Valéry - La Crise de Lesprit (Dissertion)
Valéry - La Crise de Lesprit (Dissertion)
Valéry - La Crise de Lesprit (Dissertion)
La crise
de l’esprit
1919
à partir de :
Première lettre
Deuxième lettre
*
Paul Valéry — La crise de l’esprit 4
PREMIÈRE LETTRE
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Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes
mortelles.
Nous avions entendu parler de mondes disparus tout entiers, d’empires
coulés à pic avec tous leurs hommes et tous leurs engins; descendus au fond
inexplorable des siècles avec leurs dieux et leurs lois, leurs académies et leurs
sciences pures et appliquées, avec leurs grammaires, leurs dictionnaires, leurs
classiques, leurs romantiques et leurs symbolistes, leurs critiques et les
critiques de leurs critiques. Nous savions bien que toute la terre apparente est
faite de cendres, que la cendre signifie quelque chose. Nous apercevions à
travers l’épaisseur de l’histoire, les fantômes d’immenses navires qui furent
chargés de richesse et d’esprit. Nous ne pouvions pas les compter. Mais ces
naufrages, après tout, n’étaient pas notre affaire.
Élam, Ninive, Babylone étaient de beaux noms vagues, et la ruine
totale de ces mondes avait aussi peu de signification pour nous que leur
existence même. Mais France, Angleterre, Russie... ce seraient aussi de beaux
noms. Lusitania aussi est un beau nom. Et nous voyons maintenant que
l’abîme de l’histoire est assez grand pour tout le monde. Nous sentons qu’une
civilisation a la même fragilité qu’une vie. Les circonstances qui enverraient
les œuvres de Keats et celles de Baudelaire rejoindre les œuvres de Ménandre
ne sont plus du tout inconcevables : elles sont dans les journaux.
Ce n’est pas tout. La brûlante leçon est plus complète encore. Il n’a pas
suffi à notre génération d’apprendre par sa propre expérience comment les
plus belles choses et les plus antiques, et les plus formidables et les mieux
ordonnées sont périssables par accident; elle a vu, dans l’ordre de la pensée,
du sens commun, et du sentiment, se produire des phénomènes
extraordinaires, des réalisations brusques de paradoxes, des déceptions
brutales de l’évidence.
Je n’en citerai qu’un exemple : les grandes vertus des peuples
allemands ont engendré plus de maux que l’oisiveté jamais n’a créé de vices.
Nous avons vu, de nos yeux vu, le travail consciencieux, l’instruction la plus
solide, la discipline et l’application les plus sérieuses, adaptés à
d’épouvantables desseins.
Tant d’horreurs n’auraient pas été possibles sans tant de vertus. Il a
fallu, sans doute, beaucoup de science pour tuer tant d’hommes, dissiper tant
de biens, anéantir tant de villes en si peu de temps; mais il a fallu non moins
de qualités morales. Savoir et Devoir, vous êtes donc suspects?
Paul Valéry — La crise de l’esprit 5
1 « Vainqueur de l’appétit vorace, que l’esprit souverain étende loin son triomphe. »
Paul Valéry — La crise de l’esprit 7
DEUXIÈME LETTRE
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Je vous disais, l’autre jour, que la paix est cette guerre qui admet des
actes d’amour et de création dans son processus : elle est donc chose plus
complexe et plus obscure que la guerre proprement dite, comme la vie est plus
obscure et plus profonde que la mort.
Mais le commencement et la mise en train de la paix sont plus obscurs
que la paix même, comme la fécondation et l’origine de la vie sont plus
mystérieuses que le fonctionnement de l’être une fois fait et adapté.
Tout le monde aujourd’hui a la perception de ce mystère comme d’une
sensation actuelle; quelques hommes, sans doute, doivent percevoir leur
propre moi comme positivement partie de ce mystère; et il y a peut-être
quelqu’un dont la sensibilité est assez claire, assez fine et assez riche pour lire
en elle-même des états plus avancés de notre destin que ce destin ne l’est lui-
même.
Je n’ai pas cette ambition. Les choses du monde ne m’intéressent que
sous le rapport de l’intellect ; tout par rapport à l’intellect. Bacon dirait que cet
intellect est une Idole. J’y consens, mais je n’en ai pas trouvé de meilleure.
Je pense donc à l’établissement de la paix en tant qu’il intéresse
l’intellect et les choses de l’intellect. Ce point de vue est faux, puisqu’il sépare
l’esprit de tout le reste des activités; mais cette opération abstraite et cette
falsification sont inévitables : tout point de vue est faux.
Mais une fois née, une fois éprouvée et récompensée par ses
applications matérielles, notre science devenue moyen de puissance, moyen
de domination concrète excitant de la richesse, appareil d’exploitation du
capital planétaire, — cesse d’être une « fin en soi » et une activité artistique.
Le savoir, qui était une valeur de consommation devient une valeur
d’échange. L’utilité du savoir fait du savoir une denrée, qui est désirable non
plus par quelques amateurs très distingués, mais par Tout le Monde.
Cette denrée, donc, se préparera sous des formes de plus en plus
maniables ou comestibles ; elle se distribuera à une clientèle de plus en plus
nombreuse; elle deviendra chose du Commerce, chose enfin qui s’imite et se
produit un peu partout.
Résultat : l’inégalité qui existait entre les régions du monde au point de
vue des arts mécaniques, des sciences appliquées, des moyens scientifiques de
la guerre ou de la paix, — inégalité sur laquelle se fondait la prédominance
européenne, — tend à disparaître graduellement.
Donc, la classification des régions habitables du monde tend à devenir
telle que la grandeur matérielle, brute, les éléments de statistique, les
nombres, — population, superficie, matières premières, — déterminent enfin
exclusivement ce classement des compartiments du globe.
Et donc, la balance qui penchait de notre coté, quoique nous
paraissions plus légers, commence à nous faire doucement remonter, —
comme si nous avions sottement fait passer dans l’autre plateau le mystérieux
appoint qui était avec nous. Nous avons étourdiment rendu les forces
proportionnelles aux masses !