Réflexions Sur La Guillotine (Albert Camus)
Réflexions Sur La Guillotine (Albert Camus)
Réflexions Sur La Guillotine (Albert Camus)
(1957)
RÉFLEXIONS
SUR LA GUILLOTINE
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Je doute qu'il se trouve beaucoup de lecteurs pour lire sans blêmir cet
épouvantable rapport. On peut donc compter sur son pouvoir exemplaire et
sa capacité d'intimidation. Rien n'empêche d'y ajouter les rapports de
témoins qui authentifient encore les observations des médecins. La face
suppliciée de Charlotte Corday avait rougi, dit-on, sous le soufflet du
bourreau. On ne s'en étonnera pas en écoutant des observateurs plus récents.
Un aide-exécuteur, donc peu suspect de cultiver la romance et la sensiblerie,
décrit ainsi ce qu'il a été obligé de voir : « C'est un forcené en proie à une
véritable crise de delirium tremens que nous avons jeté sous le couperet. La
tête meurt aussitôt. Mais le corps saute littéralement dans le panier, tire sur
les cordes. Vingt minutes après, au cimetière, il y a encore des
frémissements [3]. » L'aumônier actuel de la Santé, le R.P. Devoyod, qui ne
semble pas opposé à la peine de mort, fait dans son livre Les Délinquants [4]
un récit qui va loin, et qui renouvelle l'histoire du condamné Languille dont
la tête décapitée répondait à l'appel de son nom [5] :
Oui, voilà l'homme dont Joseph de Maistre disait que, pour qu'il existe,
il fallait un décret particulier de la puissance divine et que sans lui, « l'ordre
fait place au chaos, les trônes s'abîment et la société disparaît ». Voilà
l'homme sur lequel la société se débarrasse entièrement du coupable,
puisque le bourreau signe la levée d'écrou et qu'on remet alors un homme
libre à sa discrétion. Le bel et solennel exemple, imaginé par nos
législateurs, a du moins un effet certain, qui est de ravaler ou de détruire la
qualité humaine et la raison chez ceux qui y collaborent directement. Il
s'agit, dira-t-on, de créatures exceptionnelles qui trouvent une vocation dans
cette déchéance. On le dira moins quand on saura qu'il y a des centaines de
personnes qui s'offrent pour être exécuteurs gratuitement. Les hommes de
notre génération, qui ont vécu l'histoire de ces dernières années, ne
s'étonneront pas de cette information. Ils savent que, derrière les visages les
plus paisibles, et les plus familiers, dort l'instinct de torture et de meurtre.
Le châtiment qui prétend intimider un meurtrier inconnu rend certainement
à leur vocation de tueurs bien d'autres monstres plus certains. Puisque nous
en sommes à justifier nos lois les plus cruelles par des considérations
probables, ne doutons pas que, sur ces centaines d'hommes dont on a
décliné les services, l'un, au moins, a dû assouvir autrement les instincts
sanglants que la guillotine a réveillés en lui.
Si donc l'on veut maintenir la peine de mort, qu'on nous épargne au
moins l'hypocrisie d'une justification par l'exemple. Appelons par son nom
cette peine à qui l'on refuse toute publicité, cette intimidation qui ne
s'exerce pas sur les honnêtes gens, tant qu'ils le sont, qui fascine ceux qui
ont cessé de l'être et qui dégrade ou dérègle ceux qui y prêtent la main. Elle
est une peine, certainement, un épouvantable supplice, physique et moral,
mais elle n'offre aucun exemple certain, sinon démoralisant. Elle
sanctionne, mais elle ne prévient rien, quand elle ne suscite pas l'instinct de
meurtre. Elle est comme si elle n'était, pas, sauf pour celui qui la subit, dans
son âme, pendant des mois ou des années, dans son corps, pendant l'heure
désespérée et violente où on le coupe en deux, sans supprimer sa vie.
Appelons-la par son nom qui, à défaut d'autre noblesse, lui rendra celle de
la vérité, et reconnaissons-la pour ce qu'elle est essentiellement : une
vengeance.
Pour en finir avec cette loi du talion, il faut constater que, même dans
sa forme primitive, elle ne peut jouer qu'entre deux individus dont l'un est
absolument innocent et l'autre absolument coupable. La victime, certes, est
innocente. Mais la société qui est censée la représenter peut-elle prétendre à
l'innocence ? N'est-elle pas responsable, au moins en partie, du crime
qu'elle réprime avec tant de sévérité ? Ce thème a souvent été développé et
je ne reprendrai pas les arguments que les esprits les plus divers ont exposés
depuis le XVIIIe siècle. On peut les résumer d'ailleurs en disant que toute
société a les criminels qu'elle mérite. Mais s'agissant de la France, il est
impossible de ne pas signaler les circonstances qui devraient rendre nos
législateurs plus modestes. Répondant en 1952 à une enquête du Figaro sur
la peine de mort, un colonel affirmait que l'institution des travaux forcés à
perpétuité comme peine suprême reviendrait à constituer des conservatoires
du crime. Cet officier supérieur semblait ignorer, et je m'en réjouis pour lui,
que nous avons déjà nos conservatoires du crime, qui présentent avec nos
maisons centrales cette différence appréciable qu'on peut en sortir à toute
heure du jour et de la nuit : ce sont les bistrots et les taudis, gloires de notre
République. Sur ce point, il est impossible de s'exprimer avec modération.
La statistique évalue à 64 000 les logements surpeuplés (de 3 à 5
personnes par pièce) dans la seule ville de Paris. Certes, le bourreau
d'enfants est une créature particulièrement ignoble et qui ne suscite guère la
pitié. Il est probable aussi (je dis probable) qu'aucun de mes lecteurs, placé
dans les mêmes conditions de promiscuité, n'irait jusqu'au meurtre
d'enfants. Il n'est donc pas question de diminuer la culpabilité de certains
monstres. Mais ces monstres, dans des logements décents, n'auraient peut-
être pas eu l'occasion d'aller si loin. Le moins qu'on puisse dire est qu'ils ne
sont pas seuls coupables et il paraît difficile que le droit de les punir soit
donné à ceux-là même qui subventionnent la betterave plutôt que la
construction [19].
Mais l'alcool rend encore plus éclatant ce scandale. On sait que la
nation française est systématiquement intoxiquée par sa majorité
parlementaire, pour des raisons généralement ignobles. Or le taux de
responsabilité de l'alcool dans la genèse des crimes de sang est hallucinant.
Un avocat (maître Guillon) l'a estimé à 60 p. 100. Pour le docteur Lagriffe,
ce taux va de 41,7 p. 100 à 72 p. 100. Une enquête effectuée en 1951, au
centre de triage de la prison de Fresnes, chez des condamnés de droit
commun, a révélé 29 p. 100 d'alcooliques chroniques et 24 p. 100 de sujets
d'ascendance alcoolique. Enfin, 95 p. 100 des bourreaux d'enfants sont des
alcooliques. Ce sont là de beaux chiffres. Nous pouvons mettre en regard un
chiffre plus superbe encore : la déclaration d'une maison d'apéritifs qui
déclarait au fisc, en 1953, 410 millions de bénéfices. La comparaison de ces
chiffres autorise à informer les actionnaires de ladite maison et les députés
de l'alcool qu'ils ont tué certainement plus d'enfants qu'ils ne pensent.
Adversaire de la peine capitale, je suis fort loin de réclamer leur
condamnation à mort. Mais, pour commencer, il me paraît indispensable et
urgent de les conduire, sous escorte militaire, à la prochaine exécution d'un
bourreau d'enfant et de leur délivrer à la sortie un bulletin statistique qui
comportera les chiffres dont j'ai parlé.
Quant à l'État qui sème l'alcool, il ne peut s'étonner de récolter le
crime [20]. Il ne s'en étonne pas au demeurant, et se borne à couper les têtes
où lui-même a versé tant d'alcool. Il fait justice imperturbablement, et se
pose en créancier : sa bonne conscience n'est pas entamée. Tel ce
représentant en alcools qui, répondant à l'enquête du Figaro, s'écriait : « Je
sais ce que ferait le plus farouche défenseur de l'abolition si, ayant une arme
à sa portée, il se trouvait subitement en présence d'assassins sur le point de
tuer son père, sa mère, ses enfants ou son meilleur ami. Alors ! » Cet
« alors » semble lui-même un peu alcoolisé. Naturellement, le plus farouche
défenseur de l'abolition tirerait sur ces meurtriers, à juste titre, et sans que
cela enlève rien à ses raisons de défendre farouchement l'abolition. Mais s'il
avait, de surcroît, un peu de suite dans les idées et si lesdits assassins
sentaient un peu trop l'alcool, il irait ensuite s'occuper de ceux dont c'est la
vocation d'intoxiquer les futurs criminels. Il est même tout à fait surprenant
que les parents des victimes de crimes alcooliques n'aient jamais eu l'idée
d'aller solliciter quelques éclaircissements dans l'enceinte du Parlement.
C'est pourtant le contraire qui se passe et l'État, investi de la confiance
générale, soutenu même par l'opinion publique, continue de corriger les
assassins, même et surtout alcooliques, un peu comme il arrive que le
souteneur corrige les laborieuses créatures qui assurent sa matérielle. Mais
le souteneur, lui, ne fait pas de morale. l'État en fait. Sa jurisprudence, si
elle admet que l'ébriété constitue parfois une circonstance atténuante, ignore
l'alcoolisme chronique. L'ébriété n'accompagne pourtant que les crimes de
violence, qui ne sont pas punis de mort, tandis que l'alcoolique chronique
est capable aussi de crimes prémédités, qui lui vaudront la mort. l'État se
réserve donc le droit de punir dans le seul cas où sa responsabilité est
profondément engagée.
Est-ce à dire que tout alcoolique doit être déclaré irresponsable par un
État qui se frappera la poitrine jusqu'à ce que la nation ne boive plus que du
jus de fruits ? Certainement non. Pas plus que les raisons tirées de l'hérédité
ne doivent éteindre toute culpabilité. La responsabilité réelle d'un
délinquant ne peut être appréciée avec précision. On sait que le calcul est
impuissant à rendre compte du nombre de nos ascendants, alcooliques ou
non. À l'extrémité des temps, il serait 10 puissance 22 fois plus grand que le
nombre des habitants actuels de la terre. Le nombre de dispositions
mauvaises ou morbides qu'ils ont pu nous transmettre est donc incalculable.
Nous venons au monde chargés du poids d'une nécessité infinie. Il faudrait
conclure en ce cas à une irresponsabilité générale. La logique voudrait que
ni châtiment ni récompense ne fussent jamais prononcés et, du même coup,
toute société deviendrait impossible. L'instinct de conservation des sociétés,
et donc des individus, exige au contraire que la responsabilité individuelle
soit postulée. Il faut l'accepter, sans rêver d'une indulgence absolue qui
coïnciderait avec la mort de toute société. Mais le même raisonnement doit
nous amener à conclure qu'il n'existe jamais de responsabilité totale ni, par
conséquent, de châtiment ou de récompense absolus. Personne ne peut être
récompensé définitivement, même pas les prix Nobel. Mais personne ne
devrait être châtié absolument, s'il est estimé coupable, et, à plus forte
raison, s'il risque d'être innocent. La peine de mort, qui ne satisfait
véritablement ni à l'exemple ni à la justice distributive, usurpe de surcroît
un privilège exorbitant, en prétendant punir une culpabilité toujours relative
par un châtiment définitif et irréparable.
Pour simplifier, disons que notre civilisation a perdu les seules valeurs
qui, d'une certaine manière, peuvent justifier cette peine et souffre au
contraire de maux qui nécessitent sa suppression. Autrement dit, l'abolition
de la peine de mort devrait être demandée par les membres conscients de
notre société, à la fois pour des raisons de logique et de réalisme.
De logique d'abord. Arrêter qu'un homme doit être frappé du châtiment
définitif revient à décider que cet homme n'a plus aucune chance de réparer.
C'est ici, répétons-le, que les arguments s'affrontent aveuglément et
cristallisent dans une opposition stérile. Mais justement, nul parmi nous ne.
peut trancher sur ce point, car nous tous sommes juges et parties. De là
notre incertitude sur le droit que nous avons de tuer et l'impuissance où
nous sommes à nous convaincre mutuellement. Sans innocence absolue, il
n'est point de juge suprême. Or, nous avons tous fait du mal dans notre vie,
même si ce mal, sans tomber sous le coup des lois, allait jusqu'au crime
inconnu. Il n'y a pas de justes, mais seulement des cœurs plus ou moins
pauvres en justice. Vivre, du moins, nous permet de le savoir et d'ajouter à
là somme de nos actions un peu du bien qui compensera, en partie, le mal
que nous avons jeté dans le monde. Ce droit de vivre qui coïncide avec la
chance de réparation est le droit naturel de tout homme, même le pire. Le
dernier des criminels et le plus intègre des juges s'y retrouvent côte à côte,
également misérables et solidaires. Sans ce droit, la vie morale est
strictement impossible. Nul d'entre nous, en particulier, n'est autorisé à
désespérer d'un seul homme, sinon après sa mort qui transforme sa vie en
destin et permet alors le jugement définitif. Mais prononcer le jugement
définitif avant la mort, décréter la clôture des comptes quand le créancier
est encore vivant, n'appartient à aucun homme. Sur cette limite, au moins,
qui juge absolument se condamne absolument.
Bernard Fallot, de la bande Masuy, au service de la Gestapo, qui fut
condamné à mort après avoir reconnu les nombreux et terribles crimes dont
il s'était rendu coupable, et qui mourut avec le plus grand courage, déclarait
lui-même qu'il ne pouvait être gracié. « J'ai les mains trop rouges de sang,
disait-il à un camarade de prison [26]. » L'opinion, et celle de ses juges, le
plaçaient certainement parmi les irrécupérables, et j'aurais été tenté de
l'admettre si je n'avais lu un témoignage surprenant. Voici ce que Fallot
disait au, même compagnon, après avoir déclaré qu'il voulait mourir
courageusement : « Veux-tu que je te dise mon plus profond regret ? Eh
bien ! c'est de ne pas avoir connu plus tôt la Bible que j'ai là. Je t'assure que
je n'en serais pas là où j'en suis. » Il ne s'agit pas de céder à quelque
imagerie conventionnelle et d'évoquer les bons forçats de Victor Hugo. Les
siècles éclairés, comme on dit, voulaient supprimer la peine de mort sous
prétexte que l'homme était foncièrement bon. Naturellement, il ne l'est pas
(il est pire ou meilleur). Après vingt ans de notre superbe histoire, nous le
savons bien. Mais c'est parce qu'il ne l'est pas que personne parmi nous ne
peut s'ériger en juge absolu, et prononcer l'élimination définitive du pire des
coupables, puisque nul d'entre nous ne peut prétendre à l'innocence absolue.
Le jugement capital rompt la seule solidarité humaine indiscutable, la
solidarité contre la mort, et il ne peut être légitimé que par une vérité ou un
principe qui se place au-dessus des hommes.
En fait, le châtiment suprême a toujours été, à travers les siècles, une
peine religieuse. Infligée au nom du roi, représentant de Dieu sur terre, ou
par les prêtres, ou au nom de la société considérée comme un corps sacré,
ce n'est pas la solidarité humaine qu'elle rompt alors, mais l'appartenance du
coupable à la communauté divine, qui peut seule lui donner la vie. La vie
terrestre lui est sans doute retirée, mais la chance de réparation lui est
maintenue. Le jugement réel n'est pas prononcé, il le sera dans l'autre
monde. Les valeurs religieuses, et particulièrement la croyance à la vie
éternelle, sont donc seules à pouvoir fonder le châtiment suprême
puisqu'elles empêchent, selon leur logique propre, qu'il soit définitif et
irréparable. Il n'est alors justifié que dans la mesure où il n'est pas suprême.
L'Église catholique, par exemple, a toujours admis la nécessité de la
peine de mort. Elle l'a infligée elle-même, et sans avarice, à d'autres
époques. Aujourd'hui encore, elle la justifie et reconnaît à l'État le droit de
l'appliquer. Si nuancée que soit sa position, on y trouve un sentiment
profond qui a été exprimé directement, en 1937, par un conseiller national
suisse de Fribourg, lors d'une discussion, au Conseil national, sur la peine
de mort. Selon M. Grand, le pire des criminels, devant l'exécution
menaçante, rentre en lui-même.
Fin du texte
Z-Access
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