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LQ 928

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Le maître de demain, c’est dès aujourd’hui qu’il commande — Jacques Lacan

N° 928 – Dimanche 25 avril 2021 – 23 h 16 [GMT + 2] – lacanquotidien.fr

Hermaphrodite endormi, reposant sur un matelas spécialement sculpté par Le Bernin.


Œuvre romaine découverte en 1608, marbre grandeur nature, Musée du Louvre.

Drapeau de la fierté transgenre, créé en 1999


par Monica Helms, femme trans américaine. 

2021 ANNÉE TRANS


–1–
LQ SOMMAIRE 928

3. Jacques-Alain Miller, Docile au trans

DU CÔTÉ DES TRANS


19. Alice, Cisgenre et transgenre
22. Fred, Épidémie de transphobie
26. Anonyme, Que signifie être transgenre ?
29. Collectif, Les enfants sont des personnes

PERSPECTIVES DU CHAMP FREUDIEN


31. Jean-Claude Maleval, Notes sur la dysphorie de genre
32. Flavia Hofstetter, L’exil du genre ?
35. Philippe De Georges, Le spectre du vrai sexe
37. Angelika Muta, Trois Trajets Trans
39. Éric Zuliani, Des lieux sans identité
41. Francesca Biagi-Chai, Sur les cas de transsexualisme
44. Jean-Louis Gault, L’incertitude du sexe dans l’hystérie
48. Graciela Brodsky, Notes sur le transsexualisme
49. Marco Focchi, Une sexualité sans centre
53. Hélène Bonnaud, Le mode méfiance
56. Éric Laurent, Du paradigme trans

RÉACTIONS A CHAUD
58. Agrégat AMP, Vingt messages à brûle-pourpoint

LES TRANS FONT LA LOI


70. Marlène Schiappa, La journée de la visibilité transgenre
71. Légifrance, L’interdit de la discrimination dans la législation française

UNE LECTURE ANTHROPOLOGIQUE


74. Jean-Pierre Lebrun, L’enfant est-il d’emblée une personne ?

UN DERNIER SON DE CLOCHE


NOUS ARRIVE IN EXTREMIS DE BUENOS AIRES
81. Flory Kruger, Lettre à Jacques-Alain sur les trans

+ Le supplément politique

–2–
DOCILE AU TRANS

par Jacques-Alain Miller


L’orage a éclaté. La crise trans est sur nous. Les trans sont dans les transes (faisons-la tout de
suite, celle-là, elle était attendue) tandis que chez les psy, pro-trans et anti-trans s’empoignent
avec l’entrain des partisans du Gros Bout et du Petit Bout dans Gulliver.
Je plaisante.
Justement, quelle indécence que de plaisanter, rire et se moquer, quand les enjeux de cette
guerre des idées sont les plus sérieux qui soient, et qu’il en va de rien de moins que de notre
civilisation, et de son fameux malaise, ou inconfort, diagnostiqué par Freud au tout début des
années 30 du dernier siècle. Le mode satirique convient-il à une matière si grave ?
Certainement pas. Aussi fais-je amende honorable. On ne m’y reprendra pas.
J’ai écrit « guerre des idées. » C’est le titre du dernier livre d’Eugénie Bastié. Il m’est revenu
inopinément. Je ne crois pas qu’on y trouve une seule fois le mot « trans ». L’ouvrage se
termine sur l’actualité du féminisme radical et de la guerre des sexes. Vu que cette jeune et
jolie mère de famille est aussi la plus futée des journalistes, il est assuré que le déclenchement
de la crise française des trans est postérieur à l’écriture de l’ouvrage. Retrouvons la date de la
sortie en librairie, et nous saurons que, trois mois auparavant, cette crise n’était pas encore
perceptible à un regard médiatique aussi aiguisé que celui d’Eugénie B.
Voyons voir. J’ai précommandé par Amazon La guerre des idées. Enquête au cœur de l’intelligentsia
française, et j’ai été livré le 11 mars. Donc, au début de cette année, le trans n’était pas encore
entré dans ce que l’auteur, auteure, autrice, appelle « le débat public ». Il était invisible, ou
invisibilisé, pour employer un mot cher aux chers décoloniaux et autres wokes. Ou alors, peut-
être étions-nous tous, non pas des auteurs, auteures, autrices, mais bien des autruches ?
Encore un jeu de mots ! Je suis relaps ! Incorrigible ! Je plaide coupable. Mais avec
circonstances atténuantes : une enfance difficile, une addiction au signifiant, des influences
pernicieuses. Je ne saurais aller plus avant dans la question trans sans plaider ma cause.

Le plaidoyer pro domo


Dès tout petit, j’aimais jouer avec et sur les noms et les mots. Par exemple, Gérard, mon
frère cadet, je l’appelais Géraldine. Il n’est pas devenu trans pour autant, et il arbore
aujourd’hui sa barbe sur toutes les télévisions. Je me suis adonné à la lecture depuis mon plus
jeune âge, et quels furent mes premiers livres favoris ? Le Voyage au centre de la terre, de Jules
Verne, et Le Scarabée d’or, d’Edgar Poë, deux histoires de message secret à déchiffrer. J’ai
adoré les listes de Rabelais, les farces de Molière, les bouffonneries de Voltaire, les litanies de
Hugo, les absurdités d’Alphonse Allais (non la « philosophie de l’absurde » de Camus), Les
Caves du Vatican, de Gide (non Les nourritures terrestres), le « cadavre exquis » des surréalistes, les
« exercices de style » de Queneau et compagnie.

–3–
Quand je sus le latin, je lus les classiques, bien obligé, mais chérissais en secret les satires de
Juvénal. N’étant pas helléniste (mon père avait exigé que j’apprenne l’espagnol, « si répandu
dans le monde »), je ne lisais Lucien de Samosate qu’en français. Je ne manquais jamais dans
Le Canard enchaîné les contrepèteries de « L’Album de la Comtesse ». J’ai lu très tôt le livre de
Freud sur le Witz.
J’étais donc peu porté à l’esprit de sérieux. Je ne respectais personne, que les grands
écrivains, les grands philosophes, les grands artistes, les grands guerriers et hommes d’État,
ou plutôt personnalités d’État, les poètes et les mathématiciens. J’avais même conçu comme
Stendhal « de l’enthousiasme » pour les mathématiques, il me venait peut-être à moi aussi de
« mon horreur pour l’hypocrisie ».
Puis, à l’âge de vingt ans, j’eus le malheur de tomber dans les rets d’un médecin, psychiatre,
psychanalyste, de 63 ans, connu comme le loup blanc pour être un mouton noir. Il devint au
fil du temps une brebis galeuse (transition !) Il habitait un entresol sombre et très bas de
plafond, un terrier, un véritable antre, dans un immeuble du VII e arrondissement où avait
vécu le banquier d’Isidore Ducasse, ce qui fait que c’est le seul lieu de Paris dont on est sûr
qu’il reçut la visite de Lautréamont. Le Dr Lacan, car c’est de lui que je parle, faisait grand
cas du fait. Il me l’apprit la première fois qu’il me reçut dans son cabinet, dont l’exiguïté
rendait impossible toute « distanciation sociale » entre les corps, obligeait à une proximité
oppressante.
Ce personnage irrégulier, hors-norme, ne cachait pas son jeu. Mon horreur stendhalienne
pour l’hypocrisie ne trouvait rien à lui reprocher. C’était un diable à visage découvert, qui se
moquait ostensiblement de tout, entendez de tout ce qui n’était pas lui et n’était pas sa cause.
A l’ère de la bienveillance, il ne se gênait pas pour dire à son Séminaire : « Je n’ai pas de
bonnes intentions. » La seule fois où il parla à la télévision française, à une heure de grande
écoute, il dit, parlant de l’analyste comme d’un saint : « se foutre aussi de la justice
distributive, c’est de là que souvent il est parti ». Il poussa l’impudence jusqu’à se vanter en
public, peu de temps avant sa mort, d’avoir passé sa vie à « être Autre malgré la loi ».
Comble d’infortune pour moi, non seulement il m’abrita sous son aile, aile noire, aile
démoniaque, mais je devins son parent : il m’accorda la main de l’une de ses filles, celle qui
avait comme de juste la beauté du diable, et qu’il avait prénommée Judith, jouant là aussi
cartes sur table : l’homme qui jouirait d’elle devait savoir qu’il le payerait d’un destin digne
d’Holopherne.
Comment m’attrapa-t-il ? En me mettant entre les mains Les Fondements de l’arithmétique, de
Gottlob Frege, Die Grunlagen der Arithmetik, 1884, élaboration logiciste du concept du nombre
(selon lui, l’arithmétique avait pour base la logique). Lui-même, Lacan, s’était évertué trois
ans auparavant à démontrer à ses followers la similitude qui existait entre la genèse
dynamique de la suite des entiers naturels (0,1,2, 3, etc.) chez Frege et le déroulé de ce que
lui-même appelait une chaîne signifiante. « Ils n’y ont entravé que pouic – me dit-il – voyons
si vous ferez mieux. » Mon exposé simplet me valut un triomphe parmi les psychanalystes,
ses disciples, et suscita simultanément bien des jalousies de leur part : « Mais comment a-t-il
fait ? Et dire qu’il n’est même pas en analyse ! » Et je n’étais même pas encore « le gendre »,
bien qu’une idylle se soit nouée, discrète, entre Judith et moi.

–4–
Philippe Sollers, prince des Lettres qui commençait de suivre le Séminaire de Lacan,
« charmant, jeune, traînant tous les cœurs après soi », me demanda mon texte pour sa revue
Tel Quel. J’eus le front de le lui refuser, voulant le réserver au premier numéro, ronéoté à
l’École normale, des Cahiers pour l’analyse, que je venais de fonder avec trois camarades,
Grosrichard, Milner et Regnault. Un quatrième, en revanche, Bouveresse, membre du
même Cercle d’épistémologie, fulminait encore vingt ans plus tard, passé prof au Collège de
France, contre le culot que j’avais eu de lacaniser le sacro-saint Frege des logiciens. Derrida,
quant à lui, mon caïman (répétiteur) de philosophie, faisait la moue : il jugeait ma
démonstration absconse (il était peu ferré en logique mathématique). Curieusement, par des
voies que j’ignore, mon petit exposé de rien du tout, intitulé « La suture », devint aux États-
Unis un classique des études cinématographiques (?).
Ainsi allait le monde au moment où le structuralisme sévère de Roman Jakobson et Claude
Lévi-Strauss passait à l’état d’épidémie intellectuelle à Paris et alentours. L’épisode fit ma
réputation, celle d’un génie précoce des études lacaniennes. Je fus à jamais épinglé comme
un papillon sur l’album de l’intelligentsia parisienne : Papilio lacanor perinde ac cadaver. C’est
ainsi que je me retrouvai à la merci de Jacques Marie Émile Lacan, grand pécheur
d’hommes devant l’Éternel.
Cinquante ans après les faits, il est temps que Metoo je passe aux aveux. Horresco referens, c’est
affreux à dire, mais je fus, des années durant, victime de la part de mon beau-père, d’abus
d’autorité innommables et incessants, tant publiques que privés, constitutifs d’un véritable
délit d’inceste moral et spirituel. Je cédai à plus fort que moi. Je consentis même – la honte !
comme dirait Adèle Haenel – à y prendre un certain plaisir, un plaisir certain. Je restai divisé
à jamais.
Le monstre ayant passé l’arme à gauche voici quarante ans, les poursuites que j’entamerai
n’auront qu’une portée symbolique, mais ô combien décisive pour me panser les plaies de
l’âme et réparer les dégâts faits à mon estime de moi.
Je réserve aux autorités judiciaires les détails du témoignage que j’apporte. Mais je veux
qu’on le sache : comme c’était la poussière qui le composait qui parlait par la bouche de
Saint-Just, bravant la persécution et la mort, n’oublie pas, lecteur, que c’est a proud victim, une
victime orgueilleuse, qui parle par la mienne. « Mais je défie qu’on m’arrache cette vie
indépendante que je me suis donnée dans les siècles et dans les cieux. »
Revenons à nos trans. Ce sont des victimes. Comme moi.

La révolte des trans


Il faut croire que les dirigeants actuels de l’École de la Cause freudienne, qui fut jadis portée
par moi et par les miens sur les fonts baptismaux avant d’être adoptée par Lacan, avaient le
nez fin, puisqu’ils invitèrent à prendre la parole aux Journées annuelles 2019 de l’École, dans
le Grand Amphithéâtre du Palais des Congrès à Paris, le fameux trans Paul B. Preciado,
coqueluche des médias woke, qui accepta de bonne grâce.

–5–
Pourquoi cette invitation inédite qui fit sursauter le milieu psy ? La crise trans n’avait pas
encore éclatée, mais elle était prévisible. En effet, à prendre les choses de haut, à suivre sur la
longue durée le processus qui culmine aujourd’hui en France dans la révolte des trans, que
voyons-nous ?
Disons vite. Il faut se souvenir que les malades, nos patients, tout ce peuple en souffrance qui
se présentait pour être pris en charge par des soignants – quels qu’ils soient : infirmiers,
médecins, pharmaciens, chirurgiens, dentistes, acuponcteurs, ostéopathes, kinés, psychiatres,
psychologues, psychothérapeutes, jusqu’aux psychopompes, sans compter les rebouteux,
voyantes, sorcières, si profondément scrutées jadis par une Jeanne Favret-Saada alors
lacanienne dans une étude mémorable, les marabouts, guérisseurs, désenvoûteurs, etc., sans
nous oublier nous autres, not least, les psychanalystes, lacaniens et autres – cette masse, donc,
de demandeurs de soin était restée médusée durant des millénaires devant le « savoir-pouvoir »
(Foucault) des dispensateurs de soin. Elle n’avait droit qu’à se taire, sauf chez les psy, bien sûr,
et autres charlatans de tout poil.
Un paradigme nouveau fit son apparition après WW2. On leur souffla, à ces dominés, jour
après jour, année après année, gouvernements de gauche, gouvernements de droite,
gouvernements du centre : « Parlez ! Ne vous laissez pas faire ! Vous avez des droits. Pour
être malades, vous n’en êtes pas moins citoyens. Faites comme tout le monde : plaignez-
vous ! revendiquez ! demandez des comptes ! faites-vous rembourser ! faites-vous
dédommager ! C’en est fini de la dictature sanitaire ! Place à la démocratie sanitaire ! »

« Que pensez-vous qu’il arriva ? »


« Que pensez-vous qu’il arriva ? » Le peuple obtempéra : il se révolta. Les « trans » et leurs
alliés reçurent le message cinq sur cinq, et ils le poussent maintenant jusqu’à ses
conséquences dernières. Souvent, pour s’insurger, il faut un encouragement, voire une
injonction venue d’en-haut, en provenance du Grand Quartier Général. Exemple : la
Révolution culturelle chinoise. Ce sont les directives du président Mao qui firent se former à
travers l’immense pays les bandes de Gardes rouges qui mirent le souk dans toute la société.
En France, les pouvoirs publics firent de leur mieux pour, mirent tout leur cœur à,
dégommer l’antique « sujet supposé savoir » qui régissait l’ordre médical. Que se passe-t-il ?
Le S puissance 3 se retrouve à la ramasse, démonétisé, lacéré, essoré, torturé, mis à genoux,
coiffé d’un bonnet d’âne, traîné dans les rues sous les lazzis, jeté par la fenêtre. Il tombe tel
Humpty Dumpty au pied du mur derrière lequel étaient parquées les populations
souffrantes, et le voilà en mille morceaux, Humpty. Le mur à son tour s’effondre. Les
prisonniers se font la belle. C’est partout la Nuit du 4 août, la fin du privilège médical et
soignant. Et l’ordre fit plouf ! – qui jadis, et encore naguère, cahincaha, prévalait dans les
affaires de cul.

–6–
Humpty Dumpty sur son mur
Humpty Dumpty sat on a wall.
Humpty Dumpty had a great fall.
All the king’s horses and all the king's men
Couldn’t put Humpty Dumpty together again.
Humpty Dumpty était assis sur un mur
Humpty Dumpty fit une grande chute
Tous les chevaux du Roi, ni tous ses hommes
Ne purent remettre Humpty Dumpty entier

Le respect et la gentillesse
Dans les affaires de cul, c’est-à-dire, dans le champ de la sexualité si vous préférez parler
gourmé, c’est maintenant le bordel. Tout y est désormais sens dessus dessous. La Butler et
ses Ménades y ont mis un bazar pas possible. J’ai cuisiné Éric Marty trois bonnes heures, je ne
suis pas arrivé à bout des mystères du gender. Les Mystères de Pompéi, c’est de la petite bière,
à côté. En somme, ils se résument à : « Le phallus, vous dis-je. » « Phalle, tu guideras nos
pas », comme jadis Zimmerwald. Mais le gender ? Foin de boussole. Tout le monde perd le
nord. Plus dupes de rien, les gens errent. C’est la nuit où tous les chats sont gris, comme
dans l’Absolu de Schelling moqué par Hegel. Il n’empêche que tout le monde en parle. Tout
le monde a son idée. Le genre est désormais une évidence du « sujet contemporain ».
Mon petit-fils, 16 ans, long échalas de 1 m 80, vif comme un écureuil, militant écolo, fondu
de physique mathématique et de La recherche du temps perdu, me fait la leçon sur le gender. Il a en
classe des copains trans. Voici un demi-siècle, j’étais dans le même lycée, au même âge, et il
n’y avait pas de trans parmi nous, tout au plus un ou deux dandys un peu androgynes sur les
bords qui se dandy-naient pour amuser la galerie. Nous étions entre garçons. Pas de filles, pas
de trans. Ma génération avait encore porté la blouse en classe de huitième. On écrivait avec
une plume Sergent-Major, le stylo-bille était proscrit. C’était le Moyen-Âge.
Le petit-fils : « Tu ne dois pas dire, Jacques-Alain, qu’il est devenu fille. C’est vexant pour lui.
Non, il est une fille. – Et quand ton grand pote si bien coiffé te dit qu’il est une fille, tu fais
quoi ? – J’accueille ce qu’il me dit avec respect et gentillesse. » Fermez le ban. « No
pasaran ? » Ils et elles han pasado, sont bel et bien passé(e)s. « E pur si muove ! » (la phrase est
apocryphe), ce qui veut dire : en dépit de toutes les inquisitions, de toutes les démonstrations,
le gender, ça tourne ! Une chatte n’y retrouve pas ses petits ? Ce n’est pas un problème. Moins
c’est clair, mieux ça fonctionne, justement. Et ça emporte tout sur son passage.

–7–
MGTOW
La politique nationale de santé publique depuis 1945 a frayé la voie à la révolte des trans.
Une chronologie est à reconstituer, étape par étape. Avant d’épiloguer sur les causes de
l’événement, surtout n’écartons pas les faits – à la différence de Jean-Jacques dans son
Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes. C’est, je crois bien, l’écrit que
j’ai le plus relu dans mon adolescence, entre 14 et 18 ans. Le titre ré-émergea durant mon
analyse, dans un rêve, sous la forme : « … de l’inégalité entre les hommes et les femmes ».
L’inconscient m’avait interprété. Occasion pour l’analysant que j’étais d’un rire
inextinguible, suivi de la reconnaissance chez lui d’un machisme dissimulé derrière le parti-
pris de la mère. Dans mon enfance en effet, quand mon père faisait pleurer ma mère qui
souffrait de son donjuanisme compulsif – qu’il conserva comme Swann jusqu’à sa
disparition, à 93 ans –, je penchais décidément de son côté à elle, j’étais le petit Chevalier
blanc à sa maman.
Le fantasme chevaleresque chez l’homme a été depuis lors épinglé et classifié. White Knight
est devenu dernièrement outre-Atlantique une expression servant à stigmatiser les sauveurs
de femmes en détresse, et tous ceux qui se déclarent partisans de la gender equality pour, en
sous-main, céder tous les privilèges à la gent féminine. Ce ne sont pas des cliniciens qui ont
isolé le phénomène, mais des militants mâles, défenseurs d’une virilité menacée, croient-ils,
par les progrès du féminisme. Ils sont regroupés dans le mouvement masculiniste MGTOW,
pour Men Going Their Own Way – à peu près : « Des hommes qui suivent leur propre
chemin. »

Le mot « way » a tout son poids. On se souvient de Sinatra crooner susurrant My way. Il y a
aussi l’expression idiomatique américaine, « My way or the highway ». On traduit : « C’est à
prendre ou à laisser », « Tu fais comme je dis ou tu dégages », etc. L’expression a donné son
titre à la chanson d’un groupe dit de pimp-rock (rock des maquereaux). MGTOW, c’est en
quelque sorte le Tao des machos.
Le groupe des macs s’appelle Limp Bizkit, et j’apprends en interrogeant Google que ce nom
est une déformation de Limp Biscuit, soit « Biscuit mou ». Hautement suggestif. Avoir le
biscuit mou signifie sans doute pour un mac l’horreur, le chômage, la honte. Cette
nomination est donc apotropaïque : on conjure la malédiction du seul fait de l’assumer with
pride. C’est ce que les homos ont fait avec l’insulte « queer ».
Il y a plus : en consultant The Urban Dictionary, dont la lecture m’est toujours un plus-de-jouir
en raison de l’extraordinaire inventivité de la parlure de rue aux États-Unis, je tombe sur
l’expression Penis biscuit, qui désigne une certaine pratique mettant en jeu le prépuce. Allez-y
voir par vous-même, car, comme on faisait jadis afin de voiler les obscénités, je ne pourrais
reproduire la définition sans la traduire en latin, et ma khâgne étant fort loin, je n’ai plus
tout de suite à ma disposition le vocabulaire qu’il faudrait.

–8–
Toujours est-il qu’il suffit de suivre sur le web mgtow.com, le site chargé de diffuser la
philosophie du mouvement et ses principales activités, pour vérifier qu’il développe bien,
comme le dit Wikipédia, une idéologie misogyne, antiféministe et haineuse. Nous n’en avons
pas encore l’équivalent en France.
Je ne vois que le discours d’un Zemmour qui pourrait passer, à la rigueur, pour la
préfiguration d’un tel mouvement, ou plutôt pour l’expression du désir qu’il existe. Mais le
polémiste français reste un masculiniste timide, qui est loin de manifester à l’endroit des
femmes la détestation – très argumentée, il faut le reconnaître – qu’il voue aux minorités de
couleur qui à ses yeux infestent le pays et le conduisent à la ruine. Il voit dans les Français
musulmans de futurs dominants, et il fait trembler la majorité koufar en lui prédisant qu’elle
deviendra inexorablement minoritaire. Ce qui est sensible, c’est que sa rhétorique est
calquée sur celle de ces décoloniaux, gens du genre et woke qu’il voue aux gémonies. Il se
contente de l’inverser. C’est l’époque qui veut ça : la même structure de pensée s’impose à
tous, à vous, à moi. C’est l’esprit du temps, le Zeitgeist.

L’axiome de suprématie
Si je m’attarde sur MGTOW, c’est qu’on voit à l’œuvre dans ce mouvement, et comme à
découvert, plusieurs des axiomes constitutifs du paradigm shift des temps nouveaux. Le mot est
de Kuhn, l’idée doit beaucoup à Foucault, lequel en est lui-même redevable à Koyré, je ne
remonte pas plus haut.
Quelle est la notion initiale de ce changement de paradigme ? Disons par hypothèse que
c’est l’injustice distributive. Cette notion très ancienne prend ici la forme de ce que
j’appellerai l’axiome de suprématie. Il est entendu que la société est de fond en comble
structurée par une matrice de domination, la domination étant une relation asymétrique
entre deux puissances de signe opposé (binarisme !) Avec MGTOW, ce ne sont pas les
capitalistes et les prolétaires, ni les élites et le peuple, ni les Francs et les Gaulois, que sais-je
encore, ce sont plus simplement les femmes et les hommes.
Selon MGTOW en effet, ce sont les femmes qui tiennent le haut du pavé dans la société.
Celle-ci tourne à leur profit exclusif, et au détriment des hommes. Elles ont, chevillés au
corps, le désir et l’intention de gruger, spolier et châtrer les hommes (Lacan, avouons-le, est
parfois allé dans ce sens, mais chut ! je ne lancerai pas ça sans moult précautions).
Dès que l’on décide de les recenser, les preuves de la suprématie féminine sont
innombrables : lors des divorces ou des séparations, les tribunaux avantagent régulièrement
le deuxième sexe ; sur la foi accordée les yeux fermés à la parole féminine, les hommes se
voient imputer sans preuve des harcèlements, des incestes et des viols, tandis qu’il n’y a
personne pour rédimer l’innocence masculine outragée. Tout conspire à déprécier,
ridiculiser et chasser les valeurs viriles.
Chez nous, un Alain Juppé – le bien-nommé par antiphrase – a pâti des années durant

–9–
d’avoir clamé jadis, alors qu’il était premier ministre : « Je suis droit dans mes bottes. » J’eus
l’occasion de lui dire un jour de vive voix dans son bureau de la mairie de Bordeaux – où je
venais lui demander son aide pour contrer les entreprises d’un hiérarque de son parti qui
voyait dans le fait qu’il n’y avait pas de diplôme d’État de psychanalyse un « vide juridique »
à combler – que l’époque ne permettait plus à un homme politique de jouer les fiers-à-bras
en parlant de ses bottes et de son « se tenir droit » comme un phallus érigé, alors que le
Nom-du-Père avait depuis longtemps déjà quitté l’affiche de nos sociétés pour se voir
remplacé par le Désir de la Mère. Quelques années plus tard, le psychanalyste-journaliste
Michel Schneider, bien qu’anti-lacanien rabide, devait excellemment baptiser d’un surnom
orwellien le signifiant métaphorique : Big Mother.
En Macron, la France devait élire il y a quatre ans un fils à maman de la plus belle eau,
marié très clairement au-delà de l’Œdipe.

L’axiome de séparation
Est-ce à dire que, désormais, tout ne sera que bienveillance, douceur, tendresse, en un mot,
care ? Ce mot anglais que l’on traduit par soin, englobe prudence, awareness, prendre
conscience des choses, se rendre compte, l’attention donnée à l’exécution d’une tâche,
procurer à un vivant les moyens de se perpétuer dans l’être, etc.
Est-ce à dire que l’on sortira de la logique suprématiste par des moyens pacifiques et légaux,
gentiment, par diplomatie et transaction, par la palabre, en parlementant et négociant avec
les dominants ?
Cela a existé. Pensons à la « révolution de velours » de 1989 en Tchécoslovaquie, la sametovà
revoluce. Ou encore à la sortie en douceur de l’apartheid en Afrique du Sud, qui valut à
Nelson Mandela et au leader de la minorité blanche anciennement dominante, Frederik De
Klerk, de recevoir conjointement le Prix Nobel de la paix en 1993. Pour remonter plus haut
dans le temps, le mouvement américain des droits civiques dans les années 60 avait pour
chant de guerre le protest song We shall Overcome, Nous triompherons, mais son inspiration n’en
était pas moins non-violente, humaniste et universaliste, comme le manifestait le negro
spiritual Kumbaya, my Lord, appel à Dieu à revenir (kumbaya est une corruption de come back)
pour venir en aide aux intéressés, répondre à leurs besoins, take care en somme.
Cela a existé, mais c’était avant le paradigm shift. Depuis lors, s’est irrésistiblement imposé le
second axiome, que je dirais de séparation. Que dit-il ? Il stipule des choses comme celles-ci :
« Tu n’auras pas de relations amènes avec la partie adverse. Tu iras ton chemin. Tu ne
pactiseras point. Tu chériras comme toi-même, non pas ton prochain, mais ton semblable.
Tu aimeras le même comme toi-même. Tu fuiras l’autre comme Satan. Qui se ressemble
s’assemble. Que nul n’entre ici qui dissemble. »
Si je voulais faire plaisir à mes amis argentins, je dirais qu’il s’agit de l’axiome Perón. En
effet, parmi les grands principes énoncés par l’époux d’Evita, il y avait celui-ci : « No hay nada
mejor para un peronista qué otro peronista. » Quel nom propre pourrait être assigné à l’axiome de

– 10 –
suprématie ? Aucun nom de marxistes. Non, ce pourrait être l’axiome Gobineau.
Sous l’emprise de l’axiome de séparation, nombre de membres du MGTOW vont jusqu’à
s’abstenir de tout commerce sexuel avec le sexe opposé, afin d’éviter de s’exposer aux
désagréments qui attendent ceux qui collaborent avec l’ennemi, en particulier à ces
allégations mensongères dont sont familières les mégères de #Metoo.
Le Génie lesbien d’Alice Coffin, qui fit faire un haut-le-corps à presque toute l’opinion éclairée
du pays à la rentrée dernière, c’est seulement MGTOW inversé : FGTOW, en quelque sorte.
Rien que de très classique.

Bientôt, se retirant dans un hideux royaume,


La Femme aura Gomorrhe et l’Homme aura Sodome,
Et, se jetant, de loin, un regard irrité,
Les deux sexes mourront chacun de leur côté.

Vigny avait déjà à sa façon ce concept du « monosexuel » où Foucault, les dernières années
de sa vie, plaçait tous ses espoirs de bonheur, et d’où il tirait sa joie de vivre, comme
démontré par Éric Marty dans Le Sexe des Modernes. La Coffin a eu le mérite de prêter sa voix
à ce qui se chuchote depuis des temps immémoriaux dans les cercles lesbiens les plus
respectables et les mieux établis. Le nouveau, c’est que ces propos jadis murmurés à l’oreille
des copines viennent maintenant à être vociférés en public et sur toutes les ondes. Pourquoi
cette tolérance nouvelle à l’intolérance ? Parce que nous vivons sous le régime de l’axiome de
séparation.
Et quand Tartuffe et Tartuffa se récrient, crient à l’attentat : « Mon dieu, qu’on nous épargne les
goûts dégoutants de ces gouines ! », que leur répondre, sinon : « Zappez, T et T, zappez, bon dieu,
si ça vous révulse autant que ça ! Restez entre vous ! »
Valerie Solanas avait déjà tout dit dès 1967 dans le SCUM Manifesto : « La “vie” dans
cette “société” étant, au mieux, terriblement ennuyeuse, et aucun aspect de
la “société” n'étant pertinent pour les femmes, il ne reste aux femmes engagées, responsables
et aventurières, que la possibilité de renverser le gouvernement, d'éliminer le système
d'argent, d'instituer l'automatisation totale, et d'éliminer le sexe masculin. » Et pan ! Et pan !
Et pan ! elle tire trois coups de revolver sur Andy Warhol, le pauvre. Il faillit y passer, et vécut
sa vie durant dans la terreur de Solanas. Elle, elle écopa d’une évaluation psychiatrique et de
trois ans de prison. Elle mourut à San Francisco en 1988. Dans cette même ville, sa pièce de
théâtre, dont elle avait remis le manuscrit à Warhol, Up your ass, soit Dans ton cul, fut jouée
pour la première fois en 2000. Selon le Village Voice, elle s’était juré d’éliminer tous les
hommes de la surface de la Terre. Norman Mailer l’appelait la Robespierre du féminisme
(voir Wikipédia).

A ce stade, Solanas ou MGTOW, tout est encore simple. C’est la guerre des sexes, connue

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depuis la nuit des temps, seulement chauffée à blanc, avec tirs à balles réelles (on ne signale
pas encore de meurtres commis par MGTOW, cela ne saurait tarder).
Cette incandescence reflète la montée irrésistible, dans l’époque, du désir de ségrégation,
pour le nommer ainsi. Pour parodier Sully, suprématisme et séparatisme sont les deux
mamelles de la ségrégation. Elle nous roule dans sa vague, toutes et tous autant que nous
sommes, les pour, les contre, les neutres, la droite, la gauche et le reste.

Un frisson nouveau
Hugo écrivit de Baudelaire à Baudelaire qu'il avait créé « un frisson nouveau ». C’est ça.
Avec l’entrée en scène du trans, personnage souvent haut en couleurs de notre comédie
humaine – (Le trans chez Balzac ? Bien sûr, sous les espèces de l’androgyne, Séraphitus-
Séraphita) – un frisson nouveau passe dans la civilisation.
Ce que le trans apporte, c’est du trouble. Non pas du trouble dans le genre, intrinsèquement
confus, mais bien du trouble, du rififi, dans la guerre immémoriale des sexes.
Avant le trans, le monstre, c’était l’hermaphrodite. Lui aussi troublait l’ordre public sexuel.
Mais l’hermaphrodisme n’est qu’une affaire d’organes. Un hermaphrodite est un cas
biologique, rare au demeurant. L’androgynie, en revanche, est une créature de mythe, c’est
une affaire de look et de lifestyle. Un androgyne est quelqu’un dont l’apparence ne vous
permet pas de déterminer à quel sexe il appartient. Il en allait déjà ainsi dans la Grèce
antique ou à Rome : voyez, de Luc Brisson, Le sexe incertain. Ce n’est pas comme tel un
trouble de l’identité sexuelle. Le trans, c’est encore autre chose.

La prosopopée du trans
Comme Voltaire, Foucault aimait à jouer les ventriloques. Il donnait volontiers dans ses
livres la parole à des interlocuteurs, des contradicteurs, fictifs. Il leur inventait des arguments,
il leur composait des discours, et abandonnait ensuite sa voix de ventre pour reprendre sa
voix de gosier afin de répondre en son nom propre à ses marionnettes. Il use du procédé, si
mon souvenir est bon, dès la fin d’Histoire de la folie. Eh bien, un militant trans d’aujourd’hui
– rédacteur, par exemple, d’un de ces sites si bien faits qui fleurissent sur Internet depuis
deux ans, Vivre Trans ou Seronet – si d’aventure il lui tombait sous les yeux ma conversation
avec Éric Marty, comment me sermonnerait-il ? il ne tient qu’à moi de l’inventer.
Mon trans imaginaire dirait quelque chose comme :
« Ni Marty, ni vous, ni non plus Butler, n’êtes trans. Vous parlez des trans. Les trans sont les
objets de vos papotages, comme ils ont été pendant longtemps maintenant les objets du
discours médical, du discours psychiatrique, du discours psychanalytique. Eh bien, c’est fini,
tout ça. Un déplacement de forces d’une ampleur que vous n’imaginez pas, de nature à
bouleverser culture et civilisation, a fait que les trans ont pris la parole – comme jadis on a pris
la Bastille, disait Michel de Certeau s.j. à propos de mai 68. Désormais, les trans parlent des

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trans, parlent des trans aux trans, parlent des trans aux non-trans, qui, eux, ont beaucoup à
apprendre et beaucoup à se faire pardonner. Qui plus qu’un trans est qualifié pour parler
d’un trans ? »
Il ou elle continuerait : « En dépit de ce qu’un vain peuple pense et désire, on ne reviendra
pas en arrière. Le Génie ne rentrera pas dans la bouteille. C’est ainsi. Il vous faudra à
l’avenir compter avec nous, avec notre parole, avec notre sensibilité, avec nos revendications et
nos espoirs, avec nos souffrances telles que nous les exprimons avec nos mots et non avec les
vôtres, qui, entre nous, puent le rance. Vous n’êtes plus crus, vous êtes cuits, vous n’êtes plus
crédibles. L’un joue à l’épistémologue, Marty, professeur de littérature, l’autre fait le
clinicien, Miller, normalien agrégé de philosophie. Votre épistémologie comme votre
clinique ne sont que les déchets d’une idéologie désuète et épuisée, reflétant des structures de
domination patriarcale et hétérosexuelle à jamais caduques. Nous ne sommes plus les
prisonniers, les otages impuissants de votre détestable “savoir-pouvoir”. Les mots qui sont les
nôtres ne sont pas destinés à nourrir vos ergotages critiques. Ce que vous appelez fiérots
votre “clinique” n’est qu’un “zoo humain”, digne de ceux où, aux temps des colonies, vous
exhibiez les malheureux que vous arrachiez sans pitié à leur vie libre et sauvage, tellement
plus civilisée que la vôtre, pour en faire des étrangers dans leur propre pays, des indigènes, et
finalement des bêtes de foire. »
Conclusion : « Vous n’avez qu’une chose à faire : vous taire. Et puis, vous repentir. Et puis,
une fois que vous aurez battu votre coulpe, vous vous mettrez à l’école des trans, où vous
apprendrez enfin qui nous sommes, ce dont vous n’avez pas la moindre idée. Vous
apprendrez dans quels termes il convient de s’adresser à nous, et de quelle oreille nous
écouter. Vous perdrez l’habitude de parler à notre place. Et vous tournerez sept fois votre
langue dans votre bouche avant de nous contredire, car qui sait mieux que nous ce qu’est
notre vécu, notre ressenti trans ? »

« L’ai-je bien descendu ? »


« L’ai-je bien descendu ? » La phrase de Cécile Sorel, un soir des années 30, est passée dans
l’usage. Elle abandonnait la Comédie-Française pour le Casino de Paris, et jouait pour la
première fois la meneuse de revue, lorsqu’elle apostropha Mistinguett, elle étoile confirmée
du music-hall, « les plus belles jambes du monde », qui l’observait jalousement depuis
l’avant-scène. Sorel venait en effet de descendre avec aplomb le grand escalier Dorian du
Casino, qui, précise Google, « brisa plus d’une cheville et carrière de danseuse légère ».
Et moi, ai-je joué le trans sans fausse note, sans me tordre ma cheville de danseuse légère ?
– puisque c’est en dansant qu’il convient d’écrire, n’est-ce pas, comme le recommandait
après Nietzsche mon bel ami Severo Sarduy, le chéri cubain de François Wahl, éditeur de
Lacan au Seuil, et qui fut pour moi, avant la dissolution de l’École freudienne en 1981, un
ami fidèle.

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Si maintenant j’étais Mistinguett, et que j’avais à évaluer la prestation de Jam en ventriloque
de trans, je ne lui donnerai pas une si bonne note que ça. Un vrai trans dirait-il que les mots
psy « puent le rance » ? Oui, c’est un fait, beaucoup puent. Là où le vent que faisait souffler
Lacan sur la psychiatrie et la psychanalyse n’a pas balayé les miasmes, ça ne sent pas bon,
comme Deleuze et Guattari le disaient méchamment du cabinet de l’analyste. Mais il faut
être un familier des lieux comme je le suis et comme Guattari l’était, pour se permettre de
telles grossièretés. Un vrai trans ne dirait pas ça dans ces termes, me semble -t-il. Il serait
plus poli.

Preciado entre en scène


Je n’en veux pour preuve que la hauteur de vue rehaussée de rigueur – une rigueur certes un
peu roide à mon gré – avec laquelle Paul B. Preciado (FtoM) s’adressa au public rassemblé
pour les 49es Journées d’études de l’Ecole de la Cause freudienne. Il fit des efforts méritoires
pour nous rééduquer, et nous persuader que la psychanalyse n’avait chance de survivre qu’à
condition de le prendre, lui et ses amis, pour guides, et d’abandonner sa révérence à l’endroit
d’un patriarcat mort et enterré depuis longtemps sans que nous nous en soyons aperçus le
moins du monde. C’était il y a un peu moins de deux ans. Preciado fut si content de lui-
même, sinon de nous, qu’il fit aussitôt de sa conférence un livre, sous un titre inspiré de
Kafka : Je suis un monstre qui vous parle. Rapport pour une académie de psychanalystes, livre placé sous
le patronage de Judith Butler, dédicataire, et qui fut accueilli par Olivier Nora aux
prestigieuses éditions Grasset qu’il dirige.
On peut certes reprocher à Preciado d’avoir débordé du temps convenu d’un commun
accord pour sa conférence, une demi-heure, ce qui abrégea d’autant la demi-heure destinée
à la conversation improvisée qu’il devait avoir sur scène avec deux analystes qui lui étaient
délégués par l’École. L’échange ne dura que huit minutes, montre en main. Cependant,
durant ce bref moment qu’il concéda in fine, il fut vraiment encourageant pour la
profession : « Je pense que vous allez pouvoir garder votre place et le lieu que vous avez
inventé historiquement, dans la mesure où vous serez capables d’entrer en dialogue et d’être
en relation avec le présent, avec la radicalité politique contemporaine. » Courtoise invitation
à un aggiornamento. La carotte après le bâton. Je pense comme vous : la profession a un métro
de retard.
Votre discours du monstre, le bâton, vous l’avez lu. Harangue sonore, militante, véhémente.
Vous nous parliez en maître, en imprécateur, presque en prophète. Cependant, notre
collègue Ansermet, un des deux membres de l’ECF chargés de débattre avec vous,
psychanalyste lacanien, professeur de pédopsychiatrie de je ne sais combien de départements
et services universitaires et hospitaliers en Suisse, auteur de je ne sais combien d’ouvrages, et
seul membre étranger du Comité d’éthique français, avait su accueillir votre manifeste avec
chaleur et équanimité : « Paul, merci. Nous avons bien saisi que vous aviez d’abord quelque chose à nous
dire ! »

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Que vous ayez publié ensuite votre conférence sans du tout mentionner l’échange conclusif
avec Ansermet, que vous ayez laissé la presse sympathisante vous présenter comme un
persécuté, un maudit, hué par un public de demeurés hargneux, je peux le concevoir (je sais
faire le Suisse, moi aussi, à mes heures, comme Ansermet fait très bien le Français quand il
veut). Vous avez un public à vous, et point ne faut le trop désarçonner en lui contant que
vous avez été reçu par des praticiens attentifs, et dépourvus de la moindre agressivité à votre
égard. Le public a apprécié la bonne volonté que vous avez manifestée en vous rendant à
notre invitation, et a chaleureusement applaudi votre éloquence. Deux ou trois cris hostiles
se sont fait entendre, c’est exact, tandis que vos auditeurs étaient trois mille cinq cents. Et ne
me dites pas que chacun voit midi à sa porte : il se trouve que les Journées de l’École sont
toujours filmées.
Donc, vous avez triché, Preciado. Je dirais que c’est de bonne guerre, si nous étions en
guerre. Justement, nous ne le sommes pas, même si ça vous irait comme bague au doigt que
nous le soyons, car vous avez besoin, n’est-ce pas, de Croquemitaines pour animer votre
troupe de trans, qui n’est point du tout tous les trans, mais l’aile marchante d’une
communauté qu’elle crée justement en avançant à marche forcée.
J’ai connu ces espoirs-là, moi aussi. Et ils n’étaient pas nombreux, les barbudos, quand ils
firent tomber le dictateur Batista à Cuba, et installèrent au pouvoir la famille Castro, qui y
est toujours, 1959-2021. Donc, tous les espoirs vous sont permis.

Une démographie vertigineuse


Des trans, vous savez, Preciado, de quelque nom qu’on les appelle, nous en rencontrons plus
souvent qu’à notre tour, comme analystes et comme psychiatres, surtout maintenant que leur
nombre ne cesse de croître, conformément à la rédaction sacerdotale du Pentateuque :
« Soyez féconds et multipliez », des verbes parah et rabah (Genèse, I, 28). Je vous dis tout de
suite que sur ce point ma science est neuve, et me vient d’un article récent de la Nouvelle
Revue théologique, dû au père Maurice Gilbert, s. j., ancien r ecteur de
l’Institut biblique pontifical de Rome.
Celui-ci note à ce propos qu’une tradition rabbinique veut que les injonctions de Gn I, 28 ne
s’adressent qu’aux hommes, c’est-à-dire ne s’adressent pas aux femmes. Comment diable
voulaient-ils s’y prendre pour « multiplier » ? Je n’en sais pas plus long. Mystère et boule de
gomme.
Une homélie dont on ne sait si elle est de Basile ou de Grégoire de Nysse, ajoute au binôme
verbal une injonction troisième : « Et remplissez la terre. » On ne peut pas dire que les Juifs
aient bénéficié de ces recommandations. Et même si on leur prête parfois d’avoir main mise
sur le monde, ce n’est qu’une goutte d’eau ils ne sont que 14 millions en tout et pour tout,
quand les musulmans sont 1,6 milliard, et seront près de 3 milliards en 2050, faisant alors
jeu égal avec les chrétiens, qui sont, eux, à 2 milliards et quelques aujourd’hui. Dans le
même temps, les Juifs auront cru seulement de 2 millions. Mes chiffres datent de 2010, mais
la source est fiable (le Pew Research Center).

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Un curieux entrecroisement, aurait dit Foucault. A mesure que fléchit la démographie du
petit « peuple élu », « le peuple trans », lui, prend la relève, et semble bien parti pour
« remplir la terre ». Tous les indicateurs vont dans le même sens : de plus en plus de
personnes dans le monde se sentent et se disent trans. En France, on ne les compte pas – pas
encore. Néanmoins, des estimations ont été faites en 2011, qui donnent le chiffre de 15 000
personnes s’identifiant comme transgenres. Aux USA, en revanche, on compte et on
compute. Voici cinq ans, la population trans US s’élevait à 1,4 million d’adultes, soit 0,6 %
de la population adulte. Cinq ans plus tôt, en 2011, ce pourcentage était inférieur de moitié,
0,3 %, soit 700 000 personnes (je reprends tels quels les chiffres donnés dans un article de
2016 du New York Times).
Pour prendre la mesure de ce que représente un tel taux de croissance, comparons, par
exemple, avec la population française. Sachant que le taux d’accroissement de celle-ci est de
0,4 %, la courbe représentant le logarithme népérien de 2 permet de savoir qu’en France, à
taux constant, la population mettrait, 173 ans à doubler, alors que le doublement de la
population trans américaine, pour laquelle on dispose de données fiables et détaillées,
s’effectue, on l’a vu, en cinq ans seulement.
D’où le sentiment diffus dans l’opinion peu éclairée d’une « invasion », d’une « épidémie »,
et la thèse pernicieuse récemment répandue dans les médias français par certaine autorité
académique bourgeoise, suivant laquelle il y aurait « beaucoup trop » de transgenres.
Jugement de valeur biopolitique, formulé à l’emporte-pièce, dénué de toute scientificité, et
exprimant un préjugé sous une forme malsonnante.
Faut-il pour autant donner quitus à l’avant-garde trans de son discours souvent
triomphaliste ? Elle laisse entendre, pour paraphraser Aragon, que le trans serait l’avenir de
l’homme – et de la femme, et de tout un chacun, chacune.
Le trans est de nos jour volontiers décrit comme un héros des temps nouveaux pour avoir
terrassé l’antique patriarcat et ses odieux stéréotypes afin d’ouvrir à l’humanité la voie
radieuse de l’autonomie du genre. Le non-trans, en revanche, apparaît, lui, comme un trans
honteux, inhibé ou névrosé, déniant par lâcheté, bêtise et transphobie, le devenir-trans qui
serait la vocation de tout être humain. Surfant sur l’euphorie démographique engendrée par
la croissance exponentielle du nombre des trans dont nous avons vu plus haut la réalité
effective, les dirigeants du mouvement d’émancipation trans ont tendance à émettre
maintenant des énoncés qui prennent parfois la tournure de ce que l’on pourrait qualifier de
suprématisme trans.

Un bémol
Je dis le mot, qui blessera : c’est de la Schwärmerei. Le mot est kantien. C’est un intraduisible.
Il est diversement rendu en français : enthousiasme ou exaltation de l’esprit, fanatisme,
divagation, extravagance, illuminisme. Redescendons sur terre. Peut-être les données qui
suivent seront-elles plus recevables par les chefs trans quand elles émanent d’un/une des
leur(e)s et non par un(e) psychiatre ou d’un(e) professeur(e) de psychopathologie. Lisons par

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exemple ce qu’écrivait Claire L. (MtoF) sur son blog de mobilisnoo.org en 2018 : « Si on
ressent le besoin de comptabiliser les personnes trans, c’est avant tout parce que cette
population a nettement plus de risques de suicide que le reste de la population, et que des
traitements médicamenteux particuliers, et, dans certains cas, chirurgicaux, leur sont
nécessaires. » Elle précise : « Comparativement aux adultes cisgenres, les adultes transgenres
sont trois fois plus susceptibles d’avoir déjà pensé au suicide, et près de six fois
plus susceptibles d’avoir déjà tenté de se suicider. » Enfin, soucieuse de la bonne gestion de la
santé publique, elle préconise d’« évaluer avec une bonne marge de manœuvre le nombre de
personnes concernées. Cette volumétrie {permettrait} aussi de prendre les mesures
administratives adéquates pour être en capacité de gérer, dans des délais raisonnables, les
changements d’état civil nécessaires à une vie normale des transgenres. » Rappel salutaire
que tout n’est pas rose au pays des trans, et qu’avant d’être des militants de la cause trans, ce
sont tout simplement des personnes plus fragiles que d’autres, plus menacées, et qui souffrent
davantage.

La capture des hystériques


Les trans, comment des praticiens qui procèdent de Freud se refuseraient-ils à les écouter
quand ceux-ci en manifestent le désir, ce qui n’est pas toujours ? Il est bien connu que Freud
en son temps avait su écouter ces femmes hystériques que les médecins les plus attentifs
tenaient pour des simulatrices et des comédiennes. Charcot les exhibait sur la scène de son
service à la Salpêtrière. Freud en fut témoin, qui vint se former auprès de lui d’octobre 1885
à février 1886. Dans cette petite rue Le Goff au Quartier latin où Sartre, le Poulou des Mots,
devait passer son enfance jusqu’à ses douze ans, une plaque apposée sur l’Hôtel du Brésil
rappelle le séjour qu’y fit le jeune boursier autrichien.
De retour à la maison, Freud ne se fit pas l’émule de Charcot., il n’ouvrit pas un théâtre
viennois de l’hystérie. Ces femmes – quelques hommes aussi, non moins hystériques – il les
reçut dans son petit cabinet devenu aujourd’hui lieu de mémoire, et entreprit de les écouter
une par une. Le jeune André Breton en 1921, quand il arriva tout frémissant à la rencontre
du découvreur de l’inconscient, fut affreusement déçu de découvrir « une maison de
médiocre apparence », des patients « de la sorte la plus vulgaire », et un praticien dont la
modeste figure de « bourgeois rangé » n’avait rien de dionysiaque (voir Lacan, Écrits, p. 642).
Soyons juste : trente ans plus tard, Breton renia piteusement le récit qu’il avait fait de sa
visite, dont il mit l’aveuglement sur le compte d’« un regrettable sacrifice à l’esprit dada. »
Car c’est bien de ce lieu qui ne payait pas de mine que devait partir un mouvement qui
gagna de proche en proche l’ensemble de l’Occident, et bouleversa de fond en comble les
mœurs de nos sociétés. C’est bien en effet à l’introduction d’un personnage inédit dans la
comédie humaine, le psychanalyste, tout le contraire du « Maître » dont telle photo de
Charcot donne une représentation caricaturale – on pense à un tableau du musée de
Bouville dans La Nausée – le psychanalyste et sa pratique de l’écoute – qui n’a rien de
commun avec la pratique judicaire de l’aveu non plus qu’avec la pratique religieuse de la

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confession, n’en déplaise au Foucault de La volonté de savoir – qu’on dut la disparition sur toute
la surface du globe, de ces grandes « épidémies hystériques », comme les appelaient les
psychiatres, qui défrayèrent la chronique au XIXe siècle. L’une d’entre elles, en 1857, la
fameuse possession démoniaque de Morzine, petit village savoyard, fit jadis l’objet d’une
thèse au Département de psychanalyse que je dirigeais à Paris 8.
Cependant, il n’y avait pas, au temps de Freud, de groupes militants ni de lobbies se
consacrant à l’émancipation des hystériques, à leur empowerment. Ces femmes venaient à lui
chacune de son propre mouvement, pour son propre compte, et il les accueillait une par une,
face à face, puis il inventa de les allonger. Ce n’était pas précisément un « Debout ! Les
damnés de la Terre ! Debout ! Les forçats de la faim ! » Aucun des phénomènes qui
caractérisent les groupes ou les masses, les « foules » comme disait Gustave Le Bon, ne
venait alors interférer. Ce n’est pas dire pour autant que, ces phénomènes, Freud pensait
qu’ils sortaient du champ qu’il avait ouvert. Il devait les structurer en termes
métapsychologiques dans sa Massenpsychologie de 1921 – que Lacan nous apprit à lire en
1964, dans son Séminaire des Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse. Plus tard, à la
faveur des événements de mai 68, Lacan offrit un frayage nouveau avec son invention du
discours du Maître comme envers de la psychanalyse, d’où procède son idée que
« l’inconscient, c’est la politique », formule très éclairante qui a été peu comprise.
Lacan fait l’éloge de Freud, qui sut se montrer « docile à l’hystérique. » J’aimerais pouvoir
moi aussi féliciter le praticien d’aujourd’hui d’avoir su se faire « docile au trans ». Est-ce le
cas ?
A suivre

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DU CÔTÉ DES TRANS

Cisgenre et transgenre : c’est quoi la différence ?


Publié par Alice le 20.02.2018,
repris par Lacan Quotidien sur le site Vivre Trans

“Cis”, “cisgenre”, “trans”, “transgenre”, “transsexuel”… De par vos lectures sur la culture du genre ou de
la sexualité, par vos recherches ou votre entourage, il est possible que vous ayez déjà entendu certains de ces
termes.
Le vocabulaire militant est assez riche et varié, ce qui peut être déstabilisant pour les
profanes ou néophytes. Mais quoi de plus normal pour couvrir la large diversité d’individus
qui s’identifient et souhaitent être identifiés en fonction de ce qu’ils/elles sont.

Si un vocabulaire aussi varié existe, c’est pour respecter et reconnaître chacune des
personnes ne se reconnaissant pas dans le modèle de genre et de sexualité actuel qui nous est
imposé. Car ce modèle, bien que majoritaire, n’est pas absolu. La culture du genre ne se
limite pas à une vision binaire de la société, l’homme né homme existant par sa virilité et sa
domination, et la femme née femme caractérisée par sa tendresse, sa douceur et sa
soumission. Le genre ne s’invente pas, il ne change pas et ne se soigne pas. Pour
mieux expliquer cela, faisons un petit état des lieux sur la différence entre cisgenre et
transgenre.

“T’es six ? Comme le chiffre ?”


Pour commencer sur un bon pied, un petit rappel étymologique s’impose. Le mot cisgenre
trouve son origine dans le préfixe “cis-”, du latin signifiant “du même côté”. Il s’oppose au
terme “trans-”, qui lui se réfère en latin à “l’autre côté”. Si vous voulez briller en société,
sachez que ces termes sont notamment utilisés en chimie et en science pour désigner les
deux côtés d’une molécule.

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Ainsi, être trans, transidentitaire ou transgenre (transgender en anglais) est le fait
d’avoir une identité de genre différente que celle attribuée à sa naissance. Attention, à ne pas
confondre avec la transsexualité ou le transsexualisme, qui se définit comme le fait
d’avoir subi une opération chirurgicale pour changer de sexe, mais nous y reviendrons en
détail un autre jour.

Genre et sexualité : apprendre la différence


Transgenre et cisgenre ne sont pas des expressions en rapport avec la
sexualité de l’individu. C’est pourtant l’amalgame le plus couramment causé par
l’image transmise via les média ou la culture populaire en général. Le genre et la sexualité ne
sont en général jamais dissociés. Ils font parti d’un tout, d’un ensemble hérité d’une culture
judéo-chrétienne encore bien ancrée dans nos pratiques et notre éducation. Pourtant, en
vous exposant les termes de transgenre et cisgenre, il n’est pas question de sexualité, mais
encore une fois bien de genre (c’est facile, c’est dans les mots).
Pour parler de la manière la plus claire possible de transidentité, partons sur la définition
du genre le plus couramment admise, mais également le plus simple à expliquer : cisgenre.
La majorité de la planète se définit en tant que cisgenre sans le savoir. Car être cisgenre, c’est
se définir et se reconnaître par son genre de sa naissance. C’est à dire se sentir homme en
étant homme de naissance, ou femme en étant femme de naissance. Encore une fois, à ne
pas confondre avec la sexualité ! On peut être homosexuel, pansexuel ou assexuel tout
en étant cis.

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On est trans, on est non-binaire
Puis, être transgenre… C’est à peu près tout le reste ! Être transgenre, se sentir
transgenre, c’est ne pas se retrouver dans ce schéma binaire. C’est vivre en ne
rentrant pas dans ces cases pré-construites et imposées à la naissance. C’est pour cela que
souvent, on reprochera aux personnes cis de ne pas pouvoir comprendre les difficultés
qu’un(e) trans rencontrera dans chaque étape de sa vie. La société n’admet que trop
difficilement l’expression d’un genre autre que celui exprimé biologiquement. Que ce soit
auprès de la famille, à l’école ou au travail, chaque étape de la vie d’une personne née dans
un corps qui ne lui correspond pas sera confronté au regard des autres et à son propre
regard. La transidentité peut être perçue comme une maladie, une passade, une
anomalie, une déviance comparé à la “norme” cis hétérosexuelle. Les personnes transgenres
ne devraient pourtant pas se cloisonner dans les limites de leur genre de naissance, niant leur
être pour survivre dans le cadre oppressif qui leur est imposé.
Par ailleurs, le genre ne s’exprime pas forcément de manière binaire avec des femmes et des
hommes trans. Une personne peut se sentir “genderfluid” (ou genre fluide en français
pour les deux du fond qui n’avaient pas compris). C’est à dire une personne dont le genre
varie en fonction de la situation et du temps qui passe. Ou agenre, qui désigne tout
simplement une absence de genre.

FAQ :
Qu’est-ce qu’une personne cis ?
Le cisgenre correspond à l’identité de genre de naissance, c’est-à-dire biologiquement. Soit
homme ou femme 99,9% du temps en fonction du patrimoine génétique reçu à la naissance
et accepté/reconnu comme tel par l’humain correspondant.
Quelle différence entre un transgenre et un transsexuel ?
Ces termes sont synonymes. Au début seul le terme “transsexuel” existait, avec un historique
lourd et considéré comme négatif par certain. Survint ensuite la terminologie “transgenre”.
Qu’est-ce que c’est un trans ?
Est considéré comme trans une personne assignée homme ou femme, biologiquement
parlant à la naissance. Mais qui ne se reconnait pas dans cette identité de genre
Qu’est-ce qu’un mannequin transgenre ?
Une personne se reconnaissant transgenre ou transsexuel et qui fait du mannequinat. Ceux-
ci deviennent de plus en plus visibles et permettent un développement de la visibilité autour
de l’identité de genre.”
En conclusion, que vous soyez cisgenre ou transgenre, l’important c’est de se sentir bien et
d’accepter notre genre quel qu’il soit !
[NdR : les mentions en gras et illustrations sont celles de la parution sur Vivre
Trans]

– 21 – Tiq Milan
Épidémie de transphobie
Texte publié par Fred le 30.03.2021,
repris par Lacan Quotidien du site SERONET

Le fait n’est pas nouveau. Il est même documenté dans une série d’ouvrages de la sociologue Karine
Espineira (1). La façon dont on parle de la transidentité dans les médias, en particulier à la télévision, a des
répercussions directes et parfois néfastes sur la vie des personnes trans. Et pourtant, ces dernières semaines, les
déclarations transphobes dans de grands médias français se sont multipliées. Retour sur une semaine
« compliquée » sur le front de la transidentité.

Il y a une épidémie de transgenres


Mercredi 10 mars 2021, l’émission Quotidien sur TMC (groupe TF1) a invité Élisabeth
Roudinesco. Universitaire, historienne et psychanalyste française, Élisabeth Roudinesco est
connue pour ses biographies de Jacques Lacan et de Sigmund Freud. Jusqu’ici, la
psychanalyste était considérée comme progressiste notamment pendant les débats sur le
mariage pour tous. Ainsi, en janvier 2013, elle déclarait dans les Inrocks « Cette loi les
terrorise [les membres de la Manif pour tous, ndlr] car elle les oblige à penser une autre
altérité. Les opposants mobilisent sur le slogan de la prétendue abolition de la différence des
sexes. Lorsqu’on leur répond que deux hommes sont différents, qu’il y a d’autres formes de
différences ; pour eux, c’est impensable. Il est fascinant qu’ils ne voient pas que les évolutions
sont déjà là, que la société n’est déjà plus ce qu’ils croient qu’elle est ». Quelle (mauvaise)
surprise donc, lorsque, interrogée par Yann Barthès, l’animateur et producteur
de Quotidien, sur la question de la transidentité, Élisabeth Roudinesco déclare en direct sur
le plateau : « Je trouve qu’aujourd’hui, il y a une épidémie de transgenres. Il y en a beaucoup
trop ! » juste après avoir fait un amalgame entre orientation sexuelle (personne bisexuelle) et
identité de genre (personne trans). Les propos, d’une violence inouïe, ne provoquent pas
vraiment d’indignation de la part de Yann Barthès qui tente, mollement, d’expliquer à la
psychanalyste que les parcours de transition ne sont pas un choix et qu’il y a souvent de la
souffrance derrière… avant de la remercier chaleureusement pour son passage
chez Quotidien. En matière de journalisme, on a vu mieux.

Indignation et colère
Si Yann Barthès a du mal à réagir (et ne fera aucun commentaire le lendemain pour les
personnes offensées par les propos de son invitée), sur les réseaux sociaux une vague
d’indignation et de colère s’exprime sans retenue. Citons, par exemple, Océan, le comédien
et militant trans qui tweete : « Ok donc @Qofficiel invite oklm une ordure transphobe qui
nous décrit comme une « épidémie » et « il y en a trop ». Doit-on encore en 2021 faire
l’exercice mental de remplacer « trans » par un autre mot (« gays/juifs/femmes » etc.) pour

– 22 –
comprendre la gravité de diffuser ces discours ? » De son côté, l’association trans AcceptessT
interpelle directement Élisabeth Roudinesco sur Twitter : « Épidémie de transgenres » ? On
est une maladie contagieuse Mme @E_Roudinesco ? Que faut-il faire de nous Madame,
nous euthanasier dès le diagnostic ? Nous électrocuter, nous lobotomiser, comme dans les
années 50 ? Nous stériliser, comme jusqu'en 2017 ? Il n'y a pas « d'épidémie de
transgenres », il n'y a qu'une épidémie de mauvaises émissions TV sur les personnes trans.
Les personnes trans ne sont pas des malades, les transidentités ne sont pas contagieuses. La
transphobie elle, l'est ».
Le lendemain de la diffusion de l’émission, de nombreuses personnes signalent la séquence
au Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) y compris des personnalités politiques comme
Raphaël Gérard, député LREM de Charente-Maritime (2) qui écrit sur son compte Twitter :
« Avec @LaurenceVanceu et @ValeriePetit_AN, nous avons signalé les propos transphobes
de @E_Roudinescoau @csaudiovisuel. La loi prévoit que les diffuseurs doivent s'assurer que
les programmes ne contiennent pas d'incitation à la haine à raison de l'identité de genre ».
De son côté, Christophe Martet, le rédacteur en chef du média LGBT+ Komitid écrit
une tribune : « Au-delà des propos stigmatisants d’Élisabeth Roudinesco (…) l’attitude de
l’animateur de Quotidien, Yann Barthès, est particulièrement contestable. Elle a d’ailleurs
suscité bon nombre de réactions d’internautes. Comment, en effet, expliquer que
l’animateur reste muet quand Élisabeth Roudinesco déroule son argumentaire transphobe.
Même sans connaissance particulière sur la transidentité, un journaliste doit savoir qu’il ne
s’agit pas d’une « maladie ». Yann Barthès aurait dû interrompre Élisabeth Roudinesco pour
lui expliquer que ses propos étaient pathologisants et portent atteinte à la dignité des
personnes trans », déplore le journaliste et ancien président d’Act Up-Paris.

Un droit de réponse sans excuses


Six jours après la polémique, soit le 16 mars, Élisabeth Roudinesco se décide à réagir
publiquement et tente de contextualiser sa déclaration dans un post sur sa page Facebook.
Elle explique qu’elle ne parlait pas des personnes trans adultes, mais « d’enfants
prépubères ». Elle fait des parallèles assez surprenants avec différentes vagues
« d’épidémies » au cours des années, en comparant la transidentité avec des pathologies
comme l’autisme. « On a eu ensuite une « épidémie » d’autisme : le nombre de cas a
augmenté de façon considérable, entre 1999 et 2007, du fait d’un changement des critères
diagnostics », écrit ainsi la psychanalyste. Et d’ajouter : « On ne peut pas d’un côté déclarer -
à juste titre - qu’un enfant n’est pas consentant à une relation sexuelle avant 15 ans et, de
l’autre, affirmer qu’il serait consentant à de tels traitements ou à une telle exhibition ».
Mettre au même niveau le consentement à un acte sexuel d’un-e mineur-e avec un
questionnement sur son identité de genre, il fallait oser. Élisabeth Roudinesco l’a fait. Et ne
cherchez pas un mot d’excuse pour les personnes trans qui se sont senties blessées par sa
déclaration dans ce droit de réponse, il n’y en pas !

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Troquer sa poitrine contre un pénis
Quatre jours après le passage de Roudinesco chez Quotidien, nouvelle déclaration
transphobe, cette fois à la radio, sur RTL, dans le billet d’humeur intitulé À mon humble avis de
l’ancien animateur des Grosses Têtes, Philippe Bouvard. « C'est une des contradictions les
plus bizarres de notre époque. Alors qu'on dit de moins en moins : “Bonjour ou au revoir
messieurs-dames”, on n'a jamais recensé autant de “changements de sexe” », déclare le
chroniqueur de 91 ans, qui semble devenu soudainement expert des questions trans. Et
d’ajouter : « Il faut que la nature soit bonne fille pour se laisser pousser aussi souvent la
moustache et pour troquer sa poitrine contre un pénis ». Là encore, de nombreuses réactions
sur les réseaux sociaux dénoncent ces propos comme l’association SOS Homophobie qui
écrit sur son compte twitter : « Des fois pour rester humble, il faut garder son avis pour soi.
Les propos transphobes de Philippe Bouvard sur @RTLFrance sont purement choquants.
La radio devrait songer à sensibiliser ses animateurs aux #LGBTIphobies et consulter le kit
de l'@ajlgbt ». Aucune réaction de RTL.

Elliot Page en couverture du Time


Petite lueur d’espoir pendant cette semaine pénible, le 16 mars, le magazine américain Time
publie une interview de l’acteur canadien trans Elliot Page, également en couverture. Un bel
exemple de visibilité trans. « Je suis vraiment heureux de jouer, maintenant que je suis
pleinement qui je suis dans ce corps. Quels que soient les défis et les moments difficiles, rien
ne vaut le fait de ressentir ce que je ressens maintenant », déclare le comédien.
L’article du Time évoque la vague de transphobie dans le monde occidental avec notamment
les déclarations parfois très violentes de certaines féministes, comme J.K. Rowling (autrice de
la saga Harry Potter), qui s’opposent à l’égalité transgenre. « Partout dans le monde, les
personnes trans sont confrontées de manière disproportionnée à la violence et aux
discriminations », ajoute l’hebdomadaire. Ces mouvements féministes anti-trans sont connus
sous l’acronyme Terf qui veut dire Trans-exclusionary radical feminist (féministes radicales qui
excluent les trans). Inventé en 2008, ce terme est utilisé par les militants-es des droits des
personnes trans pour désigner les féministes qui estiment que les femmes trans ne sont pas
de « vraies » femmes et que les luttes trans invisibilisent les luttes pour les droits des femmes.
En France, le mouvement Terf est représenté par Marguerite Stern, ex Femen et fondatrice
du mouvement Collages féminicides qui a déclaré dans Le Monde en janvier 2020 : « Je suis
pour qu’on déconstruise les stéréotypes de genre, et je considère que le transactivisme ne fait
que les renforcer. J’observe que les hommes qui veulent être des femmes se mettent
soudainement à se maquiller, à porter des robes et des talons. Et je considère que c’est une
insulte faite aux femmes que de considérer que ce sont les outils inventés par le patriarcat qui
font de nous des femmes. Nous sommes des femmes parce que nous avons des vulves. C’est
un fait biologique ».

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Pour vivre heureux-ses, soyons visibles
Pourquoi autant de propos transphobes ces derniers temps ? Peut-être parce que les
personnes trans sont plus visibles. Que ce soit dans les fictions (la série Pose de Ryan
Murphy), dans l’édition (Lexie, jeune activiste trans de 25 ans qui a publié Une histoire de
genres, guide pour comprendre et défendre les transidentités, paru le 10 février chez Marabout), au
cinéma (Petite Fille, très beau documentaire de Sébastien Lifshitz qui suit le quotidien de
Sasha, une jeune enfant trans scolarisée en CE1) ou encore en politique (Marie Cau,
première femme trans élue maire de Tilloy-lez-Marchiennes, dans le Nord, en 2020, qui a
annoncé le 20 mars sa candidature aux élections présidentielles de 2022).
Cette visibilité des personnes trans dérange, titille et agace une partie de la population ainsi
que les milieux conservateurs et réactionnaires. D’ailleurs la déclaration d’Élisabeth
Roudinesco chez Quotidien : « Il y a une épidémie de transgenres, il y en a beaucoup
trop ! » n’est pas sans rappeler celle de Christine Boutin qui, le 27 mai 2013, commentait sur
RMC la Palme d'or attribuée à La Vie d'Adèle, d'Abdellatif Kechiche, l'histoire d'une passion
lesbienne : « On ne peut pas voir un film, une série à la télévision sans qu'il y ait les gays qui
s'expriment. Maintenant, c'est la Palme d'or, bon, ça va, quoi ! Aujourd'hui, la mode, c'est les
gays. (...) On est envahis de gays ».
Il n’y a pas plus de personnes lesbiennes, gays, bies ou trans de nos jours qu’il y a dix ou
vingt ans, simplement ces personnes ne se cachent plus et revendiquent leurs droits et leur
visibilité. Pour vivre heureux-ses, soyons visibles !

(1) Karine Espineira, Médiacultures : la transidentité en télévision : une recherche menée sur un corpus à l'Ina (1946-
2010) aux Éditions L'Harmattan, 2015 et La transidentité : de l'espace médiatique à l'espace public aux Éditions
L'Harmattan, 2008.
(2) Très engagé sur les droits des personnes trans, Le 17 mars dernier, Raphaël Gérard écrivait sur son compte twitter : « Je salue
l’adoption de mon amendement qui consacre le principe d’égalité d’accès des personnes trans dans la pratique sportive ! L’identité
de genre est pleinement reconnue dans le droit de la non-discrimination français : elle a sa place dans le code du sport ».

– 25 –
Que signifie être transgenre ?
Publié sur le site Vivre Trans le 24.10.2018

Nous avons eu beaucoup de questions récemment sur la définition des termes « cisgenre » et « transgenre », nous
même avons utilisé les termes médicaux plutôt que ceux appréciés par la communauté. Nous allons donc faire
un petit point sur les mots, afin que alliés et binaires découvrent un peu plus/mieux l’univers Vivre Trans…

En quelques points, Vivre Trans vous explique ce que signifie « être trans ». Nous avions déjà
parlé du sujet dans un article précédent, mais on revient un peu plus en détails, afin que
chacun se sente respecté (et navrée d’avance pour les termes « médicaux » qui pourront être
utilisés).

Identités trans et genre non conformes !


Certaines personnes ressentent le fait que le sexe qui leur a été attribué à la naissance
ne correspond pas à leur identité de genre ou au genre dans lequel elles se
sentent. Ces personnes sont souvent appelées transgenres (différentes d‘une personne
transsexuelle qui aura subit une opération chirurgicale – voilà les bases sont posées).
La définition de « Transgenre » concerne l’identité de genre.
Transgenre est un terme qui inclut les nombreuses manières dont l’identité de genre des
personnes peut être différente du sexe qui leur a été attribué à la naissance. Il y a beaucoup
de termes différents que les personnes transgenres utilisent pour se décrire. Par exemple, le
mot transgenre est parfois abrégé en « trans ». Il est toujours préférable d’utiliser la langue et
les étiquettes que la personne préfère.
Les personnes transgenres expriment leur identité de genre de différentes manières.
Certaines personnes utilisent leur tenue vestimentaire, leur comportement et leurs
manières pour vivre comme le genre qui leur convient. Elles prennent des hormones et
peuvent subir uneintervention chirurgicale. Ceci pour modifier leur corps afin que cela
corresponde à leur identité de genre. Certaines personnes transgenres rejettent la conception
traditionnelle selon laquelle le genre est divisé entre juste «homme» et «femme». Alors elles
s’identifient comme transgenre, ou genderqueer, genderfluid ou autre chose (Facebook
propose d’ailleurs plus de 50 genres à l’inscription).

– 26 –
Les personnes transgenres ont des identités de genre différentes (ce que vous ressentez à
l’intérieur), des expressions de genre (comment vous vous habillez et agissez) et des
orientations sexuelles (les personnes qui vous intéressent).
Lorsque le sexe et l’identité de genre assignés aux personnes sont identiques, on
les appelle cisgenres. On parle souvent de dysphorie de genre en médecine afin de
caractériser ce sentiment.

Qu’est-ce que la dysphorie de genre ?


La dysphorie de genre est un terme utilisé par les psychologues et les médecins pour décrire
la détresse, le malheur et l’anxiété que les personnes transgenres peuvent ressentir à
propos de la disparité entre leur corps et leur identité de genre. Une dysphorie de genre peut
être formellement diagnostiquée chez une personne afin de recevoir un traitement médical
pour faciliter sa transition.
Les psychologues appelaient cela « le trouble de l’identité de genre ». Cependant,
l’inadéquation entre le corps d’une personne et son identité de genre n’est pas en soi une
maladie mentale. Mais elle peut causer une détresse émotionnelle. Le terme a donc été
modifié pour refléter cela.

En quoi une identité transgenre est-elle différente de l’orientation sexuelle ?


Les gens confondent souvent l’identité de genre avec l’orientation sexuelle. Mais être
transgenre n’est pas la même chose qu’être lesbienne, gay ou bisexuelle. L’identité de genre,
qu’elle soit transgenre ou cisgenre, concerne votre identité masculine, féminine, les deux ou
aucune de celles-ci. Être lesbienne, gay, bisexuel ou hétérosexuel décrit les personnes qui
vous attirent et qui vous attirent vers vous de manière romantique, émotionnelle et sexuelle.
Une personne transgenre peut être gay, lesbienne, hétéro ou bisexuelle, tout comme une
personne cisgenre. Une façon simple d’y réfléchir est la suivante : l’orientation sexuelle
consiste à savoir avec qui vous voulez être. L’identité de genre est à propos de
qui vous êtes.

– 27 –
Que signifie “passer” ?
Passing décrit l’expérience d’une personne transgenre perçue par les autres comme le genre
qu’elle veut. Un exemple serait une femme trans utilisant les toilettes des femmes et étant
considérée comme une femme par son entourage.
La réussite est extrêmement importante pour de nombreuses personnes
transgenres. Le fait de passer peut être émotionnellement important car cela affirme votre
identité de genre. Le passage peut également offrir une sécurité contre le harcèlement et la
violence. En raison de la transphobie , une personne transgenre qui passe peut vivre plus
facilement à travers le monde qu’une personne qui est connue pour être transgenre ou qui a
l’air plus androgyne.
Mais toutes les personnes transgenres ne ressentent pas la même chose à propos du passage.
Bien que le fait de passer soit important pour certaines personnes, d’autres pensent que le
mot suggère que la présentation sexospécifique de certaines personnes n’est pas aussi réelle
que d’autres. Ils peuvent penser que le fait de passer implique que le fait d’être perçu comme
un cisgenre par les autres est plus important que d’être connu comme un transgenre.
Certaines personnes transgenres sont à l’aise avec et fières d’être transsexuelles. Et ne
ressentent pas le besoin de réussir en tant que cisgenre.
[NdR : les mentions en gras et illustrations sont celles de la parution sur Vivre Trans]

– 28 –
Transgenres et intersexes :
LES ENFANTS SONT DES PERSONNES
par un collectif,
tribune publiée dans Libération, le 31 mars 2021

L’accompagnement médical d’affirmation de genre est encore vivement critiqué. Pourtant, condamner ces
pratiques revient à négliger la souffrance des jeunes qui ne reçoivent aucun traitement. Il est du devoir des
adultes d’accompagner le développement psycho-affectif de ces enfants.
Le 11 septembre 1909, dans le journal la Dépêche sous-titré « Journal de la démocratie », un
journaliste croyait voir dans un livre du philosophe autrichien Otto Weininger les causes
d’une « épidémie d’homosexualité ». Près de cent douze ans plus tard, le 10 mars dernier, la
psychanalyste et historienne de la psychanalyse Elisabeth Roudinesco affirmait sur un
plateau de télévision qu’on vivait actuellement une « épidémie de transgenres ».
Rappelons que ce n’est qu’en 1982, sous le premier gouvernement de gauche de la V e
République, que les personnes homosexuelles ont été mises sur un pied d’égalité avec le
reste de la population, avec une majorité sexuelle à 15 ans et non plus 21. Aujourd’hui, ce
sont les jeunes transgenres qui font encore l’objet de discriminations. Selon une récente
tribune, les jeunes transgenres ne seraient que des « jeunes en mal d’identité et en proie à toutes
sortes d’angoisses ». Les signataires s’inquiètent de diagnostics de dysphorie de genre
(décalage entre sexe de naissance et genre vécu) qui s’accroissent « de manière exponentielle ».
L’accompagnement médical d’affirmation de genre est critiqué.
Et si cette forte hausse était simplement due au développement des consultations
spécialisées et à la prise en compte progressive de la diversité de genre qui touche près de
1% de la population ? Cela fait à peine dix ans que de telles consultations existent et les
délais pour obtenir un premier rendez-vous excèdent souvent un an. Il en va de même
pour la dyslexie à l’école : les enseignants sont mieux formés pour repérer les enfants qui
en souffrent, les chiffres augmentent, mais on peut raisonnablement supposer que la part
de la population souffrant de dyslexie reste constante.
Ce qui chagrine certains psychanalystes et cliniciens, c’est que depuis 2013, les mineurs
peuvent bénéficier de traitements médicaux voire chirurgicaux pour s’approcher d’un
genre auquel ils ou elles s’identifient, sous réserve de l’autorisation parentale. Ces
traitements peuvent bien sûr avoir des effets secondaires, mais condamner ces pratiques sur
la base de ces effets revient à négliger la souffrance des jeunes qui ne reçoivent aucun
traitement. Parmi les mineurs transgenres, on note une forte prévalence de troubles
anxieux (21%), de troubles de l’humeur (12 à 64%), de risques de comportement auto-
agressif (jusqu’à 53%) ou de tentatives de suicide (22 à 43% sur la vie entière et de 9 à
10% sur l’année précédente) et de décrochage scolaire.
Curieusement, les personnes refusant l’accompagnement médicalisé des jeunes transgenres
s’indignent du fait que des opérations sont réalisées sur des corps sains d’enfants. Il n’en est
rien puisqu’aucune intervention chirurgicale n’est proposée à des enfants prépubères, ni

– 29 –
aucun traitement médicamenteux. Des traitements bloqueurs de puberté, totalement
réversibles, sont éventuellement prescrits à des adolescentes ou adolescents en début de
puberté pour leur laisser le temps de préciser leur identité de genre, des traitements par
hormones sexuelles à partir de 16 ans après avis d’une commission pluridisciplinaire et
conformément aux recommandations internationales.
Les contempteurs de ces modes de prise en charge pluridisciplinaires, déjà en place depuis
longtemps dans de nombreux pays, accordent au concept de nature une place
fondamentale, quasi religieuse. Entend-on ces mêmes personnes critiquer les interventions
chirurgicales irréversibles sur des personnes intersexes mineures (qui présentent des
caractéristiques sexuelles qui ne correspondent pas aux définitions binaires typiquement
mâle ou typiquement femelle, que ces caractéristiques soient visibles à la naissance ou
apparaissent plus tard au cours de la vie, notamment à la puberté) ? Souvent, des médecins
convainquent les parents de choisir un sexe et un genre pour l’enfant. Des collectifs de
personnes intersexes vivent cela comme un traumatisme, évoquant une mutilation en
l’absence de tout consentement de la personne concernée. Il n’est d’ailleurs pas rare que
ces personnes devenues adolescentes ou jeunes adultes consultent pour envisager un autre
genre que celui qui leur a été imposé. En juillet dernier, lors de la discussion du projet de
loi relatif à la bioéthique, le député Bastien Lachaud a rappelé que la France avait été
condamnée par l’ONU pour avoir autorisé des opérations non consenties et non urgentes
sur des enfants intersexes. Ses collègues Laurence Vanceunebrock et Raphaël Gérard ont
permis qu’une plus grande attention leur soit portée.
En somme, qu’il s’agisse d’accompagnement d’affirmation de genre des jeunes transgenres
ou des enfants intersexes, il est grand temps de considérer que les enfants sont des
personnes et que les adultes – parents, enseignants et praticiens – doivent accompagner
leur développement psycho-affectif dans l’intérêt de leur santé, définie selon l’OMS
comme un état de complet bien-être physique, mental et social et non pas seulement en
une absence de maladie ou d'infirmité.
Association Espace Santé Trans, Thamy Ayouch, (psychanalyste, professeur des universités, Université de
Paris), Collectif Intersexes Et AlliéEs, Patrice Desmons (philosophe, psychanalyste, consultant en « santé mentale »),
Karine Espineira (sociologue des médias, Université Paris 8), Patrick Jouventin (pédopsychiatre, chef du service adolescents,
centre hospitalier de Montfavet), Laurie Laufer (psychanalyste), Clément Moreau (psychologue clinicien), Oliv’ Riccobono-
Soulier (membre du Pôle LGBT Vaucluse, la LanGouste à BreTelles), Beatriz Santos (psychologue clinicienne, MCF
Université de Paris), Jérôme Segal (historien et essayiste, MCF Sorbonne Université) Eliot Sévricourt (militant transféministe
et psychologue au Centre LGBTI de Normandie), Guy Sinden (co-président de l’association Droit au Corps), Maud-
Yeuse Thomas (fondatrice de l’Observatoire des Transidentités)

Existrans, marche annuelle des


personnes trans et intersexes, à
Paris, le 13 octobre 2018.
(Nolwenn Brod/Libération)

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PERSPECTIVES DU CHAMP FREUDIEN

Jean-Claude Maleval, Notes sur la dysphorie de genre

La dysphorie de genre est introduite en 2013 dans le DSM-5 pour remplacer le trouble de
l’identité de genre du DSM-IV. Elle se caractérise par une souffrance clinique significative
associée à la non-conformité de genre. L’Association américaine de psychiatrie a entendu les
demandes de dépsychiatrisation des associations LGBT en remplaçant « le trouble » par une
souffrance. Néanmoins, la communauté transgenre préférerait un terme encore plus neutre :
tel que genre discordant, genre dissonant ou genre incongruent.
La dysphorie de genre est un concept fourre-tout, déjà très débattu, cela pour la raison
soulignée par Jacques-Alain Miller dans son échange avec Éric Marty : il mélange les
transgenres, qui militent pour la fluidité du genre, avec les transsexuels, qui restent très
attachés à la différence des sexes. Cependant, dans la clinique, la différence n’est pas
toujours aussi nette : certains transgenres se transsexualisent pour des raisons diverses. La
douleur intense des transsexuels suscitée par leur sentiment d’être une erreur de la nature
n’est plus la seule entrée dans un processus de changement d’état-civil.
La dysphorie de genre devient un phénomène de société dont la croissance est
exponentielle depuis une dizaine d’années ; l’influence d’internet est probable. L’importance
des facteurs environnementaux incite à ne pas réduire les dysphories de genre à une
causalité purement biologique.
Faut-il rattacher le transsexualisme à la psychose ? Certes, les rapides indications de
Lacan y incitent, mais il semble que le problème se soit complexifié depuis les années 1970.
Il existe un débat parmi les psychanalystes sur ce point.
Pour l’IPA, International Psychoanalytic Association, les transsexuels ne sont pas des
psychotiques, plutôt des états limites et, quant à la réassignation, Colette Chiland considère
en 2011 qu’il convient de les accompagner dans leur choix. Parmi les lacaniens, deux
positions s’opposent : d’une part, ceux pour qui le transsexualisme est une psychose, et qui
prônent de « ne pas collaborer avec la psychose » (Czermak, Castel, Frignet) ; d’autre part,
ceux pour qui c’est un syndrome transtructural, et qui considèrent qu’une intervention dans
le réel n’est pas exclue, position exprimée par Catherine Millot dès son ouvrage de 1983.
L’évolution de la clinique depuis cette date me paraît faire nettement pencher en faveur de
cette dernière approche.
Pourquoi privilégier une approche transtructurale ? Il se rencontre des transgenres qui
s’engagent dans une transsexualisation pour répondre à une demande rencontrée dans le
champ de la prostitution, ou suite à une demande d’un partenaire sadique qui s’inscrit dans
une démarche d’humiliation, etc. Certaines femmes hystériques garçons manquées peuvent

– 31 –
choisir la transsexualisation, non pas par souffrance, mais, comme me l’a confié l’un(e)
d’elles, « pour monter en grade ». Beaucoup de jeunes gays et lesbiennes victimes
d’intimidation croient que le fait de changer de sexe va leur éviter de subir les affres de
l’homophobie, etc.
En faveur de l’hormonothérapie suivie ou non de chirurgie : toutes les études auprès de
transsexuels réassignés concordent pour dégager un taux de satisfaction très élevé. Les
détransitionneurs existent, mais ils sont rares. Suite au changement d’état-civil, la grande
majorité des transsexuels authentiques témoignent de la disparition d’une douleur intense.
Depuis 2018 en France, il n’est plus nécessaire d’être opéré pour obtenir le changement
d’état-civil, ce qui était une demande des transsexuels eux-mêmes, beaucoup ne souhaitant
pas se faire opérer.
Il faut cependant souligner que le changement d’état-civil n’est qu’une solution
partielle aux difficultés du transsexuel. Selon l’approche psychiatrique comportementale :
environ 60 % présentent une comorbidité – troubles de l’humeur, anxiété, schizophrénie,
autisme, etc. D’où ce paradoxe qui étonne certains chercheurs : malgré le taux très élevé de
satisfaction suite à la réassignation, le taux de suicidalité (idées suicidaires, tentatives de
suicide, suicides accomplis) reste constant (3 à 5 fois supérieur à celui de la population
générale). Paradoxe qui semble aisément s’expliquer : la vie d’un transsexuel, avant comme
après la réassignation, reste plus difficile que celle du commun des mortels – taux de
chômage et de prostitution élevé, stigmatisation sociale, effets secondaires de
l’hormonothérapie qui affectent la santé, etc.
La transition F/H semble aboutir en moyenne à une meilleure insertion sociale que
celle H/F.
Les protocoles excluent les psychotiques avérés de la démarche de réassignation ;
pourtant, il arrive que certains tempèrent une psychose clinique par ce moyen (Fisk N. M.,
1978).
En ce qui concerne la dysphorie de genre chez les enfants, telle qu’en témoigne le
documentaire Petite fille (2020), son devenir le plus fréquent à l’âge adulte est sa disparition.
Elle constitue en revanche un bon prédicteur de l’homosexualité. Les données dont on
dispose établissent clairement qu’il n’est pas approprié d’engager des enfants dans un
processus d’« affirmation de genre » : il est imprudent de prendre leur parole pour une vérité
scientifique, alors qu’elle peut n’exprimer qu’un conte de fée.

Flavia Hofstetter, L’exil du genre ?

« L’exil du genre. Les paradoxes de l’identité » était le thème d’une soirée du Seminario latino de Paris, un des
vecteurs de l’Envers de Paris, le 10 février 2021. François Ansermet et Magda Gomez y étaient invités.
Lacan Quotidien diffuse l’introduction qui invite à interroger la proposition. — La rédaction.
D’emblée, une question s’impose à nous : peut-on s’exiler du genre, est-ce possible ? Que
voudrait dire s’exiler du genre ? Et de quel genre s’exilerait-t-on ? Qu’est-ce que le genre ?

– 32 –
« L’exil du genre » peut être lu de plusieurs manières. De manière plus sociétale
comme un exil du binarisme langagier homme/femme. Mais il peut aussi être entendu
comme l’exil de la catégorie : s’exiler de la catégorie pour retrouver le mode de jouir propre
à chaque parlêtre. Le dictionnaire donne en effet cette définition : « Genre : Ensemble d’êtres
ou d’objets ayant la même origine ou liés par la similitude d’un ou de plusieurs caractères.
Appartenir à, rentrer dans un genre. » (1) Nous avons, d’une part, la notion d’ensemble, de classe,
et d’autre part, celle de similitude, voire de mêmeté, « être comme l’autre ».
Le genre est un concept rattaché aux sciences sociales, qui rend compte du fait que
devenir un homme ou une femme est le fruit d’une construction sociale, il s’agit d’une
production sociale et non de la nature. Il ne s’agit pas d’un concept psychanalytique, en
revanche, nous pouvons le traduire comme une série d’identifications imaginaires et
symboliques. Homme et femme, en termes de genre, sont des catégories de langage et non
pas une affaire de sexe anatomique.
Jusqu’à il n’y a pas si longtemps, ce qui définissait un homme et une femme semblait
plus clair, tout comme ce qu’une femme ou un homme pouvait faire ou pas, devait faire ou
pas. Ces deux catégories étaient mieux différenciées, il s’agissait de catégories binaires et elles
étaient sans doute l’effet d’un Nom-du-père qui ordonnait davantage. Aujourd’hui la
pluralisation des Noms-du-père a comme effet une multiplicité d’orientations sexuelles et de
genre, il n’y a qu’à voir l’ajout de lettres pour représenter la communauté LGBT+, par
divers acronymes, dont un des plus longs se lit LGBTQQIP2SAA (2). Il y aurait
actuellement une cinquantaine d’orientations sexuelles et d’identités de genre représentées
dans le langage.
Mais, hors minorités, il y a aussi, dans la majorité, une différenciation moins nette entre ce
qu’une femme et un homme sont et font, les rôles se mélangent, on ne parle plus de mère ou
de père, mais de parent, comme le souligne Marie-Hélène Brousse dans son dernier ouvrage
(3). Femmes et hommes travaillent, il y a un assouplissement dans ces identifications,
l’éducation se fait un peu moins genrée.
Donc plutôt exil du binarisme ? En apparence oui. Il ne s’agit plus d’être uniquement
homme ou femme.
Au demeurant – et ceci a commencé il y a une dizaine d’années –, la législation se
modifie et acte ces changements dans une dizaine de pays, où il est possible d’inscrire un
troisième genre sur la carte d’identité sous la forme d’un X, autre, divers. La France ne
l’autorise pas. D’autres pays optent pour supprimer la mention « sexe » sur la carte
d’identité.
En outre, depuis quelques années, plusieurs pays autorisent le changement de genre à
l’état civil, sans passer forcément par une chirurgie de réassignation sexuelle. C’est le cas en
France depuis novembre 2016 : l’article 61 de la loi 2016-1547 de modernisation de la
justice indique que « Toute personne majeure ou mineure émancipée qui démontre par une
réunion suffisante de faits que la mention relative à son sexe dans les actes de l’état civil ne
correspond pas à celui dans lequel elle se présente et dans lequel elle est connue peut en
obtenir la modification. » (4) Un des principaux « faits » à l’appui d’une demande de
modification peut être que la personne ait préalablement « obtenu le changement de son
prénom afin qu’il corresponde au sexe revendiqué ». À noter surtout : « Le fait de ne pas

– 33 –
avoir subi des traitements médicaux, une opération chirurgicale ou une stérilisation ne peut
motiver le refus de faire droit à la demande. » « La demande est présentée devant le tribunal
de grande instance. Le demandeur fait état de son consentement libre et éclairé à la
modification de la mention relative à son sexe dans les actes de l’état civil. » Dans ces cas de
demande de changement, par contre, le binarisme n’est pas du tout questionné : H vers F ou
F vers H. En revanche, ce qui est nouveau avec cette loi, c’est que les sujets peuvent
dorénavant, face à l’état civil, se déclarer « homme » alors qu’ils ont un vagin ou « femme »
alors qu’elles ont un pénis.
La législation change peu à peu dans ces pays à différents rythmes et avec différentes
spécificités, et cela va dans le sens d’une acceptation des personnes transgenres et des
personnes intersexuées. La problématique des personnes intersexes – qui représenteraient
1,7 % de la population – n’est pas la même que celle des transgenres, mais elle la rejoint sur
la question de la chirurgie. Auparavant les personnes transgenres étaient obligées de passer
par une chirurgie de réassignation sexuelle pour pouvoir changer de genre face à la loi et
obtenir de nouveaux documents d’identité, ce n’est plus le cas. Les personnes intersexes,
quant à elles, étaient et sont encore souvent opérées dès la naissance afin d’avoir une
anatomie qui ressemble à celle du sexe masculin ou féminin. Certaines personnes intersexes
se battent aujourd’hui pour interdire ces chirurgies jusqu’à ce que le sujet concerné puisse
décider de lui-même, en privilégiant l’autodétermination du sujet.
Qu’est-ce qui est subversif au niveau de la juridiction et au niveau sociétal ? C’est le
fait de séparer l’organique du genre. C’est ce que le transgenre montre dans toute sa
splendeur. On n’est plus genré en fonction du sexe attribué par l’Autre à la naissance, mais il
y aurait une auto-détermination. Ce que quelques-uns nomment l’identité à la carte et non plus
la carte d’identité.
Le sexe anatomique ne définit donc plus si le sujet en question est homme ou femme. Chez
la plupart des êtres parlants, le genre est lié à ce sexe anatomique, mais les minorités
questionnent cette équivalence et montrent que cela ne va pas de soi, le genre se fait plus
« fluide ». Le discours psychanalytique nous montre aussi que cela ne va pas de soi, en
témoigne la clinique. La psychanalyse vise surtout la singularité de la jouissance, où l’identité
sexuelle ne s’aborde ni en fonction du genre ni en fonction du biologique, comme nous le
rappelait récemment Marie-Hélène Brousse (5).
Mais sort-on du binarisme ? Sort-on ou non du genre binaire ? Hélas, dès lors que
nous sommes des êtres de langage, pas moyen de sortir du binarisme ! Ou en tout cas du
binarisme langagier !
Le propre au langage est lié à la discontinuité du signifiant, S 1 – S2, la logique du signifiant
est binaire. Par ailleurs, cela laisse toujours une béance, car tout ne peut pas se dire, il y a un
non-rapport entre la jouissance du corps et le langage.
Je suis « non-binaire » ? Mais alors un nouveau binarisme surgit : d’un côté, les « non-
binaires », et de l’autre, les « binaires », avec la ségrégation qui peut en être l’effet. Car ce
n’est pas parce que les minorités sont « inclues » – ce qui est souhaitable – que la ségrégation
en est pour autant éliminée.

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Récemment un patient se présentant comme pansexuel et critiquant les êtres humains
cis-genres – soit une bonne partie de l’humanité – concluait que cette classification le privait
finalement de la rencontre. Oui, car nous revenons à l’illusion du même, je suis avec les
mêmes que moi dans mon genre. Aimer l’autre, l’hétéros, la différence, voilà qui est bien
plus compliqué. Toutes les discriminations, racisme, sexisme, homophobie, etc., reposent sur
ce postulat : attribuer à l’autre une jouissance qui n’est pas la mienne et que je condamne,
logique de classes et d’attribution.
Les catégories, les classes, les genres voilent qu’il n’y a que des singularités et que c’est
pour cette raison que la liste très longue LGBT+ risque de s’allonger davantage jusqu’à
contenir tous les Uns-tout-seuls que nous sommes, au un par un, chacun en prise avec son
propre mode de jouir, qui est d’un autre registre que celui de la binarité ou non-binarité.
1. Source : https://www.cnrtl.fr/definition/genre
2. Lesbienne, Gay, Bisexuel.le, Transgenre, Queer, en Questionnement (sur sa propre sexualité), Intersexe,
Pansexuel.le, 2S :Bispirituel.le (avec un esprit féminin et masculin dans le même corps), Androgyne, Assexuel.le.
Nous retrouvons parfois « + » pour « tous les autres », « O » pour other, « A » pour « allié.e.s hétérosexuel.le.s de
la cause ». Cf. À retrouver ici.
3. Brousse M.-H., Mode de jouir au féminin, Paris, Navarin, 2020.
4. à retrouver ici.
5. Rencontre et conversation avec M.-H. Brousse autour de son ouvrage Mode de jouir au féminin, op. cit., Soirée
organisée par la librairie de l’Ecole de la Cause freudienne, par zoom, 9 janvier 2021.

Philippe De Georges, Le spectre du « vrai sexe »

Une fois de plus, Jacques-Alain Miller nous a surpris. Il y a quelques jours paraissait en effet
sur Lacan Quotidien « Ouragan sur le gender ! » Ce titre accrochant immédiatement l’attention
rappelait à certains d’entre nous Ouragan sur le Caine, film avec Humphrey Bogart de 1954 où
il est question de typhon et de mutinerie, ou Ouragan sur le sucre, reportage et pamphlet de
Sartre en 1960 à propos de Cuba et de sa révolution. Bref, on pouvait s’attendre à du neuf
et à un chambardement.
Ce que le titre annonçait était en fait un entretien entre Jacques-Alain Miller et Éric
Marty, à propos du livre que celui-ci vient de faire paraître au Seuil : Le sexe des Modernes. Or
cet ouvrage est à coup sûr un événement, qui va donner l’occasion d’une révision salutaire
de la théorie du genre et de l’œuvre de Judith Butler. Ce que cet entretien fait apparaître,
c’est la solidité d’une déconstruction d’une pensée qui a eu un impact considérable sur
l’appréhension de la question sexuelle depuis les années 1990.
La lecture du livre d’É. Marty fait revivre en effet avec une rigueur remarquable
comment le signifiant « genre » et l’idée de « trouble » du genre, mis en avant par Roland
Barthes dans les années 1970, ont pu être portés à la dignité d’un concept essentiel
susceptible de révolutionner la pensée de la différence sexuelle et de la relation
homme/femme, vingt ans plus tard par J. Butler.

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Devenant signifiant-maître, le terme de genre se substitue à celui de sexe, et conduit à
fracturer la distinction binaire homme/femme, au profit de la multiplicité des choix et des
modes de jouissance. Entre temps, comme le signale l’auteur, Lacan a croisé cette question
appelée à devenir cruciale, à propos des remarquables travaux de Stoller sur les transsexuels.
Mais Lacan fait reproche à ce psychiatre de ne pas tenir compte de la forclusion, et donc de
la psychose, dans l’interprétation de ces phénomènes. É. Marty pense que cette remarque de
Lacan revient de sa part à rater en quelque sorte le rendez-vous avec la problématique des
genres, et à ne pas s’en emparer, avant que J. Butler ne le fasse.
Or, dans l’échange qu’ils ont avant même que l’ouvrage ne sorte en librairie, on est
frappé de voir avec quelle précision J.-A. Miller permet à son interlocuteur de soutenir les
principaux éléments de sa thèse, tout en parvenant à extraire ce qui me semble être le point
vif de sa lecture, à savoir que ce qu’on appelle « études de genre » est en fait l’habillage
idéologique qui voile un des apports majeurs de Lacan en 1972-1973 : la multiplicité des
modes de jouissance.
Si dans le Séminaire XX, Encore, Lacan organise ce qu’il appelle la « sexuation » à
partir d’un partage entre une position masculine et une position féminine, ce partage ne se
réfère ni à une détermination biologique ou anatomique, ni à des assignations sociologiques,
mais à un choix des sujets, qui concerne les modalités du jouir. Sans compter que pour ceux
qui se rangent du côté de la jouissance féminine, Lacan montre comment le phallus et la
castration laissent place à un registre de l’illimitation, que la série LGBT… rate par son
caractère nécessairement fini.
Ce que nous montre É. Marty est que J. Butler a raté pour sa part tout ce que la
lecture de Lacan aurait pu lui apporter, au-delà d’une étude souvent de deuxième main
(Sh. Felman, J. Laplanche et S. Zizek !) qui est source d’incompréhensions, de confusion et
de multiples faux-sens. Mais le fossé est d’abord épistémologique, car elle se prive aussi bien
de la compréhension de ce qu’est un sujet, que de ce qu’est l’Autre pour celui-ci, au-delà des
assignations sociales, et de ce que c’est que la jouissance que voile son idéologie. Son option
qui privilégie les déterminations sociologiques la conduit, semble-t-il, à quitter à présent les
rivages du genre pour ceux de la race et les études dites « intersectionnelles ».
Le premier mérite d’« Ouragan sur le gender ! » est de nous précipiter vers la lecture du
livre d’É. Marty qui est une mine par la richesse de ses références, sa connaissance fine de
Barthes, Foucault aussi bien que de Deleuze et Derrida… que de Lacan.
Le second est dans l’intérêt que l’on prend à être pris à témoin de cet échange d’idées
foisonnant et fécond.
Le troisième est de nous indiquer une piste de travail qui concerne à la fois la
clinique, les thématiques nouvelles que rencontrent les patients d’aujourd’hui et les plus
jeunes particulièrement, dans l’égarement structurel de notre jouissance.
Enfin, ce qu’y est démontré, c’est qu’il est possible aujourd’hui comme hier de faire se
frotter la théorie analytique vivante avec les autres disciplines qui pensent le monde dans son
changement. En ce sens, cet entretien fait suite à la série des grands interviews jadis publiés
dans Ornicar ? et que Navarin éditeur a très opportunément republié. J’avoue pour terminer
le plaisir chaque fois nouveau que j’ai, en tant que lecteur, à voir comment J.-A. Miller, ici
comme autrefois avec Thom, Foucault ou Changeux, sait épingler, dans une pensée qui
s’expose et qui se cherche, le point crucial où elle achoppe, et son signifiant-maître.

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Angelika Muta, Trois Trajets Trans

Sous le terme de « trans » ou de « dysphorie de genre » s’ordonne une nouvelle catégorie du


DSM, et donc une nouvelle répartition clinique. On assiste à un écrasement de
problématiques très distinctes. Il y a des performatifs qui énoncent un « je suis » qui peuvent
introduire le sujet à un « que suis-je ? », avec un point d’interrogation, concernant son sexe
et sa contingence dans l’être, lorsque s’installe un dispositif de parole. Il y a aussi des
performatifs ancrés dans une certitude que rien ne vient ébranler. C’est réel. C’est tout le
statut des identifications imaginaires et réelles, et leur rapport.
Constatons d’une façon générale que les enfants étiquetés « dysphorie de genre » ne
fréquentent pas les psychanalystes. Ils ne fréquentent pas non plus les institutions « psy »
publiques. Ils se dirigent d’emblée vers les consultations hospitalières spécialisées.
Je voudrais parler de trois cas, très différents, que j’ai rencontrés dans ma pratique, et qui
incarnent trois solutions subjectives très différentes à la question trans. Ces trois n’ont
évidemment rien à voir avec les études psychiatriques et leurs cohortes. C’est une
contribution modeste au regard des exigences statistiques de la technoscience
contemporaine, mais ce sont des exempla au sens classique, avec l’inflexion moderne que les
vies exemplaires peuvent être ordinaires et douloureuses. Nous ne sommes plus là pour louer
les grands hommes. Notre lieu est d’entendre les voix ordinaires qui peuvent s’élever au
paradigme.

Une dysphorie
Une jeune fille de 14 ans, venant avec sa mère d’un pays de l’Union européenne, après de
multiples consultations médicales et psy dans son pays, m’a consultée il y a plusieurs années.
Elle voulait changer de sexe. Ancrée dans la certitude qu’elle n’était pas dans le bon corps et
qu’elle était un garçon, elle s’adressait à moi avec l’idée que j’allais l’introduire dans un
protocole de transformation. L’entretien fut long, et marqué par un discours exclusivement
centré sur sa demande. Elle était justifiée par le récit de sa vie marquée depuis la petite
enfance par la certitude d’être un garçon. C’était un discours fermé, clair et déterminé, qui
refusait toute question qui n’avait pas trait à sa demande de changement de sexe. Impossible
d’aller au-delà. Elle n’est pas revenue.

La transformation qui n’a pas sauvé


J’ai par ailleurs rencontré à l’hôpital, il y a 25 ans, deux adultes. L’un était un transsexuel
opéré MtoF, jolie femme, présentant un état dépressif majeur, et que j’ai suivie après son
hospitalisation pendant quelque temps, jusqu’à ce qu’elle cesse tous ses rendez-vous malgré
mes relances. Elle s’est suicidée quelques années après. Ceci prouve dramatiquement que la
transformation ne guérit pas nécessairement du défaut du sentiment de la vie. D’autres
transsexuels, par contre, témoignent du sentiment de la vie dans la fondation d’une famille
par procréation médicalement assistée (PMA) avec don de gamètes, comme l’hôpital de la
Salpêtrière le permet depuis quinze ans.

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Une transformation XY
L’autre cas que j’ai alors rencontré est une femme, dans un protocole de transformation
FtoM. Refusée au bout d’un entretien avec le psychiatre, elle a tout cassé dans son bureau.
Elle est alors hospitalisée sous contrainte dans un état délirant persécutif aigu. Ce n’était pas
le premier, ni la première hospitalisation. Elle portait alors une prothèse pénienne (une sorte
d’attirail qu’elle fixait à la ceinture, dissimulé par ses vêtements masculins). Elle a été
hospitalisée pendant de longs mois avec des traitements médicamenteux lourds, au-delà des
entretiens très réguliers avec elle. Elle est sortie de l’hôpital avec sa prothèse pénienne,
assurée toujours d’être un homme. Elle n’était plus persécutée. Ajoutons qu’à l’époque
autoriser sa sortie de l’hôpital était assez audacieux.
Quelques mois après sa sortie, elle a cessé tout traitement neuroleptique, mais a
continué de me voir même après que j’ai quitté l’hôpital plusieurs années après une « prise
en charge » hospitalière. Cela dure depuis 25 ans. Elle a quitté sa prothèse depuis bien
longtemps, n’a jamais été réhospitalisée, ne prend aucun traitement, est socialisée,
autonome, mène une vie « normale » comme tout le monde.
Chez cette patiente, la certitude de l’identité sexuelle prime sur la jouissance. Elle, dont
la naissance fut menacée de mort et l’enfance placée sous les auspices d’un amour exclusif
de la mère pour le frère, se sait d’emblée garçon. Son délire gravitera ensuite autour d’un
« que suis-je ? » informulé qui ne se révèle que par les réponses successives qu’elle donne sur
son identité sexuée : « je me reconnais comme petit garçon, je ne suis ni fille ni garçon, je
suis homosexuelle, je suis un homme nommé X ». « Je suis X, un homme à personnalité
multiple ». « Je suis homme et femme comme le bouddhisme le prône avec la
réincarnation ». « Je suis neutre au sens du yin et du yang » – ce « neutre » peut résonner
dans votre entretien avec Éric Marty. Toutes ses formulations n’apparaissent que de temps
en temps et n’occupent plus le devant de la scène, même si bien entendu elles restent
centrales.
Dans cette série de réponses, apparaît la fixité, à travers toute sa vie, de l’identification
au signifiant du garçon aimé qu’incarnait le frère, seul soutien de son identité face au désir
de la mère. À défaut du phallus, c’est le frère qui est venu répondre à la question « Que veut-
elle ? » En ne touchant pas à l’identification réelle, les tentatives de nomination de
l’impossible n’ont pas cessé de se déplacer dans une métonymie qui lui a permis de vivre
mieux, et surtout de vivre simplement, comme un être sexué pas comme les autres. Elle
s’inscrit ainsi dans les mouvements sociétaux contemporains, avec une certaine distance
ironique. En sachant qu’elle n’est pas seule.
Enfin, si les hétéro, homo, lesbiennes s’adressent volontiers à un analyste comme c’est
mon cas, je n’ai jamais reçu de queer.

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Éric Zuliani, Des lieux sans identité

J’interviens dans un Institut thérapeutique éducatif et pédagogique (ITEP) depuis un peu


plus de vingt ans et j’y rencontre un certain nombre de jeunes filles et de garçons dont
l’existence est des plus difficultueuses : à la maison, à l’école qu’ils ne peuvent parfois plus
fréquenter, dans le lien à autrui qui les fait souffrir, tant dans le registre de l’amitié que dans
celui d’une vie amoureuse naissante. Ils sont le siège d’un certain nombre de « troubles »
comme on dit, en vérité de tourments dont ils acceptent peu à peu de parler après des
préliminaires parfois longs.

Scène de la vie amoureuse


À lire ces derniers temps Lacan Quotidien à propos de la manière dont un être parlant se
débrouille avec le sexe, le sien et celui de l’autre – « dysphorie de genre » et « genre » plus
récemment autour du livre d’É. Marty –, je me suis demandé comment ces jeunes que je
rencontre ou que je côtoie vivaient ce rapport aux sexes dans l’institution, et comment ils
peuvent être amenés à l’évoquer.
Le moins que l’on puisse dire, c’est que la chose se présente par un bout qui ne laisse
guère de place à la forme interrogative et qu’il y a, du coup, tout un travail pour la
réintroduire, afin que le jeune puisse prendre un recul par rapport au sexe qui le presse,
l’envahit et par lequel il se sent poussé.
Il faut d’abord noter que l’institution n’échappe pas à ce que l’on pourrait appeler tout
simplement la comédie des sexes. Cette comédie est due à une donnée simple et assumée par
chacun des jeunes : il y a des garçons (en majorité) et il y a des filles. Je pourrai le dire plus
précisément – et cela relève de la dissymétrie des sexes – : il y a des filles. L’institut est ainsi
doublé d’une autre scène, souvent discrète, à l’abri du regard de ceux que l’on nomme
adultes, où se jouent les échanges de paroles, les inhibitions, les séductions, les parades et les
autonominations et nominations blessantes : « Je fais souvent le bonhomme », « On m’a
traité de fille », « L’autre là, c’est un pédé ». Tout cela se prolonge, d’après quelques
indiscrétions de certains jeunes, via les réseaux sociaux. Il arrive, par exemple, qu’un
accrochage entre deux garçons révèle une rivalité qui trouve son ressort en une autre
personne, une jeune fille. Il faut noter sur cette scène deux choses. Le fluide du genre n’y est
pas de mise : on ne joue que très peu à changer de sexe pour l’occasion d’une intrigue ou
d’un divertissement. Pour ces jeunes, l’incertitude à l’endroit du sexe propre n’est pas un trait banal
(cf. Écrits, p. 546). Ils se raidissent au contraire, figés dans les stéréotypes de leur genre.
Ensuite, l’engagement auprès d’un autre pour lequel on peut avoir des sentiments n’est pas
de mise. Les identités « fille » et « garçon » circulent dans les mots sans que cette question de
l’engagement, qui faisait dire à Lacan que « ce qui définit l’homme, c’est son rapport à la
femme, et inversement », ne se réalise. Les jeunes sont sévères quand un début de relation
amoureuse vient à s’exposer sur cette scène, et font en sorte que cela cesse.

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Nouer la parole et le sexe
Le simple fait qu’il y ait comme un dédoublement de la scène institutionnelle indique, me
semble-t-il, que la parole d’un sujet – de ces jeunes-là en l’occurrence – n’est pas Une ; que si
la parole dit quelque chose, elle peut tout autant dire une autre chose. Ajoutons même que
cette parole est relative, selon à qui l’on adresse et selon le contexte : la scène institutionnelle,
la scène où se joue cette comédie des sexes, la séance, sont autant de lieux où il s’agit de
repérer, dans cette parole, la péroraison d’un jeune séduit à voir son interlocuteur séduit par
son dire, sorte d’hypnose inversé, l’affirmation qui pose une question, l’énoncé qui le traverse
sans qu’il puisse l’assumer, la confidence difficultueuse qui va nécessiter du temps pour
ordonner les éléments du problème rencontré. Un jeune qui nous parle ne nous transmet
pas une information, il ne communique pas ; parler n’est pas un comportement parmi
d’autres et la manière dont on nous présente ce qui relève de la dysphorie de genre, par
exemple, semble faire l’impasse sur ce que parler veut dire : désire-t-on vraiment ce qu’on
demande ? Est-on aliéné à ce qu’on dit ? Peut-on faire entendre l’écart chez quelqu’un qui
parle entre ce qu’il dit et ce qu’il veut dire ?

Désocculter le principe féminin


Les échanges de paroles dominent donc ces différentes scènes, paroles échangées ou
adressées (SMS et réseaux sociaux) et cela peut déraper. Car la seconde manière dont les
choses du sexe circulent à l’institut, c’est par une parole qui se met à osciller soudainement
entre obscénité et injure, annonce parfois d’une mise en acte imminente. Il est remarquable
que cette parole ait toujours l’aspect d’une subversion : ce n’est pas le jeune qui la prend,
mais il est bien plutôt pris par elle. Parole et acte – bordée d’injures corrélée à une violence,
exhibition soudaine, sortie de scène – se conjoignent en des surgissements dont le sujet qui
les profère devient le témoin, martyr de la séquence dans laquelle il s’abime. Il faut alors un
peu savoir, là aussi, ce que parler veut dire et ne pas rajouter à la souffrance du jeune la
bêtise de l’aliéner à ce qu’il vient de dire. En somme, tout est fait dans l’institut pour que
chacun se maintienne sur cette scène sans jamais oublier qu’il y a, pour eux et donc pour
nous, des filles et des garçons. Peut-être plus précisément qu’il y a ce que Lacan appelait le
principe féminin, tant il est l’élément dominant les subjectivités des uns et des autres. En ce
sens, il est le sexe fort, jamais à l’abri de ravalement et de la diffamation. J’ai l’idée, d’ailleurs,
que les considérations sur le genre sont une nouvelle forme d’occultation de ce principe
féminin, quand il se constate que les actions en leur nom – comme un budget municipal
genré par exemple – occultent d’une certaine manière des revendications féministes qui ont le
mérite de s’appuyer sur des constats bien réels tels que l’inégalité des salaires entre les sexes
ou les considérations sur « la charge mentale ».

Parler avec son corps, ce n’est pas parler de son corps


Dans le cadre des séances, il arrive que les rencontres permettent à un jeune garçon, par
exemple, de formuler son embarras avec les sensations érectiles qui le traversent, où à telle
jeune fille de déployer les ressorts de sa « phobie sociale » comme elle dit. Pour cette jeune
fille, sa crainte d’être un objet sexuel à la merci des hommes envahit tellement son quotidien
qu’elle est empêchée de sortir. Chez tel autre jeune que j’ai rencontré durant deux ans, des

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érections soudaines se présentaient de manière insupportable le conduisant régulièrement à
l’idée de se couper le pénis. Dans le cadre d’une pratique à plusieurs, et au fait de ce
tourment silencieux mais agissant dans tous les instants de l’existence de ce jeune, on s’est
aperçu qu’en fait il ne parlait pas de son corps, mais était soumis à toutes sorte de pensées
impératives qui le contraignaient à des rituels de lavage de certaines parties de son corps ;
bref, qu’il essayait de se constituer bien plutôt un corps qui puisse se tenir pour être le
support de sa parole, c’est-à-dire de ses jugements, décisions et choix qu’il ne pouvait
absolument pas formuler au début de son séjour à l’institut. Vouloir se défaire de son sexe, y
compris par la chirurgie, ce n’est pas forcément vouloir devenir une femme. Il y a là toute un
spectre de situations qui ne s’apprécient, me semble-t-il, qu’en donnant le temps et la
possibilité au sujet de trouver le médium qui lui convient dans son rapport à son propre sexe
et plus largement à son corps. Car, en matière de dysphorie, on fait comme si ce rapport
était direct et naturel, ce qui n’est pas ce que l’on constate.

Des lieux de désidentité


Nous sommes dans un temps paradoxal où, d’un côté, il semble y avoir une quête de
reconnaissance qui prend la voie d’une passion pour l’identité et, d’un autre pourtant, une
intolérance, une blessure de tous les instants par des identités qui sont ressenties comme des
assignations. L’expérience de la vie de l’institut démontre que cette équivoque de l’identité
trouve son fondement entre la nécessité pour un sujet d’établir son rapport à la langue et
celle de constituer un mode de jouir, un style de vie, compatible avec les projets d’une
existence. L’institut permet, pour ce faire, des lieux, des vacuoles, sortes d’espaces vides de
l’autorité, voire de l’autoritarisme, des identifications et des discours qui les soutiennent,
pour permettre, avec tel ou tel partenaire de l’institution, l’accueil du symptôme et des
fictions produites. Car, dans l’institut, on ne connaît que trop la puissance ravageante
concrète que peuvent avoir les mots sur les jeunes. C’est même le point crucial en quoi
consiste leur trouble et que Lacan a permis d’éclairer pour la psychiatrie, et au-delà, sous le
nom de psychose. Le binaire de la sexuation est en vérité le noyau du genre, dont témoigne
l’interpellation trans ; ce binaire garde son caractère opératoire pour ces jeunes qui peuvent
y prendre un point d’appui.

Francesca Biagi-Chai, Sur les cas de transsexualisme


1 - Concernant les cas de transsexualisme, Lacan n’a jamais cédé sur la
psychose.
Dans le cas freudien du Président Schreber, psychose avérée, la transformation délirante du
sujet en femme de Dieu constitue une ligne de force. Celle d’un réel qui, comme tel
inatteignable, permet cependant à l’imaginaire jusque-là morcelé, de franchir le trou de
l’anéantissement, vers la restauration d’un imaginaire faisant étoffe.
Lacan s’enseigne de ce cas, qui éclaire pour lui « l’insistance si singulière que montrent
les sujets de ces observations, à obtenir pour leurs exigences les plus radicalement
rectifiantes, l’autorisation, voire, si l’on peut dire, la main à la pâte, de leur père. » Il s’agit
des cas issus de la « très remarquable thèse » d’Alby, Contribution à l’étude du transsexualisme,

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qu’il cite en bas de la page 568 des Écrits. La forte détermination des sujets à vouloir une
transformation du corps propre a particulièrement attiré son attention, en raison de
l’absence de phénomènes envahissants classiques.
Dans son Séminaire D’un discours qui ne serait pas du semblant, Lacan reprend la question
du transsexualisme en considérant qu’il s’agit d’« un sujet important ». Cette fois encore,
c’est à partir de cas, ceux qui sont amenés par Stoller dans Sex and gender. Il relève à quel
point Stoller est en difficulté « pour expliquer ces cas qui surgissent devant lui ». Ceci, non
seulement parce qu’il ne connaissait pas la « forclusion lacanienne », mais aussi parce qu’il
avait éludé « la face psychotique des cas ». En parlant de « face psychotique », Lacan ne fait
pas équivaloir transsexualisme et psychose, il les fait ne pas s’exclure, et il invite à remarquer
que la forclusion aurait aisément expliqué la forme de ces cas. De nouveau, il met l’accent
sur « le désir très énergique de passer par tous les moyens à l’autre sexe, fût-ce à se faire
opérer quand on est côté mâle ». Les deux sexes sont présents quant aux transformations
hormonales. La décision est toujours aussi puissante.
Dans le Séminaire …ou pire, Lacan situe « l’erreur », ce qui cloche, du fait même que
« c’est bien de ce que l’être soit parlant qu’il y a complexe de castration ». Elle est du côté du
parlêtre. Il est sur le chemin du fait qu’il puisse y avoir « homme couleur de femme et femme
couleur d’homme », thèse qu’il dépliera dans son séminaire Le Sinthome. C’est en quoi, chez
le parlêtre, se révèle « ce que veut dire un organe. Un organe n’est instrument que par le
truchement de ceci, dont tout instrument se fonde, c’est que c’est un signifiant ». C’est dire
qu’il est pris dans des interprétations singulières avec leurs conséquences de jouissance.
C’est pourquoi, « c’est en tant que signifiant que le transsexualiste n’en veut plus, et
non pas en tant qu’organe. En quoi il pâtit d’une erreur, qui est justement l’erreur
commune. Sa passion, au transsexualiste, est la folie de vouloir se libérer de cette erreur,
l’erreur commune qui ne voit pas que le signifiant, c’est la jouissance, et que le phallus n’en
est que le signifié ». Le forçage sur le corps, c’est ce que veut dire la passion, la folie qui est
au-delà de la dimension classiquement pathologique de la psychose. Cela laisse entrevoir que
la voie prise ici ne saurait traiter le symbolique, et qu’elle ramène au corps. Il reste au sujet
la charge de ce qu’il en sera de sa jouissance.

2 - Ce à quoi les psychiatres ont été confrontés dans les années 1970 et 1980
Les transsexuels allaient se faire opérer au Maroc, avec un certificat médical établi par un
psychiatre. N’en ayant jamais fait, je ne sais comment ils étaient rédigés, ni quels étaient les
arguments cliniques. Ce qui devait y figurer était probablement l’absence de signes de
psychose.
Nous recevions des transsexuels à l’hôpital. Il est très vite apparu au fil du suivi et des
entretiens que les sujets se passaient de la transformation physique, car la féminisation qui
apparaissait était en quelque sorte ailleurs, sur une Autre scène. Les stabilisations, comme il était
d’usage de dire, tenaient. En revanche, nous recevions des patients qui, après l’opération,
allaient mal. Un délire de revendication apparaissait, mais aussi une inflation de demandes
de chirurgies autres. Dans la brèche ouverte, le corps n’était resté qu’un corps. Les douleurs
persistantes, résistantes, fixaient à nouveau le signifiant au corps sans écart pour le sujet. On
peut mentionner aussi l’isolement, grand à l’époque, et les addictions qui conduisaient ces
sujets à l’hôpital.

– 42 –
Il n’y avait pas de ma part de refus de principe à faire un certificat, mais à la condition
que cela se soit imposé, non comme un systématisme, mais comme une solution possible
pour un sujet donné. Un sujet pour lequel cela aurait fait vraiment bouchon à l’hémorragie
imaginaire, et nous en aurions garanti le devenir, à partir de la logique pouvant permettre de
le faire. Cela ne s’est pas trouvé, le réel ayant pris dans le suivi analytique une autre voie que
celle de la chirurgie, sans que le sujet y perde son orientation.
Nous ne parlions pas de sinthome à ce moment-là, ni de nomination (comme on y fait
référence un peu trop facilement aujourd’hui), mais plutôt de suppléance sur la voie de la
féminisation, comme le proposait Catherine Millot dans son essai sur le transsexualisme,
Hors-sexe.

3 - Aujourd’hui, c’est différent


Certes, on continue de recevoir des transsexuels à l’hôpital. Mais ce n’est pas nécessairement
en raison d’un ressenti indiscutable et mal supporté de ne pas appartenir à leur sexe
anatomique qu’ils viennent. Ils viennent aussi pour d’autres phénomènes : sensations de
corps, phénomènes nets de psychose, surgissements de « blancs dans le cerveau »,
« évanouissements » ou « chutes » qui sont des micro-catatonies. Le sexuel est traité ailleurs,
dans et par un groupe associatif le plus souvent. Il a été fixé par la nomination.
L’authentification du changement dans l’Autre, proposé et soutenu par « le groupe des
mêmes ». Ce qui revient, me semble-t-il dans ce cas, à tenter de faire symboliser l’imaginaire
à partir du réel.
Des microsociétés se constituent, qui suppléent à « l’erreur de la nature ». Puis des
métadiscours en rendent compte, et c’est la notion d’identité qui devient centrale. Cette
récupération par la voie du groupe – qui concourt aussi aux démarches administratives et
médicales – convient très bien dans l’immédiat à donner une limite à la « sensation tellement
présente ». Mais il faudra que rien ne bouge dans l’environnement ainsi créé, où
l’identification au groupe soutient l’identité ; c’est là l’erreur d’interprétation, me semble-t-il.
4 - Comment nous repérer ?
Il y a longtemps que la psychanalyse est au-delà du pathologique. Même si elle ne le nie pas,
au contraire, mais elle n’en fait pas un S 1. La dimension de la certitude, telle que Lacan la
conceptualise, et telle qu’il nous en a tracé la route à propos des cas de transsexualisme, est
une boussole. À se référer à ce que signifie témoigner dans la psychose, soit dire le corps martyr
du signifiant, il apparaît que la certitude tient au corps. Aussi peut-on poser la question :
toute certitude sur « l’erreur de la nature » n’est-elle pas une féminisation a minima ? Une
réponse qui comble le vide de l’énigme au moment même où elle le révèle.
L’expression de la certitude est immense, forte, mais minime à la fois, elle est difficile à
lire pour ceux qui n’ont pas le repère de la forclusion. Est-ce à partir de cela que certains
pensent que la dimension psychotique doit être rejetée, sans en mesurer pour chaque cas les
dégâts ? Les dégâts causés par un « Quand dire, c’est faire ». Une nomination en court-
circuit, des phrases performatives en référence à Austin, qui autorisent le faire à tout crin, en
court-circuit.

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5 - Du point de vue du sinthome
Certains se prévalent de ce concept de Lacan, qui unit signifiant et jouissance, pour aller
dans le sens du faire. Le sinthome, je le situerais, non comme une réussite à tout prix, mais
comme un belvédère à partir duquel une lecture rétroactive permet que chacun trouve sa
place absolument singulière, c’est-à-dire de jouissance, sans que la structure, qui passe au
second plan soit négligée.
Il me semble a contrario que la chirurgie risque de la faire apparaître. Peut-être est-ce
pour cela qu’il y a nécessité des discours sur le genre pour la situer. Mais ce qui n’est pas vu
par les tenants du genre, c’est que le discours de l’analyste loge chacun, à la mesure d’un
savoir trouvé sur sa jouissance, et non par souci d’une norme identitaire. S’il arrive que ce
savoir rejoigne une nécessité chirurgicale pour un sujet, il n’y a pas de refus systématique. Il
m’est arrivé de ne pas m’opposer pour un jeune patient à une chirurgie esthétique portant
sur ses hanches (« poignées d’amour »). Dans la cure, l’index de féminisation de cette
dysmorphophobie était là. Elle ne résumait pas toute son identité, mais c’était pour lui
incontournable dans son cheminement. Peut-on soutenir réellement que le traitement dans
le corps du sexuel serait La solution ? C’est dire qu’avec Lacan, on voit large.

Jean-Louis Gault, Illustration d’un propos de Lacan


« L’incertitude à l’endroit du sexe propre
est un trait banal dans l’hystérie. » (Écrits, p. 546)

C’est entre structure et drame que s’inscrit le récit que l’on peut faire de l’expérience du
sujet en analyse. Examinons le moment où émerge chez une patiente l’énigme du sexe, et
voyons comment trouve à s’incarner ce que Lacan appelle la clinique-structure dans le cas
d’une femme en analyse au moment où la structure du sujet se fait drame.
C’est une toute jeune femme. Elle a cinq ans. Elle vient rencontrer l’analyste
accompagnée par ses parents. Ils sont donc là, le père, la mère, la fille, et tout le saint
frusquin. La mère a les deux bras pris, ce qui l’empêche de me serrer la main. Au bras droit,
elle a accroché un grand couffin d’où émergent un pull, une parka et une large écharpe, que
surmonte un manteau tandis qu’elle tient à la main un parapluie. De la main gauche elle a
empoigné un sac à provisions, et saisit dans le même mouvement un filet chargé de courses,
avant de suspendre à son avant-bras un casque de motocycliste.
Elle entre dans le bureau avec sa fille agrippée à ses basques, et se décharge aussitôt de
son encombrant fardeau qu’elle étale à ses pieds. Le père, les mains dans les poches, ferme
silencieusement la marche. Face à ce touchant spectacle du désordre familial, je me dis que
la séance ne sera pas longue. Elle sera ultra-courte. La mère explique qu’ils sont venus
consulter un analyste parce que leur fille fait des crises, et se roule par terre pour un oui pour
un non. Le père donne sa version : elle ne supporte pas la frustration.
Je tente, sans illusion, une percée en direction de la jeune personne. Serait-elle d’accord
pour rester avec moi ? Je voudrais lui montrer quelque chose. Elle manifeste en larmes un

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refus opiniâtre. Je coupe court à ce très bref entretien, en expliquant aux parents qu’il est
inutile d’insister, et, m’adressant à la demoiselle, je lui propose de la revoir la semaine
suivante. Je ne mentionnerai pas son prénom, sauf à dire qu’il jouit d’une certaine notoriété
pour avoir été porté par une femme connue pour son franc-parler. Sans autre commentaire,
je reconduis la petite troupe, et salue chacun chaleureusement.
Je laisse les choses faire leur effet, avant de prendre mon téléphone vingt-quatre heures
plus tard, pour appeler la mère. Je lui explique avec moult circonlocutions à quel point je
m’étais trouvé fort dépité de n’avoir pas pu recevoir leur fille, et qu’entre temps il m’était
venu une idée, que j’aimerais lui soumettre, et qu’elle me dirait ce qu’elle en pense, que si
elle était disposée elle pourrait venir me voir, elle seule, pour m’expliquer ce qu’il se passait,
et que ceci pourrait peut-être débloquer quelque chose. Elle est ravie, elle me remercie de
l’avoir appelée, et accourt aussitôt deux jours plus tard. Elle vient, libre comme l’air,
débarrassée du poids de tout ce qui l’encombrait la fois précédente. Elle a beaucoup de
chose à dire.
La séance sera longue. Elle est douloureusement affectée par ce qui arrive à sa fille,
parce qu’elle se reconnaît dans ses crises. Elle a elle-même, enfant et adolescente, connu de
ces expériences où elle s’affrontait inexplicablement à sa mère. Elle sait que sa fille souffre.
Celle-ci lui a confié son désarroi, et lui a dit qu’elle ne savait pas pourquoi elle faisait ces
crises. Le père, lui, n’y voit que caprice, et s’enferre face à l’enfant dans un affrontement
stérile. La mère indique enfin qu’à la suite de notre brève rencontre, sa fille s’était montrée
tout à fait apaisée, et avait demandé avec curiosité ce que le docteur voulait lui montrer. À
quoi la mère avait répondu qu’elle-même ne savait pas et que, si elle voulait le savoir, eh
bien, il fallait qu’elle aille voir.
Au jour dit, le père et la fille sont dans la salle d’attente. M’avançant vers eux, je lui fais
un petit signe de la tête pour l’inviter à me suivre. C’est ce qu’elle fait, et pénètre
triomphante dans le bureau d’un pas assuré. Elle est visiblement satisfaite de la tournure des
événements. La fois précédente, je lui ai accordé la première manche et, bonne joueuse, elle
est fière de me concéder aujourd’hui le second set. Au passage, elle s’est emparée d’un petit
porte-monnaie qu’elle a subtilisé au père, et qu’elle brandit comme un trophée. Elle l’ouvre
pour en explorer le contenu. Elle n’en extrait, un peu déçue, que quelques tickets de caisse,
qui lui paraissent dénués d’intérêt. Elle referme le petit l’objet et le pose à côté d’elle, puis
s’installe face à l’analyste, les bras croisés, l’air de dire : « À vous de jouer, professeur,
montrez-moi comment vous vous y prenez avec une langue bien pendue comme la
mienne. » Alors on avance la question de savoir si elle serait prête à faire un dessin. Elle
accepte sur le champ, et demande un crayon noir, un rouge et un autre rose.
Elle commence à dessiner, dit-elle, « un bonhomme ». Elle trace les deux jambes d’un
pantalon qu’elle s’emploie à colorier en rose. Puis elle dit : « C’est une fille », et s’empare du
crayon noir pour dessiner au niveau de l’entrejambe du personnage une grosse masse
arrondie qu’elle colorie en noir. Je tombe dans le piège qu’elle me tend, et lui demande ce
que c’est que cette tâche noire. Elle marque le point, et me regarde l’air narquois, sans
répondre, semblant dire : « Alors gros bêta, tu ne sais pas ce que c’est, toi qui es supposé tout
savoir ? Tu donnes ta langue au chat ? » C’est moi qui suis à la question. Je reste coi.

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Elle médite longuement sa réponse. Au bout d’un moment, elle me tire de mon silence
en décochant ce trait : « C’est sa culotte ! », pour me faire comprendre « Ben voyons, tu ne
sais donc que ce que c’est qu’une fille ! » Ensuite, elle reprend son dessin pour dire à
nouveau : « C’est un bonhomme », puis : « C’est une fille », et cette fois pour qu’on
comprenne bien de quoi elle parle, elle ajoute, dit-elle, « du rouge à lèvres », et écrase d’un
trait épais de couleur rouge la bouche du personnage. Sur ce, je clos la séance. Cet échange à
fleurets mouchetés nous a fait entrer dans le jeu où chacun a payé son écot. Désormais, cette
jeune hystérique décidée accepte de poursuivre la partie. Nous pouvons convenir de nous
revoir une semaine plus tard.
La suite est contenue en germe dans cette séquence inaugurale, où l’on voit le sujet
s’extraire du face à face phallique avec le père, pour déployer sa question sur le sexe, si tant
est que, comme l’écrit Lacan : « l’incertitude à l’endroit du sexe propre est justement un trait
banal dans l’hystérie » (Écrits, p. 546).
Que s’est-il passé ? Il est remarquable que, présenté par ses parents comme affecté du
symptôme suivant : « elle fait des crises, elle se roule par terre », ce jeune sujet, lorsqu’elle est
invitée à prendre la parole énonce clairement ce qui l’agite, à savoir l’énigme de son sexe
soudain actualisée.
C’est ainsi que s’exprime Lacan quand il interprète le cas de phobie infantile de Hans,
où il évoque l’enfant, laissé en plan par son entourage symbolique, devant l’énigme soudain
actualisée de son sexe et de son existence (Écrits, p. 519). Dans notre cas, il ne s’agit pas d’une
phobie. Hans avait peur du cheval qui se roule par terre. Elle, elle prête son corps à la
formation du symptôme. Elle se roule par terre en proie à une jouissance phallique
récalcitrante.
Lacan relevait que Hans s’affrontait à l’énigme de la tache noire sur la bouche du
cheval. Cette tache noire résistait à l’analyse conduite par Freud. Dans son commentaire du
cas repris à l’occasion de son Séminaire La relation d’objet en 1957, Lacan laissait en marge
cette tache noire, résidu de son analyse signifiante du cas à cette époque. Le geste de notre
patiente est sans équivoque. Elle ne dessine pas un trait vertical, attribut phallique, entre les
jambes du personnage, comme le fait Hans dans son dessin de la girafe. Elle place la tache
noire à l’endroit du corps où s’articule sa question, retrouvant la voie du peintre Vélasquez
dans le portrait de sa jeune infante quand il peint Les Ménines, telle que l’interprète Lacan
dans son séminaire L’objet de la psychanalyse en 1966.
Le dérangement, dont témoigne les symptômes de la jeune patiente, traduit « le rapport
de travers […] qui sépare le sujet du sexe » (Écrits, p.799), comme le mentionne Lacan dans
son écrit « Subversion du sujet et dialectique du désir ». L’embarras où elle se trouve devant
l’énigme du corps sexué, où elle balance entre garçon et fille, dit la faillite du signifiant quand
il s’agit de représenter la bipolarité du sexe. Dans son écrit « Position de l’inconscient »,
Lacan formule ainsi l’impasse du sexe : « Il n’est d’autre voie [que celle de la pulsion] où se
manifeste dans le sujet d’incidence de la sexualité. La pulsion en tant qu’elle représente la
sexualité dans l’inconscient n’est jamais que pulsion partielle. C’est là la carence essentielle, à
savoir celle de ce qui pourrait représenter dans le sujet, le mode de son être de ce qui est mâle
ou femelle », et il ajoute ceci : « Ce que notre expérience démontre de vacillation dans le
sujet concernant son être de masculin ou de féminin, n’est pas tellement à rapporter à la
bisexualité biologique, qu’à ce qu’il n’y a rien dans sa dialectique qui représente la bipolarité
du sexe » (Écrits, p. 849).

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Notre jeune analysante n’est pas dépourvue de recours au regard de ce vide
symbolique. Elle y démontre brillamment son usage du Witz. À la question prosaïque d’un
Autre un peu pataud : « Qu’y-a-t-il dans l’entrejambe du sujet ? », elle répond
maligne : « Une culotte ! » La culotte a une fonction, elle masque. Elle masque la tache
noire qui signale le défaut du signifiant à l’endroit de l’énigme du sexe. Les sexes sont deux,
l’image du corps s’impose comme un réel, mais le symbole défaille quand il s’agit de
nommer l’être sexué. Lacan n’a cessé de se poser la question de savoir comment le sujet
surmontait cette impasse. Il en est ainsi venu à concevoir une singulière logique de la
sexuation où le prédicat phallique qui était censé, selon Freud, répartir chacun des deux
sexes, se trouve doublé d’un « dire que non » où s’affirment deux position subjectives.
Exception, côté mâle ; pas-tout, sur le versant féminin.
Cette toute jeune femme sait déjà que dans l’ordre sexuel, il ne suffit pas d’être, il faut
encore paraître. Le rouge à lèvres vient alors comme semblant féminin, voiler et manifester à
la fois le réel d’une jouissance diffuse et insituable. Pendant la séance, quand elle n’est pas
occupée à dessiner, elle met dans sa bouche les doigts des deux mains pour écarter dans tous
les sens les deux lèvres de sa bouche. Celles-ci sont rouges et légèrement boutonneuses.
Dans Télévision, Lacan ponctue ainsi une question de Jacques-Alain Miller sur la
répression qui porterait sur le sexe : « Même si les souvenirs de la répression familiale
n’étaient pas vrais, il faudrait les inventer », et il poursuit : « L’impasse sexuelle secrète les
fictions qui rationalisent l’impossible dont elle provient. Je ne les dis pas imaginaires, j’y lis
comme Freud l’invitation au réel qui en répond » (Autres écrits, p. 532).
Notre sujet affiche sa division face au maître, elle consent à livrer une part de son
intimité en réalisant un dessin qu’elle assortit d’un bref commentaire. C’est pour mettre le
maître au défi de produire un savoir sur sa vérité, en lui soumettant l’énigme de la tache
noire. Le maître se tait, alors c’est à elle d’y aller, et elle crache ce premier signifiant-maître :
la culotte.
Quelle interprétation s’indique dans ce cas ? Il y a d’abord une coupure inaugurale qui
a consisté à clore sans appel la première séance, pour rompre avec la demande parentale, et
laisser le champ libre à la protestation du sujet, qui refuse de se soumettre à la sollicitude de
ceux qui veulent son bien et le conduisent chez l’analyste. Ce non du sujet peut alors révéler
son envers d’affirmation. Dès lors, une autre scène se dégage, où une rencontre est possible.
Lors de la seconde séance, notre aimable rusée s’avance au pas de charge, elle est prête à
relever le gant. À l’analyste de démontrer qu’il saura, à la fin, toucher. Quelle est
l’interprétation qui ponctue le discours du sujet ? L’analyste se tait et interrompt la séance
sans plus d’explication. Le sujet repart chargé du poids de ce qu’il vient de concéder au désir
de cet Autre énigmatique.
Toute intervention bavarde de l’analyste, dans ces circonstances, n’aurait pu qu’être
inopportune, dans la mesure où elle n’aurait eu pour effet que de soulager le sujet du poids
de ses paroles, en donnant, un sens prématuré à ce qu’elle s’est surprise à dire à son grand
dam.

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Graciela Brodsky, Notes sur le transsexualisme
Ancienne présidente de l’AMP

J’ai lu avec un intérêt véritable la conversation entre Eric Marty et Jacques-Alain Miller. A cette occasion,
j’ai recherché les notes de mon intervention au Colloque du Champ freudien à Miami en 2012, lors dune
table ronde sur le transsexulisme. Je les adresse à Lacan Quotidien. Je ne crois pas avoir été plus loin
depuis lors sur cette question. Et j’attends avec impatience la poursuite de l’entretien Marty-Miller.
Buenos-Aires, 30 mars 2021.
El texto que nos presenta Sheila Cavanagh y las múltiples referencias en las que se apoya
tienen un objetivo: despatologizar el transexualismo, relativizar su inclusión en el campo de
las psicosis y extenderlo al terreno de las neurosis. Por qué no dar entonces un paso más en
la dirección que ella nos propone y, sin abandonar el terreno abierto en el psicoanálisis por
Jacques Lacan, proponer que el recurso transexual es una solución -más o menos lograda,
según los casos- para saber hacer con un goce que no consigue ser simbolizado mediante el
significante fálico? El falo no basta para dar cuenta del goce: ese es el problema que debe
resolver cada sujeto, independientemente de la estructura clínica. La vía abierta por la
última enseñanza de Lacan no recurre a la tipificación estructural, y la diferencia entre
neurosis y psicosis pierde allí su capacidad clasificatoria. Hay un goce que excede a la
norma fálica y hay un cuerpo que goza. Y este goce del cuerpo no es el goce de la imagen,
no es el júbilo que corona el estadio del espejo. Es, como bien señala Sheila Cavanagh, el
goce de la carne (flesh).
Si hay algo que el transexual pone de manifiesto es que la adecuación del goce a la
norma que cada época y cada cultura llaman “lo masculino” o “lo femenino” es un trabajo
que deja siempre un resto y que la identificación, ya sea con los mandatos del Otro o con
uno mismo, no resuelve el impasse. Por eso no hay identidad sexual, porque para cada sujeto
nunca se verifica que A=A. La inadecuación entre el sujeto y su sexo es el problema del ser
hablante. Y en este sentido el transexual no es una excepción. No obstante, lo que interesa
especialmente en la solución transexual es el recurso que puede llegar a buscarse para esta
inadecuación, y que consiste en el intento de reconciliar la imagen del cuerpo con el goce
del cuerpo a través de la cirugía. Hay otros medios, pero la cuestión de la reasignación del
sexo, la idea de que hubo un error en la asignación del sexo –ya sea que este error haya sido
cometido por la genética, por Dios, o por los mandatos familiares – es una interpretación
que se impone. Sin embargo, no es seguro que el impasse sexual, que no distingue hombres
de mujeres, histéricos de obsesivos, neuróticos de psicóticos, se resuelva transformando la
imagen (solución imaginaria) o cambiando el nombre (solución simbólica). El verdadero
problema es la dimensión real del goce, es lo que este tiene de ilimitado, es decir, de no
limitado por el falo.
Es eso lo que explica la cautela de los psicoanalistas: ni el cambio de imagen, ni la
ablación de los órganos, ni la reasignación de un nombre que identifique al sujeto como
hombre o como mujer, dejan de ser soluciones estándar que la ciencia y el orden jurídico
ponen a disposición del sujeto contemporáneo. Como ciudadanos, no tenemos nada que
objetar a tales recursos, pero como psicoanalistas preferimos pensar que un transexual no

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tiene casi nada en común con otro transexual, que solo comparten un nombre que no los
identifica en lo que tienen de únicos y que el acto que se puede esperar de cada sujeto es un
invento singular que le permita arreglárselas con su cuerpo y con su goce y también soportar
la existencia de otros cuerpo y otros goces.

Marco Focchi, Una sessualità senza centro

Freud considerava ci fossero state tre grandi rivoluzioni che hanno progressivamente fatto
perdere all’uomo la propria centralità. La prima è quella copernicana, ed è quella che ci
interessa per il nostro argomento. Con grande prudenza Copernico sosteneva che il sistema
eliocentrico, dove il sole diventava il centro dell’universo, era solo questione di semplificare i
calcoli e non si impegnava a esprimersi su come di fatto stessero le cose. Non incorse mai
infatti nelle ire della Chiesa. Gli effetti concreti della rivoluzione copernicana cominciano
piuttosto con Giordano Bruno, che è subito in grado di trarre tutte le conseguenze dalla
rivoluzione scientifica a lui contemporanea, e con il suo libro De l’infinito universo e mondi ci
rappresenta la straordinaria fantasmagoria di un universo senza punti privilegiati, popolato
di sitemi solari analoghi al nostro, dove nessun astro nello spazio infinito è il centro. Bruno
era meno disponibile ai compromessi di Copernico, e la sua vicenda finisce a Campo dei
Fiori
Dire che il fallogocentrismo derridiano ha il proprio punto di partenza in Giordano
Bruno può forse essere un po’ tirato, ma non c’è dubbio che, senza la grande scossa
bruniana alla nozione di centro, anche il fallo e il logos non avrebbero avuto alcuna
possibilità si declassarsi dal rango primario che la vicenda umana per un lungo tratto ha loro
destinato.
Conosciamo la storia nella sua versione classica: l’accesso alla titolarità del fallo
introduce alla norma del desiderio, almeno quello maschile. Questa norma è però stata
decostruita da Lacan: dal Nome-del-Padre al père-vers si consuma l’idea di una normalità del
desiderio, si apre l’orizzonte dei modi di godimento, si prospetta un godimento femminile al
di là del fallo, si muove insomma tutto un ambito di concetti intorno alla sessualità che
destabilizzano gli equilibri da sempre mantenuti nel mondo patriarcale.
La teoria del gender di Judith Butler chiede un passo in più: vuole trasferire l’universo
bruniamo nell’ambito della sessualità, vuole aprire il binario maschile-femminile alle infinite
possibilità di pratiche sessuali che sfuggano alle identificazioni sociali normate, che si
insinuino nelle smagliature della macchina distributrice di ruoli, vuole approfittare dei punti
d’inciampo che questa incontra per creare linee di fuga dalla norma in grado di inventare
possibilità inedite.
Potremmo domandarci: non avevamo per questo già il termine perversione?
Ovviamente no, perché perversione implica un riferimento stringente alla norma da cui
devia. Inoltre il termine perversione, che al tempo di Freud e nel lessico psicoanalitico di
allora era comune e d’uso corrente, è uscito dal vocabolario attuale, non è più politicamente

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corretto. Tant’è vero che il DSM si è premurato di sostituirlo con il termine parafilia, che
significa un modo di amare collaterale, marginale. Il presupposto di questa definizione
tuttavia è evidentemente che se c’è una marginalità, si presuppone ancora l’esistenza di una
linea principale, un mainstream dell’amore che costituisce il modello della normalità.
Come la perversione, la parafilia presuppone in fondo una norma da cui si dia uno
scostamento. Non ha le stesse risonanze morali, ma non cambia il panorama logico.
Cosa possiamo dire per il gender? Se si produce sfuggendo dall’ingiunzione sociale che
assegna i ruoli, non presuppone essa stessa una norma da cui evadere? Non fa della norma
la condizione della propria costituzione?
Comunque sia, se perversione non è più un significante socialmente attivo, il gender ha
camminato nelle profondità del gusto e si è man mano imposto. Gender è ormai un
significante che produce effetti nella vita delle persone, nelle loro scelte, nel loro modo di
pensarsi. La clinica psicoanalitica è un osservatorio particolarmente favorito in questo senso.
Fino a una decina d’anni fa le persone che frequentavano il mio studio erano uomini,
donne, omosessuali. Intendo dire che ognuno aveva un proprio orientamento, che questo
andasse bene oppure no al soggetto che se ne faceva portatore. C’era l’uomo che non si
sentiva uomo, perché aveva difficoltà d’erezione, o perché non riusciva a imporsi di fronte ai
suoi colleghi, o perché la moglie lo metteva sotto il tacco. C’era la donna che si sentiva uno
straccio, e che come Dora davanti alla madonna di Raffaello a Dresda passava ore a parlare
ammirata di quel che considerava un modello per lei irraggiungibile di femminilità. C’era
l’omosessuale che non osava fare coming out, e che viveva conflittualmente la propria
inclinazione, ma che non aveva nessuna intenzione di cambiarla, solo cercava di non
soffrirne. Oppure c’era l’omosessuale realizzato, che non aveva nessun conflitto con il
proprio orientamento sessuale e aveva problemi di tutt’altro tipo. Di omosessuali in analisi
abbiamo parlato a suo tempo a Nizza, nel Convegno franco-italiano tenutosi il 22-23 marzo
2003 con il titolo Des gays en analyse? Su questo avevamo le idee chiare: un omosessuale non
viene in analisi per guarire dall’omosessualità, ma può venirci per mille altre ragioni. Si
parlava già dei queers e dei gender studies, Eric Laurent vi si era ampiamente riferito, ma non
potrei dire che questi fossero per noi già una realtà clinica. L’acronimo stesso LGBT aveva
cominciato a circolare in Italia non prima del 2000, l’anno in cui, su spinta di Franco
Grillini, presidente dell’associazione Arcigay si organizzò a Roma l’Europride per l’orgoglio
gay.
Erano insomma tutti argomenti nell’aria, ma che non entravano ancora nella realtà
della nostra clinica.
Qualche anno dopo, nel 2010, mi arriva sulla scrivania, da parte di un amico sposato
con un’appassionata femminista, e quindi molto addentro in quei temi, un libro dal titolo: Il
corpo senza qualità. Arcipelago queer, di Fabrizia Di Stefano, sociologa transessuale, lettrice
attenta di Lacan. C’era da poco stato lo scandalo di Piero Marrazzo, presidente della
regione Lazio colto a recarsi con un’auto di servizio a incontrare un transessuale. La stampa
aveva sollevato un polverone, ne aveva parlato per settimane, Marrazzo si era dovuto
dimettere, e Fabrizia Di Stefano aveva rilasciato un’intelligente intervista ricca di riferimenti
a Lacan. Nella sua prospettiva il concetto di queer si pone come diagonale rispetto a quelle

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che lei considera due categorie cofondative del discorso sessuale moderno: l’eterosessualità e
l’omosessualità. Il queer diventa allora l’heteron radicale, irriducibilmente nomade, che
sviluppa una neo-eterosessualità rizomatica, non normata e non normativa, o all’opposto
una neo-omosessualità fondata sulla decostruzione dell’idea di genere. Con tutte le risonanze
deleuziane della sua prosa, Fabrizia Di Stefano utilizza evidentemente il queer come punta di
lancia per trafiggere il gender.
È in quegli anni comunque che qualcosa comincia a cambiare nella ricezione sociale di
questi temi. I riferimenti ai queer e al gender non sono più solo materia di dibattiti intellettuali
e politici ma cominciano a entrare nella testa delle persone e da qui arrivano nei nostri studi.
Negli ultimi anni infatti si sono moltiplicati i pazienti che si dichiarano bisessuali, o che
conducono una vita sessuale nomadica e indifferente al sesso biologico del partner, o che
cambiano orientamento anche dopo una lunga relazione.
Al centro clinico dell’iIstituto freudiano ho incontrato un giorno un uomo che veniva a
parlarmi perché lasciato dalla moglie dopo diversi anni di matrimonio. Era un matrimonio
senza conflitti, di lunga durata, trascorso in ottima armonia. Aveva conosciuto la moglie ai
tempi della scuola secondaria, e poiché nella sua famiglia d’origine aveva sofferto delle
traversie della sua coppia genitoriale, desiderava un’unione sicura, solida, non perturbata
dalle ubbie di desideri divergenti. L’erotismo con la moglie non era estuoso, ma l’intesa
sentimentale era ottima e non soffriva incrinature. Fino al giorno in cui la moglie viene a
dirgli che deve lasciarlo perché si è innamorata della sua migliore amica e si è resa conto di
essere lesbica.
Si comincia quindi a non sentire più l’incaglio in un particolare orientamento sessuale.
Un giorno un paziente che soffriva di una pesante omofobia viene in seduta terrorizzato
perché ha sentito in televisione un famoso attore dichiarare di essersi reso conto di non
sentirsi più interessato alle donne e di aver sviluppato desideri omosessuali. “Pensa che
potrebbe capitare anche a me?”, mi chiede profondamente angosciato.
Una paziente che ha vissuto parecchi anni con un’altra donna comincia a sentire
scemare il desiderio nei confronti della compagna. Al tempo stesso comincia a vedere con
occhi diversi gli uomini, fino a che lascia la compagna e va a convivere con un giovane
studente d’ingegneria con il quale ha una soddisfacente intesa erotica.
Un’altra paziente, alla soglia dell’adolescenza sente di non potersi collocare. Si tiene
lontano dai maschi, ma non riesce a identificarsi con quel che fanno le sue compagne. Le
pare di stare come in una zona neutra, sospesa, e questa sospensione rimane finché viene a
vedermi. Ora sta convivendo con una donna, pur senza aver interiormente imboccato una
direzione che l’allontani dalla sua neutralità protettiva.
Una giovane donna che viene a vedermi perché non riesce a sedare la rabbia dentro di
sé, e di cui la madre è il detonatore, si è appena separata dal marito, e mi dice subito che lei
è bisessuale, e non ha preclusioni in materia di scelta del prossimo partner.
Nel momento insomma in cui la perversione sparisce dal panorama dei significanti
socialmente fruibili, gender, queer, nomadismo sessuale, libertà di scelta in materia erotica

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hanno preso il largo, si sono imposti, hanno creato nuovi solchi in cui le persone entrano e in
cui fanno scorrere le loro vite.
Direi che non è difficile vedere che si tratta di rifugi, vie di fuga, la possibilità di
un’isola, come direbbe Houellebecq, luoghi immaginari dove trovare riparo per gli esuli dal
rapporto sessuale. C’è la donna che vive con una donna perché questo la rassicura dal
timore della violenza maschile. C’è quella che librandosi come un’aliante senza posarsi in
nessun luogo differisce indefinitamente il prezzo della scelta sessuata. C’è l’uomo che
tormentato dall’omosessualità inconscia si ritrae nella roccaforte omofoba e guarda estasiato
la donna del desiderio ricevere il fallo dall’altro uomo e fare da schermo o da mediazione
all’oggetto rimosso dei suoi desideri. C’è il ragazzo che ha avuto rapporti omosessuali con il
fratello in giovane età, e che riesce a eccitarsi solo se si immagina di essere la donna con cui
è a letto mentre sta ricevendo il fallo da un’altro uomo. Per un verso sono fantasmi classici,
ma sdoganati da un’immaginario sociale che li rende stili di vita, o posti di blocco nel corso
della vita.
Non è necessario andare a cercare la teatralizzazione del sesso che si fa politica,
rivendicazione, aspirazione, militanza per vedere quel che in modo meno esibito ma più
labirintico appare nella nostra clinica: il nomadismo identitario sessuale come maschera o
come tentativo di soluzione dell’assenza di rapporto sessuale. L’apparente infinità di vie è la
cosmesi del passaggio stretto che tutti dobbiamo traversare, quello dell’assenza di rapporto
sessuale.
Credo siano due i piani su cui pore la questione del gender. Uno è quello dei diritti civili.
I moti di Stonewall del 1969 sono l’avvio del movimento di riconoscimento dei diritti degli
omosessuali. Questa deve essere una strada senza ritorno, ed estensibile a tutta la varietà
LGBT con le successive aggiunte, LGBTQ , LGBTQI ecc. È evidentemente una lista
continuamente aperta.
Freud in questo è sempre stato lucido: quando Ernest Jones ricevette dall’associazione
psicoanalitica olandese la domanda di adesione di un medico noto per la sua manifesta
attività omosessuale, e nel dubbio girò la richiesta a Freud, la risposta di Freud fu nitida:
l’omosessualità deve essere considerata un fattore neutro per la valutazione dei candidati.
Sappiamo che poi l’IPA andò in una direzione diversa, e che in particolare analisti di primo
piano come Anna Freud e Edmund Bergler consideravano l’omosessualità come una
patologia che si poteva e che si doveva curare. Il bando ai candidati omosessuali nell’IPA
rimase fino al coming out di alcuni analisti omosessuali che per diventare membri avevano
dovuto nascondere il loro orientamento: spicca tra questi Ralph Roughton.
Sul piano clinico possiamo invece riconoscere i diversi travestimenti immaginari, i
mascheramenti dell’assenza di rapporto sessuale, e credo che debba valere per noi il criterio
che Lacan enuncia nelle sue conferenze americane: l’analisi termina dove il paziente trova la
propria soddisfazione. Diversamente da Anna Freud e da Bergler non volgiamo curare gli
omosessuali dall’omosessualità, e estensivamente non vogliamo distogliere le varietà LGBT
dai loro specifici modi si soddisfazione. La pratica della psicoanalisi va tuttavia contro la
pratica delle identificazioni, e si tratta di far vacillare i significanti padroni in cui queste
identificazioni collettivizzano un godimento di per sé refrattario a qualsiasi

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universalizzazione. L’equilibrio da trovare è quello che permette di non cadere nell’illusione
che un diritto sociale sia un diritto al godimento, perché il godimento, ci ricorda Lacan, non
è una questione che si ponga sul piano della giustizia distributiva. Milano, 31 marzo 2021

Hélène Bonnaud, Le mode méfiance

Notre époque est marquée par la chute du patriarcat et la problématisation des rapports
entre les hommes et les femmes. Le mouvement Metoo, en dénonçant le pouvoir et l’emprise
des hommes sur les femmes, a fondamentalement bouleversé les diktats concernant le
pouvoir mâle dans toutes les formes rencontrées, de la violation de l’interdit de l’inceste
jusqu’à la question du consentement et de son interprétation, aussi bien dans et hors la vie
conjugale que dans la sphère professionnelle et sociale.
De ce fait, être un homme ne correspond plus aux critères qui ont jusque-là
prédominé dans l’imaginaire collectif. Ces bouleversements ont des effets qui ne sont pas
encore totalement mis au jour. La notion de genre et d’identification à son genre demeure
un point délicat dans la manière de s’en servir.
Comment parler aujourd’hui de son appartenance à un sexe ? Doit-on parler de
genre ou de choix sexué ? Peut-on dire qu’on s’éprouve femme ou homme selon les
assignations faites dans l’enfance ? Ou pense-t-on la sexuation comme une affirmation : « Je
suis homme à partir du moment où je le dis, et je suis femme à partir de ce que j’en dis », et
cela, indépendamment du sexe biologique attribué ? Ou bien doit-on considérer qu’il n’y a
plus de genre parce que, dès lors qu’on le définit, on tombe dans le binarisme si critiqué par
certains ?
La frontière entre le réel du corps qui est marqué d’un ou exclusif, ou garçon ou fille,
et la problématisation de cette conception duelle, provoque une vacillation des certitudes
concernant l’idée de genre. Faut-il accorder crédit au genre neutre, comme nouvelle forme
du genre humain, et bannir les signifiants garçon et fille de notre vocabulaire ?
Cette nouvelle incertitude sur la façon d’objectiver les relations hommes-femmes est
l’objet actuel de changements dans la façon d’éprouver le féminisme ambiant. Car,
aujourd’hui, s’il défend toujours l’égalité hommes-femmes, il peut parfois confondre la
question des droits avec celle des normes, et proposer aux femmes d’épouser les étendards
phalliques, selon les termes freudiens.
Effraction du mode méfiance
Lors d’une récente intervention sur Zoom, j’ai été prise d’une sorte de doute sur la façon de
bien utiliser les signifiants homme et femme. J’ai ressenti comme une vacillation, comme si,
tout à coup, je ne pouvais plus formuler ces deux mots comme des S 1 qui soutiennent une
signification symbolique et représentent un prédicat reconnu par tous. Bizarrement,
l’universel de cette formulation m’est apparu comme faillible, et j’ai éprouvé un doute sur la
bonne façon dont je pouvais, avec ces deux signifiants, nommer, la réalité signifiante de mon

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message. Quelque chose avait été touché dans mon corpus signifiant. Depuis, je me
questionne sur cette légère effraction éprouvée quelques secondes, comme l’indice d’un effet
inattendu du discours actuel sur les questions du genre dans mon usage de ces signifiants.
La question du genre s’est infiltrée dans la simple nomination des signifiants homme et
femme, et a perturbé mon système de nomination symbolique, introduisant un petit
phénomène de méfiance, comme si tout à coup, je pouvais être prise en faute. Faute de
quoi ? De mal dire les relations entre les sexes, de mal les nommer, de me méprendre sur la
bonne façon de m’en servir.
Cet épiphénomène m’évoque deux événements qui semblent ne pas avoir de rapport.
Tout d’abord, le grand entretien de Jacques-Alain Miller et Éric Marty dans Lacan
Quotidien, qui déplie les effets et les conséquences du signifiant gender à notre époque où le réel
du sexe est remis en cause. C’est d’ailleurs après la lecture de la première partie de leur
dialogue qu’est intervenu ce phénomène d’étrangeté à dire, de recul face au bon usage des
signifiants homme et femme, dans ma conversation.
L’autre point concerne mon expérience d’analyste, et plus particulièrement la
question du transfert, quand j’éprouve, face à la parole d’un analysant, cette même
vacillation concernant sa position dans le lien à l’Autre, imperceptiblement pris en faute de
ne pas être ce qu’il prétend être. Cette impression fugace qu’il y a un léger mouvement de
transfert négatif, une petite note persécutrice, quasi-indicible que j’ai qualifiée, dans ma
séance de contrôle, de « mode de méfiance ».
Transfert et méfiance
Depuis Freud, le transfert est reconnu comme amour, vrai amour disait-il, indiquant par là
sa parenté avec l’amour parental. Lacan ne l’a pas démenti, mais y a ajouté un concept
crucial, celui de sujet supposé savoir pour justement mettre en sourdine les effets ravageurs
de l’amour de transfert dans les cures.
Le sujet supposé savoir déplace l’amour sur le savoir : « dès qu’il y a quelque part le
sujet supposé savoir, [...] il y a transfert » (Séminaire XI, p. 210). En d’autres termes, on aime
celui à qui l’on suppose un savoir. Parfois, cette mise en fonction n’apparait pas très
opératoire, et l’affect prend le dessus, la méfiance en étant un des signes. Le plus souvent,
cette méfiance repose sur un doute concernant le sujet supposé savoir, doute fondé sur un
lien à l’Autre plus ou moins persécutant, ou plus prosaïquement mettant l’Autre trompeur
en situation de partenaire.
Le mode de méfiance repéré dans le transfert est une modalité du registre de
l’incroyance. La méfiance permet de situer le supposé savoir comme déconnecté de l’Autre.
De ce fait, l’analyste doit incarner l’objet petit a comme reste intrinsèque de l’opération
analytique dont il est le produit. Il n’a rien d’autre à offrir. Il est l’objet a qui n’a pas de
boussole fixée à l’avance, un objet a flexible au sens, flexible au trop comme au peu, au juste
comme à l’injuste.
Cette position permet de se faire le partenaire du sujet, présent et sans jugement,
adoptant le style crédule quand l’attente d’un assentiment apparaît comme le signifiant-
maître de la reconnaissance, nécessaire à toute rencontre fondée sur la parole.

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En quoi ces deux expériences résonnent-elles avec le mode méfiance ?
Face au réel, le vrai se teinte de nuances de méfiance. Prenons l’exemple de la littérature qui
s’est emparée du témoignage comme événement de révélation d’une vérité absolue, face à
l’Autre médiatique.
De fait, la littérature d’aujourd’hui se saisit d’une nouvelle façon de faire exister la
parole dans un témoignage visant le vrai sur le réel. Qu’il s’agisse de viol, d’inceste, de
harcèlement, le témoignage fait recette, d’être un dire vrai sur un événement traumatique
gardé silencieux, et qui est dévoilé comme aletheia.
La littérature qui regorgeait de fictions sur les trajectoires de vie s’est emparée du plus
intime de la vie sexuelle comme produit de consommation, donnant à ces livres-témoignages
une portée de modèle. La vérité intime est devenue un idéal de transmission, et une façon
d’éclairer la perversion sexuelle, sans éviter de se poser les questions sur les réponses à y
apporter. Nous l’avons vu dans le témoignage d’Adèle Haenel (ici) et dans les livres de
Vanessa Springora, Le Consentement, et de Camille Kouchner, La Familia grande, où elle relate
l’inceste de son beau-père sur son frère. Cette écriture du vrai répond à un refus de savoir
qui a longtemps maintenu les femmes dans le registre de l’impossible à dire. C’est en cela
qu’il s’écrit sur fond d’un désir de faire tomber les masques de la croyance dans le pouvoir
des hommes, et visent le point d’où l’écriture permettrait de s’affranchir du mode de
méfiance en traitant de la question de consentement.
Le témoignage, réponse au mode méfiance ?
Le témoignage vaut alors comme événement de dire le vrai sur le réel du trauma. Cela fait
irruption dans un monde qui, jusque-là, se croyait réglé par des discours bien établis sur le
bien et le mal, le vrai et le faux, le normal et l’hors-norme, et ajoutons : sur la loi qui interdit
l’inceste et le viol.
Cet engouement pour le témoignage de son trauma ne vient-il pas sur fond de
méfiance ?
Méfiance à l’égard de l’homme et de ses pouvoirs qui ont construit les normes selon
les principes d’un monde phallique où tout est lisible et reconnu selon sa loi, fût-elle celle de
son désir ?
Méfiance à l’égard des normes phalliques qui concentrent les jouissances autour de
l’avoir et du manque, comme l’endroit et l’envers d’une même pièce ?
Méfiance à l’égard des discours établis, tous pris dans le principe du pour tous, et dont
l’exception fait figure de pauvre détail ?
Méfiance à l’endroit du pouvoir qui édicte des principes au nom d’un savoir
scientifique qui est affaibli par les contradictions qui manifestent ses failles ?
Nous en ressentons les effets avec la Covid qui fait apparaître une discordance dans
les discours politiques et de santé publique. Le mode méfiance est dorénavant une réponse
aux diktats comme aux manquements qui apparaissent insupportables à certains. L’Autre de
la garantie est touché, l’Autre du savoir est fracturé. Le mode méfiance est une défense
contre le réel qui marque notre présent. Car la Covid nous convoque à une présence
continue du réel, effraction qui défait les repères et renforce la solitude de chacun. Le mode

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méfiance est-il une bonne réponse face au réel de l’intrusion ? Est-il une bonne défense face
aux failles qui nous interpellent ? Est-il une bonne défense contre le pas-tout qui s’avance et
dérange ?
Le mode méfiance est paradoxal. Qu’il surgisse dans un trou d’air de la langue, dans
un repérage du transfert, dans le texte littéraire des témoignages et dans l’actualité de la
Covid n’en fait pas une position négative à l’égard de l’Autre de la vérité. Simplement, il
témoigne d’un signe, non pas que l’Autre n’existe pas, mais qu’au contraire, son existence
justifie de l’analyser (dans l’hésitation de la langue), de le dénoncer (dans les témoignages), de
s’en méfier (dans la politique de santé publique), et, dans la psychanalyse, de s’en faire
partenaire.

Éric Laurent, Du paradigme trans

C’est un entretien qui marquera. Au-delà de l’admiration pour l’alacrité du ton sur ces sujets
délicats, il y a tant à apprendre. La lecture que fait Marty de Butler avait besoin d’un
commentaire. On peut dire de cet entretien ce que JAM disais du livre de Marty. Il était
attendu. Il faudra le lire en même temps que le livre.
Ma première lecture m’amène à répondre à brûle pourpoint. Je voudrais revenir sur
ce que Éric Marty appelle « le clash épistémologique […] entre la question trans et le
concept de genre » (p.7). Dans cette phrase, trans est utilisé comme synonyme de transsexuel.
Le transsexuel fait objection car, comme le dit JAM, « le T, lui, fait tache puisque chez le
transsexuel, il ne s’agit pas d’une pratique sexuelle, mais d’un changement d’identité
sexuelle » (p.12).
Au cours de l’élaboration du discours sur le genre, le trans s’est disjoint du transsexuel.
Dans le discours qui s’est détaché de Butler, et au cours du développement propre de Butler,
le paradigme du trans veut remplacer le transsexuel. En quelque sorte, faire du trans un « mode
de jouir », selon l’équation que propose JAM. Il n’est pas sans Autre. C’est ce que dit Susan
Stryker que citait Neus Carbonell dans son texte « La parodia de los sexos y la ley », publié
dans Lacan Quotidien 925 : « Quelques personnes changent le genre qui leur est assigné à la
naissance parce qu'ils croient fermement qu’ils appartiennent à un autre genre dans lequel
ils pourraient vivre mieux ; d’autres veulent s’aventurer dans un nouveau lieu, dans un
espace encore non décrit clairement ou concrètement occupé ; et d’autres encore
simplement ressentent la nécessité de défier les attentes liées au genre qui leur fût
initialement imposé ». Butler elle-même, dans Bodies that matter, veut réduire le transsexuel à
un cas limite, un reste de la substitution, de la métaphore, du paradigme transsexuel par le
paradigme trans. Le paradigme trans prend en charge toute la « queeerisation » du sexe. Restent
alors les transsexuels comme cas-limites de la croyance « binaire ».
Ce qui a changé dans la clinique psychiatrique contemporaine par rapport à l’époque
Stoller, années 1960, c’est qu’elle ne s’appuie plus sur le paradigme transsexuel, irrecevable
dans les nouvelles classifications psychopathologiques. En effet, les années 1970 et 1980 ont

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assuré l’exfiltration des autodéterminations sexuelles hors de la psychopathologie. Ne
subsistent dans ces classifications que ce qui vise autrui sans consentement : la pédophilie et
les comportements pervers regroupés sous l’étiquette « paraphilies ».
Cependant, au-delà des choix, subsistent les souffrances des sujets à les assumer. Dans
la conception bricolée par les psychiatres US et le DSM qui mène la danse, les sujets trans
sont des sujets qui souffrent de l’inadéquation de leur corps, pas de la croyance qu’ils sont de
l’autre sexe. Ils souffrent de « dysphorie de genre ». Et le mal vient de l’Autre. Ils n’arrivent
pas à inclure leur corps dans une société transphobique au sens du paradigme trans. C'est-à-dire
une société qui a des exigences hétéronormées rigides pour chacun.
Le paradigme trans permet d’élargir le malaise dans le corps aux tout jeunes enfants,
et d’augmenter la catégorie de 1000 % en dix ans ou de 400 % en 5 ans. Il permet
d’accepter que plus de 50 %, voire 80 % des sujets ainsi classés avant la puberté changent
d’avis, et qu’on ne sache plus très bien si c‘est une décision propre ou une contamination par
les réseaux sociaux, etc.
C’est la justification par la souffrance qui permet aux psychiatres de garder leur place
dans la boucle, alors que les associations veulent les exclure complètement. D’où une
nouvelle clinique. À laquelle je n’ai accès que par les textes.

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RÉACTIONS À CHAUD

Agrégat AMP, Vingt messages à brûle-pourpoint

Sélection de messages reçus après la diffusion de l’entretien Miller-Marty,


qui tous émanent de membres de l’Association Mondiale de Psychanalyse, à l’exception
du mail de Marielle David, membre d’Espace analytique

Agnès Aflalo, Limite, sujet, race


Passer du un au multiple, du côté homme au côté femme, c’est passer de la limite à l’illimité.
Le fait est entendu. De plus, EM et JAM évoquent les discours de la science et du
capitalisme. Ils participent en effet à cet illimité : ils ont en commun un rejet de la limite de
la castration.
Le discours de la science rejette la faille de la castration, car il ne fonctionne qu’avec
une moitié de sujet, disjoint de l’objet. Le discours du capitalisme refoule le signifiant-maître
qui produit la castration. La limite fait défaut dans le discours dominant. Mais chacun peut
se bricoler une limite, qui tient plus ou moins bien. Par ailleurs, dans le discours analytique,
l’illimité de la jouissance côté féminin est aussi borné par la limite de la fonction phallique.
Une femme est pas-toute sous la bannière phallique, mais au-moins en partie. Ça reste à
vérifier une par une.
D’où ma question : ne peut-on dire que le sigle LGBTQIA+ est soumis à une
prolifération illimitée parce qu’il vient à la place du trou évoqué par EM et dont on peut dire
que c’est celui de l’impossible écriture rapport sexuel dénudé par le discours courant
d’aujourd’hui ?
À propos de la deuxième partie de l’entretien, qui porte sur la construction sociale du genre par
Butler, pages 36 & sq., une question : comment EM peut-il faire tenir ensemble l’absence de
sujet dans la théorie du genre de Butler et la revendication contemporaine de certains sujets
trans (et queer) à l’autodétermination du genre ?
Race et binarité sexuelle. JAM, p. 50 : « Le genre a délogé le sexe, la race doit déloger le
genre. On doit passer du “genrisme” au décolonialisme. On en arrive ainsi au “wokism”. »
É. M., p. 50 : « Quand Butler dit : “Ce n’est pas l’opposition masculin/féminin qui est
première, mais l’opposition des races”, pour moi c’est complètement délirant, ça me semble
intenable. » Il est difficile de souscrire à l’idée de race. Mais si l’on admet que ce à quoi elle
se réfère, c’est un mode de jouir, alors associer l’opposition des races à celle du masculin et
du féminin, comme le fait Butler, n’est-ce pas moins délirant qu’il n’y paraît ?

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Alexandre Stevens, Deux points d’appui
Cet entretien très éclairant montre que l’usage du terme de genre dans les gender studies est
aussi fluide que le genre fluide ! J’y trouve deux points d’appui utilisables par nous dans ce
débat clinique devenu si incandescent :
1. Le gender, c’est un mode de jouir ; il y a un genre par façon de jouir (c’est votre
proposition de lecture du genre) – et c’est aussi une identification labile (même si pour Butler
le genre n’est pas réductible à des éléments subjectifs).
2. Le transsexuel comme obstacle au gender, puisqu’il maintient la différence sexuelle
contre la prolifération des genres. Bruxelles, 30 mars 2021

Amelia Barbui, L’insupportable du corps propre


Per quanto riguarda la mie esperienza, mi è capitato di seguire pochi casi di « transessuali »,
anche se preferisco dire, di pazienti che lamentavano l’insopportabilità del proprio corpo che
non corrispondeva alla loro identità anagrafica.
Il loro dire era contrassegnato dal rifiuto dell’etichetta di omosessualità da cui erano
stati segnati, e avevano intrapreso la terapia medica per ottenere un corpo conforme alla
norma prescritta in una relazione eterosessuale.
Erano coinvolti in una relazione d’amore e ciò a cui aspiravano, più che l’intervento
chirurgico, era il cambio di identità anagrafica; che il nome fosse cambiato in maschile o
femminile. Chiedevano che la scelta della pratica sessuale fosse nella norma. Milan, 30 mars

Angelina Harari, Trans qui exige un psy trans


Après avoir lu l’entretien sur le livre d’Éric Marty, je constate que je n’ai jamais travaillé le
thème de l’identité de genre d’un point de vue psychanalytique. C’est en tant que
psychanalyste dans le département alcoolisme et toxicomanie de l’Institut de psychiatrie de
l’USP à Sao Paulo, et parallèlement, dans des Centres d’attention psychosociale (CAPS)
multidisciplinaires, mais toujours médicaux, que j’ai pu en contrôle avoir un premier aperçu
du traitement des transgenres via les addictions et la psychose.
Plus récemment, et suite à l’intervention de Paul B. Preciado, invité aux Journées 49 de
l’École de la Cause freudienne à Paris, un Forum Zadig a été organisé au Brésil et prévu
pour avril 2020, avec pour thème : « Transsexualité et singularités », afin de prendre en
compte les facettes du « discours du maître » devant quoi la psychanalyse ne peut reculer : la
question du sexe et du malaise qu’il produit, et, du côté politique, résister au gouvernement
brésilien sans le faire à partir d’une opposition frontale. Malheureusement, ce Forum n’a pas
pu avoir lieu à cause de la pandémie.
Nous avons compris assez vite qu’il fallait dire transsexualité et non transsexualisme,
puisque ce dernier terme fait référence à une pathologie, ce qui est inacceptable pour les
associations trans. Il est regrettable que nos invitations aux transgenres les plus éclairées aient
été systématiquement déclinées, mais nous avons pu réaliser un entretien avec un transgenre,
femme trans, qui a été filmé en vidéo, et devait faire partie d’une séquence du Forum.

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Autre signe des temps : le surgissement dans la pratique, dans le discours analysant, de
l’angoisse d’une mère qui reçoit de sa fille (unique) la déclaration d’être homme trans. Ce qui
retient mon attention est que les parents, séparés et remariés chacun de leur côté, sont issus
d’un milieu éclairé, donc plutôt accueillant, mais cela n’empêche pas l’angoisse, au vu du
remue-ménage que cette déclaration crée dans la famille.
Ainsi, la veille de ses 15 ans, la fille déclare être trans, et demande une aide. Mais elle
exige d’avoir affaire à un psy qui soit lui-même trans. Sa mère, l’analysante, qui fait partie
d’une élite culturelle issue d’une université prestigieuse, est, dans un premier temps,
bouleversée par l’idée d’un psychologue trans traitant sa fille. Mais peu à peu, craignant de
perdre le respect de sa fille avec qui elle entretient un rapport plutôt bon, elle cède, et
cherche un psy universitaire trans. En attendant de le trouver, elle a adressé sa fille à un
psychanalyste de notre École pour un premier entretien. Sao-Paulo, 30 mars 2021

Anna Aromi, Vers une « dépathologisation » généralisée


Envío mi contribución en forma de unas primeras resonancias entre la entrevista y el
proyecto de ley Trans española.
1. « Ce Multiple-sans-l’Un fait du domaine des études de genre un labyrinthe, ou
plutôt un maquis, une jungle. »
La entrevista me aclara porqué esta ley, antes de ser aprobada, reúne en torno a ella toda
clase de divisiones. No es fácil encontrar puntos de acuerdo. Entre los socialistas hay división
entre quienes apoyan la ley y quienes no. Igual ocurre dentro de Podemos. Entre las feministas
hay disparidad, entre juristas también… Están por explorar los argumentos pro/contra en
cada ámbito, que deberemos precisar para entender mejor, pero la división es palmaria.
Parece que se toca algo que produce malestar por todas partes.
2. « Ce qui caractérise les auteurs du gender (…) c’est le refus, la négation, l’annulation
de l’opposition masculin/féminin. »
La anulación de la oposición, en la ley española, encuentra una resonancia en el
borramiento de las diferencias entre adulto y niño. Afirmar la « autodeterminación » sobre
el cuerpo no puede tener la misma incidencia en un adulto que en un menor. ¿Porqué
podrían convertirse las palabras de los niños en enunciados performativos? Si no pueden
votar, porqué deberían convertirse sus palabras en realidades efectivas? Esto hace
desaparecer la infancia como tiempo del « como si » que decía Freud. Los niños deben
poder decir sin pagar el precio. Además, con todo ello se dibuja una infancia de niños solos,
sin más Otro que la pulsión.
3. « La théorie du genre dit quelque chose de très profond sur notre actualité. »
Me pregunto si una de esas cosas que pasan por las profundidades del gusto no sería una
pendiente a la « despatologización » generalizada. Lo que pasó con los homosexuales ayer,
¿no pasa hoy con los transsexuales? No solo desaparece la disforia de género, la idea misma
de cualquier « patología » sobre lo sexual, incluso sobre lo mental (?) no se soporta bien.
Barcelone, 30 mars 2021

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Antonio Di Ciaccia, Léon XIII n’avait pas lu Lacan
J’ai lu l’entretien. Merci pour l’éclairage. Les genres LGB sont des pratiques de la sexualité
« liquide ». Ne l’est pas le genre T, le trans, qui a comme point de mire l’identité sexuelle.
Tout cela, c’est la variante « moderne » du trahit sua quemque voluptas. La limite y est portée
par la réalité sociale, et le « mode de jouir » intime (JAM) ne fait que reproduire des
stéréotypes sociaux (EM).
Or, il y a aussi une autre « pratique » : la pédophilie. Qui pourrait être incluse dans la
sexualité liquide. Pourtant, elle n’est pas acceptée par le social.
Puis, il y a la pédophilie chez les religieux, qui a une origine autre. Elle est le retour
dans le réel de la non-advenue symbolisation du passage du « deux » relatif au sexuel au
« deux » relatif à la jouissance, en croyant pouvoir faire l’économie de la sexualité qui passe
par les défilés du signifiant.
Léon XIII avait lu saint Thomas, mais il n’avait pas lu Lacan. Rome, 30 mars 2021

Catherine Lazarus-Matet, Une appropriation corporelle


Cet échange est formidable, si riche et si vivant. C’est cool, comme on disait qu’il fallait être,
avant le temps du woke. Pour ce que JAM dit du T de LGBT, je ne vois rien à ajouter. Ce T
ne s’inscrit pas comme un mode de jouir.
Pour parler le wokish – comme dit James Lindsey, que je découvre sur internet, et qui
s’est intéressé à la langue woke, j’essaierai de l’aborder ailleurs – il s’agit d’une
« appropriation » de l’autre sexe anatomique, appropriation non pas culturelle, ni naturelle,
mais corporelle. Elle a pour but de rendre cohérents dans le réel une identité et un corps.
La clinique conduit à imputer cette appropriation à la psychose. Je n’ai, pour ma part,
jamais vu d’autres cas que psychotiques. Cependant, aujourd’hui, il est mal vu de le penser
ainsi, et de poser que c’est un mode de « réelisation », sexuelle ou sexuée.

Jean-Daniel Matet, Jusqu’à la mort souvent


Cet échange, par la qualité des arguments et des références, se lit avec un grand plaisir. La
définition des transsexuels qui y est proposée – celui ou celle, ayant la conviction que l’erreur
de la nature a installé leur anatomie du mauvais côté, et que tous les sacrifices doivent être
faits pour réparer cette erreur – rejoint la clinique des quelques-uns (très peu) que j’ai
rencontrés dans le cadre de la psychiatrie hospitalière. Ce n’est pas un choix de mode de
jouir, c’est une injonction radicale à transformer son image pour qu’elle soit conforme au
sexe anatomique opposé… jusqu’à la mort souvent, tant la répétition infinie des coups de
bistouri ne parvient à cette perfection revendiquée.
Mes débuts à la Section clinique de Paris au tout début des années 1980 m’ont
beaucoup appris sur le transsexualisme, par la richesse des débats cliniques et le nombre des
cas qui étaient discutés de manière probante. Depuis, aucun cas n’est venu contredire ce qui
s’était construit alors sur le sujet, comme JAM le développe dans l’entretien.

– 61 –
Jean-Pierre Deffieux, À chacun son partenaire-symptôme
L’entretien : j’en ai lu la moitié. Formidable ! À chacun son symptôme, à chacun son genre,
si je puis dire, de façon presque illimitée. À chacun son partenaire-symptôme, parce qu’à
chacun son mode de jouir. Mais comme l’a si bien dit JAM en 1997, le partenaire-symptôme
vient à la place du partenaire sexuel qu’il n’y a pas. Raison de plus pour inventer des genres
encore et encore, mais rien ne pourra effacer les raisons de cette nécessité. Nécessité du
symptôme à tenter de colmater la brèche du sexuel.

Jean-Robert Rabanel, Interpréter le malaise


Merci pour cet entretien magnifique sur Le sexe des Modernes. J’ai été saisi par le style et la
richesse des références. C’est un grand domaine de recherches qui s’ouvre là. J’ai
immédiatement pensé à l’audition de JAM au Sénat au sujet du « mariage pour tous ».
Pour ma part, je n’ai pas rencontré beaucoup de cas de transgenre, mais ceux que j’ai
pu recevoir dans ma pratique de cabinet ont un rapport assez figé avec le signifiant Un et
l’identification, comme les dys d’ailleurs. Le discours est pauvre, et sans dialectique, ce qui
me fait rapprocher ces cas de la psychose ordinaire.
J’ai trouvé passionnante l’évocation des grandes figures intellectuelles des années 1960-
1970, et leur liberté.
Que s’est-il passé dans lalangue pour qu’on en soit à ce degré de malaise dans la
civilisation ? Quel enseignement tirer du langage qui pourrait en délivrer l’interprétation ?
Je vous remercie, cher JAM, de nous parler ainsi dans ces moments de grande opacité.

Lilia Mahjoub, On lit Lacan, pas Butler


Oui, le bistouri et les hormones sont bien mis en avant en ce qui concerne les transsexuels,
car ce sont les vrais instruments de leur transformation, où le fantasme et le sujet n’ont pas
leur place, ignorés.
Il est question de social, d’individu, et non pas de sujet dans tout ça. Pas un mot sur
l’inconscient. Ce n’est pas le même discours que le nôtre. On voit bien que Butler ne peut
pas faire passer sa notion de genre au concept, ça ne s’ancre pas. D’autres s’en saisissent
pour en multiplier le sens. J’ai trouvé intéressant que la binarité s’en trouvait renforcée en fin
de compte, alors que la logique de Lacan n’en reste pas là.
Le passage à propos de la suggestion et des injonctions (surmoi) pourrait tout à fait
s’appuyer sur le graphe de Lacan, mais seulement le premier étage. Donc, pas de sujet, pas
de fantasme, juste le fantasme de Butler à propos des travelos, très vite écarté par elle. Marty
est fasciné, touché par le personnage.
Marty dit, au début de l’entretien, qu’on lit Lacan, et dit à la fin, qu’on ne lit pas
Butler. C’est bien parce que Lacan part, comme il l’a toujours énoncé, de ce que lui disent
ses analysants. C’est ainsi qu’il élabore sa théorie. Et c’est ça qui parle à chacun, même si ça
ne se comprend pas tout de suite.

– 62 –
Marie-Hélène Brousse, De la « genrologie » en Amérique
Pourquoi ce titre ? Parce que Tocqueville termine son ouvrage sur cette notation : les
problèmes viendront de l’esclavage, des Indiens et des femmes. Je propose quelques
remarques.
- p. 4 : Butler : « We actively misappropriate the term for other purposes. » Arracher des termes
à leur contexte et les faire changer de champ, Lacan n’est-il pas de cela un virtuose
tranquille ? Tranquille parce qu’au service, non de sa réputation, de son audience, de son
ego, mais de son désir pour la psychanalyse. C’est le désir d’une cause qui est absent des
élucubrations rhétoriques et opportunistes de Butler.
- p. 5 : Butler se reprochait d’avoir fait du gender « un site d’identification prioritaire aux
dépens de la race, de la sexualité, de la classe ou du fonctionnement des placements
géopolitiques » : voilà la race mise au même niveau que le sexe et la classe. On y est : c’est
une biologisation généralisée, ou pour le dire plus précisément, un nouage qui prétend faire
un nœud entre imaginaire et réel. La catégorie du semblant est transformée en
performativité sociale (p. 46). La performativité vient là où c’était le père.
- p. 5 : Formidable, la formule : « Le Multiple-sans-l’Un » – définition des
communautarismes, tentatives de bétonnage de l’Autre barré. Bien vu, la paire proposée par
Eugénie Basté : « relativisme et intolérance ».
- p. 14 : « Psy pousse-au-crime ». Cette expression induit de fortes résonances. Les
crimes de l’Ego-psy.
- p. 14 à 19 : le conflit franco-américain. Comme nous venons d’en avoir la
démonstration, la pensée libérale n’existe pas aux États-Unis, en tant qu’ils sont fondés sur
deux assises : le puritanisme et l’assassinat (des « natives »). Le spectacle de Castellucci
« Democracy in America » le mettait en scène magistralement (voir video YouTube).
Ainsi que le proposait déjà en 1963 Ayn Rand, « Le racisme est la forme la plus abjecte
et la plus primitive du collectivisme. C’est le fait d’accorder une importance morale, sociale
ou politique à la lignée génétique à laquelle un homme appartient, et de croire que ses traits
sont héréditaires. Ce qui veut dire en pratique, qu’un homme doit être jugé, non en fonction
de son propre caractère et de ses propres actions, mais en fonction de ceux de ses ancêtres. Il
n’y a qu’un seul antidote au racisme : la philosophie individualiste [...] qui considère chaque
homme comme une entité indépendante et souveraine qui possède un droit inaliénable ».
Cela implique « que les blancs soient pénalisés pour les fautes de leurs ancêtres », comme s’il
existait « une culpabilité raciale collective ». C’est ce que prône aujourd’hui le mouvement
woke. Idem pour le féminisme, qui ne peut se construire qu’avec des dits-hommes et des dites-
femmes. Car ce qui vaut pour le racisme vaut pour le féminisme.
La psychanalyse prend les corps parlants par l’approche clinique de leur mode de jouir.
Abordant les parlêtres par la logique, p. 21 de l’entretien, et aussi la topologie, à l’œuvre
dans la parole analysante, elle n’entre donc pas dans la problématique sociale d’une
supposée nature biologique, ni d’un supposé genre.

– 63 –
La question de la certitude maintenant. La certitude est un élément clef de la première
approche structurale de Lacan. Elle caractérise alors la psychose. Mais il existe aussi des
certitudes d’un autre registre. Lacan évoque le soutien apporté par « la certitude que je vais
mourir ». Cette certitude tient au corps en tant qu’il parle, la certitude du symptôme ou la
certitude du mode de jouir. C’est contre ce type de certitudes tenant au nouage des trois
dimensions que l’orientation qui prévaut actuellement, par exemple dans les novlangues de
l’ONU ou de l’UNESCO, se bat à coup d’« empowerment ».
Quant à la perte de puissance de la métaphore, elle est actée par Lacan et l’orientation
lacanienne dans le choix d’interprétations s’appuyant non sur la substitution, mais sur
l’équivoque et la poésie.

Marielle David, Le retour du clitoris


Donc, j’ai lu ce long interview. Très intéressant et très agréable d’être les témoins d’une
relation fraternelle, au bon sens du terme. Qui permet de couvrir grâce à votre modestie
volontaire tout le travail de Marty.
J’ai lu un livre de Judith Butler. Ce que j’en ai retenu, c’est une phrase : « Il faut faire
attention à ne pas devenir fou ». Donc, elle est prudente, et elle touche à la fonction
phallique sans la détruire. Elle est juive et homosexuelle...
La question, ce n’est pas elle, qui est devenue une vedette, mais les conséquences pour
certaines femmes qui enfourchent son discours. Pénible à supporter pour nous, analystes. La
fonction phallique des hommes est maintenue pour être le support de la haine, et le Réel ne
passe que par autrui, ce qui les rend extrêmement vulnérables et en souffrance.
En fait, il y a une disjonction entre l’objet cause du désir et la fonction phallique.
C’est un discours bouleversé par Me Too…
Je crois pour ma part qu’il ne faut pas rater, pour nous psychanalystes, le tournant du
retour du clitoris. Qui n’est pas pris à mon sens comme un organe phallique, mais comme
objet cause du plaisir. Sinon, on fera le jeu des sexologues, qui eux ne l’éluderont pas.
Freud fut de son temps, et Lacan aussi. On ne peut le leur reprocher. Mais intégrer
cette nouvelle donne oblige évidemment à faire retour sur cette passion de Lacan de nier le
génital. Entre nous, je pense qu’il en voulait à son analyste d’être parti si loin, et que la perte
n’a pu rester que radicale.
Or, il y a de l’objet retrouvé qui fait plaisir, comme l’objet et le temps proustiens
d’ailleurs. Ce qui ne veut pas dire que l’objet qui nous passionne ne soit pas, lui, inaccessible
du fait même du refoulement.

Miquel Bassols, Quelques notes sur l’entretien Marty-Miller


He hecho una primera lectura, necesariamente rápida, del texto.¡Es apasionante! Realmente
toca el núcleo central del debate, y me dan muchas ganas de leer el libro de Eric Marty. Las
observaciones de JAM, como siempre, pertinentes, incisivas, sin dejar pasar el detalle o los
matices. Me encanta leerlo de nuevo así ! Tengo solo unas notas al vuelo.

– 64 –
Excelente des-construcción de Butler y las teorías de género que han vaciado el
término de género, multiplicándolos, y ocultado la radicalidad del sexo en la experiencia del
sujeto contemporaneo. El género, nadie está de acuerdo en definirlo (p. 24) Al igual que hoy
el términio «trans»: un verdadero trans tiene la voluntad cierta de pasar al Otro lado, sin
fronteras ni diferencias relativas, por el litoral. Pero hoy, todo es trans.
El género viene para hacer olvidar que la sexualidad es La diferencia.
La cuestión es: la diferencia de los sexos, ¿es relativa o absoluta? Relativa: diferencia
entre significantes hombre-mujer, diferencia binaria impuesta por el fascismo de la lengua
(Barthes), binarismo del que no es tan fácil salir. En realidad, nadie sale si no es fuera de
discurso. Diferencia Absoluta: no abordable por la diferencia entre significantes, el goce del
Uno, La Différente (cf. Lacan, « L’éveil du printemps ».) Absoluta, diferencia no a la
Deleuze (entre significantes), sino como alteridad radical del Uno solo.
Solo un transsexual verdadero cree en la diferencia sexual. Exacto! No se sale de la
diferencia significante tan fácilmente.
Operación Butler: pasar de lo americano a lo francés, y volver a incorporarlo a la cultura
americana desnaturalizado (ella misma es un poco trans en este sentido). Cruza frontereas
como si fueran culturas homólogas…
Lo femenino, ¿es un género en el campo de las diferencias relativas, hombre-mujer?
Lo femenino como diferencia absoluta rompe la lógica binaria de la diferencia singificante
hombre-mujer.
El problema es que el término trans ya no designa lo mismo que en los años 70: bisturí
y certeza. Uno puede ir y volver de un género a otro como quien viaja a un país y atraviesa
una frontera (cf. Preciado). Sigue la lógica de la frontera e ignora la lógica del litoral.
Pero el sexo y el goce siguen la lógica del litoral, de la diferencia absoluta, no de la
frontera (Cf. Lituraterre)
JAM : « Il s’agit de passer du régime du Un phallique et de la Dyade sexuelle au
Multiple genré. De la limite à l’illimité. Du fixe au fluide. Il y a donc bien substitution. C’est
un régime à la place d’un autre. Mais ce n’est pas un décalque. C’est tout sauf un
décalque. » Esta es la clave.
La referencia a Koyré es esplendida: del mundo cerrado (aristotélico) al universo
infinito, donde no hay diferencia significante, sino diferencia absoluta.
Faire de Butler une puritaine (Marty). Eso es genial!

Philippe La Sagna, Ségrégation partout


On apprend beaucoup de choses, et l’exercice est passionnant. Vif et amusant aussi. « Lacan
maitre du jeu », il fallait le dire, car Butler part de là.
La question est aussi le sexe et aussi la religion, qui fait les rois aux États-Unis. Il y a un
lien entre la secte religieuse genre US et le genre Butler.

– 65 –
Crucial qu’il n’y ait pas de dehors à la norme. On pensait : la puissance, ce sont les
États-Unis, et la norme, c’est l’Europe. Butler et d’autres fabriquent une norme sexuelle
multiple, mais stricte et excluante, à exporter. En gros, une ségrégation qui était, avant, aux
toilettes et à l’Église, est maintenant partout. On réalise la ségrégation des corps faute de
pouvoir les séparer, et on ne peut les séparer car on ne veut rien savoir du réel sexuel. D’où
le racisme ?
Cet interview va faire du bruit, et il inaugure sans doute un rude débat.

Sergio de Campos, La transsexualité à chaque fois plus en vogue


L’entretien m’incite au désir de lire le livre d’Éric Marty. L’entretien donne une orientation
sûre pour ceux qui s’aventurent dans le champ de cette investigation. La transsexualité et les
questions qui ont rapport à l’identité de genre impliquent divers champs du savoir, et même
le champ de la politique et celui de la religion.
Récemment, j’ai appris un fait qui s’est passé dans le Minas Gerais : l’Église
évangélique a réussi à persuader le gouvernement de l’État de fermer un service hospitalier
gratuit et innovateur, situé à Belo Horizonte, et destiné à l’accueil des transsexuels.
La transsexualité est un phénomène contemporain chaque fois plus en vogue. Les
identifications dans leurs communautés de jouissance propagent la troisième forme d
´identification proposée par Freud.
La psychanalyse, par l’intermédiaire de l’expérience subjective singulière du parlêtre,
au-delà des catégories – multiples, adaptatives et performantes –, contribue à inclure la
différence sexuelle dans la culture. Le fait que le parlêtre soit écouté dans son discours qui
circonscrit ce que Lacan nomme le « troumatisme » lui permet de se passer du signifiant-
maître, qui concerne l’identité de genre, et qui finit par le renfermer dans un semblant
exotique.
De façon paradoxale, le préfixe trans permet que le sujet soit en mouvement, de passage
vers la direction d’un sexe opposé. Il faut relever que cette migration est affine à la courbe
asymptotique qui n’atteint jamais l’autre sexe, de façon qu’il est fréquent qu’on entende que
le sujet est en train de devenir une femme ou qu’il est sur le chemin de devenir un homme.
À partir d’une expérience extraite d’une écoute de quelques transsexuels pendant un
certain temps, et d’en avoir reçu quelques-uns en crise dans le service d’urgence
psychiatrique de l’hôpital public où je travaille, je souligne que le signifiant trans a une
fonction stabilisatrice du sujet avec son corps. Le discours des homosexuels maintient son
objectif dans le désir sans hésitation pour le même sexe, et dans une difficulté avec l’amour.
En revanche, les transsexuels présentent une problématique complètement différente, étant
donné que l’horizon du discours ne se rapporte pas au désir ou à l’amour, mais au corps
propre, que le sujet ne reconnait pas comme étant le sien : c’est une femme qui habite le
corps d’un homme ou un homme logé dans le corps d’une femme. Belo Horizonte, 30 mars
2021

– 66 –
Vicente Palomera, L’absence de clinique
La conversación es un extraordinario foco de luz sobre la espesa “jungla” propiciada por el
debate identitario de la ideología de genero en nuestro mundo. Una de las dificultades que
encontramos en la construcción de la teoría de genero es notable la ausencia de la clínica.
Ésta se hace patentes al nivel de los datos estadísticos que se vienen publicado. Algunos
profesionales que atienden en servicios públicos de salud hablan en la supervisión de su
trabajo clínico de una preocupación, de que se estén tomando decisiones que pueden
determinar las vidas de los menores sin que exista una evidencia sólida. Sabemos que la
demanda de tratamiento de menores ha aumentado notablemente en los últimos años en
combinación con un cambio en la proporción entre sexos, sin que esté claro a día de hoy a
qué se debe, más allá de la contribución de la mayor tolerancia social. Por otro lado, sin que
aún haya estudios que permitan valorar si el fenómeno es anecdótico o no, se han recogido
ya frecuentes testimonios de personas que han abandonado el proceso de transición médica.
Así, pues, algunos profesionales empiezan a proponer un acompañamiento psicológico
para ayudar al menor a afrontar el malestar relacionado con el género sin recurrir a la
intervención médica. Y es que frente a un enfoque « afirmativo », no proponen solo
« terapias de conversión », que tratarían de modificar la identidad de género del menor, sino
un acompañamiento en la búsqueda de un espacio para pensar el género y su expresión y
una reconciliación con el cuerpo que no privilegie la modificación de este. Habrá casos
donde esto no será posible y la transición médica sea una opción, pero, sin embargo, aún no
parece que se estén explorando suficientemente otros caminos.
Precisamente privilegiar el « passing » [que a la persona transgénero no se le « note »
que lo es], aunque pueda ser la mejor solución disponible en muchos casos, no contribuye a
la normalización de la variabilidad de género. En el caso de los menores la situación es más
patente ya que están expuestos en un momento de su vida en que la identidad aún no está
consolidada a un discurso que deposita todas las expectativas en el cambio
corporal. Barcelone, 30 mars 2021

Vilma Coccoz, Le mouvement Drag


Me gustaría mucho leer el libro de Eric Marty y me ha encantado el diálogo que ha
mantenido con usted, muy esclarecedor. Su idea del « género-metáfora » es muy sugerente.
Por mi parte, reconozco una animadversión por los EEUU, acentuada por mi condición de
latinoamericana. Me parece muy bien que se haya procedido a la deconstrucción de las
teorías de Buttler, entre otros motivos porque no creo que su « éxito » esté desvinculado de
la crítica al psicoanálisis, que actualmente se nutre de muchas de sus consignas.
Al investigar el tema trans exploré un poco el movimiento Drag Queen iniciado por los
homosexuales y que relata el documental Paris is burning es muy interesante desde una
perspectiva analítica, en el sentido que usted pudo precisar en su comentario del
Seminario VI, al elaborar un « elogio de la perversión ». Primero, las performances tomaron
como referencia a las grandes divas, pero luego el fenómeno se hace más complejo, y el caso
de una drag anarco-Divine – aporta una crítica muy aguda a la sociedad americana.

– 67 –
En una reciente conferencia Los equívocos del amor y del género tomé ese pasaje de la
cultura a la sociedad – de la creación a la identificación – que se ha globalizado gracias a la
tecnología. En cualquier caso, muchos conservan algo muy valioso, dedican horas al
maquillaje, al vestuario y la calidad de las coreografías hacen del movimiento Drag un tipo
de arte performativo muy interesante, un arte de la máscara que se vincula, en ciertos casos
además, a una toma de posición política muy decidida.
En la Revista La Cause freudienne (no encuentro el número), hay una entrevista hecha por
Philippe Lacadée a una drag – Euphoria de genre – que me pareció excelente: compromiso,
inteligencia, importancia del velo destacando el valor del equívoco.
En fin, me parece que es una línea muy interesante que permite contrarrestar el efecto
consigna (empoderamiento, visibilidad, autoafirmación, etc.).
Me alegra mucho que JAM se manifieste en este asunto fundamental, hacía mucha
falta! Madrid, 30 mars 2021

Xavier Esqué, De la clinique au droit


La conversación me ha parecido muy orientadora y oportuna. Pienso que el fenómeno
« trans » pone en evidencia de manera clara la tensión existente entre la clínica, que es de lo
particular, y el derecho, que es del universal. En el campo de la salud mental, diría que se
impone desde hace años el derecho por encima de la clínica.
Me parece que ahora el problema grande y delicado- ético- con el fenómeno « trans »
es que afecta el campo de la infancia, al nivel de la clínica y del derecho de los niños. Los
niños no deberían ser únicamente escuchados por los padres, tienen derecho a otro nivel de
escucha y de interpretación (como JAM ha señalado), precisan de otro acompañamiento.
Por otra parte, me parece que el aumento de casos llamados « trans » apunta a una
nueva salida ordinaria de la psicosis. Barcelone, 30 mars 2021

Yves-Claude Stavy, Une ironie féroce


Je trouve formidable le mode que JAM a choisi d’utiliser pour intervenir dans le débat
actuel. Voici, à chaud ce que cela m’inspire. J’ai le sentiment que le point crucial de votre
contribution, c’est la distinction que vous opérez, entre :
- théorie du genre, « dernier grand message idéologique de l’Occident envoyé au reste du
monde » (É. Marty), affine aux arcanes de notre postmodernité – tout spécialement, à la
montée au zénith de la supposition d’être ;
- et enjeux de deux sexuations : « et pas petit n sexes [...] ; le concept de genre est fait pour une
chose [...] : faire oublier la différence sexuelle » (p. 10).
Autant les différents « modes de jouir » relèvent de la supposition d’être, autant la
logique de deux sexuations implique une réponse phallique elle-même seconde à l’ existence
première d’un bout de réel toujours déjà rencontré.

– 68 –
Le « louche refus » postmoderne de la différence sexuelle témoigne en dernier ressort
d’une horreur d’un réel impartageable : heteros personnellement éprouvé avec le corps hors
jouissance mentale, au-delà de contingence phallique. D’où la haine du semblant phallique
aussi bien que l’horreur du réel emporte dès lors avec elle.
La subdivision contemporaine des gender (Trahit sua quemque voluptas, 26), à laquelle on
assiste (hors des quatre discours établis à partir du discours du maître traditionnel), n’a, de
fait, que l’apparence d’un pas-tout. C’est une grimace du pas-tout : autant les modes de jouir
– fussent-ils mutés en gender fluid (33) – relèvent de la supposition d’être, autant chaque pas-
tout relève de l’existence.
D’où la distinction fort éclairante que JAM isole aussi bien entre : théories du genre, et
« changement d’identité sexuelle », 25. Autant celles-là relèvent des « pratiques sexuelles »,
autant celui-ci se joue sur un tout autre plan.
Faut-il rappeler ici que l’existence ne relève d’aucune certitude ?
Freud déclinait « choix d’objet sexuel » et « choix d’identité sexuelle ». Lacan en
dénude l’enjeu à l’aide des quanteurs de deux sexuations – supposant toutes deux que
fonctionne l’éminence phallique. Le reproche de Lacan à Stoller « de ne pas situer (le
trouble de l’identité sexuelle) dans le cadre de la psychose » (24) ne relève pas d’un amour
des classes (si chères au clinicien), mais s’origine de la prise en compte de cette existence au-
delà du phallus, qu’implique le pas-tout. Si la fonction phallique s’avère absente (F0), alors
« choix d’objet sexuel » et « choix d’identité sexuelle » s’avèrent tous deux faire problème :
un problème que l’imaginaire vient souvent alors habiller… à la condition de ne pas forcer
les choses.
D’où le statut de ravage que Lacan accorde dès lors au « pousse-à-la-femme »,
psychotique : « forçage, sardonique », écrit Lacan (Autres écrits, p. 466) : « Se spécifiant du
premier quanteur » relevant de la supposition d’être se faire sans cesse davantage et jamais
assez, l’être (qui n’existe pas), équivalent au Un rencontré, à ne pas confondre avec le pas-
tout « se spécifiant du second quanteur » (impliquant une existence « hors liaison » [Freud],
sans être, sans valeur).
D’une certaine manière, la vogue croissante du transgenre est à lire comme relevant de
l’ironie féroce surfant sur les nouvelles « valeurs », du monde postmoderne, hors des quatre
discours traditionnels.

– 69 –
LES TRANS FONT LA LOI

Marlène Schiappa, La journée de la visibilité transgenre

– 70 –
Loi française dans le domaine de la lutte contre les discriminations

LOI n° 2008-496 portant diverses dispositions d'adaptation au droit communautaire dans le


domaine de la lutte contre les discriminations date du 27 mai 2008. L’article 1 a été modifié par la
LOI n°2017-256 du 28 février 2017. L’article 2 a été modifié par LOI n°2016-1547 du 18
novembre 2016.

Publiée et disponible sur Legifance.gouv.fr


https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000018877783/ Version au 26/03/2021

L'Assemblée nationale et le Sénat ont adopté,


Le Président de la République promulgue la loi dont la teneur suit :

Article 1
Constitue une discrimination directe la situation dans laquelle, sur le fondement de
son origine, de son sexe, de sa situation de famille, de sa grossesse, de son apparence physique,
de la particulière vulnérabilité résultant de sa situation économique, apparente ou connue de son
auteur, de son patronyme, de son lieu de résidence ou de sa domiciliation bancaire, de son état de
santé, de sa perte d'autonomie, de son handicap, de ses caractéristiques génétiques, de ses mœurs,
de son orientation sexuelle, de son identité de genre, de son âge, de ses opinions politiques,
de ses activités syndicales, de sa capacité à s'exprimer dans une langue autre que le français, de son
appartenance ou de sa non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation, une
prétendue race ou une religion déterminée, une personne est traitée de manière moins
favorable qu'une autre ne l'est, ne l'a été ou ne l'aura été dans une situation
comparable.
Constitue une discrimination indirecte une disposition, un critère ou une pratique neutre en
apparence, mais susceptible d'entraîner, pour l'un des motifs mentionnés au premier alinéa, un
désavantage particulier pour des personnes par rapport à d'autres personnes, à moins que cette
disposition, ce critère ou cette pratique ne soit objectivement justifié par un but légitime et que les
moyens pour réaliser ce but ne soient nécessaires et appropriés.
La discrimination inclut :
1° Tout agissement lié à l'un des motifs mentionnés au premier alinéa et tout agissement à
connotation sexuelle, subis par une personne et ayant pour objet ou pour effet de porter atteinte à sa
dignité ou de créer un environnement intimidant, hostile, dégradant, humiliant ou offensant ;
2° Le fait d'enjoindre à quiconque d'adopter un comportement prohibé par l'article 2.
Conformément au II de l'article 92 de la loi n° 2016-1547 du 18 novembre 2016, ces dispositions
sont applicables aux seules actions dont le fait générateur de la responsabilité ou le manquement est
postérieur à l'entrée en vigueur de la présente loi.

Article 2
Sans préjudice de l'application des autres règles assurant le respect du principe d'égalité :
1° (Abrogé) ;

– 71 –
2° Toute discrimination directe ou indirecte fondée sur un motif mentionné à l'article 1er est
interdite en matière d'affiliation et d'engagement dans une organisation syndicale ou professionnelle,
y compris d'avantages procurés par elle, d'accès à l'emploi, d'emploi, de formation professionnelle et
de travail, y compris de travail indépendant ou non salarié, ainsi que de conditions de travail et de
promotion professionnelle.
Ce principe ne fait pas obstacle aux différences de traitement fondées sur les motifs visés à l'alinéa
précédent lorsqu'elles répondent à une exigence professionnelle essentielle et déterminante et pour
autant que l'objectif soit légitime et l'exigence proportionnée ;
3° Toute discrimination directe ou indirecte fondée sur un motif mentionné à l'article 1er est
interdite en matière de protection sociale, de santé, d'avantages sociaux, d'éducation, d'accès aux
biens et services ou de fourniture de biens et services.
Ce principe ne fait pas obstacle à ce que des différences soient faites selon l'un des
motifs mentionnés au premier alinéa du présent 3° lorsqu'elles sont justifiées par un but
légitime et que les moyens de parvenir à ce but sont nécessaires et appropriés.
La dérogation prévue au deuxième alinéa du présent 3° n'est pas applicable aux différences de
traitement fondées sur l'origine, le patronyme ou l'appartenance ou la non-appartenance, vraie ou
supposée, à une ethnie ou une prétendue race ;
4° Toute discrimination directe ou indirecte est interdite en raison de la grossesse ou de la maternité,
y compris du congé de maternité.
Ce principe ne fait pas obstacle aux mesures prises en faveur des femmes en raison de la grossesse ou
la maternité, y compris du congé de maternité, ou de la promotion de l'égalité entre les femmes et
les hommes ;
5° Ces principes ne font notamment pas obstacle :
a) Aux mesures prises en faveur des personnes handicapées et visant à favoriser l'égalité de
traitement ;
b) Aux mesures prises en faveur des personnes résidant dans certaines zones géographiques et visant
à favoriser l'égalité de traitement ;
c) A l'organisation d'enseignements par regroupement des élèves en fonction de leur
sexe ;
6° Ces principes ne font pas obstacle aux différences de traitement prévues et autorisées par les lois
et règlements en vigueur à la date de publication de la loi n° 2016-1547 du 18 novembre 2016 de
modernisation de la justice du XXIe siècle.
Conformément au II de l'article 92 de la loi n° 2016-1547 du 18 novembre 2016, ces dispositions
sont applicables aux seules actions dont le fait générateur de la responsabilité ou le manquement est
postérieur à l'entrée en vigueur de la présente loi.

Article 3
Aucune personne ayant témoigné de bonne foi d'un agissement discriminatoire ou l'ayant relaté ne
peut être traitée défavorablement de ce fait. Aucune décision défavorable à une personne ne peut
être fondée sur sa soumission ou son refus de se soumettre à une discrimination prohibée par
l'article 2.

– 72 –
Article 4
Toute personne qui s'estime victime d'une discrimination directe ou indirecte présente devant la
juridiction compétente les faits qui permettent d'en présumer l'existence. Au vu de ces éléments, il
appartient à la partie défenderesse de prouver que la mesure en cause est justifiée par des éléments
objectifs étrangers à toute discrimination. Le juge forme sa conviction après avoir ordonné, en cas
de besoin, toutes les mesures d'instruction qu'il estime utiles.
Le fait que la victime ait seulement poursuivi l'objectif de démontrer l'existence d'un agissement ou
d'une injonction discriminatoire n'exclut pas, en cas de préjudice causé à cette personne, la
responsabilité de la partie défenderesse.
Le présent article ne s'applique pas devant les juridictions pénales.

La rédaction a mis plusieurs passages en gras. – LQ

– 73 –
UNE LECTURE ANTHROPOLOGIQUE

Un changement de monde
ou
L’ENFANT EST-IL D’EMBLÉE UNE PERSONNE ?
par Jean-Pierre Lebrun
L’auteur, co-signataire de l’« Appel de l’Observatoire des discours idéologiques sur l’enfant et l’adolescent »,
vient d’écrire ce texte dans le cadre des travaux de cet Observatoire. Fin lecteur de Marcel Gauchet, il met en
exergue ce que ce dernier nomme « mutation anthropologique », et ses impacts sur la construction de l’appareil
psychique. Ce qui lui permet d’interroger la notion en vogue actuellement de l’« autodétermination de
l’enfant », argument qui prévaut notamment dans la prise en charge des enfants « transgenres ». — Céline
Masson, initiatrice de l’Observatoire des discours idéologiques sur l’enfant et l’adolescent.

Cette contribution n’émane pas du Champ freudien, mais nous a été transmise à l’initiative de Céline Masson
ce vendredi 2 avril, avec l’accord écrit de l’auteur. Nous l’avons insérée in extremis dans LQ 928, en
hommage au travail de cet Observatoire, dont l’Appel, diffusé par la liste de distribution de Patrick Landman
et republié par Lacan Quotidien, a déjà suscité une ample discussion dans nos pages. LQ publiera dans un
prochain numéro l’entretien que Céline Masson nous a accordé, et qu’elle aura ce samedi avec Laurent
Dupont. — Jacques-Alain Miller

***

Au fil de ma réflexion entamée il y a près de vingt-cinq ans (1), je persiste à penser que nous
sommes emportés par « un changement de monde ». Pour saisir les enjeux de ce
changement, je propose de suivre, parmi d’autres, les travaux de Marcel Gauchet, quand il
parle de l’avènement de la démocratie (2) comme renversement accompli de l’hétéronomie en
autonomie.
Par hétéronomie, il faut entendre la dépendance de l’ordre humain envers un
fondement qui lui est extérieur, en l’occurrence divin. Pendant plusieurs siècles, c’était
l’Autre divin qui définissait le programme de la société ; la religion constituait ainsi le
paradigme du mode de structuration de la collectivité humaine. A ce titre, la religion n’est
pas tant croyance individuelle que manière d’être d’une société conçue pour indiquer sa
place à tout qui en fait partie.
De ce fait, la religion est d’abord autorité hiérarchique, altérité d’essence entre les êtres –
par exemple les aristocrates et les autres, les possédants et les prolétaires – et antériorité
temporelle calquée sur l’extériorité surnaturelle du fondement divin. Ces trois dimensions
avaient donc d’emblée leurs raisons d’être dans le modèle religieux et allaient implicitement
de soi. C’est ce modèle d’organisation collective qui va être renversé – grâce aux avancées de
la science – par l’avènement de la démocratie ; ce dernier va désigner proprement ce processus qui
a renversé point par point les rouages de l’hétéronomie, en donnant naissance à un autre mode de structuration
des communautés humaines qu’il est possible de nommer à bon droit « autonome ». L’avènement de la
démocratie se confond, en d’autres termes, avec la sortie de la religion comprise comme elle doit l’être, c’est-à-
dire non pas simplement comme prise de distance vis-à-vis des croyances religieuses, mais comme rupture avec
l’organisation religieuse du monde » (3).

– 74 –
Autonome, parce que c’est désormais à partir de nous-mêmes que nous organisons la
vie collective, et non plus à partir d’une quelconque transcendance. Néanmoins, mettons
d’emblée en évidence le point délicat : cette nouvelle architecture ne pourra pour autant
prétendre se débarrasser de toute transcendantalité, car les instances socio-politiques qui ont
charge de gouverner sont, elles aussi, contraintes à reprendre une place de prévalence, un
point-fixe endogène, comme l’appelle Jean-Pierre Dupuy (4), pour autant qu’elles prétendent
toujours faire lien social, et cela, même si cette prévalence n’a plus la légitimité implicite que
lui donnait, de près ou de loin, la souveraineté de Dieu. Simplement parce que l’ensemble
est toujours davantage que la somme des parties et parce qu’il est propre aux humains de
devoir se représenter le pouvoir qui les gouverne.
Il n’empêche qu’avec un tel renversement, autorité, altérité et antériorité s’en retrouvent
ébranlées : la première n’a plus spontanément la même légitimité, voire n’en a même plus du
tout ; la seconde se voit remplacée par l’égalité des conditions, trait majeur des démocraties
qu’avait déjà bien mis en évidence la sagacité de Tocqueville, et la troisième, qui impliquait
la temporalité de la tradition, se voit remplacée par l’importance accordée au seul présent,
ce qu’on appelle précisément aujourd’hui « le présentisme ».
Le dernier ouvrage de Marcel Gauchet, quatrième des volumes qui font « L’avènement
de la démocratie », s’intitule « Le nouveau monde (5) ». L’auteur y insiste sur un élément de
plus, d’une importance cruciale, pour percevoir l’ampleur de la mutation qui nous atteint :
c’est que s’il a fallu près de cinq siècles pour passer de l’hétéronomie à l’autonomie, ce ne
serait que très récemment – disons le milieu des années 70 – que l’autonomie est devenue,
désormais à elle seule, notre paradigme sociétal. En effet, comme il l’écrit, ce que l’opposition
terme à terme des traits de la structuration hétéronome et de la structuration autonome tend à faire oublier,
c’est le mélange des deux qui a prévalu longtemps, puisque l’organisation autonome s’est forgée à l’intérieur du
cadre hétéronome (6). Autrement dit, pendant cinq siècles, – de l’âge classique à l’après seconde
guerre mondiale – ce qui a prévalu, c’est un régime mixte, hybride dans lequel l’autonomie
devait contester, voire s’arracher à l’hétéronomie d’hier. Moyennant quoi, cette dernière
restait toujours bel et bien présente et continuait d’être ce à partir de quoi l’autonomie
devait être conquise. Autrement dit, jusqu’il y a peu, les deux régimes – hétéronomie et
autonomie – coexistaient toujours.
Or, depuis les quarante dernières années, – Marcel Gauchet situe le moment de
bascule plus précisément en 1974, avec la crise du pétrole – est survenu un élément
supplémentaire de taille : l’avènement de la démocratie comme mode autonome
d’organisation sociale a pu, en se réalisant jusqu’à son terme, effacer pour de bon
l’empreinte hétéronome et donc s’en dégager complètement.
Le modèle de l’autonomie se présente désormais comme un nouveau monde, né de lui-
même, qui, sans plus rien devoir à l’hétéronomie, s’est auto-construit, générant de ce fait une
nouvelle « hégémonie culturelle », pour reprendre le terme judicieux de Gramsci.
Ce qui subsistait d’empreinte hétéronome dans le fonctionnement collectif s’est brutalement évanoui, en
libérant un remodelage en règle de chacun de ses rouages. (…) Découronnement du politique, ascension du
droit, prise de pouvoir par l’économie, autant d’expressions de ce séisme structurel dont a surgi un paysage
social et politique inédit. (7) Ce sont les spécificités de cette nouvelle donne – ses avantages et ses
inconvénients – qu’il nous faut faire apparaître surtout en ce moment d’émergence où, bien
évidemment, ce sont principalement les mirages de la nouvelle donne qui se présentent à
nous.
Il serait trop fastidieux et inapproprié ici de développer davantage cette lecture qui
paraît néanmoins bien rendre compte à la fois de la révolution extrêmement profonde,
même si c’est insidieusement et à bas bruit qu’elle s’est accomplie, quasiment à notre insu,

– 75 –
que de l’ampleur du changement qui s’est du coup introduit dans notre lecture implicite du
monde, donnant sa pertinence à l’expression de « mutation anthropologique ». C’est
d’ailleurs dans ce contexte que la transgression a changé de statut, puisqu’il n’y a plus
aucune hétéronomie à transgresser.
Ce sont bien, en effet, nos implicites qui en sont transformés : avec l’avènement de la
démocratie, entendue cette fois comme libérée de toute marque d’hétéronomie et
accompagnée de son expansion accélérée à l’échelle du monde, nous sommes passés d’un
monde qui se concevait comme vertical, tel une pyramide, avec la place d’un sommet
d’emblée reconnue comme légitime, à un monde qui se perçoit et se représente désormais
comme horizontal, en réseaux, sans plus de légitimité pour une quelconque place différente
des autres, que j’ai appelée « place d’exception ».
Mais, dans le même mouvement, s’est évanouie la prévalence reconnue à l’ensemble,
au « tous », au « Un » auquel chacun pouvait, dans le monde d’hier, se référer ; c’est en
revanche la prévalence donnée à chacun, – à chaque un – c’est-à-dire à l’individu contraint à
un « vivre ensemble », comme il est souvent dit aujourd’hui. Comme l’écrit joliment le
philosophe Olivier Rey, « Je » était le singulier du « Nous », « Nous » devint le pluriel du « Je » (8).
Autrement dit encore, la mutation opérée par l’évolution sociétale qui nous a menés
d’un lien social hétéronome organisé sur le modèle de la religion (mais tout aussi bien du
patriarcat) à la démocratie advenue (en congruence avec le développement des sciences) a
bien entraîné un changement radical d’hégémonie culturelle.

Une crise de l’humanisation


La mutation de société que nous venons très succinctement de décrire mérite que l’on
s’interroge sur les problèmes qu’elle soulève. Que nous nous débarrassions de l’hétéronomie
une fois pour toutes, que nous fonctionnions de manière autonome, en quoi cela
contreviendrait-il à organiser le vivre ensemble ?
A y regarder de plus près, il faudra bien convenir que rien ne s’oppose à cette
mutation, qu’en soi, elle pourrait même être une évolution porteuse de possibles progrès, (fin
du modèle patriarcal et de sa perpétuation dans l’appareil psychique, place donnée aux
femmes dans le discours sociétal mais surtout au « féminin », possibilité de parole et de
participation d’un chacun à la vie collective...) mais à la condition que l’on en saisisse les
enjeux, car l’autonomie psychique soi-disant désormais acquise d’emblée n’est pas la même
que celle qui se construit en se libérant de l’hétéronomie.
Simplement parce qu’en ce dernier cas, l’appareil psychique du sujet a eu le temps de
se construire pour pouvoir ensuite s’autonomiser, alors que dans l’autonomie d’emblée
acquise, le temps de cette construction psychique du sujet a pu être escamoté et n’a, dès lors,
comme plus eu sa raison d’être. Mais, qui est alors ce sujet né de lui-même et d’emblée ?
Autrement dit, se libérer est une chose, être libre en est une autre, car cette dernière ne
donne pas les modalités pour user de sa liberté.
Ceci est d’autant plus important que chaque être humain doit s’approprier ce qui
caractérise la spécificité de l’espèce. L’enfant est bien, au début de sa vie, cet in-fans, ce non-
(encore)-parlant qui va devoir intégrer ce que parler implique et il ne pourra le faire que si
d’autres autour de lui parlent avant lui. Donc, se trouve d’emblée inscrite au programme,
une dépendance à l’égard de ses premiers autres qui va à l’encontre de cette autonomie
allant aujourd’hui d’emblée de soi, auto-construite.

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Voilà pourquoi je soutiens que nous sommes dans une crise inédite de l’humanisation, le terme de
« crise » signifiant ici moment de traversée particulièrement difficile. Simplement parce qu’est aujourd’hui
devenue obsolète la manière de transmettre la nécessité de la perte qu’exige l’humanisation, laquelle passait
depuis plus de vingt-cinq siècles par l’instance paternelle qui, elle-même, se soutenait pour sa légitimité de
l’organisation sociétale patriarcale.
Remarquons néanmoins que cette péremption est encore loin d’avoir atteint tous les habitants de la
Terre, car ce n’est que dans nos sociétés dites occidentales que le patriarcat a pu être radicalement remis en
question. De ce fait, spontanément, nous n’acquiesçons plus à l’architecture symbolique du monde d’hier.
Désenchantement du monde oblige !
C’est ce modèle patriarcal que la science, les Lumières, mais aussi le combat des femmes ont rendu
obsolète et que la démocratie prétend à juste titre configurer aujourd’hui autrement, ouvrant la porte à un
ensemble de remaniements qui vont de l’horizontalité sociale à l’égalité parentale.
Dans le monde d’hier, c’était le père qui avait la charge de présentifier la négativité à l’enfant : c’est lui
qui portait le chapeau du nécessaire frein à la jouissance. Autrement dit, si l’enfant devait devenir l’enfant du
père, c’est parce qu’il ne pouvait pas rester l’enfant seulement de la mère. Il fallait – et il le faut toujours –
qu’il naisse deux fois, une première comme paquet de chair et une seconde comme être de langage. Il s’agissait
donc à cette époque d’exiger que l’enfant consente à perdre la toute-présence de l’autre maternel du début de la
vie. Au nom précisément de ce que c’était comme homme que le père s’occupait de la mère et de sa jouissance,
décomplétant du même coup celle que l’enfant avait pu avoir auprès d’elle.
Il n’y a pas à faire de longs développements pour entendre qu’avec les changements que j’ai décrits, ce
modèle, aujourd’hui, s’avère périmé : le père n’a plus cette légitimité sociétale d’hier et, de ce fait, beaucoup de
ces nouveaux pères passent leur énergie à chercher la place qu’il leur reste. Au nom de quoi peuvent-ils rappeler
la pertinence de la perte, de la négativité ? De plus, en délégitimant le père, on a implicitement laissé les
valeurs maternelles prendre le dessus : tous les moyens sont aujourd’hui bienvenus pour valoriser la polarité de
la présence, via celle de la mère bien sûr, mais aussi via celle de l’objet de consommation qui entretient alors
chacun dans l’illusion que la négativité n’a plus lieu d’être.
C’est exactement ce que décrit le philosophe d’origine coréenne, Byung-Chul Han, lorsqu’il écrit que
nous sommes passés d’une société de la négativité à une société de la positivité. C’est ainsi qu’il lit un ensemble
de traits comme la transparence, la dépolitisation, la dictature de l’émotion… rappelant que « la société
positive est en train de réorganiser entièrement l’âme humaine ». (9) »

Conséquences sur la construction de l’appareil psychique


Il serait étonnant qu’une telle mutation soit sans effet sur la construction de l’appareil
psychique, et ceci à deux niveaux, celui de l’enfant, c’est-à-dire au temps de sa construction,
mais aussi celui de sujets adultes déjà ainsi organisés psychiquement.
L’enfant qui arrive dans ce nouveau monde est donc d’emblée reconnu potentiellement
comme une individualité à part entière. L’effet positif est d’abord qu’il sera reconnu comme
singularité, et donc valorisé comme tel. « L’enfant est une personne », nous a seriné à juste
titre Françoise Dolto ! Mais il y a le risque d’un envers : il pourra être privé des balises, des
repères qui lui disent à quoi il est « obligé » pour trouver sa voie et il ne sera plus contraint
de la même façon à intégrer la nécessité de s’investir psychiquement, de « subjectiver ».
Autrement dit, dans ce nouveau monde, qui est le nôtre aujourd’hui, sa liberté et sa
singularité sont à ce point reconnues d’emblée, que cela peut le mettre en position de croire
qu’il a la liberté de « choisir » d’entrer dans la danse, là où auparavant il y était d’emblée
contraint. D’où, sans doute, l’augmentation des enfants qui disent ne pas avoir demandé de
vivre. Si hier, il refusait, son refus impliquait son investissement psychique – et donc sa
responsabilité – alors que, dans le modèle de l’autonomie acquise d’emblée, il lui est reconnu
la liberté de choix… donc y compris celle de pouvoir ne pas s’engager subjectivement.

– 77 –
En fait, il n’est absolument pas certain que ceci aide l’enfant ou le jeune d’aujourd’hui
à se confronter à la difficulté, autrement dit à grandir psychiquement, d’autant plus que tout
cela se passe à un âge précoce qui, forcément, inscrit des traces qui resteront actives. De
plus, ce qui ne lui sera pas indiqué, c’est comment faire alors pour soutenir sa singularité,
frayer sa voie, se confronter aux autres... , tout ceci demandant l’investissement auquel il a
pu échapper. Seule pourra lui venir en aide l’expérience qu’il fera, mais comme on le sait,
celle-ci peut être cruelle et traumatique aussi bien que révélatrice et inventive. A cet égard,
aucune garantie n’existe. Dans le monde d’hier, la garantie n’était pas non plus au rendez-
vous, loin s’en faut, mais en revanche la donne de départ ne laissait pas le choix, il fallait
« subjectiver », – « condamné à investir » disait Piera Aulagnier – simplement parce qu’il n’y
avait pas d’alternative.
Pour le dire en un mot, le modèle d’hier était contraignant et il ne restait à l’enfant que
l’acceptation ; celui d’aujourd’hui laisse le choix largement ouvert, mais à un moment où il
n’est pas sûr que cela aide l’enfant à accepter de choisir, c’est-à-dire de consentir à renoncer à ce
qu’il n’aura pas choisi !
De plus, en ne devant plus se confronter à la génération du dessus, tant la capacité de
celle-ci de tenir sa place est sous le coup de cette délégitimation, c’est comme si la possibilité
de l’adresse et de l’interpellation avait disparu ; la croyance est alors d’autant plus laissée à
l’enfant qu’il peut grandir sans devoir assumer les contraintes, fussent-elles celles de son
investissement.
D’une certaine façon, en entérinant l’évolution sociétale, la génération des parents a –
sans le vouloir – comme « menti » à la génération suivante en lui laissant croire qu’elle
pouvait échapper à la confrontation ; s’ensuit que des jeunes se construisent ou se sont déjà
construits dans le refus de l’autorité, dans la possibilité de s’immuniser contre l’altérité, et
dans la récusation de l’antériorité ; c’est alors comme si les contraintes mêmes de notre
condition langagière ne leur étaient plus, ou ne leur avaient plus été transmises.
Ceci laisse alors entière la question de savoir comment va se transmettre ce qui reste
pourtant toujours à l’ordre du jour. Nous sommes la seule espèce animale qui soit contrainte
à intégrer ce que suppose l’usage du Symbolique. A ce titre-là, nous ne pouvons effacer la
prévalence de notre dette au langage.
Mais, si le modèle d’hier – paternel symbolique – est aujourd’hui périmé, il nous faut
peut-être être d’autant plus attentifs à ce qui se passe – et s’est toujours passé – à partir du
réel maternel
Bien sûr, les lectures sont à cet égard nombreuses chez les psychanalystes, mais il est
aussi intéressant de remarquer que c’est un des seuls points qui fait unanimité : il faut un
effet de séparation entre la mère et l’enfant ; ce dernier ne peut pas rester « collé » à la mère.
D’aucuns, pourtant, refusent l’idée d’un déclin de la loi du père et ses effets sur la
clinique, sous le prétexte que ce constat irait de pair avec un vœu de restauration de l’ordre
patriarcal. Ma position à cet égard est différente. Je pense au contraire, que c’est tout l’enjeu
de notre société : comment intégrer ce déclin dont nous pouvons identifier les conséquences
dans notre clinique quotidienne.
Il ne s’agit donc pas de vouloir restaurer le modèle d’hier, mais simplement de ne pas
avoir la naïveté de penser que ce moment d’advenue de l’autonomie soit sans difficultés
spécifiques, comme nous venons de le voir.
Car, ce que d’aucuns qualifient de « mutation anthropologique », nous oblige à devoir
trouver d’autres repères pour assurer la transmission de la condition d’être parlant, alors que
cette dernière reste bel et bien toujours d’actualité.

– 78 –
Et ceci est bien sûr important pour la clinique de l’enfant mais tout autant pour celle
de l’adulte ; car s’il a pu, enfant, échapper à ce qu’exige l’humanisation, il n’aura pas
incorporé les « contraintes réelles du Symbolique » qui restent pourtant de mise ; il pourra
sans doute être socialisé, mais sans avoir été préalablement astreint à ce qu’exige
l’humanisation et il vivra alors au quotidien les traces de cette méprise.
Autrement dit, il sera d’autant plus contraint de partager les idéaux sociaux de « l’air
du temps », par exemple l’égalité, le refus du racisme, l’autonomie, l’amour sans conditions,
mais il ne pourra aucunement s’appuyer pour ce faire sur sa propre structuration psychique,
sur sa propre subjectivation. Il ne pourra qu’endosser le « prêt à penser » et se trouvera
d’autant plus enclin à le partager, mais sans pouvoir en endosser la responsabilité.
Entendons-nous bien, il ne s’agit pas ici d’une quelconque leçon de morale. Il s’agit
simplement de prendre la mesure de ce que la nouvelle donne d’aujourd’hui favorise, voire
invite l’évitement de l’engagement subjectif avec l’effet de déresponsabilisation qui ne peut
que s’ensuivre.
J’ajouterai que ce que je viens de décrire en est aujourd’hui à la troisième génération ;
la première a concrètement pu se libérer de l’hétéronomie encore présente dans l’hybridité ;
elle avait, de ce fait, encore bel et bien inscrite en elle les effets de ladite hétéronomie. La
deuxième génération a été invitée à se libérer, mais n’a plus trouvé la génération du dessus –
toute branchée sur sa libération récemment acquise – pour l’aider à sa propre construction
psychique. C’est ainsi qu’a pu avoir lieu l’effacement effectif de ce qui était dû à
l’hétéronomie. Mais à la troisième génération, l’effacement de l’hétéronomie est
effectivement accompli, jusqu’à même faire disparaître la trace de l’effacement. L’autonomie
se présente alors comme le nouveau fondement, cette fois non plus ancrée dans l’altérité,
mais seulement référée à elle-même, réalisant alors, dans le réel, le fantasme de l’individu auto-
déterminé que le droit devrait se donner alors la charge de garantir.
N’aurions-nous pas aujourd’hui à faire à un ensemble d’effets de ce que
l’incontournable travail de subjectivation, hier d’emblée au programme, a été laissé, dans le
nouveau monde, au libre choix de chaque « un » ? Ne serions-nous pas dès lors face au
risque de la tyrannie des uns ?
N’avons-nous pas à faire, dans notre actualité, aux conséquences de ce changement
d’hégémonie culturelle accompli en trois générations sur les processus de structuration de la
réalité psychique ? Et l’état actuel de nos difficultés sociétales de tous ordres ne serait-il pas le
résultat de ce que nous n’avons pas voulu prendre en compte cette difficulté de
transmission et les conditions requises par celle-ci ? Ne sommes-nous pas en train de
continuer à le dénier ?
J’entends déjà les réactions : dire cela, c’est trouver que « C’était mieux avant » ; cela
implique donc qu’il faut en revenir au monde d’hier, c’est faire prévaloir le pessimisme et ne
pas vouloir donner ses chances à l’évolution dans son versant positif ; c’est la preuve d’une
incompréhension du monde tel qu’il va…
Je soutiens l’inverse ! Je pense plutôt qu’il s’agit d’une vraie question que nous devrions
être à même de nous poser. Car, il ne convient pas de penser pouvoir, ni vouloir en revenir
au modèle d’hier, – par exemple, il ne s’agit pas de dénier la pertinence de l’égalité
parentale, ni celle de la participation des femmes au destin collectif –, mais de prendre la
mesure des nouvelles difficultés que cette mutation sociétale entraîne pour les sujets, et tout
particulièrement pour ceux d’entre eux qui y sont le plus perméables.

– 79 –
Car bien évidemment, ceci ne touche pas tout le monde de la même façon, loin de là !
Il y aura des différences considérables entre ceux et celles qui auront continué à profiter des
mécanismes de structuration hétéronome via leurs structures familiales encore consistantes,
et ceux et celles dont les parents ont été livrés à la nouvelle donne ou sont à ce point
précarisés qu’ils n’ont pu qu’être emportés dans cet « air du temps ». Il va en effet de soi
qu’ainsi, nous préparons l’émergence de nouvelles inégalités conséquentes, cette fois non
plus tant à cause des conditions économiques, qu’à cause des conditions psychiques et
sociétales
Car nous aurons ainsi produit des sujets sous-équipés, parce que non seulement privés
des outils psychiques nécessaires pour pouvoir être ces individus autoentrepreneurs d’eux-
mêmes qu’ils devraient être aujourd’hui, mais incapables de faire objection à cette exigence
d’autonomie du Nouveau monde : ils y adhéreront plutôt, mais en portant avec eux les
graves méconnaissances que le modèle implique.
A leur insu, ils auront en effet participé de ce fantasme collectif d’auto-construction qui
les laissera éminemment démunis quand il s’agira de s’appuyer sur leurs propres forces
pulsionnelles, puisque celles-ci n’auront pas été contraintes à se confronter ni à l’altérité, ni à
l’autorité, ni à l’antériorité. La pulsion restera alors inentamée, comme « enkystée », sans
qu’elle ait eu à intégrer le travail psychique que Freud appelait « le sacrifice de la pulsion ».
Il ne s’agit pas ici de généraliser cette lecture et de l’appliquer à tout le monde, mais au
moins de convenir qu’elle semble bien se présenter de plus en plus fréquemment dans la
clinique des enfants, aussi bien que dans celle des adultes.
Nous voilà donc bien contraints à poser la question dérangeante : et s’il nous fallait
reconnaître – plutôt que de continuer à le dénier – que la mutation dans laquelle nous
sommes engagés n’a pas pris la mesure de ce qu’en n’inscrivant plus à son programme la
structuration psychique, elle s’est contentée de rester dans l’ivresse de se libérer de la
tyrannie hétéronome d’hier ? Elle aurait ainsi miné sans le vouloir mais aussi sans vouloir le
savoir, les ressorts de ce qui pourtant reste indispensable pour faire un sujet citoyen adulte
assumant sa division et donc à la hauteur de sa tâche.

Conclure
Impossible pour moi de conclure autrement qu’en citant ces propos de Marcel Gauchet à
propos de ce qu’il a appelé « l’enfant du désir » : Pour des motifs hautement respectables, nous avons
touché sans nous en rendre compte à des ressorts de la genèse subjective que nous ne soupçonnions pas. Il faut
le regarder en face. Le combat des Lumières, ce ne saurait être, au nom des valeurs des Lumières, le refus
obscurantiste d’explorer leur part d’ombre (10).

1. J.P. Lebrun, Un monde sans limite, Erès, 1997 et très récemment Un immonde sans limite, Erès, 2020.
2. M. Gauchet, L’avènement de la démocratie, quatre volumes, Gallimard, 2007-2017.
3. M. Gauchet, Pourquoi l’avènement de la démocratie ?, Le Débat, n°1, 2017, p. 184.
4. J.P. Dupuy, Introduction aux sciences sociales, Ellipses, 1992.
5. M. Gauchet, L’avènement de la démocratie, vol. IV, Le nouveau monde, Gallimard, 2017.
6. M. Gauchet, Pourquoi l’avènement de la démocratie, op. cit., p. 186.
7. Ibid. p. 192.
8. O. Rey, Quand le monde s’est fait nombre, Stock, 2016, p. 62.
9. B.-C. Han, La société de la fatigue, Circé, 2014.
10. M. Gauchet, L’enfant du désir, Le Débat, n° 132, novembre-décembre 2004, p. 121.

– 80 –
UN DERNIER SON DE CLOCHE
NOUS ARRIVE IN EXTREMIS DE BUENOS AIRES

Flory Kruger, Lettre à Jacques-Alain sur les trans

Mi querido J.A.,
Tu diálogo con Eric Marty me enseña, me abre nuevos interrogantes, y no me resulta fácil
dar alguna respuesta desde el psicoanálisis. No he tenido experiencia directa en mi práctica
con pacientes trans. En cambio, he escuchado a muchos homosexuales, tanto gays como
lesbianas, pero los trans son otra cosa.
Si bien el transexualismo no se constituyó en un significante amo para Lacan, eso no
era relevante en su época! Pero hoy, el querer sustituir el sexo por género, la presencia cada
vez importante de los trans, mas la imposición de los activistas trans, hacen del trans un
significante amo que como analistas no podemos descuidar, ni quedarnos pasivos frente a
este movimiento mundial.
Recordaba la famosa frase de Lacan de su escrito « Función y Campo de la palabra y
el lenguaje », que dice: « Mejor pues que renuncie quien no pueda unir a su horizonte la
subjetividad de la época. »
El problema que se nos presenta no es solo el de los trans, sino el « activismo trans »
que se vuelve implacable frente a algún cuestionamiento o simplemente algún comentario
que ellos no comparten respecto de los trans. Ellos se ocupan de desplegar campañas de
desacreditación que llevan a los que escriben o comentan algo al respecto, ¡a guardar
silencio!
Desde nuestro lugar como analistas, pienso que hay que poder ayudar a distinguir en
cada caso, cuando se trata de una identificación imaginaria entre jóvenes, entre grupos de
amigos que ejercen una influencia en esa linea, pero que con el paso del tiempo y una
escucha analítica esa identificación seguramente se puede hacer caer.
Distinguir decía, la identificación de lo que sería una verdadera determinación trans,
que para el psicoanálisis se ubicaría en el terreno de la psicosis. Conocemos casos de trans
que llegaron a intervenir sus organismos y que luego se arrepintieron cuando ya no era
posible una marcha atrás. En esos casos, sin duda, una escucha analítica hubiera jugado un
papel fundamental.
En mi adolescencia, las identificaciones entre los jóvenes, se jugaban a nivel de la
política, los partidos de izquierda eran los que captaban a la mayoría de los jóvenes que,
siguiendo al Che Guevara, imaginaban un mundo mejor, incluso yéndose a Cuba. ¡Qué
atrás quedó todo eso! Cuantos de mis pares recuerdan esa época como una pasión de
juventud que pasó a otro plano.
Un abrazo.

– 81 –
Très cher J.-A.,
Ton dialogue avec Éric Marty m’enseigne, et m’ouvre à de nouvelles questions auxquelles il
ne m’est pas facile de répondre à partir de la psychanalyse. Je n’ai pas eu d’expérience dans
mon cabinet avec des patients trans. En revanche, j’ai écouté de nombreux homosexuels,
tant des gays que des lesbiennes, mais les trans, c’est autre chose.
Si le trans ne s’est pas constitué en signifiant-maître pour Lacan, c’est que la question
n’avait guère d’importance à l’époque ! Mais aujourd’hui, on voit apparaitre une volonté de
substituer le genre au sexe, la présence des trans se fait toujours plus importante et les
manifestations des activistes trans se multiplient. Tout cela fait du trans un signifiant-maître.
En tant qu’analystes, nous ne pouvons pas plus l’ignorer que rester passifs face à ce
mouvement mondial.
Il me revenait à l’esprit la fameuse phrase de l’écrit de Lacan « Fonction et champ de la
parole et du langage » : « Qu’y renonce [à être analyste] donc plutôt celui qui ne peut
rejoindre à son horizon la subjectivité de son époque. »
Le problème qui se présente à nous n’est pas seulement celui des trans, mais aussi celui
de « l’activisme trans ». Il est implacablement fermé à tout questionnement sur les trans, et
même à tout commentaire, pour peu qu’ils ne soient pas d’accord avec celui-ci. Ils animent
des campagnes faites pour nous discréditer, ce qui conduit ceux qui s’expriment sur ce thème
à garder le silence.
Quand nous occupons la place d’analyste, je pense que nous avons à distinguer dans
chaque cas entre deux versants. S’agit-il d’une identification imaginaire entre amis ou
groupes d’amis, dont l’influence est certainement destinée à tomber avec le temps, et grâce à
une écoute analytique ? Ou bien sommes-nous devant une véritable détermination
transsexuelle, qui pour nous se situerait alors sur le terrain de la psychose ? Nous avons déjà
vu des cas de trans qui, après avoir obtenu une intervention sur leur organisme, s’en sont
ensuite repentis, alors que le retour en arrière n’était plus possible. Dans les cas du second
versant, une écoute analytique aurait pu sans aucun doute jouer un rôle fondamental.
Dans mon adolescence, les identifications entre les jeunes ne se jouaient pas sur ce
terrain, mais au niveau de la politique. Les partis de gauche captaient la majorité des jeunes,
qui suivaient Che Guevara en imaginant un monde meilleur, y compris en partant s’exiler à
Cuba. C’est si loin de nous aujourd’hui. Combien de mes contemporains se souviennent de
cette époque comme de celle de leur passion de jeunesse ! Celle-ci est passée sur un autre
plan.
Un abrazo. – Buenos Aires, le 3 avril 2021
Traduction :
Pierre-Gilles Gueguen et Jacques-Alain Miller

– 82 –
LACAN QUOTIDIEN www.lacanquotidien.fr


DIRECTRICE : Eve Miller-Rose
MAQUETTISTE : Luc Garcia
ÉLECTRONICIEN : Nicolas Rose
RELECTURES : Sylvie Goumet, Anne Weinstein
SECRÉTARIAT : Nathalie Marchaison
SECRÉTAIRE GÉNÉRALE : Carole Dewambrechies-La Sagna

ÉDITORIALISTES
Christiane Alberti, Philippe De Georges, Anaëlle Lebovits-Quenehen, François Regnault

CHRONIQUES
Monique Amirault (la langue), Philippe Bénichou (le théâtre), Hélène Bonnaud (la famille),
Hervé Castanet (l’envoyé spécial), Laurent Dupont (interviews), Nathalie Georges-Lambrichs
(littérature et poésie), Deborah Gutermann-Jacquet (le féminisme), Philippe Hellebois
(humeurs et humour), France Jaigu (les States), François Leguil (lectures), Daniel Roy (allons
z’enfants), Laura Sokolowsky (le freudisme), Gérard Wajcman (l’art)

COMMENTAIRE CONTINU DE L’ACTUALITÉ CLINIQUE


François Ansermet, Eric Laurent, Jean-Claude Maleval

ASSISTANTE DE RÉDACTION
Rose-Marie Bognar

COMITÉ EXÉCUTIF
Eve Miller-Rose (éditrice responsable) eve.navarin@gmail.com
Jacques-Alain Miller (conseiller) ja.miller@orange.fr

LACAN QUOTIDIEN est une production de NAVARIN ÉDITEUR


RÉDACTION : 1, AVENUE DE L’OBSERVATOIRE, PARIS 6e – SIÈGE SOCIAL : 1, RUE HUYSMANS, PARIS 6E
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– 83 –
L’École de la Cause freudienne
lance sa chaîne YouTube

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Échos du mouvement lacanien international dans sa diversité

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Chef des programmes : Laurent


– 84 – Dupont, lwt.chef@gmail.com
LES TRANS DANS LE SILLAGE DU WOKE
par Céline Masson avec Anna Cognet et Anne Perret,
en conversation avec Laurent Dupont

L’ARRÊTÉ SCÉLÉRAT
par Fernando de Amorim et Nathalie Georges-Lambrichs

LE PUBLIC AURA TOUT


par Jacques-Alain Miller

– 85 –
Céline Masson
avec Anna Cognet et Anne Perret
en conversation avec Laurent Dupont

LES TRANS DANS LE SILLAGE DU WOKE


Ce que l’on voit quand on regarde avec les yeux du nouvel Observatoire
des discours idéologiques sur l’enfant et l’adolescent

Laurent Dupont : Chère Céline Masson, vous alertiez dès 2018 dans Marianne sur les
« dérives identitaires » à l’Université. Ce que vous appeliez alors « l’identification aux
dominés » n’est pas sans lien avec le thème de notre entretien d’aujourd’hui. Mais si nous
avons voulu converser avec vous, c’est que vous êtes à l’initiative du tout récent Observatoire
des discours idéologiques sur l’enfant et l’adolescent, qui a conçu et diffusé un Appel concernant
l’impact des pratiques médicales sur les enfants diagnostiqués dysphoriques de genre.
Aussitôt après la diffusion du documentaire Petite fille, des collègues avaient fait part de
leurs inquiétudes à ce sujet dans Lacan Quotidien. Mais ce n’était là que des réactions
individuelles. Votre Appel témoignait, lui, d’une réflexion collective, et prenait une position
claire sur le plan clinique. De ce fait, il a eu dans le Champ freudien un effet de réveil. Je ne
résiste pas au plaisir de vous citer la lettre de Jacques-Alain Miller à Angelina Harari,
l’actuelle présidente de l’Association Mondiale de Psychanalyse, que celle-ci a voulu
répercuter hier soir aux directions des sept Écoles de l’AMP : « Cependant, la récente
diffusion par l’Observatoire d’un texte présenté comme un Appel montre à l’évidence qu’à

– 86 –
l’extérieur du Champ freudien, on était bien plus avancé que nous, tant dans l’élaboration
collective que dans la prise de décision politique. Ceci, indépendamment du mérite des
remarques et objections que plusieurs d’entre nous ont aussitôt élevés au sujet du texte. »
Au fronton de Lacan Quotidien flotte ce mot de Lacan : « Le maître de demain, c’est
dès aujourd’hui qu’il commande. » Il me semble que dans les médias, les universités, auprès
de la jeunesse en général, nous avons affaire à un discours qui a tendance à devenir le
nouveau discours du maître.
Depuis la diffusion de votre Appel dans Lacan Quotidien, pas moins de dix numéros
sont sortis à son propos. C’est dire si cet Appel a retenti chez nous. Nous avons reçu des
textes d’Argentine, d’Espagne, d’Italie, évidemment de France. Merci de votre coup de
semonce. Et merci également à Patrick Landman d’en avoir été le relais sur sa liste de
diffusion si précieuse. Je voudrais d’abord savoir comment vous est venu l’idée de cet
Observatoire.

D’où vient et où va le nouvel Observatoire ?


Céline Masson : Le signal d’alerte, c’est le documentaire Petite fille. C’est ce qui a donné
lieu à une écriture collective que j’ai initiée avec une tribune dans Marianne (1), co-signée
avec Jean-Pierre Lebrun et Caroline Eliacheff notamment, alors que Télérama parlait d’un
film formidable, d’une ode lumineuse. Des psychanalystes ont été interpellés par cette façon
de dépeindre l’enfant et par la manière dont sa parole était traitée.
Travaillant depuis longtemps sur les discours idéologiques, il m’a semblé qu’il
s’agissait quasiment d’un film de propagande où l’enfant servirait d’étendard à des causes
militantes. On fabrique un symptôme, la « dysphorie de genre », labellisé par le DSM et qui
semble fasciner un certain nombre de psychiatres. Ce film Petite fille n’est pas un
épiphénomène, il montre assez remarquablement la manière dont la parole de l’enfant est
confisquée par l’adulte, qui prétend qu’il sait ce qui est bien pour lui parce que l’enfant le
demande. Un film, c’est avant tout un montage, et ce montage est exceptionnel en ce sens
qu’il vient donner de manière fulgurante une image de notre société, et la manière dont elle
fabrique des enfants « transgenres ».
C’est bien cette mise en scène frappante qui nous a saisis, nous avons alors formé un
collectif autour d’un texte qui a fait tribune et dans le même mouvement, créé
l’Observatoire. Nous avons reçu de très nombreux messages suite à la parution de cette
tribune dans Marianne, non seulement de psychanalystes, mais de parents, d’enseignants, de
journalistes évidemment, de médecins aussi, des médecins scolaires.
LD : Vous l’avez appelé : « Observatoire des discours idéologiques… » C’est au-delà
de la question trans.

– 87 –
CM : Mon idée, effectivement, c’est que l’on s’inscrit dans un climat où finalement
les débats sont préemptés par une certaine militance qui tend à censurer quiconque ne
répond pas à certains critères établis par une poignée de gens actifs sur les réseaux. En
découle ce qu’on appelle la cancel culture, traduite par « culture de l’annulation », je dirais
plutôt « culture de l’indignation ». Une culture victimaire. On s’indigne, on se révolte face à
des injustices. Il est nécessaire de combattre les discriminations, les injustices. On peut se
révolter et c’est sûrement salutaire, mais cette culture de l’indignation émane directement du
« politiquement correct », ou du politiquement woke. Woke, ça veut dire être en éveil, et surtout
face aux discriminations, au racisme. Ce politiquement woke se rencontre à tous les niveaux
de la société, sur les réseaux sociaux, dans le monde de la culture, le cinéma, la littérature.
On en a des exemples quasi quotidiennement : des statues déboulonnées, des conférences
annulées, etc. Plus aucun débat critique n’est dès lors possible, une pensée unique triomphe
alors sans aucune résistance. Des libertés sont rognées au nom de certaines croyances. C’est
ce climat que nous retrouvons à l’université, par exemple à l’université de Lille, une
escouade de militants accompagné d’enseignants avait tenté de contraindre des étudiants à
renoncer à leur projet jugé non politiquement correct, Sylviane Agacinski avait dû renoncer
sous la menace, à sa conférence sur la GPA à l’ère de sa reproductibilité technique.
C’est de ce lieu, l’université, que j’ai pu observer une contagion de certains discours
qu’on retrouve aussi dans certains lieux cliniques.
Il ne faut pas généraliser, ce n’est pas toute l’Université qui est gangrénée, mais il est
vrai que nous retrouvons un entrisme militant de minorités oppressives qui exercent des
contraintes sur l’opinion publique, qui bien souvent n’a pas conscience qu’elle est soumise à
de nouvelles normes. Des idées essaiment de manière insidieuse à tous les niveaux de notre
société y compris dans le champ de la clinique, il faudrait là aussi créer un woke, un éveil, une
prise de conscience chez nos collègues, alors que ces minorités assez furieusement engagées
font pression sur une majorité. Freud dans L’avenir d’une illusion parlait de minorités ayant
compris comment s'approprier les moyens de puissance et de coercition.
L’Université après tout est une caisse de résonance de ce qui se passe dans la société.
Fort heureusement, on voit ça et là des voix s’élever afin de refuser publiquement ces
assignations réductrices et clivantes : être réduit à la couleur de sa peau, de son sexe ; des
féministes rappellent que le sexe biologique, et pas uniquement l’identité de genre choisie,
compte pour la défense des droits. Notre voix compte parmi ces voix, nous nous y associons.
C’est en tant que chercheur et psychanalyste engagée pour une certaine intelligibilité
que j’ai réagi à ce qui se passe chez les enfants dits transgenres, dont la parole semble portée
avant tout par une certaine nébuleuse militante dans le sillage du woke.

– 88 –
L’Observatoire est un collectif qui s’intéresse à ces enjeux, aux discours idéologiques,
et à leur impact sur les pratiques cliniques et médicales. Nous sommes des observateurs des
« signes des temps », pour reprendre le beau titre de l’émission de Marc Weitzmann sur
France Culture. Nous sommes pour la plupart psychanalystes, psychiatres pour certains
enseignants-chercheurs, des enseignants du secondaire comme Delphine Girard fondatrice
de Vigilance Collèges et Lycées. Des médecins somaticiens nous ont rejoints, notamment
endocrinologues (Nicole Athéa très impliquée auprès des personnes trans qu’elle a beaucoup
aidées), pédiatres voire même chirurgiens (Anne-Laure Boch, neurochirurgienne a signé avec
nous la première tribune, ainsi que l’appel, très critique de l’hypertechnicité d’une médecine
sans âme). Le philosophe Jean-François Braunstein et le sociologue Smaïn Laacher sont
attentifs à nos travaux auxquels ils participent. Des avocats et magistrats soutiennent
l’observatoire. Plusieurs centaines de collègues ont signé l’appel qui circule dans le milieu
psychanalytique parmi lesquels de nombreux psychanalystes. Certains se sont associés
activement afin de penser ensemble ce qui se joue pour ces jeunes, à la fois cliniquement,
socialement et politiquement.
Le ministère de l’Éducation nationale a pris connaissance du texte de l’appel et le
soutient.
L’Observatoire est sollicité par des associations de parents préoccupés par les réponses
médicales qui leur sont données, notamment au Canada mais aussi en Angleterre, en Suisse.
Des juristes pour l’enfance ont diffusé notre appel dans plusieurs pays.
LD : Il y a aussi un côté lanceur d’alerte.
CM : C’est le mot. C’est le sens de l’Appel. L’Appel est un texte qui alerte par une
argumentation non polémique mais critique, il s’adresse notamment au milieu psychiatrique
et psychanalytique, aux médecins. Beaucoup de collègues se sont très vite mobilisés, chacun
à sa manière, de plusieurs associations : la SPP, par Jacqueline Schaeffer ; l’APF, par Claire
Squires, qui est maître de conférence et psychiatre ; la SPF chez Patrick Guyomard ; Jean
Pierre Lebrun et Pascale Belot Fourcade, de l’ALI ; A Espace analytique, Laurence Croix
qui participe à nos travaux s’en est fait le porte-voix ; et vous, évidemment à l’ECF. Vous êtes
ceux qui vous êtes le plus mobilisés, on en est ravi. C’est très important pour l’instant de
lancer cette alerte auprès de nos collègues psychanalystes.

De « Petite fille » à la Tavistock


LD : L’Appel est centré sur l’enfant et la question trans. Le documentaire Petite fille présente
un enfant qui serait le prince de sa parole, seul maître en son royaume, gommant toute trace
de l’inconscient.

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Anna Cognet : Une mobilisation s’est organisée à partir
d’un état de choc - le mot est un peu fort - face au
documentaire. Plusieurs collègues étaient scandalisés de
manière spontanée, mais après, il fallait produire
l’interprétation de cet état, et que l’on arrive à en écrire
quelque chose. Nous voulions être prudents, et distinguer ce
qui revenait à ce petit garçon, à sa souffrance, et, d’un autre
côté, rendre un peu solide notre argumentaire. On s’est
beaucoup renseignés, on a interviewé des acteurs du
mouvement LGBT, on est allé chercher à l’étranger, au
Canada, en Suède. Ce qui ressortait des pays qui ont mis
depuis longtemps en œuvre ces programmes de transformation pour les enfants, c’est qu’ils
ont tout un corpus de remises en cause de ces pratiques. En France, on dit souvent qu’on est
un peu en retard en termes de tolérance vis à vis des minorités, vis à vis de ce type de luttes.
Au final, on est surtout en retard quant à la perception du risque de dérives.
Dans les pays les plus ouverts à ce type de modifications, aux droits des minorités – les
États-Unis, le Canada, les pays nordiques comme la Suède, qui ont été pionniers – il y a un
début de retournement. Les premières conséquences de ces situations se sont fait sentir, et
certaines sont dramatiques. On constate l’émergence d’associations et la réalisation de
documentaires dénonçant la nocivité de ces pratiques. Nous ne sommes finalement pas seuls
à nous poser des questions. En France peut être, mais dans d’autres pays une réflexion s’est
engagée.
LD : Vous faites notamment allusion au documentaire suédois Trans Train ?
AC : Oui, mais également à une association canadienne très active. Et plus on fouille,
plus on découvre que beaucoup s’interrogent. Par exemple, en Grande Bretagne, c’est
devenu un sujet important que la BBC a mis en lumière avec des sujets sur les
« détransitionneurs ».
Lisez le jugement visant la Tavistock Clinic pour le cas Keyra Bell. C’est absolument
passionnant. La juge s’est beaucoup investie pour démontrer que les études qui avaient été
faites par la Clinic ne prouvaient rien, et qu’il y avait méconnaissance des conséquences sur
les corps et les vies. La Tavistock n’avait pas fait le travail qui aurait été nécessaire pour
justifier des interventions sur des mineurs.
Nous avons lu et répertorié tous les arguments qui existaient déjà. Des mineurs ne
devraient pas être amenés à pouvoir prendre des décisions aussi radicales contre leur corps.
Tout ce qui est soi-disant sans danger sur un plan médical, ne l’est pas dans le réel. Donc,
nous travaillons de manière pluridisciplinaire : éthique, philosophique, psychanalytique
évidemment, parce que c’est notre terrain de pensée, mais aussi médicale et juridique.

– 90 –
LD : Il me semble qu’il y a du côté trans, un impensé du consentement. Comme si le
verrou ne fonctionnait pas. Est-ce que je me trompe en disant ça ?
AC : Je suis parfaitement d’accord, et je pense que vous l’exprimez bien. On voit bien
que, pour la plupart des militants trans, il y a quelque chose qui ne peut pas se dire. Tous les
cliniciens qui ont quitté la Tavistock ces dernières années disent un peu la même chose. Ils
ne veulent pas donner l’impression d’accuser leurs collègues, mais certains vont jusqu’à
parler d’un lavage de cerveau collectif. Il y a à la Tavistock un discours permanent pour
soutenir qu’on y fait le bien, qu’on est à la pointe, et qu’il y a des ennemis à l’extérieur qui
nous veulent du mal. Dès lors que quelqu’un sort de cette logique-là, c’est qu’il est passé du
côté de l’ennemi.
LD : Je repense à ce qu’a dit Céline Masson en introduction. On voit cet effet sur les
réseaux sociaux comme amplificateurs. Ce n’est certainement pas le reflet de la société, mais
le clivage produit par l’impensé de l’inconscient fait surgir des discours antagonistes, front
contre front, qui ne nous aident pas à avancer sereinement. Sur l’axe imaginaire, dans le
miroir, l’autre est forcément l’autre à abattre. Anne Perret, vous avez une expérience
personnelle, vous connaissez bien ce sujet.

L’expérience d’Anne Perret


Anne Perret : Oui effectivement, puisque je viens
d’être exclue de manière, je dirai, assez abrupte
d’une consultation spécialisée pour enfants et
adolescents « transgenre » d’un CMPP, pour avoir
soutenu et signé l’Appel de l’Observatoire. Je peux
parler cependant de ma place de clinicienne. Cette
consultation s’est ouverte en septembre 2020. J’ai
rencontré neuf adolescents, avec lesquels j’ai
engagé un travail régulier. Cela fait plus de 20 ans
que j’exerce dans des dispositifs de psychiatrie pour
adolescents. Quand je me suis engagée dans cette
consultation, je l’ai fait comme avec tous les
adolescents que je rencontre.
Au départ, l’idée était de monter un lieu d’accueil assez classique. Mais
progressivement les discours et les directions de travail dans cette consultation se sont
radicalisés. Ces jeunes représentaient un nouveau fait social. On cessait de parler de
clinique, on parlait plutôt sociologie, au point que je ne comprenais plus ce que l’on disait.
Le mot d’ordre était de prendre la demande à la lettre, de ne pas l’interroger et
d’accompagner la transition.

– 91 –
Tous ces adolescents arrivent, en effet, avec un discours très formaté, et avec une
demande exigeante et impérative de traitement médical, voire chirurgical. Le principe était
de les accueillir et d’énoncer tous les outils qui seraient à leur disposition, de leur donner
notamment rapidement des adresses d’endocrinologues. Il s’agissait, d’une certaine manière,
de se débarrasser de la question du corps avec le présupposé que cela permettrait d’ouvrir
un espace de travail psychique, comme si on pouvait séparer et cliver la question du corps et
celle de la psyché.
LD : Le travail qu’on vous demandait était d’accompagner la transformation sans
mettre en doute la demande.
AP : Absolument. C’est devenu un travail d’accompagnement de la transition, dans
lequel on n’interroge plus la demande. Ce qui m’a beaucoup troublée, c’est que j’avais, d’un
côté, ce discours tenu au CMPP, et, d’autre part, quand j’ai commencé à rencontrer ces
adolescents, je me suis trouvée en face de tout autre chose : ces adolescents étaient tout à fait
à même, non pas d’interroger d’emblée leur demande, mais de travailler sur les questions qui
les amenaient. Un travail clinique pouvait également s’engager avec les parents.
Il y avait là un champ qui s’ouvrait et qui ne me semblait pas différent de ce à quoi
j’ai à faire depuis une vingtaine d’années auprès d’adolescents. Il me semble aussi tout à fait
possible de construire un dispositif clinique pour ces adolescents mais il doit être très bien
pensé, organisé, structuré et doit articuler très finement les dimensions somatique et
psychique. Il me semble qu’un travail peut vraiment s’engager avec eux mais certainement
pas dans le sens de leur proposer comme unique réponse la médicalisation.
LD : C’est crucial. Comme le disait Anna Cognet tout à l’heure, il se répand un
discours qui nie la singularité au profit d’une idéologie.
AP : C’est un discours politique et militant. Dans les réunions pluridisciplinaires qui
coordonnent les demandes des adolescents transgenres, il est très difficile de se décaler et
d’interroger ce qui s’y dit. Les cliniciens ont tendance à se plier au discours militant. Il est
très délicat d’y engager une réflexion clinique.
LD : Les cliniciens adhérent-ils vraiment au discours militant, ou celui-ci ne peut-il,
tout simplement, pas être interrogé ?
AP : Sans doute les deux. Il y a des enjeux d’équilibre entre les cliniciens et les
associations trans.
La pensée sloganique
LD : Quand bien même ce serait minoritaire en termes de représentation dans l’espace
universitaire ou dans l’espace clinique, la puissance de la militance a des effets qui se
marquent au niveau de la législation, dans l’attribution de droits spécifiques aux trans, et
dans la difficulté à mener une clinique orientée, si j’entends bien ce que vous avez dit.

– 92 –
CM : C’est tout à fait ça. A l’université, à partir du politiquement correct, du
« scientifiquement correct » comme le dit ma collègue Isabelle de Mecquenem, et après ce
qui s’est passé pour Anne Perret, c’est-à-dire une exclusion, j’ai forgé la notion de
« cliniquement correct ». Et cela fait écho à ces mots de Paul Ricœur que je trouve
remarquables dans un entretien de 1995 : « Les nuisances engendrées par la political
correctness deviennent patentes lorsqu’on commence à interdire certaines formes de discours.
C’est alors la liberté d’expression, condition formelle de la libre discussion, qui se trouve
menacée, et la political correctness tend vers une sorte de maccarthysme inversé. Un étrange
paradoxe est en train de prendre corps sous nos yeux, à savoir le retournement des idéaux
libertaires des radicaux des années 1970 en pulsions répressives ». On y est complètement.
LD : Les réactions de Paul B. Preciado dans Médiapart, mais aussi la tribune parue
dans Libération du 31 mars, « Les transgenres et intersexes : les enfants sont des personnes »
vont dans le sens d’un « faire taire », même si le moins que l’on puisse dire est qu’Élisabeth
Roudinesco a été maladroite. « Les enfants sont des personnes » est une avancée de la
psychanalyse qui est désormais utilisée contre l’inconscient. Des psychanalystes ont signé
cette tribune.
CM : En ce moment, c’est tribune contre tribune. Mais que des collègues
psychanalystes s’associent à des activistes trans prônant une intervention médico-chirurgicale
sur des enfants, ça m’interroge sérieusement. Cela aurait été une tribune de militants, je ne
m’en serais pas du tout offusquée, c’est le rôle des militants, des activistes. Mais là, ce sont
des universitaires, psychanalystes de surcroît.
Le débat semble totalement impossible avec certains, d’autant lorsqu’on est affublé de
certains qualificatifs des plus retentissants. On nous accuse parfois d’être des militants
droitistes et transphobes. Comment voulez-vous parler si on vous met d’emblée dans le camp
du mal ?
Désormais, quand un enfant ou un adolescent dit : « Je ne suis pas dans le bon
corps », la consigne est de répondre : « Effectivement, tu n’es pas dans le bon corps, on va
t’accompagner pour le changer. »
LD : J’ai été très sensible à ce qu’Anne Perret disait tout à l’heure : « le corps est mis
de côté ». C’est une façon de dire qu’il y a une forclusion de l’interprétation (2). Un collègue
argentin, Ricardo Seldes, a même employé cette expression. Une forclusion de l’inconscient
et de l’interprétation, et donc, d’une certaine façon, le corps aussi est forclos.
CM : Il y a une réification du symptôme. C’est ça, le repli identitaire. On n’interroge
plus le jeu des identifications, mais on se replie sur une identité figée.
AP : Ces CMPP sont des lieux où l’on travaille à la fois avec la dimension de
l’institution et celle du transfert. Or là, bizarrement, il devient impossible d’interroger ce qui
se joue dans le transfert. Ces adolescents, me semble-t-il, en disant vouloir changer de corps,

– 93 –
font valoir la manière dont se pose pour eux la question de la castration. C’est la toute
première introduction à la castration qui est posée chez eux. Ce n’est pas du tout élaboré,
c’est comme s’il y avait des renvois en miroir, qui empêchent cette question d’être travaillée.
LD : Il y a tout un corpus psychanalytique sur les modifications du corps à
l’adolescence. Le petit Hans, l’érection qui lui est totalement hétéros… Il est invraisemblable
que des psychanalystes signent un texte dans Libération sans interroger leur propre position au
regard de l’inconscient et du corps. Anna Cognet disait tout à l’heure que le discours
militant trans actuel produit un extérieur et un intérieur, un peu comme à la grande époque
où, soit on était pour le Parti, soit on était contre le Parti.
AC : Vous ne verriez pas des psychanalystes écrire une tribune en disant qu’il faut
absolument faire des mastectomies chez les mineures, qu’il est fondamental de donner à des
mineurs des bloqueurs de la puberté, des hormones. Tout le monde ouvrirait des yeux
grands comme des soucoupes. Avec l’affaire des enfants trans, on rencontre un discours
activiste qui s’habille de l’idée du bien, et qui se positionne contre le fait que nous lancions
une alerte. Parce qu’il serait interdit d’interdire.
En fait, il n’y a pas tant que cela de transactivisme. Ils ne sont pas si nombreux que
ça, et même chez les adultes. Mais ce sont les mêmes que l’on retrouve dans nombre de
mouvements en rapport avec la cancel culture ou le woke. Il n’y a pas eu de véritable
construction idéologique de la part des psychanalystes qui signent ces tribunes. Ils ne sont
pas en train de dire qu’il faut absolument opérer les mineurs, ils sont juste contre ceux qu’ils
peuvent désigner comme des ennemis. On ne les avait jamais entendus se réunir et se mettre
d’accord entre eux pour dire : « Faites tout votre possible pour permettre ce type de
traitement chirurgical et/ou hormonal sur des mineurs », avant qu’ils aient eu l’occasion de
s’opposer à nous, qui disions que c’était peut-être à questionner, que ce n’était pas une
évidence.
LD : Alors là, vous apportez quelque chose qui m’avait peut-être échappé : il n’y
aurait pas un discours profond s’érigeant en idéologie, ce serait plutôt une pure
revendication, un signifiant-maître venant représenter le sujet comme identité, toute seule,
sans articulation, un regroupement par agrégation autour d’un signifiant ?
CM : Il me semble qu’il y a tout de même des discours qui les sous-tendent. Une
radicalisation de la théorie du genre : de nouveaux vocables, de nouvelles expressions. Une
véritable novlangue. J’ai l’impression que la dystopie orwellienne s’actualise. Les jeunes
disent « Je suis pan », pour dire « Je suis pansexuel », « Je suis non binaire » ou encore « Je
suis asexuel ». Ces mots surgissent d’un discours, c’est arrimé à une doxa. Jean-François
Braunstein le montre très bien dans son livre. Il est possible que les jeunes attrapent des
signifiants qui émergent sur les réseaux sociaux, véritables vecteurs d’informations et
d’influence entre pairs.
AP : Il y a, il me semble, un aspect opportuniste dans ces discours.

– 94 –
CM : C’est vrai pour toutes les idéologies : les jeunes sont les plus perméables. C’est
pareil pour l’antisémitisme, on constate l’influence auprès des jeunes de certaines figures de
proue des « théories » complotistes, racistes, antisémites et homophobes. Les jeunes peuvent
facilement tomber dans l’escarcelle d’opportunistes sans scrupules qui se servent de ces
« réseaux » pour propager des idées folles et souvent dangereuses.
Il faut dire aussi que les réseaux sociaux produisent de nouveaux discours normatifs.
LD : Butler a énormément essaimé. La conversation dans Lacan Quotidien entre Éric
Marty et Jacques-Alain Miller est éclairante à ce sujet. Butler est passée du genre à la race.
Des jeunes, mais pas seulement, des intellectuels aussi, et des activistes, sans aller au fond de
la lecture de Butler, attrapent des morceaux, et avec, construisent des bouts de discours, des
revendications. Pour un jeune, ça peut faire une identification temporaire partielle. Il faut ne
pas se laisser fasciner par lui, mais plutôt l’interroger. On est parfois sidéré de voir sur les
réseaux sociaux la pauvreté sémantique qui accompagne la revendication. Ils sont dans le
slogan.
CM : Tout à fait. Pierre-André Taguieff parle de « pensée sloganique ». Il a forgé ce
néologisme, et c’est exactement ça : une pensée du slogan qui s’appuie sur des idéologies.
Les réseaux sociaux sont un puissant amplificateur, qui touche tout le monde et ce, dès le
collège, vers 11 ou 12 ans.
AP : Les jeunes que j’ai rencontrés décrivent une trajectoire qui commence, non pas
par des certitudes, mais par une interrogation. Souvent ils se dépriment, ils sont dans une
quête d’identification et de nomination, car ils ne savent pas nommer ce qui leur arrive. Sur
les réseaux sociaux, ils trouvent des signifiants qu’ils placent en position de vérité, et qui
viennent donner une réponse à leurs interrogations.
LD : Quelque chose se dessine grâce à votre Appel : si nous ne prenons pas la parole
pour produire nous aussi un discours de lecture et d’interprétation de ce qui est en train de
se jouer, nous laisserons se dérouler des événements qui auront des conséquences
importantes et néfastes pour des sujets, mais aussi pour la société dans son ensemble. Anne
Perret a été au contact de ces conséquences dans sa clinique même : on ne met plus la
demande en question.
Deuxième chose : ces discours idéologiques s’instaurent dans une revendication en se
connectant avec d’autres discours qui eux-mêmes réclament des droits nouveaux. Il en
résulte que le système de la laïcité et de l’universalisme à la française est remis en question.
Cela m’amène à ce que vous disiez tout à l’heure : si, chaque fois que l’on ouvre la bouche,
on se retrouve systématiquement front contre front et discrédités du côté de l’extrême droite,
cela pose question. Est-ce de l’intimidation ? Une mise en cause de la liberté d’expression ?
CM : On en a un exemple avec Anne Perret. Au-delà de son propre cas, c’est un fait
sociologique, un problème déontologique. Elle s’est retrouvée dans l’impossibilité de
poursuivre sa pratique clinique, au point qu’elle a été contrainte de démissionner. Je crois

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que ces collègues ne s’en rendent même pas compte. Est-ce qu’il y aura un petit éveil ? Je ne
sais pas. Je suis toujours optimiste, j’espère qu’il y aura un petit sursaut.
LD : Lacan dit que l’erreur de bonne foi est de toutes la plus impardonnable...
AP : Je me suis sentie prise dans un interdit de penser, dans un système quasi-
totalitaire, avec l’impossibilité de parler. Dans ma pratique clinique, je ne me voyais plus du
tout en situation de pouvoir travailler en confiance avec mes collègues.

Le mythe néfaste de « l’autodétermination de l’enfant »


LD : « Les enfants sont des personnes, il faut écouter la parole des enfants » : c’est la
psychanalyse qui a produit ces signifiants-là. Sauf que maintenant, on dévoie la
psychanalyse en prenant la parole de l’enfant littéralement. La fameuse phrase de Lacan
« Qu’on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend » souligne la place de
l’inconscient dans toute parole. « L’enfant est une personne », ça veut dire qu’il a un
inconscient. Travailler avec un enfant, c’est travailler avec un sujet de plein droit, et si c’est
un sujet, c’est qu’il est décomplété de son inconscient, comme l’est un adulte ou un
adolescent.
CM : Quand on accrédite la thèse de l’autodétermination de l’enfant sans interroger
le contexte familial, l’enfant est adultifié, mis en position de personne autodéterminée, qu’on
doit entendre et dont on doit ratifier la demande, ce qui est tout de même remarquable.
Dans son chapitre sur « la crise de l’éducation », Hannah Arendt écrit notamment qu’on
tend à abolir les différences entre adultes et enfants, entre professeurs et élèves, au nom de
l’égalité. Ce nivellement ne peut se faire, écrit-elle, qu’aux dépens de l’autorité de l’adulte.
« Affranchi de l’autorité des adultes, l’enfant n’a donc pas été libéré, mais soumis à une
autorité bien plus effrayante et vraiment tyrannique : la tyrannie de la majorité. » (3)
En Suisse, un père concerné qui participe à nos travaux à l’Observatoire, Frédéric
Spycher, nous disait qu’avant 18 ans, sans le consentement des parents, l’enfant pouvait
demander un changement de prénom à l’état civil. Le changement de pronom et de prénom
est la première étape d’une transition sociale. En Suisse, on n’a pas besoin de l’accord des
parents ; en France, il le faut, mais il y a une pression sur le système scolaire, sur les
enseignants, pour qu’ils acceptent la demande des jeunes de changer leur pronom et leur
prénom. On sait l’importance symbolique d’un nom, d’un prénom donné à la naissance par
les parents qui inscrit ainsi l’enfant dans une histoire.
Quel est le sens pour un enfant de changer de prénom comme bon lui semble ? Au-
delà des questions de genre, pourquoi tout un chacun ne pourrait-il pas changer de prénom
s’il ne lui convient pas ? Le slogan « Autodétermination de l’enfant » veut dire que l’enfant
peut lui-même décider de ce qui est bon pour lui ou pas. Cela participe de cette mutation
anthropologique dont parle magnifiquement Marcel Gauchet. Il dit qu’on est passé du désir
d’enfant à l’enfant du désir ; de la famille qui fait l’enfant à l’enfant qui fait la famille, c’est
l’enfant de l’égalité.

– 96 –
Il y aurait un travail à faire sur cette autodétermination de l’enfant si en vogue
aujourd’hui, à la fois du côté des médias et du côté du juridique. Il y avait un congrès à la
Cour de cassation, pour savoir si, au motif de la question de l’autodétermination, on
accèderait à la demande des personnes, qui se disent appartenir au genre « neutre »,
d’ajouter une troisième case à l’état civil : le neutre.
L’observatoire demande à ce qu’il y ait des lois qui encadrent les traitements
hormono-chirurgicaux chez les mineurs. Certains psychiatres ou endocrino-pédiatres
prônent la chirurgie (mastectomie ou torsoplastie) chez des adolescentes mal dans leur peau,
pour leur bien-être. Nous disons alors : réfléchissons ensemble, prenons le temps de penser à
ce que nous faisons car nous, adultes, sommes responsables de ces jeunes. Ouvrons une
troisième voie en nous extrayant des idéologies.
LD : Dans un mail, vous me signaliez qu’il y a déjà une modification de la langue.
CM : Exactement.
LD : Première intervention, sur la langue. Et puis, intervention sur les corps. Mais
vous signalez un autre point : faute d’une inscription, on va dire « naturelle », de ce que
serait un homme ou une femme, fleurissent les identités, c’est de structure. Seulement,
aujourd’hui, cette logique est poussée à l’extrême. On veut éliminer le corps comme donné,
qui faisait dire à Freud, en son temps, « L’anatomie, c’est le destin ».
La remarque qui me vient, c’est qu’aujourd’hui, les trans sont en fait ceux qui
dénotent, puisqu’ils font exister au paroxysme le binaire homme/femme : male to female,
female to male, implique le binaire homme/femme. Un Preciado est mal à l’aise avec ça, parce
que, lui, il est pour une abolition complète du genre.
CM : Oui, il y a récusation du biologique, c’est clair, donc du réel.
LD : Vous dites ça, Céline Masson, mais à la manifestation du 8 mars, lors de la
Journée des droits des femmes, vous n’êtes pas sans savoir que des trans ont lancé des œufs
sur des féministes qui soutenaient la même position que vous, et dont les propos ont été jugés
transphobes. Faites attention à vous, vous allez recevoir des œufs (rires.)
AC : Les lesbiennes qui refusent d’intégrer dans leur groupe les femmes trans sont
très, très mal perçues.
CM : On a eu le témoignage d’une femme lesbienne militante qui nous a dit à quel
point c’est une guerre entre eux et elles. Les trans femmes, qui sont donc des hommes, ou
des femmes à pénis, étaient extrêmement violents à l’égard des lesbiennes si elles
n’accédaient pas à leurs demandes.
Il y a des violences importantes au sein des milieux LGBT, on en apprend un peu plus
chaque jour par les personnes qui travaillent avec nous, très engagées dans certaines
associations ou réseaux. Il y a le témoignage de Julie, qui est paru dans Marianne avec Marie-
Jo Bonnet, historienne du féminisme, pour dénoncer la violence entre des lesbiennes et des

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femmes trans. C’est pour cette raison qu’il ne faut pas généraliser à tout le milieu LGBT.
C’est un milieu très hétérogène, avec pas mal de conflits. C’est pourquoi on a voulu entendre
cette militante, et elle nous a témoigné de très grandes violences.

Globalité de la « cancel culture » woke


LD : Nous allons bientôt nous arrêter, mais permettez-moi, Céline Masson, encore deux
questions rapides. Vous avez fait un travail précieux que j’ai découvert, sur les discours
idéologiques. Avec l’intersectionnalité, avec ce qui s’est passé à la manif du 8 mars où des
féministes ont été traitées dans le même temps de transophobes et d’islamophobes, faisant
surgir la disqualification par l’insulte d’extrême-droite qui est adressée dès qu’on n’est pas
d’accord avec ce mouvement, nous voyons les discours racialiste et décolonialiste rejoindre
les discours LGBTQIA+. Cette globalité de la cancel culture woke, est-ce que vous continuez à
l’observer ? Une étude toute récente montre par exemple qu’aujourd’hui, les jeunes sont
majoritairement pour le retour des signes religieux à l’école. Est-ce quelque chose qui
continue à vous interroger, ou êtes-vous désormais focalisée uniquement sur la question de
l’enfant transgenre ?
CM : Je participe à d’autres travaux sur l’universalisme. Nous observons une
récusation du modèle universaliste en faveur de ce que l’on appelle l’ethno-différentialisme.
J’avais publié une tribune avec Isabelle de Mecquenem (ma co-équipière avec qui nous
avions créé un comité de vigilance en 2014 puis le RRA), parce qu’un tag à l’université avait
attiré mon attention. Le 26 novembre 2019, un tag est découvert sur les murs de l’université
Panthéon-Assas qui agrégeait deux inscriptions : la première indique « à bas le patriarcat »
et la seconde se greffe sur la première partie du tag « à bas » pour y associer « la juiverie ».
J’avais écrit que ce tag était une véritable figure de condensation, donc surdéterminée et
polysémique qui combine un slogan néo-féministe radical inspiré de mai 68, à une
expression de l’inextinguible antisémitisme. Nous avions écrit que nous assistions aujourd’hui
à la coalescence d’idéologies antagonistes, alors qu’en 68 « à bas le patriarcat » aurait plutôt
été ponctué par « nous sommes tous des juifs allemands ».
J’avais saisi ce slogan comme un signifiant, on pouvait faire une interprétation de ce
barré de « la juiverie ». C’était une sorte de palimpseste, une superposition de tags, on ne
sait pas si c’est la même personne qui a fait les deux tags. Une collusion entre deux
militances : d’un côté, des militances d’extrême-gauche plutôt décoloniales,
intersectionnelles et néoféministes radicales, et de l’autre, les militances d’extrême-droite
antisémites.
Je suis à l’affût de tous ces signes dans le social. C’est pourquoi je ne voulais pas que le
titre de l’Observatoire indique le mot trans. Il ne fallait pas se focaliser sur les trans. L’enjeu,
c’est la question des discours, pas des personnes trans.

– 98 –
Pour l’instant, nous sommes préoccupés par les enfants dits transgenres, dysphoriques
de genre, mais, par ailleurs, je m’intéresse à d’autres discours militants comme le
décolonialisme. Les postcolonial studies sont souvent une voie d’entrée du militantisme
décolonial même si elles ne s’y réduisent pas. Je dis simplement que ce sont des voies
d’entrées. On observe aussi une radicalisation de la théorie du genre. Il y a sans doute des
travaux intéressants chez nos collègues qui travaillent sur la théorie du genre, mais c’est
parfois une voie d’entrée du militantisme queer ou décolo-genré.
LD : J’espère que l’on aura l’occasion de vous
retrouver à nouveau très vite dans Lacan Quotidien, parce
que vos études nous intéressent au plus haut point,
Céline Masson. LQ se fait ici l’écho de vos formidables
travaux, et nos collègues se sont mis au travail.
Anne Perret, votre témoignage a été très éclairant
sur les enjeux et les conséquences dans la clinique. Nous
ne sommes pas en train de parler dans les sillons de
l’aléthosphère, ce sont des choses tout à fait concrètes.
Anna Cognet a fait valoir le fait que beaucoup
adhèrent à la radicalité de ces discours au nom d’un
autre idéal, par exemple un idéal humaniste pour les
enfants, pour les trans. Cela touche des intellectuels, des universitaires, des psychanalystes…
L’enfer est toujours pavé de bonnes intentions.
Un grand merci à vous trois. Nous continuerons ces échanges, nous avons ouvert une
porte.
Paris, le 3 avril 2021

1. https://www.marianne.net/agora/tribunes-libres/transgenrisme-avec-cet-effacement-des-limites-cest-la-
suprematie-des-sentiments-qui-guide-les-conduites Tribune signée par C. Eliacheff, A. Cognet & C. Masson.
2. Seldes R., « La ley forcluye la interpretación », Lacan Quotidien, n° 921, 16 mars 2021.
3. Arendt H., La Crise de la culture, Paris, Gallimard, 1972, p. 233.

TEXTE ÉTABLI PAR LAURENT DUPONT ET J.-A. MILLER, REVU PAR LES PROTAGONISTES

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SITE DE L’OBSERVATOIRE : https://www.observatoirepetitesirene.org/
CONTACT : observatoirelapetitesirene@gmail.com
*****

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Suite à l’Arrêté du 10 mars relatif à la définition Dernière
de « l'expertise spécifique des psychologues » et à
la proposition de loi du 7 avril sur la création de minute
l’« Ordre des psychologues », Lacan Quotidien a reçu
des réactions sous diverses formes. Nous publions
ici deux textes — La rédaction.

Arrêtez l’arrêté !

par Fernando de Amorim

L’arrêté du 10 mars 2021 relatif à la définition de l’expertise spécifique des psychologues


mentionnée à l’article R. 2135-2 du code de santé publique n’est une bonne décision ni pour
la société, ni pour les familles, ni, surtout, pour les enfants.
Voici mes arguments.
Mettre en place des plateformes diagnostiques et de prise en charge précoce des
enfants relevant du spectre de l’autisme et des troubles envahissants du développement avec
ou sans hyperactivité n’est pas suffisant pour les aider eux et leurs parents, car un diagnostic
psychique n’est pas un diagnostic de radiologie. Les enjeux inconscients sont au rendez-vous
et, qu’on le veuille ou non, n’importe quelle personne, à n’importe quel âge, est soumise à
l’inconscient structuré comme un langage. Pour accéder à ce registre, le supporter, le
déchiffrer, il faut une formation propre : une psychanalyse personnelle, savoir descendre
dans l’arène clinique, supporter le transfert. Cette formation est portée par le désir de
chacun, il faut nourrir, épauler ce désir. Il ne naît pas par décret ministériel. Hélas !
Ces plateformes visent-elles à remplacer les CMP pour enfants et adolescents et les
CMPP ? Je serais d’accord pour un tel remplacement car ces institutions sont soit plus
mortes que vives, soit à moitié vivantes, les plus vaillantes sont comateuses. Les remplacer, à
condition qu’elles deviennent des Consultations publiques de psychanalyse (CPP), le modèle
que j’ai mis en place à partir de l’idée de Freud, Ferenczi, Eitingon et Abraham mise en
place à Berlin en 1920.
Suis-je en train de proposer l’exclusion des psychologues habilités aux techniques de
dressage appelés TCC ? Pas du tout. Je pense qu’il y a des personnes dans notre société qui
ne peuvent qu’envisager le dressage pour leur vie. Et pour cela, la psychologie et ces
techniques sont tout à fait aptes à assurer cette charge.
Cependant, nous vendre les TCC en tant que « thérapies » quand le « T » vaut pour
« technique », et même technique du dressage du Moi, ressemble fort aux grosses ficelles des
marchands de tapis. Malgré cela, la manœuvre fonctionne parfaitement puisque l’arrêté
publié le 4 avril 2021 dans le Journal Officiel explicite la façon dont les psychologues
pourront adhérer et travailler.
Ma question est la suivante : travailleront-ils pour les français ou pour servir l’idéologie
des détenteurs des grosses ficelles au sein du Ministère ?

– 100 –
Une réponse possible à cette question soupçonneuse serait que chaque psychologue
puisse indiquer clairement – publiquement – son orientation clinique et qu’à la fin de
chaque année, il puisse présenter sa manière clinique de conduire la cure, sa manière de
poser le diagnostic et sa prise en charge parentale. De même, pour les psychanalystes ou
técécistes.
Ainsi, il serait possible de créer une biennale des orientations cliniques permettant
d’examiner quelles prises en charges seraient les plus favorables aux familles.
Faire appel au respect par les psychologues des recommandations de bonnes pratiques
professionnelles est trompeur car ces recommandations ne sont pas bonnes : « Les approches
recommandées tendent à soutenir le développement de l’enfant dans plusieurs domaines, en priorité ceux des
interactions sociales, des émotions, des comportements adaptatifs, de la communication et du langage. Elles
s’appuient sur des thérapies cognitivo-comportementales, de la remédiation neuropsychologique et cognitive et de
la psychoéducation ». Cette stratégie, digne des hypnotiseurs de foires, vise à endormir les
psychologues – le soutient au développement de l’enfant – pour ensuite les réveiller avec les
recommandations devenues bonnes avec le temps afin que, sans discuter, ils pratiquent des
techniques de dressage sur les enfants. Bien entendu, cette stratégie va dans le sens des
parents car elle n’examine pas le désir parental. C’est malin. Mais ce n’est pas clinique.
Quand le texte énonce que : « Une liste non exhaustive de programmes se référant à
ces approches est établie en annexe. Cette liste sera réactualisée périodiquement en fonction
de l’évolution des connaissances scientifiques, des recommandations et des outils. », je tiens à
mettre en doute les connaissances scientifiques des TCC. Une science au service de l’homme
vise son autonomie, son indépendance, sa subjectivité. Une telle opération passe par la
construction de son existence et non par l’imposition des outils propres au Moi du technicien
en comportement et cognition humaine.
L’ambition de cet arrêté est taillée pour des nains de jardin. Elle est indigne de la
France. C’est l’officialisation de l’américanisation de la société.
Mettons en place un projet-pilote avec un groupe de 5 personnes (parents, enfants,
psychanalystes) et le même avec des técécistes (parents, enfants, técécistes). Le résultat de
l’opération exigé par l’arrêté (« interactions sociales, des émotions, des comportements
adaptatifs, de la communication et du langage »), sera évalué et nous pourrons examiner la
situation subjectivement et non avec une fausse objectivité, comme la médiocre analyse
bibliographique des articles qui ont servi à montrer que les TCC étaient plus efficaces que la
psychanalyse (Rapport de l’Inserm publié en 2004 et intitulé : Psychothérapie. Trois
approches évaluées).
Comment l’expertise du psychologue pourra « proposer une approche personnalisée et
réajustée, en fonction des compétences de l’enfant et des besoins identifiés lors des bilans établis en partenariat
avec la famille », s’il ne peut proposer que les TCC comme perspective ?
Quant à la formation du psychologue en soi, il faut signaler que depuis quarante ans
que je fréquente les étudiants de psychologie je ne peux que constater que leur formation est
largement insuffisante pour poser un diagnostic et pour conduire une cure.
Les auteurs de cette proposition sont complétement éloignés de la clinique de
l’humain ou de la clinique tout court. S’ils ne sont pas d’accord avec moi, qu’ils montrent où
se trouve le défaut de mon raisonnement.

– 101 –
C’est pour pallier cette défaillance énorme que j’avais proposé que les étudiants de
première et deuxième année de psychologie ainsi que de médecine, souhaitant devenir
psychothérapeute ou psychanalyste, commencent leur psychanalyse personnelle dès la
faculté, et qu’ils puissent commencer à recevoir des patients, si tel est leur désir, avec le
soutient d’un superviseur.
Pour ceux qui sont déjà diplômés je leur propose de continuer leurs études au moins
jusqu’au doctorat et de continuer leur psychanalyse même après avoir construit une
première sortie de psychanalyse. C’est ce qui justifie ma formule « la psychanalyse du
psychanalyste est sans fin ».
L’arrêté, regorgeant « d’évaluation » et de « contrat type », traitera le psychologue
comme il l’a toujours été, en cerbère du maître qui, ici, est médecin coordonnateur, là,
apprenti évaluateur.
Dans cet arrêté, pas un mot sur le désir à construire, sur la volonté de maîtrise, de
mort et de destruction du Moi, de l’enfant, des parents. En un mot, des technocrates de
l’humain qui font du parlant un muet mammifère.

L’inconscient aux arrêts

par Nathalie Georges-Lambrichs

Avec l’arrêté du 10 mars 2021 (1), c’est le retour en force d’une atteinte à la liberté : pour les
psychologues en activité, d’exercer leur pleine responsabilité professionnelle, et pour les
familles et personnes seules, de choisir leur « psy ». Et le 7 avril paraît une proposition de loi
pour la création d’un Ordre des psychologues.
L’article 2 de l’arrêté stipule :
« Les interventions et programmes des psychologues respectent les recommandations de
bonnes pratiques professionnelles établies par la haute autorité de santé (HAS) propres à
chaque trouble du neuro-développement, et s'appuient sur des programmes conformes à
l'état actualisé des connaissances.
En référence au stade de développement de l'enfant, ces interventions structurées visent
à mobiliser les compétences cognitives, comportementales et émotionnelles de l'enfant.
Les approches recommandées tendent à soutenir le développement de l'enfant dans
plusieurs domaines, en priorité ceux des interactions sociales, des émotions, des
comportements adaptatifs, de la communication et du langage. Elles s'appuient sur des
thérapies cognitivo-comportementales, de la remédiation neuropsychologique et cognitive
et de la psychoéducation.

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Une liste non exhaustive de programmes se référant à ces approches est établie en
annexe. Cette liste sera réactualisée périodiquement en fonction de l'évolution des
connaissances scientifiques, des recommandations et des outils. »
L’extension de la notion fallacieuse d’expertise pour tous cache mal l’installation d’une
volonté de contrôler des pratiques. La généralisation de la langue de la HAS entend assurer
son monopole dans le champ de la « santé mentale » et n’accréditer comme psychologues
que ceux qui se soumettront à ses préconisations normées. Les « néo-cliniciens » sont ainsi
« invités » à se mettre en ordre de marche, priés de passer des contrats avec une plate-forme
censée incarner les bonnes pratiques dans le champ de la santé mentale. Un tri va s’opérer
peu à peu, insidieux.
Sous prétexte de prévention et de garanties, un contrôle social se met en place. Sous
l’appellation « psychologues », il n’y aura plus que des agents soulagés de leur responsabilité
éthique personnelle. Il est en effet question de faire vérifier son diagnostic à un psychiatre
expert, qui statuera sur l’opportunité du traitement (Cf. articles 1 à 4 du projet de loi). A
couvert d'une suspicion déguisée en souci, une instance experte pourrait ainsi accréditer ces
nouveaux modes de prise en charge ou invalider les dispositifs où la formation freudienne a
jusqu’ici permis d'accueillir les familles une par une, sans parti-pris ni préjugé, avec la seule
visée de respecter le symptôme et de lui donner le temps de révéler sa logique.
Que seraient des psychologues qui cèderaient sur leur responsabilité de cliniciens,
inséparable de leur liberté, solidaire de celle du public, de tout un chacun, dont le corollaire
est le droit de choisir son psy ? Que serait la clinique d’experts de la santé mentale tous
formés sur un même modèle ? Comment soigner les sujets indépendamment de la langue
que parle chacun ?
La langue des procédures, expertises et protocoles infiltre toujours plus les circuits où
des enfants et leurs familles ne peuvent se faire entendre, en tant que leur souffrance est la
leur et ne ressemble à aucune autre. Ces manières de faire taire la singularité sont ici
promues comme la seule réponse qui vaille. Bien sûr le désir, la jouissance, l’intime, ce qui
donne à la vie son sens et sa valeur, passe, et continue à passer entre les lignes. Il est vain de
vouloir les remplacer, pour tous ceux qui sont en proie à l’angoisse et à l’égarement, par des
garanties contractuelles concernant l’application desdites « bonnes méthodes », à l’exclusion
des autres, qui ne sont même pas mentionnées.
Il s’agit donc de nos fondamentaux : la responsabilité de l’orientation de notre
pratique et du choix de notre manière d’accueillir et de traiter la souffrance psychique, en
mobilisant les ressources de ce que nous appelons, avec quelques autres, « la parole ». La
liberté d’apprécier les conditions de son acte de diagnostic et de traitement n’est pas
négociable pour un psychologue clinicien, pas plus que sa formation ne peut devenir
« conformité ».

Méconnaissance de l’inconscient
On ne conçoit pas que l’inconscient se soumette à un arrêté quel qu’il soit, mais plutôt que
son expression se fera entendre autrement, hors des lieux où la parole a chance d’opérer
dans la dimension de la vérité. Et qui traitera, et comment, les échecs du nouveau système ?

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Lacan rappelle que toute formation humaine a pour but de mettre un frein à la
jouissance, mais quelle formation, quel frein, jusqu’à quel point ? La politique s’occuperait
de l’ordre jusqu’à réprimer chez l’enfant tout désordre ? Les désordres chez l’enfant, s’ils
peuvent être extrêmes et très dérangeants, ne relèvent pas de compétences ni de savoir-faire
prêts à appliquer, ni de techniques de pointe, mais de la manière dont quelqu’un, qui paye
de sa personne, les met en œuvre.
Culture, mon beau souci
De nombreux médias aujourd’hui, non des moindres, se font souvent les relais de
l’orientation cognitivo-comportementale, comme autrefois ils étaient accueillants à la
psychanalyse – on se rappelle qu’Éric Favereau (Libération) se fit lanceur d’alerte en 2003 au
moment de l’amendement Accoyer. Il nous semble nécessaire aujourd’hui d’alerter les
médias à notre tour, ces relais d’une opinion qu’il est aussi de leur responsabilité d’éclairer,
opinion dont la vie multiple et variée témoigne de la santé de ce que D. H. Lawrence, en
poète, appelait un corps social.
N’est-ce pas aux médias généralistes qu’il revient aujourd’hui de rappeler ce que
Freud a imprimé à la culture dans tous les domaines à travers son abord du malaise dans la
civilisation ? L’oublier, n’est-ce pas, sans y penser, laisser la haine de la pensée envahir le
champ ? Non les psychologues ne sont pas des spécialistes des neurosciences, en tout cas pas
exclusivement, les cliniciens sont les héritiers des médecins, au temps où ceux-ci savaient que
« de tout temps la médecine a fait mouche par des mots », comme un certain Dr Lacan l’a
formulé.
L’inconscient est le grand absent de cet arrêté. On ne saurait contenir l’inconscient
dans un arrêté, ni le mettre aux ordres des psychiatres et des psychologues, encore moins le
mettre aux arrêts. Gardons notre goût pour les surprises qu’il nous réserve encore.

1 : Arrêté du 10 mars 2021 relatif à la définition de l'expertise spécifique des psychologues mentionnée à l'article R.
2135-2 du code de la santé publique, paru au JO du 4 avril 2021 , disponible ici.

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LE PUBLIC AURA TOUT
Les 25 tweets
du 22 avril 2021

par Jacques-Alain Miller

1. - Ce jeudi 22 avril 2021 à Paris. Hier au soir, pour la première fois depuis une semaine, j'ai
eu le loisir de me plonger dans la presse parisienne. Je m'étais fait apporter dans la journée
tout ce papier, et je ponctuerai ici ce qui m'a tiré l'œil.

2. - Libé, que je ne lis plus régulièrement, trop "woke" pour moi. Wagner - ce nom me disait
quelque chose - désigne une organisation de mercenaires russes faisant régner la terreur en
Centrafrique. On finira par regretter Bokassa, qui massacrait bien un peu, mais

3. - appelait De Gaulle Papa et couvrait Giscard de diamants - pas de calomnies ici : des
diamants minuscules et de peu de prix, mais diamants quand même. C'est le signifiant qui l'a
tué, Giscard.

4. - J'apprends par Libé l'existence de la psychogénéalogie. Je savais par mon propre cas
clinique l'importance psychique de la généalogie. Je me souviens de "Brocéliande", la pièce
de Montherlant. Mais cette psychotruc, je n'y toucherais même pas avec des pincettes.

5. - Cela me fait penser à Sganarelle qui, lui, y allait franco. Il se fait apporter l'urine de
Lucile, qui feint d'être malade. Gorgibus : "Hé quoi? Monsieur, vous l'avalez?" - Sganarelle :
"Ne vous étonnez pas de cela; les médecins, d'ordinaire, se contentent de la regarder;

6. - mais moi, qui suis un médecin hors du commun, je l'avale, parce qu'avec le goût je
discerne bien mieux la cause et les suites de la maladie. Mais, à vous dire la vérité, il y en
avait trop peu pour asseoir un bon jugement: qu'on la fasse encore pisser."

7. - La Croix. C'est la chronique de Laurence Cossé en dernière page qui m'arrête. Elle
s'étonne qu'un de ses proches, "en réponse à ma question sur ce qui lui ferait plaisir pour son
anniversaire, évoque la récente Anthologie bilingue de la poésie latine" dans La Pléiade.

8. - Eh bien madame, c'est cette même anthologie que j'ai demandée comme cadeau
d'anniversaire à ma fille et mon fils, et je l'ai eue le 14 février de cette année. Quel ouvrage
magnifique ! Non seulement pour relire des bouts de Virgile et d'Horace, mais pour
découvrir

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9. - les poètes chrétiens de l'Antiquité et du Moyen-Âge. Et d'autres trésors. Il me revient
qu'Agnès, d'elle-même, m'avait offert ce livre pour mon anniversaire. Venant de le recevoir
par ailleurs, je l'ai priée de me le changer pour l'Anthologie de poésie anglaise.

10. - Le Monde : Alain Ehrenberg préconise la légalisation du cannabis. Je suis porté à lui
faire confiance sur sa bonne mine, sur le fait qu'il a publié jadis une belle étude sur la
dépression. "La légalisation : un autre principe de régulation du comportement que
l'interdiction.“

11. - L'Opinion : ah! passionnante interview d'une certaine Olivia Grégoire, Secrétaire
d'Etat paraît-il, sur la compétition Europe versus USA quant à la définition des "normes
extra-financières". Comment mesurer les performances des entreprises quand il ne s'agit pas
seulement

12. - de ce que le président Macron appelle joliment "le pognon", mais de leurs "pratiques
environnementales, sociales et de gouvernance." Olivia cite Churchill :"Mieux vaut prendre
le changement par la main avant qu'il ne nous saute à la gorge." Génial !

13. - Il y a bataille de normes avec les Américains. S'agissant des normes comptables,
définies au début du siècle, Olivia rappelle que les Européens n'ont pas livré bataille, laissant
la voie libre aux USA. Les normes en santé mentale? Cf. "Stop DSM", initié par Patrick
Landman.

14. - Les Echos : chronique très ambivalente de J.-M. Daniel sur "l'héritage dévoyé du
keynésianisme". Je n'ai aucune compétence en économie - je le dis avec douleur - mais
j'adore Keynes, le personnage, et tout le groupe de Bloomsbury, si peu politiquement
correct...

15. - Retour à L'Opinion : "L'affaire Duhamel perturbe la succession de Bruno Lasserre", à


savoir celle du vice-président du Conseil d'Etat, plus haut fonctionnaire de France.
Comment se fait-il ? Par une suite de ricochets à partir du délit commis par Duhamel.

16. - Un délit genre "la main de ma sœur dans la culotte du zouave." Sauf que ça, c'est OK,
sauf si la sœur est la mère ou belle-mère ou tante dudit zouave. Dans "l'affaire D.", c'est "la
main du beau-père dans la culotte du beau-fils", avec eyes wide shut de la belle-fille.

17. - Autrement dit, pour une histoire de cornecul, la République tremble sur ses bases, la
Raison tonne en son cratère. Pascal a donné à cette pensée la frappe d'une formule
inoubliable : "Le nez de Cléopâtre, s'il eut été plus court, toute la face de la Terre aurait
changée."

– 106 –
18. - Version 2021: "La queue de Duhamel, s'il eut pu la garder dans sa culotte, Marc
Guillaume aurait été vice-président du Conseil d'Etat". Rien ne dit qu'il ne le sera pas, dit
L'Opinion, mais son étoile a pâli en raison de ses accointances avec l'incestueux politologue.

19. - Le Figaro : quand je l'ouvre, d'habitude une fois par semaine, le jeudi, je vais d'abord à
la rubrique qui rappelle un fait du passé s'étant produit le même jour du même mois d'une
autre année. Le 21 avril 1545, coup de foudre de Ronsard pour Cassandre Salviati.

20. - Puis, l'"Ode à Cassandre" : "Mignonne, allons voir si la rose / Qui ce matin avait
déclose/ Sa robe de pourpre au soleil..." Pensez qu'un jour il n'y avait rien, et qu'une main a
tracé ces lignes...Vous dites ça, Céline MassonVous dites ça, Céline Masson

21. - Même émotion devant telle feuille manuscrite où Lacan essayait de trouver la forme de
tel de ses symboles sur lesquels j'aurai passé ma vie. Le moment est venu de tout rendre
public de la montagne de papiers dont Lacan m'a dit qu'il s'en remettait à mon jugement

22. - pour décider quoi en faire. Moi, JAM, je juge et je décide que le public aura tout. Reste
à trouver l'éditeur prêt à financer la publication de ces milliers de pages. Je ne souhaite pas
l'aide de l'Etat. Celle de l'Association Mondiale de Psychanalyse et de ses sept Ecoles,

23. - oui. Les autres institutions lacaniennes non-Champ freudien seront les bienvenues à
prendre part à ce travail monumental d'édition. L'Ecole lacanienne de psychanalyse, en
particulier, a déjà, de sa propre initiative, fait progresser l'archive lacanienne.

24. - Grand moment. Je ne m'attendais pas à annoncer ça comme ça. C'est venu de fil en
aiguille, à partir de la "Mignonne...". J'avais encore à parler, dans le Figaro, de la maison de
Céline et de la pleine page écrite par M. Balladur. Cela attendra. Pour l'heure, Champagne !

25. - "Exegi monumentum aere perennius." Je sais, avec mon latin qui me revient par
bouffées, je fais cuistre, comme me l'a dit gentiment mon jeune frère, "et tu ressors tout le
Lagarde et Michard." Je me fais moi-même penser au pédant professeur Brichot, de La
Recherche.

– 107 –
LACAN QUOTIDIEN
PUBLIERA NOTAMMENT DANS SES PROCHAINS NUMEROS :

Cristiane Grillo et Jesus Santiago (Belo Horizonte), Défaire la différence sexuelle


Dorothy Teplinsky (Londres), Vouloir n’est pas pouvoir
Dosia Avdelidi (Athènes), Premier témoignage de passe
François Ansermet (Genève), Lettre à Jacques-Alain Miller
Giuliana Kantzà (Milan), Evaporation du père
Inga Metrevelli (Moscou), Yana et son corps
Romulo Ferreira da Silva (Sao Paulo), Lettre à Jacques-Alain Miller
et
Agnès Aflalo, LA Père fondateur du transgenrisme
Alexandre Stevens, Le banquet des trans
Alice Delarue, De la guerre des sexes
Catherine Lazarus-Matet, Connaissez-vous James A. Linsay ?
Céline Guillaume, L’insu du dit sexuel en service de psychiatrie
Christelle Sandras, S’arracher au silence
Christiane Alberti, A propos de l’inceste
Dalila Arpin, Sur la transidentité
Deborah Gutermann-Jacquet, « Femme », un néologisme
Dominique Laurent, Sur « Duras avec Lacan »
Eric Zuliani, Le train fou de la dysphorie de genre
Fouzia Taouzari, Le sexe et la couleur
France Jaigu, White lies
Francesca Biagi-Chaï, La traduction en pays woke
Jacques-Alain Miller, Docile au trans (suite et fin)
Jean-Daniel Matet, Ne pas reculer devant… ladite « transidentité »
Katty Langelez-Stevens, Il ou Elle ?
Leander Mattioli Pasqual, Arrimer n’est pas assujettir
Ligia Gorini, Le cas Théo
Luc Garcia, Lettre sur les dédales
Mari Paz Rodriguez, La métaphore genrée
Nathalie Georges-Lambrichs, L’état civil et le roc de la langue
Nathalie Jaudel, On la dit (pas) fâme
Philippe Benichou, Sur « Le Génie lesbien » d’Alice Coffin
Philippe Hellebois, Partout des épidémies !
Philippe La Sagna, Genre, sexe, réel
Rose-Marie Bognar, Note sur Judith Butler
Rose-Paule Vinciguerra, L’erreur commune
Xavier Gommichon, L’obsession pour nos corps

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