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Khadija Mohsen-Finan
Dans Politique étrangère 2005/1 (Printemps), pages 73 à 84
Éditions Institut français des relations internationales
ISSN 0032-342X
ISBN 2200920547
DOI 10.3917/pe.051.0073
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Cet article s’appuie sur une étude réalisée en étroite collaboration avec Malika Zeghal,
à paraître en 2005.
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L’entrée du Parti de la justice et du développement (PJD) dans le
système politique marocain est un des éléments les plus spectacu-
laires de l’ouverture qui se traduit par l’alternance de 1998. Les atten-
tats de mai 2003 entraînent cependant la marginalisation du parti, qui
tente dès lors de revenir au centre du système, en adoptant un
discours moins religieux, et en donnant des gages à l’unité nationale
et au régime monarchique.
politique étrangère
Plus que dans tout autre pays de la région, au Maroc, islam et politique
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sont intrinsèquement liés. L’histoire de la monarchie marocaine ne
saurait être dissociée de la sacralité qui lui a été octroyée. Avant l’indé-
pendance, le sultan était déjà considéré comme chérif — descendant du
prophète Mohamed par sa fille Fatima. L’origine chérifienne de la
dynastie, revendiquée par le monarque, est intériorisée par la majorité
de la population1. Cette filiation supposée de la dynastie alaouite,
s’accompagne d’une piété affichée. La monarchie, qui entretenait de
bonnes relations avec les confréries ou Zaouias, s’est également
entourée des oulémas, ces fameux docteurs de la foi. Ce n’est qu’en
1962 que le roi se voit attribuer le statut de commandeur des croyants.
Progressivement, la monarchie marocaine s’est approprié la sphère reli-
gieuse, par un travail minutieux, entamé par Mohamed V et consolidé
par Hassan II. Ce dernier réforme les institutions religieuses en profon-
deur avec un double souci : la religion lui est nécessaire pour légitimer
son pouvoir, mais la sphère religieuse ne doit en aucun cas devenir une
tribune concurrente2, incontrôlable par la monarchie.
1. M. Tozy, Monarchie et islam politique au Maroc, Paris, Presses de Sciences po, 1999, p. 81.
2. M. Zeghal, « Religion et politique dans le Maroc d’aujourd’hui », Paris, Ifri, Policy Paper, n°11,
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disponible sur <www.ifri.org>.
3. M. Tozy, op. cit. [1], p. 19
4. M. Zeghal, op. cit. [2].
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à la faveur d’une alternance.
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Le PJD est atypique sur la scène politique marocaine. Sa naissance
remonte à la rencontre d’Abdelkrim al-Khatib – un commis de l’État
proche du palais et en perte d’influence – et d’anciens révolutionnaires
du mouvement de la Chabiba al-Islamiya – un groupe qui s’est inspiré de
l’action islamiste de l’Orient arabe et qui s’était durement opposé aux
socialistes marocains dans les années 1970. On attribue à ce dernier le
meurtre d’un syndicaliste socialiste en 1975 : Omar Ben Jelloun. Son
chef, Abdelkrim Mouti’ s’exile alors en Libye ; les autres membres du
groupe hésitent entre action clandestine et intégration au système. La
seconde option est portée par l’un d’entre eux, Abdelilah Benkirane, qui
entend saisir l’occasion de l’alternance pour entrer dans le jeu politique.
Il sait aussi que le roi désire avoir une formation islamiste reconnue et
domestiquée pour faire barrage à l’islamisme radical. Mais une caution
lui paraît nécessaire, qu’il trouve en la personne d’A. al-Khatib,
médecin et serviteur du roi durant de longues années, connu pour son
loyalisme. Alors qu’il présidait l’Assemblée nationale, ce dernier s’était
pourtant opposé en 1965 à l’état d’exception, d’où sa marginalisation
dans le jeu politique. En 1992, lorsque les anciens de la Chabiba al-Isla-
miya lui proposent de fusionner avec son parti – le Mouvement popu-
laire démocratique et constitutionnel (MPDC), véritable coquille vide –
il y voit la chance de réintégrer la scène politique tout en répondant au
vœu de la monarchie : intégrer des forces politiques nouvelles dans
l’espace politique en en encadrant l’influence. En 1997, neuf membres
du PJD sont élus au Parlement.
5. Au Maroc le multipartisme est le choix d’une monarchie qui prend ses distances avec le parti natio-
naliste Istiqlal. Jusqu’à l’indépendance, Mohamed V est étroitement lié à cette formation et ne
dispose pas réellement des moyens de coercition nécessaires à son autonomie. Il décide alors
d’adopter une posture d’arbitre entre les différentes formations politiques, encourageant les rivalités
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pour contrer toute hégémonie. C’est donc en tant qu’arbitre que le roi se place en dehors des partis
et au-dessus des institutions. Cette conception du multipartisme s’inscrit dans ce que certains obser-
vateurs ont appelé « la logique du pluripartisme autoritaire ».
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cules existent, défendant des modèles divers de société obéissant à
l’islam8. Leur stratégie, comme leur idéologie, oppose le PJD et la
formation d’Abdessalem Yassine. Le groupe de ce dernier, qui n’est pas
un parti, se situe volontairement hors du système. Idéologiquement, il
serait plus mystique que salafiste. Sa structure est centrée sur la figure
du leader charismatique. Le PJD se présente plus comme un parti de
masses usant des moyens d’un parti moderne : presse, cellules locales,
organisations de femmes, de jeunes… Il pourrait être considéré comme
« un parti du refus », mais d’un refus qui se formule dans une institu-
tion reconnue : le Parlement.
6. En avril 1998, le groupe parlementaire PJD demande l’annulation progressive du riba (« intérêt »)
de l’économie et du système bancaire marocain, sous prétexte que « le prêt à intérêt est un péché
capital que le Coran a clairement interdit ». Il s’oppose aussi au projet de loi sur le microcrédit, en
proposant des microcrédits sans intérêt « pour que l’intérêt économique des gens ne remette pas en
cause leur identité ».
7. Le PJD s’est opposé à la réforme du code de statut personnel proposée par la monarchie. Pour
les islamistes, la Moudawana est la dernière citadelle du droit islamique.
8. En dehors des grandes formations, légale pour le PJD, et avec pignon sur rue pour al-Adl Wal
Ihssan, existent aussi des réseaux associatifs qui pratiquent le prosélytisme, mais aussi des djiha-
distes internationaux qu’on a pu voir à l’œuvre dans les attentats de Madrid, comme le Groupe isla-
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mique combattant marocain (GICM), et des groupuscules nationaux et radicaux qui s’inspirent les
modes d’action d’Al-Qaida, comme al-Sirat al-Moustaqim, et furent à l’origine des attentats de Casa-
blanca en 2003.
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pleinement dans le projet national d’une dentale, censée être une perver-
sion de la choura (« délibération »)
société moderniste et démocratique » – une consultation qui existait déjà
à l’époque du prophète. On peut repérer dans l’idéologie du MUR le
rejet d’un Occident tenu pour responsable de la « désislamisation » de
nombre de pays, au nombre desquels le Maroc : les effets pervers de la
colonisation du Maroc ne se sont pas dissipés avec l’indépendance et
ont survécu dans des attitudes individuelles ou collectives (corruption,
exercice du prêt à intérêt, consommation d’alcool, mixité, marginalisa-
tion de l’arabe…) Cette déculturation serait entretenue par les politi-
ques d’enseignement qui auraient failli à leur mission : lier
enseignement et morale, comme dans l’enseignement traditionnel. Ce
rejet d’un Occident responsable de l’acculturation des sociétés coloni-
sées et allié d’Israël, s’inscrit au cœur de l’idéologie islamiste dès le
début des années 1990, comme discours mobilisant les musulmans
pour défendre une Oumma menacée et victime en Palestine, en Afgha-
nistan, en Bosnie, en Algérie, en Tchétchénie, aujourd’hui en Irak.
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déjà, dans les cercles du pouvoir, ceux qui voulaient intégrer les isla-
mistes dans le jeu politique au nom de la démocratie, et ceux qui enten-
daient les marginaliser. L’épreuve du 16 mai posait une double
question, fondamentale pour l’avenir du PJD. Quels liens existaient
entre un parti reconnu, intégré dans le système politique, et l’islamisme
radical ; et donc pouvait-on maintenir le PJD dans un espace politique
que la monarchie voulait ouvert et concurrentiel ?
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les attentats de Casablanca ont système politique, il était désormais
considérablement isolé le PJD mis à l’index par la gauche, et con-
traint à rendre des comptes à la
monarchie. Sa marge de manœuvre se restreignait jusqu’à le contrain-
dre à accepter la loi contre le terrorisme, ou le Code du travail, en met-
tant à l’écart les éléments les plus radicaux, comme A. Raissouni, pour
garder quelque légitimité sur la scène politique.
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9. En référence au succès des islamistes du Front islamique du Salut (FIS) algérien aux élections
municipales de janvier 1992. L’armée avait alors décidé d’interrompre l’élection, et l’Algérie entra
dans un cycle de violence de près d’une décennie.
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bons résultats, et son classement en onzième position au plan national
ne traduit pas son audience réelle ni le rapport des forces dans le pays.
On peut penser que l’attitude du parti était le prix à payer pour éviter
une dissolution, dont on le menaçait.
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10. Discours prononcé à l’ouverture du Ve Congrès, documents du PJD.
11. Il reste membre du secrétariat général du parti.
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prise avec le régime. Après les législatives de 1997, le parti connut une
phase de « soutien critique au gouvernement » — selon l’expression de
ses dirigeants. Par la suite, il se mobilisa
Le PJD est un parti royaliste […] contre le plan d’intégration de la femme
nous avons réalisé de manière au développement. En janvier 2004, il
est contraint de ravaler ses objections et
précoce que la monarchie au d’accepter le nouveau code de la famille
Maroc était une donnée historique agréé par l’arbitrage royal. Après le
et positive qu’il fallait sauvegarder 16 mai, il ne peut échapper à une « mise
en cause morale ». Au Ve congrès,
l’heure est à la réaffirmation de son intégration au système. A. Benki-
rane, nouveau président du conseil national, affirme : « le PJD est un
parti royaliste […] nous avons réalisé de manière précoce, que la
monarchie au Maroc était une donnée historique et positive qu’il fallait
sauvegarder ». Devant des invités venus de l’ensemble de la classe poli-
tique et de l’étranger, les responsables du parti mettent en avant des
thèmes exclusivement politiques, récupérant des valeurs chères à la
monarchie et au Makhzen12.
12. Le Makhzen est considéré comme une forme de gouvernement traditionnelle, centrée sur l’appro-
priation, la renaissance et la rénovation du sultanat chérifien. Il avait déjà, du temps du sultanat, trois
fonctions essentielles : contrôler les principaux centres de production, servir d’arbitre dans les
conflits entre tribus et groupes, et défendre le territoire face aux visées étrangères. Après l’indépen-
dance, il continue d’exister, reprenant des signes et des symboles anciens comme la Ba’ya, qui
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signifie à la fois l’étiquette, l’arbitrage du roi, la cérémonie d’allégeance… Aujourd’hui, est considéré
« makhzénien » un homme ou un mouvement qui se réapproprie les valeurs de la monarchie mais
aussi ses modes de gouvernement, manière d’adhérer au système monarchique dans son ensemble.
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Parallèlement à cette volonté d’initier une vraie démocratie, sans
corruption, les cadres du parti affichent un attachement sans faille à la
monarchie, se réclamant de thèmes chers au palais, comme l’intégrité
territoriale. Une dimension particulièrement intéressante, dans la
mesure où il s’agit d’une valeur commune à l’ensemble des Marocains,
et où la monarchie et l’Istiqlal (le plus ancien parti politique marocain),
se la sont âprement disputée. Dans le contexte actuel, cela revient bien
sûr à défendre les thèses de la monarchie sur le Sahara occidental,
« provinces du sud ». Sur cette question traditionnellement gérée par le
Palais seul, le PJD a dépassé le déclaratoire et a tenté de s’impliquer
dans l’intégration des provinces « sahariennes ». En juin 2004, il a ainsi
symboliquement organisé son premier congrès régional à Laayoun,
« capitale » du Sahara, en concluant : « le PJD est favorable à une solu-
tion politique à la question du Sahara marocain qui préserve la souve-
raineté et l’unité territoriale du Royaume »13.
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13. Aujourd’hui le Maroc, 29 juin 2004.
14. S. Othnami, Radio France Internationale, interview du 19 août 2004.
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Les exigences du parti ont changé : il ne s’agit plus d’un parti du refus,
mais d’un parti banalisé, « makhzénisé », qui entend influer sur le
système. Le 22 mai 2004, le PJD se rapproche d’une formation très
implantée dans la société civile, les Forces citoyennes, dont le président
Lahjouji est fort respecté. Les deux formations organisent une confé-
rence sur l’accord de libre-échange conclu entre le Maroc et les États-
Unis15. Interrogé sur cette alliance jugée surprenante par la presse,
Lahjouji dira « le PJD est un parti comme les autres ».
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Si sa banalisation peut être considérée comme un succès, sa « makhzé-
nization » lui permettra-t-elle de conserver durablement ses électeurs
voire certains de ses élus ? Pour une partie de la base et pour nombre
d’observateurs, le comportement des responsables du PJD qui s’appro-
prient le message du Palais et des autres partis est difficile à déchiffrer.
De même, si les compromis avec le pouvoir permettent de demeurer
sur la scène politique, ils brouillent aussi l’identité du parti. Contraire-
ment aux partis installés dans le système, le PJD a une identité et une
image spécifiques à préserver : sa raison d’être est sa capacité à prendre
en charge des problèmes de société non gérés par le pouvoir. En inté-
grant fidèlement le système, le PJD se prive peut-être, à moyen terme,
d’une partie de son électorat, de même qu’il prive l’alternance d’une
pièce maîtresse du jeu politique, celle de la contestation et du rajeunis-
sement du pouvoir.
MOTS-CLÉS
Maroc
Parti de la Justice et du développement
Islamisme
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15. Dans un communiqué, les deux formations confirment sans équivoque leur soutien au libéralisme
solidaire et à l’initiative privée. Elles appellent à la mise en place de mécanismes permettant l’intégra-
tion de l’économie marocaine dans l’économie internationale. Voir La Tribune, 25 août 2004.