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Semiramis

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Le milieu en architecture,

entre réinterprétation du concepteur et perception de l’usager


Cas du village de Gourna au Louxor (Egypte) et des immeubles Sémiramis à
Casablanca (Maroc)

Mouna Sedreddine
Architecte, Doctorante
Ecole Nationale d’Architecture de Rabat.
Hassane Kharmich
PH Géographie et Aménagement, Enseignant-chercheur
Ecole Nationale d’Architecture de Rabat.

Résumé
Au moment où la production architecturale contemporaine tend, de plus en plus, vers la
standardisation et l’universalisation des modes d’expression, anéantissant et dénigrant, de fait,
les singularités et les spécificités du milieu et du contexte, on assiste, par souci environnemental
ou identitaire, à un réel engouement pour des modèles architecturaux et urbains dits locaux ou
vernaculaires. En effet, un retour vers des principes tels que « l’architecture sans architecte »,
« l’architecture située ou localisée » ou encore « l’architecture circulaire ou conviviale » ont été
adoptés et expérimentés par des architectes à la fibre sociale et soucieux de produire une
architecture en dialogue avec les lieux, les habitants, l’écoumène, …Séduits par ces concepts,
certains architectes et concepteurs ont essayé d’allier symbolique et technicité, ceci en
s’intéressant aux caractéristiques du milieu, en recyclant les savoir-faire et les techniques
constructives locales et en réinterprétant les usages et les pratiques sociales dans les
constructions nouvelles. Cette approche bien que particulièrement sensible aux réalités du topos
interpelle le vrais sens d’« intégration » durant la phase post-réalisation du projet. Cet article se
propose donc de questionner certains aspects fondamentaux de cette approche fondée sur le
recyclage et la réinterprétation du corpus vernaculaire dans les productions architecturales
contemporaines : comment définit-on une immersion réelle d’une architecture dans son milieu ?
Est ce que la préservation d’un tissu ancien par la conservation assure-t-elle une réelle continuité
entre milieu et architecture ? Est-ce qu’un remodelage d’une architecture par ses habitants
témoigne-t-il d’un échec de cette association recherchée ? Des questionnements qui seront
explorés à travers deux cas d’étude : le cas du village de « Gourna » en Egypte et des immeubles
« Nid d’abeilles » au Maroc, à travers lesquels sera analysée l’évolution du rapport dialectique
entre les productions architecturales à inspiration vernaculaire et leurs milieux d’insertion.

Mots clés : Milieu, architecture, concepteur, usager, intégration, médiation, perception.

Introduction

Dans un contexte où l’universalité et l’uniformisation caractérisent tous les aspects de la vie, les
paysages urbains et architecturaux ne font pas exception. Une course vers l’excentrique et
l’esthétique marque la production architecturale et donne lieu à des établissements humains
génériques dénudés de sens, de sensibilité, d’utilité et font état d’une crise identitaire de plus en
plus déplorée.

L’absence d’un ancrage territorial et d’une référence culturelle semblent par ailleurs fortement
impacter l’usager qui se retrouve privé du sentiment d’appartenance qui lui permet de s’identifier

45
et de s’affirmer en tant qu’être humain, vivant, convivial et créatif. Dès lors, « nos rêves sont
standardisés, notre imagination industrialisée, notre fantaisie programmée »1.

Face à cette crise, une prise de conscience prend forme chez les concepteurs et donne lieu à un
regain d’intérêt pour une architecture dite « située », savante et en communion avec le lieu. Parce
qu’elle se développe à la fois dans le respect de son milieu d’ancrage naturel et de la culture de la
société qu’elle représente, l’architecture vernaculaire peut constituer un référentiel guide dans les
nouvelles urbanisations.

Cette architecture qui naît du sol véhicule non seulement une histoire, une culture, mais elle reste
intimement liée au temps, une composante déterminante dans le processus d’intégration et qui
procure à cette architecture sa légitimité et renforce le lien identitaire entre l’usager et son
territoire. C’est en associant l’ensemble de ces éléments qu’une architecture devient
contextualisée et rend toute tentative de reproduction imparfaite.

Ainsi, à des époques et dans des contextes différents, nombre d’architectes se sont désolidarisés
de la mode architecturale uniformisante et décontextualisée pour célébrer des milieux uniques
par leurs géographies, leurs histoires et les sociétés qui les composent.

En effet, certains cas sont pris comme exemples incarnant cette médiation, à savoir : l’œuvre de
Hassan Fathy « Gourna »2 près de Louxor en Egypte où une urbanisation inspirée des traditions
locales a été pensée. D’autres architectes ont opéré au sein de contextes qui leur sont étrangers et
ont pourtant tenté de concevoir des lieux de vie soucieux de leur milieu d’ancrage autant naturel
que culturel et social. L’œuvre d’André Ravereau sur les Mzab d’Algérie3 en témoigne par son
approche qui s’inscrit dans le respect d’un contexte riche par ses composantes : le lieu, le climat,
la culture et les traditions.

D’autres comme l’ATBAT-Afrique4, feront connaitre au Maroc durant le protectorat français


une nouvelle architecture alliant les principes de « l’Unité d’habitation » et certains aspects
d’une architecture locale tenant compte du climat et de la culture des habitants.

Toutefois, ces architectures qui essayent de réconcilier le concepteur à l’usager par une
reconstitution de l’identité et un retour aux racines, certaines d’entre elles ont connu une forme
d’hostilité de la part de leurs habitants, se manifestant souvent par un remodelage et une
réadaptation de la production architecturale en fonction du contexte et du comportement social.

1
Ivan Illich, La convivialité, Editions du Seuil, 1973, p. 34.
2
Gourna est un village situé à Louxor à l’intérieur de la Thèbes antique en Égypte sur la rive occidentale du Nil. Le
village a été conçu et réalisé entre 1946 et 1952 par l’architecte égyptien Hassan Fathy (1900-1989) selon une
approche participative alliant concepteur et population locale.
3
Située au cœur du Sahara algérien, la vallée du Mzab fait partie de la Wilaya de Ghardaia et se caractérise par un
cachet architectural très respectueux et représentatif du milieu géographique et culturel de la région. Initié dans les
années 1970 par l’architecte André Ravereau l’atelier d’urbanisme s’est constitué en atelier faisant office de service
public d’architecture et d’agence foncière et d’urbanisme délivrant les permis de construire. Impulsé par un contexte
original de mobilisation communautaire, cet atelier a notamment défini des règles de contrôle de l’urbanisation de la
vallée et de protection du site par l’ébauche d’un projet de nouvelle vallée et par des actions de promotion de
constructions inspirées par l’urbanisme vernaculaire.
4
Filiale nord-africaine de « l’Atelier des bâtisseurs » qui a été fondé en 1947 par Le Corbusier, Bodiansky,
Wogensky, Marcel Piot et Lefebvre dans le cadre de la construction de l'Unité d'habitation de Marseille. Jean-
François Zévaco, Jean Chemineau, Élie Azagury ou Gaston Jaubert font partie de ce regroupement, ainsi que
Georges Candilis et Shadrach Woods, Pierre Mas, Marcel Godefroy, directement liés à Michel Écochard. La filiale
nord-africaine, dirigée par George Candilis dès 1951, sera à l’origine des trois bâtiments collectifs intermédiaires
réalisés en « carrières centrales » à Casablanca.

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Ces lieux de vie, pensés initialement en médiation avec le milieu, semblent avec le temps ne plus
lui faire écho.

C’est au sein de ces questionnements que notre réflexion prend tout son sens. Celle-ci se basera
sur une analyse de contextes géographiques et sociaux différents, où le milieu constitue une
variable de comparaison et où l’échelle de l’intégration représente le paramètre d’évaluation de
cette relation architecture/usager. D’où le choix du titre de cet article : « Milieu et architecture,
entre réinterprétation du concepteur et perception de l’usager »

Dans les deux cas d’études pris pour exemples dans cet article, le milieu dans ses composantes
géographique, culturelle, sociale et économique est présent dans le dessein des concepteurs et
l’oriente tout au long du processus de conception de l’œuvre architecturale. Ce premier niveau
dans l’échelle de l’intégration demeure cependant insuffisant pour admettre qu’une véritable
médiation s’opère entre la production architecturale et son milieu d’ancrage tant que l’usager
n’en aura pas fait sa propre expérience.

En outre, dans le processus de conception même, réside un paramètre déterminant dans la phase
post-projet, celui de la « perception » du milieu. Ce que le concepteur appréhende comme réalité
et comment il l’interprète par une architecture donnée est parfois différent de ce qui est imaginé
et attendu par l’usager. Ce deuxième niveau reste donc décisif dans la réussite de cette médiation
sensée durer dans le temps.

Figure. 1 : Le canard-lapin de Joseph Jastrow.


Source : fr.wikipedia.org
L’idée majeure qui se dégage de la fig. 1, c’est qu’il existe plusieurs perceptions d’une seule
réalité illustrée par un jeu d’illusion où l’observateur peut y voir, de façon très subjective, autant
un canard qu’un lapin.

Il en est de même en architecture, car à partir du moment où l’interprétation des éléments d’un
milieu par le concepteur, dans ses multiples dimensions physiques et socioculturelles peut
largement différer de celui prospecté par l’usager, plusieurs formes de remodelage et de
réadaptation de l’espace aux modes d’habiter surgissent, se matérialisant par des modifications
tant physiques que fonctionnelles.

En somme, l’architecture est une représentation d’un prédicat 5 d’une perception, d’une réalité
« n ». Et c’est lorsqu’ensemble, le concepteur et l’usager perçoivent une seul et même réalité
qu’une architecture a toutes les chances de prétendre à une communion et à une médiation avec

5
Dans la pensée Berquienne autour de la mésologie (science des milieux), le prédicat serait une interprétation du
milieu et l’une de ses manifestations.

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son milieu, c’est à ce moment précis que l’intégration est réussie. C’est ce qui sera exploré et
explicité dans les deux cas d’étude suivants :

1- Gourna, entre dessein du concepteur, pratiques des habitants et approche patrimoniale

Très engagé dans une approche nationaliste et sociale de l’architecture, Hassan Fathy (1900-
1989) a marqué toute une génération de jeunes bâtisseurs à travers son ouvrage Gourna, a Tale
of two villages, publié en anglais au Caire en 1969, un ouvrage rendant hommage aux paysans et
où une expérience urbanistique et architecturale profondément inspirée du vernaculaire est
relatée.

Situé à proximité du site archéologique de Louxor, le nouveau village Gourna (construit entre
1945 et 1948 mais non achevé) est la résultante d’une pensée intimement liée aux traditions
locales, à l’authenticité culturelle et aux spécificités géographiques du milieu rural. Une
approche allant jusqu’à associer l’habitant à la construction comme le décrit le titre de l’ouvrage
traduit en français (1970) : « Construire avec le peuple ».

Allant vers une revalorisation des techniques constructives traditionnelles (briques en terre crue
avec des voûtes sans cintres) et une autonomisation des paysans par le recrutement et la
formation in situ d’une main d’œuvre locale, Hassan Fathy a distingué son œuvre par
l’association de trois échelles, celle de la fonction6, celle socioculturelle7 et celle géographique8.
(fig. 2)

Figure. 2 : A gauche : Ancien village Gourna (source: Steele, James. 1989. The Hassan
Fathy Collection. A Catalogue of Visual Documents at the Aga Khan Award for
Architecture. Bern, Switzerland: The Aga Khan Trust for Culture) ; à droite :
Nouveau village Gourna (source: egyptophile.blogspot.com).

L’usage des matériaux locaux pour des considérations climatiques, culturelles et


socioéconomiques, ainsi que l’implication des paysans dans la réalisation de leur habitat comme
approche spatiale humanisante, ont particulièrement marqué l’œuvre de l’architecte à une époque
6
« Donner la mesure en correspondance à quelque élément extérieur qui en règle la destination, l’utilisation ou
l’adapte à un usage ». Définition proposée par Pr Lecourtois Caroline dans son cours sur l’architecturologie dispensé
lors d’un séminaire doctoral à l’Ecole Nationale d’Architecture de Rabat les 17, 18 et 19 mai 2016.
7
« Prendre en considération des conventions, des formes traditionnelles ou autres héritages socio-culturels, pour
donner forme et mesure à l’espace architectural ». Définition proposée par Pr Lecourtois Caroline dans son cours sur
l’architecturologie dispensé lors d’un séminaire doctoral à l’Ecole Nationale d’Architecture de Rabat les 17, 18 et 19
mai 2016.
8
« Informer les mesures de l’espace architectural à partir de considérations sur l’orientation des points cardinaux, la
situation et le modelé du terrain, les données climatiques, etc… ». Définition proposée par Pr Lecourtois Caroline
dans son cours sur l’architecturologie dispensé lors d’un séminaire doctoral à l’Ecole Nationale d’Architecture de
Rabat les 17, 18 et 19 mai 2016.

48
où l’Égypte connait une industrialisation du bâtiment et une internationalisation du style
architectural.

Intégrant de nouvelles pratiques constructives vernaculaires issues des contextes proches de celui
du rural égyptien, Hassan Fathy a fait usage de la « voûte nubienne » comme technique que les
paysans pouvaient s’approprier et a fait de la brique de terre crue l’élément pivot de sont
architecture ;« […] Les voûtes, les coupoles, les arcades, la forme cubique de certaines maisons
coiffées d’un dôme, les moucharabiehs, les escaliers, les associations de pierre et de brique, les
ouvertures et les claustra, confèrent une incroyable dignité à ces constructions […].»9 (fig. 3 et
4)

Figure. 3 : L’usage de la voûte nubienne Figure. 4 : L’usage de la voûte nubienne


Source : https://www.milleworld.com Source :
https://www.arquitecturaydiseno.es/
Très axé sur une approche alliant fonction, culture, conditions économiques et spécificités
géographiques, Hassan Fathy s’est fortement engagé en faveur d’une architecture typique à son
milieu et respectueuse de ses caractéristiques autant physiques que symboliques. Son
acharnement à faire renaitre une culture constructive vernaculaire qu’il apprécie pour ses vertus
autant écologiques que sociales et économiques a pourtant donné lieux à des espaces de vie qui
connaitront une certaine réticence sociale, car limitant quelque peu la liberté de ses habitants.
Ainsi, des éléments telle que la cours se sont transformés en étables, certaines ouvertures ont été
fermées pour en ouvrir d’autres et des élévations impropres à l’esprit initial du projet ont été
réalisées. (fig. 5 et 6)

Figure. 5 : Dégradations des maisons de New Figure. 6 : Dégradations des maisons


Gourna Source :
Source : https://egyptophile.blogspot.com) New Gourna Village Conservation and
Communıty. World monument Fund
9
Thierry Paquot, « Hassan Fathy, construire avec ou pour le peuple? », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire
critique [En ligne], 109 | 2009, mis en ligne le 01 juillet 2012, URL : http://journals.openedition.org/chrhc/1907.

49
Ainsi, aux côtés des louanges de ses multiples disciples de par le monde à des époques
différentes, Hassan Fathy n’a pas manqué de susciter certaines critiques de par cette expérience
jugée, par certains, passéiste voire même utopique dans un contexte où la pauvreté et l’inégalité
sociales sévissent et où une population soumise, car démunie, n’a que le pillage des tombes
antiques pour survivre.

L’évolution du projet dans le temps a démontré que le village a failli à l’écho qu’il se devait de
faire à son milieu. Les échelles architecturologiques liées à la fonction, au socioculturel et à la
géographie ont constitué les piliers du processus de conception de Hassan Fathy, mais n’ont
visiblement pas suffit à faire réussir cette médiation que seule l’échelle de l’intégration
considérée comme « Meta-Echelle » arrive à concrétiser.

Au-delà des entraves liées à une conjoncture politique et économique instable et peu propice à ce
genre d’expériences profondément humaine, la posture même du concepteur qu’est Hassan Fathy
demeure très fortement conditionnée par son élan nationaliste et paternaliste envers une
population pour laquelle il aspire à un cadre de vie décent et prospère. Il le soulignera plus tard
dans son ouvrage : « C’était de construire un village où les fellahs mèneraient le genre de vie
que je souhaite pour eux »10.

Sa propre perception du milieu rural égyptien (son prédicat) ainsi que sa conviction inébranlable
qu’une architecture qui implique l’usager, l’associe et le relie à son identité est celle qui est
vouée à durer dans le temps, n’étaient finalement pas celles des paysans Gournis, davantage
conditionnés par leur dépendance économique à l’ancien village proche des ruines
archéologiques de Thèbes.

Nous réitérerons à cette occasion, que c’est lorsqu’ensemble, le concepteur et l’usager perçoivent
une seul et même réalité qu’une intégration est possible.

Thierry Paquot l’expliquera dans son article11 : « Or, nous l’avons vu en suivant de près le livre,
l’architecte égyptien construit pour le peuple, et non avec le peuple. Son « pour le peuple » veut
dire qu’il a en tête une image du bien-être du peuple, qu’il souhaite transmettre et appliquer.
Pour le dire autrement, il est bardé de bons sentiments, comme le chemin de l’enfer en est pavé,
et c’est généreusement qu’il souhaite agir pour le bonheur du peuple, un bonheur que lui seul
connaît… Et le peuple ? […] la situation est peu favorable à une telle expérimentation en
grandeur réelle ».

L’adoption forcée de solutions issues d’un savoir faire traditionnelle n’était visiblement pas
adéquate pour faire face à des problèmes qui dépassent le souci fonctionnel et identitaire. Une
approche plus globale tenant compte des différents aspects de la situation précaire vécue par les
paysans Gournis aurait pu aider à réussir cette greffe et à garantir une meilleure durabilité au
projet. Hassan Fathy en témoignera plus tard dans son livre « La tradition, affirme-t-il, n’est pas
forcément désuète et synonyme d’immobilisme. De plus, la tradition n’est pas obligatoirement
ancienne, mais peut très bien s’être constituée récemment. Chaque fois qu’un ouvrier rencontre
une nouvelle difficulté et trouve le moyen de la surmonter, il fait le premier pas vers
l’établissement d’une tradition »12.

10
Hassan Fathy, Construire avec le peuple, Paris,Éditions Jérôme Martineau, 1970, p. 23.
11
Thierry Paquot, « Hassan Fathy, construire avec ou pour le peuple? », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire
critique [En ligne], 109 | 2009, mis en ligne le 01 juillet 2012, URL : http://journals.openedition.org/chrhc/1907.
12
Hassan Fathy, op. cit.,p. 59.

50
Cette résolution vient toutefois à l’encontre de la démarche conservatrice initiée en 2009 par
l’UNESCO face à la dégradation du village. L’objectif étant « de valoriser les idées pionnières
et la philosophie constitutives de l’œuvre de Hassan Fathy et de mettre en lumière son intérêt
pour les problèmes contemporains de durabilité.»13

L’idée d’éduquer et de communiquer autour d’une expérience exceptionnelle et de promouvoir


une démarche qui s’inscrit parfaitement dans un contexte où un regain d’intérêt pour les
questions environnementales est d’actualité, reste très louable. Toutefois force est de constater
qu’une action de restauration à l’identique ne contribuera pas forcément à l’amélioration des
conditions de vie d’une population toujours aussi appauvrie qu’il y’a 70 ans.

Le regard soucieux que pourrait porter toute personne sensible à un tissu authentique permet de
soulever certains dysfonctionnements majeurs. L'actuelle pratique patrimoniale se manifeste
souvent par une muséification dudit "patrimoine" puis par une industrialisation de ce dernier
dans une approche folklorique.

D'ailleurs, dans certains cas « Thierry Paquot attribue la reconnaissance patrimoniale à un


regard occidental complètement décalé par rapport à celui des autochtones »14. Il dira dans ce
sens que « Patrimonialiser les habitats en terre du Yémen satisfait le regard du touriste
occidental bien plus que celui du Yéménite ; cet habitat en terre est difficile et coûteux à
entretenir et sa typo-morphologie correspond à une structure familiale polygame en perte de
vitesse.»15

Ainsi, le processus de "classement", œuvrant sous le signe de la "conservation", des sites


reconnus patrimoine mondial, omet le processus sacré sur lequel ces tissus se basent pour se
recréer et évoluer.

Le fait est, qu'en plus de l'implication de l'habitant dans l'acte de revalorisation, il reste
nécessaire de le pousser à recouvrir l'importance de sa présence permanente dans ce processus
complexe et de lui faire prendre conscience de l'aspect naturellement évolutif de ce qui fait son
identité, loin de la momification encouragée par la préservation rigide.

2- Immeubles Nids d’abeille : le grand ensemble et continuité avec le milieu

Dans ce deuxième cas d’étude, en plus de l’apparente dichotomie entre architecture et milieu,
une autre échelle architecturologique est relevée, celle du modèle16.

Au Maroc et dans le cas de certains bâtiments coloniaux qualifiés d’« habitat pour le plus grand
nombre », les immeubles Nids d’abeille de la cité résidentielle des Carrières Centrales à
Casablanca (1951-1954) ont, dans un premier temps, été conçus selon la volonté de leurs
architectes, dans un rapport dit de « continuité » avec leur milieu. Une continuité traduite selon
l’école de pensée coloniale par une simple introduction du patio. Celui-ci étant jugé l'élément
clé, sensé rendre l’habitat adapté aux usages et aux modes de vie des populations rurales (fig. 7).

13
whc.unesco.org
14
François Thomas, les temporalités des villes, Saint-Etienne : Publications de l'Université de Saint-Etienne, 2003.
p.75.
15
Paquot Thierry, « le paysage urbain est-il patrimonialisable ? », in patrimoine et développement des cœurs de
villes, actes des 4ème assises du patrimoine du grand sud-ouest, bordeaux, Ed. Confluences, 2003, pp.167-174.
16
« Reprendre un modèle antérieur tout en reprenant éventuellement des modifications de divers degrés et diverses
natures.» définition proposée par Pr LECOURTOIS Caroline dans son cours sur l’architecturologie dispensé lors
d’un séminaire doctoral à l’Ecole Nationale d’Architecture de Rabat les 17, 18 et 19 mai 2016.

51
Figure. 7 : 1952-1953. Ensemble d'habitation, Casablanca (Maroc)
Georges Candilis, arch. ; ATBAT-Afrique, in. Plan et coupe de l'immeuble type "Nid
d'abeille". Extrait de la revue Architectural Design, 1955, n° 1, p. 5
Source : Expositions-virtuelles.citedelarchitecture.fr

La réinterprétation de la maison à patio, en tant que typologie de l’architecture vernaculaire


marocaine, relate la position théorique des architectes modernes de l’époque et leur volonté de
produire un habitat contextualisé.

Pensé à une époque où l’idéologie de la première génération d’architectes modernes commençait


à s’épuiser et où les débats des derniers CIAM17 commençaient à susciter des critiques de la part
de certains de leurs membres laissant entrevoir les débuts d’une scission future, la théorie de
l’habitat pour le plus grand nombre est formulée pour la première fois lors d’une conférence
tenue par Michelle Ecochard en février 1950, intitulée « Urbanisme et construction pour le plus
grand nombre », offrant ainsi, de nouvelles perspectives pour les architectes modernes.

Face à un essor économique et démographique sans précédent, la question de l’habitat au Maroc


est au cœur de la réflexion menée par M. Ecochard et plus tard par les membres de la filiale
nord-africaine des Ateliers Bâtisseurs, l’ATBAT-Afrique dont Georges Candilis reste le
principal acteur.

Dans un contexte où la modernité importée devient l’emblème des jeunes architectes


profondément influencés par les discours des CIAM, les réalisations au Maroc contribuent à
renouveler cette idéologie par une rupture avec la pensée rationaliste et l’urbanisme techniciste
du mouvement moderne.

Basé sur un paradigme alliant certains principes du mouvement moderne et les spécificités
culturelles d’un Maroc à la veille de son indépendance, l’ATBAT-Afrique a fait de la cité
résidentielle des Carrières Centrales à Casablanca, dont les immeubles Nid d’abeilles, un

17
Congrès International d'Architecture Moderne fondé en 1928 par un groupe de 28 architectes dont Le Corbusier
est le principal mentor. Ce congrès fut l’occasion de développer l’idéologie moderne basée sur le fonctionnalisme et
le rationalisme en urbanisme et en architecture.

52
modèle-pionnier pour la question du logement collectif, face à un exode rural de masse et une
densification urbaine sans précédent.

L’intégration au milieu dans ses dimensions culturelle et géographique était le souci majeur des
architectes. Ainsi, la prise en compte du climat et des traditions des habitants s’est manifestée par
plusieurs aménagements issus de l’observation des villages ruraux et des médinas. L’emploi
d’espaces de transition entre intérieur et extérieur pour un meilleur contrôle climatique des
bâtiments s’est traduit par des éléments de circulations, tel que les coursives, les escaliers, les
espaces intermédiaires (balcons, loggias et patios couverts).

Toutefois, force est de constater que de nouvelles formes d’appropriation et d’organisation


sociale ont émergé. La pratique des habitants et leur réappropriation du modèle colonial par
l’effet du milieu d’origine et de la culture sociale a transformé l’architecture initiale des
immeubles, notamment celui du Nid d’abeilles, à travers l’obturation des patios (fig. 9).

Une modification qui prouve dans un sens que l’échelle de l’intégration n’a été prise en compte
que dans certains de ses aspects et que le milieu social a fini par prendre le dessus par un
remodelage de l’architecture.

Figure. 8 : L’immeuble nid d’abeille dans sa Figure. 9 : L’immeuble nid d’abeille après
conception initiale. sa défiguration par les habitants
Source: Blog-AT-BAT, Afrique-Candilis.
The standardized high rise by Candilis-
Bodiansky and Woods in 1952.

Dans ce cas précis, notons-le, où un regard nostalgique est porté vers certaines traditions
constructives, le processus de conception est fortement porté sur l’échelle du modèle, une échelle
où le patio est pris pour unité de base dans le dessein des architectes.

Entre perçu, conçu et reçu, existe une réalité des pratiques sociales et une réception des espaces
construits qui donne toute sa qualité à la réalisation architecturale et urbaine.

La question de l’appropriation et des nombreuses transformations opérées par les habitants reste
très révélatrice de l’importance de l’idée d’évolutivité que chaque concepteur devait intégrer
dans sa réflexion autour du projet.

53
Conclusion

L’échec apparent de l’intention socio-architecturale adoptée dans ces deux cas d’étude révèle
l’importance d’une approche globale dans tout processus de conception.

L’échelle de l’intégration, étant une Méta-Echelle, semble à notre sens celle qui assure la réussite
de cette trajection entre le projet et son environnement,

Ainsi, et lorsque le dessein d’une continuité entre milieu et architecture est présent durant
l’élaboration d’un projet, les paramètres liés à la fonction, la culture ou la géographie à eux seuls
ne suffisent pas. Cette continuité est fortement conditionnée par la perception que le concepteur a
du milieu d’ancrage. Ce que l’on a appelé « prédicat » n’est qu’une forme parmi d’autres des
réalités admises. Mais c’est au moment où une seule réalité rassemble concepteur et usager
qu’une médiation architecture/milieu est possible.

Aussi, l’ambigüité de la question se fait plus pesante à partir du moment où l’Homme est acteur
et médiateur entre ces deux composantes face à un changement perpétuel du contexte. Tenter de
comprendre les différents aspects et formes de manifestations de cette relation à trois variantes
s’avère parfois peu évidant.

Toutefois, une question a le mérite d’être posée et de mener vers un modèle relationnel ou un
paradigme autre que celui classique qu’est cette perpétuelle quête vers l’association entre milieu
et architecture. Est-ce que la rupture ne serait-elle pas une nouvelle forme d’association où c’est
l’architecture qui façonne son milieu et non plus le contraire ?

Bibliographie

Capannini Letizia, Habitat collectif méditerranéen et dynamique des espaces ouverts. Cas
d’étude en Europe et en Afrique du Nord (1945-1970). Laboratoire ACS-Université de Paris
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El-Wakil Leila, Hassan Fathy dans son temps. (sous dir.) de Serge Santelli. Hassan Fathy, une
ambition égyptienne, Institut français d’Egypte, pp.13-19, 2011.

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Paquot Thierry, Hassan Fathy, construire avec ou pour le peuple?, in Cahiers d’Histoire. Revue
d’histoire critique [En ligne], 109 | 2009, mis en ligne le 01 juillet 2012, URL :
http://journals.openedition.org/chrhc/1907.

Thomas François, Les temporalités des villes, Saint-Etienne : Publications de l'Université́ de


Saint-Etienne, 2003.

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