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Linterculturel Ou La Guerre

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L’interculturel ou la guerre

Issa Asgarally

To cite this version:


Issa Asgarally. L’interculturel ou la guerre. Alizés : Revue angliciste de La Réunion, 2012, Intégra-
tion/exclusion des minorités à la lumière de l’interculturalité, 36, pp.37-51. ฀hal-02340746฀

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L’interculturel ou la guerre, par Issa Asgarally

QU’EST-CE QUE L’INTERCULTUREL ?

P ermettez-moi d’abord de rappeler ce que c’est que l’interculturel


pour moi. J’examinerai ensuite quelques-uns de ses constituants
dans l’espoir d’apporter un éclairage sur le processus d’intégration / exclu-
sion qui sera au centre de vos interrogations lors de ce colloque organisé
par l’ORACLE.
Après l’un des siècles les plus meurtriers de l’Histoire, avec ses deux
guerres mondiales, ses multiples génocides et ses innombrables massacres
en tous genres, après le constat que la technologie de la mort a « progres-
sé » et non l’art de vivre ensemble, que la culture ne nous préserve nulle-
ment de l’horreur et peut être associée à des actes inhumains, il nous faut
d’urgence une nouvelle manière de voir et d’agir. C’est tout l’enjeu de l’inter-
culturel. Que la culture n’alimente plus la violence et la guerre, mais qu’elle
nous aide à vivre ensemble.
C’est une nouvelle manière de concevoir l’identité, de transcender le
multiculturalisme, de promouvoir le véritable échange entre les cultures, de
penser et de formuler les expériences historiques, de refuser la thèse du
“choc des civilisations”, de désamorcer la “guerre des langues”, d’analyser
les relations entre la culture, l’information et la communication à l’heure de la
mondialisation, de construire des passerelles entre les littératures du
monde, de former et de développer la pensée critique grâce à l’apport de la
philosophie, d’explorer la dimension culturelle et non cultuelle du religieux.
Et, finalement, d’introduire cette nouvelle manière de voir et d’agir à l’école,
espace commun de rencontre et de vie. Une telle perspective renferme, on
le voit, les sens anthropologique et esthétique de la culture, c’est-à-dire,
d’une part, l’ensemble des coutumes, des modes de vie d’un peuple, d’autre
part, la peinture, la sculpture, la musique, la danse, le théâtre, la littérature,
l’histoire.
Quels sont les fondements de l’interculturel ? Il s’agit de revenir sur les
divisions et les conflits qui ont nourri pendant des décennies l’hostilité et la
guerre, de les concevoir autrement. Non pas de réduire la différence, car
force est de reconnaître le rôle constitutif des différences naturelles et cultu-
relles dans les relations humaines. Mais de remettre en question l’idée que
la différence implique nécessairement l’hostilité, un ensemble réifié et figé
38 — L’interculturel ou la guerre...

d’essences antagonistes, et une connaissance réciproque, construite sur


cette opposition, qui considère l’autre comme un adversaire.
Il s’agit aussi de concevoir autrement la société et les rapports entre
les individus et les groupes pour éviter que la lutte démocratique pour le
droit à la différence ne mène à la légitimation des processus de segmenta-
tion et de fragmentation. L’interculturel, c’est la représentation de « l’autre »
de façon acceptable, l’étude d’autres cultures et d’autres populations dans
une perspective qui soit libertaire, donc ni répressive ni manipulatrice. C’est
un véritable enjeu de civilisation. La finalité est de « désapprendre l’esprit
spontané de domination », c’est-à-dire d’inventer une attitude à peu près in-
édite, car dans ses rapports avec des cultures autres, les cultures les plus
avancées n’ont le plus souvent proposé à l’individu que l’impérialisme, le ra-
cisme et l’ethnocentrisme. L’interculturel peut et doit contribuer à la solution
de la crise actuelle en proposant des analyses de l’opinion établie, des
mythes et des stéréotypes qui sont devenus à la fois les symptômes et la
cause de la situation actuelle.

CONCEVOIR L’IDENTITÉ AUTREMENT

Lorsqu'un individu naît, il va se développer, certes, dans un univers


culturel qui a déjà ses propres codes, ses références et qui vont influencer
dans une large mesure son identité. Mais la construction identitaire participe
d'un processus dynamique. L’individu construit son identité avec des appar-
tenances collectives imposées, d'autres librement choisies, et aussi d'autres
qu'il rejette. Contrairement à ce que certains militants ou groupes de pres-
sion, voire même certains intellectuels, revendiquent, l'identité humaine
n'est ni naturelle, ni stable. Cette définition de soi et des autres est le fruit
non pas d’un simple exercice mental, mais d'un processus historique, social,
intellectuel et politique élaboré. La construction d'une identité est liée à
l'exercice du pouvoir dans chaque société, et n'a rien d'un débat purement
académique. Nous ne subissons pas qui nous sommes, nous ne l'héritons
pas, mais nous le construisons ensemble sans cesse, et nous le faisons
tous ensemble, avec tous les conflits que cela implique. Ce que nous
sommes identiquement, c’est l’intersection, changeante dans la durée, de
cette variété d’appartenances. Michel Serres a raison : l’identité est un man-
teau d’Arlequin, que nous cousons et tissons sans cesse, qui est plus libre
et souple que la carte de nos gènes.
Issa Asgarally — 39

Il ressort donc qu’aucune des appartenances d’un individu ou d’un


groupe d’individus ne doit être ou perçue comme étant menacée, persécu-
tée. Si un individu ou un groupe d’individus pense ou constate que l’une de
ses appartenances est menacée, il a souvent tendance à se reconnaître
dans cette appartenance-là. Parfois, quand il ne se sent pas la force de la
défendre, il la dissimule souvent au fond de lui-même, où elle reste tapie
dans l’ombre, attendant le moment de prendre sa revanche. Mais qu’il
l’assume ou qu’il la cache, qu’il la proclame discrètement ou de façon osten-
tatoire, c’est à elle qu’il s’identifie. L’appartenance qui est en cause -- la cou-
leur, la religion, la langue, la classe -- envahit alors l’identité tout entière et
écrase les autres appartenances. Elle devient une identité « meurtrière »,
pour reprendre le mot d’Amin Maalouf. L’exclusion de groupes jugés « mino-
ritaires » est à l’origine de ces identités meurtrières, sources de la violence.
Je cite ces fortes paroles de J.M.G.Le Clézio à propos de l’identité. Elles
datent de 1999 :

La grande question de l’identité se pose à chacun de nous tôt ou tard. Doit-on


construire son identité sur une territorialité, sur une communauté historique, sur une
caractéristique tribale ou culturelle? Alors se multiplient les barrières, les exclusions.
C’est concevoir une littérature qui serait seulement au service d’une seule commu-
nauté, et qui ne pourrait que relater le chronique d’une expérience particulière. Com-
ment pourrait-on lire Proust sans être né à Paris, Faulkner loin du comté de Yokna-
pathawpa (Mississippi) ? Les exemples récents nous ont montré les dangers de
l’exclusion, et les horreurs que peuvent générer le nationalisme et la confiance
aveugle dans la pureté ethnique, ou dans un intégrisme religieux.

C’est d’une autre identité qu’il doit être question aujourd’hui, à la veille
d’un nouveau millénaire. Une identité qui permettrait de conjuguer la spécifi-
cité culturelle de chacun et les grandes exigences de la fraternité humaine,
à propos de l’injustice, des abus de l’enfance, des mauvaises conditions ré-
servées aux femmes, à propos des guerres modernes dont les premières
victimes sont civiles, à propos du déséquilibre économique mondial et de
ces nouvelles frontières intérieures dressées contre la pauvreté, à propos
des dangers que les puissances industrielles font courir à l’environnement. »

TRANSCENDER LE MULTICULTURALISME

Le multiculturalisme est représenté à Maurice par les slogans Unité


dans la diversité, Nation arc-en-ciel, etc. C’est une simple juxtaposition ou
mosaïque des cultures, des modes de vie. Bien sûr, dans des pays plurieth-
40 — L’interculturel ou la guerre...

niques, comme l’île Maurice, colonisés pendant des siècles par les puis-
sances européennes, le multiculturalisme est un acquis, car c’est une
grande réalisation que d’avoir préservé les cultures des pays de peuplement
contre vents et marées.
Cependant, le multiculturalisme, qui est de loin préférable à l’affronte-
ment inter-ethnique, à la guerre civile, ne saurait suffire en ce début de
siècle. Nous ne pouvons plus nous contenter du multiculturalisme, car il peut
devenir l'antichambre de l'ethnicisme. Dans une perspective multiculturelle,
l’unité nationale devient « la somme totale de toutes les gratifications eth-
niques. » Le risque du multiculturalisme est de mettre des gens dans des
boîtes et d'ethniciser notre vision de la société. On réduit « la personne à
une catégorie et l’individu à un collectif ». Et on assigne des « représen-
tants » à ces collectifs qui sont seuls habilités à parler de leurs « cultures »
respectives. Le champ est alors libre pour que les fanatiques de tous poils
imposent des « identités meurtrières ».
Si elle reste au stade du multiculturalisme, les nouveaux dangers qui
sont apparus risquent de mener la société mauricienne vers la dislocation, la
guerre civile. Déjà en 1968, un peu avant l’accession de Maurice à l’indé-
pendance, des bagarres dites raciales avaient opposé les habitants de
confession musulmane de Plaine Verte, une banlieue au nord de la capitale,
à ceux de confession chrétienne de Roche Bois, une banlieue voisine.
L’ordre et la paix furent rétablis par les troupes britanniques. Pas plus tard
qu’en février 1999, le sentiment d’injustice ressenti après la mort en cellule
policière d’un chanteur populaire–accusé d’avoir fumé du haschisch en pu-
blic–a mené rapidement le pays au bord d’un affrontement inter-ethnique,
cette fois entre les habitants de confession hindoue et ceux de confession
chrétienne. L’arc-en-ciel s’est estompé puisque c’est sa nature même d’être
éphémère. La mosaïque a volé en éclats, révélant sa fragilité. Au fond,
lorsque des gens vivent dans des compartiments mentaux–et parfois phy-
siques, car les ghettos existent–, lorsqu’ils voient la société en termes de
« tribus » ou de « communautés », avec des chefs dûment accrédités, les
sentiments d’injustice et de frustration deviennent très vite des catalyseurs
d’une explosion sociale. C’est sans doute la raison pour laquelle les plus vi-
goureuses remises en cause du multiculturalisme se font dans des pays où
il est institutionnalisé, par exemple, le Liban et la Grande-Bretagne.
Ce n’est pas pour rien que l’auteur des Identités meurtrières est liba-
nais de naissance. Il sait bien de quoi il parle ! Pour préserver la « diversité
culturelle », la formule libanaise a reposé sur le système de quotas. Le par-
Issa Asgarally — 41

tage du pouvoir entre communautés avait pour finalité, disait-on, de réduire


les tensions. Mais la logique du système allait dans une tout autre direction :
chaque communauté voulait avoir une plus large part du « gâteau » et se
croyait victime d’injustice si l’État ne le lui accordait pas. Ce ressentiment ne
fit qu’exacerber les tensions. Sur le plan culturel, ce système finit par affaiblir
le sentiment d’appartenance à la communauté nationale et favoriser la
transformation des appartenances communautaires en « identités de substi-
tution » qui ne tardèrent pas à devenir des identités meurtrières.
L’interculturel consiste à privilégier l’unité fondamentale des hommes et
des femmes en tant qu’êtres humains avant d’explorer leur différence incon-
tournable. Le multiculturalisme est la démarche inverse. On privilégie la dif-
férence pour ensuite appeler à l’unité, d’où le slogan « Unité dans la diversi-
té ». S’il fallait trouver un slogan pour l’interculturel, il faudrait retourner le
premier comme un gant : « Diversité dans l’unité ! »
En fait, si certaines cultures ont fermé les yeux sur le meurtre, l’humilia-
tion physique, c’est peut-être parce qu’elles restreignent le concept de
l’Autre à ceux de leur propre tribu ou groupe ethnique et considèrent les
marginaux comme étant inhumains. La prise de conscience que l’étranger
est un être humain comme nous, la reconnaissance de son importance–car
c’est lui, son regard qui nous définit, Hannah Arendt disait que « l’absence
d’autrui me prive d’existence »–, la nécessité de respecter chez lui des be-
soins identiques aux nôtres sont le fondement de l’interculturel. C’est donc
une véritable gageure. Il s'agit de cultiver chez chaque individu un sens
commun d'appartenance tout en respectant son autonomie, ses différences
culturelles légitimes. En d'autres termes, promouvoir des identités culturelles
plurielles sans affaiblir la précieuse identité d'une citoyenneté partagée. Si
on échoue, et je ne parle pas seulement de Maurice, mais du monde, l'ave-
nir sera encore plus violent. Ce sera la dislocation des sociétés multicultu-
relles. A Maurice, nous en avons eu une idée en 1968 et en 1999 !

PROMOTION DU VÉRITABLE ÉCHANGE ENTRE LES CULTURES

Que sont les cultures ? Elles ne sont pas des commodités que l’on
peut posséder comme des voitures ou des chaussures. Elles sont dans un
état de développement continu et de changement dynamique, tout en main-
tenant des interactions constantes avec les autres cultures. Ce sont des
configurations multipolaires aux frontières mouvantes. Voilà pourquoi l’inter-
culturel voit les différentes cultures non pas comme des concurrentes pour
le titre de « la plus grande » ou de « la plus développée », mais plutôt
42 — L’interculturel ou la guerre...

comme les mouvements d’un Tout majestueux, symphonique, l’histoire de


l’humanité dans toutes ses variations et ses divergences. Il s’agit de recon-
naître que toutes les cultures sont elles-mêmes plurielles et représentent un
dialogue permanent entre différentes traditions et différents courants de
pensée. L’échange interculturel permet de les explorer, puis de se les ap-
proprier individuellement ou collectivement. Je vous rappelle que J.M.G. le
Clézio a déclaré le samedi 6 décembre 2008, lors d’une conférence de
presse au Grand Hôtel de Stockholm : « Toutes les cultures doivent com-
muniquer entre elles, il ne doit pas y avoir de culture dominante. Il y a beau-
coup de cultures dans le monde qui sont réduites au silence. Je suis un peu
un militant de l’interculturel. »

REFORMULER LES EXPÉRIENCES HISTORIQUES

Dans le domaine de l’histoire, l’interculturel consiste à repenser et à re-


formuler les expériences historiques qui ont été autrefois fondées sur la sé-
paration géographique des peuples et des cultures. Par exemple, le Levant,
qui a été longtemps représenté comme un champ de bataille entre Arabes
et Juifs, peut devenir une aire de culture méditerranéenne commune aux
deux peuples. Des domaines dont on croyait qu’ils ne concernaient qu’un
peuple, un sexe ou une classe sont ainsi soumis à un nouvel examen qui
montre que d’autres sont impliqués.
L’approche interculturelle en matière d’histoire consiste aussi à opposer
une vision différente à celle jusqu’ici dominante dans les sociétés. La vision
des Croisades est euro-centrée, biaisée, exclusive : de braves chevaliers
volant au secours de Chrétiens en Palestine et combattant les méchants Sa-
rassins. Pourtant on peut « raconter l’histoire des croisades telles qu’elles
ont été vues, vécues et relatées dans 'l’autre camp', c’est-à-dire du côté
arabe, en sollicitant exclusivement les témoignages des historiens et chroni-
queurs arabes de l’époque. Ces derniers ne parlent pas de croisades, mais
de guerres ou d’invasions franques ». Leurs écrits constituent autant de
« références permettant d’aller plus loin dans la connaissance de cette autre
vision. » Je tiens à signaler ici, dans le domaine de l’Histoire, une étude ma-
gistrale de Shlomo Sand, professeur d’histoire contemporaine à l’université
de Tel-Aviv (Comment le peuple juif fut inventé ), qui éclaire la complexité --
et le danger -- du processus d’intégration / exclusion.

L’antisémitisme moderne prospéra dans l’ensemble du monde européen évolué, re-


vêtant cependant, en Europe occidentale et méditerranéenne, comme sur le conti-
Issa Asgarally — 43

nent américain, des formes et un caractère entièrement différents de ceux qu’il


adopta en Europe centrale et orientale. Ce sont précisément les écueils culturels
rencontrés au cours du processus de construction des nations qui ont fait du dislike
of the unlike historique un éléments profond de la nouvelle politique de masse démo-
cratique ; toute expression d’une différence, quelle qu’elle soit (couleur de peau, dia-
lecte linguistique ou pratique d’une foi à part), aiguillonnait les porteurs d’une
conscience nationale naissante, qui éprouvaient des difficultés à s’autodéfinir et à se
déterminer en tant que collectivité délimitée et distincte. Il était nécessaire, en raison
du niveau d’abstraction exigé par la construction des représentations de la nation, de
distinguer de façon catégorique et ferme ceux dont on déciderait qu’ils en seraient
exclus. La nation fut donc imaginée comme une famille élargie dont les membres
étaient unis par les liens du sang et dont l’origine remontait aux temps anciens ; il
était dès lors possible, voire opportun, que le voisin le plus proche en constitue éga-
lement l’ennemi le plus menaçant. Dans la mesure où des siècles de culture chré-
tienne avaient identifié le croyant juif comme l’autre par excellence, il était facile pour
les nouvelles identités collectives de prendre appui sur la tradition ancienne afin de
faire du juif un utile point de repère permettant de circonscrire les frontières du nou-
veau nous national.»

Pour résumer, l’antisémitisme, une étape importante dans la construc-


tion de la nation allemande, consistait à exclure the unlike, ceux qui sont dif-
férents, les Juifs, afin d’auto-définir, de délimiter les frontières de la nation.
L’intégration est ici indissociable de l’exclusion.

Les intellectuels sionistes, de même que les autres adeptes de la conception natio-
nale dans la région, eurent besoin, afin de s’autodéfinir, d’adhérer à une identité eth-
noreligieuse ou biologique. Pour rassembler et relier entre elles des communautés
juives principalement composées d’une population devenue non croyante et dont les
langues et les coutumes laïques étaient polyphoniques et différaient selon les lieux,
il était impossible de se fondre sur des modèles de comportement puisés dans un
présent vivant et populaire pour en tirer une culture moderne homogène. Il fallait au
contraire rayer d’un trait les distances ethnographiques existantes, oublier les his-
toires spécifiques et se tourner résolument vers l’arrière, vers une Antiquité mytholo-
gique et religieuse. […] Le judaïsme a donc cessé, aux yeux du sionisme, d’être une
culture religieuse riche et variée, pour devenir un peuple circonscrit, aux frontières
déterminées, comme le Volk allemand ou le naro’d polonais et russe : celle de
constituer un peuple nomade sans aucun lien d’appartenance avec les territoires
dans lesquels il réside. En ce sens, le sionisme est, d’une certaine façon, une repré-
sentation en creux du phénomène de la haine des juifs qui accompagna la cristalli-
sation des entités nationale d’Europe centrale et orientale. Le sionisme fut, dès ses
débuts, un mouvement national ethnocentriste qui délimita parfaitement le peuple
historique conçu dans son imaginaire et exclut toute possibilité d’intégration civique
volontaire à la nation qu’il entreprit d’élaborer dans son programme. Le fait de quitter
le peuple était également considéré comme un péché irréparable : l’assimilation de-
vint aux yeux du sionisme une catastrophe, un danger existentiel qu’il fallait éviter à
tout prix.
44 — L’interculturel ou la guerre...

Ainsi, le sionisme reproduit le mécanisme de l’antisémitisme. Pour déli-


miter les frontières de la « nation » juive, malgré les différences entre les
juifs, il a fallu exclure les non-juifs. On exclut pour pouvoir intégrer. C’est le
propre des mouvements ethnocentristes. » Et puisqu’il est question de
« l’ethnie », permettez-moi de citer encore une fois Shlomo Sand, qui décrit
l’instrumentalisation de cet avatar de la notion de « race ».

Après le rejet catégorique du concept de ‘race’ à la suite des événements de la pre -


mière moitié du XXe siècle, qui fut une période particulièrement meurtrière, divers
historiens et chercheurs mobilisèrent le terme plus respectable « d’ethnie » afin de
ne pas perdre le contact intime et étroit avec le passé englouti.
De trop nombreux auteurs se sont servis et se servent encore de ce
concept avec une excessive facilité et souvent avec une irresponsabilité intellec-
tuelle surprenante. Il est vrai que certainns y voient une sorte d’entité historique pré-
moderne, agglomérat d’énoncés culturels communs incontrôlables venus du passé,
et qui, malgré sa désintégration, continue d’exister dans le présent sous des formes
différentes… D’autres, cependant, assez nombreux également, trouvent dans l’idée
d’ethnie la possibilité de réintroduire subrepticement la conception essentialiste et
une vision raciale du peuple qui, aux XIXe et XXe siècles, avait tant raffermi les te-
nants d’une identité nationale alors fragile.
Nulle liste ne pourra être présentée aux élections si, par ses objectifs ou par
ses actes, elle implique, explicitement ou implicitement, l’un des faits suivants : (1)
La négation de l’existence de l’État d’Israël en tant qu’État du peuple juif… Loi fon-
damentale, « La Knesset », article 7A, 1985.
La mythologie de « l’ethnie » juive qui se voit comme un ensemble histo-
rique fermé sur lui-même, qui a toujours, prétendument, empêché la pénétration
d’étrangers et doit par conséquent persister dans cette voie, coule dans les veines
de l’Etat d’Israël et menace de le désagréger de l’intérieur. La préservation d’une
identité « ethnique » close, l’exclusion et la discrimination d’un quart de la population
civile du pays, Arabes et autres citoyens qui ne sont pas considérés comme juifs
d’après la loi religieuse et ‘l’Histoire’, créent des tensions incessantes qui, dans un
avenir indéfini, sont susceptibles de se transformer en scissions violentes, difficiles à
ressouder.

Dans une revue de presse de Après le colonialisme : Les consé-


quences culturelles de la globalisation d’Arjun Appadurai, qui postule que
nous sommes entrés dans l’ère du post-national, marquée par la déterrito-
rialisation des personnes, des images et des idées, l’érosion permanente de
l’État-nation, je faisais une réserve à l’effet que ce « post-national » porte
parfois le poids du national et tend alors à se confondre avec le transnatio-
nal.
S’agit-il de penser la nation au-delà des frontières physiques de l’État-nation, de
créer des tribus planétaires ? Dans ce cas, les « ethnonationalismes » risquent de
Issa Asgarally — 45

céder la place aux « ethnointernationalismes » ! S’il est vrai que des réseaux ou des
mouvements de résistance et de solidarité se créent de plus en plus au-delà des
frontières nationales, il importe de s’interroger sur leurs finalités.

A ma grande surprise, j’apprends en lisant Shlomo Sand qu’avec la


création de l’Union européenne et la’ l’affaiblissement des États-nations en
Europe l’ethnicisation s’est développée au sein des institutions communau-
taires juives de Londres et de Paris, et que Israël retire des bénéfices de
l’existence même de « l’ethnie » outre-mer, toujours prête à le financer et y
puise des forces.

Et si le statut de l’État tout-puissant du XXe siècle a décliné et s’est relativement af-


faibli, la recherche de sous-identités, qu’elles soient néoreligieuses, régionales, eth-
nicistes, communautaires ou même liées à des sectes, est devenue une caractéris-
tique marquante du changement dans le tissu morphologique du monde nouveau,
métamorphose dont il est encore difficile de discerner le sens.

REFUSER LE CHOC DES CIVILISATIONS

Ceux qui comme Samuel Huntington annoncent le face-à-face des civili-


sations et défendent la notion incroyablement naïve et délibérément réduc-
trice que les civilisations ne sont identiques qu’à elles-mêmes, semblent ou-
blier tout ce que les historiens et analystes culturels savent sur la genèse et
le développement des civilisations et des cultures, sur la manière dont les
définitions de ces cultures sont elles-mêmes si contestées.
La plus grande faiblesse de la thèse du face-à-face des civilisations est
la séparation rigide qu’elle suppose entre civilisations malgré la preuve ac-
cablante que le monde d’aujourd’hui est en fait un monde de mélanges, de
migrations, de traversées de frontières. Aucune culture ou société n’est pu-
rement et simplement une. C’est la réalisation de cette réalité qui est à l’ori-
gine d’une des crises majeures touchant des pays comme la France, la
Grande-Bretagne et les États-Unis. Des minorités assez importantes–les
Nord-africains en France, les populations africaines, caribéennes et in-
diennes en Grande-Bretagne, des éléments asiatiques et africains aux
États-Unis–contestent l’idée que des civilisations qui se flattent d’être homo-
gènes puissent continuer de le faire. Il n’existe pas de cultures ou de civilisa-
tions isolées. Toute tentative de les séparer, de les mettre dans des compar-
timents étanches, comme le fait Huntington, porte préjudice à leur variété, à
leur diversité, à la complexité manifeste de leurs éléments, à leur hybridité
radicale. Plus nous insistons sur la séparation des cultures et des civilisa-
46 — L’interculturel ou la guerre...

tions, plus nous nous trompons sur nous-mêmes et les autres. La notion
d’une civilisation exclusive semble impossible.
Par ailleurs, si nous divisons la réalité humaine–en effet, la réalité hu-
maine semble être authentiquement divisée–en cultures, histoires, tradi-
tions, sociétés, races même, nous devrons continuer à vivre en assumant
humainement les conséquences de cette division. Quel moyen alors d’éviter
l’hostilité exprimée par la division des hommes, peut-on dire, entre « nous »
(les Occidentaux) et « eux » (les Orientaux) ? Car ces divisions sont des
idées générales dont la fonction, dans l’histoire et au présent, est d’insister
sur l’importance de la distinction entre certains hommes et certains autres,
dans une intention qui d’habitude n’est pas particulièrement louable. En
outre, les distinctions ne restent pas longtemps les simples constats qu’elles
se prétendent au départ. Très vite, elles se mordent la queue, comme le
souligne avec raison Edward Saïd :

Quand on utilise des catégories telles qu’« Oriental » et « Occidental » à la fois


comme point de départ et comme point d’arrivée pour des analyses, des recherches,
pour la politique, cela a d’ordinaire comme conséquence de polariser la distinction;
l’Oriental devient plus oriental, l’Occidental plus occidental, et de limiter les contacts
humains entre les différentes cultures, les différentes traditions, les différentes socié-
tés.

Cette démarche a été représentée hier par Rudyard Kipling et son fa-
meux East is West, West is West, Never the twain shall meet : « L’Orient est
l’Orient, l’Occident est l’Occident, jamais les deux ne se rencontreront». Elle
l’est aujourd’hui par Samuel Huntington et son Clash of civilisations. Au
fond, bien qu’il s’en défende, la thèse de Huntington est une forme de multi-
culturalisme à l’échelle mondiale. Il ne veut pas que le monde soit comme
l’Amérique. Et il ne veut pas non plus que l’Amérique soit comme le monde.
Ce qu’il veut c’est que l’Amérique garde son « identité occidentale », c’est-à-
dire soit mono-culturelle et que les autres États phares et les États qui leur
sont « apparentés » gardent chacun sa civilisation spécifique. Le multicultu-
ralisme à la Huntington, c’est un monde de monoculturalismes, plus précisé-
ment sept, avec cependant l’Occident (l’Amérique et l’Europe) au sommet
de la hiérarchie…
La question fondamentale est donc de savoir ce que nous voulons en
fin de compte. Voulons-nous privilégier les distinctions entre les hommes,
œuvrer pour des civilisations séparées ? Ou voulons-nous suivre la voie
plus inclusive, mais peut-être plus difficile, et essayer de voir les civilisations
comme des « configurations multipolaires aux frontières mouvantes » qui,
Issa Asgarally — 47

de ce fait, formeraient un vaste ensemble dont les contours exacts sont im-
possibles à saisir par une personne, mais dont l’existence certaine peut être
perçue intuitivement et éprouvée?

DÉSAMORCER LA GUERRE DES LANGUES

Si le plurilinguisme a caractérisé la communication linguistique entre les


hommes, il a en même temps été associé à la péjoration. Les hommes hié-
rarchisent les différences, ils considèrent la langue de l’autre comme infé-
rieure (dans le cas général), moins « riche », voire comme non-langue (dans
le cas des Grecs). Comme le rappelle Louis-Jean Calvet, ils ont dès l’origine
posé les fondements d’une guerre des langues que les idéologies reli-
gieuses ou civiles ont ensuite entretenue. Guerre toute théorique, au départ,
mais qui prendra des directions diverses et sera reprise de façon plus
concrète par les appareils d’État. Guerre des langues qui nous apparaît
donc comme liée au plurilinguisme même : l’homme accepte mal la diffé-
rence.
Il faut reconnaître que cette guerre des langues est souvent entretenue
par un concept qui n’a aucun fondement dans les faits : celui de « commu-
nauté linguistique ». Déjà, la façon dont les linguistes le définissent est si dif-
férente, parfois même contradictoire, qu’il importe de s’y interroger. Tel locu-
teur mauricien parle quatre langues: le bhojpuri (une langue originaire de la
province du Bihâr, en Inde), le créole mauricien, le français et l’anglais.
Quelle est sa « communauté linguistique »? La gestion quotidienne de son
plurilinguisme indique qu’il appartient à plusieurs « communautés linguis-
tiques » (bhojpuriphone, créolophone, francophone et anglophone). Ne vaut-
il pas mieux de dire qu’il appartient à une « communauté sociale », l’île Mau-
rice ou sa localité, dans laquelle, selon les moments de la journée, selon ses
occupations, selon à qui il parle, où il parle, il va utiliser dans son répertoire
linguistique la langue qui convient à la situation en présence ? Dans le cadre
étroit du multiculturalisme, l’on assigne d’habitude ce locuteur dans une
communauté linguistique. Cette répartition des individus dans des commu-
nautés linguistiques spécifiques ouvre alors la voie à l’affrontement...
J’ouvre ici une parenthèse pour citer R. Stevenhagen qui rapporte un épi-
sode éclairant sur l’ambiguïté du processus intégration / exclusion dans le
domaine linguistique.

Bien que les missionnaires aient joué un rôle crucial dans l’étude des langues indi-
gènes, le Summer Institute of Linguistics, une Eglise protestante américaine opérant
48 — L’interculturel ou la guerre...

au Mexique, a été impliqué dans des programmes bilingues de transition dont


l’objectif était la suppression graduelle des langues maternelles. Au Pérou, dans les
années 1980, le gouvernement de droite intervint, avec le soutien du Summer Insti-
tute, pour supprimer graduellement la langue Quechua tout en procédant à la
conversion de ces communautés au Christianisme.

Parfois, l’intégration est pire que l’exclusion : c’est l’annihilation d’une


langue et d’une culture !

FORMER ET DÉVELOPPER LA PENSÉE CRITIQUE PAR L’APPORT DE LA PHILOSOPHIE

La philosophie aurait dû être le champ par excellence de l’interculturel.


Elle ne l’est pas. Dans le texte de J.M.G. Le Clézio que j’ai lu avant mon in-
tervention, le prix Nobel de littérature dénonce « l’oubli » par l’Occident des
philosophies non-occidentales. Je m’empresse de soutenir ce qu’il avance.
En France, l’un des rares pays où la philosophie est une matière obligatoire
à la fin du cycle secondaire, l’Inde n’existe pas dans la plupart des livres de
classe. La Chine est absente, la Perse est ignorée, le Japon demeure in-
connu, les noms arabes aussi bien que les noms juifs ont dû paraître impro-
nonçables. Comme l’écrit Roger-Pol Droit, la philosophie est supposée–ou
affirmée–grecque par sa naissance, européenne par son développement,
occidentale par essence... Pourtant, de Sankaracharya à Lao-Tseu en pas-
sant par Al-Ghazali, ces pays ont donné au monde des philosophes, il existe
des traités de logique sanskrits, des analyses classiques chinoises du pou-
voir, une ontologie de la lumière chez les Platoniciens de Perse. Et il est
donc permis de se demander, comme Roger-Pol Droit : « A quand un texte
conceptuel d’Asie ou du Moyen-Orient commenté au baccalauréat ? »

L’INTERCULTUREL, CE N’EST PAS N’IMPORTE QUOI !

Plusieurs dangers menacent le concept et la pratique de l’interculturel.


Le premier danger c’est que le succès de ce mot est tel qu'on risque de le
coller à n'importe quoi. Tout et rien sera alors interculturel! Comme le Tout-
culturel à l’époque de Jack Lang, on aura le Tout-interculturel ! La créolité,
par exemple, n’est pas l’interculturel. Pas encore. Mais elle peut y mener.
Je l’avais fait ressortir dans une communication au 14ème Festival Kreol
aux Seychelles. Je reprends ici la fin de cette communication :

Voilà le défi du XXIème siècle pour nous, habitants des îles de l’océan Indien et des
Caraïbes: pratiquer dans les discours et dans les actes concrets une plus grande ou-
Issa Asgarally — 49

verture vers les autres cultures. Le monde dans sa diversité et sa richesse, doit se
retrouver dans la créolité. C’est à ce prix que la créolité trouvera sa place, toute sa
place, dans le monde, mais dans un monde inventé et construit comme un « nouvel
espace public d’expression, de création, de citoyenneté et de travail ». Un espace où
opère sans discrimination le multiple comme richesse de l’humanité, où s’articulent
de manière originale le particulier et le global.

Je dois signaler que, confrontés sans doute à l’institutionnalisation de


l’identité – l’identité française à travers le ministère de l’Identité nationale en
France–Edouard Glissant et Patrick Chamoiseau dans Quand les murs
tombent : l’identité nationale hors-la-loi ?, semblent prendre conscience en-
fin que la « créolité » peut devenir un nouveau « mur identitaire » si elle re-
pose sur les « marqueurs archaïques » que sont la couleur de la peau, la
langue, la religion et l’espace géographique. C’est chose faite à Maurice, où
la notion de « créolité » est désormais instrumentalisée à des fins politiques
et ethno-religieuses, où l’on assiste au réveil en fanfare de métaphores indi-
gentes et de typologies inquiétantes (« Euro-créole », « Afro-créole »,
« Indo-créole » ou « Malbar-créole », comme le revendique un chanteur
« engagé ») qui sont autant de « murs identitaires », de « marqueurs ar-
chaïques », pour reprendre les mots de Glissant et de Chamoiseau…
Par ailleurs, dans un discours introductif à une conférence sur l’éduca-
tion interculturelle, en Finlande, l’on a entendu dire que « nous sommes les
produits de nos cultures » ! Dans un colloque préparatoire à la création, à la
Réunion, d’une institution destinée à favoriser les échanges interculturels,
un des intervenants déclara que « si la raison est hellène, l’émotion est afri-
caine » ! De tels propos, qui sont à l’opposé de l’interculturel, sont suscep-
tibles de le compromettre. On pourrait alors reprocher à ceux qui en parlent
de le définir de façon contradictoire. Si nous sommes les produits de notre
culture, ne parlons plus d’interculturel ! Et si on assigne arbitrairement,
comme on le faisait à l’époque coloniale, des « attributs” spécifiques (la rai-
son, l’émotion, etc.) à des civilisations, pourquoi promouvoir leur « dia-
logue » ? A moins qu’on veuille « exposer » chacun de ces attributs dans un
grand espace culturel ! Évitons donc de considérer l’interculturel comme un
nouveau syncrétisme. Car le syncrétisme n’est pas seulement la combinai-
son de diverses formes de croyance ou de pratique, mais il tolère les contra-
dictions, ce qui lui confère des relents de fascisme. L’on ne peut pas, au
nom de l’interculturel, dire des choses différentes et incompatibles.
Un autre danger guette le concept de l’interculturel : figer les groupes
culturels alors que la construction identitaire est permanente et dynamique.
L'individu renie certaines appartenances et en adopte d'autres au cours de
50 — L’interculturel ou la guerre...

sa vie. D’une manière générale, le risque que courent les institutions ou


centres culturels liés à une ethnie ou à un type de culture, comme il en
existe à Maurice, est qu'ils pratiquent une forme de clientélisme auprès des
membres de la communauté à laquelle ils sont liés. Ne minimisons donc pas
le risque que l’interculturel devienne rapidement un avatar du multicultura-
lisme, une forme plus active. On fera l’apologie de « l’interculturel », on s’en
gargarisera après avoir mis les hommes et les cultures dans des comparti-
ments étanches ! L’interculturel n’est pas une passerelle entre des ghettos
ethnico-culturels. C’est au contraire un désenclavement des cultures. Si le
multiculturalisme est un état, l’interculturel, lui, est une démarche.
Encore un danger. Dans « interculturel », il y a à la fois « inter »–pro-
duire du lien social, assurer la paix sociale, accéder aux règles fondatrices
de la société humaine–et « culturel » : « s’enrichir par la découverte d’autres
cultures ». Pourtant, l’on semble mettre l’accent sur « inter » au détriment
de « culturel ». C’est ainsi que l’éducation interculturelle, dit-on clairement,
n’a pas pour déclencheur à proprement parler la pluralité ‘culturelle’, en dé-
pit de sa dénomination, mais les processus ethniques, c’est-à-dire les
croyances relatives aux origines collectives et leur mobilisation dans l’inter-
action sociale. Ce sont ces processus qui constituent un défi pour la cohé-
sion sociale et la démocratie, non les cultures. Cette démarche privilégie
donc les aspects ethniques plutôt que les aspects culturels. Dans ce cas,
pourquoi ne pas utiliser carrément « inter-ethnique » plutôt que « intercultu-
rel » ? Le comble : lors d’un colloque sur l’interculturel, je me suis retrouvé
seul à mentionner des noms d’écrivains, d’artistes et de philosophes !
Gardons-nous finalement de faire de l’interculturel une mode à usage
décoratif, pour être dans l’air du temps. On ne fait pas de l’interculturel pour
le simple besoin de le faire. Ce n’est pas seulement un objet d’étude pour
des thèses ou des colloques. Lorsqu’on va au fond des choses, lorsqu’on
remet en question des stéréotypes, des idées reçues, l’on s’aperçoit alors
que l’interculturel cristallise des oppositions vigoureuses et disparates qui
ont, cependant, un point commun : elles privilégient toutes des identités
meurtrières. Ainsi, les racistes de tous poils n’aiment pas l’interculturel, car
ils privilégient la race, la couleur au détriment de toutes les autres apparte-
nances identitaires. Pour les intégristes religieux, qui considèrent qu’une re-
ligion est auto-suffisante et que la culture qu’elle renferme n’a nul besoin
d’interaction avec d’autres cultures, l’interculturel est une hérésie. Les inté-
gristes politiques – lorsqu’ils ne sont pas les mêmes ! – dénoncent l’intercul-
turel puisque, pour eux, la vie n’est qu’une longue suite d’affrontements im-
Issa Asgarally — 51

pitoyables pour le pouvoir et l’autorité. Si l’on se souvient du fait que les ra-
cistes sont incarnés par Hitler et ses six millions de morts dans les camps
de concentration, les intégristes religieux par l’Inquisition et ses innom-
brables bûchers, et les intégristes politiques par Pol Pot et ses deux millions
de morts dans les camps de la mort, on peut être rassuré sur la pertinence
de l’interculturel qui suscite un assemblage de tels opposants, tous des
agents notoires de la souffrance et de la mort…

CONCLUSION

Toute perspective interculturelle doit comprendre quelques points fon-


damentaux. Je les ai rappelés. Mais avant-tout, il faut insister sur l’étroite as-
sociation de l’interculturel à la justice sociale et économique, à la démocra-
tie, aux « grandes exigences de la fraternité humaine ». L’interculturel peut
apporter cette révolution de la pensée et de notre vision du monde. Au-
jourd'hui, la question philosophique qui devrait se poser à tout être humain,
est de choisir soit l’échange interculturel, c'est-à-dire, la reconnaissance du
fait que nous sommes tous parents, tous différents, soit le conflit. Autrement
dit, c'est l'interculturel ou la guerre ! Ce qui se passe dans le monde nous
montre bien que l'être humain est pris dans ce genre de dilemme. Je cite
J.M.G.Le Clézio : « Si nous ne réalisons pas, maintenant, l’interculturel sur
cette planète qui est notre île à tous, préparons-nous à voir nos enfants en-
trer dans la guerre. »

Issa ASGARALLY7

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7 Issa Asgarally est docteur en linguistique et se passionne autant pour la littérature (Italiques,
Poèmes d'amour du monde), la sociologie (Étude pluridisciplinaire sur l'exclusion à Maurice), l'Histoire
(De l'esclavage), que pour l’Éducation (Éducation et culture à l'aube du troisième millénaire et l'audiovi-
suel, Passerelles, Pour une histoire de la télévision publique à Maurice).

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