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Article: Côte D'ivoire: Des Sources Aux e Fets Des Dérives Sociales

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Côte d’Ivoire : Des sources aux effets des dérives sociales

Guessan Kouadio
Dans Migrations Société 2012/6 (N° 144), pages 49 à 60

Article

J adis cité en exemple pour sa cohésion sociale malgré sa mosaïque ethnique, la Côte d’Ivoire a fini
par succomber à la division sociale et ethnique après la fin du règne de son premier président, Félix
Houphouët-Boigny. En effet, après la mort de ce dernier en décembre 1993, les différents présidents
1

qui se sont succédé ont entrepris à la tête du pays des politiques hasardeuses à l’échelle nationale.
Ainsi, des politiques identitaires, ethniques et tribalistes ont été menées afin d’assurer leur maintien
au pouvoir et d’assouvir leurs ambitions politiques. De 1994 à 2011, la Côte d’Ivoire aura ainsi vécu les
effets de la division sociale, ethnique et politique dont le point culminant fut la crise post-électorale de
décembre 2010 à avril 2011. Quelles ont été les causes réelles de cette déchirure sociale et quelles en
ont été les répercussions sur le pays ?

La présente contribution se propose d’examiner ces aspects liés aux différentes dérives qui affectent 2
sensiblement le tissu social en Côte d’Ivoire, en étudiant d’abord les origines de ces divisions sociales
avant d’examiner par la suite leurs effets sur le pays.

Des origines des dérives sociales en Côte d’Ivoire

Pour mieux comprendre les sources des dérives sociales que vit la Côte d’Ivoire, il importe de prendre 3
en compte, d’une part, la méconnaissance de l’histoire du peuplement du pays par les Ivoiriens eux-
mêmes et, d’autre part, l’adoption des politiques identitaires et foncières par certains dirigeants
depuis le milieu des années 1990.

La méconnaissance de l’histoire du peuplement du pays


La majorité des Ivoiriens ignorent l’histoire du peuplement de leur pays. Ce peuplement s’est réalisé 4
[2]
en deux étapes principales : la première, qui remonte à la préhistoire , et la dernière, qui a eu lieu
entre le xve et le xixe siècle.
En ce qui concerne la première étape, compte tenu de l’ancienneté de la période préhistorique et 5
de l’absence de textes écrits, les seules preuves scientifiques disponibles sont fournies par
l’archéologie. Aussi de nombreuses fouilles ont-elles été réalisées sur l’ensemble du territoire ivoirien
qui ont permis de découvrir des vestiges préhistoriques. Parmi ces traces matérielles, on a dénombré
des ossements humains et d’animaux, des fragments d’armes et d’outillages, des céramiques et des
coquillages attestant d’une occupation du territoire très ancienne. À Anyama et à Attinguié, dans les
environs d’Abidjan, des bifaces, des piques, des racloirs, des grattoirs et des ustensiles taillés dans du
quartz ont été découverts. La datation établie à l’aide du carbone 14 les situe entre – 18 000 et –
[3]
120 000 ans . À Bingerville, dans le sud lagunaire, toujours dans les environs d’Abidjan, c’est un
amas de coquillages mêlés d’ossements d’animaux qui a été découvert. Selon la datation, cette
découverte remonte à 11 000 ans av. J.-C.

Enfin, dans le nord du pays, ce sont des bifaces en quartz datant du paléolithique supérieur (environ 6
15 000 à 10 000 ans av. J.-C.) qui ont été découverts à Fourouna, près de Séguéla, tout comme des
boules de pierre et de poterie à Niakaramadougou, Ferkessédougou et Korhogo. Des découvertes dont
la plupart ont été confirmées par Henriette Alimen en ces termes : « La Côte d’Ivoire a donné, en des
stations de surface, des haches polies. On a repéré plusieurs ateliers de taille ou de polissage jusqu’en Haute Côte
[4]
d’Ivoire » . Autant de traces matérielles, expression d’une présence humaine très ancienne sur le
territoire ivoirien, qui fait dire à Jean-Noël Loucou que « la présence des hommes sur la terre ivoirienne est
très ancienne. Elle remonte à la préhistoire, période qui s’étend de l’apparition de l’homme sur la terre, il y a
[5]
quelque 3 millions d’années, au ve millénaire avant notre ère » .

À ces sources archéologiques, témoignages du peuplement préhistorique de la Côte d’Ivoire, il 7


convient d’adjoindre quelques traditions orales pour expliquer la présence très ancienne du
peuplement ivoirien, même si la plupart d’entre elles restent dominées par des récits purement
[6]
légendaires .

Qui sont ces peuples anciennement installés sur le territoire ivoirien dont les sources archéologiques 8
ont permis d’identifier la présence ? Selon l’ouvrage de Jean-Noël Loucou, confirmé par ceux
[7]
d’Henriette Diabate, de Gilbert Gonin et de Kouamé René Allou , on peut citer :

— pour le Sud lagunaire et le centre, les Protoakans, notamment les Éhotilés, les Zéhiris, les Golis et 9
les Bomizambos ;

— pour l’ouest, les Gbans ou Gagous, les Touras, des sous-groupes des Mandés du Sud et les 10
Protokrous, au rang desquels figurent les Magwê, ancêtres des Bétés ;

— pour le nord, les Protosénoufos, dont les Falafalas, ancêtres des Sénoufos de la région de Kong. 11

À ces populations préhistoriques sont venus s’ajouter les grands groupes migratoires qui ont occupé 12
e e
le territoire ivoirien entre le xv et le xix siècle, pour constituer le peuplement définitif de la Côte
d’Ivoire. En effet, entre le xve et le xixe siècle, le territoire ivoirien est soumis à de fortes pressions
[8]
migratoires . Au nord, on distingue deux courants d’immigration :

— les Mandés, originaires du Mali actuel arrivés après l’éclatement de l’empire du Mali. Ces peuples, 13
vraisemblablement à la recherche de zones de refuge sécurisées, de l’or et de la noix de cola, se sont
installés dans le nord du pays. Parmi ce groupe ethnoculturel on peut citer les Mandés du Nord ou
Malinkés, communément appelés les Dioulas ;
— les Gurs ou Voltaïques, du nom du fleuve Volta dont ils sont pour la plupart originaires. On y 14
dénombre les Sénoufos, les Koulangos, les Lobis, etc., qui se sont introduits par le nord-est.

À l’ouest, ce sont les Krous composés essentiellement de Bétés et de Wê qui s’installent. Deux thèses 15
sont avancées pour situer géographiquement leur origine. La première les situe au Liberia actuel,
alors que la seconde met en avant la pression exercée sur eux par les Mandés au cours de leur
migration dans le nord du territoire ivoirien qui les a contraints à descendre plus au sud et à se
localiser dans l’Ouest forestier. Une chose est certaine : les Krous, tout comme les Mandés et les
Voltaïques, sont présents sur le territoire ivoirien dès la fin du xvie siècle.

Enfin, signalons les migrants originaires de l’est du territoire ivoirien, qui finissent par occuper le 16
e e
centre et le sud du pays ; il s’agit essentiellement d’Akans entre le xvii et le xix siècle. La première
vague de ces migrations concerne les Akans lagunaires (Éhotilés, Ébriés...), les Agnis (Est ivoirien) et
les Baoulés (Centre). Originaires de l’ancien empire Ashanti, certains ont trouvé refuge sur
le territoire ivoirien pour échapper à l’esclavage qui sévissait dans leur zone d’origine, tandis que
d’autres migraient pour fuir les querelles de succession au trône royal dans cet empire. Dès le début
du xixe siècle, les migrations externes, les brassages internes et les recompositions ethniques
s’achèvent avec la mise en place définitive du peuplement actuel de la Côte d’Ivoire. Autrement dit, le
peuplement du territoire ivoirien s’est d’abord réalisé à partir d’un peuplement primitif auquel sont
venues s’ajouter plusieurs vagues migratoires pour en constituer le peuplement définitif. En quoi est-
il nécessaire de rappeler ce passé historique du peuplement ivoirien ?

L’intérêt de ce rappel historique tient compte de l’ignorance de l’histoire du peuplement du pays par la 17
majorité des Ivoiriens, une ignorance qui, hélas ! a contribué à la déchirure et à la division de la
société ivoirienne.

Les manuels scolaires d’histoire — qu’ils soient de l’enseignement primaire ou de l’enseignement 18


secondaire — qui traitent du peuplement de la Côte d’Ivoire font la part belle à l’installation des
peuples entre le xve et le xixe siècle, c’est-à-dire à la seconde étape du peuplement, et ne consacrent
qu’une infime partie au peuplement préhistorique. Et pourtant, c’est à partir de ce foyer primitif que
le peuplement définitif s’est réalisé. Pour de nombreux Ivoiriens tout cela laisse à penser que le
peuplement du territoire ne date que du xve siècle, ce qui est erroné du point de vue historique. De
[9]
plus, dans un pays ou le taux d’analphabétisme atteint 48,7 % de la population , on ne peut s’étonner
de certaines dérives ethniques et du développement des stéréotypes erronés, souvent à l’origine des
divisions ethniques et sociales. À cette première source de division sont venues s’ajouter depuis le
milieu des années 1990 des dérives identitaires.

L’adoption des politiques identitaires et foncières


La politique identitaire et de stigmatisation ethnique a été vraisemblablement instaurée par l’ancien 19
président ivoirien, Henri Konan Bédié, à la veille de l’élection présidentielle de 1995, au travers de la
politique de l’ivoirité. Ce concept, forgé pour désigner, selon lui, l’ensemble des valeurs culturelles
propres qui caractérisent l’Ivoirien, se révèlera plus tard comme la source de la division sociale en
Côte d’Ivoire. Dans son entretien avec Éric Laurent, qui lui demandait si avec l’ivoirité la Côte d’Ivoire
n’était pas tentée par un repli nationaliste, après avoir été une terre d’accueil, Henri Konan Bédié
répondait : « Non, rien n’a changé, mais pour respecter la Constitution, et sous la pression de l’opposition, la vie
politique est maintenant régie par les nationaux. Ce qui est tout a fait normal : imaginez-vous les Italiens
influençant la vie politique française en allant aux urnes ? À chaque élection dans un pays africain, on peut voir
les ressortissants de ce pays faire la queue devant leur ambassade pour aller voter. Les mêmes ne peuvent pas
[10]
prétendre participer au choix des dirigeants ivoiriens » . Sans doute noble dans sa conception, cette
politique a fini par semer les germes de la division ethnique, sociale et régionale, dans la mesure où
elle a créé des Ivoiriens de première et deuxième catégorie selon l’origine ethnique ou régionale.

En réalité, par-delà son aspect culturel et identitaire, cette politique visait vraisemblablement à 20
écarter de la course au pouvoir présidentiel de 1995 l’un des candidats ayant de sérieuses chances
d’être élu, l’ancien Premier ministre et actuel chef de l’État Alassane Dramane Ouattara, du
Rassemblement des républicains (rdr), au motif qu’il était d’origine étrangère. Et pourtant, natif de
Dimbokro, dans le centre de la Côte d’Ivoire, et issu de la famille Ouattara de Kong, il fut Premier
ministre de la République de Côte d’Ivoire de 1990 à 1993 sous le règne du premier président ivoirien,
Félix Houphouët-Boigny (1960-1993). Ainsi, de nouvelles lois électorales aux relents “exclusionnistes”
seront adoptées dans ce contexte politique. À titre d’exemple, la loi n° 94-642 du 13 décembre 1994,
portant code électoral, stipule en son article 49 que « nul ne peut être élu président de la République [...] s’il
n’est Ivoirien de naissance, né de père et mère eux-mêmes Ivoiriens de naissance. Il doit n’avoir jamais renoncé à
la nationalité ivoirienne. Il doit en outre avoir résidé de façon continue en Côte d’Ivoire pendant les cinq années
[11]
qui précèdent la date des élections» .

Pour l’opposition politique, en particulier le rdr, et les populations originaires du nord, toutes ces 21
mesures, comme nous l’avons déjà signalé, ne visaient que leur leader, Alassane Dramane Ouattara,
dans le but de l’éliminer de la course à l’élection présidentielle. Passée cette période, et après un
moment d’accalmie, la dérive identitaire reprend de plus belle à l’occasion du scrutin présidentiel de
2000. En effet, l’opposant Alassane Ouattara, après s’être fait attribuer une première fois un certificat
de nationalité ivoirienne en vue de ladite élection, se verra retirer quelques jours après le précieux
document, le juge Épiphanie Zorro, qui a délivré le certificat, ayant été suspendu sur ordre du
ministre de la Justice. Un mandat d’arrêt international sera même lancé le 29 novembre 1999 contre
Alassane Ouattara par le juge Laurence Amon pour « falsification de documents administratifs, faux et
[12]
usage de faux » .

Les populations originaires du nord du pays, qui se reconnaissent majoritairement dans leur leader 22
politique injustement recalé, selon eux, de la course à l’élection présidentielle, se braquent. En même
temps, frustrées par les nombreuses tracasseries liées à la délivrance des documents administratifs,
en particulier les certificats de nationalité ivoirienne pour les personnes portant des noms à
consonance nordiste comme Ouattara, Koné, Diakité, Bamba, ces populations se mobilisent. En effet,
de nombreux nordistes, à la suite du rejet de la candidature d’Alassane Ouattara, éprouvaient les pires
difficultés à se faire délivrer ces documents, contrairement aux autres Ivoiriens des régions du centre,
du sud, de l’est et de l’ouest. Autant de frustrations qui alimenteront plus tard les déchirures et la
fracture de la société ivoirienne. À cette cause de division s’ajoute la loi sur le foncier rural.

En 1998, une loi sur le foncier rural est votée par l’Assemblée nationale de Côte d’Ivoire : il s’agit de la 23
[13]
loi n° 98-750 du 23 décembre 1998 . Cette loi stipule que le domaine du foncier rural est composé à
titre permanent des terres propriété de l’État, des terres propriété des collectivités publiques et des
particuliers, des terres sans maître à titre transitoire, des terres du domaine coutumier et des terres
du domaine concédé par l’État à des collectivités publiques et à des particuliers.

Or, dans leur interprétation de cette loi, les populations autochtones ou locales, propriétaires terriens 24
en général, se sont appropriées le domaine foncier, allant jusqu’à exproprier les personnes à qui elles
avaient initialement concédé des parcelles de terre. Aussi de nombreux paysans allochtones et
étrangers se verront-ils expulser de leurs plantations dès l’adoption de ce texte législatif. La loi sur le
foncier rural a ainsi contribué à la division de la société ivoirienne. D’abord entre les Ivoiriens eux-
mêmes, notamment entre les populations autochtones ou locales, détentrices de parcelles de terre, et
les populations allochtones, originaires des autres régions du pays ayant migré pour s’implanter dans
les zones forestières et fertiles du pays comme le sud-ouest, le centre-ouest et l’ouest. Ensuite, entre
les populations ivoiriennes et les populations étrangères ayant aussi migré vers les zones de forêts
pour exploiter des parcelles de terre. Une situation qui a déclenché des poussées xénophobes, en
particulier dans l’Ouest forestier.

Alors que jusqu’en 1997 la règle en vigueur sur le foncier rural était, selon l’expression du premier 25
président ivoirien, Félix Houphouët- Boigny, que « la terre appartient à celui qui la met en valeur », la loi
de 1998 a tout remis en cause. Ainsi, de nombreux paysans allochtones et immigrés, détenteurs de
grandes exploitations agricoles, se verront exiger, au nom de ladite loi, la cession de leurs
exploitations par les populations locales qui les avaient précédemment accueillis et leur avaient
attribué des parcelles. Dans le sud-ouest et l’ouest, les principales zones de production du binôme
café-cacao, on assiste depuis la fin des années 1990 à de nombreux affrontements liés aux questions
foncières. Comment imaginer que des populations burkinabés, qui ont émigré en Côte d’Ivoire
[14]
depuis 1919 à la faveur de la mise en valeur de la colonie de Côte d’Ivoire , devenus propriétaires
terriens dans ces zones de fortes exploitations agricoles, puissent, au nom de la loi de 1998 relative au
foncier rural, céder leurs exploitations à ceux qui les leur ont vendues ou offertes depuis plusieurs
décennies ?

En octobre 2000, le président Laurent Gbagbo est élu à la tête du pays, après une période de transition 26
dirigée par la junte militaire qui avait renversé le régime d’Henri Konan Bédié le 24 décembre 1999.
Alors qu’on s’attendait à une réorientation de sa politique nationale en vue de favoriser la cohésion
sociale, Laurent Gbagbo s’est plutôt illustré par un renforcement de la politique ivoiritaire d’Henri
Konan Bédié. Avec lui, le régionalisme, le tribalisme, l’impunité, la haine ethnique et la xénophobie
ont atteint un seuil critique. Autant d’éléments de division et de déstabilisation qui vont mettre à mal
la cohésion sociale dans le pays.

Les effets des dérives sociales

Les dérives sociales en Côte d’Ivoire peuvent être perçues sous l’angle des clivages ethniques et 27
régionaux, de la poussée xénophobe et des crises politiques que le pays vit depuis plus d’une dizaine
d’années.

En ce qui concerne les clivages ethniques et régionaux, rappelons que la politique de l’ivoirité a mis en 28
[15]
péril l’unité nationale que le premier président avait construite et préservée. En effet, les politiques
identitaires qui ont débuté au milieu des années 1990 et qui ont été renforcées au cours des années
2000 ont révélé au grand jour des stéréotypes du genre « certaines ethnies seraient plus ivoiriennes que
d’autres » ou « les populations du nord seraient moins ivoiriennes que leurs concitoyens du sud ». Avec la
rébellion armée de 2002, la preuve en a été donnée lorsque, dans l’exposé des motifs de la prise des
armes, les principaux acteurs, pour la plupart originaires du nord, notamment les sergents Tuo Fozié,
Ibrahima Coulibaly, Chérif Ousmane et Koné Zacharia, ont affirmé avoir pris les armes, entre autres,
[16]
pour « lutter contre le tribalisme et la xénophobie dont sont victimes les populations du nord du pays » ,
communément appelées les “Dioulas”.
Les populations du sud, excédées par de tels propos affirmant défendre l’identité des peuples du nord, 29
n’ont pas hésité à taxer leurs compatriotes de cette région d’“étrangers” et d’“envahisseurs”, allusion à
leur origine migratoire externe depuis la fin du xve siècle. Quant aux populations du nord, victimes
selon elles de dérives identitaires et xénophobes de la part de leurs concitoyens du sud, elles
rétorquaient aux sudistes que la Côte d’Ivoire n’appartenait à personne mais à tous, dans la mesure
où le peuplement du territoire a été en partie réalisé à partir des migrations externes des xve et
xixe siècles.

Ces différentes prises de position sur fond d’ignorance de l’histoire du peuplement du pays, du faible 30
niveau d’instruction, d’autochtonie ou de non-autochtonie ont sérieusement affecté la cohésion
sociale et l’unité du pays. En réalité, il s’agit de stéréotypes ou de préjugés d’après lesquels l’Ivoirien
du sud serait plus autochtone que son concitoyen du nord. À titre d’illustration, signalons l’exemple
de l’ethnie baoulé, un sous-groupe akan du centre du pays.

La première vague baoulé dans les courants migratoires externes en provenance du Ghana actuel a 31
foulé l’est du territoire ivoirien vers 1701 pour ce qui est des Denkyrias et vers 1750 pour les Assabous
[17]
de la lignée de la reine Pokou . Mais au moment où ces deux premières vagues font leur entrée sur le
territoire ivoirien au xviiie siècle, le royaume de Bouna (nord-est) créé par le prince Boukani,
descendant de Garzyao, est déjà fondé depuis 1600. Telle est la réalité historique qui confirme dans ce
cas précis que les Koulangos et les Lobis originaires de ce royaume sont plus anciennement installés
en territoire ivoirien que les Baoulés akans. D’où vient alors l’idée selon laquelle un Baoulé serait plus
ivoirien qu’un Lobi ou un Koulango de Bouna ?

Toutefois, il importe de préciser que, avant ces vagues migratoires akans, à la préhistoire, les 32
protoakans — Golis et Bomizambos dont les traces ont été révélées par les vestiges datant du
néolithique — ancêtres des Baoulés, occupaient déjà le centre du territoire ivoirien. Il s’agit donc d’un
sujet complexe qui mérite d’être abordé avec prudence et réserve, au besoin par la consultation et la
contribution des historiens afin d’éviter des déchirures sociales inutiles. Cette prudence doit être
davantage observée par les plus hautes autorités étatiques et l’ensemble des serviteurs de l’État
exerçant dans les services publics, notamment les membres de l’administration générale, les forces de
défense et de sécurité dont l’impartialité et la neutralité ne devraient souffrir d’aucune suspicion. Or,
le zèle, l’ignorance, la haine et le manque d’instruction de bon nombre d’entre eux ont souvent
conduit à des frustrations et des clivages ethniques considérables.

Lors du contrôle d’un véhicule — dans lequel je me trouvais — en janvier 2003, au lendemain de la 33
rébellion armée de septembre 2002, un soldat ivoirien des Forces armées nationales de Côte d’Ivoire
[18]
(fanci) interpelle une passagère sur l’axe Ouragahio -Sinfra, dans le centre-ouest du pays. Après la
présentation de sa pièce d’identité, le soldat la somme de descendre du véhicule non sans avoir asséné
ces propos : « C’est vous, les étrangers, qui amenez les problèmes dans notre pays », allusion à son lieu de
naissance, Gouméré, et à la guerre. En réalité, pour le soldat, Gouméré n’était pas située en Côte
d’Ivoire, d’où cette réaction répulsive. Comprenant la situation, je descends du car. Après m’être
présenté au soldat, je lui indique que Gouméré est bel et bien une localité du pays, non loin de
Bondoukou, ce à quoi il me répond : « Ah bon ! », et demande à la dame de remonter dans le
[19]
véhicule . Chef-lieu de sous-préfecture, la localité de Gouméré n’est en effet distante que de 30 km
de Bondoukou, la capitale régionale du nord-est de la Côte d’Ivoire peuplée de Koulangos, une ethnie
du pays. Visiblement, le soldat venait d’étaler son ignorance de la géographie et de la carte
administrative de son propre pays ; un comportement hélas ! regrettable pour l’unité nationale. De
nombreux incidents de cette nature, provoqués par les serviteurs de l’État, ont souvent nui à la
cohésion nationale.

Quant à la xénophobie, elle prend sa source réelle dans les difficultés économiques que vit le pays 34
depuis plus d’une décennie. En effet, face à la crise économique aiguë liée à la dévaluation du franc
cfa en janvier 1994, de nombreux Ivoiriens, en quête d’un emploi ou au chômage, décident désormais
d’exercer dans le secteur informel. Or ce créneau, porteur de ressources financières, avait jusque-là
été abandonné par les nationaux au profit des étrangers. N’ayant plus d’autre solution pour améliorer
leur situation, les Ivoiriens vont accuser les étrangers d’être la cause de leurs problèmes.

Par ailleurs, avec la pression foncière et la loi sur le foncier rural de décembre 1998, de nombreux 35
exploitants agricoles étrangers ont été perçus par les populations rurales ivoiriennes comme étant
ceux qui “volent” les terres des Ivoiriens. Dans l’ouest du pays, la principale région productrice du
binôme café-cacao, cela a donné lieu à de nombreux affrontements entre populations ivoiriennes et
étrangères. La situation économique difficile et la loi sur le foncier rural ont ainsi occasionné des
tensions interethniques et des poussées xénophobes dans le pays.

S’agissant des crises politiques, la crise postélectorale de novembre 2010 à avril 2011 a montré à quel 36
point le manque de cohésion sociale pouvait mettre en péril la vie de la nation. À Yopougon, par
exemple, commune située au sud-ouest de la ville d’Abidjan, ex-fief du président déchu Laurent
Gbagbo, des scènes inimaginables ont été vues. Au cours des affrontements, les miliciens pro-Gbagbo
s’en prenaient systématiquement aux Ivoiriens du nord ou du centre, supposés soutenir le président
Alassane Ouattara ou l’ex-président Henri Konan Bédié. Aussi des dizaines de personnes ont-elles été
brûlées vives ou exécutées sommairement parce qu’elles n’étaient pas originaires de l’ouest du pays ou
parce qu’elles n’appartenaient pas au Front populaire ivoirien (fpi), le parti de Laurent Gbagbo. De
leur côté, dans le nord, les Forces républicaines de Côte d’Ivoire (frci), proches du président Alassane
Ouattara, n’hésitaient pas à s’en prendre aux ressortissants de l’ouest du pays ou aux militants du fpi.
Dans leur progression vers le sud du territoire, en vue de la prise d’Abidjan, ces forces ont commis de
graves exactions contre les populations wê de l’ouest du pays qui avaient affirmé leur soutien au
président déchu Laurent Gbagbo.

Les enquêtes diligentées par les Nations unies à cet effet ont fait état de près de 800 victimes dans 37
cette partie du pays, dont de nombreux civils. Malgré la politique de réconciliation instaurée par le
président Alassane Ouattara depuis son accession au pouvoir, de nombreux Ivoiriens, en particulier
ceux de l’opposition ou originaires de l’ouest, estiment qu’une part trop belle est faite aux cadres
originaires du nord dans les nominations aux hautes fonctions de l’État. Des pratiques ethnicistes,
tribalistes et régionales que le chef de l’État lui-même a qualifié de « politique de rattrapage ethnique »,
[20]
selon l’interview accordée à l’hebdomadaire français L’Express . En d’autres termes, il s’agit selon lui
de favoriser les cadres originaires du nord, longtemps marginalisés par les précédents régimes.
Interrogé sur ce sujet par une journaliste lors d’une émission télévisée le 11 avril 2012 sur le bilan de sa
première année d’exercice, le président Alassane Ouattara, après avoir souri, est resté évasif et peu
[21]
convaincant .

Mamadou Koulibaly, ex-président de l’Assemblée nationale et ex-militant du fpi, n’a pas manqué de 38
fustiger le régime de Ouattara en ces termes : « Ceux qui profitent du gouvernement Ouattara sont des gens
d’un clan qui partagent tous des caractéristiques communes : avoir la bonne religion [sous-entendu l’islam],
être originaire de la bonne région [sous-entendu le nord], militer au bon parti [sous-entendu le
[22]
Rassemblement des républicains] et appartenir à la bonne famille » . Maître N’gouan, président de la
coalition de la société civile ivoirienne, avait lui aussi dénoncé ces dérives en ces termes : « Les
problèmes électoraux ne sont qu’un aspect d’une crise plus profonde. Nous avons une crise institutionnelle et de
gouvernance, mais aussi une crise économique et sociale et une crise de cohésion nationale. Il fallait poser
sérieusement ces problèmes et les résoudre avant d’aller aux élections. Personne n’a voulu nous écouter, prétextant
[23]
que le président élu se chargerait de les régler » .

La méconnaissance de l’histoire du peuplement de la Côte d’Ivoire, les politiques et les pratiques 39


identitaires constituent les sources profondes de la division de la société ivoirienne. Une division
sociale assez manifeste à travers l’opposition ethnique et régionale, la xénophobie, la haine et les
conflits armés.

Face à ces dérives nationales, une vraie politique de réconciliation et de cohésion nationale s’impose 40
désormais si la Côte d’Ivoire veut retrouver son unité et construire un avenir meilleur. Le Comité
national de réconciliation et de vérité, créé à cet effet par l’actuel chef de l’État, au lendemain de la
crise postélectorale, devrait pouvoir résoudre tous ces conflits.

Notes

La préhistoire, cette période très ancienne d’avant l’invention de l’écriture, est connue grâce aux vestiges
laissés par les premières civilisations humaines, même si la datation est problématique. Elle remonte à entre
3 millions et 5 millions d’années, pour prendre fin vers le milieu du quatrième millénaire avant notre ère.
Voir LEROI, Gourhan André, La préhistoire, Paris : Presses universitaires de France, 1968, 366 p. (cf. pp. 2-3).

Cf. DIABATE, Henriette, Mémorial de la Côte d’Ivoire. Tome 1 : Les fondements de la nation ivoirienne, Abidjan :
AMI, 1987, 290 p. (voir p. 51).

ALIMEN, Henriette, Préhistoire de l’Afrique, Paris : Éd. N. Boubé et Cie, 1995, 578 p. (voir p. 278).

LOUCOU, Jean-Noël, Histoire de la Côte d’Ivoire. Tome 1 : la formation des peuples, Abidjan : CEDA, 1984, 212 p.
(voir p. 9). Comme on le voit, la datation de la fin de la préhistoire semble ne pas faire l’unanimité, car elle
diffère souvent d’un historien à un autre. Toute chose qui pose une fois encore la problématique générale de
la datation en histoire et en préhistoire.

Dans leurs récits, le côté légendaire ou mythique prime très souvent la réalité historique. Il s’agit avant tout
pour ces peuples de proclamer leur présence ancienne, leur droit sur les espaces occupés (terres, eaux, forêts,
etc.). En d’autres termes, leur autochtonie. Ainsi, les Touras, un sous-peuple des Mandés du Sud, localisés
dans l’Ouest montagneux, affirment être descendus du ciel par des chaînes. Voir GONIN, Gilbert ; ALLOU,
Kouamé René, Côte d’Ivoire : les premiers habitants, Abidjan : CERAP, 2006, 122 p. (cf. p. 23).

Cf. LOUCOU, Jean-Noël, Histoire de la Côte d’Ivoire. Tome 1 : la formation des peuples, op. cit. ; DIABATE,
Henriette, Mémorial de la Côte d’Ivoire. Tome 1 : Les fondements de la nation ivoirienne, op. cit. ; GONIN, Gilbert ;
ALLOU, Kouamé René, Côte d’Ivoire : les premiers habitants, op. cit.

Cf. EKANZA, Simon-Pierre, Côte d’Ivoire : terre de convergence et d’accueil (xve-xixe siècle), Abidjan : CERAP, 2006,
119 p. (voir p. 7).

Cf. PROGRAMME DES NATIONS UNIES POUR LE DÉVELOPPEMENT, Rapport mondial sur le développement
humain 2006. Au-delà de la pénurie : pouvoir, pauvreté et crise mondiale de l’eau, Paris : Éd. Economica, 2006, 422 p.
(voir p. 286).

BÉDIÉ, Henri Konan, Les chemins de ma vie, Paris : Éd. Plon, 1999, 247 p. (cf. p. 233).

COULIBALY, Lenissongui, PDCI-RDA : les élections de 1995, Abidjan : Parti démocratique de Côte d’Ivoire, 1995,
143 p. (voir p. 89).

KPATINDE, Francis, “Le dilemme de Ouattara”, Jeune Afrique, n° 2031, 14-20 décembre 1999, p. 15.

MINISTÈRE D’ÉTAT, MINISTÈRE DE L’AGRICULTURE, La loi relative au domaine foncier rural et ses textes
d’application, Abidjan : MINAGRI, 1998, 93 p. (voir p. 3).
Cf. TOKPA, Jacques Lépé, Côte d’Ivoire : l’immigration des Voltaïques (1919-1960), Abidjan : CERAP, 2006, 121 p.
(voir pp. 14 et ss).

La Côte d’Ivoire compte une soixantaine d’ethnies. Cette mosaïque ethnique peut être regroupée autour de
quatre grands groupes socioculturels : les Mandés (Malinkés, Dans, Gouros, Gagous...), les Voltaïques ou
Gours (Sénoufos, Koulangos, Lobis...), les Akans (Baoulés, Agnis, Ébriés...) et les Krous (Bétés, Wê...).

KOUADIO, Guessan, “La crise franco-ivoirienne de novembre 2004”, Africa, vol. 61, n° 1, mars 2006, pp. 66-93
(cf. p. 73).

Cf. EKANZA, Simon-Pierre, Côte d’Ivoire : terre de convergence et d’accueil (xve-xixe siècle), op. cit., pp. 63-64.

Ville natale du président déchu Laurent Gbagbo.

Témoignage de l’auteur.

Cf. HUGEUX, Vincent, “Côte d’Ivoire : Ouattara veut protéger les minorités”, L’Express du 25 janvier 2012.

Vu et entendu sur RTI 1, la première chaîne de la télévision ivoirienne, le 11 avril 2012 à 21 h.

Voir l’interview accordée à Afrique Éducation, n° 348, du 16 au 31 mai 2012, reprise par l’Inter, n° 4194, 23 mai
2012, p. 6.

RANTRUAN, Sylvain, “Les vrais problèmes de la Côte d’Ivoire sont la corruption, la pauvreté et la mauvaise
gouvernance”, Marchés Tropicaux et Méditerranéens, n° 3263, mai 2011, pp. 42-43.

Plan
Des origines des dérives sociales en Côte d’Ivoire
La méconnaissance de l’histoire du peuplement du pays
L’adoption des politiques identitaires et foncières

Les effets des dérives sociales

Auteur
Guessan Kouadio

Maître assistant, département d’histoire, option histoire des relations internationales, Université de Cocody-
Abidjan, Côte d’Ivoire. Contact : ben.guessan@yahoo.fr
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/12/2016
https://doi.org/10.3917/migra.144.0049

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