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Terre D'asile, Terre de Deuil - Le Travail Psychique de L'exil

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Terre d’asile, terre de deuil

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Le fil rouge
Section 1 Psychanalyse

créée par Christian David


Michel de M’Uzan
Serge Viderman

dirigée par Christian David


Michel de M’Uzan
Paul Denis

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Martine Lussier

Terre d’asile,
terre de deuil
Le travail psychique de l’exil

Livre publié par


Claire-Marine François-Poncet
avec le concours de
Catherine Alicot

Presses Universitaires de France

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ISBN 978-2-13-058900-6
Dépôt légal – 1re édition : 2011, avril
© Presses Universitaires de France, 2011
6, avenue Reille, 75014 Paris

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À la mémoire de mon père

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Sommaire

Préface 1
Introduction 7

Chapitre premier – Clés pour l’exil 15

Usages de la méthode comparative par Freud 16


La généralisation du deuil chez les successeurs de Freud 19
Vers d’autres paradigmes du deuil ? 21
Deuil, adolescence et chagrin d’amour 25
De l’adolescence 25
Du chagrin d’amour 27
Perte ou séparation ? 30
Le modèle du deuil révisé et complété 31
Halte sur l’épreuve de réalité 39
L’intériorisation du deuil 42
Travail de deuil, travail créateur ? 50

Chapitre II – L’exil 57

L’intérêt du thème de l’exil 58


Les trois points communs au deuil et à l’exil 61
La perte 62
La douleur 65
Le renoncement 67
Revue sélective de la littérature psychologique sur l’exil 73
L’exil et ses effets psychologiques 74
Comparaison entre exil et deuil 82

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VIII | TERRE D’ASILE, TERRE DE DEUIL

Chapitre III – Cadre de la recherche 93


Considérations générales 93
Les axes de la comparaison 94
La perte 94
Le socius 96
L’identité : filiation, affiliation 96
Les transformations 97
La temporalité 98
Contexte des entretiens 98
La chercheuse 101
Les instruments 107

Chapitre IV – Portraits 109

Chapitre V – Le travail psychique de l’exil 133


Les trois axes d’analyse des entretiens 133
Les figures de l’espace et du temps 133
La rupture du contrat narcissique 157
La mort symbolique de soi 169
Les facteurs externes et psychiques dans l’exil 178
Les facteurs externes 180
Les facteurs psychiques 184
Entretiens avec deux exilés 193

Conclusion 223

Bibliographie 229

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Préface
Nous sommes tous des exilés

La vie commence par la violence que la nature


impose ; par ce premier exil qu’est la naissance, par la
perte primordiale du ventre maternel que l’homme élè-
vera ensuite au rang de paradis sur terre. Qu’il le veuille
ou non, il sera contraint à faire de la vie une terre
d’asile, en attendant que, à défaut de retour au paradis
perdu, il en trouve, veut-il croire, via la mort, un autre,
ce que les croyants de tous bords appellent le ciel.
« Maman » est parfois le dernier mot de l’agonisant en
quittant ce monde, on croirait qu’il part apaisé en la
retrouvant. À l’opposé, en y arrivant, le nouveau-né
n’exprime que des cris, de la souffrance, de l’angoisse.
Exilé involontaire, à peine est-il né qu’il se réfugie dans
le sommeil ; qu’il tourne le dos à la vie de l’environne-
ment en créant, re-créant un état de satisfaction hallu-
cinatoire.
Dans Le malaise dans la culture 1 (Das Unbehagen in
der Kultur), texte majeur que Freud appellera d’abord
« Le bonheur et la culture » (« Das Glück und die
Kultur »), puis « Le malheur dans la culture » (« Das
Unglück in der Kultur ») avant de lui donner son titre
définitif, il est question d’un processus originel (Urvor-
gang) 2, un processus sans déplacement, sans symbolisa-
1. S. Freud, Le malaise dans la culture (1929), OCF, vol. XVIII, Paris,
PUF, 1994.
2. Dans toute son œuvre, le terme Urvorgang n’est utilisé par Freud
qu’ici. Il est traduit par processus (phénomène) originel par B. Lortholary

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2 | TERRE D’ASILE, TERRE DE DEUIL

tion ni métaphore, qui, placé par Freud à l’aube de


l’humanité, débuterait avec le meurtre du père originaire
(Urvater) et se conclurait par son élévation ultérieure au
rang de divinité. Mais uniquement, précise Freud, « long-
temps après sa mise à mort violente ». Puis Freud, sans
hésitation ni explication particulière, rapproche ce pro-
cessus originel, concernant le père de la horde primitive,
de la figure de Jésus-Christ, au point de considérer celle-
ci comme « l’exemple le plus saisissant » de cette modalité
de processus. Dans un tout autre contexte, Bruno
Delorme 1, grâce à une étude exhaustive des quatre
Évangiles parus l’un après l’autre entre la mort de Jésus
et le début du IIe siècle (probablement entre la 65e et la
110e année), a récemment démontré que le processus vers
la divinisation de Jésus consiste en une évolution de sa
figure à travers ces mises en représentation successives
que sont les Évangiles, tous conçus dans une narrativité
singulière, sous une forme rhétorique grecque, avec la
force de persuasion propre à celle-ci. La figure de Jésus
de Nazareth, dont le meurtre est la condition, se verra
progressivement transformée en la figure du Christ, et
sera ultérieurement considérée comme étant Dieu lui-
même. Cela exige une temporalité particulière, celle des
processus consécutifs d’après-coup avec leur pouvoir de
transformation.
Le meurtre accompli empêche tout processus de deuil.
Un processus d’un ordre différent tentera de réparer, de
calmer la culpabilité et le désarroi éveillés par le meurtre

(Seuil) et D. Astor (Flammarion) dans leurs récentes traductions parues


simultanément en janvier 2010, année où l’œuvre freudienne est tombée
dans le domaine public. Précédemment, l’équipe des traducteurs dirigée
par J. Laplanche a opté pour processus originaire (OCF, PUF). Nous préfé-
rerons originel en ce que ce terme échappe davantage que originaire à la
connotation géographique ; ainsi que, mais seulement en partie, à celle de
temporalité au sens d’un temps d’ordre universel. Originel convient au
psychanalyste praticien car il éveille l’idée d’un fondamental appartenant
à une temporalité créée par un processus et limitée à celui-ci, en l’occur-
rence celle du processus analytique.
1. B. Delorme, Le Christ grec. De la tragédie aux Évangiles, Paris,
Bayard, 2009.

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PRÉFACE | 3

d’un objet à la fois fort et rassurant en ce qu’il écarte


toute angoisse et toute responsabilité ; mais aussi tyran-
nique, haï car il réduit la vie à une obéissance. À la place
d’un travail de deuil, un processus de divinisation réussit
le renversement en son contraire des affects qui ont
conduit à l’acte meurtrier, un renversement de la haine
en une vénération qui doit s’installer et se maintenir pour
toujours, coûte que coûte, à travers les temps et les géné-
rations, afin de combattre une culpabilité inélaborable.
La question est de savoir si ce que Freud a placé à l’aube
de l’humanité n’est pas en fait une projection des désirs
et des conflits constitutifs de l’aube du psychique chez
l’individu.
La psychanalyse nous a appris que le nouveau-né pos-
sède son « objet-de-satisfaction-hallucinatoire 1 » ; peu
lui importe que le sein nourricier soit réel ou halluciné,
il n’a que faire de sa présence ou absence réelles. Mais
elle reviendra à la charge, la cruelle nature. Le besoin
biologique s’imposera sur l’objet-de-satisfaction-halluci-
natoire. Il triomphera au bout d’un combat jamais défi-
nitivement gagné car, infatigable, l’objet-de-satisfaction-
hallucinatoire veut reprendre ses droits et accomplit sans
cesse des « meurtres 2 » de l’objet-du-besoin. Il faudra
beaucoup de temps au nouveau-né pour créer-remplacer
son paradis hallucinatoire par un autre bien réel, celui
du contact avec la peau, les seins, les bras de la mère.
En la « regardant » le regarder transie d’amour, en « se
regardant-être regardé », l’enfant, dans la débâcle de son
hallucinatoire, crée cet objet, la mère 3. Et trouve en elle
une terre d’asile. Sans véritable deuil du paradis pre-
mier. Seulement sa transmutation en idéalisation d’un

1. C. et S. Botella, La figurabilité psychique, Paris, Delachaux


& Niestlé, 2001 (et Paris, In Press, 2007).
2. D.W. Winnicott, « L’utilisation de l’objet », Jeu et réalité, Paris,
Gallimard, 1971.
3. S. Freud, Inhibition, symptôme, angoisse (1926), OCF, vol. XVII,
Paris, PUF, 1992, p. 285 : « Lors de la naissance, en effet, il n’y avait pas
d’objet […]. L’angoisse était la seule réaction qui se produisît. Par la suite,
des situations de satisfaction répétées ont créé cet objet, la mère... »

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4 | TERRE D’ASILE, TERRE DE DEUIL

objet-mère-terre d’asile : le processus originel à l’origine


de l’humanisation du petit de l’homme. La force aveugle
de la motion pulsionnelle du ça, sans loi et sans objet,
sera « domptée » et contrainte à un changement qualitatif
qui la conduira à reconnaître l’existence de l’objet,
lequel œuvre également dans le même sens. L’Œdipe du
ça 1 se fera progressivement Œdipe de l’Ics, une organi-
sation psychique complexe avec le refoulement des pul-
sions liées à l’objet et la constitution d’un réseau
représentationnel ayant la faculté de canaliser l’énergie
psychique ; le moi reconnaîtra et s’inclinera devant le
principe de réalité. À ceci près que l’homme, éternel exilé
dès sa naissance, ne réussira jamais vraiment le deuil,
le renoncement à « l’objet-de-la-satisfaction-hallucina-
toire », à l’accomplissement hallucinatoire du désir que
les rêveries et les rêves de la nuit approchent parfois,
créant l’illusion d’un paradis sur terre.
Dans des circonstances qui peuvent être fort diffé-
rentes – raisons politiques, raisons économiques, raisons
intellectuelles –, l’exil n’est jamais vraiment volontaire ;
conduit par une force éprouvée comme vitale, il s’impose
au sujet pour échapper à une terre devenue ou étant
depuis toujours « insuffisamment bonne », dirais-je en
pensant à l’idéal winnicottien de la mère qui, pour
s’accomplir, doit être non pas absolument bonne mais
« suffisamment bonne ». Exil équivalant à un « meurtre »
de l’objet-terre-natale voué ensuite à une « divinisa-
tion ». L’exilé vivra des années durant dans cette « divi-
nisation ». Le drame surgira au moment du retour au
pays en constatant l’écart entre l’idéalisation et la réalité
de l’environnement natal ; d’autant que le pays a changé
et n’est plus celui du passé. Un pays devenu doublement
étranger, exigeant un travail de deuil que l’on accomplit
rarement.
Alors que je termine cette préface à Terre d’asile,
terre de deuil, je comprends mieux ce que, dans sa rigou-
reuse recherche, nous dit Martine Lussier de ses entre-

1. C. et S. Botella, L’Œdipe du Ça (à paraître).

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PRÉFACE | 5

tiens avec des exilés : « J’ai fait des cauchemars presque


chaque nuit qui a suivi un entretien […]. Il m’arrivait
ce qui était arrivé à ces hommes : je perdais mon identité
professionnelle… » Peut-être est-ce à travers cette capa-
cité d’identification à la souffrance propre aux psychana-
lystes que Martine Lussier a pu accéder à une écoute telle
qu’elle vaut terre d’asile pour la souffrance psychique
des exilés.
Écoute du psychanalyste, terre d’asile des souffrances
du patient, transfert de base 1 du patient : deux piliers
indispensables pour qu’un processus analytique puisse
avoir lieu.

César Botella
Octobre 2010

1. Notion créée par Catherine Parat. Cf. L’affect partagé, Paris, PUF,
1995.

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Introduction

Ce livre posthume de Martine Lussier s’intéresse à


l’exil à partir du deuil. Dans ses travaux précédents 1,
elle s’interrogeait sur les fondements de l’usage généralisé
du concept de « travail de deuil ». Freud inaugure cette
généralisation sans l’argumenter, en comparant le deuil
à la perte de la patrie, de la liberté, d’un idéal 2. Cette
nouvelle recherche explore cette comparaison en
confrontant le processus psychologique de l’exil aux élé-
ments constituant le travail de deuil 3, et nous introduit
à une véritable étude du travail de l’exil.
La recherche en sciences humaines utilise la méthode
comparative ou inductive de préférence aux méthodes
statistiques ou expérimentales, peu adaptées à l’observa-
tion des conduites psychiques. Il s’agit ici de rechercher
les analogies entre deux objets, la mort d’un être cher et
la perte de la patrie, supposés identiques par le caractère
de la perte. « En partant du plus exploré, le travail psy-
chique engagé après un décès, on espère aller vers le
moins connu : la nature du travail psychique de l’exil.
Pourra-t-on inférer, à partir du trait commun de la

1. Ces travaux sont rassemblés dans l’ouvrage Le travail de deuil


(Paris, PUF, 2007) qui est essentiellement constitué par la première partie
de la thèse « Le travail de deuil. Naissance et devenir d’un concept » soute-
nue par M. Lussier le 27 mars 2001. « Terre d’asile, terre de deuil »
reprend la seconde partie de cette thèse.
2. S. Freud, Deuil et mélancolie, OCF-P, t. 13, Paris, PUF, 1994.
3. Ces éléments sont définis dans le modèle du deuil révisé et complété
que propose Martine Lussier en conclusion de ses travaux sur le deuil ; ce
modèle comprend sept dimensions exposées dans la partie « Clés pour
l’exil ».

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8 | TERRE D’ASILE, TERRE DE DEUIL

perte, la présence d’un ensemble commun appartenant


au travail psychique décrit sous l’expression “travail de
deuil” ? Au terme de cette étude, le fondement de la géné-
ralisation du deuil à l’exil pourra être confirmé, limité
ou refusé 1. »
À quel type d’exil s’intéresser ? Les classifications
internationales 2 les plus récentes mettent les effets psy-
chologiques du deuil sur le même plan que les troubles
ou la détresse liés à la migration sans en distinguer les
motifs. Pourtant, parmi les multiples raisons de quitter
sa patrie 3, l’exil involontaire (pour des raisons poli-
tiques, ethniques ou religieuses), sous contrainte violente
et sans espoir de retour, paraît être la seule situation où
la dimension subie de l’événement et son irréversibilité
sont communes au deuil. Martine Lussier choisit de limi-
ter sa recherche aux conséquences psychologiques de
l’exil lié à un éloignement forcé du pays d’origine de
nature politique. Son épreuve obligera à des transforma-
tions importantes de l’identité à plusieurs niveaux, social
et personnel. En outre, la dévalorisation menace la per-
sonne à partir d’une violence réelle engendrant culpabi-
lité et persécution réelles. Ces spécificités posent
d’emblée des questions fondamentales : dans quelle
mesure peut-on appliquer le modèle psychanalytique du
deuil à une situation de perte violente qui concerne un
environnement social et personnel, et non plus un être
humain dans sa condition naturelle de mortel ? Comment
distinguer dans l’identité les constituants intrapsychiques
et sociaux auxquels nous renvoient respectivement le
deuil et l’exil ?
Une revue de littérature sur l’exil permet à Martine
Lussier d’identifier trois dimensions communes qui justi-

1. Les citations entre guillemets sont des propos de Martine Lussier


extraits de sa recherche.
2. CIM (Classification internationale des maladies) 9 et 10.
3. Martine Lussier nous rappelle que depuis des siècles l’exil corres-
pond le plus souvent à une émigration de la misère : la perte de la patrie
est directement liée à la perspective d’une vie matérielle plus facile et ne
se fait pas sous une contrainte violente.

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INTRODUCTION | 9

fient le rapprochement à un niveau général avec le deuil :


la perte suscite un sentiment de douleur et oblige à un
renoncement. Mais la patrie existe toujours, alors que le
mort a disparu : le renoncement est-il comparable ? Et
lorsque l’objet n’est pas mort, où commence l’épreuve de
réalité ? Les pertes associées à l’exil sont multiples, mais
l’état de détresse est-il comparable à la douleur liée à la
perte d’un être cher 1 ?
Ce premier travail de réflexion permet à Martine Lus-
sier de préciser les interrogations qui guideront sa
recherche clinique et l’aideront à définir les grands axes
de lecture du processus psychique de l’exil.
De quelle nature est ce processus ? Peut-on parler
d’un travail psychique de l’exil dans la perspective psy-
chanalytique ? La psychanalyse utilise fréquemment la
notion de travail issue du langage scientifique 2. Le tra-
vail psychique consiste en toutes formes d’activités de
l’appareil psychique destinées à traiter l’excitation autre-
ment que par la décharge motrice ; le travail transforme
l’excitation en représentations psychiques, processus
nommé élaboration. Freud réserve la notion de travail à
des activités essentiellement inconscientes comme le rêve,
le mot d’esprit ou le refoulement. La perte d’un être cher
suscite un important remaniement psychique, travail de
transformation en grande partie inconscient dans les
remaniements identificatoires. Il est donc adéquat de
parler de travail de deuil dans la perspective psychanaly-
tique. Dans l’exil, « il s’agit d’apprécier quelle est l’exi-
gence et la nature du travail psychique engagé par la
perte et de vérifier s’il n’y a pas d’autre “solution” qu’un
travail psychique, que la résolution de la tension ne passe

1. Le modèle du deuil s’applique au deuil normal. L’atteinte de l’iden-


tité primaire dans l’exil (liée à la perte de l’univers sensoriel « maternel »
constitutif de l’identité) favorise plutôt un rapprochement avec le deuil
pathologique selon la définition de Martine Lussier (voir le résumé de ses
conclusions dans « Clés pour l’exil »).
2. En mécanique, la définition du travail associe force et mouvement,
notions en adéquation avec la notion de conflit et la perspective dynamique
propres à la psychanalyse.

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10 | TERRE D’ASILE, TERRE DE DEUIL

pas (ou pas seulement, ou pas essentiellement) par la


décharge dans le comportement ou les somatisations ».
La centration sur les problèmes de survie et d’adaptation
dans un premier temps peut permettre de différer le tra-
vail psychique, barré ou ralenti par les comportements 1.
Ce processus d’adaptation sollicite vigoureusement le Moi
conscient, mais se traduit-il par des transformations plus
profondes de la personne ? Des figures exemplaires
démontrent que l’exil peut être à l’origine d’une activité
créatrice ou d’un destin hors du commun : « Il gagne la
liberté (de penser, d’agir) dont le privait son persécu-
teur. » Mais cette liberté est souvent cher payée et l’épui-
sement psychique peut l’emporter lorsque les situations
traumatiques mettent en danger la capacité de représen-
tation. Alors, quand et comment commence éventuelle-
ment un travail psychique qui puisse se comparer au
deuil ? Martine Lussier distingue le temps de l’exil,
période dominée par l’angoisse et l’agir, du temps de
l’asile où l’exilé peut s’offrir le « luxe » de la réflexion et
de l’élaboration psychique 2. Pour s’intégrer, il doit défi-
nir alors ce qu’il peut ou veut garder de son passé. Ce
travail commence avec la perception qu’un retour rapide
à l’état d’avant n’est plus possible. Sous l’emprise de la
réalité et du besoin de vivre, l’exilé renonce à l’illusion
de retrouver la patrie bien qu’elle ne soit pas morte.

1. Le portrait du responsable politique local est à cet égard exemplaire :


sa problématique reste centrée sur la survie physique et les changements
corporels nécessaires pour assurer cette survie. Son mode d’organisation
est centré sur l’action (« la vie c’est un combat ; ça, c’est un obstacle, il
faut le braver ») ; la voie de l’élaboration psychique reste pour lui trop
étroite et escarpée. L’analyse des mécanismes de défense dans le discours
des réfugiés souligne également l’importance du comportement par le
recours à l’action ou la restauration narcissique (dans des conduites régres-
sives comme l’avidité orale).
2. Le temps de l’asile commence au moment où le réfugié bénéficie juri-
diquement du droit d’asile. Pour sa recherche, Martine Lussier choisit
donc de rencontrer les réfugiés après l’obtention de leur statut. Il faut
cependant souligner que son échantillon comporte un biais : accepter un
entretien de recherche avec une psychologue n’entre pas dans la logique
de l’action et suppose un certain intérêt pour la réalité psychique interne.
Ce biais conduirait à surestimer la part du travail psychique Ics sur celle
du travail d’adaptation Cs.

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INTRODUCTION | 11

La qualité du travail de Martine Lussier repose sur sa


méthodologie et ses outils de recherche dont je parlerai
brièvement ici. Elle a choisi de mener deux études com-
plémentaires sur des personnes ayant dû, dans des condi-
tions souvent dramatiques, quitter leur pays d’origine
pour des raisons politiques et demander l’asile en
France. Elle approchera ces personnalités grâce à France
terre d’asile, institution destinée à les accueillir. Dans
une première étude, elle exploite des entretiens non
directifs avec un petit groupe d’hommes 1 ayant obtenu le
statut de réfugié politique. Ces monographies cliniques 2
respectent l’extrême diversité des problématiques tant en
termes des facteurs externes que des ressources psycholo-
giques personnelles, tout en offrant un cadre de réflexion
le long d’axes communs. La richesse clinique de ce travail
est complétée par une analyse détaillée des entretiens
avec deux exilés, où chaque acte d’énonciation est immé-
diatement commenté d’une manière qui ressemble à ce
que pourrait être la description d’une séance de psycho-
thérapie. Dans une étude complémentaire, Martine Lus-
sier transpose à la situation de la perte de la patrie un
questionnaire construit pour étudier les effets de la perte
d’un être cher 3. Cela lui permet de comparer et de hié-
rarchiser les données obtenues à différentes périodes
après le moment de la perte. Cette évolution comparative
dans le temps permet une conclusion intéressante :
l’adaptativité et l’utilisation des ressources font de l’exil
une situation difficilement assimilable à un processus de
deuil normal.
1. Elle a rencontré quatorze « réfugiés » qui ont accepté d’être enregis-
trés lors de deux entretiens, à deux semaines d’intervalle, de plus d’une
heure chacun.
2. Publiées dans leur intégralité en annexe de sa thèse ; ces entretiens
sont résumés dans cet ouvrage sous forme de portraits analysés dans le
chapitre IV.
3. Ce questionnaire en langue anglaise, appliqué à une population
d’hommes veufs, a permis à ses auteurs d’établir une hiérarchie entre diffé-
rents éléments descriptifs de la psychologie du deuil et de comparer cette
hiérarchie à plusieurs moments de l’évolution. Ce travail de référence
constitue une population témoin pour l’étude des résultats du question-
naire que Martine Lussier transposera à l’exil.

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12 | TERRE D’ASILE, TERRE DE DEUIL

Enfin, je voudrais évoquer les outils personnels que


Martine Lussier met au service de cette recherche. Sur
les plans terminologique et méthodologique, sa rigueur
s’appuie sur un juste mélange de prudence et de fermeté
dans les conclusions. Mais c’est surtout sur le plan
humain que ses capacités d’identification et sa sensibilité,
aiguisées et tempérées par une écoute de psychanalyste,
enrichissent la compréhension du matériel. Elle accueille
ses interlocuteurs dans un respect qui « les aide à redeve-
nir Monsieur N. ou D. avec une histoire, une personna-
lité, et non un exilé ». L’analyse des contraintes et des
effets transférentiels de sa place de chercheur lui permet
de se laisser suffisamment habiter par ces « réfugiés »
pour entendre la profondeur de leur souffrance et de leur
détresse : « Je voudrais à présent décrire ce qui s’est
passé pour moi au cours de ces entretiens. Essentielle-
ment, un choc violent à l’écoute de ces récits de vie, en
rien semblable à ce que j’avais éprouvé en écoutant les
témoignages d’endeuillés ; j’ai fait des cauchemars
presque chaque nuit qui a suivi un entretien, dont la
thématique était à peu près la même : je devais accomplir
quelque chose de très difficile dans des conditions épou-
vantables ; dans quelques cas, l’impression a été assez
forte pour que je fasse de nouveau des cauchemars au
moment de la transcription verbatim de certains entre-
tiens. » Mais si ces capacités d’identification reflètent sa
qualité d’attention, elles provoquent à quelques reprises
un choc intérieur menaçant la conduite de l’entretien :
« Il m’arrivait ce qui était arrivé à ces hommes : je per-
dais mon identité professionnelle… » Ces témoignages
personnels permettent de mesurer l’intensité des réac-
tions, positives ou négatives, que suscite l’exilé comme
représentation de l’altérité, du dénuement et de l’impuis-
sance. Martine Lussier prend bien la mesure de ses
propres « sentiments de compassion parfois suffisamment
forts pour aller à l’encontre du processus de compréhen-
sion propre à toute recherche ». Elle lutte constamment
contre le désir de réparation, avivé par sa culpabilité de

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INTRODUCTION | 13

« prédatrice 1 », mais garde une certaine liberté pour


offrir un repas, un livre ou, de façon plus systématique
et après l’entretien, un soutien (sous forme d’un bilan de
compétences !) dont les effets illumineront le visage de
certains. Sa neutralité reste suffisante pour prendre dans
le transfert la place du persécuteur ou du colonisateur,
mais la place qui lui est le plus souvent attribuée est clai-
rement maternelle. Sa position générale se résume à la
dédicace de son travail de thèse : « Aux exilés politiques
qui m’ont fait confiance et ont accru ma part
d’humanité. »
Nommée maître de conférences à l’université Paris 5
en mai 2002, Martine Lussier nous quitta le 31 décembre
de la même année. Conservateur de bibliothèque à la
Sorbonne depuis de nombreuses années, elle avait enfin
réalisé le projet longuement mûri de consacrer son acti-
vité professionnelle à la psychanalyse. Elle avait à cœur
de la transmettre à l’Université et de contribuer au déve-
loppement de ce qu’elle considérait comme une science
relativement récente. Sa vocation et ses qualités cliniques
étaient cependant d’abord consacrées à ses patients.
Martine Lussier nous offre un travail au carrefour de
parcours qui s’enrichissent mutuellement : la connais-
sance et l’érudition, l’analyse et l’intériorisation, l’ensei-
gnement et la transmission. Ses publications témoignent
également de la perte immense que représente sa mort
pour les communautés de travail avec lesquelles elle
entretenait rêves et projets.

Claire-Marine François-Poncet

1. C’est ainsi que Piera Aulagnier qualifie le chercheur.

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CHAPITRE PREMIER

Clés pour l’exil

Pour réfléchir au processus psychique de l’exil cette


étude utilise la méthode comparative, mode de recherche
familier en psychologie. L’analogie, corrélation entre
deux ensembles de traits permettant d’inférer des élé-
ments communs, est la méthode empruntée par Freud
lorsqu’il s’intéresse à la mélancolie à partir du deuil
normal. Le modèle freudien est à la fois descriptif et
explicatif, et tente d’expliciter les relations entre les élé-
ments d’un ensemble, ici la mélancolie en référence au
deuil. Le modèle, par sa valeur opératoire, peut devenir
lui-même instrument de recherche et de compréhension
mais il s’expose à la réfutation car il reste une représen-
tation simplifiée du réel. C’est avec cette double
démarche que M. Lussier entreprend ses travaux sur le
deuil 1 : dans quelle mesure l’extrapolation de ce modèle
est-elle pertinente ? Comment compléter ou préciser ce
modèle à la lumière de sa généralisation ? Nous avons le
choix entre des modèles à validité forte mais restreinte
car précise et des modèles à validité plus faible mais plus
générale : à ce point s’articule la puissance d’une expli-
cation, d’une loi, d’un savoir. L’extrapolation est utile
dans le processus de généralisation à condition de la

1. M. Lussier, Le travail de deuil, Paris, PUF, « Fil rouge », 2007.

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16 | TERRE D’ASILE, TERRE DE DEUIL

comprendre comme un simple moment de réflexion ;


quant à la généralisation, elle présuppose toujours le pos-
tulat d’une certaine régularité de la structure et du pro-
cessus. Freud est le premier à choisir la généralisation
en extrapolant la perte d’un être cher à la perte d’une
abstraction (patrie, liberté, idéal). Ses successeurs pour-
suivent cette entreprise mais la rigueur requise dans
l’usage d’un modèle et de sa généralisation est bien peu
présente dans nombre d’études. Depuis quelques décen-
nies, la multiplication des écrits utilisant le mot « deuil »
ou l’expression « travail de deuil » donne au modèle freu-
dien la puissance d’un paradigme 1 mais risque de le
transformer en connaissance générale vague dont parle
Gaston Bachelard. Dans un premier temps il paraît
nécessaire de réviser, préciser et éventuellement complé-
ter le modèle du deuil, à partir des travaux de Freud et
de ses successeurs, afin de lui redonner toute sa vigueur
scientifique.

USAGES DE LA MÉTHODE COMPARATIVE


PAR FREUD

Le mode de recherche par comparaison le plus familier


à Freud est celui du normal au pathologique ; on le voit
à l’œuvre dans sa théorie du rêve et dans sa psychopatho-
logie de la vie quotidienne. Dans Deuil et mélancolie il
fait ce rapprochement à propos de « certains états et phé-
nomènes que l’on peut considérer comme prototypes nor-
maux d’affections morbides. En font partie des états

1. Un paradigme est un modèle généralisé qui appartient à une


« matrice disciplinaire » adoptée par une communauté scientifique à une
époque donnée. Proposée par l’historien des sciences T. Kuhn, cette notion
vise à montrer que tout savoir a une dimension épistémologique et une
dimension sociologique ; tout savoir dépend à la fois d’un degré de vérité
partielle vérifiable qui entraîne la conviction et d’un état de l’opinion. La
vulgarisation du modèle freudien dans les écrits des psychologues et des
psychanalystes depuis quelques décennies témoigne de son élévation au
rang de paradigme par toute une communauté scientifique.

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CLÉS POUR L’EXIL | 17

d’affect comme le deuil et l’état amoureux, mais aussi


l’état du sommeil et le phénomène du rêve » (1917d) 1.
En 1921, toujours dans le registre du normal, il mettra
en parallèle le deuil et la jalousie : « La jalousie appar-
tient aux états d’affect que l’on est en droit, tout comme
le deuil, de qualifier de normaux. » Mais aucun des pro-
totypes normaux évoqués ici (deuil, jalousie, état amou-
reux) n’a suscité chez Freud de développement théorique
comparable à celui du rêve. Le travail du rêve occupe
une place considérable dans son œuvre (plus de 400
occurrences), alors qu’il n’y a que deux occurrences de
l’expression « travail de deuil ». Peut-être parce que
Freud avait d’autres urgences théoriques, peut-être
parce qu’il voit surtout le moi conscient à l’œuvre dans
le deuil et qu’il semble ne rien apprendre de plus sur
l’inconscient, peut-être parce qu’une manière d’évidence
(sur laquelle il ne s’interroge pas) pour le deuil en gênait
l’appréhension, peut-être enfin parce que le travail du
rêve concerne le désir alors que le travail de deuil
concerne la perte, la mort. Il n’en reste pas moins vrai
que la brièveté des développements sur le deuil est sur-
prenante.
Freud fait d’emblée le rapprochement entre le deuil et
le rêve : « Alors que le rêve nous a servi de prototype
normal des troubles psychiques narcissiques, nous allons
tenter d’éclairer l’essence de la mélancolie en la compa-
rant avec l’affect normal du deuil. » Le modèle du travail
du rêve, décrit par Freud, et du travail créateur, décrit

1. À propos de la « normalité » d’un comportement inhabituel, le deuil


peut être également comparé à un état qui présente également un grave
écart par rapport à un comportement normal, la préoccupation maternelle
primaire telle que Winnicott l’a formalisée, en le qualifiant d’« état psy-
chiatrique ». Winnicott précise, tout comme Freud, qu’il est nocif de le
perturber. Dans les deux états, un surinvestissement considérable mobilise
les liens objectaux et narcissiques et induit un repli par rapport au monde
extérieur. Il s’agit de deux moments privilégiés où l’on voit, d’une part,
une psyché (celle de la mère) se prêter à la constitution d’une autre (celle
du bébé), d’autre part une psyché se défaire d’une partie d’elle-même ou,
du moins, la transformer ; en outre, ces deux moments mobilisent parti-
culièrement la perception de la temporalité (Martine Lussier, Le travail de
deuil, Paris, PUF, « Fil rouge », 2007).

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18 | TERRE D’ASILE, TERRE DE DEUIL

par Didier Anzieu, serviront de guide pour l’étude des


effets psychiques de la mort du père 1. Dans le travail
créateur comme dans le rêve, il s’agit de « prototypes
normaux » qui conjoignent par ailleurs fantasmes et réa-
lité, processus primaires et processus secondaires. Toutes
ces comparaisons sont menées au regard d’un critère,
celui de la normalité d’états qui représentent en même
temps un écart important par rapport au comportement
habituel.
Mais en ce qui concerne le deuil, la généralisation de
Freud à la perte d’une abstraction n’est pas argumentée.
La genèse du texte Deuil et mélancolie 2 permet d’attri-
buer son origine à la religion juive où le deuil ne concerne
pas seulement les personnes mais également les désastres
collectifs 3. En outre, cette comparaison ne peut nous
étonner de la part de Freud, car l’exil est une compo-
sante essentielle de l’histoire juive. « Dans la tradition
rabbinique, l’exil est un état tragique d’aliénation, à la
fois physique et psychologique, dans lequel se trouvaient
les Juifs après 70. Être juif, c’est être voué à l’exil, donc
à la perte. » Cette généralisation a-t-elle alors un sens en
dehors de ce contexte ? Pour l’exil, une réponse à cette
question est proposée à la fin de cet ouvrage. Pour la
perte de la liberté, elle est généralement involontaire,
comme pour la mort. Mais les circonstances de cette perte
sont variables : on se trouve en prison ou en liberté sur-
veillée soit pour des motifs politiques, soit pour des
motifs de délinquance. La manière de vivre cette priva-

1. M. Lussier, « Ombres et lumières, ou La mort du père et le travail


de deuil », mémoire de maîtrise sous la direction d’E. Séchaud (1992/93).
2. Deuil et mélancolie reste, sur le deuil, la base de réflexion sacrée des
psychologues. Freud est cité, nuancé, commenté mais n’est globalement pas
remis en question. Surtout, les auteurs ne s’interrogent pas sur l’origine
du texte. M. Lussier est la première à se livrer à un travail de genèse qui
permet de comprendre comment ce texte s’est construit, quels y sont les
modes de pensée et les influences à l’œuvre (Le travail de deuil, Paris, PUF,
2007, p. 25-104). Cette analyse montre, entre autres, que Freud s’intéresse
surtout à la mélancolie.
3. L’Encyclopaedia Judaica définit ainsi le deuil : « expression de dou-
leur et de tristesse à l’occasion de la mort d’un parent proche, d’un ami,
d’un leader national ou en réaction à une calamité nationale ».

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CLÉS POUR L’EXIL | 19

tion de liberté est nécessairement très différente. Dans


ces situations, les facteurs politiques, juridiques, sociaux
et/ou économiques sont très présents, ce qui complexifie
l’abord de la dimension psychologique. Enfin, la perte
d’un idéal est généralement aussi involontaire mais ici le
problème majeur est de définir scientifiquement un idéal
dans une perspective psychologique. Il s’agit d’un idéal
individuel marqué du sceau de la subjectivité et/ou d’un
idéal collectif. Entrent alors en ligne de compte des opi-
nions, des croyances, des intérêts collectifs : la chute du
Mur de Berlin correspond à la perte d’un idéal pour cer-
tains, à l’accomplissement d’un idéal pour d’autres ;
idem pour la fin de l’apartheid en Afrique du Sud. Ici,
nous sommes plutôt dans une problématique de désillu-
sion, de rapport du vrai et du faux.
Il faut cependant distinguer la généralisation proposée
par Freud, moment de réflexion dans une comparaison
au regard du critère de la perte, du raz-de-marée des
travaux sur le deuil qui font rentrer cet état dans les
états de base du fonctionnement psychique.

LA GÉNÉRALISATION DU DEUIL
CHEZ LES SUCCESSEURS DE FREUD

Dans le corpus freudien 1 le mot Angst (angoisse) appa-


raît 1 045 fois, le mot Schmerz (douleur) 152 fois et le
mot Trauer (deuil) 137 fois. Il est intéressant de noter
qu’on ne trouve jamais les deux premiers liés au mot
Arbeit (travail) et qu’il n’existe que deux occurrences
pour Trauerarbeit alors qu’il y en a 404 pour Traumar-
beit (travail du rêve). Ce simple constat donne à réflé-
chir. Comment est-on passé de deux occurrences de
« travail de deuil » sous la plume de Freud à une pré-
sence envahissante dans les écrits psychanalytiques ?

1. Cf. Kondordanz zu Gesammelten Werken von S. Freud, Waterloo


(Ont.), North Waterloo Academic Press, 1996, 6 vol.

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20 | TERRE D’ASILE, TERRE DE DEUIL

Cette inflation correspond-elle à une vraie quête heu-


ristique ou est-elle au contraire une paresse de la pensée,
une Schlamperei 1 ? L’emploi de l’expression « travail de
deuil » est-il fondé lorsqu’on l’applique à d’autres situa-
tions que la perte d’un être cher ? Les affects jouent un
rôle central dans l’extrapolation. Le mot « deuil » a pour
sens premier l’affliction, la douleur, comme duelo,
Trauer, mourning. Douleur, deuil, duelo ont la même
étymologie et ce n’est que dans un second temps que ces
termes s’appliquent à la situation de deuil, au sens cou-
rant, à savoir la perte d’un être cher. Ces affects peuvent
naître de situations aussi différentes que le manque, la
perte, la mort, la frustration, le traumatisme. La sub-
somption de la situation du deuil dans l’affect explique-
rait en partie la confusion avec la description
phénoménologique d’autres états psychiques où se
conjoignent également la douleur, l’humeur dépressive,
la culpabilité, voire l’angoisse. Toute perte, tout renonce-
ment, toute séparation pourraient susciter un affect de
deuil et nous serions ainsi toujours en deuil de quelque
chose : l’enfance passée, un examen raté, un enfant
parti, une maison quittée, un projet avorté, un conjoint
décédé, une séance qui s’achève !
La généralisation du deuil à la perte est maximale chez
Melanie Klein où le deuil n’est qu’un cas particulier du
prototype de la perte initiale, à savoir le sevrage. Elle
positionne sa théorie par rapport aux travaux de Freud
et de Karl Abraham, surtout ce dernier dont elle cite
le mécanisme d’introjection : « S’il est vrai que l’aspect
caractéristique du deuil normal consiste à établir l’objet
aimé et perdu à l’intérieur de soi, le sujet n’effectue pas
cette tâche pour la première fois. Au contraire, le travail
du deuil lui permet de réinstaller cet objet, comme tous
ses objets aimés internes qu’il a l’impression d’avoir
perdus. Il retrouve donc une situation qu’il avait déjà
vécue dans son enfance. » Le deuil est l’expression fla-

1. Terme familier utilisé à Vienne, donc aussi par Freud, pour désigner
quelque chose de désordonné, peu soigné.

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CLÉS POUR L’EXIL | 21

grante d’un processus mis en œuvre tout au long de la


vie à l’occasion de refus et de pertes de moindre impor-
tance. En outre, l’introjection de l’objet actuel perdu est
complétée par la réappropriation des objets internes.
Klein décrit plutôt un travail de construction qu’un tra-
vail de détachement. « C’est en réinstallant en lui ses
“bons” parents aussi bien que la personne qu’il vient de
perdre, et en reconstruisant son monde interne désagrégé
et en danger, qu’il surmonte sa souffrance, retrouve la
sécurité et parvient à l’harmonie véritable et à la paix. »
Mais cette confusion entre la séparation et la mort se
heurte au bon sens : la précocité de l’expérience de la
perte puis sa répétitivité devraient susciter des effets
d’apprentissage ; or, selon tous les témoignages, la mort
d’un être cher est une expérience unique, non habituelle,
comme dit Plutarque.
Un parallèle frappant peut être mené entre les écrits
de M. Klein et la fin du texte de Freud « Passagèreté »,
qui date de novembre 1915. Il conclut : « C’est seulement
le deuil une fois surmonté (la position dépressive ?) qu’il
apparaîtra que notre haute estime des biens de culture
(bon objet) n’aura pas souffert de l’expérience de leur
fragilité. Nous reconstruirons tout ce que la guerre a
détruit (attaques contre le bon objet interne), peut-être
sur une base plus solide et plus durable qu’auparavant »
(1916a). Ce texte laisse entrevoir dans les limbes la
conception du bon objet interne, sauf que Freud ne peut
le rapporter à une personne. Comment ne pas être sen-
sible à la similitude des propos de M. Klein et de Freud ?
Avec ces deux auteurs nous restons dans la perspective
psychanalytique que nous quitterons avec l’œuvre de
John Bowlby.

VERS D’AUTRES PARADIGMES DU DEUIL ?

La comparaison de Freud avec l’exil nous fait entrer


dans le champ du lien social, alors qu’il a ébauché une

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22 | TERRE D’ASILE, TERRE DE DEUIL

conceptualisation du deuil sans s’appuyer sur la fonction


du socius. En effet, Freud néglige le point de vue socio-
historique ou religieux, pourtant omniprésent dans son
expérience ou sa culture. Il privatise la mort par un dis-
cours savant qui se limite au travail intérieur. Cette négli-
gence peut paraître stratégique, car Freud met
volontairement l’accent sur les phénomènes intrapsy-
chiques. Il reste qu’elle rend plus difficile à comprendre
l’extrapolation au champ social dont ses successeurs vont
s’emparer pour généraliser le modèle vers d’autres para-
digmes qui sortent de la perspective psychanalytique.
L’œuvre de J. Bowlby est bien la cheville ouvrière qui
fait basculer le modèle psychanalytique du deuil vers un
modèle non psychanalytique. La tolérance apparente
entre les idées propres aux deux modèles tient à la faible
divergence de la description clinique, au fait que Freud
a surtout souligné la part de travail du Moi conscient
dans le deuil et que sa présentation s’accommode fort
bien avec une vision médicale : début brutal, période
d’état, phase de rémission : « Le Moi redevient libre et
non inhibé. » Mais de là va naître une possible théorie
traumatique. En revanche, la conceptualisation de
Bowlby met l’accent sur le maintien du lien, en quoi elle
diffère fondamentalement de celle de Freud et s’inscrit
plus dans la lignée d’Abraham et de Klein. Freud n’a pas
remanié son texte en fonction de l’évolution de sa théorie
des identifications, ce qui favorise des lectures et des
compréhensions du deuil divergentes. À partir de
l’œuvre de Bowlby, qui servira de caution à un éloigne-
ment du modèle freudien (qui ne fait pas l’objet d’une
élaboration sophistiquée, il est vrai), se fera jour une
compréhension du deuil qui s’installe dans une psycholo-
gie du Moi conscient, débarrassé de tout conflit incons-
cient, de toute psychosexualité. Il est frappant de voir
comment Bowlby, quand il commente des entretiens
d’endeuillés, les prend presque toujours au pied de la
lettre, au niveau conscient, sans avoir l’air de supposer
que si l’endeuillé dit, par exemple, qu’il n’éprouve pas
de culpabilité, cela pourrait être pour donner une bonne

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CLÉS POUR L’EXIL | 23

image de lui. Bowlby, tout comme Colin Murray Parkes


(qui le regrette dans la préface à la troisième édition de
son livre), n’avait probablement pas envisagé à quel
point sa présentation allait se réifier et se médicaliser, et
qu’on allait faire du deuil une maladie.
Le choix des mots dans les travaux de langue anglaise
confirme implicitement les nouveaux choix théoriques à
partir de Bowlby. Ce n’est sûrement pas un hasard si
nous voyons peu à peu disparaître dans les articles
anglais le mot mourning (dont la connotation psychanaly-
tique est forte, puisque c’est le terme retenu par Stra-
chey) en faveur de bereavement 1 ou de grief (dans la
traduction française de l’œuvre de Bowlby, grief est
rendu par « affliction »). Ce qui est donc préféré, c’est
la réponse émotionnelle soulignant le trouble de l’humeur
mais ne nous disant rien du travail psychique. Cette pré-
férence pour l’emploi du mot grief coïncide avec l’infla-
tion des travaux en langue anglaise sur le sujet.
L’explosion repose sur le moins spécifique des concepts ;
cela pose la question de savoir dans quel paradigme nous
pouvons nous trouver avec l’emploi d’un mot aussi géné-
ral ; que décrit-on sous ce terme ? Une « réponse émo-
tionnelle », et puis ? Le rejet du modèle freudien est
sensible.
Dans la production française, le maintien de l’expres-
sion freudienne « travail de deuil » ne doit pas faire illu-
sion. La prolifération de la notion de « travail », valeur
anoblissante dans le jargon « psy », l’a parfois dépouillé
de sa valeur dynamique pour le parer d’une valeur réi-
fiante, sorte de programme de tâches répertoriées et obli-
gatoires, plus proche de la psychologie cognitive et

1. Définitions de l’Oxford English Dictionary : « Bereavement : the fact


or state of being bereaved or deprived of anything, especially by death of
a near relative or of one connected by some endearing tie » (le fait ou l’état
d’être privé ou dépossédé de quelque chose, en particulier par la mort
d’un parent proche ou de quelqu’un à qui on est lié par un lien durable),
« to mourn : to feel sorrow, grief or regret, to lament the death of someone,
to complain » (éprouver de la tristesse, de l’affliction ou du regret, s’affli-
ger de la mort de quelqu’un, se plaindre).

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24 | TERRE D’ASILE, TERRE DE DEUIL

adaptative. « Faire son deuil » deviendrait un devoir


d’hygiène mentale personnelle avec différentes étapes
selon un modèle d’exécution. On observe ces courants
de pensée dans le DSM et la CIM 1 : dans la première
classification, le deuil est du côté des troubles de
l’humeur (ce qui est cohérent avec l’alternative freu-
dienne : deuil ou mélancolie), alors que dans la seconde
le deuil apparaît dans les troubles de l’adaptation (on
peut sans doute y voir l’influence de Bowlby, qui avait
travaillé pour l’Organisation mondiale de la santé [OMS],
mais également l’indice d’un changement de paradigme).
Face à l’injonction de « faire son deuil » l’endeuillé se
trouve désemparé, démuni pour obéir à une prescription
qu’il n’a pas, le plus souvent, les moyens psychiques de
remplir. En outre, l’état de deuil est facilement considéré
comme un état morbide, à la différence de ce que pensait
Freud, en raison de la désocialisation de la mort privée.
S’en remettre aux mains du « psy » est une tentation
encouragée par le maniement de la « réthorique du
pathos » de la part de toute une communauté scienti-
fique. Le Handbook of Bereavement 2 (Manuel du deuil),
publié par la célèbre maison d’édition Cambridge Uni-
versity Press à des millions d’exemplaires, témoigne de
ces enjeux de visée commerciale ou d’accès à la notoriété.
Ce manuel, comme la plupart des études sur le sujet, ne
propose aucune théorie cohérente et illustre l’intrication
des enjeux politiques et scientifiques propre à la prolifé-
ration des versions d’un paradigme. Des théorisations
multiples, du comportement, du stress, du trauma, vien-
dront progressivement alimenter ces versions. À l’étape

1. Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders et Classifica-


tion internationale des maladies : ce sont les deux outils internationaux de
classement des maladies mentales.
2. Handbook of Bereavement : Theory, Research, and Intervention :
cet ouvrage en langue anglaise publié en 1993 témoigne de l’existence d’une
manière de « science de deuil » (les auteurs vont jusqu’à parler de disci-
pline). Dans son mimétisme du modèle médical, cet ouvrage signe l’aban-
don d’une compréhension de l’individu comme unité. Après les manuels de
sexologie pour un bon usage du sexe, voilà les manuels de deuil pour un
bon usage de la mort !

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CLÉS POUR L’EXIL | 25

de la naturalisation et de la privatisation de la mort suc-


cède celle de la récupération scientifique : symptôme du
désarroi que cause la désocialisation de la mort privée,
la production scientifique sur le deuil « se substitue au
discours religieux et aux usages sociaux », et accède à la
même fonction sociale de contrainte.

DEUIL, ADOLESCENCE
ET CHAGRIN D’AMOUR

Afin d’examiner si le travail de deuil, décrit par


Freud, peut être considéré comme le modèle de tout tra-
vail psychique exigé par une perte, la recherche se por-
tera dans un premier temps sur deux thèmes non
mentionnés par lui : le chagrin d’amour et l’adoles-
cence 1, expériences psychiques considérées par certains
auteurs comme étant l’occasion d’un travail de deuil. En
outre, le chagrin d’amour est un événement privé et
l’adolescence ne connaît plus guère de rites dans nos
sociétés occidentales, à l’instar du deuil.

De l’adolescence

De manière générale, l’épreuve de réalité liée à la per-


ception des transformations corporelles n’apparaît pas
comme difficile. Sont décrits des moments de tristesse, de
repli et des sentiments de solitude. Cela serait le point
commun avec le deuil : les affects sont les mêmes, mais
pas de la même intensité. L’accent est alors porté sur le
fait que l’adolescence est l’ouverture de tous les pos-
sibles, comme si les pertes relatives à la position infantile

1. M. Lussier, « Le travail de deuil. État des lieux et tentative de clarifi-


cation », mémoire de DEA, 1996/97.

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26 | TERRE D’ASILE, TERRE DE DEUIL

étaient largement compensées par un gain narcissique


considérable. Se plier à la nécessité d’accéder à un corps
sexué mature, à prendre sa place dans l’espèce humaine
« instaure la confirmation narcissique du sujet », pour
reprendre une expression de Bernard Brusset. Certes,
cela ne va pas de soi pour tous, mais reconnaître cette
nécessité ouvre et sur la jouissance et sur l’avenir – tout
le contraire de la mort ; ce n’est pas encore le temps de
la perception de sa finitude, c’est même le contraire, on
ne renonce à rien.
Le retrait des investissements parentaux n’apparaît
pas non plus. « Il n’est pas certain que l’adolescent
renonce à quoi que ce soit et soit même dans l’état de le
faire. Pour renoncer, il faut avoir à sa disposition des
points d’étayage et des objets d’investissement suffisam-
ment établis », affirme Philippe Jeammet. Les parents
sont présents et l’objet de conflits, voire de désidéalisa-
tion (les pères qui ne comprennent rien, qui ne disent
rien), est le mouvement contraire au premier temps du
deuil. On peut même dire que l’absence d’un parent
décédé complique le processus de l’adolescence.
« Plus que par renoncement et deuil, l’adolescent pro-
céderait par retraits plus ou moins régressifs, à valeur
conservatrice, et par déplacements, sur des objets plus
neutres que les parents, d’investissements qui garde-
raient, pour l’essentiel, les caractères des investissements
parentaux », écrit Jeammet. C’est parfois dans un second
temps, dans l’après-coup d’un premier échec amoureux
ou d’une insatisfaction, que peut s’ébaucher un vrai
mouvement de dégagement par rapport aux investisse-
ments parentaux. Plus précisément, serait souvent repro-
duit dans la première relation amoureuse un mode de
relation œdipien.
En résumé, l’adolescent doit certes accepter la réalité
d’un corps sexué comme il faut accepter la réalité de la
mort, et doit accepter de perdre sa position d’enfant, ce
qui se marquait autrefois par des rites de passage. Mais
cet abandon est tout relatif, car un mouvement régressif
infantile est possible. Surtout, ces acceptations donnent

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CLÉS POUR L’EXIL | 27

accès au plaisir de la jouissance et à l’avenir, il n’y pas de


renoncement pulsionnel. En ce qui concerne les affects,
l’angoisse ou la morosité sont plus présentes que la
douleur.

Du chagrin d’amour

Sur ce sujet les affects se disent volontiers, ils sont


vifs et contrastés, voire bruyants : la colère, la rage, le
désespoir qui précèdent parfois des pensées ou des gestes
suicidaires sans gravité, l’incrédulité, l’incompréhen-
sion, la jalousie puis des années après l’indulgence, la
tendresse. Ce qui frappe, par contraste avec le deuil,
c’est que les affects peuvent être évoqués avec facilité,
même les sentiments agressifs et négatifs, et qu’ils sont
variés. En particulier apparaît la jalousie, propre à la
configuration œdipienne et absente du deuil.
Arrêtons-nous sur la culpabilité et sur la blessure nar-
cissique, deux thèmes dominants dans cette épreuve psy-
chique. La responsabilité partagée est toujours évoquée
dans la rupture amoureuse. La culpabilité et l’agressivité
se trouvent en partage pour chaque partenaire et pèsent
d’un poids moindre dans le retrait des investissements
dans la mesure où ce sont des sentiments conscients, ce
qui est plus rare dans le deuil. La culpabilité peut être
plus importante pour celui qui prend l’initiative de
partir, d’infliger une souffrance à l’autre et peut se payer
par des somatisations, mais sa souffrance est moins
grande. Pour la blessure narcissique, il n’y a pas de par-
tage. Elle touche celui qui est quitté et c’est elle qui pro-
voque les affects si intenses évoqués il y a un instant. Ce
moment est, pour tous, un moment de dévalorisation, de
remise en cause où l’on voit apparaître l’angoisse de cas-
tration. Mais la revalorisation narcissique peut interve-
nir assez vite : les autres investissements objectaux
reprennent de l’importance. Les parents, les amis

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peuvent aider à cette revalorisation ; le partage possible


autour du narcissisme s’accompagne d’une dévalorisa-
tion du coupable et d’un mouvement identificatoire plus
facile. La récupération narcissique peut aussi se voir
dans les attributs valorisants du choix de l’objet d’amour
suivant. Chez les hommes, la réassurance passe souvent
par une nouvelle conquête rapide, histoire de vérifier
qu’ils ne sont pas moins bien munis que l’autre, que
l’autre n’a rien de plus. On voit bien comment la disponi-
bilité d’objets substituables peut permettre de se sous-
traire, en partie, à l’exigence de travail psychique. Le
lien objectal peut être rétabli rapidement et ce nouveau
lien, ainsi que le soutien de l’entourage, restaure le nar-
cissisme.
La facilité à exprimer les affects va de pair avec
l’épreuve de réalité de l’absence ; c’est là que l’on voit la
différence déterminante entre la perte et la mort. L’objet
aimé est parti mais pas mort : les pires malédictions ne
l’ont pas détruit, il peut être reconquis et pour cela tous
les moyens sont bons : la manipulation par la tentative
de suicide, le charme, les menaces ou les contacts inter-
mittents, les rencontres fortuites ou voulues, l’activation
de la jalousie. Alors qu’aucun moyen ne vous rendra un
mort, les endeuillés se sentent impuissants. Certaines
séparations sont interminables, comme si de part et
d’autre un véritable retrait des investissements ne pou-
vait se faire, justement parce que l’objet perdu est tou-
jours vivant-présent, en particulier lorsqu’il y a des
enfants. Les allers et retours entre le monde interne et le
monde externe permettent de vérifier que les sentiments
et les conduites agressifs n’ont pas détruit l’autre ; cette
vérification rassure mais complique ou retarde le désin-
vestissement de l’objet. La facilité à désinvestir puis à
réinvestir est aussi différente selon que l’on a été la vic-
time ou l’initiateur de la rupture, en fonction de
l’ampleur du sentiment de culpabilité ou de la blessure
narcissique. Le mouvement économique des investisse-
ments peut être plus difficile si le choix d’objet amoureux
était un choix œdipien très marqué ; ce n’est donc pas

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CLÉS POUR L’EXIL | 29

par hasard si, pour certains, l’adolescence s’achève


après la première rupture amoureuse. L’ampleur des
transformations personnelles décrites après un chagrin
d’amour est liée à la marque œdipienne du choix d’objet.
Plus cette marque est importante, plus la transformation
décrite est importante et signe un désinvestissement de
l’imago parentale.
Mais, tôt ou tard, un objet substituable se présente
qui accélère ou achève le désinvestissement du précédent
objet d’amour. C’est cette possibilité « que les choses
pourraient repartir » avec un autre, de séduire à nou-
veau, il n’y a pas de sentiment de « jamais plus ». La
pulsion sexuelle trouve encore et toujours à se satisfaire,
la perception de la temporalité est différente de celle du
deuil. Il y a un après où l’on peut « refaire sa vie », il y a
recommencement possible pour soi, des nouveaux plaisirs
possibles avec le nouvel objet qui peut, d’ailleurs, avoir
des caractéristiques semblables au précédent. Mais l’illu-
sion qui est perdue à ce moment-là est celle de pouvoir
changer l’autre, par amour. L’alternative est donc :
changer d’objet d’amour ou changer soi-même, mais il y
a une alternative qu’il n’y a pas dans le deuil d’un
parent.
En résumé, le chagrin d’amour ne produit pas de
remaniements psychiques aussi importants que la mort.
La temporalité, la filiation, l’héritage ne sont pas ou très
peu mobilisés. Le chagrin d’amour peut composer avec
le principe de réalité de l’absence. Comme l’objet
d’amour est toujours vivant, le travail de transformation
du lien est différent et, dans le cas où il y a des enfants,
le lien ne s’éteint jamais. L’ambivalence des sentiments
vis-à-vis d’un objet total peut s’élaborer dans des allers
et retours entre le monde fantasmatique interne et le
monde externe. L’épreuve de réalité telle que la décrit
M. Klein est adéquate à cette situation, et favorise l’éla-
boration de l’ambivalence et de la culpabilité qui facilite
le remaniement des investissements. En outre, la pré-
sence d’objets substituables permet de renouer avec le
principe de plaisir assez vite alors que, « dans le deuil,

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30 | TERRE D’ASILE, TERRE DE DEUIL

le monde est devenu pauvre et vide ». L’individu peut


donc s’épargner un travail psychique. Il y a ou il peut y
avoir des affects « bruyants » (la rage liée à la blessure
narcissique), voire de l’ambivalence, mais ce ne sont pas
des indices spécifiques. Quant à la culpabilité, elle est
moindre (du fait de la responsabilité partagée).
L’ensemble des processus psychiques est donc différent.

PERTE OU SÉPARATION ?

Au-delà de l’humeur, ce qui apparaît de commun entre


les situations de chagrin d’amour et de deuil et, pour
une part plus faible, de l’entrée dans l’adolescence, est
le renoncement qui apparaît plus comme une consé-
quence que comme une cause. L’usage courant de
l’expression « faire son deuil » signifie bien renoncer.
Mais « si le renoncement s’intègre dans toute modifica-
tion de l’espace psychique, on ne peut en faire un
concept. C’est une part fonctionnelle du processus de
séparation, qui rassemble des affects divers et nombreux.
Il participe du détachement, du sevrage, du deuil, de la
déception et de la séparation. Il apparaît comme l’un des
résultats de l’élaboration des mouvements dépressifs qui
les accompagnent 1 ». Une réflexion plus poussée sur
cette notion est nécessaire et sera menée dans la première
partie de cet ouvrage. À ce stade, la comparaison entre
le deuil et l’adolescence ou le chagrin d’amour montre
qu’il est important de distinguer plus précisément, dans
le renoncement, ce qui est de l’ordre de la frustration,
voire de la désillusion, l’objet étant présent, et du désin-
vestissement, l’objet étant absent.
Le statut de la perte, dans les cas de l’adolescence et
du chagrin d’amour, est différent de la perte définitive
qu’est la mort, et il s’ensuit un travail psychique diffé-

1. A. Anzieu, « Détachement, renoncement, séparation », in « Ruptures


et changements », Journal de la psychanalyse de l’enfant, 1995, 16, p. 243.

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CLÉS POUR L’EXIL | 31

rent. Par le concept de position dépressive M. Klein a


décrit, de manière opérante, le mécanisme psychique
général sollicité dans toute situation de séparation, tem-
poraire ou définitive, entre le sujet et l’objet. À ce titre-
là, il convient bien pour rendre compte d’une partie du
travail psychique exigé par le deuil. Il est illusoire d’espé-
rer un usage plus rigoureux de la langue, mais ce concept
kleinien devrait être utilisé pour toute situation de sépa-
ration car c’est lui qui décrit un modèle de situation.
L’expérience du deuil reste une expérience psychique sin-
gulière qui inclut les mécanismes de la position dépressive
mais ne s’y résume pas.
En conclusion, le travail de deuil est un ensemble com-
plexe qui met à l’épreuve toutes les capacités psychiques
d’un sujet, sans prime de plaisir immédiate. Aucune
autre situation conjoint l’exigence de travail psychique
en raison de la perte irrémédiable, le surinvestissement
de l’objet qui en découle dans un premier temps, accom-
pagné d’excitation libidinale, puis le retrait des investis-
sements, entravé par l’ambivalence (activation du
fantasme de meurtre), enfin la prégnance de la tempora-
lité. Le deuil ne peut composer ni avec le principe de
réalité ni avec le principe de plaisir, alors que les deux
autres situations le peuvent. Selon Freud, « les névrosés
ne sont pas à la hauteur de l’effort psychique requis [par
le deuil], ils ont une attitude ambivalente à l’égard de ce
thème mais sont incapables d’en venir à bout psy-
chiquement 1 ».

LE MODÈLE DU DEUIL RÉVISÉ


ET COMPLÉTÉ

Rappelons que le champ de ce modèle est limité au


deuil normal, par opposition au deuil compliqué ou au

1. Séance du 15 novembre 1911 à la Société psychanalytique de Vienne,


in Minutes... III, trad. fr. p. 310.

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32 | TERRE D’ASILE, TERRE DE DEUIL

deuil pathologique. Un deuil compliqué l’est par des cir-


constances externes. Les complications ont trois sources :
1) lorsque la Nécessité « naturelle » ne peut être invo-
quée, par exemple dans la mort volontaire (meurtre,
attentat, suicide) ou dans la mort accidentelle, parfois
tragique ; 2) lorsque la mort n’intervient pas selon le
déroulement temporel normal des générations : la mort
arrive trop tôt ; 3) l’accumulation de deuils significatifs
sur une brève période. En ces circonstances, nous pou-
vons parler de traumatisme. Un deuil pathologique est
un deuil qui vient s’inscrire dans une pathologie psy-
chique déjà avérée. La littérature montre qu’il y a le plus
souvent des troubles psychiques antérieurs. Les circon-
stances du décès ne sont pas nécessairement trauma-
tiques. Un deuil normal est un deuil qui intervient sans
circonstance externe traumatisante, selon le cours
normal des générations et qui atteint une personne qui
n’a pas de passé psychiatrique. Le deuil d’un père ou
d’une mère par une personne adulte est le prototype d’un
deuil normal. Ces distinctions sont fondées sur la logique
de la différence naturelle des générations qui s’oppose
aux logiques fantasmatique ou statistique présidant à la
plupart des travaux au cours des dernières décennies.
L’étude du modèle freudien et des apports de ses suc-
cesseurs conduit à retenir sept dimensions fondamentales
au travail de deuil. Parmi ces dimensions apparaît incon-
testablement un « noyau dur » de quatre éléments com-
muns, dont la présentation variera selon que l’auteur se
réfère à la psychologie consciente ou à la psychanalyse :
– La phase de déni (Freud), d’engourdissement
(Bowlby) ; c’est là qu’intervient l’épreuve de réalité
enclenchant le travail de deuil à proprement parler ;
l’observation des rites funéraires et les réflexions très
récentes de psychanalystes (Daniel Widlöcher) per-
mettent d’éclairer davantage la manière dont cette
épreuve vient lever le déni, le plus souvent transitoire ;
l’épreuve de réalité est favorisée par les rites funéraires
qui soulignent la séparation (séparer la personne-culture
du cadavre-nature, d’où le refus de l’embaumement dans

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CLÉS POUR L’EXIL | 33

la religion juive) ; elle est aussi favorisée quand


l’endeuillé est pris au présent dans une action qu’il
déroule avec des éléments du passé et la personne décé-
dée ; il y faut la rencontre d’une représentation très
investie (le passé) et une action motrice (le présent) ; c’est
ce que des psychanalystes contemporains (Marie Leclaire
et Dominique Scarfone) appellent de manière plus adé-
quate l’épreuve d’actualité.
– Les affects (psychanalyse) ou les émotions (psycholo-
gie) ; la douleur en tout premier lieu mais aussi la rage,
le désespoir, la colère et encore la nostalgie, la tendresse
qui apparaissent parfois après quelques mois de deuil ;
dans le texte princeps, Freud admet la douleur mais nie
l’ambivalence dans le deuil normal ; sur ce point, il est
en contradiction avec lui-même et sera contredit par tous
les successeurs (à partir de Klein) ; les affects négatifs
font partie du deuil normal. La force de cette ambiva-
lence est en étroite relation avec la qualité du lien à la
personne décédée ; en termes psychologiques, l’ambiva-
lence sera dépendante de la qualité du lien, s’il a apporté
des satisfactions, en particulier par rapport à l’estime de
soi ou non ; en termes psychanalytiques, nous parlerons
d’une relation à dominante narcissique ou objectale,
d’une relation en emprise ou en satisfaction (Paul
Denis) ; l’importance relative de ces deux traits (investis-
sement narcissique et en emprise) se révèle être un bon
critère pour prédire si la perte dans le réel peut avoir
une issue psychique favorable ou non. De même, la force
du sentiment de culpabilité (conscient ou inconscient)
dépend de la qualité de ce lien.
– Le lien avec la personne décédée : le rompre ou le
maintenir en le transformant. C’est là que la détermina-
tion des faits significatifs, plus exactement leur interpré-
tation, est la plus instable. Dans Deuil et mélancolie,
Freud ne décrit que le désinvestissement de l’objet
perdu, la nécessité de rompre tous les liens ; c’est proba-
blement là que se voit une faiblesse de la description freu-
dienne, car elle est en contradiction avec nombre de rites
dont Freud pouvait avoir connaissance ; elle entre aussi

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en contradiction avec sa théorie ultérieure des identifica-


tions ; rappelons également que sa théorie de l’objet
contient une contradiction interne ; enfin, elle entre en
contradiction avec ce qu’il observe pour lui-même à
propos de sa fille Sophie ; son intérêt du moment pour la
mélancolie a sûrement entravé sa réflexion sur le lien
dans le deuil normal. K. Abraham et M. Klein décriront
non pas la rupture du lien, un travail de détachement,
mais la transformation de ce lien par le remaniement des
identifications, un travail de construction, un travail
d’introjection. À l’opposé de Freud, J. Bowlby décrit
abondamment le maintien du lien, le comportement de
quête de la personne perdue, conforme à sa théorie étho-
logique de l’attachement ; mais comme il conteste la théo-
rie psychanalytique des identifications, il se trouve alors
face à une difficulté ; la quête s’exprime par un compor-
tement dans le réel ; elle est donc vouée à un douloureux
échec. Paradoxalement, alors que Bowlby a insisté sur le
maintien du lien, sa théorie ne lui permet pas de proposer
une solution « normale », contrairement à la théorie psy-
chanalytique des identifications.
– La transformation de l’endeuillé après le travail de
deuil. De ce point de vue, la position de Freud énoncée
dans Deuil et mélancolie est la plus pauvre, conforme au
modèle médical de restitutio ad integrum, mais elle est
cohérente avec sa description du retrait des investisse-
ments : une fois le travail de deuil accompli, la personne
redevient comme avant, le moi est libre et non inhibé, et
elle est cohérente avec la non-élaboration en 1915 d’une
théorie des identifications. C’est en contradiction avec ce
qu’on observe tant sur le plan psychique que sur le plan
social ; ce n’est pas pour rien qu’il existe un statut de
veuf ou de veuve et d’orphelin ; c’est bien qu’il y a un
changement d’état, changement d’état perceptible aussi
dans le statut d’héritier (« le mort saisit le vif », dit le
droit français) ; Freud a totalement négligé la question
de l’héritage, ce qui implique de négliger la question de
la filiation. Bel aveuglement chez celui qui a conceptua-
lisé le complexe d’Œdipe ! Cette transformation psy-

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CLÉS POUR L’EXIL | 35

chique existe pour tout deuil qui met en cause le lien de


filiation (parents, enfants, fratrie) mais elle s’observe
aussi en cas de décès du conjoint, en raison du soubasse-
ment œdipien de ce choix amoureux, mais peut-être de
manière moindre. Des psychanalystes contemporains
(par exemple André Haynal, 1987) mais plus encore les
psychologues ou les psychiatres s’inscrivant dans la
lignée de J. Bowlby et surtout de C.M. Parkes ont mieux
perçu toutes les transformations psychosociales que peut
susciter un deuil. Mais c’est Jean Allouch 1 qui nous
montre le mieux la fonction subjectivante du deuil. C’est
le moment où une vie peut trouver son style.
Toutefois il convient de rappeler que, pour Freud, ce
qu’il écrivait sur le deuil normal n’était vraisemblable-
ment qu’une ébauche et non une conceptualisation ache-
vée. Plusieurs faits en témoignent : d’abord, dans Deuil
et mélancolie il répète à plusieurs reprises qu’il ne com-
prend pas la dimension économique du travail de deuil ;
ensuite, en novembre 1915, après la rédaction de cet
ouvrage, il écrit encore que le deuil est une « énigme »
(« Passagèreté »). Puis, dans son œuvre ultérieure, il n’y
a aucune référence au travail de deuil. Enfin, rappelons
qu’Abraham met entre guillemets l’expression « travail
de deuil » en 1924. Les lacunes et les incohérences sont
celles du work in progress. K. Abraham et M. Klein ont
complété la conceptualisation, mais les successeurs ont le
plus souvent pris l’œuvre freudienne comme une concep-
tualisation aboutie.
À ces quatre éléments nous pouvons ajouter trois élé-
ments complémentaires qui paraissent de la même impor-
tance, en raison de leur pouvoir discriminant par
rapport à d’autres pertes.
1. J. Allouch, L’érotique du deuil au temps de la mort sèche (Paris,
EPEL, 2e éd., 1997). Cet auteur, psychanalyste d’orientation lacanienne,
est le seul, avec Bowlby, à avoir entrepris une lecture critique de Deuil et
mélancolie ; ses questions sont pour la plupart reprises par M. Lussier.
Bien que sa proposition d’un nouveau paradigme sur le modèle de la mort
d’un enfant ne soit pas convaincante, il reste que ses propositions sont plus
fécondes que la théorie de Bowlby dans la mesure où elles restent dans le
paradigme psychanalytique.

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– La perception de la finitude, de l’inaccompli, issue de


la perte irréversible. La mobilisation de la temporalité et
de la perception de sa propre finitude est considérable
dans le deuil. Les entretiens cliniques menés dans un cadre
de recherche en témoignent tous (le sentiment d’être en
« première ligne »). C’est l’expression de l’Ananké, la
nécessité. Cet élément est directement en lien avec la trans-
formation de l’endeuillé, c’est-à-dire qu’il est lié à la ques-
tion de la transmission, transmission d’un héritage, d’une
filiation, facteur constitutif de l’identité. Il est important
parce qu’il est l’un des deux constituants de l’humaine
condition qui structurent notre psychisme : la différence
des sexes et des générations ; notre statut connu de mortel
est aussi étroitement lié au déni puisqu’il est perçu comme
la castration par excellence.
– La recrudescence des désirs libidinaux. C’est proba-
blement sur ce point qu’il y a encore des observations et
des collectes de données à faire, recueil difficile car le
sujet est quasi tabou : il n’est jamais mentionné dans les
études psychologiques – innombrables – sur les veufs et
les veuves. Néanmoins, il y a incontestablement des faits :
le veuf présenté par Richard von Krafft-Ebbing, l’obser-
vation clinique de K. Abraham puis celles de Nicolas
Abraham et Maria Torok. Quelques-unes des observa-
tions cliniques de notre recherche vont également dans
ce sens (relations sexuelles au soir d’un deuil, besoins
sexuels intenses dans les semaines suivantes ou bien
encore mise en route impulsive d’une grossesse). Mais les
faits les plus solides sont l’abstinence sexuelle prescrite
pendant une période du deuil dans la religion juive,
l’interdiction assez générale faite jadis aux veuves de se
remarier rapidement (même s’il y a aussi à cet interdit
une dimension médico-juridique relative à un héritier
potentiel pour les veuves en âge de procréer) et
l’opprobre que risquait tout veuf qui se remariait hâtive-
ment. Sur ce point, la morale et la culpabilité voilent
encore l’esprit scientifique, et je pense qu’il faut considé-
rer avec beaucoup de circonspection l’affirmation d’une
absence de désir sexuel après un deuil.

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CLÉS POUR L’EXIL | 37

Nous pouvons ébaucher des explications à propos de


la recrudescence libidinale : ce pourrait être ce que
Roussillon appelle un « acte-décharge », qui consiste en
« une décharge directe (par la motilité par exemple) des
grosses quantités d’excitation qui seraient ainsi radicale-
ment soustraites au processus de pensée et au trajet de
la mentalisation » (1991). Devant une perte objectale
significative, la pensée, qui ne met en œuvre que des
petites quantités énergétiques, ne peut faire face, est
débordée par l’excitation. La satisfaction sexuelle serait
l’une des trois « solutions » pour affronter la massivité
de la perte avec le surinvestissement des images et des
pensées et l’agitation motrice (le besoin de « faire
quelque chose »).
Mais nous pouvons aussi nous demander si ce n’est pas
une tentative de réintrication pulsionnelle, là où vient de
se produire une déliaison : « Tout affaiblissement de
l’Éros – qu’il vienne de la réalité extérieure avec le deuil
ou de la réalité intérieure par la déception excessive
qu’entraîne un changement chez l’objet – fait, du
mélange vital [des pulsions], un bouillon de culture
léthal » (Green, 1983). La recrudescence libidinale serait
alors au service de la vie psychique. Ensuite, le travail
psychique qui consomme des petites quantités d’énergie
pourra reprendre ses droits et engager le travail de deuil.
– Le rôle du socius, des rites religieux ou culturels
substitutifs : cet élément est totalement absent de la théo-
risation freudienne qui s’en tient à l’intrapsychique.
Nous avons pourtant vu quelle facilitation psychique les
rites et les interdits religieux pouvaient induire. C’est la
fonction de l’idéal culturel, issu du surmoi, qui allège le
travail intrapsychique. Cet élément, dont on a compris
au moins l’importance, à défaut du sens, au fur et à
mesure que les rites religieux disparaissaient, est de plus
en plus intégré dans les recherches psychologiques
depuis Bowlby.
En conclusion, toute généralisation de l’expression
« travail de deuil » doit prendre en compte ces sept
éléments. L’irréversibilité de la perte implique une plus

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38 | TERRE D’ASILE, TERRE DE DEUIL

ou moins grande spécificité pour chacun d’eux. Ainsi,


le déni, l’épreuve de réalité et la finitude paraissent
déterminants et singuliers. Il en découle logiquement la
mise en jeu du lien à la personne décédée et la transfor-
mation de l’endeuillé qui résulte du remaniement de ce
lien. Les affects paraissent constituer l’élément le moins
spécifique, même si, dans un premier temps, c’est le
plus bruyant et le plus visible ; les affects sont des
indices du travail psychique. Sur les désirs libidinaux,
des données trop lacunaires ne permettent pas de se
prononcer. Les rites font le lien entre l’intrapsychique
et le socius.
Enfin, la théorie psychanalytique, en incluant les
développements ultérieurs au texte freudien, est celle
qui éclaire le mieux les manifestations cliniques du
deuil normal, son évolution et l’intrication des cinq
premiers éléments ; la fonction du socius a été négligée
mais est en train de reprendre sa place ; en revanche,
les mouvements libidinaux restent encore à approfon-
dir. La théorie de Bowlby est plus détaillée, plus riche
dans l’observation des faits ; ces faits sont cohérents
avec la théorie psychanalytique ; mais la théorie de
l’attachement rompt évidemment avec les principes fon-
damentaux de la psychanalyse puisque Bowlby
n’observe que les comportements et les affects
conscients et qu’il décrit les mécanismes de défense
comme des tâches cognitives, ancêtres du coping. Il
n’est pas surprenant qu’en 1991 des psychiatres aient
déclaré que la théorie de l’attachement et la théorie
psychodynamique étaient leurs références principales ;
en 1993 encore, dans le Handbook of Bereavement,
ouvrage peu suspect de prosélytisme psychanalytique,
comme nous l’avons vu, des auteurs reconnaissaient
que « l’influence de la théorie psychanalytique est
restée forte, non seulement sur les classifications
contemporaines des formes pathologiques du deuil mais
aussi en tant que base conceptuelle des programmes de
conseil et de thérapie ».

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CLÉS POUR L’EXIL | 39

HALTE SUR L’ÉPREUVE DE RÉALITÉ

Freud montre que l’appareil psychique, précisément


la partie consciente du Moi, se confronte avec le réel, en
l’occurrence déplaisant à cause de la perte définitive, qui
ne peut se représenter immédiatement et qui suscite de
la douleur. Le principe de réalité doit être mis en œuvre
et « se résoudre à représenter l’état de faits réel du
monde extérieur » (1911b), avec son corollaire, l’acte de
jugement ; mais, à la différence de ce que Freud décrit
dans les « Formulations », cet acte de jugement ne peut
aboutir à l’action et à « rechercher une modification
réelle ». Le seul changement possible ne peut que concer-
ner la réalité psychique, le monde interne « des souvenirs
et des attentes » de l’endeuillé ; il y a exigence d’un tra-
vail psychique qui, seul, peut aboutir à l’élaboration de
la perte ; aucun autre biais n’est possible, sauf au prix de
la pathologie, de la « psychose hallucinatoire de désir »,
curiosité psychiatrique freudienne éphémère. Pas de
retrouvailles possibles avec l’objet aimé, pas de régres-
sion à une position infantile qui assurent un moment de
plaisir.
Rappelons comment Freud décrit l’épreuve de réalité,
« une des grandes institutions du moi », déterminante
dans la mise en œuvre du travail de deuil, comme tous
les auteurs le notent et comme les prescriptions de la reli-
gion juive le suggèrent, alors que la doctrine catholique
l’entrave plutôt : « La fin première et immédiate de
l’épreuve de réalité n’est donc pas de trouver dans la
perception réelle un objet correspondant au représenté
mais de le retrouver, de se convaincre qu’il est encore
présent. Une autre capacité de la faculté de penser
apporte une nouvelle contribution pour rendre le subjec-
tif et l’objectif étrangers l’un à l’autre. La reproduction
de la perception dans la représentation n’en est pas tou-
jours la répétition fidèle ; elle peut être modifiée par des
omissions, altérée par des fusions entre divers éléments.

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40 | TERRE D’ASILE, TERRE DE DEUIL

L’épreuve de réalité doit ensuite contrôler jusqu’où vont


ces déformations. Mais on reconnaît comme condition
pour la mise en place de l’épreuve de réalité que des
objets aient été perdus qui, autrefois, avaient apporté
une satisfaction réelle » (1925h). On est toujours ébloui
par la beauté de ce texte où se mêlent concision et
richesse, sous une apparente simplicité.
L’épreuve de réalité est donc « un travail psychique
complexe constitué de rapports multiples et variés du moi
avec l’objet et sa représentation, et de la circulation de
leurs investissements entre les régimes inconscient, pré-
conscient, perception-conscience » (Botella, 1990). C’est
dans cette structure complexe que s’établissent des
échanges entre les deux types de réalité, dans une conti-
nuité entre dehors et dedans, comme le dit Freud dans
ce même texte : « Le non-réel, le simplement représenté,
le subjectif n’est que dedans ; l’autre, le réel, est présent
au-dehors aussi. » Avec la mort, l’objet ne peut plus être
retrouvé au dehors, dans le réel. Leclaire et Scarfone
(2000) ont proposé, après une analyse fouillée des diffé-
rents textes freudiens, d’appeler ce mouvement distin-
guant la perception et la représentation « l’épreuve
d’actualité », ce qui me paraît plus exact en ce qui
concerne le deuil.
Nous n’avons pourtant pas vraiment progressé. En
effet, le patient mélancolique nie rarement la réalité de
la mort de la personne aimée. Autant la dénégation pas-
sagère est fréquente, autant le déni est rarissime. Pour-
quoi le travail de deuil ne s’engage-t-il pas ? Que se passe-
t-il dans l’échange entre réalité interne et réalité
externe ? Pourquoi la réalité externe semble-t-elle rester
sans effet ? Leclaire et Scarfone précisent que « l’épreuve
de réalité s’inscrira du côté où le temps est pris en consi-
dération (présent, passé) alors que les objets du fanta-
sier, du rêver et du jeu appartiennent à un hors-temps.
André Green indique, de son côté, que « l’inconscient
connaît la perte, non sous la forme d’un contenu qui la
représenterait, mais parce qu’il en porte la trace sans en
avoir idée, sous la forme d’une anémie des investisse-

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CLÉS POUR L’EXIL | 41

ments actuels » (2000). L’anémie des investissements est


bien liée à l’épreuve de réalité, mais dans quel sens se
fait la causalité ? Allouch avance une autre proposition ;
il rappelle cet aphorisme célèbre qui se trouve tout au
début du Tractatus logico-philosophicus de Wittgen-
stein : « Le monde est l’ensemble des faits, non pas des
choses » ; or, au nombre des faits, il y a les réactions
d’incrédulité (« ce n’est pas vrai »), les brèves hallucina-
tions où l’on croit voir dans quelque endroit la personne
morte. Nous ne savons donc toujours pas à quel moment
l’endeuillé accepte la réalité de la perte. Allouch illustre
ses questions par l’évocation d’une séquence cinémato-
graphique tirée de César : « Soit la mort de Panisse telle
que l’immortalisa le cinéma ; ce n’est qu’après l’enterre-
ment, et une fois “réalisée” la recomposition du quatuor
de la partie de cartes que César, voyant la chaise vide de
Panisse, prend acte de ce que son ami n’existe plus. » Il
faut donc qu’une configuration psychique particulière
(ici, les retrouvailles entre hommes) soit activée pour que
le « prendre acte » puisse se produire (lié à une action
motrice), pour que le travail de deuil puisse s’engager :
c’est l’épreuve d’actualité, quand les deux temps (celui
du conscient – la partie de cartes – et celui de l’incons-
cient – l’investissement homosexuel de l’objet) se téles-
copent ; « l’action motrice, avec l’image mnésique qui lui
correspond, se situe peut-être finalement, avec le juge-
ment, au cœur de ce qu’on pourrait nommer épreuve de
réalité » (Leclaire et Scarfone), à quoi s’ajoute un inves-
tissement psychique intense. Tous les rituels (comme ceux
de la religion juive) et l’objectivité crue du cadavre
peuvent favoriser l’épreuve de réalité (comme on le véri-
fie a contrario lorsque le corps, pour une raison quel-
conque, ne peut être vu) mais n’y suffisent pas, comme
le montrent les deuils pathologiques. Prenons un exemple
dans l’œuvre freudienne. Chez « l’Homme aux rats »,
l’épreuve de réalité est différée d’un an et demi : « Pen-
dant longtemps, il ne réalisa pas le fait de sa mort [du
père] ; il lui arrivait sans cesse, après avoir entendu un
bon trait d’esprit, de se dire : cela, il faut que je le

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42 | TERRE D’ASILE, TERRE DE DEUIL

raconte à mon père [...] C’est seulement dix-huit mois


plus tard que le souvenir de son manquement [à veiller
son père] se réveilla [...]. L’occasion en fut la mort d’une
tante par alliance et la visite qu’il fit dans la maison du
deuil » (1909d) ; là encore, comme s’il fallait une configu-
ration singulière pour que l’épreuve de réalité s’instaure.
En conclusion, le travail de deuil est long, lent et diffi-
cile, « un travail intérieur, inconnu de nous », dit encore
Freud dans ce texte. Ce travail psychique peut se lire à
l’inverse du mode de fonctionnement de l’inconscient et
donc, en partie, à l’inverse du travail du rêve : la prise
en compte de la réalité doit s’imposer sans relâche et
s’oppose au principe de plaisir. Le rêve satisfait un désir
alors que le deuil enterre les souvenirs et les attentes
(Deuil et mélancolie), nos espérances, nos prétentions,
nos plaisirs (« Nous et la mort ») : rude application de
l’Ananké contre le narcissisme. Il ne peut y avoir identité
de perception et l’énergie est liée. La condensation qui
résulte de la mobilité des investissements est provisoire-
ment absente. C’est, au contraire, un travail de décon-
densation, de fragmentation qui nécessite l’usage
temporaire de mécanismes de défense comme le clivage
bon/mauvais et l’idéalisation (De mortuis nil nisi bene)
que l’endeuillé doit accomplir. Enfin, le processus est
inscrit dans la temporalité, en partie sous l’égide du moi,
non du ça.

L’INTÉRIORISATION DU DEUIL

Alors que la mort, la perte par excellence, a été l’occa-


sion de rites de passage les plus importants pendant des
millénaires, elle n’en connaît presque plus dans nos
sociétés occidentales : le deuil est devenu une affaire
intime. Que pouvons-nous comprendre de cette évolution
et que pouvons-nous tenter de répondre à l’objection de
Philippe Ariès sur le caractère historiquement daté du
modèle psychanalytique du deuil, qui est, selon lui, un

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CLÉS POUR L’EXIL | 43

modèle remontant au XVIIIe siècle et non un modèle


universel ?
Pour tenter de répondre, les théories de N. Elias sur
le processus de civilisation sont éclairantes et permettent
de proposer une esquisse psychanalytique du travail de
deuil en trois périodes historiques, qui montrera l’inté-
riorisation progressive de ce travail. Elias a produit une
pensée novatrice et puissante car il intrique sciences
naturelles, psychologie, histoire et sociologie, avec la pré-
occupation dominante de penser les processus, les inter-
actions et leurs effets (en particulier, les effets d’après-
coup) ainsi que d’articuler les niveaux micro et macro,
ce qui donne naissance à une construction complexe et
féconde. Il réfléchit constamment en termes de dyna-
mique, de conflictualité et dans un mouvement d’aller et
retour entre l’individuel et le collectif. Il montre aussi
que les évolutions de très longue durée qui modifient
l’organisation de l’homme occidental sont irrégulières,
marquées par des décalages et des régressions. Elias arti-
cule la sociogenèse de l’État et des systèmes de pouvoir
avec la psychogenèse de l’individu, et il aborde l’individu
non comme une instance surplombant la société mais
comme une production sociale 1. Il distingue quatre fonc-
tions élémentaires présentes dans toute société humaine :
la fonction économique, la fonction de contrôle de la vio-
lence, la fonction d’obtention du savoir scientifique ou
magico-mythique, la fonction d’acquisition de l’autocon-
trôle. C’est cette dernière fonction qui nous intéresse
particulièrement.
L’autocontrôle, ce passage de l’extériorité à l’intério-
rité, est un des axes fondamentaux de la pensée d’Elias :
l’intériorisation des affects, des contraintes est au cœur
du processus de civilisation et il s’opère selon lui sous
l’effet de la crainte. Cette crainte fait elle-même l’objet

1. Dans son ouvrage paru en 1939 sous le titre Über den Prozess der
Zivilisation, réédité en 1969 et traduit en français en deux volumes dis-
tincts : La civilisation des mœurs (Paris, Presses Pocket, 1973) et La dyna-
mique de l’Occident (Paris, Presses Pocket, 1975).

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d’un processus d’intériorisation, en se fixant sur des


menaces de moins en moins extérieures (phénomènes
naturels, divinités) et de plus en plus ancrées dans le for
intérieur (risques de péché, indignité – nous pourrions
ajouter : perte d’amour, ce que montre d’ailleurs Elias
dans sa description du système de la Cour). Pour Elias,
les termes « autocontrainte » et « surmoi » sont
équivalents.
Ces propositions sont compatibles avec le concept de
surmoi et l’épopée du renoncement qu’est Malaise dans
la civilisation, mais Freud avait déjà écrit en 1915 : « On
peut finalement admettre que toute contrainte interne,
qui s’affirme au cours du développement de l’homme,
n’était à l’origine, c’est-à-dire au cours de l’Histoire de
l’humanité, que contrainte externe » (1915b). État qui
conduit certains individus à vivre au-dessus de leurs
moyens psychiques, ajoute-t-il dans le même texte, idée
reprise dans Malaise dans la civilisation : « [Le surmoi]
ne se soucie pas non plus suffisamment des données de
la constitution psychique de l’être humain, il édicte un
commandement et ne demande pas s’il est possible à
l’être humain de l’observer. Bien plus, il présume qu’au
moi de l’être humain est psychologiquement possible tout
ce dont on le charge, qu’au moi il incombe de régner sans
restriction sur son ça » (1930a).
Mais Elias a des divergences avec Freud, car il critique
chez ce dernier le peu de place accordée à la dimension
historique et collective de l’expérience individuelle ;
Freud conceptualise un homo clausus, dit Elias
(reproche fondé en partie seulement) : « Cette recherche
[psychanalytique] tend en effet à isoler, quand elle se
penche sur l’être humain, un “inconscient”, un “ça”
conçu comme une entité sans histoire, pour en faire l’élé-
ment le plus significatif de la structure psychique [...].
Ce qui détermine l’homme tel qu’il nous apparaît concrè-
tement, ce n’est pas le “ça”, le Moi ou le Surmoi, mais
toujours et fondamentalement l’ensemble des rapports
qui s’établissent entre les couches fonctionnelles de
l’autocontrôle psychique, couches dont quelques-unes se

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CLÉS POUR L’EXIL | 45

combattent réciproquement, tandis que d’autres


conjuguent leurs efforts. Or ces rapports à l’intérieur de
chaque être humain et avec eux la structure de son
contrôle pulsionnel, de son Moi et de son Surmoi, évo-
luent conjointement au cours du processus de civilisation
par suite de la transformation spécifique des interrela-
tions humaines, des relations sociales » (1975). Il n’y a
donc pas, pour Elias, de catégorie universelle du psy-
chisme, ce qui nous permet de comprendre la variabilité
des pratiques de deuil.
À la lumière de la théorie du processus de civilisation
soutenue par Elias, notamment l’intériorisation crois-
sante des affects et des contraintes, nous proposons
maintenant une esquisse de l’évolution du travail de deuil
en essayant d’apprécier le rôle des rites de funérailles.
Comme nous l’avons déjà souligné, en faisant une des-
cription strictement intrapsychique et intemporelle du
deuil Freud le désocialise, sous-estime la dimension histo-
rique et se prive des riches données anthropologiques. Il
y a d’ailleurs une certaine contradiction entre sa position
théorique et ses conduites sociales, car Freud écrivait
avec ponctualité des nécrologies et assistait aux Trauer-
sitzungen (séances à la mémoire d’un mort) du B’nai
B’rith.
Il semble que nous pouvons repérer, comme hypothèse
de travail, trois étapes du processus de l’extériorisation
du deuil à son intériorisation, dans la société occidentale.
Le premier temps est celui du deuil des « sauvages », que
Freud décrit abondamment dans Totem et tabou, ou des
sociétés anciennes. De nombreuses règles relatives aux
différents temps du deuil existent. L’expression de la
douleur, les interdits et les prescriptions quant aux
conduites, la durée du deuil font l’objet de règles
externes, d’usages sociaux, parfois de lois : l’histoire
attribue à Solon la paternité d’une loi qui interdit aux
hommes de dire du mal des morts. Au temps de la Rome
impériale, des lois dites somptuaires limitaient les
dépenses en matière de funérailles. Cet encadrement
strict implique un certain formalisme conventionnel et

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46 | TERRE D’ASILE, TERRE DE DEUIL

convenu, qui laisse peu de place à l’initiative indivi-


duelle. Freud a montré les significations psychiques (sur-
tout la maîtrise de l’ambivalence) de certaines de ces
prescriptions. D’ailleurs, les lois d’interdiction citées ici
montrent bien la vivacité et de l’agressivité et de la culpa-
bilité qu’il faut combattre. En complément, l’étude des
prescriptions religieuses est aussi éclairante. La religion
juive, par exemple, prohibe toute disposition visant à
maintenir l’illusion de la vie (embaumement) ou à diffé-
rer la séparation. Le Qaddich n’est pas une prière pour
les morts, leur salut (à la différence des prières de la
religion catholique), mais une prière où la foi en Dieu est
affirmée. D’un point de vue psychanalytique, nous
voyons le rôle facilitateur que peuvent avoir ces
contraintes sociales et religieuses : épreuve de réalité
favorisée, pas de restriction dans l’expression temporaire
des affects. L’extrême ritualisation, le respect de nom-
breuses prohibitions peut « absorber » l’ambivalence. La
codification temporelle permet l’expression des différents
mouvements pulsionnels. Les religions juive et catholique
condamnent les manifestations excessives du deuil au
motif qu’on ne saurait montrer un amour pour un être
humain plus grand qu’un amour pour Dieu. Cette pres-
cription religieuse, de même que les rites de levée du
deuil ou les doubles funérailles, peut permettre de soula-
ger la culpabilité liée au déplacement, au désinvestisse-
ment libidinal. D’une manière générale, les règles et les
rites collectifs allègent le fardeau du surmoi individuel en
atténuant la conflictualité intrapsychique par leur carac-
tère externe et facilitent le travail du moi.
On peut considérer que l’étape intermédiaire, le pas-
sage de l’extériorisation à l’intériorisation, s’incarne
dans la doctrine du purgatoire. Ce dernier crée un lieu
et un temps où le travail de deuil peut se représenter, se
figurer, se symboliser – osons la comparaison avec
l’espace transitionnel comme aire intermédiaire d’expé-
rience, entre ce qui est objectivement perçu et ce qui est
subjectivement conçu, qui soulage la tension entre la réa-
lité du dedans et la réalité du dehors, et facilite à terme

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CLÉS POUR L’EXIL | 47

l’épreuve de réalité. Freud écrit dans les Actuelles : « Le


souvenir persistant de la personne décédée devint le fon-
dement de l’hypothèse d’autres formes d’existence, lui
[l’homme] donna l’idée d’une vie se poursuivant après la
mort apparente » (1915b). Dans son ouvrage La nais-
sance du purgatoire, Jacques Le Goff indique que la
croyance au purgatoire est un phénomène de grande
importance dans l’histoire des mentalités, car il indique
un processus de spatialisation de la pensée. Le purgatoire
est pensé comme un lieu intermédiaire entre l’espace de
l’au-delà et en rapport avec l’espace de l’ici-bas. Rappe-
lons toutefois qu’en théologie le purgatoire n’est pas un
lieu, mais un état. Selon Le Goff, le XIIe siècle est celui
où s’affirme la notion de purgatoire et correspond à celui
qu’Elias retient pour inaugurer le processus de civilisa-
tion tel qu’il l’entend. La mort est de moins en moins une
frontière, le purgatoire devient une annexe de la terre,
prolonge le temps de la vie et de la mémoire, brise l’alter-
native damnation éternelle-salut éternel et fait dispa-
raître les fantômes errants qui trouvent là un lieu
d’accueil. Voici donc un temps et un lieu virtuels, censé-
ment « réservés » aux morts mais qui facilitent aussi le
travail de deuil, l’élaboration de l’angoisse et de la culpa-
bilité des endeuillés. La variété des affects peut se lire
dans les caractéristiques de la peine de purgatoire :
âpreté, durée, stérilité, nocivité, diversité des tourments.
Cette peine concerne le mort mais peut se lire comme une
projection des endeuillés. Le purgatoire crée des liens
entre les vivants et les morts, car on en voit apparaître
deux caractères fondamentaux : la possibilité d’un
rachat des péchés après la mort, l’efficacité des prières
des vivants pour les morts rachetables. « Les païens
priaient les morts [qu’ils prenaient pour des dieux],
tandis que les chrétiens prient pour les morts [le mort
tremblant]. » Les vivants disposent de nombreux moyens
pour aider le mort à quitter ce lieu intermédiaire : messe,
offrande pieuse, prière, aumône, pénitence, pèlerinage,
croisade, legs pieux, restitution de biens, intercession des
saints, suffrages de la Communion des saints, qui sont

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48 | TERRE D’ASILE, TERRE DE DEUIL

autant de moyens de gagner des indulgences pour le mort


mais aussi autant de manières de transformer les investis-
sements en payant de son argent, de son temps et/ou de
sa personne. Au XIVe siècle apparaît la réversibilité des
mérites 1, système de solidarité entre les vivants et les
morts à travers le purgatoire, qui devient une chaîne cir-
culaire sans fin, instaure une réciprocité parfaite. Ce
nouveau dogme sollicite davantage la notion de transmis-
sion, d’héritage et les identifications (autrement que sur
le mode cannibalique). Le séjour au purgatoire peut
durer de quelques jours à quelques mois ou plus, dans
les cas de péchés graves. Le purgatoire est comme une
projection, non délirante parce qu’instituée.
La troisième étape est celle que nous connaissons,
qui résulte pour l’essentiel du déclin des croyances
religieuses, particulièrement de la déchristianisation,
d’une désocialisation de la mort privée, de la montée
de l’individualisme. L’expression sociale du deuil est
très limitée et il ne peut se vivre que dans l’intrapsy-
chique : « Le rite s’est raccourci dans la durée, simpli-
fié dans son organisation (la levée du deuil ne donne
lieu à aucune liturgie), appauvri dans ses fonctions
(seule subsiste l’intention de faciliter le travail du deuil,
et encore avec bien des restrictions) et limité dans son
expression : ainsi la formule connue des teinturiers
d’hier “Deuil en 24 heures” est définitivement enter-
rée ! Privatisation et désocialisation résument fort bien
les nouvelles tendances. » Freud formalise le travail de
deuil au tournant de 1914, qui est la date d’entrée dans
le XXe siècle pour les historiens, un autre tournant du
processus de civilisation. Il inaugure dans le discours
savant cette privatisation par une conceptualisation du
deuil qui se limite à l’intrapsychique et ne fait aucune
place aux rites de deuil, au collectif. D’ailleurs, il écrit
à Rosa von Freund, le 17 décembre 1926 : « Pour

1. Privilège de pouvoir reverser la valeur méritoire et satisfactoire des


actions et souffrances de certains membres au profit d’autres membres de
la communauté des croyants.

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CLÉS POUR L’EXIL | 49

l’endeuillé, tout ce qu’on peut lui dire ne sera qu’un


vain bruit. Son travail de deuil est un processus intime
qui ne souffre pas d’ingérence. » À présent, l’endeuillé
reçoit pratiquement l’injonction de faire son travail de
deuil. La prescription reste surmoïque mais elle s’est
déplacée du devoir envers le mort à une manière de
devoir d’hygiène mentale personnelle. Or le développe-
ment de l’individualisme moderne invite à préférer
l’authenticité des réactions supposées spontanées,
c’est-à-dire non codifiées, au formalisme des conve-
nances. Il implique le rejet, en tout cas dans le discours
conscient, du conventionnel, du ritualisé qui, au
demeurant, n’existe presque plus. Cette exigence de
spontanéité – formulation paradoxale – peut laisser
démuni, inhibé, voire en grande souffrance, pour
accomplir ce travail de deuil dont Freud lui-même avait
reconnu qu’il était « une tâche psychique d’une diffi-
culté particulière » (1926d) et peut exiger de l’endeuillé
qu’il vive psychiquement au-dessus de ses moyens,
comme le dit Freud dans les Actuelles ; nous pouvons
prendre la mesure de cette carence sociale, a contrario,
dans l’ampleur des réactions individuelles à l’occasion
de deuils publics (décès de la princesse de Galles ou
du roi du Maroc, par exemple) où l’expression
publique du chagrin est alors tolérée et où se mettent
en place une fois encore les pompes funèbres. En outre,
l’état de deuil est facilement considéré comme un état
morbide, à la différence de ce que pensait Freud, en
raison de la désocialisation de la mort privée. Les
manifestations publiques du chagrin, autrefois tolérées,
ne le sont plus. Comme nous l’avons montré, le deuil
devient un trouble, une « maladie » que des profession-
nels prendront en charge. Le discours « psy », qui uti-
lise avec surabondance l’expression « travail de deuil »,
peut se substituer au discours religieux et aux usages
sociaux, et devient contraignant. C’est ainsi qu’un
concept peut devenir un paradigme.

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50 | TERRE D’ASILE, TERRE DE DEUIL

TRAVAIL DE DEUIL, TRAVAIL CRÉATEUR ?

Le deuil d’un être cher peut être l’occasion d’un mou-


vement créateur. Proust écrit À la recherche du temps
perdu après la mort de sa mère. Freud constate lui-même
ce facteur de créativité lorsque, après la mort de son
père, il engage son autoanalyse et écrit L’interprétation
des rêves. On observe aussi que les années 1920-1923,
décisives dans la construction théorique de son œuvre,
s’inaugurent par la mort de sa fille. Il se mettait au tra-
vail avec acharnement pour échapper à la douleur de la
perte : « Vous savez quel malheur s’est abattu sur moi,
c’est vraiment déprimant, une perte inoubliable. Mais
laissons cela de côté un instant, la vie et le travail doivent
continuer, aussi longtemps que nous durons » (1993),
écrit-il le 8 février 1920 à Ernest Jones à l’occasion de la
mort de Sophie et à Oskar Pfister le 27 janvier 1920 :
« Je travaille tant que je peux et je suis reconnaissant de
ce dérivatif. La perte d’un enfant me paraît une terrible
blessure narcissique ; ce qui est le chagrin viendra sans
doute plus tard 1 » (1963). Privé en partie de sa Liebes-
fähigkeit (capacité à aimer), Freud se jette dans la
Leistungsfähigkeit (capacité à se réaliser, à agir), deux
facultés qu’il se donnait pour but de restaurer chez ses
patients ; on le voit capable de déplacer des investisse-
ments libidinaux vers des activités sublimatoires. C’est la
solution psychique que Freud a trouvée.
On peut soutenir l’existence d’un lien de causalité chez
Freud entre la mort ou la menace de mort et l’activité
créatrice, comme si l’activité psychique s’intensifiait
pour se protéger de la désorganisation. Il nous faudra
donc nous demander quelle similitude existerait entre

1. Je n’ai pas eu accès à l’original allemand mais je fais l’hypothèse


que le substantif « chagrin » traduit Trauer ; la version anglaise donne en
effet mourning.

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CLÉS POUR L’EXIL | 51

travail créateur et travail de deuil, si le premier, forma-


lisé par Anzieu, peut nous aider à éclairer le second.
Dans son essai psychanalytique sur le travail créateur,
Anzieu indique que « le saisissement créateur peut surve-
nir à l’occasion d’une crise personnelle » (1981) et il
donne, entre autres, un deuil comme exemple. On pour-
rait ajouter les circonstances exceptionnelles que repré-
sentent pour un homme d’avoir trois fils mobilisés dont
deux au front.
Didier Anzieu décrit cinq temps du travail créateur
dont les trois premiers nous intéressent ici : « 1) Devenir
créateur, c’est laisser se produire, au moment opportun
d’une crise intérieure [...], une dissociation ou une
régression du Moi, partielles, brusques et profondes :
c’est l’état de saisissement. 2) La partie du Moi restée
consciente [...] rapporte de cet état un matériel incons-
cient, réprimé ou refoulé, ou même encore jamais mobi-
lisé, sur lequel la pensée préconsciente, jusque-là court-
circuitée, reprend ses droits. 3) Celle-ci exerce alors son
activité de liaison, mais sous la juridiction [de l’idéal du
Moi 1], pour transformer en noyau central [...] un ou
plusieurs de ces représentants de processus, d’états ou
de produits psychiques primaires [...]. Ce noyau organi-
sateur devient donc un code, au double sens de grille
permettant de décoder de façon nouvelle certaines don-
nées [...] et de système de termes, d’opérations et d’opé-
rateurs permettant de générer une œuvre originale. »
Freud décrivait lui-même, d’une manière plus simple, le
mécanisme de la production : « La succession du jeu
audacieux de l’imagination et d’une critique réaliste sans
concession » (à Ferenczi, le 8 avril 1915).
Pour la première étape, la désorganisation est percep-
tible au moins deux fois chez Freud ; une dizaine de jours
après la mort de son père, il confie à son ami Wilhelm
Fliess : « Écrire me pèse tant [...]. Par une quelconque
voie obscure à l’arrière du conscient officiel, la mort du

1. D. Anzieu a écrit : « sous la juridiction du Moi idéal » ; après échange


avec lui et avec son accord, nous rectifions comme indiqué.

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vieil homme m’a beaucoup affecté [...]. J’ai en ce


moment un sentiment de total déracinement 1 » (1985c).
On voit là le moment de la désorganisation : le déracine-
ment. On l’observe encore à l’été 1914 dans une lettre
du 23 août à Ferenczi : « Je n’arrive absolument pas à
travailler [...] aujourd’hui cela fait une semaine que je
n’ai pas pensé à la science. Des problèmes psychiques
trop durs étaient à régler et, dès qu’une adaptation avait
réussi, survenait une nouvelle exigence qui vous enlevait
le bénéfice de l’équilibre déjà acquis. Je constate seule-
ment que je suis devenu plus irritable et je fais des lapsus
à longueur de journée » (1992-1996), où l’on voit bien la
percée des processus primaires de la pensée et les affects
mettre en échec les processus secondaires. Selon Anzieu,
le saisissement a deux caractères opposés : passivité du
moi, activité de la conscience, que l’on retrouve dans les
premières semaines du deuil de manière exemplaire :
inhibition de toute activité et surinvestissement des pen-
sées. La mobilisation de matériaux inconscients est alors
favorisée.
Nous trouvons aussi des indices de la deuxième étape
dans la lettre du 2 novembre 1896 à Fliess, déjà citée
(« À cette occasion, tout le passé s’est éveillé en moi »),
et qu’on se rappelle la déclaration de Freud dans la pré-
face à L’interprétation des rêves dans laquelle il indique
que cette œuvre est un « morceau de son autoanalyse ».
Ou bien encore dans une lettre à Lou Andreas-Salomé
(25 novembre 1914) : « Après une léthargie d’environ
deux mois, j’ai pu rendre la liberté à mon intérêt et je
sens très nettement que ma tête a bien profité de ce
repos » (1966a), où le moment de léthargie est le moment
du travail souterrain avant le passage à la pensée
consciente, secondarisée. Enfin, dans une lettre du
11 janvier 1915 à Ferenczi, Freud parle d’« éruptions
souterraines ». Quant au codage dont parle Anzieu, il se

1. Je traduis à partir de l’édition allemande, car on sait que la traduc-


tion disponible en français sous le titre de La naissance de la psychanalyse
(1956) est toujours l’édition censurée.

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CLÉS POUR L’EXIL | 53

voit dans les remaniements identificatoires, dans la


manière dont l’endeuillé prend sa place dans la filiation :
« Ce que tu as hérité de tes pères, acquiers-le pour le
posséder », dit Faust ; « le mort saisit le vif », dit le
droit français.
La troisième étape se perçoit assez facilement chez
Freud. N’y revenons pas pour L’interprétation des rêves,
pilier de la psychanalyse, via regia vers l’inconscient.
Mais cette ressaisie par le Moi conscient se perçoit aussi
en décembre 1914. Il explique à Jones, dans une lettre
du 25 décembre : « J’essaie une fois encore de rassembler
dans une espèce de synthèse ce en quoi je peux encore y
[l’avenir de la cause] contribuer. C’est un travail qui a
déjà produit pas mal de nouveauté, mais qui malheureu-
sement est perturbé par mes brusques sautes d’humeur »
(1993). Ce sont les importants textes théoriques de Méta-
psychologie (comprenant Deuil et mélancolie) dont il est
question ici, mais nous voyons que les sautes d’humeur
viennent perturber le travail sous l’égide de l’idéal du
moi et court-circuiter encore le cours de la pensée
consciente. Le 21 décembre, Freud avait écrit à Abraham
en des termes similaires, en donnant plus de détails sur
ses avancées scientifiques ; un mois plus tard, nouvelle
lettre : « L’animal est à nouveau en forme ; j’ai bon moral
mais je ne fais aucun travail, et j’ai laissé tomber tout ce
que j’avais commencé, y compris des choses qui promet-
taient beaucoup. Je continue à réfléchir ; c’est une
longue nuit polaire et il faut patienter jusqu’au lever du
soleil. Est-ce là une phase d’une évolution progressive ou
seulement celle d’une périodicité organique qui émerge
en cette époque où tant de choses sont mises à nu ? »
(1965a). La « longue nuit polaire », qui fait écho à la
« léthargie », est aussi un indice de la deuxième étape,
décrite par Anzieu. D’une manière générale, la corres-
pondance de décembre 1914 et janvier 1915 montre des
mouvements psychiques d’avancées et de pauses propres
au travail créateur : « Dans le travail [...] tout marche
bien à nouveau. Je vis, comme dit mon frère, dans ma
tranchée privée, je me livre à des spéculations et j’écris ;

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et, après de durs combats, j’ai bien franchi la première


série d’énigmes et de difficultés » (à Ferenczi, le
15 décembre 1914).
En général, la perte d’un être cher peut être l’occasion
de trouver enfin son style, de faire œuvre créatrice, fût-
ce au sens modeste ou au sens noble.
À l’être humain il reste enfin l’humour : « Par la
défense qu’il constitue contre la possibilité de la souf-
france, il prend place dans la longue série des méthodes
que la vie psychique de l’homme a déployées pour échap-
per à la contrainte de la souffrance », et Freud précise :
« L’humour n’est pas résigné, il défie ; il ne signifie pas
seulement le triomphe du moi [constamment sollicité
dans le travail de deuil] mais aussi celui du principe de
plaisir, qui parvient en l’occurrence à s’affirmer en dépit
du caractère défavorable des circonstances réelles ».
Précédemment, il dit : « Le moi se refuse à se laisser
offenser, contraindre à la souffrance [...] il maintient fer-
mement que les traumatismes issus du monde extérieur
ne peuvent l’atteindre ; davantage, il montre qu’ils ne
sont pour lui que matière à gain de plaisir. Ce dernier
trait est pour l’humour tout à fait essentiel. » Ce serait
une sorte de bref moment maniaque normal. J’ai déjà
signalé que Freud avait introduit beaucoup de notations
humoristiques dans sa conférence « Nous et la mort »,
prononcée en février 1915. Mais c’est une chose de l’évo-
quer, une autre de le mettre en œuvre : « Tout le monde
n’est pas apte à l’attitude humoristique ; c’est là un don
précieux et rare. »
Outre l’humour, l’endeuillé n’a que deux sources de
plaisir possibles : « la prime de rester en vie », triomphe
du survivant, et éventuellement la jouissance d’un héri-
tage. Mais il ne se les autorise, généralement, qu’au
terme du deuil.
Freud à Binswanger 1 :
« On sait que le deuil aigu que cause une telle perte trouvera une
fin mais qu’on restera inconsolable, sans trouver jamais un substi-

1. Lettre du 12 avril 1929 à Binswanger, in S. Freud, Correspondance


1873-1939, Paris, Gallimard, 1966.

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CLÉS POUR L’EXIL | 55

tut. Tout ce qui prendra cette place, même en l’occupant entière-


ment, restera toujours quelque chose d’autre. Et à vrai dire, c’est
bien ainsi.
C’est le seul moyen que nous ayons de perpétuer un amour auquel
nous ne voulons pas renoncer.
Sur la mort, il n’y a pas de mot de la fin. »

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CHAPITRE II

L’exil

« J’ai tant souffert que mes souffrances


sont aussi nombreuses que ces étoiles qui
brillent au ciel, que ces particules qui com-
posent le sable sec. J’ai enduré bien plus
qu’on ne peut croire, j’ai souffert des tor-
tures auxquelles on ne voudra pas ajouter
foi, encore que je les ai vécues...
De ce qui m’est arrivé, une partie doit
mourir avec moi [...].
Les mots ne suffiraient pas à dire ce que
j’ai souffert.
La matière déborderait mes forces. »
Ovide, Tristes, Livre I, 5

« Jusqu’à quel point nous sera-t-il pos-


sible, à nous autres vieilles gens,
de venir à bout des difficultés que nous
rencontrerons dans une nouvelle patrie,
c’est ce qui reste à savoir. Tu nous y
aideras.
Comparé au fait d’être libre, rien n’a
d’importance. »
Freud à son fils Ernst,
le 12 mai 1938

Si nous nous intéressons à la seule dimension heuris-


tique d’un concept je commencerai par un travail de
comparaison, c’est-à-dire par rechercher des analogies
entre deux objets, en l’occurrence la mort d’un être cher
et la perte de la patrie ; à partir de deux événements
supposés identiques par le caractère de perte (deuil et
exil), inférer d’un élément (le deuil) à l’autre (l’exil) la

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58 | TERRE D’ASILE, TERRE DE DEUIL

présence d’un ensemble commun, à savoir le travail psy-


chique décrit sous l’expression « travail de deuil ». Par-
tons du plus exploré : le travail psychique engagé après
un décès, pour aller vers le moins connu : la nature du
travail psychique en cas d’exil, à partir de quoi nous
pourrons soit confirmer le fondement de la généralisa-
tion, soit la limiter, soit bien la refuser.
En partant de la justification du choix de l’exil, nous
exclurons certains thèmes.

L’INTÉRÊT DU THÈME DE L’EXIL

Les raisons de quitter sa patrie sont variées. Il peut


s’agir de raisons positives et de décisions volontaires :
accomplissement professionnel, mariage ; il peut s’agir
d’un choix de vie comme les métiers de la diplomatie, du
commerce ou des transports internationaux ; dans ces
cas, il s’agit d’être ailleurs en permanence, comme si
l’exil volontaire était la solution pour trouver son propre
chemin, son identité propre mais en maintenant toujours
le lien avec le pays d’origine ; d’un point de vue psycha-
nalytique, ces décisions peuvent être sous-tendues de fan-
tasmes incestueux ou parricides contre lesquels la
distance géographique pourrait en interdire l’accomplis-
sement. Mais, depuis des siècles, il s’agit le plus souvent
d’une émigration de la misère ; la perte de la patrie ne
se fait pas sous une contrainte violente et elle est liée
directement à la perspective d’une vie matérielle plus
facile : le départ est chargé d’espoir ; dans ce cas, nous
pouvons penser que le fantasme d’une nouvelle terre-
mère nourricière, protectrice, idéalisée, est très actif ; le
retour au pays d’origine est théoriquement possible. La
migration est mise sur le même plan que le deuil, tous
deux motifs d’état de détresse et de perturbations émo-
tionnelles qui sont susceptibles de provoquer des troubles
de l’adaptation et des réactions dépressives brèves ; mais

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L’EXIL | 59

la Classification internationale des maladies (CIM) ne fait


aucune distinction dans les motifs de migration.
La situation de perte de la patrie la plus proche
d’un deuil est le départ involontaire, subi et sans espoir
de retour, ce qui nous renvoie à l’exil pour des motifs
politiques, ethniques ou religieux. Ce départ est tou-
jours lié à la violence ; actuellement, s’il existe toujours
une violence d’État pour des motifs politiques ou eth-
niques (en Afrique, par exemple), la violence à
l’encontre des individus résulte aussi assez souvent de
la carence d’un État à réguler la violence (violences
individuelles ou organisées, mafias, par exemple en
Algérie, en Russie), de sorte que les citoyens ne se
sentent plus en sécurité dans leur pays.
L’exil relève du domaine du juridique et du politique ;
c’est un état de fait qui résulte d’un acte punitif posé par
un tiers dans la réalité extérieure ; la personne exilée est
l’objet d’une expulsion ou, s’il n’y a pas d’expulsion, les
conditions de vie sont telles qu’il n’y a pas d’autre solu-
tion pour assurer sa survie ; s’y ajoute l’interdiction (de
fait ou de droit) de revenir dans le pays. L’exil est un
bannissement, il peut être une mort civile. Dans l’Anti-
quité grecque existaient plusieurs degrés dans la peine ;
la plus redoutable était l’atimie qui consistait en bannis-
sement perpétuel ou condamnation à mort, à quoi s’ajou-
taient la confiscation des biens, la destruction de la
maison, la privation de sépulture ; l’atimie équivalait à
une mort sociale et concernait parfois l’ensemble de la
famille ; l’ostracisme était une expulsion définitive ou
temporaire et l’ostracisé ne perdait pas ses biens ; l’exilé,
lui, perdait ses biens et n’avait pas la liberté de quitter
son lieu d’exil. Dans la Rome ancienne, il y eut d’abord
un droit d’exil (le coupable avait la possibilité de partir
de son propre chef) qui se transforma ensuite en peine
d’exil, qui connaissait une gradation : déportation à
temps, perte des droits civils, relégation ; l’asile en est le
corrélat : l’objectif est d’assurer la sécurité physique de
la personne.

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Il n’est guère étonnant que Freud ait pensé à la


perte de la patrie. L’exil (galout, en hébreu) est une
composante essentielle de l’histoire juive. Dans la tradi-
tion rabbinique, l’exil est un état tragique d’aliénation,
à la fois physique et psychologique, dans lequel se
trouvaient les juifs après 70. Cependant, il y a une
gradation dans la gravité de cet exil selon les critères
suivants : vivre en terre d’Israël sous une domination
étrangère ou être véritablement expulsé d’Erets Israël ;
le pays de diaspora suivant qu’il est proche ou lointain
d’Erets Israël ; l’importance de la population juive
dans la terre d’exil et la taille de ses regroupements.
Dans la pensée rabbinique, l’exil est perçu comme le
juste mais implacable châtiment infligé par la Provi-
dence divine à Israël ; cette sanction consiste en une
altération des rapports du juif avec sa terre (la dépor-
tation), avec les nations (l’impuissance et la servitude)
et avec lui-même (la dispersion). Ce rappel permet
peut-être de comprendre pourquoi la généralisation du
deuil à la perte de la patrie, de la liberté et de l’idéal
est venue spontanément sous la plume de Freud, ainsi
que je l’avais indiqué plus avant dans ce travail : être
juif c’est être voué à l’exil, donc à la perte.
Dans un travail fondé sur la lecture de textes pro-
fanes comme sacrés, Makouta-Mboukou (1993) procède
à une typologie de l’exil qui complète utilement les
éléments juridiques. Il distingue l’exil-bannissement
(celui d’Adam), l’exil-déportation (celui d’Abraham) et
l’exil-fuite (celui de Jacob ou de Mahomet). Dans
chacun de ces exils, le rapport entre le persécuteur et
la victime est différent : dans le bannissement, il s’agit
d’un rapport de répulsion réciproque, le banni peut
supplier, implorer, demander pardon, il n’obtient
qu’un silence mortel (Ovide) ; dans la déportation, la
victime reste sous la coupe du persécuteur ; dans la
fuite, le persécuteur poursuit sa victime ; en outre, une
inquiétude persiste en permanence et pour la victime
et pour le persécuteur (exemple de Trotski, finalement
assassiné). Selon l’auteur, l’exil-fuite s’opère en quatre

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L’EXIL | 61

temps : la faute, la menace de mort, la fuite et


l’errance, le retour au pays natal ; le fuyard peut avoir
à terme un destin de vainqueur (Moïse, par exemple).
Ce bref examen nous permet déjà de percevoir deux
éléments déterminants de l’exil : la question de la puni-
tion et la question de l’identité, qui peut aller jusqu’à la
mort sociale. Il y a donc d’emblée deux éléments diffé-
rents du deuil normal : d’une part, le sentiment de culpa-
bilité ou de persécution se fonde sur une expérience
réelle ; d’autre part, il ne s’agit pas tant de faire le deuil
de l’autre mais d’abord le deuil de soi : c’est dire
l’ampleur du remaniement identitaire, c’est dire si le pôle
objectal sera moins sollicité que le narcissisme, soumis à
une terrible expérience.
Cependant l’exil peut avoir, à terme, un versant posi-
tif : en soulignant l’expérience de la distance au monde,
de la perte des repères et de la non-adéquation à l’envi-
ronnement, en contraignant à interroger ce monde, à
remettre en cause les évidences du sens commun et les
certitudes, l’exil peut être à l’origine d’une pensée origi-
nale (le sociologue Elias : juif germano-polonais, né à
Wroclaw, étudiant en Allemagne, s’exilant en France puis
en Grande-Bretagne, enseignant en Grande-Bretagne et
au Ghana, mourant aux Pays-Bas), d’une activité créa-
trice ou d’un destin hors du commun (Moïse encore).
L’exilé gagne la liberté (de penser, d’agir) dont le privait
son persécuteur.

LES TROIS POINTS COMMUNS AU DEUIL


ET À L’EXIL

À un niveau général, nous trouvons trois caractéris-


tiques communes au deuil et à l’exil, qui justifieraient le
rapprochement des situations : il s’agit d’une perte qui
suscite un sentiment de douleur et oblige à un
renoncement.

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62 | TERRE D’ASILE, TERRE DE DEUIL

La perte

La perte de la patrie est une perte importante parce


que le pays est un élément constitutif de notre identité
sociale, alors que la mort d’un parent touche à notre
identité personnelle. La patrie et les parents font l’objet
d’un investissement affectif important et ils appar-
tiennent au même univers symbolique, comme en
témoigne le vocabulaire : symbolisme du père dans la
patrie (le terme dérive de pater, Vaterland, fatherland)
mais aussi de la mère puisque l’on parle de la mère patrie
et de la langue maternelle (Muttersprache, mother
tongue) liée à la patrie de la mère. Si le socius n’est pas
complètement absent du deuil, il est néanmoins beaucoup
plus impliqué dans la perte de la patrie, ce qui constitue
une variable importante. Freud parle d’une perte « abs-
traite » ; certes, un pays fonde son existence sur des sym-
boles, des emblèmes, mais il s’incarne aussi dans maints
éléments bien concrets : la géographie, la langue, la civili-
sation, qui forment l’« écosystème » d’une patrie.
En perdant sa patrie l’exilé est exposé à une multipli-
cité de pertes, ainsi que le soulignent certains auteurs
(Hart, 1994 ; Nathan, 1988, par exemple) : perte d’une
activité professionnelle, qui implique aussi la perte de
moyens matériels et d’un statut social ; perte de la famille
et du réseau social ; perte de la langue, perte d’une
matrice culturelle. La perte de la langue correspond à la
perte de l’univers maternel et d’un code de reconnais-
sance ; elle peut nourrir un vif sentiment d’impuissance
et d’exclusion. Voici ce qu’en dit Freud (à R. de Saus-
sure, le 11 juin 1938) : « Peut-être avez-vous manqué un
point quant à ce que l’émigré ressent si douloureusement.
Il ne peut s’agir que de la perte de la langue dans laquelle
on a vécu et pensé et que l’on ne pourra remplacer par
aucune autre, malgré tous les efforts pour la faire sienne.
Il m’est douloureux de constater, même si par ailleurs

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L’EXIL | 63

je le comprends, qu’en anglais, des moyens d’expression


pourtant bien connus se trouvent frustrés, et comment
ça tente de résister à l’abandon de l’écriture gothique qui
m’est familière 1. » Selon les cas, toutes ces pertes ne sont
pas cumulées : on peut, par exemple, émigrer dans un
pays de même langue ou bien conserver des moyens maté-
riels ; les effets de choc et de dévalorisation que suscitent
ces pertes multiples seront donc plus ou moins impor-
tants. Mais l’anomie qui résulte de l’exil met à nu la per-
sonne ; dans une thèse de psychiatrie ancienne (1958),
marquée par les suites de la Seconde Guerre mondiale,
le psychiatre Yves Champion parlait non d’anomie mais
d’« anatopisme mental ».
D’emblée nous voyons que la perte d’une patrie par
l’exil présente des difficultés psychiques plus nombreuses
qu’un deuil, non pas tant par chaque perte en soi, dont
certaines peuvent être surmontées, que par l’accumula-
tion des pertes. Le deuil ne provoque pas une telle
anomie, même s’il implique parfois une dévalorisation du
statut social (veuves, orphelins), mais dans le deuil seule
l’identité personnelle par la voie de la filiation (identifi-
cations œdipiennes) est concernée.
En outre, deux pertes liées à l’exil ne peuvent être
surmontées. Quitter sa patrie, c’est perdre tout un envi-
ronnement que décrit bien Tobie Nathan. Émigrer
revient à « perdre l’enveloppe de lieux, de sons,
d’odeurs, de sensations de toutes sortes qui constituent
les premières empreintes sur lesquelles s’est établi le
codage du fonctionnement psychique. Si la psyché sait
habituellement se rendre indépendante de ces objets-sen-
sations primaires, de ces feed-back permanents sur les-
quels elle s’était autrefois constituée, c’est aussi à
condition de continuer à baigner en leur sein. Je deviens
indépendant du cadre culturel originaire et peux perce-
voir le monde à condition sans doute de l’avoir intégré,
mais aussi à condition de l’avoir sous les yeux, à le perce-

1. Cité par M. Molnar dans son introduction à Sigmund Freud, Chro-


nique la plus brève, Paris, Albin Michel, 1992, p. XVII.

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64 | TERRE D’ASILE, TERRE DE DEUIL

voir en tant que forme » (1988). Ce constat pose la ques-


tion du degré d’autonomie des fonctions psychiques par
rapport aux structures externes. On sait que c’est la sen-
sorialité qui suscite la nostalgie la plus vive, en particu-
lier les sensations olfactives et sonores (surtout
préverbales) ; il en est ainsi de la nourriture (qui est asso-
ciée à la mère), des saveurs, des senteurs de la cuisine ;
des exilés en ont témoigné dans un ouvrage, J’ai deux
amours (Martinez, Vink, 1998), recueil de souvenirs et
de recettes culinaires ! Lya Tourn (1997) montre que le
paysage familier (avec tous les plaisirs sensoriels associés)
alimente le narcissisme primaire et que la permanence de
cette expérience sensible maintient la notion d’identité et
l’illusion de complétude. Voici ce que Freud écrit à Max
Eitingon le 6 juin 1938 : « Le climat émotionnel des jours
que nous vivons est difficilement concevable, presque
indescriptible. Au sentiment de triomphe qu’inspire la
libération se mêle trop de tristesse, car on n’a pas cessé
d’aimer la prison dont on a été libéré ; l’enchantement
que provoque le nouvel entourage pourrait donner envie
de crier : Heil Hitler ! Il est troublé par le malaise que
causent toutes les petites particularités d’un milieu étran-
ger ; l’espérance joyeuse d’une nouvelle existence se
trouve freinée par la question de savoir combien de
temps un cœur fatigué sera encore capable d’accomplir
son travail » (1960a). Freud nous montre bien le trouble
causé par la perte de l’environnement. La difficulté à
s’affranchir de cet univers sensible explique en partie la
reconstitution de quartiers dans les pays d’accueil :
quartier chinois à Paris, Little Italy à New York, quar-
tier turc à Berlin, etc., avec le risque de ghettoïsation.
L’autre perte qui ne peut être compensée est celle du
temps. Celle-ci n’est pas perçue immédiatement mais seu-
lement quand les difficultés matérielles les plus impor-
tantes sont surmontées. L’exil implique un arrêt, voire
une cassure, dans le déroulement d’une vie (tout recom-
mencer à zéro, disent souvent les exilés), soit par ce qui
le précède, soit par ce qui suit : les lois discriminatoires,
la clandestinité, l’emprisonnement sont autant

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L’EXIL | 65

d’emprises violentes sur une vie. Une fois l’exil advenu,


il y a encore perte de temps car, ainsi que nous venons
de le voir, l’exil implique presque dans tous les cas une
régression professionnelle et sociale. En France, la légis-
lation actuelle interdit aux demandeurs d’asile de tra-
vailler tant qu’ils n’ont pas obtenu leur statut : cette
interdiction est vécue comme une régression, une infanti-
lisation toujours mal supportées. Pour l’exilé, l’avenir
est encore plus incertain, le passé peut avoir perdu son
sens et le présent est précaire. Nous voyons donc appa-
raître la temporalité. Mais peut-être plus que la finitude
comme élément structurant de l’humaine condition, ici
c’est la cassure dans le déploiement d’une vie, dans la
continuité de l’être, et cette cassure résulte de la volonté
d’autrui : il ne s’agit pas de l’Ananké mais d’un « acci-
dent », dira un exilé, retrouvant le sens aristotélicien.
Cependant cette perte de temps n’est pas perçue immé-
diatement et la douleur s’associe d’abord à l’impossibilité
du retour, c’est-à-dire à la perte d’un espace, d’un envi-
ronnement, qui sont plus facilement représentables.

La douleur

L’exil a inspiré à Ovide un ensemble de poèmes poi-


gnants, pathétiques, doloristes dirais-je, les Tristes.
Ovide n’est qu’un témoin parmi tant d’autres de cette
souffrance : « Les mots ne suffiraient pas à dire ce que
j’ai souffert. La matière déborderait mes force » ; il ne
comprenait pas le sens et la sévérité de la peine qui lui
avait été infligée ; en outre, bien qu’ayant conservé ses
droits civils il se sentait menacé dans son identité, au
milieu d’une communauté barbare, où il perdait peu à
peu son latin (au sens propre !).
Nous avons un peu oublié que la perte ou la séparation
de la terre d’origine a été la cause d’une pathologie qui
reçut son nom en 1688 de Jean Hofer, médecin suisse :

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66 | TERRE D’ASILE, TERRE DE DEUIL

la nostalgie. Il nous faut faire un effort pour percevoir


la dimension pathologique de la nostalgie, dénomination
savante de Heimweh ; les troubles physiques résultaient
du mal psychique et le dépérissement pouvait aller
jusqu’à la mort ; le cas princeps est celui d’un étudiant
de Bâle, qui était originaire de Berne ! Sont-ce les infinies
variétés du Swissdeutsch qui contribuent à cette élection
suisse pour la nostalgie ? Elle était très répandue au
XIXe siècle, s’observant en particulier au cours des cam-
pagnes militaires ou bien encore chez de très jeunes filles,
originaires de la campagne et placées à la ville. Karl Jas-
pers a consacré sa thèse de médecine à cette question et a
montré que ces filles, presque encore enfants, pouvaient
commettre des crimes (meurtre de l’enfant dont elles
avaient la garde, incendie) dans l’espoir d’un retour au
pays natal ; les médecins militaires savaient que, parfois,
seul le retour pouvait empêcher la mort des malheureux
soldats ; certains médecins pratiquaient une « psychothé-
rapie » en faisant parler la langue du pays – où l’on
retrouve la sensorialité. Mais l’utilisation de la sensoria-
lité pouvait aussi provoquer une aggravation des
troubles. Ainsi, nous savons qu’il était interdit de jouer
le Ranz des vaches dans les troupes de mercenaires
suisses parce que cet air provoquait des dépressions et
des épidémies de suicide. La nostalgie comme maladie
psychiatrique a disparu avec la transformation massive
des moyens de communication (transports, téléphones
portables, télévision satellitaire), mais peut-être ne
savons-nous plus en percevoir les signes discrets 1, car
ces mêmes moyens ravivent en permanence les liens : s’ils
ont sûrement un effet apaisant à court terme, celui-ci
peut être frustrant à moyen terme.
Ici, à la différence du deuil, c’est l’espace plus que le
temps qui semble sollicité. Davantage que la finitude et
l’inaccompli comme source de douleur, c’est l’impossible

1. Sur la nostalgie, cf. la mise au point de A. Bolzinger, « Jalons pour


une histoire de la nostalgie », Bulletin de psychologie, 1989, XLII, 389,
310-321.

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L’EXIL | 67

retour, vécu comme plus insupportable encore puisque


l’espace est un milieu neutre et docile qui s’offre à toutes
les allées et venues, à tous les allers et retours, à toutes
les réversibilités alors que le temps est irréversible. Mais
le nostalgique, comme l’exilé, oublie l’interférence du
temps et de l’espace, et « l’irréversibilité temporelle
empêche le retour spatial de se plier exactement sur son
point de départ » (Jankélévitch, 1983). D’où les décep-
tions, douloureuses encore, lorsqu’un retour s’effectue :
les retrouvailles ne peuvent que signer une perte, le
temps ayant transformé les images primordiales. Au-delà
de la perte d’un environnement sensoriel, de la perte
d’un terroir, ce que recherche le nostalgique est bien
l’objet d’attachement primaire, à savoir la mère, voire le
corps de la mère ; le Heim de Heimweh désigne l’intime,
le plus intime étant le corps ; Heim est traduit en espa-
gnol par entrañable qui désigne l’intérieur du corps.
Hofer disait déjà que ces malades ne savaient pas oublier
le lait de leur mère ; plusieurs exilés que j’ai rencontrés
ont été très émus en parlant de leur mère (7 sur 12).
Dans le deuil comme en exil, il faut renoncer à la jouis-
sance d’un objet qui comblait des besoins ou des désirs.
Mais que veut dire renoncer ?

Le renoncement

L’usage courant de l’expression « faire son deuil »


signifie renoncer. Or le renoncement n’est un concept ni
psychologique, ni psychanalytique, ni philosophique
d’ailleurs ; il ne se trouve dans aucun dictionnaire spé-
cialisé et ne fait pas l’objet d’une entrée dans les index ;
le terme a un sens religieux, qui indique un esprit d’abné-
gation ; il est lié à la notion de péché 1. Au sens général,
renoncer c’est abandonner l’usage, la jouissance de

1. Renoncer à Satan et à ses œuvres, renoncer au monde.

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68 | TERRE D’ASILE, TERRE DE DEUIL

quelque chose, avec une notion de volonté consciente,


d’un mouvement actif. On peut observer cliniquement
cette volonté consciente dans les pratiques ascétiques des
mystiques, généralement mal vues par l’Église qui en
pressent la volonté de jouissance et de puissance ; on le
voit aussi dans l’anorexie. Nous voyons ici l’Idéal du moi
se constituer « sur le sacrifice de la satisfaction pulsion-
nelle, sans frustration, sans dépit ni ressentiment amer,
le Moi tirant orgueil de son renoncement à satisfaire la
pulsion et prétendant éprouver un bien-être égal ou
même supérieur à ce renoncement en faveur d’un objet
dont la “grandeur” aurait été surestimée » (Green, 1990).
Aussi surprenant que cela puisse paraître, nous ne
sommes pas loin de la volonté consciente et active, et du
marchandage économique, si l’on permet cette façon de
parler, dans la manière dont Freud parle du deuil : « Le
deuil amène le moi à renoncer à l’objet en déclarant
l’objet mort et en offrant au moi la prime de rester en
vie » (1916-1917).
Le renoncement est une étape dans tout processus psy-
chique de changement et de séparation, donc d’adapta-
tion ; c’est un mécanisme constamment à l’œuvre mais
qui n’a fait l’objet d’aucune réflexion théorique. Au fil
des lectures, j’aurais pu établir une longue chaîne
d’équivalences, à partir de la notion de renoncement en
lien avec la perte : métamorphose = adolescence = migra-
tion = naissance = séparation = sevrage = fèces = dents =
abandon = décès =..., ad libitum. Dans les situations de
deuil et d’exil, le renoncement n’a pas de singularité
propre ; il est simplement sollicité de manière plus impor-
tante ; c’est une différence quantitative, non qualitative.
Les bases de données en psychologie n’indiquent
qu’un nombre infime de références (5) sur ce terme ; elles
renvoient à des ouvrages de vulgarisation en psychologie
et en psychothérapie comme La rupture pour vivre, Le
psy, bourreau de l’amour, Les renoncements nécessaires,
ouvrages qui n’ont pas du tout le souci de définir des
concepts. Il est intéressant d’observer que le titre origi-
nal anglais du troisième est Necessary Losses : perte égale

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L’EXIL | 69

donc renoncement. Deux autres références renvoient à


des articles de psychanalyse. En effet, la théorie psycha-
nalytique nous laisse moins démunis pour réfléchir. Le
renoncement est l’opposé exact de la satisfaction qui est
le destin quintessenciel de la pulsion ; c’est dans ce
contexte, entre autres, que le renoncement apparaît dans
le corpus freudien (Verzicht auf Triebbefriedigung :
renoncement à la satisfaction pulsionnelle), mais curieu-
sement il n’apparaît qu’une fois dans Pulsions et destins
des pulsions. En 1938, Freud souligne que « le renonce-
ment aux pulsions semble jouer un rôle prépondérant
dans la religion » (1939a), où l’on retrouve notre sens
religieux ; il indique aussi qu’on renonce à la satisfaction
pulsionnelle parce qu’elle représenterait un danger
sérieux, soit pour un motif externe, soit pour des motifs
internes venant du surmoi. Pour Jean Guillaumin, « le
renoncement (Verzicht) que Freud a souvent mentionné
sans trop le commenter [...] est à comprendre comme un
abandon, sous l’emprise de la réalité enfin admise et du
besoin de vivre » (1992 ; italiques de l’auteur). Nous
retrouvons là l’épreuve de réalité, mais est-ce suffisant ?
Freud explique La disparition du complexe d’Œdipe
(1924d) par le danger et André Green commente ainsi :
« La solution du complexe d’Œdipe passe par là [le
renoncement œdipien]. Quand bien même celle-ci n’indi-
querait qu’une issue plus idéale que pratique, elle ne sau-
rait être confondue avec une “acceptation de la
castration symbolique” (Lacan). Car le renoncement est
la condition nécessaire à la cessation de l’épuisement
dans le conflit stérile et insoluble avec l’accession à la
possibilité d’un détournement de l’Œdipe dans la subli-
mation » (1990 ; italiques de l’auteur). En 1983, Green
précisait que le renoncement est « la condition de survie
du lien le plus essentiel en même temps qu’il révèle que
cette relation prime sur toute autre considération et qu’il
ne peut être question d’y suppléer uniquement par une
permutation d’objet ou de but ».
Le renoncement se situe dans le registre économique
et est en lien avec le désinvestissement. Chez Freud, le

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renoncement est conscient. Pourrait-on dire alors que le


renoncement serait l’expression manifeste du désinvestis-
sement accompli dans l’inconscient ? Le renoncement est-
il la cause ou la conséquence d’un désinvestissement
d’une représentation et de l’affect lié, triomphe amer du
principe de réalité ?
Le renoncement est lié à la perte (deuil) mais aussi à
la frustration (complexe d’Œdipe), définie comme refus
de la satisfaction d’une demande pulsionnelle, selon Jean
Laplanche et J.-B. Pontalis. Voici ce que propose Francis
Pasche : « La frustration peut s’entendre au sens de pri-
vation subie par l’absence, l’abandon ou l’opposition de
l’objet mais aussi au sens d’abstention [...]. Sauf dans le
cas du deuil ou de la douleur morale, ces frustrations
que le sujet subit ou s’impose aboutissent à l’angoisse »
(1969). Dans l’ouvrage collectif Traduire Freud, trois
pages sont consacrées au terme Versagung 1 qui était
jusque-là traduit par « frustration ». En raison de la
connotation avec la psychologie de l’apprentissage et
parce que le terme ne permet pas de garder l’ambiguïté
entre activité et passivité, l’équipe de traducteurs a pro-
posé le néologisme de « refusement » ; il est donc employé
dans les textes mais n’a pas réussi à passer dans le voca-
bulaire courant des psychanalystes et du commun des
mortels, qui continuent à parler de frustration.
Quid de la privation ? Dans ses propos sur la relation
d’objet, Lacan (1994) distingue trois situations : « La pri-
vation, dans sa nature de manque, est essentiellement un
manque réel, un trou. » Mais l’objet est investi d’une
signification symbolique : « La frustration est par essence
le domaine de la revendication [...] le centre de la notion
de frustration en tant qu’elle est une catégorie du
manque, est un dam imaginaire [...] l’objet de la frustra-
tion est bel et bien dans sa nature un objet réel, tout
imaginaire que soit la frustration. » Il précise encore
dans un texte qui suit : « Il n’y a frustration que si le

1. A. Bourguignon et al., Traduire Freud, Paris, PUF, 1989, p. 132-


135.

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L’EXIL | 71

sujet entre dans la revendication, pour autant que l’objet


est tenu pour exigible en droit. L’objet entre à ce moment
dans ce que l’on pourrait appeler l’aire narcissique des
appartenances du sujet. » Enfin, la castration « est tou-
jours celle d’un objet imaginaire », mais le manque est
symbolique. Voici comment Victor Smirnoff résume la
proposition lacanienne : « [Lacan] distingue la privation
où le manque est réel mais qui vise un objet qui est investi
d’une signification symbolique. Dans la frustration, il
s’agit d’une revendication à la suite d’un dommage ima-
ginaire mais que rien ne peut satisfaire, alors que l’objet
de la frustration est tout à fait réel [...]. Enfin, la castra-
tion désigne un manque symbolique [...] l’objet de la cas-
tration est un objet radicalement imaginaire, le phallus »
(1992 ; italiques de l’auteur). Au regard de la variabilité
d’emploi, l’imprécision de certaines notions et leur com-
pagnonnage incertain avec d’autres concepts, cette dis-
tinction a le mérite d’être éclairante. On pourrait
considérer alors que la perte d’un être cher est de l’ordre
de la privation, le sevrage et le chagrin amoureux de
l’ordre de la frustration, et le processus de l’adolescence
de l’ordre de la castration – je retiens ces exemples qui
ont tous été présentés comme source d’un travail de
deuil. Par rapport à cette proposition, l’exil nous offre
une situation composite : il s’agit d’une frustration
puisqu’une autorité a imposé le départ (objet réel) mais,
comme dans la privation, l’objet (pays) est investi d’une
signification symbolique. Quant à la perte, elle est com-
posite : à la fois réelle et imaginaire (puisque le pays
existe toujours).
Le renoncement serait la conséquence commune de ces
trois états différents de la relation avec l’objet où se dia-
lectisent la réalité interne et la réalité externe. Pourrait-
on dire alors que le renoncement serait l’expression
manifeste du désinvestissement accompli dans l’incons-
cient ? La confusion conceptuelle née de l’emploi de
l’expression « faire son deuil » viendrait de la seule prise
en compte du résultat, non de la nature spécifique de
l’investissement en jeu et du type de manque. De

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l’expression courante du renoncement, on en inférerait


indûment un travail de deuil, tel qu’on peut l’observer à
l’occasion d’un décès ; telle est ma proposition
provisoire.
Mais peut-on dire qu’il y a vraiment renoncement ? Si
l’on examine attentivement ce que Freud décrit dans La
disparition du complexe d’Œdipe, nous voyons qu’il
décrit d’abord le remplacement par identification de
l’objet abandonné (comme dans le deuil pour l’objet dis-
paru), puis il ajoute : « Je ne vois aucune raison de refu-
ser le nom de “refoulement” au fait que le moi se
détourne du complexe d’Œdipe » (1924d), comme si le
remplacement n’était pas un destin adéquat, qu’il y fal-
lait encore le refoulement. Puis il continue : « Mais le
procès décrit est plus qu’un refoulement, il équivaut, s’il
est accompli d’une manière idéale, à une destruction et
suppression du complexe. » On peut n’être pas tout à fait
convaincu par ce cheminement : substitution, refoule-
ment, destruction... Si l’on considère la situation du côté
de la petite fille, ce n’est guère éclairant : elle essaie, elle
aussi, une substitution non par une identification mais
par l’obtention d’un enfant, puis « on a l’impression que
le complexe d’Œdipe est ensuite lentement délaissé parce
que ce souhait ne s’accomplit jamais » ! Elle est déçue,
alors elle renonce... C’est peut-être en 1908 que Freud a
été le plus lucide : « Quiconque connaît la vie psychique
de l’homme sait que presque rien ne lui est aussi difficile
que de renoncer à un plaisir qu’il a une fois connu. À
vrai dire, nous ne pouvons renoncer à rien, nous ne fai-
sons que remplacer une chose par une autre ; ce qui
paraît être un renoncement est en réalité une formation
substitutive ou un succédané » (1908e). Et si le renonce-
ment n’était qu’une ruse du ça ?
Dans un registre plus anecdotique, Freud dira en 1938
dans une lettre à son fils Ernst, qui vient d’acheter une
maison en Grande-Bretagne : « Il est typiquement juif de
ne renoncer à rien et de remplacer ce qu’on a perdu.
Déjà Moïse qui, à mon avis, a laissé une empreinte
durable sur le caractère juif a le premier donné

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L’EXIL | 73

l’exemple » (lettre du 17 janvier, 1960a). Outre l’identifi-


cation héroïque, notons toutefois que Freud parle ici de
choses et non d’êtres ; lui-même recommencera immédia-
tement à collectionner des antiquités, dès son arrivée à
Londres. Mais, déjà en décembre 1897, il écrivait à Fliess
« combien le renoncement est, en vérité, néfaste et com-
bien on a tort de s’y habituer » (1985c) !
Que reste-t-il alors de renoncement dans l’expression
« faire son deuil » ? Ce développement conforte du moins
ce que j’ai essayé de montrer au cours de la première
partie : dans le deuil, il ne s’agit pas tant d’abandonner
un objet mais bien plutôt de transformer le lien à cet
objet par l’identification. Il n’y aurait toujours que subs-
titution dans la manière d’obtenir satisfaction, non pas
renoncement à la satisfaction.
Après l’examen des caractéristiques générales, la
revue de littérature ci-dessous va permettre de repérer
et de décrire des facteurs et des manifestations psycholo-
giques plus précis et plus particuliers du processus psy-
chologique lié à l’exil. Après les avoir confrontés
théoriquement aux éléments constituant le travail de
deuil, nous retiendrons la dimension clinique de la
recherche.

REVUE SÉLECTIVE DE LA LITTÉRATURE


PSYCHOLOGIQUE SUR L’EXIL

Pour ce travail de comparaison, j’ai retenu des


articles ou des livres qui évoquent l’exil en terme de
perte, et qui décrivent les effets et les transformations
psychologiques provoqués par l’exil. Le terme « deuil » y
apparaît régulièrement. Cette occurrence peut avoir
deux significations : soit il s’agit d’étudier le deuil après
un décès pour une personne en situation d’exil 1, soit il
1. Cf. par exemple la thèse de doctorat d’Eleni Pissa, « La psychologie
du deuil chez les veuves chypriotes », université de Strasbourg I, 1 micro-
fiche, 1991.

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s’agit de penser l’exil comme un deuil ; mais on ne trouve


que très peu de références lorsque l’on croise « deuil » et
« exil » dans la base Psyclit (7 références) sur une
période de trente ans. J’ai éliminé le premier type
d’occurrence, qui ne fait qu’ajouter un degré de com-
plexité à ma comparaison. Dans le second type d’occur-
rence, l’exil est comparé à un deuil : soit la comparaison
consiste simplement à rapprocher les deux mots pour
souligner la perte ; soit elle va au-delà des mots pour
décrire de manière un peu plus détaillée ce qu’il y aurait
de commun, les affects, par exemple ; je n’ai trouvé
qu’une seule comparaison systématique dans la thèse de
Tourn, Travail de l’exil : deuil, déracinement, identité
expatriée, sur laquelle je vais revenir.

L’EXIL ET SES EFFETS PSYCHOLOGIQUES

Je voudrais présenter ici deux recherches qui


décrivent en détail les effets psychologiques de l’exil. La
première est une étude psychologique à partir d’une
population de sujets bien identifiés, sans référence expli-
cite à une théorie. La seconde recherche est une étude
fondée sur la théorie psychanalytique à partir de cas
latino-américains.
Ana Vasquez a mené des recherches 1 en psychologie
sociale sur des exilés chiliens qui lui ont permis de propo-
ser un tableau riche, élaboré, des effets psychologiques
de l’exil. Son étude s’appuie sur les cas de 85 exilés chi-
liens adultes, entre 1974 et 1982 ; il s’agissait d’anciens
prisonniers, de parents de prisonniers ou d’exilés non
emprisonnés. Elle distingue trois phases psychologiques
chez l’exilé : phase de traumatisme et de deuil, phase de
transculturation et phase d’intégration.
1. Cf. ses deux articles « Psychologie de l’exil » (avec G. Richard et
M.-C. Delsueil, Esprit, 1979, 6, 9-21) et « L’exil : une analyse psycho-
sociale » (L’information psychiatrique, 1983, 59, 1, 43-58). Je les cite indif-
féremment car il y a beaucoup d’éléments communs entre les deux.

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L’EXIL | 75

– Traumatisme et deuil. Je cite Vasquez : « On peut


d’une certaine façon considérer que cette perte est sem-
blable à l’expérience d’un deuil, à la perte irréparable
d’un objet affectif. En effet, l’expérience du deuil exige
un temps de maturation avant que la nouvelle situation
puisse être acceptée. Pendant une étape plus ou moins
longue, un travail psychique devra permettre au sujet
de diminuer son sentiment d’angoisse. Il s’agit d’ailleurs
moins de la diminution progressive d’un sentiment de
perte que de l’acceptation d’un monde où l’objet n’est
plus. Il faut toutefois établir une différence entre un
deuil et la situation d’exil. [...] le deuil est d’abord res-
senti comme une expérience privée, dont la communica-
tion est difficile. L’exil au contraire n’est pas ressenti
comme une perte individuelle : les exilés ne pleurent pas
seulement leurs “morts” et leurs “prisonniers”, leur deuil
est aussi social dans la mesure où ils doivent accepter la
fin d’un modus vivendi, d’un contexte social et politique
qui ne pourra plus se reproduire tel qu’il était. Le deuil
des exilés est collectif et partagé. »
Au trait commun de la perte, Vasquez ajoute le trait
commun de la durée du processus dans les deux cas. J’en
profite pour indiquer ici que la durée d’un processus
psychique ne me paraît pas être un caractère discrimi-
nant : hormis l’insight et les processus primaires, quel
processus psychique ne s’inscrit pas dans la durée ? En
revanche, nous pouvons essayer de voir quel type de rap-
port à la temporalité implique un événement. C’est seule-
ment ensuite que l’auteur commence à spécifier la perte :
le deuil est une expérience privée alors que l’exil est une
expérience collective. Ensuite, elle décrit l’aspect trau-
matique de l’exil : « L’expulsion est en soi une punition,
et plus encore un châtiment. Le départ de l’exilé est
imposé et souvent avec violence (physique, verbale, sous-
entendue mais toujours présente). Ainsi, l’individu
éprouve brutalement une coupure des liens qui le
reliaient à son monde social, affectif, culturel et poli-
tique. À notre avis, la gravité de la perte et la violence
qui l’accompagne autorisent qu’on parle de traumatisme.

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Qu’on ne voie pas là un souci de psychiatrisation de


l’exil, bien au contraire ; nous tenons seulement à utiliser
la notion de traumatisme pour expliquer la façon dont
les exilés vivent la première étape de leur exil. »
Elle indique là un trait spécifique. La violence réelle
exercée contre la personne, qui risque de provoquer des
effets psychologiques intenses (que l’on retrouve dans les
deuils pathologiques où ce qui est en jeu est de l’ordre
fantasmatique) : le déni et une culpabilité durables ainsi
que la paranoïa. La culpabilité est importante et
s’exprime de différentes manières : consciemment, l’exilé
se sent coupable d’être vivant, coupable d’être libre, de
ne pas avoir été un bon militant. Chaque nouvelle arrivée
d’exilés peut réactiver ces sentiments. Mais la violence
peut aussi provoquer des sentiments paranoïaques :
l’exilé ne se sent pas en sécurité dans le pays d’accueil,
ce qui provoque alors des réactions de refus, de repli sur
soi et parfois une idéalisation de « là-bas » (en oubliant
tous les risques encourus). A. Vasquez indique que les
réactions paranoïaques ou dépressives sont tolérées par
la communauté alors que les réactions de délire ou
d’acculturation maniaque sont rejetées. Dans le deuil
normal, le déni est bien plus une dénégation temporaire,
la culpabilité est peu durable et la paranoïa est absente.
Transculturation. – Vasquez décrit de manière très
précise le changement de matrice culturelle que doivent
vivre les exilés. Elle emprunte à un sociologue cette défi-
nition de la culture : « modalités de conduites socialement
transmises d’une génération à l’autre, à l’intérieur d’une
société donnée et qui peuvent être diffusées à d’autres
sociétés » (Steward). Les exilés se trouvent aux prises
avec un double système de références en interaction
constante ; cette hétéronomie suscite, dans les premiers
temps, des malentendus, voire des conflits (nouvelles
occasions de culpabilité ou de paranoïa) : l’usage de
l’administration, les règles de distance dans l’espace
social, les règles du temps social (ponctualité, rythmes
journaliers), l’image de soi bouleversée : rapport social
au corps différent (prototypes de la beauté ou de la santé

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L’EXIL | 77

différents) et statut social (déqualification, perte d’influ-


ence et de pouvoir). Sur ce dernier point, elle souligne
qu’il en va différemment pour les immigrés économiques,
chez qui la migration est l’occasion d’une progression
sociale par rapport au pays d’origine.
Début d’intégration. – Pour l’exilé, il s’agit de passer
du provisoire au durable. Selon A. Vasquez, cette inté-
gration appelle un « ébranlement des mythes » : il faut
passer d’une identité sociale d’exclus à une intégration,
ce qui oblige à ménager les ressemblances et les diffé-
rences avec l’identité d’avant ; il y a une remise en ques-
tion de la fonction de militant, ce qui contraint à réfléchir
sur les motifs psychologiques de cet engagement et sur
sa fonction constitutive d’une identité ; ce développement
fondé sur l’exemple du militantisme chilien devrait être
revu lorsqu’il s’agit d’émigration pour des motifs eth-
niques ou religieux. L’auteur a aussi fait le constat d’une
remise en question du rôle des femmes : elles peuvent
acquérir, en effet, un rôle moteur dans l’intégration et
connaître des changements positifs par rapport à des
rôles sociaux organisés autour de la soumission ou de la
dépendance, constat qui se confirme clairement avec
l’arrivée massive de femmes africaines ; elle décrit la
rébellion de la deuxième génération (à propos de la
langue, des pratiques culturelles, par exemple). Les
quatre constats précédents aboutissent au cinquième
ébranlement : le mythe du retour peut voler en éclats.
A. Vasquez récapitule dans une formule ce qui est en jeu
pour l’exilé dans cette phase : il s’agit d’avoir une desti-
née en tant qu’individu et non plus en tant qu’exilé
politique.
Dans leur ouvrage Psychanalyse du migrant et de
l’exilé (1986), Léon et Rebecca Grinberg procèdent à une
large revue de la question de l’immigration 1, au sens le

1. Il est assez surprenant de voir que la communauté psychanalytique,


dont un grand nombre de membres ont vécu l’épreuve de l’exil, s’est plutôt
peu intéressée à la question de l’exil. Dans leur livre, les Grinberg
résument en deux pages (p. 269-270) les propos tenus par des psychana-
lystes au cours d’une rencontre à Philadelphie dans les années 1970 (« Réu-

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plus général du terme. Les auteurs commencent par rap-


peler que partir correspond à la loi de l’exogamie, qui
évite le parricide et l’inceste (théoriquement, étant donné
le contre-exemple d’Œdipe). Ils soulignent aussi que c’est
une manière de satisfaire la curiosité et qu’avoir par-
couru de longs et difficiles chemins pleins de dangers pro-
cure un grand pouvoir. Mais cette satisfaction est aussi
pleine de risques parce qu’elle est perçue comme défen-
due, du fait des fantasmes qu’elle implique (cf. l’expul-
sion du jardin d’Éden).
La migration, pour quelque motif que ce soit, est pré-
sentée par les Grinberg comme un trauma multiple, une
situation de crise désorganisante, de changement catas-
trophique (selon l’expression de Bion) dont l’issue dépen-
dra de la qualité du fonctionnement psychique antérieur
à l’émigration, ce qu’ils formulent en termes kleiniens :
« La possession d’un lien avec un “bon objet interne
établi de façon sûre” donne au moi la capacité d’élaborer
et de supporter des changements externes et internes et
même de s’enrichir grâce à eux. » C’est ce bon objet
interne stable qui procure un sentiment d’identité solide-
ment établi et qui facilite l’émigration, mais à une condi-
tion : « Pour que les objets internes bons [...] puissent
être réactivés dans leur fonction protectrice, l’immigrant
a besoin de trouver dans le monde externe des personnes
qui les représentent, quelque chose comme des “par-
rains” ou des pères de substitution », situation que j’ai
pu observer d’une manière particulièrement frappante
chez l’un des exilés, retrouvant en la personne d’une
femme médecin la figure de sa mère. Mais ils ajoutent
aussi que l’identité est le résultat d’un processus d’inter-
actions continuelles entre trois liens d’intégration : spa-
tial (corps, individuation), temporel (continuité d’être),
social (identification, sentiment d’appartenance) ; ce lien
social est, selon eux, le plus affecté par l’émigration, mais

nion des pionniers de la psychanalyse sur leur expérience migratoire ») ;


étant donné l’imprécision du texte, je n’ai pas réussi à trouver d’autres
éléments sur cette réunion.

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il peut être limité s’il y a une continuité, professionnelle


par exemple. Dans le cas qui nous occupe – les réfugiés
politiques –, le métier et le statut social sont souvent ce
qui est le plus mis à mal. En effet, pour un nombre signi-
ficatif d’entre eux, ils exercent des professions intellec-
tuelles, scientifiques ou libérales, qui les poussent
d’ailleurs souvent vers l’engagement politique, mais qui
sont celles où l’on se reconvertit le plus difficilement :
que faire quand on était professeur, magistrat, haut fonc-
tionnaire, voire responsable politique local ? D’autres
auteurs insistent, eux, sur la perte de la langue comme
étant la perte la plus grave. Cette différence peut s’expli-
quer par les différentes populations de sujets étudiées :
Latino-Américains exilés dans des pays anglophones et
francophones ou Latino-Américains exilés en Espagne,
pour les Grinberg. Il faut donc être attentif aux biais
venant du type de population étudiée dans un contexte
donné. Cela vaut pour le métier ; ainsi la France est-
elle très protectionniste de ses nationaux pour un grand
nombre de professions, et nous en verrons les consé-
quences pour les exilés.
Les Grinberg comparent le vécu psychique du deuil à
celui de la perte du pays natal. Ils indiquent que le « tra-
vail d’élaboration des deuils est un long processus qui
commence au moment même de la perte et dans lequel
le moi acquiert un rôle fondamental [...]. À partir des
premières réactions de choc comme résultat du brusque
déséquilibre expérimenté en prenant conscience de la
perte massive des objets estimés, le moi essaie de se réor-
ganiser par le moyen de la lente élaboration de telles
pertes » (c’est moi qui souligne). Je suis assez réservée
sur l’idée que le travail psychique d’élaboration de la
perte commencerait au moment même de la perte. Dans
l’exil comme dans le deuil, il y a un temps de déni des
pertes ; il faut ensuite le moment de l’épreuve de réalité :
nous avons vu qu’elle ne s’enclenchait pas automatique-
ment dans le deuil, et nous verrons que, dans l’exil, c’est
encore plus compliqué.

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Selon eux, le processus migratoire connaît trois temps.


Priment en premier lieu la douleur, la crainte de
l’inconnu, les sentiments de solitude, de détresse ; il peut
y avoir une désorganisation importante. Ensuite appa-
raissent la tristesse et la nostalgie ; l’immigrant peut com-
mencer à reconnaître les pertes et à intégrer sa nouvelle
culture ; l’interaction entre son monde interne et externe
se fait plus fluide. Dernière étape : la récupération du
plaisir de penser, de désirer et de faire des projets ; le
passé est vécu comme tel et non comme paradis perdu.
En se fondant sur l’étymologie en espagnol, ils
ajoutent un caractère inhabituel : « Étymologiquement,
le terme “deuil” signifie “douleur” et aussi “défi ou
combat entre deux personnes”. Les deux acceptions
peuvent s’appliquer tant à la souffrance provoquée par
la perte de l’objet et des parties du self projetées sur ce
dernier qu’à l’énorme effort psychique qu’impliquent la
récupération du lien avec la réalité et le “combat” livré
pour se libérer des aspects persécuteurs de l’objet perdu
pour assimiler les aspects positifs et bons. Les deux
acceptions sont applicables à ceux qui émigrent,
puisqu’ils éprouvent de la “douleur” pour tout ce qu’ils
abandonnent et lorsqu’ils font face au “défi” qui les
attend. » Nous ne trouvons pas dans la langue française
cette notion de défi associée au deuil ; le mot « duel » a
une autre étymologie. Ils précisent aussi qu’« il y a une
différence de nature entre le deuil qu’il faut élaborer face
à la perte d’un pays, perte résultant des persécutions
avec l’augmentation d’angoisses paranoïdes qui en
découlent, et les deuils liés à l’abandon volontaire du
pays où peuvent prévaloir la culpabilité et les angoisses
dépressives ». En cas de départ forcé, le pays d’origine
peut être vécu comme menaçant ou séducteur, persé-
cuteur ou idéalisé, mais ils ne précisent pas sous quelle
condition. Quoi qu’il en soit, l’ambivalence est
importante.
Ce qu’ils décrivent des comportements dans les pre-
miers temps de la migration est tout à fait conforme à ce
qui se passe en cas de deuil et que Bowlby a très soigneu-

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sement analysé : l’individu a l’esprit surtout occupé par


les gens et les lieux qu’il a quittés ; cela s’accompagne de
nostalgie et de désir de retrouvailles. Ils insistent eux
aussi sur la place de l’environnement non humain, en
particulier celui qui a été l’entourage naturel et spéci-
fique de l’individu, qui a été revêtu d’un contenu émo-
tionnel intense et qui persiste, non modifié, en général
comme objet de nostalgie et symbole de ce qui est person-
nel. L’importance de cet environnement expliquerait,
entre autres, pourquoi la personne âgée ne veut pas quit-
ter ses affaires qui sont sa sécurité ; ce qu’elle perd est
toujours plus grand que ce qu’elle peut acquérir ; en
outre, elle devient dépendante de ses enfants ; c’est sen-
sible dans les propos de Freud cités. Nous trouvons là
confirmation de la remarque de Nathan sur la relation
de dépendance-indépendance de la psyché aux objets-
sensations primaires.
Enfin, les Grinberg consacrent un chapitre à la migra-
tion spécifique qu’est l’exil. Je ne vais souligner que ce
qui est original dans leur propos par rapport aux autres
auteurs. Ils notent d’abord – et ce sont les seuls à le faire
– que, par leur départ précipité, les exilés ne peuvent
pas faire de rites d’adieu, ils passent la frontière entre le
royaume des morts et le royaume des vivants et eux-
mêmes demeurent comme des morts pour les autres.
Partir c’est mourir un peu, dit le proverbe français. Les
Grinberg citent une formule : Partir es también par-
tirse : Partir, c’est aussi se « diviser ». La traduction
n’indique pas exactement la violence : se briser, se casser.
Partir équivaut à une perte d’identité majeure, comme
nous l’avons déjà noté. Ils expliquent aussi ce que l’on
observe souvent auprès des exilés : la nécessité impéra-
tive d’obtenir ce dont ils ont besoin, l’incapacité à sup-
porter la frustration dans le pays d’accueil ; cette avidité
orale résulte de la régression contrainte qu’ont eu à vivre
les exilés qui se retrouvent, du jour au lendemain, dému-
nis de tout, totalement dépendants d’autrui, dans un état
d’impuissance. Ensuite, ils indiquent que l’exil produit
souvent une rupture définitive dans les couples. Pour

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eux, le facteur de rupture serait un sentiment écrasant


de culpabilité pour celui/celle qui a causé l’exil et qui
devient bouc émissaire. J’ajouterai une autre raison à
cette désagrégation des couples : les femmes viennent sou-
vent de pays où elles n’ont pas un statut d’égalité, pas
même de reconnaissance de leurs droits ; l’arrivée en
Europe produit un changement considérable pour elle ;
les rapports de pouvoir au sein du couple se modifient
et, souvent, le couple éclate. Un exilé parlera de la « dé-
sagrégation » des familles.

COMPARAISON ENTRE EXIL ET DEUIL

À présent, abordons les auteurs qui comparent d’une


manière plus systématique deuil et exil. Liliana Muñoz
propose de considérer l’exil comme un deuil dans son
article intitulé précisément « Exile as Bereavement »
(1980). Sa perspective n’est pas psychanalytique : l’exil
est une perte, suivie de stress en raison de l’effort
d’adaptation au nouvel environnement. Nous reconnais-
sons la description de la CIM, inspirée, comme nous
l’avons noté, par les théories de Bowlby ; nous ne
sommes donc pas surpris de la voir se référer aux tra-
vaux de Parkes, c’est-à-dire à une compréhension du
deuil comme transition psychosociale. Toutes les pertes
que nous avons indiquées sont considérées par elle
comme des stress, qui résultent de la rupture brutale des
attentes de la vie ordinaire et du besoin de construire
une nouvelle carte cognitive, ainsi que du conflit entre le
besoin d’intégration et la crainte d’assimilation. Sa popu-
lation compte 25 Chiliens (H/F), entre vingt et quarante
ans, en Grande-Bretagne depuis au moins deux ans. Un
entretien semi-directif explorait six domaines : l’histoire
de la migration, l’histoire professionnelle, l’histoire fami-
liale, les manifestations comportementales, l’identité (elle
ne précise pas davantage), les projets d’avenir. Les don-
nées ont été analysées de manière descriptive (« descripti-

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vely » ? Je présume qu’il faut entendre de manière non


quantitative) ; elle ne donne pas de précisions sur le
contenu de ses questions.
C’est à la dernière page qu’elle engage plus précisé-
ment la comparaison avec le deuil, reprenant la présenta-
tion de Parkes pour qui le deuil est un processus
dynamique avec différentes étapes et qui varie en inten-
sité, en forme et en durée selon les individus. Selon elle,
on retrouve dans l’exil un processus dynamique en plu-
sieurs étapes, effectivement bien identifiées par A. Vas-
quez, mais qu’elle-même ne précise pas sauf son
indication d’une période de guérison (recovery), comme
dans le deuil ; elle entend par là non l’adaptation, l’inté-
gration ou l’assimilation, mais la guérison graduelle de la
douleur (pain) et de l’engourdissement causés par la
perte. Enfin, elle mentionne deux autres analogies, quant
aux affects : la réaction dépressive et les sentiments de
culpabilité. En conclusion, elle indique que le deuil
éprouvé par les exilés peut être interprété comme le
résultat de la perte des racines, de la géographie, du sou-
tien émotionnel, du monde cognitif et du statut social.
Elle précise que la perte des amis et des parents, la perte
de la langue et celle de statut social sont vécues comme
des punitions – nous pourrions dire « sur un mode para-
noïde » ; constat, nous l’avons déjà vu, qui nous éloigne
du deuil normal et nous conduit au deuil pathologique.
Le psychanalyste G.H. Pollock (1989) développe lui
aussi la comparaison entre deuil et exil, adoptant, comme
Klein, une position maximaliste qu’il présente curieuse-
ment comme sa croyance (my belief) : le processus com-
plet et libérateur du deuil (total mourning-liberation
process) est impliqué dans toutes les situations de change-
ment et de transition. Selon lui, le processus libérateur
du deuil est un processus normal, nécessaire, universel,
transformationnel qui nous permet de nous adapter au
changement (perte de personnes chères, perte d’une
maison, perte de ressources, perte de la santé physique
et mentale, perte de la mémoire) et qui se conclut par de
nouvelles résolutions, de nouveaux investissements libidi-

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naux et de nouvelles relations. Pollock décrit là quelque


chose qui ressemble au mécanisme du renoncement, non
un processus de deuil dans sa globalité et ses spécificités
telles que j’ai essayé de les préciser.
Ensuite, il explique que ce processus libérateur du
deuil se développe très tôt dans la vie et devient un élé-
ment déterminant (critical part) du processus de vieillis-
sement. Pour lui, vieillissement et développement sont
synonymes. Cette position est, selon moi, en contradic-
tion avec le constat qu’il fait plus loin, après bien
d’autres auteurs, à savoir que l’émigration est toujours
plus difficile pour les personnes âgées « qui ne peuvent
pas s’adapter aussi facilement à leur nouvelle vie ».
Pourquoi tous les effets d’apprentissage d’un processus
supposé répétitif et progrédient disparaîtraient-ils, il ne
le dit pas.
Selon lui les étapes du processus de migration sont très
semblables, même si elles ne sont pas identiques, à celles
du processus libérateur du deuil. Ainsi, il indique que
dans la migration volontaire participent des éléments de
deuil, de perte, de nostalgie, des souvenirs et sentiments
envers le passé positifs ou négatifs, mais il ne détaille rien
de tout cela. Pour la migration forcée il ajoute la rage,
la dépression, le sentiment d’être abandonné par la
patrie et d’abandonner le familier et l’aimé ; il précise
que ce sont là des réactions que l’on rencontre dans les
deuils pathologiques. En passant, il indique qu’il y a des
différences dans la perte par la mort et la perte par
divorce et par abandon.
Enfin, il affirme que (it is my contention), à côté du
choc culturel, « chaque individu doit passer par un pro-
cessus libérateur de deuil interne de sorte que peut appa-
raître un sentiment d’appartenance dans le nouveau
contexte sans abandonner tous les liens hérités qui
demeurent valables, ont besoin et doivent être transmis.
Ce processus libérateur de deuil facilite le processus de
cicatrisation des pertes et permet l’acculturation, l’iden-
tification et une adaptation réussie ».

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À ce degré de généralisation et d’imprécision il est dif-


ficile, me semble-t-il, d’observer quelque chose de perti-
nent ou de discriminant, utile à la théorie, voire à la
pratique clinique. Pollock n’approfondit pas vraiment le
statut de la perte alors qu’il mentionne des différences :
perte par décès ou par divorce, émigration volontaire et
émigration contrainte suscitant des réactions psychiques
que l’on retrouve dans les deuils pathologiques. Ce serait
alors un moyen d’identifier ou de confirmer une cause
possible des deuils pathologiques : l’aspect punitif est
dominant. Enfin, il procède par pétition de principe (je
crois, j’affirme), ce qui affaiblit la démonstration.
En 1997, Tourn a soutenu une thèse intitulée « Travail
de l’exil : deuil, déracinement, identité expatriée », dont
la problématique rencontre en partie celle que j’explore :
y a-t-il identité des processus psychiques dans le deuil et
dans l’exil ? Sa thèse est divisée en trois parties : « Exil
et deuil » ; « Le familier, l’étranger » ; et « Exil et iden-
tité ». Elle se donne pour but de démontrer que « l’exil
suppose dans tous les cas un travail de deuil et de sépara-
tion, des remaniements identificatoires intenses, une
modification profonde de la relation à la croyance et aux
idéaux ». Son cadre de réflexion est celui de la psychana-
lyse. Il s’agit d’un travail théorique, même si elle fait
parfois référence à des entretiens (de type non spécifié)
avec des enfants et des adultes d’un centre de transit
pour réfugiés en France et à quelques cures psychanaly-
tiques. Son propos permet de deviner qu’il s’agit plutôt
de victimes directes et indirectes de pays totalitaires où
l’on pratique la torture ; elle ne distingue pas les diffé-
rents types d’émigration ; les indications méthodolo-
giques ne sont pas plus précises.
Dans son introduction, nous retrouvons les mêmes élé-
ments cliniques généraux que ceux décrits par les autres
auteurs. Mais elle s’intéresse beaucoup, comme Ana Vas-
quez, aux effets de la violence réellement subie et à
l’atteinte à l’identité, en insistant peut-être plus que cette
dernière sur ce point : l’exilé est un étranger, il n’est
personne car il a été complètement arraché à un réseau

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social où il était connu et reconnu, et il n’est pas encore


inséré dans un nouveau réseau ; d’où la nécessité doulou-
reuse de devoir constamment se présenter, se raconter.
Elle montre ici que l’exil est comme une manière de mort
psychique, en tout cas pour le versant collectif de notre
identité. Ce versant collectif a une place majeure dans
l’identification ; c’est par une identification aux pairs
que s’instaure une appartenance patriotique, un senti-
ment de fraternité. Or l’exil détruit ce sentiment
d’appartenance. En outre, si le réfugié va jusqu’à la
naturalisation, cela peut faire naître le sentiment d’une
rupture dans la filiation. L’exil fait aussi voler en éclats
un système de croyances et la relation aux idéaux car
c’est à cause d’eux que la personne a été persécutée,
expulsée, c’est-à-dire punie. Ce dernier point est absent
du deuil normal.
L. Tourn montre le double système dans le temps et
l’espace pour l’exilé, qui vit un paradoxe : « être absent
à l’ici et maintenant et intensément présent à l’ailleurs et
au passé », d’où la récurrence du thème du double.
L’exilé doit vivre le temps de l’arbitraire dans la persécu-
tion, puis le temps de l’exil où il est un apatride avant de
vivre le temps de l’asile. Parallèlement au déplacement
dans l’espace, comme les autres auteurs elle montre
l’instauration d’un mouvement d’idéalisation-désidéali-
sation : le lieu d’asile va d’abord être idéalisé puis, au fil
du temps, la nostalgie va s’installer et susciter un dépla-
cement inverse. C’est à ce moment-là que l’on observe,
selon elle, l’apparition du mythe du retour, voire des pas-
sages à l’acte.
Venons-en à présent à la comparaison que fait
L. Tourn entre le travail de deuil et le travail psychique
entraîné par l’exil. « Confronté aux pertes et à la sépara-
tion, l’exilé doit accomplir un travail psychique qui pré-
sente certaines caractéristiques de ce que Freud a appelé
le travail de deuil. Mais le travail de deuil de l’exilé coïn-
cide et se différencie à la fois du cadre clinique couram-
ment associé à cette expérience. »
Voici ce qu’elle indique comme différences :

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L’EXIL | 87

La première est que la nature de la perte a une signifi-


cation subjective différente selon qu’il s’agit d’une sépa-
ration, d’une privation, d’un abandon, d’une mort ou
d’un rejet. Au-delà des apparences, sur le plan psy-
chique, l’exilé n’est pas tant confronté à une perte qu’à
une séparation ; ce serait quelque chose de plus proche
du renoncement œdipien, avec sa fonction structurante.
La deuxième différence est une phase euphorique
(déni maniaque et sentiment de triomphe, idéalisation du
pays d’accueil) qui existe au début, au lieu de la phase
dépressive du deuil (avec douleur, repli). L’exilé se jette
dans l’action, « ce temps de l’action barre la route au
temps de la remémoration » et peut avoir l’illusion d’une
adaptation réussie. Sur ce point, les auteurs ne sont pas
tous d’accord. Hart et les Grinberg décrivent des réac-
tions dépressives ou paranoïaques d’emblée. La contra-
diction n’est peut-être qu’apparente et peut résulter
d’une observation à des moments différents. Cette
euphorie décrite par L. Tourn implique un mouvement
inverse de celui du deuil pour ce qui est de l’idéalisation :
le mort est d’abord idéalisé puis, peu à peu, désidéalisé ;
la patrie est désidéalisée, puis idéalisée. C’est le début de
la phase de nostalgie, passage obligé, qui permettra un
véritable élargissement de l’horizon psychique ; « la nos-
talgie substitue un “paysage” imaginaire, situé fantasti-
quement dans le passé et idéalisé à un “paysage” présent,
à portée de perception ».
La troisième différence réside dans l’interférence
majeure de la réalité externe sous deux formes : les effets
traumatiques de la violence, d’une part, la permanence
de l’existence du pays quitté, d’autre part. Le premier
élément est absent du deuil mais pèse d’un poids parfois
écrasant dans l’exil. L. Tourn dit que le trauma tient
davantage à cette violence précédant l’exil qu’au départ
en exil, car tous les procédés de terreur altèrent grave-
ment le rapport à la réalité et à la parole. « En transfor-
mant le mensonge en norme, la terreur contraint à la
duplicité comme seul moyen de survie et ce faisant elle
pervertit radicalement la relation du sujet à la parole. »

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88 | TERRE D’ASILE, TERRE DE DEUIL

Il y a aussi une conjonction dangereuse entre la brutalité


du danger extérieur et la force du danger pulsionnel.
L. Tourn note que la quantité d’excitation intolérable sus-
citée par la violence réelle varie selon les individus. Mais il
me semble qu’il faut préciser que tous les exilés politiques
n’ont pas forcément vécu sous un régime de terreur phy-
sique (L. Tourn a travaillé à partir de cas d’Amérique
latine) ; les associations d’aide aux étrangers confirment
que ce n’est pas la situation la plus courante. Le risque de
mort ou d’emprisonnement est présent (puisque c’est lui
qui motive l’asile), mais pas dans le cadre très particulier
de sadisme qu’est la torture et de négation des faits (« les
disparus ») des dictatures sud-américaines ou du KGB
naguère. La violence n’est pas toujours le fait d’une vio-
lence étatique mais aussi de groupes religieux, de groupes
ethniques, de mafias. Il n’en reste pas moins vrai que cer-
tains réfugiés ont fait l’expérience de l’horreur et qu’il y a
« une distance impossible à combler entre le langage dispo-
nible et certaines expériences qui relèvent de l’impen-
sable », constat d’irreprésentabilité confirmé par maints
travaux psychanalytiques 1.
Le deuxième élément nous renvoie à ce que j’ai pu
constater dans ma comparaison entre deuil et chagrin
d’amour. L’épreuve de réalité n’est pas celle du deuil
puisqu’il y a une réversibilité possible, le partenaire
amoureux est toujours vivant. Pour l’exilé, la terre
natale est inaccessible mais elle n’a pas disparu ; la frus-
tration est donc présente et rend plus difficile le travail
de désinvestissement. À l’inverse de ce que décrit Klein,
la permanence de l’objet « patrie » ne facilite pas l’accès
à la position dépressive. En effet, l’enfant accède à la
position dépressive en vérifiant que la mère n’est pas
abîmée, détruite par des allers et retours entre les repré-
sentations fantasmatiques et l’objet maternel réel. Pour
la patrie, c’est plus complexe : elle est une figure (abs-
traite) de déplacement mais les personnes qu’elle
regroupe sont à la fois les persécuteurs et les personnes

1. J. Puget (dir.), Violence d’État et psychanalyse, Paris, Dunod, 1989.

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L’EXIL | 89

aimées ; en outre, dans le cas des exilés qui seront évo-


qués plus loin, l’instabilité chronique des régimes afri-
cains alimente en permanence le fantasme d’un retour
possible et rend difficile, voire impossible pour certains,
de prendre acte des « pertes » ; l’exilé n’a pas le senti-
ment d’avoir perdu famille et amis, il en est seulement
séparé. Il y a donc dans l’exil « l’ambiguïté tenace du
verdict de réalité ».
L’auteur indique comme autre différence le fait que
l’exilé ne dispose pas comme l’endeuillé de médiateurs
socialement institués favorisant le deuil. Cette affirma-
tion ne prend pas en compte la disparition des rites de
deuil qu’on observe dans les sociétés occidentales et elle
vient à l’encontre de l’affirmation de A. Vasquez selon
laquelle, au contraire, l’exil est une affaire collective,
non une affaire intime ; pour cette dernière, les regrou-
pements d’exilés ont une fonction étayante. On pourrait
éventuellement considérer comme un rite le processus
juridique qui transforme l’exil en asile, asile qui peut
aller jusqu’à la naturalisation.
Enfin, L. Tourn nous propose une dernière différence
qui nous replonge au cœur du problème de la théorisa-
tion de l’identification chez Freud. « Le remaniement des
repères identificatoires qui fait partie du travail psy-
chique imposé par l’exil ne relève pas du travail de deuil
tel qu’il est défini dans la pensée freudienne. Plus que
l’élaboration de la perte proprement dite et au-delà de la
séparation, il participe à un mouvement de désillusion,
de prise de distance subjective et de désidentification
ouvrant sur l’assomption pour l’exilé d’une nouvelle
position identitaire. » L. Tourn renvoie à Deuil et mélan-
colie et ne cite aucun autre texte de Freud sur l’identifi-
cation ni aucun autre auteur psychanalytique. Sur la
base de Deuil et mélancolie, elle a raison d’indiquer cette
différence. Mais si nous prenons en compte l’ensemble de
la théorie psychanalytique, le remaniement des identifi-
cations est présent dans le travail de deuil (surtout s’il
s’agit des parents).

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90 | TERRE D’ASILE, TERRE DE DEUIL

En fait, la comparaison entre deuil et exil nous


contraint à distinguer la part respective des constituants
intrapsychiques et sociaux de notre identité ; le deuil
nous pousse vers les constituants intrapsychiques et l’exil
vers les constituants sociaux, l’identité qui nous est
donnée de l’extérieur. Janine Puget formule ainsi la dis-
tinction : « Du discours social dépend l’identité de
“l’individu” et du discours œdipien dépend l’identité du
“sujet”. Le second se base sur la castration, l’autre sur
les règles qui protègent de l’anomie » (1989). L’identité
résulte de l’enchevêtrement complexe de ces éléments et
il est peu probable que ce travail nous permette de faire
un partage net entre un homo clausus et un homo socius.
En tout cas, l’exil met à mal l’illusion que nous avons
d’une identité constituée : « Par la rupture massive de la
continuité du temps, de l’espace, du regard de l’autre
familier, l’exil brise l’illusion d’identité de soi à soi »
(Tourn).
Nous constatons donc que, au-delà des trois éléments
généraux communs au deuil et à l’exil (perte, douleur,
renoncement), il existe des différences significatives.
D’abord, l’exil a un caractère traumatique en raison de
la violence réelle exercée contre la personne, qui
s’accompagne d’un vécu punitif de l’exil ; selon les situa-
tions individuelles, ce caractère traumatique est plus ou
moins marqué. Ensuite, l’identité sociale est gravement
perturbée en raison de l’accumulation de pertes : l’exil
provoque d’abord une anomie, une perte des repères
identificatoires qui atteint directement le narcissisme
avant de confronter à l’hétéronomie dans le processus de
l’asile et de l’intégration. Puis, la temporalité est mise en
jeu dans les deux situations mais d’une manière diffé-
rente : l’exil représente une cassure dans le cours d’une
vie, cassure infligée par autrui alors que le deuil souligne
la finitude, la loi de la nature. Enfin, il n’y a pas accord
entre les auteurs quant aux affects et aux comportements
dans les premiers temps. Ce que certains décrivent nous
rapproche du deuil pathologique (déni, vécu persé-
cutoire, culpabilité intense), alors que d’autres décrivent

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L’EXIL | 91

l’euphorie, un mouvement hypomaniaque ; enfin,


d’autres insistent sur l’angoisse et la dépression ; ces
divergences résultent peut-être d’une période d’observa-
tion différente.

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CHAPITRE III

Cadre de la recherche

CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES

Les sciences humaines et, particulièrement, les


sciences sociales ne peuvent pas aisément procéder à
la recherche par expérimentation pour des raisons
éthiques et techniques. C’est pourquoi elles utilisent le
plus souvent la méthode comparative : rechercher des
analogies entre deux objets et tenter ensuite d’établir,
soit une corrélation entre deux événements supposés
identiques, soit une causalité. Ici la question est de
savoir si, à partir du trait commun de la perte (perte
d’un être cher ou perte de la patrie), on peut induire
de l’élément causal (la mort ou l’exil) la présence d’un
ensemble commun, à savoir le travail psychique décrit
sous l’expression « travail de deuil ». Lorsque c’est pos-
sible (stricte détermination des faits), la méthode par
induction est généralement supplantée par la méthode
statistique supposée plus fiable, mais les conduites psy-
chiques ne s’accommodent pas très bien de cette
méthode. Avant même le choix des outils, nous voyons
que le moment clé de la comparaison est celui de la
détermination des faits, de la délimitation du champ
d’observation.

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94 | TERRE D’ASILE, TERRE DE DEUIL

LES AXES DE LA COMPARAISON

S’intéressant en priorité à l’exil, L. Muñoz explorait


six domaines au cours des entretiens : la migration, la
vie professionnelle, l’histoire familiale, les manifesta-
tions comportementales, l’identité, les projets
d’avenir ; malheureusement, son article n’est pas plus
précis quant aux motifs du choix de ces domaines et
quant aux termes de l’investigation. Tourn ne donnait
aucune indication sur la méthodologie du recueil de
ses données.
L’élément causal n’est pas de même nature dans le
deuil et dans l’exil : loi de nature versus volonté
humaine. C’est pourquoi il me paraît nécessaire
d’explorer d’abord l’élément apparemment commun,
celui de la perte ; ensuite, il s’agit d’observer les consé-
quences de cette perte : conséquences par rapport aux
relations objectales et au narcissisme, puis d’en com-
prendre les effets. Mes axes recoupent donc certains
des thèmes de L. Muñoz, mais pas complètement. On
pourrait aussi considérer que ma détermination des
faits est en partie biaisée puisque mon axe de référence
est le deuil ; c’est pourquoi j’explore, à la différence
du deuil, ce que j’appelle le socius. On verra aussi
comment je tente a minima de lever ce biais.

LA PERTE

Il y a deux différences irréductibles quant à l’objet


perdu. D’abord, la patrie existe toujours alors que le
mort a définitivement disparu (perte imaginaire et perte
réelle) ; l’épreuve de réalité ne sera pas la même dans
les deux cas. Ensuite, l’exilé a été privé de manière
délibérée et dans un contexte de violence de sa patrie

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CADRE DE LA RECHERCHE | 95

alors que l’endeuillé doit faire face à la condition


humaine de mortel, à la Nécessité naturelle. Vladimir
Jankélévitch a distingué ainsi l’irrévocable et l’irréver-
sible : « L’irrévocable est une répercussion contingente
du “faire”, de même que l’irréversible est une suite
naturelle et continuelle du sentir et de la vie quoti-
dienne » (1983). Il y a deux conséquences à ces diffé-
rences irréductibles : d’une part, le sentiment de
frustration peut être vif ; l’objet « patrie » est-il substi-
tuable ou non ? Peut-on avoir une nouvelle patrie ? En
ce cas, elle devient une patrie « d’adoption », ren-
voyant au statut d’enfant orphelin, avec des parents
adoptifs, ce qui placerait l’exilé dans une position de
régression, d’assistance. D’autre part, la perte se pro-
duit dans des circonstances traumatiques (violence,
pertes multiples), ce qui renverrait analogiquement à
un deuil compliqué, selon la définition que j’en ai
donnée au début de ce travail : le deuil est compliqué
par des circonstances externes.
Les affects associés à la perte sont-ils différents dans
le deuil et dans l’exil ? On peut s’attendre à ce qu’ils
soient en partie différents du deuil. Que peut-on com-
prendre d’une éventuelle différence ?
Il s’agit donc d’apprécier quelles sont l’exigence et
la nature du travail psychique engagées par la perte et
de vérifier s’il n’y a pas d’autre « solution » qu’un
travail psychique, que la résolution de la tension entre
la représentation psychique et la réalité ne passe pas
(ou pas seulement, ou pas essentiellement) par l’expres-
sion de l’affect, par le comportement ou par des soma-
tisations. Pour le dire en termes de stratégie
d’ajustement (coping), le travail psychique sera centré
sur l’émotion dans le deuil, alors que pour la perte de
la patrie l’exilé peut se centrer sur le problème, ce qui
permet de différer le travail psychique qui peut se
trouver ralenti ou barré par des comportements
(Ionescu et al., 1997).

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96 | TERRE D’ASILE, TERRE DE DEUIL

LE SOCIUS

Les anthropologues observent que toute transition


d’un groupe à un autre, réel ou imaginaire, a longtemps
supposé un renouvellement profond de l’individu qui se
marque par des rites tels que l’imposition d’un nom nou-
veau, le changement dans l’habillement ou le genre de
vie. Le deuil a longtemps fait l’objet de rites de passage
mais ils ont pratiquement disparu dans les sociétés occi-
dentalisées ; le deuil est devenu une affaire quasi privée
où le socius a un faible rôle. Mais on n’observe pas
davantage de rites pour la migration ; comme le souli-
gnaient les Grinberg, certains exilés ne peuvent même pas
dire au revoir. Cependant, on pourrait considérer qu’il
y a comme un rite d’agrégation pour l’étranger, qui
s’incarnerait dans les règles du droit d’asile, de l’immi-
gration, du droit des étrangers en général ; ce serait la
reconnaissance sociale de l’identité ; la reconnaissance
privée de la nouvelle identité pourrait en partie passer
par le soutien des groupes d’exilés. A. Vasquez a beau-
coup insisté sur cet aspect. Il nous faudra vérifier si
l’exilé trouve à la fois un soutien face à l’expérience trau-
matique et à une reconnaissance identitaire auprès
d’émigrés de son propre pays, d’autres exilés ou auprès
de Français.

L’IDENTITÉ : FILIATION, AFFILIATION

Il nous semble que ce qui est en jeu dans le deuil est


différent de ce qui est en jeu dans l’exil. Dans le deuil,
la filiation s’exprime par la possession d’un héritage (au
sens le plus large du terme) et par les identifications ; le
deuil se joue dans le cadre œdipien. La perte de la patrie
concerne davantage l’affiliation ; sur quoi se fonde le sen-
timent d’appartenance à une patrie ? Une terre ? une

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CADRE DE LA RECHERCHE | 97

langue ? une culture ? une identification au parent qui


transmet la nationalité (droit du sang versus droit du
sol) ? la reconnaissance par les pairs (dans le mouvement
d’identification inconsciente), décrite par Freud dans
Psychologie des masses et analyse du moi ? Les deux
situations posent le problème des liens du sang, de la
transmission, de la continuité, mais la perte de la patrie
pose la question de la place des liens du sol (au sens large
d’environnement et de discours social) dans le fonction-
nement psychique.

LES TRANSFORMATIONS

Les travaux s’accordent à montrer que le deuil d’un


être cher peut avoir des effets de transformation impor-
tants et positifs. Les remaniements libidinaux et identi-
ficatoires facilitent des mouvements créateurs. Si l’on
se fonde sur l’exemple de Freud, la mort de son père,
lorsqu’il a quarante ans, a des effets de transformation
considérables : le médecin un peu nécessiteux se trans-
forme en conquistador ; mais à soixante-quatorze ans
la mort de sa mère ne semble pas avoir provoqué, du
moins en apparence, des transformations aussi considé-
rables. Le facteur de l’âge jouerait donc un rôle. Les
transformations liées au deuil se produisent plutôt dans
l’inconscient. L’exil conduit, lui, à un travail considé-
rable d’adaptation, conscient, qui sollicite vigoureuse-
ment le moi, en particulier quand l’exilé se confronte
à l’hétéronomie. Mais l’exil produit-il aussi des trans-
formations plus profondes de la personne ? La réponse
est positive, selon tous les auteurs, mais ces remanie-
ments sont-ils différents de ceux du deuil ? Peut-on
aller jusqu’à parler de renaissance ? L’exilé paye cher
souvent la liberté de penser, mais cette conquête lui
permettrait ensuite une activité plus créatrice.

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98 | TERRE D’ASILE, TERRE DE DEUIL

LA TEMPORALITÉ

La mort sollicite, de manière nécessaire et inévitable,


le rapport à la finitude, à l’inaccompli. Elle actualise
l’une des deux grandes différences structurantes que
l’être humain doit affronter : la différence des sexes et
des générations. Le rapport au temps est différent chez
l’homme et chez la femme ; les femmes ont un rapport
plus étroit à la temporalité (rythmes biologiques, appari-
tion puis perte de la capacité de procréer), voire à la
mort (possibilité d’avortement) et aux funérailles (soins
au corps du défunt). Nous avons vu que l’exil implique
plutôt une cassure dans le déroulement d’une vie ; on
peut supposer que cette cassure est perçue différemment
selon l’âge de l’exilé. Mais est-ce que cette cassure
majeure sollicite aussi la finitude ? Dans quelle mesure la
prévalence de la perception spatiale (ici et là-bas) obli-
tère-t-elle la perception temporelle de l’expérience de
l’exil (avant et maintenant) ? Secondairement, cet axe
permet de préciser les différentes périodes dans les pro-
cessus psychiques liés à l’exil et à l’asile.

CONTEXTE DES ENTRETIENS

Pour rencontrer des exilés politiques, il me fallait


passer par l’intermédiaire des organismes dont les activi-
tés sont directement en lien avec cette population ; j’ai
écarté les institutions étatiques et les associations dont ce
n’est pas l’activité principale (du type Amnesty Interna-
tional). Il existe plusieurs associations françaises qui se
préoccupent de l’accueil et du destin des réfugiés sur le
territoire français, et qui y ont acquis une grande
expérience.
Créée en 1971, l’association France terre d’asile
(FTDA) est régie par la loi de 1901 et reconnue de « bien-

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CADRE DE LA RECHERCHE | 99

faisance ». Cette association, qui a une longue expé-


rience, accomplit ses missions avec le soutien de la
Communauté européenne, le ministère de l’Emploi et de
la Solidarité (France) et le Haut-Commissariat des
Nations unies pour les Réfugiés (UNHCR). Elle comprend
deux pôles principaux.
Le premier est le Conseil Emploi Réfugiés Formation
(Paris) qui a pour objectif d’aider les réfugiés à trouver
soit une formation adéquate, soit un emploi.
Grâce à l’appui d’une femme qui y travaille, j’ai pu
obtenir l’accord de 14 hommes pour participer à ma
recherche universitaire en psychologie sur l’exil. Nous
avons examiné ensemble les critères implicites qu’elle
avait retenus pour contacter telle ou telle personne : elle
a ainsi exclu des hommes affichant ouvertement un
mépris certain à l’égard des femmes, ceux qui se mon-
traient taciturnes et réservés, et s’est attachée aussi pré-
férentiellement à des hommes dont elle pensait qu’une
recherche universitaire pouvait les intéresser ; un bon
nombre d’entre eux ont d’ailleurs dit avoir été flattés
qu’on pense à eux pour cette recherche ; il était convenu
qu’une fois qu’ils avaient donné leur accord de principe,
c’est moi qui les contactais pour fixer rendez-vous.
Ce mode de recrutement me garantissait un assez bon
respect des critères puisque existent des dossiers infor-
matifs et que mon interlocutrice connaît les exilés. Mais
cela signifiait aussi que j’aurais affaire à des hommes
plutôt mieux informés, plutôt actifs, qui savent trouver
et utiliser les ressources nécessaires à leur intégration ou,
plus précisément, qui en seraient à ce stade de leur par-
cours, des hommes qui font face aux difficultés en se cen-
trant sur la tâche, c’est-à-dire en étant dans l’action.
Accepter un entretien de recherche avec une psychologue
n’entre pas dans cette logique ; je pouvais donc conjectu-
rer, chez ceux qui accepteraient l’entretien, une certaine
souplesse psychique, un minimum d’intérêt pour la réa-
lité psychique interne.
Le second pôle est le Centre d’accueil de Créteil qui
accueille des demandeurs d’asile et des réfugiés ayant

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100 | TERRE D’ASILE, TERRE DE DEUIL

obtenu leur statut. C’est dans ce centre, par l’intermé-


diaire du personnel, que les questionnaires ont été pro-
posés aux résidents ; nous avons discuté du risque de
biaiser les réponses lorsque les enseignantes de français
se sont trouvées dans la situation d’expliciter les ques-
tions : leur explicitation serait un point de vue qui indui-
rait la réponse.
Quelques informations élémentaires sur les réfugiés en
France : Actuellement, pour des demandes d’asile qui
évoluent entre 20 000 et 40 000 ces quatre dernières
années, 10 % seulement de ces demandes ont reçu une
réponse favorable ; c’est l’Office français de protection
des réfugiés et des apatrides (OFPRA), organisme public
dépendant du ministère des Affaires étrangères, qui
prend cette décision. En cas de refus, il existe une
instance de recours : la Commission de recours des réfu-
giés (CRR), où siègent un membre de l’OFPRA, un
membre du Conseil d’État, un membre du Haut-Commis-
sariat aux réfugiés ; un avocat peut assister le requérant.
De l’avis général, le travail de cette commission est un
travail de qualité. Les délais de l’OFPRA sont rarement
inférieurs à un an (un cas exceptionnel à trois mois dans
mon groupe) et peuvent atteindre trois ans, voire plus.
Pendant ce temps, le demandeur d’asile n’a pas le droit
de travailler ; il reçoit une allocation de 260 € par mois
pendant un an ; pour le reste, il est totalement dépendant
d’un éventuel entourage ou d’associations ; il peut être
hébergé dans un Centre d’accueil pour demandeurs
d’asile (CADA), mais les places sont très insuffisantes par
rapport à leur nombre. Après l’obtention de ce statut, le
réfugié obtient une carte de séjour de dix ans et peut
travailler.
J’ai rencontré des difficultés méthodologiques pour
constituer un groupe homogène en lien avec la tempora-
lité de l’exil : date de l’arrivée en France et date d’obten-
tion de statut. Ces difficultés sont liées à des questions
fondamentales : quand commence le travail psychique
qui puisse se comparer au deuil ? Je ne crois pas que ce
soit au moment même de la perte comme le disent les

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CADRE DE LA RECHERCHE | 101

Grinberg car, à la différence d’un deuil, il y a urgence à


assurer sa survie physique, dans une période dominée
par l’angoisse et par l’agir. À quel moment se produit
l’épreuve de réalité ? Au moment du départ physique du
pays, au moment de l’arrivée dans le pays d’asile (mais
lequel), au moment de l’obtention du statut ? Alors que
l’on peut énoncer des conditions externes normales pour
le deuil, on ne peut décrire un déroulement « normal »
d’un exil. J’avais implicitement attribué et à l’arrivée en
France et à la décision de l’OFPRA la fonction d’une
épreuve de réalité ; je ne pouvais pourtant pas conclure
que les hommes exilés depuis dix et vingt-quatre ans
avaient laissé tout travail psychique en suspens ! On
verra bien évidemment qu’il n’en est rien. Comment
comparer des processus psychiques dans un déroulement
temporel si je n’arrivais pas à identifier un terminus a
quo commun ? En tout cas, le flottement méthodologique
dans lequel je me trouvais est un indice particulièrement
clair de la difficulté de l’exil : quand l’exilé peut-il
s’offrir le « luxe » de la réflexion, de l’élaboration psy-
chique si la réalité externe vient constamment et grave-
ment perturber le cours de sa vie ?

La chercheuse

Dans la partie clinique de cette recherche, les travaux


de Georges Devereux m’ont aidée à trouver ma place, à
la fois parce qu’il a étendu la dynamique du transfert et
du contre-transfert à la situation de recherche, et parce
qu’il a réfléchi à la question de la pluridisciplinarité, spé-
cialement à la rencontre entre psychanalyse et anthropo-
logie. Or, au cours de ces entretiens, je me suis trouvée
face à des hommes qui venaient tous (sauf un) d’un autre
contexte culturel que le mien.
Devereux a proposé une approche pluridisciplinaire,
complémentariste entre les disciplines, ce qui ne signifie

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102 | TERRE D’ASILE, TERRE DE DEUIL

pas qu’elle est de type additif ou synthétique mais qu’elle


propose deux types d’approche successifs. « De la pluri-
disciplinarité découlent deux conséquences : la première
est “l’interdépendance totale de la donnée sociologique
et de la donnée psychologique (précisément parce que
chacune de ces données est créée à partir du même fait
brut, par la manière dont on l’envisage)” ; la seconde est
“l’autonomie absolue tant du discours sociologique que
du discours psychologique » (1972 ; italiques de
l’auteur). Ensuite, Devereux fait valoir le principe d’éco-
nomie du rendement : « Ainsi, lorsque l’explication socio-
logique d’un fait est poussée au-delà de certaines limites
de “rentabilité”, ce qui survient n’est pas une “réduc-
tion” du psychologique au sociologique, mais une “dispa-
rition” de l’objet même du discours sociologique. Ce qui
paraît à sa place est ce qu’il y a de plus psychologique
dans l’homme. Ce qui “survit” à l’explication sociolo-
gique totale du comportement d’un homme donné, c’est
la pulsion contre-œdipienne qu’il actualise, l’agressivité
névrotique qu’il manifeste, etc. » (italiques de l’auteur).
Devereux part de trois postulats vérifiables empirique-
ment : l’unité fondamentale du psychisme humain, le
principe de possibilités limitées et, enfin, le constat qu’un
item qui existe à découvert dans une société donnée est
souvent refoulé dans une autre (1972) ; mais ce qui dif-
fère, c’est le codage culturel. Marie Rose Moro complète
en précisant : « Il y a une différence entre le niveau idio-
syncrasique (individuel) et le niveau culturel, deux
niveaux de l’être qui se présupposent et interagissent
mais aucun d’eux ne résume la complexité humaine »
(M.R. Moro, A. Revah-Levy, 1998)
En ce qui concerne le transfert et le contre-transfert,
Devereux (1980) en élargit l’application à la situation de
recherche en sciences humaines. Dans cette situation, le
transfert est l’ensemble des réactions du sujet par rap-
port au chercheur ; il en va de même pour le chercheur
mais il précise qu’il s’agit aussi de toutes ses réactions
par rapport à son objet de recherche et aux angoisses
qu’il suscite, à la manière dont il travaille cet objet de

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CADRE DE LA RECHERCHE | 103

recherche. Il va jusqu’à dire que « l’analyse du contre-


transfert est scientifiquement plus productive en données
sur la nature humaine ». Moro précise qu’il faut distin-
guer dans le contre-transfert ce qui appartient à l’iden-
tité singulière du clinicien, à son identité professionnelle,
à son identité sociale et à son identité culturelle ; par
contre-transfert culturel, elle désigne les réactions qui
empruntent à l’histoire, à la sociologie, à l’éthique, mais
aussi aux stéréotypes ou aux idéologies implicites qu’il
faut savoir débusquer et donc accepter de reconnaître
(1994). Je suis directement impliquée par chacune de ces
catégories : héritière du passé colonialiste de la France,
femme blanche, préoccupée principalement par une
recherche universitaire au détriment d’une visée théra-
peutique, et traînent au fond de mon inconscient ou de
mon préconscient des stéréotypes sur les Noirs ou sur
l’humanitaire (la France comme pays des droits de
l’homme).
Il m’appartient alors de savoir comment prendre suc-
cessivement un point de vue différent face au même objet
sans le réduire. « Un apprentissage de la décentration,
au sens piagétien du terme, est ici nécessaire mais ardu.
Il faut débusquer ces mesquines habitudes en sciences
humaines qui tendent à ramener les données à soi ou à
ce que l’on connaît déjà et à se méfier de l’altérité de
l’objet d’étude » (Moro, 1994). À quoi j’ajouterai le tra-
vail habituel du psychanalyste sur son contre-transfert
inconscient.
Ce qui s’est passé pour moi au cours de ces entretiens
est essentiellement un choc violent à l’écoute du récit de
ces vies, en rien semblable à ce que j’avais éprouvé en
écoutant les témoignages d’endeuillés. J’ai fait des cau-
chemars presque chaque nuit qui a suivi un entretien,
dont la thématique était à peu près toujours la même : je
devais accomplir quelque chose de très difficile dans des
conditions épouvantables ; dans quelques cas, l’impres-
sion a été assez forte pour que je fasse à nouveau des
cauchemars au moment de la transcription verbatim de
certains entretiens. En outre j’ai pu constater que,

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104 | TERRE D’ASILE, TERRE DE DEUIL

contrairement à d’habitude, j’avais un souvenir inexact


du physique de mes interlocuteurs pour les cinq qui ont
accepté de faire un second entretien : j’imaginais plus
robustes trois d’entre eux et plus frêles les deux autres.
Il me paraît intéressant de retenir ces indices du contre-
transfert.
Sur le plan conscient, ces entretiens ont suscité des
sentiments de compassion qui pouvaient se montrer suffi-
samment forts pour aller à l’encontre du processus de
compréhension propre à toute recherche ; je m’en suis
toujours rendu compte mais cela a pu désorganiser
momentanément la conduite de l’entretien (que je n’ai
pas cherché à gommer dans la transcription). J’ai dû
lutter constamment contre ce désir de réparation, ce qui
n’a pas empêché deux actings de ma part : j’ai donné un
livre à l’un de mes interlocuteurs et j’en ai nourri un
autre. Ce désir de réparation était aussi constamment
avivé par le sentiment d’être une « prédatrice » (c’est
ainsi que P. Aulagnier qualifiait le chercheur) : je
contraignais ces hommes à revivre ces souffrances pour
mon bénéfice personnel ; j’ai donc dû lutter contre un
sentiment de culpabilité, qui s’est apaisé un peu quand,
au cours du second entretien, les exilés m’ont dit que
cela leur avait été utile. Cette culpabilité avait aussi une
dimension préconsciente, dont les racines plongent dans
notre histoire coloniale : j’étais encore une exploiteuse
de la misère africaine. J’ai enfin éprouvé des sentiments
de honte quand je mesurais l’écart entre le stéréotype
« La France, pays des droits de l’homme », et la réalité.
Un bref exemple. Un exilé dit en fin d’entretien qu’il
souffre de l’image des réfugiés dans la société française
et me dit : « On dirait qu’être réfugié, c’est un délit. » À
partir de cet instant, je ne suis plus capable de suivre le
fil « crime, délit, délinquant » car cela vient à l’encontre
de ma position de femme civilisée, pétrie de « bons senti-
ments », de Française nourrie de « droits de l’homme »
et, probablement, de mon éducation catholique
(« l’amour du prochain »). Je ne sais plus écouter cet
homme pendant plusieurs minutes ; non seulement je

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CADRE DE LA RECHERCHE | 105

perds le fil de sa réalité psychique interne, mais je refuse


ce qui peut être une expérience vécue ; pour s’en
convaincre, il suffit de lire le rapport Mermaz sur la loi
de finance relative à la police (2000) dans les lieux
d’attente et de rétention des étrangers : tout assimile les
demandeurs d’asile, dans les lieux et le traitement, à
des délinquants.
Je ne me suis donc pas « reconnue » dans la manière de
mener mes entretiens, surtout les deux premiers. Ensuite,
cela se produisait sporadiquement. J’avais l’impression à
la fois d’avoir perdu mes qualités cliniques et de perdre de
vue mes objectifs de recherche. Il m’est arrivé d’inter-
rompre l’exilé de manière inadéquate, de casser son
propos, comme pour me protéger. Pour le dire autrement,
il m’arrivait ce qui était arrivé à ces hommes : je perdais
mon identité professionnelle. À partir du quatrième entre-
tien, mes interventions « spontanées » sont devenues plus
réfléchies et, par exemple, c’est délibérément qu’il m’est
arrivé de faire des interventions qui relèvent davantage du
soutien que de l’entretien de recherche ; il me semblait que
je devais être au plus près de leurs propos ; mes interven-
tions visent alors le plus souvent à reformuler, à répéter ;
peu à peu, j’ai eu le sentiment que j’accompagnais mieux
mes interlocuteurs. La présentation des entretiens est faite
dans l’ordre chronologique de leur réalisation (sauf les
seconds entretiens que j’ai pu réaliser, qui sont intercalés)
afin de pouvoir apprécier cette évolution temporelle dans
ma manière de les mener.
Transférentiellement, j’ai occupé parfois la place du
persécuteur, ce qui motive, selon moi, le fait de ne pas
avoir donné suite pour un second entretien. Le conduc-
teur de travaux décrit les tracasseries dans son pays
d’origine : « On te provoque, on vient te chercher pour
te créer des pépins. » Ne suis-je pas venue pour lui créer
des pépins ? France terre d’asile l’avait sollicité antérieu-
rement pour témoigner à la télévision à l’occasion de la
mort de nombreux émigrés clandestins à Calais ; ses
propos lui avaient été reprochés par certains de ses com-
patriotes, il avait donc hésité à participer à l’entretien

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106 | TERRE D’ASILE, TERRE DE DEUIL

qu’il avait pourtant terminé en me disant : « Ça me fait


plaisir, je suis là à cœur ouvert, ne vous inquiétez pas,
je garde rien. » Mais je pense que lui s’est inquiété de
m’avoir parlé à cœur ouvert. N’allais-je pas quand même
lui créer des pépins ? Le responsable syndical, à qui
j’annonce la dernière question, me répond : « Je vous en
prie. Pressez, pressez-moi, pressez » : je vais le presser
comme un citron et le jeter comme le colonisateur fran-
çais a pressé et presse encore son pays pour en extraire
les matières premières. Mais, à l’inverse, il y a aussi une
idéalisation : la France comme bonne mère : « Dans mon
imaginaire, vraiment, je vous ai considéré comme vous,
vous, euh, vous, quoi, c’est comme si vous représentiez
les Français, la France », dit le conseiller pédagogique.
La place de domination se retrouve encore dans l’auto-
rité et le savoir qu’on me suppose : « Vous pouvez mieux
comprendre que moi » ; « Je ne veux pas utiliser le terme
“psychanalyser” » ; « Vous faites un métier extrêmement
difficile ».
L’apparition du tutoiement est un moment intéressant,
c’est toujours lorsqu’ils souhaitent me faire partager
quelque chose d’important. L’emploi du « tu » a deux
fonctions : d’une part, c’est la manière de mettre de la dis-
tance face à une montée de l’émotion par rapport à ce qui
leur est arrivé ; d’autre part, c’est une manière de me faire
vivre à leur place ; selon l’exilé, c’est le travail, la famille,
les relations amoureuses, la perte d’identité. Par exemple,
l’assistant de justice vient de m’expliquer qu’il trouve dif-
ficiles les changements dans les règles de courtoisie, la
manière dont on nomme en France ; être nommé par son
prénom et non plus par son titre a été une blessure ; mais
il me dit : « Tu sais » à plusieurs reprises ; l’abandon du
vouvoiement vise à me faire vivre cette même déconsi-
dération.
Enfin, j’ai représenté une figure maternelle, celle à qui
le fils raconte tout : « Je suis venu vraiment m’exposer ce
qui était au fond de mon cœur, peut-être c’était vous »,
me dit le militant politique, qui a aussi fait un rêve de
transfert (il y a une personne à qui il parle de tout et

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CADRE DE LA RECHERCHE | 107

n’importe quoi) ; figure maternelle également pour le


conducteur de travaux ou encore pour le conseiller
pédagogique.

Les instruments

Les entretiens de recherche semi-directifs obéissent à


un canevas précis qui reprend les éléments de comparai-
son analysés plus haut : les circonstances de la perte de la
patrie, la décision de quitter le pays et les affects associés ;
les pertes – perte de la famille proche et élargie, perte
d’une relation amoureuse, perte des amis, perte d’un
métier, perte d’un statut social, perte d’un réseau social,
perte de la langue, perte d’un environnement physique ;
le socius en France. La comparaison permet de voir quel
étayage l’exilé a pu trouver en France pour commencer à
recréer un réseau social et à retrouver une identité ou,
pour le dire autrement, pour passer de l’exil à l’asile. Je
formule les transformations dans trois registres : transfor-
mations au niveau des comportements, au niveau des idées
et au niveau des qualités (ou des défauts). La perception
du temps, que je présente comme une précision de la trans-
formation des qualités, est simple quand il s’agit du temps
social mais plus difficile à exprimer quand il s’agit du
temps psychique. De ce point de vue, qu’on soit exilé ou
psychanalyste, la question reste ardue (Green, 2000). Le
deuil conduit à explorer plutôt le sentiment de finitude
avec les transformations que cela peut induire dans
l’après-coup, mais l’exil souligne surtout la cassure impo-
sée par autrui. Nous pourrions imaginer que ces cassures
multiples dans une vie aiguisent la perception du temps.
En effet, c’est par la discontinuité des investissements du
système perception-conscience que Freud explique l’appa-
rition de la perception du temps dans sa « Note sur le bloc
magique » : « Ce mode de travail discontinu du système
Pc-Cs est à la base de l’apparition de la représentation du

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108 | TERRE D’ASILE, TERRE DE DEUIL

temps » (1925a). Les exilés, plus que les endeuillés, sont


confrontés à un « temps éclaté » (Green), à la « polychro-
nie » (Roussillon). Ce dernier distingue trois dimensions :
« Le temps chronologique [...] caractérise le fonctionne-
ment du pré-conscient [...], auto-informe le sujet du tra-
vail psychique qu’il met en œuvre dans le traitement de la
matière psychique [...]. À lui s’oppose et se dialectise
l’atemporalité du processus primaire [...] l’uchronie de
l’inconscient [...]. Enfin, il y a le temps de l’après-coup,
cette forme en deux temps séparés par une latence » (Rous-
sillon, 1997). Cet éclatement, cette polychronie sont bien
sûr présents, mais il nous faudra aussi observer les effets
que produit la hachure du temps chronologique du cours
de leur vie sur leur temps psychique.
Enfin, je demande à l’exilé de faire la comparaison
entre le deuil et l’exil ; l’abord au niveau conscient limite
l’intérêt des réponses mais permet cependant d’apprécier
à nouveau la qualité des relations objectales avec le(s)
parent(s) décédé(s), de réfléchir au statut de l’orphelin
(peut-on avoir une patrie d’adoption ?) et à la question de
la transmission, avec les effets subséquents sur l’identité.
À la fin de chaque entretien, en dehors de l’enregistre-
ment, j’explore avec l’exilé la possibilité d’un second
entretien en mettant en avant celle de compléter,
d’approfondir ou de revoir tel ou tel point. L’objectif est
à la fois informatif et clinique. Clinique s’entend dans
deux sens. Je souhaite apprécier le fonctionnement psy-
chique avec un temps possible d’élaboration, voire des
effets d’après-coup, observer une éventuelle labilité dans
ce fonctionnement psychique par rapport à l’objet de
recherche et à moi-même. Le seul fait de l’acception ou
du refus est un indice de l’appétence qu’a pu montrer
l’exilé pour l’abord psychologique, pour cette ressaisie
particulière d’une partie de sa vie et un indice de l’enga-
gement transférentiel. Le second volet de cet objectif cli-
nique est d’offrir à ces hommes la possibilité d’un
soutien, si cela se révélait nécessaire. Il me paraît
contraire à l’éthique de les « abandonner » après l’effort
soutenu que je leur demande.

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CHAPITRE IV

Portraits

Il m’est impossible de réduire ces hommes, dont cer-


tains ont fait preuve d’un courage et d’une endurance
rares, à des données psychologiques générales et ano-
nymes. Certes, l’anonymat les protège mais c’est bien la
perte d’une identité qui est la souffrance majeure de
l’exil, c’est pourquoi j’esquisserai de chacun d’eux un
portrait en essayant de dessiner avec justesse quelques
traits de leur vie ; mais je le fais aussi parce que c’est
bien dans le particulier que s’incarne l’universel. Je les
présente dans l’ordre selon lequel je les ai rencontrés.
Toute citation entre guillemets indique qu’il s’agit d’un
propos de l’exilé lui-même ; je respecte aussi la manière
dont ils s’expriment en français.
Le conducteur de travaux n’est pas de ceux qui ont
traversé des épreuves physiques et matérielles difficiles.
Il est un des trois exilés à avoir véritablement pris la
décision de quitter son pays et avoir pu préparer cet exil.
Engagé politiquement dans la défense des droits de la
communauté à laquelle il appartient, il a été victime de
multiples et continuelles tracasseries policières. Il a
trente-deux ans quand il quitte son pays, où il avait
réussi sur le plan professionnel (il était « expert junior
international » dans son domaine) et avait des projets
consistants, ce qui en soi est remarquable étant donné les

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110 | TERRE D’ASILE, TERRE DE DEUIL

discriminations dont est victime sa communauté. Actuel-


lement, il est surveillant d’internat et entraîneur sportif.
Cette réussite lui venait plutôt du père qui avait eu à
cœur de donner une éducation à ses fils (« il a fait tout
de son gré pour qu’on devienne quelque chose ») et avait
même souhaité que ce fils aille en France faire des études,
ce que ce dernier avait refusé.
Il avait refusé parce qu’il voulait rester auprès de sa
mère (« j’avais abandonné mes études pour rejoindre ma
mère »). Ses parents s’étaient séparés quand il avait
quatre ans et vivaient dans deux pays différents ; c’est le
père qui avait gardé les enfants et cet homme n’avait pas
vu sa mère jusqu’à sa majorité, à la différence de son
frère aîné à l’égard duquel on peut repérer une discrète
rivalité (« lui, il avait la chance »). La séparation des
parents et la déchirure que cela a impliqué pour cet
homme donnent une coloration particulière à son exil
pendant lequel il expérimente de nouveau la déchirure.
Il n’est donc guère surprenant que la séparation d’avec
sa mère soit l’une des thématiques principales : « C’est
une personne que j’aime le plus au monde, c’est elle qui
d’ailleurs m’a poussé à sacrifier beaucoup de choses,
bon, elle me l’a pas dit, mais moi j’ai pris mes réactions
[sic] parce qu’il fallait que je vienne à son soutien, donc
j’ai abandonné beaucoup de choses » ; où l’on voit
l’ambivalence des sentiments.
Il y a eu un conflit entre la mère et le fils ; elle insistait
pour que son fils se marie, ce qu’il ne voulait pas : « Je
lui ai dit, écoute, moi j’avais... des choses, c’était pour
me débarrasser d’elle, pour qu’elle oublie ces projets,
quoi, parce qu’elle voulait coûte que coûte que je me
marie ; alors, je lui ai dit que je comptais aller à l’exté-
rieur, quoi ; donc, c’était une manière de la tromper,
quoi. » Nous pouvons considérer que nous tenons ici le
motif inconscient du départ du pays natal. Lorsque j’ai
suggéré qu’il avait eu deux motifs de partir, ma sugges-
tion a suscité une vive dénégation de sa part.
L’autre thème important de cet entretien, c’est la diffi-
culté « d’avoir son privé » matériellement représenté par

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PORTRAITS | 111

l’obtention d’un appartement qui lui permette de ne plus


vivre chez son frère aîné marié (lui aussi exilé politique,
mais antérieurement). Cette difficulté à obtenir un
appartement le « bouleverse psychologiquement ». Je fais
l’hypothèse que si ce point est aussi crucial, c’est que
l’appartement symbolise son lieu à lui, indépendamment
du père et de la mère, en dehors du conflit ; l’apparte-
ment est le lieu aconflictuel. C’était ainsi dans son pays
d’origine : il avait bien rejoint ce pays pour être auprès
de sa mère mais ne vivait pas avec elle, qui résidait, elle,
dans un village. C’était sa solution au problème œdipien :
satisfaire le père par sa réussite professionnelle, être
auprès de sa mère, non pas physiquement mais psychi-
quement ; il n’avait donc pas besoin d’une épouse. Il a
demandé la naturalisation : pour avoir son privé ?
Le troisième élément important de cet entretien
s’observe dans le langage de cet homme. Le verbe « obli-
ger » revient près de vingt fois (ainsi que les verbes « fal-
loir » et « devoir »). L’obligation, la contrainte sont
toujours du côté de la France : « Tu es obligé de t’impré-
gner dans cette vie », « tu es obligé de respecter les lois »,
ce qui fait contraste avec « là-bas, tout est permis, y’a
pas de problème ; mais là, c’est pas possible » (il s’agit
du respect des rites de la fête de l’Aïd). Le persécuteur
change de camp : oubliant que le pays d’origine l’a mis
« à zéro », il ne voit plus que les contraintes du pays
d’accueil. Je ne m’en suis rendu compte qu’à l’analyse,
et pendant l’entretien j’ai introduit l’idée de permission
(à propos des transformations). Sont apparues alors la
thématique oser/ne pas oser et celle de « s’intégrer mais
en gardant ses principes » ; nous sommes au cœur de la
question identitaire, où l’on voit les instances du moi et
du surmoi en conflit.
La rencontre suivante incarne la quête et le défi. L’étu-
diant en gestion de vingt-neuf ans que je rencontre est
en France depuis trois ans mais vit en exil depuis vingt-
quatre ans ! Son histoire atypique explique sa quête et
ses origines motivent son défi. Ses parents appartenaient
au premier cercle de l’élite intellectuelle et politique d’un

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112 | TERRE D’ASILE, TERRE DE DEUIL

pays africain (dans les années 1970) mais étaient issus


d’ethnies différentes qui sont entrées en opposition ; la
mère n’a dès lors plus eu la liberté de ses mouvements et
s’est trouvée séparée de son mari et de ses enfants. À la
suite d’un coup d’État, le père a dû quitter son pays et
a emmené ses enfants pour leur sauvegarde ; l’étudiant
est alors un petit garçon de cinq ans, l’aîné des deux
garçons, mais précédé d’une sœur ; il a aussi deux autres
sœurs. Le père, quoique protégé par le Haut-Commissa-
riat aux réfugiés dans le pays d’asile, est assassiné peu
de temps après ; à cette époque la mère a tenté en vain
de revoir ses enfants (il décrit sobrement une scène de
haute intensité dramatique), ce qui ne sera possible
qu’en 1989 et pendant un mois seulement, durant lequel
s’établit une relation intensément œdipienne ; elle
mourra en 1994, sans ses enfants auprès d’elle (« elle
cherche à parler à son enfant, elle n’a pas réussi à dire
quelque chose et elle est morte »). Les frères et sœurs ont
été pris par en charge par le HCR et par quelques reli-
gieux de haut rang ; après une tentative d’enlèvement, ils
ont par prudence été éloignés un peu plus de leur pays
natal. C’est dans ce troisième pays africain que l’étudiant
a séjourné le plus longtemps ; mais la sécurité des réfu-
giés en Afrique n’étant jamais vraiment assurée, il y a eu
de nouveau une période difficile au cours des années
1990. L’étudiant prend alors la décision de venir en
France : « On pense qu’en Europe, c’est plus facile de se
réaliser que dans nos propres pays, tout ce qu’on a vécu
a beaucoup été interrompu. »
Tout ce qu’il dit dans l’entretien montre la quête de
son histoire : « Ce serait vraiment formidable de décou-
vrir le X, de découvrir d’autres membres de famille, qui
sont là-bas, que je ne connais pas, de voir qui, que, qui,
quelle était notre famille, on en parle mais je ne réalise
pas ce que c’est. » Il recherche plus ou moins activement
les gens qui ont connu son père en Europe (des psychana-
lystes entre autres), il rencontre les responsables actuels
au pouvoir dans son pays (lors de leur venue en France)
et découvre qu’ils « s’informent » un peu sur eux, mais

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PORTRAITS | 113

« c’est toujours la surprise de voir : tiens, le petit garçon


de X, il est déjà, oui, oui, il est vivant et rarement
j’affiche un air triste » et de découvrir que le petit garçon
a fait des études brillantes, major à l’entrée de la
meilleure université francophone d’Afrique. C’est là que
réside le défi pour cet homme : en tant qu’héritier de la
famille (je peux dire prince héritier, son père étant d’une
famille royale), il doit se donner les moyens nécessaires,
en particulier par la réussite universitaire, pour un jour
rentrer dans son pays et participer à la vie politique :
« Ça devient très fort en moi, moi je dis qu’il y a une
histoire qui ne nous lâche pas et il faut, je ne peux pas
la contourner, je vais l’assumer, il faut juste se donner
les moyens de bien l’assumer ». Dans le second entretien,
il précise encore à propos de la décision de son père de
quitter le X : « Aujourd’hui que je suis adulte, respon-
sable de moi et indépendant, j’assume cette décision
que j’approuve. »
La finesse et la qualité des réflexions intenses de cet
homme, un certain goût pour la chose « psy » ont produit
un entretien passionnant. Pourtant, ce qui frappe tout
au long des deux entretiens, c’est la force quasi inexpu-
gnable du contre-investissement de l’agressivité, contre-
investissement qui s’appuie sur des lectures religieuses,
en particulier bouddhiques. Il peut dire qu’il serait
« fâché » s’il revoyait ceux qui ont dénigré sa mère, mais
il ajoute : « Je n’ai rien dans mon cœur comme rancœur,
comme rancune. » Il dit encore qu’il est « capable de
[s]’asseoir même avec la personne qui a tué [son] père et
parler » ; suit néanmoins un assez long silence. Il parle
des Nations unies (expression aconflictuelle) plutôt que
du Haut- Commissariat aux réfugiés (qui implique la vio-
lence). Il me faudra dépenser beaucoup d’énergie pour
réussir à lui faire dire ce qui pourrait le mettre en colère,
à savoir l’hypocrisie. Je pense qu’il assure sa survie psy-
chique face à cet excès de réel qui a haché sa vie et
détruit ses objets d’amour par des identifications
héroïques à des apôtres de la non-violence et par des
investissements intellectuels. Une seule fois apparaît en

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114 | TERRE D’ASILE, TERRE DE DEUIL

métaphore la nécessité de « s’armer » pour rentrer au


pays.
Mais il y a aussi une authentique gaîté chez cet homme.
Je l’imaginais, malgré tout, enfant malicieux, ce qu’il me
confirme en disant qu’il tient cela de son père et qu’il a
une réputation de blagueur dans toute la famille. Mais il
admet également que c’est le fruit d’un « travail », trace
du contre-investissement de l’agressivité.
Avec cet ingénieur de quarante-quatre ans, qui venait
d’être responsable politique local, nous voyons pour la
première fois l’urgence de partir pour assurer sa survie :
s’exiler pour ne pas être tué lors d’un coup d’État, fuir
au-delà même des pays limitrophes qui n’assurent pas
non plus la sécurité physique. Bien informé, il voulait
gagner le Canada où la situation réservée aux deman-
deurs d’asile est plus favorable qu’en France. Le choix
de la France s’est fait par défaut et cet homme est l’un
des deux exilés pour qui cette situation particulièrement
difficile – la politique étrangère de la France en Afrique,
qui a préféré soutenir un régime non démocratique pour
sauvegarder des intérêts économiques –, est directement
la raison pour laquelle cet homme a tout perdu : sa fonc-
tion, son statut social, sa famille, son métier. C’est donc
l’OFPRA 1, qui est sous tutelle du ministère des Affaires
étrangères et dont les dysfonctionnements sont notoires,
qui fera l’objet de sa vindicte : « Il faut peut-être dire à
vos chefs de ne pas aller nous créer des problèmes chez
nous, qu’on ne vienne pas nous créer des, des, des, des,
des, que vous nous mettiez pas dans ces situations inhu-
maines. » C’est la lutte « de l’argent et des armes » contre
« les rêves » : « Vous êtes obligé de subir » ; « avec toutes
ces richesses, il n’est pas normal qu’on, on retrouve des
gens en exil, qu’il y ait cette misère et tout, c’est inadmis-
sible, c’est inadmissible ». Le bon objet est représenté
par l’association France terre d’asile, par la « France
plurielle ».

1. Office français de protection des réfugiés et apatrides.

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PORTRAITS | 115

Le thème dominant est celui de la perte du statut


social, probablement d’autant plus pénible qu’elle est
brutale et qu’on peut deviner chez cet homme des repré-
sentations grandioses plus ou moins inconscientes dans le
choix de certains termes (« construire une pyramide »)
ou la mention de situations valorisantes (rencontre avec
Chirac, Juppé). Le ton, très défendu, ressemble assez
souvent à un discours d’homme politique qui voudrait
me convaincre. Cet homme m’a émue par l’énergie qu’il
continue à dépenser pour défendre ce statut (vêtements,
nature des commentaires, préoccupations, activités : il
arrivait d’une séance à l’Assemblée nationale). Il se
défend par l’agir ; en terme de stratégie d’ajustement, il
est centré sur le problème ; nous sommes dans le registre
du « il faut » : « il faut sauver la vie », « il faut partir »,
« il faut braver la peur », « il faut y aller », « ne pas faire
passer ce message [de la peur] dans son subconscient : je
barre, ça ne doit pas passer », « il faut se blinder le
moral », « ces efforts qu’on fait pour ne pas tomber ».
Le masque tombera après la fin de l’enregistrement ; à
ce moment-là, il se « défait » un peu et me demande des
conseils dans le registre du coaching.
L’aspect défensif du discours (qui se manifeste, par
exemple, par l’emploi de « on ») s’est un peu apaisé
quand nous avons abordé la question de la famille, qu’il
n’a pas vue depuis deux ans et demi. Il attendait beau-
coup du regroupement familial en cours, ayant laissé
dans son pays son épouse et trois enfants ; la dernière est
née après son départ et il a été très ému durant l’entre-
tien quand il a évoqué la première fois où il avait entendu
la voix de cette enfant au téléphone. Il a laissé transpa-
raître un sentiment de culpabilité envers ses proches.
Le récit du militant politique nous donne une idée de
ce que peut avoir de déshumanisant l’expérience de
l’exil, particulièrement la période de l’errance. C’est le
plus jeune du groupe (vingt-huit ans) et il n’a aucune
expérience de l’étranger, ni même du voyage puisqu’il
explique qu’il connaît mal son propre pays. Il lui a fallu
deux mois pour arriver en France ; il venait de se rétablir

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116 | TERRE D’ASILE, TERRE DE DEUIL

d’un séjour en prison où il avait été violenté (torturé ?).


Le voyage a été déshumanisant : « Tu peux passer des
jours sans parler à quelqu’un [...] quand tu penses que
tu étais chez toi, c’est-à-dire, je n’étais pas un prince
[...] mais on me connaissait quand même [...] je me sen-
tais libre, un homme libre, j’étais, je suis pauvre mais je
me sentais un homme [...] et maintenant quand tu te
trouves à l’étranger, tu n’es pas dans cette condition [...]
tu perds ta dignité, quand tu passes comme un chien. »
L’arrivée en France ne serait guère un soulagement :
il aura beaucoup de mal à trouver un lieu d’accueil, car
il est rejeté en termes durs par la femme d’un ami qui,
lui, voulait bien l’accueillir. Le vécu d’abandon,
d’impuissance et de rejet est très important, la dépres-
sion manifeste. Un jour, il dit à un interlocuteur
d’Amnesty International : « Je vais crever. » C’est alors
qu’il rencontre une psychiatre bénévole de Médecins du
monde : la figure salvatrice (« c’est un ange »), évidente
figure maternelle dont l’attention et les soins lui per-
mettent de sortir de sa dépression : « Maintenant, je com-
mençais à dormir, je commençais à manger parce que j’ai
vraiment senti pour trouver une personne à qui parler. »
L’exil avait répété ce qui s’était passé après la mort de
sa mère, qui avait joué un grand rôle dans sa vie et qu’il
n’avait jamais quittée : « Tout est devenu zéro pour
moi. » Il donne l’impression d’une régression infantile
considérable due à l’Hilflosigkeit, qui a peut-être ali-
menté une certaine passivité quelque temps, jusqu’à la
rencontre avec la « dame très gentille ». C’est un des
hommes qui se diront transformés par l’exil. Lui
indique : « J’ai enlevé l’orgueil. » D’autres éléments per-
mettent de faire l’hypothèse de traits narcissiques, ce
qu’il indiquerait aussi par l’orgueil.
Mais il ne rêve que d’une seule chose : retourner dans
son pays : « Donc moi, je suis dans ce rêve total ; un
jour, je me retournerai chez moi [...]. Je vis dans ce rêve-
là comme un enfant qui attend sa maman, qui est partie
au marché. »

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PORTRAITS | 117

L’ingénieur hydraulicien de trente-trois ans est le


second exilé qui a préparé son exil (environ deux ans).
Le contexte n’est pas celui de violence physique mais de
dictature idéologique, ce qui fait que vous perdez votre
travail et vous risquez la prison dès que vous n’êtes pas
d’accord : « Du moment qu’on n’est pas d’accord avec
quelque chose, ça y est, moi j’étais expulsé de mon pre-
mier boulot. » C’est aussi un exil sans phase d’errance
puisqu’il est arrivé en avion et a d’emblée été accueilli
par un ami.
Il pense donc à l’exil, mais dès la première phrase
prend une position passive : « On a été poussé à ne pas
être d’accord avec beaucoup de choses qui se passent là-
bas » (c’est moi qui souligne). Son récit est intéressant
parce qu’il montre un contenu manifeste : la lutte contre
la dictature idéologique, ses effets sur la pensée (« j’ai
horreur d’être obligé à dire oui tout le temps, même si
on ne croit pas à ce qu’on dit », « le système a semé la
peur entre tout le monde ») et sur la vie (« y’a pas
d’avenir »). Mais son récit laisse transparaître, sans
grande dissimulation, un contenu latent : le conflit œdi-
pien. Les parents sont séparés ; il vivait chez sa mère et
voyait régulièrement son père avec qui il avait « une très
bonne relation ». Mais son père est un militaire de haut
rang qui a servi le régime que son fils conteste : « Pour
lui, c’était très dur [...] je ne lui racontais pas trop non
plus pour deux choses : pour qu’il s’inquiète pas et aussi
pour pas qu’il se mêle, parce que je pensais qu’il aurait
peut-être essayé de m’aider et ça, de toute façon, ça
aurait pas marché et ça aurait été pire pour moi, pour
lui aussi. » Sa mère « a très bien compris tout » ; « elle
m’a même aidé à partir ». Cet ingénieur devait partir
dans un pays très proche où l’accueil des exilés est faci-
lité, sorte de compromis dans le dégagement œdipien ;
mais ce choix comportait un trop grand danger physique
et sa mère, comme dans le jugement de Salomon, a insisté
pour qu’il abandonne ce projet : le perdre mais le
garder vivant.

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118 | TERRE D’ASILE, TERRE DE DEUIL

Il dit avoir changé depuis cet exil ; il se dit plus res-


ponsable et plus mûr, ajoutant qu’il ne sait pas si cela
tient à l’âge ou à l’exil, et il rit. Nous retrouvons là le
contenu manifeste de l’exil et le contenu latent du conflit
œdipien. Il insiste sur le caractère positif des change-
ments ; sa famille lui avait recommandé de ne pas
prendre le mauvais chemin : « Je vais essayer de ne pas
prendre le mauvais chemin. » Et j’ajouterais : comme il
l’avait pris dans son pays d’origine, par rapport au choix
du père. Il dit encore : « Quand c’est une bonne personne
du départ, quand elle a vécu une expérience comme celle-
là que j’ai vécue, elle devient meilleure » ; « quand on a
vécu la séparation, quand on a commencé à vivre tout
seul [...] on devient meilleur » ; « maintenant, il y a un
équilibre qui se fait en moi ». Il a retrouvé des figures
paternelles dans l’exil, l’avocat qui l’a aidé pour l’obten-
tion de son statut et l’ami qui l’a accueilli : « Mon ami,
bien sûr, c’est lui qui m’a appris à vivre ici. » Mais si
l’exil semble avoir apaisé le conflit inconscient avec le
père, à 8 000 kilomètres de la figure maternelle, le choix
amoureux se révèle difficile. Il trouve les Françaises trop
indépendantes : « On sent un petit peu froid la relation,
un peu froid la relation, on est habitué à être plus en
contact. » Son mécanisme de défense est la généralisation
par le « on » mais, en même temps, il sent que quelque
chose ne va pas dans son raisonnement parce que son ami
qui vient du même pays que lui a épousé une Française et
ça se passe très bien.
Ce récit d’exil est aussi intéressant en ce qu’il nous
montre la souffrance face à une vie qui se déroule sans
vous : « C’est pas seulement quand on perd quelqu’un
[le grand-père], même quand il y a quelqu’un qui vient
[sa nièce vient d’avoir une fille] [...] c’est une autre vie
qui est arrivée ; il y a une barrière au milieu [...] c’est
une impuissance qu’on sent, qu’on ne peut pas faire, on
peut pas participer, on peut pas être là, on peut pas. »
Je précise alors : la vie de la famille qui se passe sans
vous, et il ajoute : « Hum, hum, et ma vie à moi qui se
déroule sans eux. » Je pense que cet ingénieur dit de

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PORTRAITS | 119

manière explicite ce qui se trouve être l’une des


constantes de ces récits et que je formule provisoirement
comme suit : les autres me manquent, mais je manque
aussi aux autres, ce qui ne se retrouve pas dans le deuil.
Avant de présenter le militant syndical, je voudrais
donner quelques éléments sur le pays dont il vient parce
que son récit pose tout le problème de savoir ce qui
constitue la réaction normale à une situation anormale et
ce qui constitue une réaction pathologique. Par euphé-
misme, je dirais que son pays connaît un régime peu sym-
pathique, qui pratique la discrimination raciale non dans
les lois mais dans les faits, de sorte que les membres de
la communauté qui n’a pas le pouvoir sont constamment
en butte à toutes sortes de tracasseries policières et admi-
nistratives, d’interdictions de fait (éducation, métier) ou
de déplacements autoritaires ; en outre, c’est un régime
persécuteur qui ne lâche pas ses victimes, c’est-à-dire
qu’il peut les empêcher de sortir du territoire ou les
poursuivre en territoire étranger. Dans ces conditions, il
est difficile d’apprécier le caractère paranoïaque de tel
ou tel propos.
Cependant, je pense qu’il existe chez cet homme une
symptomatologie maniaque au sein d’une organisation en
faux-self. Il s’est organisé une identité autour de son
engagement politique et syndical. À mon commentaire :
vous étiez toujours engagé ? il répond : « Absolument,
absolument, absolument, absolument, absolument,
jusqu’à preuve du contraire et jusqu’à maintenant. »
J’aurai énormément de mal à casser son discours poli-
tique, où perce un moi grandiose. Il y a une sorte d’exa-
gération, mieux, d’exaspération dans son combat
politique qui a fini par le couper de sa propre commu-
nauté : « Tu es indexé, tu es pestiféré [...] mes proches
qui me parlent, qui me changent de langage, c’est
quelque chose de chaotique, de catastrophique. » Je
pense que c’est ce rejet de sa communauté qui provoque
son départ ; c’est le troisième exilé qui a organisé son
départ ; il n’y a pas un élément de plus dans les tracasse-
ries imputables au régime ; la persécution est des deux

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120 | TERRE D’ASILE, TERRE DE DEUIL

côtés : « Je suis laissé à moi-même, il faut chercher à me


sauver. » Le ton plein d’emphase, le débit de paroles,
ainsi que les craquées verbales indiquent l’épisode hypo-
maniaque.
Il lui est difficile d’entrer dans le temps de la réflexion
et il y a beaucoup d’agirs (il s’est d’ailleurs fait mettre à
la porte d’un foyer parce qu’il faisait « le malin »). Il
s’est passé plus de choses hors enregistrement que pen-
dant l’enregistrement ! Il a commencé par demander à
boire : comme je ne lui proposais pas d’alcool, il s’est
presque fâché ; ensuite, il a tenté de savoir beaucoup de
choses sur ma vie privée, sur l’existence d’un mari qui
pourrait arriver. Ensuite, c’est moi qui ai agi en lui pro-
posant un médicament car il était très enrhumé. C’est le
symptôme qui a servi de prétexte pour suspendre l’entre-
tien, à notre soulagement réciproque probablement. Il a
essayé de me laisser sa photo (comme il l’a fait avec une
personne de France terre d’asile). Une semaine plus
tard, nous avons repris l’entretien et la tonalité
maniaque avait presque disparu. Mais il essaie, hors
enregistrement, de m’enrôler dans son engagement
politique.
C’est dans les dernières minutes de l’entretien que
j’apprends des éléments cruciaux de son histoire qui
éclairent ses difficultés visiblement anciennes, puisqu’il
a été « un peu perturbé dans [son] enfance » ; on disait
qu’il était « le diable ». Il a eu « une vie un peu compli-
quée, bizarre ». Ses parents se sont séparés un mois
avant sa naissance, plus précisément leur naissance, car
il a une sœur jumelle. Mais c’est le père et une belle-mère
qui élèvent les enfants. « Moi, je connais pas maman en
réalité [...] en réalité, il me manque l’affection mater-
nelle puisque je n’ai rien connu de ma vraie mère [...]
elle me disait rien d’ailleurs [...] je la connaissais pas,
c’est un non-événement pour moi, c’est pas important ;
en réalité, c’est assez important mais sa mort m’a touché
puisque je l’ai fait revenir [après le veuvage de la mère],
j’ai vu, j’ai commencé à sentir ce que vaut une mère [...]
il m’arrive de temps en temps de penser encore à cette

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PORTRAITS | 121

mère parce que c’est une maman extraordinaire, géné-


reuse, une femme formidable, très humaine ; elle est
capable de nous priver de choses et de les donner aux
autres, elle est extraordinaire [...] puis elle attend rien
de toi, ça c’est sa force. » Portrait où l’ambivalence
explose. Pour ajouter au malheur, il dit, comme si de
rien n’était, qu’il a été père une première fois et c’étaient
des jumeaux « nés morts »... Il a deux filles à qui il
semble très attaché et qui ont probablement une valeur
narcissique pour lui. Rétrospectivement, ses « je me fous
de tout » sonnent autrement, tout comme : « On mutilait
mon salaire et moi, je m’en fous, comme je travaille, je
m’en foutais ; à la fin, je me retrouvais avec rien, je
m’en fous. »
Ces grandes difficultés, la souffrance d’être « entre
trois maisons » (celles des deux grands-mères et celle du
père) rendent redoutable le fait de se retrouver entre
deux pays. Dans son propos, il oscille constamment entre
adopter des habitudes occidentales, en allant jusqu’à la
transgression (mais il critique vertement les Africains de
France qui ne sont, selon lui, ni français ni africains), et
conserver sa culture, sa religion musulmane. Il prône « la
symbiose des deux » mais n’y arrive pas. Il envisage de
partir pour Strasbourg où il avait rencontré une dame
qui s’était montrée bienveillante à son égard.
Le professeur de lycée que je rencontre ensuite est un
homme de quarante-quatre ans réservé et économe dans
ses propos. Sa situation est exceptionnelle à deux titres :
il a vécu une première période d’exil de dix années dans
un pays limitrophe de sa patrie et il est le seul à devoir
s’exiler, non pour ce qu’il a fait mais pour ce qu’il est.
En effet, quoique l’ethnie à laquelle il appartient fasse
l’objet de conduites discriminatoires, cela ne l’avait pas
poussé à s’engager dans la lutte politique jusqu’au jour
où il a été déporté en raison de son appartenance raciale,
en étant évidemment dépouillé de tout (argent, biens,
papiers d’identité). D’où le sentiment d’injustice et
d’incompréhension qui s’accompagne encore, onze ans
après, de mouvements violents en début d’entretien :

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122 | TERRE D’ASILE, TERRE DE DEUIL

« C’est une injustice qui, qui, qui [bredouille] qu’il est


im, impossible de décrire parce que vraiment je, je [bre-
douille] le jour où on s’est retrouvé de l’autre côté du
fleuve, c’est, c’est presque le monde à l’envers. » Et en
fin d’entretien : « C’est injuste qu’on me fasse subir cette
situation, c’est pas normal [...] qu’est-ce que j’ai fait
pour mériter tout ça et puis comment m’en sortir ? Donc,
c’est un questionnement perpétuel. »
Cette protestation est, à mon sens, ravivée par les dif-
ficultés d’intégration en France (trouver un travail). En
fait, il y a eu deux « déchirures ». La première, subie,
quand son gouvernement a déporté massivement des
populations ; la seconde, choisie-subie, quand il a pris la
décision de quitter le premier pays d’accueil où il n’était
plus tout à fait en sécurité, cette fois en raison des enga-
gements politiques qu’il avait pris à la suite de sa dépor-
tation : « J’ai été obligé de laisser mon épouse, de laisser
mes enfants, tout seuls dans un environnement assez
difficile. »
En réalité, cet exilé a fait un travail sur lui exception-
nel ; il est de ceux qui ont pu élaborer quelque chose de
cette expérience difficile, mais rappelons qu’il a plus de
dix ans de recul. Voici ce qu’il va me dire : « La déporta-
tion m’a été utile, parce que surtout au niveau de la
connaissance des hommes, des rapports ; là je me dis, si
j’avais pas été déporté, j’aurais pas pu percevoir comme
je le fais aujourd’hui ; ça m’a beaucoup, vraiment ça a
été une école pour moi ; j’aurais peut-être été moins
ouvert et je comprendrais moins les gens ; mais durant
cette période, je sais que ça m’a construit, vraiment
c’est, c’est, c’est une construction ; ça m’a beaucoup aidé
à m’améliorer [...] d’abord à me connaître moi-même, à
connaître les autres [...] je suis devenu une autre per-
sonne. » Quand je reprends en parlant de changement
important, il me reprend en disant : « Non, j’ai dit que
ça a été une épreuve décisive dans la formation de ma
personnalité », ce qui souligne qu’il ne s’agit pas d’un
simple changement superficiel, d’une adaptation, mais
bien d’un remaniement identitaire.

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PORTRAITS | 123

Cet intense travail d’élaboration ne le protège pas des


conflits entre deux cultures : ne pas « copier » (ce qui
serait une adaptation sociale factice) et résister à la tenta-
tion : manger des aliments interdits, désirs libidinaux
très discrètement évoqués : « Si je me retiens, c’est tout
simplement parce qu’il y a un passé qui fait que j’ai un
[mot incompréhensible]. » Il y a aussi les souffrances
liées à l’absence d’un travail en rapport avec sa forma-
tion, « comme si j’étais analphabète ». Comme d’autres
hommes, il se plaint de la situation de dépendance
(régression infantile contrainte) qui résulte de l’interdic-
tion de travailler et qui dévalorise sa fonction paternelle,
alors qu’il avait été le chef du camp de réfugiés précé-
demment. Lorsque je commente en disant : comme un
enfant qui dépend des autres, il me répond : « C’est plus
que ça parce que l’enfant n’a pas ce sentiment de
dépendre de l’autre alors que moi je sais ce que c’est. »
Perce ici un sentiment de honte, déjà sensible dans la
perception de lui-même comme analphabète.
Il y a un désir puissant d’être aimé et compris chez ce
conseiller pédagogique et grand joueur de football. Le
désir d’être bien compris est en lien direct avec une
condamnation à la prison pour délit d’opinion, condam-
nation qu’il ne comprend pas : « Qu’est-ce que j’ai fait ?
Est-ce que ça mérite ça ?, on a vraiment un gouverne-
ment qui comprend les choses mal ». Et il ajoute : « C’est
la colère de vivre avec des gens qui considèrent, ils ne
donnent pas une importance pour l’être humain, ils ne
veulent pas réfléchir, ils ne veulent pas être libres, ils ne
veulent que la personne doit être guidée, voilà. » Et il
dira encore superbement : « On a une langue, on a des
oreilles pour les utiliser [...] il [le gouvernement] peut ne
pas me donner à manger mais laissez-moi parler, laissez-
moi réfléchir ; vraiment, c’est une humiliation pour l’être
humain. » Cet ancien instituteur de quarante-sept ans
dira encore le bonheur de passer des heures en biblio-
thèque ou d’écouter les journalistes poser librement des
questions aux hommes politiques ; il dira aussi sa souf-
france d’avoir été contraint d’abandonner l’enseigne-

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124 | TERRE D’ASILE, TERRE DE DEUIL

ment après dix-huit ans d’exercice : « J’ai pris mon


cartable, je l’ai mis dans un coin [...] j’ai pleuré », situa-
tion d’autant plus absurde que son gouvernement l’avait
d’abord sélectionné dans le cadre de la coopération inter-
nationale en matière d’éducation dans un pays du Golfe.
Il a le souci constant de ne pas faire de mal, d’affirmer
son amour pour les autres : « J’aime les enfants », « j’ai
des bonnes relations avec tout le monde », « je répète que
vraiment je n’ai jamais détesté quelqu’un, j’ai jamais fait
un mal à quelqu’un », « je suis très sociable », « j’ai
essayé de tout faire pour leur plaire ». L’entretien
contient une surabondance des formes du verbe
« aimer ». Il est vrai qu’il est d’un contact agréable et
chaleureux. Est-ce que ce contre-investissement de
l’agressivité découle de sa condamnation ? Il y a un senti-
ment de culpabilité puissant chez cet homme, en particu-
lier vis-à-vis de sa famille proche : enfants (en particulier
ses deux fils), épouse mais aussi parents ; la relation est
ambivalente envers ses deux frères (« ils m’ont relâché
[sic] mais ils ont été très crispés »). Je fais l’hypothèse
que son sentiment de culpabilité a aussi des motivations
inconscientes : il vient d’une famille très pauvre, ses
parents sont analphabètes ; son intelligence lui a permis
d’accomplir une ascension sociale et de venir en aide à
sa famille ; à certains moments transparaît une image un
peu grandiose. Je fais l’hypothèse que cette condamna-
tion arrive comme la punition (inconsciente) pour cette
ascension sociale, à présent réduite à néant.
Je mets en rapport la représentation un peu grandiose
qu’il a parfois de lui-même avec le lien à sa mère :
« J’étais très proche d’elle, j’étais comme une fille pour
elle, j’étais comme un garçon, malgré qu’elle a des filles
et des garçons, mais je suis bien avec elle ; jamais je ne
rentre chez moi avant d’aller chez ma mère pour la voir,
pour parler avec elle, pour discuter avec elle, pour lui
donner n’importe quel service. » Quand, au second
entretien, je propose : « Voulez-vous ajouter quelque
chose sur votre place de père ? » Il répond : « Non, sur-
tout sur ma place de fils aussi, avec ma maman et tout ;

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PORTRAITS | 125

elle dit qu’elle me considère comme sa fille, sa mère, sa,


son fils, elle me confie parce que vraiment je l’aime, je
l’aide ; voilà, je suis toujours à son secours. » Il est
l’objet phallique de sa mère (comme Freud avait été le
« Sigi en or » de la sienne) et sa condamnation suivie de
l’exil le châtre de cette position. Avant l’exil en France,
il a été exilé trois années en Afrique australe ; une peur
persistante et le sentiment d’abandon (sa femme et ses
enfants étaient rentrés dans le pays d’origine) ont fait
plonger cet homme dans une dépression sévère avec des
troubles somatiques majeurs (insomnies graves, amaigris-
sement sévère). Dès son arrivée en France, la sécurité
retrouvée et un moins grand éloignement de sa famille lui
permettent de sortir de sa dépression.
Ce portrait ne rend pas bien compte du travail psy-
chique accompli par cet homme pendant cet exil. En voici
un exemple, dans ce propos qu’il tient au moment d’évo-
quer les changements de comportement, décrivant la
manière dont il se contrôle : « Pour que les choses
s’arrêtent de toi-même, tu te formes à l’intérieur, à l’inté-
rieur de toi-même, aucun ne te voit. » Propos qui en
termes non académiques décrit admirablement la forma-
tion du Surmoi, en la circonstance le remaniement de
cette instance. Il décrit bien aussi l’avidité orale de cer-
tains réfugiés qui réclament toujours quelque chose et le
mauvais contrôle pulsionnel face aux frustrations.
En dépit de meilleures conditions apparentes – pas de
violence physique (quelques heures d’emprisonnement),
pas d’errance et une obtention exceptionnellement rapide
du statut de réfugié (délai de trois mois) grâce au soutien
d’Amnesty International –, l’assistant de justice dont je
vais parler à présent donne un entretien à la tonalité
doloriste, plutôt dans la plainte, peu fréquente dans
l’ensemble des entretiens. C’est l’exilé dont le séjour en
France est le plus bref : onze mois. Cet entretien est donc
intéressant pour nous permettre d’apprécier le poids des
événements externes sur la réalité psychique interne ; les
facteurs favorables cités semblent sans effet sur le pro-
cessus psychique : « L’exil, c’est une situation qui ruine

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126 | TERRE D’ASILE, TERRE DE DEUIL

l’individu, c’est une situation de ruine où tu n’es plus


rien, tu n’es plus considéré comme, euh, tu es considéré
comme une personne mais la valeur que tu avais là, cette
valeur-là, tu l’as perdue, tu l’as perdue, il faut se battre
pour recommencer tout. » À trente-trois ans, il se
retrouve en France parce qu’il était le président de la
section d’Amnesty International dans son pays, que cette
association avait publié un rapport très dur sur la viola-
tion des droits de l’homme dans ce pays et que les gouver-
nants s’en sont pris aux représentants locaux de
l’association, qui ont tous dû s’exiler. Il est le second
exilé à être une victime, indirecte cette fois-ci, de la poli-
tique étrangère de la France qui soutient ce régime non
démocratique. Comme l’autre exilé concerné par la poli-
tique étrangère de la France, notre pays n’était pas son
premier choix : il voulait aller en Suisse, car il pensait
que sa sécurité ne serait pas assurée en France.
Cet exil l’a désorganisé : « Je ne me retrouvais pas du
tout », ce qui se ressent dans l’entretien. Mais, en même
temps, si je soutiens son identité professionnelle en insis-
tant sur les compétences et l’expérience définitivement
acquises, il peut se ressaisir et émerger d’une sorte de
déréliction. Mais il y revient rapidement : « C’est comme
si on est abandonné. » Après l’obtention de son statut, il
s’est senti abandonné ; à quoi s’ajoute la thématique :
« Je ne suis plus rien, je ne suis plus rien », « malgré que
tu aies le statut de réfugié, tu n’es rien du tout ici en
France, « tout ce que tu avais là, c’est devenu rien, c’est
zéro », alors qu’il pense pouvoir et devoir être utile à son
pays d’origine. Son statut, obtenu rapidement, et l’auto-
risation de travailler qui en découle ne semblent pas
avoir soutenu cet exilé. La difficulté à trouver du travail
(« on ne fait pas de distinction, qui a été à l’école, qui
n’a pas été à l’école, qui a des diplômes, qui n’a pas de
diplômes ») accentue le sentiment de rejet. À quoi
s’ajoute une impression d’irrespect, née de la différence
des règles de courtoisie : « son » secrétaire général
d’Amnesty International, exilé comme lui, l’appelle à
présent par son prénom et non plus en lui donnant du

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PORTRAITS | 127

« Monsieur le président », ce qui constitue une blessure


narcissique mais, dit-il, « on commence par s’habituer,
bon ça va aller ».
En fait, cet homme a dû vivre successivement la mort
brutale de sa mère (« décédée par envoûtement ») l’année
où il passe son baccalauréat : « C’était très terrible,
c’était très difficile. » La dépression est telle qu’il quitte
le lycée, et il faut l’insistance du censeur et du professeur
de philosophie pour qu’il reprenne ses études. L’année
où il commence à travailler, son père meurt ; il se marie,
sa femme est enceinte et cinq mois après son mariage il
est contraint à l’exil (« on a même pas eu le temps de
goûter à ce plaisir »), ce qui l’empêche de connaître sa
petite fille. C’est comme s’il s’épuisait dans ces pertes
successives, qui accentuent l’impression de tout devoir
recommencer à zéro, expression qui revient de manière
lancinante.
Avec le diplômé en biologie, nous rencontrons le
second exilé à avoir connu une période d’errance terri-
blement éprouvante, plus longue encore que celle du mili-
tant politique : « Je ne veux pas vous raconter quand
même [...] une année qui n’est pas oubliable durant ma
vie », « c’était l’angoisse totale, c’était l’angoisse totale,
c’était difficile, c’était difficile, c’était difficile, c’était
dur, c’était dur, c’était dur. » À vingt-neuf ans il quitte
son pays pour échapper à une accusation de meurtre et
commence un voyage, souvent à pied, qui le mène
d’Afrique équatoriale au Maghreb, sans expérience anté-
rieure de l’étranger ; je devine la faim, la soif, la solitude
(« y’avait ce rideau entre vous et les autres », « j’ai senti
un très, très grand vide »), l’absence d’hygiène ; il pré-
cise aussi la difficulté à accomplir les rites de sa religion.
Même expérience déshumanisante que pour le militant
syndical mais avec des rencontres salvatrices : une
famille paysanne d’un pays limitrophe, en particulier « le
père de famille » qui accueille l’errant qu’il est comme
un fils. Je ne sais pas s’il faut rapporter à cette terrible
expérience une formulation étrange qu’il a quand nous
parlons de la mort de son père : « Je pense à lui parce

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128 | TERRE D’ASILE, TERRE DE DEUIL

qu’il est mort après moi... » À mon interrogation, il


répond qu’il veut dire que lui n’était pas présent au vil-
lage quand son père est mort ; son père est mort avant
qu’il quitte le pays et connaisse l’errance ; je ne sais quel
fantasme se condense derrière cette expression étrange.
Je dois en effet préciser qu’au cours d’affrontements
il a perdu et son père et son frère aîné, ce qui fait de lui
le chef de famille, d’où un sentiment aigu de sa responsa-
bilité : « Qui dit chef de famille, doit s’occuper de la
famille, encadrer ses enfants, encadrer ses frères et
sœurs afin qu’ils deviennent aussi quelque chose, moi,
c’est ça mon objectif. » La puissance patriarcale perce
dans son discours. Il insiste aussi beaucoup sur l’indé-
pendance et l’autonomie : « Si l’individu arrive quand
même, si une population, si une famille arrive quand
même à être plus ou moins autonome et indépendante...
est beaucoup plus intéressante que d’être dépendante. »
Il est vrai que sa situation présente est tout le contraire
de l’indépendance et de l’autonomie, et entrave l’exercice
de son autorité de chef de famille ; le retour au pays
serait « un soulagement ».
Il est un de ceux qui se diront profondément changés
par l’exil : plus ouvert aux autres (il se décrit comme
égoïste antérieurement), « moins énervé », c’est-à-dire
qu’il supporte bien mieux les frustrations, plus respon-
sable, plus dynamique mais toujours aussi lent ! (« mais
tout ce que je peux faire est parfait »), et c’est exacte-
ment ainsi qu’il est durant l’entretien... sa lenteur lui
permettant d’exercer une certaine emprise.
L’ingénieur agrobiologiste, par son côté volontariste –
« il faut bouger, il faut être dynamique pour trouver une
solution positif », « je parle tout le temps positif en
famille », « je suis tout le temps dynamique, les contacts
avec les associations » –, évoque le même fonctionnement
psychique que le responsable politique local, mais il ne
réussit pas à cacher sa détresse : « Quelquefois difficile,
ça m’ennuie quelquefois, parce que difficile. » Toutes les
difficultés viennent, selon lui, de l’impossibilité à exercer
son métier. Il en présente l’exercice dans son pays d’ori-

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PORTRAITS | 129

gine comme « une période très, très, très chérie, très


aimable », mais il a aussi parlé d’études de médecine,
entreprises pour échapper à l’armée.
Il a beaucoup plus parlé d’une activité de loisir qui
lui prenait beaucoup de temps : chanteur, il donnait des
concerts et se déplaçait dans son pays avec un orchestre ;
cela lui avait permis d’échapper au service militaire pen-
dant une période de guerre, car il donnait des concerts
dans les casernes ; mais c’est bien cette activité qui lui
vaut de devoir partir en exil puisque le régime qui prend
ensuite le pouvoir dans son pays a des choix idéologiques
radicaux et condamne toute activité de loisir au nom de
principes religieux ; d’autres membres de son orchestre
ont été arrêtés.
Il réussit bien à reconnaître que la sécurité physique
a fait disparaître la peur, que certes « on a donné [perdu]
le temps mais on a gagné la vie », mais la nécessité de
devoir travailler revient de manière obsédante : « Je suis
un homme, je travaille [...] sans travail, c’est pas
logique. » Mais il trouve très dur de ne pas pouvoir exer-
cer son métier d’ingénieur : « Il faut commencer de zéro,
tout est différent, tout est différent. » J’ai appris, par
ailleurs, que le centre d’accueil où il réside lui avait déjà
trouvé plusieurs emplois mais qu’il n’arrive pas à y
rester. La perte du statut social pour ce fils de banquier
semble insupportable et insurmontable.
Il s’est exilé avec sa femme enceinte et son fils ; un
second fils est né en France. Mais il ne semble pas trou-
ver d’étayage psychique de ce côté-là, plutôt une bles-
sure : sa femme et son fils aîné maîtrisent bien le français
à présent. Il rapporte les propos des autres exilés de son
pays qui lui disent : « Tu es heureux parce que tu as la
femme avec toi et les enfants. » Et il me le répète pour
essayer d’y croire : « Je suis d’accord parce qu’avec ma
femme et mes enfants, on s’amuse, on se tient bien, à
l’école, chercher les enfants à la crèche, des courses,
faire des courses avec les enfants, comme ça, vraiment,
nous sommes heureux », mais il est pathétique tant ça
sonne faux.

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130 | TERRE D’ASILE, TERRE DE DEUIL

Je n’ai pas réussi à avoir une représentation claire de


son histoire et de son fonctionnement psychique. J’y vois
deux raisons : sa capacité à parler le français (appris au
Lycée français de son pays) est non négligeable mais pas
suffisante pour ce type d’entretien ; par ailleurs, je pense
qu’il a souvent mis en œuvre des restrictions mentales.
Quand j’ai commencé à enregistrer, il s’est inquiété, j’ai
donc dû ré-expliquer et lui ai de nouveau demandé
l’autorisation. Je pense aussi qu’il a eu très peur pendant
les années où son pays a connu la guerre (il décrit très
bien la peur des roquettes), durant lesquelles, en âge de
porter les armes, il a visiblement tout fait pour échapper
à l’engagement au front. Je fais l’hypothèse qu’il a une
image inconsciente de lui-même assez dégradée et qu’il
essaie de restaurer cette image par la recherche d’un
métier valorisant.
Le haut fonctionnaire que je rencontre enfin donne
deux entretiens d’une grande richesse. Cet homme de
quarante-sept ans, qui se trouve donc être avec le
conseiller pédagogique le plus âgé des exilés, est capable
d’analyses fines et pertinentes ; il semble assez à l’aise
avec lui-même pour laisser passer des pensées négatives
(ce qu’aucun autre exilé n’a pu se permettre). Ainsi, il
peut dire que l’exil l’a rendu à la fois plus individualiste
et plus solidaire ; il dit encore que ça l’a durci ; il peut
aussi faire état d’un différend avec France terre d’asile.
De même, quand je l’ai rappelé pour proposer le second
entretien, il a pu verbaliser une discrète ambivalence
puis décider de venir, alors que d’autres exilés se sont
arrangés pour n’avoir pas à me dire non après m’avoir
dit oui. Quand la situation est source d’angoisse poten-
tielle, il est tenté d’utiliser la généralisation (« on »), mais
il se reprend et peut dire « je ». Il utilise également ce
mécanisme quand il parle des effets de l’exil sur la struc-
ture familiale africaine (« une déflagration »), mais il est,
à mon avis, conscient du fait qu’il parle de sa propre
famille, ce qui d’ailleurs lui fait perdre le fil de sa pensée.
Comme l’étudiant en gestion, il peut s’offrir de vrais rires
et il est le seul exilé à pouvoir faire preuve d’humour, en

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PORTRAITS | 131

particulier quand il parle du changement dans le train de


vie de la famille. Je dirai donc qu’il présente la meilleure
organisation névrotique de ce groupe d’exilés.
À la suite d’un coup d’État dans son pays, il s’est
trouvé dans l’impossibilité de retourner dans celui-ci, qui
ne s’est pas contenté de « l’abandonner » dans le pays où
il était en poste mais qui, ensuite, l’a pourchassé dans le
pays africain limitrophe du sien où il avait d’abord
trouvé refuge. Après un emprisonnement auquel l’inter-
vention du HCR a mis fin, il a pris la décision de s’exiler
en France avec sa famille (une épouse et trois enfants).
L’exil s’est déroulé dans de bonnes conditions maté-
rielles, même si certains de ses biens restent séquestrés
dans son pays d’origine.
Cet entretien est donc intéressant parce que nous
sommes devant une situation épurée de tous les facteurs
supposés aggravants – peu de violence physique, pas de
misère matérielle, pas d’errance, pas de solitude – et que
nous trouvons un facteur supposé facilitateur : l’habi-
tude du changement (« Par le métier, on a l’habitude du
changement »). Il est clair que cet homme sait d’emblée
distinguer l’accessoire de l’essentiel, qu’il n’est pas dans
l’illusion que le retour au pays arrangerait tout – il faut
dire que des violences ethniques ont décimé son réseau
social et une partie de sa famille – et qu’il sait très bien
analyser les effets pervers de la politique d’accueil des
exilés en France.
Il envisage très sérieusement la naturalisation, pour
lui mais aussi pour l’avenir de ses enfants, « parce que
quand vous n’avez pas de patrie, vous n’avez presque
personne pour vous défendre », et ce n’est pas par
hasard qu’il suit une formation en matière de « dévelop-
pement territorial ». Son propos : « Nous avons trop
voyagé, j’ai trop voyagé » m’a incitée à chercher les moti-
vations inconscientes de ce « trop » et peut-être du choix
de ce métier. S’énonce alors une histoire singulière : « Je
suis fils d’émigré », « si je devais vous raconter mon his-
toire, moi, je suis complètement habitué au changement
parce qu’il n’y a pas un seul pays où j’ai fait plus de

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132 | TERRE D’ASILE, TERRE DE DEUIL

quatre ans, si ce n’est qu’à M., j’ai fait cinq ans [...]
jeune pour les études, même pour les études, j’ai changé
beaucoup d’école ». Il dira d’ailleurs avoir été séparé
« trop tôt » de ses parents. Ces derniers quittent, avant
sa naissance, leur pays d’origine pour des raisons écono-
miques. Dans ce pays limitrophe, ces émigrés et donc ce
futur diplomate sont freinés dans leur intégration et leur
ascension sociale (« quelqu’un issu de notre émigration
ne pouvait pas accéder à aucun autre poste [que l’ensei-
gnement] »). Par suite de certaines circonstances privées,
il décide d’aller vivre dans le pays d’origine de ses
parents où il connaît un parcours professionnel gratifiant
puisqu’il entre finalement dans le corps diplomatique,
mais il va s’en trouver expulsé. Son histoire se répète
donc puisqu’il revit en France, plus sévèrement, ce qu’il
a vécu dans le pays où il a grandi. D’où la perspective
de la naturalisation pour échapper au rejet : « Vous
sentez que personne, presque personne ne veut de
vous. » De la mère je ne sais rien ; c’est la grand-mère
paternelle qui a eu des ambitions pour cet enfant, alors
que le père se serait contenté pour lui d’études primaires
et du mariage ; mais ce père qui n’avait pas d’ambition
pour son fils est exigeant, imposant une organisation
« militaire » et l’ayant « responsabilisé trop jeune ». Je
pense que sa quête de souveraineté est une quête du père
protecteur. Sans pays, « vous n’avez pas d’aspiration
dans la vie », il faut un pays qui assure une fonction
protectrice et l’acceptation « pour pouvoir jouir comme
tout le monde ».

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CHAPITRE V

Le travail psychique de l’exil

LES TROIS AXES D’ANALYSE


DES ENTRETIENS

Plutôt que de reprendre chaque question de l’entre-


tien et de présenter les réponses, il m’a semblé que je
pouvais organiser la masse des informations recueillies
selon trois grands axes significatifs : les figures de
l’espace et du temps, la rupture du contrat narcissique
dans les deux dimensions de l’identité (identité primaire
et identité sociale), la mort symbolique de soi. Je les
sépare de manière artificielle pour mieux ordonnancer
les idées, mais il est évident qu’il y a interdépendance
de ces trois axes, qui sont trois manières d’éclairer le
même matériel.

Les figures de l’espace et du temps

Logiquement, l’espace est omniprésent dans ces entre-


tiens, ce qui est original par rapport au deuil qui suscite
plutôt une thématique du temps. Mais cet espace n’a pas
toujours la même signification. J’en distingue quatre :

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134 | TERRE D’ASILE, TERRE DE DEUIL

comme lieu de persécution, comme lieu d’errance, comme


lieu de tentation, comme paradis perdu. Les affects, en
particulier l’angoisse, très présente chez l’exilé, varient
en fonction de ces significations.

L’espace comme lieu de persécution

Avec cette première signification, nous sommes à la


naissance de l’exil et de son corollaire, l’asile : danger
physique versus sécurité physique. Tous les exilés ont
couru le risque de perdre leur liberté, avec le risque de
violences physiques que cela suppose, voire celui de
mort. Nous trouvons donc la thématique de la peur
(affect dominant) liée à celle de la sécurité ; tous les exilés
ont prononcé ces deux mots. Le persécuteur est bien sûr
celui qui maltraite (« ils sont en train de préparer
quelque chose pour me mettre à zéro ») de manière arbi-
traire (« ils peuvent faire tout ce qu’ils veulent »), mais
aussi, souvent, celui qui pourchasse : le persécuteur sur-
veille (écoutes téléphoniques), s’informe et agit en terri-
toire étranger parce qu’il veut garder sa victime sous sa
coupe. C’est le cas pour le conseiller pédagogique, l’étu-
diant en gestion, le responsable politique local, l’assistant
de justice, le haut fonctionnaire, d’où la nécessité de fuir
plus loin encore. Sur ce point, la rencontre brutale entre
le fantasme (lié à un sentiment de culpabilité) et la réalité
peut se révéler une rude épreuve pour le psychisme :
« Est-ce que je ne suis pas coupable, vraiment ; mais ça
ne me vient pas cette culpabilité, ça ne me vient pas parce
qu’à l’intérieur de moi-même, je suis sûr, je suis
convaincu mais vu ce que j’ai subi, il faut bien que je
sois coupable », dit le conseiller pédagogique qui se sent
coupable non vis-à-vis du gouvernement mais vis-à-vis de
sa famille qui subit les conséquences de ses engagements.
Le gouvernement n’est plus en mesure d’assurer la
première fonction de tout État : la sécurité physique des
personnes ; il n’assure plus non plus le respect de l’ordre
symbolique étant donné qu’il gouverne par l’arbitraire.

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LE TRAVAIL PSYCHIQUE DE L’EXIL | 135

L’alternative est donc : tout perdre ou mourir. Les exilés


indiquent que l’entourage (parents, conjoint) a toujours
soutenu la préservation de la vie, sauf le diplômé en bio-
logie : « Notre ethnie, c’est une ethnie de guerriers,
c’est-à-dire qui s’est révoltée et y’a certains gens qui ne
voulaient pas que je quitte ; ils disent que je reste ; que
je parte ou que je ne parte pas, ça revient à la même
chose ; donc, mieux vaut mourir au niveau de sa patrie
pour la vérité que d’aller ailleurs ; d’autres disaient :
non, il faut aller ailleurs pour pouvoir s’exprimer
encore, pour que l’opinion internationale sache ce qui
y’a en X. »
Mais si l’arrivée en France signifie bien sécurité phy-
sique pour tous et sédation de la peur, elle ne signifie pas
abandon de toute méfiance car les exilés, surtout ceux
engagés politiquement, retrouvent des compatriotes au
service ou du côté du pouvoir qui les a persécutés. « C’est
pas facile puisque c’est exactement la même transposi-
tion », dit le militant syndical, ce qui peut limiter le sou-
tien de la communauté de compatriotes dans certains cas.
En outre, l’angoisse, si elle diminue, ne disparaît pas tant
que la décision administrative concernant le statut n’est
pas prise.
Voici un exemple des effets de la perte de la sécurité
physique. Au cours d’un premier exil de trois ans en
Afrique australe, le conseiller pédagogique, condamné à
une peine de prison, a été habité par la peur : « À Xb,
je n’étais jamais à l’aise, pourquoi ? c’est la peur, c’est
la peur [...] c’est la grande épreuve, la peur, lorsque
vraiment quelqu’un vit tous les jours, toutes les
semaines, tous les mois, toujours il n’est pas stable, il se
sent traqué, toujours, par exemple, un jour à l’autre, il
va être, il va être, il va être, comment, c’est-à-dire pris
par les, je n’sais pas moi, je pense trop, je réfléchis beau-
coup, toujours la peur [...] c’est-à-dire pris par les, j’sais
pas, par le, par les envoyés xiens. »
À présent encore, la peur désorganise son discours ;
elle a déjà désorganisé sa vie : perte du sommeil, perte de
poids (13 kilos), restriction dans sa vie sociale (« j’évite,

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136 | TERRE D’ASILE, TERRE DE DEUIL

j’évite par mesure de sécurité »). Il est à peu près impos-


sible de faire le départ entre le fantasme et la réalité,
et il en est assez conscient ; sa solitude, son sentiment
d’abandon (sa femme et ses enfants avaient regagné leur
pays d’origine) ont certainement alimenté cette peur. Il
prend la décision de venir en France lorsque son passe-
port arrive à échéance et son arrivée au pays des droits
de l’homme est salvatrice : la représentation idéalisée
fonctionne. Il recouvre la santé et s’engage immédiate-
ment dans une formation à l’université : la fonction pro-
tectrice de l’État lui permet de retrouver ses capacités,
d’être à la fois une mère et un père pour lui-même.
Condamné pour délit d’opinion, il jouit littéralement de
la liberté d’expression de notre pays.

L’espace comme lieu d’errance

Par errance, j’entends le voyage plus ou moins long


que l’exilé a fait entre sa patrie et la France, sans se fixer
longuement. C’est une représentation de l’espace qui
n’existe pas pour tous les exilés puisque la moitié du
groupe est arrivée directement par avion, soit du pays
d’origine, soit du premier pays d’accueil. Nous pouvons
considérer que la période d’anomie (perte des repères)
commence avec cette période d’errance, puisque c’est là
que s’inaugurent et la perte de l’identité et celle du cadre
familier. Cette errance a duré entre deux et douze mois
selon les exilés.
Deux thématiques dominent en fonction des circon-
stances : celle de la sécurité et celle de la déshumanisa-
tion. Le premier cas n’est que le prolongement de la
première situation : devoir aller toujours plus loin pour
être à l’abri. L’ingénieur agrobiologiste n’a rien dit de
cette errance, sauf la peur à chaque passage de frontière,
et c’est l’exilé qui en a passé le plus puisqu’il est venu
par voie terrestre d’un pays très éloigné. Étant donné
son milieu d’origine (bourgeoisie d’affaires), je fais
l’hypothèse qu’il n’était pas démuni sur le plan matériel

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tout comme le responsable politique local, qui n’a rien


dit non plus de cette période, sauf la vigilance en raison
de la poursuite du persécuteur. Le deuxième cas est le
plus tragique car les conditions sont extrêmes. Il
concerne deux exilés, le militant politique (quatre mois
d’errance) et le diplômé en biologie (un an). L’un et
l’autre n’avaient aucune expérience de l’étranger, ne dis-
posaient pas de ressources matérielles ; la détresse, et
donc la dépendance, sont extrêmes. L’un et l’autre n’évo-
queront que sobrement cette expérience : je devine
l’angoisse quasi permanente, parfois la peur, la faim, la
saleté, la solitude immense et donc le rejet, sauf ren-
contre exceptionnelle. Voici ce que dit le diplômé en bio-
logie : « J’ai passé toute ma vie en X et je ne connais
personne ailleurs, je ne connais personne ailleurs ; donc,
je suis passé au Xc, je ne connaissais personne, je suis
passé en Xd, je ne connaissais personne, je suis arrivé ici
et là, au départ, c’était un peu difficile parce que là, je
n’avais pas les moyens du tout, c’était l’angoisse totale,
c’était l’angoisse totale, c’était difficile, c’était difficile,
c’était difficile, c’était difficile, c’était dur, c’était dur
parce que je passais des journées sans manger ; je ne
connaissais personne ; quand vous parlez à quelqu’un,
les gens ne vous écoutent pas parce que peut-être vous
êtes quelqu’un qui n’est pas sérieux ; donc les gens,
y’avait ce rideau entre vous et les autres, donc vraiment,
c’était de l’angoisse [...] une année qui n’est pas ou-
bliable dans ma vie. »
C’est cet ensemble que je nomme la déshumanisation,
car non seulement l’étranger perd son identité sociale
mais il est à peine reconnu comme être humain ; le mili-
tant politique évoque la figure du chien. Plusieurs exilés,
même sans période d’errance, diront que le refus de
l’échange verbal minimal est une expérience doulou-
reuse ; le langage est ce qui nous constitue comme
humains. Cette période d’errance induit des angoisses
très primitives, celles qui accompagnent l’Hilflosigkeit
(détresse, impuissance).

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138 | TERRE D’ASILE, TERRE DE DEUIL

Nous ne retrouvons rien de cette peur pour sa sécurité


physique et de cette expérience déshumanisante dans le
deuil. Tout au plus, dans le deuil pathologique, nous pou-
vons identifier parfois un fantasme de persécution et
l’autodénigrement dans la mélancolie ; mais il s’agit de la
réalité psychique interne, alors que dans l’exil il s’agit
de la réalité externe.

L’espace comme lieu de tentation

Cette signification apparaît quand commence l’asile,


quand l’exilé sort de la phase d’anomie et se trouve
confronté à l’hétéronomie. C’est le délicat passage du
remaniement possible de l’identité entre ici et là-bas.
Cette signification est particulièrement sollicitée quand le
système culturel est très différent entre la patrie et le
pays d’accueil. Ainsi, cette thématique n’apparaît quasi-
ment pas chez l’exilé qui vient de Cuba alors qu’elle est
presque toujours présente chez les exilés africains, sous
deux formes principales : la transgression des interdits et
le reniement. Le reniement, c’est devenir un Occidental,
un Blanc, un « tubab » : « Ils te diront que tu es euro-
péen, il est devenu blanc » (le militant politique) ; penser
comme un Blanc en cartésien (le militant syndical),
s’habiller à l’occidentale (le professeur de lycée), élever
les filles à la française (encore le militant syndical) ; ce
dernier est très représentatif du balancement entre la
crainte du reniement et le désir de transgression systéma-
tique, qui est comme une manière d’acquérir une iden-
tité : « Quand tu affiches un certain esprit cartésien, tout
de suite on te dit : celui-là, c’est un Blanc [deux ou trois
mots incompréhensibles] ; tu bois de l’alcool [il est
musulman] librement, comme tu veux [...] je me fous de
l’entourage, je fais ce que bon me semble, je n’ai de
comptes à rendre à personne et je cherche à m’adapter
aux réalités de mon pays d’accueil. » Et il aura très à
cœur de me montrer ses manières occidentalisées, tout en

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LE TRAVAIL PSYCHIQUE DE L’EXIL | 139

ajoutant : « J’ai peur parce qu’il y a ce qu’on appelle le


conflit des valeurs », et il aspire à une « symbiose ».
Plus discrètement, le professeur de lycée évoque l’atti-
rance-répulsion pour certaines conduites : « Y’a peut-
être des aliments que tu aimerais manger mais il y a des
interdits qui sont là » (il est aussi musulman) et, a
minima, il va évoquer les tentations libidinales : « Je me
dis : heureusement que je suis venu en France assez,
assez, peut-être mûr, sinon peut-être, j’allais être peut-
être dans cette situation [...] si j’étais là à vingt ans, à
dix-huit ans... [ç’aurait pu changer les choses ?] ça, c’est
sûr [par exemple ?] je me dis même, même parce que,
chez nous, en Afrique, la vie sentimentale, c’est assez,
c’est rigoureux, y’a des trucs à observer et tu ne peux
pas, il est impossible de manifester publiquement ses sen-
timents [...] j’allais peut-être suivre, copier ce que les
gens sont en train de faire parce que je me dis : si je me
retiens, c’est tout simplement parce qu’il y a un passé
qui fait que j’ai un [mot incompréhensible]. » Second
entretien : « Oui, y’a des choses que je ne peux pas me
permettre, y’a des choses que je ne peux pas faire, même
si je le veux, si vraiment ces choses ne correspondent pas
à la volonté de mes parents. »
L’instance psychique concernée est évidemment le
surmoi et sa forme particulière d’idéal du moi, commun
à une famille, une classe, une nation, nous dit Freud. Le
changement de cadre socioculturel permet de voir
comment l’exilé se débrouille avec cette instance. En
voici deux exemples. « Tu ne dois pas choquer les Fran-
çais [...] je me contrôle, par exemple [hésite] [je l’encou-
rage] dans la rue, par exemple, dans la rue, aucune ne
me voit ici en France, aucun ne me voit mais question
d’habitude, question de bon comportement, j’ai un
papier, par exemple, [...] qui n’a pas de valeur ce papier,
ce bout de papier ; parfois, il reste dans ma main, je ne
le jette pas dans la rue, aucun ne me voit, je peux le jeter
[...] parce que je suis convaincu qu’il faut être comme
ça [...] pour que les choses arrêtent de toi-même, tu te

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140 | TERRE D’ASILE, TERRE DE DEUIL

formes à l’intérieur, à l’intérieur de toi-même, aucun ne


te voit » (c’est moi qui souligne).
J’ai déjà cité la fin de ce passage dans le portrait de
ce conseiller pédagogique, car je trouve qu’il définit
remarquablement bien le surmoi. Autre exemple de
l’échange d’une satisfaction pulsionnelle contre une autre
(amour d’autrui), chez le militant politique. Au début, il
était tenté d’utiliser sans payer les transports publics,
mais un ami lui a expliqué d’une part le système de
contrôle, d’autre part le réinvestissement des sommes.
Depuis, « je suis rentré dans le, dans le cadre, je
m’abonne de moi-même sans même avoir [...] je suis
rentré dans le système, personne me contrôle mais il ne
faut pas ». Et ce changement a induit chez lui une
réflexion politique sur la corruption des gouvernants en
Afrique et sur le système de l’imposition.
Ces changements peuvent paraître anecdotiques mais
ils ne le sont pas ; ils ne peuvent avoir lieu que parce que
ces exilés se retrouvent dans un État de droit où il existe
un ordre symbolique clair (enfin, à peu près) : le contrôle
pulsionnel est pour tout le monde, gouvernants et gouver-
nés. Ce n’est pas anecdotique parce que ce garant
externe que constitue l’État va pouvoir favoriser l’inté-
gration, l’acceptation d’autres règles socioculturelles
(par exemple les règles de voisinage souvent évoquées par
les Africains) : si le nouvel État protège de la violence
généralisée, l’exilé peut consentir aux changements pour
se faire accepter par lui (« l’homme civilisé a fait
l’échange d’une part de possibilité de bonheur contre une
part de sécurité », Freud, 1930a) ; si cet État garantit la
liberté d’opinion et la liberté de parole, l’exilé peut
déplacer la satisfaction de l’agressivité (ne plus régler des
différends par des coups versus oser dire à un dirigeant
politique ce qui ne va pas, pour le conducteur de tra-
vaux) ou y renoncer pour trouver d’autres satisfactions ;
l’État fonctionne comme figure parentale et peut favori-
ser un changement surmoïque. Plus que dans le deuil, le
surmoi culturel joue un rôle déterminant. C’est aussi à
ce moment où l’hétéronomie est au premier plan que la

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LE TRAVAIL PSYCHIQUE DE L’EXIL | 141

dimension temporelle peut apparaître avec force car le


Surmoi est un « orienteur de temps » (Green, 2000).
Cette représentation de l’espace comme lieu de tenta-
tion est celle qui se rapproche le plus du processus du
deuil. En effet, il s’agit dans les deux cas de se position-
ner par rapport aux parents, à ce qu’ils ont transmis et
à ce que l’endeuillé ou l’exilé veut transmettre ; dans les
deux cas, il s’agit bien de la question de l’héritage et de
la transmission, et nous pensons alors à la phrase de
Goethe que Freud aimait à citer : « Ce que tu as reçu de
tes ancêtres, approprie-le toi. »

L’espace comme paradis perdu

Cette thématique est bien connue et elle ne fait pas


défaut dans les présents entretiens. Mais nous pouvons
peut-être préciser cette nostalgie de la patrie. D’abord,
elle n’est pas présente dans tous les entretiens. L’ingé-
nieur hydraulicien par exemple n’en parle pas ; il dit
même qu’il ne veut plus parler l’espagnol. Pour le haut
fonctionnaire, la pensée est présente mais le désir de
retrouvailles est quasi absent, entre autres parce que
beaucoup d’êtres qui comptaient ont disparu : le réseau
social a disparu ; il n’y a plus personne pour les « recon-
naître », les inscrire dans l’histoire : « C’est une grande
perte pour nos enfants parce que, chez nous, il y a une
tradition, c’est le nom qui se perpétue ; la personne se
perpétue à travers le nom de sa famille ; donc tous les
gens qui nous connaissaient, qu’on avait connus, avec
lesquels on avait tissé des liens, sont disparus, ont dis-
paru ; ce qui veut dire que ce sont des difficultés qui, à
l’avenir, s’annoncent pour nos enfants [...] si nos enfants
devaient rentrer au X, ils seront des étrangers dans leur
pays puisqu’ils n’auront personne pour dire voilà, nous
connaissons un tel, c’est le fils d’un tel ; or ça, c’est un
grand problème. »
La violence des événements politiques, la massivité des
meurtres a déchiré l’essentiel du tissu social et cassé leur

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142 | TERRE D’ASILE, TERRE DE DEUIL

histoire individuelle. Pour cet homme, son pays (lequel,


d’ailleurs ?) n’est pas objet de nostalgie et il envisage
sérieusement la naturalisation.
Il est intéressant d’observer ce qui se passe pour les
quatre hommes venus du même pays. Le premier désire
ardemment retrouver sa mère plus que son pays à pro-
prement parler ; le deuxième vit son exil comme une
période provisoire, « un repli tactique » ; le troisième est
tout en nuance et en hésitation : « S’il y a un changement,
je crois que je veux rentrer chez moi. C’est difficile, c’est
difficile [...] je suis dans des conditions que je dirais
meilleures que j’ai vécues chez moi [...] mais malgré tout,
je me revois, je me revois dans, dans, là où j’ai passé
mon enfance [...] ça manque ; j’y pense toujours quand
je suis seul [...] je m’y sens attaché profondément [...]
je sais qu’ici, c’est vraiment, il fait bon vivre ici mais y’a
pas ce même attachement » (c’est moi qui souligne).
Je fais l’hypothèse que, comme dans d’autres cas,
quand le regroupement familial aura eu lieu l’idée du
retour au pays s’estompera. En effet, la famille fonc-
tionne comme une bulle qui protège le narcissisme : les
membres parlent la même langue, partagent la même
nourriture ; la sensorialité y trouve satisfaction, les sou-
venirs se partagent, une continuité s’exprime. Pour le
quatrième, qui a des responsabilités de chef de famille,
il aspire au retour : « De laisser cette patrie, ça fait mal
[dit doucement] et moi, toujours, je pense à ma patrie ;
peut-être que d’ailleurs, je dis qu’un jour, je reviendrai,
le jour où changera le régime, je reviendrai à ma patrie
et là, ce sera un grand soulagement et ça fera grand plai-
sir de revenir. » Je pense qu’il faut comprendre le soula-
gement sur le versant narcissique tant que sur le versant
œdipien : retourner au pays c’est mettre un terme au
conflit de cultures, à l’hétéronomie donc au conflit de
fidélité entre les parents et le pays d’accueil dans sa fonc-
tion parentale ; le « soulagement » signe la présence du
fantasme selon lequel le retour au pays donnerait au moi
toutes les satisfactions dont il est si durement privé.

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LE TRAVAIL PSYCHIQUE DE L’EXIL | 143

Je pense que l’éprouvé nostalgique, ce « rêve » est


nécessaire pendant un certain temps car il soulage
l’appareil psychique et ne doit pas être considéré
d’emblée comme anormal ; il est une sorte d’équivalent
des hallucinations fugitives qu’éprouve un endeuillé. En
revanche, cela se complique quand la réalité externe (et
pas seulement la réalité psychique interne) vient alimen-
ter ce fantasme, ce rêve. Or l’instabilité chronique de
nombre de régimes africains, la réunification de l’Alle-
magne et de la Corée peuvent transformer en brasier ce
qui n’est qu’une petite flamme. C’est ce qui se passe pour
le militant politique : « Je prie le Bon Dieu à tout moment
pour qu’il y ait changement ; donc le jour où il y aura
changement chez moi, moi, je veux rentrer chez moi ; je
rentrerai chez moi vivre ; quand je rentrerai chez moi,
je me sentirai mieux, je me sentirai plus à l’aise ; donc
j’ai ça, c’est comme un rêve [il parle alors de l’Allemagne
et de la Corée] donc, moi, je suis dans ce rêve total ; je
dis : un jour, je retournerai chez moi. »
Nous voyons l’équilibre fragile entre réalité psychique
(rêve, prière) et réalité externe ; pour lui, le retour est
vécu comme soulagement narcissique (« je me sentirai
mieux »).
Mais la quête nostalgique du pays est d’une grande
intensité pour l’étudiant en gestion, exilé depuis vingt-
quatre ans et qui n’a passé que cinq années dans son
pays natal. Il y a là une représentation de paradis perdu
car c’est la terre de la petite enfance, la terre d’avant la
séparation de papa et maman, la terre d’avant le conflit,
la terre d’avant la mort. Il est le seul à évoquer des sou-
venirs de la petite enfance (une façade, un escalier, un
arbre, le grand lac, les hippopotames). Lui-même ne
comprend pas très bien pourquoi il se sent si attaché à
un pays qu’il ne connaît pas (« je réfléchis souvent sur
cette question et je ne sais pas »), mais n’a jamais envi-
sagé de demander la nationalité d’un autre pays (« ce
n’est jamais passé dans notre esprit ») ; il parlera même
de sa xité, comme nous parlons de la francité, avec un
sourire : « J’ai jamais quitté l’Afrique de manière défini-

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144 | TERRE D’ASILE, TERRE DE DEUIL

tive, je me sens, je ne suis pas venu pour vivre éternelle-


ment ici ; c’est vraiment une parenthèse pour avoir un
cadre de vie où je peux me réaliser [...] et puis échapper
à tous ces événements et peut-être retourner, parce que
mon désir le plus profond, c’est de retourner au X et
participer aussi à la vie de, du pays, je pense ; je suis
convaincu d’une chose, c’est que l’histoire telle qu’elle
s’est passée, on peut, c’est, enfin, le, les, comment dire,
euh, l’histoire me détermine, moi, en tant que l’enfant
de mon papa [...] je dois assumer quelque chose qui est
déjà fait et l’histoire de mon père. » Un peu plus loin
dans l’entretien : « J’ai envie de découvrir ce pays [...]
il y a quelque chose, c’est comme un enfant qui a perdu
un, un père ; c’est comme ça que j’entends souvent des
enfants qui n’ont pas connu leur papa, mais un papa qui
vit, et plus tard, quand il est grand, il a envie de le
retrouver, il apprend qui il est. »
La quête des origines passe aussi par la quête des sou-
venirs sur son père et sur sa mère. Cet homme tente de
construire une histoire dont l’Histoire l’a privée, l’his-
toire des origines et de la filiation ; d’où l’idée d’écrire
un livre, relancée par le premier entretien. Pourtant,
lorsque je lui dis que le désir de retourner au X, c’est
retrouver là où son père et sa mère ont vécu, ont grandi,
se sont aimés, il me répond : « Peut-être, je ne sais pas,
peut-être c’est inconscient, mais je ne sais vraiment pas ;
mais c’est peut-être lié à ça ; mais, moi, ce serait vrai-
ment formidable de découvrir le X, de découvrir d’autres
membres de la famille. » L’histoire de cet homme a brisé
tôt les investissements des figures parentales et de son
pays, ce qui lui laisse à tout jamais un manque, un inac-
compli, et il pense que le retour au pays pourrait combler
ce manque.
Les propos de cet exilé nous permettent de faire la
transition vers la question du temps, car nous voyons
bien dans son cas le lien intrinsèque entre l’espace et le
temps : le déplacement dans l’espace est censé lui resti-
tuer le temps de son histoire. Comme le disait Jankélé-
vitch, l’espace est un milieu qui se prête aux allers et

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LE TRAVAIL PSYCHIQUE DE L’EXIL | 145

retours, à toutes les réversibilités alors que le temps est


irréversible : « L’irréversibilité temporelle empêche le
retour spatial de se plier exactement sur son point de
départ. » Pourtant, le discours de l’exilé s’empare de la
perception spatiale (retourner là-bas) en négligeant la
perception temporelle : la figurabilité spatiale anéantit
la perception temporelle abstraite ; cet anéantissement
est peut-être le seul moyen de supporter cette situation,
du moins dans les premiers temps de l’exil, car la percep-
tion trop aiguë de ce temps à jamais perdu viendrait
briser le sentiment de continuité de soi, déjà bien mis
à mal.

Qui est le maître des horloges ?

C’est une grande différence entre le deuil et l’exil ;


dans le premier cas, la perte, l’inaccompli résulte de
l’Ananké, la Nécessité ; dans le second cas, la perte
résulte de la volonté d’autrui. C’est un mode d’exercice
du pouvoir puissant que celui qui consiste à voler le
temps de la vie d’autrui : l’arbitraire s’exprime aussi par
le non-respect des règles temporelles – les psychanalystes
le savent bien, qui veillent scrupuleusement au respect
temporel du cadre ; dans sa version édulcorée, cela
donne les lenteurs de l’administration ; dans sa version
tragique, Chronos dévorant ses enfants ou les dictatures
emprisonnant et exilant les citoyens. Il est alors aisé de
comprendre les effets éprouvants des délais totalement
aléatoires, donc arbitraires, de l’OFPRA ; ils viennent
surenchérir sur des cycles de vie déjà cassés dans leur
déroulement temporel et portent atteinte au sentiment de
sécurité physique.
Cette emprise sur le temps a deux effets, qui ne sont
que les deux faces du même élément : soit le temps se
fige, soit il y a urgence, deux manières de réagir à
l’emprise, de lutter contre la figure du temps perdu, du
temps volé. L’expérience du professeur de lycée est inté-
ressante pour comprendre la temporalité de l’exil ; il

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146 | TERRE D’ASILE, TERRE DE DEUIL

parle d’abord du temps de son premier exil qui a duré


dix ans. Notons que sa présentation varie légèrement
entre les deux entretiens. Dans le premier entretien, il
est un peu imprécis sur la durée de ce temps figé et sur
ce qui a permis d’en sortir : « Il faut se résoudre à vivre
avec les difficultés et, à partir de là, prendre une autre
attitude face à ces difficultés [...] à un moment donné,
on dit : bon, c’est arrivé, il faut assumer ça au lieu de
rester tout le temps replié. » C’est peut-être un effet
d’élaboration du premier entretien qui lui permet d’être
plus précis au second entretien ; il décrit alors une
période un peu activiste où, après avoir réglé la question
de l’organisation du camp de réfugiés dont il est devenu
le chef, il s’est engagé dans le combat politique : « Ça
nous occupait [...] on n’a pas senti le temps filer et, à un
moment donné, nous nous sommes heurtés à des difficul-
tés qui nous ont permis peut-être de nous rendre compte
que c’était utopique ce que nous pensions ; donc, on est
revenu à la réalité et c’est peut-être ça, c’est peut-être
ça ; c’est l’une des raisons qui m’ont amené peut-être à
envisager l’avenir d’une autre manière [...] c’est peut-
être ce qui a conduit à ce que j’envisage de venir, de
partir, d’aller ailleurs [...] c’est quand j’ai eu peut-être
cette nouvelle attitude, c’est ce qui m’a permis de voir,
de mesurer tout le temps qui s’est déjà écoulé de 8. à 9.
[...] donc il fallait changer de stratégie [...] j’étais très
surpris de me rendre compte que sept ans, huit ans
s’étaient écoulés. »
L’épreuve de réalité a fonctionné à un moment qui leur
a permis de comprendre que leur objectif de revenir à la
situation d’avant la déportation n’était pas possible. Il
est intéressant de voir que c’est l’adjectif « utopique »
qui fait office de déclencheur de l’épreuve de réalité.
L’utopie, c’est le lieu de nulle part ; c’est une figure spa-
tiale qui ré-enclenche la perception du temps ; à ce
moment-là, il quitte enfin le temps subi pour le temps
choisi, qui se figure par un déplacement dans l’espace :
venir en France (« j’envisage de venir, de partir, d’aller
ailleurs »). La durée importante de ce temps figé tient, à

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LE TRAVAIL PSYCHIQUE DE L’EXIL | 147

mon sens, à la proximité géographique du pays natal qui


était là, juste de l’autre côté du fleuve. Là encore, la
représentation spatiale proche fige la représentation de
l’écoulement du temps ; elle tient aussi à l’absence
d’hétéronomie, puisque rien n’a changé dans son envi-
ronnement.
Il évoque une autre période de temps figé en France,
entre le dépôt de la demande d’asile et l’acceptation
(« c’est une angoisse perpétuelle »). À partir de l’accepta-
tion, les choses changent ; je lui propose l’image de
portes qui s’ouvrent (représentation spatiale) qu’il
accepte. L’obtention du statut permet de reprendre sa vie
en main, de passer du temps subi au temps choisi. C’est
aussi toute l’histoire du diplômé en gestion (vingt-neuf
ans) dont l’exil dure depuis vingt-quatre ans : « Tout ce
qu’on a vécu a beaucoup été interrompu ; je n’ai pas eu
une vie suivie, j’ai interrompu les études [...] je me sens
frustré d’avoir, j’ai toujours commencé, c’est toute ma
vie, c’est toujours : on commence, ça s’arrête, on com-
mence, ça s’arrête [...] vivre vraiment, on a envie de
vivre [...] depuis que j’ai eu mon statut, je déborde de
projets, je mets tout [...] je ne me sens pas avoir beau-
coup de temps devant, j’ai vraiment hâte de rattraper
quelque chose [...] j’ai l’impression d’avoir pris beau-
coup de retard, vu l’âge. »
L’utilisation des pronoms est remarquable : « on »
impersonnel qui protège de la violence infligée par le
« ça » ; le statut lui permet ensuite de dire « je ». Il
regrette de n’avoir pas pu terminer son doctorat et consi-
dère que les délais de l’OFPRA ont provoqué du « gas-
pillage ». Mais l’obtention du statut ne suffit pas toujours
à redonner l’impression d’une maîtrise temporelle. Pour
le diplomate, au premier entretien, c’est encore l’inverse
qui domine : « Nous avons presque perdu la notion du
temps [...] nous sommes obligés de vivre au jour le jour
[...] ça fait une grande cassure dans le temps [...] on vit
au jour le jour, on vit au jour le jour parce qu’on ne
peut pas dire qu’on fait des projets tant qu’on ne sait
pas là où on est [...] en tout cas, y’a pas de projet, y’a

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148 | TERRE D’ASILE, TERRE DE DEUIL

pas de projection assez large dans l’avenir pour le


moment » (c’est moi qui souligne).
Nous voyons encore comment la figuration spatiale
(« tant qu’on ne sait pas là où on est ») entrave la pers-
pective temporelle. Mais voici comment il répond à ma
question sur la manière dont il a vécu le premier entre-
tien : « Je l’ai vécu d’une façon très positive parce que
ce n’est pas la première fois, mais c’est la première fois
que ça m’a permis d’approfondir et de faire ; donc on
dirait un feed-back, voir ce qu’on a passé comme diffi-
cultés, là où on en est et de penser à l’avenir parce que
nous avons parlé de tout cela. »
Le retour sur son histoire accompli dans notre entre-
tien a permis de « dégeler » la perspective temporelle et
« de penser à l’avenir », et lorsque je lui demande s’il
s’est passé quelque chose entre-temps, en lien avec cet
entretien, il m’explique qu’il a pu discuter avec sa famille
de la question du logement, de savoir où ils allaient vivre
(représentation spatiale) : « On m’a dit, c’est loin et moi
j’ai dit : loin de quoi ? loin de qui ? parce que les nôtres,
nous les avons laissés à peut-être 10 000 kms, nous avons
vécu dans un camp dans les Pyrénées-Orientales pendant
à peu près quinze mois ; c’est loin de quoi ? C’est loin de
qui ? Ça m’a fait penser à l’entretien que nous avons eu
et puis ça m’a fait penser encore au X ; je leur ai dit : de
toute façon, nous savons là où nous avons laissé nos mai-
sons qui peut-être étaient plus proches de ceci ou de
cela ; mais là où nous allons, c’est loin de quoi ? c’est
loin de qui ? donc c’est cette question surtout que je me
suis posée. »
Tous ces extraits cliniques nous montrent l’intrication
des catégories du temps et de l’espace, généralement au
détriment du temps. Il serait probablement important
dans l’accompagnement des réfugiés de les aider à désin-
triquer ces deux catégories pour ne pas favoriser une gla-
ciation de la temporalité. Cette désintrication pourrait
s’appuyer sur l’hétéronomie ; mais, à ce jour, cette désin-
trication est entravée aussi par le fonctionnement de
l’OFPRA.

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LE TRAVAIL PSYCHIQUE DE L’EXIL | 149

Le temps serait-il réversible ?

Une plainte apparaît souvent dans les entretiens : il


faut « tout reprendre à zéro » ; « il faut que je reprenne
beaucoup de choses à zéro », « le monde était à
l’envers », « il faut tout recommencer », « on ne recon-
naît rien de tout ce que j’ai fait ». L’exil est une régres-
sion forcée, un retour à la dépendance infantile, toujours
mal vécu : « Je ne suis plus rien, je ne suis plus rien [...]
on ne fait pas de distinction entre qui a été à l’école, qui
n’a pas été à l’école, qui a des diplômes, qui n’a pas de
diplômes » (l’assistant de justice) ; « Je me retrouve
comme si j’étais analphabète » (le professeur de lycée).
Ce professeur dit excellemment l’humiliation que repré-
sente cette régression contrainte et la honte qui l’accom-
pagne : « Du jour au lendemain [...] je me retrouve, il
faut, il faut que, je dépends entièrement des autres [est-
ce qu’on peut dire : comme un enfant dépend des
autres ?] c’est plus que ça parce que l’enfant n’a pas ce
sentiment de dépendre de l’autre alors que, que, que
moi, je sais ce que c’est dépendre de quelqu’un, je sais
ce que c’est. » Le haut fonctionnaire de renchérir : « On
est obligé d’être pris en aide, enfin d’être pris en charge
par l’aide sociale ! presque des mendiants [...] je conçois
mal comment on peut me donner à manger pendant trois
ans, si ce n’est peut-être par la volonté de me détruire,
peut-être de me rendre complètement malade ou dingue,
alors qu’il y a du travail. » Suit un développement sur
la politique d’accueil et l’insistance sur la nécessité de
travailler ; j’enchaîne alors : « Pour se sentir considéré
à sa place d’adulte avec ses compétences », expression
qu’il reprend à son compte.
Je n’ai retenu que les expressions les plus vives de
cette rude épreuve de l’infantilisation contrainte, mais
elles apparaissent peu ou prou dans tous les entretiens.
Tous les exilés demandent à travailler, à assurer leur
autonomie. C’est particulièrement crucial pour les chefs
de famille qui se voient disqualifiés dans leur fonction

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150 | TERRE D’ASILE, TERRE DE DEUIL

paternelle. Nous sommes là devant un des effets de la


politique française en matière d’accueil des demandeurs
d’asile : la loi leur interdit de travailler tant qu’ils n’ont
pas obtenu leur statut (certains attendent depuis quatre
ans). L’État leur assure une (maigre) ressource la pre-
mière année. Une fois qu’ils ont obtenu leur statut, ils
peuvent sortir de cette position d’assisté, mais j’ai déjà
indiqué que la France est très protectrice de ses natio-
naux et que beaucoup d’emplois leur sont réservés. Cette
situation particulièrement éprouvante est une singularité
française dans son ampleur ; par exemple, l’Allemagne
interdit le travail pendant un an seulement et la Grande-
Bretagne ne protège pas autant ses nationaux dans
l’accès aux emplois.
Cette « réversibilité » du temps est particulièrement
sensible pour les exilés qui avaient accompli une ascen-
sion sociale dans leur pays d’origine ; c’est le cas du haut
fonctionnaire, du professeur de lycée, du conseiller péda-
gogique, de l’attaché de justice, du responsable poli-
tique local.
Cette régression contrainte qui aboutit à l’infantilisa-
tion a parfois des effets néfastes durables, car certains
exilés s’installent dans cette situation et n’arrivent plus
à quitter les centres d’accueil où ils sont logés et nourris.
Cette infantilisation forcée fonctionne alors comme méca-
nisme de défense. Deux exilés en analysent avec lucidité
les effets pervers ; elle favorise, entre autres, l’avidité
orale et des fantasmes de toute-puissance : « La personne
qui vit en exil est toujours demandeur et ses demandes
ne s’arrêtent pas [...] un demandeur d’asile, il commence
la première fois par demander, je sais pas, des choses ou
bien, de l’OFPRA, le statut de réfugié ; dès qu’il a ce
statut-là, il commence à demander autre chose, logement,
j’sais pas, des aides, un métier, je dis, par exemple,
demander, je dis que, malgré ces aides-là, de partout, des
associations, des, des grands efforts, on demande trop,
parfois j’ai ce sentiment-là » (le conseiller pédagogique).
« Ils [les enfants] trouvent qu’ils sont au ciel et, pour-
tant, la vie est difficile aussi ici ; mais ils pensent que la

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LE TRAVAIL PSYCHIQUE DE L’EXIL | 151

vie est facile parce qu’ils ne connaissent pas ; quand on


leur donne à manger, ils trouvent que c’est bien, on a
à manger, on a où dormir ; s’ils devaient se poser des
problèmes, des questions, je crois que, est-ce qu’ils pour-
ront avoir ce manger pendant combien de temps, pour-
quoi on leur donne ce manger alors qu’il y a d’autres
gens qui travaillent à côté, ils peinent et ils ont à manger
difficilement [...] mais vous, est-ce que c’est par amour
[...] ils devraient se poser beaucoup de questions » (le
haut fonctionnaire).
Fantasmatiquement, l’État, en ne respectant pas des
délais identiques pour tous les demandeurs d’asile et en
leur interdisant de travailler, se met en position de mère
toute-puissante ; les réveils sont difficiles pour les gou-
vernants et les exilés.
Je dirai peu de choses sur les modifications relatives
au temps de la vie quotidienne. Tous les exilés ont men-
tionné le fait qu’ils avaient dû s’habituer à de nouveaux
rythmes sociaux (respect des horaires, règle de prise de
rendez-vous, rythme de la vie citadine à l’européenne) ;
ce n’est pas un vrai motif de plainte, et pour certains
ce sont même des changements qu’ils trouvent positifs
(respect de la vie privée). Cependant, cette réflexion sur
le temps social permet à l’ingénieur hydraulicien de bien
montrer la manière dont une dictature idéologique peut
figer le temps, conduire à l’apathie : « C’est pas grave si
je fais pas ça aujourd’hui, j’irai demain, je le ferai le
mois prochain, même ça change rien parce qu’on sait pas
quoi faire après, on n’a pas d’avenir, on sait que notre
boulot, ce sera toujours ça et demain, il faut aller à la
manifestation pour dire oui... c’est l’apathie là-bas [...]
là-bas, on ne savait pas quoi faire avec le temps ; ici, on
n’a pas assez de temps. »

Le temps psychique

En réfléchissant sur le temps psychique, je commence-


rai par examiner les effets du nouvel espace social sur le

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152 | TERRE D’ASILE, TERRE DE DEUIL

temps psychique, puis les effets de l’après-coup ; enfin,


j’aborderai la question de la finitude.
Ainsi que je l’ai déjà brièvement mentionné, il y a un
moment crucial dans l’asile : lorsque l’hétéronomie
occupe le devant de la scène, quand un processus d’inté-
gration peut commencer. Cette hétéronomie favorise la
perception de l’hétérochronie car le surmoi, instance
alors très sollicitée, est un orienteur de temps ; je ne sau-
rais l’expliquer mieux que ne le fait A. Green : « La
structure du surmoi est porteuse d’influences qui
assurent la transmission des traditions culturelles et des
religions. En somme, on peut dire que l’histoire indivi-
duelle est dominée au sein du moi par le double détermi-
nisme de l’hérédité biologique du ça et de l’hérédité
culturelle du surmoi. Tout ceci donne la preuve de
l’impossibilité, pour Freud, de se résoudre à l’idée d’une
temporalité liée à l’expérience vécue par le seul individu
et encore moins à l’idée que celle-ci serait de nature
homogène, ayant à dialectiser les effets combinés de la
nature et de la culture [...]. Le surmoi [...] voudrait
commander les décisions du présent et encore plus du
futur. Instance protensive, elle sert de guide aux projets
comme aux actes. Elle est fondée sur l’idéalisation du
passé qu’elle transforme parfois en intemporel, supposé
être vrai “de tout temps”, faisant passer du traditionnel
à l’immémorial. Le passé revisité est alors revu et corrigé
sous l’angle de la victoire remportée sur la satisfaction
des pulsions au nom de l’éthique qui ennoblit après coup
le but des actions accomplies sous la pression d’autres
exigences. Le surmoi est donc un orienteur de temps »
(Green, 2000 ; italiques de l’auteur).
C’est grâce à cette rencontre entre hétéronomie et
hétérochronie que peut avoir lieu quelque chose qui res-
semblerait à l’épreuve de réalité du deuil qui, plus que
jamais, mérite son nom d’épreuve d’actualité. Cette ren-
contre peut favoriser le dévoilement de la temporalité,
cachée par la représentation de l’espace. Lorsque le réfu-
gié passe de l’exil à l’asile, c’est-à-dire quand sa sécurité
physique est définitivement assurée ou, autrement dit,

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LE TRAVAIL PSYCHIQUE DE L’EXIL | 153

quand le temps social ne vient plus suspendre ou pertur-


ber le cours de sa vie, le réfugié peut être pris au présent
dans des actes qu’il déroule avec des éléments très inves-
tis du passé. C’est l’épreuve d’actualité des investisse-
ments attachés à des figures du passé face à une situation
de sa vie (et non plus de sa survie) présente : pour être
toujours aimé, accepté, intégré ici et maintenant, que
puis-je garder ou que dois-je abandonner de mon passé,
de ce que m’ont transmis mes parents ?
Selon la qualité de l’instance surmoïque, donc des
imagos parentales, l’exilé pourra, non pas tenter de
reproduire ici et maintenant ce qui se passait là-bas et
avant, mais ne pas répéter et plutôt se remémorer et per-
laborer : « Perlaborer, c’est lier, c’est représenter, c’est
contextualiser, c’est différer, c’est concevoir, c’est, de
fait, changer de forme pour évoluer » (Green, 2000).
Voici un exemple de déroulement heureux, en raison de
la présence d’une imago paternelle positive. Cet exilé
« retrouve » même le principe de parenté comme moteur
de l’identification inaugurale évoqué par Green (1983) :
« Comme je te le dis, le père, en tout cas le parent aide
vraiment dans la formation de l’enfant, son éducation ;
y’a des choses qu’on nous apprend : ça c’est à faire, ça
ce n’est pas à faire, comment se comporter dans la vie
[...] je me rappelle de ces moments et surtout que, euh,
presque les choses se sont passées comme il les avait envi-
sagées [par exemple ?] il me dit un jour : il faut toujours
chercher la compagnie d’une personne qui a quelque
chose de plus que toi, toujours ; vraiment, il faut cher-
cher la compagnie de quelqu’un qui en sait un peu plus
que toi, parce que là tu es continuellement en train
d’apprendre, oui, ça m’a servi parce que j’ai vu ça,
parce qu’en m’accompagnant avec des gens qui connais-
saient moins que moi, au lieu de m’améliorer, je
régresse » (le professeur de lycée ; second entretien).
Je pense que la recommandation paternelle qui lui
revient à l’esprit alors que son père est décédé et qu’il est
loin de son pays favorise les remaniements de l’instance
surmoïque, puisqu’il peut être fidèle à son père en chan-

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154 | TERRE D’ASILE, TERRE DE DEUIL

geant. C’est la seule fois où cet homme me tutoie et il le


fait sans s’en rendre compte : il est assez libre avec lui-
même et avec l’héritage paternel pour tutoyer une femme
française, alors qu’il avait bien expliqué qu’en matière
de vie sentimentale il y a des règles très strictes en
Afrique. Nous verrons un autre exemple dans l’entretien
détaillé avec le haut fonctionnaire.
Ensuite, il semble utile d’essayer de repérer le rôle de
l’après-coup dans la capacité à faire face à l’exil ou non.
Avant d’observer l’effet traumatique de l’après-coup
chez deux exilés, rappelons, avec Green, le fonctionne-
ment de l’après-coup : « Dans un premier temps, quelque
chose se passe [...] qui surgit et marque de son imprégna-
tion la psyché. Cette matrice mal identifiable sera
réveillée plus tard par un événement plus ou moins acci-
dentel – mais non contingent – qui donnera cette fois une
plus ample portée, un sens avec valeur ajoutée à ce qui
fut reçu sous la forme d’une imprégnation investie d’une
certaine potentialité significative. [...] Donc, deux lieux,
deux époques, deux processus. Le conscient et l’incons-
cient, le passé et le présent, l’avant-coup et l’après-
coup » (Green, 2000).
Les deux exemples ne sont pas tout à fait pertinents
parce que le premier événement a une certaine potentia-
lité traumatique, ce qui n’est généralement pas le cas
quand on décrit le mécanisme de l’après-coup où le pre-
mier événement est anodin. Il s’agit du militant syndical
dont nous nous rappelons que ses parents s’étaient sépa-
rés un mois avant sa naissance, et qu’il avait été élevé
par son père et sa belle-mère dès sa naissance ; il grandit
entre deux familles, entre deux maisons mais sans
connaître sa mère par qui il se sent abandonné (« ma
mère, c’est un non-événement ») ; il grandit aussi entre
deux communautés dans le pays, dont l’une opprime
l’autre, la sienne ; j’ai déjà indiqué qu’il a pris la déci-
sion de s’exiler lorsqu’il s’est senti abandonné par sa
propre communauté, qui lui reproche ses excès. L’exil
ajoute une division douloureuse inconsciente à toutes
celles qui préexistent : être entre deux pays, deux

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LE TRAVAIL PSYCHIQUE DE L’EXIL | 155

cultures, entre passé et présent. Dans ses propos, il


oscille constamment entre adopter des manières occiden-
tales, ce qu’on lui reprochait déjà quand il était dans sa
patrie (il était « cartésien »), et conserver sa culture
noire ; il rêve d’une « symbiose », qu’il a peut-être
connue avec sa sœur jumelle. L’hétéronomie suscite chez
lui des conduites d’imitation, d’adaptation factice, et il
ne trouve de solution que dans une conduite à tonalité
maniaque, qui lui permet de voiler ses difficultés.
L’assistant de justice, dont l’entretien est une longue
plainte, a été confronté sur une dizaine d’années à des
pertes significatives. Il a vingt et un ans lorsque sa mère
meurt brutalement (« c’était très terrible, très difficile
pour moi, la perte de ma maman et que rien ne peut
remplacer pour moi la, donc voilà ») ; c’est l’année de
son baccalauréat et elle n’est donc plus là pour voir sa
réussite scolaire ; il avait un lien œdipien fort à sa mère,
comme en témoigne ce lapsus : « Si je vais à l’école, c’est
pour faire honneur à ma femme, à ma maman. » Environ
quatre ans plus tard, au moment où il commence à tra-
vailler, il perd son père qui ne voit donc pas non plus sa
réussite professionnelle (« je me disais que moi, j’ai tout
perdu, oui, j’ai tout perdu, que je n’avais plus rien »).
Il se marie tard (à trente-quatre ans), peut-être parce
qu’il est aux prises avec un travail de deuil, et six mois
plus tard est contraint à l’exil : il n’a pas eu le temps de
jouir de sa vie de jeune marié (« je n’ai pas goûté aux
fruits de ce mariage-là ») ; il ne connaît pas sa petite fille,
née après son départ. Comme si, chaque fois que sa vie
rencontrait une satisfaction, elle lui était dérobée : les
deux premières fois, c’est un effet de la Nécessité, mais
la troisième fois c’est du fait des hommes. Il n’y a aucun
élément dans l’entretien qui permette de repérer un fan-
tasme. La plainte narcissique est lancinante : « C’est
beaucoup plus compliqué quand tu perds tout ça en plus
de la perte de tes parents. » Il a surmonté les pertes
objectales par de nouveaux liens (« ta petite famille »).
C’est comme s’il était épuisé psychiquement ; l’obtention
rapide de son statut n’a fait que calmer la peur.

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Dans ces deux cas, il s’agit donc plus d’un cumul de


situations difficiles que d’un réel effet d’après-coup.
Enfin reste la perception de la finitude, par comparai-
son avec la situation du deuil. Le lecteur aura compris,
d’après tout ce qui précède, que rien de semblable n’est
repérable dans les témoignages, tant dans le discours
manifeste que dans ce qui pourrait transparaître dans le
discours latent. Les endeuillés disaient tous, peu ou prou,
qu’ils avaient soudain compris qu’ils pouvaient mourir,
qu’ils devaient faire un certain nombre de choses pour
eux-mêmes ou pour leurs enfants et que cette perspective
avait contribué à réaménager leur système de valeurs et
de priorités. Je n’écarte pas la possibilité que cette per-
ception ait été activée chez les exilés mais qu’elle ait été
vigoureusement écartée, refoulée car trop insupportable
par rapport à l’expérience du temps perdu que leur
impose l’exil. La mise à l’écart consciente de cette idée
apparaît à deux reprises, une fois chez le responsable
politique local : « C’est vrai, on perd un peu le temps,
on serait chez soi en train de participer, ce serait bien ;
mais pour se faire aussi bonne conscience, je crois, on se
dit : écoutez, j’ai encore le temps de faire » ; une fois
chez le conducteur de travaux : « Y’a toute cette peur
[de souffrir dans sa vie amoureuse] qui existe, qui
m’empêche de faire certaines choses mais je joue des
deux côtés, quoi ; donc je dis : j’ai le temps, souvent je
dis que je perds, j’ai pas assez de temps. » Je pense que
cette absence de perception de la finitude résulte de la
rencontre propice entre trois éléments : l’inconscient
ignore le temps ; puis le fait que chacun de ces hommes
a survécu à une situation où il risquait plus ou moins sa
vie – comme le résume un exilé : « On a donné le temps
mais on a gagné la vie », c’est donc le fait d’être encore en
vie qui l’emporte ; enfin, comme je l’ai déjà longuement
montré, la représentation spatiale voile la perception du
temps.
Une exception caricaturale, qui nous vient du militant
syndical : « Chaque minute qui passe, c’est la mort qui
s’approche. » Suit un propos assez confus : « Il faut pas

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se tromper, la vie là, ça se prolonge pas ; le temps qu’on


doit vivre et après ça, y’a plus de vie, c’est très clair. »
Cette perception aiguë de la mort serait apparue lorsqu’il
a eu des responsabilités dans son travail. Le motif en est
donc peu clair ; je suis tentée de la rapporter à la mort
de sa mère, mais c’est une conjecture.

La rupture du contrat narcissique

Piera Aulagnier (1975) emploie l’expression « contrat


narcissique » pour souligner que chaque sujet vient au
monde de la société et de la succession des générations
en étant porteur de la mission d’avoir à en assurer la
continuité. Chaque individu n’est pas seulement à lui-
même sa propre fin (c’est le sens latin de ipse) ; les
parents constituent aussi l’enfant comme porteur de leurs
désirs non réalisés et le narcissisme primaire de l’enfant
s’étaie sur celui des parents (le latin idem). Enfin, il a
une place dans un groupe social et, en retour, cet
ensemble doit investir narcissiquement cet élément nou-
veau ; le contrat assigne à chacun une certaine place qui
lui est offerte par le groupe et implique le partage de
certaines valeurs et certains idéaux (surmoi culturel).
Lorsque se produit une catastrophe sociale, par exemple
l’exil, le contrat est rompu : l’individu n’est plus en
mesure de conserver sa place dans le groupe et il est
atteint dans son double statut : en tant qu’il est lui-même
sa propre fin et en tant que membre d’un ensemble.
Pour l’exil, la catastrophe arrive par la volonté
d’autrui dont la première violence consiste très souvent
à prendre et détruire les papiers d’identité (cf. le conduc-
teur de travaux, le professeur de lycée). Les deux aspects
du contrat narcissique sont touchés : le lien de filiation
et l’appartenance à un groupe social (pays) sont détruits ;
souffrance identitaire réactivée par le pays d’accueil qui
réclame parfois des papiers d’identité ! Cette exigence

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158 | TERRE D’ASILE, TERRE DE DEUIL

kafkaïenne a été condamnée par le Conseil d’État en


France (janvier 2001). Vont être examinées dans cette
partie les atteintes à l’identité primaire et à l’identité
sociale.

L’identité primaire

L’exilé quitte l’univers familier, le heim (le chez-soi),


die Heimat (la patrie), qui est le contenant du narcis-
sisme primaire, de l’identité primaire donnée par la mère
principalement ; « les contours d’une identité primaire se
dessinent au travers de processus stimulés par l’investis-
sement maternel libidinal vis-à-vis de l’enfant » (Heinz
Lichtenstein). Le heim est riche de sensorialités et de fan-
tasmes parce que le heim par excellence est le corps de
la mère et le lien à la mère.
La perte de cet univers sensoriel, soubassement d’un
sentiment d’unité narcissique, est surtout perceptible
dans le discours sur la nourriture, ce qui est normal
puisque le besoin et le désir se rencontrent et que le lien
oral est un des liens les plus forts à la mère. À peu près
tous les exilés ont indiqué que les aliments et la manière
de cuisiner de leur pays leur manquaient ; mais ce
manque ne prend pas la même intensité pour tous. La
dépendance à la sensorialité n’est pas la même. À inter-
valles réguliers, certains éprouvent le besoin de manger
comme au pays, organisent des soirées ou vont dans des
restaurants spécifiques ; la restauration constitue
d’ailleurs souvent une solution de reconversion profes-
sionnelle pour les exilés. Aucun des exilés n’est fixé à
l’alimentation « comme faisait maman » ; je pense que les
envies soudaines de nourriture du pays viennent soulager
les efforts d’adaptation. Peut-être aussi la fixation n’est-
elle pas intense parce qu’il est aisé de trouver à Paris les
produits alimentaires de toutes les régions du monde et
de satisfaire cette exigence orale.
Il est possible qu’il en aille différemment en province
ou dans d’autres pays : le conseiller pédagogique a

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LE TRAVAIL PSYCHIQUE DE L’EXIL | 159

séjourné en Afrique australe avant de venir en France et


les modifications alimentaires ont été difficiles (il a perdu
13 kilos). Tout à coup, son discours bascule : « Mais à
Xb, c’est dur au niveau de l’alimentation ; euh, au
niveau, bien sûr, j’sais pas, j’étais jamais raciste, j’étais
jamais raciste, ni à Xb, ni Xa, ni à, par exemple, le fait
de te trouver avec une autre société [...] tu es obligé à
t’intégrer dans cette société, tu dois même, tu es obligé,
tu dois faire des efforts, voilà, j’ai fait tout ça. »
L’investissement de l’oralité, avec sa dimension régres-
sive, souligne le narcissisme des petites différences et fait
surgir brutalement l’idée de racisme. De son côté, l’assis-
tant de justice a laissé transparaître une très discrète
angoisse sur le fait de ne pas savoir ce que contenait tel
ou tel plat, tout comme le professeur de lycée (« il
m’arrive parfois de ne pas pouvoir manger parce que
c’est des choses que je ne connais pas »). Enfin, les inter-
dits alimentaires nous placent dans les deux registres de
l’identité : ce qui vient de la mère et ce qui vient du
socius, présentement de la religion. Je n’y reviens pas
puisque je les ai évoqués dans la partie sur l’espace
comme lieu de transgression.
Les autres aspects de la sensorialité ont été beaucoup
moins évoqués. Il n’y a que le diplômé en biologie pour
indiquer ne pas pouvoir encore écouter certaines cas-
settes musicales car cela le bouleverserait trop (où l’on
retrouve les mercenaires suisses et le Ranz des vaches) ;
l’ingénieur agrobiologiste dont la vie était très investie
dans des activités musicales n’en a rien dit. Trois ont
évoqué plutôt l’ambiance des fêtes religieuses, où se
conjoignent les sensations orales, auditives, cénesthé-
siques dans une situation sociale ; cette évocation est un
moment important (deux exilés passent au « tu » pour
bien me convaincre) parce que la différence entre ici et
là-bas est forte, en dépit de la tolérance cultuelle de
l’État français. Voici ce qu’en dit le conducteur de tra-
vaux, qui non seulement est passé au « tu » mais s’est
penché vers moi et a parlé soudain avec animation : « La
fête du mouton, c’est autre chose, c’est une autre vie au

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160 | TERRE D’ASILE, TERRE DE DEUIL

pays ; mais ici on peut pas, on peut pas ; là-bas quand


y’a la fête du mouton, le matin, on prend une douche,
une bonne toilette, on porte des habits neufs, on va à la
prière, on revient, on rentre dans les maisons pour
s’excuser de tous les mals qu’on fait durant l’année, on
demande pardon à tout le monde, même ton voisin, si
vous avez le problème le plus délicat, tu es obligé de venir
lui demander pardon [...] mais ici tu peux pas, tu peux
même pas égorger un mouton chez toi ; mais j’ai vu mon
frère, il est marié, mais la fête du mouton [...] il va à La
Villette pour se payer son mouton déjà égorgé, c’est pas
lui-même qui l’égorge ; or, au pays, c’est toi-même qui
égorges ton mouton [...] depuis ta naissance, tu ne vois
que ça [...] tu as vu que ça, t’as pas vu autre chose mais
tu viens ici, tu es obligé de changer ta vie, pour, pour
intégrer là où tu es... »
Le diplômé en biologie parlera aussi de ce moment qui
est fort, d’une part parce que l’intrication des deux
niveaux de l’identité s’y perçoit bien (on devine les
recommandations maternelles et les consignes pater-
nelles), d’autre part parce que l’exilé est quasi contraint
de voir qu’il ne peut transposer exactement, répéter à
l’identique.
Le climat n’a été évoqué que par deux exilés. L’ingé-
nieur agrobiologiste se plaint de notre climat tempéré où
il n’a pas autant de soleil que dans son pays : « Le climat,
on ne peut changer [...] on ne trouve vraiment pas beau-
coup de soleil ; quand on trouve, on attrape le soleil
comme ça ; on dit avec ma femme et mes enfants : allez,
sortez pour attraper le soleil, le climat ça manque. »
L’ingénieur hydraulicien, lui, regrette la mer : « J’aime
bien la mer, c’est pour ça que je suis ingénieur hydrau-
lique et que je me suis spécialisé dans l’hydraulique de
la mer, [un mot ?], des côtes, donc ça, ça me manque. »
Et juste avant : « le climat, le soleil, pas trop la chaleur,
parce que là-bas, parfois, c’est trop chaud toute l’année,
trop humide surtout ; maintenant, il y a un équilibre qui
se fait en moi ; y’a des choses qui me manquent là-bas
mais y’a des choses que j’aime bien ici ». J’ai fait une

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lecture œdipienne de ce propos lorsque j’ai fait le por-


trait de cet homme ; elle est peut-être un peu contrainte.
Ce qui est sûr, c’est que ces deux hommes nous parlent
de sensations corporelles très anciennes, peu verbali-
sables mais à quoi se rattachent probablement des
réseaux de pensées, d’images, de fantasmes. Je pense que
ces sensations sont difficiles à évoquer parce que trop
intimes, trop régressives : nous sommes au plus près du
heim, et notre cadre de rencontre ne peut accueillir
l’expression de ces sensations, alors qu’il est possible
d’échanger sur des plaisirs de bouche ou d’oreille.
Le dernier élément de l’identité primaire est la langue.
J’ai déjà indiqué pourquoi cet élément était sous-estimé
dans ce groupe. Il n’y a donc pas d’expression de perte
et de souffrance à propos de la langue ; il n’y a pas de
sentiment d’exclusion ou une angoisse liée à l’incompré-
hension. Presque tous étaient bilingues et tous ont l’occa-
sion de parler leur langue maternelle ; pris dans son
mouvement de séparation œdipien, l’ingénieur hydrauli-
cien dit même ne plus vouloir parler l’espagnol (« j’ai
justement envie de ne pas parler l’espagnol »). Deux
exilés regrettent cependant de ne plus savoir parler très
correctement leur langue maternelle. L’étudiant en ges-
tion a quitté son pays à l’âge de cinq ans et ce long exil
dans différents pays a fait inventer à la fratrie une sorte
de langue familiale, un sabir (« la longue nuit sans som-
meil de l’exil est une nuit babélique », dit Marx complété
par Semprun) ; il constate à regret qu’il parle une langue
très mélangée qui fait sourire ses compatriotes : « Il com-
prend tout mais il sent quelque chose d’étranger [...] il
perçoit que ce n’est pas tout à fait un x pur [...] j’ai
gardé le niveau de la langue d’un enfant. » Nous voyons
qu’il préfère connoter à l’enfance plutôt qu’à l’étranger ;
cela le soucie, car cela présentera un problème s’il veut
jouer un rôle politique dans son pays ; il dit aussi que
c’est une belle langue chantante. Invité à dire quelque
chose dans cette langue, il cite ce proverbe : la vérité
peut traverser une fournaise mais la vérité ne se brûle
jamais. Un autre exilé récitera en arabe un verset du

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162 | TERRE D’ASILE, TERRE DE DEUIL

Coran. C’est le haut fonctionnaire qui va le plus loin


dans sa réflexion en pensant à ses enfants : « Ils n’ont
pas une expression xaise assez facile et, à travers la
langue, c’est aussi la pensée, c’est la pensée, oui, c’est la
pensée xaise, on parle de l’ingéniosité xaise, le xa, c’est
une langue qui se dit mais qui ne dit pas nécessairement
ce qu’on… vous dites quelque chose mais ce n’est pas ce
qu’on doit comprendre [...] ils n’ont pas cette finesse-
là. » Et il regrette aussi de perdre une expression cor-
recte en français puisque, dans les centres d’accueil, se
parle une sorte de français « basique » qui permet à ces
exilés de tous pays de se comprendre a minima. Il est
donc le seul à exprimer combien cette perte est impor-
tante, perte tellement difficile qu’elle a donné naissance
à un genre littéraire : la littérature d’exil, tentative de
lutter contre la perte d’une langue, d’une histoire, d’une
culture, d’un temps. « La langue est la patrie » dit Alexis
Philonenko, philosophe français né d’un père russe et
d’une mère métisse (noire-allemande). Jorge Semprun
exprime quelque chose de plus précis : « Ma patrie n’est
pas la langue, ni la française ni l’espagnole, ma patrie,
c’est le langage. C’est-à-dire un espace [tiens !] de com-
munication sociale, d’invention linguistique : une possibi-
lité de la représentation de l’univers » (1995). Les propos
de Semprun me permettent de justifier pourquoi j’ai
évoqué la langue en dernière partie de ce développe-
ment : ce n’est pas par manque de considération pour
elle, mais parce qu’elle est une manière d’objet transi-
tionnel ; elle appartient certes à l’univers sensoriel mais
elle est aussi le support de l’abstraction, de la représenta-
tion, de la Geistigkeit ; elle réunit donc un principe
maternel et un principe paternel.
Dans le deuil, ces pertes n’existent pas. L’endeuillé ne
perd pas tout cet « écosystème » qui alimente, sans que
nous le percevions, notre narcissisme primaire ; l’exilé ne
dispose plus de la permanence de cette expérience sen-
sible qui contribue à la cohésion de l’identité. D’une
manière générale, ce groupe d’exilés ne montre pas une
excessive dépendance à l’heim originel, mais cela tient

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peut-être au fait que les pertes ne sont irrémédiables ni


pour la nourriture ni la langue ; mon échantillon est
biaisé de ce point de vue. Néanmoins, les pertes sont
assez importantes pour nourrir un sentiment de contin-
gence et de confusion. Vont s’ajouter la perte (ou
l’atteinte grave) des rôles et des fonctions sociales.

L’identité sociale

« Plus nous nous éloignons de nos premiers objets


d’amour, moins les gens réagissent à notre individualité,
ils réagissent à la fonction particulière que nous pouvons
représenter pour eux. Ainsi survient le danger qu’au lieu
de maintenir un sens de l’identité, la réaction à un rôle
social dépersonnalisé en arrive à vider le sens de l’iden-
tité » (Lichtenstein, 1964 ; italiques de l’auteur). Nous
pouvons aussi le dire comme Feuerbach : « Sein ist
Gemeinschaft », que je traduis librement par : Être, c’est
appartenir à la communauté. Ou, pour le dire comme
Freud, le groupe se constitue par le fait qu’un « certain
nombre d’individus ont mis un seul et même objet à la
place de leur idéal du moi et se sont, en conséquence,
identifiés les uns avec les autres dans leur moi » (1921c).
Pour l’exilé, le rôle social est d’autant plus dépersonna-
lisé qu’il incarne l’Étranger, pis, l’Étranger démuni de
tout ou presque. L’exilé nous renvoie en miroir deux
situations insupportables : la représentation de l’altérité
et la représentation du dénuement, donc de l’impuis-
sance (l’Hilflosigkeit), d’où l’intensité des réactions qu’il
suscite, qu’elles soient positives ou négatives.
L’image de l’exilé. – Voici un assez long extrait du
propos de l’étudiant en gestion qui indique bien les diffé-
rentes images ; il faut dire qu’il a vingt-quatre ans
d’expérience comme exilé ! « Dans l’esprit de la plupart
des gens partout [...] être réfugié, c’est toujours une fra-
gilité [...] on dirait que ce n’est pas très bien [...] j’ai
toujours caché le fait que je sois réfugié [...] on dirait
qu’être réfugié, c’est un délit [...] un être sans valeur

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164 | TERRE D’ASILE, TERRE DE DEUIL

[...] quand on parle des réfugiés, c’est toujours en terme


de dévalorisation [...] l’image qu’on a à la télé, dès qu’il
y a des événements, c’est d’abord un camp de réfugiés,
c’est toujours cette image qui leur reste, dans un camp,
on a tout perdu, bon, on reçoit tout des autres, des aides
humanitaires [une sorte de victime] victime, exact, c’est
cette image qui reste [...] une précision, je disais que
j’aimais pas parler beaucoup de moi, de ma famille, mais
il peut m’arriver de parler en tant que réfugié [...] je
peux mieux défendre l’état de réfugié ; peut-être qu’à
l’époque quand j’étais jeune, je n’avais pas les moyens,
je n’avais pas les arguments. »
Nous voyons apparaître l’étranger comme danger
(« délit »), l’étranger démuni (« la fragilité »), l’étranger
sans valeur (« dévalorisation ») ; il devient un individu
au sens péjoratif du terme ; un autre exilé, qui a refusé
l’enregistrement, a aussi indiqué qu’il ne présentait
jamais sa carte de réfugié politique pour justifier son
identité mais son permis de conduire, car elle suscitait
des réactions de méfiance. D’autres parleront de l’état
de « chien » (le militant politique), de « mendiant » (le
haut fonctionnaire), d’« analphabète » (le professeur de
lycée).
L’état de dénuement avec un sentiment d’impuissance
revient souvent : « Je me ressentais comme une personne
isolée, comme une personne qui ne pouvait rien » (le mili-
tant politique) ; « malgré que tu aies le statut de réfugié,
tu n’es rien du tout ici en France [...] c’est comme si on
est abandonné [...] je ne suis plus rien, je ne suis plus
rien [...] l’exil, c’est une situation qui ruine l’individu,
c’est une situation de ruine où tu n’es plus rien » (l’assis-
tant de justice) ; « c’est tristesse, impuissance ; on se sent
réduit complètement à zéro » (le haut fonctionnaire). Le
seul à ne pas évoquer une image dégradée est l’ingénieur
hydraulicien, mais il a vécu son exil avec trois conditions
favorables : il l’a préparé, il a été immédiatement
accueilli par un compatriote, il vient d’une communauté
qui ne fait pas l’objet de conduites racistes.

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LE TRAVAIL PSYCHIQUE DE L’EXIL | 165

Certains donnent comme motif d’accepter ces entre-


tiens de recherche l’idée que mon travail pourrait contri-
buer à « expliquer aux autres, aux gens qui ne savent
pas, quelle est la douleur », à surtout changer l’image du
réfugié en informant mieux les gens : « Ça permettrait
surtout [...] de comprendre les difficultés qu’ils ren-
contrent, de comprendre les comportements qui peuvent
paraître bizarres. »
La dévalorisation.– « Tu es considéré comme une per-
sonne mais la valeur que tu avais là, tu l’as perdue, tu
l’as perdue » (l’assistant de justice) ; « On se sent complè-
tement diminué, sans valeur » (le haut fonctionnaire).
Elle se fonde sur la perte du métier ou de l’activité sociale
principale et sur la perte du statut social qui en découle ;
elle s’accompagne d’un sentiment d’infantilisation corré-
lée à la castration (thématique du zéro : être zéro,
reprendre à zéro). C’est le thème de l’entretien qui sus-
cite le plus de douleur parce que l’atteinte narcissique
est importante. La douleur est d’autant plus vive que la
réglementation française instaure ou prolonge la situa-
tion d’infantilisation en interdisant aux demandeurs
d’asile de travailler.
La perte du métier, c’est « une blessure qui ne pourra
jamais être soignée » (le haut fonctionnaire). « Toutes
mes spécialités, je les ai laissées de côté ; ça veut dire
qu’en Europe je peux pas trouver ce dont j’avais besoin,
ce que je faisais mais je suis obligé de vivre avec » (le
conducteur de travaux). « Après dix-huit ans, j’ai laissé
mon cartable [très ému], ça a été très dur d’accepter
ça [...] c’est très dur personnellement de m’éloigner de
l’enseignement [...] je vous cache pas si je dis que j’ai
pleuré, ouais, j’ai pleuré » (le conseiller pédagogique).
Pour l’ingénieur hydraulicien, ce métier, c’était un
« rêve » et il profite d’un licenciement économique (il
avait un emploi de peintre) pour reprendre une forma-
tion qui lui permettra de faire un métier plus en rapport
avec le précédent. Cette perte est difficile pour ceux qui
avaient vraiment choisi, investi leur profession, ainsi que

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pour ceux qui avaient un parcours d’ascension sociale


qu’ils voient réduite à néant.
En découlent les thèmes de l’humiliation/l’humilité, de
l’infantilisation, de la castration symbolique.
« Il faut vraiment être humble dans la vie », dit le haut
fonctionnaire, « parce que j’étais, alors me voilà réduit
à cette situation [...] c’était vraiment très pénible pour
moi [...] au niveau de l’OFPRA [...] toutes les humilia-
tions possibles [...] sans humilité, vous vous mettez une
balle dans la tête et ça s’arrête là ». Chez lui, la dégringo-
lade du statut social est une terrible épreuve qui lui a fait
penser au pire, mais il arrive à se reprendre sur le plan
narcissique : « Ça m’a appris à être de plus en plus
humble [...] ce qui reste constant, c’est sa valeur intrin-
sèque. » Le responsable politique local qui fait la même
expérience parle aussi d’humiliation et préférait cacher
son métier dans les centres d’accueil ; puis il parle aussi
d’humilité : « On a appris aussi à être humble. » Enfin,
le militant politique explique comment l’épreuve de l’exil
lui a « enlevé l’orgueil » et il insiste : « L’orgueil qui est
enlevé de moi, qui n’existe plus », et il explique un chemi-
nement identique aux deux autres : la relativité des
valeurs sociales versus les valeurs intrinsèques.
Je ne reprendrai pas en détail la position d’infantilisa-
tion puisque je l’ai déjà évoquée dans la précédente
partie. Deux brefs exemples : « Vous êtes devenu un oisif
total » (l’assistant de justice) ; « ça fait toujours mal
d’être toujours dépendant », dit le diplômé en biologie
qui veut devenir « auto-indépendant » ; « si une famille
arrive quand même à être plus ou moins autonome et
indépendante... est beaucoup plus intéressante que
d’être dépendante [...] chez nous, le responsable de la
famille, il est responsable de tout. » Où l’on voit poindre
la thématique de la castration : être un homme respon-
sable, c’est travailler. C’est aussi ce que dit l’ingénieur
agrobiologiste : « Il faut présenter mieux dans la vie, la
vie sociale : je suis un homme, je travaille. » Ne pas tra-
vailler, c’est une « situation de timide ». Je pense qu’il
veut indiquer ainsi une image de castration. Mais c’est le

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LE TRAVAIL PSYCHIQUE DE L’EXIL | 167

haut fonctionnaire qui décrit le mieux les effets ravageurs


de l’oisiveté forcée sur sa position de mari et de père dont
l’autorité risque de n’être plus respectée, alors il faut la
défendre, voire « l’embellir » ; il a alors un mouvement
de révolte : « Je conçois mal comment on peut me donner
à manger pendant trois ans, si ce n’est peut-être par la
volonté de me détruire [...] alors qu’il y a du travail [...]
pourquoi ne pas faire travailler les gens puisque ça leur
donnerait aussi une certaine confiance en eux-mêmes. »
Ce que disent ces hommes, avec l’énergie du désespoir,
c’est qu’ils peuvent accepter de ne pas retrouver le statut
social d’avant (ils acceptent l’humilité), mais qu’ils
ne peuvent accepter d’aller jusqu’à la castration
symbolique.
Pourquoi priver l’exilé de sa capacité à travailler, de
sa capacité à s’insérer socialement, à montrer sa Lei-
stungsfähigkeit ? Pourquoi ajouter inutilement une souf-
france à un événement de la vie qui n’en manque pas ?
Voici ce que disent les Grinberg à propos du travail :
« Nous voudrions souligner l’énorme importance du tra-
vail, comme facteur organisateur et stabilisateur de la vie
psychique, spécialement si c’est un travail pour lequel le
sujet a une habileté et dont il obtient des satisfactions.
Dans le plus immédiat et manifeste, cela réaffirme
l’estime que l’immigrant a de lui-même en permettant de
payer ses dépenses et de réassumer une de ses fonctions
d’adulte après la période régressive de l’arrivée. D’autre
part, cela lui fait sentir qu’il a une “place” dans la nou-
velle société. Finalement, travailler signifie, de manière
profonde, mettre en jeu la capacité créative, avec des
contenus réparatoires pour le self lui-même et les objets
abandonnés ou perdus. »
En d’autres termes, c’est restaurer une partie du
contrat narcissique. À défaut de pouvoir restaurer cette
partie blessée du narcissisme par le travail, nous allons
voir comment l’exilé trouve dans le socius un soutien nar-
cissique.
Le soutien du socius. – Vasquez avait beaucoup insisté
dans ses articles sur le soutien apporté par la commu-

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nauté des exilés. D’une manière générale, j’ai retrouvé


l’effet positif de ce soutien : ces rencontres confortent
la continuité de l’identité de l’exilé, qui est « reconnu »,
peuvent être l’occasion d’alimenter le narcissisme pri-
maire (repas, occasion de parler la langue maternelle) ;
les compatriotes servent aussi de médiateurs dans
l’apprivoisement des nouvelles règles. Mais la réalité est
plus complexe que ne le laissait entendre Vasquez : être
« reconnu » par un compatriote n’est pas toujours un
bienfait narcissique parce que ledit compatriote devient
le témoin d’une chute sociale ; c’est le cas du haut fonc-
tionnaire, du responsable politique local et même de
l’étudiant en gestion qui préfère taire ses origines fami-
liales : « Pour me protéger, je préfère ne pas parler de
moi [...] et ça, c’est très mauvais à mon avis ; j’ai
l’impression de vivre à moitié mes amitiés, malgré moi. »
En ce qui le concerne, ce n’est pas tant à cause d’un
changement de statut social qu’en raison des réactions
vives que peuvent susciter ses origines ethniques ; s’y
ajoute aussi le fait douloureux que, lorsqu’ils avaient du
pouvoir ou de l’argent, ils avaient des amis, lesquels
« amis » se détournent d’eux lorsqu’ils n’ont plus ces pri-
vilèges. Il y a enfin, je l’ai déjà indiqué, la méfiance vis-
à-vis de compatriotes qui ne sont pas nécessairement du
même bord politique et qui peut limiter la fréquentation
de la communauté.
Un certain nombre d’exilés ont évoqué des rencontres
bénéfiques avec des Français. Dans presque tous les cas,
ce sont des personnes qui s’occupent d’aider les réfugiés
(personnel médical, juristes ou personnel des centres
d’accueil), mais les rencontres qui ont compté sont celles
où l’interlocuteur français considérait le réfugié non
comme un étranger mais comme une personne et s’inté-
ressait réellement à son histoire, c’est-à-dire que son
identité était reconnue. Dans les portraits que j’ai faits,
j’ai déjà mentionné la femme psychiatre mais aussi un
avocat ; il y a eu, cela vaut d’être dit, une fonctionnaire
de L’OFPRA (pour le conseiller pédagogique) ; il y eut
encore des professeurs, un sénateur ; le responsable poli-

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tique local laisse deviner des solidarités rosicruciennes.


J’ai probablement eu cette fonction aussi pour quelques-
uns des exilés rencontrés.
Un soutien que je n’ai pas cherché mais que j’ai trouvé
est celui de la religion, à laquelle la moitié des exilés ont
fait allusion. À la réflexion, j’aurais dû y penser pour la
religion musulmane ; il pouvait y avoir une identification
héroïque inconsciente à Mahomet, lorsqu’il est contraint
de fuir La Mecque et de se réfugier à Médine. Les diction-
naires varient un peu sur la traduction du mot
« Hégire » : fuite ou séparation ; l’idée générale est la
rupture d’une association ; c’est l’acte de fondation de
l’ère musulmane, l’Hégire : le temps musulman s’écoule
à partir de cet exil.
Voici trois exemples du soutien de la religion : « Je
crois en Dieu, je me dis que c’est normal, c’est ma desti-
née quoi ; donc là, c’est pas trop douloureux », dit le
conducteur de travaux. Le militant syndical évoque le
soutien de l’Intelligible (une des dénominations du Pro-
phète) : « L’Intelligible, il ne dort pas. » Et voici ce que
dit le conseiller pédagogique : « Franchement, je dis : j’ai
toujours été soutenu par les versets du Coran et je vois
à chaque fois qu’ils me soulagent un tout petit peu, le fait
de les dire, d’y croire aussi, c’est bien ça, je crois aussi ;
c’est un grand remède psychologique. » L’étudiant en
gestion évoque ses lectures religieuses, particulièrement
le bouddhisme, mais il mentionne aussi le pasteur Martin
Luther King et le dalaï-lama. Autant de figures protec-
trices paternelles qui accompagnent l’expérience de
l’exil.

La mort symbolique de soi

Une autre surprise de ces entretiens est le thème : je


manque aux autres, une vie se passe sans moi là-bas, ce
que j’appelle la mort de soi, expression un peu drama-

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170 | TERRE D’ASILE, TERRE DE DEUIL

tique que je justifierai après la présentation des témoi-


gnages. Ce vécu n’existe évidemment pas dans
l’expérience du deuil. Cette thématique a été mentionnée
par L. Tourn et les Grinberg, mais ce qui frappe ici c’est
la clarté de sa formulation et sa récurrence. Dans les
deux cas, il s’agit bien d’une perte objectale mais, pré-
sentement, le disparu est l’exilé lui-même ; il est à la fois
le sujet de la perte et l’objet perdu. Quelle sorte de tra-
vail psychique doit faire l’exilé face à cette situation ? Ce
ne peut être le travail du trépas décrit par Michel de
M’Uzan (1976), puisque l’exilé ne meurt pas. Ce n’est
pas une perte mais une perpétuelle séparation, une
« absence de fin » (Philonenko), qui n’a donc pas la
valeur libératrice d’une perte irréversible. « J’ai dû déci-
der d’être un autre, de ne pas être moi-même, pour conti-
nuer à être quelque chose : quelqu’un » (Semprun,
1995). Quels sont les mécanismes psychiques à l’œuvre
dans cette expérience ?
Obnubilée par ma comparaison avec le deuil j’ai
manqué de finesse perceptive et de souplesse intellec-
tuelle, de sorte que je n’ai pas pu explorer davantage ces
mécanismes psychiques au cours des entretiens. Voici
tous les propos sur ce thème (seuls le militant syndical
et l’ingénieur agrobiologiste n’en ont rien évoqué) pour
essayer d’en tirer des enseignements.
Le conducteur de travaux : « Elle [sa mère] allait me
manquer beaucoup et moi aussi j’allais la manquer parce
que j’étais son soutien [...] quand on parle de douleur,
par exemple, du pays, c’est parce que y’a beaucoup de
choses que tu perds [oui ?] c’est-à-dire en ton absence,
que tu pouvais obtenir lorsque tu étais là et qu’actuelle-
ment, en Europe, tu peux pas ; je vous dis que je suis là
mais je ne peux pas, ce que je pouvais faire sur place
quand je suis là-bas, je peux pas dire à quelqu’un de le
faire à ma place, y’a toujours ces pertes-là, quoi. »
Nous voyons apparaître un sentiment de culpabilité
lié à l’abandon mais aussi ce sentiment que la vie passe
sans lui.

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L’étudiant en gestion, héritier politique : « Donc moi,


je dis qu’il y a une histoire qui ne nous lâche pas et il
faut, je ne peux pas la contourner, je vais l’assumer [...]
mes sœurs regrettent beaucoup mon absence, elles
souffrent beaucoup ; elles disent : quand C. était là, on
oublie un peu les soucis, on rit. »
Le responsable politique local : « Ma femme qui était
enceinte et... d’ailleurs, elle a eu même à faire une fillette
que j’ai jamais vue, une petite fille que je ne connais pas
[...] j’ai des choses à faire chez moi, j’ai des choses à
faire chez moi, ça aussi ça me manque cette participation
à l’édification de notre... [vous êtes privé d’une réalisa-
tion personnelle au service de votre pays] exactement,
ça, ça me manque beaucoup parce qu’on se dit : mais
qu’est-ce que je fais ici [...] j’aimerais bien me retrouver
comme ça aussi en train de [allusion à M. Aubry], parce
que j’ai des idées. »
Nous pouvons imaginer que c’est la souffrance qui lui
fait utiliser cette formule étrange : elle a eu à faire une
fillette, comme s’il n’était pas vraiment concerné.
Le militant politique : « Mon père ne faisait rien sans
moi, il me demandait toujours son, mon avis [...] elle
[sic] avait confiance en moi, plus que les, les deux autres
grands frères ; donc pour tout, pour tout, c’est moi qu’il
demandait, donc je savais [servais ?] déjà de tout. » Puis
il évoque trois amis d’enfance : « Ils viennent tout le
temps voir mon père, ils me représentent dans la maison,
chez moi. » Les amis ont pour fonction de représenter le
disparu, qui est ainsi vivant, et de maintenir la continuité
du « chez-moi » qui n’est donc pas la France.
L’ingénieur hydraulicien, à qui je demande de compa-
rer la perte d’un être cher et la perte de la patrie : « Dans
les deux cas, on peut rien faire, on peut rien faire, on est
là et je ne peux pas retourner à X, donc je ne peux rien
faire là [...] mais c’est pas seulement quand on perd
quelqu’un, même quand il y a quelqu’un qui vient ; ma
nièce, elle a eu une petite fille, une fille, sa fille et j’étais
pas là non plus et ça fait aussi mal que de perdre
quelqu’un, de ne pas être là ; je ne connais pas la fille

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172 | TERRE D’ASILE, TERRE DE DEUIL

de ma nièce. [Ce qui rend votre exil difficile, c’est le fait


qu’il y a une vie qui se passe sans vous ?] Oui. [Est-ce
qu’on peut le dire comme ça : c’est comme si c’était une
vie qui était morte ou c’est trop fort ?] C’est pas morte,
c’est pas morte, c’est justement pour ça ; il y a des gens
qui viennent, c’est, c’est une autre vie qui est arrivée,
c’est pas morte, sinon qu’il y a une barrière au milieu,
c’est une impuissance qu’on sent, qu’on peut pas faire,
on ne peut pas participer, on peut pas être là, on peut
pas. »
C’est probablement l’exilé qui décrit le mieux cette
étrange situation. Il dit bien qu’on ne peut pas faire un
travail de deuil : « C’est justement pour ça. » Il y a une
barrière entre deux mondes où personne n’est mort, mais
il faudrait faire comme si, puisque des relations ne
peuvent pas s’établir : la frustration est au premier plan.
Le professeur de lycée : « Mes enfants, c’est, c’est,
c’est le vide qui, qui existe [un mot] entre nous ; ils
devaient peut-être, ma présence était sécurisante, ma
présence, également, leur permettait de mieux s’armer
pour la vie, à se dé, à leur éducation [...] je les aidais à
faire leurs devoirs ; donc, c’était un soutien, un soutien
qu’ils perdent maintenant [puis à propos de son père] la
personne quand elle est âgée, c’est en ce moment qu’elle
a besoin de, de son entourage, de ses enfants [...] je le
quitte au moment où il a le plus besoin de moi. »
Où l’on voit bien sûr le sentiment de culpabilité mais
aussi l’atteinte au rôle de père et de fils aîné.
Le conseiller pédagogique : « Malgré lui, il [lui] veut
les tenir [sa famille], il veut les laisser avec lui, à côté de
lui, il veut les voir, il veut les éduquer, il veut tout mais
vraiment, c’est là, c’est comme vraiment je les jetais [...]
j’ai perdu mon aîné, je l’ai perdu, l’aîné, je l’ai perdu
vraiment [il veut dire qu’en son absence son fils a suivi
une mauvaise voie] [...] ils m’ont perdu, ils m’ont perdu,
pour dire la vérité [...] les jeunes du foot [...] c’est un
grand manque pour eux [...] j’étais un modèle au niveau
du comportement [...] le gouvernement xien, il perd, il
perd les gens compétents [...] il perd les citoyens, de bons

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LE TRAVAIL PSYCHIQUE DE L’EXIL | 173

citoyens qui peuvent donner quelque chose pour le pays,


pour la région, vraiment, c’est une grande perte, c’est
une grande perte [...] c’est une perte pour le pays, pour
les jeunes, pour les collègues. »
C’est un mouvement à coloration mégalomaniaque,
même si sur le fond il n’a pas tort.
L’attaché de justice : « Je voulais faire du travail pour
mon pays ; je n’ai pas atteint l’objectif parce que je suis
responsable et que je devais conduire l’organisation à
terme [je rappelle que sa femme est enceinte ; le « à
terme » fait écho aussi à cette situation] [...] il fallait
mener à bien l’action que nous avons entreprise
ensemble ; donc j’ai abandonné tout ça ; ça a constitué
pour moi un souci très dur. » À propos de sa petite fille :
« C’est une fille, que je ne connais pas [...] je ne sais
quand je vais voir l’enfant, je ne sais quand je vais voir
cette femme-là ; à l’heure d’aujourd’hui, je ne sais
comment ils vivent, comment elles vivent [...] j’étais
parti d’une manière brusque, voilà, je n’ai rien prévu,
je n’ai rien prévu [...] je suis un pilier pour ma famille,
je représente quand même un pilier pour ma famille
parce que tout, au fait, repose sur moi ; quand y’a un
problème dans la famille, on dit qu’on attend que
j’arrive avant de prendre une décision quelconque et
maintenant que je ne suis pas là, je fais du mal à ceux-
là que j’ai abandonnés et je me fais moi-même du, du,
du mal. » L’attaché de justice est le premier à mentionner
que l’exil casse le fil de la transmission des générations :
« C’est important qu’on dise que c’est l’enfant de ce
monsieur, de telle femme et de tel homme ; vous savez,
c’est important chez nous en Afrique, quand tu deviens
quelque chose [...] on dit : c’est l’enfant à tel monsieur,
c’est quand même bien ; mais maintenant, là, tu ne peux
pas parce que tu n’es plus dans le pays [...] je vais quand
même essayer de perpétuer leur nom. »
Nous voyons ici : je manque à mon pays, à ma femme
et à ma fille, et je n’assure plus la continuité des généra-
tions. Le haut fonctionnaire dira la même chose à propos
de la filiation de ses enfants.

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Le diplômé en biologie : « Je suis l’aîné de ma maman


[sourit] d’ailleurs, elle m’estime beaucoup, elle pleurait
chaque fois, elle pleurait chaque fois, même jusqu’à pré-
sent quand je lui téléphone, elle se met toujours à pleurer
[...] ma maman, peut-être quand j’aurai les moyens, je
vais essayer de la faire venir ici [...] qu’on se voie, que
ça rassure que je vis et j’existe, que je suis normal, dans
les bonnes conditions pour la rassurer. » L’idée de mort
est ici très présente, mais il faut dire que ce garçon est
l’exilé qui a connu douze mois d’errance, parfois dange-
reuse ; il est devenu chef de famille : « Quand [sic = si]
je meurs aujourd’hui sans que je puisse atteindre à ces
objectifs [élever ses frères et sœurs]... mais vraiment ça,
je le souhaite pas. » À propos d’amis décédés : « C’est
des gens que je ne reverrai plus, qui sont décédés ; pour
eux aussi, pour eux aussi peut-être ils ne me reverront
plus ; donc il y a vraiment ce doute qui s’installe entre
eux et moi. »
La condensation est extrême entre les vivants et les
morts, de sorte qu’on ne sait plus très bien qui est mort
et qui est vivant.
Le haut fonctionnaire : « Moi, je suis l’aîné de la
famille [...] donc c’est toute une perte, non seulement
pour moi mais aussi pour d’autres personnes qui
devaient dépendre de moi. » Il va parler de sa mère
malade, qui est restée au pays, et dit se sentir « impuis-
sant ». Il décrit aussi la cassure dans la filiation : « Mais
surtout c’est une grande perte pour nos enfants parce
que, chez nous, il y a une tradition, c’est le nom qui se
perpétue ; la personne se perpétue à travers le nom de
sa famille ; donc tous les gens qui nous connaissaient [...]
ont disparu [...] si nos enfants devaient rentrer au X, ils
seront des étrangers dans leur pays puisqu’ils n’auront
personne pour dire, voilà, nous connaissons un tel, c’est
le fils d’un tel ; or ça, c’est un grand problème. »
Ce qui apparaît en premier lieu est la culpabilité. Je
rappelle que cet affect était absent du questionnaire. Ici,
elle est clairement exprimée par certains ; d’autres la
dénient en indiquant qu’ils ne sont pas responsables de

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cette situation ; ceux qui la reconnaissent sont ceux qui


étaient effectivement engagés dans l’action militante.
Mais ce que disent aussi tous ces exilés, c’est qu’ils ont
perdu la place et la fonction qu’ils occupaient auprès de
leurs parents et amis ainsi qu’au service de leur pays :
ils ont perdu leur place de fils, d’ami, d’acteur social,
parfois de mari et de père. Ce que nous voyons, c’est un
redoublement de l’atteinte à l’identité qui a été décrite
dans la partie précédente sur la rupture du contrat nar-
cissique : ils ont perdu leur identité là-bas et ils n’ont pas
encore d’autre identité ici que celle de réfugié, associée
à des images négatives. Ce que L. Tourn résume ainsi :
« Par la rupture massive de la continuité du temps, de
l’espace, du regard de l’autre familier, l’exil brise l’illu-
sion d’identité de soi à soi. » C’est pourquoi j’emploie
l’expression de « mort de soi » plutôt que de renvoyer à
l’Entfremdung freudienne, comme le fait L. Tourn par
glissement à partir de la racine fremd (étranger). Cette
notion (traduite actuellement par « étrangement » mais
qui, traditionnellement, est traduite par « aliénation »)
est assez bien précisée par Freud dans Un trouble du
souvenir sur l’Acropole : « Ces étrangements sont des
phénomènes très remarquables, encore peu compris [...]
on les observe sous deux formes : nous apparaît comme
étranger ou bien un morceau de la réalité, ou bien un
morceau du moi propre. Dans ce dernier cas, on parle
de “dépersonnalisation” » (1936a). Je pense que ce n’est
pas de cela qu’il s’agit ici : c’est bien de l’autre que vient
une non-reconnaissance d’identité (perdue là-bas, pas
encore trouvée ici) ; il existe un rapport intrinsèque entre
ipse et idem ; nul n’existe pour soi, dans un narcissisme
anobjectal. D’où la tentation de la naturalisation pour
échapper à la position de réfugié, étranger dénudé de son
identité mais habillé de stéréotypes.
Nous voyons que l’exil est une rupture du lien social
qui casse l’identité et qui produit aussi une rupture de
filiation, ainsi que l’ont exprimé clairement deux exilés
en pensant à leurs enfants. Nous pouvons penser que
cette rupture de filiation a pu s’activer aussi pour les

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176 | TERRE D’ASILE, TERRE DE DEUIL

exilés (trois) qui ont perdu leur père alors qu’ils étaient
en exil et qu’ils n’ont donc pas pu participer aux funé-
railles ou conduire le deuil pour les fils aînés ; le diplômé
en biologie, lui, était encore dans sa patrie quand il a
perdu son père et son frère aîné, mais les autorités ont
interdit le déroulement normal des cérémonies funèbres
et des prescriptions pour les endeuillés.
Tous les exilés musulmans ont parlé avec une certaine
tranquillité de la mort de leur père, l’acceptant comme
prévisible parce que l’homme était âgé et/ou parce que
conforme à la volonté divine. Je pense que la comparai-
son avec l’exil qui résulte de la volonté d’autrui, d’une
sorte d’accident de l’Histoire, leur rend plus douce la
perte d’un être cher qui résulte de la Nécessité, qu’elle
soit naturelle ou divine. Le contraste est, en effet, impor-
tant entre l’évocation des décès qui ont lieu avant l’exil
et ceux qui ont eu lieu après l’exil. Mais ils disent tous
qu’il est plus difficile de perdre un être cher que de
perdre sa patrie : l’acceptation n’abolit pas la douleur.
Ils le justifient par le caractère d’irréversibilité et
d’irremplaçabilité. Notons que la religion musulmane,
tout comme les religions juive et catholique, proscrit
l’excès de manifestations de douleur : les larmes brûlent
l’âme du mort, dit le Coran ; il convient donc de ne pas
pleurer et d’accepter la mort avec un respect serein.
Autre élément à propos du deuil dans la culture
musulmane ; trois lettres (n, s, n) qui composent le mot
désignant l’être humain (al-insan), se retrouvent dans le
mot qui veut dire « oubli ». Voici ce qu’en dit le conseiller
pédagogique : « En arabe, le mot xxx, c’est-à-dire
homme, l’être humain, il a trois lettres : le x, le x, le x,
[il prononce en arabe] qui veut dire oublier ; l’être
humain, c’est l’oubli [...] on est des êtres humains parce
qu’on oublie [...] et c’est vrai ; si on n’oublie pas, si on
reste toujours avec nos problèmes passés, ben, on ne peut
pas avancer dans la vie [...] un de nos proches qui
meurt, si on va toujours se mettre à pleurer, un an, deux
ans, cinq ans, vraiment on ne peut pas avancer ; c’est
pour cela qu’on oublie [...] si, par exemple, deux fiancés,

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LE TRAVAIL PSYCHIQUE DE L’EXIL | 177

à cause d’un problème, ils se séparent, si l’un des deux


reste toujours avec des souvenirs et donc, il ne peut pas
oublier, ça va lui poser des problèmes, des problèmes,
des problèmes, c’est-à-dire il va contacter un psycho-
logue, ça c’est sûr ; donc il doit oublier ; c’est pas il doit,
c’est par nature, c’est par nature, on oublie. »
Un autre exilé musulman fera allusion à cet oubli bien-
faisant. Mais j’ai pensé aussi que, peut-être, il me parlait
de lui et de l’oubli du pays qui ne venait pas ; comme
c’est le second entretien, je me sens plus libre d’évoquer
sa mère et voici ce qu’il dit : « Si vraiment elle va mourir,
je ne peux pas rester franchement tous les jours pleurer
ma mère, je dois oublier parce que je sais très bien que
c’est le destin de tout ; mais tant qu’elle est vivante, à
chaque fois elle m’appelle, elle me, elle fait naître et
renaître mes sentiments, c’est très important ça ; dès que
j’oublie, dès que je l’oublie dans la journée [...] dès qu’il
y a un contact, ça y est, je retrouve tout et je pense peut-
être la faire venir ici. »
C’est moi qui souligne, d’une part, la contradiction
entre « devoir » et « oublier » : ce ne serait donc pas par
nature..., d’autre part, la difficulté de la séparation
quand les liens sont constamment ravivés ; faire le deuil
d’un vivant n’est pas possible. Au premier entretien,
voici ce qu’il avait dit à propos de la comparaison entre
deuil et exil : « Je dois oublier mes parents, bon, tant pis
pour eux ; je dois oublier mon pays, tant pis pour lui,
tout, tout, tout [...] c’est comme la personne va être déta-
chée de ses origines, cassée ; elle doit oublier [elle perd
une partie d’elle-même ?] de lui-même, d’elle-même. »
Ce court passage concentre l’expression de l’ambiva-
lence par rapport à un abandon, la perception de la cas-
sure d’une filiation et la sauvegarde de la vie par l’oubli.
Nous avons là un assez bon résumé de l’expérience de
l’exil. L’espace et le temps : « Je dois oublier mon pays » ;
les effets sur l’identité : « La personne va être détachée
de ses origines, cassée », et l’effort pour se tourner vers
la vie : « je dois ». Mais l’oubli, qui est supposé être bien-
faisant et salvateur, se révèle aussi être un facteur

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d’angoisse : si j’oublie, cela veut dire que l’autre, là-bas,


m’oublie aussi ; le fantasme de mort est donc présent

LES FACTEURS EXTERNES ET PSYCHIQUES


DANS L’EXIL

Tout comme il est utile de connaître les circonstances


externes et les caractéristiques psychiques qui peuvent
entraver le déroulement normal du travail psychique
entraîné par un deuil, il nous paraît intéressant de repé-
rer les mêmes éléments pour l’exil. En réalité, nous ne
pourrons que suggérer la valeur relative de chaque élé-
ment. Pour qu’il en soit autrement, il nous faudrait
savoir ce qu’est un exil réussi. L. Tourn dresse un
tableau général assez pessimiste : « La présence du
trauma, la lourdeur massive des pertes, les effets muti-
lants du régime totalitaire sur la pensée, le déracinement
du familier “contenant”, la rupture de filiation, la remise
en question profonde des fondements identitaires
manquent rarement d’être présents dans le cadre cli-
nique de l’exilé. » Pour elle, le destin de l’exilé est impré-
visible, entre anéantissement et dépassement créateur.
Les Grinberg estiment aussi que si l’exil peut être l’occa-
sion d’une évolution enrichissante ou d’une vraie cata-
strophe, le destin de l’exilé dépend de l’interaction entre
le « contenant » et le « contenu » au sens de Bion : « Le
contenu, par sa force disruptive, peut menacer de
détruire le contenant. Ce dernier, par excès de rigidité
ou de crainte, peut étouffer le contenu, empêchant son
évolution. » La troisième possibilité est que le contenant
soit assez souple et le contenu non destructeur ; ils
indiquent aussi que la qualité de l’objet interne est un
facteur de bon pronostic.
En première approche nous pourrions dire, comme
Freud le souhaitait pour ses patients, qu’un exil est
réussi lorsque l’exilé a recouvré ou conservé la capacité
d’aimer (Liebesfähigkeit) et de s’accomplir sur le plan

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LE TRAVAIL PSYCHIQUE DE L’EXIL | 179

social (Leistungsfähigkeit). De ce point de vue, mon


échantillon est peu démonstratif : au moment où je ren-
contre les exilés, seuls trois hommes (le conseiller pédago-
gique, l’ingénieur agrobiologiste et le haut fonctionnaire)
vivent avec leur famille, une famille qui semble pour le
moment résister à l’épreuve de l’exil ; quatre hommes
sont toujours séparés de leur famille et l’un d’eux ne
semble pas préoccupé par l’idée de la faire venir ; les
cinq célibataires n’ont pas encore réussi à établir une
relation amoureuse durable (ils sont en France depuis
dix-sept, trente-trois, trente-six, trente-sept et quarante-
huit mois) ; deux des exilés exerçaient une activité profes-
sionnelle mais celle-ci était bien davantage un gagne-pain
qu’une activité épanouissante ; deux autres venaient de
quitter leur emploi pour entreprendre une formation qui
devait leur permettre de retrouver une activité profes-
sionnelle d’un meilleur niveau ; quatre étaient en forma-
tion ; les quatre autres recherchaient un emploi.
Néanmoins, d’un point de vue clinique je fais l’hypo-
thèse que pour huit d’entre eux il ne s’agit que d’une
question de temps pour parvenir à une intégration satis-
faisante. Par là j’entends bien la capacité d’aimer et de
s’épanouir socialement dans un nouveau cadre sociocul-
turel, non la transposition d’une situation identique à
celle du pays d’origine. Je dirai pourquoi je fais cette
hypothèse après la présentation plus détaillée des fac-
teurs. J’ai choisi de distinguer facteurs psychiques et fac-
teurs externes en gardant à l’esprit la présentation
suivante, établie par les Grinberg, des facteurs de pro-
nostic : « Malgré ce qu’il y a de dramatique dans la situa-
tion, ceux qui ont une personnalité plus forte et
équilibrée, qui ont des recours défensifs, une plus grande
capacité à supporter la douleur et la frustration et à tolé-
rer et à élaborer la culpabilité par rapport à ceux qui
sont restés ou qui sont morts, ceux-là ont aussi une plus
grande capacité à attendre, à admettre le changement de
situation et, lentement, à faire le deuil de tout ce qui est
perdu. Si, d’autre part, ils ont la possibilité de trouver
un milieu accueillant qui les reçoit, quelqu’un qui puisse

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180 | TERRE D’ASILE, TERRE DE DEUIL

contenir leurs angoisses, ils peuvent réussir à se réorgani-


ser et à réaliser un travail créatif dans un nouvel envi-
ronnement » (la traduction, selon moi, est médiocre).
Quoiqu’il y ait surtout du bon sens dans cette réflexion
et que certains termes soient un peu difficiles à définir
(qu’entendent-ils par personnalité « forte » et « équili-
brée » ?), leur présentation établit la liste des éléments
importants : variété des mécanismes de défense, contrôle
pulsionnel, élaboration de la culpabilité ; y manque la
qualité des relations objectales et du narcissisme ; en
outre, ils ajoutent un facteur externe peu contrôlable
(milieu accueillant).

Les facteurs externes

L’âge. – Ainsi que je l’ai déjà indiqué, les hommes de


ce groupe sont sensiblement plus âgés que l’ensemble des
demandeurs d’asile. Le bon sens suggère qu’il est plus
facile d’émigrer lorsqu’on est jeune puisqu’il y aura
moins de pertes à consentir, moins d’éléments de vie à
transformer ; l’effort sera donc moins important. Les
exilés les plus jeunes (vingt-huit ans pour le militant poli-
tique, vingt-neuf ans pour l’étudiant en gestion) sont
engagés activement dans un processus d’intégration ; leur
vie amoureuse est en suspens mais ils n’ont leur statut de
réfugié que depuis peu de temps (huit et deux mois). Un
troisième exilé de vingt-sept ans (qui a refusé l’enregistre-
ment de l’entretien) a montré pendant notre échange de
la méfiance, de la rigidité psychique, du mépris pour les
femmes et un narcissisme très touché par l’épreuve de
l’exil ; ces éléments obèrent le processus d’intégration. A
contrario de cet homme jeune, les deux plus âgés du
groupe (quarante-sept ans pour le conseiller pédagogique
et le haut fonctionnaire) sont activement en train de
s’intégrer. On remarquera que ce facteur joue à l’inverse

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dans le deuil : on estime comme préjudiciable de perdre


ses parents jeune.
L’état civil. – Pour ces deux hommes les plus âgés, la
famille joue vraisemblablement un rôle positif ; tous les
autres hommes mariés font les démarches pour obtenir
le regroupement familial, sauf un. La famille fonctionne,
du moins dans un premier temps, comme lieu d’étayage
narcissique et objectal : il n’y a pas à lutter pour affirmer
son identité ; elle épargne la solitude avec ses effets dés-
humanisants. La famille peut aussi constituer une sorte
de bulle (langue, nourriture) qui ressemble au pays ;
pour l’homme, elle donne une raison supplémentaire de
lutter si l’image de chef de famille ne s’est pas trop
dégradée.
À moyen et à long terme, les effets bénéfiques de la
famille ne se vérifient pas toujours ; d’abord parce que
le chef de famille ne peut plus jouer son rôle, sa position
d’assisté au début, l’impossibilité où il est de travailler
puis de trouver un travail gratifiant sur le plan narcis-
sique et sur le plan économique portant atteinte à son
autorité. Le haut fonctionnaire montre bien avec quel
acharnement il faut défendre cette autorité (« pour vous
dire que cette autorité, il faut toujours la rechercher, il
faut même l’embellir », et de dire combien il est choquant
que lui-même dorme encore lorsque ses enfants partent
à l’école). Il a bien repéré ce que tous les intervenants
auprès d’émigrés savent : « Le fait d’être réfugié parti-
cipe à la décomposition, à la déflagration des familles. »
Et il en a aussi identifié le motif principal : « En Afrique,
la femme n’est presque pas protégée ; donc c’est même
surtout la femme qui découvre ses droits, cette liberté
dont elle peut jouir et elle essaie d’en jouir. » Le rapport
de forces, au sein du couple, se transforme. L’observa-
tion montre que les femmes s’engagent beaucoup plus
rapidement dans des activités professionnelles, elles sont
souvent les premières à ramener un revenu ; elles s’intè-
grent plus vite, par le biais des enfants, dans un réseau
social. Il semblerait que c’est ce qui est en train de se
passer pour la famille de l’ingénieur agrobiologiste.

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Place dans la fratrie. – Il semble que la place de fils


unique (pas d’enfant unique) ou de fils aîné, particulière-
ment dans les familles africaines, favorise un investisse-
ment maternel ou parental tout particulier. Il en résulte
une confiance en soi qui permet d’affronter l’épreuve de
l’exil avec plus de force ; mais il faut aussi noter que le
conseiller pédagogique et le conducteur de travaux ne
sont pas des fils aînés ou uniques et que l’intensité de leur
relation avec leur mère les soutient tout autant. Enfin, la
place de fils aîné n’a pas empêché le militant syndical
d’être en difficulté.
Niveau de formation. – Ainsi que je l’ai indiqué, tous
les exilés, sauf un, ont fait des études supérieures. La
situation est très contrastée au regard de ce critère. Pour
les plus jeunes, dont les études sont encore proches, la
reprise d’une formation donne davantage l’impression
d’une prolongation, d’un perfectionnement que d’une
« reprise à zéro » ; pour eux, c’est donc un facteur favo-
rable. Pour les autres, ils trouvent difficile de se retrou-
ver sur les bancs d’école (le professeur de lycée, le haut
fonctionnaire le disent explicitement) et ne pas avoir une
activité en rapport avec leur formation constitue une
blessure narcissique importante. Mais, d’un autre côté,
les hommes qui ont suivi des formations de haut niveau
(le responsable politique local qui est ingénieur de forma-
tion, l’ingénieur hydraulicien, le haut fonctionnaire et
l’étudiant en gestion) m’ont paru mieux armés quant à la
pensée secondarisée pour analyser leur situation, pour
ne pas la subir sans rien en comprendre. De même, la
capacité à accéder à la pensée abstraite les rend plus
indépendants de la sensorialité, de sorte que la nostalgie
ne s’arc-boute pas sur la langue ou la nourriture. Toute-
fois, cette pensée abstraite semble malgré tout atteinte
par l’épreuve de l’exil quant à l’identité ; elle ne leur
permet pas de voir qu’ils n’ont pas à « repartir de zéro »,
de faire un authentique bilan de compétences, pour
parler en termes ordinaires. Hors enregistrement, j’ai
montré au professeur de lycée quel manager remar-
quable il avait su être en organisant la vie de son camp

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LE TRAVAIL PSYCHIQUE DE L’EXIL | 183

de réfugiés : le sourire éblouissant qui a jailli sur le visage


de cet homme a montré qu’il n’y avait jamais pensé ; de
même, j’ai suggéré au haut fonctionnaire que son expé-
rience de négociateur pourrait être utile dans les ban-
lieues et cette remarque lui a visiblement donné à
réfléchir. Les difficultés linguistiques ne m’ont pas
permis d’apprécier ce facteur chez l’ingénieur agrobiolo-
giste. Ce facteur ne joue aucun rôle dans le deuil.
Écart culturel. – Trois exilés (le responsable politique
local, le haut fonctionnaire et l’étudiant en gestion,
formés dans une université francophone) avaient l’expé-
rience de l’étranger, de la différence culturelle avant leur
exil ; cette expérience facilite les adaptations nécessaires
dans les comportements sociaux. Trois autres (l’ingénieur
hydraulicien, le professeur de lycée, le conducteur de
travaux) ont été accompagnés par des compatriotes
proches qui ont joué le rôle de médiateurs dans l’appri-
voisement de l’hétéronomie. Pour les six autres, je n’ai
pas pu identifier de médiateurs. Une seule différence
semble présenter réellement une difficulté (puisque le
problème de la langue est minoré dans cet échantillon),
la place et le rôle des femmes dans la société française :
« Les femmes sont trop indépendantes », « elles ont le
pouvoir », « elles sont les plus fortes », « elles tiennent
les rênes », disent les exilés. Il leur est difficile d’établir
un lien amoureux, d’autant que le rapport au corps, la
pudeur n’obéissent pas aux mêmes règles en Afrique et
en Europe. Cependant, l’ingénieur hydraulicien qui vient
d’un pays où le système culturel est occidentalisé n’a pas
non plus réussi à établir une relation amoureuse, alors
qu’il est en France depuis quatre ans et qu’il a son statut
depuis deux ans ; la période d’attente angoissante est
donc dépassée depuis cette date. Mais nous avons vu qu’il
y a un soubassement œdipien inconscient très présent
dans sa décision d’exil. La relation amoureuse peut être
l’incarnation de la rencontre entre réalité psychique
interne et réalité sociale. Ce facteur culturel n’existe pas
dans le deuil.

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Circonstances du départ. – Deux exilés ont vu la mort


de très près, l’un d’eux a été violenté (torturé ?) en
prison ; dans un premier exil, l’un a été déporté, démuni
de tout ; deux ont été emprisonnés brièvement ; tous les
autres risquaient la prison, dont deux aussi la mort. Cinq
exilés, au total, ont vécu dans leur corps le non-respect
de l’habeas corpus, ce qui induit un sentiment d’impuis-
sance. Ces circonstances tragiques semblent avoir
marqué tout particulièrement le responsable politique
local, qui est passé sans transition de la position de puis-
sant à la situation d’impuissance, pourchassé comme un
malfrat. Sur le plan matériel, j’ai déjà décrit la période
d’errance qu’avaient connu deux exilés ; d’un point de
vue clinique, je considère que ces deux hommes ne vont
pas mal. Trois exilés ont eu le temps de mûrir leur déci-
sion de partir et d’organiser ce départ ; cette position
active joue un rôle favorable pour deux d’entre eux ;
mais le troisième est en grandes difficultés. Nous avons
vu que des circonstances externes peuvent jouer un rôle
dans le deuil ; il s’agit alors d’un deuil compliqué.
En guise de conclusion provisoire, je dirais que les fac-
teurs externes ont des effets facilitateurs dans l’épreuve
de l’exil. Le bon sens se vérifie : il vaut mieux être jeune,
pas isolé, avoir acquis un certain niveau d’éducation et
une certaine habitude de l’étranger, et être indemne
d’une expérience traumatique de la violence. Ils sont
facilitateurs dans le sens où ils épargnent à l’exilé une
remise en cause radicale de son être. Mais nous avons vu
que chacun de ces éléments ne suffit pas à garantir une
capacité à transformer un exil en vie ordinaire.

Les facteurs psychiques

Pour commencer, notons que les exilés qui ont connu


des difficultés psychiques antérieures à l’exil se trouvent
dans une situation plus difficile que les autres, même si

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les facteurs externes semblent favorables. C’est le cas


pour le militant syndical ; cela se manifeste plus discrète-
ment chez l’assistant de justice – « discrètement » parce
que je pressens deux périodes de deuil difficiles, mais ce
n’est qu’une conjecture, et parce que cela ne fait que
onze mois qu’il est en exil, ce qui est une courte durée
au regard du travail psychique prolongé que représente
l’épreuve de l’exil.
Les mécanismes de défense. – J’ai identifié un seul
mécanisme de défense présent chez tous ces exilés. Ce
n’est pas la phase brève de dénégation que l’on trouve
dans l’immédiateté d’un décès car je les vois trop long-
temps après leur départ de la patrie pour pouvoir
l’observer, si elle existe. Deux me diront cependant qu’ils
n’avaient jamais imaginé devoir quitter leur pays. Le
mécanisme de défense que tous utilisent peu ou prou,
c’est la généralisation. Cette généralisation se marque de
deux manières, par l’emploi du « ils » et celui du « on ».
« Ils » désigne le persécuteur du pays natal (« ils peuvent
faire tout ce qu’ils veulent ») mais aussi le persécuteur
français incarné par l’OFPRA (« dans les documents
qu’ils remettent, ils ne le disent pas clairement »), « ils »
comme figure sans nom de la persécution, de l’arbitraire,
de l’irresponsabilité illimitée. Le « on » sert à extérioriser
le conflit interne de l’exilé : « On a été poussé à ne pas
être d’accord [...] on a fini après pas mal de pro-
blèmes », jusqu’à ce que le conflit ressurgisse quand
même : « on n’est pas d’accord avec quelque chose, ça y
est, moi j’étais expulsé de mon premier boulot » (l’ingé-
nieur hydraulicien ; c’est moi qui souligne). Autre
exemple où le « on » sert à lutter contre le sentiment de
culpabilité : « On n’est pas responsable, on n’a pas de
remords de ne pas faire parce qu’on n’est pas respon-
sable de cette situation [...] et puis tout ce qu’on peut
apporter à la famille comme confort matériel, jusqu’à
aujourd’hui, j’ai pu quand même essayer de le faire, ce
qui me réconforte quand même » (le haut fonctionnaire ;
c’est moi qui souligne).

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Plusieurs exilés font face à la situation par l’activisme,


c’est-à-dire qu’ils gèrent leurs conflits psychiques par le
recours à l’action à la place de la réflexion, de l’élabora-
tion psychique, en particulier la reconnaissance des
affects d’angoisse (Ionescu, 1997). Ce sont l’actuel et le
factuel qui prévalent, et si possible pour que l’actuel soit
comme le passé. C’est le cas pour le responsable politique
local, le militant syndical et l’ingénieur agrobiologiste :
ils multiplient les rencontres et les démarches, générale-
ment en vain. Ils ont pourtant accepté de me rencontrer,
mais je pense que cette rencontre se fondait sur un mal-
entendu : le responsable politique local en attendait une
gratification narcissique qu’il n’a pas eue, car l’entretien
venait justement mettre à mal son système de défense ; le
militant syndical a tenté de m’enrôler dans son combat
politique, et l’ingénieur agrobiologiste espérait que je lui
apporterais une solution pour la validation de ses
diplômes. Les trois n’ont pas donné suite pour le second
entretien, bien qu’ils en aient accepté le principe.
J’ai déjà indiqué la conduite maniaque du militant
syndical, mais une très brève et très discrète défense
maniaque s’observe de temps en temps chez quelques
exilés : « Le peuple entier reconnaîtra que tu as fait
quelque chose pour ce pays » (l’assistant de justice) ;
« quand je serai président de la République » (le militant
politique, avec un sourire) ; le conseiller pédagogique
considère que son exil est « une perte pour le pays, pour
les jeunes, pour les collègues », où l’on voit s’éteindre
doucement le mouvement maniaque dans la phrase
même... Un mot à propos de l’humour. « L’humour n’est
pas nocif puisqu’il ne s’appuie pas sur le refoulement. Il
n’est pas seulement libérateur comme le mot d’esprit,
mais “grandiose et exaltant” et permet d’obtenir un plai-
sir malgré des affects pénibles [...] dans l’humour, la
personne saisit parfaitement le désagrément de la situa-
tion, mais s’en dégage volontairement » (Ionescu, 1997).
Seul le haut fonctionnaire peut en user : « On a été habi-
tué, par exemple, à avoir des femmes de ménage, mais
quand on n’en a plus, on a commencé à préparer quand

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Madame n’est pas là [rit gaiement] et on a appris à repas-


ser ses habits alors que dans le temps, on pouvait peut-
être porter une chaussure pendant trois ou quatre mois,
cinq mois et ne plus la porter [rit]. »
Il peut reconnaître sa nouvelle situation, la tourner
volontairement en dérision alors que le responsable poli-
tique local lutte avec énergie pour garder les attributs de
son ancien statut : tenue vestimentaire, référence à des
hommes importants, présence aux séances de l’Assemblée
nationale, réticence à me communiquer son adresse (dans
une « barre » de banlieue) alors qu’il venait de me
demander de lui adresser le texte de notre entretien.
S’observe encore, d’une manière assez générale
quoique pas chez tous, une formation réactionnelle : le
contre-investissement de l’agressivité. Cela se voit très
bien chez l’étudiant en gestion dont le père a été assassiné
lorsqu’il était enfant et qui vient d’un pays où les vio-
lences ethniques ont été sauvages. J’ai aussi indiqué com-
bien le conseiller pédagogique insistait sur le fait qu’il
aimait tout le monde, n’avait pas d’ennemi. Chez les
autres, c’est l’absence de manifestations d’agressivité
plus qu’un contre-investissement manifeste qui attire
l’attention, alors qu’il paraît raisonnable d’en attendre.
Elle apparaît pourtant chez quatre d’entre eux, d’une
manière bien tempérée dans deux cas, moins bien tempé-
rée dans les deux autres cas. Le haut fonctionnaire peut
exprimer, à petites doses, à l’égard des personnes du pré-
sent, des mouvements négatifs : contre des représentants
de l’association France terre d’asile, contre l’OFPRA ; le
diplômé en biologie (dont le père et le frère ont été assas-
sinés récemment) est aussi capable d’exprimer son agres-
sivité, qui se repère très bien dans le récit d’un conflit
avec un employeur. Pour les deux autres (le militant syn-
dical et le responsable politique local), l’agressivité est
déchargée dans la violence verbale mais aussi physique,
ce qui vaut au militant syndical d’être renvoyé d’un
foyer d’accueil.
La qualité du contrôle pulsionnel, dans sa capacité à
supporter la douleur et la frustration, s’observe de

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188 | TERRE D’ASILE, TERRE DE DEUIL

manière positive chez trois exilés (le militant politique, le


conseiller pédagogique et le diplômé en biologie) ; ils en
parlent en termes de patience versus énervement et la
présentent comme un acquis de l’expérience de l’exil.
Pour le conseiller pédagogique, il rapporte cette transfor-
mation à son premier exil dans un pays pauvre de
l’Afrique australe : « Ils [les habitants de ce pays] vivent,
j’ai appris quelque chose, par exemple, ils acceptent la
situation telle qu’elle est, par exemple, pauvreté, parce
qu’ils sont pauvres, ils acceptent ça, ils vivent, ils
prennent la chose telle qu’elle est, donc j’ai accepté ça ;
donc j’accepte ma situation, je l’accepte parce que je ne
peux pas faire autrement ; si j’ai des moyens pour la
changer, je dois le faire mais je dois accepter ça ; la pau-
vreté, je l’accepte, je mange comme eux [...] il faut agir,
il faut faire ça et je laisse les choses pour le temps,
c’est-à-dire le résultat [...] le temps est une partie du
remède [...] mes souffrances m’ont aidé beaucoup à com-
prendre les gens ; si tu me dis, par exemple, tu ne m’aides
pas parce qu’il y a des choses, je te comprends [...] un
exilé [...] doit comprendre, il doit être patient, il faut
vivre un peu la souffrance, même des autres. »
Voici à présent ce que dit le diplômé en biologie : « Je
m’énervais, je ne supportais pas beaucoup de choses ;
mais lorsque je suis sorti, ça m’a quand même poussé à
être plus ouvert, à supporter des choses que je ne pouvais
même pas supporter d’avance ; donc, c’est un grand plus
pour moi [...] et je vous dis encore : il y a beaucoup de
choses que je ne supportais pas, il y a beaucoup de choses
que je ne supportais pas [par exemple ?] par exemple,
souvent au pays, quand quelqu’un me disait des sales
mots, là automatiquement y’a les coups et les trucs qui
partaient ; mais actuellement, tout ce que vous pouvez
me dire, tout ce que vous pouvez me faire, tout ce que
vous imaginez, j’arrive à supporter, j’arrive à
supporter. »
Le militant politique dit sensiblement la même chose
en réponse à ma question sur les changements : « Oui...
ça, je le sais, tel que l’énervement ; je sais que moi,

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LE TRAVAIL PSYCHIQUE DE L’EXIL | 189

avant, j’étais trop, j’étais un homme très engagé, je


m’énervais tout de suite, j’avais ce grand défaut ;
aujourd’hui, je, j’arrive à dominer mon nerf, donc
j’arrive à accepter tout [...] je tolère beaucoup de
choses aujourd’hui. »
Cette évolution va à l’encontre de ce que l’on observe
chez certains demandeurs d’asile qui ne supportent pas
la frustration et qui, en lien avec la régression contrainte,
manifestent une grande avidité orale : « La personne qui
vit en exil est toujours demandeur et ses demandes ne
s’arrêtent pas », constate le conseiller pédagogique.
J’ai montré dans la partie consacrée à la rupture du
contrat narcissique l’atteinte grave que l’exil fait subir à
ces hommes. La dimension narcissique du psychisme est
celle qui a besoin d’être restaurée ; les mécanismes de
défense sont en partie au service de cette restauration.
L’autre secours dans cette restauration vient de la qualité
des relations objectales que l’exilé a connues ; elles le
soutiennent dans l’épreuve présente et lui permettent
d’en nouer de nouvelles.
Dans la quasi-totalité des entretiens sont apparus les
liens aux objets œdipiens ou à leur substitut (grands-
parents), et à la fratrie ou son substitut (les amis). Nous
allons voir, à travers quelques exemples, comment les
figures parentales peuvent faciliter ou compliquer
l’échange d’une patrie pour une autre. La figure clé peut
être le père ou la mère ; c’est souvent la mère, et il est
émouvant d’entendre ces adultes dire « ma maman » sur
un ton qui fait comprendre qu’il s’agit d’un trésor.
Trésor qui a sûrement permis à plus d’un exilé de ne
pas s’écrouler narcissiquement : « Ma mère m’a soutenu
toujours », dit le conseiller pédagogique dont j’ai déjà
évoqué l’intensité de la relation maternelle. « La seule
personne qui peut, qui peut tout le temps te dire la
vérité, qui peut jamais te trahir dans la vie, c’est ta
maman, elle est chère pour toi, plus que tout le monde
[...] ta maman, elle ne se moque jamais de toi », dit le
militant politique. « Ma mère, c’est une personne que
j’aime le plus au monde », renchérit le conducteur de

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190 | TERRE D’ASILE, TERRE DE DEUIL

travaux. Mais leur situation est différente. La mère du


militant politique est morte alors que celle du conducteur
de travaux ne l’est pas. Ce dernier ne supporte pas la
séparation qu’il a pourtant mise en œuvre : « La chose
la plus douloureuse, c’est pas de perdre le pays ; je peux
faire ma vie ici, je suis là actuellement je me sens bien ;
la seule chose qui me dérange, c’est que j’ai pas... ma
mère. » Alors que le militant politique a pu s’appuyer
sur une figure maternelle, la vieille dame psychiatre
(« l’ange, la dame gentille ») qui a pris soin de lui comme
sa mère quand il était malade enfant : « Ma maman était
très gentille, une femme qui aidait beaucoup les enfants
d’autres [...] dans notre société, on dit : quand une
femme fait du bien, ses enfants vont jamais souffrir dans
la vie ; ils auront des moments difficiles pour connaître
la vie, mais finalement ils vont trouver le chemin » ; il a
pu accomplir un déplacement, avec la rencontre de la
femme psychiatre, ce qui est une manière de renaissance.
Les figures paternelles sont différentes ; le premier a sou-
tenu les apprentissages scolaires et l’autonomisation :
« Lorsque j’ai eu l’âge d’aller à l’école, il m’a emmené à
l’école et j’en suis très content parce qu’il m’a rendu un
grand service [...] il a fait tout de son gré pour qu’on
devienne quelque chose quoi, on a fait nos études, il s’est
bien occupé de ça jusqu’à qu’on est devenu des
majeurs et qu’on a nos diplômes et [...] on a pris nos
responsabilités de partir quoi ; je suis très réconforté
pour ça et je l’en remercie infiniment » (le « on » n’est
ici pas défensif mais caractérise les deux frères).
Son autonomie gagnée par le soutien du père se
retrouve dans son intégration sociale correcte ; il s’était
déjà psychiquement séparé de son père alors que, séparé
physiquement de sa mère pendant toute son enfance, il
ne peut pas s’en séparer psychiquement. Pour reprendre
la dichotomie de Paul Denis, le père a fait l’objet d’un
investissement en satisfaction alors que la mère fait
l’objet d’un investissement en emprise. Le père du mili-
tant politique, quoique gendarme, semble une figure plus
effacée face à son épouse, décrite comme « douce » par

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LE TRAVAIL PSYCHIQUE DE L’EXIL | 191

son fils mais aussi comme « militante engagée » et qui


« savait convaincre, elle savait beaucoup convaincre ».
Notons que la femme psychiatre, elle aussi douce comme
un ange, est une femme qui s’engage puisqu’elle travaille
bénévolement pour Médecins du monde, qui a su le
convaincre de se soigner et d’être plus précis dans son
récit quant aux violences pour l’OFPRA.
Cette rencontre confirme ce que disent les Grinberg
sur l’importance d’un interlocuteur qui puisse contenir
les angoisses de l’exilé. Je ne sais ce qu’il serait advenu
de cet homme s’il n’y avait eu cette rencontre et lui-même
en a conscience. Un autre exilé qui n’a pas accepté
l’enregistrement a donné à sa petite fille née en France
le prénom de la représentante de France terre d’asile qui
l’avait aidé à émerger d’une situation de désespoir. Il
peut s’agir aussi de figures paternelles : l’avocat pour
l’ingénieur hydraulicien, le père de famille africain qui
accueille comme un fils l’errant démuni de tout qu’est le
diplômé en biologie, ou encore un sénateur et un médecin
pour le haut fonctionnaire.
Je considère comme un signe clinique le fait d’avoir
très peu d’informations sur les parents de certains exilés,
puisqu’aux mêmes questions les réponses sont riches ou
très pauvres. Je ne sais rien des parents de l’ingénieur
agrobiologiste, seulement que les deux parents de l’assis-
tant de justice sont décédés et que le chagrin a été vif
pour sa mère, rien d’autre ; les parents du responsable
politique local sont aussi décédés, sa mère depuis long-
temps, son père depuis qu’il est en exil ; une ombre
d’ambivalence passe à propos de son père qui ne semble
pas s’être réjoui de la profession de son fils. J’aurais
tendance à considérer que la pauvreté de ces informa-
tions indique une relation peu satisfaisante. Ce sont aussi
des hommes qui ne semblent pas avoir trouvé des figures
de soutien dans le tissu social français ; leurs réponses à
la question sur le soutien social indiquent des associa-
tions (Amnesty international, France terre d’asile), mais
à un niveau général ; ils ne nomment aucun individu en
particulier.

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192 | TERRE D’ASILE, TERRE DE DEUIL

Pour apprécier concrètement le poids relatif des diffé-


rents facteurs dans l’épreuve de l’exil, j’avais commencé
à comparer la situation de quatre hommes qui viennent
du même pays, exilés tous les quatre en raison des persé-
cutions que connaît leur communauté d’appartenance. Je
suis obligée d’y renoncer, car ces quatre hommes
deviennent identifiables. Je peux simplement dire que
l’un va mal (adaptation factice, mouvements hypoma-
niaques), qu’un autre est intégré socialement mais que
ses propos ont une tonalité un peu dépressive ; que les
deux autres sont dans un processus d’intégration lent
mais régulier.
Selon moi, quatre exilés sont en difficulté face au pro-
cessus d’intégration. Le militant syndical était déjà en
difficulté, depuis son enfance ; il montre un mauvais
contrôle pulsionnel ; les relations aux objets parentaux
n’ont pas été sources de satisfaction ; il réagit à la situa-
tion présente de manière inadéquate en raison de fan-
tasmes de toute-puissance qui alimentent une conduite
hypo-, voire maniaque. Le responsable politique local
utilise une défense par l’agir, qui ne lui laisse pas l’occa-
sion d’élaborer les pertes ; il ne semble pas disposer de
modèles parentaux qui pourraient soutenir ses transfor-
mations ; les conditions de son exil – risque aigu de mort,
brutal changement d’un statut de puissant à un statut
d’impuissant – ont aggravé le tableau ; il n’a pas encore
« consenti » au changement et cherche à maintenir les
apparences du passé ; peut-être l’arrivée de sa famille
fonctionnera-t-elle comme un contenant des angoisses.
L’ingénieur agrobiologiste fonctionne aussi dans le
registre de l’agir et cherche à tout prix à retrouver la
situation d’avant ; la présence de sa femme et de ses
enfants ne semble pas avoir d’effet apaisant ; ses difficul-
tés à s’exprimer en français ne me permettent pas d’aller
plus loin dans l’analyse. En ce qui concerne l’assistant
de justice, je serai prudente car il est en France depuis
onze mois seulement lorsque je le rencontre, ce qui est
très court au regard de l’ampleur des changements
qu’implique un exil ; des conditions favorables – pas

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LE TRAVAIL PSYCHIQUE DE L’EXIL | 193

d’errance, un soutien important de l’association Amnesty


international, un statut obtenu dans un temps record –
semblent sans effet sur l’humeur douloureuse de cet
homme ; la répétition de pertes significatives alourdit son
fardeau psychique. Peut-être est-il, pour nous, l’incarna-
tion de la douleur narcissique quand l’identité est tou-
chée : « Je ne suis plus rien, je ne suis plus rien. » Peut-
être en est-il au temps du constat de la perte (être un
exilé) avant de pouvoir commencer à exister comme une
personne ; mais l’hémorragie narcissique est importante
et je n’ai pas perçu d’élément qui puisse l’arrêter.

ENTRETIENS AVEC DEUX EXILÉS

Pour approfondir l’abord clinique, j’ai choisi de pré-


senter de manière plus détaillée les entretiens avec deux
exilés : l’un responsable politique local, l’autre haut
fonctionnaire. Ces deux hommes ont des points communs
quant aux facteurs externes. Ils ont à peu près le même
âge (quarante-quatre et quarante-sept ans) ; ils sont tous
les deux mariés, mais la famille du premier n’était pas
encore auprès de lui quand je l’ai rencontré (il venait de
faire la demande de regroupement familial). Avant l’exil,
ils avaient tous les deux l’expérience de l’étranger et de
l’Europe en particulier, le haut fonctionnaire par profes-
sion, le responsable politique local à cause de sa forma-
tion d’ingénieur, faite dans un pays d’Europe de l’Est et
par son activité politique. Ils ont tous les deux une forma-
tion intellectuelle de haut niveau, ont connu une période
d’exil antérieurement à l’arrivée en France, plus longue
pour le haut fonctionnaire mais moins dangereuse que
pour le responsable politique local, qui a été en danger
de mort – cependant, n’oublions pas que le haut fonc-
tionnaire a été emprisonné – ; ils ont attendu leur statut
pendant la même durée (seize et dix-sept mois).
Une différence ne doit pas être négligée : le haut fonc-
tionnaire est en France depuis trente-cinq mois alors que

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194 | TERRE D’ASILE, TERRE DE DEUIL

le responsable politique local n’est ici que depuis vingt-


quatre mois. Au regard des processus psychiques, cela
peut compter. L’écart qui est peut-être plus déterminant
est la durée de leur séjour depuis la reconnaissance de
leur statut : huit mois pour le responsable politique local,
dix-huit mois pour le haut fonctionnaire ; l’obtention du
statut favorise, nous l’avons vu, quelque chose qui res-
semble à l’épreuve d’actualité ; le haut fonctionnaire a
dix mois « d’avance ».
J’ai choisi ces deux entretiens parce que je considère
qu’à situation proche ces deux destins d’exilés ne sont
pas les mêmes ; le haut fonctionnaire est en train de réus-
sir son intégration, alors qu’il me semble que le respon-
sable politique local est en difficulté ; mais nous ne
devons pas oublier les dix mois d’écart. Ultime
remarque : toutes les constructions et interprétations que
je propose doivent être considérées le plus souvent
comme des conjectures plausibles plutôt que comme des
vérités. Je ne sais rien de ces hommes en dehors de ces
entretiens ; je n’ai aucun point de comparaison pour
apprécier une évolution, sauf pour le haut fonctionnaire
qui a accepté un second entretien. Ces deux entretiens
permettent aussi d’apprécier la manière dont je les ai
conduits et les biais éventuels qui s’y trouvent. L’entre-
tien avec le responsable politique local était le troisième
que j’organisais, les entretiens avec le haut fonctionnaire
étaient les dix-neuvième et vingtième entretiens (en comp-
tant ceux non enregistrés). Mon expérience et ma
réflexion étaient donc bien différentes dans le second cas.
Il n’était pas envisageable de travailler sur l’intégralité
des entretiens (58 pages) ; l’analyse ci-dessous est donc
détaillée mais reste partielle.

Le responsable politique local

Il est arrivé à l’heure, habillé avec une certaine


recherche ; il arrivait de l’Assemblée nationale. Je lui ai
proposé un rafraîchissement qu’il a accepté ; j’ai exposé

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plus en détail mes fonctions et ma recherche, et je lui ai


expliqué les règles déontologiques régissant l’entretien.
Je lui ai demandé des informations concernant son année
de naissance, sa date d’arrivée en France et son pays
d’origine. Le contact était agréable, discrètement mon-
dain. L’entretien a duré environ une heure.
Il prend un certain temps pour répondre à ma pre-
mière question sur les circonstances mais cela n’excède
guère le temps qu’il a fallu à quelques autres pour
s’installer dans l’entretien. Il n’y a pas de résistance par
l’installation dans un récit factuel ; il se trouve donc dans
la moyenne. Voici le début de l’entretien :
« Non, disons que le x juin au X, il y a eu un coup
d’État fait par, bien sûr, celui qui est là actuellement, le
président XX, et pour des raisons, bien sûr, ces raisons
mafieuses liées au pétrole... et donc XX avait utilisé des
troupes xaises, qui sont donc venues bombarder X, puis
le x octobre, ils sont rentrés à Xx ; alors, il faut dire
que j’étais en poste au tout dernier gouvernement de, de
Monsieur X, qui était démocratiquement élu et je faisais
donc le tour des entreprises [le ton est celui d’un propos
politique : les camps et les rôles respectifs sont dessinés
un peu à gros traits entre les bons et les méchants] [...]
et puis il fallait vite se mettre à l’abri, bon, parce que
quand ils [le « ils » désignant le persécuteur anonyme]
entraient, en tout cas, quand ils rencontraient tout res-
ponsable de l’ancien régime, bon, c’était vraiment la, la
tuerie sans aucune autre forme de procès [c’est tout à
fait exact ; il le dit avec peu d’émotion] ; donc ça fait
que je me sois un peu terré à Xx [...] et après dix jours
il fallait se déguiser, prendre un bus, puis chercher à
sortir de cette ville [...] c’était pas vraiment du tout évi-
dent, il fallait se, se déguiser, se débarrasser de sa mous-
tache, une casquette, puis se mettre en jean [terré,
déguisé : le changement de statut] alors, c’est là où juste-
ment on voit... un peu... euh alors en ce moment que je
tire une leçon de la vie, qu’il faut vraiment être humble
dans la vie, parce que de responsable politique que
j’étais, me voilà réduit à cette situation [atteinte narcis-

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sique] ; alors, psychologiquement, heureusement que j’ai


ce côté un peu spirituel [soutien narcissique] ; alors, je
me suis dit bon, je reste le même [il s’arc-boute contre
les atteintes], hein, bon, le reste n’était que des fonctions
et tout [il résiste aussi au changement : on voit l’usage
ambigu de « reste »] ; donc il fallait... s’adapter à cette
[rit un peu] à cette réalité [adaptation du moi pour la
survie physique ; conflit avec : je reste le même] [...] il
y avait des miliciens qui étaient qui étaient là en train
d’arrêter tout le monde, de fouiller [soupire] et c’était
vraiment très pénible pour moi, parce qu’il fallait me
présenter à eux, les mains en l’air [le changement va
jusqu’à concerner le corps ; il insiste plus sur le change-
ment de statut que sur la peur].
Nous sommes dans les premières minutes de l’entretien
et il donne les éléments principaux de sa problématique :
la survie physique, les changements corporels nécessaires
pour assurer cette survie, l’atteinte narcissique qu’ils
représentent et le conflit : je change/je ne change pas.
Suit un bref mouvement de dénégation du changement :
« Après, je pensais que ça allait se tasser et que, bon,
celui qui arrivait, allait peut-être faire avec tout le monde
et tout, malheureusement, ce n’était pas le cas, la situa-
tion s’était empirée et c’était la chasse à l’homme et il
fallait tout faire pour se, se caser, enfin se cacher et les
nuits étaient vraiment terrifiantes. »
Les trois verbes nous montrent la dénégation du chan-
gement, l’espoir (le lapsus montre le désir inconscient de
se caser comme responsable politique, dans un mouve-
ment opportuniste), puis le principe de réalité et donc
l’apparition franche de la peur dans le discours. Alors
seulement il peut parler de sa famille : « C’était vraiment
très difficile et pendant ce temps d’ailleurs, je laisse ma
famille à Xx et ma femme qui était donc enceinte, et...
d’ailleurs elle a eu même à faire une fillette que j’ai
jamais vue, une petite fille que je ne connais pas, dont
j’ai vu la photo et tout, disons que me retrouvant, vous
allez m’excuser parce que, de temps en temps, je suis

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obligé d’ouvrir ces parenthèses. » Et il reprend son


propos sur sa peur.
La brièveté du propos, l’étrange formule : elle a eu à
faire une fillette, la présentation entre « parenthèses » me
font supposer des investissements objectaux assez fra-
giles. Il continue ensuite le récit de son départ, son
voyage dans plusieurs pays voisins, les dangers physiques
persistants ; le propos reprend une tonalité politique,
une comparaison entre la situation en France et en
Afrique ; il m’inclut dans cette perspective : « Quand je
suis rentré, je vous voyais en train de lire les affaires des
frégates » – il fait allusion à un journal posé plié sur mon
bureau et je pense qu’il s’agit d’une tentative de changer
le cours de l’entretien pour en faire une conversation
politique.
Arrivent les questions administratives de l’accueil en
France : « J’ai eu quelques amis ici qui m’ont aidé à
avoir le visa, parce que ça encore, c’est une autre paire
de manches, lorsque vous êtes [rit un peu] aux affaires,
des amis, vous en avez, mais lorsque vous n’y êtes plus,
vous les comptez, vous les comptez ; bon ben, j’ai eu un
ami qui a pu me trouver un visa, donc je, je suis venu,
reçu par une de mes belles-sœurs qui était ici, qui est
toujours là d’ailleurs [soutien social en régression ; sou-
tien familial ; pas d’errance] [...] au niveau de l’OFPRA,
il fallait attendre ; je crois, c’est de novembre 98 jusqu’à,
en, en décembre 99, pratiquement toute une année avec
toutes les humiliations possibles, et là, je crois que c’est
un problème au niveau de, de la France qui est un pays
de droits de l’homme ; mais quand on voit le fonctionne-
ment de cette structure [...] c’est comme si on se retrou-
vait devant un comptoir d’esclaves parce que c’est, c’est
plein de, des hommes qui viennent du tiers-monde, donc
là où on va pomper toutes les richesses, on va occasion-
ner les guerres et tout, et puis la queue, je vous dis, c’est,
c’est vraiment très, très humiliant... mais il faut beau-
coup de... beaucoup de courage et puis beaucoup, se
faire une philosophie autour. »

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198 | TERRE D’ASILE, TERRE DE DEUIL

L’OFPRA, comme chez beaucoup d’exilés, concentre


son agressivité. L’Office y met beaucoup de bonne
volonté spontanément mais nous voyons qu’il sert aussi
de figure de déplacement : pour cet homme, sa situation,
qu’il juge humiliante, ne résulte plus de conflits entre
deux groupes politiques dans son pays mais de conflits
entre pays riches et pays pauvres – ce qui n’est pas faux
–, et il renvoie ici au passé colonisateur en exagérant
l’image par « comptoirs d’esclaves ». Je rappelle qu’il est
la victime directe de la politique étrangère de la France
en Afrique et ainsi directement concerné par l’attitude
paradoxale de la France : provoquer ou participer à des
conflits, et accueillir les victimes de ces conflits.
Puis apparaît nettement dans le propos son mode
d’organisation défensif : « La vie, c’est un combat ; ça,
c’est un obstacle, il faut le braver. » Il va mettre en
œuvre l’activisme, la volonté, en se centrant sur le pro-
blème. Il le résume par une histoire de souris : « Il y a
la première souris qui se retrouve devant un, une cuvette
remplie de margarine ; ça se passe en été ; la souris
paresseuse, bon, puisqu’en été, il fait chaud comme
maintenant [nous sommes en août] ben, la margarine est
liquide et la souris meurt ; et une autre souris, très cou-
rageuse, très persévérante, qui se dit : bon, faut que
j’aille, il faut que je persévère, il faut que je, je sorte
jusqu’à ce que l’hiver arrive, cette margarine se trans-
forme en solide et voilà la souris qui [plane ?] sur la mar-
garine. » Plus loin, il précise : « La peur, c’est une
émotion négative, il faut la casser, il faut braver, il faut
y aller parce qu’il faut s’en sortir ; et la peur, on se dit,
c’est, c’est, on positive, la peur, on se dit : c’est bien,
c’est, c’est, c’est un bel indicateur pour vous dire : écou-
tez, il faut, au lieu d’avoir peur même, plutôt vous dire :
il faut qu’on y aille. »
À la fin de son récit sur la souris, j’ai ri, d’un rire très
ambivalent : il y a dans cette histoire un côté amusant du
genre « souris de dessin animé », mais je pensais aussi
aux souris de laboratoire en psychologie expérimentale :
soit deux souris plongées dans un bac rempli d’eau : com-

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LE TRAVAIL PSYCHIQUE DE L’EXIL | 199

bien de temps faudra-t-il pour que les souris se noient


par épuisement ? La seconde bénéficie au bout de
quelques minutes d’une planche « de salut » pendant
cinq minutes ; à la suite de ce soutien temporaire, elle
tient une heure et quart de plus, par des efforts désespé-
rés, avant de se noyer. Dans ces deux histoires, la survie
vient d’un élément du monde extérieur et non d’un chan-
gement de stratégie de la souris. Quelle planche de salut
(narcissique et objectale) cet homme va-t-il trouver ?
Malgré sa volonté farouche de s’en sortir, il ne réussit
pas bien à maîtriser l’angoisse qui passe encore dans le
désordre du propos.
Son mode d’organisation centré sur l’action le sert au
début. Il change de stratégie, comprenant qu’il doit
partir plutôt que de rester en Afrique, et comme il est
bien informé il sait que le Canada réserve un accueil plus
favorable aux exilés. En outre, il pense qu’un ami s’y
trouve : il peut donc trouver un lieu protecteur et
s’appuyer sur une relation objectale. Je pose alors une
question qui arrive un peu « comme un cheveu sur la
soupe » : Je voulais juste vous demander de préciser
quelque chose : vous avez fait allusion deux fois à une
« formation spirituelle » ; vous voulez dire que c’est par
conviction religieuse ou c’est une philosophie person-
nelle ? L’aspect décalé de ma question vient probable-
ment de ce que j’anticipe le fait que son activisme va
trouver ses limites ; c’est comme si je cherchais à lui
offrir une planche de salut plus centrée sur l’élaboration
psychique. Il me dit alors qu’il est rosicrucien : « Bon,
et puis en fait... je suis sur cette voie du Connais-toi toi-
même, me connaître moi et mon microcosme et puis
connaître un peu ce qui nous entoure ; je crois que cette,
cette philosophie m’a beaucoup aidé pour braver ces, ces
épreuves. » Rétrospectivement, je trouve inadéquat
d’avoir enchaîné sur sa famille : je lui laisse à peine le
temps de développer ce vers quoi je l’ai moi-même mené.
Je ressemble un peu à l’expérimentateur sadique avec ses
souris : je lui retire la planche de salut, probablement
sous l’effet d’un préjugé personnel. Au niveau conscient,

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200 | TERRE D’ASILE, TERRE DE DEUIL

je cherchais bien sûr à conforter le lien objectal avec la


famille, mais je n’avais pas alors la lucidité d’après-coup
sur la relative fragilité de ce lien. Je ne lui ai donc pas
facilité le travail d’élaboration.
Il lui sera difficile de parler de toutes les pertes ; il
sera très défendu, mettant toujours en balance l’alterna-
tive : perte de la vie et toutes les autres pertes, et il
aborde spontanément la perte du statut social. C’est la
perte qui le rend le plus prolixe ; sur les autres, les
propos sont plus convenus : « Donc sur un plateau, on
place la perte de la vie, de l’autre côté, il y a bien sûr la
perte de ces amitiés, de sa famille, des relations fami-
liales, de son statut social, de tout le rêve qu’on avait
pour son pays et tout [« et tout », qui revient très sou-
vent, est une expression défensive pour éviter d’aller y
voir de près] [...] c’est là qu’on réalise, après qu’on ait,
par exemple, le statut [ici statut social] on réalise mainte-
nant, on, on, on réalise maintenant que, pourquoi tout
ça et on se dit qu’il y a eu une injustice au niveau, au
niveau universel [premier indice d’une image grandiose]
parce que quand je prends mon cas, je me dis : j’ai été,
je me suis efforcé à l’école d’être toujours le meilleur,
depuis le CP1 jusqu’en Xd [pays de l’Est] ; j’étais le
major de ma promotion, j’ai fait ce que je devais faire,
j’arrive chez moi, je tiens une société d’ingénierie et je
réalise les projets, ça marche bien, je construis, j’achète
des voitures [ascension sociale] ; bon, la démocratie
arrive, bon, je me dis : j’apporte ma pierre à l’édifice, à
la pyramide [image grandiose] nationale et après y’a ceci
qui arrive [...] c’est pas juste [...] bon, c’est les puissants
qui sont là, avec sans doute, la, l’argent, les armes et
tout ; de l’autre côté, vous n’avez que vos, vos rêves,
vous êtes obligé de subir [chute sociale passive alors que
l’ascension était active] [...] surtout quand on se
retrouve dans des bureaux, vous voyez une employée qui
ne sait pas ce que vous avez été chez vous [perte d’iden-
tité] et d’ailleurs qui ne sait peut-être pas que ; moi, par
exemple, j’ai eu à rencontrer des, des, des ou même le
président Chirac quand il est arrivé au X, je suis allé à

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LE TRAVAIL PSYCHIQUE DE L’EXIL | 201

Bordeaux, j’ai rencontré les Juppé, bon [name dropping,


comme disent les anglophones, pour se revaloriser] [...]
il faut se blinder le moral [...] au lieu d’être passéiste, il
faut être actif, il faut voir devant soi et, oui, il faut laisser
tout ce qui est du passé au passé. »
« Blinder », plus loin « barrer » sont des indices de
rigidité de fonctionnement, et ce qu’il dit du passé ne
montre pas une prise en compte de ce passé pour trans-
former le présent mais une mise à l’écart, une séparation
stérile. Cette rigidité va se voir dans l’expression
lorsqu’il parle d’une figure d’identification : « Qu’est-ce
que je fais ici et quand je vois, par exemple, les, les, les
débats à la télév, à la télévision, à l’Assemblée nationale,
quand je vois une dame brillante comme Martine Aubry
en train de, de, de, de, de, d’exposer ses, ses perfor-
mances sur le, le, le chômage à, à, à, à, à un chiffre mais
j’me dis : oui, moi je, j’aimerais bien me retrouver
comme ça aussi en train de, mais, parce que j’ai des
idées. »
Je pense que j’ai voulu soutenir son identité sociale
en lui posant ensuite des questions sur son activité de
responsable politique local. Mais il a aussi parlé des sépa-
rations, en particulier de la famille : « C’est vrai que ma
famille me manque énormément [...] un jour, j’ai télé-
phoné au X, quand j’ai entendu pour la première fois la
voix de ma petite fille [ému] que j’ai jamais vue, je vous
dis pas que j’étais au bord des larmes, que c’était vrai-
ment très fort et puis je pense à mon épouse, la pauvre,
ça fait trois ans que nous nous sommes pas vus, trois ans,
avec trois enfants, je me dis : la pauvre, ce n’est pas
facile, et je suis ici pratiquement sans ressources [...] la
pauvre, elle fut tout de même femme, femme de respon-
sable politique local et donc, tout ce qui arrive, il faut
qu’elle affronte tout ça, ce n’est pas facile et je ne suis
pas là [culpabilité et perte de son rôle de chef de famille]
[...] en Afrique, la solidarité, y’a cette solidarité, y’a ce,
ce, ce, ce, cette chaleur humaine, qu’on, qu’on n’a pas
toujours ici parce que bon, ici, c’est vrai que cet indivi-
dualisme fait qu’on commence à perdre beaucoup, beau-

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202 | TERRE D’ASILE, TERRE DE DEUIL

coup d’humanisme quand même, parce que vous prenez


le cas des personnes âgées ici, bon, ça finit dans des hos-
pices, chez nous, elles sont sacrées [nous parle de son
sentiment d’abandon et aussi de dévalorisation : les per-
sonnes âgées supposées sacrées sont désignées par
« ça »] [puis parle de son père] mon père est décédé pen-
dant que j’étais ici, j’ai même pas pu assister aux funé-
railles et tout et que c’était, c’était vraiment très, très
dur et même au niveau de la famille, on se dit : on n’est
plus présent alors que la famille misait sur, sur moi aussi
[apparaît la thématique : je manque aux autres, qui
vient en association à un décès]. »
Il évoque brièvement la perte de l’environnement phy-
sique d’une manière qui m’a parue totalement factice
(« les petits oiseaux ») ; à propos de la langue : « Avec ces
structures mentales qui ont été abîmées par [rit un peu],
je suis désolé de vous le dire, par cette colonisation, bon,
on s’exprime en français, même en famille d’ailleurs,
c’est le français. » L’atteinte à l’identité est donc bien de
source française.
La question relative aux transformations va produire
des réponses plutôt convenues ; le ton redevient celui du
discours politique. Le conflit est à l’extérieur, et
l’Afrique comme la France prennent successivement des
figures négatives et positives : « L’environnement culturel
français est d’ailleurs d’une très grande richesse univer-
selle et ça, vraiment, je vous en félicite. » L’excès est
patent et je pense que les félicitations viennent compen-
ser l’attaque contre le colonisateur. Il dit que l’exil lui a
appris à mieux aimer son pays, à avoir une fierté natio-
nale, à se fortifier dans ses convictions politiques, à avoir
une perception plus différenciée du monde politique
français ; alternent des mouvements de révolte (« avec
toutes ces richesses, il n’est pas normal que on, on
retrouve des gens en exil, qu’il y ait cette misère et tout,
c’est inadmissible, c’est inadmissible ») et des mouve-
ments d’élation (à propos de la fierté nationale : « Vous
sentez la fierté d’une ministre, par exemple, je parle de
Madame Aubry qui, qui, qui, qui, qui, qui est brillante

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LE TRAVAIL PSYCHIQUE DE L’EXIL | 203

et qui, qui est en train de faire pour son pays et moi, je


me dis : mais oui, mais je l’ai fait pour moi-même en étant
écolier, étudiant, en étant dans mon bureau d’études ;
maintenant, il faut que je le fasse plus pour mon pays »).
Sur la perception du temps, il s’attache à décrire les
modifications quant au temps social et il répond à ma
question plus directe sur la perception de la finitude en
parlant de son optimisme ; ma mention d’un temps perdu
lui donne l’occasion de s’en prendre de nouveau à
l’OFPRA qui a des délais totalement aléatoires. La seule
transformation intime qu’il puisse évoquer, c’est l’humi-
lité : « Je vous ai dit, j’étais rosicrucien ; ça m’a appris
à dire : l’humilité, c’est une qualité... parce que les
épreuves que nous sommes en train de vivre [rit douce-
ment], sans humilité, alors vous vous mettez une balle
dans la tête [...] bon, après tout, on n’est qu’un être
humain, ça va changer, et ce qui reste consant [sic]
constant, je crois, c’est sa valeur intrinsèque. » Ma ques-
tion sur un projet professionnel a provoqué une réponse
un peu confuse ; il doit faire une formation en informa-
tique mais il enchaîne en parlant de son passé politique
« et puis il faut aller chez soi, il faut repartir chez soi
pour participer », comme s’il ne pouvait pas renoncer à
son identité d’homme politique.
La comparaison entre deuil et exil va être l’occasion
de ré-évoquer le père : « Il était d’un certain âge, euh,
donc, c’est normal que, que il puisse transiter parce que
tout le monde doit passer par là ; bon, c’est sans doute
l’égoïsme des hommes qui [...] fait qu’on aimerait être
éternel [rit un peu], la nature donne des bons exemples
déjà avec les saisons [...] tout est mouvement, tout est
changement [mais lui a bien du mal à changer] au niveau
de l’homme, bon ben, je crois, écoutez, c’est tout à fait
normal, pour moi, je, je parle de, de quelque chose
d’inéluctable. » Puis il compare avec la perte du pays :
« Je me suis toujours préparé à être citoyen du monde
[...] mais les réalités, bien sûr, sont tout autres [...] la
douleur, c’est qu’on ne peut pas aller chez soi quand on
veut et on ne peut pas participer. »

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204 | TERRE D’ASILE, TERRE DE DEUIL

La pensée s’efforce d’être raisonnable, voire ration-


nelle, mais il n’y aurait que le retour pour faire taire la
douleur. Je reviens à son père et je demande : Il devait
être fier d’avoir un fils dans votre position ? « Oui, oui,
n, n, non, non, parce que je me rappelle, comme ça a
duré, ça n’a pas duré très longtemps, il n’était pas très,
il n’était pas très d’accord, non, non, laisse tes pro-
blèmes, non, non, non, tu étais conseiller du Président. »
Où l’on voit percer un conflit entre père et fils mais aussi
un moment apaisant : « Ce qui a un peu atténué aussi ma
douleur [...] c’est même lui qui aussi va me dire, non,
J.-M., il faut que tu partes, donc quelque part, j’étais
soulagé, je me suis dit : bon, quelque part, on s’est dit
au revoir, voilà. »
J’essaie ensuite de le faire parler sur sa mère ;
j’apprends seulement qu’elle est décédée il y a très long-
temps. J’annonce la dernière question, il m’interrompt :
« Je vous en prie ; pressez-moi, pressez, pressez ! » Je
pense que ce sont mes questions sur son père et sa mère
qui suscitent cette réaction qui m’indique son épuisement
dans cet entretien. Cette dernière question est la question
ouverte. Il y parle du bon travail de France terre d’asile
[qui m’a servi de médiateur] et de ses « structures
d’accompagnement », « une réussite » ; revient en figure
d’épouvantail l’OFPRA : « Quand je vois ça, c’est dégoû-
tant [...] je l’ai dit même une fois à la dame qui s’occu-
pait de moi, Madame X, je lui ai dit [...] le traitement
que vous infligez aux gens ici, j’ai bien peur que ce soient
des traitements qui ressemblent à des traitements escla-
vagistes. » Le persécuteur a changé de camp. Je pense
que ses démarches administratives ont représenté une
humiliation narcissique qui le fait toujours souffrir, peut-
être parce que c’est là qu’il a le plus été confronté à son
changement de statut social.
M’appuyant sur le mouvement positif à l’égard de
l’association France terre d’asile, je pose alors une ques-
tion que j’avais oublié de poser sur le soutien par le
réseau de compatriotes. Il répond : « Oui mais je pense
pas que ce soit possible [...] ça se fait de manière très

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LE TRAVAIL PSYCHIQUE DE L’EXIL | 205

ponctuelle, pas systématique ; ça peut jamais remplacer


l’environnement sociopolitique du pays, non, c’est pas
possible, ça peut pas. » Je pense que, là encore, ne plus
pouvoir se montrer dans la position qu’il avait face à
d’autres compatriotes est trop difficile ; j’imaginais qu’il
avait peut-être gardé des liens avec l’équipe présiden-
tielle, une partie se trouvant en exil à Paris, mais dans
le parcours de cet homme je n’ai pas trouvé de relation
objectale salvatrice ou simplement apaisante par rapport
à la blessure narcissique.
Voici ses derniers mots. À mon : « Vous voulez ajouter
quelque chose ? », il répondit : « Non, sinon vous remer-
cier [c’est moi qui vous remercie], que ça a été un grand
plaisir [dénégation ; j’entends encore le « pressez-moi »],
que je me suis livré à cet exercice et je, je pense que l’un
des objectifs, même en parlant de l’OFPRA [je rappelle
qu’il n’a son statut que depuis huit mois], je ne sais pas
si ça rentre dans le cadre de vos préoccupations, mais
c’était pour que il y ait un message, et en parlant, par
exemple, de France terre d’asile qu’il y ait un, et une
critique et, en même temps, un message d’encouragement
à des structures qui se battent pour édifier un peu les
futurs lecteurs, sans doute, de votre thèse et je vous sou-
haite beaucoup de succès. »
Le ton est courtois, avec une touche de mondanité. Le
propos a encore une allure de discours politique : la cri-
tique de l’OFPRA et l’encouragement pour France terre
d’asile. Je pense que les dernières questions sur le deuil
et la relation à son père l’ont ébranlé ; il se ressaisit dans
les idées mais pas dans leur énonciation, le propos est
incorrect dans sa construction.
À peine avais-je arrêté le magnétophone qu’il prenait
un ton très différent, où l’anxiété perçait en dépit du
sourire affiché sur le visage, pour me demander ce que
je pensais de lui sur le plan psychologique. Je lui
demande de préciser et il évoque un éventuel changement
dans sa manière d’intervenir, de se présenter. Il me
demande des conseils dans le style du coaching. J’ai pris
une demi-heure pour lui parler de sa volonté, de sa téna-

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206 | TERRE D’ASILE, TERRE DE DEUIL

cité, lui faire évoquer ses projets professionnels et fami-


liaux (je savais qu’il avait demandé le regroupement
familial) et lui dire que cette épreuve de l’exil contrai-
gnait à beaucoup de changements qui n’étaient pas seule-
ment externes, et que cela prenait du temps. Je lui ai
parlé des travaux d’A. Vasquez, d’une lecture accessible
pour un profane. Il n’était plus « défait » quand il est
reparti ; il avait accepté avec empressement le second
entretien mais n’a jamais donné suite au message que
j’avais laissé sur son répondeur. La confrontation aux
pertes, la sollicitation des affects venaient mettre en diffi-
culté son organisation défensive ; il perçoit la nécessité
de changer, mais ne conçoit pas le registre psychique de
ce changement. La voie de l’élaboration psychique était
alors pour lui une voie trop étroite et trop escarpée. Mais
nous ne devons pas oublier que le temps de l’asile était
bref pour lui.

Le haut fonctionnaire

Il est arrivé avec un peu de retard ; habillé correcte-


ment mais sans prétention. Comme tous les exilés, il avait
un téléphone portable ; je lui ai proposé un café, qu’il a
accepté et pour lequel il m’a complimentée. J’ai ensuite
expliqué les mêmes choses qu’au responsable politique
local sur ma fonction, ma recherche (il a commenté : « Si
je peux être utile ») et les règles déontologiques ; j’ai fait
les mêmes demandes informatives. Voici le début de
l’entretien qui a duré une heure environ.
« Euh, je ne dirais pas que j’ai quitté mon pays parce
que j’ai été contraint [position passive] de me réfugier
déjà quand j’étais à l’extérieur de mon pays ; donc,
j’étais haut fonctionnaire à M. et avec les événements du
X et les changements de gouvernement ; et le gouverne-
ment qui est maintenant aux affaires n’a pas voulu nous
reprendre [même fantasme que le précédent exilé : se
caser, ne pas changer] et il nous a même maltraités parce
que, non seulement, ils [« ils » persécuteurs, maltrai-

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LE TRAVAIL PSYCHIQUE DE L’EXIL | 207

tants et pourchasseurs] nous ont radiés de nos fonctions


[perte d’identité], ils n’ont pas voulu nous donner de
billets pour le retour au pays ; j’ai réclamé plusieurs fois
les billets [légère inadaptation à la réalité, motivée,
selon moi, par le fantasme que le père État ne peut pas
abandonner ses enfants], je les ai pas reçus ; j’ai décidé
de me mettre à mon propre compte au Xa [conduite
adaptative ; le Xa est un pays limitrophe de son pays, ce
qui limite les changements] ; au Xa, j’ai fait deux ans ;
mais malheureusement là-bas, le gouvernement xais,
informé de ma présence là-bas, a commencé à nous pour-
chasser, ce qui fait que nous avons été obligés de tout
quitter aussi là-bas pour chercher asile en France. »
Il est l’un des plus concis dans la présentation des cir-
constances. L’alternance du « je » et du « nous » montre
qu’il y a une place d’emblée pour sa famille dans son
discours ; le « ils » persécuteur n’apparaît que deux fois,
mais c’est bien le persécuteur qui provoque un exil défi-
nitif : « Nous sommes allés au Xa, pensant que la situa-
tion de notre pays allait se rétablir le plus tôt possible
[même espoir que l’exilé précédent ; ne pas avoir à
affronter le changement] et nous aller au pays ; mais
comme je vous l’ai dit tout à l’heure, une fois le gouver-
nement xais informé de notre présence au Xa, d’abord il
m’a mis sur la liste des gens qu’on appelait les massa-
creurs [atteinte à l’identité] alors que je n’étais même
pas au X quand ces affaires se sont passées, puis la police
qui est venue nous racketter [inversion des fonctions de
la force publique] ; on voulait nous arrêter, on pensait
qu’on allait nous, nous renvoyer au X [discrète désorga-
nisation dans l’expression, causée, selon moi, par
l’inversion des fonctions signalée avant ; confusion des
« on »] ; nous avons pris la décision de quitter l’Afrique
et de demander l’asile à l’Europe. »
À ma question sur les affects (colère, tristesse,
angoisse), il répond : « Un peu tout ça parce que c’est,
vraiment, on se sent complètement diminué, sans valeur,
parce que quand vous n’avez pas de patrie, vous n’avez
presque personne pour vous défendre [...] donc c’est

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208 | TERRE D’ASILE, TERRE DE DEUIL

tristesse, impuissance, on se sent réduit complètement à


zéro. » Nous voyons la thématique de la dévalorisation et
de l’impuissance mais aussi une thématique qui lui est
plus personnelle : n’avoir personne pour vous défendre.
Je voudrais aussi noter ce qu’il est difficile de rendre ici
mais qu’on peut vérifier en se reportant à la transcrip-
tion intégrale, la souplesse associative de cet homme qui
ne se lance pas dans de grands développements difficiles
à interrompre et qui rebondit sur chacune de mes ques-
tions. Je décide d’explorer le « nous » et le soutien de la
famille : « Même si on a des difficultés, chez nous, y’a
une tradition qui dit que quand vous avez des problèmes,
autant les partager avec les proches ; donc, quand on est
avec ses proches, c’est toujours très utile [soutien psy-
chique] ; même si souvent on les voit souffrir, ce n’est pas
toujours bien aussi de voir ses proches souffrir [discrète
culpabilité] mais on essaie de le dépasser ; mais il faut
dire que nous, nous n’avons pas matériellement [nuance]
souffert [...] mais comme je vous l’ai dit, malgré les
moyens, quand vous n’avez pas de patrie, ce sont des
problèmes. »
Pour l’abord des pertes, il choisit de commencer par
celle qui lui paraît secondaire, les habitudes alimen-
taires : « Par le métier, on a l’habitude du changement »,
précédé d’une pointe de culpabilité : « Heureusement ou
malheureusement, mes enfants n’ont pas connu
l’Afrique » ; ils étaient très petits lorsque leur père a
commencé son métier de haut fonctionnaire. Il enchaîne :
« Ce qui est surtout plus angoissant, c’est comme vous
l’avez dit tout à l’heure [ ?, je n’ai rien dit de tel, ce qui
veut dire qu’il a différé d’en parler parce que cela soule-
vait de l’angoisse, ce qui n’est pas le cas de la nourri-
ture], c’est la perte des amis ; on a beaucoup d’amis
qu’on a perdus et qu’on ne reverra plus jamais parce
que beaucoup sont morts pendant la guerre [...] mais
c’est surtout une grande perte pour nos enfants parce
que, chez nous, il y a une tradition, c’est le nom qui se
perpétue ; la personne se perpétue à travers le nom de
sa famille ; donc tous les gens qui nous connaissaient [...]

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LE TRAVAIL PSYCHIQUE DE L’EXIL | 209

ont disparu [...] si nos enfants devaient rentrer au X, ils


seront des étrangers dans leur pays puisqu’ils n’auront
personne pour dire, voilà, nous connaissons un tel, c’est
le fils d’un tel ; or ça c’est un grand problème [...] il y a
une cassure dans l’histoire de la vie ou de la famille, de
notre vie et de notre famille, de ma famille, je veux dire
[...] je suis l’aîné de la famille ; ma famille devait beau-
coup compter sur moi, ma grande famille ; donc là, c’est,
je devais apporter à la grande famille, je ne peux plus
apporter à la famille ; donc c’est toute une perte, non
seulement pour moi mais aussi pour d’autres personnes
qui devaient dépendre de moi [...] ça casse une filiation,
ça casse un lien de, un réseau d’amitiés, de solidarités
tracées, tressées mais qui, que je ne pourrais plus moi
reconstruire. »
Il montre bien les ruptures dans la transmission de
l’histoire et dans la filiation ; également une préoccupa-
tion pour la génération montante que l’on retrouve chez
d’autres pères de famille (le conseiller pédagogique et le
professeur de lycée) : ils peuvent assumer, comme lui,
leur sentiment de culpabilité vis-à-vis de leurs enfants et
n’essaient pas de le fuir. L’investissement des enfants n’a
pas une tonalité trop narcissique (comme chez le militant
syndical, par exemple) ; il dira plus loin que ce n’est pas
facile d’être enfants de haut fonctionnaire parce que ce
sont des « changements perpétuels ». Sa capacité à aimer
est préservée. À la fin du passage, il laisse transparaître
un discret vécu d’abandon. Nous voyons aussi émerger
la perception de sa disqualification comme chef de famille
(de la famille élargie), donnant comme exemple le fait que
sa mère est malade : « Mon frère m’a téléphoné hier [...]
pour me dire que ma maman est gravement malade, pro-
bablement elle doit avoir des problèmes psychologiques
[...] je ne peux rien faire, si ce n’est peut-être que
d’envoyer un peu d’argent ; mais ça ne remplace pas la
chaleur humaine que j’ai perdue depuis [...] c’est lourd
à porter puis... ben, sauf qu’on n’est pas responsable,
on n’en est pas, on n’a pas de remords de ne pas faire
cela parce qu’on n’est pas responsable de cette situation

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210 | TERRE D’ASILE, TERRE DE DEUIL

[...] tout ce qu’on peut apporter à la famille comme


confort matériel [...] j’ai pu quand même essayer de le
faire, ce qui me réconforte quand même [...] quand
même je garde quand même une place dans la famille,
oui, sauf que c’est à distance. »
Nous voyons le traitement psychique tout en finesse :
ne pas faire/faire, argent/chaleur, coupable/pas cou-
pable, confort/réconfort, place/non-place, avec l’alter-
nance régulière du « je » et du « on ».
Je pose ensuite la question de la perte du métier. Alors
la douleur apparaît, vive, et il va en parler longuement.
Mais notons que, si douloureuse soit-elle, elle ne se mani-
feste que maintenant dans l’entretien : « Oui, la perte du
métier... c’est vraiment une cassure dans, une blessure
qui ne pourra jamais être soignée. » C’est une plaie à
jamais ouverte puisqu’il ne dit pas « guérissable » mais
bien pas même soignable ; il faudrait pouvoir citer l’inté-
gralité de son développement pour montrer comment la
souffrance fait perdre à cet homme la cohérence de ses
idées et de sa syntaxe. C’est un concentré de souffrance,
dit sans aucun pathos.
Je vais tenter de restituer l’enchaînement. Perte d’un
métier noble, perte de son activité de transporteur au
Xa (« j’étais maître de moi [...] j’ai complètement tout
abandonné »). Séjour de dix-huit mois dans un centre
d’accueil où il se plaint d’avoir dû apprendre un « fran-
çais déformé » : « Durant tout mon séjour dans ce centre
d’accueil, je n’ai rien appris, au contraire, j’ai perdu. »
Passe de manière assez incohérente de l’ANPE à sa for-
mation universitaire, en particulier d’un diplôme de troi-
sième cycle obtenu en France, tout cela se révélant
inutilisable directement ; une page pour décrire la bles-
sure non soignable avant de pouvoir décrire ce qu’il est
en train d’acquérir et parler de sa reconversion profes-
sionnelle : un diplôme en développement territorial (aspi-
ration à un espace pour soi), avec la difficulté de se
« remettre en cause sur le banc de l’école » (où l’on voit
le sentiment d’infantilisation, qu’il nuancera plus tard).
À la différence du responsable politique local, il peut évo-

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quer les deux mouvements de perte et d’acquisition (il en


reparlera hors enregistrement après le second entretien).
Ensuite, il décrit avec retenue un conflit entre lui et
France terre d’asile : l’association voulait qu’il fasse une
formation courte pour qu’il soit rapidement opérationnel
sur le marché du travail et lui n’a pas voulu ; en outre,
il doit quitter le centre d’accueil. Il lui faut donc changer
d’espace en même temps que d’identité sociale. Il me
dira, non sans hésitation, que sa femme travaille (elle est
auxiliaire de vie) ; cette hésitation est le premier indice
des effets de l’exil sur les familles : le changement des
équilibres au sein du couple. « Si j’avais du travail, je
crois que, pour la vie peut-être, je marcherais
autrement. »
Ensuite, je lui demande d’évoquer la perte du statut
social : « Des fois, ça fait douter [trouble quant à l’iden-
tité] [...] souvent même, vous avez peur de raconter
votre vie, de dire que vous avez été haut fonctionnaire,
les gens s’imaginent que quelqu’un qui a été à ce poste,
se trouver dans un camp, dans un CADA [Centre
d’accueil de demandeurs d’asile] [...] finalement ce sont
des camps de réfugiés, se retrouver dedans, peuh, c’est
dire comment c’est difficile [...] [je le relance sur la
peur] oui, enfin, c’est pas la peur mais c’est, c’est surtout
pour ne pas devoir encore parler avec les gens, se proté-
ger un peu [d’avoir à subir quelque chose qui ressemble
à une humiliation] quelque chose qui ressemble à une
humiliation [...] ça suscite un regard d’incompréhension
[incompréhension qui alimente la xénophobie, d’où sa
peur], on pense que et puis non, ce n’est peut-être pas
seulement la fonction de haut fonctionnaire [capacité à
faire un pas d’écart par rapport à lui-même], c’est peut-
être pour tout réfugié, en définitive, c’est pour tout réfu-
gié, quand vous devez raconter ce que vous avez été dans
le temps [perception de la régression sociale] quand on
est haut fonctionnaire, on nage dans un environnement
de haut fonctionnaires ; mais aujourd’hui, on nage dans
un environnement de, disons, indifférent [non-recon-
naissance de l’identité]. »

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212 | TERRE D’ASILE, TERRE DE DEUIL

Il évoquera des personnes en France qu’il connaissait


avant l’exil et qui l’ont aidé dans la reconstitution de
son image sociale : un sénateur qui a suivi son dossier à
l’OFPRA, des journalistes et un médecin qui s’est démené
pour réaliser une intervention chirurgicale dont il avait
besoin. Je lui souligne que ce sont des personnes qui le
connaissent dans la continuité, sans rupture avant et
après l’exil, et il acquiesce ; cela veut dire que les liens
avec ces personnes étaient suffisamment bons pour que
le fait de les retrouver ne soit pas une blessure supplé-
mentaire, mais un soutien. Il dira aussi être touché que
France terre d’asile pense à lui pour participer à une
émission de radio ou à la présente recherche. Je ne
reviens pas sur ce qu’il a dit de la perte de la langue.
Au moment de faire le point sur les pertes, il va insis-
ter sur la difficulté d’être apatride ; c’est là aussi
qu’apparaît le plus une problématique qui lui est person-
nelle : « Je ne vois pas l’Afrique aujourd’hui se rétablir,
à moins que les gens ne veuillent être des martyrs, je ne
vois pas quelqu’un quitter la France aujourd’hui, s’il a
un statut ici pour aller encore se mettre dans la bouche
du loup en Afrique ; nous avons trop souffert, ils [les
enfants ?] ont trop souffert, autant peut-être ici non plus
ce n’est pas le ciel [en opposition avec l’enfer de
l’Afrique], c’est pas le ciel mais autant encore rester ici
bien qu’il y a aussi des humiliations qu’ils ont à subir [je
pense qu’il est en empathie avec ses enfants parce que
cela évoque son enfance, je vais y venir], avec de la dis-
crimination, de la ségrégation mais elle existe partout
aussi ; même chez nous, il y a de la ségrégation entre nous
[ce qu’ont dit aussi d’autres exilés] ; moi, je trouve que
ce n’est pas un grand problème ; l’idéal serait de se fixer,
nous avons trop voyagé, j’ai trop voyagé [le « trop »
indique une souffrance, une culpabilité peut-être ; il a
assez de souplesse psychique pour rectifier le « nous » en
« je » et assez de force pour assumer sa responsabilité]
[...] je l’ai pas dit mais on cherche à demander la natura-
lisation pour avoir au moins un pays qui puisse nous
défendre [reconstituer du cadre externe stable ;

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LE TRAVAIL PSYCHIQUE DE L’EXIL | 213

recherche d’une fonction paternelle protectrice] [...]


quand on a la nationalité, toutes les portes sont ouvertes
[pour le travail]. »
Lors du second entretien, j’ai essayé d’explorer le
« trop voyagé » en essayant d’en comprendre la détermi-
nation. Durant le premier entretien, il avait dit : « Je
suis complètement habitué au changement parce qu’il n’y
a pas un seul pays où j’ai fait plus de quatre ans [...]
quand j’étais jeune pour les études, même pour les
études, j’ai changé beaucoup d’école. » Il expliquera
qu’il a été pensionnaire dès l’âge de treize ans, qu’il vit
séparé de ses parents depuis trente-quatre ans. Je per-
çois un sentiment d’abandon dû aux années de pension-
nat : « Il [le père] m’a responsabilisé trop jeune, je
trouve que c’est important et c’est dommage que je l’aie
quitté trop jeune » (c’est moi qui souligne). Il est xais,
mais il est né au Xc où ses parents avaient émigré :
« Nous avons grandi dans un climat qui n’était pas du
tout propice, qui était très hostile aux, quelqu’un issu de
notre émigration ne pouvait accéder à aucun autre poste
[...] si ce n’est l’enseignement [...] nous avons essayé
de nous intégrer, beaucoup, beaucoup et même j’ai dû
[contrainte ?] épouser une Xce, même si elle a des ori-
gines Xes, mais c’était toujours dans la volonté de nous
intégrer. » À la suite d’un coup d’État au X, pays origi-
naire de la famille, il décide d’y aller parce que le nou-
veau président était favorable aux émigrés qui revenaient
du Xc vers le X ; il y devient haut fonctionnaire, puis ce
pays le rejette. Nous voyons la répétition de son histoire
entre intégration et rejet, d’abord au Xc puis au X :
« Oui, c’est quelque chose d’horrible parce que c’est,
vous... vous sentez que personne, presque personne ne
veut de vous, presque personne ne veut de vous ; c’est
pour ça que moi, je me suis dit : aujourd’hui que je suis
en France, à moins que la France puisse me chasser [ !]
mais moi, je n’ai plus encore envie de quitter cette terre,
surtout pour mes enfants. » Le sentiment d’abandon est
fort ; l’exil arrive en répétition de la séparation trop pré-
coce d’avec le père. Il explique qu’il ne veut pas que son

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214 | TERRE D’ASILE, TERRE DE DEUIL

histoire se répète à la génération de ses enfants ; il sou-


haite « qu’ils soient installés quelque part, qu’ils puissent
grandir au moins dans un monde où ils peuvent avoir
des aspirations ».
Quand nous évoquons les transformations suscitées
par l’exil, il objecte : « Je ne sais pas si c’est moi qui
peux répondre à cette question », comme s’il percevait la
limite que l’on peut avoir de la conscience de soi par
rapport à ce qui se passe de manière plus inconsciente.
Il évoque d’abord l’humilité, avec humour. Il évoque bri-
èvement l’esprit d’adaptation, le fait d’être plus ouvert,
plus tolérant mais il précise aussi : « Tolérant, ouvert et
puis... euh, un peu, ça nous a peut-être un peu durcis
dans la mesure où... on n’a trouvé que l’inquiétude, on
a vécu l’inconnu. » Il est le seul à pouvoir évoquer devant
moi une caractéristique négative ; il y revient peu après
en se décrivant comme « individualiste », pour nuancer
tout de suite après : « Moi, je me sens beaucoup plus
solidaire des personnes en situation de détresse, des per-
sonnes défavorisées. »
Mais c’est le changement quant à l’autorité de chef de
famille qu’il va développer le plus, thème qui courra tout
au long du second entretien, de manière latente ou expli-
cite, et qui clôturera notre rencontre. Ce thème manque
chez le responsable politique local mais sa famille n’est
pas encore en France. Les propos du haut fonctionnaire
sont intéressants parce que nous voyons bien que la
famille a une fonction d’étayage, qu’il montre régulière-
ment une préoccupation de bon père, lucide, quant à
l’avenir de ses enfants mais que sa position d’exilé vient
mettre à mal sa fonction paternelle et maritale : « Même
l’autorité, l’autorité qui peut changer, l’autorité de
l’homme qui a été haut fonctionnaire vis-à-vis de ses
enfants ; je ne le dis pas trop pour moi [dénégation],
mais je connais beaucoup de familles qui sont complète-
ment cassées, où il y a eu des séparations, parce que
l’homme qui, dans le temps, était celui qui amenait
l’argent à la maison ne pouvait plus l’amener ; quand
tous doivent vivre maintenant des caisses d’allocations

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LE TRAVAIL PSYCHIQUE DE L’EXIL | 215

familiales, on voit que l’homme devient diminué [castra-


tion symbolique]. » Il développe ensuite la valeur de
l’exemple : un père qui a été à l’école peut expliquer
pourquoi l’enfant doit aller à l’école. J’enchaîne : « Par
exemple, avec vos enfants et votre épouse, vous avez le
sentiment que vous avez pu assez expliquer ce qui se pas-
sait ? » « Non, je crois qu’on ne peut pas dire qu’il faut
expliquer, expliquer ; c’est la lutte, il faut se battre, se
battre pour garder cette autorité, il faut se battre pour
gagner cette dignité, il faut travailler davantage ; donc
c’est, c’est pas quelque chose d’acquis [...] je me sou-
viens qu’à un certain moment, je n’avais pas encore de
stage, les enfants partaient le matin, je dormais ; quand
ils rentraient l’après-midi, le soir, ils me trouvaient à la
maison, c’était très gênant pour moi » [problématique
bien connue des hommes sans travail]. Il y aussi une
détermination inconsciente à cette gêne qui se dévoile
dans le second entretien : « Mon père, chaque matin, il
trouvait un programme pour moi, ce qui me permettait
de ne pas trop dormir le matin [il transgresse ainsi une
consigne du père] pour vous dire que cette autorité, il
faut toujours la rechercher, il faut même l’embellir, il
faut se trouver quelque chose qui puisse montrer qu’on
existe [la participation à ma recherche contribue à cet
embellissement]. »
À la fin du premier entretien, lorsque je lui indique
qu’il peut ajouter quelque chose librement, il parle des
décisions incompréhensibles de l’OFPRA puis évoque
l’interdiction de travailler : « Je conçois mal comment on
peut me donner à manger pendant trois ans, si ce n’est
peut-être par la volonté de me détruire, peut-être de me
rendre complètement malade ou dingue, alors qu’il y a
du travail [...] moi, je pense qu’il faudrait que, c’est pas
seulement la France mais que les pays qui accueillent des
réfugiés, puissent concevoir des politiques d’utilisation
de ces gens-là, pas seulement leur donner à manger.
[Pour se sentir considéré à sa place d’adulte avec ses
compétences ?] Oui, à sa place d’adulte avec ses com-
pétences. »

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216 | TERRE D’ASILE, TERRE DE DEUIL

La situation de régression infantile contrainte décou-


lant de l’interdiction de travailler le met en révolte parce
qu’elle le disqualifie comme adulte, comme acteur social,
comme père et comme mari. Je reviens sur la question de
l’autorité dans le second entretien. Il évoque alors le rôle
de chef de famille, les effets de la position d’assisté et les
effets sur l’épouse de se trouver en France : « Chez nous
[...] pour dire que l’aîné [son cas] est presque égal à son
père [...] l’aîné ou le père chez nous, enfin, c’est le pilier
de la famille, c’est le pilier de la famille dans la mesure
où, quand un père qui, je vais me répéter sans doute :
on compte d’abord, d’abord on doit beaucoup compter
sur son fils aîné ; quand vous avez un aîné... s’il n’est
pas bien fait, vous risquez d’avoir tous les autres aussi
mal faits ou mal éduqués ou je ne sais pas quoi dire ; il
doit donner l’exemple et l’aîné doit aussi tirer l’exemple
du père ; donc, c’est tout cela qu’il faut essayer de mettre
dans un moule pour que ça puisse être vraiment être adé-
quat ; mais en parlant aussi de, je veux dire, je perds le
fil des idées... par exemple, quand je dis que quand on
vous donne à manger, c’est peut-être dans la volonté de
vous détruire. »
Il y paraît peu de choses : deux silences, un « je ne
sais pas quoi dire », un « je perds le fil des idées » dans
ce passage, mais ce père est en souffrance car son fils
aîné a ou a eu des difficultés scolaires (« il n’est pas bien
fait »). Est-ce la faute de l’exemple du père ? Est-ce la
faute de l’exemple du père du père ? Fils d’exilé, fils
d’émigré, un moule pas vraiment adéquat ? Retour sur
l’infantilisation : « Y’a d’autres qui découvrent l’Europe
pour la première fois, ils trouvent qu’ils sont au ciel et
pourtant, la vie est difficile aussi ici ; mais ils pensent que
la vie est facile parce qu’ils ne connaissent pas ; quand on
leur donne à manger, ils trouvent que c’est bien, on a à
manger, on a où dormir ; s’ils devaient se poser des ques-
tions, des questions, je crois que, est-ce qu’ils pourront
avoir ce manger pendant combien de temps, pourquoi on
leur donne ce manger alors qu’il y a des gens qui tra-
vaillent à côté, ils peinent et ils ont à manger difficile-

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LE TRAVAIL PSYCHIQUE DE L’EXIL | 217

ment, ils travaillent mais vous, est-ce que c’est par amour
[...] ils devraient se poser beaucoup de questions ; à ce
moment-là, sans doute qu’ils mettront leurs préférences
ou leurs prévisions en cause. »
Je ne vois pas ce qu’un commentaire apporterait à
cette description des contradictions d’une politique
humanitaire et d’une politique économique, et leurs
effets psychologiques. À la dernière question (question
ouverte) du second entretien, il choisit encore cette thé-
matique : « Je trouve que c’est capital ; nous ne l’avons
peut-être pas dit [je pense que l’angoisse que mobilise
cette thématique ne lui permet plus de voir que cela a été
une des thématiques principales] ou les autres vous l’ont
peut-être dit [il est l’un des deux exilés à pouvoir penser
aux autres rencontres que j’ai faites] : le fait d’être réfu-
gié participe à la décomposition, à la déflagration des
familles [destruction de la dernière bulle de survie où il
reste quelque chose de la vie au pays, de l’unité narcis-
sique] [...] finalement le père n’a, n’a absolument rien ;
la femme dit : pourquoi je dois rester avec toi, je peux
finalement vivre sans toi [...] sans doute, ce serait trop
me répéter [cette fois, il sent la persistance de sa préoc-
cupation], les enfants trouvent que le père n’amène
presque rien, donc ça vaut presque pas la peine [nous
voyons à la fois un crescendo : après la femme, les
enfants et un léger apaisement : on passe de « absolu-
ment rien » à « presque rien »], je voudrais insister sur
ce côté : la décomposition des familles. » À une demande
de précision de ma part, il va parler du statut de la
femme en Afrique et en France, l’absence et la reconnais-
sance de droits : « C’est même surtout la femme qui
découvre ses droits, cette liberté dont elle peut jouir et
elle essaie d’en jouir [...] mais évidemment nous disons
que c’est au détriment de [...] la cohésion familiale
[jouissance pour la femme, castration pour l’homme]. »
La jouissance est le thème qui va apparaître lorsque
je propose la comparaison entre deuil et exil. Il esquive
d’abord la question du deuil de deux manières, d’une
part, en me répondant : je ne sais rien (« je ne sais pas

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218 | TERRE D’ASILE, TERRE DE DEUIL

si je vous apporterai vraiment quelque chose de plus par


rapport à ce que vous connaissez bien ») ; d’autre part,
en parlant de manière très générale de la mort de tous
ses amis. Je n’ai pas essayé d’entamer sa défense. À la
réflexion, je pense qu’inconsciemment j’ai d’abord ratio-
nalisé : je savais que sa mère n’était pas morte ; puis je
pense que je l’ai protégé d’une évocation de son père (je
ne sais même pas s’il est décédé, mais c’est probable)
parce que je pensais qu’il y avait de l’ambivalence dans
cette relation ; enfin, je nous ai protégés réciproquement
de l’évocation traumatique de la mort de tous ses amis :
son pays a connu des massacres de grande ampleur. Vient
alors l’évocation de la perte du pays : « Les amis, on les
a perdus, on ne les reverra plus jamais mais le pays est
toujours là ; ça fait plus de peine de voir que vous avez
quelque chose, vous avez construit quelque chose, vous
ne pouvez pas profiter des bienfaits de votre travail de,
de votre travail d’homme [il montre bien la distinction
entre privation et frustration] [...] mais on vous prend
comme si vous n’aviez, vous n’aviez rien fait, il n’y a pas
de reconnaissance, rien du tout ; non seulement y’a pas
de reconnaissance mais il y a persécution ; si on pouvait
ne pas au moins nous reconnaître [terrible formulation
qui concentre la problématique : être reconnu, c’est être
persécuté, ne pas être reconnu, c’est n’être rien] [...]
c’est ce fait même, par exemple, de ne pas pouvoir jouir
de ses biens quand on a travaillé pour ses biens, on ne
peut pas en jouir, on est obligé d’être pris en aide [comme
pris en otage ?], enfin d’être pris en charge par l’aide
sociale ! presque des mendiants [dévalorisation] ; c’est
tout cela qui révolte les gens et c’est peut-être ça qui
prépare la guerre [l’agressivité s’exprime et il montre
bien que l’insatisfaction pulsionnelle peut conduire aux
extrêmes]. »
La naturalisation, c’est la possibilité pour lui d’accé-
der à des emplois gratifiants et donc de renouer avec la
jouissance ; il le dira clairement dans le second entre-
tien : « La fonction protectrice d’un pays et puis l’accep-
tation, pouvoir jouir comme tout le monde. »

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LE TRAVAIL PSYCHIQUE DE L’EXIL | 219

Il accepte un second entretien. Cependant, quand je


lui téléphone, il montre un peu de réticence puis accepte
(« tant qu’à faire les choses, autant les faire complète-
ment »), mais diffère d’une semaine le rendez-vous ; il
montre ainsi une gestion assez souple de son conflit
interne. Il s’installe « comme d’habitude », dit-il. Je vais
citer intégralement sa première réponse à ma question
sur la manière dont il a vécu le premier entretien : « Eh
bien moi, je l’ai vécu d’une façon très positive parce que
ce n’est pas la première fois, mais c’est la première fois
que ça m’a permis d’approfondir et de faire, donc on
dirait un feed-back [mouvement élaboratif], voir ce
qu’on a passé comme difficultés, là où on en est et de
penser à l’avenir [temps dégelé] parce que nous avons
parlé de tout cela ; mais surtout, deux points ont attiré
mon attention : le fait qu’on a insisté pour dire qu’on a
perdu non seulement des amis mais aussi qu’on a perdu
un pays [il montre une grande continuité psychique
puisqu’à trois semaines d’écart, il reprend la thématique
de ma dernière question] ; mais que les amis, on ne peut
pas, on ne pourra peut-être même pas les revoir, même
si on avait des amis [?] ; même si on s’en faisait d’autres
aujourd’hui, ils ne sont pas comme les autres, comme
ceux qu’on a perdus [perception de l’écart, de l’impossi-
bilité de reconstruire à l’identique] ; mais, par contre,
qu’on peut épouser un autre pays [pour obtenir une
jouissance], on peut épouser un autre pays [comme une
autre femme, surtout s’il y a un risque de séparation
d’avec l’épouse qu’il a « dû » épouser] ; c’est surtout
cela qui m’a fait réfléchir ; donc, en dehors de cela [?],
c’est peut-être cette universalité de la culture qui doit
guider les gens et puis l’acceptation des différences
[renoncement au narcissisme des petites différences]
puisque quand vous épousez un autre pays, ça veut dire
que vous, ce n’est pas nécessairement les mêmes gens,
ce n’est pas nécessairement la même culture [fin de la
répétition du même] que vous, que vous épousez mais
c’est souvent une culture différente, mais qui vous
accepte et vous acceptez de vous adapter [je renonce à

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220 | TERRE D’ASILE, TERRE DE DEUIL

ma différence d’étranger si on m’accepte comme être


humain] ; c’est surtout cela qui m’a fait réfléchir. »
Le mouvement élaboratif est remarquable ; il a pleine-
ment tiré profit de la rencontre, c’est une des raisons qui
me rendent optimiste sur son avenir. J’ai déjà indiqué
l’intrication que l’entretien avait déclenchée entre figures
de l’espace et figures du temps ; plus loin, dans l’entre-
tien, il revient sur la question des différences, dans un
registre plus intellectualisant. J’ai déjà donné beaucoup
d’éléments du second entretien qui complétaient des don-
nées du premier. Une figure déterminante apparaît
cependant dans ce second entretien, la figure de la grand-
mère paternelle : « C’est elle qui s’est surtout battue
pour que je puisse faire des études [...] je crois qu’il [sic]
a souhaité que je puisse être considéré comme ces gens
[les enseignants de l’école primaire, sise à proximité de
chez la grand-mère] ; donc c’est lui, c’est elle qui a tout
fait pour que je puisse faire des études et, finalement,
mon père a été d’accord aussi [l’hésitation des pronoms
est l’indice d’un conflit] ; mais je crois que surtout grâce,
non je ne crois pas, je sais [ton insistant] que c’est grâce
à ma grand-mère [...] sinon, pour mon père, il fallait que
j’apprenne mes études primaires, que je puisse me
marier aussi mais c’est tout [J’enchaîne sur l’autorité
paternelle et il me redit que, lorsqu’on est apatride,
« vous n’avez pas d’aspiration dans la vie », comme son
père n’a pas eu d’aspiration pour lui dans la vie ?] ce
que je suis devenu, c’est grâce à elle ; si elle n’avait pas
travaillé tel qu’elle l’avait fait au départ. »
Sa réflexion sur le rôle de sa grand-mère le conduit à
repenser à ses enfants, à l’absence de contact avec les
grands-parents, à l’absence de ces relations importantes,
et il continue sur le conflit des générations (qui se focalise
sur la nourriture).
À ma question sur ses motifs pour participer à cette
recherche, il indique que sa participation lui fait du bien
– j’entends qu’elle a un effet bénéfique sur son narcis-
sisme –, qu’il a envie de faire quelque chose d’utile et de
positif ; il évoque aussi un entretien radiophonique avec

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LE TRAVAIL PSYCHIQUE DE L’EXIL | 221

le directeur de France terre d’asile. À deux reprises donc


cette association l’a sollicité, ce qui lui permet de modu-
ler ses griefs contre elle. Ces deux participations contri-
buent aussi à lui reconnaître une identité propre.
Mais il choisit de clore notre rencontre par ses préoc-
cupations sur la décomposition des familles. Voici sa der-
nière phrase : « Je crois que j’ai dit ce que j’avais envie
de dire. »
La bonne qualité des relations objectales, la souplesse
et la variété de ses mécanismes de défense, la capacité
élaborative qu’il a montrée entre le premier et le second
entretien permettent de penser que cet homme va pou-
voir quitter sa condition d’exilé et assumer son destin
d’homme ordinaire appartenant à une société. Une seule
interrogation : la manière dont chaque membre de sa
famille va assumer la rencontre avec l’hétéronomie.

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Conclusion

L’expérience de l’exil politique requiert un travail


considérable d’adaptation. L’exilé doit d’abord lutter
pour assurer sa survie physique ; puis il doit accepter la
mort d’une partie de soi, de son identité lorsqu’il
s’engage dans la phase de l’asile : accepter de devenir
un autre pour devenir quelqu’un, dit Semprun. Le Moi
conscient est sursollicité pour la survie et l’adaptation
alors qu’il est le plus atteint et que les satisfactions pul-
sionnelles sont souvent absentes ; même l’agressivité ne
peut s’exprimer sans conséquence grave, que ce soit dans
la période de l’exil ou dans la période de l’asile. Il n’est
pas étonnant de constater que ce sont des exilés qui
inventent la théorie, non freudienne, de la psychologie
du moi ; en quête d’une mère patrie, ils cherchent dans
une psychanalyse adaptative, avec une instance supposée
aconflictuelle, une solution à leurs problèmes d’identité,
au prix de devenir les défenseurs d’une normalité sociale
conforme à leurs aspirations assimilationnistes.
Tant que la sécurité physique n’est pas définitivement
assurée (c’est-à-dire tant qu’il risque l’expulsion), l’exilé
ne dispose pas d’une sécurité psychique qui lui permette
de faire face dans de bonnes conditions à ses conflits psy-
chiques. La sécurité physique est une condition néces-
saire à tout changement psychique mais pas une
condition suffisante ; c’est pourquoi je pense que nous
pouvons distinguer le temps de l’exil et le temps de l’asile.
Le temps de l’exil est un temps d’adaptation externe,
sous la pression de l’urgence et des nécessités élémen-

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224 | TERRE D’ASILE, TERRE DE DEUIL

taires de la vie ; le temps psychique de l’asile ne peut


commencer que lorsque le cadre externe est stable ou à
peu près ; alors, le cadre psychique interne de l’individu
pourra être l’objet de changements profonds ; pour le
dire autrement, il faut un apaisement économique pour
favoriser des changements topiques. Pour que ces chan-
gements puissent avoir lieu, il faut que la figure de
l’espace cesse de voiler la perception du temps. En effet,
la permanence de la patrie entrave la réalisation de
l’équivalent de l’épreuve d’actualité dans le deuil ; c’est
« l’ambiguïté tenace du verdict de réalité » (Tourn) ; la
perception de la temporalité peut être favorisée par
l’hétéronomie. Au-delà des apparences, l’exil est plus
une expérience de séparation que de perte, ce qui n’a
pas les mêmes conséquences sur la représentation : la
perte, par son irréversibilité, contraint à un travail psy-
chique de représentation alors que la séparation peut le
figer : privation n’est pas frustration (ou « refusement »).
L’exil est un Erlebnis, une vivencia, une expérience
qui engage la totalité de la personne. Cependant, les
changements touchent de manière très considérable la
sphère narcissique, l’identité ; nous avons vu que les
atteintes de l’identité primaire renvoient principalement
à la figure maternelle ; les atteintes de l’identité secon-
daire renvoient davantage à la figure paternelle. La qua-
lité des relations objectales primordiales et de l’instance
surmoïque, héritière du complexe d’Œdipe, sera déter-
minante pour assurer la reprise narcissique et les longs
remaniements identitaires. La qualité du nouvel environ-
nement humain peut avoir un effet facilitateur, en parti-
culier en proposant des figures de déplacement à ces
investissements objectaux.
Le travail de deuil semble insuffisant, voire mal adapté
aux données de l’exil. Les deux situations fonctionnent
sur un jeu d’oppositions : perte versus séparation, temps
versus espace, non-habituel versus non-familier, néces-
sité versus accident, perte objectale versus perte narcis-
sique, intrapsychique versus interindividuel, à quoi il
faut ajouter la cassure du cadre externe (perte de la sécu-

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CONCLUSION | 225

rité physique) dans la période précédant l’asile propre-


ment dit. En outre, la durée des processus psychiques
enclenchés par l’exil est beaucoup plus longue que dans
le deuil et le présent travail n’en observe d’ailleurs
qu’une faible partie – c’est une de ses faiblesses. Enfin,
alors que le deuil accomplit la filiation par l’héritage (« le
mort saisit le vif » dit le droit français), l’exil entrave,
casse la filiation.
La plus grande similitude, le noyau commun quant aux
processus psychiques, se trouve dans la période de
l’asile, quand peut s’engager l’important travail de rema-
niement identitaire – beaucoup plus important que dans
le deuil, je le rappelle –, car les identifications incon-
scientes et le surmoi sont mobilisés dans les deux cas ;
la problématique de la transmission, de la filiation est
présente dans les deux cas. Pour le dire de manière
condensée, les deux éléments communs sont le temps et
les identifications ; le temps mobilise le moi conscient, les
identifications, le moi et le surmoi inconscients. Le temps
ou, plus exactement, la perception de l’hétérochronie est
le facteur indispensable à tout changement psychique,
parce qu’il permet le déplacement des investissements ;
ce facteur a donc un caractère général, valable pour
nombre de processus psychiques. Cette perception est
favorisée par l’épreuve d’actualité dans le deuil et par
l’hétéronomie dans l’exil. Ne resterait de spécifique que
le remaniement des identifications, base du processus de
subjectivation ; le deuil et l’exil seraient deux expériences
qui permettent à une vie de trouver son style.
L’examen approfondi du deuil chez l’adulte et de l’exil
politique que nous venons de mener nous permet de dire
que, pris dans leur globalité, les processus psychiques
engagés dans ces deux situations ne sont pas superpo-
sables. L’expérience de l’exil atteint la personne dans la
totalité de son être, ce qui n’est pas le cas du deuil. En
ce sens, l’extrapolation freudienne n’est pas fondée. Si le
travail de deuil s’entend comme je me suis employée à le
préciser, en complétant le work in progress de Freud, il
ne peut s’utiliser, dans une perspective heuristique, que

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pour la mort d’un être cher. En outre, il doit être précisé


sur deux points, me semble-t-il : la recrudescence des
désirs libidinaux, qui permettrait probablement de préci-
ser davantage ce que Freud disait mal comprendre dans
le deuil, à savoir la dimension économique ; la fonction
des rites et les effets psychiques de leur disparition. La
première question est encore voilée par un tabou, la
seconde avait été négligée par Freud, probablement par
incapacité à faire un pas d’écart par rapport au milieu
socioculturel dans lequel il était immergé. Mais c’est
peut-être là qu’il y a un point d’articulation avec l’exil,
dont nous avons vu qu’il nous plonge dans l’analyse du
lien social ; d’où l’apparition, sous la plume, de termes
relevant plutôt de la psychologie sociale : anomie, hétéro-
nomie, autonomie, communauté.
Ajoutons que la non-superposition théorique des pro-
cessus psychiques dans le deuil et l’exil a des consé-
quences sur le plan clinique et thérapeutique ; à
entretenir la confusion, il y a des mécanismes psychiques
que le thérapeute pourrait ne pas identifier ou ne pas
comprendre.
Quittons la compréhension globale des processus pour
aborder des sens plus restreints.
La polysémie du mot « perte » est telle qu’elle égare
plus qu’elle n’enrichit et si le « deuil » vaut pour toute
perte, c’est une synonymie sans intérêt sur le plan scien-
tifique, une appellation qui a une fonction anoblissante
mais qui cache mal une indigence de la pensée ; pis
encore, se fonder sur cette seule synonymie pour parler
de « travail de deuil » relève de la ciencia vaga (science
vague et fainéante), de la Schlamperei (du travail
cochonné). Mais c’est bien cette synonymie qui fonde, en
partie, la transformation du concept psychanalytique en
paradigme dans sa dimension sociologique décrite par
Kuhn. Je rappelle que l’autre élément qui explique la
transformation en paradigme, toujours dans sa dimen-
sion sociologique, est la disparition de la ritualité autour
de la mort dans nos sociétés occidentalisées : le discours
scientifique en fait office.

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CONCLUSION | 227

Si « faire son deuil » signifie « renoncer », apparaît


l’idée d’une non-satisfaction pulsionnelle, qui permet de
commencer à penser, du moins dans la perspective psy-
chanalytique ; il faut distinguer les causes (la privation,
la frustration, la castration symbolique) et les consé-
quences de ce renoncement. Mais nous avons vu que, le
plus souvent, il s’agit bien davantage d’un déplacement
de la satisfaction que d’un renoncement à la satisfaction.
Nous avons vu aussi combien cette notion était peu
approfondie sur le plan théorique ; je pense que, là
encore, employer l’expression « travail de deuil » pour
signifier « renoncer » est une manière de laisser croire
que nous savons de quoi nous parlons, de dissimuler
qu’en fait nous ne savons trop qu’en dire, une sorte de
cache-misère en quelque sorte. Or le renoncement est
présent dans tous les processus de changement ; nous
devrions donc nous en préoccuper puisqu’il est un élé-
ment clé de toute psychothérapie (ce qui inclut la psycha-
nalyse). Tout au long de ce travail courent des idées qui
sont autant de bribes de cette réflexion générale que nous
devrions avoir sur le renoncement : investissement en
emprise ou en satisfaction, épreuve d’actualité, percep-
tion de l’hétérochronie.
Si le « travail de deuil » s’entend dans le seul sens de
processus de transformation, alors il peut être généra-
lisé. Encore faut-il indiquer les éléments constitutifs de
ce processus : sous réserve d’inventaire, j’indiquerais le
point de vue économique (le renoncement) et le point de
vue topique (le remaniement des identifications), à quoi
il faut ajouter un élément enclenchant cette transforma-
tion, qui peut vraisemblablement varier selon les situa-
tions. Dans ce travail, j’ai évoqué la perception de
l’hétérochronie et de l’hétéronomie ; dans les deux cas,
c’est le moi conscient qui est concerné. Nous pourrions,
dans un énoncé quelque peu paradoxal, conclure que, en
ce sens, le travail de deuil est un processus de subjec-
tivation.
Sigmund Freud a quarante ans lorsqu’il perd son père
et nous en savons les conséquences sur le plan scienti-

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fique ; il s’exile à quatre-vingt-deux ans et écrit encore


la deuxième partie de Moïse et la religion monothéiste
ainsi que l’Abrégé de psychanalyse. Anna Freud va avoir
quarante-cinq ans lorsqu’elle perd son père, mais elle
doit vivre aussi l’exil ; sa vie ne donne-t-elle pas l’impres-
sion d’une préservation défensive d’une identité figée,
d’une appropriation idéalisée d’une œuvre, d’une limita-
tion de sa vie de femme ? Deuil impossible ou exil impos-
sible ? Qu’a-t-il manqué à Anna Freud ?
Au terme de cette recherche, me remémorant mes
entretiens d’autrefois avec les endeuillés et mes entretiens
d’hier avec les exilés, je mesure l’écart entre les mots
académiques et les traces dans la chair et l’esprit. Il n’est
pas étonnant que la mort et l’exil soient des thèmes qui
font vivre la littérature, car c’est une manière de tenter
de réduire cet écart. Puisse ce travail avoir parlé, autant
que faire se peut, avec justesse et clarté de la « passion
si incommode » (le deuil, Descartes) ou de la « solitude
bourbeuse d’une agonie » (l’exil, Semprun).

« Nous étions dispersés ici ou là, au vent


de l’exil et du hasard, qui nous fut plutôt
bienveillant tout compte fait. Je veux dire :
nous y avons survécu. Au prix de quelle
angoisse, quelle fêlure interne, il faudrait
demander à chacune et à chacun. À ceux qui
sont encore vivants, bien sûr. Je ne suis pas
certain qu’ils répondraient. Moi, en tout
cas, je n’en dirai rien. »
J. Semprun, Adieu, vive clarté...

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TROSMANN H., SIMMONS R.D., « The Freud Library », Journal
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VAN GENNEP A., Les rites de passage : étude systématique des
rites (1909), Paris, Picard, 1994.
VASQUEZ A., « L’exil : une analyse psycho-sociale », L’information
psychiatrique, 1983, 59, 1, 43-58.
VASQUEZ A., RICHARD G. et DELSUEIL M.-C., « Psychologie de
l’exil », Esprit, 1979, 6, 9-21.
VOVELLE M., La mort et l’Occident de 1300 à nos jours, Paris,
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—, Les âmes du purgatoire ou le travail du deuil, Paris, Galli-
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WALTER T., The Revival of Death, Londres, Routledge, 1994.
WESTERMARCK E., L’origine et le développement des idées
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WIDLÖCHER D., –, « Les processus d’identification », Bulletin de
psychologie, 1969-1970, 286, XIII, 17-19, 1099-1114 ;
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WIDLÖCHER D., HARDY-BAYLE M.C., « L’entretien psychanaly-
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WINNICOTT D.W., De la pédiatrie à la psychanalyse (1958),
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WITTELS F., Freud : l’homme, la doctrine, l’école (1923), Paris,
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Le fil rouge

Section 1 / Psychanalyse

Analyse et guérison, par H. Kohut


Années d’apprentissage sur le divan, par T. Moser (épuisé)
L’appétit d’excitation, par I. Barande
L’apprenti-historien et le maître-sorcier. Du discours identifiant
au discours délirant, par P. Aulagnier (4e éd.)
Authenticité du faux. Lectures psychanalytiques, par
M. Gagnebin
La Babel de l’inconscient, par J. Amati Mehler, S. Argentieri et
J. Canestri (épuisé)
Les balafrés du divan, par J. J. Baranes
Le céleste et le sublunaire, par S. Viderman (épuisé)
Chemins de la symbolisation, par A. Gibeault
Le choix de la sublimation, par S. de Mijolla-Mellor
Le cinquième fantasme. Auto-engendrement et impulsion créa-
trice, par É. Bizouard (épuisé)
La construction du sens, par J. Press
Le corps comme miroir du monde, par J. Chasseguet-Smirgel
De l’argent en psychanalyse et au-delà, par S. Viderman (2e éd.)
Les destins du plaisir. Aliénation-Amour-Passion, par P. Aulag-
nier (épuisé)
Le discours vivant, par A. Green (3e éd.)
Le disséminaire, par S. Viderman (épuisé)
Le divan bien tempéré, par J.-L. Donnet (2e éd.)
Dix ans de psychanalyse en Amérique, publié sous la dir. de
H. P. Blum (épuisé)
Dostoïevski et Flaubert, par M.-T. Sutterman (épuisé)
Du divan à l’écran. Montages cinématographiques, montages
interprétatifs, par M. Gagnebin
Dynamique du fantasme, par M. Perron-Borelli
Emprise et satisfaction. Les deux formants de la pulsion, par
P. Denis (2e éd.)
L’endurance primaire, par D. Rosé
États psychotiques, par H. Rosenfeld (épuisé)
Freud, fragments d’une histoire, par A. de Mijolla

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« Gradiva » au pied de la lettre, par J. Bellemin-Noël (épuisé)


L’humour et la honte, par J.-L. Donnet
Les identifications, par P. Luquet
L’imitation, par E. Gaddini
Impasse et interprétation, par H. A. Rosenfeld (épuisé)
L’investigation psychosomatique. Sept observations cliniques,
par P. Marty, M. de M’Uzan et C. David (épuisé)
Le jeu et l’entre-je(u), par R. Roussillon
Journal de mon analyse avec Freud, par S. Blanton (épuisé)
Karl Abraham, biographie inachevée et « La petite Hilda », par
H. Abraham (épuisé)
Lacan, les années fauve, par M. Schneider
Langage et insight, par R. Schafer (épuisé)
Logiques et archéologiques du cadre psychanalytique, par
R. Roussillon (2e éd.)
Le mal des idéologies, par F. Duparc
Les modèles psychanalytiques de la psychosomatique, par C.
Smadja
Nature et évolution de la sexualité féminine, par M. J. Sherfy
(épuisé)
La nuit, le jour. Essai psychanalytique sur le fonctionnement
mental, par D. Braunschweig et M. Fain (épuisé)
L’ordinaire de la passion, par J. Cornut (2e éd.)
Œdipe, par D. Van der Sterren (épuisé)
Œdipe chasseur. Une mythologie du sujet en Nouvelle-Guinée,
par B. Juillerat (épuisé)
Le passé recomposé. Pensées, mythes, praxis, par F. Pasche
(épuisé)
Les passions du corps. Addictions, toxicomanies, maladies
auto-immunes, atopie psychique, par G. Pirlot (épuisé)
La peur et l’ennui, par G. C. Zapparoli (épuisé)
Pour une esthétique psychanalytique. L’artiste, stratège de
l’Inconscient, par M. Gagnebin
Pourquoi les hommes ont peur des femmes, par J. Cournut
(3e éd.)
Pratique de la méthode psychanalytique. La dialectique freu-
dienne 1, par C. Le Guen (épuisé)
Préhistoires de famille, par A. de Mijolla
Psychanalyse clinique, par H. Segal
Psychanalyse de l’art, par E. Kris (épuisé)
Psychanalyse de l’imposture, par A. Bauduin
Psychanalyse du lien, par B. Brusset (2e éd.)
Psyché. Études psychanalytiques sur la réalité psychique, par
J. Guillaumin (épuisé)
Psychose et changement, par R. Diatkine, F. Quartier-Frings et
A. Andreoli (épuisé)

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La psychose froide, par É. Kestemberg


La puissance du vieillir, par F. Villa
Les raisons de l’irrationnel. Étude psychanalytique, par M. Ney-
raut (épuisé)
La relation d’objet, par M. Bouvet
La rencontre analytique, ses difficultés, par J. Klauber (épuisé)
Repenser la psychanalyse avec les sciences, par S. Faure-Pra-
gier et G. Pragier
Retraits psychiques. Organisations pathologiques chez les
patients psychotiques, névrosés et borderline, par J. Steiner
Le rêve et le Moi. Rupture, continuité, création dans la vie psy-
chique, par J. Guillaumin
Rives et dérives du contre-transfert, par P. Denis
Le royaume intermédiaire, par M. Gressot (épuisé)
Schizophrénies, dialogues. Entretiens psychanalytiques et psy-
chiatrie, publié sous la dir. de F. Quartier-Frings
Le sens de la psychanalyse, par F. Pasche (épuisé)
La sexualité féminine controversée, par M. C. Barnett et al.
La situation analysante, par J.-L. Donnet
Le Soi et le monde objectal, par É. Jacobson (épuisé)
Le Soi. La psychanalyse des transferts narcissiques, par
H. Kohut (4e éd.)
Le suicide de Victor Tausk, par K. R. Eissler (épuisé)
Symbiose et ambiguïté, par J. Bleger (épuisé)
Théorie de la méthode psychanalytique. La dialectique freu-
dienne 2, par C. Le Guen (épuisé)
Le transfert, par M. Neyraut (5e éd.)
Le travail de deuil, par M. Lussier
Les troubles graves de la personnalité. Stratégies psychothéra-
piques, par O. F. Kernberg (2e éd.)
La vie opératoire, par C. Smadja
La violence de l’interprétation, par P. Aulagnier (7e éd.)

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Le fil rouge

Section 2 / Psychanalyse et psychiatrie de l’enfant

À la recherche de l’avenir. Un défi pour la psychanalyse et la


psychothérapie, par S. de Schill et S. Lebovici (épuisé)
L’adolescence à vif, par É. Kestemberg
Adolescence et folie. Les déliaisons dangereuses, par R. Cahn
(3e éd. corrigée)
Adolescence et rupture du développement. Une perspective
psychanalytique, par M. et E. Laufer (épuisé)
Adolescens, par P. Gutton (épuisé)
L’adolescent dans la psychanalyse. L’aventure de la subjectiva-
tion, par R. Cahn (2e éd.)
L’anorexie sainte. Jeûne et mysticisme du Moyen Âge à nos
jours, par R. M. Bell (épuisé)
Approche psychanalytique des toxicomanes, par C. Ferbos et
A. Magoudi
L’attachement au cours de la vie. Modèles internes opérants et
narratifs, par R. Miljkovitch
Attachement et perte, par J. Bowlby — Vol. 1 : L’attachement
(5e éd.) — Vol. 2 : La séparation, angoisse et colère (4e éd.)
— Vol. 3 : La perte, tristesse et dépression (3e éd.)
Au cœur des psychoses précoces : le traitement relationnel, par
F. Dumesnil (épuisé)
L’autisme infantile, par G. Berquez
L’autisme, une réévaluation des concepts et du traitement,
publié sous la dir. de M. Rutter et E. Schopler
Aux frontières de la psychose infantile, par J.-L. Lang (épuisé)
L’avenir du drame de l’enfant doué. Les options de l’adulte, par
A. Miller (épuisé)
Bébé agi. Bébé actif, par M. Pinol-Douriez (épuisé)
Les bébés en détresse. Intersubjectivité et travail de lien, par
D. Mellier
Conceptions psychanalytiques de la psychose infantile, par
M. H. Ledoux (épuisé)
La connaissance de l’enfant par la psychanalyse, par S. Lebovici
et M. Soulé (réédition « Quadrige »)

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La consignation du sublimable, par J.-M. Porret (épuisé)


Controverses sur l’autisme et témoignages, par D. Ribas
De génération en génération : la subjectivation et les liens pré-
coces, par A. Konicheckis
Dépression productive et improductive. Réussite ou échec d’un
processus vital, par E. Gut (épuisé)
Des bébés de la guerre aux grand-mères, par I. Hellman (épuisé)
La destinée des bébés peut-elle changer ? Études cliniques lon-
gitudinales du bébé à l’adulte, par D. Knauer et F. Palacio
Espasa
La dette de vie. Itinéraire psychanalytique de la maternité, par
M. Bydlowski (6e éd. mise à jour)
Développement et éducation des enfants sourds et malenten-
dants, par T. Galkowski (épuisé)
Devenir parent, naître humain, par S. Missonnier
La dimension narcissique de la personnalité, par J. Manzano et
F. Palacio Espasa
Du corps à la pensée, par B. Golse (2e éd.)
D’une bêtise à l’autre, par R. Smadja
Éloge de la phobie, par A. Birraux (épuisé)
L’enfant autiste et le psychanalyste, par M. Joubert
L’enfant autiste, le bébé et la sémiotique, par P. Delion (2e éd.)
L’enfant dans sa famille :
Vol. 3 : L’enfant à haut risque psychiatrique, par E. J. Anthony,
C. Chiland et C. Koupernik (épuisé)
Vol. 4 : L’enfant vulnérable, par E. J. Anthony, C. Chiland et
C. Koupernik (épuisé)
Vol. 5 : Parents et enfants dans un monde en changement, par
E. J. Anthony et C. Chiland (épuisé)
Vol. 6 : Prévention en psychiatrie de l’enfant en un temps de
transition, par E. J. Anthony et C. Chiland (épuisé)
Vol. 7 : Enfants dans la tourmente : parents de demain, par
E. J. Anthony et C. Chiland (épuisé)
Vol. 8 : Le développement en péril, par E. J. Anthony et C. Chi-
land (épuisé)
Vol. 9 : Nouvelles approches de la santé mentale de la nais-
sance à l’adolescence pour l’enfant et sa famille, par C. Chi-
land et J. G. Young (épuisé)
Vol. 10 : Le refus de l’école, un aperçu transculturel, par C. Chi-
land et J. G. Young
L’enfant de six ans et son avenir, par C. Chiland (6e éd. corrigée)
L’enfant et son corps, par L. Kreisler, M. Fain et M. Soulé (6e éd.)
Entre père et fils. La prostitution homosexuelle des garçons, par
C. Gauthier-Hamon et R. Teboul
L’être-bébé. Les questions du bébé à la théorie de l’attache-
ment, à la psychanalyse, à la phénoménologie, par B. Golse

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La faim et le corps. Une étude psychanalytique de l’anorexie


mentale, par É. et J. Kestemberg et S. Decobert (7e éd.)
Fantômes dans la chambre d’enfants, par S. Fraiberg (2e éd.)
Filiations psychiques, par O. Halfon, F. Ansermet, B. Pier-
rehumbert
Folies d’enfance. Essais de réflexion sur les soins aux enfants
psychotiques et autistes, par G. Lucas (épuisé)
La formation des attitudes : Freud et Wallon, par Nguyên Thanh
Huong (épuisé)
Garçons et filles, hommes et femmes. Aspects pluridiscipli-
naires de l’identité sexuée, publié sous la dir. de P.-G. Coslin,
S. Lebovici et H. Stork. Mélanges en l’honneur de Colette
Chiland (épuisé)
La grossesse incertaine. De la décision médicale au lien paren-
tal, par L. Roegiers
Les histoires des toxicomanes. Récits et identités dans les
addictions, par O. Taïeb
L’imagination érotique telle qu’on l’observe, par R. J. Stoller
Insister. Exister. De l’être à la personne, par B. Golse
L’intérêt du psychodrame analytique. Contribution à une méta-
psychologie de la technique analytique, par J.-M. Dupeu
Langage, voix et parole dans l’autisme, publié sous la dir. de
F. Joly, M.-C. Laznik, B. Touati
Loczy : un nouveau paradigme ? L’Institut Pikler dans un miroir
à facettes multiples, sous la dir. de A. Szanto-Feder
Lorsque la parentalité paraît, publié sous la dir. de L. Morisseau
Masculin ou féminin ?, par R. J. Stoller (épuisé)
Le monde interpersonnel du nourrisson, par D. N. Stern (4e éd.)
Mort des enfants et structures familiales, par O. Bourguignon
La naissance de l’identité sexuelle, par H. Roiphe et E. Galen-
son (épuisé)
La naissance de l’objet, par B. Golse et R. Roussillon
La parentalité. Défi pour le troisième millénaire, sous la dir. de
L. Solis-Ponton
Parents en exil. Psychopathologie et migrations, par
M. R. Moro (3e éd.)
La parole de l’enfant. Pour une éducation bilingue de l’enfant
sourd, par D. Bouvet (3e éd. revue et augmentée)
Les pathologies limites de l’enfance, par R. Misès (3e éd.)
Pratique des entretiens familiaux, par M. Berger (épuisé)
La pratique des psychothérapies mères-bébés, par B. Cramer et
F. Palacio Espasa
Le primat de l’individuation, par J. Stork (épuisé)
Projection, identification, identification projective, publié sous
la dir. de J. Sandler

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Psychanalyse des comportements sexuels violents. Une patho-


logie de l’inachèvement, par C. Balier (3e éd. corrigée)
Psychanalyse des comportements violents, par C. Balier et la
collab. de A. Grépillat (6e éd.)
Psychanalyse d’un enfant de deux ans, par J. Bolland et
J. Sandler
Psychanalyse multifamiliale, par J. E. G. Badaracco (épuisé)
Psychanalyse et institutions pour enfants, par J.-L. Lang
Le psychiatre à l’hôpital d’enfants, publié sous la dir. de J.
Y. Hayez (épuisé)
La psychiatrie de l’adolescence aujourd’hui. Quels adolescents
soigner et comment ?, par F. Ladame et P. Jeammet (épuisé)
Psychiatrie de l’adolescent, publié sous la dir. de S. C. Feinstein,
P. L. Giovacchini et A. Miller (épuisé)
Psychiatrie de l’enfant : quels patients, quels traitements ?,
publié sous la dir. de G. Lucas
Les psychoses infantiles et leurs perspectives thérapeutiques,
par L. Vaneck (épuisé)
La psychosomatique de l’enfant asthmatique, par G. Szwec
(épuisé)
La psychosomatique du bébé, par R. Debray et R.-A. Belot
Psychothérapie et adolescence, par P. Gutton
Psychothérapies mère-nourrisson dans les familles à problèmes
multiples, par S. Stoleru et M. Moralès-Huet
Le pubertaire, par P. Gutton (épuisé)
Que veulent les psychanalystes ? Le problème des buts de la
thérapie psychanalytique, par J. Sandler et A. U. Dreher
(épuisé)
La recherche clinique en psychopathologie. Perspectives cri-
tiques, publié sous la dir. de O. Bourguignon et M. Bydlow-
ski (2e éd.)
Rêver peindre. L’inconscient et la peinture, par M. Milner (2e éd.)
Rupture du développement et traitement psychanalytique à
l’adolescence, par M. et M. E. Laufer (épuisé)
Les scénarios narcissiques de la parentalité. Clinique de la
consultation thérapeutique, par J. Manzano, F. Palacio
Espasa et N. Zilkha (3e éd.)
Sens et non-sens de la violence, publié sous la dir. de O. Halfon,
F. Ansermet, J. Laget et B. Pierrehumbert (épuisé)
Soigner l’anorexie et la boulimie, publié sous la dir. de E. Birot,
C. Chabert et P. Jeammet
Les théories psychanalytiques du développement de l’enfant et
de l’adolescent, par P. Tyson et R. L. Tyson
Le tourment adolescent, publié sous la dir. de P. Givre et
A. Tassel
Tome I. Pour une théorisation de la puberté psychique

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Tome II. Divergences et confluences


Les transformations de la psychopathie, par G. Diatkine (épuisé)
Les troubles des relations précoces, par A. J. Sameroff et
R. N. Emde (épuisé)
Une analyse d’enfant avec Anna Freud, par P. Heller
Un travail de culture. Contribution à une métapsychologie de la
technique analytique 2, par J.-M. Dupeu
La violence en Abyme. Essai de psychocriminologie, publié
sous la dir. de C. Balier
Violence et suicide, publié sous la dir. de R. Perelberg

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