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« L’humanité divine » ‘L’humanité divine’, in Tout ouvert: l’évolution créatrice en tout sens; Hisashi Fujita, Masato Goda, Georg Olms Verlag, 2015, pp 211-224. Abstract Le dernier ouvrage de Bergson s’intitule : Les deux sources de la morale et de la religion. Il s’agit de remonter d’abord à la racine de la morale, qui a pour fondement la vie sociale et même « la vie en général » (Bergson 1959d, 287). La vie est en effet elle-même « une discipline exigée par la nature », et toute morale, « pression ou aspiration, est d’essence biologique » (Bergson 1959d, 104), pourvu que l’on donne au mot de « biologie » son « sens purement compréhensif » qui ne renvoie pas qu’à la connaissance du vivant, mais bien à la métaphysique de « l’élan vital ». Mais ce premier effort ne suffit pas. Il faut également remonter jusqu’à la racine de toute religion (Bergson 1959d 266), c’est-à-dire jusqu’au « mysticisme ». Celui-ci n’est pourtant pas simplement « une plus grande ardeur de la foi », « une forme imaginative ». Il puise son contenu original « à la source », c’est-à-dire dans « l’élément » du religieux  lui-même (Bergson 1959d 101). Quelle est cette source, indépendante de « la tradition », « la théologie », « l’Eglise » ? Nous montrerons que « l’élément spécifiquement religieux » n’est pas la religion comme doctrine, mais il n’est pas non plus la métaphysique de l’élan vital comme doctrine. Une doctrine est toujours pour Bergson une théorie, un ensemble d’idées qui nous écartent d’une expérience qui est ici celle « d’un vouloir » (Bergson 1959d, 266), d’une volonté. Si cette expérience du religieux nous fait « dépasser les conclusions de L’évolution créatrice » (Bergson 1959d, 272), c’est selon nous en un sens très précis. Elle apparaît en effet comme un dépassement « du » métaphysique dans « le » politique. Telle est en tout cas l’hypothèse de lecture que nous proposerons. Introduction En 1932, Bergson publie son dernier grand livre : Les deux sources de la morale et de la religion. Il s’agit d’abord de remonter « à la racine de la morale » qui ne saurait se trouver dans « le pur intellectualisme » (Bergson 1959d, 287). C’est déjà dire que la morale ne trouvera pas son fondement dans le Fait non empirique d’une raison en elle-même pratique, une morale « idéale » et ineffective, comme l’était aussi celle héritée du platonisme. A la racine de la morale, il y a l’expérience de la morale close et celle de la morale ouverte, expériences qui ne sont justement pas en elles-mêmes morales. Sous la morale close du « tout de l’obligation », il y a la vie sociale, la vie naturelle, « la vie en général » (Bergson 1959d, 287). Mais il en est finalement de même pour la morale ouverte. Elle est celle du héros, celle du « grand mystique ». Ce dernier voudrait néanmoins « remonter » à la source de la morale, mais aussi à la source de toute religion (Bergson 1959d, 266). Il serait tentant d’en conclure qu’il ne vise rien d’autre que « l’élan de vie » (Bergson 1959d, 286, 291) « communiqué intégralement à des hommes privilégiés qui voudraient l’imprimer alors à l’humanité entière » (Bergson 1959d, 249). Pourtant, l’expérience ainsi communiquée aux hommes n’est pas une simple expérience biologique, même en un sens purement compréhensif. Elle ne tient pas non plus simplement au fait que la vie est vécue par chaque être vivant. Elle n’est même pas non plus l’expérience métaphysique de l’irréductibilité de ce vécu qui résisterait à toute forme d’explication scientifique. Sous la morale comme sous la religion, ce qui constitue leur véritable racine n’est rien d’autre que «  l’expérience du religieux » (Bergson 1959d, 101). L’expérience du religieux n’est paradoxalement pas simplement celle de Dieu, au sens où elle n’est pas fondamentalement celle d’une « doctrine religieuse » qui prendrait appui sur « la foi » et sur la « révélation ». Cette dernière n’est autre qu’une « forme imaginative », « un sentiment » de croyance le plus souvent durci et institutionnalisé en dogme. Il ne s’agit donc pas ici de revenir aux fables traditionnelles de la religion catholique, « aux hochets qui nous amusent et aux mirages autour desquels nous combattons » (Bergson 1959d, 333). C’est autre chose qu’à un simple sentiment Chrétien que fait appel l’expérience du religieux. Mais c’est également à autre chose que l’élan vital lui-même. L’expérience du religieux n’est pas simplement celle de la vie vécue à travers « notre existence » ou à travers celle « de l’existence en général ». Elle « prolonge » au contraire « la doctrine de l’élan vital ». Ce prolongement est aussi un « dépassement », comme Bergson l’écrit explicitement lui-même (Bergson 1959d, 272): « Nous dépassons ainsi, sans doute, les conclusions de L’évolution créatrice » (Bergson 1959d, 272). En quoi consiste donc cette mystérieuse expérience ? Elle est d’abord_ nous dit Bergson_ celle « d’une humanité primitive » (Bergson 1959d, 125), à la racine de la religion close, mais aussi de la morale close. Elle est celle de la « fabulation », l’instinct « virtuel » (Bergson 1959d, 114) qui «suscitera des représentions imaginaires qui tiendront tête à la représentation du réel » (Bergson 1959d, 124). Elles fourniront une satisfaction « imaginaire » devant l’impuissance de l’action, et la distance « entre désirer et vouloir » (Bergson 1959d, 180). Le primitif ne peut surmonter la mort. Il ne peut pas non plus tuer son ennemi hors de portée (Bergson 1959d, 175). On peut se demander qui est en mesure de reconstituer cette expérience initiale. Est-ce l’ethnologue ? L’anthropologue ? C’est bien d’eux qu’il s’agit, en un sens. Mais en un sens seulement. L’attention que Bergson va porter « aux lignes de faits » sociales est comme toujours d’abord et avant tout une attention « critique ». L’humanité primitive n’est pas celle de « la mentalité primitive » de Lévy-Bruhl, ni celle de « la mentalité collective » de Durkheim. Elle n’est ni « fondamentalement différente » de la nôtre, parce que propre à un passé révolu, ni non plus une structure collective et objective sur laquelle nos intentions individuelles et subjectives n’auraient aucune prise. L’humanité primitive est bien au contraire en même temps la nôtre, celle de l’auteur lui-même (Bergson 1959d, 159). Grattez sous le vernis de la civilisation et la sauvagerie reviendra très vite, à la fois destructrice (la pendaison, le tremblement de terre (Bergson 1959d, 162)) et bienfaitrice (le liftier de l’ascenseur (Bergson 1959d, 125)). C’est donc une humanité qui n’est en rien détachée de nous-mêmes. Mais plus proprement et plus essentiellement, l’expérience du religieux est une expérience mystique, radicalement distincte de celle de la religion close, non plus au sens d’une distinction de nature, mais au sens où précisément l’expérience mystique n’est plus une simple expérience naturelle. Elle est plutôt celle du prolongement et donc aussi du dépassement de la naturalité, voire de l’humanité elle-même. L’expérience mystique n’est ni « sensible », ni « contemplative ». Elle est plutôt amenée en effet à « transformer radicalement l’humanité » (Bergson 1959d, 253). L’erreur fondamentale consisterait à croire qu’elle ne relève que « du sentiment » ou de la « pensée ». Nous l’avons dit, le sentiment comme tel est purement passif. Il est l’œuvre de l’imagination. L’expérience mystique est active au contraire, mais au sens où elle est en même temps quelque chose qui dépasse la pensée dans l’agir et non de quelque chose qui dépasse l’agir dans la pensée. Elle engage, tant dans la morale que dans la religion, la transformation fondamentale du « clos » en « ouvert ». « L’âme » de l’humanité s’ouvre, elle devient ouverte et donc « divine ». L’expression est employée une première fois page 68, à propos des « hommes qui ont imprimé un caractère divin à la raison ». Elle est reprise ensuite plusieurs fois dans le troisième chapitre : « le but ne serait atteint que s’il y avait finalement ce qui aurait dû théoriquement exister à l’origine : « une humanité divine » (Bergson 1959d, 253). Transformer radicalement l’humain, c’est donc le rendre « divin », c’est passer d’une humanité « primitive » à une « humanité plus complète », animée « par une volonté commune » (Bergson 1959d, 85), de telle sorte que l’univers puisse en même temps apparaître comme « une machine à faire des Dieux » (Bergson 1959d, 338). Que peut vouloir dire une telle phrase ? C’est-à-dire d’abord, que peut-elle vouloir dire de philosophique ? Comment situer plus clairement la place de la philosophie par rapport à la mystique, là où leurs interactions semblent si embrouillées que le critère de vérité en sort plutôt affaibli que renforcé. C’est-à-dire ensuite, comment une telle formule peut elle devenir acceptable et que présuppose-t-elle, comme conception du divin ? Suppose-t-elle effectivement par exemple, que les êtres humains, en tant que choses « créées », puissent également devenir des « créateurs » au sens traditionnel, c’est-à-dire assortis de pouvoir transcendants, comme par exemple celui de se débarrasser de leurs enveloppes corporelles et matérielles ? Nous serions alors ramenés aux fables traditionnelles de la religion catholique, sauf que rien dans les mythologies qui y sont liées ne laisse entendre que le Grand livre de la nature est susceptible d’engendrer des Créateurs. Pour qu’ils puissent l’être, il faudrait que le divin soit un phénomène, un effet produit (« à faire ») par la mécanique de l’univers. D’ordinaire, une transformation radicale de l’humanité ne semble pouvoir être l’œuvre que d’une politique, voire d’une théorie politique. Comment donc le mystique pourrait-il venir remplacer ici le et la politique ? S’agit-il d’asseoir la politique sous l’autorité de la religion et de l’institution religieuse ? Certes non ! Bergson est le premier à critiquer et à condamner les dérives vers lesquelles une telle perspective nous conduirait. Nous allons donc risquer une hypothèse dans ce travail. Nous allons essayer de donner à l’expression « d’humanité divine » une signification strictement politique, mais au sens où il faudrait lire la politique de l’humain, comme ce qui prolonge et dépasse la métaphysique de l’élan vital. Nous verrons ce qui pourrait permettre d’étayer une telle hypothèse. Le sauvage que nous sommes n’a pas de volonté A bien des égards, le second chapitre des deux sources de la morale et de la religion, nous semble remarquable et prophétique. Dans la morale close, il n’est question que du « tout de l’obligation ». « Le tout de l’obligation » est une merveilleuse machine qui nous donne l’illusion naturelle de vouloir librement ce qui n’est pourtant que notre servitude. Il est sans doute à l’origine de ce que Foucault nommera « la normalisation » ou encore « le dispositif d’assujettissement ». La force de Bergson est de montrer que l’impératif kantien ne nous en préserve pas. Nombreuses sont les règles éthiques universalisables, si nous les prenons à la première personne et qui obéissent pourtant au « tout de l’obligation », si nous les considérons à la troisième personne. Ce n’est pas nier l’existence de la rationalité pratique, mais c’est refuser qu’elle puisse servir de fondement à la morale. La raison pratique est un bel idéal, au sens péjoratif du terme. L’obligation morale n’oblige pas à l’obligation. Ce qui nous oblige à suivre l’obligation morale est d’ordre social, et non moral. Nous ne commenterons pas plus longuement ici cette importante découverte qui met évidemment Bergson en dialogue avec Durkheim, mais aussi avec d’autres approches postérieures à son œuvre. La morale close, pleine de responsabilité et d’idéaux, est pourtant vide de volonté. C’est une morale qui ne déplace pas d’un iota la position de l’homme dans l’équilibre de la nature. Sur quoi est donc fondée cette morale ? Sur rien d’autre que la religion close. L’une et l’autre se caractérisent d’abord par le fait qu’ils ne violent pas le grand principe de vie. L’élan vital en effet n’est rien d’autre que de « l’énergie génétique ». Il ne faut pas entendre par là que Bergson s’en réfère simplement à la force de transformation des espèces. Il précise au contraire que ce « courant » va de « germe à germe » par l’intermédiaire « d’un organisme développé » (Bergson 1959c, 27). C’est donc bien la manifestation d’une durée immanente au tout de l’univers, mais au sens où ce qui est vécu individuellement par les vivants ne viendra pas modifier son sens. L’auteur s’exprimait déjà clairement sur ce point en 1907. Sa défense du principe de « la non hérédité des caractères acquis » est encore plus vindicative en 1932. La cause de l’évolution agit au niveau de l’hérédité et non à celui de « l’effort individuel » (Bergson 1959c, 87). Il en est donc de même pour la morale et la religion classique. Elles ne sont pas en mesure de modifier radicalement l’humanité. Ce qui signifie évidemment déjà par récurrence que toute modification radicale de l’humanité touchera à son existence biologique elle-même. Ce sens de la vie n’est bien sûr par explicable scientifiquement pour l’auteur qui distingue « la connaissance du vivant » de « la métaphysique de la vie ». Il ne trouve pas son fondement dans la science. Mais il peut être pensé par l’intuition qui seule nous permet donc de retrouver ce qui est « à la source » de l’infra-intellectuel et de l’infra-rationnel. Pourtant quelque chose se prépare déjà, à travers la mise en œuvre de la fonction fabulatrice. Elle manifeste que le « tout de l’obligation » ne repose pas sur la raison. Il repose plutôt sur des fictions ou encore des représentations imaginaires (Bergson 1959d, 124). Ce qui vient en premier en effet dans une société humaine n’est paradoxalement pas la cohésion sociale qui refermerait l’humanité sur elle-même, mais « l’égoïsme » et le calcul d’intérêt. Si l’humanité est « humaine », c’est qu’elle est déjà travaillée par l’intelligence, puissance vitale puissamment déstabilisatrice, puisqu’elle fournit dans et par le langage, des instruments symboliques de « réflexion » et de « représentation » à l’homme. D’où vient l’égoïsme ? Il a une double origine. Tout d’abord l’intelligence est artificielle, au sens où la rationalité scientifique a en même temps une puissance d’agir sur les choses extérieures et de produire des objets artificiels. Il ne faut surtout pas entendre le mot « artificiel » comme ce qui s’oppose au « naturel ». Bien au contraire, les objets artificiels sont les prolongements du « corps immense » (Bergson 1959d, 275). Les idées de la perception sont en effet l’analogue d’un « corps immense » qui nous transporte jusqu’aux étoiles et va donc bien plus loin que notre simple fonctionnement cérébral (Bergson 1959d, 275). En un sens cependant, le grand corps reste lié à la conscience et au présent. Il reste lié à cette image d’images qui constitue notre corps parmi l’ensemble des corps que nous pouvons percevoir dans l’univers. Le grand corps des perceptions n’ira donc jamais au-delà de ce qui est pensé ! Il marque ainsi les limites de l’espèce humaine, en tant qu’espèce. Tout va changer avec l’intelligence, entendue non plus comme l’ensemble de ce qui est pensé, mais comme « puissance formidable ». Par l’intelligence, le grand corps perceptif initial n’est plus qu’un point infime dans l’espace de ce qui est créé, par « nos organes artificiels » (Bergson 1959d, 330). L’outil de l’ouvrier continue en effet son bras. La nature, par conséquent, prépare la venue d’un « corps démesurément grossi » (330). La question sera de savoir, qu’est-ce qui ouvre à l’extension du corps immense ? La réponse ne laisse aucun doute : c’est le religieux. C’est l’élément mystique lui-même qui produit cette ouverture. Il y a dans « le mécanique », une dimension éminemment mystique. C’est lui qui conduit à « cette intensification du travail intellectuel » qui portera l’intelligence « au-delà de ce que la nature aurait voulu d’elle » (Bergson 1959d, 249), induisant ainsi « une libération humaine » (Bergson 1959d, 249) que le principe du tout de l’obligation serait incapable seul de prendre en compte. Il y a donc dans le prolongement non pas théorique, mais bien technologique de l’intelligence un au-delà de la pensée. Au début, cette intelligence artificielle est simplement fabricatrice d’outils, et non pas d’un nouveau grand corps, d’un univers technologique. Elle produit des objets techniques, qui peuvent « être détachés » de nous, qui peuvent « être pris » par d’autres (Bergson 1959d, 302). Telle est la naissance de la « propriété » : la propriété qu’a un homme sur ses instruments. Nous voyons bien en quoi la propriété, seconde source essentielle à la naissance du sentiment égoïste, est elle-même un produit de l’intelligence et pas d’un instinct, ou de quelque chose qui trouverait son fondement dans je ne sais quel droit naturel. Ce produit est par ailleurs si peu rationnel qu’il va précisément engager l’homme dans la guerre (Bergson 1959d, 303). Mais il est aussi à la naissance du calcul d’intérêt, c'est-à-dire de la morale, au sens de l’évaluation de nos valeurs : « est bien ce qui nous est utile ». La première morale va engendrer des conflits. L’obligation à l’obligation venant de la fabulation qui lui répond préservera la paix. Nous sommes loin d’avoir fini d’analyser ici la puissance de la fabulation, mais nous voyons à quel point sa source n’est pas la raison. Ainsi, même au niveau du primitif, dés que le religieux est mis en œuvre, quelque chose de radicalement nouveau se déclenche. Certes la fiction répond à « un besoin vital » (Bergson 1959d, 115). Ce besoin n’est pourtant plus « l’élan vital » vécu lui-même. Quelque chose dans la fiction induit déjà un prolongement et donc un dépassement, non seulement du monde réel, mais du monde de nos pensées elles-mêmes. La fiction est moins un faux qu’il faudrait opposer au vrai, qu’une transformation et un agrandissement de l’ensemble de ce qui peut être faux ou vrai. La fiction est moins un possible que ce qui ouvre à et vers de nouveaux possibles. Elle ne le fait que dans la mesure où elle est un désir, un simple désir, mais habité par la « réflexion » et la « représentation », termes cruciaux dans le second chapitre. La satisfaction substitutive que fabrique ce désir, n’était donc présente ni dans ce qui était initialement senti, ni dans ce qui était initialement pensé, mais constitue au contraire une extension, un élargissement de ces deux domaines. L’élan vital n’est plus simplement vécu, il n’est plus non plus simplement pensé là dans son irréductibilité avec tout ce qui est pensé. L’élan vital n’est plus simplement pensé. Il est réfléchi dans le besoin fondamental du religieux, comme « besoin vital ». Le besoin vital est donc déjà quelque chose qui est issu d’un écart, d’une distance avec le simplement vital, au sens de ce qui était objet d’une intuition métaphysique Cette distance se mesure par l’importance que prend ici également la fiction, qui fait que le discours que tient Bergson au sujet du religieux ressemble étonnamment à celui que tient Platon au sujet de la « kora » dans le Timée. C’est un discours du « vraisemblable » et non une parole vraie. Ainsi s’annonce, au sujet du simplement religieux, ce qui va devenir ensuite le dépassement du métaphysique dans le mystique. Mais il n’aboutira pas, comme chez Platon, à la création de l’univers. Le dépassement à l’œuvre ici est plutôt à comprendre à l’envers : ce sont les « créatures » elles-mêmes qui vont devenir des « créateurs » (Bergson 1959d, 249) ; c’est l’humanité elle-même qui va devenir « divine », dans cette nouvelle figure de « conversion » que Bergson est en train d’inventer. Ce qui est à l’œuvre dans ce dépassement est déjà caractéristique de l’expérience du religieux, qui ne saurait précisément être une pure et simple expérience, au sens de quelque chose qui fait déjà partie du corps immense. Elle est plutôt celle de ce à travers quoi nous apprenons à élargir le corps immense, le corps de nos perceptions vécues, c’est-à-dire à travers la fiction. Mais si le « besoin vital » est déjà du « religieux », il ne l’est pourtant pas complètement, dans la « religion close ». Elle n’est pas faite pour développer l’égoïsme, mais pour nous en protéger. Le religieux est à la fois ce qui fait naître l e besoin technologique et ce qui en même temps nous en protège, par la fonction fabulatrice, qui n’est pas une paresse, mais plutôt une sorte de remède, d’onguent magique. La fabulation rééquilibre d’abord le travail de l’intelligence et nous ramène à la naturalité. Il lui manque encore quelque chose d’essentiel. Il lui manque une volonté. Nous n’essayerons pas de développer en détail pourquoi cette volonté est manquante. Bornons nous à indiquer qu’une analyse attentive du « thème » de « la survivance du corps à lui-même » par lequel la fiction d’une survivance des esprits s’ajoute à la simple dissociation visuelle et tactile créant ainsi des « fantômes de faits » (Goddard, 2008) qui seront bientôt transformés en « souffle », puis « en âme », puis une analyse de la façon dont apparait le concept « d’esprit » qui est à l’origine de la magie, l’une des premières formes que prend le religieux, nous aurait déjà indiqués comment se développe une « logique de l’absurde » (Bergson 1959d, 143). La logique de l’absurde pourrait autrement être nommée logique de l’itérabilité du faux, puisqu’elle insiste sur sa « répétition » (Bergson 1959d, 143) et son amplification (ou « exagération »). Il faut voir en elle, non plus un état, mais une tendance, un mouvement du faux vers le faux lui-même qui nous enferme dans la naturalité en nous écartant de la réalité, puisque cette naturalité a fabriqué autour de nous un monde imaginaire qui est bien autre chose que l’instinct. Cette logique fait partir l’humain de l’artificiel et l’intellectuel pour se retourner contre eux. Elle laisse ainsi apparaître la fabulation à la fois comme ce qui fait naître le religieux, mais aussi comme ce qui constitue son obstacle, sa limite essentielle. Il faut donc bien comprendre que le principe de « clôture » dont Bergson parle ici est lui-même dynamique et non fixe. Il n’a rien à voir avec la clôture rousseauiste, par exemple. L’enfermement sur soi de l’univers primitif conduit en même temps à la destruction de cet univers, et non pas à sa conservation. Cela signifie également qu’il ne faut pas des circonstances extraordinaires pour en sortir. 2- Du mythique au mystique Le passage de la clôture à l’ouverture se fait par la mystique. Ce qui caractérise immédiatement le mystique est bien la présence d’une « volonté », qui n’est plus simple « sentiment » ou « pensée », mais pensée active. Telle est plus nettement encore la différence qui nous permet de passer du « grand mysticisme » au « mysticisme complet ». Il faut s’entendre toutefois sur ce que nous nommons « volonté », « fermeté jointe à la souplesse » ou encore « discernement prophétique ». La volonté n’a plus rien à voir avec ce que Bergson nomme « une émotion infra-intellectuelle » (Bergson 1959d, 268), quoiqu’elle soit une émotion « supra-intellectuelle » (Bergson 1959d, 41 ; 268). Il ne faut pas entendre non plus ici par « volonté », « une faculté de prendre des décisions particulières » (Bergson 1959d, 302) disponible pour le sujet humain et que celui-ci pourrait déclencher à sa guise, en pur et franc arbitre ou encore en souverain. Ce serait concevoir la décision comme choix d’une action par le sujet parmi toutes les actions possibles. Une volonté n’est pas cela. Elle n’est pas une simple mesure de la relation entre les objets qui entourent mon corps et la réflexion de l’action possible de mon corps sur eux. La volonté élargit le grand corps des perceptions, au contraire. Elle est futurition qui fabrique de nouveaux possibles. Nous n’allons pourtant pas encore assez loin, par cette formule. La volonté mystique ne précède pas n’importe quelle idée. Elle ne précède rien d’autre que l’idée de Dieu, qui n’a aucune valeur intellectuelle ou spéculative, en tant que telle. Le Dieu des Deux sources, n’est plus celui de L’évolution créatrice. Ce n’est plus ce qui « n’a rien de tout fait », l’élan vital vécu par les vivants. Le Dieu des deux sources est « amour », mais parce que cet amour n’est plus simplement vécu par le mystique. Il est anticipé, voulu, prophétisé. La volonté crée un nouvel « élan » (Bergson 1959d, 255) d’anticipation de possibilités pour la réalité elle-même. Elle n’est pas le simple prolongement d’un élan déjà créé. Voilà pourquoi le Dieu que veut le mystique et vers lequel il aspire n’est pas un simple Dieu créateur auquel il serait soumis. Il s’agit au contraire d’anticiper la soumission, « d’aider Dieu » à « parachever la Création ». Il s’agit de rendre « créatrice » la « créature », de retourner le principe de la création sur le créateur, de penser l’univers, comme « une machine à faire des Dieux ». Il va donc falloir parfaire la création divine, faire basculer la relation hiérarchique qui liait initialement l’élan de vie aux êtres vivants. Ce n’est pas seulement que la vie sera à présent voulue et non vécue. Cette vie voulue ne sera plus une simple vie, mais « la vie juste », « la vie bonne » ; et la « vie » bonne et « juste » ne se superposeront pas simplement à la vie vécue. Cette exigence engage d’abord une transformation métaphysique par et dans le politique, qui va « hausser » l’humanité « à des destinées nouvelles » (Bergson 1959d, 48), et va modifier, non seulement son être, mais aussi à travers lui celui de l’élan vital. C’est elle, et elle seulement qui rendra l’humanité « divine ». Penser la vie bonne ou la vie juste, c’est penser comment la vie vécue par l’homme est radicalement transformée par la vie juste ou la vie bonne. L’ouverture dont il va être question ici n’est donc rien d’autre qu’une transformation de notre nature, au sens de notre destinée naturelle. Elle prend le sens d’une question et d’une expérience très concrète : y a-t-il dans l’humain quelque chose qui pousse l’homme à sortir de son inféodation de créature, celle par laquelle l’élan de vie se transmet de germe à germe, et celle par laquelle un organisme vivant n’est que le vêtement d’une telle transmission ? Revenons d’abord à la volonté du mystique, à travers l’analyse du « respect de soi ». Il n’est pas le respect d’un principe, ou encore le respect de « la personnalité moyenne » (Bergson 1959d, 66), voire du tout de l’obligation devant lequel notre personnalité s’incline. Il ne consiste donc pas simplement dans le fait de se conformer aux coutumes de son pays, mais plutôt de hausser une sorte de « moi idéal » au dessus du moi social. L’expérience mystique, comme aspiration pure est toujours « une limite idéale » (Bergson 1959d, 85). Mais cet idéal agissant ne saurait pourtant être une « fin », puisque la volonté comme émotion précède l’idée. Bergson fournit une conception non finale de l’idéal que les mots « d’aspiration » ou « d’élévation » ne suffisent pas forcément à traduire. L’idéal dont il est question ici est toujours un décalage par rapport à ce que l’intelligence attend. Il est non pas simple possibilité d’action, mais plutôt décalage entre l’action et la représentation de ce que l’action peut faire. Il n’est pas « pression » au sens d’une manière qu’aurait le futur d’être ramené au passé, mais « ouverture » sur un futur qui n’existe pas encore dans le monde de la pensée. L’idéal est l’action en tant qu’elle élargit le monde de la pensée et qu’elle est réfléchie comme telle, au sens où cet idéal n’est pourtant rien d’autre que la réflexion en soi de ce qu’un autre homme a fait. Il faut un moi idéal, figure historique réelle du passé, pour fabriquer un idéal du moi, et ce moi idéal n’est ici « qu’une personnalité vénérée, admirée » (Bergson 1959d, 67), en tant que ce qu’a fait cet autre homme pourrait servir « d’exemple » pour ce que je devrais faire. C’est cette réflexion qui motive alors mon rejet de la personnalité moyenne. Ce moi idéal n’est donc en rien abstrait. Il n’est pas une quelconque Idée du bien qui diffuserait son principe dans notre volonté. Il n’est que l’événement d’une pensée, d’une volonté qui a conduit dans le passé un être humain à créer un nouveau système de valeurs. Il est l’expérience d’un individu qui a élargi le corps immense de ce qui pouvait être pensé par le philosophe, au sens où ce que l’action de cet homme a conduit à appeler le bien où le juste n’était tout simplement pas pensable auparavant. Mais cette réflexion individuelle n’est pourtant pas suffisante. Une ou plusieurs « âmes privilégiées » ne suffisent pas. Aucune âme individuelle ne viendra véritablement modifier l’humanité. Pour que l’humanité « élève son âme » (Bergson 1959d, 252), il faut qu’elle veuille le faire. Le vouloir humain individuel trouve ainsi sa source dans sa participation à un vouloir plus élevé. Dire qu’il y participe, c’est dire que l’humain n’est pas ce qui vient d’abord. Ce qui vient d’abord est le vivant et l’élan de vie. Le monde de l’humain est en même temps du monde du vivant et non l’inverse. Il subit – ô combien- les contraintes propres à un monde qui n’est pas le sien et dont il est pourtant issu. Mais c’est dire en même temps qu’il le modifie, qu’il en renouvelle non seulement l’être, mais aussi le sens et la valeur. Nous ne faisons pas partie de la Nature. Nous y participons. Nous pouvons en tout cas y participer. Ce que l’humain est ainsi dans sa différence, dans sa discrépance avec la Vie exprime en quelque sorte sa continuité avec elle en même temps que son dépassement. Ce que l’élan vital a fait de lui, ce que Dieu a fait de lui (puisqu’il est de Dieu), il va le refaire. Qu’est-ce que cela signifie ? Encore une fois, un vouloir actif ne se décrète pas, il ne se décide pas par le seul franc arbitre de la volonté. Un vouloir actif est toujours un vouloir qui se réfléchit comme tel. Il ne vient pas avant, mais après. Il ne vient pas de devant, mais de derrière (François, 2008). Ce qui est voulu par ce vouloir n’est donc pas connaissable au départ. Et en effet, le vouloir du mystique qui vient d’en haut, qui précède et qui sert d’exemple au nôtre est lui-même précédé par une volonté qui vient d’en bas et par ce que l’humanité a fait dans et à travers son histoire. Il faut distinguer les inventions extraordinaires du mystique complet et de celui qui –s’appelait-il Jésus ou non ?- a prononcé le Sermon sur la Montagne, d’avec ce qui se développe, ce qui se réalise dans et à travers l’histoire de l’humanité. Jésus n’a pas directement voulu ou prophétisé la révolution industrielle. Bien au contraire, c’est la révolution industrielle et la révolution technologique qui vont conduire, par un développement de l’intelligence fabricatrice de l’homme, à une extension du grand corps de l’humanité. Il n’y a ici qu’un processus historique et matériel à quoi l’humanité participe, et qui est plus grand, plus puissant que la seule résolution de celui qui va donner le sermon, un processus dont nous pouvons faire l’expérience. Voilà enfin un fait, une ligne de faits sur laquelle nous pouvons compter ! Il y a donc une incomplétude fondatrice du vouloir du mystique. Voyons comment cette incomplétude fondatrice se nourrit du processus d’extension du grand corps de l’humanité. Paradoxalement, ce processus va doublement refléter cette incomplétude. Tout d’abord cette extension va donner l’illusion que le mystique se résorbe entièrement dans « le mécanique ». Elle va développer une nouvelle « logique de l’absurde », au niveau du « mécanique », par laquelle il s’appellera lui-même continuellement. Mais comme dans la première, cette itérabilité et cette amplification « du mécanique » par « la mécanique » à travers l’industrialisation comme à travers l’impérialisme et la guerre généralisée, vont conduire à sa destruction, destruction qu’il s’agit simplement ici pour nous de réfléchir, par et avec l’action de grands hommes d’Etat contemporains. Notons pourtant deux événements cruciaux. Le premier est l’avènement de la démocratie, la vraie démocratie, celle qui s’appuie non pas sur l’égalité, ni non plus seulement sur la liberté, mais bien celle qui repose sur la fraternité entre les hommes, celle de la République française dont nous venons de reprendre la devise, mais aussi celle de la Constitution américaine de 1776. La fraternité traduit non seulement le fait que les hommes en question sont déjà engagés dans ce processus de libération démocratique, qu’ils le réfléchissent, mais qu’il n’est pas une simple Idée abstraite, elle traduit aussi le fait que ce processus politique n’a de sens que dans et à travers sa réflexion éthique, par la garantie assurée des droits inviolables de chaque homme. Pas de démocratie sans droits de l’homme, pas de droits de l’homme sans démocratie. Mais en quoi consiste ce nouveau principe politique, sinon précisément dans le fait que la relation hiérarchique entre le souverain et ses sujets se place elle-même sous l’autorité des sujets. Il y a donc une mise en abîme de ce que l’humanité produit sur la naturalité, dans le principe politique lui-même. Les créatures deviennent des créateurs, en un sens –tout d’abord- purement symbolique, et sans autre forme d’efficience que celle qui touche à l’action humaine. Cette mise en abîme montre néanmoins que ce dépassement de la naturalité qu’elle opère s’effectue en renouvelant, mais aussi en prolongeant sa signification métaphysique fondamentale, selon laquelle l’élan vital lui-même en tant que principe se caractérise par sa finitude, son incomplétude, au sens nouveau de l’exigence d’être dépassé et transformé par l’humain. Nous pouvons ainsi entendre de cette manière la définition de ce qui rend l’humanité à la fois ouverte et divine. Elle est ouverte et divine au sens où elle réfléchit, et donc en même temps transforme et exprime en se la réappropriant la finitude de l’élan vital lui-même, dans son sens métaphysique fondamental. Elle refait pour elle, et dans son monde éthique et politique, ce qui a déjà été fait par la vie dans le monde biologique. Pourtant le processus ne saurait être complet, si cette expression se superposait à la biologie de l’humanité sans la toucher. Tel n’est clairement plus le cas pour Bergson. Le propre du mysticisme, c’est de faire craquer les digues de la naturalité si bien entretenues par la morale et la religion statiques. Le mysticisme attaque le principe à la racine. Il engage une transformation radicale, puisqu’il va remettre en question le principe selon lequel l’humanité se diffuse de germe à germe, en ne se servant de l’individualité que comme un vêtement. Il va donc devoir conduire à la modification biologique de l’espèce humaine. Bergson le prophétise. A quel titre le fait-il ? En philosophe, en mystique ? Il prophétise en tout cas avec lucidité le dépassement de l’humanité. L’essentiel n’est plus alors simplement, comme il le demande « de rationaliser la production de l’homme par lui-même » (Bergson 1959d, 309) pour éviter la guerre, ni même de se servir de la science et de la médecine contre ce qu’il y a de dangereux dans la multiplication des plaisirs (Bergson 1959d, 320). L’essentiel est la touche finale : le refus de concevoir ce processus de modification biologique de l’humanité par elle-même comme un simple processus normalisateur, un biopouvoir. Au biopouvoir qui n’existe pas encore, au politique qui voudrait se réfléchir comme biologique, Bergson oppose déjà la vision d’une humanité « divine » parce que normative, selon laquelle, tout au contraire le biologique se réfléchit comme politique, une humanité dont le destin n’est précisément pas encore tracé, mais à compléter au contraire, en sorte qu’elle prolonge en cela le destin de l’élan vital et par conséquent du divin. Un Dieu qui n’a rien de tout fait, qui n’est même pas ce qui se fait, mais ce qui est à faire, un Créateur qui n’est rien sans le pouvoir qu’a la Créature de le diviniser et de se diviniser à travers lui en reflétant, en réfléchissant, ce qu’il est en tant que tel, dans et à travers ce qui le définit pour nous, à savoir son incomplétude fondatrice. La finitude du monde, revue et corrigée dans et par la finitude de la pensée, que traduit encore plus définitivement cette prolongation du métaphysique par une politique de l’humanité divine. Nice, le 19/10/2009 Bergson, Henri, Œuvres, Ed. Centenaire, Paris, PUF, 1959. Bergson, Henri, L’Essai sur les données immédiates de la conscience, 1959a Bergson, Henri, Matière et mémoire, 1959b Bergson, Henri, L’évolution créatrice, 1959c Bergson Henri, Les Deux sources de la morale et de la religion, 1959d Bergson Henri, La Pensée et le mouvant, 1959e Bergson Henri, Mélanges, Paris, PUF, 1972. Berthelot, René, Un Romantisme utilitaire, étude sur le mouvement pragmatiste.2. Le pragmatisme Bergson. Paris: Alcan, Tome 2, 1911. Deleuze, Gilles, Le Bergsonisme, Paris, PUF, 1966. François, Arnaud, Volonté et réalité, Paris, PUF, 2009. Gouhier, Henri, Bergson et le Christ des Evangiles, Paris, Vrin 1987. Goddard, Jean-Christophe, Mysticisme et folie, Paris, Desclée, 2002. 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