Linterculturel Ou La Guerre
Linterculturel Ou La Guerre
Linterculturel Ou La Guerre
Issa Asgarally
C’est d’une autre identité qu’il doit être question aujourd’hui, à la veille
d’un nouveau millénaire. Une identité qui permettrait de conjuguer la spécifi-
cité culturelle de chacun et les grandes exigences de la fraternité humaine,
à propos de l’injustice, des abus de l’enfance, des mauvaises conditions ré-
servées aux femmes, à propos des guerres modernes dont les premières
victimes sont civiles, à propos du déséquilibre économique mondial et de
ces nouvelles frontières intérieures dressées contre la pauvreté, à propos
des dangers que les puissances industrielles font courir à l’environnement. »
TRANSCENDER LE MULTICULTURALISME
niques, comme l’île Maurice, colonisés pendant des siècles par les puis-
sances européennes, le multiculturalisme est un acquis, car c’est une
grande réalisation que d’avoir préservé les cultures des pays de peuplement
contre vents et marées.
Cependant, le multiculturalisme, qui est de loin préférable à l’affronte-
ment inter-ethnique, à la guerre civile, ne saurait suffire en ce début de
siècle. Nous ne pouvons plus nous contenter du multiculturalisme, car il peut
devenir l'antichambre de l'ethnicisme. Dans une perspective multiculturelle,
l’unité nationale devient « la somme totale de toutes les gratifications eth-
niques. » Le risque du multiculturalisme est de mettre des gens dans des
boîtes et d'ethniciser notre vision de la société. On réduit « la personne à
une catégorie et l’individu à un collectif ». Et on assigne des « représen-
tants » à ces collectifs qui sont seuls habilités à parler de leurs « cultures »
respectives. Le champ est alors libre pour que les fanatiques de tous poils
imposent des « identités meurtrières ».
Si elle reste au stade du multiculturalisme, les nouveaux dangers qui
sont apparus risquent de mener la société mauricienne vers la dislocation, la
guerre civile. Déjà en 1968, un peu avant l’accession de Maurice à l’indé-
pendance, des bagarres dites raciales avaient opposé les habitants de
confession musulmane de Plaine Verte, une banlieue au nord de la capitale,
à ceux de confession chrétienne de Roche Bois, une banlieue voisine.
L’ordre et la paix furent rétablis par les troupes britanniques. Pas plus tard
qu’en février 1999, le sentiment d’injustice ressenti après la mort en cellule
policière d’un chanteur populaire–accusé d’avoir fumé du haschisch en pu-
blic–a mené rapidement le pays au bord d’un affrontement inter-ethnique,
cette fois entre les habitants de confession hindoue et ceux de confession
chrétienne. L’arc-en-ciel s’est estompé puisque c’est sa nature même d’être
éphémère. La mosaïque a volé en éclats, révélant sa fragilité. Au fond,
lorsque des gens vivent dans des compartiments mentaux–et parfois phy-
siques, car les ghettos existent–, lorsqu’ils voient la société en termes de
« tribus » ou de « communautés », avec des chefs dûment accrédités, les
sentiments d’injustice et de frustration deviennent très vite des catalyseurs
d’une explosion sociale. C’est sans doute la raison pour laquelle les plus vi-
goureuses remises en cause du multiculturalisme se font dans des pays où
il est institutionnalisé, par exemple, le Liban et la Grande-Bretagne.
Ce n’est pas pour rien que l’auteur des Identités meurtrières est liba-
nais de naissance. Il sait bien de quoi il parle ! Pour préserver la « diversité
culturelle », la formule libanaise a reposé sur le système de quotas. Le par-
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Que sont les cultures ? Elles ne sont pas des commodités que l’on
peut posséder comme des voitures ou des chaussures. Elles sont dans un
état de développement continu et de changement dynamique, tout en main-
tenant des interactions constantes avec les autres cultures. Ce sont des
configurations multipolaires aux frontières mouvantes. Voilà pourquoi l’inter-
culturel voit les différentes cultures non pas comme des concurrentes pour
le titre de « la plus grande » ou de « la plus développée », mais plutôt
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Les intellectuels sionistes, de même que les autres adeptes de la conception natio-
nale dans la région, eurent besoin, afin de s’autodéfinir, d’adhérer à une identité eth-
noreligieuse ou biologique. Pour rassembler et relier entre elles des communautés
juives principalement composées d’une population devenue non croyante et dont les
langues et les coutumes laïques étaient polyphoniques et différaient selon les lieux,
il était impossible de se fondre sur des modèles de comportement puisés dans un
présent vivant et populaire pour en tirer une culture moderne homogène. Il fallait au
contraire rayer d’un trait les distances ethnographiques existantes, oublier les his-
toires spécifiques et se tourner résolument vers l’arrière, vers une Antiquité mytholo-
gique et religieuse. […] Le judaïsme a donc cessé, aux yeux du sionisme, d’être une
culture religieuse riche et variée, pour devenir un peuple circonscrit, aux frontières
déterminées, comme le Volk allemand ou le naro’d polonais et russe : celle de
constituer un peuple nomade sans aucun lien d’appartenance avec les territoires
dans lesquels il réside. En ce sens, le sionisme est, d’une certaine façon, une repré-
sentation en creux du phénomène de la haine des juifs qui accompagna la cristalli-
sation des entités nationale d’Europe centrale et orientale. Le sionisme fut, dès ses
débuts, un mouvement national ethnocentriste qui délimita parfaitement le peuple
historique conçu dans son imaginaire et exclut toute possibilité d’intégration civique
volontaire à la nation qu’il entreprit d’élaborer dans son programme. Le fait de quitter
le peuple était également considéré comme un péché irréparable : l’assimilation de-
vint aux yeux du sionisme une catastrophe, un danger existentiel qu’il fallait éviter à
tout prix.
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céder la place aux « ethnointernationalismes » ! S’il est vrai que des réseaux ou des
mouvements de résistance et de solidarité se créent de plus en plus au-delà des
frontières nationales, il importe de s’interroger sur leurs finalités.
tions, plus nous nous trompons sur nous-mêmes et les autres. La notion
d’une civilisation exclusive semble impossible.
Par ailleurs, si nous divisons la réalité humaine–en effet, la réalité hu-
maine semble être authentiquement divisée–en cultures, histoires, tradi-
tions, sociétés, races même, nous devrons continuer à vivre en assumant
humainement les conséquences de cette division. Quel moyen alors d’éviter
l’hostilité exprimée par la division des hommes, peut-on dire, entre « nous »
(les Occidentaux) et « eux » (les Orientaux) ? Car ces divisions sont des
idées générales dont la fonction, dans l’histoire et au présent, est d’insister
sur l’importance de la distinction entre certains hommes et certains autres,
dans une intention qui d’habitude n’est pas particulièrement louable. En
outre, les distinctions ne restent pas longtemps les simples constats qu’elles
se prétendent au départ. Très vite, elles se mordent la queue, comme le
souligne avec raison Edward Saïd :
Cette démarche a été représentée hier par Rudyard Kipling et son fa-
meux East is West, West is West, Never the twain shall meet : « L’Orient est
l’Orient, l’Occident est l’Occident, jamais les deux ne se rencontreront». Elle
l’est aujourd’hui par Samuel Huntington et son Clash of civilisations. Au
fond, bien qu’il s’en défende, la thèse de Huntington est une forme de multi-
culturalisme à l’échelle mondiale. Il ne veut pas que le monde soit comme
l’Amérique. Et il ne veut pas non plus que l’Amérique soit comme le monde.
Ce qu’il veut c’est que l’Amérique garde son « identité occidentale », c’est-à-
dire soit mono-culturelle et que les autres États phares et les États qui leur
sont « apparentés » gardent chacun sa civilisation spécifique. Le multicultu-
ralisme à la Huntington, c’est un monde de monoculturalismes, plus précisé-
ment sept, avec cependant l’Occident (l’Amérique et l’Europe) au sommet
de la hiérarchie…
La question fondamentale est donc de savoir ce que nous voulons en
fin de compte. Voulons-nous privilégier les distinctions entre les hommes,
œuvrer pour des civilisations séparées ? Ou voulons-nous suivre la voie
plus inclusive, mais peut-être plus difficile, et essayer de voir les civilisations
comme des « configurations multipolaires aux frontières mouvantes » qui,
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de ce fait, formeraient un vaste ensemble dont les contours exacts sont im-
possibles à saisir par une personne, mais dont l’existence certaine peut être
perçue intuitivement et éprouvée?
Bien que les missionnaires aient joué un rôle crucial dans l’étude des langues indi-
gènes, le Summer Institute of Linguistics, une Eglise protestante américaine opérant
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Voilà le défi du XXIème siècle pour nous, habitants des îles de l’océan Indien et des
Caraïbes: pratiquer dans les discours et dans les actes concrets une plus grande ou-
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verture vers les autres cultures. Le monde dans sa diversité et sa richesse, doit se
retrouver dans la créolité. C’est à ce prix que la créolité trouvera sa place, toute sa
place, dans le monde, mais dans un monde inventé et construit comme un « nouvel
espace public d’expression, de création, de citoyenneté et de travail ». Un espace où
opère sans discrimination le multiple comme richesse de l’humanité, où s’articulent
de manière originale le particulier et le global.
pitoyables pour le pouvoir et l’autorité. Si l’on se souvient du fait que les ra-
cistes sont incarnés par Hitler et ses six millions de morts dans les camps
de concentration, les intégristes religieux par l’Inquisition et ses innom-
brables bûchers, et les intégristes politiques par Pol Pot et ses deux millions
de morts dans les camps de la mort, on peut être rassuré sur la pertinence
de l’interculturel qui suscite un assemblage de tels opposants, tous des
agents notoires de la souffrance et de la mort…
CONCLUSION
Issa ASGARALLY7
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7 Issa Asgarally est docteur en linguistique et se passionne autant pour la littérature (Italiques,
Poèmes d'amour du monde), la sociologie (Étude pluridisciplinaire sur l'exclusion à Maurice), l'Histoire
(De l'esclavage), que pour l’Éducation (Éducation et culture à l'aube du troisième millénaire et l'audiovi-
suel, Passerelles, Pour une histoire de la télévision publique à Maurice).