier la musique populaire hongroise, de s’asseoir
dans un café de Budapest pour y écouter un Tsigane.
7 Mais ils croient bien d’autres choses encore. Notamment que l’on peut produire une
musique hongroise nouvelle et originale en exploitant opportunément des formules
rythmiques artificielles déduites de certaines règles préconçues. C’est un amusement
grandiose que de lire tel musicologue - qui n’a jamais écrit une note de musique -
lorsqu’il conseille aux compositeurs magyars de suivre l’exemple des formules
rythmiques « à la hongroise » qu’il a lui-même concoctées conformément à sa théorie
préalable !
8 Qu’ils attendent, messieurs les savants, qu’un art musical hongrois, ayant germé dans la
terre hongroise, parvienne à maturité. Ce qui ne pourra se produire que si des
compositeurs se présentent qui, tout en ayant chacun une personnalité forte,
donneront à leurs œuvres des caractéristiques communes, telles qu’on ne les trouvera
dans aucune autre musique née sur un autre sol. C’est alors qu’il faudra les reconnaître
comme des caractéristiques générales de la musique savante hongroise. Ces
caractéristiques communes, elles pourront être issues soit de l’influence réciproque de
compositeurs proches les uns des autres, soit de l’influence de la véritable musique
populaire hongroise. Il serait bien naturel, aussi, que ce style porte l’empreinte de la
musique du vingtième siècle. Ceux qui n’ont pas d’oreille le déclareront straussien, ou
regerien, ou encore debussyste, car ils ne sont pas capables de ressentir des nuances
plus fines. Ces dernières années, nous en voyons déjà les signes avant-coureurs. Et
n’est-il pas comique d’entendre la plupart de nos spécialistes et critiques réagir à
l’écoute de ces œuvres d’une magyarité sans précédent en énumérant tous les grands
noms à la mode en Europe occidentale ? Bien sûr, ceux-ci comme ceux-là proposent
quelque chose d’inhabituel ; et, comme on sait, tout ce qui est inhabituel est
« nuisible ». J’oserais même dire qu’une bizarrerie construite sur le majeur-mineur et le
chromatisme usuel des occidentaux est plus proche du « critique » hongrois que
l’« horreur » asiatique d’une simple et ancestrale mélodie sicule. Mon Dieu !, pourvu
que leurs oreilles n’accueillent jamais une ancestrale mélodie hongroise, car ce serait la
ruine de la musique et la fin du monde ! Seulement les poncifs habituels, s’il vous plaît,
rien de nouveau surtout.
58
9 Ce que, ces dernières années, on a écrit chez nous de nouveau et de hongrois, ce n’est
qu’un début, qui ne permet toujours pas qu’on en déduise des caractéristiques
générales, des tendances communes, etc.
10 Autrement dit : pour ces théories sur la musique hongroise, écrites il y a quelques
années avec une telle inspiration prophétique, le temps n’est pas encore venu.
NOTES
1. Paru dans Aurora, I/3, 1911, p. 126-128. Nous traduisons l’original hongrois en suivant l’édition
de Tibor Tallián (Bartók Béla Írásai, vol. 1, Zenemūkiadó, Budapest, 1989). L’ironie de Bartók dans
cet article vise avant tout Géza Molnár, l’auteur de A magyar zene elmélete (« La théorie de la
musique hongroise », paru en 1904 à Budapest) ; dans l’exemplaire qu’en possédait Bartók, on
peut lire cette annotation à la main (p. 68) : « ce n’est pas d’abord en théorie que nous allons
inventer des effets magyarisants ! ».
2. Sur la traduction de műzene, voir la note 2 dans L’influence de la musique populaire sur la musique
savante d’aujourd’hui (1931).
3. János Bihari (baptisé en 1764, mort en 1827), violoniste et compositeur tsigane hongrois ; János
Lavotta (1764-1820), violoniste et compositeur hongrois ; Antal Csermák (né vers 1774, mort en
1822), violoniste et compositeur (selon son biographe, le comte István Fáy, c’est dans les années
1790 que Csermák aurait gagné la Hongrie depuis la Bohème, en passant par Vienne) ; Márk
Rózsavölgyi (1789-1848), violoniste et compositeur juif hongrois, qui étudia à Prague avant de
s’installer à Pest ; János Pecsenyánszki (1831-1878), violoniste et compositeur d’origine polonaise.
4. Sur Ferenc Erkel, voir De la musique moderne en Hongrie (1921).
5. Sur la traduction de urak, voir la note 3 dans L’influence de la musique populaire sur la musique
savante d’aujourd’hui.
59
1 Il est étrange de voir à quel point la plupart des musiciens, je pourrais dire leur grande
majorité, ne parvient pas à aimer la musique de Liszt, malgré sa nouveauté et sa
grandeur. Je ne parle pas de ceux qui, eo ipso, sont sur le pied de guerre face à tout ce
qui est nouveau et inhabituel. Mais, déjà du temps de Liszt, et même encore
aujourd’hui, de grands musiciens, des personnalités fortes ont eu cette musique en
horreur, ou ne l’ont accueillie qu’avec les plus grandes réserves, lorsqu’ils ne se
contentaient pas de la tolérer. C’est incompréhensible : tandis que, chez nous par
exemple, on ose à peine articuler quelque jugement contre Wagner ou Brahms – on
pourrait pourtant trouver à y redire, quoique pour des raisons différentes –, la musique
de Liszt est un terrain privilégié pour les coups bas. Du critique musical officiel jusqu’à
l’étudiant du Conservatoire, tout le monde y trouve matière à critique.
2 On ne peut pas dire que la nouveauté ou l’inhabituel soient l’élément répulsif, car,
d’une part, tout le monde a suffisamment entendu la musique de Liszt et, d’autre part,
les critiques défavorables visent justement ce qu’il y aurait en elle de « trivial » ou
d’« ennuyeux ». Il s’agirait plutôt du côté trop polyvalent de Liszt, de son aspect
polymorphe, de sa trop grande réceptivité à toutes les sensations, depuis les plus
banales jusqu’aux plus rares. En effet, tout ce qu’il a vécu en musique, du trivial au
sublime, a laissé une trace durable dans ses créations.
3 Déjà en tant qu’homme, il ne présente que des traits hétérogènes. Il se prépara à
devenir un prêtre catholique, par conviction, mais son union libre avec une femme
n’était pas consacrée par l’Église ; il s’enthousiasmait pour un catholicisme ascétique,
mais il aimait le parfum des salons ; il ne rechignait pas à se rendre dans les
campements sales des Tsiganes de Hongrie, mais il s’accordait bien avec la vie factice
des grands aristocrates terriens ; il se souvient partout de la Hongrie comme de sa
patrie bien-aimée à laquelle il consent maint sacrifice, il s’occupe avec enthousiasme de
la musique singulière qu’il y entend, mais il n’apprend pas le hongrois, malgré son don
pour les langues. Sa vie musicale est à cette image. Dans sa jeunesse, il imitait les
mauvaises habitudes de la moyenne des artistes de son temps – il a « amélioré » et
« transcrit », il a rendu brillants des chefs-d’œuvre auxquels même un Liszt ne devrait
pas avoir le droit de toucher. Il était alors déjà sous l’influence du style mélodique assez
60
commun de Berlioz, du sentimentalisme de Chopin et, surtout, des poncifs des Italiens.
On en voit la trace dans ses œuvres jusqu’à la toute fin, et c’est justement de là qu’elles
tiennent ce qu’on qualifie habituellement de trivial. Plus tard, quand il s’est familiarisé
avec les pots-pourris des Tsiganes, il ne parvint guère à distinguer la rareté du poncif ;
c’est telle quelle que l’interprétation tsigane a agi sur lui. Là où il allait, il recevait des
impulsions musicales qui ont rendu son style quelque peu hétéroclite. Malgré cette
trivialité, il a une audace admirable presque partout, soit dans la forme, soit dans
l’invention. Et cette audace est une quête véritablement fanatique du nouveau, de ce
qui est rare. Dans ses œuvres, il dit, dispersées parmi les poncifs, plus de choses
nouvelles et en avance sur son temps que beaucoup d’autres compositeurs plus
appréciés par le grand public. Prenons donc quelques exemples dans ses œuvres. La
première, parmi celles qui sont grandes et généreuses, c’est sa Sonate pour piano. Les
quelques mesures assourdies en guise d’introduction, le groupe thématique principal
de l’exposition, les suspens en forme de récitatif qui précèdent le développement, la
sombre coda qui renonce à tout effet extérieur et – en laissant le meilleur pour la fin –
le fugato qui étincelle comme l’enfer..., tout ceci appartient à ce qu’il y a de plus
grandiose en musique. En comparaison, bien sûr, la douceur de l’andante en fa dièse
majeur inséré dans le développement paraît banale, de même que le sentimentalisme
du thème secondaire formé à partir du thème principal, ou encore la solennité creuse
de la transition en 3/2. Du point de vue de la forme, c’est la perfection absolue (ce qui
est assez rare chez Liszt), alliée à une nouveauté révolutionnaire.
4 Prenons un autre ouvrage très connu, le Concerto pour piano en mi bémol majeur. Si sa
forme est elle aussi audacieusement innovante, si elle est également parfaite, son
contenu n’est pas satisfaisant car, le plus souvent, il brille d’un éclat vide ; certaines
idées – aussi rayonnant que soit l’habit dont elles ont été revêtues – tombent même au
niveau de la musique de salon. À l’exact opposé de ce concerto, il y a sa gigantesque
Faust-Symphonie. Toute une foule d’idées admirables, Méphisto comme aboutissement
programmé de l’ironie2 qui s’était manifestée d’abord dans le fugato de la sonate – voilà
ce qui rend cette œuvre immortelle. Ce qui gêne, en revanche : certaines imperfections
formelles, notamment la répétition stéréotypée de certaines parties, ou encore, comme
on dit justement, certaines séquences à la Liszt. C’est entre des séquences de ce genre
que, dans ses poèmes symphoniques, se trouvent dispersées nombre d’innovations. Sa
Danse macabre, totalement méconnue, est une musique complètement bouleversante.
Nous trouvons de grandes choses dans son Prélude et fugue sur le nom B-A-C-H, ainsi que
dans les Variations en forme de passacaille sur un thème de Bach 3. Parmi ses pièces pour
piano de moindre envergure, il y a, dans la série trop sous-estimée des Années de
pèlerinage, des idées admirables mêlées à de l’ordinaire. Les Rhapsodies hongroises, qui
devraient nous être les plus proches, sont des compositions moins réussies (c’est même
peut-être la raison pour laquelle elles sont si connues et appréciées). S’il y a certes là
beaucoup de génialité, on y trouve quand même partout de simples poncifs : de la
musique tsigane, parfois mêlée à de l’italienne (VI) ; et, formellement, ce qui ressemble
parfois à un véritable conglomérat (XII).
5 En évoquant les séquences à la Liszt, j’en arrive au second point de la critique. Car ce
sont ces répétitions, conçues sur le même modèle et se présentant dans presque toutes
les œuvres, qui donnent son fondement à l’accusation d’ennui. Le malheur, ici, c’est que
Liszt s’est trouvé très isolé. Il s’élevait tellement au-dessus de son entourage que jamais
personne n’a pu critiquer ce qui venait de lui ; on le prenait au contraire comme un don
de Dieu. Quant à ceux, plus distants, qui l’ont critiqué, ils l’ont traité de fou, si bien que
61
NOTES
1. Paru simultanément dans Népművelés (VI/17-18, Budapest, octobre 1911) et Zeneközlöny (IX/18,
Budapest, octobre 1911), probablement à l’occasion du centenaire de la naissance de Liszt Nous
suivons l’édition de András Szōllōsy (Bartók Béla összegyűjtött írásai, Zeneműkiadó, Budapest,
1967).
2. Liszt fut le premier à exprimer l’ironie en musique. Sa sonate fat composée vers 1850. Chez
Wagner, on ne trouve des sonorités semblables (Siegfried, Meistersinger) que beaucoup plus tard –
peut-être même sous l’influence de Liszt. (Note de Bartók)
3. Il s’agit des Variations sur « Weinen, Klagen, Sorgen, Zagen ».
4. Dans une lettre adressée à M me Wesendonck, voilà tout ce qu’il trouve à dire de la Faust-
Symphonie : « J’ai entendu la Faust-
Symphonie de Liszt ; c’est encore la deuxième partie qui me plaît le plus. » (Note de Bartók)
5. Cf. la correspondance de Brahms et Joachim. (Note de Bartók) [Unmusik : « non-musique », en
allemand dans le texte.]
63
1 Quelques-uns disent : en l’absence de clavecin, les œuvres du XVII e siècle écrites pour
cet instrument, interprétons-les au piano, mais seulement d’une façon convenablement
discrète. C’est-à-dire en évitant les forte (voire les nuances de type crescendo ou
diminuendo), et en imitant le bruissement peu sonore du clavecin. La chose étrange,
dans l’affaire, c’est pourtant que l’on n’évoque pas le clavecin lorsqu’il s’agit, par
exemple, de la Fantaisie chromatique de Bach qui, comme on sait, est toujours donnée
dans une interprétation la plus colorée possible. Mais Bach aussi a vécu cet âge où le
piano n’était pas encore sorti des limbes, et il a écrit ses œuvres pour le clavecin aux
sonorités peu exigeantes.
2 Je crois qu’on ne doit pas adopter, quand il s’agit de musique ancienne, la position
consistant à faire revivre sur le piano, qui s’est développé à partir du clavecin, les
imperfections de son ancêtre moins évolué. Si l’on souhaite que, dans ce cas, on ne
produise pas au piano de dynamique plus forte qu’un murmure, alors on pourrait tout
aussi justement exiger que l’on n’utilise aucune sorte de crescendo ou de diminuendo, car
le clavecin ne le permettait pas, si bien que l’auteur écrivant pour le clavecin imaginait
ses œuvres sans crescendo ni diminuendo. On pourrait même demander que l’on joue les
fugues anciennes en gardant la pédale enfoncée, car le clavecin, en l’absence
d’étouffoirs, sonnait ainsi ; et donc l’auteur imaginait ses fugues avec un effet
semblable. Il est très vraisemblable que ces auteurs anciens, si par miracle ils avaient eu
soudain accès au fortepiano, auraient reconnu sans attendre, après une brève
expérimentation, tous les avantages du nouvel instrument ; et ils auraient modifié
l’interprétation de leurs œuvres en conséquence. De même, quand on a inventé le
mécanisme des marteaux, Mozart s’est mis à noter des indications de crescendo dans ses
sonates, lesquelles n’auraient pourtant pas été écrites sous une forme très différente si
elles avaient été destinées au vieux clavecin.
3 Je crois qu’il faut interpréter toute la musique ancienne pour clavecin d’une façon qui
corresponde à son caractère, en exploitant tous les perfectionnements du piano
d’aujourd’hui. Car, même si Saint-Saëns, dans sa préface aux œuvres pour clavecin de
Rameau, dit notamment que « cette force (du clavecin) n’avait rien de comparable aux
explosions formidables qui s’échappent des flancs de nos grands pianos de concert 2 », il
64
n’entendait certes pas par là que les pièces intitulées Les Cyclopes ou Bruit de guerre
doivent être interprétées avec une sonorité doucement chuchotée. Selon toute
vraisemblance, c’est justement dans ce genre d’œuvres que leurs auteurs ressentaient
le plus les manques du clavecin.
4 Une autre de mes objections quant à l’imitation du clavecin, c’est qu’un grand nombre
de fugues de Bach ont un caractère éminemment semblable à certaines de ses œuvres
pour orgue. (Le premier mouvement de sa sonate pour clavier en la mineur, par
exemple3, est le même genre de musique que sa fugue pour orgue en sol mineur.) On
peut en déduire que, le plus souvent, le clavecin n’était en fait qu’un succédané de
l’orgue, trop encombrant et trop cher. C’est pourquoi, si déjà on incline à l’imitation, on
devrait alors plutôt se proposer d’imiter la puissance de l’orgue. De façon générale, à
l’époque, on n’attachait d’ailleurs pas tant d’importance à la couleur sonore ; on la
considérait même comme presque négligeable. La plupart des fugues pour clavier de
Bach peuvent tout aussi bien être jouées à l’orgue ; et, pour reprendre un exemple que
donne Saint-Saëns dans sa préface déjà citée, Haendel a écrit un concerto pour harpe ou
orgue, deux instruments dont le potentiel dynamique est on ne peut plus opposé.
5 Il y a toutefois un cas dans lequel on peut prendre en considération, pour
l’interprétation des œuvres anciennes, l’origine du piano : lorsqu’il s’agit d’un ensemble
où le piano côtoie plusieurs autres instruments. Car il faut alors veiller à ce que la
répartition des masses sonores ne souffre pas de déséquilibre. Mais, d’une manière ou
d’une autre, un bon musicien saura toujours, même sans ratiocination historisante,
trouver la dynamique correcte pour s’intégrer parmi les autres instruments de
l’ensemble.
6 Encore une remarque, sur cette question : à son époque, le clavecin n’était
probablement jamais porté sur la scène du concert : cet outil à la voix frêle était un
instrument réservé à la musique de chambre ; on l’utilisait seulement dans ce contexte,
c’est-à-dire dans une chambre. Si donc quelqu’un en venait à regretter qu’avec
l’élargissement de la chambre en une salle la sonorité se soit elle aussi accrue en
proportion, il devrait plutôt commencer par se plaindre de l’extension spatiale, ce qui
reviendrait à affirmer que Rameau, Couperin, Scarlatti et Bach ne sont pas à leur place
dans une salle de concert.
7 Ce contre quoi nous devrions protester fermement.
NOTES
1. Paru dans Zeneközlöny, X/7, Budapest, janvier 1912. Nous suivons l’édition de András Szőllősy
(Bartók Béla összegyűjtött írásai, Zeneműkiadó, Budapest, 1967).
2. La citation est en français dans le texte.
3. Bartók ne précise pas de quelle sonate il s’agit ; il existe trois sonates pour clavier en la mineur,
toutes trois des arrangements : BWV 965, 967 et 968.
65
1 C’est peut-être étrange, mais j’avoue que l’impulsion pour l’écriture de ce ballet m’est
venue du refus de mon opéra en un acte, Le Prince Barbe-Bleue. On le sait, cet ouvrage a
échoué lorsqu’il fut présenté à un concours d’opéras. Le plus grand obstacle à sa mise
en scène, c’était que l’intrigue se limite au pur conflit psychique entre deux personnes,
la musique se bornant elle aussi à le représenter de façon abstraitement simple. Il ne se
passe rien d’autre sur la scène. J’aime tellement mon premier opéra que, lorsque j’ai
reçu de Béla Balázs l’argument du ballet, j’ai tout de suite pensé : par son aspect
spectaculaire, par ses successions d’événements hauts en couleur, riches et variés, le
ballet ouvrira la possibilité que mes deux œuvres soient portées à la scène lors d’une
même soirée. Il est inutile de souligner, je crois, que je me sens désormais tout aussi
proche du ballet que de mon opéra.
2 J’ai entamé la composition du ballet avant la guerre, puis je l’ai interrompue pendant
longtemps. J’ai traversé beaucoup d’inquiétudes. Lors de la saison dernière, István
Strasser a présenté mon œuvre symphonique intitulée Deux portraits, dont j’entendais
ainsi le second (Difforme) pour la première fois à l’orchestre. C’est alors que j’ai eu
l’inspiration pour continuer la partition du Prince de bois et, de fait, je l’ai achevée en
peu de temps.
3 La musique du ballet est élaborée dans le genre symphonique : un poème symphonique
sur lequel on danse. On peut y distinguer clairement trois parties, dans lesquelles il y a
aussi, toutefois, des articulations à plus petite échelle.
4 La première partie va jusqu’au pas de deux du pantin de bois et de la princesse. La
deuxième, bien plus calme que la première, a les caractéristiques d’un mouvement
central et dure jusqu’au retour du pantin de bois. La troisième partie est en fait la
reprise de la première, mais en renversant l’ordre des composantes, ce que l’argument,
du reste, requiert par sa nature.
5 Toute ma gratitude et ma reconnaissance vont au chef d’orchestre Egisto Tango, qui a
étudié la partition avec le plus grand enthousiasme et qui a si bien compris ma musique
que, pour les questions de tempo et de phrasé, mais aussi pour la conception
d’ensemble, je suis en accord avec lui. Je dois aussi le remercier non seulement pour
avoir fait travailler l’orchestre, mais aussi pour avoir sans cesse veillé à la scène.
Chaque danseur s’est également acquitté de sa tâche difficile de façon engagée et
66
enthousiaste, tandis que le comte Miklós Bánffy, qui a conçu les décors et les costumes,
soutenait leur travail avec beaucoup de dévouement.
NOTES
1. Paru dans Magyar Színpad, XX/105, Budapest, 12 mai 1917. Nous suivons l’édition de Tibor
Tallián (Bartók Béla Írásai, vol. 1, Zeneműkiadó, Budapest, 1989).
67
1 « Debussy aura été le plus grand compositeur de notre époque », déclare Béla Bartók
d’une voix où transparaît la conviction intérieure, tandis que, par un tiède après-midi
d’avril, dans sa villa de Rákoskeresztúr2, je m’entretiens avec lui du musicien français
récemment disparu.
2 Le parfum des amandiers en fleurs envahit son bureau décoré de motifs sicules.
Songeur, Bartok feuillette les partitions de Debussy ; avec des mots simples et sans
affectation, mais avec une disponibilité qui trahit tout son savoir, il livre, de l’esprit du
compositeur décédé, ce portrait des plus plastiques et des plus intéressants.
3 « Beaucoup considèrent Strauss comme le plus grand compositeur, mais, pour ma part,
je placerais Debussy bien plus haut que l’auteur de Salomé. Car sa musique est bien plus
neuve que celle de Strauss, qui n’a fait que poursuivre dans la direction tracée par
Wagner et Liszt. Debussy, quant à lui, n’a pas suivi des chemins balisés et, au cours de sa
carrière, il a ouvert de nouvelles possibilités artistiques. La musique de Debussy n’est
jamais tombée dans ces détails d’une pure banalité qui, chez Strauss, interrompent
l’élan des idées neuves et audacieuses. Et finalement, même dans ses dernières œuvres,
Debussy a su apporter du nouveau, là où l’art de Strauss, après Salomé et Elektra, a
décidément connu un fort déclin.
4 » Aussi conscient et volontaire qu’ait été son dépassement des traditions, aussi neuve
qu’ait été sa musique au regard des compositions antérieures à son entrée en scène,
Debussy est resté totalement et strictement attaché à la tonalité. Bien entendu, il
employait beaucoup plus librement les notes étrangères à l’harmonie, sans préparation
ni résolution ; si bien que Richard Strauss, dit-on, fit à propos de la musique de Debussy
cette remarque, non sans humour : “Elle est bien singulière, cette nouvelle musique
française : dans chaque accord, il y a une note qui ne lui appartient pas…”.
5 » Quant à nous, Hongrois, nous pouvons trouver un intérêt particulier à la structure
mélodique debussyste, dans la mesure où nous y voyons l’influence de la musique
populaire d’Europe centrale : nous pouvons y observer des tournures pentatoniques qui
existent aussi dans les vieux chants populaires hongrois, surtout chez les Sicules.
6 » Parmi ses œuvres, la meilleure, c’est sans aucun doute Pelléas et Mélisande ;
malheureusement, elle n’a jamais été représentée à Budapest jusqu’à aujourd’hui. Elle
est célèbre, entre autres, pour avoir rompu avec la déclamation wagnérienne, en la
68
NOTES
1. Entretien avec le journaliste Ernő Kulinyi, paru dans Esztendő, un mensuel publié par le
quotidien Pesti Napló, en avril 1918. Debussy venait de mourir (le 25 mars 1918) et, en ce temps de
guerre, la France et la Hongrie appartenaient à deux camps opposés. Nous suivons le texte
hongrois reproduit par Jean Gergely (Béla Bartók. Éléments d’un autoportrait, L’Asiathèque, 1995),
que nous avons toutefois préféré retraduire, pour être plus proche de l’original.
2. Qui correspond à l’actuel dix-septième arrondissement de Budapest.
3. Une salle de spectacles construite à Pest au XIXe siècle.
69
NOTES
1. Paru dans Magyar Színpad, XXI/143, Budapest, 24 mai 1918. Nous suivons l’édition de Tibor
Tallián (Bartók Béla Írásai, vol. 1, Zeneműkiadó, Budapest, 1989).
2. Miklós Bánffy (1874-1950) était alors le directeur de l’Opéra de Budapest.
70
d’utiliser les sons selon des structures aussi bien horizontales que verticales qui ne
pouvaient plus être ramenées à des systèmes scalaires. Certes, par ce procédé, certains
sons acquièrent également par rapport aux autres une prépondérance relative ; mais
cette différence ne se fonde plus sur tel ou tel schème scalaire, elle est plutôt chaque
fois la conséquence de leur structuration. Dans des ensembles de structures aussi,
chaque élément a une valeur différente, une intensité différente par rapport aux
autres. Par le traitement libre et égal de chacun des douze sons, les possibilités
d’expression se sont accrues dans une proportion difficile à mesurer pour l’instant.
Autrefois, on construisait tout au plus des accords de quatre sons, et seulement dans
certaines dispositions bien définies – alors que désormais, on fait même sonner
simultanément l’ensemble des douze sons, dans les combinaisons les plus diverses.
Nous avons ainsi une richesse absolument insoupçonnée de nuances intermédiaires,
depuis la sonorité singulièrement creuse d’un accord de trois sons comme celui de
l’exemple A jusqu’à la douce plénitude d’un accord de huit sons comme celui de
l’exemple B, ou la force stridente d’un autre accord de huit sons comme celui de
l’exemple C. Si l’on dispose trois sons voisins, voire plus, dans des registres très étroits,
l’effet, selon que ces registres sont graves ou aigus, est celui d’un bruit « stylisé » plus
ou moins dense. Un registre moins étroit employé dans le grave, comme dans l’exemple
D, sera proche, lui aussi, de cet effet « bruité » ; tandis que si on le transpose deux
octaves plus haut, son caractère change, il devient plus éthéré et son effet se rapproche
de celui de l’accord de l’exemple B.
4 Dans la musique homophone, on travaille en fait avec des masses sonores – pour ainsi
dire des taches sonores – qui sonnent simultanément ou selon une succession plus ou
moins rapide. Avec des taches sonores, donc, tantôt plus denses, tantôt plus aérées,
plus massives ou plus clairsemées : autant de qualités qui sont déterminées par le
nombre de sons utilisés, par le registre absolu ou relatif (large plutôt qu’étroit), etc. La
succession de ces taches sonores – ou bien, dans la musique polyphonique, de ces
sonorités simultanées -, avec le degré d’intensité variable qui leur est chaque fois
inhérent selon leur disposition, et au sein desquelles chaque note possède une intensité
différemment graduée selon son rôle dans le groupement vertical, permet à la musique
atonale de tracer une « ligne ». Que les mouvements ascendants et descendants de cette
ligne forment ou non un tout harmonieux : voilà de quoi dépend, justement, la
perfection formelle de la musique en question.
5 La force du contenu intérieur, difficile à préciser avec des mots ; la fraîcheur de la
« première inspiration », pour reprendre les termes de Schoenberg ; et l’harmonie dans
le tracé de la ligne : de ces trois facteurs résulte l’œuvre d’art. Mais ces trois facteurs
n’étaient-ils pas les mêmes dans les œuvres musicales plus anciennes ? Les exigences
principales n’ont absolument pas changé ; le changement ne concerne que la mise en
72
œuvre des moyens : dans le passé, on travaillait avec des possibilités plus restreintes et,
aujourd’hui, avec des possibilités plus étendues, plus riches. Désormais, elles sont
mathématiquement beaucoup plus nombreuses. L’avenir nous apprendra si, à régir
librement des possibilités plus riches, on produira d’aussi grandes œuvres d’art que
celles qu’il a été donné de créer aux musiciens du passé.
6 Ce qui est déconcertant pour beaucoup de musiciens, avec la musique atonale, c’est
qu’on n’a jusqu’à présent fixé aucune règle quant aux enchaînements des structures
atonales, règle à l’aide de laquelle on pourrait démontrer la perfection de la forme
(c’est-à-dire la perfection extérieure), ou son imperfection. Tant les compositeurs que
les auditeurs sont, de ce point de vue, renvoyés à leur seul instinct. Le temps d’établir
un système pour notre musique atonale n’est pas encore venu4 ; cette période toute
nouvelle, dans l’évolution de la musique, a à peine commencé et les œuvres de ce genre
sont encore bien trop peu nombreuses pour que l’on puisse bâtir déjà sur elles une
sorte de théorie. Si, avec le temps, elle voit le jour, elle aura pour la postérité la même
signification que, à son époque, chacune des théories anciennes : un fondement sur
lequel continuer à bâtir en l’élargissant, pour parvenir finalement à quelque chose de
tout à fait nouveau, qui suscitera à son tour l’établissement d’une nouvelle théorie.
7 Pour ma part, je me prononcerais volontiers pour un mélange entre l’homophonie et la
polyphonie : pour un procédé, donc, qui offre plus de diversité que l’utilisation
exclusive de l’une ou l’autre de ces manières. De plus, et pour des raisons semblables, il
me semble, puisqu’il ne s’agit pas là de deux principes totalement opposés, que l’emploi
parcimonieux en musique atonale d’accords issus de la phraséologie tonale plus
ancienne ne constitue pas une contradiction stylistique. Ainsi, à condition qu’ils ne
soient placés qu’à des endroits bien spécifiques, un accord parfait isolé, une tierce, une
quinte ou une octave au milieu d’accords atonals de cinq ou six sons, voire plus,
n’éveillent encore aucun sentiment tonal ; en outre, ces éléments qui, pour avoir été
utilisés depuis si longtemps, se sont désormais flétris, reçoivent de ce tout nouveau
contexte une puissance fraîche et toute singulière quant à leurs effets. Même des suites
entières d’accords parfaits et d’intervalles de ce genre seraient bel et bien ressenties –
si elles n’ont pas un effet tonal – comme stylistiquement justes. Mettre de telles
sonorités absolument hors circuit, c’est, me semble-t-il, renoncer à une partie des
moyens de notre art, alors que le but ultime de nos efforts est plutôt la mise à profit
illimitée et complète du matériau sonore disponible.
8 À l’évidence, certains enchaînements de sonorités de ce genre – mais il s’agit
notamment de successions d’accords exigeant l’alternance tonique-dominante – sont
absolument contraires à la musique d’aujourd’hui. On les rencontre, travestis sous un
pompeux vêtement de dissonances, dans beaucoup d’œuvres qui s’efforcent d’être
modernes ; mais de telles œuvres sont justement bien loin des tentatives les plus
nouvelles...
9 La crainte que, une fois enterrées les structures symétriques bâties sur le système tonal,
les œuvres atonales ne présenteraient qu’une masse informe, cette crainte n’est pas
légitime. D’abord, une structure architectonique n’est pas absolument nécessaire ; la
construction linéaire issue des degrés d’intensité différenciés inhérents aux groupes
sonores qui se succèdent pourrait tout à fait suffire. Ce type de construction de la forme
présente une analogie lointaine avec celle des œuvres rédigées en prose. De plus, la
musique atonale n’exclut pas absolument certains moyens extérieurs d’articulation
formelle : certaines répétitions de ce qui a déjà été dit (dans un autre registre, avec des
73
façon à ne plus devoir noter certains sons comme des altérations des autres. Pour
l’instant, toutefois, cette invention attend encore son inventeur.
NOTES
1. Paru dans Melos, I/5, avril 1920. Nous traduisons le manuscrit de Bartók en allemand, sans les
corrections rédactionnelles de la revue, en suivant l’édition de László Somfai (« Vierzehn Bartók-
Schriften aus den Jahren 1920/21 », Documenta Bartókiana, cinquième cahier, Budapest, Akadémia
Kiadó, 1977).
2. Wechsel-und Durchgangstöne. Nous avons préféré traduire par « notes étrangères » en raison du
sens, le terme technique allemand, qui équivaut à l’italien nota cambiata, étant traduit
diversemment selon les dictionnaires par « note de rechange » ou « note d’appogiature » et
renvoyant plutôt à l’écriture contrapuntique.
3. Il s’agit du deuxième mouvement (Des Helden Widersacher, « Les adversaires du héros ») du
poème symphonique Une vie de héros, op. 40.
4. Ajouté dans la version publiée dans Melos : « (dans le Traité d’harmonie de Schoenberg – p. 49 –
on trouve quelques tentatives intéressantes, quoique timides, dans ce sens) ».
5. Le manuscrit de Bartók s’arrête ici. En suivant le choix de László Somfai ( op. cit.), nous
traduisons la suite d’après la version publiée dans Melos.
75
1 Budapest, 20 mars 1920. – La Hongrie est dans les affres de la réaction. La restauration
de la monarchie est presque une certitude et la dictature militaire écrase la vie
intellectuelle du pays, tout comme la dictature du prolétariat avait écrasé son économie
auparavant2. Il n’y a jamais eu de période aussi sombre dans l’histoire du pays. La
Terreur rouge puis la Terreur blanche, succédant à quatre années de guerre et de
famine, ont fait de la Hongrie une ombre d’elle-même. La Paix de Versailles a réduit son
territoire et sa population à une simple fraction de leur taille précédente. Reste à savoir
si, dans ces conditions, la culture nationale hongroise, qui a lutté des générations
durant pour exister sous la vieille monarchie, peut encore se développer ou même
vivre. De la musique hongroise, en tout cas, il y en aura plus dans les autres pays qu’en
Hongrie même.
2 La vie musicale à Budapest aujourd’hui peut être résumée en un seul nom : Dohnányi.
Dans ces moments de plus grande difficulté, alors que la plupart des autres artistes ont
déjà quitté le pays ou « boudent dans leur coin », Dohnányi poursuit héroïquement ses
diverses activités, apportant du réconfort et de la joie à des milliers de ses
compatriotes. En tant que pianiste et chef d’orchestre, ou dans des formations de
chambre, il travaille, infatigable, pour l’art de son pays, malgré l’accueil très inamical
qu’il a reçu de la part des autorités actuelles. J’y reviendrai. Mais, auparavant, je
voudrais essayer de passer en revue ces chapitres récents de l’histoire musicale locale
qui ont produit – ou causé – l’actuel état des choses.
3 Avant la guerre, la vie musicale à Budapest était relativement florissante. À part les
activités des trois principales institutions – l’École supérieure de musique, l’Opéra
national et la Société philharmonique (constituée par l’orchestre de l’Opéra) -, un grand
nombre de concerts donnés par des talents étrangers ou nationaux satisfaisait le public
assoiffé de bonne musique. Marteau3, Becker4, Huberman5, Schnabel6, Lhevinne7,
Godowsky8 et tant d’autres figuraient régulièrement aux programmes ; et Debussy lui-
même est venu une fois jouer du piano pour une soirée qui lui était consacrée. Les
orchestres viennois étaient habitués à nous rendre visite et l’inoubliable direction de
Richard Strauss constitua l’une des attractions principales de ces tournées. En 1912, on
a même pu voir ici les Ballets russes, notamment dans une production de L’Oiseau de feu
76
de Stravinsky. (D’un autre côté, on doit considérer comme une grave lacune le fait que,
malgré tous les efforts déployés, jusqu’à aujourd’hui, aucune œuvre de Schoenberg n’a
été donnée en public, pas plus que le Pelléas et Mélisande de Debussy.)
Effets de la guerre
4 Lorsque la guerre a éclaté, elle a naturellement entraîné des interruptions. D’abord, ce
furent uniquement les artistes originaires des pays de l’Entente qui prirent leurs
distances mais, depuis 1919, presque tous les étrangers nous ont évités. L’Opéra est
resté fermé durant la saison 1914-1915. Bien qu’ouvert en 1915-1916, il a dû renoncer à
son meilleur chef d’orchestre, Egisto Tango, de nationalité italienne, à cause d’intrigues
politiques.
5 Toutes ces difficultés ont été suivies, en 1916-1917, d’une amélioration certaine. Signor
Tango fut enfin pardonné d’être italien et on lui permit de poursuivre son travail, si
bénéfique à tous égards ; quant à Ernst von Dohnányi, le plus éminent des pianistes
hongrois, il quitta Berlin pour s’établir à Budapest.
6 Depuis, on peut dire que Dohnányi a régné souverainement sur la scène musicale en
tant que soliste ou dans des formations de chambre. Et l’on doit en créditer aussi le
public de Budapest, qui a soutenu en masse les innombrables concerts dans lesquels
Dohnányi montrait ses qualités de pureté, de poésie et de maîtrise, si éloignées de toute
virtuosité superficielle. Nommé professeur de piano à l’École supérieure de musique en
1916, il a tenté, avec des réformes bien organisées, de donner une nouvelle vie à cette
institution conservatrice, mais ce fut malheureusement en vain. Son magistral talent a
familiarisé le public avec les dernières œuvres pour piano de compositeurs hongrois
comme Zoltán Kodály, Leó Weiner9 et l’auteur du présent article.
Maestro Tango
7 Egisto Tango, initialement engagé pour la productions d’opéras italiens uniquement,
s’est avéré un défenseur enthousiaste, un connaisseur et un excellent interprète des
tendances musicales les plus récentes. Nous lui devons nombre de créations d’œuvres
difficiles et parmi les plus modernes : sans lui, elles n’auraient pas été données du tout
à Budapest, sinon sous une forme mutilée. (Le ballet de Bartók, Le Prince de bois, mai
1917 ; Violante de Korngold, mars 1918 ; le drame en un acte de Bartók, Le Château de
Barbe-Bleue, en mai 1918.) Il projetait une exécution du Sacre du printemps de Stravinsky
lorsque la révolution d’Octobre éclata en 1918 ; tous les liens avec les autres pays furent
coupés pour longtemps et il devint ainsi impossible de se procurer la partition.
9 Vint alors le mois de mars 1919 et la dictature communiste. En principe, ce régime, plus
encore que le précédent, favorisait les talents progressistes nationaux. On confia la
direction de toute la vie musicale à un directoire (Dohnányi, Kodály et Bartók). Les
artistes mentionnés, bien qu’ils ne fussent pas des communistes déclarés, acceptèrent
cette mission pour plusieurs raisons : d’une part, ils espéraient une amélioration de la
situation générale ; d’autre part, ils souhaitaient prévenir tout coup de force pouvant
mettre en danger la vie musicale et couper l’herbe sous les pieds aux parvenus sans
talent musical.
Chaos
10 Malheureusement, le régime socialiste fut en tant que tel une grande déception ; et le
régime communiste, une déception plus grande encore. À partir de novembre 1918,
certaines sections furent la proie d’un véritable délire quant à la création d’institutions
« monumentales », un délire qui se répandait continûment jusqu’à prendre des
proportions maniaques et sans considération aucune pour le peu d’aide matérielle
disponible. La République des Conseils a révélé sa totale ignorance en termes d’actions
planifiées visant à établir les points généraux et fondamentaux à partir desquels la
réforme de l’éducation musicale et des concerts, ainsi que la publication des œuvres,
devaient trouver leurs solutions. Avec le soutien du prolétariat, le syndicat des artistes
musiciens et des artisans (car les deux classes étaient réunies !) a tenté avec insistance –
quoique sans succès – de propulser à des postes de responsabilité ses prétendants à la
gloire les moins doués et les plus bruyants. Le favoritisme et la bureaucratie fleurirent
comme jamais auparavant. La République des Conseils était tout aussi étroite d’esprit
que l’avaient été les gouvernements bourgeois précédents. Pour donner un exemple, on
ordonna que l’atroce mélodie de style « chœur viril10 » de L’Internationale, totalement
dépourvue d’harmonie et d’esprit, soit chantée chaque jour avant chaque
représentation à l’Opéra. Un travail sérieux et fécond était absolument impossible dans
ces conditions et il y eut un sentiment général de soulagement lorsque la dictature
tomba le 29 juillet 1919.
De mal en pis
11 Mais– de mal en pis ! Au cours de la période de réaction conservatrice qui suivit,
Dohnányi et Kodály furent licenciés de leur poste de directeurs de l’École supérieure de
musique ; toutes leurs réformes furent annulées, les meilleurs enseignants écartés, le
tout sous prétexte d’éradiquer le bolchevisme. Le contrat d’Egisto Tango avec l’Opéra
fut annulé et on lui permit d’entrer au service de la Roumanie en tant que directeur du
nouvel Opéra national roumain à Klausenburg (Cluj en roumain, Kolozsvár en
hongrois). Sa dernière prestation ici (qui fut aussi le seul événement musical
remarquable de l’ère communiste) aura été la nouvelle production de l’Otello de Verdi,
dans une magnifique mise en scène en mai 1919, avec Koernyei dans le rôle d’Otello,
Anna Medek dans celui de Desdemona et Rózsa dans celui de Iago.
78
NOTES
1. Paru dans Musical Courier, LXXX/18, avril 1920, traduction anglaise de César Saerchinger. Plutôt
que l’original allemand de Bartók, nous traduisons la version anglaise qui, quoique comprenant
des ajouts éditoriaux (intertitres, forme pseudo-épistolaire...), est plus complète. Selon László
Somfai (qui donne les deux versions : cf. « Vierzehn Bartók-Schriften aus den Jahren 1920/21 »,
Documenta Bartókiana, cinquième cahier, Budapest, Akadémia Kiadó, 1977), il est vraisemblable
qu’un autre état du texte en allemand ait été perdu et que, par ailleurs, le traducteur ait inclus
des notes prises à partir d’une conversation avec Bartók. La parution anglaise était précédée de
l’introduction suivante (Editor’s Note) : « Le distingué compositeur hongrois Béla Bartók,
professeur à l’Académie nationale de musique à Budapest, était l’hôte de notre correspondant
berlinois lors de sa récente visite dans cette ville. Il avait tant de choses intéressantes à dire
concernant la situation musicale en Hongrie que M. Saerchinger l’a persuadé d’envoyer une
lettre au Musical Courier dès son retour à Budapest... ».
2. Il convient de rappeler ici quelques jalons de l’histoire de la Hongrie. À la fin de la Première
Guerre Mondiale, avec la chute de l’Empire austro-hongrois, une république hongroise
indépendante avait été proclamée le 16 novembre 1918. En mars 1919, les communistes, dirigés
par Béla Kun, prirent le pouvoir, instituant la « dictature du prolétariat » et la République des
Conseils. Ce gouvernement, comme le précédent, fut toutefois de courte durée. Dès le mois
d’août, et jusqu’en novembre, plus de la moitié de la Hongrie fut occupée par la Roumanie. Le 16
novembre 1919, les forces militaires de droite, conduites par l’ancien amiral austro-hongrois
Miklós Horthy, entrèrent dans Budapest après le départ de l’armée roumaine et y prirent le
pouvoir. Lors des élections de janvier 1920, l’amiral Horthy reçut le titre de régent. Le 4 juin 1920,
après des négociations de paix, le Traité de Trianon entérinait les nouvelles frontières de la
Hongrie, qui perdait plus des deux tiers de son territoire. L’un des aspects importants de la
politique hongroise de l’entre-deux-guerres sera dès lors l’irrédentisme, à savoir la quête d’une
restauration de la « Grande-Hongrie ». C’est notamment dans ce but que Horthy s’allia avec
l’Allemagne à la fin des années trente (de fait, la Hongrie récupérera, ici ou là, quelques portions
des territoires perdus). En octobre 1944, Hitler remplacera Horthy par Ferenc Szálasi et son parti
des « Croix fléchées », pour éviter que la Hongrie ne se range aux côtés des Alliés.
3. Henri Marteau (1874-1934), violoniste, compositeur et chef d’orchestre suédois d’origine
française.
4. Probablement Hugo Becker (1861-1941), violoncelliste allemand.
5. Bronislaw Huberman (1882-1947), violoniste polonais.
6. Artur Schnabel (1882-1951), pianiste autrichien.
7. Josef Lhévinne (1874-1944), pianiste russe.
8. Leopold Godowsky (1870-1938), pianiste et compositeur américain d’origine polonaise.
9. Leó Weiner (1885-1960), compositeur et pédagogue hongrois.
10. Bartók emploie, de façon visiblement ironique, le terme allemand Liedertafel, qui désigne
depuis le premier romantisme la pratique et le répertoire des chœurs d’hommes.
80
5 Les mélodies plus récentes ont pour la plupart un rythme de marche ; leur structure
indique une forme (AABA ou ABBA) qui s’apparente plus ou moins à la petite forme-
lied. Les mélodies plus anciennes, en revanche, sont pour la plupart exécutées en
parlando-rubato et ne connaissent pas de structure similaire. Nous renonçons ici à une
caractérisation scientifique des deux genres, et nous renvoyons pour cela au livre-
programme mentionné ci-dessus, où cet aspect est discuté en détail.
6 Les mélodies les plus anciennes sont – à notre connaissance – des produits culturels
spécifiquement magyars ; c’est-à-dire qu’elles diffèrent fondamentalement des types
mélodiques des peuples voisins. Et, quant à leur origine ou leur parenté avec quelque
autre genre stylistique (par exemple la musique grégorienne, les mélodies de choral,
etc.), il n’y a aucun document qui l’atteste. Peut-être conservent-elles, notamment dans
le cas des mélodies sicules de Transylvanie qui sont riches en tournures pentatoniques,
des vestiges d’une culture musicale asiatique. Mais ce n’est là qu’une hypothèse ; on ne
peut rien démontrer en ce domaine, vu le manque de recueils satisfaisants pour la
musique populaire des peuples apparentés, de race finno-ougrienne.
7 Les mélodies plus récentes sont certes nées, elles aussi, sur le sol hongrois, mais leur
forme « plus moderne », quelle qu’elle soit, semble indiquer une certaine influence de
l’Europe occidentale. Pourtant, elles contiennent beaucoup de tournures pentatoniques
remarquables, peut-être sauvegardées du style ancien. Et, même si un grand nombre
d’entre elles obéit explicitement au système majeur, on en rencontre aussi, en nombre
presque comparable, fondées sur des échelles doriennes, mixolydiennes ou éoliennes.
8 Concernant leur genèse, nous ne pouvons rien établir de certain, même si elles
semblent avoir une certaine relation avec les mélodies « nationales » savantes déjà
évoquées. La floraison rapide de ce style, dans les dernières cinquante ou soixante
années, est tout à fait remarquable : ce fut un processus révolutionnaire qui a pour
ainsi dire totalement supplanté les airs anciens traditionnels. (De nos jours, ces
derniers ne sont plus cultivés que par des paysans âgés, et désormais presque
clandestinement.) Il est encore plus remarquable que cette révolution ne soit pas restée
localisée sur le sol magyar ; elle toucha également les genres stylistiques de quelques
peuples voisins, notamment les Slovaques et les Ruthènes. Chez ces peuples, les jeunes
gens, pour la plupart, chantent uniquement ces récentes mélodies paysannes
hongroises, bien entendu avec des paroles dans leur propre langue. Soit ils les ont
empruntées sans les altérer, soit elles ont connu au passage des modifications tout à
fait caractéristiques du peuple en question. Mais nous devons renoncer ici à une étude
exhaustive de cet intéressant processus, qui doit être réservée à un ouvrage de type
scientifique.
9 En dehors de ces deux catégories, dont chacune en soi représente une unité, il reste un
grand nombre de mélodies dans des genres les plus hétérogènes, qui témoignent toutes,
plus ou moins, d’une probable infiltration de la culture musicale de l’Europe
occidentale. Elles sont d’un intérêt moindre, à l’exception de celles dans lesquelles la
marque de l’Europe de l’Est est reconnaissable de façon tout à fait déterminée.
10 Ce sont les mélodies « de style ancien » qui sont chaque fois les plus intéressantes, les
plus stimulantes et les plus estimables : la preuve en est que les musiciens rétrogrades
de notre pays s’y opposent de façon ouvertement hostile, eux qui ne veulent considérer
au titre de la musique populaire hongroise que les mélodies nationales savantes.
82
Zum Artikel:
„Über ungarische Bauernmusik”
von Béla Bartók, Budapest.
*) Die mit einem * bezeichneten Melodien entstammen aus der Phonogramm-Sammlung Béla Vikari’s
(im Besitze des National-Museum’s zu Budapest) ; die übrigen aus meiner eigenen Sammlung.
Notenbeilage zu ,,Musikblätter des Anbruch” Juni 1920.
M. A. 13.
84
NOTES
1. Rédigé en allemand, paru sous le titre « Ungarische Bauernmusik » dans Musikblätter des
Anbruch, II/11-12, juin 1920 (merci à László Vikárius qui nous a procuré une copie de cette édition
originale, que nous suivons). Nous reproduisons à la fin du texte la liste des exemples musicaux
publiés avec l’article (les exemples suivis d’un astérisque « proviennent de la collection
phonographique de Béla Vikár, déposés au Musée national de Budapest », les autres sont, comme
l’indique Bartók, « de [s] a collection personnelle »).
2. Sur la traduction de Kunstmusik, voir la note 2 dans L’influence de la musique populaire sur la
musique savante d’aujourd’hui (1931).
3. Id. L’allemand dit : volkstümliche Kunstlieder.
4. Herrenstande. Sur la traduction de ce terme, voir la note 3 de L’influence de la musique populaire
sur la musique savante d’aujourd’hui (1931).
5. Bartok se réfère ici à son article : « Die Melodien der madjarischen Soldatenlieder »,
Historisches Konzert am 12. Jänner 1918, Vienne, Universal Edition.
85
1 Ces derniers mois, à Budapest, il n’y eut qu’un seul événement musical, et il fut d’autant
plus important : la création du trio à cordes de Kodály2, le 24 avril, lors d’une soirée de
musique de chambre organisée par l’association Waldbauer-Kerpely. C’est là l’unique
sensation que l’on puisse retenir au sein d’une saison particulièrement pauvre en
nouveautés. La pièce, récemment achevée, est écrite pour deux violons et alto ; elle
représente ce qu’il y a de plus mûr et de plus profond dans l’œuvre de Kodály, dont le
nom n’est pas inconnu en Amérique depuis l’exécution par le Quatuor Franz Kneisel
d’une de ses œuvres de jeunesse, son premier quatuor à cordes. Déjà les aspects les plus
extérieurs du trio sont absolument singuliers : le choix des instruments et l’incroyable
richesse d’effets instrumentaux malgré l’économie des moyens. Mais le contenu est
partout à la hauteur de l’expression : c’est une personnalité qui voit ici le jour ; elle a
vraiment quelque chose de nouveau à dire et elle sait le dire dans une forme magistrale,
serrée et concise. Les mélodies témoignent, par leurs tracés exotiques, d’une forte
influence des vieux styles de la musique paysanne magyare, avec leur rubato soutenu. Et
cette luxuriance mélodique pleine de vitalité se déverse dans toute la pièce, laquelle,
par ces modèles ainsi que par certains traits qu’elle partage avec des œuvres récentes
d’autres auteurs hongrois, vaudra assurément comme un nouveau produit culturel de
l’authentique musique savante magyare.
2 C’est le deuxième mouvement du trio qui produit l’effet le plus singulier. Un double fil
conducteur, longuement tissé, fait de septièmes et de neuvièmes étirées et
mystérieuses, avec des trémolos des deux violons, pianissimo et con sordino : telle est la
trame harmonique pour une sorte de chant alterné entre l’alto et le premier violon.
Bientôt l’alto entonne des mélodies aux courbes remarquables et aux ondulations
passionnées ; des flammèches de motifs fantomatiques jaillissent au premier violon :
nous sommes transportés dans le monde sonore d’une fable que nous n’avions encore
jamais entendue ni rêvée. Il faut toutefois mentionner que, malgré les enchaînements
d’accords inhabituels, malgré la nouveauté qui règne partout, cette pièce de Kodály,
comme ses autres œuvres, se fonde de part en part sur le principe de la tonalité (certes
pas dans le sens traditionnel du strict système majeur-mineur). On voit par là que,
malgré les récentes tendances atonales, les possibilités de créer quelque chose de
86
nouveau sur la base de l’architecture tonale sont encore loin d’être complètement
épuisées.
3 Un second événement musical, tout proche pour nous autres Hongrois, a eu lieu non
pas à Budapest mais à Vienne : l’exécution d’une sonate pour violoncelle seul de Kodály
par l’un de nos plus jeunes violoncellistes, Pál Hermann, le 16 avril, au sein de la société
d’exécutions privées de Schoenberg, une organisation viennoise qui, depuis deux ans,
se consacre aux œuvres musicales nouvelles. Cette pièce est une tentative de mettre au
service de la nouvelle musique les moyens les plus simples que l’on puisse imaginer : un
unique instrument à cordes. C’est à dessein que nous soulignons le mot nouvelle. Il s’agit
en effet d’une œuvre qui, plutôt que des plates imitations d’un style à la Bach – comme
les sonates pour violon seul de Reger –, propose une nouvelle manière quant au
traitement technique de l’instrument et recèle un contenu nouveau. Cette sonate en
trois mouvements – elle regorge de difficultés techniques fabuleuses, avec des effets
instrumentaux incroyables – est un véritable enrichissement du répertoire pour
violoncelle, si pauvre en œuvres d’art authentiques.
4 La dernière soirée de notre société philharmonique, le [31 mai], avait un objectif
particulier : sous la direction de Dohnányi, c’était un concert symphonique officiel où
un représentant de notre gouvernement fit également une apparition. Le programme
avait un arrière-goût de convenance politique. En effet, on y présenta exclusivement
des œuvres d’auteurs norvégiens : [la rhapsodie de Svendsen, le deuxième concerto
pour violon de Sinding, les deux suites d’orchestre du Peer Gynt de Grieg et l’ouverture
« de carnaval » de Svendsen]. C’était une sorte de remerciement adressé à la Norvège
pour un don de [... ?] que nous avons reçu récemment. C’était la dernière prestation de
Dohnányi pour cette saison : lorsqu’il entra en scène, le public l’accueillit avec un
tonnerre d’applaudissements et avec des vivats (Éljen !) pendant plusieurs minutes. Une
pluie de roses, qui semblait ne jamais vouloir cesser, se déversa sur la scène à ses pieds.
Le piquant de la chose, c’était que le représentant du gouvernement hongrois – ce
même gouvernement qui, au printemps, avait de façon si indigne éloigné Dohnányi de
l’École supérieure de musique – était contraint d’assister à cet hommage et à cette
manifestation de l’incommensurable amour que notre public voue à Dohnányi.
5 En avril, j’ai eu l’occasion de séjourner quelque temps à Presbourg, la ville où furent
couronnés nos rois et qui est désormais incorporée à la Tchécoslovaquie sous le nom de
« Bratislava ». C’était la première fois que je m’y rendais depuis le nouveau
gouvernement tchèque et j’ai pu y assister à quelques concerts. La « Ceská
Filharmonia » de Prague s’y produisait pour deux soirées : une première avec des
œuvres d’auteurs slovaques inconnus et parfois dilettantes, une seconde avec des
œuvres de Smetana, Suk et Dvořák, ainsi qu’une œuvre française, en guise d’hommage
à la Mission française qui réside là-bas : la symphonie en ré mineur de César Franck.
L’orchestre fit une prestation du plus haut niveau : les musiciens, notamment les vents,
jouaient à la perfection ; et le chef [V. Talich] a su recréer les œuvres avec une
plasticité, un sens artistique et une maîtrise de l’orchestre extraordinaires. Pourtant, le
théâtre était presque vide : les Hongrois et les Allemands – la majeure partie du public –
gardent une distance ostentatoire face aux organisations tchèques. J’ai également
entendu un concert de musique de chambre tout à fait médiocre, avec des artistes
slovaques ; et voilà que les noms au programme étaient à nouveau ceux de Smetana,
Dvořák et Maršik. Les Tchèques, du moins dans leurs concerts presbourgeois, semblent
87
avoir banni toute musique non slave, ce qui passe peut-être un peu les bornes dans le
domaine du chauvinisme.
6 Enfin, rappelons les trois soirées de récital pianistique données par Theodor Szántó,
notre meilleur pianiste après Dohnányi. Il était actif à Paris avant la guerre, puis,
pendant la guerre et les temps troublés qui s’ensuivirent, il a vécu en Suisse. Après une
longue interruption, il se produisait à nouveau devant le public de Budapest. Lors de sa
dernière soirée, il y eut un incident singulier mais bien caractéristique de notre
situation : soudain, au milieu du programme, le piano à queue a lâché ; le défaut était
irréparable et l’on dut finalement faire venir sur scène un piano à queue entreposé
dans la salle voisine, procédure au cours de laquelle – même avec l’aide des auditeurs
du sexe fort – plusieurs autres incidents eurent lieu. Enfin, le programme put
péniblement se dérouler jusqu’à sa fin. Il en va ainsi, avec nos pianos à queue ! Les deux
ou trois exemplaires dont nous disposons encore deviennent chaque jour plus
défectueux ; quant à s’en procurer de nouveaux, vu les prix exorbitants, on n’y songe
même pas. Et si la situation ne s’améliore pas bientôt, tant bien que mal, un beau jour
nous n’aurons plus du tout de pianos utilisables en concert.
7 Nous sommes donc arrivés à une période qui paraît très critique pour le progrès des
arts. Qui peut aujourd’hui se permettre de se procurer une nouvelle œuvre musicale ?
Certainement pas un pauvre musicien – et tous les musiciens sont pauvres. L’accès aux
productions musicales ou littéraires de l’étranger nous est barré par un rempart : le
prix – 200 ou 300 couronnes – qu’il faut payer pour un livre ou une partition. Ainsi,
nous connaissons, au moins pour avoir lu les partitions, à peu près tout ce que
Stravinsky a écrit jusqu’en 1914 ; pour ses œuvres ultérieures, nous devons attendre un
sésame, ouvre-toi ! que nous n’espérons plus voir venir. À part la situation désolante
qui fait que, par exemple, il n’y a plus de chef compétent à l’Opéra, comment ce dernier,
ou la Société philharmonique, pourraient-ils aujourd’hui se procurer du matériel
d’orchestre nouveau pour de nouvelles exécutions ? Dans le contexte économique
actuel, il ne faut pas même y songer : dans la détresse, nous pouvons tout au plus
survivre péniblement.
NOTES
1. Paru dans Musical Courier, LXXXI/8, août 1920, traduction anglaise de Cesar Saerchinger. Nous
traduisons le manuscrit allemand de Bartok, en suivant l’édition de László Somfai (« Vierzehn
Bartók-Schriften aus den Jahren 1920/21 », Documenta Bartókiana, cinquième cahier, Budapest,
Akadémia Kiadó, 1977). Là où le manuscrit présente des lacunes, il s’agit seulement de données
factuelles que Bartók devait compléter pour la version anglaise publiée et que nous restituons,
lorsqu’elles existent, entre crochets.
2. Il s’agit de la Sérénade pour deux violons et alto, op. 12.
88
5 On doit supposer que toute musique populaire aujourd’hui attestée en Europe est née
sous l’influence de quelque musique savante, ou mieux : de quelque musique savante
d’allure populaire2. Avec les genres stylistiques récents (ou en train de se former de nos
jours), on peut assez bien le démontrer ; avec les plus anciens, ce n’est possible, pour
l’instant, que dans des cas isolés. L’une des tâches les plus importantes, pour le folklore
musical comparé, c’est justement d’essayer de déterminer l’origine de chaque genre
stylistique dans la musique des peuples. Ce qui, par manque de matériau fiable dans ce
domaine, est une tâche infiniment plus difficile que ne le serait, par exemple, un travail
de recherche semblable dans le domaine de la linguistique comparée.
6 À partir de ce qui vient d’être dit, on peut voir que, même dans une acception
restreinte de l’expression « musique populaire », on doit encore inclure nombre de
gradations, depuis la musique d’allure populaire et plus impure jusqu’à la musique
populaire la plus pure ; dans la première, les éléments issus de la musique savante sont
encore assez saillants et reconnaissables, tandis que dans la dernière, ils sont à tel point
assimilés qu’un style de part en part nouveau voit le jour. Nous ne voulons pas entrer
ici dans la description d’autres caractéristiques extérieures de ce dernier genre de
musique populaire. Et, quant à décrire exhaustivement les propriétés musicales
internes de celle-ci, à savoir les traits stylistiques essentiels par lesquels elle se
distingue de la musique savante d’allure populaire, ce serait également, pour le
moment, une tâche beaucoup trop difficile. Évoquons simplement l’absolue perfection,
tant de la forme que du contenu, que l’on rencontre dans chacune des mélodies de cette
catégorie ; dans la plupart des cas, une telle décantation n’a pas eu lieu pour les
musiques savantes d’allure populaire, quelles qu’elles soient.
7 Selon l’opinion courante, ce n’est qu’au XIXe siècle que la musique populaire a
commencé à exercer une influence plus significative, notamment sur l’art de Chopin, de
Liszt et, plus tard, sur celui des compositeurs slaves. Ceci n’est pas correct dans la
mesure où cette influence doit être attribuée non pas tant à la musique populaire mais
bien plutôt à la musique savante d’allure populaire. Les auteurs de la musique savante
d’allure populaire sont en fait des gens d’une certaine érudition qui, dans leurs œuvres
(le plus souvent des mélodies sans accompagnement), mêlent des caractéristiques du
style de la musique populaire de leur patrie avec des poncifs de la musique savante de
plus haut niveau. À s’appuyer sur la musique populaire, leurs œuvres trouvent une
certaine fraîcheur et un certain exotisme (je parle avant tout des produits de ce genre
issus de l’Europe de l’Est) ; l’emploi des poncifs de la musique savante leur confère en
revanche une grande banalité : la valeur artistique de ce genre de mélodies n’est pas
comparable aux mélodies populaires les plus pures. Il leur manque en général cette
absolue perfection, si caractéristique de la musique populaire pure.
8 Peut-être faut-il attribuer à l’influence de cette musique savante d’allure populaire le
fait que, au XIXe siècle, la musique savante de plus haut niveau tendait dangereusement
vers le banal.
9 Ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle et au début du XX e que la musique populaire pure
commence à exercer une influence dominante sur notre musique savante de plus haut
niveau. Comme premiers exemples, nous devons considérer les œuvres de Debussy et
de Ravel, sur lesquelles la musique populaire de l’Europe de l’Est et de l’Asie orientale a
exercé son influence durable, en indiquant d’une certaine manière la voie à suivre. Ce
processus est encore plus décisif dans les compositions du Russe Stravinsky et du
Hongrois Kodály : l’œuvre de ces deux musiciens est à tel point enracinée dans la
90
musique populaire pure de leur patrie qu’elle peut presque valoir comme une
apothéose de celle-ci (tel est le cas, par exemple, du Sam du printemps de Stravinsky). Il
faut le remarquer : il ne s’agit pas ici d’une simple utilisation de mélodies populaires ou
d’une simple transplantation de leurs tournures singulières ; se manifeste dans ces
œuvres une saisie profonde et intérieure de l’esprit de la musique populaire en
question, difficile à décrire avec des mots. C’est pourquoi cette influence ne se limite
pas non plus à telle ou telle œuvre ; ce sont tous les fruits du travail créatif de ces
compositeurs qui en sont imprégnés. Mais comment cette influence d’une musique
populaire qui est de part en part tonale s’accorde-t-elle avec la tendance atonale ? Qu’il
suffise ici d’indiquer un exemple particulièrement caractéristique : les Pribaoutki de
Stravinsky. La voix chantée y est construite sur des motifs qui, même s’ils ne sont sans
doute pas empruntés à la musique populaire russe, sont tous des imitations de motifs
provenant de celle-ci. Ce sont, de façon caractéristique, des motifs au souffle court : ce
qui, bien qu’ils soient tous tonals si on les considère individuellement, permet un genre
d’accompagnement instrumental composé à partir d’une série de taches sonores plus
ou moins atonales, éminemment caractéristiques de l’atmosphère de chaque motif. En
tout cas, l’effet d’ensemble est beaucoup plus proche de l’atonalité que de la tonalité. Le
n° 4 des Pribaoutki se compose de trois parties :
10 I. Répétition fréquente du motif de deux mesures en la mineur :
On pourrait décrire l’accord des parties I. et II., ainsi que l’accord conclusif, comme non
guère de sens, car la pièce reste malgré tout atonale, même si un y domine et
donne à l’ensemble un fondement très ferme.
13 C’est justement cette façon de s’accrocher avec obstination à une note ou à un groupe
de notes – un procédé emprunté aux motifs populaires – qui semble être d’un soutien
particulièrement valable : elle donne aux œuvres créées dans cette période de
transition un squelette solide et les préserve d’une dérive sans direction. Il faudrait
évoquer ici deux parallèles : la musique populaire pure, dans son influence sur la
musique savante de plus haut niveau, peut être considérée comme un phénomène
naturel, comme le sont pour les arts plastiques les caractéristiques des corps que
perçoit l’œil, ou encore comme les phénomènes de la vie pour le poète. Cette influence
est la plus effective pour le musicien lorsqu’il apprend à connaître la musique populaire
92
non pas à partir de recueils morts qui, de plus, ne sont pas en mesure d’en restituer,
faute de signes diacritiques suffisants, les nuances les plus fines et la pulsation vitale,
mais lorsqu’il la découvre dans la forme sous laquelle elle vit, avec une puissance non
jugulée, auprès des classes populaires inférieures. S’il se livre aux impressions de cette
musique populaire vivante et à toutes les circonstances qui en sont les conditions
préalables, s’il accueille dans ses œuvres le reflet et l’effet de ces impressions, alors on
peut bien dire qu’il y a saisi une tranche de vie.
NOTES
1. Paru dans Melos, I/17, 16 octobre 1920. Nous traduisons le manuscrit allemand de cet article
que Bartók avait rédigé à la demande de Hermann Scherchen. Nous suivons l’édition de László
Somfai (« Vierzehn Bartók-Schriften aus den Jahren 1920/21 », Documenta Bartókiana, cinquième
cahier, Akadémia Kiadó, Budapest, 1977). Sur la traduction de Volksmusik et Kunstmusik, voir la
note 2 dans L’influence de la musique populaire sur la musique savante d’aujourd’hui (1931).
2. Sur la traduction de volkstümliche Kunstmusik, voir la note 2 dans L’influence de la musique
populaire sur la musique savante d’aujourd’hui (1931).
93
1 L’un de mes élèves m’a apporté en 1912, de Vienne, une copie des trois pièces pour
piano (op. 11) de Schoenberg, qui n’étaient pas encore publiées : ce fut ma première
rencontre avec la musique de Schoenberg. On peut bien supposer que jusqu’alors à
Budapest, et pour autant que je puisse me souvenir, on ne connaissait rien des œuvres
de Schoenberg, même son nom n’était pas familier à la majorité des musiciens. À partir
de cette année-là, en revanche, il se trouva quelques jeunes musiciens qui, pour la
plupart à peine sortis de l’école, se plongèrent avec beaucoup de zèle dans l’étude de
ses œuvres. Il est compréhensible que les nouvelles possibilités techniques et
expressives qui s’étaient manifestées dans les œuvres de Schoenberg, par suite de la
suppression du principe de la tonalité, aient exercé une plus ou moins grande influence
sur nos jeunes compositeurs, voire sur des compositeurs plus mûrs, qui tendaient déjà
vers des objectifs comparables. J’emploie ici le mot « influence » au meilleur sens : on
ne doit pas y entendre une imitation servile ; je songe plutôt à un processus semblable à
celui qu’on a pu remarquer dans l’œuvre de Stravinsky (à peu près depuis 1913,
notamment dans Rossignol) : ce dernier n’a rien perdu de sa personnalité sous
l’influence de Schoenberg ; au contraire, elle ne s’en est développée que plus librement.
La direction indiquée par Schoenberg l’a conduit dans une direction comparable, mais
en suivant une autre voie.
2 Malgré ce grand intérêt de nos jeunes musiciens pour l’œuvre de Schoenberg, ses
compositions sont restées, jusqu’à aujourd’hui, inaccessibles pour notre public. À notre
grande honte, nous devons ici constater que, à Budapest, absolument aucune pièce de
Schoenberg n’a encore été donnée, à une exception près, d’ailleurs peu heureuse : la
deuxième des pièces pour piano op. 11 fut inscrite au programme de la soirée organisée
par la revue Ma en décembre 19172.
3 Nous voulons citer encore deux modestes tentatives qui n’ont pas réussi. En 1912, de
jeunes musiciens avaient fondé une association de tendance progressiste, l’U.M.Z.E 3.
L’op. 11 aurait dû être joué par Busoni lors d’un concert organisé par cette association
au cours de sa première (et dernière) année d’existence ; puis, lors d’un concert
ultérieur, ce devait être le quatuor avec voix4. Le premier concert ne put avoir lieu, car
Busoni s’est brusquement décommandé, pour des raisons inconnues ; et le second non
94
plus, cette fois pour des raisons financières. On concevra aisément que si des œuvres
exigeant des moyens modestes ne parviennent pas à être exécutées, des exécutions
d’œuvres symphoniques sont tout simplement impensables. C’est seulement ces
dernières années que, à l’Opéra, et grâce à l’action du Kapellmeister Egisto Tango, il y eut
un élan notable ; on a prévu d’y donner Le Sacre du printemps de Stravinsky et le Pelléas
de Debussy – on peut donc espérer, avec le temps, la représentation d’une œuvre
scénique de Schoenberg.
4 Voilà pour le passé. Et que pouvons-nous espérer pour le futur ? Il n’y a guère de
perspectives d’amélioration. La possibilité d’une exécution des pièces de musique de
chambre ou des lieder n’est certes pas à écarter ; mais, quant aux exécutions des
œuvres symphoniques, tellement plus importantes, il ne faut pas s’y attendre avant
longtemps. L’organisation d’une structure viable pour les concerts symphoniques – et
tel est le vœu de tous nos musiciens les plus sérieux – fut constamment mise en échec,
dans les années de bien-être économique, par les cercles qui faisaient autorité ; dans
notre situation actuelle, la réalisation de ce projet est tout bonnement impossible.
L’orchestre de notre Opéra national se voit accorder quatre répétitions pour chacun de
ses dix concerts philharmoniques : même des œuvres nouvelles bien moins complexes
ne peuvent être interprétées avec un temps de travail si restreint. Et l’Opéra national
n’a, depuis septembre 1919, pas un seul chef d’orchestre qui soit à la hauteur d’une
tâche un peu délicate.
5 On peut imaginer combien tous nos musiciens sérieux sont peinés de devoir renoncer à
découvrir les œuvres symphoniques de Schoenberg non seulement en les lisant, mais
aussi en les écoutant.
NOTES
1. Paru dans Musikblätter des Anbruch, II/20, Vienne, décembre 1920. Nous traduisons le manuscrit
allemand de Bartók, en suivant l’édition de László Somfai (« Vierzehn Bartók-Schriften aus den
Jahren 1920/21 », Documenta Bartókiana, cinquième cahier, Budapest, Akadémia Kiadó, 1977).
2. Le 9 décembre précisément, selon Somfai ( op. cit., p. 52), la revue d’avant-garde Ma
(« Aujourd’hui », éditée par Lajos Kassák) avait organisé une matinée de lecture consacrée à la
poésie et à la prose hongroises modernes, ponctuée d’œuvres de Bartók, de Busoni et de
Schoenberg (l’op. 11 n° 2), interprétées par Piroska Hevesi, une ancienne élève de Bartók.
3. Uj Magyar Zene-Egyesület (« Nouvelle société musicale hongroise »). Voir la note 12 dans
Autobiographies.
4. C’est-à-dire l’op. 10 de Schoenberg.
95
1 Les créations les plus importantes de cette saison furent celles de deux mélodies de
Zoltán Kodály2, lors de la soirée de la Société philharmonique, le 10 janvier. La plupart
des quotidiens (Pesti Hirlap, Budapesti Hirlap, Pesti Napló, Az Ujság, Magyarság) a « salué »
l’événement en gratifiant l’art de Kodály des critiques les plus méprisantes qui soient ;
dans l’un d’eux (Magyarország), c’est même sa personne qui fut attaquée de la façon la
plus indigne.
2 Je ne puis laisser sans réplique cet acharnement systématique.
3 Depuis quelque temps, c’est en me témoignant un amour superlatif qu’on a pris
l’habitude, dans certains cercles musicaux, d’utiliser ma personne contre Zoltán
Kodály. On voudrait faire croire que Kodály exploiterait notre amitié pour sa propre
réussite. Il n’y a pas plus grand mensonge.
4 En tant que compositeur, Kodály est aujourd’hui parmi les plus excellents. La double
racine de son art, comme celle du mien, a poussé à partir de la musique paysanne
hongroise et de la nouvelle musique française. Mais, sur ce sol commun, notre art,
depuis le tout début, s’est développé dans des directions radicalement différentes (c’est
de la mauvaise foi ou de l’ignorance que d’affirmer à propos de Kodály qu’il est
l’« imitateur »). Certains, parmi ses détracteurs, ne cessent de lui reprocher que sa
musique a moins de nerf, qu’elle est moins originale, etc., que la mienne. Ce n’est pas à
moi de décrire précisément les différences de style et de contenu qui se manifestent
entre nos œuvres respectives. Peut-être la musique de Kodály est-elle moins
« agressive » ; peut-être s’écarte-t-elle moins, dans sa forme, de certaines traditions ;
peut-être se fait-elle moins l’expression de déchaînements effrénés que plutôt de
calmes contemplations. Mais, en venant au monde dans sa musique comme une façon
de penser toute nouvelle et originale, c’est justement cette différence essentielle qui
rend si précieux ce qu’il a à dire musicalement. Il y a à peine un ou deux compositeurs
actuels - pour ne rien dire de ceux de chez nous - qui pourraient créer des valeurs aussi
neuves que celles de son trio à cordes, de sa sonate pour violoncelle seul ou de ses deux
mélodies avec orchestre. Et ces trésors de la terre hongroise, certains voudraient ici,
chez nous, les traîner dans la boue, qui sait pour quelles insidieuses raisons. Celui qui
n’a pas été remué jusqu’au tréfonds de son âme par la musique de la mélodie sur le
96
poème de Ady, Sírni3, est ou bien sourd, tel un pantin de bois insensible, ou bien plein de
mauvaise foi et d’aprioris.
5 Voyez-vous, telle est mon opinion sur la musique de Kodály, moi que ses détracteurs se
plaisent depuis peu à apostropher comme « le plus grand compositeur hongrois ». Il est
fort possible que je n’y connaisse rien en cette matière, où eux seuls sont connaisseurs ;
mais alors, comment pourrais-je néanmoins être un si « grand » compositeur ? Il est
patent que ces messieurs ont fait quelque part une grave erreur. (Quant à moi, je
supporterais volontiers de leur part mon éventuelle rétrogradation.)
6 Heureusement, la « question » Kodály ne se décidera pas ici, mais à l’étranger. Les
œuvres de Kodály, enterrées jusqu’à présent, paraîtront désormais rapidement l’une
après l’autre, dans les prochaines années, grâce à un éditeur viennois 4 ; on entendra
donc bientôt sur elles l’opinion venant de l’étranger. Et se reproduira dès lors le même
étrange phénomène dont nous avons pu être témoins, dans un passé récent, à propos
d’une autre « question »5 : ces messieurs qui, il y a peu, vomissaient encore leurs injures
à pleine bouche vont muer et devenir de doux agneaux, voire, Dieu me pardonne, des
partisans enthousiastes.
7 J’entends déjà leurs remarques dégradantes : c’est « l’ami partisan » qui parle en moi.
Seulement, là encore, ils se sont trompés dans l’ordre : je n’estime pas Kodály, le
meilleur des musiciens hongrois, parce qu’il est mon ami ; c’est plutôt qu’il est devenu
mon ami (en dehors de ses merveilleuses qualités humaines) parce qu’il est le meilleur
musicien hongrois. Le fait que c’est moi qui ai tiré le meilleur profit de cette amitié
prouve encore une fois ses extraordinaires capacités et son désintéressement plein
d’abnégation. Sur ma voie, qui ne fut pas non plus exempte de combats, il aura toujours
été courageusement et ouvertement à mes côtés, il n’a jamais épargné aucun effort
lorsqu’il était question de ma réussite. C’est à sa faculté de jugement admirablement
sûre et rapide que je dois la mise en forme définitive de nombre de mes œuvres, plus
parfaites que dans leur version initiale. Pour n’en donner que quelques exemples
concrets : les mesures 38-84 de la Danse de l’ours6, je les ai ajoutées sur son conseil ; dans
le deuxième mouvement de mon premier quatuor, puis dans le deuxième mouvement
de mon deuxième quatuor, c’est grâce à ses indications que j’ai corrigé certains défauts
de la forme qui sont encore conservés aujourd’hui dans la version manuscrite. Il est
pourtant bien étrange que cette quantité négligeable7 - comme on se plaît actuellement à
qualifier Kodály - ait pu exercer par ses capacités pédagogiques une influence aussi
essentielle sur « le plus grand compositeur hongrois ». Il va de soi que nos cercles
musicaux officiels écartent cette lucidité si incomparablement forte et sûre de la place
qui lui reviendrait : ils empêchent que ce soit lui qui puisse orienter nos jeunes
compositeurs dans notre École supérieure de musique. Mais peut-on attendre d’eux
autre chose ? Car Kodály est justement notre plus grand compositeur-pédagogue !
8 Ce que le folklore musical hongrois lui doit, les spécialistes le savent bien. Son élan de
chercheur, son application patiente, sa précision, son savoir et son acuité ont fait de lui
le seul véritable connaisseur de la musique paysanne hongroise. Dans ce domaine,
personne ne l’a rattrapé.
9 C’est cet homme, à qui la culture hongroise doit tant, qui est attaqué de partout, tantôt
par les cercles officiels, tantôt par les « critiques ». Ils veulent à tout prix l’empêcher de
travailler sereinement au profit de notre culture ; et, en même temps, ils claironnent
l’importance de la supériorité culturelle hongroise, eux qui sont sans talent aucun, eux
les inactifs, eux qui ne sont personne.
97
NOTES
1. Paru dans Nyugat, 1er février 1921. Nous traduisons le manuscrit allemand copié au net par
l’épouse de Bartók (Márta Ziegler), en suivant l’édition de László Somfai (« Vierzehn Bartók-
Schriften aus den Jahren 1920/21 », Documenta Bartókiana, cinquième cahier, Budapest, Akadémia
Kiadó, 1977). Ce manuscrit contient en effet un passage qui a été supprimé pour la version
publiée dans Nyugat, où Bartók rappelle que c’est sur les conseils de Kodály qu’il a corrigé
certains détails dans ses œuvres.
2. Il s’agit de Két zenekari dal (Deux mélodies avec orchestre), op. 5.
3. Il s’agit de la seconde mélodie de l’op. 5, sur un poème de Endre Ady (1877-1919) : Sírni
(« Pleurer »).
4. Universal Edition, l’éditeur de Bartók.
5. Bartók semble faire ici allusion à sa propre réception en Hongrie et à l’étranger, dans les
années qui suivirent son contrat avec Universal, en 1917.
6. La dernière des Dix pièces faciles pour piano, 1908.
7. En français dans le texte.
98
soirées, si bien que l’on put écouter également le quatuor de Beethoven en ut mineur,
celui de Haydn en mi bémol majeur, celui de Brahms en la mineur et, conjointement
avec le quatuor Waldbauer-Kerpely, l’octuor de Mendelssohn, rarement entendu. Tout
ceci dans une restitution irréprochablement précise, techniquement parfaite, mais un
peu trop froide, trop objective, pour ne pas dire trop pédante.
2 Le deuxième événement : la création de Feu d’artifice de Stravinsky, nous était offert par
la Société philharmonique. C’était la première fois que nous réussissions à mettre sur
pied un concert Stravinsky par nos propres moyens. L’œuvre, insignifiante quant à son
contenu, a fasciné par son traitement de l’orchestre, d’une virtuosité fabuleuse. Cette
œuvre de jeunesse indique déjà ce qui prédestinait Stravinsky à devenir le premier
parmi les maîtres de l’orchestration aujourd’hui. L’orchestre, sous la direction de
Dohnányi, maîtrisa les difficultés techniques de l’œuvre de la façon la plus brillante qui
soit.
3 Le troisième événement - moins réjouissant - était la rencontre, à l’occasion de l’un des
concerts philharmoniques, avec l’art de Schreker, en l’occurrence sa Symphonie de
chambre. La pseudo-modernité de l’œuvre, qui repose à l’évidence sur une phraséologie
wagnérienne, ses exaltations le plus souvent vides auxquelles on n’arrive pas à
s’intéresser, l’aspect liquéfié de la construction laissèrent les musiciens de marbre. Il
est remarquable que l’œuvre soit en fait assez pauvre en effets sonores vraiment
nouveaux et saisissants. Le premier quatuor de Schoenberg, par exemple, avec
seulement quatre instruments à cordes, offre infiniment plus de nouveautés sonores,
autrement surprenantes. Le gros du public adopta face à cette œuvre la même attitude
d’indifférence que face au premier quatuor de Schoenberg. Il n’est pas encore parvenu
à une faculté de discernement vis-à-vis des œuvres nouvelles. Ce qui est
essentiellement nouveau ou ce qui ne l’est que de façon toute extérieure, il le range à la
hâte, sans faire aucun choix, dans la même rubrique de 1’« hypermoderne », réglant
ainsi son compte à l’un comme à l’autre genre d’œuvre.
4 Au cours de la même soirée, on a pu admirer encore une fois le parfait art de
l’interprétation chez Dohnányi : il a joué le concerto pour piano en sol majeur de
Mozart, en dirigeant en même temps l’orchestre (avec des cordes en effectif réduit) ;
c’était un tel délice que, à la demande générale, l’œuvre fut reprogrammée pour un
concert philharmonique exceptionnel en janvier.
5 Parmi ses autres récitals, dans un cycle beethovénien, on remarquera notamment
l’exécution des dernières sonates, et surtout la Hammerklavier, jouée avec une force
monumentale et une poésie des plus intérieures. Il donna également deux concerts
supplémentaires avec un programme mixte, où le Carnaval de Schumann et la sonate en
fa mineur de Brahms laissèrent une impression particulièrement marquante.
6 Outre ces trois événements majeurs, la saison nous en fit vivre un autre, dont
l’importance, toutefois, n’était pas musicale, mais politique. Le 27 décembre, un concert
de Noël fut organisé avec l’Orchestre philharmonique, le chœur Palestrina et Dohnányi
comme chef d’orchestre ainsi que soliste. On donna la Cantate de Noël de Bach ;
Dohnányi joua ensuite ses propres variations pour piano sur un chant de Noël
hongrois ; puis ce fut le nouveau Credo irrédentiste hongrois, mis en musique pour
l’occasion par Dohnányi, avec chœur, solistes et orchestre2.
7 Voici, en traduction, cette singulière transformation du credo chrétien :
« Je crois en un seul Dieu
Je crois en une seule patrie
100
NOTES
1. Paru en anglais dans Musical Courier, LXXXII/8, février 1921. Nous traduisons un extrait du
manuscrit allemand de Bartók, en suivant l’édition de László Somfai (« Vierzehn Bartók-Schriften
aus den Jahren 1920/21 », Documenta Bartókiana, cinquième cahier, Budapest, Akadémia Kiadó,
1977).
2. Sur l’irrédentisme hongrois, cf. la note 2 de La Hongrie dans les affres de la réaction.
3. La suite de l’article est essentiellement consacrée aux œuvres de Dohnányi exécutées au cours
de la même saison (notamment sa pantomime d’après Schnitzler, Le Voile de Pierrette : cf. De la
musique moderne en Hongrie), ainsi qu’aux récitals donnés par le violoniste Emil Telmányi.
101
observé qui ait pu confirmer cette conception, difficilement tenable, en outre, pour des
raisons psychologiques.
2 Au cours des recherches sur les genres stylistiques de la musique paysanne qui sont nés
pendant ces dernières décennies en Hongrie, on a pu obtenir des preuves permettant
d’expliquer cette formation de la façon suivante. N’importe quel peuple, en effet,
possède un style musical d’un certain de degré de développement culturel. Selon
différents processus, des mélodies étrangères d’un degré de développement culturel
plus élevé – que ce soient des mélodies savantes ou des mélodies d’un peuple voisin –
pénètrent chez ledit peuple. Elles s’y répandent, aussi bien dans l’espace que dans le
temps. Et, au cours de ce processus, naissent des variantes diversifiées selon leur
répartition dans l’espace – dans un premier temps avec des écarts assez réduits par
rapport à la forme originale, puis, par accumulation, avec des écarts plus importants.
Du fait de la pulsion conservatrice des paysans, les mélodies étrangères empruntées
sont parées des particularités du style musical qui prévalait jusqu’alors, et se voient
donc transformées. Ce processus se déroule de façon différenciée dans l’espace. Les
particularités de l’intonation d’une langue peuvent aussi jouer un rôle considérable
dans la transformation. Tous ces processus donnent naissance, avec le temps, à une
série de mélodies qui dévoilent une certaine unité dans leur structure et qui s’écartent
significativement de l’original. La formation progressive de ces écarts peut très bien,
quant à elle, être attribuée à l’impulsion instinctive d’un individu singulier parmi les
paysans ou à celle de groupes de paysans plus ou moins nombreux.
3 On peut dès lors supposer que le style plus ancien de cette classe paysanne s’est formé
selon des processus analogues, mais à partir d’éléments qui nous sont inconnus. Certes,
nous pouvons tout aussi peu répondre à la question de la formation de la musique
primitive d’un peuple qu’à celle de la formation des langues premières ou du genre
humain. Chez plus d’un peuple se manifeste une tendance tout à fait inhabituelle à
conserver des particularités données de son style musical premier. Malgré les
phénomènes révolutionnaires les plus puissants, qui auront provoqué chez lui
l’apparition d’un style musical d’un esprit tout à fait nouveau, on voit encore à travers
ses mélodies les plus neuves luire plus d’un trait originel. Il en va ainsi avec le style
musical hongrois né au cours de ces dernières décennies, dans les mélodies duquel le
pentatonisme, d’importation ancienne et rappelant les origines asiatiques des
Hongrois, est toujours immanquablement présent.
4 La musique paysanne, au sens le plus strict, doit donc être considérée comme un
phénomène naturel ; sa forme actuelle est née de la force de transformation instinctive
propre à une masse humaine sans aucune érudition. Elle est un phénomène naturel au
même titre que, par exemple, la création de formes dans la nature (dans le règne
végétal, animal, etc.). Et c’est pourquoi elle présente, dans chacune de ses
manifestations, une perfection artistique absolue ; cette perfection en miniature
équivaut, aimerait-on presque dire, à la perfection d’un chef-d’œuvre musical de la plus
grande envergure. Elle constitue le modèle classique primitif pour exprimer
musicalement une idée dans sa forme la plus concise, avec les moyens les plus simples
qui soient, avec une vive fraîcheur et des proportions justes, bref, de façon achevée.
Voilà une raison suffisante pour que la musique paysanne, au sens le plus strict, ne soit
absolument pas comprise des musiciens moyens. Ils trouvent qu’elle est creuse, qu’elle
ne dit rien ; la musique savante d’allure populaire correspond bien mieux à leur goût.
Cette dernière est due à des auteurs singuliers, connus ou inconnus, ayant une certaine
103
traduire cette compréhension dans les œuvres musicales, elles seront chaque fois en
relation étroite avec le talent musical et la personnalité du compositeur. C’est pourquoi
il ne sert à rien qu’un gâcheur ou un petit talent aille se précipiter chez les paysans
pour y chercher à stimuler ou à rafraîchir une imagination paralysée.
9 Bien que toute comparaison entre peinture et musique soit toujours un peu boiteuse,
on pourrait toutefois, pour ce qui concerne la relation entre la musique paysanne
authentique et la musique savante, évoquer un phénomène parallèle dans ces deux
arts : ce que les objets naturels sont à la peinture, la musique paysanne – l’équivalent de
la nature dans le règne de la musique – pourrait l’être pour la création musicale.
L’authentique musique paysanne peut être considérée comme un phénomène naturel
au regard de la musique savante de haut niveau, exactement comme, dans l’art
plastique, les particularités d’un corps que l’œil peut percevoir. Ou encore – pour
convoquer cette fois un parallèle entre la création musicale et l’art poétique –, son rôle
dans l’œuvre d’un musicien serait analogue à celui des phénomènes de la vie dans
l’œuvre d’un poète7. Mais, de même que le peintre n’apprend pas à connaître la nature
dans des livres ou par des descriptions, de même le musicien qui est en quête de la
musique paysanne ne saurait la découvrir dans des collections mortes, à la façon des
objets conservés dans des musées. Lorsqu’on les met par écrit, les mélodies paysannes
perdent justement ce qu’elles étaient capable d’offrir au musicien, à savoir une
expérience vécue. La notation figée n’est pas apte à restituer les nuances les plus fines
du rythme ou de l’intonation, les glissés, bref, toute la pulsation vitale de la musique
paysanne. Une fois mise par écrit, une mélodie paysanne n’est plus qu’un signe
allégorique d’elle-même : celui qui n’a jamais entendu cette mélodie, ou d’autres qui lui
soient apparentées, sous une forme vivante, c’est-à-dire de la bouche des paysans,
celui-là n’obtiendra jamais, à la seule lecture des notes, une image correcte. Le plus
opportun, donc, c’est d’aller voir les paysans, et pas seulement pour connaître leur
musique dans sa forme véritable, non dénaturée : car l’intensité de cette stimulante
expérience sera incomparablement accrue par ce qui l’accompagne, à savoir le milieu,
les usages cérémoniels liés à la musique, etc.
10 Heureusement, nous possédons des machines parlantes (phonographe, gramophone,
etc.) à l’aide desquelles la musique paysanne peut être pérennisée et qui peuvent assez
bien tenir lieu de ce genre de voyages, souvent difficiles, voire impossibles. Il est bien
connu que des enregistrements de musique, et notamment de chants, même au moyen
d’appareils phonographiques aussi primitifs, restituent de façon incomparablement
plus parfaite l’atmosphère et les particularités de détail de l’original que ne saurait le
faire la meilleure des photographies, par exemple, pour les objets. Par l’écoute des
enregistrements phonographiques, on obtient une image presque parfaitement fidèle
de la musique paysanne. Il faut seulement qu’il soit permis à des musiciens ou à des
chercheurs entreprenants de constituer une collection et de l’enrichir.
11 Cet essai – je l’ai dit – n’a pas pour but d’indiquer précisément quel compositeur récent
aurait été influencé par la musique paysanne, et par laquelle, et de quelle manière. On
laissera par exemple de côté la question de savoir si Debussy a subi ce genre
d’influences par l’intermédiaire de Moussorgski ou directement au contact de la
musique paysanne russe. De même, on ne cherchera pas à exposer la provenance du
pentatonisme des œuvres de Ravel, qui évoque lui aussi la musique paysanne. Je ne
présenterai que les phénomènes les plus frappants parmi ceux qui trouvent leur origine
dans l’influence de la musique paysanne. Et je dois mentionner en premier lieu
106
matériau nécessaire concernant la musique paysanne de cette époque. Mais, sur la base
des mélodies croates qui ont été conservées jusque dans la seconde moitié du XIX e
siècle et qui furent ensuite mises par écrit, nous pouvons supposer qu’il a pu exister en
ce temps-là une influence considérable. Car, dans un recueil publié en 1878-1881 à
Zagreb par Kuhač : Južno-Slovjenske narodne popievke (chants populaires yougoslaves), on
trouve, ayant échappé à l’oubli tout à fait par hasard, certaines mélodies qui ont été
utilisées dans les œuvres de Haydn et de Beethoven. Pour faire connaître quelques-uns
de ces cas intéressants dans des cercles musicaux plus larges, nous joignons ici trois
mélodies de ce type :
plutôt riche, constituée grâce aux efforts du professeur Erich von Hornbostel, et qui a
été fixée par le procédé galvanoplastique ; en revanche, cette collection doit son
matériau au hasard des occasions qui se sont présentées, car les expéditions en vue
d’une recherche systématique dans les domaines à explorer, qui auraient dû être
entreprises de façon planifiée par des musicologues, n’ont pas été réalisées. Le Musée
national hongrois, à Budapest, possède certes une collection assez riche relativement
aux moyens dont disposait l’ancienne Grande-Hongrie (ce sont des matériaux
provenant presque exclusivement des campagnes) ; mais on n’a malheureusement
prêté aucune attention jusqu’à présent à la fixation de ces enregistrements de grande
valeur, si bien qu’ils sont condamnés à disparaître progressivement. De procédures
d’échange ou d’un programme de travail élaboré en commun, il n’a et il n’est bien
entendu jamais question. Pendant ce temps, jour après jour, on voit périr une part
toujours plus grande de la musique paysanne archaïque de chaque peuple ; elle est
submergée par de nouveaux courants culturels et, avec la négligence de chaque jour qui
passe, c’est un trésor de culture musicale à jamais irremplaçable qui s’évanouit.
18 Il est bien possible que, à l’avenir, on reconnaisse à la musique paysanne un rôle
beaucoup plus important qu’aujourd’hui. Une génération future pourrait découvrir
dans la musique paysanne des particularités que nous n’avions absolument pas
remarquées et les transposer dans sa musique savante. Entretemps, et par pure
indifférence, nous ne faisons presque rien pour conserver ce trésor éphémère.
NOTES
1. Paru en anglais (traduction de Brian Lunn) dans The Sackbut, II/l, juin 1921. Nous traduisons le
manuscrit allemand de Bartók, en suivant l’édition de László Somfai (« Vierzehn Bartók-Schriften
aus den Jahren 1920/21 », Documenta Bartókiana, cinquième cahier, Budapest, Akadémia Kiadó,
1977).
2. Sur la traduction de Kunstmusik et Volksmusik, voir la note 2 dans L’influence de la musique
populaire sur la musique savante de notre temps (1931).
3. Id., pour la traduction de volkstümliche Kunstmusik.
4. Ou au sein d’une classe populaire d’un degré de culture encore plus primitif. (Note de Bartók)
[Bartók écrit en allemand : von noch tieferer Kulturstufe. Ce que les traductions anglaise (de Brian
Lunn pour la première parution dans The Sackbut) et hongroise (de Tibor Tallián dans Bartók Bêla
Írásai, vol. 1, Budapest, Zeneműkiadó, 1989) rendent toutes deux par « d’un niveau culturel
encore plus bas ». Tieferer, en allemand, veut dire littéralement : « plus profond ». On peut au
moins se demander si Bartók n’entendait pas par là, plutôt qu’une valeur inférieure, un ancrage
plus enraciné, plus originel. D’où notre traduction par « primitif », qui oscille en français entre
les deux sens.]
5. Herrenstande. Sur la traduction de ce terme, voir la note 3 de L’influence de la musique populaire
sur la musique savante d’aujourd’hui.
6. Herrenleute. Sur la traduction de ce terme, voir la note 3 de L’influence de la musique populaire sur
la musique savante d’aujourd’hui.
110
7. L’art poétique, pourrait-on penser, aurait certes à sa disposition la poésie paysanne, comme
source équivalente. Il semble pourtant que la signification de la poésie paysanne soit bien
moindre pour l’art poétique que celle de la musique paysanne pour la musique savante. La poésie
paysanne est avant tout dépourvue de cette grande variété que la musique paysanne nous offre, à
nous musiciens. (Note de Bartók)
8. Aladár Toth dans la revue Nyugat, juillet 1920. (Note de Bartók) [La note, ainsi que la citation,
manquent dans l’original allemand. Nous complétons sur la base du texte anglais publié dans The
Sackbut et de l’article d’Aladâr Toth dans Nyugat.]
9. Il s’agit du « Finale : spiritoso » de la Symphonie n° 104.
10. Herrensleuten. Sur la traduction de ce terme, voir la note 3 de L’influence de la musique populaire
sur la musique savante d’aujourd’hui (1931).
11. Devant des étrangers, les paysans jouent de la musique instrumentale beaucoup plus
spontanément qu’ils ne chantent des mélodies liées à un texte. (Note de Bartók)
111
1 Jusqu’au début du XIXe siècle, la Hongrie n’a pas eu de compositeur ayant reçu une
formation de niveau européen, de même que lui manquait aussi, jusqu’à cette époque,
une culture musicale au sens fort du terme. Les raisons naturelles en ont été, d’une
part, la situation géographique plutôt orientale du pays et, d’autre part, les événements
politiques défavorables. Car à peine le pays s’était-il libéré de la domination turque au
début du XVIIIe siècle que celle-ci fut relayée par la domination autrichienne. La
première avait duré environ deux siècles et avait laissé derrière elle une désolation
infinie ; puis, sous la seconde, le pays est tombé, de fait, au niveau d’une colonie. Le
souci des dirigeants autrichiens, outre l’exploitation économique du pays, était tout au
plus sa germanisation, ce qui, naturellement, a souvent suscité une opposition armée.
Dans de telles circonstances, on comprend que les arts n’aient pu commencer à se
développer, même modestement.
2 Malgré tout, les esprits libres de la fin du XVIIIe siècle ont frayé leur voie en Hongrie
aussi. Le premier fruit en fut, dans la première moitié du XIX e siècle, une renaissance2
littéraire, dont les représentants furent, entre autres, le poète Sándor Petőfi et le
romancier Mór Jókai, mondialement connus3. Cet élan littéraire, d’une orientation
nationale très prononcée, fut suivi de l’entrée en scène de deux de nos compositeurs :
Franz Liszt et Ferenc Erkel. Mais la vie musicale était alors chez nous tellement
embryonnaire que Liszt, dès son enfance, se retrouva loin à l’étranger et y passa
l’essentiel de sa vie. Ainsi, malgré ses Rhapsodies hongroises ou d’autres œuvres
d’inspiration magyare, et malgré sa présence en Hongrie à la fin de sa vie (nous y
reviendrons plus longuement), son importance en tant que compositeur fut plutôt
internationale que nationale ; et l’on ne saurait établir aucun lien de causalité entre le
développement de son art et l’élan artistique du pays. À côté de la gigantesque stature
de ce compositeur, qui eut une immense importance pour les développements
ultérieurs de la musique, Ferenc Erkel (né en 1810) fait certes un peu figure de nain.
Pourtant, son activité a eu pour nous une grande signification dans la mesure où il est
le premier compositeur hongrois à avoir disposé d’un savoir musical au sens européen
et à avoir toutefois réalisé l’œuvre d’une vie en terre natale. Il fut avant tout un
compositeur d’opéras. Même s’il maîtrisait le matériau de son art avec un parfait sens
112
allemandes, et qui est toujours à l’affiche à Budapest... Parmi ses œuvres de musique de
chambre : le deuxième quatuor à cordes (op. 15), le trio à cordes (op. 10), la sonate pour
violoncelle et piano (op. 8) et la sonate pour violon (op. 21). Parmi ses œuvres
symphoniques : le concerto pour violon (op. 27) et la suite pour orchestre (op. 19).
Enfin, parmi ses nombreuses œuvres pour piano, mentionnons tout particulièrement
les Six études de concert (op. 28, Rózsavölgyi & C ie, Budapest).
9 Tivadar Szántó, qui a le même âge que Dohnányi, a achevé en même temps que lui ses
études musicales au Conservatoire de Budapest7. Ensuite, il s’est rendu auprès de
Busoni pour continuer son apprentissage du piano. Il a vécu un temps à Berlin, puis à
Paris jusqu’en 1914 et, pendant la guerre, en Suisse. En tant que virtuose du piano, il a
eu partout de beaux succès. Son art de l’interprétation présente le plus grand contraste
qu’on puisse imaginer avec celui de Dohnányi. Il est dépourvu de toute douceur, on
pourrait presque le dire abrupt ; et il captive par sa force et son énergie imposantes,
ainsi que par son éblouissante virtuosité, qui n’est toutefois jamais recherchée pour
elle-même. Il est en contact étroit avec les expériences musicales du moment et, déjà
dans le Paris d’avant-guerre, il a beaucoup contribué à faire connaître les tendances de
la nouvelle école hongroise.
10 En tant que compositeur, dans ses premières œuvres, il est en fait parti du style de
Liszt ; puis, plus tard, sa plume s’est adaptée à la nouvelle école française. En général,
on ne trouve pas non plus dans ses compositions de véritables traits nationaux. Parmi
ses premières œuvres, mentionnons ses Deux études orientales pour piano (op. 1, chez
Kahnt à Leipzig) et son Elégie (op. 3, même éditeur) ; parmi ses œuvres plus tardives :
son concerto pour violon, qui fut interprété par Enesco à Paris, ainsi que ses quatre
pièces pour piano intitulées Contrastes (publiées chez Durand et fils), dont on retiendra
surtout Guêpes, une image musicale impressionniste qui, techniquement, s’attache à
résoudre des problèmes nouveaux et intéressants. Quant à ses œuvres symphoniques, il
convient d’évoquer la Symphonische Rhapsodie ainsi que Meer und Land, créées à Budapest
et toutes deux inédites à ma connaissance. On remarquera en outre ses transcriptions
pour piano des œuvres pour orgue de Bach, dans lesquelles, à la façon de Busoni, il
tente de restituer au piano des effets sonores propres à l’orgue.
11 En troisième lieu, nous devons mentionner Leó Weiner (né en 1885) 8. Lui aussi a fait ses
études au Conservatoire de Budapest ; dès l’âge de vingt ans, il fut remarqué avec sa
Sérénade, écrite pour petit orchestre et exécutée depuis dans nombre de villes
allemandes. Même si ses modèles furent les œuvres des classiques allemands, au début
de sa carrière, il s’était orienté vers les compositeurs français d’avant la nouvelle école
française, notamment vers Bizet ; en conséquence de quoi on pouvait trouver une
certaine légèreté, peut-être parfois superficielle, dans ses œuvres. Plus tard, ce fut
d’une part la nouvelle école française qui a exercé une certaine influence sur telle ou
telle de ses œuvres, mais il s’est aussi, d’autre part, efforcé non sans volontarisme vers
un puritanisme « classique », en évitant toute conception hardie ou ayant l’apparence
de la nouveauté. Son sens de la forme et son savoir n’ont rien à envier à ceux de
Dohnányi. Au début, les tentatives en vue d’une nouvelle musique hongroise, telles
qu’elles se sont manifestées dans l’étude de la musique paysanne hongroise, ont aussi
115
trouvé un écho chez lui ; mais par la suite, malheureusement, c’est comme s’il s’en était
détourné. Ses œuvres ultérieures ont un caractère trop allemand.
12 Outre sa Sérénade évoquée précédemment (op. [3], Bote & Bock, Berlin), mentionnons
son quatuor à cordes (op. 4, chez le même éditeur) et son ouverture de Carnaval pour
petit orchestre (op. 5, même éditeur) : ces trois œuvres portent plus ou moins une
marque hongroise. Parmi ses œuvres ultérieures : le trio à cordes (op. [6], même
éditeur), ses deux sonates pour violon et piano (op. 9, chez Rószavölgyi et C ie, Budapest,
et op. 11, chez Bárd et fils, Budapest) ainsi que Präludium, Nocturne und Scherzo pour
piano (op. 7, Bote & Bock, Berlin). L’op. 6 et l’op. 9 sont ceux qui témoignent le mieux de
l’influence du nouveau style français, tandis que le Scherzo – une œuvre très fraîche, au
rythme très caractéristique – est peut-être ce qu’il y a eu de plus original et de plus
inventif sous la plume de Weiner ; du reste, ce sont généralement les mouvements
rapides et rythmiquement marqués qui lui réussissent le mieux.
13 Comment comprendre le fait de prendre appui sur la vieille musique paysanne, en tant
que tradition musicale hongroise, en vue de créer une musique savante hongroise ? Il
ne s’agit en aucun cas de l’insertion artificielle de mélodies ou de fragments de
mélodies paysannes au sein d’œuvres dont le style serait par ailleurs tout à fait
international ou étranger. Le compositeur doit pour ainsi dire apprendre la langue de la
vieille musique paysanne, pour pouvoir la parler en musique et exprimer à travers elle
ses idées musicales, comme le poète qui emploie sa langue maternelle. S’il y a, chez le
musicien, assez d’amour pour qu’il se plonge dans le vécu de cette musique paysanne ;
si, en conséquence, il peut entièrement se livrer à l’effet de cette langue musicale ; s’il a
quelque chose à dire qui lui soit propre et s’il dispose d’un savoir technique complet
pour l’expression de ses idées, alors son entreprise réussira. Ses œuvres ne seront pas
une mosaïque de mélodies paysannes harmonisées ou variées, mais l’expression de
l’essence intérieure de la musique paysanne. Zoltán Kodály (né en [1882]), en
s’appuyant exclusivement sur la musique paysanne hongroise, y est parvenu comme
personne chez nous : sa musique est une sorte d’apothéose de la musique paysanne
hongroise.
14 Lui aussi a fait ses études au Conservatoire de Budapest. Étudiant, il était sous
l’influence de Brahms et c’est des maîtres allemands qu’il a appris la technique solide et
fondamentale de son métier. Plus tard, vers 1905, en découvrant les œuvres de Debussy,
il en a reçu une influence et une orientation qui, toutefois, n’ont pas le moins du monde
entamé sa personnalité ; d’autant que, précisément vers la même époque, il a
commencé à étudier le folklore musical hongrois et à s’enthousiasmer sans réserve
pour le matériau mis au jour. Ainsi, sa première publication, à savoir son premier
quatuor à cordes (op. 2, paru chez Rózsavölgyi à Budapest), donne dans son deuxième
mouvement (Andante) une image complète de sa personnalité. La forme du premier
mouvement trahit encore un certain manque d’unité, une lutte aussi, mais le deuxième
mouvement témoigne déjà d’un maniement parfaitement sûr de la technique ainsi que
d’une profonde poésie ; et surtout - c’est le plus important -, son mode de pensée et
d’expression musicale est entièrement original, l’influence exercée par la vieille
musique paysanne hongroise s’y manifestant de façon tout à fait personnelle. C’est au
même niveau de perfection qu’il faut situer certaines parmi ses Dix pièces pour piano (op.
116
n’entraînent pas la majorité de l’auditoire dans la tempête. Seul peut apprécier ses
œuvres celui pour qui ce n’est pas le vernis extérieur ou le vêtement qui importent,
mais l’essence intérieure, l’homme lui-même. Et pourtant – je dois le souligner avec
force –, la musique de Kodály n’est pas « moderne » au sens que peut avoir ce mot
aujourd’hui. Elle n’a rien à voir avec les tendances atonales, bitonales ou polytonales ;
chez lui, tout repose encore sur le principe de l’équilibre tonal. Mais son discours
musical est neuf, il exprime des pensées jusqu’à présent inédites en musique et, en cela,
il démontre que la tonalité n’est pas encore devenue invivable.
17 Je mentionnerai enfin le plus jeune de nos compositeurs : László Lajtha 9 (né en 1892).
Lui aussi a étudié à Pest. Il a très tôt commencé à s’occuper de la collecte et de l’étude
de la musique paysanne hongroise. Sa première œuvre, les pièces pour piano intitulées
Des écrits d’un musicien (1912, publiées par Rózsavölgyi), est déjà d’une surprenante
audace dans ses moyens expressifs. Ont paru aussi ses Contes pour le piano (1916,
Harmónia, Budapest) et deux sonates pour piano (1916, chez le même éditeur). Il s’y
montre résolument partisan de la tendance atonale et, comme tel, c’est peut-être de
Schoenberg qu’il est le plus proche, même si la nouvelle musique hongroise n’a pas été
sur lui sans influence. On ne saurait formuler un jugement définitif à son égard, car, en
dehors des trois œuvres mentionnées, aucune autre n’a encore été publiée sous forme
imprimée ni n’a été donnée à entendre. Mais, en tant que musicien et créateur de grand
talent, sérieusement engagé dans la quête du nouveau, il suscite assurément l’intérêt
pour ses activités futures.
18 En tout cas, le développement musical qui a commencé chez nous au début de ce siècle
a eu une grande importance pour la culture de notre pays. Nous pouvons être
parfaitement satisfaits avec les résultats obtenus jusqu’à présent. Toutefois, la situation
défavorable engendrée par les immenses crises de ces dernières années peut
malheureusement susciter en nous la crainte que la production musicale, si bien lancée,
ne puisse que très difficilement se poursuivre, si elle ne disparaît pas complètement, du
fait de notre situation économique fâcheuse.
NOTES
1. Paru en italien (« Deila musica moderna in Ungheria ») dans Il Pianoforte, 15 juillet 1921. Le
nom du traducteur est inconnu et la version allemande de Bartók, qui a servi pour la traduction
italienne, est perdue. Nous traduisons le manuscrit en hongrois, en suivant l’édition de László
Somfai (« Vierzehn Bartók-Schriften aus den Jahren 1920/21 », Documenta Bartókiana, cinquième
cahier, Budapest, Akadémia Kiadó, 1977). La revue italienne avait fait précéder l’article de la note
suivante : « Pour des raisons faciles à comprendre, l’auteur du présent article, en traitant
longuement des musiciens hongrois modernes, a fait l’impasse... sur lui-même ; aussi pensons-
nous devoir réparer son omission volontaire en présentant sommairement aux lecteurs de Il
Pianoforte ce musicien de grande valeur, notre collaborateur... » Suivait une brève présentation de
Bartók. Enfin, comme pour l’article du Musical Courier sur le trio de Kodály, le manuscrit contient
certaines lacunes (essentiellement des numéros d’opus, que Bartók devait préciser pour la
publication) ; nous les complétons entre crochets.
118
1 ... Après le concert parisien de Bartók, Henry Prunières, rédacteur en chef de la Revue
musicale, l’un des historiens et esthéticiens de la musique les plus remarquables en
France, a organisé une soirée en l’honneur du compositeur. C’est là que Bartók a
rencontré Stravinsky pour la première fois. Lors de cette soirée, les musiciens suivants
ont inscrit leur nom dans le livre d’or de Prunières : Bartók, Stravinsky, Ravel,
Szymanowski, Roussel et les membres du « Groupe des six ». [...] Prunières a fait
remarquer de façon opportune qu’il ne manquait que Schoenberg. [...] Bartók a dû
bisser sa sonate pour violon et piano dans le salon de Prunières. Stravinsky a bien
entendu préféré le troisième mouvement, qui est le plus proche de lui, tandis que Ravel
a choisi le deuxième mouvement, d’une signification profonde. Bartók décrit Stravinsky
comme un homme très remarquable qui, rien que par son apparence, ne passe pas
inaperçu. Un regard perçant, décidé, un nez un peu brutal et des lèvres épaisses : voilà
ce qui frappe au premier coup d’œil dans son visage. Stravinsky saisit toutes les
occasions pour dire du mal des Allemands. Il en parle comme des « boches » et
remarque avec ironie que, visiblement, tout ce qu’ils font est « parfait ». Stravinsky
donne l’impression de quelqu’un qui est conscient de sa propre valeur. Il parle de ses
œuvres avec satisfaction [...]. Ainsi, lorsque Prunières lui a demandé la durée d’une de
ses compositions, Stravinsky a répondu : « Elle n’est pas longue » ; puis, après en avoir
donné la durée d’exécution à la seconde près, il a ajouté en souriant : « Elle contient
d’autant plus : c’est comme un petit sac de voyage qu’on voudrait soulever d’un coup,
mais, une fois qu’on l’a en main, on s’en effrayerait presque, tellement il est lourd. »
2 Stravinsky, comme on pouvait s’y attendre, a exposé devant Bartók aussi que sa
musique est de la musique absolue la plus objective qui soit ; qu’elle ne peint, ne
symbolise ou n’exprime rien ; qu’elle n’a rien à voir avec la vie des sentiments, bref,
qu’elle n’est que ligne, harmonie et rythme. Cette théorie musicale « objective » se
répand dangereusement, alors que les concepts fondamentaux sur lesquels elle se
construit ne sont pas le moins du monde éclaircis. Du point de vue de l’histoire de la
musique, cette nouvelle conception se manifeste par des tendances très fortement anti-
beethovéniennes ; ainsi a-t-on fondé en Angleterre une société contre Beethoven – « je
ne me souviens plus qui, peut-être des individus parfaitement inconnus », note Bartók.
120
Qui, quant à lui, ne se reconnaît pas du tout dans les théories de Stravinsky ; mais il fait
tout à fait confiance au talent originel du plus grand des musiciens russes, auquel
aucune ratiocination esthétique ne peut nuire, comme en témoigne son œuvre pour le
pianola. Le Sacre du printemps de Stravinsky (son ouvrage le plus excellent, selon
Bartók) est plein d’une vraie poésie. Au cours de leur conversation parisienne, du reste,
Bartók le lui a dit. Stravinsky n’a certes pas renié son œuvre passée, mais il a assuré à
Bartók qu’il en avait terminé avec ce style depuis Rossignol et que, désormais, il avait
opté pour la voie d’une musique « parfaitement objective ».
3 Bartók fut extrêmement surpris par une déclaration de Stravinsky, selon laquelle le
primitivisme barbare-populaire de sa musique s’est développé de façon tout à fait
autonome, sans aucune influence de la musique paysanne russe. C’est chez Pleyel que
Bartók a de nouveau rencontré Stravinsky, pour qui l’on a aménagé là-bas deux pièces
de travail. Bartók était venu observer le parent français du Pianola, le « Pleyela ». Ce
piano mécanique diffère du pianola dans la mesure où c’est l’interprète qui y grave la
composition, dont le rythme sera donc restitué avec une parfaite fidélité, la dynamique
étant aussi réglable avec finesse. La plupart des compositions de Stravinsky ont déjà été
enregistrées. Bartók a également livré au Pleyela quelques-unes de ses œuvres.
4 La pièce de travail de Stravinsky est pleine d’instruments les plus divers. À côté des
percussions exotiques, Bartók fut surpris de trouver aussi un cymbalum tsigane
hongrois. Stravinsky a utilisé dans Renard cet instrument qu’il a vraisemblablement
remarqué lors de son passage en Hongrie2. Ce fut pour lui un véritable casse-tête que de
trouver un interprète approprié et il craint d’être la plupart du temps obligé de
remplacer le cymbalum par le piano. Stravinsky est très intéressé par les aspects
techniques des instruments. Les innovations techniques dans la sonate pour violon et
piano de Bartók ont retenu son attention [...] et il avait de la peine à croire que le
compositeur hongrois n’avait jamais appris le violon. Ce sont ces difficultés de la
technique instrumentale qui constituent les plus grands obstacles à l’exécution des
œuvres de Stravinsky. Il a déjà fait des expériences avec certains instruments
mécaniques placés au sein de l’orchestre, mais, malheureusement, ces instruments
« objectifs » l’ont ingratement laissé en plan, car il était impossible de les démarrer
ensemble avec la précision nécessaire, au quart de poil. Résigné, Stravinsky a transcrit
sa partition pour un orchestre normal. Sur le Pleyela, Bartók a entendu des parties
entières de Petrouchka, mais Paris ne lui a malheureusement réservé aucune autre
grande expérience musicale. Du cinquième quatuor de Darius Milhaud, il n’a rien pu
tirer à la première écoute ; ce jeune artiste, du reste, dans plusieurs de ses œuvres
récentes, devient tout à fait plat. Si l’on ne peut guère parler d’une perspective brillante
concernant l’avenir de la musique française, Ravel, avec sa finesse et son élégance, en
assure au moins le présent. Son dernier duo, pour violon et violoncelle, a fait bonne
impression sur Bartók ; il est vrai que, après des auditions répétées, les œuvres de Ravel
finissent par s’user un peu, mais le duo, dont un mouvement a paru dans le supplément
de la Revue musicale consacré à Debussy, est à tous égards plus attirant que le trio avec
piano...
121
NOTES
1. Paru dans la revue Nyugat, XV/12, juin 1922. Ce compte rendu de la tournée de Bartók en 1922 -
qui l’a conduit à Londres, à Paris et à Francfort - n’est certes pas de sa plume (l’auteur en est le
critique musical Aladár Tóth, ami de Bartók et de Kodály, cité dans La relation entre la musique
populaire et le développement de la musique savante d’aujourd’hui), mais on peut penser qu’il est tiré
du récit oral du compositeur. Même si telle ou telle déclaration qui lui est attribuée doit donc
être prise avec précaution, cet article est un document d’une rare valeur, essentiellement sur la
rencontre de Bartók avec Stravinsky, à Paris. De son séjour à Londres, où il fit la connaissance de
la claveciniste Violet Gordon-Wood-house, Bartók ne semble guère avoir retenu que sa
découverte du Pianola, qu’il regarde d’un œil critique, tout en appréciant la pièce de Stravinsky
destinée à cet instrument mécanique. Enfin, son séjour à Francfort paraît décevant à tout point
de vue. Nous traduisons des extraits de ce compte rendu en suivant l’édition de Bence Szabolcsi
et Dénes Bartha, Bartók Béla megjelenése az Európai zeneéletben (1914-1926), Akadémiai Kiadó,
Budapest, 1959.
2. En réalité, Stravinsky a découvert le cymbalum lors de son exil en Suisse pendant la Première
Guerre en entendant un joueur tsigane.
122
1 La Suite de danses que l’on s’apprête à interpréter est ma toute dernière œuvre, écrite
cet été. Elle se compose de cinq parties qui se suivent sans interruption, attacca.
Chacune des cinq danses a un thème original, qui n’a de populaire que l’allure 2 ; et, au
lieu d’une pause, j’ai utilisé entre chaque danse une petite ritournelle, un interlude
orchestral. C’est une ritournelle de ce genre que l’on trouve entre le premier et le
deuxième mouvement, entre le deuxième et le troisième ainsi qu’entre le quatrième et
le cinquième. Après le cinquième mouvement dansé, on enchaîne encore une fois
attacca avec une sorte de finale, où tous les thèmes déjà présentés sont repris.
NOTES
1. Déclaration du compositeur à l’occasion de la création de l’œuvre, dans Magyar Színpad, XXVI/
324, Budapest, 19 novembre 1923. Nous suivons l’édition de Tibor Tallián (Bartók Béla Írásai, vol. 1,
Zeneműkiadó, Budapest, 1989).
2. Népies, de nem népi. Sur la traduction de ces termes, voir la note 2 dans L’influence de la musique
populaire sur la musique savante de notre temps (1931).
123
1 (Tête d’argent. La tête fine d’une statue en argent, à la merveille de laquelle l’orfèvre a travaillé
avec de minuscules marteaux, au fil du labeur des années. Le corps, qui soutient la tête de
quarante-quatre ans, est fragile, délicat, il disparaît presque dans la chambre où une lampe
brille même le jour. Des gestes, il en a à peine. À quoi pourraient-ils bien servir ? Il faut que toute
force, tout élan se jette dans son art, dans la musique, où l’on peut gesticuler librement, les bras
levés jusqu’au ciel, et se mouvoir en songe, hors de soi. Il n’y a guère que l’œil qui vive sur la
surface apaisée du visage, sous le front fraîchement enneigé : l’œil brillant, scrutateur, sombre,
ce cerveau voyant qui se porte d’un bond au sommet le plus avancé du crâne, où, dans un désir
désespéré de connaître, il perce deux judas pour observer le monde, pour voir alentour. Je hais
cette idée selon laquelle l’artiste doit être cherché dans la vie quotidienne. Je sais, il y a eu
d’immenses compositeurs qui ressemblaient plutôt à des bedeaux bedonnants ou à des vachers
ou à des lutteurs qu’à cette image que la fantaisie de l’amateur d’art s’est figurée. Mais l’homme
qui est assis là, devant moi, est harmonieux jusque dans son essence corporelle, il est tendu de
cordes, tout résonnant – et je songe à ses créations. Son entourage : un piano Bösendorfer, que la
firme a mis à sa disposition ; une table de Kalotaszeg2, sur laquelle le paysan sicule a gravé avec
précision : « Bartók – Béla » ; et, au mur, sur des supports d’un bleu criard, trois assiettes
paysannes hongroises d’un bleu criard. A quoi répondent avec insolence, sur le piano, quelques
revues musicales étrangères. The League of Composers’Review, Der Auftakt, etc.)
2 – De quel instrument avez-vous joué d’abord ?
3 LUI. Du tambour.
4 – Du tambour ?
5 LUI.Oui. J’ai reçu un tambour quand j’avais deux ans. Ma mère raconte que je
tambourinais sans cesse. J’essayais le rythme.
6 – Et plus tard ?
7 LUI.Le piano. Je devais avoir quatre ans – c’est aussi ma mère qui le raconte –, je
pianotais avec un doigt des chansons hongroises.
8 – Et après ?
124
9 LUI.La première partition. Je l’ai reçue pour mon cinquième anniversaire. Ça, je m’en
souviens. Mon père – un petit noble de la province de Gömör, qui dirigeait une école
agricole à Nagyszentmiklós, dans le comitat de Torontál – aimait la musique, il avait
lui-même composé des œuvres ; ma mère, elle, jouait volontiers du piano. Ils m’ont
encouragé tous les deux. Mais quant à moi, je m’ennuyais dans les exercices, dans les
gammes. Comme tous les enfants. Je m’ennuyais à mourir. Ma mère disait : « Travaille,
mon fils, apprends le piano. Si des gens viennent chez nous et te demandent
d’accompagner des danses au piano, quelle honte d’avouer que tu ne sais pas ! Et
comme c’est beau quand quelqu’un joue du piano ! » (Silence)
10 – Quand avez-vous commencé à composer ?
11 LUI. À l’âge de neuf ans. C’étaient des sortes de danses, des valses viennoises, des csárdás,
des sonatines, des imitations de Mozart. C’est ma mère qui les garde, à Pozsony 3.
12 – Aujourd’hui (je jette un œil sur le Bösendorfer, qui a fini de jouer et, plein de tempêtes
assoupies, se tait significativement dans la pièce), vous jouez souvent ?
13 LUI. Si j’en ai besoin. Il se passe parfois des jours, non, des semaines, des semaines sans
que je m’assoie au piano. (Il le regarde aussi.) Seulement quand je prépare mes concerts.
Je suis obligé de donner des concerts. (À voix basse, sans éclat.) Je reviens de Prague. (Il y
donnait des concerts et, au concours international de musique, c’est lui qui représenta
victorieusement la Hongrie.)
14 – Quelle est la première œuvre dont vous diriez qu’elle est vraiment vôtre ?
15 LUI. Les quatorze pièces pour piano4. Le premier quatuor.
16 – La symphonie Kossuth ?
17 Lui (un geste). Non. Elle n’est pas encore mûre quant à la forme. De ce point de vue, c’est
le Prince de bois que j’aime le moins.
18 – Comment travaillez-vous ? Régulièrement ?
19 LUI. Je peux dire ceci : je n’aime pas mélanger les travaux. Quand j’entreprends quelque
chose, je ne vis que pour ça, jusqu’à ce que je finisse.
20 – Vous travaillez à la table ? Au piano ?
21 LUI. Entre mon bureau et le piano.
colonnes de chiffres, des figures. Nous n’en avons pas encore entendu parler, mais déjà, sur sa
table, il y a les épreuves de la traduction allemande – là-bas, on le fera connaître à travers de
vastes études que l’on traduira peut-être aussi pour nous.)
32 – Vers quel objectif se dirige la nouvelle musique ?
33 LUI. Voici l’un des mots d’ordre : loin des romantiques ! L’autre : néoclassicisme ! On
considère même Beethoven comme romantique. Le courant commence déjà avec
Debussy et il atteint son point culminant avec Stravinsky, qui prétend que Beethoven
était sans doute un grand homme, un excellent élément, mais pas du tout un...
musicien. Ce n’est bien sûr pas ce que je professe. On pourrait affirmer qu’il
n’instrumente pas comme Mozart, mais j’ai toujours le même plaisir à écouter l’Eroica.
C’est indéniable, il y a une grande opposition aux romantiques, le monde entier crie
« Stop ! », revient à Bach et à des compositeurs plus anciens encore, réclame une
musique objective, anti-littéraire, qui ne représente aucun sentiment défini, bref, une
musique absolue. Avant la guerre, les Allemands étaient à l’avant-garde du mouvement,
avec Schoenberg, l’expressionniste ; mais après la guerre, c’est comme s’il y avait eu
une stagnation dans la musique allemande. On voit maintenant surgir de nouveaux
talents, Hindemith, vingt-huit ans, Krenek, vingt-quatre ans, dont je viens d’entendre
une composition à Prague. Concerto grosso : le titre à la Haendel soulignait aussi le néo-
classicisme. Concernant Stravinsky, j’étais enthousiaste pour ce qu’il faisait, mais ses
derniers travaux, en revanche, je les trouve secs, ils n’arrivent pas à me réchauffer.
34 – Cette révolution, elle a déjà eu lieu en peinture depuis des décennies, lorsque, avec le
mot d’ordre d’une « peinture absolue », on a vu apparaître sur les toiles des formes
géométriques. Mais là aussi, il s’est avéré que tout art est nécessairement humain. On
ne peut pas le séparer complètement de l’homme – de l’affect, de la chose affective.
35 LUI. Oui, naturellement. Sinon, la musique devient mécanique. Bach aussi exprime
quelque chose, quelque petit détail de la vie ; on comprend d’ailleurs, dans ses œuvres
avec texte, qu’il cherche bel et bien l’expression. Si je note un son grave, puis un autre
plus aigu, c’est déjà une montée ; si je frappe une touche aiguë, puis une autre plus
grave, c’est déjà une descente : il y a là nécessairement de la joie d’une part et du
découragement d’autre part. Il faut toutefois reconnaître que le tournant dont nous
parlons a aussi une certaine utilité, car les excroissances du romantisme musical, avec
Wagner et Strauss, étaient devenues insupportables. C’est pour cette raison que,
partout, on cherche, on explore. Une revue spécialisée de Prague parle d’une invention,
la Farbenlicht-Musik, qui présente la musique en même temps que la couleur, et qui plus
est de façon économe – car, en considérant que l’œil est plus lent dans sa capacité
perceptive, elle distribue une seule couleur sur plusieurs sons. La spatialité de la
peinture devient temporelle, car l’instrument lumineux change en même temps que
l’instrument sonore. (Il réfléchit.) L’instrument lumineux. Un drôle de mot. Il occupe
l’œil comme la musique occupe l’oreille. Du reste, l’inventeur est hongrois : Sándor
László8.
36 – Vous ne pensez pas que ce mélange des styles, ce travail d’éprouvette, cette grande
conscience de soi – en musique et aussi dans d’autres arts – est un signe de l’infécondité
de notre temps ?
37 LUI.Non. Cette conscience de soi, je crois, n’est pas un mal. Car il y a beaucoup
d’exemples de grandes périodes artistiques qui ont été conscientes d’elles-mêmes, qui
127
se sont réfugiées auprès de formes déjà existantes, de styles déjà développés, pour y
verser leur contenu. Je n’en mentionne qu’une : la Renaissance.
38 (Béla Bartók est debout dans l’encadrement de l’antichambre, sans bouger, comme on le voit sur
ses portraits, dans le Manchester Guardian ou dans El Sol. J’ouvre la porte, la poignée grince,
d’un autre étage résonne une nauséeuse mélodie de variétés qu’on torture sans trêve sur un
piano bourgeois. Parmi ces bruits, ces craquements antimusicaux, vit le créateur qui porte dans
sa tête la musique ; la rumeur de la vie l’entoure, lui qui la repousse, qui l’oublie en prêtant
l’oreille à l’ordre qu’il a en lui. Comme l’écrivain qui, entre deux vers, en se promenant dans la
rue, vient de lire sur un mur, formulée avec une dense sévérité, la prolongation administrative
du confinement des chiens pour cause de rage.)
NOTES
1. Cet entretien avec Dezső Kosztolányi (1885-1936, écrivain, poète, journaliste et traducteur) a
paru dans le quotidien Pesti Hírlap, XLVII/122, Budapest, 31 mai 1925. Nous suivons l’édition de
András Wilheim (Beszélgetések Bartókkal. Interjúk, nyilatkozatok 1911-1945, Kijárat Kiadó, Budapest,
2000).
2. Une région de Transylvanie réputée pour ses traditions et son artisanat.
3. Le nom hongrois pour Bratislava (Presbourg).
4. Il s’agit des Quatorze bagatelles, op. 6, de 1908.
5. Ferenc Kazinczy (1759-1831), écrivain et poète, fut le principal artisan d’une grande réforme
littéraire et linguistique en Hongrie (nyelvújítás), au cours de laquelle des milliers de mots furent
forgés ou remis en circulation. Kazinczy se consacra à cette réforme notamment par l’adaptation
d’œuvres étrangères classiques et la redécouverte du vieux lexique magyar dans les sources
anciennes.
6. Les poètes et écrivains Sândor Petőfi (1823-1849) et János Arany (1817-1882) ont joué un rôle
important dans le soulèvement hongrois de 1848 contre l’Autriche, mené par Lajos Kossuth. Dans
une lettre à Arany (4 février 1847), Petôfi écrivait : « ... la poésie populaire est la véritable
poésie... Lorsque le peuple régnera dans la poésie, il sera près de régner aussi en politique, et telle
est la tâche du siècle... ».
7. Úri osztály. Sur la traduction de ce terme, voir la note 3 de L’influence de la musique populaire sur
la musique savante d’aujourd’hui (1931).
8. Plus connu sous le nom de Alexander László.
128
NOTES
1. Paru dans Musikblätter des Anbruch, IX/8-9, octobre-novembre 1927, Vienne (merci à László
Vikárius qui nous a procuré une copie de cette édition originale, que nous suivons).
129
1 J’ai reçu de la société Pro musica cette invitation, qui m’honore, à vous faire part des
tendances musicales progressistes d’aujourd’hui en Hongrie.
2 J’ai accepté cette invitation, bien que je ne sois pas habitué aux conférences et que la
prononciation en anglais me crée des difficultés. Je considérerai ici le sujet, avec vous,
selon deux points de vue : premièrement, quels traits la musique hongroise récente et
la musique récente d’autres pays ont-elles en commun – voire : existe-t-il de tels traits
communs à toutes les tendances musicales récentes ? Et, quant au second point de vue :
en quoi la musique récente en Hongrie se distingue-t-elle de celle des autres pays ?
3 Selon mon sentiment, il y a dans presque toutes les musiques progressistes
d’aujourd’hui deux traits communs, qui sont toutefois liés l’un à l’autre comme la cause
et l’effet. Ce sont : premièrement, le fait qu’on se détourne plus ou moins radicalement
de la musique d’hier – par musique d’hier j’entends évidemment, en premier lieu, la
période romantique de la musique ; et, quant au second trait commun, un désir de
s’appuyer sur des styles musicaux de périodes plus anciennes. D’abord, donc, on en a eu
plus qu’assez des produits de la période romantique et, en conséquence, on a cherché
des points de repère qui, autant que possible, tranchent avec le mode d’expression
romantique – de façon mi-consciente, mi-inconsciente, on a eu recours aux produits
musicaux d’époques beaucoup plus anciennes, qui offrent en effet quelque chose
d’opposé.
4 Dans ce retour à des styles très anciens, on trouve de nouveau deux procédés : ou bien
le retour à la vieille musique paysanne, ce qui est par exemple le cas chez les
compositeurs hongrois de ma génération, chez l’Espagnol De Falla et dans les œuvres de
la période dite russe de Stravinsky ; ou bien le retour à une musique savante plus
ancienne (notamment celle des XVIIe et XVIII e siècles), tel qu’on le trouve, c’est bien
connu, chez ceux qu’on appelle les néoclassiques (par exemple dans les dernières
œuvres de Stravinsky).
5 Le peuple hongrois, ainsi que les autres peuples de la Hongrie d’avant-guerre, par
exemple les Slovaques et les Roumains, détiennent un trésor musical d’une incroyable
valeur dans leur musique populaire. Nous n’avions donc qu’à tendre la main vers cette
130
richesse et nous avions à notre disposition un matériau tout à fait merveilleux, que
nous pouvions utiliser d’une part pour de petites pièces de musique et dont, d’autre
part, nous pouvions nous laisser inspirer. Sans doute n’était-ce pas si simple de
« tendre la main », comme vous pouvez peut-être vous l’imaginer à première vue. Vous
devez savoir que, de cet incroyable trésor, on ne connaissait absolument rien dans les
villes, au sein de la classe dite cultivée ; on n’en soupçonnait pas même la présence.
6 Il y a à peu près vingt-cinq ans, quelques tout jeunes musiciens ont commencé à porter
leur attention sur la classe paysanne hongroise2. Un désir d’inconnu, ainsi qu’un obscur
pressentiment selon lequel la véritable musique populaire se trouvait au sein de la
classe paysanne, leur fit d’abord sonder le terrain. Ce qui leur a fourni un riche
matériau, jusqu’alors totalement inconnu, après quoi la collecte s’est poursuivie,
entreprise de façon sérieuse et parfaitement systématique. Parmi ces collecteurs, il y
avait, entre autres, Z[oltán] K[odály] et moi-même.
7 Il vous est sans doute difficile d’imaginer à combien de difficultés notre travail de
collecte a pu se heurter. Pour obtenir un matériau qui ne fut pas influencé par la
culture musicale urbaine, nous devions aller chercher des domaines à l’écart des
centres culturels et des lignes de circulations – et, Dieu merci, il existait encore à
l’époque beaucoup de régions de ce genre en Hongrie. Pour obtenir des chants anciens,
vraisemblablement vieux de nombreux siècles, nous devions nous adresser à des
personnes âgées, notamment à de vieilles femmes, qu’il était bien sûr difficile de
convaincre pour qu’elles chantent, tant elles avaient honte de le faire devant des
messieurs étrangers : elles craignaient d’être tournées en dérision par les autres
villageois ; et elles avaient peur du phonographe, car jamais de leur vie elles n’avaient
vu pareil monstre (nous travaillions le plus souvent, en effet, avec un phonographe). En
un mot, dans les villages, nous devions habiter pour ainsi dire dans les conditions les
plus primitives, nous devions devenir amis avec les paysans, gagner leur confiance. Et
ce n’était pas toujours facile, car autrefois les paysans étaient tellement exploités par la
classe dominante3 qu’ils en devenaient plutôt méfiants. Pourtant, malgré tout, je dois
avouer que ce travail éprouvant nous a réservé des joies plus grandes que n’importe
quel autre. Ce temps passé dans les villages, avec les paysans, appartient à la plus belle
époque de ma vie.
8 Il y a encore autre chose d’essentiel. Ce fut pour nous extrêmement important d’avoir à
entreprendre nous-mêmes cette collecte, plutôt que de prendre connaissance du
matériau à partir de recueils écrits publiés par d’autres. Les mélodies d’un recueil écrit
ou imprimé forment un matériau mort : on peut bien prendre connaissance des
mélodies elles-mêmes, mais on ne peut absolument pas entrer dans la pulsation vitale
de cette musique. Pour ressentir la vie de cette musique, il faut pour ainsi dire en faire
l’expérience, ce qui n’est possible qu’en en prenant connaissance à travers le contact
direct avec les paysans. Pour retirer de cette musique une impression aussi forte que
celle qui devait être d’une influence déterminante sur notre travail créateur, il ne suffit
pas de prendre connaissance des mélodies : il est – aimerais-je dire – tout aussi
important de découvrir le milieu dans lequel elles vivent. Il est peut-être tout aussi
important de vivre avec les paysans leur mimique pendant qu’ils exécutent cette
musique, d’assister à leurs divertissements dansés, à leurs mariages, à leurs fêtes de
Noël, à leurs enterrements, car ce sont là autant d’occasions où l’on entend chanter des
mélodies tout à fait spéciales, souvent d’un caractère hautement particulier. Je dois en
effet le souligner avec force : il ne s’agissait pas simplement pour nous de ramasser des
131
mélodies curieuses, de les insérer – entières ou par fragments – dans nos œuvres et de
les y élaborer de quelque façon déjà éprouvée. Ce serait là un simple travail artisanal,
qui ne saurait conduire à un style nouveau et unifié. Il s’agissait pour nous, au
contraire, de donner comme support à nos œuvres cet esprit que l’on ne peut décrire
avec des mots. Et c’est justement pour bien saisir l’esprit de cette musique qu’il était
tellement important pour nous de pouvoir réaliser nous-mêmes la collecte de ces
mélodies. Comme je l’ai dit, je ne saurais définir par des mots l’esprit de cette musique
paysanne que nos œuvres veulent refléter. Je peux en revanche vous dire quelque chose
des influences que cette musique paysanne a exercées sur nous.
9 Avant d’y venir, je voudrais toutefois faire une autre remarque. Selon mon sentiment,
une mélodie paysanne authentique de notre région est un exemple-type d’un art
parfait. Je la considère comme un chef-d’œuvre en miniature, de même que, par
exemple, je considère une fugue de Bach ou un mouvement de sonate chez Mozart
comme des chefs-d’œuvre en grand. Une telle mélodie est un exemple classique de
l’expression d’une idée sous une forme la plus concise possible, en renonçant à tout ce
qui est superflu. C’est peut-être leur impitoyable concision, ainsi que leur mode
d’expression inhabituel, qui explique que ces mélodies ne soient pas appréciées par les
musiciens livrés à la routine. Pour ces derniers, la chose principale, dans toute
musique, ce sont les poncifs et autres accessoires (qu’ils connaissent déjà) ; ils ne sont
capables d’apprécier que ces aspects secondaires, ils n’ont aucune sensibilité pour
l’essence fondamentale. Or, il n’y a rien d’accessoire dans les mélodies paysannes – on
n’y trouve que de l’essentiel : c’est pourquoi un musicien qui reste pris dans sa routine
n’est pas en mesure de les approcher.
10 Ce que nous avons appris en premier lieu de cette musique paysanne, c’est donc une
expression concise, renonçant autant que possible à tout ce qui est superflu. C’était
justement ce que nous étions assoiffés d’apprendre, après le trop-plein d’emphase de la
période romantique.
11 En ce qui concerne la mélodie, nous trouvons, dans la musique de l’Europe de l’Est, une
variété incroyable, tant dans le tracé des lignes mélodiques que dans les modes utilisés.
Les modes anciens les plus divers (dorien, phrygien, lydien, mixolydien, éolien, etc.)
vivent ici d’une vie vigoureuse ; mais nous trouvons aussi des modes aux couleurs
orientales (avec des intervalles de seconde augmentée) et, last but not least, une sorte
d’échelle pentatonique qui joue un rôle important. Je vais vous en donner des exemples
au piano. Dans la plupart de ces modes, le cinquième degré n’a absolument pas ce rôle
dominant que nous observons dans les gammes majeures ou mineures. Cette
circonstance a eu une influence importante sur notre pratique harmonique :
l’interaction entre la tonique et la dominante, que nous connaissons bien dans la
musique plus ancienne, doit largement renoncer ici à son hégémonie. [Dans ces
échelles, notamment dans la pentatonique, la tierce, la quinte et la septième sont pour
ainsi dire égales en droit, elles ont le même poids. Puisque le deuxième degré est
absent, ainsi que la septième majeure, il est absolument impossible de former la
cadence V-I bien connue :
simples : un unique accord (le même, inchangé) tout au long de la mélodie. Pour une
mélodie en majeur ou en mineur, un procédé pareil ne serait pas acceptable, il serait
même impensable.]4
12 On peut évoquer d’autres influences encore sur notre pratique harmonique. Je n’en
mentionnerai qu’une : [du fait de l’égalité des droits entre les degrés, il se trouve que,
dans les mélodies pentatoniques,] la septième mineure a un caractère consonant. C’est
ce phénomène qui m’a conduit, déjà en 1905, à clore une composition en fa dièse
mineur par l’accord suivant : fa dièse, la, do dièse, mi, dans lequel la septième
fonctionne donc comme un intervalle consonant. Une telle résolution était alors plutôt
inhabituelle (c’est seulement chez Debussy, dans des œuvres qui datent à peu près de la
même période, qu’on peut trouver par exemple la conclusion suivante en majeur : la, do
dièse, mi, fa dièse – mais il est vrai que je ne connaissais pas ces œuvres à l’époque).
[Un signe extérieur du caractère consonant de la septième, c’est que, dans ces mélodies,
on ne la trouve jamais résolue dans les règles (ce qui ne saurait d’ailleurs se produire,
puisque le sixième degré est absent). L’un des motifs principaux, dans la composition
que je viens d’évoquer (troisième5 mouvement de ma seconde suite pour orchestre), est
mouvement de ma suite n° 2 : .
13 Nous devons encore bien d’autres inspirations harmoniques de ce genre aux harmonies
latentes que contiennent nos mélodies paysannes.
[La musique populaire roumaine (dans une sorte de mode mixolydien avec sixte
mineure), ainsi que la slovaque (en mode lydien), présentent un traitement libre du
Zólyom7 :
Ce phénomène donna lieu à une utilisation libre de la quarte augmentée, de la quinte
14 À partir de là, par des renversements ou des superpositions, on obtient les accords les
plus variés, ainsi qu’un maniement des plus libres, tant dans la mélodie que dans
l’harmonie, des douze sons de notre actuel système.
15 Certes, d’autres compositeurs (étrangers), qui ne s’appuyaient absolument pas sur la
musique populaire, sont parvenus à peu près en même temps à des résultats semblables
– de façon purement spéculative, ce qui est évidemment une manière de faire tout aussi
légitime. La différence, c’est justement que nous avons créé d’après nature, car : l’art
paysan est un phénomène naturel.]
16 Mais je dois maintenant évoquer aussi l’incroyable variété rythmique de notre musique
paysanne : nous trouvons, dans les mélodies en parlando-rubato, la spontanéité la plus
libre qui soit ; et, dans les mélodies au rythme régulier, des combinaisons tout à fait
remarquables, aussi bien à grande échelle que dans les valeurs brèves 8. On comprendra
que cette circonstance nous ait conduits vers des possibilités rythmiques toutes
nouvelles.
17 En revanche, nous avons trouvé peu d’inspiration pour le contrepoint dans notre
musique paysanne : peut-être est-ce la raison pour laquelle nos œuvres, en général,
présentent un caractère plutôt homophone.
18 Si vous me demandiez : quelles sont les œuvres qui incarnent le mieux l’esprit
hongrois, je devrais vous dire que ce sont celles de Kodály. Dans ses œuvres, la foi en la
magyarité se manifeste presque comme une confession religieuse : la raison extérieure
en est que sa pratique compositionnelle s’enracine exclusivement dans la musique
paysanne hongroise ; quant à la raison intérieure, c’est une foi inébranlable en son
peuple et en la magyarité.
19 Pour ma part, j’ai collecté et utilisé comme support aussi bien la musique paysanne
hongroise que celle de nos peuples voisins (les Slovaques, les Roumains). J’ai même
entrepris, juste avant la guerre, un voyage en Afrique du Nord, pour y collecter et
étudier la musique paysanne arabe des oasis du Sahara ; et je ne me suis pas soustrait à
l’influence de cette musique (à laquelle on peut attribuer, par exemple, le troisième
mouvement de ma Suite pour piano9).
20 Il y a encore une chose que je dois souligner tout particulièrement : la musique
populaire est bien entendu toujours tonale, même si ce n’est pas nécessairement à la
manière du système majeur et mineur figé. (Une musique populaire « atonale » est, de
mon point de vue, impensable.) Puisque nous nous sommes appuyés, dans nos
créations, sur une base tonale de ce genre, il est bien évident que nos œuvres aussi sont
nettement tonales. Je dois certes reconnaître qu’il y eut une période où je croyais
m’approcher d’une sorte de musique dodécaphonique ; mais, même dans les œuvres de
cette période, on ne peut méconnaître la présence d’un fondement absolument tonal.
21 Dans la musique populaire sur laquelle nous nous appuyons s’incarnent des traits
distinctifs extérieurs ainsi qu’une âme qui la démarquent complètement de la musique
populaire russe, espagnole ou autre. C’est pourquoi la musique savante hongroise
d’aujourd’hui a aussi ses traits singuliers, qui la différencient de la musique savante des
autres pays10.
134
NOTES
1. Texte rédigé en allemand pour des concerts-conférences en anglais (traducteur inconnu),
organisés par la société Pro Musica en Amérique, du 11 janvier (Los Angeles) au 27 février
(Chicago) 1928. Paru en hongrois (traduction de Bence Szabolcsi) dans Zenei Szemle, XII/3-4, mars-
avril 1928 ; ainsi que dans The Musical Times, 1er décembre 1928, sous le titre « The National
Temperament in Music » (version abrégée, avec des variantes, due à un traducteur inconnu). La
société Pro Musica a également publié en 1928 une version plus développée en traduction anglaise
(traducteur inconnu). En suivant l’édition de Tibor Tallián (Bartók Béla Írásai, vol. 1, Zeneműkiadó,
Budapest, 1989), nous traduisons le manuscrit préparé par Bartók pour ses conférences et nous
indiquons, entre crochets, les ajouts destinés à la version développée publiée par Pro Musica.
2. Rayé dans le manuscrit : « insatisfaits de ce qu’on appelle la musique tsigane, universellement
connue ».
3. Herrenklasse. Sur la traduction de ce terme, voir la note 3 dans L’influence de la musique populaire
sur la musique savante d’aujourd’hui (1931).
4. Les passages entre crochets sont des ajouts, figurant à la fin du manuscrit, que Bartók destinait
à la version développée publiée par Pro Musica. Nous les insérons dans le texte, conformément
aux indications du manuscrit.
5. « Deuxième », dans le manuscrit (nous corrigeons).
6. Le manuscrit indique ici : « Exemple de la sonate pour violoncelle, ou autre ».
7. Zvolen, en Slovaquie.
8. die merkwürdigsten grossrhythmischen und kleinrhythmischen Kombinationen. Si kleinrhythmisch
désigne assez clairement ce qu’on appelle en français les « valeurs brèves », nous suivons, pour
traduire grossrhythmisch, la pertinente suggestion de Georges Starobinski : le « rythme en grand »
serait celui que forment les métriques irrégulières et les alternances libres de mesures
différentes.
9. Il s’agit de la Suite op. 14, de 1916.
10. Le dernier paragraphe de la version parue sous forme d’article dans Zenei Szemle ajoute ici :
« En guise de conclusion, qu’il me soit permis de dire encore que l’internationalisme n’est pas
seulement inimaginable, il est même un désavantage, en musique comme dans tous les autres
arts. La musique, ainsi que les arts qui lui sont confraternels, doit toujours refléter le caractère de
sa région d’origine et de son contexte. Car c’est de là que vient, dans l’art comme dans la vie, la
diversité ».
135
1 Le contenu de la pantomime :
2 Une chambre misérable de banlieue, où trois vagabonds obligent une fille à attirer des
hommes, qu’ensuite ils dépouillent. Un galant décrépit, puis un jeune homme pudique,
ayant cédé à la séduction, sont détroussés et éjectés. Le troisième invité est le mandarin
merveilleux. La fille, pour entamer l’effrayante rigidité de l’attitude de son hôte,
entreprend une danse séductrice. Le mandarin embrasse timidement la fille, mais elle
s’enfuit horrifiée. Au terme d’une poursuite sauvage, il la rattrape. C’est alors que les
vagabonds surgissent de leurs cachettes, le dépouillent et tentent de l’étouffer sous des
coussins. Mais il se redresse et regarde la fille, brûlant de désir. Ils le transpercent, le
mandarin vacille et se jette encore sur la fille. Ils le pendent, mais le mandarin ne
parvient pas à mourir. C’est seulement quand la fille enlace son corps détaché de la
corde que ses blessures commencent à saigner et qu’il meurt.
3 La musique donnée en concert correspond à peu près à la première moitié de celle de la
pantomime, pratiquement sans coupures ; elle s’articule de la façon suivante :
4 I. Introduction (la rumeur de la rue) ; l’ordre que les vagabonds intiment à la fille.
5 II. Le premier appel séducteur de la fille (solo de clarinette), auquel répond le vieux
dandy, qui se retrouve finalement éjecté.
6 III. Le deuxième appel de la fille et l’arrivée du jeune homme, également éjecté.
7 IV. Le troisième appel de la fille et l’arrivée du mandarin (tutti, fortissimo).
8 V. La danse de séduction de la fille (valse lente puis plus rapide).
9 VI. Le mandarin, après une poursuite sauvage, rattrape la fille qui le fuit.
136
NOTES
1. Paru en hongrois dans le programme de la création (le 15 octobre 1928, avec l’orchestre de la
Société philharmonique de Budapest sous la direction de Ernő Dohnányi)· Nous suivons l’édition
de Tibor Tallián (Bartók Bêla Írásai, vol. 1, Zeneműkiadó, Budapest, 1989).
137
1 Lors de mon voyage en Russie, je ne m’attendais pas à en apprendre beaucoup sur les
conditions qui règnent là-bas. Car il était clair pour moi que, dans les circonstances
actuelles, un étranger ne pouvait guère voir quelque chose de la vraie vie. Les gens, en
général, ne sont pas sincères avec un étranger, des espions le surveillent, il n’a pas
vraiment la possibilité d’observer avec attention ce qui se passe autour de lui et ce n’est
d’ailleurs pas franchement conseillé – bref, il lui est impossible d’approcher ce qui,
précisément, l’intéresserait le plus.
2 Et pourtant, même ainsi, les détails qui contrastent avec les conditions européennes
attirent l’attention.
3 Mon voyage de janvier a duré trois semaines et demie. Je n’ai séjourné de façon
prolongée – une semaine – qu’à Pétersbourg (Leningrad). Mes autres étapes furent
Kharkov, Odessa et Moscou.
4 Ce qui m’a d’abord frappé, c’est le trouble et le désordre qui régnaient partout dans la
vie musicale et l’organisation des concerts. La tournée a commencé en Ukraine, à
Kharkov, où c’était l’« Ukrphil » (la Société philharmonique ukrainienne) qui organisait
mes concerts, comme elle le fait généralement pour tous les concerts sur le territoire
ukrainien. Je suis arrivé le 3 janvier à Kharkov où, à ma grande surprise, on ne
m’attendait pas du tout, bien que les dates aient été fixées depuis longtemps déjà. Il en
alla de même le 9 à Odessa où, comme je l’appris, on avait été averti du concert le jour
de mon arrivée. À cause de l’incohérence et des erreurs dans l’organisation, le
troisième de mes concerts ukrainiens, prévu à Kiev, n’a tout simplement pas eu lieu.
5 Cette même incohérence règne dans l’ensemble de la politique musicale russe. Les
organisateurs de concerts font venir d’innombrables artistes étrangers – les noms des
musiciens européens les plus excellents figurent à leurs programmes –, mais ils ne
peuvent leur payer leurs cachets, car une autorisation de l’État est nécessaire pour tout
versement, ce qui exige des démarches nombreuses et compliquées. Pratiquement, tout
paiement d’une somme se heurte à des difficultés. Et quand il fut question du paiement
de mon cachet, ils ont commencé à marchander avec moi aussi : ils m’ont proposé des
billets de train pour l’étranger, des antiquités, pour se soustraire à leur engagement de
138
me payer en dollars. Finalement, je suis reparti sans avoir été payé, en convenant avec
eux qu’ils m’enverraient la somme, dont je n’ai reçu jusqu’à présent que les deux tiers.
6 De façon générale, tout ce qui implique des instances officielles est complètement
bridé. Les tracasseries pour le passeport, par exemple, dépassent l’imagination : pour
un citoyen russe, il est pratiquement impossible d’obtenir un passeport vers l’étranger.
Malko, le chef de l’orchestre philharmonique de Pétersbourg, avait un contrat pour une
tournée européenne ; et, en tant que résidant à Pétersbourg, il fut renvoyé d’un bureau
à l’autre quatre mois durant, si bien que, à la fin, il obtint son passeport trop tard. C’est
un usage généralisé que tous ceux qui voyagent à l’étranger doivent laisser un otage à
leur place ; et cet otage est entièrement responsable devant les autorités russes si celui
qui est parti ne revient pas dans son pays à la date fixée.
7 Au programme de mes concerts russes, j’ai mis des œuvres italiennes anciennes, des
compositions de Kodály et de moi-même. Parmi mes compositions, plusieurs avaient
déjà été jouées là-bas : j’avais été informé, il y a quelques années, d’une exécution de
mon second quatuor à cordes à Moscou et, l’an passé, István Strasser a dirigé à Odessa
notamment mon ouvrage pour orchestre intitulé Deux portraits ; à Kharkov, l’automne
dernier, on a donné ma Suite de danses, mais il est vrai que c’était avec un orchestre qui,
d’après ce qu’on m’a dit, jouait alors également pour la première fois la Huitième
symphonie de Beethoven – en déchiffrant.
8 Par ailleurs, il est significatif que l’on ait joué la Suite de danses à partir de la partition de
poche ; car, pour louer le matériel d’orchestre auprès de mon éditeur, Universal Edition
à Vienne, on n’avait pas assez d’argent (c’est-à-dire pas de devises étrangères, les seules
qui soient acceptées hors du pays), tandis que les copistes peuvent être payés avec des
roubles dont on dispose sans restriction. À Odessa, j’ai rencontré le violoniste polonais
Frenkel, qui avait déjà joué ma seconde sonate pour violon : nous l’avons donc incluse
dans le programme de mon concert là-bas. À Pétersbourg, j’ai interprété mon concerto
pour piano, accompagné par l’orchestre philharmonique local.
9 Sur le public de mes concerts, je n’avais, au début, pas d’impression définie. J’étais
frappé de ce que le public accueillait chaque pièce avec des applaudissements
« objectifs », polis, uniformes, et ne s’enthousiasmait véritablement qu’à la fin du
concert, en réclamant alors régulièrement son programme préféré sous forme de bis,
même lorsque l’interprète jouait avec un orchestre. Cette habitude, je la connaissais
bien pour l’avoir autrefois observée dans notre vie musicale ; elle a désormais disparu
dans les pays européens, et j’étais frappé de la revoir pleinement en vigueur ici. Lors de
mon concert à Odessa, j’ai dû bisser le second Burlesque ; mais cette manifestation de
joie durable et bruyante pour me faire bisser une pièce au beau milieu du concert était
un phénomène beaucoup plus exceptionnel que l’explosion festive et enthousiaste à la
fin.
10 À Pétersbourg, comme je l’ai mentionné, j’ai joué mon concerto pour piano : cette
composition a été accueillie par une grande ovation, on m’a réclamé un bis et j’ai donc
dû jouer aussi mon Allegro barbaro. Il est clair que l’objectif, en me fêtant, était ici aussi
le « bis ». En général, mon impression, c’est que le public russe, s’il reçoit de
l’interprète un programme qui lui est véritablement destiné, est plus enthousiaste et
plus chaleureux que le public des concerts dans les grandes villes européennes. Par
ailleurs, il est probable que cet auditoire est entièrement issu des rangs de l’ancienne
classe moyenne russe aujourd’hui ruinée : apparemment, on n’a pas encore réussi à
séduire la classe ouvrière pour 1’« attirer » dans les salles de concert.
139
11 Quant aux souffrances que cette ancienne classe moyenne avait dû traverser, j’en ai eu
une pâle image lorsque j’ai fait la connaissance des représentants de la musicologie
russe. Je note ici que c’est seulement à Kharkov que j’ai pu parler avec des musiciens. À
Pétersbourg et à Moscou, je n’en ai pas rencontré un seul. N’ont-ils pas pu venir ? Ou,
pour quelque raison, n’ont-ils pas osé entrer en contact avec moi ? Je l’ignore. En
revanche, dans chacune de ces deux villes, j’ai eu l’occasion de parler avec des
musicologues et j’ai pu ainsi m’informer sur leurs travaux actuels. À Pétersbourg et à
Moscou, j’ai pris contact avec les deux instituts musicologiques d’État. Surtout à
Pétersbourg, j’ai vu une collection de musique folklorique imposante et de grande
valeur. J’ai appris qu’ici, durant l’été, on collectait encore régulièrement des mélodies
populaires, jusqu’à épuisement du stock de disques phonographiques : impossible, en
effet, d’en faire venir de nouveaux depuis l’étranger. En deux ans, à Pétersbourg, on a
enregistré deux mille cylindres – et à Moscou près de cinq cent. (Là, d’ailleurs, à ma
grande surprise, j’ai également trouvé nos récentes publications de chants populaires
hongrois.) C’est touchant de voir avec quel enthousiasme et pour quels beaux résultats
ces savants travaillent – et dans quelles conditions matérielles ! On peut sentir ici tout
le poids de la situation oppressante des professions intellectuelles. Leur salaire est
misérable : par exemple, le salaire mensuel du directeur de l’institut d’État est de 125
roubles (un pengő hongrois 2 vaut théoriquement deux roubles et demi, mais en réalité
beaucoup moins) ; les autres employés de l’institut reçoivent 60 à 80 roubles, mais il y
en a qui doivent se contenter de vivre avec 30 roubles mensuels. De quoi peuvent-ils
bien vivre dans ces conditions ? C’est un véritable mystère. Il semble qu’ils vendent
l’une après l’autre leurs vieilles affaires, leur mobilier. Je ne cessais de penser qu’un
porteur de bagages, pour avoir travaillé environ dix minutes à emmener mes trois
valises, prenait un rouble. Le salaire mensuel d’un ouvrier ordinaire est de 100 roubles ;
celui d’un ouvrier spécialisé, de 200 roubles. De plus, les travailleurs appartenant à une
profession intellectuelle n’ont pratiquement aucune occasion de trouver des revenus
supplémentaires. C’est vrai, ils ne se plaignent guère : mais c’est certainement qu’ils
doivent se taire face à un étranger. Il est arrivé une fois que quelqu’un, pendant que
nous étions en tête à tête, commence à se plaindre de façon désespérée : « Je connaîtrai
le même sort que les autres », disait-il ; mais, avant qu’il ait pu s’expliquer, une
personne est entrée dans la pièce et notre conversation s’est interrompue. Nul ne peut
parler ouvertement devant les autres.
12 Les conditions de logement sont effrayantes aussi. J’ai rendu visite une fois au
secrétaire de la Philharmonie de Moscou : son appartement témoignait d’un rare bien-
être, le plus grand que j’aie rencontré en Russie : il se composait de deux petites
chambres et d’une cuisine commune avec les autres habitants...
13 Bien sûr, la culture musicale à laquelle les concerts éduquent le public est loin de
présenter une image uniforme et définie. C’est tout simplement grotesque de voir avec
quel souci de précision on choisit les pièces programmées dans le sens de la direction
politique dominante et des intentions du gouvernement. On ne peut pas donner des
œuvres liturgiques ni, plus généralement, de la musique religieuse, car cela passerait
pour de la « propagande religieuse ». Ainsi ne peut-on jouer les passions de Bach, ou
tout au plus une fois dans l’année, et non pas sous le titre de Passions, mais plutôt
d’Affections, ainsi que d’autres pareillement étranges. À Pétersbourg et à Moscou, j’ai
suggéré que l’on invite Zoltán Kodály à diriger son Psalmus Hungaricus. On m’a dit avec
regret que le gouvernement n’autoriserait pas l’interprétation d’un psaume, car la
140
musique religieuse est à l’index. Je fus presque surpris de voir que, au programme de
mon concert pétersbourgeois, où je jouais mon concerto pour piano, figurait aussi
l’ouverture du Roi Etienne de Beethoven 3 : on n’y avait donc pas encore lu de
propagande monarchiste... Parmi les musiciens russes modernes, Stravinsky est assez
souvent programmé, mais il m’a semblé qu’il n’était pas considéré comme un
compositeur vraiment russe, contrairement à Prokofiev. Le comportement de
Stravinsky y est certainement pour beaucoup : je me souviens qu’il a déclaré une fois,
devant moi, qu’il ne voulait plus retourner en Russie, car il n’avait absolument rien de
commun avec les dirigeants de là-bas. Parmi les « jeunes », on estime beaucoup
Chostakovitch, mais je n’ai entendu aucune de ses œuvres. Par ailleurs, comme j’ai pu
l’observer, Pétersbourg et Moscou sont rivales sur ce terrain : chacune donne
évidemment la préférence à ses musiciens locaux. A Moscou, la situation musicale en
général est sans aucun doute plus favorable qu’à Pétersbourg. On y trouve le célèbre
« Persimfans », cet orchestre sans chef4. Quant à la Philharmonie de Moscou, la
« Sovphil », elle est en pleine « expansion » : à Pétersbourg, durant mon séjour, il fut
décidé au cours d’une assemblée de la société philharmonique (car l’orchestre organise
lui-même ses concerts et prend ses propres dispositions pour les représentations) que,
vu la gravité de la crise financière (de fait, les concerts avaient été presque vides
pendant l’année), on collaborerait avec la Philharmonie de Moscou. La Philharmonie de
Pétersbourg a ainsi cessé d’exister en tant qu’organisme indépendant, pour devenir une
filiale de la « Sovphil » moscovite. Il est vrai qu’on m’a rapporté d’autres raisons : la
Philharmonie de Pétersbourg n’aurait pas tenu ses belles promesses de programmes et
l’on comprend dès lors très bien que le public s’en détourne.
14 Je peux dire de façon générale que je n’ai entendu nulle part un bon orchestre ou
ensemble digne d’attention. Déjà, les infrastructures matérielles de la musique sont
visiblement dégradées. Pour n’en donner qu’un exemple : il n’y a pratiquement pas de
bons pianos, on use les anciens sans plus pouvoir les rénover, car tous les matériaux
nécessaires devraient être importés de l’étranger, ce qui, comme je l’ai dit, est
impossible. Des œuvres pour la scène, je n’en ai entendu qu’une seule fois : à l’Opéra de
Kharkov, j’ai été voir Le barbier de Séville. Là non plus, l’orchestre n’était pas
extraordinaire, mais le spectacle lui-même, un peu dans le genre d’une revue, m’a
offert des surprises inattendues. La scénographie, en effet, regorgeait d’idées
originales : le dispositif scénique se composait de décors constructivistes et stylisés qui,
lors des scènes plus animées (par exemple pendant l’air de Rosine au premier acte), se
mirent soudain en mouvement pour accompagner le personnage vers l’avant-scène ou
pour se rabattre en se pliant... Je fus encore plus surpris lorsque, au cours de
l’intermezzo du second acte (la scène reste habituellement vide à ce moment), les
domestiques de la maison de Bartolo ont fait irruption de façon improvisée (y compris
des personnages inconnus dans la pièce) et, avec beaucoup de succès, ont chanté un
rajout en forme de terzetto populaire, tout en mimant le bavardage de la domesticité. À
l’évidence, on insère donc des rajouts composés ou improvisés dans les pièces : on
reconnaît là cette grande familiarité avec la scène, ce penchant à l’expérimentation
vivante qui caractérise l’art des acteurs et des metteurs en scène russes, tout en
évoquant l’atmosphère de l’ancienne commedia dell’arte italienne.
15 Je n’ai malheureusement pas vu d’autres spectacles d’opéra. À Pétersbourg, justement
pendant mon séjour, on donnait, dans le petit opéra, le Jonny de Krenek 5 ; je l’aurais vu
volontiers car on m’avait dit que la mise en scène était originale – le metteur en scène
russe avait sans doute là aussi donné le meilleur de lui-même –, mais je fus empêché d’y
141
assister par mon mauvais état de santé. Quant aux autres étapes de mon voyage, le
temps m’y était compté. Il n’y a rien à faire : 25-26 jours ne suffisent pas pour observer
en profondeur un univers inconnu. On ne peut que se rattraper avec ces nombreux
détails surprenants qui, en surface, sautent aux yeux immédiatement.
NOTES
1. Paru dans la revue Zenei Szemle, II, 1929. Il s’agit d’un texte rédigé par le musicologue Bence
Szabolcsi à partir d’un « compte rendu oral » de Bartók. Nous suivons le texte hongrois reproduit
par Jean Gergely (Béla Bartók. Éléments d’un autoportrait, L’Asiathèque, 1995), que nous avons
toutefois préféré retraduire, pour être plus proche de l’original.
2. La monnaie de l’époque en Hongrie.
3. Il s’agit de l’ouverture en sol mineur op. 113, connue en français sous le titre Les Ruines
d’Athènes, que Beethoven a tirée de sa musique de scène pour la pièce de Kotzebue, Le Roi Étienne.
4. Fondé en 1922, le « Persimfans » (un acronyme russe pour « Premier Ensemble Symphonique
sans chef ») était le reflet de l’idéal bolchevique : l’égalité artistique et matérielle pour tous ses
membres.
5. Il s’agit de l’opéra Jonny spielt auf
142
M. 14-29 transition,
M. 44-48 section finale, construite à partir d’un motif de la section principale (cf. m. 7 et 11-13).
4 Développement :
M. 49-92
5 Structure de la réexposition :
M. 104-119 transition,
M.
Partie 3 (reprise libre), puis, après la m. 223, une coda.
189-222
M. Partie 2 (mélodie d’abord au premier puis au second violon et, enfin, au second violon
34-54 ainsi qu’à l’alto),
Partie 1, dont le thème est le même que le thème principal du deuxième mouvement : il
M. 1-44 s’y déplace dans l’exiguïté de la gamme chromatique, tandis qu’ici, il est élargi à la gamme
diatonique, si bien que son ambitus passe de la quinte à l’octave ;
M.
Partie 3 (reprise libre), puis, après la m. 113, une coda.
88-112
9 Le finale est introduit par des accords frappés (des accords de quinte perturbés par des
secondes). Il est lui aussi tripartite :
Partie 3 (reprise libre), puis, après 21 mesures, commence à la m. 365 une coda, dont les
M.
deux moitiés (à partir de la m. 374, Mena mosso) sont une répétition presque littérale de la
238-342
fin du premier mouvement.
144
NOTES
1. Paru en guise de préface (sans titre) à l’édition de l’œuvre, Universal Edition, Vienne, vers
1930. Lorsque, le 20 décembre 1929, Universal avait adressé à Bartok une analyse de la forme de
son quatuor due à un auteur inconnu, le compositeur avait renvoyé cette réponse, datée du 3
janvier 1930 : « Malheureusement, l’“introduction” (Quatuor n° 4) qui m’a été envoyée ne peut
pas être utilisée ; j’en ai rédigé une autre (en y utilisant quelques phrases de l’ancienne), que je
vous expédie ci-joint. Je crois qu’il est opportun de donner simplement une analyse de la forme
sèchement objective mais très précise, sans aucune tentative de description. » Nous traduisons le
texte allemand de la première publication, en suivant l’édition de Tibor Tallián (Bartók Béla Írásai,
vol. 1, Zeneműkiadó, Budapest, 1989).
145
1 Avec votre aimable permission, c’est sans introduction, in medias res, que j’entame ce
que j’ai à dire. Et je déclare que ce que vous appelez musique tsigane, ce n’est pas de la
musique tsigane. Ce n’est pas de la musique tsigane, mais de la musique hongroise : des
compositions récentes d’allure populaire2, que seuls les Tsiganes jouent pour de
l’argent (car, selon la tradition, ce n’est pas une chose noble que de musiquer pour de
l’argent). Cette musique est hongroise parce que, presque sans exception, elle fut
composée par des Hongrois de la bonne société3.
2 C’est en vain qu’on cherche de la logique dans les usages de la langue : la langue vivante
sécrète d’elle-même les plus étranges expressions. Mais, aussi illogiques soient-elles,
nous devons les accepter comme les bourgeons d’une évolution naturelle. Ainsi, nous
devrions nous contenter de l’usage incorrect de l’expression « musique tsigane », si cet
usage incorrect n’avait pas eu et n’avait pas encore maintenant tant de conséquences
nuisibles.
3 Chacun, parmi vous, connaît le célèbre livre de Liszt sur la « musique tsigane ». Quand
ce livre a paru, grande fut l’indignation chez nous. Pourquoi les Hongrois étaient-ils
indignés ? Tout simplement parce que Liszt, sur ce que les Hongrois appellent musique
tsigane, a osé affirmer dans son livre que c’est... bel et bien de la musique tsigane. Et
pourtant c’est en toute bonne foi que Liszt, semble-t-il, a été la victime de cet usage
incorrect de l’expression. Probablement a-t-il raisonné ainsi : si déjà les Hongrois eux-
mêmes appellent cette chose musique tsigane, et non pas musique hongroise, alors il
est patent que ce ne peut être de la musique hongroise ; sinon, pourquoi même les
Hongrois l’appelleraient-ils musique tsigane ? ! Nous avons d’innombrables preuves que
la situation n’a pas changé, quatre-vingts ans plus tard. Chaque fois que, à l’étranger,
on en vient à parler de musique hongroise, on se met tout de suite à mentionner le
Tsigane !
146
4 Du reste, l’usage incorrect de l’expression musique tsigane n’est qu’un moindre mal. Le
plus grand mal, c’est que partout, chez nous aussi bien qu’à l’étranger, la plupart des
milieux officiels, musicaux ou non musicaux, donne une importance artistique à la
musique dite tsigane que celle-ci ne mérite absolument pas. Quant à la masse incapable
de juger, elle se fait cent fois l’écho de cette opinion officielle 4.
5 La vérité, en revanche, est celle-ci :
6 La musique que, aujourd’hui, les orchestres tsiganes urbains jouent pour de l’argent,
n’est rien d’autre que des compositions hongroises récentes d’allure populaire. La tâche
de ces compositions hongroises récentes d’allure populaire, c’est, chez nous, de
satisfaire des besoins musicaux d’ordre inférieur. C’est-à-dire qu’elles jouent le même
rôle que, dans les pays d’Europe occidentale, les rengaines, les tubes d’opérette,
autrement dit le répertoire des orchestres de sramli et autres du même genre 5. Que ces
compositions hongroises d’allure populaire (incorrectement qualifiées de « musique
tsigane ») aient une valeur bien plus grande que les rebuts musicaux étrangers à peine
cités, prenons-en acte avec joie. Mais que quiconque les considère plus qu’une musique
dite « légère », plus importantes qu’une musique de rang inférieur dont la vocation est
de distraire la masse avec son mauvais goût et son amour des poncifs : voilà ce contre
quoi nous devons protester solennellement. Il est possible que, au bon vieux temps, il y
a cent ou cent-cinquante ans, le répertoire des orchestres tsiganes urbains ait eu plus
de valeur ; mais nous n’avons malheureusement aucune donnée tangible à cet égard.
Que leur répertoire d’aujourd’hui, que les actuelles compositions hongroises d’allure
populaire ne puissent être évaluées autrement que comme relevant du genre de la
musique légère, cela ne fait aucun doute.
7 C’est une chose très heureuse que, chez nous, ce soit cette spécialité hongroise – les
compositions d’allure populaire – qui fournisse la majeure partie de la musique
« légère ». Loin de nous l’idée de lancer un pereat à ceux qui servent cet article de
masse, à savoir les musiciens tsiganes. Au contraire, nous souhaitons qu’ils gardent
pour longtemps encore leur place face au jazz et au sramli qui nous assiègent ; nous
souhaitons qu’ils conservent leur vieux répertoire dans un coloris le plus ancien
possible, et qu’ils n’y mêlent ni valse, ni rengaine, ni jazz ou quoi que ce soit d’autre ! Il
y a, en revanche, quelque chose que nous ne souhaitons pas (ce serait vain, du reste,
même si elle nous tenait à cœur) : c’est que la masse, dont le goût est moins développé,
se détourne d’un coup de ces compositions hongroises d’allure populaire et se mette à
admirer une musique de plus haute valeur, qu’elle soit étrangère ou de chez nous. À
cette masse urbaine ou apparentée, à cette masse cultivée à demi, il faut des articles de
masse. Réjouissons-nous au moins que, en musique, elle désire des articles de masse
domestiques plutôt qu’une marchandise étrangère défectueuse. Et, dans ce domaine, il
ne faut pas vouloir un changement, impossible à obtenir du jour au lendemain, en
faveur d’une musique de plus haute valeur.
8 Là n’est pas le problème, mais plutôt dans le fait que des musiciens officiels jouissant de
positions avantageuses ou des musicographes ambitieux s’efforcent – soit par mauvais
goût, soit par mauvaise foi – de faire passer ces compositions d’allure populaire pour
une musique sérieuse et de haut niveau. Ils tentent de les faire partout prévaloir sur la
musique hongroise véritablement sérieuse et de valeur, comme l’est par exemple la
musique paysanne. Celle-ci, il y a trente ans, était encore pratiquement inconnue.
Depuis sa redécouverte, ces messieurs saisissent la moindre occasion pour la combattre.
Ouvertement ou secrètement, avec des accusations ou des mensonges, ils en attaquent
147
les porte-parole, ne se souciant pas que la cible de leur campagne est également une
valeur hongroise. Une valeur hongroise même bien plus grande, d’un point de vue
quantitatif, que ce dont témoigne la musique hongroise « légère », c’est-à-dire ces
récentes compositions hongroises d’allure populaire (incorrectement qualifiées de
« musique tsigane »).
9 Dès qu’ils peuvent, ces messieurs induisent en erreur les étrangers sur cette question.
Et cette déplorable action a des conséquences dramatiques, comme par exemple un
recueil paru récemment : Ungarische Volsklieder, le douzième de la série Das Lied der
Völker. Son éditeur : le Dr. Heinrich Möller ; la maison d’édition : B. Schott’s Söhne,
Mayence, 1929.
10 Les anthologies de chants populaires hongrois, telle qu’elles ont été préparées jusqu’à
aujourd’hui à l’intention d’un public étranger non informé, ne donnaient qu’une image
pitoyablement déformée de la musique populaire hongroise. Nous espérions que cette
publication réparerait enfin les crimes du passé ; nous l’espérions d’autant plus qu’elle
était annoncée et vantée comme mettant à disposition du public un matériau « choisi
selon des perspectives scientifiques » et abondamment annoté. La réputation mondiale
de la maison d’édition, sa renommée semblaient devoir garantir que cette annonce
promotionnelle ne serait pas un vain discours, mais qu’une publication à tous égards
irréprochable allait ainsi voir le jour.
11 Que pouvons-nous exiger d’une édition irréprochable de chants populaires hongrois ?
Qu’elle présente au moins une mélodie pour chacun des groupes les plus
caractéristiques, dans un état de conservation non périmé et dans une notation
irréprochable ; que les sources soient précisées de façon aussi exhaustive que possible,
que les annotations explicatives soient convaincantes et que l’accompagnement soit
acceptable d’un point de vue artistique (s’il s’agit, comme c’est ici le cas, d’une
publication proposant aussi des accompagnements) ; enfin, que l’ordre de présentation
du matériau en favorise une vision globale.
12 Il faut l’avouer : nous sommes radicalement déçus dans notre attente ! Cette publication
ne peut satisfaire personne, ni d’un point de vue scientifique, ni d’un point de vue
artistique. Certaines de ses entrées sont même si mauvaises qu’il est difficile d’en
imaginer de pires dans ce domaine. Les autres recueils ne sont pas non plus
irréprochables, mais le volume hongrois dépasse largement les autres de la série par sa
piètre qualité.
13 Examinons d’abord le recueil d’un point de vue scientifique.
14 L’éditeur, à en croire la préface, souhaitait présenter dans son volume des échantillons
de tous les genres de chants populaires, c’est-à-dire aussi bien des chants populaires
urbains (en d’autres termes : des compositions d’allure populaire 6) que des chants
populaires villageois (en d’autres termes : des chants paysans). Nous pouvons
parfaitement souscrire à ce choix car on trouve, dans les deux catégories, des
matériaux intéressants et de valeur. Ceci dit, on devrait déjà voir clairement la relation
réciproque et la valeur relative des deux catégories rien qu’à travers la proportion
148
selon laquelle l’éditeur a choisi son matériau dans l’une ou dans l’autre. Qu’on me
permette, concernant cette question, d’avancer ceci :
1. Quoiqu’en dise l’éditeur dans sa préface, on peut très bien différencier les chants paysans
hongrois – surtout les chants paysans au sens strict – des compositions d’allure populaire.
2. Au sein de la musique populaire hongroise, la musique paysanne a une importance
beaucoup, beaucoup plus grande que les compositions d’allure populaire, déjà sur le plan
quantitatif, mais surtout du point de vue du contenu. On peut estimer à environ 10 000 le
nombre des mélodies paysannes hongroises notées ; et ce matériau s’articule en à peu près
2 600 groupes de variantes. En revanche, on ne peut guère estimer à plus de 1 500 le nombre
des compositions d’allure populaire que l’on connaît généralement (et, selon leur nature,
elles n’ont pas de variantes présentant des altérations significatives). C’est pourquoi les
premiers ont, quant au contenu, une valeur incomparablement plus grande, tant du point de
vue esthétique qu’en considérant leur importance nationale.
importance du premier, c’est qu’il s’agit d’une spécificité hongroise ; quant au dernier,
c’est en fait à partir de lui que s’est développée toute la classe des nouvelles mélodies.
Dans le choix des nouvelles mélodies, nous constatons la même absence d’organisation :
parmi les quatre sous-classes, deux sont représentées par deux mélodies (n° 14 et 18, n°
8 et 9), tandis que la plus importante des sous-classes (celle que l’on peut décrire par la
formule ABBA et dont l’importance tient encore une fois à sa spécificité hongroise) est
tout simplement absente (plus précisément, elle pourrait être représentée par le n° 16
si celui-ci n’était pratiquement méconnaissable, tant il est défiguré). Les données
afférentes aux sources manquent presque partout, ce qui est d’autant plus remarquable
que les autres volumes de la série (par exemple le neuvième : Griechische, albanische und
rumänische Volkslieder) précisent presque sans exception, pour chaque chant, le nom de
celui qui l’a recueilli et le lieu. Ce qui est important pour les chants populaires grecs ne
l’est-il pas pour les hongrois ? Et pourquoi donc ?
18 On a presque le sentiment que l’éditeur a rassemblé les 44 mélodies au hasard, qu’il les
ordonne pêle-mêle et sans aucune organisation, si bien que des mélodies de structure
apparentée se retrouvent séparées et inversement. Si jamais, par cette démarche,
c’était plus de variété qu’il souhaitait obtenir, alors il aurait pu au moins signaler en
note la parenté de certaines mélodies. De plus, puisqu’il s’agit d’une publication visant
une forme de responsabilité scientifique, il aurait fallu aussi indiquer en note au moins
les traits principaux des principaux types. Mais de tout ceci, il n’y a pour ainsi dire
aucune trace, à l’exception des remarques sur les n° 7,8 et 10-14, concernant leur
structure pentatonique.
19 Les notes de l’éditeur brillent plutôt par leurs affirmations parfaitement superflues ou
complètement erronées. On lit ainsi, à propos du n° 1 : « un chant originaire du XVII e
siècle » ; et plus loin : « l’auteur de la mélodie est Luttenberger ». Le hic, c’est tout
simplement que Luttenberger a vécu dans la seconde moitié du XIX e siècle ! Le plus
surprenant, toutefois, c’est que l’article de I. Harsányi et de J. Gulyás auquel l’éditeur se
réfère pour étayer ses affirmations (Ethnographia, 1916, p. 228), de même qu’un autre de
leurs articles (toujours dans Ethnographia, 1917, p. 266-277), démontre sans aucun doute
possible que les paroles et la mélodie sont une confection des années 1890.
20 À propos de la mélodie n° 3 (cf. exemple 1), on peut lire ceci : « Cette mélodie est
typique du vieux style des ballades, dans la structure mélodique desquelles, outre la
gamme dite tsigane, on rencontre souvent les modes ecclésiastiques. » Chaque mot de
cette affirmation est une grave erreur ! Car : les paroles furent écrites par Tihamér
Almássy et la mélodie par Ignác Jeitteles († 1901), dans le troisième quart du XIX e
siècle9 !
Exemple 1
150
21 Par ailleurs, la mélodie n’est pas même une imitation des vieilles mélodies du genre
ballade. Car ces dernières ont notamment comme particularités une structure
strophique isométrique à quatre vers et, la plupart du temps, une échelle pentatonique
ou un mode ecclésiastique : aucune phrase mélodique ne peut s’y terminer sur un ré 3 (et
l’on n’y trouve jamais de gamme « tsigane »). La mélodie de Jeitteles, en revanche, a
une structure strophique hétérométrique (quatre vers de 14 + 14 + 16 + 8 syllabes) et les
deux premières phrases se terminent sur ré3. Seul quelqu’un de complètement
inexpérimenté dans le folklore musical de l’Europe de l’Est peut s’imaginer que, par ici,
on chante des ballades sur des mélodies à la structure si compliquée.
22 L’éditeur affirme que, entre le n° 23 du volume hongrois et le n° 17 du recueil slave, il y
a une parenté mélodique. Cette prétendue parenté est tout à fait douteuse : la première
partie des deux mélodies a certes un contour semblable, mais leurs rythmes sont
complètement divergents ; tandis que leurs secondes parties respectives n’ont rien,
mais vraiment rien de commun. Avec ce genre de procédés comparatifs, on devrait
déclarer que des milliers de mélodies populaires d’Europe centrale ou d’Europe de l’Est
sont apparentées.
23 La note concernant la mélodie n° 27 affirme : « Cette mélodie est répandue dans des
variantes rythmiques diverses en Hongrie, en Slovaquie, en Croatie, etc. [...] B. Bartók,
dans un pareil cas, tend à supposer une origine slovaque. » Cette affirmation ne
correspond pas à la réalité. Car justement dans ce genre de cas, lorsqu’il s’agit en fait
d’une mélodie dont on peut décrire la structure par la formule AA5BA 10, mon opinion
est la suivante : « Il n’y a – malheureusement – aucune donnée décisive pour prouver
notre légitime antécédence concernant ce développement, car nous ne disposons
d’absolument aucune collection originaire de la première moitié du siècle passé. Ma
conviction, c’est que cette structure est apparue chez nous, et que déjà dans la 11 première
moitié du siècle dernier elle était largement connue. »
24 On peut lire dans la note concernant le n° 44 du recueil, à savoir la Marche de Rákóczi
publiée avec des paroles ( !) : « Cette mélodie nationale était, diton, la mélodie préférée
de Ferenc Rákóczi (1676-1735).12 » Ici, toute démonstration devient superflue, puisque
la Marche de Rákóczi, tant par sa ligne mélodique que par sa structure, laisse clairement
entendre qu’elle n’a pas pu voir le jour avant le début du XIX e siècle.
25 Examinons maintenant les mélodies publiées elles-mêmes ; peut-être nous donneront-
elles une image plus favorable du travail de l’éditeur.
26 Dans la mélodie n° 4 (voir l’exemple 2a), deux erreurs graves se sont glissées. La
première, c’est la répétition arbitraire de la première ligne de la mélodie (qu’il faille
l’attribuer à l’« inconnu » qui a noté la mélodie ou à l’éditeur, on ne peut le savoir) ; on
connaît trois variantes imprimées13, sept variantes phonographiées et neuf variantes
simplement notées de cette mélodie : toutes s’accordent à démontrer l’absence de cet
ajout. La seconde erreur concerne la disposition des lignes du texte. La disposition
correcte est celle-ci : sous la première et la deuxième phrases mélodiques, il faut placer
la première ligne du texte, répétée ; sous la troisième et la quatrième phrases
mélodiques, la deuxième ligne du texte, et ainsi de suite (c’est-à-dire que la strophe
mélodique est de quatre vers, tandis que la strophe textuelle est de deux vers :
l’exemple 2b, noté par Z. Kodály à Nagyszalonta, le 5 octobre 1916). Les dix-neuf
variantes citées précédemment en donnent aussi la preuve. Mais je dois également
mentionner la chose suivante : parmi ces dix-neuf variantes, deux présentent un mode
151
majeur ; deux, un mode mineur ; et les autres, un mode éolien. Aucune ne contient
l’intervalle de seconde augmentée. Ce qui n’empêche nullement l’éditeur de déclarer en
note : « Cette mélodie est ancienne, mais elle témoigne déjà de l’influence de la musique
tsigane par cette échelle descendante : sol, fa, mi, ré, do dièse, si bémol. » Si, sur les vingt
variantes, une seule présente un intervalle de seconde augmentée ; et si cette unique
variante est la trace d’on ne sait quelle interprétation, notée par on ne sait quel copiste
à la petite semaine – car l’éditeur ne nous gratifie d’aucun éclaircissement à ce sujet -,
tandis que la plupart des dix-neuf autres ont été phonographiées ou notées par des
collecteurs expérimentés, il faut alors peut-être renoncer à tirer des conclusions
importantes de cette pauvre seconde augmentée, arrivée là comme une orpheline. Il
aurait mieux valu considérer ce genre de chose comme un phénomène arbitraire et
douteux – voire ne pas l’inclure dans le recueil.
Exemple 2a
Exemple 2b
saurait démontrer, mais il reste muet quant à l’influence slave occidentale, évidente sur
la base de centaines d’indices. Peut-être pense-t-il que, pour un examen comparatif du
matériau mélodique de l’Europe de l’Est, il suffit de connaître la musique dite tsigane.
28 L’éditeur publie le n° 6 d’après Bartalus (cf. exemple 3a). Il suffit de jeter un œil sur la
partition pour être frappé par la maladresse sans pareille de Bartalus dans la notation :
il s’est efforcé à tout prix de fourrer le rythme original, un libre parlando-rubato, dans
une mesure carrée à 4/4, de style dansé. L’éditeur, en note, se réfère à deux
exemplaires notés par Kodály15 comme à deux variantes de la mélodie n° 6 (cf. exemple
3b). Pourquoi n’a-t-il pas choisi l’une de ces transcriptions exemplaires, au lieu des
effrayantes transcriptions de Bartalus ? Il aurait alors pu donner aussi un ou deux
exemples des ornements si caractéristiques de nos anciennes mélodies, dont on ne
trouve pas ne serait-ce qu’un avant-goût dans tout le recueil. Et il n’a même pas
l’excuse d’ignorer la transcription la meilleure ! Ou serait-ce plutôt que, exalté par la
fastueuse seconde augmentée de la transcription de Bartalus, il n’a plus su séparer le
bon grain de l’ivraie ? À l’évidence, c’est avec un singulier acharnement que l’éditeur
s’accroche à cet intervalle.
Exemple 3b
29 Mais l’une des plus grandes hontes du recueil, c’est le n° 16. Bartalus note une mélodie
archi-connue de manière complètement erronée, en bouleversant complètement
l’ordre des lignes mélodiques. Toute explication est ici superflue : que le lecteur
compare plutôt l’exemple 4a (la transcription de Bartalus) et l’exemple 4b (noté par
Kodály à Nagyszalonta, le 2 janvier 1917), et qu’il juge ! Cette mélodie, on la connaît en
long, en large et en travers ; il y en a 20 variantes manuscrites dans nos collections, et
même une variante imprimée (Bartalus, Népdalok, vol. I, n° 32, mais elle a dû échapper à
l’attention de l’éditeur), qui présentent toutes la structure de l’exemple 4b. Si l’éditeur
avait seulement pris la peine de se faire jouer cette mélodie par n’importe quel
153
ensemble tsigane, il serait déjà parvenu à la forme correcte ! Même si l’on a pu chanter
cette mélodie devant Bartalus sous une forme aussi corrompue, on ne devrait pas s’en
autoriser pour la présenter, au sein d’une anthologie, dans une version d’une
insuffisance aussi criante.
Exemple 4a
Exemple 4b
30 Dans le chant n° 38 (cf. exemple 5a), la mesure 12 (primo) fait l’effet d’une gifle. À qui la
faute de cette mesure, on ne le sait pas. Est-ce Karbay, qui l’a dotée d’un
accompagnement ? Car, pour arriver à une telle absurdité, même un ensemble tsigane
ne suffirait pas. On pourrait croire qu’il y a là une coquille, si l’on n’avait sous les yeux,
pour cette mesure déformée, un accompagnement au piano parfaitement adapté. Et
pourtant, l’éditeur connaît la forme correcte de la mélodie, puisqu’il la cite : « De même
dans Színi, A magyar nép dalai és dallamai, n° 158. Liszt, à la fin de sa treizième rhapsodie,
a utilisé cette mélodie. Si l’on compare la mélodie publiée ici (n° 38), voire la variante
lisztienne de style tsigane, avec le n° 73 du livre de Bartok, A magyar népdal, la
comparaison ne sera guère en faveur de cette dernière variante paysanne. »
154
Exemple 5a
Exemple 5b
Dans les remarques qui accompagnent le chant n° 40 (cf. exemple 6a), les sentiments
aristocratiques de l’éditeur se font jour ; il dit : « Nous en trouvons une variante
défigurée à la paysanne dans B. Bartók, A magyar népdal, n° 72. » (Cf. exemple 6b.) Qu’y
155
exigerait plutôt, dans la mélodie, le rythme . De fait, il n’y a, entre 6a et 6b, pas
d’autre écart que celui qu’on trouve habituellement entre deux variantes de la même
mélodie paysanne. Sur cette base, on pourrait tout aussi légitimement considérer
chaque variante d’une mélodie comme une déformation par rapport aux autres.
Exemple 6a
Exemple 6b
« chanter ». De fait, les chœurs, les chorales scolaires l’ont chantée ; mais personne ne
l’a jamais chantée spontanément. C’est une musique qui est si spécifiquement
instrumentale que chacune de ses mesures proteste, pour ainsi dire, contre le fait d’être
pourvue de paroles.
34 Voyons maintenant comment se présentent les accompagnements (au piano) ajoutés
aux mélodies.
35 On remarque, premièrement, le grand nombre d’arrangements de Korbay, empruntés à
une autre publication parue chez B. Schott’s Söhne, à Mayence. On les remarque non
seulement par leur nombre, mais aussi du fait de leur caractère pompeux et faussement
pathétique (n° 2, 3, 4, 5, 17, 24, 25, 38). Senza tempo misurato, fantasticamente ;
Lentopatetico, quasi narrato ; Lento patetico ; Allegretto quasi anelante (= haletant), etc. :
autant d’indications de mouvement qui sonnent déjà de façon très encourageante ! Le
caractère des arrangements est de la même veine : on n’y compte plus les traits
haletants ou les accords qui s’intensifient jusqu’au trémolo déchaîné. Il y a quarante ou
cinquante ans, quand il était vain d’espérer quelque chose de mieux dans ce domaine,
quand on considérait toute musique populaire depuis les rêveries enthousiastes du
romantisme, de tels arrangements étaient tout juste acceptables. Mais aujourd’hui,
nous les ressentons comme périmés et nuisibles d’un point de vue stylistique. À
l’évidence, il importait à la maison d’édition que l’on réutilise le plus possible un
matériau déjà en sa possession.
36 On remarque, deuxièmement, un grand nombre d’arrangements anonymes (n° 1, 10,
11-15, 18-21, 23, 26-29, 32-35, 37, 39, 41, 42). On croirait presque que, chez nous, le
peuple musique avec accompagnement de piano, si bien qu’il faudrait noter
l’accompagnement pianistique né sous les doigts d’un auteur inconnu comme il faut
noter l’air né sur les lèvres d’un mélodiste inconnu.
37 Mais sans doute vaut-il mieux, pour ces arrangeurs anonymes, qu’ils ne soient pas
sortis de leur anonymat béni. Car, s’il manque dans leurs arrangements le pathos à la
Kobay, on y trouve d’autant plus de maladresses, voire de fautes de syntaxe. Quelques
exemples pris au hasard suffiront pour le montrer.
38 Dans le n° 10 (cf. exemple 7), sur les neuf accords qui composent l’accompagnement,
cinq sont absolument identiques : des accords parfaits de tonique en position
fondamentale. Si déjà l’inventivité de l’arrangeur était si limitée, pourquoi n’a-t-il pas
placé sous la mélodie, tant qu’à faire, l’accompagnement le plus simple qu’on puisse
imaginer, à savoir une pédale de tonique et de dominante du début à la fin ? L’effet eut
été bien meilleur que celui de ces incessants et maladroits retours à l’accord parfait de
tonique. On trouve de semblables maladresses dans l’arrangement du n° 13, où l’on
retombe cinq fois sur l’accord parfait de tonique en position fondamentale.
Exemple 7
157
Exemple 8
Exemple 9
41 Mais les arrangeurs qui ont droit à la mention de leur nom ne sont pas en reste non
plus. Dans la pénultième et l’antépénultième mesure du chant n° 6 (cf. exemple 10), on
trouve d’inacceptables octaves parallèles cachées. Et l’accompagnement du chant n° 16
(de la plume de Bartalus) est d’une telle niaiserie infantile, tout en cherchant à être
grandiloquent, que seul Bartalus lui-même pourrait peut-être surpasser ce degré de
médiocrité, dans ses autres arrangements.
Exemple 10
158
42 Quant à l’accompagnement des n° 7 et 8, c’est moi qui l’ai réalisé, en 1906 ; et,
malheureusement, je dois avouer qu’il n’est pas impeccable non plus. Il est certes bien
meilleur que ceux qui ont été mentionnés jusqu’ici, mais, d’un point de vue purement
artistique, il est si imparfait que je n’aurais pas autorisé qu’on le ressorte ainsi, si j’avais
eu mon mot à dire et si l’on m’avait tenu au courant du projet.
43 De tout le recueil, l’unique numéro impeccable à tous points de vue, c’est le n° 9, le seul
arrangement qui soit de Kodály. On s’étonne et l’on songe : pourquoi donc l’éditeur n’a-
t-il pas choisi plus d’arrangements parmi ceux de Kodály ? Car en 1928, quand la
constitution du matériau du recueil a dû être achevée, on pouvait déjà se procurer trois
cahiers publiés par Kodály, remplis des plus belles mélodies dans les plus beaux
arrangements. L’éditeur les aurait-il trouvé trop difficiles, trop compliqués, trop
« modernes » ? Et pourtant, l’arrangement des chants populaires grecs, dans le
neuvième volume, se voudrait plus moderne encore ; il est en tout cas souvent plus
compliqué. À moins que l’éditeur n’ait renoncé à utiliser les arrangements de Kodály
parce qu’on n’y trouve, en tout et pour tout, qu’un seul intervalle de seconde
augmentée ? !
44 Enfin, nous devons nous occuper de la préface à ce recueil. L’éditeur y affirme des
choses de ce genre : « Liszt, Brahms, Hubay, Chován et d’autres, dans leurs Rhapsodies
hongroises ou dans des œuvres semblables, ont trop fortement mis l’accent sur la
musique tsigane et sur les chants de composition récente ; en revanche, les chercheurs
actuels dans le domaine du chant populaire montrent une tendance à dévaloriser le
caractère tsigane : ils refusent d’accepter au titre de chants populaires des mélodies
influencées par les Tsiganes et des compositions d’allure populaire. » Puis, plus loin :
« Selon cette théorie, on n’aurait le droit d’accepter comme chants populaires hongrois
“véritables” que ceux chantés par les paysans et ceux qu’ils ont eux-mêmes élaborés et
adaptés selon certains procédés déterminés. » « En essayant de détacher, du sein de
l’ensemble des chants populaires hongrois, les chants dits paysans, nous n’obtiendrons
pas même une organisation claire : car, d’un point de vue historique, social et
stylistique, le concept de chant paysan est tout aussi relatif et indéterminable que celui
de chant populaire en général. »
45 Là contre, il nous faut établir les points suivants : nous, chercheurs dans le domaine du
folklore musical hongrois, nous avions, exactement comme d’autres chercheurs dans
des domaines scientifiques apparentés (les études folkloriques ou ethnographiques
universelles), des raisons fondamentales pour nous tourner exclusivement vers la
classe paysanne en tant que source. Nous nous considérons en fait comme des
naturalistes ayant choisi pour objet d’étude un certain produit de la nature : la musique
paysanne. Car le mode d’apparition des productions culturelles de la classe paysanne –
du moins ici, en Europe de l’Est – diffère totalement du mode d’apparition des
productions culturelles d’autres classes. On peut considérer ces productions comme un
produit naturel car leur particularité la plus caractéristique – la formation de styles
remarquablement unifiés – ne peut s’expliquer que par cette faculté, chez les masses
importantes vivant en communion spirituelle, de produire des variations instinctives et
unidirectionelles. Et cette capacité de variation n’est rien d’autre qu’une sorte de force
naturelle. S’il est donc question de musique paysanne au sens strict, alors c’est
159
justement aux composantes de ces styles unifiés que nous pensons. Et ceci – la
formation de quelque style unifié -, c’est précisément la caractéristique qui fait défaut
dans les compositions hongroises d’allure populaire. Voilà le critère négatif qui permet
de distinguer les compositions d’allure populaire et la musique paysanne 16.
46 Si les compositions d’allure populaire et la musique paysanne ont pu s’influencer
réciproquement, ce n’est pas une raison pour ne pas les distinguer !
47 L’éditeur emploie beaucoup l’expression « musique tsigane » : à l’évidence, il entend
par là les compositions récentes d’allure populaire. Il serait temps de jeter aux
oubliettes cette dénomination gênante pour la compréhension. J’ai déjà déclaré plus
haut que les musiciens tsiganes ne sont que les interprètes et les diffuseurs d’un certain
genre de musique populaire, à savoir : les récentes compositions hongroises d’allure
populaire. Je voudrais tenter de prouver cette affirmation dans ce qui suit.
48 Au sein du chant populaire, les paroles et la mélodie forment une unité indissociable.
L’interprétation tsigane détruit cette unité car, sans exception, elle transforme les
compositions d’allure populaire et leurs paroles en musique instrumentale. Cette
circonstance montre déjà, à elle seule, combien l’interprétation tsigane est
inauthentique, même en ce qui concerne les compositions d’allure populaire. Si
quelqu’un se trouvait contraint de reconstituer nos compositions d’allure populaire sur
la seule base des interprétations des ensembles tsiganes, il ne pourrait venir à bout de
cette tâche car la moitié du matériau à reconstituer – le texte – se perd entre les mains
du Tsigane. Cette circonstance est une preuve indirecte de ce que les Tsiganes ne
peuvent être les auteurs des compositions d’allure populaire. Mais toute preuve
indirecte est superflue, car nous avons aussi de nombreuses preuves directes : nous
savons que les compositions d’allure populaire ont pour la plupart été composées par
des Hongrois ; les quelques rares auteurs de chansons d’origine tsigane ont suivi
absolument le style des compositions d’allure populaire. C’est vrai, il existe aussi une
véritable musique tsigane : des chants avec des paroles en langue tsigane ; mais ils ne
sont connus et chantés que par les Tsiganes villageois, qui ne sont pas musiciens de
profession. Les ensembles tsiganes ne les jouent jamais pour le public ; ce qu’ils jouent,
ce sont des compositions d’auteurs hongrois, donc de la musique hongroise.
49 Mais même l’interprétation tsigane n’a pas de caractère unifié. Le plus simple des
musiquants parmi les Tsiganes villageois musique autrement que les membres d’un
ensemble tsigane urbain. Par exemple, dans les villages roumains pauvres de la région
de Máramaros17, le fait de musiquer est passé, au fil du temps, des mains des paysans
jouant de la cornemuse aux Tsiganes. La majorité de ces Tsiganes interprète au violon,
à la façon des paysans et sans falsification aucune, le répertoire hérité des joueurs de
cornemuse ; il n’y a ici aucun intervalle de seconde augmentée ni aucune déformation
rythmique. À Bihar18, les violonistes tsiganes musiquent de façon tout aussi simple que
leurs collègue paysans roumains ; et c’est également ce que nous voyons dans des
villages hongrois retirés. Plus nous nous approchons des points nodaux de la culture,
plus nous constatons de changements dans l’interprétation tsigane ; et finalement,
dans les grandes villes, nous trouvons cette interprétation tsigane universellement
connue que les innombrables adorateurs des Tsiganes n’ont pas, jusqu’à ce jour, jugé
utile de décrire et de déterminer scientifiquement. J’appelle ici même les adeptes de la
musique dite « tsigane » à combler cette omission majeure, à écrire enfin un livre dans
lequel ils fassent connaître, avec une objectivité scientifique, l’interprétation tsigane,
ou les compositions hongroises récentes d’allure populaire, bref, l’objet de leur
160
adoration. Que cessent enfin tous ces discours vides, toutes ses batailles dans lesquelles
on se lance la tête la première. Nous, les admirateurs de la musique paysanne, nous
avons déjà, à cet égard, accompli nos devoirs envers elle !
50 La diversité du jeu des Tsiganes, telle que nous l’avons décrite précédemment, montre
également que même l’interprétation tsigane, dans son caractère, dépend beaucoup plus
du milieu que de la race. C’est d’ailleurs une conception complètement erronée que
celle qui, dans chaque intervalle de seconde augmentée, veut retrouver un goût tsigane.
Cette particularité n’est absolument pas une spécialité tsigane ; car, dans les Balkans ou
en Orient (chez les Arabes, les Turcs, etc.), elle est beaucoup plus répandue. Il est
beaucoup plus raisonnable de supposer que cette particularité des peuples orientaux a
déteint sur les Tsiganes eux-mêmes au cours de leurs migrations. Par ailleurs, les
peuples des Balkans et leurs voisins immédiats vers le Nord (comme nous-mêmes) ont
vécu pendant longtemps, et de façon déterminante, en contact étroit avec les Turcs ;
l’explication serait donc beaucoup plus légitime qui supposerait que ces peuples sont
arrivés à l’intervalle de seconde augmentée par l’intermédiaire des Turcs.
51 L’éditeur veut frapper fort contre les chercheurs dans le domaine de la musique
paysanne hongroise, lorsqu’il affirme que « la tradition des paysans est tout aussi peu
fiable que celle des Tsiganes ». À l’évidence, il croit que toutes les données que nous
recueillons auprès des paysans, nous les prenons comme parole d’évangile. Il n’en est
pas question ! Tant que nous n’avons qu’une donnée isolée concernant un phénomène,
nous ne pouvons la considérer comme fiable. Mais si, pour un certain phénomène, nous
avons des données concordantes, qui plus est dans des régions éloignées les unes des
autres, alors nous devons les accepter comme réelles et dignes de foi. Si un phénomène
qui s’est ainsi avéré fiable se trouvait contredit par une donnée en provenance de
quelques Tsiganes urbains, nous ne pourrions alors rien faire d’autre que de déclarer
cette dernière non fiable, et ce « au nom de la science ».
52 Pour finir, nous devons nous souvenir de la dernière section de la préface de l’éditeur.
Il y remercie huit personnalités hongroises « pour leurs aimables éclaircissements et
pour leur collecte des matériaux ». Puisque, parmi elles, on trouve des autorités comme
Zoltán Kodály, l’éditeur entretient, en les nommant, l’illusion que toutes les erreurs de
ce volume ont été commises avec leur approbation et en connaissance de cause. Il serait
extrêmement intéressant de savoir quel type d’éclaircissement il a bien pu demander à
ces messieurs. N’aurait-il donc cherché conseil que pour des choses parfaitement
insignifiantes ?
53 Pour résumer, nous sommes contraints d’établir que ce volume n’a, d’un point de vue
scientifique comme d’un point de vue artistique, absolument aucune valeur. Personne
ne pourra en tirer une image correcte des chants paysans hongrois ou des compositions
d’allure populaire.
161
NOTES
1. Ce texte fut d’abord une conférence prononcée le 29 avril 1931 lors de la quarante-troisième
assemblée générale annuelle de la Société hongroise d’études folkloriques (Magyar Néprajzi.
Társaság), qui venait d’élire Bartók comme membre honoraire. Il a ensuite paru dans diverses
langues et versions. Nous traduisons le texte de la première publication hongroise (dans la revue
Ethnographia, XLII/2, 1931), en suivant l’édition de Vera Lampert (Bartók Béla Írásai vol. 3, Editio
Musica, Budapest, 1999).
2. Népies műzene. Sur la traduction de cette expression, voir la note 2 dans L’influence de la musique
populaire sur la musique savante d’aujourd’hui.
3. Úriemberek. Voir la note 3 dans L’influence de la musique populaire sur la musique savante
d’aujourd’hui.
4. Rayé dans le manuscrit : « Bientôt, on considérera presque comme un traître à la patrie
quiconque la contredira ».
5. Sramli, un mot forgé sur le nom allemand des frères Schrammel, musiciens viennois, désigne
un ensemble autrichien composé généralement de deux violons, une clarinette, une guitare, une
cithare et un accordéon.
6. Népies műdal, sur le même modèle que népies műzene (voir la note 2 dans L’influence de la musique
populaire sur la musique savante d’aujourd’hui).
7. Úriosztály. Voir la note 3 dans L’influence de la musique populaire sur la musique savante
d’aujourd’hui.
8. Soit, aussi littéralement que possible : « Longtemps je l’ai eu pour amant/Mais il s’est fait
séduire, le pauvre ». (Le hongrois ne marquant pas les genres, on pourrait aussi traduire au
féminin).
9. Elles furent entendues pour la première fois dans la pièce de théâtre populaire intitulée A falu
bolondja [Le fou du village], à Pest, le 3 décembre 1861. (Note de Bartók)
10. Le chiffre 5 indique que la section A est transposée à la quinte supérieure.
11. Cf. Béla Bartók, A magyar népdal [Le chant populaire hongrois], Budapest, Rózsavölgyi et
associés, 1924, p. XXXVII. (Note de Bartók)
12. Il s’agit de Ferenc Rákóczi II qui, de 1703 à 1711, conduisit une guerre de libération contre
l’absolutisme des Habsbourg.
13. Bartalus, Magyar népdalok, vol. III, n° 13 et vol. VI, n° 8 ; Bartók, A magyar népdal, n° 185.
Pourquoi l’éditeur ne cite-t-il que le premier de ces exemples ? Il est évident qu’il avait aussi les
autres à sa disposition. Peut-être ne les a-t-il pas reconnus ? (Note de Bartók)
14. Donnons au moins les références précises de quelques éditions de ces variantes à sept
syllabes : K. J. Erben, Nápěvy prostonárodnich písničeských, Prague, deuxième édition, 1886, n° 91 ;
František Sušil, Moravské Národni Písně, Brünn, 1859, n° 20b, 192a, 623b, 683c, 820a, 821b ;
František Bartoš, Noué Nárdoni Pisnê, Brünn, 1882, n° 246 ; Frantisek Bartos, Národni Pisnê
Moravské, Brünn, 1889, n° 660 ; Frantisek Bartos, Národni Pisnê Moravské, Prague, 1899 et 1901, n°
189,697 et 1131 ; Slovenské Spevy, vols. I-III, Túrócszentmárton [la ville de Turčiansky Svätý
Martin, en slovaque], 1880, 1890 et 1899, vol. I, n° 62, 246 et 394, vol. II, n° 169 et 475, vol. III, n°
163, 220 et 380 ; Joža Cernik, Zpěvy Moravskyà Kopaníčarů, Prague, 1908, n° 167. En tout, donc, 21
mélodies imprimées, auxquelles on ajoutera le manuscrit de 18 mélodies slovaques notées par des
collecteurs hongrois. (Note de Bartók)
15. B. Bartók et Z. Kodály, Népdalok (Erdélyi Magyarság), Budapest, Népies Irodalmi Târsasâg, 1923,
n° 113 et 127. (Note de Bartók)
16. S’il n’est pas exclu que des traces de certaines formations stylistiques puissent peut-être se
manifester dans les compositions d’allure populaire, elles ne rendraient pas la séparation plus
162
difficile ; au contraire, elles la faciliteraient, tant ledit style divergera de tout style paysan. (Note
de Bartók)
17. Le nom hongrois pour la ville, aujourd’hui roumaine, de Maramureş.
18. Le nom hongrois pour la région, aujourd’hui roumaine, de Bihor.
163
musicales. En nous voyant continuer sans relâche, beaucoup nous considéraient comme
de véritables fous en proie à une obsession.
31 Les pauvres, ils n’avaient aucune idée de tout ce que représentait pour nous justement
le fait de nous rendre nous-mêmes dans les villages et d’y vivre cette musique qui nous
montrait la voie.
32 Mais la question que nous devons poser maintenant, c’est la suivante : comment l’effet
de la musique paysanne peut-il se manifester dans la musique savante de haute
tradition ?
33 D’abord, en dotant les mélodies paysannes, telles quelles ou à peine variées, d’un
accompagnement, voire d’un prélude et d’un postlude. Ce qui n’est pas sans analogies
avec les arrangements de chorals chez Bach.
34 Dans ce genre d’arrangements des chants populaires, on peut distinguer deux types,
dont les frontières sont loin d’être étanches.
35 Dans le premier, l’accompagnement, ainsi que les préludes, postludes et interludes, sont
secondaires, rien d’autre qu’un cadre autour de l’essentiel : la mélodie paysanne, qui y
prend place comme un joyau dans son écrin.
36 Dans le second, c’est exactement le contraire : la mélodie paysanne ne joue que le rôle
d’un motto, l’essentiel étant ce qui vient l’entourer ou la soutenir. D’innombrables
degrés intermédiaires existent entre ces deux types ; et parfois, on ne saurait dire quel
est l’élément dominant dans l’arrangement. Ce qui est toujours important, en revanche,
c’est que l’habit qui vient revêtir la mélodie soit tissé du caractère de celle-ci, de ses
particularités musicales, qu’elles soient manifestes ou cachées ; c’est-à-dire que la
mélodie et tous les éléments ajoutés donnent l’impression d’une unité indissociable.
37 Je dois ici évoquer, par parenthèses, une singulière méprise, si répandue il y a trente ou
quarante ans. La plupart des musiciens qui avaient reçu une formation sérieuse
pensaient alors que les mélodies populaires ne supportent que des harmonies tout à fait
simples. Mais le plus grave, c’était ce qu’ils entendaient par « harmonies simples » : des
enchaînements d’accords parfaits de tonique et de dominante, voire, éventuellement,
de sous-dominante.
38 On pourrait peut-être expliquer la formation de cette étrange conception de la façon
suivante : quels genres de chants populaires ces musiciens pouvaient-ils connaître à
l’époque ? Surtout des chants populaires récents venus d’Allemagne, ou d’autres du
même genre et d’origine occidentale, c’est-à-dire des compositions d’allure populaire,
dont certains pouvaient éventuellement provenir de chez nous. Or, leur mélodie se
réfère presque toujours aux accords parfaits de tonique et de dominante, car les notes
mélodiques principales ne sont rien d’autre que des éléments de ces accords. Qu’il
suffise de mentionner ici deux exemples, à la fois très caractéristiques et bien connus,
dont l’incipit est le suivant : O du lieber Augustin et Kutya, kutya tarka.
39 Il est clair que ces mélodies, ou d’autres de facture semblable, supportent difficilement
une harmonisation composée d’accords inhabituels. Mais les musiciens en question
auraient voulu que même une mélodie hongroise pentatonique, par exemple, trouve
chaussure à son pied dans cette théorie lieberaugustinienne. On n’y rencontre pourtant
aucune référence à la cadence dite parfaite !
40 Cela semblera étrange, mais je ne crains pas de l’affirmer : plus une mélodie est primitive,
plus l’harmonisation ou l’accompagnement qu’elle reçoit peut être particulier. Prenons
l’exemple d’une mélodie qui ne contiendrait que deux degrés voisins (il y en a beaucoup
168
dans la musique paysanne arabe). Il est évident que ces deux degrés représentent pour
l’invention d’un accompagnement une contrainte bien moindre que s’il y en avait,
mettons, quatre – voire un plus grand nombre encore.
41 En outre : dans les mélodies primitives, il n’y a aucune référence à des enchaînements
stéréotypés d’accords parfaits. Une condition négative qui signifie tout simplement
l’absence de certaines limites. Or, l’absence de limites offre une plus grande liberté à
qui sait en tirer parti. Et c’est cette absence de limites qui permet d’éclairer les
mélodies de la manière la plus variée qui soit, avec des accords issus des tonalités les
plus diverses. J’oserais presque affirmer que, dans la musique hongroise et dans celle de
Stravinsky, l’apparition de ce qu’on appelle la polytonalité s’explique en partie par
cette possibilité.
42 Mais la musique paysanne de l’Europe de l’Est recelait d’autres possibilités encore : ses
tournures mélodiques particulières ont conduit vers de nouvelles conceptions
harmoniques. Chez nous, par exemple, le caractère consonant que la septième a fini par
acquérir est en rapport direct avec la place qui est la sienne dans nos mélodies
populaires pentatoniques, où sa valeur est égale à celle de la tierce ou de la quinte.
(Ainsi, dans cette mélodie bien connue par ses paroles, Megöltek egy legényt hatvan
forintáért4, parmi les quatre notes qui tombent sur les mots a Dunába, la plus aiguë est
une septième de ce genre.)
43 Il est parfaitement naturel que, ce que nous avons tant de fois entendu comme étant de même
valeur dans l’ordre de la succession, nous ayons tenté de le rendre tel dans l’ordre de la
simultanéité aussi. C’est-à-dire que nous avons rassemblé ces quatre notes et nous les
avons fait sonner en même temps, dans une disposition où l’on ne ressentait pour
aucune d’entre elles la nécessité d’une résolution ; autrement dit : nous avons ramassé
ces quatre notes en un accord consonant.
44 Ce sont les successions de sauts de quarte, au sein de nos vieilles mélodies, qui nous ont
incités à construire des accords en quartes : ici aussi, nous avons projeté la succession
horizontale sur la simultanéité verticale.
2
45 L’effet de la musique paysanne s’est encore manifesté d’une autre manière : lorsque le
compositeur n’utilise pas une véritable mélodie paysanne, mais invente lui-même
quelque imitation de mélodie paysanne. Il n’y a pas, toutefois, de différence essentielle
entre cette manière et celle que nous avons décrite précédemment.
46 Stravinsky ne donne jamais les sources de ses thèmes ; il ne fait même pas allusion dans
le titre de l’œuvre au fait que les thèmes puissent être des emprunts ou ses inventions
propres. Ce procédé rappelle celui des musiciens d’autrefois, qui généralement ne
donnaient aucune indication de ce genre. Pensons simplement au début de la Symphonie
pastorale5.
47 C’est sans doute par conviction que Stravinsky procède ainsi : pour affirmer sa
conception selon laquelle il est tout à fait secondaire que le compositeur utilise dans ses
œuvres des thèmes de sa propre invention ou des thèmes empruntés. D’après une déclaration
digne de foi, telle est en effet l’opinion de Stravinsky : il a le droit d’utiliser dans ses
œuvres un matériau musical de quelque origine que ce soit ; ce qu’il trouve utile
d’employer devient pour ainsi dire, par suite de cet emploi, sa propriété intellectuelle.
Cette conception est identique, pour l’essentiel, à celle qu’exprimait Molière en se
défendant contre l’accusation de plagiat : « Je prends mon bien où je le trouve 6. »
169
œuvre originale de grande envergure. Si l’on n’oublie pas qu’une mélodie obligée, en
tant qu’elle existe déjà, exerce une forte contrainte, on comprend l’une des difficultés
de cette tâche. Une autre difficulté vient du caractère particulier de la mélodie
populaire donnée. Il faut d’abord en prendre conscience, il faut le ressentir, puis lui
donner du volume en le mettant en relief par l’arrangement et en veillant à ne pas
l’obscurcir.
55 Ce qui est sûr, c’est que, aussi bien dans l’arrangement de chants populaires que dans
l’écriture de n’importe quelle autre œuvre, il est nécessaire que le travail soit bien à
propos-ou, comme on dit, qu’il soit « inspiré ».
56 Certains considèrent le fait de s’appuyer sur la musique populaire comme intempestif,
voire dommageable.
57 Avant d’entamer avec eux un débat, voyons comment on peut conjuguer cette tendance
d’aujourd’hui qui s’appuie sur la musique populaire avec la tendance dite atonale, qu’on
désigne aussi du nom de Zwölftonmusik7.
58 Avouons-le : en aucune façon.
59 Pourquoi ? Parce que la musique populaire est exclusivement tonale : une musique
populaire atonale est quelque chose de tout à fait inimaginable. Or, une Zwölftonmusik atonale
ne saurait s’appuyer sur une musique populaire tonale : ce serait une contradiction
dans les termes. Il est indéniable que l’un des obstacles à la percée de la tendance
atonale, c’est le fait, dont l’importance n’est pas des moindres, qu’une partie des
compositeurs du XXe siècle est revenue vers les anciennes musiques populaires.
60 Loin de moi l’idée que, de nos jours, seule la musique savante fondée sur la musique
populaire pourrait assurer le salut. Mais certains de nos adversaires, quant à eux, n’ont
pas une conception aussi libérale du rôle et de la signification de la musique populaire.
Ainsi, un compositeur méritant a pu récemment déclarer : « L’impulsion initiale et
inavouée pour les collectes de musique populaire entreprises partout dans le monde à
grande échelle peut être ramenée à la recherche d’un confort intérieur. C’est le désir de
se rafraîchir à une source saine et encore inexploitée, de féconder un cerveau desséché.
Un désir qui cache une impuissance intérieure, la paresse d’une incapacité spirituelle
qui voudrait éviter le véritable combat.8 »
61 Cette déclaration malheureuse témoigne d’une conception totalement erronée.
62 Comment imaginent-ils la chose, ceux qui pensent ainsi ? Peut-être de la façon
suivante. Un compositeur ami du chant populaire s’assied un beau jour à sa table avec
l’intention de composer quelque chose. Il se creuse la tête, il a beau chercher, il n’y a
pas la moindre mélodie qui lui vient à l’esprit. Tout d’un coup il se lève, il court vers la
collection de chants populaires la plus proche, il y attrape une ou deux mélodies
populaires – et voilà que sa symphonie est bientôt prête, sans les douleurs de
l’accouchement.
63 Non ! La question n’est pas aussi simple. L’erreur fatale, c’est que l’on donne une trop
grande importance au sujet9, au thème, point de vue tout à fait incorrect. Ces gens
oublient, par exemple, que Shakespeare n’a écrit aucune pièce de théâtre dont il ait lui-même
inventé l’intrigue ou le thème. Le cerveau de Shakespeare aurait-il lui aussi été desséché,
pour qu’il aille ainsi chercher les thèmes de ses pièces en frappant à la porte du
premier, du deuxième ou du dixième voisin ? Shakespeare voulait-il lui aussi cacher par
là son « impuissance intérieure » ? Le cas de Molière est encore plus criant ! Il a
emprunté non seulement le thème, mais aussi, ici ou là, quelque chose de la structure
171
du texte auquel ce thème appartenait ; pire : il en a recopié des expressions, voire des
passages. On sait que l’un des oratorios de Haendel n’est rien autre qu’un arrangement
d’une œuvre de Stradella. Et l’arrangement est un tel chef-d’œuvre, il est tellement au-
dessus de l’original, que Stradella ne nous vient même pas à l’esprit. Est-ce qu’on peut
parler ici de plagiat, de dessèchement ou d’impuissance ? Tout aussi peu que lorsque
Shakespeare emprunte l’intrigue d’une tragédie de Marlowe, lorsque Molière puise à
des sources espagnoles ou lorsque Stravinsky, dans nombre de ses œuvres, utilise des
thèmes d’origine populaire ou autre.
64 Ce qui, dans l’art musical, correspond au récit, au thème d’une œuvre littéraire, c’est le
matériau thématique. Mais dans l’art musical, exactement comme dans la littérature, la
sculpture ou la peinture, l’important, ce n’est pas l’origine du thème élaboré, c’est comment on
l’élabore. Dans ce « comment » résident le savoir-faire, la force d’expression et de
structuration ainsi que la personnalité de l’artiste.
65 Mais on peut considérer cette question sous un autre jour.
66 Sebastian Bach fut bien le grand compilateur de la musique des cent et quelques années
précédentes. Le matériau de sa musique : des motifs, des thèmes, des formules archi-
connues de son temps, ou plutôt du temps de ses prédécesseurs. On ne compte plus,
dans la musique de Bach, les formules qu’on pourrait tout aussi bien trouver chez
Frescobaldi ou chez un tas d’autres compositeurs avant Bach. Est-ce un mal ? Est-ce un
plagiat ? Mais pas du tout ! Car tout art peut légitimement s’enraciner dans l’art qui l’a
précédé ; ce n’est pas seulement qu’il en a le droit, il doit y trouver ses racines. Pourquoi
n’aurions-nous pas le droit, dès lors, de faire jouer ce rôle à l’art populaire aussi ?
67 C’est en fait au XIXe siècle qu’est née l’idée de donner une telle importance à l’invention
du thème. H s’agit d’une conception spécifiquement romantique, selon laquelle, en
toute chose, il faut être en quête d’originalité.
68 Je crois que, avec ce qui précède, il est désormais clair que l’on ne saurait voir un
symptôme de « dessèchement » ou d’« impuissance » dans le fait qu’un compositeur
enracine son art dans le sol de la musique populaire de son pays, plutôt que chez
Brahms et Schumann.
69 Mais il existe une conception tout à fait opposée à la précédente : beaucoup pensent
qu’il n’est besoin de rien d’autre, pour qu’un art musical national fleurisse, que de
s’occuper de la musique populaire et d’en greffer les formules sur celles de la musique
occidentale.
70 Cette conception pèche par le même défaut que l’autre.
71 Ses défenseurs placent eux aussi au premier plan l’importance de la thématique ; quant
à l’importance du façonnement – où réside la création effective –, ils n’y songent même
pas. Et pourtant, le façonnement est la véritable épreuve du talent.
72 C’est pourquoi nous pouvons dire : la musique populaire n’a de signification artistique que si,
entre les mains d’un grand talent qui sait la façonner, elle peut pénétrer dans la musique savante
de haute tradition et y exercer son influence.
73 Entre les mains de qui n’a pas de talent, la musique populaire, comme n’importe quel
autre matériau musical, restera insignifiante. Autrement dit : la musique populaire
n’est d’aucune aide pour l’absence de talent, pas plus que n’importe quel autre soutien.
Le résultat, dans tous les cas, est nul.
172
74 C’est surtout dans les pays qui n’ont guère d’autre tradition musicale que la musique
populaire a une signification irremplaçable et joue un rôle immense ; car le peu de
tradition qui pourrait exister est alors négligeable, comme on le voit dans la plupart des
pays de l’Est ou du Sud de l’Europe, donc en Hongrie aussi.
75 Pour conclure, permettez-moi de citer ce que dit Kodály à propos de ce rôle de la
musique populaire :
76 « Nous avons si peu de mémoire écrite de l’ancienne musique hongroise qu’on ne
saurait concevoir l’histoire musicale hongroise sans la musique populaire. En effet, de
même que la langue populaire est par bien des aspects identique à la langue ancienne,
de même la musique populaire est-elle amenée à se substituer à une mémoire
historique qui fait défaut. D’un point de vue artistique, elle signifie plus pour nous que
pour ces peuples qui, depuis des siècles déjà, ont créé un style musical autonome. Chez
eux, la musique populaire a été absorbée dans la musique savante, si bien qu’un
musicien allemand pourra trouver chez Bach ou chez Beethoven ce que nous ne
pouvons encore chercher que dans nos villages : la vie organique d’une tradition
nationale.10 »
NOTES
1. Conférence rédigée en hongrois, prononcée à Bratislava (4 mars 1931) et Budapest (10 mars
1931). Paru dans Új Idôk, XXXVII, n° 20 (10 mai 1931), n° 23 (31 mai 1931) et n° 26 (21 juin 1931).
Nous suivons l’édition de Tibor Tallián (Bartók Béla basai, vol. 1, Zeneműkiadó, Budapest, 1989).
2. Une précision détaillée s’impose ici, dans la mesure où c’est à l’occasion de cette conférence
que Bartók expose, pour la première fois de façon aussi raisonnée, le système des oppositions
terminologiques qui articulent son discours sur ce qu’on appelle couramment, en français,
« musique populaire » et « musique savante ».
Or, d’une part, les expressions correspondantes au sein des trois principales langues dans
lesquelles Bartók écrit (le hongrois, l’allemand et, plus tard, l’anglais) ne s’équivalent pas
exactement ; et, d’autre part, elles ne recouvrent pas tout à fait non plus les deux termes français
consacrés par l’usage (« populaire » us « savant »). Nous avons donc pris les partis suivants dans
la traduction.
En hongrois, le substantif ma a des valeurs multiples : isolément, il désigne l’œuvre (l’opus),
tandis que, dans les mots composés (műzene, műdal...), il qualifie notamment ce qui est artistique
(műalkotás, « création artistique ») ou artificiel (műanyag, « matière plastique » ou
« synthétique », pour un tissu par exemple). Par ailleurs, Bartók distingue ce qui est népies, à
savoir « d’allure populaire », et ce qui est « populaire » en un sens pour lui authentique (il
emploie alors l’adjectif népi, ou encore le substantif nép, « peuple », dans des mots composés
comme népzene, « musique populaire », ou népdal, « chant populaire »). Lorsque műzene s’oppose
simplement à népzene, sans autres qualificatifs, nous traduisons respectivement par « musique
savante » et « musique populaire ». En revanche, l’expression népies műzene est mieux rendue par
« compositions (musicales) d’allure populaire » ; d’autant que, comme l’explique Bartók ici
même, les auteurs de ces chansons hongroises (magyar nóták) n’ont rien de « savant » (souvent,
selon lui, ils ne savent même pas réaliser un accompagnement). Quant à l’autre couple
173
terminologique français : « musique écrite » us « de tradition orale », il ne convient pas non plus,
car les nota existent généralement sous une forme imprimée, qui n’est pas l’œuvre d’un
« folkloriste » ou ethnomusicologue venant les noter a posteriori.
En allemand, lorsque Bartók distingue simplement Volksmusik et Kunstmusik, nous traduisons par
« musique populaire » et « musique savante », selon l’usage courant en français. En revanche,
nous avons considéré l’expression volkstümliche Kunstmusik comme un calque du hongrois népies
műzene.
De même, en anglais (une langue dans laquelle Bartók n’écrira qu’à la fin de sa vie, à partir de son
émigration aux États-Unis en 1940), la distinction entre art music et folk music est rendue par
« musique savante » us « musique populaire ». Quant à higher art music, nous traduisons par
« musique savante de haute tradition ».
3. Úriosztály. Une autre précision, ici, dans cette conférence où le lexique Bartokien est
décidément systématisé d’une manière qui permet de comprendre, en retour, certains usages
apparemment plus cursifs des mêmes termes dans l’ensemble de ses autres textes. Ur, c’est en
hongrois le « maître », le « seigneur ». Úriosztály, c’est donc, littéralement, la « classe des
seigneurs », c’est-à-dire, historiquement, la « noblesse », l’« aristocratie ». À l’époque où Bartók
écrit, le terme désigne toutefois, plus généralement, la « bonne société », la « classe dominante »,
la bourgeoisie respectable, ainsi que les valeurs de distinction, d’origine féodale, associées à ce
que, en français, on pourrait nommer un « gentilhomme » (nous optons, selon le contexte, pour
l’une ou l’autre de ces différentes traductions possibles). Dans l’édition anglaise de Benjamin
Suchoff (Béla Bartók, Essays, Faber & Faber, 1976), úriosztály est même parfois rendu par upper
middle class, expression qui paraît un peu trop sociologisante, et úriemberek par gentlemen. En
allemand, Bartók utilise les mots, à peu près équivalents, de Herrenstande ou Herrenklasse (calques
de úriosztàly), ainsi que Herrenleute (úriemberek).
4. Littéralement : « On a tué un jeune homme pour ses soixante florins ». Plus loin dans la
phrase : « dans le Danube ».
5. Voir La relation entre la musique populaire et le développement de la musique savante d’aujourd’hui,
supra.
6. Cité en français dans le texte.
7. En allemand dans le texte : « musique dodécaphonique ».
8. Nous n’avons pas réussi à identifier la source.
9. En français dans le texte.
10. « Zoltán Kodály : Magyar népzene » (1931), dans Kodály : Visszatekintés, Ferenc Bonis (ed.), vol.
II, Budapest, Zeneműkiadó, 1982, p. 136.
174
La musique populaire et sa
signification pour la composition
moderne1 [1932]
1 Mesdames, Messieurs,
2 J’ai l’intention de vous parler de l’influence de la musique populaire sur la musique
savante de haute tradition, dans les trente dernières années. Avant d’y venir, il faut
toutefois répondre à une question importante, à savoir : qu’entendons-nous par
musique populaire ? La réponse est d’autant plus délicate que, par musique populaire,
on n’entend pas la même chose en Europe occidentale ou centrale que chez nous, en
Europe de l’Est. Cette différence de conception vient simplement du fait que les
conditions et la pratique de la musique populaire en Europe occidentale – du moins de
nos jours – sont d’une autre nature qu’en Europe de l’Est. Mais, si cette diversité existe,
c’est parce que, en Europe occidentale, la différence, en termes de vie ou de culture,
entre le peuple urbain et les habitants des villages est beaucoup moins grande que chez
nous, en Europe de l’Est. Chez nous, nous voyons précisément la grande différence qui
sépare la musique populaire de la ville et la musique populaire du village. C’est-à-dire
que, chez nous, le peuple urbain, notamment le peuple des petites villes, a sa propre
musique populaire, d’une nature tout autre que celle de la musique populaire des
habitants de nos villages. En Europe occidentale, en revanche, la musique populaire des
habitants des villes et celle des habitants des villages sont du même genre. Ou mieux :
là-bas, les habitants des villes n’ont pas une musique populaire propre. La musique
populaire des habitants des villes de l’Europe de l’Est peut être décrite comme une
musique populaire issue de la classe dominante2, ou encore comme une musique savante
d’allure populaire3 ; en revanche, nous pourrions qualifier de musique paysanne celle qui,
pour ainsi dire, est exclusivement cultivée par nos paysans. Quelle est donc la
différence entre les deux genres ? La musique savante d’allure populaire ne connaît que
des individualités mélodiques singulières, qui présentent certes des traits communs en
surface, mais qui s’écartent l’une de l’autre à tel point qu’on ne saurait les réunir en une
formule. Ce ne sont justement pas des types, mais des individus. Il en va autrement
dans la musique paysanne : ici, en effet, se forment des styles musicaux unifiés. Ainsi
avons-nous trouvé, dans nos villages de Hongrie, un style de mélodies qualifié d’ancien,
175
7 Je vais maintenant vous faire entendre quelques exemples de musique paysanne. [...] 5.
NOTES
1. Texte rédigé en allemand pour des conférences prononcées notamment à Vienne
(Österreichischer Kulturbund, 28 janvier 1932), Bucarest (Union des Compositeurs Roumains, 18
février 1934, en traduction française), Ankara (9 novembre 1936, également en traduction
française). Paru dans Mitteilungen der Österreichischen Musiklehrerschaft, 1932, n° 2 (mars-avril) et
n° 3 (mai-juin), sous le titre : « Volksmusik und ihre Bedeutung für die neuzeitliche
Komposition ». Nous traduisons un extrait du texte allemand original, en suivant l’édition de
Tibor Tallián (Bartók Béla Írásai, vol. 1, Zeneműkiadó, Budapest, 1989).
177
2. Herrenklasse. Voir la note 3 dans L’influence de la musique populaire sur la musique savante de notre
temps (1931).
3. Volkstümliche Kunstmusik. Voir la note 2 dans L’influence de la musique populaire sur la musique
savante de notre temps.
4. der sogenannten Herrenklasse. Voir la note 3 dans L’influence de la musique populaire sur la musique
savante de notre temps.
5. La suite de la conférence est, pour l’essentiel, une variante de L’influence de la musique populaire
sur la musique savante d’aujourd’hui.
178
1 Les quarante-quatre duos pour deux violons, dont certains sont donnés aujourd’hui lors
du concert de l’UMZE, ont été écrits dans le même but que la série intitulée Pour les
enfants2 : pour que les élèves, dès leurs premières années d’études, aient accès à
l’interprétation d’œuvres qui associent la simplicité sans apprêt et les caractéristiques
mélodiques ou rythmiques de la musique populaire.
2 Dans tous ces duos (à l’exception de deux d’entre eux), le thème principal est une
mélodie paysanne. Leur ordre a été déterminé en fonction de leur degré de difficulté.
Lors de leur exécution en concert, il est bien entendu que cet ordre ne doit pas être
suivi ; il est beaucoup plus pertinent d’inclure les numéros que l’on a choisi
d’interpréter dans une ou plusieurs séquences bien agencées, au sein desquelles on les
enchaînera attacca.
3 Les quelques exemples qui suivent ne visent qu’à suggérer des séquences possibles de
ce genre :
4 I. 44, 19, 16, 28, 43, 36, 21, 42.
5 II. 17, 38, 37, 10, 35, 39.
6 III. 7, 25, 33, 4, 34.
7 IV. 11, 22, 30, 13, 31, (32).
8 V. 1, 8, 6, 9.
NOTES
1. Le premier paragraphe de ce bref commentaire fut rédigé pour la création de huit parmi les
quarante-quatre duos, lors d’un concert de l’UMZE (voir la note 12 dans Autobiographies) à
179
Budapest, le 20 janvier 1932, dans la grande salle de l’École supérieure de musique (Zenemuvészeti
Főiskola). Les paragraphes suivants figuraient dans la première édition des Duos (Universal
Edition, Vienne, vers 1933). Nous suivons l’édition de Tibor Tallián (Bartók Béla Írásai, vol. 1,
Zeneműkiadó, Budapest, 1989).
2. Gyermekeknek, pour piano, 1908-1909 ; soit quatre-vingt-cinq chansons populaires, en quatre
cahiers, arrangées pour pianistes débutants.
180
artistiques – sont tellement plus complexes, soumis à des changements beaucoup plus
rapides, d’une vitesse qu’on pourrait dire frénétique. Heureux les artistes d’un pays
dont le dirigeant est à la hauteur de cette tâche ! Mais quel malheur pour l’art d’un pays
lorsque le dictateur au pouvoir veut l’enchaîner par des idées obsessionnelles qui n’ont
rien à faire avec l’art ! Une situation si malheureuse, lorsqu’elle s’accompagne de
l’agressivité des administrations d’État dépendantes du pouvoir à l’égard de la création
des meilleurs artistes, peut non seulement entraver le déploiement des forces de ces
artistes, mais aussi les anéantir littéralement.
2 Il y a peu, une attitude agressive des administrations d’État envers les œuvres d’art
était encore une telle rareté que le phénomène n’était pas à prendre au sérieux et ne
valait pas la peine qu’on en parle. Mais de nos jours, maintenant que pareil abus du
pouvoir étatique prolifère pour ainsi dire de jour en jour dans un nombre croissant de
pays et menace d’anéantissement les expressions artistiques des meilleurs sur une aire
géographique toujours plus grande, les artistes vivant encore librement auraient le
devoir de protester là contre.
3 D’un côté, on doit donc constater qu’un soutien étatique utile et profitable pour les arts
ne peut être espéré que dans les cas les plus rares. D’un autre côté, nous voyons une
accumulation d’interventions étatiques des plus néfastes dans les affaires artistiques.
Dans une époque, donc, où ces deux constats s’imposent ; dans une époque où il peut
arriver que, avec l’assistance de l’État, des livres soient brûlés, des tableaux détruits ou
des exécutions sabotées, nous, artistes, nous n’avons que ce seul vœu à adresser au
pouvoir étatique : qu’il puisse se comporter à notre égard de manière parfaitement
neutre et qu’il veuille bien nous laisser en paix. Quant à la protection, nous n’en
demandons pas d’autre que celle accordée à chaque cordonnier, chaque menuisier,
voire même à tout immigrant x, quel qu’il soit : une protection face à la rage
destructrice de la populace. La fureur destructrice de la populace est certes souvent
qualifiée, par euphémisme, d’indignation dans l’opinion populaire, mais ce n’est là que
jouer avec les mots. Il est bien sûr évident que chaque individu a le droit de protester
contre une œuvre d’art, soit en ne l’achetant pas, en ne la regardant ou ne l’écoutant
pas, soit en s’élevant contre elle après sa présentation ou son exécution. Mais quand
une populace entrave la présentation ou l’exécution d’œuvres d’art, l’impression et la
vente de livres – de livres qui, politiquement, sont parfaitement neutres –, voire quand
elle détruit les œuvres elles-mêmes et rend ainsi impossible que des gens d’une autre
opinion apprennent à les connaître et à les aimer, bref, quand les administrations
d’État donnent intentionnellement libre cours à tous ces esclandres : alors il est de
notre devoir de clamer haut et fort notre opposition. Nous devons le faire même s’il n’y
a pas le moindre espoir d’obtenir quelque revirement ou amélioration, ni même un tant
soit peu de modération. Nous devons le faire pour que personne ne puisse dire : nous
avons vécu cette situation et nous n’avons rien dit.
182
NOTES
1. Staat und Kunst, notes pour un discours à l’occasion d’une réunion de la Société des Nations en
1934. Nous traduisons le texte original en allemand publié par Tibor Tallián dans Arion 13,
Corvina, Budapest, 1982.
183
10 III. mouv.
11 Scherzo en forme de A - Β - Avar.
12 V.
13 Forme de « rondeau ». n. b. Le même rôle du Si♭ et Mi que dans le thème I. du I. mouv.
A + B + C + Bvar. + Avar.
NOTES
1. C’est Gaston Verhuyck-Coulon, l’imprésario du quatuor belge Pro Arte, qui, dans une lettre du
16 novembre 1935, avait demandé à Bartok cette analyse de la forme, en vue d’une interprétation
du cinquième quatuor à Marseille, le 13 décembre 1935. Bartók l’a rédigée directement en
français. Nous la reproduisons telle quelle, avec des corrections d’orthographe, en suivant
l’édition de Tibor Tallián (Bartók Béla Írásai, vol. 1, Zeneműkiadó, Budapest, 1989).
185
1 J’ai retenu quatre questions qui doivent être examinées : quatre questions qui peuvent
nous intéresser particulièrement par rapport à Franz Liszt et à son œuvre.
2 La première question est la suivante : qu’est-ce que la génération d’aujourd’hui
comprend des compositions de Liszt ? lesquelles apprécie-t-elle le plus, ou le moins ?
3 Il y a vingt-cinq ans, j’ai publié dans une revue un article intitulé La musique de Liszt et le
public d’aujourd’hui2 ; je tentais de répondre à cette question en examinant l’attitude du
public d’alors. Et j’étais arrivé à cette triste conclusion que les amateurs de musique ou
les musiciens moyens de l’époque n’acceptaient et n’appréciaient presque
exclusivement que les œuvres relativement mineures de Liszt, d’un brillant plutôt
extérieur ; et qu’ils refusaient, qu’ils n’aimaient pas, qu’ils ne voulaient pas de celles qui
font merveilleusement signe vers l’avenir.
4 Certes, la situation s’est beaucoup améliorée depuis, mais nous n’en sommes toujours
pas là où nous pourrions et devrions en être. C’est pourquoi la question se pose et
repose sans cesse, elle s’impose à nous aujourd’hui encore : pour quelle raison apprécie-
t-on toujours en premier lieu les œuvres de Liszt les moins importantes, celles qui
éblouissent l’oreille ? et pourquoi recule-t-on devant ses œuvres les plus valables,
certes moins brillantes ?
5 Il est aisé de répondre à la première moitié de la question : le musicien moyen et le
public moyen ne voient jamais l’essentiel, mais toujours la surface. Si cette surface est
assez attrayante et séduisante, ils acceptent, ils pardonnent, ils ne remarquent même
pas ses éventuels défauts. À la seconde moitié de la question - pourquoi la plupart des
gens restent à tel point étrangers aux œuvres les plus significatives de Liszt ? –, il est
déjà moins aisé de répondre. Nous devons ici mettre en lumière les caractères
stylistiques et esthétiques des œuvres elles-mêmes.
6 Si nous comparons Franz Liszt, en tant que compositeur, avec ses prédécesseurs et ses
contemporains, nous découvrons dans son œuvre un phénomène singulier, un
phénomène que l’on chercherait en vain chez les autres. Nous voyons en effet que,
parmi les grands compositeurs de la même époque ou des siècles précédents, aucun ne
s’est autant livré aux influences les plus diverses et les plus variées, les plus
hétérogènes aussi.
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7 Tous les compositeurs, même les plus grands, partent de l’existant, comme d’un point
de départ simple ou déjà ramifié. C’est à partir de là que, peu à peu, l’innovateur parmi
eux se retrouve sur des territoires nouveaux qui n’évoquent presque plus le souvenir de
ses sources ; tandis qu’un autre – le grand compilateur – développera ce qui existait
avant lui en direction d’une synthèse jusqu’alors inédite et inimaginable. Mais Liszt n’a
pas choisi un point de départ unique, ni n’en a fusionnés plusieurs qui fussent
apparentés ; il s’est, au contraire, exposé à l’influence d’éléments si opposés qu’ils
semblent presque impossibles à fondre les uns dans les autres.
8 Voyons ces influences une par une. Parmi ses contemporains, l’influence de Chopin est
très sensible, surtout dans certaines de ses pièces pour piano. Nous voyons les traces
stylistiques du bel canto italien du siècle dernier dans pratiquement toutes ses œuvres.
Quant à la musique dite tsigane de Hongrie, il s’est à tel point livré à son influence qu’il
est presque superflu de la mentionner. Mais il a également accueilli ces musiques
italiennes semi-populaires et un peu sentimentales qui en sont l’exact opposé, comme
en témoignent clairement ses œuvres se référant à l’Italie. Qu’il ne soit pas non plus
resté indifférent à la musique semi-populaire espagnole, sa Rhapsodie espagnole le
démontre. Peu de gens savent qu’on a conservé de lui le manuscrit d’une rhapsodie
roumaine. Enfin, dans ses compositions plus tardives, surtout religieuses, on voit
apparaître des influences grégoriennes. Sa relation avec Wagner est moins facile à
démêler : il faudrait une étude à part, sur la base de données chronologiques, pour
établir quels éléments, parmi ceux qu’on pourrait dire « wagnériens » chez Liszt,
méritent néanmoins qu’on lui en attribue la paternité ; et lesquels, au contraire,
devraient être reconnus comme appartenant à Wagner.
9 Il est très vraisemblable que Wagner doive beaucoup à Liszt ; en revanche, dans les
œuvres plus tardives de Liszt, par exemple dans ses tout derniers poèmes
symphoniques, on peut tout de même découvrir une influence relativement grande de
Wagner. Il est frappant de voir que, de façon caractéristique, en dehors de sa relation
avec Wagner, on ne trouve guère de traces, dans les œuvres de Liszt, d’autres musiques
allemandes, qu’elles soient populaires ou savantes.
10 Ces éléments si divers, presque contradictoires, comment Liszt les a-t-il intégrés en un
tout unifié ?
11 Nous devons dire tout d’abord que ce à quoi Liszt a touché – qu’il s’agisse de chants
hongrois populaires ou savants3, ou bien d’arias italiennes, ou de quoi que ce soit
d’autre –, il l’a tellement pétri, tellement empreint de la marque de sa personnalité,
qu’ils sont pour ainsi dire devenus sa propriété. Ce qu’il a créé à partir de ces éléments
étrangers, c’est une musique dont on ne saurait méconnaître qu’elle est de Liszt. Mais il
y a plus important encore : il a couplé ces éléments d’origine étrangère avec tant
d’autres qu’il puisait exclusivement en lui-même qu’on ne peut guère mettre en doute,
dans aucune de ses œuvres, la grandeur de sa force créatrice. On pourrait presque dire
qu’il était éclectique dans le meilleur sens du terme : quelqu’un qui emprunte beaucoup
aux autres, mais qui donne encore plus de ce qui est sien.
12 Il y a pourtant des éléments qui ne se mêlent qu’avec difficulté : par exemple le
grégorien et l’aria à l’italienne. Ceux-là, même l’art immense d’un Liszt n’a pu les forger
en une unité. Je n’en donnerai qu’un seul exemple : sa grande œuvre pour piano et
orchestre intitulée Totentanz. Cette composition est d’une austérité frappante du début
à la fin, car ce n’est rien d’autre qu’une série de variations sur la mélodie grégorienne
du Dies irae. Mais que rencontre-t-on vers le milieu de l’œuvre ? Une variation qui,
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s’étendant certes à peine sur huit mesures, verse néanmoins dans un sentimentalisme à
l’italienne. Liszt voulait certainement faire luire ainsi quelque rayon d’espérance après
un tel déluge de ténèbres et d’austérité. Sur moi, cette œuvre a toujours un effet
fascinant ; mais ce petit détail, je n’ai jamais réussi à le trouver adéquat, tant il détonne
dans le style unifié de l’ensemble. On trouve dans beaucoup d’œuvres de Liszt ce genre
de petits détails saillants qui rompent l’unité du style.
13 Certes, ce n’est guère important, au bout du compte, car les interruptions fugaces de
l’unité stylistique ne sont que superficielles à côté de cette foule d’intenses beautés qui
constituent l’essentiel. Mais le public moyen s’y arrête, il n’aperçoit pas les grandes
beautés, il ne les comprend pas ; et, puisqu’il ne reçoit nul éclat éblouissant en
compensation – car dans les œuvres comme Totentanz, il n’y a en pas –, il laisse tomber
l’œuvre toute entière.
14 Une autre circonstance repoussante – tel est du moins mon soupçon –, c’est la longueur
des œuvres lisztiennes de grande envergure. Il ne s’agit pas des göttliche Länge 4 à la
Schubert, que nous pardonnons sans hésiter par égard pour la poussée juvénile d’idées
d’une surprenante beauté. Dans les grandes œuvres de Liszt, on rencontre souvent la
répétition, de type séquentielle, de certains passages étendus, par exemple dans une
tonalité parallèle ; et aujourd’hui, peut-être parce que nous sommes habitués au cours
plus rapide de la vie, nous n’en ressentons pas toujours la nécessité. Mais je ne crois pas
que ce soit essentiel. L’essentiel, dans ces œuvres aussi, nous devons le chercher et le
trouver dans les grandes audaces qui font signe vers l’avenir, dans les énoncés
nouveaux, inouïs à l’époque. Ce sont eux qui élèvent Franz Liszt, en tant que
compositeur, au rang des plus grands. C’est en leur nom que nous aimons ses œuvres
telles qu’elles sont, avec leurs défauts. Je dis : avec leurs défauts, car il n’y a sans doute
aucune de ses œuvres majeures qui offre cette perfection suprême que nous admirons,
du début à la fin, chez ceux qu’on appelle les grands « classiques ».
15 Cela nous entraînerait trop loin de développer en détail ce que Liszt, par ses œuvres, a
pu léguer de nouveau et d’important à la postérité. On pourrait se référer ici à toute
une série de modulations ou d’enchaînements harmoniques audacieux, comme la
juxtaposition sans transition aucune des deux tonalités les plus éloignées, ainsi que tant
d’autres exemples qui exigeraient trop de termini technici. Mais tout ceci ne concerne
que des détails. Plus importantes que les nouveautés qui surgissent ici ou là, il y a ces
conceptions qui, quant au contenu, sont parfaitement nouvelles, sans précédent, et que
l’on entend notamment dans sa sonate pour piano ou dans le premier et le dernier
mouvement de sa Faust-symphonie : ce sont elles qui situent de telles œuvres parmi les
plus hautes créations du XIXe siècle. Du point de vue de la forme aussi, Liszt, qui ne
rompt certes pas totalement avec la tradition, a beaucoup innové. Ainsi, c’est chez lui
qu’on trouve la première réalisation parfaite de la forme-sonate cyclique, avec des
thèmes communs et sur la base de leurs variations, notamment dans son concerto pour
piano en mi bémol majeur. Cette solution formelle a eu une importance toujours plus
grande dans la période post-lisztienne. C’est aussi Liszt qui, après Berlioz, a continué à
faire évoluer ce qu’on appelle le « poème symphonique ». Et l’on peut encore
considérer comme due à l’initiative de Liszt cette forme qui, dans la musique savante,
est née de la juxtaposition du lent et du vif5 ; il y fut conduit, en fait, par la succession
habituelle des danses populaires et semi-populaires en Hongrie.
16 Le point de départ, pour sa technique pianistique, ce fut la technique de Chopin et
d’autres compositeurs moins importants ; mais, dans ses années plus mûres, elle s’est
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renouvelée en devenant tout à fait originale. Ce moyen d’expression bien à lui, il l’a
rendu tellement parfait qu’il en a réalisé lui-même toutes les possibilités de
développement. Si bien que, sur cette voie, il ne restait plus grand-chose à faire pour
ses successeurs, qui ont dû emprunter d’autres chemins. En tant qu’orchestrateur aussi,
on doit le ranger, avec sa technique d’instrumentation tout à fait originale, aux côtés
des deux autres grands orchestrateurs du XIXe siècle, Berlioz et Wagner.
17 C’est dans les œuvres de Liszt qu’on trouve le reflet le plus exact de toute sa pensée et
de sa vision du monde. Son optimisme s’exprime au mieux dans ces parties conclusives
de type Verklärung6 que l’on trouve si souvent dans ses œuvres de grande envergure.
Qu’il n’ait pas désavoué son époque, le XIXe siècle romantique, avec toutes ses qualités
et toutes ses exagérations, on le comprend tout à fait d’un point de vue humain. Telle
est la source de son pathos rhétorique excessif ; et c’est ce qui explique certaines
concessions au public bourgeois, même dans ses œuvres les plus significatives. Je le
redis : ceux qui ne vont chercher que ces défauts – et c’est le cas, aujourd’hui encore,
d’une partie des mélomanes –, ceux-là sont aveugles à l’essentiel, qui se situe au-delà.
Un jugement impartial, pourtant, n’est pas imaginable si l’on ne reconnaît pas
l’essentiel.
18 Dans une partie de ses œuvres pour piano, c’est comme s’il avait délibérément cherché
à satisfaire le goût moyen. Bien sûr, on y voit aussi, et jusque dans les moindres détails,
son grand art. Mais quant au contenu, ces pièces brillantes, ces « mélodies faciles » ne
nous offrent rien de comparable à d’autres œuvres pianistiques, surtout celles de sa
maturité, qui sont exemptes de toute fioriture. Du point de vue formel et technique,
toutefois, elles sont également parfaites, souvent même plus parfaites que telle œuvre
de plus grande envergure et au contenu plus significatif. Il va de soi que ses
arrangements, par exemple ses rhapsodies, lui donnaient moins l’occasion de laisser
s’épanouir pleinement son moi le plus intérieur. Au début, c’était exclusivement ce
type de pièces qui avait la faveur du public ; et l’on ne s’étonnera pas de voir les plus
exigeants insister à vouloir démontrer, parfois même en exagérant, que les œuvres
originales de Liszt renferment des valeurs autrement plus grandes. Mais pour être
honnête, je dois pourtant souligner que ces rhapsodies - je parle avant tout des
Rhapsodies hongroises - sont des créations parfaites dans leur genre. Le matériau que Liszt
y a utilisé, on ne saurait l’exploiter mieux que lui, ou de façon plus belle, avec un plus
grand art.
19 Que ce matériau ne soit pas toujours de grande valeur, c’est une autre question. Sans
doute est-ce d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles ces œuvres sont en général
moins significatives, mais connaissent un succès public d’autant plus grand.
20 Nous pouvons maintenant passer à la deuxième question : quelle influence la musique
de Liszt a-t-elle eu sur l’évolution ultérieure de l’art musical ?
21 J’ai écrit quelque part : « je sens que l’importance de ses œuvres est plus grande, du
point de vue de l’évolution de la musique, que celle de Wagner et de Strauss 7 ». C’est
une affirmation que je contresigne aujourd’hui. Je ne veux pas dire par là que Liszt était
un plus grand compositeur que Wagner. Car, dans les œuvres de Wagner, nous trouvons
une plus grande perfection de la forme, une gamme d’expressions plus riche, une plus
grande unité dans le style. Et pourtant, les œuvres de Liszt ont été plus fécondes pour
les générations qui l’ont suivi que celles de Wagner. Qu’on ne se laisse pas égarer par la
foule des imitateurs de Wagner : Wagner a accompli sa tâche de façon si parfaite, dans
l’ensemble et dans les détails, qu’on ne pouvait l’imiter autrement que de manière
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servile, sans guère trouver chez lui d’incitations à poursuivre plus avant. Or, toute
imitation, quelle qu’elle soit, est inféconde, chose morte. Au contraire, Liszt, dans ses
œuvres, a touché tant de cordes nouvelles quant aux possibilités à venir qu’on y trouve
infiniment plus de stimulations que chez Wagner.
22 Quelques exemples, ici, pour montrer l’influence des œuvres de Liszt sur les
compositeurs qui lui ont succédé. Extérieurement, les premières œuvres de Richard
Strauss, assez sèches, font signe vers Brahms, mais sans qu’on y reconnaisse la force
d’invention brahmsienne ; un véritable élan ne se manifeste chez lui qu’à partir du
moment où, en partie sous l’influence de Wagner, mais surtout sous celle de Liszt, il a,
par un retournement assez soudain, commencé à écrire des poèmes symphoniques. On
découvre aussi une parenté surprenante entre, d’une part, un certain type d’œuvres
lisztiennes, par exemple telle ou telle pièce des Années de pèlerinage ou des Harmonies
poétiques et religieuses, et, d’autre part, quelques-unes parmi les œuvres des deux plus
grandes figures du nouvel art musical français, Debussy et Ravel. Je suis convaincu que,
sans les Jeux d’eau à la Villa d’Este et d’autres pièces apparentées de Liszt, on pourrait à
peine imaginer ces œuvres qui, chez les deux compositeurs français, expriment une
atmosphère analogue. Par ailleurs, dans tant d’œuvres musicales hongroises récentes,
on peut être sûr de reconnaître les traces de l’héritage lisztien. Mais il y a encore un
compositeur parmi nous qui ne s’est presque jamais soustrait à la sphère d’influence
lisztienne. Il est le plus fervent porte-parole et propagateur de l’héritage de Liszt : il
s’agit de Ferruccio Busoni, le plus grand parmi ceux qui s’inscrivent dans la tradition
lisztienne.
23 S’agissant d’un phénomène artistique tel que Busoni, l’ancrage lisztien tellement
évident et ses tentatives pour frayer de nouvelles voies en suivant exclusivement les
traces des compositions de Liszt sont dignes d’attention, même s’il n’est pas parvenu à
la perfection et à l’épanouissement artistiques auxquels il aspirait, ou s’il ne les a
atteints que dans un petit nombre d’œuvres. On reconnaît partout dans ses œuvres,
non seulement dans leur mode d’expression ou leur formulation, mais aussi dans
l’aspect extérieur de leur technique, l’influence fascinante de Liszt. Comme Liszt, c’est
en parcourant le monde que Busoni a déployé son activité pour ainsi dire
internationale. L’attention de Busoni était, tout autant que celle de Liszt,
infatigablement tournée vers tous les phénomènes nouveaux qui pouvaient surgir ici
ou là dans la vie musicale. En ce cinquantenaire de la mort de Liszt, il est de notre
devoir de nous souvenir avec reconnaissance de toute l’activité de ce grand artiste ; et
notamment de la façon dont il a tenté de faire peu à peu pénétrer dans la conscience
musicale commune ces œuvres de Liszt qui ont été si longtemps méconnues et
négligées.
24 La troisième question concerne le célèbre livre de Liszt consacré à la musique tsigane 8.
25 Nous savons tous, désormais, le caractère complètement erroné de l’affirmation de ce
livre selon laquelle ce que les musiciens tsiganes jouent en Hongrie, voire la musique
paysanne elle-même, serait d’origine tsigane. Nous savons tous, et nous le savons sur la
base de preuves irréfutables, que cette musique est d’origine hongroise. Il est inutile de
gaspiller un mot de plus pour le démontrer une fois encore. Ce qu’il nous faut en
revanche examiner, par rapport à cette question, c’est la part de responsabilité de
Franz Liszt dans cette erreur.
26 Ma conviction, c’est qu’il n’a qu’une responsabilité partielle. Toute cette question de la
musique dite tsigane appartient en fait au domaine des recherches sur le folklore
190
sources étaient des compositions d’auteur ; seules des recherches exigeantes auraient
pu lui donner accès à des données de ce type. On peut aussi supposer que nos
ensembles tsiganes interprétaient alors un matériau musical bien meilleur que de nos
jours, et de façon bien plus saisissante ; et l’on peut encore supposer que, dans leur
répertoire, les éléments d’origine populaire étaient relativement plus nombreux.
Concernant ces derniers, Liszt n’aurait pu être mis sur la piste de la vérité qu’en se
consacrant – nous l’avons déjà dit – à des enquêtes circonstanciées sur place, dans nos
villages, et en s’adressant aux paysans eux-mêmes. Mais il est évident que, du fait de sa
connaissance imparfaite de la langue hongroise, il n’aurait pu le faire que par
l’intermédiaire de ses amis hongrois appartenant à la noblesse. Or, que la bonne société
hongroise de province soit la moins bien placée en la matière pour ce rôle
d’intermédiaire, c’est ce que nous savons d’expérience. Car, au cours de nos voyages de
collecte, nous avons pu entendre d’innombrables fois, de la bouche des secrétaires de
mairie, des instituteurs ou des magistrats, ce genre de déclarations : « allons donc, ces
paysans ne savent absolument rien ; et ce qu’ils pourraient savoir, ça ne vaut rien, pas
le moindre effort. »
33 Je peux citer également les n° 1 et 2 de la revue Ethnographia en 1933 (p. 44), où l’un de
nos collecteurs récents se plaint en ces termes : « [la collecte dans une partie du
comitat de Borsod] n’aurait été possible qu’avec l’appui de la bonne société et des
administrations locales. Mais l’attitude de froide indifférence et de mépris des cercles officiels
a tout empêché et m’a contraint à déplacer le centre de mon activité dans une autre
partie du comitat. » Enfin, je peux mentionner aussi les querelles par lesquelles, ces
dernières années, notamment dans les colonnes des journaux, les partisans de la
chanson distinguée11 – qui restent malheureusement majoritaires dans la bonne société
– se sont efforcés de déprécier le plus possible la musique villageoise 12. Je peux le dire
sans hésiter : à l’exception des régions sicules, je n’ai jamais vu ailleurs que sur le
territoire hongrois une aussi grande indifférence, un tel mépris de la bonne société
pour la musique de la paysannerie. Quant à en rechercher la raison, ce n’est pas une
tâche qui m’incombe. On peut néanmoins être sûr que, chez nous, cette antipathie sans
limite n’est pas née d’un coup au début du XXe siècle, qu’elle existait depuis longtemps
déjà. On peut donc imaginer les résultats si quelqu’un, désireux de faire des recherches
mais dépourvu de toute expérience, s’orientait en suivant un guide aussi hostile ou,
dans le meilleur des cas, aussi indifférent. Or, dans quelles circonstances Liszt a-t-il pu
écouter des paysans hongrois en train de chanter ou de musiquer ? Ses chanteurs,
c’étaient évidemment les gens convoqués au château du seigneur, que leurs maîtres,
par ordre seigneurial, voulaient pousser à chanter. On ne saurait imaginer situation
plus défavorable pour observer la musique populaire. Dans des circonstances
autrement plus favorables, combien de fois m’est-il arrivé, au cours de mes collectes,
que les paysans cherchent d’abord à me chanter des chansons distinguées qui plaisent à
la bonne société ; c’est à grand-peine que je parvenais à leur faire comprendre que
j’attendais d’eux quelque chose de tout autre, dont ils savaient par expérience, ou
sentaient instinctivement, qu’elle suscitait le mépris, le dédain de la bonne société.
Quant à Liszt, qui se trouvait dans une situation bien plus défavorable, qu’a-t-il pu
obtenir d’autre de la part des paysans qu’un ramassis sans valeur, recueilli en imitant
tant bien que mal la classe dominante, bref, dans le meilleur des cas, des chansons du
type Szeretnék szántani13 ?
34 Je répète : on ne peut reprocher que partiellement à Liszt ses déductions erronées ; de
tout ce qu’il a pu voir et entendre, il ne pouvait guère tirer d’autres conclusions que
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celles qui se font jour dans son livre14. On peut même admirer, au contraire, le courage
avec lequel il a affirmé son opinion de bonne foi, certes erronée. Car il devait bien
savoir qu’il susciterait ainsi, dans sa patrie, une réaction inamicale à son égard. Et nous
pouvons d’autant plus nous rendre responsable nous-mêmes de n’avoir pas su, ou pas
voulu, ou encore d’avoir simplement négligé de le guider vers le chemin de la vérité,
qui se trouvait pourtant à portée de main dans nos propres villages.
35 Je ne veux m’occuper que brièvement de la dernière question : dans quelle mesure est-il
légitime de considérer Franz Liszt comme hongrois ? Je dois commencer par dire que
cette question est tout à fait secondaire d’un point de vue artistique ou esthétique, car
celui qui a su créer quelque chose de vraiment grand mérite le même respect dans le
monde entier quelle que soit son origine. Cette question n’a de poids que d’un point de vue
sentimental, historique ou politique.
36 Si nous examinons l’origine de Franz Liszt d’un point de vue racial, nous n’obtenons pas
grand-chose. Sa mère était une Autrichienne allemande ; quant à savoir si la famille de
son père était d’origine hongroise, allemande ou peut-être slave, c’est apparemment
indécidable sur la base des documents officiels. Mais, au fond, il est inutile de
s’acharner sur cette question car, même parmi les grands hommes des grands peuples
de l’Europe occidentale, combien d’exemples peut-on voir d’une origine raciale
étrangère ! Et à plus forte raison chez nous, en Europe de l’Est, où le mélange racial est
plus grand que partout ailleurs en Europe ! Franz Liszt est né sur le territoire de la
Hongrie d’alors, c’est-à-dire qu’il est né citoyen hongrois : prenons ce fait incontestable
comme point de départ.
37 Nos adversaires se réfèrent volontiers au fait que Franz Liszt ne parlait même pas le
hongrois. Ils ne tiennent pas compte, toutefois, de la situation singulière de la Hongrie
à cette époque : même un István Széchenyi15 écrivait son journal intime en allemand et
en français ; et József Eötvös16 n’a appris le hongrois qu’à l’adolescence. La langue
maternelle de Franz Liszt était l’allemand car sa mère, quand elle était jeune, ne parlait
évidemment que l’allemand. Si Franz Liszt avait pu rester en Hongrie et y être actif
dans la première moitié de sa vie, il ne fait aucun doute qu’il aurait appris le hongrois,
comme József Eötvös. Mais, en ce temps-là, il n’en était pas question. Il s’est retrouvé à
Paris et le français est devenu pour ainsi dire sa seconde langue maternelle ; il préférait
même le français - c’est là un détail très important et caractéristique–, qu’il parlait
mieux que l’allemand. Ses livres aussi, il les a écrits en français. Sur la base de ses
connaissances linguistiques, on devrait donc le considérer comme français, mais
personne n’y songe, car, en dehors de ses années de jeunesse passées à Paris, il n’a pas
grand-chose à voir avec la France d’un point de vue culturel.
38 Au midi de sa vie, il fut longtemps actif en Allemagne, à Weimar. Mais pourquoi donc ?
Parce que c’est seulement là qu’il a eu l’occasion de s’engager pour la cause de la
nouvelle musique de l’époque. Et le style de ses œuvres musicales ? On peut tout dire
sauf qu’il est allemand. C’est justement le contraire de cette surcharge, de cette
pesanteur si caractéristique des œuvres des compositeurs allemands les plus éminents
au XIXe siècle : chaque mesure, dans ses compositions, témoigne d’une transparence,
d’une clarté qu’on devrait plutôt dire française. Á l’évidence, si l’on veut s’évertuer à
démontrer que Liszt n’est pas hongrois, il faut le déclarer apatride et cosmopolite. Mais
que dit, en revanche, le principal intéressé, Liszt lui-même ?
39 Il est bien connu que Liszt s’est toujours déclaré hongrois, avec une constance qui ne
dépendait pas du destin heureux ou malheureux de la Hongrie 17. Or, un phénomène
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artistique de la stature de Liszt mérite que l’on reconnaisse dans le monde entier sa
volonté en cette matière, qu’on ne la contredise pas. D’autant plus qu’il n’y a aucune
preuve objective qui la contredit. Franz Liszt se disait hongrois : chacun, hongrois ou
pas, doit se satisfaire de cette déclaration et la reconnaître.
40 Et pourtant... Il y a chez nous des messieurs qui jouent un rôle important dans la vie
musicale, qui jouissent de l’estime du public et qui sont les ennemis, les contradicteurs
les plus entêtés de tout ce qui s’est produit de nouveau et d’appréciable dans la musique
hongroise depuis l’époque de Liszt. Qui, autant qu’ils peuvent, mettent des bâtons dans
les roues des véritables héritiers de la tradition lisztienne. Qui, leur vie durant, soit en
tant que compositeurs, soit en tant qu’écrivains, sont les plus grands contempteurs des
principes artistiques de Liszt. Qui, malgré tout cela, se joignent en pharisiens au camp
de ceux qui fêtent et honorent la mémoire d’un artiste dont la vie entière, l’activité
entière ainsi que chaque fait et geste sont diamétralement opposés aux leurs. C’est à
eux qu’il devrait être interdit de prononcer inutilement le nom de Liszt et, plus encore,
d’en appeler à l’identité hongroise de Liszt pour en faire un titre de gloire !
NOTES
1. Paru dans Nyugat, XXIX/3, mars 1936. La revue avait publié le discours de réception de Bartók
à l’Académie des sciences de Budapest. Nous traduisons le texte original hongrois en suivant
l’édition de András Szőllősy (Bartók Béla összegyűjtött írásai, Zeneműkiadó, Budapest, 1967).
2. Népművelés, vol. VI, n° 17-18, Budapest, 1911. (Note de Bartók) [Voir supra].
3. Magyar műdal vagy népdal. Voir la note 2 dans L’influence de la musique populaire sur la musique
savante d’aujourd’hui (1931).
4. « Divines longueurs » (en allemand dans le texte).
5. Lassű et friss. Cf. par exemple les Rhapsodies hongroises de Liszt.
6. « Transfiguration » (en allemand dans le texte).
7. Musikblätter des Anbruch, vol. III, n° 5, p. 88. (La traduction allemande est erronée ; voir la
correction dans le n° 7.) (Note de Bartók) [Il s’agit en fait probablement d’une intervention
éditoriale, car l’autobiographie de Bartók parue dans les Musikblätter avait été rédigée par lui-
même en allemand. Cf., ici-même, la note 10 dans ses Autobiographies.]
8. Des Bohémiens et de leur musique en Hongrie, par F. Liszt, nouvelle édition, Leipzig, Breitkopf et
Haertel Libraires-Éditeurs, 1881. (Note de Bartók) [Voir note suivante].
9. De son livre précédemment mentionné, p. 439-440, on peut citer les phrases suivantes, en
traduction hongroise : « Les chansons hongroises telles qu’elles existent dans nos campagnes et
les airs qui y sont familièrement exécutés sur les instruments susnommés [à savoir : flûte à bec,
cor, chalumeau, pipeau, cornemuse], pauvres et incomplets, ne sauraient prétendre à l’honneur
d’être universellement appréciés et placés au même rang que d’autres œuvres lyriques plus
répandues, tandis que la musique instrumentale telle qu’elle est pratiquée et propagée par les
orchestres bohémiens peut soutenir toute concurrence... » « la musique qu’ils interprètent fort
médiocrement [c’est-à-dire la musique instrumentale villageoise hongroise], qui est si
apparentée à celle des Bohémiens qu’on ne pourrait plus l’en distinguer qu’avec peine, du
moment que ceux-ci lui auraient rendu son véritable coloris par la sonorité de leurs instruments,
et qu’ils l’auraient parée avec tout le luxe de leur ornementation où tous les rayons du prisme
194
semblent chatoyer... » (Note de Bartók) [Plutôt que de retraduire ce texte que Liszt avait lui-même
rédigé en français, nous avons restitué, malgré quelques écarts notables avec la version
hongroise que cite Bartók, les passages correspondants de l’édition originale de 1859, republiée
aux éditions Marval en 1999 (p. 176-177).]
10. Úriemberek. Voir la note 3 dans L’influence de la musique populaire sur la musique savante
d’aujourd’hui.
11. Úri nóta.
12. Cf., par exemple, le compte rendu paru dans Rádió Ujság [« Le journal de la radio »], IX/24, 9
juin 1933. – Il est vrai que cette revue n’a aucune importance d’un point de vue scientifique ou
artistique. Mais ce qui donne à cette opinion un poids oppressant, c’est qu’il faut y voir la
conception de la moyenne des lecteurs de la revue, qui en compte vraisemblablement une
centaine de milliers. (Note de Bartók)
13. Littéralement : « J’aimerais labourer »... que l’on pourrait rendre en français par Le gai
laboureur.
14. Quant à cette sorte de ragot que l’on colporte, selon lequel la compagne de Liszt à l’époque, la
princesse Wittgenstein, aurait joué un rôle dans la rédaction du livre et dans la formulation de
l’opinion négative sur la musique hongroise, il ne vaut même pas la peine d’en parler. (Note de
Bartók)
15. 1791-1860, politicien et écrivain hongrois. On disait couramment de Széchenyi qu’il était « le
plus grand des Hongrois ».
16. 1813-1871, écrivain hongrois qui eut des responsabilités politiques importantes.
17. Parmi ses innombrables déclarations dans ce sens, qu’il me soit permis d’en mentionner une,
dans sa lettre adressée au baron Gabor Prónay, qui fut publiée en traduction hongroise dans Pesti
Napló, en novembre 1862. Le contenu de cette lettre est également reproduit dans Akadémiai
Értesiő, vol. XLV (discours du président et membre honoraire Albert Berzeviczy, p. 303), Budapest,
1935. (Note de Bartok)
195
cordes dotés de leviers comme le piano. Dans certains cas, la relation entre les doigts de
l’homme et les cordes pincées de l’instrument reste du moins immédiate lors du geste
visant à raccourcir celles-ci ; mais cela ne vaut déjà plus pour le piano ou pour la harpe.
Dans le cas du piano, il n’est pas jusqu’à la vibration des cordes qui ne soit déclenchée
par le biais d’un mécanisme de transfert de forces. C’est pourquoi nous pouvons dire
que la musique de piano est déjà plus ou moins une musique mécanisée. Certes, les
artistes qui s’expriment au moyen du piano ou d’instruments à cordes pincées
cherchent à suppléer le manque d’immédiateté de la relation par toutes sortes
d’artifices. Ce qui met à leur disposition des possibilités de modulations rythmiques
plus fines, ainsi que des nuances dynamiques si diverses que les écarts sont souvent
infiniment petits. En écoutant le jeu pianistique des grands interprètes, on a souvent
l’impression d’un flux, d’une continuité, comme celle de la cantilène des instruments à
vent ou à archet. Alors qu’il n’y a là rien qu’une illusion, que l’interprète réussit à créer
par les nuances infiniment variées de la dynamique et du rythme : car, sur ces
instruments, la fusion des notes au sein d’une séquence est en réalité impossible, on ne
peut guère qu’attaquer sèchement les notes les unes après les autres.
5 Avec l’orgue, c’est une foule de mécanismes - des plus simples aux plus complexes - qui
s’interpose entre l’homme et la production du son, si bien que, mis à part le choix des
registres, l’interprète ne maîtrise plus que le rythme. Cependant, dès le XVIII e siècle, on
est allé encore plus loin quant à la mécanisation de la musique ; et l’on a inventé toutes
sortes d’horloges musicales et de dispositifs du type orgue de Barbarie. Si la rotation de
ces derniers est mue par une force humaine, alors l’exécutant, bien qu’il ne contrôle
déjà plus le rythme, reste encore maître du tempo. Si, en revanche, le mécanisme est
mû par un ressort, alors nous avons affaire, au sens le plus strict du mot, à une musique
mécanisée. Notons que même Mozart n’a pas méprisé ces machines musicales, car c’est
pour ce type d’instrument qu’il a écrit certaines de ses compositions mineures.
6 De tout ce qui précède, on peut tirer deux conséquences. Tout d’abord, il n’y a pas de
frontière bien définie entre musique mécanisée et musique non mécanisée : ce qui
paraît tout à fait clair si l’on songe à tous les intermédiaires entre, d’une part, la
musique vocale et, d’autre part, la musique de ces dispositifs du type orgue de Barbarie
dont le mouvement reste manuel. Deuxièmement, il apparaît que l’idée d’une musique
entièrement mécanisée n’appartient pas au XXe siècle, car il y a eu des expériences
dans ce sens bien avant.
7 Toutefois, c’est à la fin du XIXe siècle et dans les premières décennies du XX e que les
différentes inventions, ainsi que le perfectionnement des machines, ont permis le
développement de la mécanisation de la musique d’une manière jusqu’alors
inimaginable. La première expérience qui allait dans ce sens eut lieu à la fin du XIX e
siècle, avec les dispositifs de type pianola. Comme leur nom l’indique aussi, ce sont en
vérité des pianos mécaniques ; leur différence avec les anciens dispositifs du type orgue
de Barbarie tient à ceci : ce sont non pas des clous plantés sur un cylindre rotatif, mais
des trous découpés dans un rouleau de papier à défilement continu qui, en laissant
passer l’air sous pression, mettent en mouvement les touches, c’est-à-dire les leviers. Le
but du premier des pianos mécaniques de cette sorte était d’offrir à de mauvais
pianistes, voire à des gens qui ne savaient pas du tout jouer du piano, la possibilité
d’exécuter eux-mêmes des œuvres pianistiques connues. Les lignes sont incisées sur le
rouleau par la main de l’homme, d’après les partitions et selon un calcul exact. Le
tempo et, dans une certaine mesure, la dynamique générale pouvaient être librement
197
choisis par l’exécutant. Des dispositifs identiques peuvent être utilisés avec d’autres
instruments à clavier, notamment avec l’orgue.
8 Vers 1920, alors que le slogan « musique objective » était très en vogue, quelques
compositeurs connus, notamment Stravinsky, ont écrit des œuvres directement pour le
pianola, en exploitant toutes les possibilités ouvertes par l’absence des limites
qu’impose la constitution de la main humaine. D’un point de vue plus élevé, toutefois,
le but était plutôt de réduire autant que possible la manifestation de l’individualité de
l’interprète. Quant à savoir si ce principe est juste ou non, c’est bien sûr une autre
question.
9 Avant de poursuivre, j’aimerais mettre en évidence la diversité des catégories - quant à
leurs visées et à leurs origines - dans les musiques plus ou moins mécanisées
d’aujourd’hui. Les machines musicales actuelles peuvent être divisées en trois groupes.
Le but de celles du premier groupe (le plus ancien) est de fixer pour l’avenir une
musique produite par l’homme. Le but de celles du deuxième groupe est de rayonner
dans l’espace une musique produite par l’homme au moment de son exécution, et
seulement pendant la durée de celle-ci. On relie d’ailleurs souvent ces deux groupes.
Dans le troisième groupe, enfin, je placerais la musique mécanisée dans laquelle la
production du son n’est le résultat d’aucune force humaine, ni au moment de son
intonation ni avant.
10 Les dispositifs de type « phonola », développés à partir du pianola tel qu’il vient d’être
décrit, appartiennent au premier groupe : ils sont tout au plus aptes à fixer, de façon
plus ou moins fidèle, une interprétation pianistique. La manière de procéder est
essentiellement la suivante : chaque touche est reliée par un circuit électrique à un
rouleau de papier ; au moment où l’on appuie sur une touche, la pointe qui se trouve au
bout du circuit entre en contact avec le rouleau de papier et dessine sur le défilement
régulier de celui-ci un trait, jusqu’à ce que la touche soit relâchée. Sur un autre rouleau,
et d’après la trace des lignes ainsi dessinées, on découpe à la main des trous d’une
longueur correspondante, à l’endroit correspondant ; on obtient donc un rouleau
semblable à ceux qui sont employés pour le pianola, et l’on peut ainsi écouter
l’enregistrement sur n’importe lequel de ces instruments. Ce procédé de fixation
conserve avec une fidélité mécanique le tempo, le rythme et même le jeu des pédales. Il
a toutefois pour inconvénient que la préparation du rouleau n’est pas assurée par une
machine : elle implique une force humaine, si bien que des modifications,
intentionnelles ou non, peuvent s’y glisser. L’avantage de ce procédé face au
gramophone et au phonographe est qu’il permet de corriger les fausses notes ; de plus,
la lecture de l’enregistrement n’entraîne aucune distorsion du timbre instrumental. En
revanche, les nuances dynamiques extrêmes – un véritable pianissimo ou un grand
fortissimo – ne peuvent être rendues.
11 Bien plus importants que le phonola, il y a les dispositifs du type phonographe ou
gramophone. Il est peut-être superflu d’expliquer ici en détail le principe de la fixation
du son ; nous savons tous que l’aiguille fixée au centre de la membrane
d’enregistrement grave un sillon dans un matériau semblable à la cire et doté d’une
rotation régulière, que dans ce sillon elle dessine simultanément les ondulations qui
correspondent aux vibrations. Par ces figures ondulatoires, l’aiguille de la membrane
de lecture est dotée d’un mouvement vibratoire identique à celui qui fut enregistré, et
elle transmet cette vibration à la membrane. Edison a inventé le phonographe ; le
phonographe fixe le son sur un cylindre horizontal ; comme la membrane lui est ici
198
commerciales de profit. Il est vrai que ces sous-produits musicaux rapportent beaucoup
en quelques années ; mais, s’ils viennent à passer de mode, au diable les héros vaincus !
Tandis que les enregistrements de valeur, même s’ils se vendent moins bien en une
année, seront achetés encore pendant un temps bien plus long - cent ans, ou peut-être
même plus. En définitive, on pourrait tirer plus de profit, avec le temps, des
enregistrements de valeur que des airs à la mode, toujours éphémères. Mais il est
évident que le mot d’ordre des maisons de disques est le suivant : un tiens vaut mieux
que deux tu l’auras.
17 Il est encore d’autres reproches que l’on peut faire aux maisons de disques. Vous avez
certainement entendu parler de la « licence forcée », n’est-ce pas ? Licence forcée, cela
veut dire que les maisons de disques ont le droit d’enregistrer sur disque toute œuvre
publiée sans en avertir l’auteur et sans l’accord de celui-ci ; qu’elles ont le droit de
mettre en vente ces disques pourvu qu’elles lui versent un certain montant – au
demeurant très faible – de droits d’auteur (quelques centimes). En conséquence, quelles
que soient les distorsions que l’interprétation fixée pour le marché impose à l’œuvre du
compositeur, celui-ci n’a pas le droit de protester. Il est vrai qu’une exécution publique
peut aussi faire subir à son œuvre des distorsions. Mais une exécution publique est
unique et éphémère, elle est donc moins dommageable que la pérennisation par le
disque d’interprétations déformées. De plus, il arrive que l’œuvre soit éditée avec des
coquilles. L’auteur aimerait en avertir les interprètes, qui peuvent être du reste
excellents ; mais il n’en a pas le loisir, car il n’est pas prévenu qu’un enregistrement va
avoir lieu : ainsi, c’est avec les coquilles que son œuvre sera mise en circulation par le
disque. Cette pratique de la licence forcée, qui prive l’auteur de ses droits, a été
imposée par les maisons de disques. Et cela vient encore des airs à la mode, car leur
enregistrement est toujours d’une brûlante actualité ; si l’on attend ne serait-ce que
quelques mois, le tube cesse d’être un tube, et l’on peut dire adieu au profit. Rechercher
les adresses des auteurs qui viennent de publier une chanson à succès : ce petit
contretemps menace déjà les intérêts économiques des puissantes maisons de disques,
d’où l’institution de la licence forcée.
18 En revanche, l’utilité du procédé phonographique ou gramophonique pour la recherche
sur le folklore musical est inestimable. Car, sans ce procédé, l’étude des matériaux du
folklore musical ne saurait être, au sens que l’on donne aujourd’hui à ce mot,
exhaustive ; qui plus est, la collecte même de certains matériaux s’avérerait impossible,
du fait d’une notation qui reste approximative. Je l’affirme sans hésiter, la science du
folklore musical doit son développement actuel à Edison. Au demeurant, il y a un autre
avantage, immense, à pouvoir pérenniser les matériaux du folklore musical dans leur
forme originale (bien qu’elle ne soit, il est vrai, que celle de l’instant).
19 La science du folklore musical est relativement jeune ; pour ainsi dire, ses tâches, son
objectif et ses points de vue analytiques changent, ou plutôt s’élargissent d’année en
année. Des points de vue nouveaux surgissent pour l’analyse du matériau, des points de
vue que nous n’avions pas même imaginés par le passé. En ayant des enregistrements à
disposition, nous pouvons compenser les pertes du passé ; et sans eux, nous serions
impuissants face à une révision qui pourrait apparaître comme nécessaire plus tard.
20 L’autre grand avantage des enregistrements, c’est qu’avec une vitesse de rotation
diminuée de moitié nous pouvons les écouter et les étudier dans un tempo très lent,
comme si nous analysions un objet à la loupe. Il est évident que, de cette manière, nous
pouvons observer bien plus aisément les caractéristiques infimes de l’interprétation.
200
21 Mais, même en ce qui concerne les enregistrements de folklore musical, nous devons
encore constater des faits déplorables. Partout dans le monde, le matériau de la
musique populaire dépérit avec une effrayante rapidité ; et, pour réunir ne serait-ce
qu’une petite fraction de l’argent nécessaire à sa pérennisation, il faut batailler sans
relâche, car ni les autorités ni les sociétés privées ne se préoccupent de cette affaire,
sans doute secondaire à leurs yeux.
22 Il va sans dire que le rôle des maisons de disques, sur ce terrain aussi, n’est pas des plus
brillants. Permettez-moi d’en donner encore un exemple. On sait que les maisons de
disques s’intéressent également à la musique populaire de pays exotiques ; les
enregistrements de ce type sont achetés par les indigènes, si bien que le profit attendu
se réalise. Mais si, pour une raison ou pour une autre, les possibilités de vente viennent
à diminuer, les disques en question sont retirés de la circulation, et les matrices sont
vraisemblablement refondues. C’est ce qui s’est passé pour cette série de disques
précieuse entre toutes qu’Odéon avait consacrée à la musique de Java, comme en
témoigne la bibliographie de la Société des Nations, à la rubrique « Musique et
chansons populaires2 ». Si de telles matrices étaient effectivement détruites, il s’agirait
d’un acte de vandalisme contre lequel les différents pays devraient légiférer. Dans
certains pays, des lois interdisent en effet la destruction ou la défiguration des
monuments.
23 Je dois encore mentionner, plutôt comme une bizarrerie du gramophone, la possibilité
d’écouter à rebours toute musique enregistrée. L’effet en est souvent des plus
particuliers, surtout si nous écoutons un enregistrement de piano. Chaque son du piano
est en fait la juxtaposition d’une attaque frappée et d’une résonance : on peut imaginer
à quel point il est étrange de voir cet ordre inversé, et d’entendre chaque son du piano
comme un crescendo qui vient s’étrangler en un fortissimo final.
24 Un autre moyen de fixer le son apparaît avec la musique de film ; avec ce procédé
d’enregistrement, le son fait vibrer une membrane, la vibration de la membrane affecte
à son tour un courant électrique, qui lui-même influe sur la lumière recueillie par une
plaque photosensible. Pour la lecture, les étapes du procédé sont inversées. La musique
de film a donné lieu à une nouvelle possibilité, celle de la musique de film dessinée ; j’y
reviendrai plus tard.
25 Le but des machines musicales du deuxième groupe, je l’ai dit, est de rayonner dans
l’espace une musique produite par l’homme au moment de son exécution, ou encore,
s’il s’agit de diffuser des disques, à n’importe quel instant ultérieur. La radio est une
machine musicale de ce type ; et, comme elle est bien connue, nous nous dispenserons
de la décrire. Considérons plutôt cette question tant débattue : d’un point de vue
musical, dans quelle mesure l’usage très répandu de la radio est-il néfaste ou
bénéfique ? Et je ferai cette remarque préalable : tout ce que j’ai dit sur l’imperfection
des meilleurs enregistrements discographiques vaut également pour les meilleurs
postes de radio. J’ajouterai simplement que c’est surtout la compréhension de la
musique polyphonique qui pâtit de la transmission radiophonique, à moins que
l’auditeur ne lise en même temps la partition. C’est pourquoi, d’un point de vue
esthétique plus élevé, la diffusion radiophonique de la musique n’est encore qu’un
succédané musical qui – du moins jusqu’à présent – ne peut en aucune manière
remplacer l’écoute sur place de la musique vivante. Mais une chose est sûre : le meilleur
poste de radio ou le meilleur gramophone ne peut être un tant soit peu apprécié que de
près, car au-delà d’une certaine distance il ne donne guère que d’affreux gargouillis et
201
certaine image de ce qui se passe en des lieux inaccessibles. Mais, en ce qui concerne
son effet bénéfique sur les masses, jusqu’à présent je ne suis pas très confiant.
29 Avant d’en venir au troisième groupe que j’ai distingué dans la musique mécanisée, je
dois encore parler d’un type d’instruments dont la naissance est liée à la radiophonie. Il
s’agit des instruments dits électroniques. À ma connaissance, la musique produite par
ces instruments n’est pas autre chose qu’une domestication musicale des sifflements
des postes de radio les moins perfectionnés. Le premier de ces instruments a été conçu
par le Russe Teremin.
30 J’ai pu en voir un, il y a huit ans : dès que l’on tend la main droite en s’approchant à une
distance d’environ 30-40 centimètres, l’instrument se met à siffler comme une radio. Si
on lève le bras, le son devient plus aigu, si on le baisse, il devient plus grave. Avec la
main gauche, on règle l’intensité : même les sons graves peuvent être amplifiés en un
vaste fortissimo. La couleur du son est un mélange grisâtre et étrange entre les cordes et
le saxophone. Le timbre ne peut pas être modifié ; Teremin a dit qu’il essaierait
d’inventer cela plus tard. Apparemment, il n’y a pas réussi jusqu’à aujourd’hui, car on
n’entend plus parler de son instrument. Or, c’est justement cela qui aurait tout changé :
les plus fanatiques rêvaient déjà de produire des timbres fantastiques, inexistants
jusqu’alors. Un grand inconvénient de cet instrument est que l’on ne peut changer la
hauteur qu’au moyen d’un glissando : comme si on s’amusait à glisser de-ci de-là sur une
corde de violon, avec simplement un doigt. Face à ce défaut, la possibilité des glissandi
du type sirène est une maigre compensation. Un autre inventeur s’est justement essayé
à éviter le glissando au moyen de touches ; mais de cela, comme d’autres expériences
semblables, on n’entend plus parler.
31 Appartiennent au troisième groupe ces machines musicales où aucune force humaine
n’est à l’œuvre dans la venue au monde de la musique, et où la source sonore ne relève
d’aucune catégorie instrumentale connue jusqu’à aujourd’hui.
32 Il y a déjà plus de dix ans qu’un compositeur allemand caressait l’idée de mettre au
point un disque gramophonique où rien ne serait enregistré, et sur lequel une main
humaine viendrait graver les dessins vibratoires. Il a même réussi, en se donnant
beaucoup de mal, à créer un (je dis bien : un) son artificiel de ce type. Son but ultime,
bien sûr, était aussi d’engendrer des timbres et des combinaisons sonores inconnus,
absolument inédits et impossibles à obtenir avec des instruments. Selon moi, il faudrait
pour cela des dessins vibratoires si compliqués qu’un cerveau humain serait incapable
de concevoir et d’embrasser du regard le tracé lui-même.
33 Les dessins de la musique de film, toutefois, semblent quant à eux plus aisés à
concevoir. Le fait est que, il y a quatre ou cinq ans déjà, j’ai entendu quelque part une
musique de film qu’aucun homme n’avait jamais jouée sur aucun instrument, mais dont
le dessin musical avait été tracé à la main directement sur le film. Eh ! bien, là aussi, le
problème était le timbre : la sonorité était celle d’un piano mécanique. Je ne sais
malheureusement pas si le procédé a pu être perfectionné depuis, il n’y a pas eu
d’autres démonstrations.
34 Bien d’autres expériences sont encore en cours pour obtenir des sonorités musicales et
des effets sonores artificiels : notamment la création d’un son musical au moyen d’un
courant électrique, et ainsi de suite. Le microphone de la radio rend également
possibles des tentatives singulières : on dit que, lorsque les instruments dont la
dynamique est plus faible sont placés très près du microphone, leur son – par exemple
203
celui de la flûte – devient très particulier ; et qu’en intensité ils deviennent équivalents
à la sonorité d’une trompette placée beaucoup plus loin.
35 L’idée de telles expériences n’est pas nouvelle et, ici ou là, par exemple en Amérique,
elles ont effectivement lieu.
36 Pour ce qui est de la musique artificiellement produite, ma conviction est la suivante :
dans la musique naturelle, les différents sons, la dynamique, le rythme, le timbre et
toutes les autres nuances sont si complexes que, pour l’instant, il n’y a aucun procédé
qui permette de les recréer artificiellement, de même qu’on ne saurait engendrer
artificiellement un être vivant. Mesuré à l’aune de la musique vivante, le résultat de
tout artifice de ce type, si intéressant soit-il, reste un succédané, un ersatz. En définitive,
l’enregistrement discographique est à la musique originale dont il est issu ce que le
fruit en conserve est au fruit vivant : l’un a des vitamines, l’autre non. La musique
mécanique est une industrie, la musique vivante un travail artisanal, individuel, à la
main.
37 Mais supposons que l’on perfectionne le gramophone et la musique de film au point que
toute la série des harmoniques responsables du timbre trouve à s’inscrire sur le disque
ou le film ; supposons que, par un procédé quelconque, on rende à la sonorité de la
musique enregistrée sa plasticité, et ainsi de suite. Dans ce cas – difficile à imaginer
aujourd’hui –, la lecture de la musique enregistrée doit être absolument semblable à la
musique vivante dont elle est la trace.
38 Mais même dans ce cas, face aux boîtes de conserves musicales que l’on aura
engrangées, la musique vivante aura une supériorité qui reste impossible à compenser
ou à remplacer. Elle réside dans sa variabilité. Ce qui est vivant change d’instant en
instant, tandis que la musique fixée par des machines se fige dans l’immuable. Notre
notation musicale, on le sait, couche sur le papier, de manière plus ou moins
défectueuse, l’idée du compositeur ; c’est pourquoi l’existence de machines qui peuvent
fixer de manière pratiquement exacte toutes les idées et intentions du compositeur est
très importante. Cependant, le compositeur lui-même, lorsqu’il interprète sa propre
œuvre, ne l’exécute pas chaque fois de façon absolument semblable. Pourquoi ? Parce
qu’il vit ; parce qu’il appartient à la nature du vivant d’être éternellement changeant.
Ainsi, même si l’on parvenait à conserver, avec un procédé absolument parfait, les
œuvres d’un compositeur selon sa conception à tel instant donné, on ne saurait
conseiller l’audition constante de ces œuvres sous cette seule forme. Avec le temps,
l’œuvre serait enveloppée d’ennui. Car on peut imaginer qu’en une autre occasion le
compositeur lui-même ait interprété ses œuvres d’une manière plus belle, ou peut-être
moins belle, mais en tout cas différente. Et l’on peut imaginer qu’il en va de même pour
un artiste interprète, du moins pour celui qui, en tant qu’artiste, a autant de valeur que
ledit compositeur. Si bien que même la phonographie la plus parfaite que l’on puisse
imaginer ne compensera jamais totalement la musique vivante.
39 Avec tout cela, je ne veux absolument pas dire qu’il ne faut pas de musique mécanique,
je veux dire simplement que la musique mécanique ne peut pas remplacer la musique
vivante ; exactement comme la photographie, si artistique soit-elle, ne saurait
remplacer la peinture, ou le cinéma le théâtre. Il est possible qu’un jour la musique
mécanique puisse produire indépendamment quelque chose de valeur, ainsi que nous
l’attendons depuis longtemps du cinéma, mais en vain. Ce serait en tout cas un gain.
204
NOTES
1. Conférence prononcée à l’Académie de musique de Budapest (Zeneakadémia). Paru en hongrois
dans Szép Szó, II/11, février 1937. Nous suivons l’édition de András Szőllősy (Bartók Béla
összegyűjtött írásai, Zeneműkiadó, Budapest, 1967).
2. Paris, 1934, p. 25, lignes 1 à 3 : « L’excellente série A 390 000 d’Odéon, contenant les spécimens
les plus intéressants de la musique orchestrale de Java central, ainsi que les disques His Master’s
Voice semblent être épuisés ». (Note de Bartók [la citation est en français].)
205
1 Mouvement I (en la) : une sorte de fugue, strictement développée. Chaque nouvelle
entrée du thème se situe soit une quinte plus haut (entrées 2, 4, 6, etc.), soit une quinte
plus bas (entrées 3, 5, 7, etc.) ; plus loin, on voit apparaître plusieurs fois deux entrées
voisines en strette ; et parfois, les entrées ne présentent que des fragments du thème.
Après que, dans les deux directions, on a atteint la tonalité la plus éloignée (mi bémol,
point culminant du mouvement), les entrées suivantes donnent le thème en
renversement, jusqu’à ce que la tonalité principale (la) soit à nouveau atteinte.
Commence alors la coda, où le thème apparaît dans les deux formes.
2 Mouvement II. Forme-sonate. Tonalité principale d’ut, section secondaire en sol ; dans
le développement apparaît le thème de la fugue du premier mouvement, largement
varié (accords pizzicato des cordes plus piano), suivi d’un nouveau thème, développé en
imitations, qui anticipe le thème principal du mouvement IV. La réexposition
transforme la mesure à 2/4 de l’exposition en 3/8.
3 Mouvement III (fa dièse), en forme d’arche : A, B, C + D, Β, A ; chaque partie est
parsemée des quatre sections du thème fugué du premier mouvement.
4 Mouvement IV (en la). Schéma formel : ABACDEDFGA ; la partie G présente le thème
fugué du premier mouvement, délié de son chromatisme originel et devenu diatonique.
NOTES
1. Paru en guise de préface à l’édition de l’œuvre, Universal Edition, Vienne, 1937. L’éditeur avait
demandé à Bartók, en mars 1937, une analyse de la partition. Mais le compositeur envoya celle-ci
à une mauvaise adresse. Averti par Universal, il rédigea alors une seconde version, toujours en
allemand, qui fut envoyée le 10 avril 1937 et publiée en juillet. En suivant l’édition de Tibor
206
Tallián (Bartók Béla Írásai, vol. 1, Zeneműkiadó, Budapest, 1989), nous traduisons la première
version allemande, à propos de laquelle, une fois retrouvée, Bartók jugea bon de déclarer à son
éditeur : « peut-être cette version est-elle meilleure que la seconde ».
207
1 Il est indéniable que c’est dans l’éveil du sentiment national qu’il faut chercher le coup
de fouet initial pour les recherches sur le chant populaire et, plus généralement, l’étude
de l’art populaire. La découverte des valeurs culturelles de la poésie et de la musique
populaires a enflammé l’orgueil national ; et, puisqu’il n’y avait au début aucune
possibilité comparative, les fils de chaque nation pensaient que la possession de pareils
trésors était leur privilège le plus singulier et le plus propre. Des nations plus petites, et
notamment des nations politiquement opprimées, ont trouvé jusqu’à un certain point
du réconfort dans ces valeurs ; leur conscience nationale en est sortie renforcée,
solidifiée ; dans l’étude et la publication de ces trésors, elles ont trouvé un moyen
adéquat pour renforcer, auprès des couches cultivées de la nation, un sentiment
national qui, du fait de l’oppression, avait été abîmé en plus d’un point. Mais il y eut
bientôt quelque déception. Si minime que fût l’intérêt pour des valeurs semblables chez
les nations voisines, il était pourtant inévitable qu’un jour, même sans le vouloir, on ait
sous les yeux tel ou tel de leurs trésors culturels ; et ce fut alors que commencèrent les
problèmes.
2 Le sentiment national blessé devait se défendre de quelque manière – il était blessé par
le fait que la nation voisine possédait également ces trésors qui, jusqu’alors, étaient
considérés comme un bien originel de la nation. Et il se défendit en déclarant sa
prétention à la plus grande ancienneté. Mais, puisque dans la nation voisine régnaient
le même sentiment et la même vision du monde, on y était tout aussi fermement
convaincu d’une plus grande ancienneté : ce fut le début des querelles et polémiques
qui durent jusqu’à aujourd’hui.
3 Les linguistes, semble-t-il, sont des gens beaucoup plus sensés. Du moins n’entend-on
guère parler de débats entre des linguistes de nationalités différentes, parce que l’un
aurait déclaré ou démontré que certains mots et certaines tournures d’une langue sont
originaires de la langue d’un autre peuple (éventuellement inamical au plan politique).
Et le grand public aussi, étrangement, est beaucoup plus indifférent à l’égard des
questions et problèmes de linguistique, alors que la langue a pourtant dans la vie
quotidienne un rôle beaucoup plus important – ou, disons, plus large d’un point de vue
temporel et spatial – que, par exemple, la musique ou la poésie populaires.
208
4 Toutefois, dès qu’il est question d’un problème lié au chant populaire, l’irritabilité se
manifeste sans attendre et, dans certains cas, elle dégénère de façon presque maladive.
5 Si l’on peut déjà considérer comme un processus parfaitement naturel le fait que des
langues voisines s’influencent réciproquement (un processus qui ne nuit pas à l’esprit
desdites langues et qui ne motive aucun sentiment d’humiliation), cette thèse vaut plus
encore pour les emprunts réciproques (voire unilatéraux) parmi les produits du
folklore. Ce qu’il ne faudrait pas oublier non plus, c’est qu’il est pour ainsi dire
impossible que le matériau des chants populaires d’un peuple, aussi petit soit-il parmi
les quelques centaines qui habitent le globe, ait conservé exclusivement son caractère
originel ! Si, dès lors, les chercheurs sont contraints de constater d’importantes
influences réciproques, voire des influences ou des origines étrangères dans les
diverses musiques populaires, ces constats ne seront certes pas à l’avantage desdits
peuples. Mais on devrait penser que ces constats « désavantageux » ne sauraient
motiver un sentiment d’infériorité ou se prêter à une exploitation politique. En effet : là
où le chant populaire, au sens authentique du mot, vit encore et fleurit, il ne peut être
question d’un emprunt stérile et littéral ; le plus souvent, au contraire, le matériau
emprunté se transforme en quelque façon du fait du nouveau milieu, il reçoit quelque
caractère local ou « national », quelle que soit sa provenance. Et puis, pour ce qui
concerne l’exploitation politique... oui, là où la politique commence, l’art et la science
cessent d’exister, ainsi que la justice et la compréhension. Ne gaspillons donc pas plus
de mots à décrire des éventualités qui, de toute façon, signifieraient la mort des
recherches sur le chant populaire.
6 Bien entendu, les exemples que nous pourrons donner des débats de ce genre seront
issus, pour la plupart, de notre propre pays. Ainsi, dans la seconde moitié du siècle
dernier, on s’est mis à débattre, chez nous, au sujet des paroles de la ballade
aujourd’hui bien connue, Kőmíves Kelemen. Ce fut le fameux procès Vadrózsa, ainsi
baptisé parce que les paroles de Kômives Kelemen, qui l’ont provoqué, ont d’abord été
publiées dans le recueil de textes de chants populaires réunis par Kriza sous le titre de
Vadrózsa2. À peine le texte hongrois de la ballade fut-il publié que l’orage éclata : des
folkloristes roumains ont accusé Kriza de falsification volontaire. Et pourquoi tout
cela ? Parce que des variantes de cette ballade sont très répandues chez les Roumains,
et certaines avaient déjà paru sous forme imprimée. Kriza (qui ne parlait peut-être
même pas le roumain) n’avait bien entendu pas la moindre idée de l’existence de ces
textes roumains. Par ailleurs, lesdits folkloristes roumains n’avaient prêté aucune
attention au caractère complètement divergent du texte de la ballade hongroise
incriminée par rapport aux variantes roumaines, ce qui interdit absolument de
supposer qu’il ait pu y avoir falsification (c’est-à-dire que des lettrés aient pu
délibérément traduire le texte roumain). De nos jours, maintenant que nous savons à
quel point ce texte de ballade est répandu dans l’ensemble des Balkans, ce genre de
polémique paraît infiniment ridicule.
7 Un autre exemple a trait à ma propre personne. Dans mes ouvrages publiés, j’ai établi
depuis longtemps, et même démontré avec des arguments qui me semblent fondés, que
la musique populaire d’un territoire roumain relativement restreint, limitrophe de
celui des Sicules hongrois de Transylvanie, a subi une forte influence de la part de ces
209
12 De ce qui a été dit jusqu’ici, il suit que si le folklore musical a été grandement redevable
au nationalisme, l’ultranationalisme d’aujourd’hui lui fait tant de tort que ce dernier
dommage dépasse de loin le bienfait initial.
13 Que devons-nous faire ? Que devons-nous exiger ? De tous les chercheurs, et donc aussi
du chercheur travaillant sur le folklore musical, on doit exiger la plus grande
objectivité à laquelle il est humainement possible d’atteindre. Dans le cours de son
travail, il doit s’efforcer de suspendre son propre sentiment national aussi longtemps
qu’il s’occupe de comparer les matériaux. C’est à dessein que je dis s’efforcer, en
soulignant le mot, car cette exigence, en définitive, n’est qu’un idéal dont il faut autant
que possible s’approcher mais que l’on ne peut guère atteindre. L’homme, après tout,
est une créature imparfaite, souvent esclave de ses sentiments. Et ce sont justement les
sentiments liés à la langue maternelle et aux choses de la patrie qui sont les plus
instinctifs, les plus forts. Mais, chez le vrai chercheur, il doit absolument y avoir assez
de force d’âme pour, là où il le faut, freiner ces sentiments et les refouler.
211
NOTES
1. Paru dans Tükör, V/3,1937. Nous traduisons le texte original en hongrois, en suivant l’édition
de András Szőllősy (Bartók Béla összegyűytött írásai, Zeneműkiadó, Budapest, 1967).
2. Littéralement : « rose sauvage », ou « églantine ». Il s’agit de János Kriza (1811-1875),
folkloriste, poète et traducteur.
212
1 J’avais l’intention, depuis des années, d’écrire une œuvre pour piano et percussion. Peu
à peu, toutefois, s’est renforcée en moi la conviction qu’un piano, face à la sonorité bien
souvent très tranchante des instruments à percussion, ne donnait pas un équilibre
satisfaisant. En conséquence, mon projet s’est transformé de façon à poser face à la
percussion deux pianos plutôt qu’un seul. Lorsque, l’été demier, l’IGNM 2 de Bâle m’a
proposé d’écrire une œuvre pour son concert-anniversaire du 16 janvier 1938, j’ai bien
volontiers saisi l’occasion pour réaliser mon projet.
2 Les sept instruments à percussion – timbales, grosse caisse, cymbales, tam-tam, caisse
claire avec timbre, caisse claire sans timbre et xylophone – doivent être confiés à deux
musiciens seulement, dont l’un ne joue jamais le xylophone, tandis que l’autre n’utilise
jamais les timbales. Les deux parties de percussion occupent de part en part une
position de valeur égale à celle des deux parties de piano. Le rôle de la sonorité
percussive est varié : dans de nombreux cas, elle n’est qu’une nuance de couleur ajoutée
à la sonorité du piano ; ailleurs, elle renforce des accents importants ;
occasionnellement, la percussion apporte des motifs en contrepoint aux parties
pianistiques ; et souvent, les timbales et le xylophone, en tant que voix principales,
jouent même des thèmes.
3 Quant à la structure formelle de l’œuvre, voici ce qu’il y a à en dire. Le premier
mouvement commence par une introduction lente qui annonce déjà un motif du
mouvement allegro. Celui-ci, en ut, est une forme-sonate. L’exposition présente le
groupe thématique principal, qui comprend deux thèmes (le second étant celui
annoncé dans l’introduction), suivi d’un thème secondaire (contrastant), à partir
duquel se développe une section conclusive assez étendue ; après quoi, en guise
d’épilogue, le thème contrastant réapparaît brièvement. Le développement, amené par
une courte transition en quartes superposées, s’articule pour l’essentiel en trois
sections. La première, en mi, utilise le second thème du groupe thématique principal
sous forme d’ostinato, sur lequel le premier thème du groupe principal est élaboré en
imitations, à la façon d’un intermède. La deuxième section, courte, a le caractère d’un
interlude. Après quoi la première section est répétée sous une forme fortement altérée,
avec l’ostinato en sol dièse et renversé.
213
4 La réexposition n’a pas de véritable conclusion : plutôt une coda assez étendue qui, avec
son début en fugato, se construit à partir du thème de la section conclusive, auquel se
joint aussi, à la fin, le thème principal. Le deuxième mouvement, en fa, suit tout
simplement la forme-lied (aba). Le troisième mouvement, en ut, présente une
combinaison de la forme-rondo et de la forme-sonate. Entre l’exposition et la
réexposition apparaît un nouveau groupe thématique construit sur deux éléments du
premier thème élaborés en imitations. La coda, qui s’éteint pianissimo, clôt et le
mouvement, et l’œuvre.
NOTES
1. Analyse de l’œuvre rédigée à la demande de Paul Sacher pour la création (le 16 janvier 1938).
Paru dans National Zeitung, Bâle, 13 janvier 1938. Nous traduisons le texte original allemand, en
suivant l’édition de Tibor Talliân (Bartók Béla Írásai, vol. 1, Zeneműkiadó, Budapest, 1989).
2. Internationale Gesellschaft für Neue Musik, à savoir la Société Internationale pour la Musique
Contemporaine (SIMC).
214
1 Les Cinq chants populaires hongrois sont tirés d’un recueil de vingt chants populaires
hongrois pour piano et voix2. Ce ne sont pas des arrangements, mais des créations
originales, même si de vieilles mélodies populaires y sont utilisées. Ces cinq chants ont
été instrumentés pour être créés lors du concert donné pour le quatre-vingtième
anniversaire de la Philharmonie hongroise, en novembre 1933.
2 L’atmosphère et le caractère de chaque chant provient du texte correspondant, en
utilisant même des figuralismes au sens ancien (par exemple les larmes qui coulent
dans le n° 1, ou les coups de fouet et le grelot dans le n° 4).
3 Le n° 1 fait partie des plus anciens documents sur la musique populaire hongroise (il est
arrivé des frontières de l’Asie il y a plus de mille ans et a été conservé jusqu’à
aujourd’hui).
4 Les n° 2 et 3 sont également anciens, même si leur origine n’a pu être déterminée
jusqu’à présent.
5 Les n° 4 et 5 sont très probablement occidentaux et selon toute vraisemblance
(notamment le n° 5) d’origine allemande.
NOTES
1. Présentation de l’œuvre pour le concert du 22 avril 1938 au troisième festival international de
musique contemporaine de Baden-Baden (Internationales Zeitgenössisches Musikfest Baden-Baden).
Nous traduisons le texte original allemand, en suivant l’édition de Tibor Tallián (Bartok Béla Írásai,
vol. 1, Zeneműkiadó, Budapest, 1989).
2. Qui datent de 1929.
215
NOTES
1. Paru dans La Revue musicale, n° spécial « Hommage à Maurice Ravel », Paris, décembre 1938.
Nous reproduisons tel quel le texte de Bartók, rédigé en français et probablement corrigé par la
rédaction.
217
1 « Quel est en résumé, selon vous, l’état actuel de la musique (le point de son évolution technique,
l’aspect spirituel et esthétique) ? »
2 Il est nécessaire, pour traduire nos pensées et nos sentiments par la musique,
d’abandonner tout ce qui appesantit son envolée et de nous servir de tous les moyens
qui sont à notre portée. Nous ne disons ici rien de neuf, car c’est la pensée spontanée de
tout créateur d’une école musicale nouvelle. La simplicité est quelque chose de très
relatif : ce qui paraît simple aux uns, peut être parfaitement incompréhensible pour
d’autres. L’expression spontanée du Génie est parfois plus compliquée que la création
machinale et les moyens les plus simples paraissent parfois les plus complexes...
3 « Vers quoi, selon vous, s’oriente, dans sa généralité, le mouvement musical contemporain
(technique, esthétique, etc.) ? Est-il, selon vous, dans le désarroi ou s’oriente-t-il vers un équilibre
dès à présent perceptible ? »
4 Tous les efforts doivent tendre actuellement à la recherche de ce que nous appellerons
« la géniale simplicité ». Plus nombreux seront ceux qui s’y consacreront, et mieux le
désarroi sera évité. La raison pour laquelle, pendant ces vingt-cinq dernières années,
nous avons atteint, au point de vue de la création, le plus grand chaos, c’est que très
peu de compositeurs ont su concentrer leurs efforts vers ce but, et aussi parce que la
création musicale a trop compté sur l’unique valeur des moyens d’expression les plus
inattendus et parfois les moins aptes à rendre la pensée créatrice. Voilà ce que les snobs
appelaient le « Génie de la création ».
5 « Quels sont, dans le monde moderne, les facteurs adverses de la haute musique ? Par quelle
action et par quels moyens, selon vous, neutraliser et surclasser les facteurs adverses et préparer
une efflorescence de la vraie musique ? (aspect “créateurs” et aspect “auditeurs”). »
6 L’adversaire le plus redoutable d’une efflorescence musicale contemporaine est
l’ingérence illimitée du bureaucratisme et de l’étatisme. Si des hommes d’État
parfaitement ignorants dans le domaine de l’art conservent le pouvoir d’interdire
certaines œuvres pour des raisons tout à fait étrangères à l’art, ou - ce qui est plus
redoutable encore - si l’interdiction est motivée par des raisons artistiques totalement
erronées, alors l’avenir de la musique est compromis à tout jamais. Tout comme on ne
218
peut concevoir un art folklorique « dirigé », il est tout aussi impossible de régenter le
génie de la création. Quant aux remèdes à appliquer contre ces tendances, je les ignore :
peut-être pourrait-on les demander aux politiciens ?
7 « Croyez-vous à un certain retour, sinon au romantisme, du moins à un influx spirituel et lyrique
plus sensible ? Pensez-vous qu’il soit opportun, en tout cas, de réviser la condamnation “en bloc”
du romantisme, et d’opérer certaines distinctions à cet égard ? »
8 On ne peut condamner « en bloc » le romantisme. Il n’y a pas de compositeur, même
parmi les plus célèbres, qui, de temps à autre, n’en ait glissé un peu dans ses créations.
Cependant nous devons nous défendre énergiquement contre l’abus démesuré que l’on
en fait dans certaines œuvres.
NOTES
1. Publié en français sous le titre Opinion de M. Bêla Bartók (Varsovie) dans la Revue internationale de
musique, n° 4, 1938, p. 152 sq. La rédaction bruxelloise avait demandé au compositeur de répondre
« de façon aussi précise que possible ».
219
1 J’ai écrit mon premier concert pour piano et orchestre en 1926. Cette œuvre ayant
réussi malgré mon intention un peu – on pourra même dire trop – difficile autant pour
l’orchestre que pour les auditeurs, j’ai voulu donner – en écrivant quelques années plus
tard (en 1930-31) mon 2e concert – un morceau contrastant avec le premier : une œuvre
qui soit moins hérissée de difficultés pour l’orchestre et dont les matériaux
thématiques soient plus avenants. C’est cette intention qui explique le caractère plutôt
populaire et léger de la plupart des thèmes de ce dernier concert : une légèreté qui
rappelle quelquefois même le caractère d’une de mes œuvres de jeunesse, la Suite pour
orchestre, op. 3 (de 1905).
2 Quant à la forme, le 2e concert est écrit à peu près dans la forme de la sonate classique
(1er mouvement : exposition, développement, récapitulation, 3 e mouvement : rondeau),
seulement l’exposition du 1er mouvement ressemble plutôt à une partie de rondeau.
3 Ce qu’il faut encore observer c’est :
4 1) l’unité du 1er et 3 e mouvement, le 3 e étant en effet une variation libre du 1 er : il
contient les mêmes sujets à l’exception d’un thème nouveau : introduit comme thème
de « cadre » (encadrant les sections diverses du 3e mouvement construites sur les sujets
transformés du 1er mouvement) ;
220
6 Dans la « coda » de ces deux mouvements, le 1er thème est employé en forme dite
« cancrisante » (c-à-d. en mouvement rétrograde) :
8 Ainsi, l’œuvre entière présente une forme symétrique : 1er mouvement – adagio –
scherzo (comme noyau) – variation de l’adagio – variation du 1 er mouvement.
9 Une structure analogue est employée dans mon 4e et 5e quatuor à cordes. L’orchestre du
1er mouvement est composé d’instruments à vent et à percussion, celui de l’adagio
d’instruments à cordes (avec sourdines) et de timbales mécaniques, celui du scherzo
d’instruments à cordes et d’une partie d’instruments à vent et à percussion, tandis que
le 3e mouvement seul emploie l’orchestre entier.
10 La première audition de cette œuvre a été créée à Francfort a. M. le 23 janvier 1933 par
M. Hans Rosbaud comme chef d’orchestre, par l’orchestre de la T. S. F. et par moi-même
(c’est la dernière fois que j’ai joué en Allemagne). On pourrait encore mentionner les
exécutions suivantes : à Londres (B. B. C., la 1er fois avec Sir Adrian Boult, la 2 e fois avec
Sir Henry Wood), à Rotterdam, à Utrecht, à Bâle, à Zurich (T. S. F.), à Prague, à
Winterthur, à Bruxelles (T. S. F.), à Luxembourg (T. S. F.) et – dernièrement – à
Budapest (le 22 mars 1938, avec M. Ansermet).
11 Il faut encore noter que autant le 1er que le 2e concert ne sont pas écrits pour piano suivi
ou accompagné par l’orchestre, mais ce sont des concerts pour le piano et l’orchestre,
comme pour des parties égales en importance.
NOTES
1. Analyse par l’auteur, rédigée en français, pour la création de l’œuvre à Lausanne, le 22 février
1939. Paru dans La Radio, Lausanne, 17 février 1939. Nous reprenons la formulation originale de
Bartók en français, avec des corrections typographiques ou orthographiques minimes, en suivant
l’édition de Tibor Tallián (Bartók Béla Írásai vol. 1, Zeneműkiadó, Budapest, 1989).
222
Mikrokosmos1 [1940]
1 Les quatre premiers cahiers de ces pièces pour piano ont été conçus avec l’intention
que ceux qui veulent apprendre le piano – enfants ou adultes – y trouvent un matériau
adapté à l’apprentissage depuis le tout début, ordonné selon les degrés de difficulté et
s’appliquant si possible à tous les problèmes techniques simples. De fait, le matériau des
cahiers 1, 2 et 3 a été élaboré de façon que, par lui-même, il suffise, selon notre
conception, au temps d’apprentissage de la première année ou année et demie. La seule
différence entre ces trois cahiers et une méthode de piano, c’est qu’il n’y a ici aucune
description technique ou théorique : selon nous, il est préférable que ce soit
l’enseignant qui s’en charge, de vive voix, auprès de l’élève. Des pièces consacrées à un
problème spécifique, on en trouvera plutôt plus que moins, afin que l’enseignant ainsi
que l’élève aient l’occasion de choisir parmi elles. Autrement dit, on ne peut et on ne
doit peut-être pas faire travailler à un même élève chacune des 96 pièces. Pour faciliter
le travail pédagogique, nous avons également joint des exercices en annexe aux quatre
premiers cahiers. À côté du numéro de l’exercice, il y a un chiffre entre parenthèses : il
indique la pièce au contexte problématique de laquelle se rapporte ledit exercice. Pour
certains problèmes techniques on trouve même plusieurs exercices, parmi lesquels
l’enseignant pourra choisir à sa guise : en incluant les plus difficiles à l’intention des
élèves les plus doués et en se contentant des plus faciles pour les moins doués. Il est
conseillé de ne pas jouer les exercices immédiatement avant l’étude de la pièce
consacrée au même problème, mais un peu plus tôt. Bien entendu, nous ne donnons pas
d’exercices tout simples (pour les cinq doigts, pour le passage du pouce, pour les
arpèges, etc.) : en cela aussi, nous souhaitons nous écarter de l’habituel dispositif de la
« méthode de piano ». Tout enseignant doit de toute façon connaître de tels exercices :
qu’il les fasse exécuter par ses élèves selon son propre jugement.
2 L’ordre des pièces et des exercices, établi selon les degrés de difficulté, n’est
qu’approximatif : l’enseignant peut le changer selon son jugement en fonction des
capacités de l’élève.
3 Les mouvements métronomiques et les durées, surtout dans les cahiers 1, 2 et 3,
doivent également être considérés comme de simples indications : les quelques
douzaines de pièces du début peuvent, selon les circonstances, avoir un tempo plus lent
ou plus rapide aussi. Plus on progresse, moins le tempo des pièces est susceptible d’être
varié ; pour ceux qui en sont aux cahiers 5 et 6, ces indications deviennent
223
contraignantes selon l’usage. Si l’on trouve une * à côté du numéro de la pièce, cela
signifie que dans la deuxième partie de l’annexe il y a une note relative à cette pièce.
4 Pour quatre pièces, nous avons également donné une seconde partie de piano : il est
important que les élèves s’initient le plus tôt possible au jeu d’ensemble. Bien entendu,
ces pièces, dans cette forme pour deux pianos, ne peuvent être utilisées qu’au sein
d’une classe, si celle-ci – comme ce devrait être le cas – dispose de deux pianos.
5 Quatre autres pièces sont pour voix avec accompagnement de piano. De fait, tout
enseignement instrumental devrait avoir comme point de départ l’exercice du chant de
la part des élèves. Si tel est le cas, alors l’apprentissage de ces pièces pour voix et piano
ne présentera aucune difficulté particulière. Leur utilité est grande car la vision de
l’élève s’en trouve élargie de deux à trois portées (puisque c’est l’élève lui-même qui
doit chanter et s’accompagner au piano). Les pièces n° 74 et 95 sont également données
pour piano seul, par souci de simplification. Quant aux possibilités d’exécution du n° 65,
elles sont expliquées dans la note afférente.
6 Avec le cahier 4, on peut et on doit déjà jouer en même temps d’autres œuvres (par
exemple les pièces faciles figurant dans Anna Magdalena’s Tagebuch 2 de J. S. Bach, les
études correspondantes de Czerny, etc.). C’est une chose utile que de faire jouer les
exercices et les pièces simples en les transposant. On peut même s’essayer à transcrire
les pièces qui s’y prêtent dans les cahiers 1 et 2 ; bien entendu, nous ne songeons qu’à
des transcriptions tout à fait strictes, où il n’y a le plus souvent que des redoublements
en octaves, à la façon d’une registration au clavecin. On peut ainsi jouer certaines
pièces à deux pianos, avec un écart d’une octave (par exemple les n° 45, 51, 56, etc.). On
peut éventuellement se livrer à des changements plus hardis, comme la simplification
suivante dans l’accompagnement de la pièce n° 69 :
7 Seule la transformation des mesures 10-11, 14-15, 22-23, 26-27, 30 et 32-33 serait alors
un petit casse-tête. Mais, sur ce terrain, il y a beaucoup de possibilités qui se présentent
et la solution correcte dépend de l’inventivité de l’enseignant ou des élèves les plus
habiles.
8 Et, puisqu’il est question de transcriptions, on peut aussi mentionner que certaines
pièces – par exemple, parmi les plus faciles, les n° 76, 77, 78, 79,92 et 104b, ou, parmi les
plus difficiles, les n° 117, 118, 123 et 145 - peuvent être jouées au clavecin. Sur cet
instrument, ce sont les registres qui se chargent des redoublements en octaves.
9 Enfin, nous voudrions indiquer encore une autre manière de mettre à profit ces pièces :
les plus avancés peuvent y trouver un matériau qui convient à l’exercice du
déchiffrage.
224
NOTES
1. Paru en guise de préface à Béla Bartók, Mikrokosmos, Londres-New York, vers 1940, Boosey and
Hawkes. L’original étant en allemand et en hongrois, nous traduisons la version hongroise, en
suivant l’édition de Tibor Tallián (Bartók Béla Írásai, vol. 1, Zeneműkiadó, Budapest, 1989). Dans
une lettre à Ralph Hawkes, l’été 1939, Bartók écrivait : « Je serais très, très satisfait si nous
pouvions omettre la langue allemande dans les titres, dans la préface, dans les notes, bref,
partout. J’insiste, même si cette requête n’est pas une conditio sine qua non. En Suisse, en Belgique,
en Hollande, en Norvège, en Italie, en Espagne, les gens comprennent aussi bien, voire mieux, le
français ou l’anglais que l’allemand. J’espère qu’il n’est pas nécessaire d’expliquer les raisons
affectives qui m’y conduisent ».
2. Sic. Littéralement : « le Journal d’Anna Magdalena ».
225
1 Déjà au tout début de ma carrière de compositeur, j’avais l’idée d’écrire des pièces
faciles pour ceux qui étudient le piano. L’idée venait de mon expérience en tant que
professeur de piano : j’avais toujours l’impression que le matériau disponible, surtout
pour les débutants, n’avait pas de véritable valeur musicale, à l’exception d’un très
petit nombre d’œuvres - par exemple les pièces les plus faciles de Bach ou le
Jugendalbum de Schumann. Je pensais que ces œuvres étaient en nombre insuffisant, si
bien que, il y a plus de trente ans, j’ai moi-même essayé d’écrire des pièces faciles pour
piano. À l’époque, la meilleure chose à faire, c’était d’utiliser des chants populaires. Les
mélodies populaires, qui ont en général une grande valeur musicale, devaient ainsi
permettre d’assurer au moins la valeur des thèmes. Les seize pièces suivantes sont de
celles qui se fondent sur des chants populaires.
2 Je commencerai par un groupe de huit pièces, toutes très faciles, que les élèves peuvent
aisément jouer dès leur première ou deuxième année d’étude. Les chants populaires
utilisés sont de structure simple, certains ayant un caractère presque international. Ces
pièces ne présentent donc aucune difficulté particulière pour les débutants, qui
peuvent les saisir facilement.
3 Les huit pièces suivantes sont tirées du même recueil, mais elles sont un peu plus
difficiles ; elles peuvent être jouées au cours de la troisième ou quatrième année.
4 Ces seize pièces sont tirées de mon ouvrage intitulé Pour les enfants, qui comprend
environ quatre-vingt pièces. Je les ai écrites pour familiariser les enfants qui étudient le
piano avec les beautés simples et sans romantisme de la musique populaire. À part ce
dernier objectif, je n’ai pas suivi de plan particulier dans ce recueil.
5 Plus de vingt ans plus tard, je me suis à nouveau penché sur le problème. Et, cette fois,
j’ai voulu organiser l’ouvrage selon un plan bien défini. Mon idée, c’était d’écrire des
pièces pour piano permettant de conduire les élèves depuis le tout début jusqu’à un
assez haut niveau, en traversant les problèmes techniques et musicaux les plus
importants des premières années. Ce programme déterminé impliquait une façon de
procéder très stricte : il ne devait pas y avoir de sauts dans la succession des problèmes
techniques, qui devaient au contraire se suivre dans un ordre très logique. Bien
226
entendu, la réalisation d’un tel plan pouvait difficilement être fondée sur la musique
populaire ; il eut été impossible de trouver des mélodies populaires pour chaque
problème technique ou musical. J’ai donc décidé d’écrire des pièces sur des thèmes
entièrement originaux. Le recueil, d’environ 150 pièces, s’intitule Mikrokosmos.
6 Le premier volume s’adresse aux parfaits débutants. Je vais vous jouer quelques pièces
des deuxième et troisième volumes. Elles peuvent être travaillées dans le second
semestre de la première année ou au cours de la deuxième année. 2
7 [...3]
8 L’ensemble des pièces pour piano suivantes4 n’est pas destiné aux débutants, car elles
sont un peu plus difficiles. Néanmoins, en les composant, j’avais également à l’esprit
certains objectifs pédagogiques. Je voulais mettre à la disposition d’élèves plus avancés
des transcriptions de musique populaire : des transcriptions de structure simple, pas
trop difficiles à comprendre ni à jouer.
9 Enfin, je vais vous jouer cinq pièces parmi les plus difficiles de Mikrokosmos. Le recueil
est divisé en six volumes, dont le premier, comme je l’ai dit, contient de la musique
pour piano destinée aux parfaits débutants. Le degré de difficulté augmente dans les
volumes suivants, si bien que le sixième ne s’adresse qu’aux interprètes avancés. Les
cinq pièces que je vais vous jouer sont tirées des cinquième et sixième volumes. 5
NOTES
1. Manuscrit d’une conférence-récital qui, selon l’annonce publiée par Boosey & Hawkes, traitait
« du rôle et de l’importance de la musique contemporaine dans l’enseignement du piano
aujourd’hui, avec des exemples et des illustrations au piano ». Elle fut présentée dans divers
collèges, comme Oberlin (3 décembre 1940) ou Mills (26 février 1941), ainsi qu’à l’université de
Washington (3 mars 1941). Nous traduisons le texte original anglais en suivant l’édition de
Benjamin Suchoff (Béla Bartok, Essays, Faber & Faber, Londres, 1976). Comme pour les Conférences
de Harvard, toutefois, nous ne reprenons pas les exemples insérés par l’éditeur dans le texte.
2. Le programme joué par Bartók comprenait les numéros suivants de Mikrokosmos : 40-42, 52-53,
55, 62, 68-69, 75, 78, 82, 84, 87,90-92 et 94.
3. Nous omettons ici un bref paragraphe du texte anglais, qui est visiblement une simple redite.
4. Il s’agissait, selon Benjamin Suchoff, des Trois rondos sur des mélodies populaires, des Quinze
chansons paysannes hongroises et de la Petite suite.
5. Le programme de Mills College indique les numéros suivants de Mikrokosmos : 137, 140, 142, 144
et 146.
227
même les mélodies de caractère occidental, avec leurs allusions intrinsèques aux
accords parfaits de tonique et de dominante, offrent des possibilités d’harmonisation
délicieuses, que le compositeur doit avoir le talent de trouver 8.
NOTES
1. Conférence prononcée à l’Université Columbia (New York), probablement en 1941 ou 1942,
alors que Bartók travaillait sur la collection « Parry » de chants populaires serbo-croates, dans
l’un des bâtiments du campus le professeur Moore était Chef du département musical de
l’Université et il invita Bartók dans sa classe « Tendances musicales du XX e siècle » (cours donné
le matin devant environ 50 élèves). Nous traduisons le texte original anglais, en suivant l’édition
de Benjamin Suchoff (Béla Bartók, Essays, Faber & Faber, Londres, 1976). Comme pour les
Conférences de Harvard, toutefois, nous ne reprenons pas les exemples insérés par l’éditeur dans le
texte.
2. Este a székelyeknél (littéralement : « Le soir chez les Sicules »), n° 5 des Dix pièces faciles pour
piano.
3. Dans la première esquisse pour la conférence, on trouve ici cette phrase, biffée : « je ne me
dérobe pas non plus devant les influences orientales (par exemple arabes), voire même
américaines (je veux dire, bien sûr, le jazz) ».
4. Ici Bartók joua ses Danses Populaires Roumaines.
5. Ici Bartók joua la 2e des 7 Pièces op. 4 de Kodály, « Plainte sicule ».
6. Une note en marge dans le manuscrit de Bartók indique soit trois, soit la troisième des Huit
Improvisations sur des chants populaires hongrois.
7. Bartók indique : jouer deux pièces de Pour les enfants en la mineur et ré mineur, et un extrait de
Háry János de Kodály.
8. Selon une note dans sa première esquisse, Bartók joua ici un exemple tiré de Brahms.
230
1 Il est beaucoup question ces jours-ci, surtout pour des raisons politiques, de la pureté et
de l’impureté de la race humaine, le sous-entendu étant généralement que la pureté de
la race doit être préservée, même au moyen de lois restrictives. Ceux qui prennent parti
pour telle ou telle solution à la question ont probablement étudié le sujet de façon
approfondie (du moins, ils auraient dû le faire), en passant des années à examiner les
matériaux publiés disponibles ou à collecter personnellement des données. Ne l’ayant
pas fait, je ne peux sans doute soutenir aucun des deux partis, je n’ai peut-être pas
même le droit de le faire. Mais j’ai passé des années à étudier un phénomène de la vie
humaine considéré comme plus ou moins important par des rêveurs que l’on nomme
communément des chercheurs dans le domaine de la musique populaire. Ce
phénomène, c’est la musique spontanée des classes inférieures, notamment les paysans.
Dans l’actuelle période de controverses quant aux problèmes raciaux, il n’est peut-être
pas intempestif d’examiner cette question : L’impureté raciale est-elle ou non favorable
à la musique populaire (paysanne) ? (J’applique ici l’adjectif racial à la musique elle-
même et non aux individus qui créent, conservent ou interprètent la musique.)
2 Le principal terrain de mes recherches fut l’Europe de l’Est. En tant que Hongrois, j’ai
naturellement commencé mon travail avec la musique populaire hongroise, mais je l’ai
vite étendu aux territoires voisins - slovaque, ukrainien, roumain. À l’occasion, j’ai
également fait des sauts dans des pays plus éloignés (l’Afrique du Nord, l’Asie mineure)
pour avoir une perspective plus vaste. À côté de cette recherche « active » sur le
terrain, j’ai aussi mené des enquêtes « passives », en étudiant des matériaux recueillis
et publiés par d’autres.
3 Depuis le tout début, j’ai été fasciné par l’extraordinaire richesse des types mélodiques
existant sur les territoires explorés en Europe de l’Est. À mesure que je poursuivais ma
recherche, cette fascination augmentait. Au regard de la dimension relativement
restreinte des pays concernés - entre quarante à cinquante millions d’habitants –, la
variété de la musique populaire est vraiment merveilleuse ! Elle est encore plus
remarquable lorsqu’on la compare avec la musique paysanne d’autres régions plus ou
moins éloignées, comme l’Afrique du Nord, où la musique paysanne arabe présente une
variété bien moindre.
4 Quelle peut être la raison de cette richesse ? Comment s’est-elle produite ? La réponse à
cette question n’est apparue que plus tard, lorsque fut disponible pour l’analyse
231
scientifique un matériau suffisant recueilli chez les divers peuples d’Europe de l’Est. La
comparaison des musiques populaires de ces peuples faisait clairement apparaître qu’il
y avait un échange incessant de mélodies, un croisement et recroisement constants,
pendant des siècles.
5 Je dois maintenant souligner un fait très important. Ces échanges ne sont pas aussi
simples que beaucoup, parmi nous, pourraient le penser. Lorsqu’une mélodie populaire
passe la frontière langagière d’un peuple, tôt ou tard elle sera soumise à certains
changements déterminés par l’environnement, et notamment par les différences de
langue. Plus la dissemblance entre les accents, les inflexions, les structures métriques,
syllabiques, etc., est grande entre deux langues, plus grands seront les changements qui
pourront heureusement se produire dans la mélodie « émigrée ». Je dis
« heureusement », car ce phénomène lui-même engendre un nouvel accroissement
dans le nombre des types et sous-types.
6 J’ai parlé de « croisements et recroisements ». Le « recroisement », en général, se
produit de la façon suivante. Une mélodie hongroise est empruntée, disons, par les
Slovaques, elle est « slovaquisée » ; cette forme slovaquisée pourra ensuite être reprise
par les Hongrois et donc « remagyarisée ». Mais – et à nouveau je dis : heureusement –
cette forme remagyarisée sera différente de l’original hongrois.
7 Les chercheurs en linguistique découvrent beaucoup de phénomènes similaires liés à la
migration des mots. De fait, la vie de la musique populaire et la vie des langues ont
beaucoup en commun.
8 De nombreux facteurs expliquent l’échange presque ininterrompu de mélodies : les
conditions sociales, les migrations délibérées ou forcées ainsi que la colonisation
d’individus ou de peuples. Comme chacun sait, l’Europe de l’Est (à l’exception des
Russes, des Ukrainiens et des Polonais) est habitée principalement par de petits
peuples, comprenant chacun environ dix millions d’habitants, voire moins. De plus, il
n’y a pas d’obstacles géographiques insurmontables aux frontières. Certaines régions
ont une population complètement mélangée, résultat des dévastations de la guerre et
de la colonisation subséquente visant à remplir les vides. La continuité du contact entre
ces peuples aura été tout à fait aisée. Et il y a eu des conquêtes (par exemple celle des
Balkans par les Turcs). Les conquérants et les conquis ont mêlé et influencé
réciproquement leurs langues et leurs musiques populaires.
9 Le contact avec un matériau étranger n’entraîne pas seulement un échange de mélodies
mais – et c’est encore plus important – il stimule aussi le développement de nouveaux
styles. En même temps, les styles plus ou moins anciens sont en général bien conservés
aussi, ce qui augmente encore la richesse de la musique. La tendance à la
transformation des mélodies étrangères empêche l’internationalisation de la musique
de ces peuples. Chaque matériau, aussi hétérogène soit-il de par son origine, reçoit sa
marque individuelle. On peut résumer ainsi la situation de la musique populaire en
Europe de l’Est : par suite d’une influence réciproque ininterrompue sur la musique
populaire de ces peuples, il existe une immense variété et richesse de mélodies et de
types mélodiques. L’« impureté raciale », à laquelle on est au bout du compte arrivé, est
assurément bénéfique.
10 Et maintenant, regardons le panorama opposé. Si vous visitez une oasis en Afrique du
Nord, par exemple Biskra ou l’un des villages environnants, vous entendrez une
musique populaire de structure plutôt unifiée, simple, et néanmoins intéressante au
plus haut point. Si maintenant vous vous déplacez de deux mille cinq cent kilomètres
232
vers l’Est, et si vous écoutez la musique populaire du Caire et de ses environs, vous
entendrez exactement les mêmes types de musique. Je ne connais pas bien les
migrations et l’histoire des habitants arabophones de l’Afrique du Nord, mais je
tendrais à dire qu’une telle uniformité sur un si vaste territoire indique qu’il y a eu
relativement peu de migrations et de changements de population. Mais il y a aussi un
autre facteur. Les peuples arabes de l’Afrique du Nord ont une population beaucoup
plus nombreuse que les petits peuples de l’Europe de l’Est ; ils vivent sur un territoire
beaucoup plus étendu et, à l’exception de quelques îlots dispersés de peuples
hamitiques (Kabyles, Chaouias, Touaregs), ne sont pas amalgamés avec des peuples de
race et de langue différentes.
11 Il est évident que, s’il reste quelque espoir pour la survie de la musique populaire dans
un avenir proche ou lointain (une perspective plutôt douteuse, en considérant
l’intrusion rapide d’une civilisation plus développée jusque dans les parties les plus
éloignées du monde), l’érection artificielle de murailles de Chine pour séparer les
peuples les uns des autres n’augure rien de bon pour son développement. Une complète
séparation des influences étrangères équivaut à une stagnation : des impulsions
étrangères bien assimilées offrent des possibilités d’enrichissement.
12 Il y a des parallèles significatifs dans la vie des langues et dans le développement des
arts savants. L’anglais est impur au regard des autres langues teutoniques ; quarante
pour cent, à peu près, de son vocabulaire n’est pas d’origine anglo-saxonne. Néanmoins,
l’anglais a développé une force d’expression et une individualité d’esprit
incomparables. Quant au développement de la musique savante européenne, tout
musicien sait à quel point furent vastes et heureuses les conséquences de la
transplantation du style musical du quinzième siècle, des Flandres en Italie ; et, plus
tard, celles de la diffusion de diverses influences depuis l’Italie vers les pays du Nord.
13 Pour donner aux lecteurs une idée de la façon dont se produisent les transformations
des mélodies populaires à travers leurs itinérances, j’aimerais citer un exemple qui aura
peut-être un intérêt plus général, puisqu’il concerne la fameuse Marche de Rákóczi.
L’histoire - pas encore tout à fait éclaircie - de son origine est la suivante.
14 Il y avait une pièce instrumentale au rythme parlando-rubato, bien connue dans la
tradition hongroise et généralement jouée sur un instrument à vent de type clarinette.
Selon cette tradition, la pièce avait été jouée dans les armées du prince Rákóczi 2, durant
la lutte nationale contre l’Autriche au début du dix-huitième siècle ; elle fut donc
intitulée Rákóczi Nota (Chant de Rákóczi). Liszt a utilisé cette mélodie dans l’une de ses
transcriptions (Magyar Dalok, plus tard retirée de la circulation par Liszt lui-même),
avant les Rhapsodies hongroises.
15 Quelqu’un, peut-être le chef d’un orchestre militaire (mais ce point n’est pas encore
éclairci non plus), a fait une transcription très libre de cette mélodie en rubato, qui s’est
ainsi trouvée convertie en une musique au rythme très décidé et martial, avec des
ajouts de nombreuses phrases d’une ornementation instrumentale typique du
vocabulaire de la musique savante de l’Europe centrale au dix-huitième siècle. Le
transcripteur, non encore identifié, emprunta probablement ces motifs ornementaux
non pas à leur source originelle, mais à ce qu’on appelle le verbunkos, une sorte de
musique de danse héroïque qui était alors déjà très à la mode en Hongrie et dans
laquelle nombre de ces éléments avaient pénétré. Ainsi, les ajouts d’éléments nouveaux
par lesquels la Marche diffère de la Nóta peuvent être très bien repérés.
233
16 Mais d’où vient la Nóta ? Il y a un certain type de mélodie arabo-persane, d’un caractère
très distinctement oriental, qui s’est répandu sur un immense territoire. On le connaît
en Perse, les Arabes le connaissent en Iraq et à Djelfa (Algérie). Il apparaît de façon
sporadique en Asie mineure ; les Roumains le chantent et le jouent presque partout sur
leur territoire linguistique et l’appellent « la longue mélodie » (cântec lung). Les poèmes
héroïques (dumy) des Ukrainiens étaient chantés sur ce type de mélodie et, enfin, la
branche des Ukrainiens que l’on nomme les Ruthènes (qui habitent l’angle nord-est de
la Hongrie) la connaissent aussi.
17 Si l’on compare divers exemples de ce type arabo-persan avec la Rákóczi Nóta, on peut
discerner plusieurs traits communs. Il est presque certain que cette dernière est une
forme « magyarisée » de la « longue mélodie », peut-être empruntée au peuple ruthène
voisin (le soulèvement dirigé par Rákóczi est parti justement de cette région au nord-
est de la Hongrie, où les territoires linguistiques hongrois, ruthène et roumain ont une
frontière commune), ou encore directement aux conquérants turcs.
18 Ainsi, en analysant la Marche de Rákóczi, on y trouve des éléments originaires de la
« longue mélodie » arabo-persane, des éléments hongrois ou de l’Europe de l’Est, ainsi
que des motifs ornementaux de la musique savante de l’Europe centrale : une belle
collection d’éléments des plus hétérogènes ! Néanmoins, la façon dont ils sont
transformés, fondus et unifiés donne, comme résultat final, un chef-d’œuvre de
musique dont l’esprit et les caractéristiques sont incontestablement hongrois.
NOTES
1. Paru dans Modem Music, New York, XIX/3-4, p. 153-155 ; nous traduisons le manuscrit anglais
de Bartók, en suivant l’édition de Benjamin Suchoff (Béla Bartók, Essays, Faber & Faber, Londres,
1976).
2. Il s’agit de Ferenc Rákóczi II (1676-1735) qui, de 1703 à 1711, conduisit une guerre de libération
contre l’absolutisme des Habsbourg.
234
I
1 Au cours de ces huit conférences, je vous exposerai les principales caractéristiques de la
« nouvelle » musique savante hongroise. D’un côté, elle a des traits qui la distinguent de
toute autre sorte de musique savante. Mais elle a aussi des traits en commun avec la
musique savante d’autres peuples. En guise d’introduction à ce sujet, je dois expliquer
le sens de certains termes techniques qui, bien que très utilisés, subissent souvent une
distorsion lorsqu’on les emploie. Il en va ainsi de ces deux termes que sont révolution et
évolution.
2 Celui de révolution, en particulier, est souvent mal utilisé à propos de la musique
contemporaine. Nombreux sont ceux qui qualifieront de musicien révolutionnaire tout
compositeur écrivant quelque musique nouvelle. Examinons maintenant le sens exact
du mot révolution. Selon les dictionnaires, le terme dénote un renversement dans les
conditions, un changement fondamental. Autrement dit, c’est une destruction de tout
ce qui existait avant et un nouveau départ, un commencement à partir de rien.
3 Quant au mot évolution, presque le même mais sans la lettre r, il signifie au contraire
un développement selon un processus naturel, à partir de quelque chose qui existait
auparavant ; à savoir : un changement par degrés. Ici, l’omission d’une lettre est la
cause d’une différence essentielle, puisque le mot résultant a un sens exactement
opposé. Cette différence est beaucoup plus importante que dans le cas du célèbre iota
distinguant les mots homoiousios et homoousios. Le premier signifie que le Fils est
semblable au Père dans son essence, même s’il n’est pas identique. Le second signifie
que le Fils est de la même essence que le Père. Cette légère différence d’opinion
religieuse fut la cause de nombre de querelles, elle fit couler beaucoup de sang dans
l’ancien Empire byzantin. Heureusement, les temps ont changé - du moins dans les
arts ! – et le sang ne coule plus entre les partisans de la révolution et ceux de
l’évolution.
4 Permettez-moi de dire d’emblée que la révolution en art (par exemple en musique)
signifierait, au sens strict, la destruction de tous les moyens utilisés précédemment et
un nouveau commencement à partir de presque rien – un retour en arrière de plusieurs
millénaires. Une révolution complète en art est donc impossible ; ou du moins, ce n’est
pas un moyen désirable en vue d’une fin. Appliquée à la musique, la révolution
235
œuvres musicales, Haba défend une conception plutôt stérile de la musique. Pour ce
que je peux en voir ou en sentir, ces deux idées révolutionnaires n’ont pas d’avenir.
Elles ne sauraient actuellement produire des résultats satisfaisants, pas plus qu’elles ne
pourront servir de base pour des développements futurs.
8 Les idées de Haba tendent vers l’hypercomplexité. D’autres révolutionnaires, au
contraire, cherchent à simplifier les choses : ils éliminent ceci ou cela, et parviennent
finalement à un état d’hypersimplification, avec des résultats plutôt pauvres.
9 Je connais un musicien qui est un excellent pianiste. Il s’appelle I. Weisshaus 2, c’est un
de mes anciens élèves. Il était un pionnier de la musique contemporaine la plus osée et
il fut l’un de ceux qui, aux États-Unis, donnèrent des concerts exclusivement consacrés
à la musique contemporaine pour piano. Mais ses idées sur la composition étaient
plutôt étranges. Ainsi écrivit-il un chant pour voix seule, bien sûr sans aucun
accompagnement, dans lequel ce sont les voyelles qui, à la place des mots, constituent
le texte. De plus, ce chant est fondé sur une seule note continuellement répétée avec
diverses valeurs, en alternant les crescendo, diminuendo, forte et piano . Vous me
concéderez qu’un matériau ainsi réduit à presque rien témoigne d’une approche plutôt
pauvre lorsqu’il s’agit de créer une œuvre musicale de valeur. Mais cette tendance a son
équivalent dans les beaux-arts, particulièrement dans la peinture, comme on le verra
bientôt dans cette conférence.
10 Weisshaus avait une autre idée concernant la composition musicale, cette fois pour
l’orchestre. De fait, il a écrit une pièce dans laquelle un thème de huit ou dix mesures
est répété sans changement aucun, tout au long de l’œuvre. L’orchestre est divisé en
douze groupes d’instruments, chaque groupe jouant le thème à l’unisson. Les groupes,
toutefois, entrent successivement, chaque fois un demi-ton plus haut, jusqu’à ce que
tous les groupes jouent simultanément le même thème dans les douze tonalités.
Pareille composition est à la fois une hypersimplification et une hypercomplication.
D’une part, il n’est pas très intéressant d’avoir un thème rejoué douze fois sans
changement. D’autre part, c’est trop, pour l’oreille, que d’entendre un thème joué dans
douze tonalités à la fois. Pour ma façon de penser, ces idées n’ont pas d’avenir.
11 Un troisième concept, chez des compositeurs autres que Weisshaus, consiste à éliminer
de la musique les sons à hauteur déterminée. Soit, en d’autres termes, à écrire des
pièces uniquement pour instruments à percussion. Cette idée semble s’être propagée
principalement dans ce pays ; de fait, j’ai vu des programmes entiers exclusivement
consacrés à la musique pour percussion. Quel que soit l’intérêt des procédés
rythmiques ou autres, c’est selon moi une expérience plutôt monotone pour l’auditeur
que de rester assis à écouter un programme ne présentant que de la musique pour
percussion. Tel est mon sentiment, malgré le grand intérêt que personnellement je
porte aux usages nouveaux et diversifiés de ces instruments à percussion. Toutefois, s’il
s’agit de l’accompagnement d’un spectacle de danse, je peux tout à fait accepter l’idée
d’écrire de la musique exclusivement pour des instruments à percussion. Dans ce cas, la
danse est le facteur premier et principal, tandis que les bruits percussifs arrangés selon
un ordre systématique sont accessoires. J’insiste : la musique pour percussion, si elle est
un moyen en soi, sans autre arrière-plan musical, me semble de quelque façon
exagérée, et le résultat est monotone.
12 Des tendances semblables sont apparues en littérature, notamment dans la poésie, où le
rythme ainsi que le contraste ou la ressemblance entre les sonorités des mots
(autrement dit : les harmonies musicales produites par les mots) sont parfois des
237
facteurs plus importants que le sens des mots. Un développement ultérieur à conduit à
utiliser des mots qui ont un sens en eux-mêmes, en tant qu’unités individuelles, mais
qui sont dépourvus de sens du point de vue contextuel. Ces expériences ont finalement
abouti à l’élimination complète des mots, au profit d’un usage exclusif de voyelles
isolées et d’éventuelles consonnes. Il y a environ quinze ans, au Bauhaus de Dessau, en
Allemagne, j’ai vu un volume imprimé entièrement composé de ce genre de
« poèmes » ! En fait, l’utilisation de voyelles uniquement pour leurs sonorités peut être
considérée comme un franchissement des frontières de la littérature, voire comme une
intrusion dans le domaine de la musique !
13 La peinture moderne connaît aussi des tendances semblables. Il y eut d’abord
l’élimination des objets et l’utilisation exclusive de diverses lignes droites, de courbes
et de figures géométriques, sans allusion aucune à des formes existant dans la nature.
Ces droites, ces courbes, etc., étaient agencées selon un plan donné, dans le but de
conférer un équilibre et une unité harmonieuse au tableau. Kandinsky fut le premier
peintre à explorer ce style et il obtint des résultats considérables. Ses tableaux non
figuratifs sont encore relativement complexes. Après Kandinsky, d’autres vinrent, qui
tentèrent de simplifier les moyens. L’un d’eux est Mondrian, peintre d’origine
hollandaise qui vécut à Paris jusqu’à la catastrophe française [1940] et partit ensuite
aux Etats-Unis. Il est internationalement connu, surtout dans les milieux
« progressistes ». J’ai vu l’un de ses tableaux les plus simples à Hilversum, dans la
résidence du célèbre architecte hollandais Dudok, qui l’avait reçu comme cadeau de
Mondrian, son ami. Il se présente ainsi3 :
14 Quand j’ai vu ce tableau, j’ai dit : « Eh bien ! il semble qu’on puisse produire
d’innombrables tableaux de ce genre tous les jours » ; mais M. Dudok m’a répondu :
« Oh non ! absolument pas ». Mondrian lui avait dit qu’il avait travaillé à ce tableau
pendant des jours, voire peut-être des semaines. Je n’arrive pas à concevoir la nécessité
de tels raisonnements et méditations sur un sujet aussi simple. Mais il semble que les
proportions, la position des carrés et cercles remplis ou vides, ainsi que la distribution
du blanc et du noir selon un équilibre bien choisi sont très importants pour l’harmonie
totale que doit irradier le tableau !
15 J’ai vu d’autres tableaux de Mondrian, également chez des particuliers, qui n’étaient
pas aussi simples que celui-là. On y trouvait en outre un cercle noirci dans un coin et,
dans un autre, un large rayon ou quelque chose de semblable. Mais même ainsi, cette
réduction des moyens à presque rien me semble une exagération. Je ne suis que
musicien et je ne suis pas compétent pour juger des tableaux. Mais cette sorte de
réduction des moyens me semble un procédé plutôt pauvre pour parvenir à une
communication artistique satisfaisante. Elle se situe au même niveau que le chant de
238
Weisshaus précédemment décrit, qui ne repose sur rien de plus qu’un unique degré de
l’échelle.
16 Nous sommes ici en présence d’un phénomène remarquable : l’apparition simultanée
de tendances révolutionnaires analogues dans les trois branches de l’art - peinture,
littérature et musique. En peinture, cette tendance a eu quelque succès ; de fait, les
tableaux de Mondrian, comme ceux d’autres peintres participant de la même
mouvance, ont trouvé des acheteurs réguliers. En littérature, en revanche, elle a connu
un succès moindre et, en musique, pas de succès du tout.
17 Si nous nous tournons maintenant vers Schoenberg et Stravinsky, les deux principaux
compositeurs des dernières décennies, nous voyons que leurs œuvres sont
indubitablement le produit d’une évolution. Leurs compositions se suivent sans jamais
s’écarter abruptement des procédés antérieurs et il n’y a chez eux nulle volonté
d’abolir la plupart des moyens utilisés par les compositeurs qui les ont précédés. Ce que
nous voyons, c’est un changement graduel qui conduit les modèles et les moyens de
leurs prédécesseurs jusqu’à un style et une expression qui leur sont propres.
18 Regardons d’abord les œuvres de Schoenberg. Quiconque a déjà entendu ses toutes
premières compositions, notamment son sextuor à cordes Verklärte Nacht ou ses
Gurrelieder pour chœur et grand orchestre, reconnaîtra qu’il y a là un prolongement, un
développement ou – si l’on me passe l’expression – une exagération du style wagnérien.
L’étape suivante, ce sont les deux quatuors à cordes. Le premier, en un seul
mouvement, dure environ cinquante minutes et n’est pas sans rappeler la sonate pour
piano de Liszt (non par son style, bien sûr, mais par sa vaste structure).
Stylistiquement, ce quatuor est un nouveau prolongement de la musique de Wagner :
très polyphonique, très chromatique, mêlé d’éléments empruntés à Mahler ou à
Strauss. Dans le second quatuor à cordes, une voix s’ajoute aux cordes pour les deux
derniers mouvements. Comme l’a avoué Schoenberg lui-même, ce second quatuor est la
dernière de ses œuvres tonales. C’est en effet un développement des plus cohérents qui
conduit à l’étape suivante, celle des trois pièces pour piano de l’opus 11, la première
œuvre dans laquelle Schoenberg semble avoir complètement renoncé à la tonalité 4.
19 Dans ces pièces pour piano, de même que dans les neuf ou dix œuvres suivantes de
Schoenberg, il n’y a aucun système prédéfini. Plus tard, en revanche, il construisit un
système reposant sur certaines lois, qu’il appelle le système dodécaphonique, auquel il
a rigoureusement adhéré dans toutes ses œuvres ultérieures. Il ne sera pas possible de
donner ici une description détaillée de ses toutes dernières œuvres. Ce qu’on peut dire,
en revanche, c’est qu’il ne s’y trouve aucun changement stylistique essentiel. Elles
peuvent être plus compliquées encore à cause de l’emploi du système, mais leur style
d’expression, dans ses principales caractéristiques, est le même que celui initié avec
l’op. 11.
20 On ne saurait imaginer plus grand contraste qu’entre Schoenberg et Stravinsky. Et pour
cause ! Le point de départ de Stravinsky, ou mieux : ses points de départ sont tout à fait
différents (car il en a eu plusieurs au début de sa carrière). Tout le monde connaît son
aversion pour Wagner. Au lieu de Wagner, donc, il s’est tourné vers la musique
française contemporaine ainsi que vers la musique de ses prédécesseurs russes. Il
admirait la transparence du style de Mozart, mais, lorsqu’il était jeune, il ne semble pas
avoir très bien étudié la musique de Beethoven, si l’on en croit le premier volume de
son autobiographie. De fait, Stravinsky raconte que, tandis qu’il s’apprêtait à écrire sa
sonate pour piano - il avait déjà plus de quarante ans -, il pensait qu’il serait utile de
239
faire quelques études préliminaires dans ce domaine. Il s’est donc penché sur les
sonates pour piano de Beethoven : il y a découvert avec intérêt de la très bonne
musique, dit-il à peu près. Cette assertion implique qu’il ne connaissait pas les sonates
de Beethoven avant le début des années vingt. Ses toutes premières œuvres, par
exemple, notamment les Quatre études pour piano, ne sont pas très connues. Mais dans
son Feu d’artifice, une œuvre orchestrale fascinante, on peut voir comme point de départ
les éléments mentionnés précédemment, même s’il y a également des traits qui lui sont
propres. Vient ensuite le ballet L’Oiseau de feu, une œuvre plus aboutie. Avec Petrouchka,
un nouvel élément apparaît : la musique paysanne russe. Cet élément est présent dans
le style encore plus perfectionné du Sacre du printemps ; il l’est aussi, plus ou moins,
dans Rossignol, avant de trouver finalement sa forme la plus aboutie dans Les Noces 5.
21 Or, presque tous les motifs musicaux (par exemple dans le Sacre) semblent être des
motifs paysans russes, ou leurs remarquables imitations 6. Et les harmonies dans
lesquelles ils s’intègrent sont merveilleusement aptes à créer une sorte d’apothéose de
la musique rurale russe. Mais, malgré l’incroyable nouveauté qui se manifeste partout,
on reconnaît comme points de départ originaux les bases mentionnées précédemment.
Même la structure musicale mal dégrossie et émiettée, brinquebalant sur les ostinatos
qui la soutiennent, même cette structure, si différente de tous les procédés structurels
du passé, peut trouver son origine dans les motifs paysans russes au souffle court. Car
ces derniers, comme nous l’avons vu, se composent de quatre, de deux ou même d’une
seule mesure.
22 C’est une brève période jazz qui, avec quelques œuvres, suit Les Noces 7. Vient ensuite
une période à nouveau différente qui, interrompue ici et là par des digressions, dure
jusqu’au jour d’aujourd’hui. Il s’agit de la période néoclassique de Stravinsky, dont la
musique de Pulcinella n’est qu’une esquisse préparatoire. Elle commence véritablement
avec son octuor pour instruments à vent, se poursuit avec son concerto pour piano, ses
pièces pour piano seul et bien d’autres œuvres, trop nombreuses pour être
mentionnées ici. Au tout début de cette période, lorsque je l’ai rencontré une fois à
Paris, Stravinsky m’a dit qu’il pensait avoir le droit d’incorporer dans sa musique
n’importe quel matériau, s’il le jugeait adéquat ou approprié à ses objectifs. Cette
conviction rappelle la phrase de Molière : « Je prends mon bien où je le trouve ». Dès
lors, Stravinsky s’est tourné vers la musique des temps passés, la musique dite classique
des dix-septième et dix-huitième siècles, pour y chercher un nouveau point de départ.
Ce qui, encore une fois, témoigne d’un principe purement évolutif, car il n’y a là nul
concept révolutionnaire.
23 L’opinion de certains, selon laquelle le style néoclassique de Stravinsky serait fondé sur
Bach, Haendel et quelques autres de leurs contemporains, est assez superficielle. De
fait, il n’utilise que le matériau de cette époque, les modèles employés par Bach,
Haendel et les autres. Stravinsky utilise ce matériau à sa façon, il l’arrange et le
transforme selon son propre esprit, créant ainsi des œuvres d’un style nouveau,
singulier. S’il avait également essayé de transposer l’esprit de Bach ou de Haendel dans
son œuvre, le résultat aurait été une imitation et non une création.
24 Notre discussion montre ainsi que les compositeurs qui auront marqué les dernières
décennies n’étaient pas des révolutionnaires destructeurs ; au contraire, le
développement de leur art s’est fondé sur une évolution régulière et continue.
25 De la même manière, l’évolution fut le principe fondamental qui présida à la création
de la nouvelle musique savante hongroise, sujet de notre prochaine conférence.
240
II
26 Avant de décrire le fondement sur lequel la nouvelle musique savante hongroise s’est
édifiée, il sera utile de vous donner une image concise de l’état de la musique en
Hongrie à la fin du siècle dernier, ainsi qu’un bref résumé de l’histoire de ce pays.
27 La Hongrie a eu la malchance d’avoir été envahie et occupée par les Turcs dans la
première moitié du seizième siècle. Cette occupation a duré environ deux siècles et elle
toucha la capitale, Budapest, ainsi que la majeure partie du pays. La lutte continuelle
sous l’occupation turque, le combat pour la libération – au cours duquel l’armée
autrichienne libéra certes le pays, mais provoqua aussi beaucoup de destructions –,
puis l’oppression de la Hongrie par les Habsbourg n’ont pas été favorables au
développement d’une véritable culture, notamment en musique. Nous avions quelques
troubadours ou ménestrels, parmi lesquels certains pouvaient même noter leurs
inventions mélodiques d’une façon primitive, mais, dans l’ensemble, leurs activités
n’eurent que peu de conséquences. Nos paysans, bien entendu, ne pouvaient guère que
s’en tenir strictement à leur fonds mélodique traditionnel, car leurs conditions de vie
étaient assez semblables à celles des paysans français d’avant la Révolution de 1789. De
fait, en Hongrie, les classes cultivées, c’est-à-dire l’aristocratie des comtes et des
barons, se souciait peu des paysans ; ils les considéraient avec mépris, comme tout juste
bons à fournir des travailleurs, des serfs pour les terres qu’ils possédaient.
28 Au début du dix-neuvième siècle, le contexte musical connut une légère amélioration.
Certains de nos grands propriétaires terriens fondèrent leurs propres orchestres
domestiques, par exemple le célèbre comte Esterházy qui, pendant longtemps, eut
Haydn comme compositeur auprès de sa famille et de sa cour. Vint alors Liszt, qui
découvrit ce qu’il appelait et croyait être la musique tsigane, alors qu’il s’agissait en fait
de musique urbaine hongroise diffusée par des orchestres tsiganes ; c’est à partir d’un
tel matériau qu’il écrivit ses Rhapsodies hongroises. Les gens cultivés ont accueilli ces
rhapsodies avec enthousiasme, de même que, par exemple, l’orchestration de la Marche
de Rákóczi par Berlioz. Il y eut ensuite Franz Erkel, compositeur d’opéra, qui mêla le
style de l’opéra italien contemporain et les caractéristiques de la musique hongroise
urbaine des Tsiganes. Autrement dit, le style de ses compositions est hybride. Ses
œuvres sont encore jouées en Hongrie, mais elles étaient et sont restées absolument
ignorées à l’étranger. Tous pensaient qu’il était temps de créer une musique savante
nationale hongroise qui soit indépendante. Les efforts subséquents, toutefois, ne purent
satisfaire cet ardent désir. Dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle, certains
compositeurs travaillèrent au développement du style hongrois tsigane-urbain, mais
sans résultats durables. D’autres devinrent des admirateurs de Wagner. Cette
admiration, en elle-même, n’était pas un mal, au contraire : il s’agissait d’une tentative
louable pour rendre la musique plus actuelle. Ce qui était vraiment mauvais, en
revanche, c’était la façon dont certains de ces admirateurs sont devenus des imitateurs
serviles de Wagner. Ils écrivirent des opéras composés, du début à la fin, des phrases les
plus éculées, des rebuts du style wagnérien. Une très mauvaise façon de faire,
absolument inutile, dans quelque pays que ce soit. Et, du point de vue hongrois, elle fut
même résolument dommageable, car l’esprit wagnérien était l’exacte antithèse de tout
ce que l’on pourrait considérer comme un magyarisme musical. Si bien qu’il n’y avait là
aucune base pour un développement ultérieur. D’autres compositeurs se tournèrent
vers Brahms et imitèrent son style qui, quoique tout à fait différent de celui de Wagner,
était à nouveau trop allemand dans son caractère et ne pouvait donc servir de point de
241
départ pour nous. Telles étaient les circonstances et les conditions - assez déplorables -
à la fin du siècle dernier.
29 Les personnalités dominantes de nos classes cultivées, toutefois, s’exhortaient de plus
en plus à la création d’un style musical hongrois. Ils avaient en tête quelque chose de
semblable à ce qu’avaient réalisé des compositeurs tchèques comme Smetana et
Dvořák, ou Grieg en Norvège, ou encore et plus particulièrement les Russes. Il y avait
donc un grand mécontentement et un grand empressement, mais personne n’avait la
moindre idée de ce qu’il fallait faire et par où il fallait commencer. La musique rurale
des paysans hongrois était encore totalement inconnue, elle restait à découvrir.
30 Le début de ce siècle vit arriver un petit nombre de compositeurs hongrois qui avaient
des projets ambitieux. Ils étudiaient avidement les classiques, afin d’acquérir d’abord la
technique de composition dont ils avaient besoin. Les styles romantiques allemands du
dix-neuvième siècle, toutefois, n’étaient pas très adaptés à leurs sentiments et à leurs
objectifs. La musique de Wagner, surtout, était pour eux trop lourde dans sa structure,
trop allemande dans son esprit. Ils réagirent de façon très saine contre le chromatisme
et le romantisme de Wagner. Autrement plus stimulantes étaient les œuvres originales
de Liszt, d’une transparence qui n’avait absolument rien d’allemand, ainsi que, bien sûr,
la musique impressionniste française. Les innovations contenues dans ces œuvres
étaient de précieux indices quant aux possibilités à venir.
31 Toutes ces stimulantes indications étaient à la disposition de n’importe quel
compositeur de n’importe quel pays. Les Hongrois, toutefois, avaient cette capacité
visionnaire qui leur permit de porter leur regard sur une source inexploitée,
absolument inconnue jusqu’alors et peu disponible chez d’autres peuples. Cette source,
d’une importance inouïe, c’est la musique rurale de l’Europe de l’Est, et
particulièrement en Hongrie. Elle ne fut pas donnée aux Hongrois comme un cadeau
facile, simplement « tombé du ciel », car il leur a fallu travailler dur pour exhumer
cette musique qui, comme je l’ai dit, était absolument inconnue des musiciens à
l’époque. La nouvelle source, révélée peu à peu, était très différente de la musique
hongroise urbaine diffusée par les ensembles tsiganes, assez bien connue dans le
monde musical sous la forme des rhapsodies lisztiennes ou des Danses hongroises de
Brahms. La musique urbaine hongroise aussi a sa valeur, et ce que Brahms et surtout
Liszt en ont fait est très bien fait. Toutefois, à l’époque, nous, jeunes compositeurs,
sentions instinctivement que ce style avait ses limites et ses défauts, qu’il ne pouvait
servir de base pour des développement ultérieurs. Ses défauts étaient une certaine
tendance aux lieux communs stylistiques, une exagération du sentiment et, en quelque
façon, un penchant excessif à la complication.
32 Donc, l’élan pour la création de la « nouvelle » musique hongroise savante fut d’abord
donné par une connaissance approfondie des procédés de la musique savante
occidentale ancienne et contemporaine - ceci pour la technique de la composition ; et
ensuite, par le matériau d’une incomparable beauté et perfection que l’on venait de
découvrir avec la musique rurale - ceci pour l’esprit des œuvres que nous devions créer.
33 On pourrait distinguer et mentionner d’innombrables aspects quant à l’influence
qu’exerça sur nous ce matériau. Par exemple : la tonalité, la mélodie, le rythme et
même la structure. Je voudrais parler maintenant de l’influence tonale et des résultats
essentiels auxquels elle a conduit.
34 Dès le début de notre exploration de la musique paysanne hongroise, nous étions plutôt
surpris de l’absence presque totale des gammes majeures et mineures usuelles,
242
notamment dans les mélodies populaires qui nous apparaissaient comme les plus
authentiques. À leur place, nous trouvions les cinq modes les plus courants dans la
musique savante médiévale et, à côté d’eux, d’autres qui étaient absolument inconnus
dans la musique modale, ainsi que des échelles dotées de caractéristiques qui
semblaient orientales (à savoir, des intervalles de seconde augmentée) :
35 Aucune des échelles ci-dessus ne peut être décrite comme un segment de la gamme
diatonique au sein d’une octave : on peut les transposer n’importe où sur un clavier, il y
aura toujours des touches noires. De plus, dans ce qui semblait être le matériau
hongrois le plus archaïque, nous trouvions comme caractéristique principale une
échelle « défective », combinée avec une structure mélodique particulière, dite
descendante. Il s’agit d’une échelle pentatonique anhémitonique, c’est-à-dire d’une
gamme à cinq sons sans demi-tons. De même qu’il y a sept modes correspondant aux
sept segments d’octave couverts par la gamme diatonique, de même il y a cinq modes
pentatoniques correspondant aux cinq segments d’octave possibles couverts par les
degrés de l’échelle pentatonique anhémitonique.
36 La première échelle dans l’exemple précédent est bien connue dans la musique
chinoise ; la dernière, en revanche, est la seule qui soit utilisée dans les « anciennes »
mélodies hongroises. Les autres, on les trouve dans la musique de divers peuples, à l’est
de la Russie et en Asie centrale.
37 L’échelle pentatonique anhémitonique, avec ses intervalles singuliers dus à l’absence
des deuxième et septième degrés, est l’exact opposé de la gamme heptatonique
chromatisée en usage, par exemple, dans le style wagnérien. Nous l’avons donc choisie -
de façon tout à fait inconsciente – comme le meilleur antidote à l’hyperchromatisme de
Wagner et de ses disciples. Ainsi, nous avions deux points de départ différents pour
notre travail créatif : les modes de nos mélodies rurales et les échelles pentatoniques de
notre musique la plus ancienne. Je parlerai d’abord de l’influence des modes sur notre
travail, surtout dans ma propre musique, et des résultats singuliers auxquels elle a
conduit.
38 Mais, avant d’en parler, je dois faire une petite digression en direction du passé, de la
musique savante occidentale d’il y a cent cinquante ou deux cents ans. À l’époque,
comme nous le savons tous, le règne exclusif de la gamme majeure et mineure était
déjà bien établi, l’usage des modes antérieurs ayant été aboli. Il n’y a rien de
remarquable à noter quant à l’usage de la gamme majeure à l’époque. La gamme
mineure, toutefois, du fait de sa dualité, est un autre problème. Car la gamme mineure
dite mélodique se présente sous deux formes différentes : la forme ascendante, avec les
sixième et septième degrés majeurs, et la forme descendante, dans laquelle ces mêmes
degrés sont mineurs. Ceci est bien connu et ne mériterait pas, en soi, d’être mentionné.
Ce qui est moins connu, peut-être, c’est le fait que ces deux formes pouvaient être
utilisées simultanément, dans deux voix différentes. Pareille superposition de deux
formes scalaires conduit parfois à des dissonances assez modernes. Prenons l’exemple
243
43 Le même phénomène se produit quand il s’agit de musique dite polytonale. Ici aussi, la
polytonalité n’existe que pour l’œil de qui regarde la musique. Mais notre audition, à
nouveau, choisira une tonalité comme fondamentale et rapportera les notes des autres
tonalités à celle-ci. Les voix écrites dans d’autres tonalités seront interprétées comme
étant des notes altérées de la tonalité choisie. Pour utiliser une comparaison, je dirai
que nos deux yeux ne peuvent pas percevoir simultanément deux images totalement
différentes ; ils doivent concentrer leur regard sur l’une d’elles (la petite divergence
causée par la distance entre les deux yeux est ici négligeable). Et si quelqu’un a le
malheur de se mettre à loucher, d’être affecté de strabisme, alors l’un des deux yeux se
détournera progressivement et automatiquement de la seconde image qui le dérange,
pour s’en tenir à l’usage d’un seul œil. De même, notre ouïe ne peut percevoir
simultanément et comme telles deux ou plusieurs tonalités, avec deux ou plusieurs
fondamentales ; elle simplifiera les choses en réduisant le dédale des tonalités à une
seule.
44 À ce propos, il y a eu beaucoup de malhonnêteté dans le culte de la polytonalité ou de la
bitonalité. Certains compositeurs écrivaient des mélodies diatoniques éculées, par
exemple en ut majeur, et ajoutaient un accompagnement tout aussi éculé en fa dièse
majeur. Le résultat était étrange et le public, trompé, s’exclamait : « Oh ! c’est très
intéressant, une musique très moderne, très osée... » Des procédés aussi artificiels n’ont
aucune valeur11. Soit dit en passant, la musique de Stravinsky, ainsi que la mienne, a
souvent l’air d’être bitonale ou polytonale. C’est pourquoi les pionniers de la
polytonalité avaient l’habitude de considérer Stravinsky comme l’un de leurs
compagnons. Stravinsky, toutefois, le nie explicitement, ne serait-ce que du point de
vue extrinsèque de la notation12.
45 Nous pouvons maintenant revenir à notre discussion sur les modes. De même que les
deux formes de la gamme mineure peuvent être utilisées simultanément, de même,
deux modes différents peuvent aussi être utilisés en même temps. Prenons un
exemple13 :
245
46 Si nous observons ces deux modes, nous voyons que celui de la voix supérieure est
phrygien, celui de la voix inférieure est lydien. De plus, nous voyons que les moitiés
supérieures de ces deux modes ont le même rapport que les moitiés supérieures des
deux formes de la gamme mineure. D’où nous pouvons conclure que notre exemple
témoigne d’une extension, vers la moitié inférieure de l’échelle, des méthodes des
compositeurs du passé, telles que décrites ci-dessus.
47 Trois autres exemples simples :
52 Nous pourrions baptiser la musique fondée sur de tels principes au moyen d’un
troisième « slogan » : bimodalité ou polymodalité. Mais il convient de le prendre avec
précaution, cum grano salis. Dans nos œuvres, ainsi que dans d’autres œuvres
contemporaines, diverses méthodes et divers principes se croisent. Par exemple, ne
vous attendez pas à trouver, parmi nos œuvres, une pièce où la voix supérieure utilise
continûment un certain mode, tandis que la voix inférieure en utilise continûment un
autre. Donc, si nous qualifions notre musique savante de polymodale, cela signifie
seulement que la polymodalité ou la bimodalité apparaît dans des passages plus ou
moins longs, parfois simplement dans une mesure isolée. Des changements peuvent
ainsi se succéder de mesure en mesure, voire d’un temps à l’autre d’une mesure. Je vais
vous montrer un exemple dans lequel chaque note du thème est traitée différemment 17.
53 Pour résumer, en une formule définitive, la différence essentielle entre l’atonalité, la
polytonalité et la polymodalité, nous pourrions dire que la musique atonale ne présente
aucune note fondamentale ; que la polytonalité en présente plusieurs – du moins est-
elle supposée le faire ; et que la polymodalité en présente une et une seule. Donc, notre
musique, je veux dire : la nouvelle musique savante hongroise, est toujours construite
sur une et une seule note fondamentale, que ce soit dans les parties ou dans le tout. Et
c’est la même chose avec la musique de Stravinsky. Il le souligne lui-même, du reste,
jusque dans les titres de certaines de ses œuvres. Il dit, par exemple, Concerto en la. En
revanche, le qualificatif de majeur ou de mineur est omis, car la qualité du troisième
degré n’est pas déterminée.
54 La polymodalité est plus particulièrement présente dans mes œuvres – elle l’est moins
chez Kodály. Il était plus impressionné par le système pentatonique mentionné
précédemment, dont l’esprit archaïque a conféré des traits singuliers à tout son
système mélodique18.
55 Je dois à nouveau souligner que ce « vieux » système pentatonique hongrois n’implique
pas seulement l’usage d’une certaine échelle pentatonique, mais aussi une certaine
structure porteuse de forme ainsi que d’autres particularités. La somme de tous ces
traits singuliers le différencie clairement de tout autre système pentatonique au
monde. D’autres territoires, d’autres peuples, par exemple certaines tribus indiennes
d’Amérique du Nord et certaines tribus noires d’Afrique, peuvent avoir également un
système pentatonique, lequel, toutefois, sera tout à fait différent quant à la structure
des mélodies, aux rythmes et à bien d’autres caractéristiques. C’est la totalité des
caractéristiques qui est le facteur discriminant décisif parmi les divers styles, et non
une seule caractéristique isolée du tout. Donc, si vous écoutez la « vieille » forme
hongroise de musique pentatonique, et si vous la déclarez semblable ou identique à
telle ou telle forme de musique indienne, noire ou écossaise, vous aurez tort ; car vous
aurez fondé votre jugement sur un trait unique, isolé. D’ailleurs, la « vieille » musique
pentatonique hongroise est une branche de la grande tradition pentatonique turque
d’Asie centrale, de Mongolie et de Chine.
56 Nous étions très attirés par les traits archaïques de ce style et, lorsque nous avons cédé
à son influence, nous sommes remontés jusqu’au sixième ou septième siècle, au lieu de
remonter seulement jusqu’à Bach et Haendel - comme le voulait, il y a vingt ans, un
slogan couramment et assez mal formulé. On pourrait démontrer que ce vieux style
rural a plus de quinze cents ans. Dans l’une de mes conférences, je reparlerai très en
détail de cette question.
247
57 Outre des suggestions mélodiques, l’échelle pentatonique nous ouvre aussi des
possibilités harmoniques. Les relations tonique-dominante, très évidentes dans les
gammes majeure et mineure usuelles, sont moins claires, plus estompées dans les
modes. Mais, dans l’échelle pentatonique, elles disparaissent tout simplement, parce
qu’il n’y a absolument pas de dominante au sens habituel, harmonique, de ce mot.
Quatre parmi les cinq degrés - à savoir la fondamentale, la tierce, la quinte et la
septième - sont presque égaux en poids. Le quatrième degré apparaît généralement
comme une note de passage, tandis que le septième a le caractère d’une consonance. Il
est tout à fait concevable, pour des mélodies pentatoniques, de les accompagner d’une
harmonisation extrêmement simple, c’est-à-dire avec un unique accord à l’arrière-
plan19. De telles harmonisations, réduites à la limite extrême de la simplicité, ne doivent
être utilisées qu’exceptionnellement, dans des sections bien choisies et appropriées
d’une œuvre ; sinon, leur utilisation exagérée conduirait à cette simplification
monotone que je viens tout juste de condamner dans ma première conférence.
58 Des mélodies d’un style si archaïque peuvent aussi bien être pourvues d’harmonies tout
à fait osées. C’est d’ailleurs un phénomène fascinant que cette tolérance dont font
preuve les caractères les plus archaïques à l’égard de vastes possibilités
d’harmonisation ou de traitement des mélodies et des thèmes pentatoniques, beaucoup
plus que les mélodies issues des gammes majeure et mineure usuelles. Les degrés de la
tonique et de la dominante, implicites dans ces dernières, appellent des accords
parfaits de tonique et des accords de dominante qui, en un certain sens, sont un
handicap pour notre action. Bien que ce handicap puisse être facilement contourné, il
existe. Des mélodies dites à ambitus restreint, composées de trois ou quatre degrés au
plus, telles qu’on les trouve fréquemment dans la musique rurale serbocroate ou arabe,
offrent la même liberté pour nous, précisément grâce à l’absence des trois ou quatre
degrés manquants20.
59 Je dois à nouveau faire une petite digression. Il existe une vieille maxime, un axiome,
une loi – comment l’appeler ? – qui prévaut chez ceux qui collectent ou éditent la
musique populaire, et qui dit qu’il est contraire au style des mélodies populaires
d’écrire pour elles des accompagnements insolites et singuliers. Du fait de la structure
simple des mélodies en question, ces gens ne voudraient autoriser que les
enchaînements d’accords les plus communs, c’est-à-dire les plus usés, pour la musique
populaire. Ils ne permettraient pas l’utilisation de degrés altérés si la mélodie en
question ne les contient pas, etc. C’est ce genre d’accompagnements déplorables que
l’on trouve tout particulièrement dans les recueils édités en gros 21, qui contiennent des
centaines de mélodies populaires. Ces accords ternes ne rehaussent en rien la qualité
particulière des mélodies ; au contraire, ils tendent à voiler leur beauté originelle. De
tels ajouts accompagnant la publication de mélodies populaires sont absolument
inutiles ; c’est une perte d’énergie, d’argent, de temps et de matériau. Il serait
préférable de publier les mélodies telles quelles, sans les souiller avec ce genre de
monstruosités. Les gens qui procèdent ainsi ne sont pas des compositeurs, ce sont au
mieux ou au pire - le plus souvent au pire - des artisans. Des compositeurs d’un certain
niveau, en revanche, considèrent ces questions d’un point de vue tout autre. Pour eux,
la mélodie bien choisie est une sorte de motif qu’ils traitent exactement comme si
c’était un thème original inventé par eux. Ils entourent ce motif des fruits de leur
travail, avec leur imagination créatrice, et ils créent pour ainsi dire à chaque fois une
œuvre originale et singulière sur la base du motif choisi. Nous avons des exemples
248
exquis de ce type de travail créatif avec les chants populaires allemands de Brahms,
ainsi qu’avec les cinq mélodies populaires grecques de Ravel – des chefs-d’œuvre du
genre. Les transcriptions effectuées par Kodály de plus d’une centaine de mélodies
populaires sont également des chefs d’œuvre, quoique plus complexes -
malheureusement elles sont peu connues à l’étranger et introuvables à l’heure actuelle.
J’ai moi-même essayé diverses façons de transcrire la musique populaire, depuis la plus
simple jusqu’à la plus complexe. Avec mes Huit improvisations pour piano, je crois avoir
atteint la limite extrême dans l’ajout d’accompagnements osés à des mélodies
populaires simples22.
III
60 Notre sujet, aujourd’hui, c’est la description d’un nouveau chromatisme. Avant d’entrer
dans les détails, je dois toutefois récapituler les résultats auxquels nous a conduits la
superposition des divers modes. Premièrement, une sorte de bimodalité ou de
polymodalité restreinte. Deuxièmement, la bimodalité a conduit à l’utilisation de
gammes ou de portions de gammes diatoniques remplies avec des degrés chromatiques
ayant une fonction tout à fait nouvelle. Ce ne sont pas des degrés altérés d’un certain
accord, amenant une note de l’accord suivant. Ils peuvent uniquement être interprétés
comme les ingrédients des divers modes que l’on utilise simultanément à un moment
donné : certains de ces degrés apparemment chromatiques appartiennent en fait à l’un
des modes, tandis que les autres degrés appartiennent à l’autre mode. Ces degrés n’ont
absolument aucune fonction relative aux accords ; au contraire, ils ont une fonction
diatonique-mélodique. C’est ce que l’on voit clairement si l’on prélève ces degrés de
façon à les regrouper selon les modes auxquels ils appartiennent.
61 Ce chromatisme modal (c’est ainsi que nous appellerons désormais ce phénomène, pour
le distinguer du chromatisme issu des enchaînements d’accords au dix-neuvième siècle)
est l’une des principales caractéristiques de la nouvelle musique savante hongroise.
Une autre caractéristique, différente, c’est, comme vous vous en souvenez sans doute,
l’apparition de structures mélodiques pentatoniques dans notre travail, en guise de
contraste, pour ainsi dire, avec le chromatisme modal, même si les deux peuvent être
combinés.
62 L’usage fréquent du chromatisme modal m’a progressivement donné l’idée d’essayer
une sorte de nouveau chromatisme mélodique, qui s’est développé de façon tout à fait
inconsciente et instinctive. Du reste, l’élaboration d’une bimodalité et d’un
chromatisme modal fut inconsciente et instinctive, elle aussi. Je n’ai jamais créé de
nouvelles théories à l’avance, je déteste une telle idée. J’avais, bien sûr, un sentiment
très précis des directions à prendre mais, dans le temps de la composition, je ne me
souciais pas des dénominations qui pourraient s’appliquer à ces directions ou à leurs
sources. Une telle attitude n’implique pas que je composais sans... projets définis, ou
avec un contrôle insuffisant. Les projets concernaient l’esprit de l’œuvre à venir et les
problèmes techniques (par exemple la structure formelle qu’impliquait l’esprit de
l’œuvre), le tout ressenti de façon plus ou moins instinctive, mais je n’ai jamais été
concerné par des théories générales devant être appliquées aux œuvres que je
m’apprêtais à écrire. Maintenant que la majeure partie de mon œuvre est écrite,
certaines tendances générales apparaissent - des formules générales dont on peut
déduire des théories. Mais même ainsi, je préférerais essayer de nouvelles voies et de
nouveaux moyens, plutôt que de déduire des théories.
249
65 Puisque j’ai connu ce genre de mélodies arabes dès 1913, il est tout à fait pensable que,
avec leur chromatisme, elles puissent avoir influencé mes œuvres (après cette date).
Avec la Dalmatie, toutefois, il en va autrement. Le style chromatique dalmate m’était
totalement inconnu jusqu’en 1940, date à laquelle je suis arrivé aux États-Unis ; c’est
seulement ici, en effet, que j’ai eu l’occasion d’écouter des enregistrements de cette
musique et d’en transcrire quelques-uns. Le style dalmate est beaucoup plus important
que le style arabe entendu précédemment, du fait de son unité, de son plus haut
développement et de son effet inhabituel sur les auditeurs. Cet effet extraordinaire est
encore accentué par le fait que les Dalmates interprètent ce type de mélodies à deux
voix. Les deux voix suivent généralement un mouvement parallèle, mais la distance
entre elles est à peu près d’une seconde majeure. Les exemples que vous allez entendre
sont interprétés comme suit : d’abord, les deux chanteurs jouent la mélodie sur des
instruments à vent qui sonnent un peu comme des hautbois rudimentaires ; ensuite, ils
chantent la mélodie – une ou plusieurs strophes. Les deux voix sont interverties dans le
250
prélude instrumental, ce qui signifie qu’il y a entre elles une distance de septième
mineure au lieu de la seconde majeure24.
mieux à même de servir notre objectif. Comme vous le verrez, une telle extension
change considérablement le caractère de la mélodie, parfois au point que son rapport
avec la forme originale, non étendue, est à peine identifiable. Nous aurons l’impression
d’avoir à faire avec une mélodie entièrement nouvelle. Et c’est là une bonne chose, en
vérité, car nous obtiendrons de la variété d’une part, tout en conservant d’autre part
l’unité intacte, du fait des relations cachées entre les deux formes 27. Si vous étiez tentés
d’objecter que ce nouveau procédé est quelque peu artificiel, je ne pourrais vous
répondre que ceci : il n’est absolument pas plus artificiel que les vieux procédés de
l’augmentation, de la diminution, de l’inversion et de la rétrogradation (cancrizans) des
thèmes ; de fait, la rétrogradation semble être beaucoup plus artificielle.
73 On a découvert quelque chose d’assez surprenant concernant la compression d’une
mélodie diatonique en une forme chromatique. C’est une découverte que j’ai faite il y a
seulement six mois, en étudiant le style chromatique dalmate. Il semble que ce style
n’est pas un style indépendant, composé de mélodies chromatiques indépendantes qui
n’auraient pas de variantes ailleurs. Les mélodies chromatiques de ce style ne sont, en
fait, rien d’autre que des mélodies diatoniques issues des régions voisines et
comprimées dans un espace chromatique. Il y a plusieurs preuves irréfutables à l’appui
de cette théorie, mais je ne les énumérerai pas maintenant, je préfère les réserver pour
l’une des conférences ultérieures. Cette théorie donne une explication très simple pour
l’étrange distance de seconde majeure entre les deux voix. La compression, tout
simplement, travaille dans les deux directions : à l’horizontale pour la mélodie et à la
verticale pour les intervalles ou la distance entre les deux voix. À l’évidence, la distance
de tierce mineure ou majeure, que l’on rencontre habituellement dans le chant à deux
voix, est comprimée pour donner cette distance inhabituelle de seconde majeure.
74 Lorsque j’ai utilisé pour la première fois le procédé consistant à étendre les mélodies
chromatiques en une forme diatonique, je pensais avoir inventé quelque chose
d’absolument nouveau, qui n’avait jamais existé. Et je vois maintenant qu’un principe
tout à fait identique existe en Dalmatie depuis Dieu sait quand, peut-être depuis des
siècles et des siècles. Ce qui prouve encore une fois que rien d’absolument nouveau ne
peut être inventé dans le monde ; les idées qui paraissent les plus inédites ont ou
doivent avoir eu leurs prédécesseurs.
IV
75 Tout ce qui a été dit jusqu’à présent sur la musique savante hongroise était lié à la
tonalité ou à la modalité, en termes de formations mélodiques. Dans ce qui va suivre, je
tenterai de rendre compte des formations rythmiques.
76 De nouveau, nous devons nous tourner ici vers la musique rurale de l’Europe de l’Est.
D’abord, on n’y trouve pas de levées ; c’est une musique qui, rythmiquement, présente
des débuts en forme d’aras28, par contraste avec la musique de l’Europe occidentale
ainsi qu’avec la musique russe, grecque moderne ou arabe - présentant toutes des
débuts rythmiques en forme de thesis (il y a, bien entendu, de nombreuses exceptions).
Et lorsque nous disons que notre musique savante est principalement fondée sur ce
principe de Paras de l’arsis, une telle affirmation doit être prise avec précaution, cum
grano salis ! Cela ne signifie pas que nous n’utilisons jamais de levées ; au contraire, nous
les employons fréquemment. Il n’y a là qu’une perspective générale, un point de vue ou
un esprit général concernant le rythme.
77 Trois sortes de rythmes dominent dans la musique rurale de l’Europe de l’Est. D’abord,
le parlando-rubato, c’est-à-dire un rythme libre, déclamatoire, sans mesures régulières.
253
Son équivalent le plus proche dans la musique savante de l’Europe occidentale, on peut
le trouver dans le récitatif ; la musique grégorienne avait probablement un rythme
semblable. Ensuite, il y a le rythme plus ou moins fixe, avec des mesures régulières,
généralement en 2/4. Dans certains types, on peut trouver des changements de mesure
- ce qui conduit dans certains cas à des rythmes apparemment complexes 29.
Le troisième genre de rythme, c’est le rythme dit « pointé », très caractéristique de
certains types de musique rurale hongroise. Notre rythme pointé est une combinaison
schoenbergien des parties vocales, où l’on trouve les sauts, les intervalles et l’agitation
les plus exagérés.
81 Ce qui nous a le plus intéressés, dans la forme rythmique fixe, c’était le changement de
mesure. J’avais déjà pleinement exploité ces possibilités dans mes premières œuvres,
ainsi que plus tard, parfois même avec exagération34.
Mais des compositeurs d’autres pays utilisent aussi le même procédé, quoique d’une
manière différente. Il semble que la tendance à changer fréquemment de mesure soit
l’un des aspects internationaux caractérisant la musique du XX e siècle. Les chefs et les
orchestres d’il y a trente ou quarante ans n’aimaient pas beaucoup cette idée.
Maintenant, en revanche, ils s’y sont habitués et même des pièces aussi difficiles que la
dernière partie du Sacre ne leur donnent plus guère de soucis. C’est précisément dans
cette œuvre de Stravinsky que l’on trouve un grand nombre de changements de mesure
caractéristiques. Puisque vous connaissez probablement tous très bien cette œuvre, il
est inutile de vous en donner des exemples au piano. On y trouve des motifs rythmiques
caractéristiques du type rythmique fixe. Ces motifs sont issus des trois combinaisons de
83 Ce motif rythmique confère une sorte de caractère héroïque aux mélodies. Un autre
motif, plus « doux », apparaît dans la mélodie populaire suivante, magnifiquement
simple39.
84 Tous les motifs que nous venons de décrire ne sont pas exactement des spécialités
hongroises ; ils apparaissent aussi bien dans des mélodies populaires slovaques, par
exemple dans la mélodie populaire slovaque suivante qui, après 1919, est devenue
l’hymne de la Tchécoslovaquie40.
255
85 Mais il semble que les compositeurs hongrois ont été beaucoup plus impressionnés par
ces motifs et les ont utilisés plus fréquemment que les compositeurs tchèques.
Notre troisième source rythmique, peut-être la plus importante, c’est le rythme
« pointé ». Ce rythme, bien que d’origine vocale, peut être transféré dans la musique
purement instrumentale et nous l’y avons amplement utilisé41. Voici une variante plus
douce de ce rythme : ou
86 J’ai utilisé ce rythme notamment dans mon sixième quatuor 42.
87 J’ai dit précédemment que la mesure à 2/4 prévaut dans le rythme rural de type fixe. Il
y a toutefois des exceptions où l’on rencontre la mesure à 3/4. Non pas que la mesure à
3/4 soit utilisée tout au long d’une mélodie, comme vous pourriez le penser, non ! Elle
est seulement utilisée en alternance avec la mesure à 2/4. Et si, néanmoins, vous
trouvez ici ou là une mélodie exclusivement en 3/4, elle sera irréfutablement originaire
de l’Europe occidentale.
88 Au lieu de cela, nous pouvons avoir - quoique peu fréquemment - des mesures à 5/8 ou
à 7/8 dans notre mélodie. La différence avec le 2/4 régulier n’est pas essentielle ; c’est
plutôt une différence dérivée. De fait, le 5/8 peut être expliqué comme le redoublement
de l’une des croches de la mesure à 2/4, et le 7/8 comme le redoublement de l’une des
croches dans une mesure à 3/4. Ces mesures étranges m’ont attiré au plus haut point et
leur influence est visible dans de nombreux passages de mes œuvres. Mais l’étrangeté
de ces mesures n’est presque rien si on les compare aux motifs rythmiques que je vous
expliquerai par la suite. Ils appartiennent au groupe de ce que nous appelons les
formations rythmiques « bulgares »43.
256
NOTES
1. Notre traduction se fonde sur le manuscrit anglais intégral publié par Benjamin Suchoff (Béla
Bartók, Essays, Faber & Faber, Londres, 1976). Mais, en accord avec les remarques de Tibor Tallián
(Bartók Béla Írásai, vol. 1, Zeneműkiadó, Budapest, 1989, p. 183), nous ne suivons pas toujours
l’éditeur des Essays lorsqu’il ajoute des extraits de partitions, là où Bartók n’indiquait que des
illustrations possibles en marge de son texte. Ces indications, généralement en hongrois et au
crayon, sont traduites en note. L’état de santé de Bartók ne lui permit pas de prononcer plus de
trois conférences, sur les huit initialement prévues, à partir de février 1943, à l’université de
Harvard. La quatrième conférence était toutefois déjà rédigée en partie. Une note de l’auteur
indique qu’il envisageait de traiter les sujets suivants : « 1. Révolution, évolution ; 2. Modes,
polymodalité (polytonalité, atonalité/musique dodécaphonique) ; 3. Chromatisme (très rare dans
la musique populaire) ; 4. Rythme, effet percussif ; 5. Forme (chaque pièce crée sa propre forme) ;
6. Instrumentation (nouveaux effets instrumentaux), piano, violon comme instruments à
percussion (Cowell) (il faudrait un violon) ; 7. Tendance vers la simplicité ; 8. Œuvres
pédagogiques ; 9. Esprit général (lié à la musique populaire) ».
2. Imre Weisshaus (1905-1987), plus connu sous le nom de Paul Arma.
3. Cette illustration, dessinée à l’encre, a été retrouvée dans l’enveloppe contenant le manuscrit
des conférences.
4. Annotation de Bartók : « Jouer ».
5. Annotation de Bartók : « Les connaissent-ils ? L’instrumentation des Noces, exemples ».
6. Richard Taruskin a désormais démontré que la quasi-totalité des thèmes du Sacre provenait
d’un recueil de musique populaire publié en Russie. Cf. Stravinsky and the Russian Traditions, vol. 1,
Oxford University Press, 1996, p. 891 sq.
7. Annotation de Bartók : « Énumération ».
8. Annotation de Bartók : « exemples chez Bach, Haydn, Mozart et le premier Beethoven ».
9. Josef Matthias Hauer (1883-1959), compositeur et théoricien autrichien.
10. Il s’agit du Präludium für Celesta de Josef Hauer (Berlin, Melos-Verlag, 1921).
11. Annotation de Bartók : « Exemple, peut-être du Liszt, avec un accompagnement déformé ».
12. Annotation de Bartók : « (Exemple du Sacre, peut-être de moi aussi ?) Première partie, avant-
dernier numéro [La “Danse des adolescents” pour le Sacre], Barbe-Bleue ».
13. Nous suivons ici l’ordre des paragraphes établi par Tibor Tallián (op. cit.), plutôt que celui
publié dans les Essays.
14. Annotation de Bartók : « nombreux exemples du Mikrokosmos, du Háry [János] de Kodály, peut-
être la Sonate pour piano ? ». Benjamin Suchoff donne en exemple les mesures 127-137 du
troisième mouvement de la Sonate pour piano.
15. Annotation de Bartók : « Quatuor à cordes n° 2, “Lutte” dans Mikrokosmos, quelque chose
d’autre ? Quatuor à cordes n° 6 : deuxième mouvement. – thème du trio ».
16. Annotation de Bartók : « Trouver un exemple ».
17. Annotation de Bartók : « 7e Bagatelle » (des Quatorze Bagatelles pour piano, op. 6).
18. Annotation de Bartók : « [Kodály :] Sonate pour violoncelle ; Psalmus, thème principal.
[Bartók :] Le soir chez les Sicules ; Barbe-Bleue, premier thème, sous trois formes ».
19. Annotation de Bartók : « exemple, cinquième des Huit chants populaires [hongrois, pour voix et
piano], aussi à deux pianos ». Benjamin Suchoff renvoie à la cinquième des sept pièces pour deux
pianos de Mikrokosmos, « New Hungarian Folk Song ».
20. Annotation de Bartók : « Exemples, un slovaque, un arabe ».
21. En français dans le texte.
22. Annotation de Bartók : « Exemple, dernière Improvisation ».
257
23. Annotation de Bartók : « Ici, l’exemple arabe (à trouver) ! ». Benjamin Suchoff propose cet
exemple noté par Bartók à Biskra et extrait de « Die Volksmusik der Araber von Biskra und
Umgebung » (n° 17).
24. Annotation de Bartók : « Ici, les deux exemples dalmates ». Exemples choisis par Benjamin
Suchoff et tirés d’un manuscrit de Bartók consacré aux chants dalmates.
25. Annotation de Bartók : « Exemple, le premier numéro de la Suite de danses ».
26. Annotation de Bartók : « 1. Musiques nocturnes [dans En plein air, pour piano] ; 2. Quatuor à
cordes n° 4, deuxième mouvement ; 3. Concerto pour piano n ° 2, deuxième mouvement ; 4.
Cantata profana, thème de la fugue ; 5. Musique pour cordes, percussion et célesta , premier et
troisième mouvements ; 6. Sonate pour deux pianos et percussion, deuxième mouvement ; 7.
Concerto pour violon [n° 2], premier mouvement, thème contrastant ; 8. Divertimento pour
orchestre à cordes, deuxième mouvement ; 9. Quatuor à cordes n° 6. » Dans une autre note, Bartók
écrit : « N’y a-t-il pas quelque chose de semblable dans Mikrokosmos ? ».
27. Annotation de Bartók : « exemple d’extension : Quatuor à cordes n° 4 et Musique pour cordes,
percussion et célesta ; de compression : Mikrokosmos ».
28. Ce passage pourrait paraître contradictoire : dans la terminologie rythmique usuelle,
« levée » (upbeat) est en effet synonyme d’arsis. Mais, comme nous le suggère très justement
Georges Starobinski, lorsque Bartók parle d’arsis, il se réfère à une syllabe accentuée de la langue
(l’équivalent de Hebungen allemand), thesis désignant au contraire une syllabe non accentuée
(Senkung en allemand).
29. Annotation de Bartók : « Exemple hongrois (Var. de Brahms, et trio aussi !) ; colinde
roumaine, peut-être à écrire aussi ».
30. Annotation de Bartók : « Écrire au tableau ».
31. Annotation de Bartók : « (dans l’une des Danses hongroises de Brahms) ».
32. Annotation de Bartók : « Exemple : Felhők gyülnek az égen/Nemsokára vihar lesz »
ν – – ν ν –v / v v – v v – ν
(Des nuages s’accumulent dans le ciel/Ce sera bientôt la tempête)
33. Annotation de Bartók : « quelques exemples dans Barbe-Bleue ».
34. Annotation de Bartók : « Quels exemples ? Suite I ? Suite II ? [Œuvres] plus tardives ? Suite de
danses ? [Musique pour] cordes premier mouvement ? ».
35. Bartók donne la liste suivante de motifs rythmiques dans la marge :
36. Annotation de Bartók : « Hullámzó Balaton (le lac Balaton et ses vagues) », à savoir l’un des
mouvements de l’œuvre de Hubay.
37. Annotation de Bartók : « exemple ».
38. Annotation de Bartók : « dans [le poème symphonique] Kossuth ». - Voir ici-même, dans le
texte de présentation de la symphonie Kossuth, le thème des « héros hongrois » (VII).
39. Annotation de Bartók : « Viragos kenderem (Mon chanvre fleuri), peut-être à écrire aussi », tiré
de Hungarian Folk Music (exemple reconstitué par Benjamin Suchoff).
40. Annotation de Bartók : « Azt mondják : non adnak (Ils disent : ils ne donnent pas) ». Chant
populaire cité par Bartók tel qu’il apparaît dans 100 Magyar hépdal (Pest, 1953) par Ignác Bognár.
L’exemple suivant est l’utilisation de ce même chant dans les Dix Pièces faciles pour piano (n ° 8) de
1908.
41. Annotation de Bartók : « Le Prince de bois, “Danse de la forêt”. Quoi d’autre ? Le soir chez les
Sicules, second thème ».
42. Annotation de Bartók : « exemple, second thème du premier mouvement ; trio du troisième
mouvement ».
43. Le manuscrit de la quatrième conférence s’interrompt ici.
258
rurale et l’artisanat rural ; bref, elle s’étendait à la vie rurale dans son ensemble, restée
indemne de la civilisation urbaine. Cette extension est visible par exemple dans nos
œuvres vocales, dans lesquelles nous avions une prédilection pour les poèmes
populaires susceptibles d’être mis en musique.
4 Pour prévenir les malentendus, il faut préciser que la discrimination évoquée plus haut
entre passé et présent n’est pas d’ordre qualitatif. En faisant cette distinction, on ne
veut pas du tout suggérer que les résultats du procédé actuel, dans l’utilisation des
produits de la musique rurale, sont d’une plus grande valeur que les résultats obtenus
par le passé. Cette discrimination vise simplement à souligner les différences de point
de vue sur la musique populaire, entre passé et présent.
5 Comment se fait-il que cette nouvelle tendance soit apparue justement dans ce coin de
l’Europe de l’Est qui s’appelle la Hongrie ? La première condition entre toutes, c’est
qu’il y avait là des compositeurs doués d’une plus ou moins grande faculté créatrice. Et
c’est là une conditio sine qua non. Car si elle vient à manquer, un pays aura beau disposer
des plus grandes ressources en termes de musique rurale, il n’en pourra tirer aucun
bénéfice pour l’enrichissement de la musique savante de haute tradition. De plus, en ce
qui concerne la musique rurale, la Hongrie est dans une situation particulièrement
heureuse (mais, hélas !, si malheureuse pour tout le reste) : elle est au carrefour des
styles de musique populaire les plus variés.
6 En Europe de l’Est, il y a plusieurs populations, qu’on peut évaluer chacune à environ
dix millions d’âmes, vivant les unes à côté des autres sur un territoire relativement
restreint. Dans certains endroits, plusieurs nationalités différentes sont mélangées au
sein des frontières d’un même et petit pays. L’influence réciproque de leur musique
populaire a donné une incroyable variété de styles de musique rurale – sans détruire
pour autant l’individualité de la musique populaire de chacune de ces populations. On
trouve là, côte à côte, les formes les plus hétérogènes d’expression musicale. Il y a
d’ancienne mélodies pentatoniques d’origine asiatique. Il y a des mélodies modales, qui
sont en partie des transformations des précédentes. Il y a des motifs plus ou moins
courts, d’aspect primitif, comprenant trois ou quatre degrés seulement. Il y a des
mélodies de structure plutôt complexe au sein d’un ambitus large. Et même un style
« chromatique » à deux voix très singulier, que l’on rencontre exclusivement dans une
petite région de la Dalmatie – un phénomène unique dans la documentation dont on
dispose sur la musique populaire. On ne trouve probablement nulle part ailleurs – sauf
peut-être en Extrême-Orient, une région encore inconnue – une telle variété de styles
de musique rurale agglomérés sur un territoire aussi petit que l’Europe de l’Est. Et la
Hongrie est le centre (sinon géographique, du moins spirituel) de ce territoire.
7 Il y a deux compositeurs, parmi les Hongrois contemporains, qui ont une réputation
internationale – Zoltán Kodály et moi-même. Même si nous avons un point de vue
commun sur la musique rurale et sur son rôle dans le développement de la musique
savante de haute tradition, il y a une différence très marquée entre nos œuvres. Chacun
a développé son propre style individuel, malgré les sources communes utilisées. Et c’est
très heureux, car on voit ainsi que la musique populaire rurale, en tant que source,
offre des possibilités variées pour la création d’une musique savante de haute
tradition ; son utilisation comme fondement ne rend donc pas nécessairement les
résultats uniformes.
8 Une description détaillée des différences entre les œuvres de Kodály et les miennes
nous entraînerait trop loin. Je ne mentionnerai qu’une différence essentielle – une
260
différence de procédé qui peut expliquer (du moins en partie) les différences de style.
Ce que Kodály a étudié et utilisé comme source, c’était presque exclusivement la
musique rurale hongroise ; tandis que moi, j’ai élargi mon intérêt, et mon amour aussi,
à la musique populaire des peuples voisins en Europe de l’Est, en m’aventurant même,
pour mon travail de recherche, sur les territoires arabes et turcs. C’est pourquoi, dans
mes œuvres, on rencontre des impressions dérivées des sources les plus diverses,
fondues – je l’espère – en une unité. Ces sources différentes ont toutefois un
dénominateur commun, à savoir ces caractéristiques communes dans la musique
populaire rurale en son sens le plus pur. L’une de ces caractéristiques est l’absence
totale de toute sentimentalité ou d’exagération dans l’expression. C’est en effet ce qui
donne à la musique rurale une certaine simplicité, austérité ou sincérité de sentiment,
une certaine grandeur, même – des qualités qui firent de plus en plus défaut dans les
œuvres des compositeurs mineurs de la période romantique, au dix-neuvième siècle. En
dehors de ce qui fut pour nous la grande leçon des classiques, nous avons surtout appris
de ces paysans inéduqués et illettrés qui ont conservé leur grand héritage musical avec
foi, et qui ont même créé, de façon pour ainsi dire mystérieuse, des styles nouveaux.
9 Les qualités mentionnées ci-dessus s’appliquent à toutes les productions musicales,
qu’elles soient vocales ou instrumentales, des populations rurales encore indemnes.
Même les plus grands interprètes pourraient y trouver leur inspiration quant aux
méthodes d’expression et aux procédés techniques. Comme disent les Français, les
extrêmes se touchent. Le plus haut degré de perfection se trouve, d’une part, dans les
accomplissements d’un grand génie artistique et, d’autre part, dans les créations de
paysans illettrés que la civilisation urbaine n’a pas encore touchés.
10 Mais il faut un contact personnel au compositeur, s’il doit profiter au mieux de cette
riche source d’inspiration. Un recueil imprimé de musique populaire n’est qu’un
matériau mort. Et les descriptions ne parviennent guère à le rendre vivant. Les
enregistrements phonographiques sont déjà plus utiles ; mais ils sont rarement
disponibles, dispersés qu’ils sont de par le monde, mis à l’écart dans des musées et
désormais, pour la plupart d’entre eux, probablement mis en pièces par les bombes. Ce
qui importe le plus, c’est la relation humaine avec les paysans – séjourner dans les
villages, vivre avec eux, observer leur vie, faire l’expérience de leur art et de leur
musique sur place, tels qu’ils se réincarnent jour après jour. C’est ce que Kodály et moi-
même avons pu faire. Pour ma part, je considère les inoubliables heures passées avec
ces gens comme les plus heureuses de ma vie.
11 Ses œuvres comme les miennes se divisent en deux catégories – (1) celles dans
lesquelles le matériau thématique est entièrement ou majoritairement emprunté à des
mélodies populaires et (2) celles dont les thèmes sont originaux. Appartiennent à la
première catégorie, entre autres, les pièces écrites dans un but pédagogique – mes
pièces pour piano Pour les enfants, mes duos pour deux violons ainsi que la plupart des
chœurs pour enfants de Kodály, etc. Les œuvres les plus remarquables de cette
catégorie sont Székely fonó et Háry János. Toutes deux de Kodály, toutes deux destinées à
la scène, ce sont de véritables apothéoses de la musique rurale hongroise de toutes les
époques, exactement comme Le Sacre du printemps de Stravinsky, ou ses Noces, sont une
célébration de la musique populaire russe.
12 Outre ces œuvres, Kodály a réalisé beaucoup de transcriptions de mélodies populaires
pour voix avec accompagnement de piano. Il a composé environ une centaine de
transcriptions de ce type, de véritable joyaux dans le genre, avec une incroyable variété
261
dans le traitement des mélodies. Je n’ai, pour ma part, qu’une trentaine de pièce de
cette sorte. Toutefois, deux de mes œuvres purement instrumentales – les deux
rhapsodies pour violon et orchestre – appartiennent aussi à cette première catégorie.
Le rôle de telles transcriptions dans la production de nos œuvres rappelle vaguement le
rôle des transcriptions de mélodies de choral dans les œuvres de J. S. Bach.
13 Dans la seconde catégorie – qui comprend des œuvres comme le célèbre Psalmus
hungaricus de Kodály, connu et joué dans le monde entier –, nos œuvres n’utilisent pas
de mélodies populaires spécifiques, mais elles reflètent néanmoins dans leurs moindres
détails l’esprit de la musique rurale. Parfois, ce résultat est obtenu en inventant et en
utilisant des thèmes qui imitent certains traits de cette musique. Ma Suite de danses
pour orchestre en est un exemple. La première et la quatrième danses reflètent
certaines caractéristiques de la musique arabe ; la deuxième et la troisième, ainsi que
les ritournelles, sont d’inspiration hongroise ; la cinquième a une qualité roumaine
singulièrement ancestrale. Quant au finale, c’est une synthèse de toutes ces
caractéristiques.
14 Même les œuvres plus abstraites, comme par exemple mes quatuors à cordes, dans
lesquelles ne figure aucune imitation de ce genre, révèlent un certain esprit impossible
à décrire ou à expliquer – un certain je ne sais quoi – qui donnera à quiconque les écoute
et connaît l’environnement rural ce sentiment : « Ceci n’a pu être écrit que par un
musicien d’Europe de l’Est. »
NOTES
1. Paru dans American Hungarian Observer, New York, 4 juin 1944. Nous traduisons le texte original
anglais, en suivant l’édition de Benjamin Suchoff (Béla Bartók, Essays, Faber & Faber, Londres,
1976).
2. Contemporary higher art music. Voir la note 2 dans L’influence de la musique populaire sur la musique
savante d'aujourd'hui (1931).
262
NOTES
1. Analyse de l’œuvre, rédigée en anglais, pour le programme de la création (1 er décembre 1944, à
Boston, par le Boston Symphony Orchestra). Nous suivons l’édition de Benjamin Suchoff (Béla
Bartók, Essays, Faber & Faber, Londres, 1976).
264
1 Cette publication comprend la plupart de mes premières œuvres pour piano, dans une
édition soigneusement révisée. Aucun changement essentiel n’a été fait, sauf l’ajout
d’indications de doigté dans toutes les pièces, ainsi que quelques modifications
mineures dans le texte musical de l’Esquisse n° 4 (mesures 37-40) et dans quelques
mesures de la seconde des Danses roumaines.
2 Les Bagatelles, écrites en mai 1908, sont le plus ancien parmi ces recueils. Un nouveau
style pianistique y fait son apparition, en réaction à l’exubérance romantique de la
musique pour piano du XIXe siècle : un style dépouillé de tous les éléments décoratifs
superflus, qui n’utilise délibérément que les moyens techniques les plus restreints.
Comme en témoignent les développements ultérieurs, les Bagatelles inaugurent au sein
de ma carrière une nouvelle tendance dans l’écriture pianistique, qui sera fidèlement
suivie dans presque toutes mes œuvres pour piano plus tardives, avec quelques
modifications ici ou là, comme par exemple dans la Suite op. 14 (en accentuant dans
certains mouvements le caractère percussif du piano), dans la Sonate pour piano (avec
l’extension des moyens récemment acquis) et, plus particulièrement, dans les pièces du
Mikrokosmos. Ce dernier recueil apparaît comme une synthèse de tous les problèmes
musicaux et techniques qui ont été traités et, dans certains cas, seulement
partiellement résolus au sein de mes œuvres pour piano antérieures.
3 Les Dix pièces faciles pour piano – avec une onzième en guise de Dédicace – viennent
compléter les Bagatelles. Elles ont été écrites dans un but pédagogique, pour fournir aux
pianistes débutants des pièces contemporaines aisées. C’est ce qui explique l’utilisation
de moyens encore plus simplifiés.
4 Les sept Esquisses datent des années 1908-1910 ; les Deux Élégies, de 1908-1909 ; et les
Deux danses roumaines, de 1909-1910. Les Esquisses témoignent, dans l’ensemble, d’une
tendance semblable à celle que l’on peut observer dans les Bagatelles, même si, dans
l’Esquisse n° 4, il y a un certain retour à l’ancienne technique pianistique (on y
remarquera les accords brisés « décoratifs », comparables aux effets apparentés dans
les Élégies). On pourrait faire la même remarque à propos des Deux danses roumaines qui,
265
soit dit en passant, se fondent sur un matériau thématique original et non sur des
chants populaires.
5 Quelques explications supplémentaires semblent nécessaires pour les Bagatelles. La
première a quatre dièses à la clef dans la portée supérieure (comme c’est l’usage pour la
tonalité d’ut dièse mineur), et quatre bémols dans la portée inférieure (fa mineur). Ce
procédé, mi-sérieux, mi-badin, visait à démontrer l’absurdité des altérations à la clef
dans certains genres de musique contemporaine. Après avoir conduit ad absurdum le
principe des altérations à la clef dans la première pièce, j’ai renoncé à le mettre en
œuvre dans toutes les autres Bagatelles, ainsi que dans la plupart de mes œuvres
ultérieures. Bien entendu, la tonalité de la première Bagatelle n’est pas un mélange d’ut
dièse mineur et de fa mineur, mais simplement un ut majeur coloré en mode phrygien.
Et pourtant, elle a été citée plusieurs fois comme un des « premiers exemples de
bitonalité » dans les années 1920, quand c’était à la mode de parler de bi-ou de
polytonalité. Le même sort fut réservé à l’Esquisse n° 2 à la même époque, bien que sa
tonalité soit indiscutablement un ut majeur des plus purs.
6 Quant à la tonalité de certaines des autres pièces, j’ajoute ceci, de façon à éviter les
malentendus :
7 Bagatelles – n° 2 : ré bémol majeur ; n° 6 : si majeur ; n° 7 : ré dièse mineur ; n° 8 : sol
mineur ; n° 9 : mi bémol majeur ; n° 10 : ut majeur ; n° 12 : si mineur ; n° 13 : mi bémol
mineur.
8 Esquisses – n° 4 : ut dièse mineur ; n° 7 : si majeur.
9 Élégies – n° 1 : ré mineur ; n° 2 : ut dièse mineur.
10 Cette information s’adresse particulièrement à ceux qui veulent enfermer toute
musique qu’ils ne comprennent pas dans la catégorie de la musique « atonale ».
NOTES
1. Avant-propos rédigé en anglais pour un choix de pièces pour piano, parmi lesquelles seules les
Esquisses furent finalement publiées (Béla Bartók, Seven Sketches Op. 9, New York, Ε. B. Marks
Music Corp., 1950). Nous suivons l’édition de Benjamin Suchoff (Béla Bartók, Essays, Faber &
Faber, Londres, 1976).
266
1 Les entrées précédées d’une astérisque sont celles qui composent le présent recueil.
Nous n’indiquons ici que la première publication (pour plus de détails sur les sources
diverses que nous avons utilisées, on pourra se reporter aux notes accompagnant les
traductions).
2 Nous ne mentionnons que les écrits de Bartók, à l’exception de ses brèves préfaces pour
diverses éditions de Bach, de Scarlatti, de Couperin ou de Rameau... On trouvera ses
entretiens réunis dans Beszélgetések Bartókkal. Nyilatkozatok, interjúk 1911-1945, András
Wilheim (ed.), Budapest, Kijárat Kiadó, 2000.
3 Notre bibliographie s’achève avec la parution posthume du recueil Serbo-Croatian Folk
Songs, que Bartók mentionne comme étant « en préparation » dans un bref curriculum
vitae rédigé en 1945 (cf., ici même, ses Autobiographies). D’autres textes, restés inédits du
vivant du compositeur, figurent désormais dans les trois volumes parus (sur les six
prévus) de l’édition complète en langue hongroise :
4 Bartók Béla önmagáról, műveiről az új magyar zenéről, műzene és népzene viszonyáról (Bartók
Bêla írásai, 1) [Béla Bartók sur lui-même, sur ses œuvres, sur la nouvelle musique
hongroise, sur la relation entre la musique savante et la musique populaire (Écrits, vol.
1)], Tibor Tallián (ed.), Budapest, Zeneműkiadó, 1989.
5 Írások a népzenéről és a népzenekutatásról (Bartók Béla írásai, 3) [Écrits sur la musique
populaire et sur les recherches en musique populaire (Écrits, vol. 3)], Vera Lampert et
Dorrit Révész (eds.), Budapest, Editio Musica, 1999.
6 A magyar népdal (Bartók Béla írásai, 5) [Le chant populaire hongrois (Écrits, vol. 5)], Dorrit
Révész (ed.), Budapest, Editio Musica, 1990.
7 En attendant la parution des autres volumes, l’édition de András Szőllősy (Bartók Béla
összegyűjtött írásai, Budapest, Zeneműkiadó Vállalat, 1967), ainsi que celle de Benjamin
Suchoff (Béla Bartók, Essays, Faber & Faber, Londres, 1976), restent incontournables.
8 * « Kossuth. Szinfóniai költemény » [Kossuth. Poème symphonique], Zeneközlöny, II/6,
Budapest, 11 janvier 1904, p. 82-86.
9 * « Béla Bartók. Suite für Orchester (Analyse vom Komponisten) » [Béla Bartók. Suite
pour orchestre (analyse du compositeur)], Konzprts-Verein. Saison 1905-6. Novitäten-
Konzert, Vienne, Stern & Steiner, 1905, p. 5-8.
267
46 « Thomán Istvánról » [À propos de István Thomán], Zenei Szemle, II/3, Budapest, mars
1927, p. 93-95.
47 * « The Folk Songs of Hungary » [Les chants populaires de Hongrie], Pro Musica, New
York, 1928, p. 28-35.
48 * « Inhalt der Pantomime “Der Wunderbare Mandarin” » [Contenu de la pantomime
« Le mandarin merveilleux »], Vienne, Universal Edition, 1927-1928, p. 2.
49 « Zenefolklor-kutatások Magyarországon » [Recherches sur le folklore musical en
Hongrie], Zenei Szemle, XIII/1, Budapest, 1929, p. 13-15.
50 * « Bartók Béla, oroszországi utjáról » [Béla Bartók, sur sa tournée en Russie], Zenei
szemle, III/2, Budapest, 1929, p. 10-14.
51 « Wegierska muzyka ludowa » [La musique populaire hongroise], Muzyka, VI/4,
Varsovie, 20 avril 1929, p. 201-202.
52 * « Structure of the Fourth String Quartet » [Structure du quatrième quatuor à cordes],
Vienne, Universal Edition et Wiener Philharmonia, après 1930.
53 * « Cigányzene ? Magyar zene ? (Magyar népdalok a német zeneműpiacon) » [Musique
tsigane ? Musique hongroise ? (Les chants populaires hongrois sur le marché des
œuvres musicales allemandes)], Ethnographie, XLII/2, Budapest, 1931, p. 49-62.
54 * « Mi a népzene ? », [Qu’est-ce que la musique populaire ?], ÚjIdók, XXX-VII/20,
Budapest, 10 mai 1931, p. 626-627.
55 * « A parasztzene hatása az újabb műzenére » [L’effet de la musique paysanne sur la
musique savante récente], ÚjIdók, XXXVII/23, Budapest, 31 mai 1931, p. 718-719.
56 * « A népzene jelentőségéről » [Sur la signification de la musique populaire], Új Idók,
XXXVII/26, Budapest, 21 juin 1931, p. 818-819.
57 « The Peasant Music of Hungary » [La musique paysanne de Hongrie], Musical Courier,
CIII/11, New York, 12 septembre 1931, p. 6 et 22.
58 « Slovakian Peasant Music » [La musique paysanne slovaque], Musical Courier, CIII/13, 26
septembre 1931, p. 6.
59 « Möller, Heinrich : Ungarische Volkslieder. Das Lied der Völker, Bd. XII, Mainz, B. Schotts
Söhne », Zeitschrift für Musikwissenschaft, XIII/11-12, Leipzig, août-septembre 1931, p.
580-582.
60 « Nochmals : Über die Herausgabe ungarischer Volkslieder » [Encore une fois : à propos
de la publication des chants populaires hongrois], Zeitschrift für Musikwissenschaft, XIV/
3, Leipzig, décembre 1931, p. 179.
61 Articles « Magyar népi hangszerek » [Instruments populaires hongrois], « Román
népzene » [Musique populaire roumaine] et « Szlovák népzene » [Musique populaire
slovaque], dans Zenei Lexikon, vol. II, Budapest, Győző Andor, 1931, p. 58-63, 419-420 et
571-572.
62 *« A hegedű duókról » [Sur les duos pour violons], UMZE, Budapest, 20 janvier 1932.
63 « Neue Ergebnisse der Volksliederforschung in Ungarn » [Nouveaux résultats de la
recherche sur les chants populaires en Hongrie], Anbruch, XIV/2-3, Vienne, février-
mars 1932, p. 37-42.
64 « Gegenantwort an Heinrich Möller » [Réponse à la réponse de Heinrich Möller],
Ungarische Jahrbücher, XII/1-2, Berlin, avril 1932, p. 130-131.
270
Nous n’avons pas relevé dans cet index les occurrences du nom même de Béla Bartok,
ni celui des éditeurs de ses textes, comme Tállian ou Suchoff par exemple, présents tout
au long des notes de ce volume.
Ábrányi, Emil : 92
Ady, Endre : 114
Almássy, Tihamér : 182
Arany, János : 151, 154n
Arma, Paul : voir Weisshaus
Bachjohann Sebastian : 24, 71, 73-74, 75n, 102, 119, 137, 139, 152, 153, 159, 170, 201, 203,
208, 209, 210, 272, 275, 294, 302, 314n, 320
Balázs, Béla : 21, 77
Bánffy, Miklós : 78, 81
Bartalus, István : 185, 186, 192, 196n
Bartős, Frantisek : 197n
Becker, Hugo : 90, 94n
Beethoven, Ludwig van : 71, 72, 118, 128, 129, 136, 168, 201, 144, 152, 170, 172, 201, 205,
210, 245, 293, 298, 314n
Berlioz, Hector : 70, 228, 295
Berzeviczy, Albert : 236n
Bihari, János : 65, 67n
Bizet, Georges : 137
Brahms, Johannes : 24, 25, 69, 71, 72n, 95, 119, 123, 135, 136, 138, 193, 209, 229, 230, 279n,
295, 296, 304, 315n
Busoni, Ferruccio : 87, 112, 137, 141, 230
Chopin, Frédéric : 70, 80, 106, 121, 123, 124, 201, 226, 228
Chostakovitch, Dimitri : 170
Černik, Joža : 197n
Chován, Kálmán : 193
273
Cahier d’illustrations
Bartók en Turquie en novembre 1936, avec à sa droite le compositeur et musicologue turc Adnan
Saygun.
279
Manuscrit du texte L’influence de la musique populaire sur la musique savante de notre temps (1920). Les
ajouts au crayon sont de Márta Bartók-Ziegler.
Première session du Comité Permanent des Lettres et des Arts à la Société des Nations à Genève
(juillet 1931). À la droit de Bartók le poète tchèque Karel Capek.
On reconnaît à gauche au premier plan Gonzague de Reynold, Thomas Mann et Paul Valéry.
282
Bartók et Kodály en 1910 avec le Quatuor Waldbauer-Kerpely. De gauche à droite : Béla Bartók, János
Temesváry (2e violon), Antal Molnár (alto), Imre Waldbauer (1er violon), Zoltán Kodály, Jenö Kerpely
(violoncelle).
287
Bartók chez Paul Sacher (à droite) en 1937, avec le compositeur suisse Conrad Beck (à droite).