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1 PENSER LES CATASTROPHES : BERGSON ET LA QUESTION DE LA SIGNIFICATION HUMAINE Qu’est-ce qu’un désastre, qu’est-ce qu’une catastrophe ? Pourquoi disons-nous que l’accident de la centrale de Fukushima, comme celui de la centrale de Tchernobyl autrefois, est une catastrophe et que voulons-nous dire lorsque nous employons ce terme ? Si l’on interroge le sens commun, c’est-à-dire l’usage ordinaire du mot « catastrophe », celle-ci est un événement qui est appréhendé non simplement comme le résultat mécanique d’une série de causes physiques, mais bien au niveau de la signification que cet enchaînement présente pour la vie humaine — a contrario, ni l’effondrement d’une étoile au fond de l’univers, ni l’extinction massive des espèces à la fin du Crétacé ne sont généralement appelées des « catastrophes ». C’est l’événement sous l’angle de sa signification humaine, appréhendé tant au niveau de ses conséquences pour des vies humaines, qu’au niveau des responsabilités humaines dans cet événement : un événement envisagé ainsi sous un angle moral, voire politique, et dont les significations sont d’ordre pratique. Mais ceci n’est pas tout. La réponse à cette question d’ordre sémantique ne peut isoler cette première signification commune de son contexte historique, de notre présent : un moment où les événements qui affectent les sociétés humaines, même ceux qui sont en apparence les plus étrangers à l’action de l’homme (ainsi : un tremblement de terre, des inondations) ne sont plus pensés comme des faits naturels extérieurs qui brusqueraient accidentellement et du dehors le rythme ordinaire de l’activité sociale, mais comme des entités hybrides, faits de nature et faits de société, faits non-humains et humains tout à la fois. L’idée de catastrophe, ainsi, ne dissout pas la portée du « donné naturel » dans les significations humaines qu’elles mettent en jeu, mais trouve son sens dans des situations qui rendent incertaine la répartition classique entre les entités naturelles d’une part et les entités sociales ou artificielles, d’autre part. Les catastrophes appartiennent à un monde qui rend problématique l’imputation traditionnellement disjonctive des dommages, lesquels paraissent renvoyer à la fois à des causes parfaitement anonymes et à des actions plus ou moins personnalisées. L’accident de la centrale nucléaire de Fukushima constitue une bonne illustration de ces états de choses mêlés : une situation exemplaire, quasi paradigmatique, de ce qu’Ulrich Beck a désigné comme « la seconde modernité ». Si, d’après lui, dans la première modernité, la nature était pensée comme un donné indépendant de la société — qui imposait à celle-ci ses contraintes et à laquelle celle-ci imposait d’autres contraintes —, le processus d’industrialisation aurait historiquement falsifié cette dichotomie, pour désormais (deuxième modernité) faire apparaître la nature comme « un produit historique, un équipement interne du monde civilisé en butte aux destructions et aux menaces des conditions naturelles de sa reproduction1 ». Cela n’a rien d’étonnant, nous dira-t-on, si l’on prend en considération le fait que le fonctionnement des sociétés humaines est, plus que jamais, étroitement articulé à des dispositifs techniques, en particulier énergétiques, capables de démultiplier artificiellement les effets donnés de certaines propriétés de la nature physique et chimique. On pourrait maintenant se demander pourquoi l’attention des médias et de l’opinion publique ne s’est pas focalisée (du moins pas durablement) sur l’effet direct que le tsunami — accident géologique rigoureusement indépendant de toute action humaine — a pu avoir directement sur les implantations urbaines japonaises, alors même qu’il portait la plus lourde responsabilité dans les dommages. On avait au contraire le sentiment que la vraie catastrophe, le vrai désastre se trouvait plutôt du côté des effets du tsunami sur la centrale nucléaire, bien que les conséquences immédiates de l’accident au niveau des réservoirs de refroidissement n’aient pas été aussi 1 U. Beck, La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité (1986), Flammarion, Paris, 2001, p. 146. 2 importantes en termes de pertes de vie humaines. Ce différentiel, bien perceptible en tout cas dans les médias européens, peut nous donner à penser une troisième caractéristique de la catastrophe. Si l’attention s’est principalement tournée vers la centrale, c’est que, à la différence de la dévastation des habitations, dont les effets sont pour l’essentiel visibles, immédiats et pratiquement « réparables », une large part des effets du tsunami y apparaissaient comme non maîtrisables : débordant non seulement les techniques alternatives de refroidissement disponibles mais également les capacités scientifiques d’identification et de prévision des conséquences. La catastrophe appartient à un monde organisé par l’homme, mais dont les puissances échappent à sa maîtrise. Or, c’est là l’un des traits typiques de la « société du risque » — pour évoquer à nouveau la sociologie d’U. Beck. Cette société n’est pas une société plus dangereuse. La « société du risque » désigne d’abord un type spécifique de rationalité, qui pense les aléas de la vie individuelle et sociale en termes de risques, qui s’efforce de les anticiper pour les maîtriser. Comme l’a montré François Ewald dans un autre registre, c’est à travers une série de techniques matérielles, mais aussi sociales — celles qui relèvent de l’assurance, de la mutualisation — que la société moderne s’est assuré cette maîtrise2. Cette anticipation et cette maîtrise reposent naturellement sur des techniques calculatoires rationalisées. Mais elles n’en ont pas moins affaire à des événements virtuels dont la liste est par définition ouverte ; prises ensemble, elles constituent en somme une procédure de catégorisation susceptible d’accueillir, pour l’internaliser, à peu près n’importe quel type d’entité ou d’événement. Double geste par lequel le risque est à la fois objectivé et produit, et par lequel l’intention de maîtrise se double d’un face à face avec l’incertitude. C’est sans doute l’une des raisons pour lesquelles la catastrophe ou le désastre semble toujours à l’horizon de cette société : comme événement, présent ou possible, gros d’une multiplicité de risques en chaîne qui, même s’ils se révélaient calculables et représentables, resteraient cependant non entièrement maîtrisables, voire comme étape d’une évolution destructrice3. C’est en ce sens que la centrale de Fukushima a été et est encore l’image même de la catastrophe. Dans Les deux sources de la morale et de la religion Bergson a ouvert une interrogation tournée, justement, non pas seulement sur notre réaction à un événement catastrophique réel présent ou tout juste passé, mais aussi vers les mécanismes d’anticipation constitutifs du type de rapport au monde dans lequel l’idée de catastrophe prend sens. Si, comme l’a montré Frédéric Keck à travers des indications précises et précieuses4, la pensée de Bergson reste pertinente pour la sociologie des risques, nous voudrions pour notre part prolonger son effort en montrant que c’est au niveau d’une anthropologie que Bergson thématise le type de rapport au monde dont la catastrophe, comme événement-limite, constitue l’illustration. Nous indiquerons d’abord pourquoi, selon Bergson, le rapport de l’intelligence à son monde est structurellement travaillé par l’incertitude et comment, à travers la fabulation, c’est une forme de socialisation impliquant humains et non-humains qui permet à l’intelligence de trouver l’assurance dont l’action a besoin. Nous voudrions montrer, ensuite, comment c’est dans cette relation de l’intelligence avec son monde que surgit la question de la signification humaine de ce qui arrive. En suivant la discussion bergsonienne de la thèse de Lévy-Bruhl sur la mentalité primitive, nous avancerons l’hypothèse d’après laquelle la question de la signification humaine, loin d’être une 2 F. Ewald, L’Etat providence, Grasset, Paris, 1986. Nous ne pouvons en évoquer ici l’historique réel (travail qui demanderait, au demeurant, une confrontation serrée des thèses très différentes de Beck et d’Ewald ); nous nous contentons d’en tirer les généralités qui intéressent notre propos. 3 J.-P. Dupuy, Pour un catastrophisme éclairé, Seuil, Paris, 2002. 4 F. Keck, « Bergson dans la société du risque », dans Lire Bergson (dir. F. Worms et C. Riquier), coll. « Quadrige manuels », PUF, 2011, p. 163-184. Et F. Keck, « Assurance et confiance dans Les Deux Sources : une interprétation sociologique de la distinction entre religion statique et religion dynamique », dans Bergson et la religion. Nouvelles perspectives sur Les Deux Sources de la morale et de la religion (dir. G. Waterlot), PUF, 2008, p. 191-210. 3 illusion anthropomorphique propre à la fabulation, s’avère indépassable et qu’elle marque en réalité l’ouverture ou la possibilité même d’un questionnement moral. Nous montrerons que c’est d’abord par l’élaboration de formes déterminées d’organisation sociale (médiées par les systèmes moraux et les représentations religieuses), c’est-à-dire par l’assignation de différences pertinentes à l’intérieur du groupe et à l’extérieur de celui-ci, que l’homme donne réponse à l’ouverture morale et au problème de la signification humaine de ce qui arrive. Nous proposerons pour finir de comprendre la « société du risque » contemporaine, celle où l’incertitude est dramatisée, comme une société dont les institutions morales et sociales révèlent leur précarité, et située pour cette raison à la croisée des chemins de l’ouverture et de la clôture. Agir dans un monde incertain Nous savons que la réflexion de Bergson sur le phénomène religieux commence par un étonnement : d’où vient que les sociétés humaines, qui sont des sociétés d’être intelligents, semblent ne pouvoir exister sans religion, que l’intelligence dénonce pourtant comme un « tissu d’aberrations » ? Comment autant de pratiques et de croyanees « aussi peu raisonnables » ont-elles pu être produites par des êtres intelligents ? Comment se fait-il que l’homo sapiens, « seul être doué de raison », soit aussi le seul qui ait pu « suspendre son existence à des choses déraisonnables5 » ? Pour répondre à cette question, Bergson écarte d’emblée la thèse de la « mentalité primitive »6 de Lévy-Bruhl, qui supposerait l’idée d’une évolution de l’intelligence humaine, d’une transformation de sa nature par le biais d’une transmission héréditaire des habitudes acquises et d’une autonomisation progressive à l’égard des superstitions7. Il ne retient pas davantage l’idée durkheimienne de représentations collectives produites indépendamment des raisons individuelles et contradictoires avec elles8. Bergson traite le problème d’un point de vue résolument psychologique, centré sur la « fonction fabulatrice » qu’on voit partout à l’œuvre dans les religions, et demande à quel besoin de l’animal intelligent correspond la religion elle-même. A quelle nécessité ou besoin vital la religion répond-elle en contrariant le jugement et le raisonnement ? Quelle peut bien être l’utilité de ce cheminement vers l’étrange, l’absurde, le déraisonnable ? La réponse de Bergson à ces questions consiste à dire que la fabulation, la production de représentations fantasmatiques répondent à une exigence vitale dont la réalisation est compromise par certaines tendances propres à l’intelligence. Une intelligence qui ne serait pas retenue par la fabulation ferait obstacle à l’accomplissement de la vie dans sa double dimension individuelle et sociale. Quels sont ces obstacles ? Comme Bergson l’a indiqué dans ses réflexions sur l’obligation morale, l’intelligence est tendanciellement égoïste : en tant que « faculté d’initiative », elle favorise l’indépendance et la liberté, menaçant ainsi la discipline sociale, l’exigence d’organisation et de cohésion sociale essentielle à la vie. La fabulation religieuse, qui s’exprime dans des formes sociales, vient à l’appui des coutumes et des prescriptions de la morale, travaillant ainsi directement à la conservation sociale9. Mais l’intelligence laissée à elle-même peut aussi tout simplement faire obstacle à sa propre destination dans l’individu, qui est d’agir : par la représentation déprimante de 5 H. Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion (1932), coll. « Quadrige », PUF, Paris, 2008, p. 106. Désormais cité DS. 6 Pour y revenir à plusieurs reprises par la suite (dans le deuxième chapitre), et toujours pour la contester. 7 Il faut préciser que, si Bergson pense l’unité de l’intelligence comme nature humaine, il en pense aussi l’évolution, c’est-à-dire les manifestations différenciées qui font varier cette nature. Ainsi l’intelligence peut-elle explicitement se représenter la causalité mécanique sur laquelle elle a prise (science moderne), ou simplement exercer cette prise sans la connaître (mentalité primitive). Sur ce point, voir A. François, « Religion statique et élan vital dans Les Deux Sources », dans Bergson et la religion. Nouvelles perspectives sur Les Deux Sources de la morale et de la religion » (dir. G. Waterlot), PUF, 2008, p. 121-136. 8 DS, p.107-108. 9 DS, p. 134. 4 la mort, d’une part, par la représentation du caractère incertain de l’action d’autre part. Ici la fabulation n’œuvre qu’indirectement à la consolidation de la société : les assurances qu’elles procure ont pour fonction de relancer l’action individuelle paralysée par la réflexion qui est à l’origine de ces représentations. On retrouve ici l’une des propositions ontologiques fondamentales de la philosophie bergsonienne selon laquelle « vivre consiste à agir », et l’un des éléments fondamentaux de l’anthropologie, qui précise la nature de cette activité en l’homme. L’action instinctive de l’animal adapte de façon aussi serrée que possible l’acte à sa fin, de sorte que rien ne semble s’interposer entre le geste et le but. La contrepartie de la belle adaptation dont fait preuve l’action de l’animal est qu’elle se trouve restreinte à un répertoire prédéfini de gestes bornés à l’environnement immédiat. Au contraire, la souplesse inventive de l’intelligence permet à l’action humaine d’ouvrir le champ des possibles. Cela tient au fait que, si toute action présente un caractère instrumental ou technique — même chez l’animal —, l’intelligence peut non seulement faire varier les usages de ses instruments naturels (ses organes), mais aussi ajouter à ceux-ci une série d’instruments artificiels qui lui offrent un champ d’action infiniment plus diversifié et plus large que celui de la plupart des animaux. C’est la raison pour laquelle l’intelligence a la capacité de poser des fins lointaines et d’envisager différentes séries complexe d’actions intermédiaires. La « rançon10 » de cette puissance paradoxale de la désadaptation est que l’intelligence fait l’épreuve consciente de limites que l’instinct ignore : entre le geste et le résultat escompté s’ouvre un intervalle temporel ou spatial « qui laisse une large place à l’accident » ou à l’imprévu et qui suscite réflexivement le sentiment du risque. L’action humaine entreprend « ce qu’elle ne se sent pas entièrement maîtresse de réaliser11 ». La réflexion, « secret de la force » de l’intelligence, peut « faire l’effet d’une faiblesse, car elle est source d’indécision, tandis que la réaction de l’animal, quand elle est proprement instinctive, est immédiate et sûre12 ». Même chez les esprits dûment éduqués à la science — et peut-être même davantage —, l’activité intelligente se prolonge réflexivement sous la forme d’une connaissance qui pressent ou mesure l’écart entre le mécanisme universel qu’elle postule, connaissable en droit, et ce qu’elle en sait effectivement. Ainsi, « l’homme ne peut pas exercer sa faculté de penser sans se représenter un avenir incertain, qui éveille sa crainte et son espérance13 ». Comme on le voit, l’action humaine sous la conduite de l’intelligence, loin d’être placée sous la maîtrise d’un sujet souverain — et celui-ci, face à un monde disponible —, s’accompagne d’une conscience très nette de l’incertitude de son issue, de l’anticipation de la possibilité de l’échec, de l’accident et de l’erreur. Le monde représenté par l’intelligence seule est donc essentiellement et structurellement un monde non maîtrisable de risque et d’imprévu, dont les mécanismes, s’ils peuvent être utilisés partiellement, se révèlent pourtant impitoyablement indifférents à nos intentions et souvent incommensurables à nos moyens d’action. Et pourtant, le rapport que l’intelligence entretient avec son monde n’est pas en fait paralysé par le découragement ; pourtant nous agissons ; pourtant nous nous « risquons » à entreprendre. C’est que, nous dit Bergson, « l’élan vital est optimiste » : il défend l’intelligence contre ce que ses représentations peuvent avoir de déprimant en suscitant en elle des croyances et des représentations fantasmatiques destinées à soutenir ou stimuler la volonté14. L’élan vital s’interpose, ici par l’intermédiaire d’une fonction psychologique qui agit comme un instinct 10 DS, p. 216. DS, p. 145. 12 DS, p. 191. Dans le passage sur le totémisme auquel nous empruntons ces termes, Bergson explique la raison du culte des animaux. Chez l’homme primitif, l’intelligence n’a pas encore pu faire toutes ses preuves, car elle n’a pas encore assez inventé ; le contraste entre une intelligence encore tâtonnante et la sûreté de l’instinct génère l’idée d’une supériorité animale. 13 DS, p. 216. 14 DS, p. 156 11 5 virtuel15: la fabulation exprimée dans des représentations religieuses. Les croyances religieuses peuvent se présenter sous une infinie variété de formes, elles n’en ont pas moins une seule et même fonction : assurer l’action contre la crainte16. La crainte n’est donc pas, comme l’ont affirmé nombre de philosophes, l’origine de la religion ; celle-ci est bien plutôt « une réaction contre la crainte17 », crainte dont l’origine est en définitive intellectuelle et réflexive. Socialiser l’incertitude Quelle est maintenant l’opération propre à la fabulation ? Comment produit-elle cette réassurance ? Par la représentation fantasmatique de « puissances favorables qui se superposeraient ou se substitueraient aux causes naturelles et qui prolongeraient en actions voulues par elles, conforme à nos vœux, la démarche naturellement engagée18 ». En principe, il n’y a pas d’action intelligente qui ne commence par s’appuyer « sur des consécutions mécaniques de causes et d’effets » — ceci est vrai autant chez l’homme civilisé que chez l’homme sauvage, répète Bergson à l’encontre de Lévy-Bruhl19 — et c’est seulement lorsque celle-ci estime avoir atteint ses propres limites que la représentation de puissances bienveillantes surgit. Faisons un pas de plus. C’est ici la conscience du primitif qui nous révèle le fond de l’opération de la fabulation : elle consiste au fond à étendre au domaine de la nature non connaissable, à cette part qui échappe à la prise matérielle du corps et de ses technique, un « système d’explication dont il use dans ses rapports avec ses semblables ; il y croira trouver des puissances amies20 ». La réponse qu’offre la fabulation — qu’elle soit simple croyance en des forces supranaturelles ou imputation d’intentions à des entités divines personnalisées — consiste à produire la représentation d’un monde qui ne soit pas complètement étranger. Que d’ailleurs cette représentation puisse aller jusqu’à postuler la présence de puissances hostiles ne change rien au fond21 : tout se passe comme si la fabulation consistait à apprivoiser, et donc à socialiser l’incertain, l’imprévu, et plus généralement tout ce qui paraît d’abord faire ou pouvoir faire obstacle à l’action humaine : objets naturels, animaux, plantes. On peut parler ici, en un double sens, d’une gestion sociale de l’incertitude22 : d’une part, si la fabulation est bien une disposition psychologique innée de l’individu, elle ne s’exprime cependant que dans des formes partagées et institutionnalisées, à travers des représentations qui sont collectives ; d’autre part, ces représentations collectives, nous le savons, sont autant de représentations que le groupe social se donne de lui-même et des relations qu’il entretient avec l’autre : autres groupes humains, entités non-humaines, animales, végétales ou même inertes. Les représentations de la fonction fabulatrice consistent donc, en un certain sens, à maîtriser l’inconnu par son inscription dans la trame différenciée des relations sociales, en faisant « société » avec lui. A 15 DS, p. 195. DS, p. 159. 17 DS, p. 160. 18 DS, p. 145. 19 DS, p. 149. 20 DS, p. 149. 21 Pour Bergson, le fait que la fabulation religieuse puisse invoquer des forces ennemies qui s’opposent à celles de l’homme ne remet pas en cause l’idée selon laquelle la fabulation a pour fonction générale de raviver la volonté d’agir par le truchement de représentations rassurantes. Il comprend la représentation de forces « qui empêchent » comme une forme dérivée, et pour ainsi dire pathologique, de la représentation d’une « force qui aide ». Car la fabulation à l’état libre peut tourner à la prolifération des croyances ; dans ce cas, elle devient elle aussi obstacle à l’action, encouragement à la paresse. On peut aussi penser que l’invocation de puissances malfaisantes puisse valoir psychologiquement comme un mécanisme d’extériorisation des causes de l’échec, susceptible d’entraîner la volonté à tenter des actions nouvelles, dans d’autres directions. 22 Selon une approche que l’on retrouvera dans l’anthropologie de Lévi-Strauss. Voir F. Keck, « Bergson dans la société du risque », art. cit., p. 182. 16 6 travers la fabulation, c’est la société tout entière, par le biais d’une organisation différenciée, qui répond à l’incertitude et assure son action23. Signification humaine, primitifs et civilisés La genèse bergsonienne de la religion statique, on le voit, nous conduit au cœur d’une anthropologie. La variété des formes de l’expérience religieuse, dans laquelle il faut inclure la magie ou le totémisme, prend le sens d’une variété de représentations enracinées dans la nécessité, pour l’homme, de compenser les effets de la réflexivité intellectuelle qui, parce qu’elle lui ouvre les yeux sur sa propre finitude — la possibilité de l’accident et de la maladie, l’inéluctabilité de la mort, les limites de sa maîtrise —, pourrait le décourager d’agir et de vivre. Nous y avons vu autant de manières socialisées de répondre à l’incertitude de l’agir et nous les avons comprises avec Bergson comme autant de manières de rendre familier un univers d’action que l’intelligence tend à se représenter comme étranger. C’est donc très logiquement que Bergson peut en venir au fait bien connu de l’anthropomorphisme des représentations religieuses : s’il s’agit bien d’apprivoiser l’inconnu, la représentation d’un univers qui tiendrait compte de l’homme n’est-elle pas toute naturelle ? N’est-ce pas naturellement que l’esprit serait amené à opérer « une conversion des choses et des événements vers l’homme24 » ? Nous voudrions montrer que le problème de la « signification humaine », loin d’être limité à l’un des aspects de la fonction fabulatrice, prend ici une portée véritablement anthropologique et morale. La projection de significations humaines sur l’étrangeté du monde n’est pas une compensation fabuleuse et illusoire de l’imaginaire apportée aux angoisses de l’humanité, mais l’indice d’une possibilité fondamentale ouverte par la puissance paradoxale de l’intelligence : celle du questionnement moral, comme modalité d’expression de l’élan vital en l’homme. C’est ce que nous nous proposons de montrer à présent. Observons quels sont les cas qui motivent l’invocation des causes occultes ou surnaturelles : tous impliquent « un événement concernant l’homme, plus particulièrement un accident arrivé à un homme, plus spécialement encore la mort ou la maladie d’un homme25 ». Jamais il ne s’y agit d’expliquer des événements naturels ou physiques sans aucun rapport avec l’homme : « de l’action de l’inanimé sur l’inanimé (à moins qu’il ne s’agisse d’un phénomènes, météorologique ou autre, dans lequel l’homme a pour ainsi dire des intérêts), il n’est jamais question26 ». Autrement dit, l’invocation de causes « mystiques », comme les appelle Lévy-Bruhl, ce que Bergson appelle la fabulation, ne vise aucunement l’explication de l’effet physique, comme si la fabulation tenait, dans la mentalité primitive, le rôle joué par la science dans la mentalité civilisée. Encore une fois, la causalité naturelle n’est nullement méconnue par l’homme primitif, puisque tout montre qu’il en fait au contraire le « support de son activité » la plus quotidienne (flottaison du canot, tension de l’arc) : elle n’est simplement pas explicitement représentée par l’intelligence. Ce que vise l’invocation des causes occultes ou mystiques est donc tout autre chose : c’est la « signification humaine » de l’événement, c’est-à-dire « son importance pour l’homme et plus particulièrement pour un certain 23 Ainsi que Bergson le suggère brièvement à travers ses réflexions sur le totémisme et la critique qu’il adresse à Durkheim sur ce point : le totémisme n’est pas « à la base de l’organisation politique des non-civilisés », mais il est cependant plus qu’ « un simple moyen de désigner le clan ». On devrait, suggère Bergson, comprendre son rôle à partir de la nécessité où se trouve une même tribu de différencier deux clans en son sein (par exemple pour répondre à l’exigence de définir des règles d’exogamie) : « supposons […] qu’on veuille marquer que ces deux clans constituent deux espèces, au sens biologique du mot : comment s’y prendra-t-on, là où le langage ne s’est pas encore imprégné de science et de philosophie ? […] on donnera alors à l’un des deux le nom d’un animal, à l’autre celui d’un autre. Chacun de ces noms, pris isolément, n’était qu’une appellation : ensemble, ils équivalent à une affirmation. Ils disent en effet que les deux clans sont de sang différent » (DS, p. 193-194). 24 DS, p. 186. 25 DS, p. 150. 26 DS, p. 151. 7 homme déterminé27 ». Ce que suggère Bergson est donc le fait que c’est dans l’écart creusé par l’intelligence entre elle et son action, dans son hésitation même, que s’ouvre la possibilité d’un questionnement qui n’est pas celui du « comment », mais celui du « pourquoi », l’invocation d’une causalité spécifique qui inclurait la détermination singulière de l’événement : pourquoi la mort ou l’accident arrivent-t-ils à tel homme plutôt qu’à tel autre, à tel groupe plutôt qu’à tel autre ; pourquoi moi et non pas lui ? Répondre à une question de cet ordre ne réclame pas l’identification d’une cause physique, mais appelle l’assignation d’une intention : faire comme si l’événement était le fruit d’une action prise sous son aspect mental, c’est-à-dire en fonction d’une certaine orientation déterminée ou, mieux, d’un certain choix. Le recours à ce que Lévy-Bruhl appelle les « causes mystiques » est en définitive un procédé, bien visible dans les religions qui personnalisent les puissances amies ou ennemies, de projection anthropomorphique : « si l’effet a une signification humaine considérable, la cause doit avoir une signification au moins égale ; elle est en tout cas de même ordre : c’est une intention28 ». Dirons-nous qu’il s’agit là de désigner sous les termes nouveaux de « fabulation » ou d’ « instinct virtuel » ce que les philosophes ont depuis longtemps pointé comme l’illusion de l’esprit auquel la connaissance fait défaut, et qui supplée à ce défaut de connaissance par des représentations imaginaires ? Dirons-nous que l’anthropocentrisme et l’anthropomorphisme spontanés des représentations religieuses, que cette superposition de l’ordre humain et de l’ordre naturel sont l’indice de la tare de la mentalité pré-logique, que le défaut de science empêche de mettre sa confiance dans l’invariabilité des lois naturelles ? Gardons-nous de croire que Bergson s’engage dans cette voie et prêtons attention à l’enjeu de la discussion que Bergson mène de la thèse de Lévy-Bruhl. Comment Bergson peut-il affirmer que « les deux mentalités ne diffèrent pas essentiellement l’une de l’autre29 » ? Quelles sont les conséquences de l’affirmation d’une parenté entre la mentalité primitive et la mentalité civilisée ? Bergson concède bien que l’homme moderne, lorsqu’il réfléchit, répugne à traiter les événements physiques comme s’ils impliquaient des intentions humaines. C’est bien le fait de la pensée moderne — celle que Bergson appelle la « pensée réfléchie », celle que les philosophes prennent habituellement pour objet —, sans doute, d’avoir cherché à différencier rigoureusement deux rationalités : celle qui régit le monde physique-naturel et celle qui régit le monde social30. Mais ici comme ailleurs il faut se garder, pour comprendre l’homme, des reconstruction intellectuelles qu’il se donne de la pensée, et observer sa pensée spontanée31 : on trouve sans peine une multitude d’exemples montrant que l’intelligence spontanée de l’homme moderne ne se satisfait pas, elle non plus, d’une explication mécanique, toujours trop limitée, qui le livre à l’incertitude et ne donnera jamais que la clé du « comment » : le joueur invoquant la veine ou la déveine, le soldat blessé invoquant la malchance portent témoignage de la persistance, sous la couche des réflexes installés par le langage et l’éducation à l’esprit scientifique, d’une habitude bien visible chez le primitif. Le récit qu’a donné William James à propos de sa réaction face du tremblement de terre californien de 1906 — où le philosophe montre comment il avait été amené à prêter une personnalité au tremblement de terre et à instaurer avec lui une relation de familiarité frôlant la camaraderie, comme on le ferait avec un agent vivant — atteste à merveille de la persistance de la 27 DS, p. 151. DS, p. 150. 29 DS, p. 153. 30 Voir B. Latour, Nous n’avons jamais été modernes (1991), La Découverte, Paris, 1997. A l’inverse, le mythe, qui jamais « ne distinguera complètement entre l’ordre physique et l’ordre moral ou social, entre la régularité voulue, qui vient de l’obéissance de tous à une loi, et celle que manifeste le cours de la nature » (DS, p. 129). 31 DS, p. 149. 28 8 fabulation chez les esprits les plus éduqués à la maîtrise intellectuelle de la réalité physique32. Et il n’y a pas jusqu’à l’invocation du « hasard », pourtant si étrangère à la fabulation des primitifs33, qui n’atteste en réalité de la nécessité de la fabulation dans la vie de l’homme civilisé. Prêtons attention au fait que nous ne parlons de hasard que lorsqu’une vie déterminée est en jeu. Affirmer l’intervention du hasard, c’est encore signaler qu’il y a autre chose qu’un pur mécanisme aveugle, c’est indiquer en négatif la part qui résiste à l’explication mécanique de l’intelligence : que l’accident soit arrivé à cet homme-ci plutôt qu’à tel autre. Le « hasard » est au fond une « intention qui s’est vidée de son contenu34 » ; l’intention telle qu’elle est représentée par une intelligence habituée à ne songer qu’au mécanisme35. Si les deux mentalités ne diffèrent pas l’une de l’autre en nature, nous ne pouvons plus dire : — Ni que l’assignation d’une intention est une réponse inadéquate à un problème d’explication des phénomènes physiques : Bergson, nous l’avons vu, montre que la projection d’intentions dans les événements ne vise pas à expliquer les phénomènes physiques, mais à saisir la « signification humaine » des événements, que la connaissance mécanistique et la fabulation répondent en réalité à des questions différentes ; — Ni même que la recherche de la « signification humaine » soit le simple effet de l’illusion anthropomorphique caractéristique de la mentalité prélogique, faux problème qui tomberait de lui-même sous la poussée de l’explication scientifique par la causalité mécanique. Cela signifie, selon nous, que l’explication qui recourt à des intentions — c’est-à-dire, au fond, à des causes finales36—, tout en méritant une attention critique, n’en signale pas moins l’existence d’une vraie question pour la vie humaine, c’est-à-dire une question indépassable pour elle, intimement liée à la conscience que la vie humaine, par l’intelligence, possède de sa propre finitude, de sa précarité, de l’incertitude de son agir — et de sa singularité par rapport aux autres formes de vie. C’est dans le même mouvement qu’émerge, pour l’intelligence, la conscience des limites de sa connaissance et de son action, le sentiment de l’incertitude et du risque, et la nécessité de donner une signification morale aux événements qui affectent sa vie. Seul un point de vue intellectualiste installé dans l’abstraction d’une connaissance achevée peut tenir la question humaine, c’est-à-dire la question morale, pour un faux problème ou une illusion ; l’intuition placée dans le mouvement même de la vie aperçoit, elle, dans l’élément déraisonnable de la pensée humaine — représentation religieuse, superstition, magie, invocation du hasard ou de la chance —, l’indice d’une nécessité vitale et d’un élan qui se traduisent par l’ouverture, en l’homme, de la possibilité d’un questionnement qui est au fond d’ordre moral, portant sur les intentions et les motifs, les raisons morales de ce qui arrive. Si c’est dans « l’écart creusé entre nous et nous-mêmes par l’intelligence », dans cette hésitation caractéristique de l’intelligence que la vie suscite la religion statique37, n’est-ce pas parce que cet écart correspond d’abord à l’ouverture de la question morale ? Signification humaine et société 32 DS, p. 161-162. p. 153. Lesquels, faute d’une connaissance développée de la causalité mécaniques, laissent une place considérable à l’exercice de la fonction fabulatrice, et donc à l’invocation de puissances et d’intentions non-humaines. 34 DS, p. 155. 35 DS, p. 155. 36 A notre connaissance, Bergson n’utilise qu’une seule fois le terme dans le deuxième chapitre, parlant d’une science devenue de plus en plus mécanistique en « expulsant d’elle ce qu’elle contenait de finalité » (DS, p. 156). 37 Selon l’image suggérée par A. François (« Religion statique et élan vital dans Les Deux Sources », art. cit., p. 127). 33DS, 9 Si, comme le montre Bergson, les représentations religieuses, mais aussi les systèmes moraux — c’est l’acquis du premier chapitre des Deux sources —, ont pour fonction d’assurer l’action de l’individu et, à travers elle, de consolider la vie sociale, c’est précisément dans la mesure où ils sont ce qui donne sens à aux actions collectives et individuelles. Ce sont d’abord des formes déterminées ou réglées de l’organisation sociale — qui supposent des différenciations internes et externes, des hiérarchies, des inclusions et des exclusions — médiées par des institutions (systèmes moraux, représentations religieuses), qui donnent réponse à la question morale et au problème de la signification humaine38. C’est à l’intérieur d’un collectif, et dans la façon dont ils s’y inscrivent, que les individus peuvent trouver les raisons qui donnent sens à ce qu’il font, à ce qu’ils sont et à ce qui leur arrive. Bergson écrit que la religion statique, élaborée par la fonction fabulatrice, a pour fonction de soutenir la conservation du lien social propre à une société déterminée. Parce qu’elle est « commune aux membres d’un groupe, elle les associe intimement dans des rites et des cérémonies, elle distingue le groupe des autres groupes, elle garantit le succès de l’entreprise commune et assure contre le danger commun39 ». Comme l’obligation morale, à laquelle elle s’associe étroitement dans les sociétés primitives, elle répond donc principalement aux exigences de la solidarité naturelle, c’est-à-dire de la société close. Si sa fonction est d’assurer la conservation, elle tiendra donc tout prête les significations humaines que les événements mettent en jeu, travaillant ainsi à prévenir l’incertitude et à refouler la réflexivité dangereuse d’une intelligence livrée à elle-même. Si c’est bien une exigence vitale qui s’exprime à travers la fabulation, c’est toujours par l’intermédiaire statique des représentations. Tout se passe comme si l’élément dynamique et vital, qui ouvre le questionnement moral dans la réflexivité de l’intelligence était ici immédiatement « converti » en statique40. A l’inverse, il est des expériences religieuses dont le mouvement ne consiste pas à « contrecarrer » la réflexivité de l’intelligence par des représentations fantasmatiques rassurantes, mais bien à tirer l’intelligence hors d’elle-même, à la mettre en contact direct avec l’élan de vie, autorisant une action qui s’élance avec confiance. Telle est la caractéristique du mysticisme, et en particulier du mysticisme chrétien, dont le message (« amour ») ne propose rien de moins qu’une transformation radicale de la nature même de la solidarité humaine, la réouverture de ce qui est clos. Alors ce ne sont plus les représentations de la fonction fabulatrice qui viennent s’insérer dans l’écart que l’hésitation de l’intelligence a ouvert entre elle-même et la société, entre elle-même et l’activité à laquelle elle est destinée, mais bien l’émotion41, qui n’a plus rien de défensif ou de conservateur, mais se présente comme un mouvement qui emporte et qui se communique. L’élan créateur qui transite dans l’émotion, par ce qu’il a de supra-intellectuel, supprimerait-t-il d’un coup le questionnement moral et la recherche de la signification humaine ? Ne doit-on pas dire au contraire que, sur le plan de l’existence humaine et des institutions qui en font la singularité dans le vivant, l’élan de la religion dynamique — qui s’adresse à l’humanité — appelle au contraire à une réouverture de la question morale, à la critique des significations humaines socialement établies, voire à l’invention d’institutions nouvelles, susceptibles de contrarier les tendances sécuritaires de la solidarité naturelle ? 38 Nous comprenons aussi le problème de la « signification humaine » comme celui, posé à l’homme, de sa propre « humanisation ». Comme nous l’avons écrit, une collectivité humaine s’organise en définissant des partages et des différenciations, internes et externes, des distributions dans lesquelles l’homme définit ses propres contours. S’il faut convenir avec Bergson que l’intelligence est bien la « nature » de l’homme, c’est aussi dans l’ouverture créée par l’intelligence que le problème de son « humanisation » peut surgir, en tant que problème pratique. 39 DS, p. 218. 40 Voir l’exemple du tabou et de sa consolidation dans les sociétés stagnantes : DS, p. 131-134. 41 Voir à ce sujet, G. Deleuze, Le bergsonisme (1966), PUF, 1994, p. 116-117. 10 Catastrophe et ouverture morale Le monde qui a pour horizon la possibilité de la catastrophe, nous l’avons dit, est un monde incertain. L’incertitude y est liée à une forme de rationalité calculatoire proprement moderne — celle qui s’efforce de déterminer et de maîtriser le risque —, ainsi qu’à la complexité des collectifs sociaux. Contrairement à ce qu’affirmait Lévy-Bruhl en son temps, et à tort selon Bergson, ni la connaissance scientifique, ni même l’activité quotidienne de l’homme civilisé d’aujourd’hui ne bénéficient plus d’une « tranquille et parfaite confiance dans l’invariabilité des lois naturelles42 ». C’est sans doute précisément l’extension du pouvoir de la rationalité scientifique et l’intensification de notre puissance d’agir sur le monde qui en accroît l’incertitude, au point d’avoir attaqué, très largement désormais, l’idéal même du progrès scientifique. Dans ce contexte, il n’est pas étonnant que l’intellectualisme moderne, celui qui tente de faire la part entre la rationalité de la nature et celle du social, doive céder le pas devant un monde d’entités hybrides, où il n’existe pas un événement, même le plus naturel, qui ne mette en jeu une signification humaine, qui ne questionne l’organisation des collectifs, c’est-à-dire la manière dont les humains socialisent avec, et autour, des entités non-humaines. Pas un événement, même le plus indépendant de toute activité humaine, qui ne semble impliquer à la fois une causalité muette et des responsabilités morales. Notre présent offre-t-il quelque prise à l’anthropologie de Bergson ? Tout comme la possibilité de la guerre était pour Bergson l’horizon de la société machinique et industrielle, la possibilité de la catastrophe est l’horizon de la société du risque. La possibilité de l’impossibilité de l’agir, voire de la vie elle-même, place dans les deux cas l’intelligence humaine à la croisée des chemins, non pas de la science ou de la fabulation (nous avons vu qu’il ne s’agit pas d’une alternative, mais d’une complémentarité diversement réalisée), mais de la clôture ou de l’ouverture. Peut-être le suspens de l’incertitude est-il justement l’occasion d’ouvrir un questionnement moral, c’est-à-dire une interrogation profonde sur les modalités d’organisation des collectifs, sur nos façons de « faire société », et en somme sur nos façons de socialiser l’incertitude ou d’assurer collectivement la vie individuelle et sociale. Ceci prend à notre époque un sens bien déterminé. En effet, si les sociétés traditionnelles, celles que Bergson qualifie quelque part de « stagnantes », se caractérisaient par leur capacité à refouler l’incertitude grâce à des mécanismes de consolidation de la solidarité naturelle (fabulation et obligation morale), le défi des sociétés modernes, qui tendaient à défaire ces solidarités naturelles, a été d’inventer d’autres techniques sociales destinées cette fois à protéger également les individus sans en passer par la clôture : comme une tentative de traduire en institutions sociales l’appel (chrétien, mystique, puis révolutionnaire) à une transformation de la nature de la solidarité. La société du risque est contemporaine d’une remontée de l’incertitude et d’une inégalisation des individus et des groupes dans l’exposition aux aléas de l’existence — sécurité pour les uns, crainte pour les autres. Deux tendances, différentes mais complémentaires, peuvent y prendre racine, comme deux versions modernes de la « persistance du naturel », de la clôture : d’une part, de nouvelles fabulations et de nouvelles disciplines au service de solidarités fermées et exclusives, qui offrent leurs réponses toute faites à la question humaine — prolifération des dispositifs de sécurité et de contrôle, à l’intérieur et à l’extérieur de la société —, d’autre part, de nouvelles rationalités calculatrices pour lesquelles le « reste » n’est que hasard , qui constituent la négation ou la fermeture de la question humaine. Ce que l’explication scientifique laisse de fabulation dans ses marges — la part du hasard — pourrait bien n’être rien d’autre qu’une seconde clôture : affirmer 42 L. Lévy-Bruhl, La mentalité primitive, Paris, 1922, p. 17-18 (cité par Bergson). 11 « le hasard » du tremblement de terre qui a frappé Haïti, ou du tsunami qui a dévasté la centrale de Fukushima, reviendrait à refuser la prise en charge de la signification humaine de l’accident. Ouvrir le questionnement moral ne signifie pas seulement établir, quand on le peut, les responsabilités ou les culpabilités proprement humaines, mais interroger plus largement la façon dont nous gérons collectivement l’incertitude, c’est-à-dire la manière dont nous « faisons société » avec elle. Si ce sont bien les formes de l’organisation sociale — c’est-à-dire aussi la manière dont nous socialisons avec les entités non-humaines, naturelles ou artificielles — qui définissent, face aux limites de notre intelligence théorique et pratique, le sens de ce qui nous arrive, assurant ainsi notre désir d’agir et de vivre, nous ne pouvons les laisser au hasard. Mais nous ne devrions pas non plus leur assigner de réponse qui s’annonce comme définitive. Telle serait la double exigence de la morale « ouverte ». Florence Caeymaex Chercheur qualifié du F.R.S.-FNRS Université de Liège