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A N N A L E S B E RG S O N I E N N E S V
B E R G S O N E T LA P O L I T I Q U E :
D E J A U R È S À A U J O U R D ’ HU I
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ÉPIMÉTHÉE
ESSAIS PHILOSOPHIQUES
Collection fondée par Jean Hyppolite
et dirigée par Jean-Luc Marion
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D. Amalric – B. Antonini (coéd.) – S. B. Diagne – P. Blanchard
F. Caeymaex (coéd.) – G. Candar (coéd.) – V. Duclert – M. Dupuis
A. François (coéd.) – A. Janvier – T. Kanteraki – Y. Kisukidi
C. Lacau Saint Guily – J. Martin – S. Miravète – T. Murayama – I. Podoroga
C. Riquier (coéd.) – O. Švec – G. Waterlot – F. Worms (éd.) – C. Zanfi
ANNALES BERGSONIENNES V
BERGSON ET LA POLITIQUE :
DE JAURÈS À AUJOURD’HUI
Préface de Vincent Peillon
Ouvrage publié avec le soutien de la Société des Amis de Bergson
et du Centre national des Lettres
PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE
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Comité scientifique international des Annales bergsoniennes
Renaud Barbaras (Paris I), Arnaud Bouaniche (Lille III), † Bento Prado Jr
(U. de S. Carlos, Brésil), Florence Caeymaex (Liège), Jakub Čapek (Prague),
Marie Cariou (Lyon III), Élie During (Paris X), Arnaud François (Toulouse II), P. A. Y. Gunter (University of North Texas, États-Unis),
† Dominique Janicaud (Nice), Denis Kambouchner (Paris I), David
Lapoujade (Paris I), Jean-Luc Marion (Paris IV), Paul-Antoine Miquel
(Nice), Pierre Montebello (Toulouse II), Debora Morato (U. de S. Carlos,
Brésil), John Mullarkey (Kingston University, Londres), Ioulia Podoroga
(Moscou), Camille Riquier (Institut catholique de Paris), André Robinet
(CNRS), Pierre Rodrigo (Dijon), Brigitte Sitbon-Peillon (EPHE), JeanLouis Vieillard-Baron (Poitiers), Matthias Vollet (Bernkastel Kues/
Mayence), Ghislain Waterlot (Genève), Frédéric Worms (Lille III),
Caterina Zanfi (Bologne).
Rédacteur : F. Worms (Lille III).
ISBN
978-2-13-058673-9
0768-0708
ISSN
Dépôt légal — 1re édition : 2012, janvier
© Presses Universitaires de France, 2012
6, avenue Reille, 75014 Paris
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Ce volume est dédié à la mémoire de Michel Prigent
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PRÉFACE
DU RENOUVEAU DES ÉTUDES PHILOSOPHIQUES
EN FRANCE
Le volume que l’on va lire regroupe trois colloques et un certain
nombre d’autres articles. Je voudrais remercier tous ceux qui ont pu les
organiser, y participer, et en particulier Gilles Candar et Frédéric Worms
qui ont eu en plus l’amabilité de me solliciter pour rédiger quelques mots
d’introduction. J’en suis à la fois très touché sur le plan personnel et très
reconnaissant sur le plan intellectuel tant les sujets abordés dans les différents articles regroupés ici sont au cœur de mes préoccupations depuis
maintenant, faut-il s’en réjouir ou s’en plaindre, plusieurs décennies.
Pour faire vite et par provision, par le thème qui l’unifie autant que par
la façon de l’aborder et de le traiter, Bergson politique, ce nouveau volume
des Annales bergsoniennes, me semble marquer un profond bouleversement
dans les études philosophiques en France, en tout cas indiquer avec netteté une évolution en profondeur qui, à l’œuvre depuis quelques années 1,
mérite je crois d’être reconnue, explicitée, saluée, discutée.
1. On notera que la plupart des travaux cités sont postérieurs à l’année 2000. Cela
vaut pour Bergson, pour Jaurès, mais aussi pour la tradition républicaine et pour les
philosophes français de la seconde moitié du XIXe siècle. C’est donc bien un moment
nouveau, expression chère à Frédéric Worms, qui est en train de s’écrire et qui a à peine
plus de dix ans.
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ANNALES BERGSONIENNES
Pour commencer de façon un peu dérangeante, je voudrais citer un
propos du philosophe allemand, Jacob Taubes : « Il y a une gigantomachie
dans la pensée allemande, un combat de géants, la pensée française ne
représentant qu’une variante de cette pensée allemande. Ce n’est pas moi
qui le dis, ce sont les intéressés. J’ai enseigné dans ce pays il y a des années,
je demandais aux étudiants de rédiger tout de même un travail sur Bergson ou Malebranche. Non, ils ne veulent travailler que sur Heidegger,
alors qu’ils ne parlent pas un mot d’allemand, ou sur Nietzsche. » 1
Ces quelques phrases peuvent paraître cruelles, voire humiliantes tant
Jacob Taubes ne cherche pas à cacher un certain ton de mépris. Et pourtant, aussi dérangeant soit-il, le constat qu’il dresse correspond bien à une
réalité. La pensée française ne serait-elle donc qu’une variante de la pensée
allemande ?
Dans l’Université française, à la fin des années 1970 et au début des
années 1980, Bergson avait encore mauvaise presse. C’est peu de le dire.
La lecture que Georges Politzer, déguisé sous le pseudonyme de François
Arouet, en avait donné était devenue la lecture dominante. Le bergsonisme.
La fin d’une parade philosophique (1929), ouvrage incisif, avait contribué à
détrôner la figure du philosophe qui, pourtant, avait connu un succès à
nul autre pareil. En réalité, ce succès même avait joué contre lui. Il prouvait sa légèreté, son absence de rigueur et sa soumission à l’ordre établi.
Bergson était un philosophe bourgeois, académique, mondain. La philosophie nouvelle qu’il avait incarnée un moment s’était fanée très vite,
emportée par la Première Guerre mondiale, la psychanalyse, la phénoménologie, le marxisme. Et comme certains confits en dévotion avaient de
plus mené une querelle insistante et agressive sur sa conversion, et, en
tout état de cause, l’avaient tiré sans ménagement vers le catholicisme et
la réaction, c’est une odeur de trahison et de sacristie qui l’accompagnait.
Cette vilaine odeur de trahison était accentuée encore par les engagements d’un certain nombre de ses disciples dans le fascisme et la collaboration 2.
1. En divergent accord, à propos de Carl Schmitt, Paris, 2003 (1987), p. 89-90.
2. Tout ce récit est admirablement fait par François Azouvi, La gloire de Bergson. Essai
sur le magistère philosophique, Paris, 2007.
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PRÉFACE
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Mais ce qui était déconsidéré de la sorte, à la fois et dans un même
geste méprisé et ignoré, c’était, bien au-delà de l’homme, de son style, de
sa réussite, de ses compromissions ou de celles de ses disciples, bien audelà même de sa philosophie propre, le bergsonisme, à la fois le spiritualisme, qui avait pourtant été la philosophie dominante en France depuis
Maine de Biran, et la possibilité même de la métaphysique, sachant que
le spiritualisme français s’était construit contre l’interdit kantien en même
temps que contre l’illusion positiviste et avait trouvé sa voie spécifique
dans une conjonction de la psychologie et de la métaphysique.
Oublier Bergson, le « mettre à l’écart », pour reprendre le titre du dernier chapitre de l’ouvrage de François Azouvi, c’était oublier beaucoup
plus que Bergson : toute une tradition française encore aujourd’hui
méconnue.
Mais cela concernait en même temps le rapport de la philosophie à la
politique. L’après-guerre, sous le règne de l’existentialisme français, essentiellement de Sartre, a considéré que les intellectuels se devaient d’être
engagés dans la cité. C’était laisser entendre qu’ils ne l’avaient pas été.
Bergson était alors considéré comme le prototype du philosophe désincarné, et son attitude réservée à l’égard de l’action, des bruits et des fureurs
du monde et de l’histoire, rejoignait ici sa philosophie : un repli dans les
délices de la subjectivité, de l’intériorité.
Ces deux erreurs ont conduit non seulement à cet effet d’éviction
concernant Bergson, mais, puisque Bergson est beaucoup plus que Bergson,
à une grave méconnaissance du champ philosophique et politique français.
Pour commencer par la question de l’engagement, on pourrait rappeler que ce fut, au contraire, une des caractéristiques singulières de la
philosophie française, au moins depuis le XIXe siècle, et de la République
comme forme politique, d’avoir noué un lien d’essence entre philosophie
et politique : l’implication des philosophes dans la politique, comme dans
l’appareil administratif, a été une des caractéristiques majeures de la Troisième République commençante 1.
1. J.-L. Fabiani, Les philosophes de la République, Paris, 1988, et Qu’est-ce qu’un philosophe
français ?, Paris, 2010.
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ANNALES BERGSONIENNES
C’est vrai, évidemment, de la première génération, celle aujourd’hui
encore presque totalement ignorée des Étienne Vacherot, des Jules Simon,
des Paul Challemel-Lacour, les disciples émancipés de Victor Cousin,
engagés tout au long de leurs vies dans l’action publique. Le premier,
philosophe respecté, après avoir été destitué de ses fonctions, emprisonné,
privé de ses droits civiques, sera député, puis sénateur à vie ; le second,
publiciste reconnu et influent, deviendra député (1858), ministre de l’Instruction publique (1870), sénateur inamovible (1875), puis président du
Conseil (1876) ; le dernier enfin, qui aura connu et l’arrestation et l’exil en
1851, sera élu député en 1871, sénateur en 1875, nommé ministre des
Affaires étrangères en 1883, et succédera à Jules Ferry à la présidence du
Sénat en 1893 1. Dans la génération des premiers disciples de Victor
Cousin, de ceux qui ont connu 1848, de ceux qui se sont regroupés autour
de La liberté de pensée d’Amédée Jacques 2, chez Jules Barni 3, ou chez Charles
Renouvier 4, l’engagement est une évidence. Quoi qu’on puisse penser de
la valeur philosophique du cousinisme lui-même, qui mériterait toutefois
une réévaluation sérieuse, et quelque jugement qu’on puisse avoir sur ses
choix politiques, il illustre bien cet engagement et cette responsabilité du
philosophe dans la Cité 5.
1. Étienne Vacherot, qui avait déjà perdu son poste de directeur-adjoint à l’École
normale pour son troisième volume de son Histoire de l’école d’Alexandrie, va se retrouver,
en 1859, condamné à trois mois de prison et à la privation de ses droits civiques pour la
publication de son livre intitulé La Démocratie. L’évolution de Vacherot, le Monsieur Paul
des Philosophes célèbres de Taine, est une des plus curieuses de la Troisième République
puisqu’il va quitter le camp républicain pour rejoindre le camp des monarchistes libéraux.
Son dernier ouvrage, La démocratie libérale, publiée en 1892, illustrera cette évolution
commencée au tournant des années 1880.
2. Sur le personnage d’Amédée Jacques, le livre de Patrice Vermeren, Le rêve démocratique de la philosophie, Paris, 2001.
3. Pierre Macherey a réédité et préfacé le grand livre que constitue La morale dans la
démocratie, suivi du Manuel républicain. Jules Barni, qui fut le traducteur de Kant, avait
participé aux sociétés de libres-penseurs et à la fondation de la revue. Refusant de prêter
serment à l’empereur, il connaîtra l’exil, puis reviendra pour se mettre au service du
gouvernement de défense nationale, à la demande duquel il rédige le Manuel. Il se
présentera aux élections dans la Somme, où il sera élu en 1872 puis en 1876.
4. M.-C. Blais, Au principe de la République, le cas Renouvier, Paris, 2000, mais aussi le
numéro 45 de la revue Corpus et l’édition, par Laurent Fédi et Raymond Huard, des articles
de 1850 et 1851 sous le titre Sur le Peuple, l’Église et la République, Paris, 2002.
5. Patrice Vermeren, Victor Cousin, Le jeu de la philosophie et de l’État, Paris, 1995.
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PRÉFACE
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Dans la génération suivante, il en va de même. Difficile de considérer
que Ferdinand Buisson ou Alfred Fouillée ont été des philosophes en
chambre 1. Ce qui est vrai de la première génération et de la deuxième l’est
aussi de la suivante à laquelle appartiennent Jaurès et Bergson. Des philosophes comme Henry Michel, Frédéric Rauh, Émile Durkheim, Charles
Andler sont engagés dans la cité 2, comme l’était, avant eux, la génération
intermédiaire des Gabriel Séailles, Jules Lagneau ou Alphonse Darlu 3.
D’autres encore, un peu plus jeunes, Émile Chartier, Célestin Bouglé,
Marcel Mauss s’engageront aussi, sous des formes diverses, dans l’action
politique, en tout cas ne pratiqueront pas la pensée de survol qui leur sera
reprochée. Léon Brunschvicg ne cachait pas ses opinions, et son épouse
Barthélémy Saint-Hilaire, traducteur d’Aristote, professeur au Collège de France, gardien
de la mémoire et de l’orthodoxie cousinienne, sera député républicain en 1848, puis à
nouveau en 1869, puis sénateur inamovible en 1875 et, en 1880 et 1881, ministre des
Affaires étrangères dans le cabinet Ferry. Charles de Rémusat, député doctrinaire dès 1831,
brièvement ministre de l’Intérieur en 1840, acceptera le ministère des Affaires étrangères
dans le gouvernement Thiers en 1871.
1. Sur Alfred Fouillée, on trouvera quelques informations dans J.-F. Spitz, Le moment
républicain en France, Paris, 2005. J.-F. Spitz a par ailleurs réédité et préfacé le livre d’Alfred
Fouillée, La propriété sociale et la démocratie, Éd. du Bord de l’eau, 2008 (1884). Sur Ferdinand
Buisson, les thèses de Mireille Gueissaz-Peyre, L’image énigmatique de Ferdinand Buisson. La
vocation républicaine d’un saint puritain, Villeneuve-d’Ascq, 1998, et de Samuel Tomeï,
Ferdinand Buisson (1841-1932), protestantisme libéral, foi laïque et radical-socialisme, Lille, 2004, et
notre ouvrage, Une religion pour la République. La foi laïque de Ferdinand Buisson, Paris, 2010.
2. Sur Henry Michel, les Éditions Fayard ont réédité, en 2003, sous la responsabilité
de Laurent Fédi, sa grande thèse, L’idée de l’État. Essai critique sur l’histoire des théories sociales et
politiques en France depuis la Révolution, et la revue corpus lui a consacré son numéro 48 sous la
direction de Serge Audier. Jean-Fabien Spitz lui a consacré un chapitre dans son ouvrage,
Le moment républicain en France, Paris, 2004. Nous projetons, avec Serge Audier, la
publication prochaine aux Éditions du Bord de l’eau, dans la Bibliothèque républicaine,
de son grand texte de 1901, La doctrine politique de la démocratie.
Sur Frédéric Rauh, nous disposons maintenant de la réédition de L’expérience morale,
préfacé par Stéphane Soulier, aux Éditions du Bord de l’eau (2011), qui montre bien
comment ce « penseur militant » n’a jamais séparé sa recherche philosophique de son
engagement socialiste.
3. Ils sont de dix ans ou moins leurs aînés. Alphonse Darlu, connu comme le
professeur de Proust, a été aussi l’inspirateur des fondateurs de la Revue de métaphysique et
de morale, Léon Brunschvicg, Xavier Léon et Élie Halévy. Il est né en 1849. Voir Henri
Bonnet, Alphonse Darlu, maître de philosophie de Marcel Proust, Paris, 1961, mais aussi le très
remarquable ouvrage de Stéphane Soulié, Les philosophes en république. L’aventure intellectuelle de
la Revue de métaphysique et de morale et de la Société française de philosophie (préface de
Christophe Prochasson), Rennes, 2009. Lagneau est de 1851, Séailles de 1852.
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ANNALES BERGSONIENNES
Cécile fut sous-secrétaire d’État du Front populaire, aux côtés de Léon
Blum et de Jean Zay.
Cette énumération peut paraître fastidieuse. Mais en histoire, il ne doit
pas y avoir que des interprétations : il faut des faits aussi. Cette idée reçue
que la philosophie d’avant-guerre, plus globalement la tradition philosophique française, serait une philosophie de cabinet indifférente au cours
du monde et à la vie des hommes dans l’histoire, une morale, une religion,
une spéculation, mais jamais ni une action ni une politique, est une idée
fausse contredite amplement par les faits. On pourrait noter en retour avec
intérêt que les mêmes qui ont accordé après guerre une telle importance à
l’engagement, engagement dont ils n’ont pas su toujours faire preuves
eux-mêmes aux moments sombres de notre histoire, préférant alors se
consacrer d’abord à leurs œuvres et à leurs travaux universitaires, n’étaient
pas outre mesure sourcilleux des arrière-plans politiques, et des engagements déterminés, des auteurs dont ils revendiquaient l’héritage 1. Il faut
avoir une vision très éthérée de l’histoire, et des rapports entre philosophie
et politique, comme un sens assuré de sa propre innocence pour, après
guerre, condamner abruptement, au nom d’un lien entre philosophie et
politique, Brunschvicg et Bergson, et pour, dans le même temps, s’abandonner aux délices de la Seinsfrage heideggerienne, en dénouant alors sans
vergogne, pour ce qui concerne exclusivement cette dernière, ce lien de la
pensée et de l’action qui servait un instant auparavant à juger sévèrement
les autres. Curieuse ruse de la déraison philosophique, dont Jacob Taubes
a eu raison de souligner la curiosité historique, pour ne pas dire autre
chose.
On pourrait ajouter une remarque, portant précisément sur les rapports entre politique et philosophie. La question de l’engagement, plus
profondément du rapport entre philosophie et politique, telle que Bergson l’expose dans la lettre à Ferdinand Buisson éditée par Gilles Candar
dans ce volume, défend bien cette idée d’un effet politique de la philosophie d’autant plus puissant qu’elle serait moins directement engagée politiquement et qu’elle resterait plus dégagée de toute action directe. Dans
1. Cette remarque avait été faite, sans doute avec plus de finesse, par Frédéric Worms
dans Philippe Soulez, Frédéric Worms (éd.), Bergson, Paris, 2002, p. 271.
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le fond, le point où Merleau-Ponty sera conduit et qu’il exposera dans la
Préface à Signes, condamnant toute pensée de la coïncidence de l’idée et
du réel et revendiquant, après un long détour depuis l’article de 1945 « La
Guerre a eu lieu », éditorial du premier numéro des Temps modernes repris
dans Sens et Non-sens, depuis Humanisme et Terreur puis la controverse avec
Sartre, une « action à distance, chacune, du fond de sa différence, exigeant le mélange et la promiscuité », est une façon aussi de retrouver
Bergson 1.
Le rapport de Bergson à la politique ne peut se résumer, aussi importante soit-elle, à l’action politique de Bergson, à ses missions diplomatiques
restituées par Philippe Soulez 2. Il doit prendre en compte aussi la philosophie politique de Bergson, qui n’est étudiée que depuis peu et dont ce
volume marque bien l’intérêt renouvelé. Mais il ne doit pas non plus
négliger les effets politiques de la pensée philosophique en elle-même.
Dans sa belle présentation des travaux de Souleymane Bachir Diane, Yala
Kisukidi a raison d’indiquer que non seulement il s’agit de reconnaître une
influence politique à Bergson, mais que cette influence politique progressiste n’est pas seulement le fait de la philosophie politique exposée dans
Les Deux Sources, mais des grandes thèses métaphysiques des premiers
ouvrages, rappelant que Senghor parlait même, en évoquant l’Essai sur les
données immédiates de la conscience, d’une révolution de 1889. Le magnifique
travail de Souleymane Bachir Diane sur « Bergson dans les colonies » 3, en
montrant l’influence de Bergson sur Léopold Sédar Senghor et sur
Mohamed Iqbal, l’un, fondateur de la négritude, qui deviendra président
de la République du Sénégal, l’autre, homme politique qui inspirera, avec
son idée d’un État musulman indépendant, les fondateurs du Pakistan,
permet de saisir un exemple de cette « action à distance » de la philosophie
sur la politique et un effet politique de la philosophie, non en tant que la
philosophie s’engage, pas même en tant qu’elle se fait philosophie poli1. J’aborde cette évolution et la controverse avec Sartre, dans Éloge du Politique, une
introduction au XXIe siècle, Paris, 2011 ; pour la citation de Merleau-Ponty, Signes, Paris, 1961,
p. 20.
2. Philippe Soulez, Bergson politique, Paris, 1989.
3. Bergson postcolonial, Paris, Éd. du CNRS, 2011.
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ANNALES BERGSONIENNES
tique, mais en tant que philosophie déployant ses propres concepts d’intuition, d’élan vital, de durée dans son ordre propre.
Mais à ce premier mensonge historique, à cette première distorsion,
venait s’en rajouter un second. Car l’erreur philosophique était, en réalité,
tout aussi lourde que l’erreur historique. Le mot d’ordre était, on s’en
souvient, le retour au concret : Jean Wahl a insisté sur ce moment philosophique, et Georges Politzer en faisait l’argument principal de sa critique 1.
Mais, dès lors, le rapport à Bergson était nécessairement plus complexe
qu’il ne voulait bien se dire, puisque Bergson lui-même revendiquait ce
concret, cette précision, se prononçait pour un empirisme et une expérience intégrale, dans le même temps où il cherchait aussi à se situer audelà de l’alternative du réalisme et de l’idéalisme et qu’il ne négligeait pas
les apports et l’étude des sciences.
Bergson était à la fois pillé, dissimulé et critiqué. On emprunte à Bergson lui-même pour critiquer Bergson. L’existentialisme français, masquant
ses sources dans la philosophie française, que ce soit « l’école française de
la perception » sur laquelle Gérard Granel avait autrefois justement attiré
l’attention, mais aussi la philosophie de la sensation de Maurice Pradines
ou le spiritualisme bergsonien, devenait allemand, s’empruntant presque
tout entier à la phénoménologie de Husserl et de Heidegger 2. L’idée même
d’une philosophie française devenait contestable, suspecte, alors que celle
d’une philosophie allemande ou anglo-saxonne ne choquait personne.
C’était donc une lecture volontairement appauvrissante de Bergson
qui était donnée, jouant Bergson contre lui-même. De ce fait, ce qui était
masqué, c’est que les problématiques de l’existentialisme français conduisaient à la phénoménologie allemande, en particulier à celle de Husserl, à
partir d’interrogations élaborées au sein de la pensée française, ce qui
tordait bien entendu d’une part la réception-interprétation de la phénoménologie allemande, mais ce qui conduisait aussi à devoir retrouver, à un
1. Jean Wahl, Vers le concret, Paris, 1932.
2. Gérard Granel, « L’école française de la perception », repris in Traditionis traditio,
Paris, 1972.
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moment ou un autre, le spiritualisme bergsonien autrement que comme
caricature et repoussoir 1. C’est ce qui s’est naturellement produit. L’œuvre
de Merleau-Ponty a, de ce point de vue, joué un rôle majeur, parce qu’elle
a progressivement assumé sa dette et reconnu la force du bergsonisme,
« par-delà Husserl et Heidegger » 2. Si l’on veut schématiser cette lecture,
on pourrait dire que Merleau-Ponty qui distingue, dans le bergsonisme,
entre intentions et système, présente son propre effort philosophique
comme une reprise et un accomplissement des intentions de Bergson. Le
bergsonisme est une trahison, dans un cadre philosophique inadapté, de la
philosophie de Bergson, alors que la pensée de Merleau-Ponty en est
l’accomplissement. Merleau-Ponty revendique d’être plus fidèle à Bergson,
à son « intuition centrale », que Bergson ne l’a été lui-même 3.
Et Jaurès dans tout ça ? En réalité, l’affaire n’allait pas mieux, et le
parallèle est fondé entre nos deux auteurs. Pour ce qui concerne les
philosophes, il avait disparu, à l’exception, justement souligné à plusieurs
reprises, d’André Robinet, et, bien que dans une autre perspective,
d’Henri Guillemin 4. Au sein du Parti communiste français, mais aussi du
1. Je ne voudrais pas toutefois donner l’impression que la pensée de Bergson avait été
totalement abandonnée, ce qui serait à la fois inexact et injuste. Certains s’obstinaient, et
c’est l’occasion pour moi d’honorer une dette : André Robinet, avec l’admirable travail de
l’édition du Centenaire, en 1959, des Œuvres et des Mélanges, les volumes des Études
bergsoniennes à partir de la guerre. Henri Gouhier, Lydie Adolphe, Jean Hyppolite, Léon
Husson, Rose-Marie Mossé-Bastide, Raymond Polin, Pierre Trotignon, François Heidseick, Gilles Deleuze, Marie Cariou, Jeanne Delhomme, Madeleine Barthélémy-Madaule,
Dominique Janicaud, il y a eu, selon l’expression de Frédéric Worms, une « réception
continue » du bergsonisme.
2. Paul Ricœur, « Par-delà Husserl et Heidegger », in Actualités de Merleau-Ponty, Les
Cahiers de philosophie, no 7, Paris, 1989.
3. Vincent Peillon, La tradition de l’esprit, itinéraire de Maurice Merleau-Ponty, Paris, 2008,
(1994), p. 304-307 ; Vincent Peillon, L’épaisseur du cogito, trois études sur la philosophie de MerleauPonty, Lormont, 2004, p. 124-150. Toute la troisième partie est consacrée à l’examen du
rapport entre Bergson et Merleau-Ponty, et en particulier de la première hypothèse de
lecture construite par François Heidseick dans son livre sur L’ontologie de Merleau-Ponty,
Paris, 1972, p. 24-42. Dès 1971, dans l’ouvrage qu’il a consacré à la Structure du comportement,
T. F. Geraets, Vers une nouvelle philosophie transcendantale, p. 192, soutenait que Merleau-Ponty
avait pratiqué une « lecture très sélective de Husserl », liée à sa précoce « orientation
bergsonienne ».
4. André Robinet, Jean Jaurès et l’unité de l’être, Paris, 1964 ; Henri Guillemin, L’arrièrepensée de Jaurès, Paris, 1966. Depuis, cette situation a bien changé : J.-M. Gabaude (2000),
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ANNALES BERGSONIENNES
Parti socialiste, que ce soit la SFIO ou le Parti d’Épinay, on l’avait outrageusement marxisé, donc méthodiquement expurgé de toute sa philosophie
de la nature, de l’histoire, de la religion. Cela peut se dire autrement : on
l’avait germanisé, et l’on avait progressivement négligé tout ce qui appartenait à la tradition du socialisme français et, plus largement, au républicanisme.
Même sa philosophie politique était largement réécrite. Jaurès mystique, Jaurès idéaliste, Jaurès individualiste, Jaurès nommant Dieu dans sa
thèse et revendiquant de le nommer encore, quinze années plus tard, à la
tribune de l’Assemblée nationale, déployant une conception religieuse de la
laïcité et du socialisme, Jaurès recommandant l’union des classes, tout cela
était minimisé, dissimulé, estompé au point de disparaître. L’infini, l’unité,
Dieu, l’esprit, la Justice, l’histoire mystique, tout cela était bien embarrassant. Mais si Bergson était méprisé, Jaurès, lui, était honoré, glorifié, revendiqué. Il s’agissait d’une autre stratégie d’éviction, mais le résultat était
pourtant le même : la philosophie française était remplacée par la philosophie allemande, comme le socialisme français était destitué par le socialisme allemand.
Là encore, les choses ont bien changé. De même que nous assistons
depuis une dizaine d’années à un renouvellement des études bergsoniennes, nous assistons à un renouvellement des études jaurésiennes, et en
particulier à un intérêt renouvelé pour la philosophie de Jean Jaurès. Une
fois admis, ce qui semble être maintenant le cas, que chez Jaurès philosophie et politique sont inséparables, il faut faire un pas de plus et convenir
aussi que cette philosophie, qui a sa part d’originalité, s’inscrit toutefois
dans un mouvement général. La leçon de la thèse est bien une leçon
spiritualiste 1.
Jordi Blanc (1996), Annick Taburet (2000), Bruno Antonini (2004) et notre ouvrage Jean
Jaurès et la religion du socialisme, Paris, 2000.
1. Annick Taburet-Wajngart, dans son Avant-propos au tome 3 des Œuvres de Jean
Jaurès, Philosopher à trente ans, a eu raison d’insister sur l’influence de Boutroux, et d’ajouter,
au-delà de la référence à Leibniz, que « Boutroux, c’est aussi l’un des chaînons d’une lignée
française qui va de Maine de Biran à Merleau-Ponty ; avec Ravaisson et Lachelier, il
privilégie entre autres les idées d’effort, de conscience active et vivante, de liberté
humaine… ». Tout cela, qui demande à être précisé, ne nous est plus étranger.
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Que fait Jaurès ? Il veut établir la possibilité de la métaphysique,
c’est‑à-dire de la connaissance dernière des choses, de leur réalité. Il polémique donc et contre l’idéalisme subjectif et contre le criticisme de Kant.
Cette triple position lui est commune avec la philosophie bergsonienne et,
plus généralement, avec le spiritualisme nouveau. Si par spiritualisme on
entend un dualisme radical de l’esprit et de la matière, alors il est en rupture
avec le spiritualisme. Mais c’est précisément toute l’œuvre du nouveau
spiritualisme issu de Biran, et finalement le motif dominant de cette pensée
jusqu’à Merleau-Ponty, de penser au contraire l’union des deux, la présence de l’esprit dans la nature et dans le corps. Ce serait aussi une lecture
très réductrice de Bergson de vouloir en faire un dualiste, alors que son
effort, au moins à partir de Matière et mémoire, est bien plutôt de chercher à
articuler intériorité et extériorité, durée et espace, intelligence et intuition
ou, dans les termes audacieux qui seront ceux de L’Évolution créatrice, psychologie et cosmologie.
Si donc il y a, entre Jaurès et Bergson, des différences de doctrine, et il
va de soi qu’il y en a, c’est toutefois à l’intérieur d’une disposition partagée.
Ces différences, certains ont cherché à les caractériser par l’opposition
entre raison et conscience. Jaurès resterait plus proche de Cousin, ou de
Janet, ou de ceux qui vont se regrouper autour de la naissante Revue de
métaphysique et de morale. Mais cette distinction même est à manier avec la
plus grande précaution, car considérer Bergson comme irrationaliste est
aussi peu pertinent que de réduire l’intuition bergsonienne à un vague
instinct 1. Inversement, il ne faut pas minimiser la puissance presque mystique de la philosophie jaurésienne, ou en tout cas le caractère fortement
élargi de son rationalisme. Il suffit de lire avec attention le dernier chapitre
de la thèse pour comprendre que cette raison n’est plus la raison personnelle, pas même la raison impersonnelle de Cousin, mais une forme de
raison cosmique. Jaurès préfère alors employer le terme de conscience.
Discutant des phénomènes de magnétisme et d’hypnose, il en vient à
1. Cette question était déjà traitée par Péguy dans sa Note sur M. Bergson, où il parle de
« nouveau rationalisme », et Léon Husson a fait le point dans son ouvrage L’intellectualisme
de Bergson. Genèse et développement de la notion bergsonienne d’intuition, Paris, 1947, où il défend la
thèse d’un « intellectualisme ouvert ». D’une façon générale, c’est le projet du spiritualisme
français que de définir, selon l’expression de Merleau-Ponty, une « raison élargie ».
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évoquer un moi qui pourrait à la fois, par la conscience, être la racine de
l’individualité et, en même temps, « l’âme de toutes choses », nullement
assujettie à un organisme déterminé 1. Et il ajoute : « Il serait l’âme du
monde. C’est ce que Maine de Biran a montré dans une page magistrale. » 2
Si l’on veut, philosophiquement, mieux saisir les oppositions entre
Bergson et Jaurès sans s’en tenir à des distinctions contestables, l’un rationaliste, l’autre non, l’un moniste, l’autre dualiste, l’un optimiste, l’autre
pessimiste, on aura intérêt à mieux comprendre les débats de cette époque
et la position des problèmes tels qu’ils leur ont été enseignés. Le dialogue
entre Jaurès et Bergson n’est pas un dialogue à deux. Il s’insère dans un
contexte, il mobilise des références, il hérite de problématiques qui, pour
être comprises, d’abord au sein de chacune des œuvres, puis au sein de
leur rapport, doivent être restituées.
Toutefois, entre le renouvellement des études bergsoniennes et des
études jaurésiennes, un certain déséquilibre subsiste. On pourrait le formuler de la façon suivante : en retrouvant Jaurès, on retrouve progressivement toute une tradition politique, celle du socialisme français, du
socialisme républicain, et depuis dix ans ce travail se fait en France avec
force. Cette idée d’un socialisme non marxiste, républicain, libéral, d’une
filiation spiritualiste de la République et même de la laïcité, les retours à
l’étude de la Révolution de 1848, l’intérêt renouvelé porté à la doctrine du
solidarisme, tout cela témoigne d’un travail de restitution qui permet de
rectifier des interprétations erronées jusque-là dominantes et de remonter
aux sources 3. Ce travail est en cours, il est déjà largement avancé. C’est un
mouvement collectif et qui bouscule de nombreux préjugés ; c’est un
mouvement certes intellectuel, mais qui va cheminer et chemine déjà dans
l’ordre politique. Ce n’est pas encore tout à fait le cas pour la philosophie
française.
1. Ibid., p. 367.
2. Ibid.
3. Outre les travaux déjà cités, je pense aux essais et recherches de Juliette Grange, de
Laurence Loeffel, de Patrick Cabanel, de M.-C. Blais, de Serge Audier, de J.-F. Spitz, de
Philippe Chanial, de Christophe Prochasson et de beaucoup d’autres que je ne peux tous
citer.
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Car, par Bergson, comme aussi par Jaurès philosophe, on peut retrouver
une tradition philosophique méconnue. Dans un article de 1897, Bergson fait
le compte rendu du dernier ouvrage de Paul Janet, les Principes de métaphysique
et de psychologie. Leçons professées à la faculté des lettres de Paris, 1888-1894. Il note
lui-même l’importance de cet auteur, aujourd’hui inconnu, et qui fut pourtant
un des pivots de l’Université française de Cousin à Bergson : « L’œuvre philosophique de M. Janet est considérable. Répartie sur une période de près de
cinquante années, elle a exercé une longue et profonde influence sur notre
enseignement et par là sur notre philosophie en général. » 1
Dans la « Préface » de ce qu’il présentait lui-même comme son « testament philosophique » après cinquante-six ans de pratique de la pensée,
Paul Janet rappelait que le but qu’il s’était fixé était bien de faire, contre
le criticisme, mais aussi contre un idéalisme trop subjectif, une « métaphysique concrète, objective, réelle » 2.
Généralement considéré comme un disciple de Victor Cousin, ce qui
suffit à le disqualifier, Paul Janet est inconnu au bataillon des philosophes.
Mais cette généalogie est fausse, ou du moins bien trop grossière. Car, tout
en demeurant fidèle à un certain héritage cousinien, la filiation dans laquelle
s’inscrit la philosophie de Paul Janet est plus complexe. Dans la notice
qu’Émile Boutroux lui a consacré, il précise : « En fait, c’est dans l’enseignement biranien de Saisset, non dans l’éclectisme de Cousin, que se trouve
l’origine des idées que devait plus tard soutenir et développer M. Janet. » 3
On connaît l’importante notice consacrée à Ravaisson par Bergson 4,
et nous avons, grâce à celle-ci et au grand article de Henri Gouhier, pu
1. Bergson, texte cité, p. 376.
2. Paul Janet, Principes de métaphysique et de psychologie. Leçons professées à la faculté des lettres
de Paris, 1888-1894, Paris, 1897, p. V.
3. Émile Boutroux, Paul Janet (1823-1899), p. IV. Cette affirmation de Boutroux est
pleinement justifiée par les affirmations de Janet lui-même. Mais la lecture que Paul Janet
va donner de Cousin dans son grand ouvrage de 1885, Victor Cousin et son œuvre, ne répudie
pas ce dernier. Il cherche toujours au contraire à honorer la mémoire du maître et donc à
sauver un Cousin contre un autre, la césure étant située pour lui en 1845 lorsque Cousin
expurge cent pages de pure métaphysique de l’édition de son livre Du vrai, du beau, du bien.
Paul Janet, comme Vacherot, reproche à Ravaisson sa polémique à l’égard de Victor
Cousin, parce qu’elle divise le camp du spiritualisme.
4. Désormais disponible en volume séparé de l'édition critique, éd. Claire Marin, PUF,
coll. « Quadrige », 2011.
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comprendre les liens entre Bergson et Maine de Biran 1. C’est Maine de
Biran qui représente bien ici le maître du spiritualisme. Dans « La philosophie française », Bergson écrit : « Dès le début du siècle, la France eut un
grand métaphysicien, le plus grand qu’elle eût produit depuis Descartes
et Malebranche : Maine de Biran. » 2 Et il ajoute : « On peut se demander
si la voie que sa philosophie a ouverte n’est pas celle où la philosophie
devra marcher définitivement. » 3 Or, entre Maine de Biran et lui, il y a
toute une école dont, nous venons de le voir, les principaux représentants
ont fait aussi de Biran leur chef de file. Se pourrait-il que Bergson n’ait ni
connaissance ni dette à l’égard de cette école ?
Jaurès dédie sa thèse à Paul Janet, qui en est le rapporteur 4, Bergson la
sienne à Jules Lachelier, mais Janet en est aussi le rapporteur et Boutroux
fait parti du jury. Est-ce vraiment si original pour les philosophes de cette
génération ? Brunschvicg écrit, dans L’orientation du rationalisme : « L’œuvre
de Jules Lachelier et de M. Boutroux (vers laquelle, personnellement, nous
avons été dirigé par l’enseignement de M. Darlu, le plus profond et le plus
solide qui se puisse souhaiter), a donc produit l’événement capital pour
l’orientation de la pensée contemporaine. » 5 C’est Lachelier qui, à ses yeux,
plus que Cousin, continue, avec Ravaisson, Maine de Biran 6. Bergson
n’ignore pas cette tradition 7. Plus exactement, il la connaît et lui rend
1. Nous n’oublions pas le livre de Dominique Janicaud, Une généalogie du spiritualisme
français, aux sources du bergsonisme : Ravaisson et la métaphysique, La Haye, 1969.
2. Mélanges, p. 1170-1171.
3. Ibid., p. 1171.
4. Je signale ici que Paul Janet avait prévu d’écrire son dernier livre sur Pierre Leroux,
et j’ajoute que dans la Réfutation de l’éclectisme, Pierre Leroux fait une référence louangeuse à
Maine de Biran.
5. Léon Brunschvicg, L’orientation du rationalisme, p. 63. C’est Léon Brunschvicg qui va
publier les œuvres complètes de Lachelier.
6. Signalons qu’il faudrait être prudent quant au républicanisme de Lachelier, et peutêtre aussi, comme on le voit ici, quant à son kantisme. Émile Boutroux écrit : « Il abhorait
la démocratie qui abandonne les individus à la nature brute de leurs appétits, de leurs
passions, de leurs caprices », notice, p. 4, et la thèse de Louis Millet, Le symbolisme dans la
philosophie de Lachelier, Paris, 1951, soutient que Lachelier ne serait pas kantien, mais plutôt
influencé par Ravaisson, Leibniz, Plotin. Sur cette continuation de la pensée biranienne,
Bergson, texte cité, p. 1172.
7. Dans « Le bergsonisme dans l’histoire de la philosophie », article de 1928, Léon
Brunschvicg signale le lien de Bergson à Ravaisson, Lachelier, Boutroux, in L’orientation du
rationalisme, p. 258-259.
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hommage, à Janet, à Ravaisson, à Lachelier, tous continuateurs et médiateurs de Maine de Biran. Henri Gouhier avait d’ailleurs observé avec
finesse, dans son grand article de 1948, que c’est par leur intermédiaire
qu’il traite de Biran, et en particulier par l’article consacré à Paul Janet en
novembre 1897 : « Il poursuit sa propre méditation sur ce que doit être
aujourd’hui le spiritualisme ; l’analyse de l’ouvrage que Janet a écrit devient
surtout celle de l’ouvrage que Bergson aurait écrit. » 1 Or c’est bien dans cet
article que Gouhier considère pouvoir trouver ce qui permet « de caractériser sa relation à Biran » 2, sachant qu’à ses yeux Bergson n’étudie jamais « le
biranisme par lui-même », mais toujours « rétrospectivement », à partir de
la tradition que Biran a créée 3.
Mais de même que, rendant hommage à Janet, Bergson systématise sa
propre philosophie, Bergson peut être considéré en retour, par la puissance
qui est la sienne, comme « cet esprit vigoureux », attendu par le nouveau
spiritualisme, pour lui donner force et cohérence : « Puis viendra sans
doute, écrit Paul Janet, quelque esprit vigoureux qui, rassemblant ces éléments épars dans une synthèse nouvelle, rendra à la pensée spiritualiste sa
puissance et son éclat. Peut-être périrons-nous dans cette révolution dont
nous n’aurons été que les obscurs préparateurs, simples chaînons entre ce
qui tombe et ce qui s’élève ; … » 4
De Victor Cousin, trop méprisé, à Bergson, glorifié d’abord, mis à
l’écart ensuite, la philosophie française n’est pas un continent noir d’où
n’émergeraient, aux marges de la philosophie universitaire, que le positivisme d’Auguste Comte ou d’Émile Littré, l’empirisme d’Hyppolite Taine,
le scientisme de Théodule Ribot, les raffinements d’Ernest Renan, et, plus
justement réévalués aujourd’hui, le personnalisme de Charles Renouvier
ou le probabilisme d’Augustin Cournot. Jaurès et Bergson étudient et
1. Henri Gouhier, « Maine de Biran et Bergson », in Études bergsoniennes, vol. 1, Paris,
1948, p. 140.
2. Ibid.
3. Ibid., p. 150-151. Paul Janet a consacré un important article, publié en 1868 dans la
Revue des deux mondes, au spiritualisme biranien. Publié une première fois dans les Problèmes
du XIXe siècle, il le republie encore en 1897 dans les Principes. Cette insistance est significative
de l’importance qu’il y accorde. Je n’y insiste pas ici mais il y a, au sein du nouveau
spiritualisme, une querelle sur l’héritage biranien entre les disciples de Saisset et Ravaisson.
4. Paul Janet, Principes, p. 555.
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enseignent dans un moment qui est un âge d’or de l’Université française :
« La période 1880-1914 est souvent considérée comme un âge d’or de la
philosophie universitaire. » 1 Or c’est toute la période qui doit être considérée : « La fin du Second Empire et les débuts de la Troisième République
apparaissent comme le moment d’une véritable renaissance philosophique. » 2 Si cette affirmation de J.-L. Fabiani est exacte, alors il faut bien
convenir que cette renaissance est tombée dans un trou noir, qu’elle a été
rayée de notre histoire. Nous avons donc à la redécouvrir, comme nous
avons à redécouvrir la pensée politique républicaine et le socialisme français. Comment peut-on imaginer relire Jaurès et Bergson, comprendre
leurs pensées, les faire dialoguer, sans comprendre dans quel contexte
intellectuel, philosophique, scientifique ils firent leurs études et formulèrent leurs thèses ?
Il y a, de Cousin à Bergson, une philosophie française, spiritualiste,
qui, à travers les œuvres, de Théodore Jouffroy, d’Émile Saisset, d’Étienne
Vacherot, d’Elme-Marie Caro, de Paul Janet, d’Albert Lemoine, de Francisque Bouiller, d’Adolphe Franck, de Félix Ravaisson, d’Alfred Fouillée,
d’Ernest Bersot, qui fut leur directeur à l’École normale, de Charles
Levêque, à qui Bergson succédera en 1900 au Collège de France, de Jules
Lachelier, d’Émile Boutroux, de Jean-Marie Guyau et de tant d’autres, a
joué un rôle non seulement dans l’édification de la République, au sein de
l’État enseignant, dans la genèse de la laïcité, mais aussi dans la formulation des problématiques de la philosophie moderne telle qu’on va les
trouver chez Jaurès, chez Bergson, et plus généralement dans la philosophie française ultérieure.
Car si ces noms sont aujourd’hui inconnus non seulement du grand
public, mais du plus grand nombre des philosophes professionnels, ils ne
l’étaient ni de Jaurès ni de Bergson. Personne ne prétend qu’une pensée
peut se résoudre dans ses sources ou se réduire à son contexte et à ses
influences. Mais ce serait un curieux exercice de prétendre qu’un vœu
radical d’ignorance serait le moyen le plus sûr de connaître et de saisir le
1. Jean-Louis Fabiani, « Enjeux et usages de la « crise » dans la philosophie universitaire au tournant du siècle », Annales ESC, année 1985, vol. 40, no 2, p. 378.
2. Ibid., p. 380.
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sens de ces œuvres. C’est pourquoi le travail inauguré aujourd’hui, celui
d’un dialogue entre Jaurès et Bergson, mais aussi le renouveau si fécond
des études bergsoniennes et jaurésiennes ne manquera pas de nous
conduire à opérer cette restitution. Car ce dialogue se situe à l’intérieur de
ce site qui est celui de la philosophie universitaire française, ou encore du
spiritualisme. Ce qui semble évident pour Bergson est tout aussi vrai pour
Jaurès. Car celui-ci, même s’il critique et discute directement, dans sa
thèse, Bergson, le fait à partir d’une même disposition philosophique. Le
débat sur la qualité et la quantité, l’extérieur ou l’intérieur, la raison ou la
conscience n’est pas un débat seulement entre Jaurès et Bergson, mais un
débat qui traverse le spiritualisme français tout entier.
J’ai commencé en affirmant que le présent volume marque une évolution profonde dans les études philosophiques en France et constitue
comme un nouveau moment. Justifier cette affirmation liminaire nous a
conduit à faire un long détour pour expliquer, par rapport à une situation
antérieure, en quoi ce changement consistait et ne devait pas être minimisé.
Plus encore que quiconque, je suis bien conscient de ce que cette
démonstration peut avoir encore de trop rapide et de trop schématique. Il
ne s’agit pas évidemment de soutenir que ce volume, en lui-même, marque
à lui tout seul cette évolution. Mais il vient synthétiser un ensemble de
recherches convergentes qui se développent maintenant depuis une
dizaine d’années et qui provoquent, dans la philosophie française, la même
évolution que dans les études républicaines françaises.
De ce point de vue, Jean Jaurès est un auteur singulier qui permet de
vérifier cette assertion puisqu’il appartient aux deux champs de cette
recherche, qu’il est à la fois, selon la recommandation du Discours à la
jeunesse, philosophe et praticien. Il permet mieux que quiconque de manifester ce qu’est en son fond l’unité de ces deux mouvements inséparables,
puisqu’il n’est compris comme politique que pour autant qu’il est compris
comme philosophe, mais inversement qu’il ne peut vouloir une action qui
ne soit le déploiement d’une pensée. C’est ce mouvement ou cette unité
que l’on retrouve maintenant, contre toute attente, et contre tout un puissant courant de pensée qu’il a fallu remonter, aussi chez Henri Bergson. Il
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ne s’agit pas d’être philosophe, puis de s’engager, ou de se supprimer
comme philosophe pour se réaliser comme homme d’action, ou de faire
une philosophie de la politique qui en détienne et en délivre la vérité, il
s’agit d’être philosophe et politique en même temps et sous le même
rapport sans réduire jamais l’une à l’autre philosophie et politique. On
retrouve là un trait de cet esprit français que Bergson avait attribué à
Descartes : « Il faut agir en homme de pensée et penser en homme
d’action » 1, et qui n’est pas sans faire écho à la formule de Jaurès précédemment citée.
S’il fallait résumer les principaux acquis de ce détour, et caractériser
la nouveauté du moment qui s’écrit depuis dix ans, peut-être pourrait-on
formuler les quelques hypothèses suivantes.
Tout d’abord, la philosophie française semble capable de retrouver sa
propre tradition, et de ne plus s’emprunter à la philosophie allemande. De
même que l’idée socialiste n’est pas qu’allemande, marxiste ou socialdémocrate, qu’il existe une construction politique républicaine et socialiste
spécifique que l’on redécouvre progressivement dans un véritable travail
d’anamnèse, la philosophie ne serait pas que la traduction ou le commentaire des œuvres de la philosophie allemande. Il existe une philosophie
française, et Bergson ne s’est jamais privé d’ailleurs de le revendiquer 2. Il
ne s’agit pas seulement de la philosophie en France, ou d’une philosophie
de langue française, mais bien de dégager une façon française de philosopher spécifique, avec ses caractéristiques, ses œuvres, ses problématiques,
son histoire propre.
C’est aussi un acquis de ce volume d’avoir définitivement rompu
avec une fausse conception du rapport entre philosophie et politique,
accessoirement de l’engagement, qui pourtant a été dominante, et qui ne
laissait d’autre choix à la philosophie, pour être politique, que de s’abandonner elle-même. En redécouvrant Jaurès pour ce qu’il est vraiment,
idéaliste, spiritualiste, individualiste, libéral, on redécouvre avec lui une
tradition politique dont il est l’héritier, le socialisme républicain français.
1. Mélanges, p. 1537.
2. Sur cette question, le très beau commentaire de Frédéric Worms, in Philippe
Soulez, Frédéric Worms, Bergson, p. 245 et s.
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Mais on retrouve d’autant mieux la politique de Jaurès qu’elle rejoint sa
philosophie et qu’on ne cherche pas à les distinguer. Il en va de même
pour la philosophie française, ce spiritualisme hérité de Maine de Biran et
qui a donné lieu à une forte école, non seulement d’histoire de la philosophie sous l’influence de Victor Cousin, mais de métaphysique, de psychologie, de morale et de philosophie politique. Les philosophes de cette
école ont toujours été des femmes et des hommes engagés dans l’action,
mais la philosophie provoque des effets politiques en elle-même, et peutêtre plus ainsi qu’autrement.
Enfin, ce qui apparaît dans ces retrouvailles avec Bergson politique, c’est
la possibilité, pour le spiritualisme, d’être une philosophie progressiste. Un
interdit est levé, qui a pesé lourd sur la compréhension de Jaurès comme
de Bergson, plus généralement sans doute sur les études philosophiques,
politiques, et sur la vie politique elle-même. Il me reste à espérer que les
lecteurs de ce nouveau volume des Annales bergsoniennes trouveront autant
de plaisir que moi à sa lecture.
Vincent Peillon.
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PRÉSENTATION
Bergson et la politique, ce n’est pas seulement « Bergson politique », ce Bergson qu’avait découvert ou redécouvert Philippe Soulez 1, envoyé spécial du gouvernement français, en plein cœur de la
Première Guerre mondiale, auprès du Président Wilson, président luimême, après la guerre, du Comité international de coopération intellectuelle (CICI) de la Société des Nations, qu’il fera venir à Paris où son
héritière, l’Unesco, siège toujours, entre autres activités ou interventions. Cette figure de « Bergson politique » avait d’ailleurs beaucoup
surpris, après les ruptures politiques du siècle, qui avaient frappé aussi
la figure de Bergson. Le quatrième chapitre au ton pamphlétaire du
livre de Georges Politzer, en 1929 2, critiquant, à travers ses discours
de guerre, toute la pensée de Bergson, d’un point de vue politique,
avait tracé cette ligne de fracture, d’une façon qui pouvait sembler
définitive.
Bergson « et » la politique, c'est plus encore que l’action de Bergson
et son retentissement dans ou sur sa pensée, ou sur la lecture de sa
pensée, qu’il faut continuer d’étudier et d’approfondir.
1. Voir, bien sûr, son ouvrage qui porte ce titre, Bergson politique, Paris, PUF, 1988.
2. La fin d’une parade philosophique, le bergsonisme, Les revues, 1929.
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« Bergson et la politique », c’est aussi un ensemble de relations profondes, encore méconnues, souvent inattendues, dont le présent volume
ouvre l’exploration.
Il s’agit d’abord, bien sûr, des relations entre la philosophie de Bergson et
la politique, dont le centre reste son dernier grand livre, Les Deux Sources de
la morale et de la religion, publié en 1932, dont la réception, ou même la
simple compréhension, sur ce point, a souffert d’un profond décalage.
Faut-il dire que ce livre, lui-même, est arrivé trop tard ? À quoi faut-il alors
attribuer ce « retard » (vingt-cinq ans après le précédent, L’Évolution créatrice, et alors que l’histoire du siècle avait déjà subi des bouleversements
dans tous les domaines) ? Faut-il y voir l’effet d’une maturation intérieure,
qui n’a dès lors rien d’un retard, mais tout d’une durée ? Il fallait attendre
que le sucre fonde, que l’intuition mûrisse. Il fallait étudier, on le sait, les
mystiques, les sociologues de l’obligation et de la mentalité, pour traiter de
la morale et de la religion, et dans leur sillage, à travers surtout la distinction fondamentale, entre le « clos » et l’« ouvert », de la politique (dans le
quatrième chapitre). Mais on peut y voir aussi le contrecoup de l’histoire et
de la politique, elles-mêmes, comme si celles-ci, après l’avoir fait dans sa
vie, s’étaient aussi introduites de force, de manière imprévue, irrésistible
(après une longue résistance), dans la pensée de Bergson. Il fallait, aussi,
répondre aux enjeux et aux positions, prématurées, ambiguës, de la
guerre ; répondre aux situations du moment. Quelles que soient en tout
cas les raisons de ce premier décalage, il a eu lieu ; Les Deux Sources, on le
sait, ne trouvèrent pas, dans l’instant, leur public. C’est seulement depuis
quelques années sans doute (le premier volume de ces Annales, parmi
d’autres travaux, en témoignait déjà) que l’on redécouvre, pleinement, les
enjeux philosophiques de ce livre. Mais, dans cette relecture même, sa
portée politique, l’importance en partie masquée de ses « Remarques
finales », tout cela restait encore partiellement invisible. C’est le premier
mérite des textes réunis ici, à partir notamment des deux colloques tenus à
Sofia et à Liège, que d’aller plus loin dans ce sens, et de prendre la mesure
de cette pensée qui est aussi une pensée politique, une philosophie politique.
Une philosophie de la démocratie, fondée sur l’ouverture, de la technique,
entre clôture et ouverture, mais dont les seuils nouveaux de puissance
aggravent infiniment cette tension, des risques, enfin, de la clôture et de la
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guerre, dont l’ombre plane sur tout le livre. Grâce à ces profondes études,
on comprend pourquoi il faut partir désormais, repartir, toujours, de ce
livre, comme d’un centre, pour comprendre la pensée politique de Bergson et toutes les autres relations, entre Bergson « et » la politique, en
amont et en aval de lui, dans le moment « 1900 » tout entier, donc, jusqu’à
aujourd’hui.
Car, bien sûr, les relations entre Bergson « et » la politique n’ont pas
attendu Les Deux Sources de la morale et de la religion, ni même les « discours
de guerre » auxquels la distinction du clos et de l’ouvert apporte une
réponse rétrospective.
Elles se sont jouées, d’abord, dans des relations entre contemporains,
entre Bergson et ses contemporains, à travers tous les enjeux contemporains, les enjeux du « moment », de la métaphysique à la politique, donc. Il
en fut ainsi, on le sait, des relations entre Bergson et Péguy, entre Bergson
et Sorel, dont les correspondances, et de nombreux écrits, nous gardent la
trace 1. On savait l’importance particulière de l’une de ces relations, déjà
étudiée notamment par André Robinet 2, mais qui n’avait jamais fait l’objet
d’une approche complète dans toutes ses dimensions, comme c’est le cas
ici : la relation, en effet, entre Bergson et Jaurès. On en découvrira ici toutes
les facettes : depuis leurs années de condisciples de l’École normale supérieure, au tournant des années 1880, jusqu'aux pointes extrêmes de leur
engagement et de leur pensée politique, en 1914 (année où Jaurès est
assassiné) à 1941 (année où Bergson meurt, dans Paris occupé), en passant
bien entendu par la confrontation de leurs deux thèses, de leurs deux
pensées, entre métaphysique et politique. Il faut en remercier vivement les
deux associations qui ont collaboré à la rencontre tenue à l’École normale
supérieure (grâce aussi à sa direction et à ses Départements d’histoire et
de philosophie) et dont ces textes sont issus : la Société des amis de
Bergson, ainsi que la Société d’études jaurésiennes. Jaurès ne conçoit pas
1. Voir à présent ces correspondances et ces écrits, annotés, dans le volume des Écrits
philosophiques, Paris, PUF, « Quadrige », 2011.
2. André Robinet a toujours souligné l’importance de cette relation, notamment dans
ses livres publiés chez Seghers, son Bergson ainsi que son Jaurès dans la collection qu’il
dirigeait, « Philosophes d’aujourd’hui », et son Péguy entre Jaurès, Bergson et l’Église. Métaphysique et politique, Paris, Seghers, 1968.
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ANNALES BERGSONIENNES
l’histoire humaine sans une idée de justice qui l’anime de l’intérieur dans
ses contradictions mêmes ; Bergson ne conçoit pas la réalisation de la
morale ouverte sans une réforme matérielle, économique, institutionnelle,
politique, de l’humanité ; ce sont tous les deux les penseurs d’une idée
absolue et de sa réalisation concrète, par-delà les obstacles de la structure
sociale ou économique, et de la clôture morale, politique et guerrière. On
dira que cette position commune n’exclut pas de profondes différences,
où l’on retrouvera aussi bien celles de leurs engagements politiques
concrets que de leurs métaphysiques de l’esprit et du monde. On aura
raison. Mais cela n’abolira pas, non seulement leur accord, mais leur complémentarité, qui dessinent une orientation, dans le siècle, et aujourd’hui
encore.
On trouvera une autre relation méconnue entre Bergson et la politique, à travers une relation avec l’un de ses contemporains, grâce à
Gilles Candar, président de la société d’études jaurésiennes. C’est en
menant des recherches sur Jaurès, en effet, qu’il a découvert l’ensemble
de lettres qu’il présente ici, de Bergson à Ferdinand Buisson, sur le
sujet, central de l’éducation. Il faut l’en remercier profondément, ainsi
bien sûr que madame Annie Neuburger qui en a généreusement autorisé la publication ici, tant elles apportent un nouveau jour non seulement sur Bergson, mais sur cette question même, au tournant du
siècle.
Mais la mention de cet « inédit » nous amène au second texte placé ici
sous la même rubrique et, avec lui, en aval de la philosophie de Bergson,
vers les enjeux les plus brûlants du présent. Yala Kisukidi traduit et
présente ici, en effet, pour la première fois, l’article séminal de
Souleymane Bachir Diagne, sur le Bergson postcolonial 1 qu’il a récemment
approfondi encore et fait découvrir au public, en France et ailleurs.
S. B. Diagne rejoint avec ce texte, et à travers la lecture des écrits de
Senghor et d’Iqbal, les plus inattendues des études réunies aussi dans le
dossier sur « Bergson et la politique », retraçant par exemple l’influence de
Bergson sur la Déclaration des droits de l’homme de l’ONU (en 1948) à
1. Voir son livre récent qui porte ce titre, Paris, CNRS Éd., 2011.
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travers le juriste canadien Curle qui en fut le corédacteur, ou sur la politique « ouverte », aujourd’hui. L’importance de la reprise métaphysique de
Senghor ou Iqbal, anticipant sur cette politique « ouverte », se rattache
donc directement à celle de la reprise politique, aujourd’hui, de cette
question même de l’ouverture qui aura ainsi, de 1932 à aujourd’hui, et à
travers de profondes transformations (ainsi dans la « société ouverte » de
Popper), mais sans compromission, et avec une fécondité surprenante,
traversé le siècle.
Tels sont les contenus et les enjeux des inédits et du double dossier
de ce volume sur Bergson et la politique : de Jaurès à aujourd’hui.
Mais, comme tous les volumes des Annales bergsoniennes, il ne s’en tient
pas là, et propose aussi des Varia et des recensions qui ont d'abord leur
singularité et, comme à chaque fois aussi, des liens imprévisibles avec le
contenu même du dossier que l’on vient de présenter brièvement.
Parmi les Varia, en effet, une rubrique à part est consacrée cette fois à
la « réception » de Bergson dans différents contextes nationaux qui n’est
pas, bien sûr, sans rencontrer des dimensions politiques. C’est ce que
montre notamment l’étude approfondie de Camille Lacau Saint Guily sur
Bergson et l’Espagne, relançant là aussi des relations oubliées, qui font
partie de celles qu’entretint Bergson, à travers ses enseignements, ses
relations, ses voyages et son œuvre bien sûr, avec la culture européenne
de son temps (relations auxquelles un prochain volume des Annales sera
consacré). Quant aux plus brèves mais très suggestives notes sur Bergson
en Grèce et au Portugal, elles sont des jalons importants sur le chemin de
cette traversée philosophique, esthétique et politique du siècle européen,
avec ses tensions et ses épreuves, que l’on doit tenter aussi de retracer.
L’autre partie des Varia nous reconduit vers divers points centraux de la
pensée de Bergson elle-même, la lecture d’Aristote et la durée elle-même,
en tout premier lieu, objet encore d’interprétations nouvelles et vives,
dont nous tenons à remercier les auteurs. La richesse de la rubrique
consacrée au relevé des publications et travaux consacrés à Bergson en
France et dans le monde, sur laquelle se clôt ce volume des Annales, en
relation avec la Société des amis de Bergson, en est bien sûr aussi le
signe.
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ANNALES BERGSONIENNES
Enfin, on aura lu déjà, en ouverture de ce volume, la Préface qu'a bien
voulu lui donner Vincent Peillon, qui le relance tout entier et sous tous
ses aspects, et dont nous le remercions vivement.
« De Jaurès à aujourd’hui » : ce n’était donc pas, ce sous-titre, une
figure de style. Il ne s’agit pas d’abolir les différences et les tensions, entre
Bergson et ses contemporains, Jaurès en premier lieu, ni entre leur
moment commun et le nôtre. Bien au contraire. Ce sont ces tensions, et
ces différences, ces singularités et ces reprises, qui tissent aussi notre
moment, comme elles tissèrent déjà le leur, et, entre les deux, le siècle.
Frédéric Worms.
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INÉDITS
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I
LETTRES DE BERGSON
À FERDINAND BUISSON
PHILOSOPHIES ET POLITIQUE SCOLAIRE
CINQ LETTRES INÉDITES
D’HENRI BERGSON À FERDINAND BUISSON
P RÉ S E N T A T I O N
par Gilles CANDAR
Ces cinq lettres ne figurent pas dans la remarquable et monumentale
édition des Correspondances de Bergson publiée par André Robinet 1. Elles se
trouvent sous la cote 022Y/2-12 dans les archives Ferdinand Buisson
classées et conservées par la Société d’histoire du protestantisme français 2.
Telle quelle, cette correspondance confirme les analyses de Philippe Soulez
et de Frédéric Worms 3, mais elle permet aussi de préciser quelques points
et apporte quelques informations intéressantes. Ferdinand Buisson (18411932) est un personnage clé du personnel politique républicain et de la
réforme scolaire et pédagogique menée à l’instigation de Jules Ferry 4.
1. Henri Bergson, Correspondances, Paris, PUF, 2002.
2. SHPF, 54, rue des Saints-Pères, 75007 Paris.
3. Cf. Philippe Soulez, Bergson politique, Paris, PUF, « Philosophie d’aujourd’hui », 1989, et
Philippe Soulez et Frédéric Worms, Bergson, Paris, Flammarion, 1997, rééd. PUF, « Quadrige »,
2002.
4. Cf. Samuel Toméi, Ferdinand Buisson (1841-1932). Protestantisme libéral, foi laïque et
radical-socialisme, thèse de l’IEP de Paris, 2004, et Vincent Peillon, Une religion pour la
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LETTRES DE BERGSON À FERDINAND BUISSON
Agrégé de philosophie, cet ancien membre de l’Association internationale
des travailleurs est longtemps (1879-1896) directeur de l’enseignement
primaire, avant de devenir professeur de pédagogie à la Sorbonne, puis
inspecteur général de l’Instruction publique (1898). Il est élu en 1902
député radical-socialiste de Paris. Se situant à la gauche du radicalisme, il
entretient de très bonnes relations avec ses collègues socialistes, mais aussi
avec des républicains de tous bords. Après la mort de Francis de Pressensé,
en janvier 1914, il est élu président de la Ligue des droits de l’homme,
fonctions qu’il exerce jusqu’en 1926. Avec le pacifiste allemand Ludwig
Quidde, il reçoit le prix Nobel de la Paix en 1927 alors qu’Henri Bergson
est honoré la même année du prix Nobel de littérature. Son nom est donné
à de nombreuses écoles et voies publiques. La « Bibliothèque républicaine »
qu’anime Vincent Peillon aux Éditions Le Bord de l’eau a récemment
réédité La foi laïque, l’anthologie de ses écrits et discours initialement
publiée en 1912 et lue en son temps par Bergson, comme le montre la
correspondance publiée ci-après 1.
Cinq lettres conservées en plus de seize ans d’échange : les relations
entre Bergson et Buisson ne sont pas très denses, mais cordiales et suivies.
Le lecteur verra que Buisson manifeste son active sympathie à son cadet
pour faciliter son élection au Collège de France, que Bergson discute avec
une bienveillante courtoisie les publications de son aîné, mais qu’il
demeure réservé et ne se laisse pas entraîner sur le terrain de l’action
civique, même conçue dans un sens large et éducatif. Cette correspondance lui donne aussi l’occasion de préciser quelques-unes de ses analyses,
particulièrement sa conception du travail de recherche et de ses possibilités
d’application pratique, ainsi que ses vues sur la pédagogie. C’est sans doute
pour ce dernier domaine qu’elles sont le plus substantielles. Ce souhait
d’un enseignement vivant, appuyé sur le sens de l’observation et de la
réflexion personnelle, sur des méthodes pédagogiques fondées sur l’expéRépublique : la foi laïque de Ferdinand Buisson, Paris, Le Seuil, « La Librairie du XXIe siècle »,
2010.
1. Ferdinand Buisson, La foi laïque. Extraits de discours et d’écrits, 1878-1911, Paris,
Hachette, 1912, avec une préface de Raymond Poincaré, réédité en 1913 et en 2007 avec
une présentation de Mireille Gueissaz dans la collection « Bibliothèque républicaine » aux
Éditions Le Bord de l’eau (Lormont).
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rimentation et échappant aux contraintes d’une approche trop formaliste
et lourdement textuelle, peut aussi se lire dans le cadre des débats assez
nourris induits par la réforme scolaire de 1902 et la recherche de parcours
fondés sur d’autres fondements que les humanités classiques 1. La place
importante donnée à un enseignement manuel, non fermé sur lui-même,
mais relié à une formation scientifique de bon niveau, est susceptible de
seconder les efforts pour la science appliquée préconisés par des politiques
comme Jules-Louis Breton 2. La République se cherche, non sans lenteur,
une nouvelle politique d’éducation et de recherche, adaptée aux temps du
suffrage universel et de l’accès du plus grand nombre au savoir, condition
même de la démocratie.
1. Cf. Antoine Prost, Histoire de l’enseignement en France, 1800-1967, Paris, Armand
Colin, coll. « U », 1968. La paternité de cette réforme est multiple, mais son impulsion et sa
réalisation sont assurées par des républicains modérés favorables (le ministre Georges
Leygues) ou non (le président de la commission de l’Instruction publique Alexandre Ribot)
à la défense républicaine menée par le gouvernement Waldeck-Rousseau.
2. Cf., entre autres, Christine Moissinac et Yves Roussel, Jules-Louis Breton, 1872-1940.
Un savant parlementaire, Rennes, PUR, coll. « Carnot », 2010.
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LETTRES DE BERGSON À FERDINAND BUISSON
Paris, le 9 décembre 1899 1
Cher Monsieur,
Je vous suis bien reconnaissant de votre aimable intervention auprès
de M. Réville 2. Je suis convaincu que cette intervention m’aura été très
utile, plus utile que vous ne pensez, car je suis loin d’être aussi rassuré
que vous sur le sort de ma candidature 3. J’irai voir M. Réville ces joursci et je lui remettrai mes principaux travaux.
Permettez-moi de vous dire combien j’ai été intéressé et instruit par
votre belle leçon de clôture 4. Elle ne laisse au lecteur qu’un regret, celui de
ne pas connaître tout le cours qu’elle résume. Je vois que la volonté se
compose pour vous d’un très grand nombre de courants dont chacun
demande à être canalisé séparément « selon la ligne de la plus grande résistance », et que ce travail de canalisation comporte des phases bien définies,
sur lesquelles doit se régler l’éducateur. Je me rallierais bien volontiers à
cette opinion, et je définirais volontiers aussi chaque personne par la quantité et la qualité de force qu’elle est capable de fournir pour ce travail,
comme aussi par l’effort auquel elle peut donner pour faire converger tous
ces courants sur le même point et pour devenir quelqu’un. L’unité de la
personne, dont les philosophes ont tant parlé, n’est probablement en effet
qu’un idéal, que bien peu d’entre nous arrivent à réaliser complètement.
Tous mes remerciements encore, cher Monsieur, avec l’assurance de
ma respectueuse affection.
H. Bergson.
1. Lettre de deuil, encadrée d’un mince liseré noir. Nous avons maintenu soulignés
les mots qui le sont dans le manuscrit, y compris les titres d’ouvrages.
2. Albert Réville (1826-1906), pasteur de l’Église réformée, professeur au Collège de
France sur une chaire d’histoire des religions, président de la section des sciences
religieuses à l’École pratique des hautes études, fondateur de la Revue d’histoire des religions.
3. Bergson, maître de conférences à l’École normale supérieure depuis 1898, est,
après deux échecs à la Sorbonne, candidat au Collège de France. Il s’apprête en effet à être
battu une première fois le 1er février suivant par Gabriel Tarde à la succession de JeanFélix Nourrisson pour la chaire de philosophie moderne, mais il sera élu sur la chaire de
philosophie ancienne le 17 mai 1900, succédant ainsi à Charles Lévêque. Cf. Philippe
Soulez et Frédéric Worms, Bergson, op. cit., p. 82-83.
4. Sans doute la leçon au Collège libre des sciences sociales, publiée dans l’ouvrage
collectif Morale sociale, préfacé par Émile Boutroux et publié par Alcan en 1899.
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PHILOSOPHIES ET POLITIQUE SCOLAIRE
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Paris, le 14 déc[embre] 1900
Monsieur et Cher Collègue,
J’aurais déjà dû vous remercier pour l’aimable envoi de votre ouvrage
La Religion, la Morale et la Science 1. J’ai lu tout d’une traite, sans pouvoir
m’arrêter, ces pages si vivantes et si entraînantes. C’est seulement après
avoir fermé le livre que j’ai commencé à me faire des objections, à me
demander, par exemple, si le sentiment défini par vous en termes si élevés
et si pleins d’accent ne serait pas la tendance métaphysique autant et peutêtre plus que la tendance religieuse. N’y a‑t-il pas toujours et essentiellement
dans l’esprit religieux, si dégagé qu’on le suppose de tout dogme positif,
l’idée et le sentiment d’une union intime entre la personne humaine et Dieu
considéré, sinon comme une personne, au moins comme conservant les
caractères les plus élevés de la personnalité ? Je reconnais d’ailleurs que la
tendance religieuse et la tendance métaphysique sont très voisines, la première étant, à mon avis, une certaine détermination de la seconde, détermination d’ailleurs variable, comme vous le dites si justement, – mais variable
dans certaines limites seulement, dans les limites extrêmes où peut pousser,
sans l’anéantir tout-à-fait (sic), l’idée de la personnalité divine. Là même où
la métaphysique arrive à rejoindre la religion (comme dans la doctrine de
Leibnitz, par exemple), c’est à la condition d’aboutir, comme fait la métaphysique de Leibnitz, à l’idée d’une « cité des esprits » avec Dieu pour
monarque, ou à quelque conception analogue. – Mais, après tout, le mot
importe peu, et le sentiment auquel vous faites appel, religieux ou métaphysique, quelque nom qu’on lui donne, est certainement un sentiment vivant
dans tous les cœurs, très capable de soutenir et de vivifier l’éducation
morale. – Je vous remercie encore une fois, et je vous prie d’agréer, Monsieur et cher Collègue, l’expression de mes sentiments les plus dévoués.
H. Bergson.
1. Cf. Ferdinand Buisson, La religion, la morale et la science, leur conflit dans l’éducation
contemporaine : quatre conférences faites à l’aula de l’université de Genève (avril 1900), Paris,
Fischbacher, 1900, réédité en 1901 et 1904.
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LETTRES DE BERGSON À FERDINAND BUISSON
Villa Montmorency, 18 av[enue] des Tilleuls
5 juin 1912
Mon cher Collègue,
J’ai longuement réfléchi à notre conversation d’avant-hier ; il m’en
coûte de ne pouvoir me rendre à votre aimable insistance ; mais cela ne
m’est décidément pas possible 1. Je vous ai dit mes raisons ; elles prennent
de plus en plus de poids à mes yeux à mesure que j’y pense davantage. Je
ne parle pas seulement du petit démenti que j’aurais à me donner à moimême, de la situation embarrassante où je me trouverais vis‑à-vis d’amis
auxquels j’ai répondu, quand ils me demandaient très aimablement de
présider telle ou telle cérémonie, que je n’acceptais aucune présidence.
L’importance exceptionnelle de l’œuvre que vous avez entreprise, la gravité des intérêts moraux qui sont en jeu, me permettraient, à la grande
rigueur, de passer outre à ces raisons de convenance. Mais il s’agit de bien
autre chose. Vous avez bien voulu me parler de la confiance que mes
travaux inspirent à un certain nombre d’esprits. Cette confiance tient
principalement à ce qu’on sait que je cherche la vérité en dehors de toute
arrière-pensée d’application immédiate, à ce que je ne suis d’aucune école,
à ce que je n’ai jamais visé à en créer une moi-même et à avoir des
disciples, à ce que je n’appartiens à aucun groupe, enfin à ce que je ne
m’adresse au public que lorsque je ne puis faire autrement, c’est‑à-dire
lorsque les faits que j’ai recueillis et les réflexions qu’ils me suggèrent
m’amènent pour ainsi dire malgré moi à écrire un article ou un livre. En
accomplissant, pour la première fois de ma vie, une démarche publique
qui ne me serait pas commandée, imposée, par la suite même de mes
réflexions et de mes recherches, en me jetant brusquement dans l’action
ou en laissant croire que j’ai l’intention de m’y jeter, je risque de compromettre l’œuvre à laquelle je travaille depuis bientôt trente ans, sans qu’il en
puisse résulter grand avantage pour la cause de l’éducation morale : je
1. L’allusion à l’éducation morale quelques lignes plus loin laisse penser que
Ferdinand Buisson a sollicité Bergson pour patronner d’une manière ou de l’autre la
Ligue française d’éducation morale qu’il a contribué à lancer quelques mois auparavant. Cf.
Ferdinand Buisson, La foi laïque, op. cit., p. 269-273 [2007].
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PHILOSOPHIES ET POLITIQUE SCOLAIRE
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crois au contraire qu’il est nécessaire, dans l’intérêt même de l’éducation
morale que je puis exercer un jour, que je continue à travailler dans le
domaine de la spéculation pure jusqu’à ce que cette spéculation soit mûre
pour la pratique. Voilà ce que je me dis depuis deux jours, non sans m’être
sondé consciencieusement moi-même, et bien convaincu que je ne cède
pas, plus ou moins inconsciemment, à une vague antipathie pour l’action.
Je ne puis vous dire, mon cher Collègue, combien il m’en coûte de ne
pouvoir faire ce que vous me demandiez en termes si élevés et d’une
manière si pressante. Mais je suis sûr que vous comprendrez mes raisons.
Croyez, je vous prie, à mes sentiments les plus déférents et les plus
dévoués.
H. Bergson
Merci pour votre beau livre. J’ai commencé à le lire, et j’espère pouvoir
en causer avec vous un jour. Vos premières pages, sur l’intuition morale,
m’intéressent tout particulièrement 1.
18 oct[obre] 1915
Cher et très honoré Collègue,
On m’a envoyé deux ou trois essais d’application de mes vues à la
pédagogie ; j’ai dû écrire un mot à chacun des auteurs, mais je ne me
rappelle plus leurs noms ; il est possible qu’Allisson 2 soit justement l’un
d’eux. Je n’en suis pas sûr cependant, et je n’arrive pas à trouver sa brochure parmi celles que j’ai chez moi. Si vous l’avez entre les mains, auriez1. Bergson fait ici allusion à la première conférence reproduite dans La foi laïque,
« L’intuition morale », prononcée en Sorbonne à l’occasion de l’Exposition universelle
devant un public d’instituteurs le 31 août 1878. Il n’est sans doute pas nécessaire de
souligner que faire l’éloge du premier texte datant de plus de trente ans de cette anthologie
n’est pas la marque d’un enthousiasme exagéré pour l’ensemble.
2. Samuel Buell Allison, comme précisé dans la lettre suivante, né en 1861, directeur
de la Walsh School de Chicago, père du physicien Samuel King Allison (1900-1965), est
l’auteur d’ouvrages pour la jeunesse dont le plus connu, fréquemment réédité, est une
adaptation remaniée du classique de Daniel Defoe : An American Robinson Crusoe – for
American Boys and Girls, 1918. Merci à Jacqueline Lalouette pour son aide, toujours précise
et précieuse ! L’article ici mentionné de Samuel Allison nous demeure malheureusement
inconnu pour le moment.
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LETTRES DE BERGSON À FERDINAND BUISSON
vous l’obligeance de me l’envoyer ? Je vous la retournerais aussitôt avec
quelques mots d’appréciation.
Que mes travaux puissent fournir quelques indications sur ce que
l’éducation ne doit pas faire, c’est possible ; mais je doute qu’on puisse
aller plus loin, et tirer d’eux une pédagogie positive, précise. En tous cas
je ne m’y suis jamais risqué moi-même, ni dans mes conférences d’Amérique 1 ni ailleurs. J’estime que je n’ai pas assez expérimenté pour cela.
Mon expérience est celle d’un professeur de philosophie, qui n’a guère
eu affaire qu’à des élèves de seize ou dix-sept ans au moins. Or (vous le
savez mieux que moi) les vues théoriques ne peuvent servir, en matière
pédagogique, qu’à suggérer les expériences ; c’est seulement en essayant,
en tâtonnant, qu’on arrive à déterminer ce qui est viable et ce qui ne l’est
pas.
Croyez, je vous prie, cher et très honoré Collègue, à mes sentiments
respectueux et tout dévoués.
H. Bergson
e
Nouvelle adresse : 31 rue d’Erlanger (XVI )
Paris, 31, rue d’Erlanger
5 nov[embre] 1915 2
Cher et très honoré Collègue,
Surchargé de travail en ce moment, je n’ai pas encore pu vous
répondre et vous remercier. L’article de M. Samuel B. Allison est d’un
esprit extrêmement pénétrant. L’auteur m’a étudié à fond et s’est assimilé
l’esprit de mes travaux à tel point qu’en maint endroit il a prolongé mes
réflexions dans le sens où je les prolonge moi-même, aboutissant aux
conclusions où j’aboutis. Peut-être va‑t-il parfois un peu plus loin que je
n’irais ; il lui arrive d’être plus « bergsonien » que je ne le suis moi-même.
Ainsi, de ce que la vie (surtout la vie spirituelle) est essentiellement liberté
1. En 1913, lors de son premier voyage aux États-Unis d’Amérique.
2. Lettre dactylographiée, en double exemplaire, accompagnée d’une photocopie,
dans les archives de la SHPF.
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et création, je ne 1 conclurai pas qu’il faille rompre avec la tradition. Nous
devons plutôt conserver le plus que nous pouvons de ce qui aura été créé
dans le passé, pour l’organiser avec le présent. La réalité actuelle en sera
d’autant plus riche et plus pleine.
Comme je vous le disais, la difficulté est moins de poser des principes
généraux, en pareille matière, que de les faire passer dans la pratique. Je
trouve, surtout dans les deux ou trois dernières pages de la brochure, des
indications dans ce sens. Je souhaite que l’auteur puisse les vérifier et les
développer en expérimentant, car c’est l’expérience qui doit décider en
dernier ressort.
D’une manière générale, il me semble que nos méthodes d’enseignement sacrifient trop à l’ordre logique, qui va du simple au composé, de
l’abstrait au concret, du passé au présent, alors qu’il est souvent plus
facile, en suivant la marche inverse, de captiver l’attention et d’impressionner définitivement la mémoire. La première méthode est purement
intellectualiste ; elle fait appel uniquement à la faculté de comprendre.
La seconde (si elle est maniée comme il faut) s’adresse à la personnalité
tout entière ; elle prend son point de départ dans le réel et l’actuel, dans
ce qui intéresse les facultés de sentir et d’agir aussi bien que celle de
penser.
Par exemple, tout en reconnaissant ce qu’il y aurait de paradoxal et
d’impraticable à toujours prendre l’histoire à rebours en allant du présent
au passé, je crois qu’il serait souvent utile de partir des questions
contemporaines, – celles qui nous touchent et nous passionnent, – pour
remonter de proche en proche aux origines des difficultés contre lesquelles nous nous débattons. Le passé arriverait ainsi à faire corps avec
le présent ; il redeviendrait actuel. Et je crois qu’il se graverait tout de
suite et profondément dans la mémoire, comme tout ce qui nous intéresse personnellement. Nous n’avons jamais eu à apprendre notre propre
histoire, et c’est pourtant celle que nous savons le mieux. Tâchons de
faire que l’histoire de l’humanité devienne notre propre histoire. Dans
1. Nous rectifions une coquille évidente du tapuscrit qui porte « je » à la place de
« ne ».
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LETTRES DE BERGSON À FERDINAND BUISSON
mon livre « Matière et Mémoire » 1, j’ai essayé de montrer qu’il y a deux
espèces de mémoire, généralement confondue par les psychologues. La
première, personnelle, note les événements de notre vie au fur et à
mesure qu’ils se déroulent ; elle les retient nécessairement du premier
coup, puisqu’ils ne peuvent pas se répéter. La seconde, impersonnelle,
construit des souvenirs par répétition et n’est, en réalité, que l’habitude
de répéter. Je crois que l’éducateur aurait souvent intérêt à faire appel à
la première mémoire plutôt qu’à la seconde, ou à orienter la seconde
vers la première.
Pour passer à un tout autre ordre d’idées, je me demande s’il n’y
aurait pas lieu, – tout en donnant à l’instruction et à l’éducation une fin
désintéressée et un caractère idéaliste, – de faire une certaine place au
travail manuel, en vue même du développement de l’intelligence. Mon
ami Belot 2 a déjà dit quelque chose de ce genre, et il a bien voulu
rappeler, à ce sujet, le passage de l’« Évolution créatrice » 3 qui se rapporte
au caractère « fabricateur » de l’intelligence humaine : (j’ai proposé la définition : Homo faber, au lieu de : Homo sapiens). Naturellement, il ne
s’agirait pas d’un travail machinal. Il faudrait au contraire viser à développer chez l’enfant, puis chez le jeune homme, le goût de l’invention mécanique, qui est d’ailleurs inné. L’idée serait peut-être d’une application
difficile, car un enseignement de ce genre ne pourrait pas être donné par
des manœuvres ; il faudrait un personnel spécial, particulièrement intelligent, dressé à cet effet. Mais si nous voulons donner à la prochaine
génération son plein essor sur le terrain industriel, commercial, etc., le
vrai moyen n’est peut-être pas d’inculquer trop tôt des connaissances
scientifiques proprement dites ; c’est plutôt de tellement intéresser
l’enfant à la manipulation de la matière qu’il réclame ensuite lui-même et
1. Publié chez Alcan en 1896.
2. Gustave Belot (1859-1929), normalien de la même promotion que Bergson et
Jaurès, reçu 4e à l’agrégation de philosophie en 1881, inspecteur général de l’Instruction
publique, analyste et commentateur de l’œuvre de son condisciple depuis son article « Une
théorie nouvelle de la liberté », La Revue philosophique de la France et de l’étranger, t. XXX,
octobre 1890, p. 361-392.
3. Publié chez Alcan en 1907.
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PHILOSOPHIES ET POLITIQUE SCOLAIRE
47
reçoive avec joie les connaissances scientifiques capables de le rendre
plus inventif encore.
Ce sont là des réflexions décousues, et surtout bien vagues. Encore
une fois, je suis d’avis qu’il faudrait, avant tout, essayer, expérimenter ; et
l’expérimentation en pareille matière est si absorbante qu’il est bien difficile de la conduire de front avec d’autres occupations.
Croyez, je vous prie, cher et très honoré Collègue, à mes sentiments
les plus dévoués.
H. Bergson.
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II
SOULEYMANE BACHIR DIAGNE
« BERGSON DANS LES COLONIES.
INTUITION ET DURÉE
DANS LA PENSÉE DE SENGHOR ET IQBAL »
PRÉSENTATION :
PENSER UN BERGSON POSTCOLONIAL ?
par Yala KISUKIDI
L’article que nous présentons ici et dont nous proposons une traduction française a été rédigé en anglais par Souleymane Bachir Diagne, professeur à l’Université de Columbia, dans les numéros d’automne-hiver
2008 de la revue Qui parle 1. Souleymane Bachir Diagne, spécialiste de
logique et d’épistémologie ainsi que des traditions philosophiques de
l’Afrique, de l’Occident et du monde islamique, développe, dans l’article
« Bergson dans les colonies », une approche profondément neuve et
nécessaire de la philosophie de Bergson, participant pleinement à la vaste
entreprise de relecture des œuvres de l’auteur, dont les présentes Annales
se veulent l’organe et l’écho.
L’article de Souleymane Bachir Diagne analyse l’influence de la philoso1. Souleymane Bachir Diagne, « Bergson in the colony », in Qui parle, Fall/Winter 2008, vol. 17, no 1, Berkeley, p. 125-145.
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SOULEYMANE BACHIR DIAGNE
phie de Bergson sur deux grandes philosophies de la décolonisation : la
négritude de Léopold Sédar Senghor et le projet de reconstruction de la
pensée religieuse de l’Islam de Mohamed Iqbal. Deux travaux de
Souleymane Bachir Diagne, précédant la rédaction de cet article, étudiaient
déjà, pour elles-mêmes, les philosophies de ces deux auteurs, à savoir Islam
et société ouverte : La fidélité et le mouvement dans la philosophie de Mohamed Iqbal 1
publié en 2001 et Léopold Sédar Senghor, l’art africain comme philosophie 2 publié
en 2007. Cependant, ces deux essais, s’ils commençaient à présenter, en
filigrane, le lien profond qui unit ces deux philosophies à la pensée de
Bergson 3, ne l’analysaient pas pour lui-même. C’est avec l’article au titre
évocateur « Bergson dans les colonies » que Souleymane Bachir Diagne
étudie pour elle-même cette circulation intellectuelle entre trois philosophies venant de trois continents différents, l’Europe, l’Afrique et l’Asie
– étude poursuivie, ensuite, dans un livre publié en janvier 2011 aux éditions du CNRS, sous le titre non moins évocateur : Bergson postcolonial – L’élan
vital dans la pensée de Léopold Sédar Senghor et de Mohamed Iqbal 4.
La présentation d’un tel article exige ainsi, de façon quasi naturelle, de
se concentrer sur deux axes d’étude :
1/ d’abord, il faut rappeler, brièvement, qui sont Mohamed Iqbal et
Léopold Sédar Senghor, ce dernier non pas en tant que poète, mais en tant
que philosophe. Rappel nécessaire en ce qu’il doit montrer comment les
lectures bergsoniennes de ces deux penseurs permettent de déconstruire à
la fois les représentations erronées qu’on peut se faire, et de la négritude
senghorienne, et d’une conception de la temporalité prisonnière de l’idée
de destin dans la pensée islamique.
1. Souleymane Bachir Diagne, Islam et société ouverte : La fidélité et le mouvement dans la
philosophie de Mohamed Iqbal, Paris, Maisonneuve et Larose, 2001, 108 p.
2. Souleymane Bachir Diagne, Léopold Sédar Senghor, l’art africain comme philosophie, Paris,
Riveneuve éditions, 2007, 166 p.
3. Pour l’analyse du lien entre Senghor et Bergson, il faut se reporter au chapitre
« Con-naissance » et particulièrement à la section intitulée « Bergson : la révolution de
1889 » dans Léopold Sédar Senghor, op. cit., p. 79-85.
4. Ce livre de Souleymane Bachir Diagne se divise en quatre chapitres – chapitres qui
furent d’abord des conférences prononcées au Collège de France entre le 18 décembre
2009 et le 18 janvier 2010, sauf le quatrième qui fut l’objet d’une publication séparée dans
la revue Diogène.
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BERGSON DANS LES COLONIES. PRÉSENTATION
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Les deux philosophies de ces poètes-philosophes restent méconnues 1,
en France, pour des raisons pratiques, mais aussi polémiques en ce qui
concerne la pensée de Senghor. Les grands textes philosophiques en
prose et rédigés en anglais de Mohamed Iqbal, La métaphysique en Perse
(1908) et Reconstruire la pensée religieuse de l’Islam (1930), traduits en français
par Éva de Vitray-Meyerovitch, ne sont plus édités. De même pour la
philosophie de Léopold Sédar Senghor qui se concentre autour des cinq
volumes intitulés Liberté et d’un entretien avec Mohamed Aziza ayant
pour titre La poésie de l’action 2. Aussi, un point vient compliquer la réception de cette philosophie : de nombreuses controverses sont venues opacifier le sens même de la négritude senghorienne, qui s’épanouit d’abord
et avant tout en une philosophie de l’art et du métissage culturel 3.
2/ L’évocation de ces deux figures doit, dans un deuxième temps,
permettre de questionner la méthode de lecture de l’œuvre de Bergson
mise en place par Souleymane Bachir Diagne dans « Bergson dans les
colonies » (et qui se prolonge dans le livre Bergson postcolonial). Car
Souleymane Bachir Diagne nous invite à concevoir une véritable nouveauté, à savoir la possibilité de penser avec pertinence et en un sens très
précis l’inscription de la philosophie de Bergson dans le champ des études
postcoloniales.
1. Abdennour Bidar rappelle dès les premières pages du chapitre I de son livre
consacré à Mohamed Iqbal, L’islam face à la mort de Dieu. Actualité de Mohammed Iqbal (Paris,
François Bourin Éd., 2010, 314 p.), que cet auteur est « à peu près inconnu en France »
(ibid., p. 13).
2. Les textes qui regroupent les réflexions philosophiques en prose de Senghor sont
d’abord les cinq tomes du recueil intitulé Liberté (Liberté : Négritude et humanisme, 1964 ;
Liberté II : Nation et voie africaine du socialisme, 1971 ; Liberté III : Négritude et civilisation de
l’Universel, 1977 ; Liberté IV : Socialisme et planification, 1977 ; Liberté V : Le dialogue des cultures,
1993), édités aux Éditions du Seuil. Ces ouvrages réunissent les principales œuvres en
prose de Senghor : essais, préfaces, articles, conférences, discours, allocutions. On peut
ensuite mentionner Ce que je crois. Négritude, Francité et Civilisation de l’Universel (Paris,
Grasset, 1988), et également les entretiens avec l’écrivain tunisien Mohamed Aziza, cités
ci-dessus, réunis sous le titre La poésie de l’action (Paris, Stock, 1980).
3. Ce point est rappelé à de nombreuses reprises par Souleymane Bachir Diagne, dans
son livre Léopold Sédar Senghor, l’art africain comme philosophie (op. cit.) où il montre que la
pensée senghorienne doit être conçue comme une « herméneutique de l’art africain » (ibid.,
p. 10). À la fin de ce même livre, un chapitre entier est consacré à la philosophie du
métissage de Senghor, mettant en avant le titre d’une allocution de Senghor en hommage à
Gaston Berger : « Chacun doit être métis à sa façon » (Liberté V, p. 46-52).
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SOULEYMANE BACHIR DIAGNE
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Léopold Sédar Senghor (1906-2001) et Mohamed Iqbal (1877-1938)
sont tous les deux des penseurs nés dans les colonies 1. Tous deux, ils
ont été amenés à développer des pensées de l’affirmation de soi, à
travers leurs œuvres philosophiques et poétiques, ainsi que leur action
politique. Ils ont eu des trajectoires intellectuelles et politiques quasiment
parallèles, traversées par les mêmes inquiétudes. Le premier, né à Joal au
Sénégal, arriva en France en 1928 pour ses études. Intellectuel fondateur
de la négritude 2, il est le premier président de la toute nouvelle République du Sénégal de 1960 à 1980. Le second, né à Sialkot, petite ville du
Pendjab (dans les Indes britanniques, Pakistan actuel), fait une partie de
ses études à Lahore, puis à partir de 1905, il séjourne trois ans en Europe
à Cambridge, en Allemagne, puis à Londres – période durant laquelle il
rencontre Henri Bergson 3 et Louis Massignon. Poète, intellectuel et
homme politique, il est élu à l’Assemblée législative du Pendjab en 1927
1. On pourra se reporter avec profit, pour la biographie de Senghor, au livre de Janet
G. Vaillant, Vie de Léopold Sédar Senghor. Noir, Français et Africain (tr. fr. par Roger Meunier,
préface d’Abdou Diouf, Postface de Souleymane Bachir Diagne, Paris, Karthala, 2006,
448 p.). Pour quelques éléments biographiques sur la vie de Mohamed Iqbal, on pourra lire
la première section du premier chapitre du livre d’Abdennour Bidar cité plus haut (op. cit.,
p. 13-24).
2. Dans Ce que je crois (op. cit., p. 136-137), Léopold Sédar Senghor définit la négritude
comme suit : « Mais qu’est-ce donc que cette Négritude, me demandera‑t-on […] ? Pour ma
part, je la définis, encore une fois, comme “l’ensemble des valeurs de la civilisation noire”.
Il reste que, depuis les années 1930, où Aimé Césaire a lancé le mot dans son journal
L’Étudiant noir, sa signification a évolué dans le sens d’un combat pour une libération des
chaînes de la colonisation culturelle, mais surtout pour un humanisme nouveau. »
3. Dans sa préface à la traduction de Reconstruire la pensée religieuse de l’Islam d’Iqbal par
Éva de Vitray-Meyerovitch, l’orientaliste Louis Massignon relate, en quelques lignes, cette
rencontre entre Iqbal et Bergson comme suit : « Iqbal avait connu Bergson et, malgré une
traduction anglaise fort déficiente (et reniée par Bergson), avait senti pour Bergson une
affinité spirituelle “sémitique” ; et il finit par venir à Paris pour s’entretenir avec lui » (in
Reconstruire la pensée religieuse de l’Islam de Mohamed Iqbal, trad. fr. É. de Vitray-Meyerovitch,
préface de Louis Massignon, Paris, Adrien Maisonneuve, 1955 ; rééd. Éd. du Rocher Unesco, 1996, p. 205). Malgré une expression qui peut laisser quelque peu perplexe, Louis
Massignon met explicitement en avant la communauté de problèmes qui rattache Iqbal à la
philosophie de Bergson.
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BERGSON DANS LES COLONIES. PRÉSENTATION
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et se fait le défenseur d’un État musulman autonome qui inspirera les
fondateurs du Pakistan 1.
Tout comme Senghor, Iqbal fut pris dans le tourbillon politique de la
décolonisation et, tout comme lui aussi, ses projets politiques furent rattachés à l’élaboration d’une pensée philosophique. Philosophie de la négritude pour l’un, philosophie d’une reconstruction de la pensée religieuse
de l’Islam, pour l’autre. Deux philosophies affirmant le fait d’être autre,
c’est‑à-dire non européen, en s’opposant de manière radicale à toute visée
séparatiste et close et en prônant, pour Senghor, l’émergence d’une « Civilisation de l’universel », en un sens teilhardien 2, et pour Iqbal, contre le
nationalisme 3, l’avènement d’une « démocratie spirituelle » 4, fin dernière
de l’Islam.
Au centre de ces deux trajectoires intellectuelles et politiques se trouve,
entre autres, la pensée philosophique de Bergson. Souleymane Bachir
Diagne s’attache à mettre en lumière cette présence de Bergson « dans les
colonies », c’est‑à-dire au cœur de deux pensées qui se sont constituées à
1. Pour une compréhension précise du lien entre la pensée d’Iqbal et la naissance du
Pakistan, on consultera la première section du chapitre III du livre de Souleymane Bachir
Diagne, Bergson postcolonial (Paris, CNRS Éd., 2011, p. 68-80).
2. Senghor, Liberté V, Paris, Éd. du Seuil, 1993, p. 12-13 : « Marx et Engels nous
ignoraient passablement. Teilhard nous invite, nous Négro-Africains, avec les autres
peuples et races du Tiers-Monde, à apporter notre contribution au “rendez-vous du
donner et du recevoir”. Il nous restitue notre être et nous convie au Dialogue : au plusêtre. […] Voilà justifiés, en même temps, notre nationalisme et notre Négritude. Non pour
le combat, mais pour la coopération ; pas pour la haine, pour l’amour. Pour cette “véritable
union”, qui ne confond pas, mais différencie en enrichissant mutuellement. »
3. On retrouve, chez Iqbal, dans la dernière conférence de Reconstruire (cité RR), une
critique du nationalisme et, aussi, du socialisme athée. Certes le socialisme athée « qui
possède toute la ferveur d’une nouvelle religion, fait preuve d’une plus grande largeur de
vue » (RR, p. 188) que le nationalisme, mais à cause de ses bases philosophiques il se
détourne de toute sa fécondité créatrice, « rétrécissant » ainsi pensées et émotions qui ne
sont plus au contact « avec la source éternelle de vie et de puissance ». Ainsi, Iqbal peut
ajouter : « Le nationalisme, aussi bien que le socialisme athée, du moins dans l’état présent
des relations humaines, doivent tabler sur les forces psychologiques de haine, de soupçon
et de ressentiment qui tendent à appauvrir l’âme de l’homme et à obstruer ses sources
d’énergie spirituelle cachées » (ibid., p. 188).
4. RR, p. 180 : « Souhaitons que le musulman de nos jours sache apprécier sa
position, reconstruire sa vie sociale à la lumière des principes ultimes, et dégager des
desseins jusqu’ici partiellement révélés de l’Islam cette démocratie spirituelle qui est la fin
dernière de l’Islam. »
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SOULEYMANE BACHIR DIAGNE
l’intérieur des empires coloniaux et de leur désintégration. Cette présence de
Bergson dans ces philosophies n’a rien d’accidentel : elle s’avère au
contraire essentielle pour la constitution même des projets iqbaliens et
senghoriens. En effet, les concepts fondamentaux du bergsonisme (intuition, élan vital, durée créatrice) sont repris et retravaillés par ces auteurs
pour élaborer leurs philosophies émancipatrices. Chez Iqbal, la lecture
interne du Coran s’accompagne d’un dialogue constant avec la philosophie
bergsonienne de la durée et ses développements dans L’Évolution créatrice.
Ce dialogue donne corps à une cosmologie coranique qui doit être
comprise comme une cosmologie de l’émergence ainsi qu’à une anthropologie définissant l’humanité comme créatrice. Chez Senghor, la redécouverte de l’intuition, qui suscita des interrogations légitimes, est centrale
pour la constitution de la philosophie de la négritude. La promotion philosophique de l’intuition par la philosophie de Bergson inaugure ce que
Senghor appelle « La révolution de 1889 » – 1889 date de parution de l’Essai
sur les données immédiates de la conscience, mais aussi, comme le rappelle ce
dernier, de Tête d’or de Claudel 1. Cette révolution redonne toutes ses lettres
de noblesse à la « raison intuitive » 2, permettant l’affirmation d’une esthétique de l’art africain, se lisant dans les chants, les danses et les arts plastiques de l’Afrique et trouvant même quelques représentants européens
chez des poètes comme Péguy, Claudel, Rimbaud, Tzara 3… À ce titre, et
Souleymane Bachir Diagne le montre avec force, le mot fameux de
Senghor, écrit en 1939, « l’émotion est nègre comme la raison hellène » ne peut être
1. Léopold Sédar Senghor, Ce que je crois. Négritude, Francité et Civilisation de l’Universel,
Paris, Grasset, 1988, p. 209-210 : « Mais pourquoi la Révolution de 1889 ? C’est que cette
année, désormais célèbre chez les militants de la Négritude et depuis les années 1930, est
celle de deux événements, je ne dis pas littéraires, mais culturels majeurs. C’est en cette
année 1889, en effet, cent ans exactement après la première Révolution française, que le
philosophe Henri Bergson publia sa grande œuvre, l’Essai sur les données immédiates de la
conscience, tandis que Paul Claudel le faisait de Tête d’or, sa première pièce de théâtre. Ici et là,
c’étaient les premières réactions majeures et convaincantes au Cogito ergo sum : aussi bien au
rationalisme discursif qu’au positivisme matérialiste. Dès sa première pièce de théâtre,
Claudel animait le drame français de ce souffle lyrique, poétique, par lequel il aspirait à
l’absolu. Quant à Bergson, remontant jusqu’aux sources spiritualistes de la philosophie
grecque, à la théôria, il a redonné sa place à la raison intuitive, comme c’était le cas en
Égypte, en Afrique, où l’avait retrouvée Platon. »
2. Ibid., p. 210.
3. Léopold Sédar Senghor, Ce que je crois, op. cit., p. 210-217.
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BERGSON DANS LES COLONIES. PRÉSENTATION
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compris, massivement, comme l’expression d’un essentialisme racialiste
opérant une division au sein de l’humanité, mais comme la manifestation
de deux profondeurs de l’âme engageant, chacune, des esthétiques singulières. La généalogie bergsonienne du concept senghorien d’intuition
nuance nettement les accusations de « lévy-bruhlisme » lancées par Stanislas
Adotévi dans son pamphlet Négritude et négrologues, même si elle ne permet
pas de nier une certaine tension qui persiste dans le discours senghorien.
De Bergson, les philosophies senghoriennes et iqbaliennes retiennent
ainsi que pour penser le réel en coïncidant avec lui, il faut penser autrement,
c’est‑à-dire se défaire des catégories ontologiques traditionnelles et réaffirmer la dignité de l’intuition comme mode de connaissance et/ou du changement comme réalité. Le « penser autrement » de Bergson a bel et bien
quelque chose de révolutionnaire en ce qu’il réaffirme la dignité de ce que la
tradition philosophique a pu tenir pour indigne. On peut ainsi saisir, sans
glissement rhétorique, la charge libératrice du bergsonisme pour des penseurs comme Iqbal et Bergson : le penser autrement ouvre la voie à la
possibilité d’une pensée de l’autre, non plus saisi négativement, comme indigne d’attention d’un point de vue philosophique et politique, mais positivement, comme acteur d’une création à laquelle participe tout être humain 1.
Pour montrer cela, Souleymane Bachir Diagne construit son article en
suivant une direction précise. Il expose, d’abord, le « philosopher autrement » de Bergson. Puis il s’attache à décrire les mutations d’un tel philosopher à travers les regards de Senghor et d’Iqbal, mutations qui ouvrent la
voie à un « devenir africain du bergsonisme » (« the becoming African of bergsonism ») et à un « devenir islamique du bergsonisme » (« the becoming Islamic of
bergsonism »). Car, il s’agit bel et bien, pour Senghor et Iqbal, de mettre en
avant, pour le premier, toutes les forces créatrices de l’« homme noir »
contre certains clichés véhiculés par l’entreprise de négation coloniale, et
pour le second, d’inviter les musulmans, contre les pétrifications nationa1. Pour Senghor, voir sur ce point l’article « Ce que l’homme noir apporte », repris
dans Liberté I, p. 22-38. Concernant Iqbal, on se rapportera à sa critique du conservatisme,
en général, et du conservatisme religieux en particulier dans Reconstruire : « Le conservatisme est aussi mauvais en religion que dans n’importe quel domaine de l’activité humaine.
Il détruit la liberté créatrice de l’ego et empêche son accès à toute entreprise spirituelle
nouvelle » (RR, p. 183).
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SOULEYMANE BACHIR DIAGNE
listes, à édifier une société ouverte portée par des individualités ayant
renoué avec leur destination créatrice 1.
*
*
*
On pourra ainsi comprendre, dans un deuxième temps, qui fera aussi
office de conclusion, la méthode de lecture des textes bergsoniens,
qu’inaugure, pour nous, Souleymane Bachir Diagne dans son article. Le
devenir autre de la pensée de Bergson, l’altérisation de ce philosopher
autrement que constitue le bergsonisme à travers la négritude senghorienne
et la reconstruction iqbalienne de la pensée islamique ne permet rien de
moins que de lire Bergson comme un penseur postcolonial !
Cette hypothèse, Souleymane Bachir Diagne la mettra explicitement
en avant dans l’ensemble des conférences prononcées au Collège de
France réunies dans l’ouvrage intitulé avec force Bergson postcolonial. Ces
conférences prolongent, sans les répéter, les conclusions de « Bergson
dans les colonies » : elles insistent plus sur les aspects politiques des pensées de Senghor (à travers la pensée d’un socialisme de type vitaliste) et
d’Iqbal (en développant la philosophie de l’ijtihâd 2), alors que l’article dont
nous proposons ici une traduction analyse plutôt les dimensions cosmologique et cognitive de la reprise des concepts bergsoniens par les deux
poètes-philosophes. Mais, déjà, « Bergson dans les colonies » permet de
concevoir, en un sens tout à fait précis, en quoi Bergson peut être appréhendé comme un penseur postcolonial.
Bergson, penseur postcolonial ? Les lecteurs de Bergson auront du
mal à cacher leur surprise. En effet, dans la pensée du philosophe, il n’y a
quasiment pas de référence au problème des colonies (une allusion, seulement, dans le quatrième chapitre du grand livre de 1932 Les Deux Sources de
1. On pourra citer les vers du Livre de l’éternité qui concluent Reconstruire de Mohamed
Iqbal : « Quelle splendeur que de faire briller son moi, / Et d’éprouver son éclat en la
présence du Soleil ! / Sculpte donc ta forme ancienne, / et crée un nouvel être. / Un tel
être est l’être véritable ; / Sinon ton ego n’est que fumée ! » (RR, 199).
2. Pour une compréhension du concept d’ijtihâd, voir la note 1, p. 83, de notre
traduction de l’article « Bergson dans les colonies ».
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BERGSON DANS LES COLONIES. PRÉSENTATION
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la morale et de la religion 1). Et aucun texte dans le corpus même de l’auteur
ne semble autoriser à faire de Bergson un « auteur postcolonial » avant la
lettre, comme on pourrait aisément le faire pour un Sartre 2 qui, non
seulement, comme le rappelle Kathleen Gyssels dans son article « Sartre
postcolonial » 3, a pris des positions très claires sur la question coloniale
(Situation V), mais qui en plus a préfacé des textes désormais classiques
pour les penseurs des Postcolonial studies, à savoir Portrait du colonisé d’Albert
Memmi, Les damnés de la terre de Frantz Fanon ou encore la préface Orphée
noir de L’anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française de
Léopold Sédar Senghor 4. Or, il n’y a aucun texte de ce type chez Bergson,
aucune réflexion politique développée ayant pour centre la question coloniale ou faisant la promotion de pensées décolonisatrices 5.
Cependant, émettre l’hypothèse d’un « Bergson, penseur postcolonial » ne revient aucunement à céder à ce que quelques mauvaises langues
pourraient appeler l’air du temps. Dans « Bergson dans les colonies », il
apparaît tout à fait pertinent d’attribuer une triple portée à cette dénomination :
1/ Penser un « Bergson postcolonial » invite, en effet, à étudier la
manière dont la philosophie bergsonienne a pu participer à la constitution
de pensées politiques émancipatrices non européennes, partageant son
orientation métaphysique. La « compatibilité » des concepts bergsoniens
avec de tels projets philosophico-politiques conduit d’emblée à réévaluer la
1. Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, Paris, PUF, coll. « Quadrige »,
2008, 10e éd., p. 308.
2. Nous devons à Souleymane Bachir Diagne la mise en parallèle d’une pensée de
Sartre comme penseur postcolonial avec sa thèse consistant à penser un « Bergson
postcolonial ».
3. Kathleen Gyssels, « Sartre postcolonial ? Relire Orphée noir plus d’un demi-siècle
après », in Cahiers d’études africaines, no 179-180, 2005, p. 631-650.
4. Kathleen Gyssels rappelle que ces textes de Jean-Paul Sartre ont été réunis, en
anglais, dans le recueil intitulé Colonialism and neocolonialism en 2001 (ibid., p. 631).
5. On pensera à l’article de Georges Friedmann « La prudence de M. Bergson, ou
Philosophie et caractère » (in Commune, 3, no 30, 1936, p. 721-736) où l’auteur critique
l’absence de réflexion sur la question coloniale dans Les Deux Sources : « M. Bergson n’eut
jamais un mot à dire contre les injustices des traités, les terreurs coloniales, l’exploitation
des faibles, la violence des appétits impérialistes, dont la France et les Alliés donnèrent
l’exemple » (cité par François Azouvi dans La gloire de Bergson, Paris, Gallimard, coll. « NRF
Essais », 2007, p. 309).
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SOULEYMANE BACHIR DIAGNE
charge critique du bergsonisme et peut-être même à pointer, contre toute
attente, le caractère subversif de certains concepts bergsoniens – caractère
subversif masqué par les caprices de la mode et de l’oubli qui glorifièrent
ou enterrèrent la pensée de Bergson.
2/ Elle implique une compréhension précise de ce qu’il faut entendre
quand on parle d’une influence de Bergson sur les pensées de Senghor et
d’Iqbal. Cette influence n’a aucunement le sens d’une domination imposée, comme si Senghor et Iqbal n’avaient pu échapper à un certain
impérialisme culturel occidental, ou mieux encore à une « épistémé occidentale » représentée ici par Bergson. Cette influence doit plutôt prendre le
sens d’une affinité. Les lectures iqbaliennes et senghoriennes de Bergson
permettent d’assister à la constitution en acte de pensées hybrides produites à une époque précise autour d’une communauté d’inquiétudes et
de problèmes.
3/ Elle pousse, aussi, à questionner le sens de la philosophie politique
de Bergson, et ce de façon surprenante.
On assiste, en effet, à travers les réflexions de Senghor et d’Iqbal, à
une utilisation pratique des concepts métaphysiques bergsoniens. Or, on
sait qu’en 1932, Bergson invitait à faire un usage pratique des concepts
centraux des Deux Sources dans le quatrième chapitre de l’ouvrage : le clos
et l’ouvert devaient permettre, à la fois, de penser le monde sociopolitique mais aussi de donner des perspectives pour le changer, en appelant
à l’ouverture des sociétés.
Cependant, l’étude de Souleymane Bachir Diagne nous permet de
voir que c’est dans la métaphysique même de Bergson, et non pas dans
les écrits politiques de 1932, que des penseurs ont trouvé des outils
conceptuels pour forger des philosophies décolonisatrices de l’émancipation et de l’affirmation ouverte de soi. La constitution des pensées émancipatrices de Senghor et d’Iqbal s’élabore à partir des livres de Bergson
qui précèdent la création des concepts du clos et de l’ouvert, à savoir la
durée, l’intuition, l’élan vital.
Penser un « Bergson postcolonial » possède ainsi une véritable force
critique qui permet d’appréhender de façon nouvelle le sens politique de la
philosophie de Bergson, et de couper court à certaines interprétations de
l’auteur ayant fait de son vitalisme le terreau de pensées réactionnaires et
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BERGSON DANS LES COLONIES. PRÉSENTATION
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nationalistes 1. Certes, on le sait, les concepts construits par Bergson, avant
1932, n’ont pas de portée politique, mais ce que le travail de Souleymane
Bachir Diagne permet de réaffirmer, c’est qu’ils ne portent pas, cachés en
eux, une philosophie politique réactionnaire sublimée par une métaphysique de la vie créatrice.
Si l’attention au bergsonisme d’un Senghor ou d’un Iqbal permet de
déconstruire les préjugés qui entourent la philosophie de la Négritude et
une pensée philosophique islamique, soi-disant rétive à l’idée de changement, elle dégage les conditions de possibilité à partir desquelles il devient
possible de redécouvrir la philosophie politique de Bergson, expurgée une
fois pour toutes des lectures hâtives qui ont pu en opacifier le sens.
Il apparaît ainsi nécessaire et pertinent, comme nous y invite
Souleymane Bachir Diagne dans cet article « Bergson dans les colonies »,
de penser un « Bergson postcolonial ». Cette dénomination doit être entendue en un sens positif et critique. Positif, en ce que l’œuvre de Bergson a
pu contribuer, de manière interne, à la constitution de deux grandes philosophies de la décolonisation, participant à la formation, en acte, de pensées
hybrides. Et critique, en ce qu’il apparaît contestable de rechercher dans
les grandes thèses métaphysiques de Bergson les linéaments d’un conservatisme politique, contredisant de manière spectaculaire la profondeur de
la pensée émancipatrice qui s’affirmera dans les Deux Sources.
1. On pensera notamment aux thèses de l’historien Zeev Sternhell qui dès l’introduction de son ouvrage Maurice Barrès et le nationalisme français (Paris, Presses de Sciences Po, 1972 ;
rééd. Fayard, 2000) affirme que Bergson « a une très grande part dans le climat antidémocratique, antirationaliste et anti-intellectualiste de la fin du XIXe s. et du début du XXe s. » (ibid.,
p. 49). Pour Zeev Sternhell, le « sens vital » barrésien, qu’on retrouve dans Le Jardin de Bérénice
(1891), peut être apparenté à l’élan vital bergsonien (p. 49). On pourra aussi penser à l’ouvrage
plus récent, et très stimulant, de la philosophe américaine Donna V. Jones, intitulé The Racial
Discourses of Life Philosophy (New York, Columbia University Press, 2010), qui définit la
philosophie bergsonienne comme un vitalisme mnémonique (« mnemic vitalism »). Ce vitalisme, loin d’affirmer la nouveauté, ouvrit la porte au racialisme spiritualiste qui fit florès dans
l’entre-deux-guerres (ibid., p. 79). Elle rappelle, à ce titre, que les plus fameux disciples de
Bergson, à savoir Édouard Le Roy et Jacques Chevalier, ne tirèrent aucunement une pensée
politique émancipatrice de la philosophie bergsonienne (ibid., p. 79).
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B E RGS O N D ANS L ES CO LON I ES
I N T U I T I O N E T D U R É E D AN S L A P E N S É E D E S E N G H O R
ET IQBAL*
par Souleymane Bachir DIAGNE
Le 29 mars 1984, Léopold Sédar Senghor (1906-2001) était officiellement appelé à l’Académie française comme nouvel « Immortel ». Il avait
démissionné du poste de président du Sénégal quatre années auparavant, en
1980, et était retourné à ce qu’il avait toujours considéré comme étant sa
vraie vie, celle de poète. Dans le discours inaugural qu’il effectua pour
accueillir le Sénégalais au milieu des membres de l’Académie, Edgar Faure le
salua en tant que roi des poètes et des philosophes dans les termes suivants :
Vous êtes de ceux qui pensent que les poètes, parce qu’ils sont des visionnaires, sont qualifiés pour conduire le destin des peuples dans les périodes de
mutation, quand le mouvement de l’Histoire est si rapide qu’on ne peut
l’accompagner qu’en le précédant.
Et Edgar Faure en vint à comparer Senghor à un autre roi des poètes
et des philosophes, originaire d’Inde : Muhammad Iqbal (1877-1938).
Iqbal dont il cita les vers suivants :
Apparais, ô cavalier du destin !
Apparais, ô lumière du sombre royaume du changement ! […]
Fais taire le tumulte des nations,
Enchante nos oreilles avec ta musique !
Lève-toi et accorde la harpe de la fraternité1 …
* Titre original : « Bergson in the colony : Intuition and Duration in the Thought of
Senghor and Iqbal » – article de Souleymane Bachir Diagne publié dans la revue Qui parle,
University of California, Berkeley, Fall/Winter 2008, vol. 17, no 1. Nous tenions à
présenter nos vifs remerciements à Souleymane Bachir Diagne pour sa relecture et les
remarques très riches qu’il a apportées à notre travail de traduction.
1. Ces vers sont tirés de Les secrets du soi de Muhammad Iqbal, trad. angl. de Reynold
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SOULEYMANE BACHIR DIAGNE
Se tournant ensuite vers Senghor, il conclut : « Cette apostrophe n’at-elle pas trouvé son destinataire ? Je dirai ton nom, Senghor ! »
Ce rapprochement entre Senghor, le Sénégalais, et Iqbal, l’Indien, cette
manière dont Edgar Faure créa un dialogue entre eux, ne furent-ils qu’un
dispositif rhétorique ? Ce fut, en fait, bien plus que cela, et, on pourrait
dire, bien plus que ne l’imagina Edgar Faure lui-même. La ressemblance
entre Senghor et Iqbal – tous les deux poètes, tous les deux venant des
colonies d’Europe, tous les deux hommes d’État engagés dans la libération
de leurs peuples, tous les deux philosophes, le premier un catholique pratiquant, le second un musulman – tient essentiellement, et de façon ultime, à
la philosophie qui les influença tous les deux profondément : le bergsonisme.
Comment les deux hommes, tous les deux poètes, tous les deux philosophes, tous les deux hommes d’État, et tous les deux venant de pays
colonisés par l’Europe au nom de la civilisation – c’est‑à-dire au nom de
l’imposition d’une identité au reste du monde – en vinrent à articuler une
philosophie se demandant ce que cela signifie que d’être « autre » à la
philosophie d’Henri Bergson, constitue le problème abordé par cette
réflexion. Elle montre que, parce que Bergson représenta une rupture
dans l’histoire de la philosophie occidentale et introduisit, de ce fait, une
approche philosophique radicalement différente de la direction empruntée
en Occident depuis Aristote, Bergson permit aux philosophies de l’altérité
de Senghor et d’Iqbal de trouver leur propre langage. Cette étude retrace
également l’influence de Bergson à la fois sur la notion senghorienne de
Négritude et sur la pensée Islamique moderniste d’Iqbal en présentant,
brièvement, l’autre philosophie de Bergson, puis la philosophie senghorienne de l’africanité, et enfin, dans sa troisième partie, le projet iqbalien
d’une « reconstruction de la pensée religieuse de l’Islam ». J’ai respectivement intitulé les parties deux et trois : « La philosophie senghorienne de la
négritude, ou le devenir africain du bergsonisme » et « Le projet iqbalien de
Nicholson (Lahore, 1920) [Les secrets du soi, suivi de Les mystères du non-moi, trad. fr. de
Djamehid Mortazavi et Éva de Vitray-Meyerovitch, Paris, Albin Michel, 1989, p. 53
(NdT.)]. Ce long poème métaphysique, écrit en persan en 1915 et traduit en anglais en
1920, apporta une renommée immédiate à son auteur, à la fois en Orient et en Occident.
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“reconstruction” ou le devenir islamique du bergsonisme ». Le fait qu’un
philosophe juif attiré par le catholicisme eut une telle importance à la fois
sur un penseur de la philosophie islamique comme Muhammad Iqbal et
un philosophe catholique de l’Africanité comme Senghor est d’un grand
intérêt pour l’étude de Bergson et du bergsonisme, mais cela dit aussi
quelque chose de capital sur la manière dont Senghor et Iqbal en vinrent à
construire leurs philosophies de l’identité africaine et islamique dans un
contexte colonial. En expliquant comment Senghor utilisa le concept bergsonien d’intuition à ses fins propres et comment Reconstruire la pensée religieuse de l’Islam d’Iqbal fut redevable à la philosophie bergsonienne du
temps comme durée, cet essai souligne les compréhensions dialogiques de
ces poètes à propos du sens de l’affirmation de soi : les identités qu’ils
revendiquèrent face au colonialisme ainsi que leurs philosophies de l’altérité ne furent pas séparatistes. Ils ne définirent pas leur altérité comme un
ghetto, comme une spécificité à laquelle on ne peut échapper, fermée sur
elle-même, mais plutôt comme quelque chose se constituant à travers le
dialogue : en d’autres termes, ils comprirent l’identité comme n’étant pas
seulement ouverture à la différence, mais aussi comme étant constituée
par elle.
Mais d’abord, quelle est, exposée brièvement, l’autre philosophie de
Bergson ?
1. LA PHILOSOPHIE BERGSONIENNE DE LA NOUVEAUTÉ
À plusieurs reprises, Senghor répète que la révolution philosophique de
Bergson est ce qui rendit possible la formulation d’autres philosophies, à
savoir les philosophies des peuples autres que l’« Europe ». « L’autre philosophie » de Bergson, son « philosopher autrement », rendirent possible la « philosophie des autres ». La révolution bergsonienne renvoie, chez Senghor, à
une expression qu’il créa à partir d’un jeu de mots : « la Révolution de
1889 ». La date fait référence à la publication du premier livre de Bergson
(qui fut, en fait, sa thèse) : Essai sur les données immédiates de la conscience. Pour
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Senghor, cette œuvre (avec les Illuminations de Rimbaud) marqua l’aube
d’une nouvelle ère dans l’histoire intellectuelle, caractérisée comme l’ouverture de la possibilité de « couler, dans le réel, une vision en profondeur, en
dépassant l’écorce superficielle des choses » 1. D’après Senghor, la clef d’une
telle vision est le concept d’intuition placé au centre même de la pensée de
Bergson. Ce concept, ou plutôt la compréhension qu’il en eut, joue un rôle
essentiel dans la notion senghorienne de Négritude.
Senghor a absolument raison : ce que Bergson accomplit ne fut rien
de moins qu’une révolution dans l’histoire de la pensée occidentale. La
nouveauté radicale du bergsonisme n’est en aucun cas suraccentuée par le
terme, non moins suremployé, de « révolution ». Avant lui, la pensée occidentale s’était engagée dans la direction tracée par les paradoxes de
Zénon sur le temps. Ces fameux paradoxes, comme Bergson le démontra,
provenaient d’une conception spatialisée du temps, et, par conséquent,
d’une réduction du mouvement à la trajectoire. Chercher à comprendre le
temps en tant que tel en sa vérité – en tant qu’irréductible à la spatialité –
et repenser le mouvement par-delà la simple trajectoire signifiait abandonner la direction prise auparavant et recommencer à penser, avec de nouvelles catégories. Bergson entreprit la tâche de philosopher autrement, à
la fois en tournant le dos à une tradition de pensée dans laquelle, comme
il l’établit strictement, « le temps ne dure pas » et en rétablissant le « devenir » comme étoffe même de toute réalité : Bergson restitua ainsi au mouvement sa nature intérieure comprise comme force indivisible, ce dont la
catégorie de trajectoire ne peut que manquer l’expression. Au temps qui
fait réellement quelque chose (et non pas simplement mesurer le mouvement, comme dans la définition d’Aristote) et qui, également, s’écoule,
Bergson a donné le nom de durée. Écrivant sur la manière dont la révolution philosophique de Bergson sapa les fondations mêmes du positivisme,
Senghor montre que son effet fut de guérir la pensée de « la cécité scientiste du XIXe s. » 2.
1. Léopold Sédar Senghor, Liberté V : Le dialogue des cultures, Paris, Éd. du Seuil, 1993,
p. 23-26.
2. Léopold Sédar Senghor, Liberté III : Négritude et civilisation de l’universel, Paris, Éd. du
Seuil, 1977, p. 232 ; désormais cité sous l’abréviation LT.
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La nouvelle voie engagée par Bergson consiste à retrouver l’immédiat
derrière les fausses immédiatetés. Et c’est également ce que pense Senghor
quand il évoque le fait de trouver la réalité sous l’écorce des choses. Mais,
revenons à la notion de temps. C’est un fait que notre « idée de temps est
immédiatement pensée avec les mots et les concepts du temps utile et
utilisable, temps du calendrier et temps des horloges, temps du travail et
emploi du temps, temps de l’astronomie et temps de la mécanique… ;
mais, en fait, il s’agit d’une perception faussement immédiate, si l’on
appelle “immédiate” une donnée qui coïncide avec le réel, une fois éliminés de nos représentations habituelles les concepts et leurs mots » 1.
C’est précisément parce qu’il est uniquement perçu comme l’espace séparant un événement d’un autre événement, que le temps que nous croyons
saisir du seul fait que nous le mesurons actuellement oppose l’épaisseur de
sa fausse immédiateté à l’évidence même de la durée.
Comment se fait-il, donc, que nous nous laissions piéger par la fausse
immédiateté et que, par conséquent, nous ayons besoin de trouver un
donné qui coïncide néanmoins avec le réel ? Cela se produit parce que nous
pensons avec les mots, suivant la pente naturelle de notre langage, qui est
une fabrique de « fausse immédiateté ». Et cette situation est parfaitement
normale car le langage est d’abord au service de l’utilité. Le temps dont
parle notre langage est un temps instrumental (qui peut être spatialisé et
analysé) parce que c’est le temps que nous utilisons ordinairement. Mais s’il
en est ainsi, comment pourrions-nous parler du temps qui dure, qui n’est
pas ce temps scientifique représenté par une trajectoire ? La réponse est :
avec les mêmes mots qui nous sont fournis par le langage ordinaire (le seul
que nous ayons), mais avec une torsion – ce qui signifie que nous devons
parler le langage de l’intuition en utilisant celui de l’intelligence analytique,
créé par l’habitude. En d’autres termes, philosopher autrement requiert
non pas la création d’un nouveau lexique composé de mots entièrement
nouveaux mais nécessite de faire sonner nouvellement les mots de tous les
jours – d’une manière proprement inouïe et étrangère au langage, pour
ainsi dire. Je fais ici allusion à certaines paroles de Mallarmé, et ce n’est pas
1. Henri Gouhier, Bergson dans l’histoire de la pensée occidentale, Paris, Vrin, 1989, p. 42.
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une coïncidence si c’est la compréhension du langage par un poète qui est
mobilisée ici.
Bergson adopta un style d’écriture permettant un usage poétique du
langage qui détourne les mots de leur emploi habituel pour leur faire
exprimer, à travers la métaphore ou l’analogie, les notions qui incarnent
cette « autre philosophie ». C’est le seul moyen pour que nos mots parlent
le langage de l’intuition, qui est ainsi définie par Bergson comme « la
sympathie par laquelle on se transporte à l’intérieur d’un objet pour coïncider avec ce qu’il a d’unique et par conséquent d’inexprimable » 1. Et ceci ne
doit aucunement être confondu avec une quelconque mystique de l’ineffable, puisque nous faisons tous l’expérience d’une réalité que nous saisissons par une intuition ainsi définie : nous-mêmes. C’est un fait qu’« il y a
une réalité au moins que nous saisissons tous du dedans, par intuition […].
C’est notre propre personne dans son écoulement à travers le temps. C’est
notre moi qui dure » (PM, 182).
2. LA PHILOSOPHIE SENGHORIENNE DE LA NÉGRITUDE,
OU LE DEVENIR AFRICAIN DU BERGSONISME
On peut ainsi comprendre pourquoi cette philosophie parle si puissamment à Senghor et pourquoi il ne se lasse jamais de répéter à quel
point l’affirmation d’une philosophie africaine est redevable à la révolution
de 1889. Par-dessus tout, Senghor vit dans l’Essai de Bergson, [paru] cette
année-là, une réhabilitation de l’« intuition » que des ethnologues comme
Lévy-Bruhl avaient fait ressortir comme un des traits dominants de la
« mentalité primitive », attribuée, dans le travail de ce dernier, à tous les
peuples non européens. Mais, au-delà de ce concept, beaucoup d’autres
aspects de ce que Bergson avait à dire – concernant, par exemple, une
approche poétique de la réalité, ou la signification de la création artistique
1. Henri Bergson, La Pensée et le Mouvant, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 16e éd., 2009,
p. 181. Désormais cité sous l’abréviation PM.
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– influencèrent profondément la compréhension de l’art africain comme
philosophie à la recherche de son expression 1. On peut ainsi énumérer,
chez Senghor, de nombreux topoi dans lesquels sa rencontre avec le bergsonisme est assez manifeste – topoi qui s’élaborèrent au fur et à mesure
que le poète sénégalais trouvait le langage capable d’exprimer l’ontologie
impliquée par les religions africaines traditionnelles.
Religion, force vitale, rythme, et danse
D’abord, il y a la primauté du devenir sur l’être – la pensée de l’être
comme mouvement plutôt que comme immobilité, l’identification de
l’être avec le mouvement. Ce thème est présent dans un des premiers écrits
de Senghor en prose. Dans cet essai « Ce que l’homme noir apporte »
(1939), il parle d’une « attitude rythmique » envers la réalité, figurée comme
l’origine du jaillissement de la création artistique 2. Le rythme, comme il le
soutenait dès les débuts de l’expression philosophique de la Négritude, est
une caractéristique fondamentale des cultures africaines. Plus loin dans
le texte, il évoque « une force ordinatrice qui fait le style nègre » : « [Le]
rythme… l’élément vital par excellence… agit sur ce qu’il y a de moins
intellectuel en nous, despotiquement, pour nous faire pénétrer dans la
spiritualité de l’objet ; et cette attitude d’abandon qui est nôtre est elle-même,
rythmique » (LI, 35). Senghor, plus tard, reviendra plusieurs fois sur le
concept de rythme, mais il n’exprime jamais aussi éloquemment que dans
ces pages cette notion qu’il croit être au cœur de l’africanité. Que cet
« élément vital » doive beaucoup à l’élan vital signale l’atmosphère vitaliste
et bergsonienne au sein de laquelle Senghor réfléchit sur la différence
africaine à la fin des années 1930. Senghor peut être perçu comme celui
qui transforma l’élan vital, la poussée vitale, en rythme, tout en ajoutant
l’idée que la poussée est aussi un pouvoir « ordonnateur ». Plus tard, après
1. Je conçois essentiellement la négritude senghorienne comme une compréhension
de l’art africain comme philosophie dans Souleymane Bachir Diagne, Léopold Sédar Senghor.
L’art africain comme philosophie, Paris, Riveneuve Éd., 2007.
2. Léopold Sédar Senghor, Liberté I : Négritude et humanisme, Paris, Éd. du Seuil, 1964,
p. 24. Désormais cité sous l’abréviation LI.
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SOULEYMANE BACHIR DIAGNE
la Seconde Guerre mondiale, quand il découvre avec enthousiasme la
Philosophie bantoue (1945) du P. Placide Tempel et son insistance sur la force
vitale comme étant, à la fois, la clef de l’ontologie africaine et le trait le plus
spécifique de la pensée africaine, il utilise également ce concept pour exprimer l’équivalence entre l’être, la force, et le rythme. Adoptant le point de
vue de Tempel, selon lequel la pensée africaine est radicalement non aristotélicienne, il écrit que le Logos fut d’abord une réalité « humide et vibratoire » (LT, 219), avant qu’Aristote et les philosophes qui le suivirent
pendant deux mille ans ne l’eussent pétrifié « en catégories rigides qui
n’épousent plus, ne traduisent plus la réalité vivante, mouvante ».
Deux remarques doivent être faites ici :
1. La possibilité de retrouver la « réalité humide et vibratoire » du
Logos, au-delà d’Aristote et des catégories aristotéliciennes de l’être dans
lesquelles la Théologie chrétienne en est venue à s’exprimer elle-même,
est un thème important de la pensée chrétienne du XXe siècle. On peut,
par exemple, trouver un écho à cela dans la conviction du Père Tempel
selon laquelle, pour évangéliser les peuples bantous, un prêtre devait être
capable de leur expliquer la christianité en utilisant le langage de la « force
vitale » à la place des catégories thomistes de l’être – ce que fit d’ailleurs le
Christ quand il déclara : « Je suis la vie. » Au-delà du dessein pragmatique
de la conversion (ce qui était la principale préoccupation de Tempel), on
peut également déceler, ici, l’idée profonde selon laquelle l’identification
primordiale, essentielle, du logos avec la vie – dans sa réalité humide et
vibratoire – avait été d’une façon ou d’une autre, enterrée sous l’usage
médiéval et moderne des catégories ontologiques aristotéliciennes par la
théologie chrétienne. L’aristotélisme avait pétrifié la « force vitale »,
comme il avait nié le temps en l’identifiant au mouvement, qui, à son tour,
était identifié à la spatialité de la trajectoire. L’insistance de Senghor sur la
« réalité mouvante et vivante » qui dépasse les catégories aristotéliciennes
exprime son appartenance à l’école de la pensée chrétienne qui adopta
cette idée – celle du Père Teilhard de Chardin, dont le « Dieu de l’évolution » est en parfaite résonance avec la pensée évolutionniste et vitaliste de
Bergson.
2. L’identification, par Senghor, de la force vitale avec la vibration et le
rythme explique pourquoi il attribue un rôle important à la danse, comprise
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non pas juste comme un art particulier parmi d’autres, mais, indiscutablement, comme le plus essentiel. Ce rôle est à la fois religieux et cognitif.
D’après Senghor, nous vivons dans un univers dont la texture même est la
danse ; par conséquent, connaître un objet, c’est être en phase avec lui, en
rythme avec lui, danser avec lui – comme il le dit dans une de ses formules
les plus fameuses : le penser, c’est le danser. Au moyen de ce qui, en
français, est un jeu de mots manifeste, il résume sa conception de la danse
comme étant celle d’une relation intime avec le monde. Dans « Ce que
l’homme noir apporte », Senghor parle déjà d’une attitude rythmique et la
dote à la fois d’une signification artistique et cognitive. Pour l’artiste, tout
être est en rythme : de fait, être, c’est être une force, et ce qui distingue une
force d’une autre, ce sont leurs rythmes respectifs. Penser un objet, c’est
alors l’approcher avec une « attitude rythmique » qui nous permettra d’être
en phase avec lui, de danser avec lui, d’être un avec lui. Senghor comprend
l’intuition bergsonienne comme expliquant précisément comment, pour
employer une expression nietzschéenne, l’art est connaissance.
Intuition
Le second et principal topos bergsonien dans la philosophie de Senghor
est celui de l’immédiateté de l’intuition. Nous savons à quel point ce
concept est central dans la négritude senghorienne. Le caractère immédiat
de la saisie intuitive d’un objet est opposé, dans la philosophie de Bergson,
à la manière dont l’intelligence discursive et analytique l’approche. Quand
il attribue à Bergson la Révolution de 1889, c’est, essentiellement, à cet
aspect de la pensée de ce dernier que songe Senghor. Néanmoins, à un
moment, il fait une remarque qui mérite quelque commentaire. Après
avoir reconnu que « Bergson a révolutionné la pensée en la redirigeant vers
l’objet », réhabilitant ainsi l’intuition en philosophie, Senghor ajoute que
l’anthropologue allemand Léo Frobenius a fait bien plus pour accomplir
cette réhabilitation. Il y a une étrange différence d’intensité dans cet accent
mis sur la nature positive de l’intuition : que signifie « plus » ici et quel est le
sens d’une telle remarque dans la philosophie de Senghor ? Je crois que ce
qui est dit, ici, en termes de « plus » ou de « moins » est une manière rapide,
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par conséquent imprécise et quelque peu maladroite, d’établir une différence – de genre plutôt que d’intensité – entre le concept philosophique
bergsonien d’intuition et l’usage ethnologique de cette notion. Ces difficultés de formulation ne sont nullement accidentelles, mais trahissent, au
contraire, une tension dans la pensée de Senghor entre deux façons de
comprendre l’intuition : l’approche du monisme cognitif bergsonien et
l’approche dualiste de la cognition chez Lévy-Bruhl. De fait, considérer la
notion bergsonienne d’intuition comme une faculté effectivement séparée
de l’intelligence et comme étant son autre pourrait aboutir à un contresens.
Quand Bergson insiste, contre les conceptions kantiennes du sujet, sur
l’intuition comme « instrument philosophique » (qui nous donne la
connaissance des choses en elles-mêmes), c’est aussi un fait que pour lui,
« intuition et intellect », comme le montre H. Wildon Carr, « se mêlent dans
notre vie » 1. Ceci se laisse très bien entrevoir lorsque nous portons une
attention étroite à nos procédures cognitives : quand une signification
émerge d’une page que nous lisons et que nous acceptons de nous installer
en elle, ou quand nous commençons à être convaincus par un argument
qui nous est présenté, la manière dont nous entrons dans ces choses – à
travers la sympathie, à travers le fait de donner notre approbation à la
perspective qu’on nous invite à adopter – conduit à l’émergence d’une
attitude globale qui n’est pas le résultat de l’addition du poids individuel de
chacune des différentes propositions prises séparément. De la même
manière, pour prendre un exemple tiré du domaine de la création (le
domaine de prédilection pour Bergson qui aime lui emprunter la plupart de
ses illustrations, analogies et justifications), une com-position artistique saisie
par intuition n’est pas la somme de ces parties que l’intelligence sépare en
elle et analyse, mais une réalité de coexistence. C’est une invitation à partager le tout d’une vision. Cependant, dans ces exemples, on ne peut vérita1. H. Wildon Carr, Henri Bergson : The Philosophy of Change, New York, Dodge, 1911,
p. 48. « Bien que les deux modes de l’activité mentale, instinct et intelligence, soient très
nettement distingués l’un de l’autre, ils existent cependant dans notre conscience au sein
d’une union intime et très étroite. Car l’instinct est apparenté à ce pouvoir de pénétration
directe que nous avons appelé intuition. C’est de ce pouvoir dont, selon nous, la
philosophie doit faire usage pour saisir à nouveau la simplicité de la réalité qui, d’une
certaine manière, est déformée par la vision des choses dans l’intelligence » (ibid., p. 45)
[notre traduction (NdT.)].
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blement disjoindre la perception analytique d’éléments séparés de la saisie
intuitive du tout organique de leur composition. Bergson insiste toujours
sur le fait que nous ne pourrions pas comprendre la réalité si nous l’appréhendions seulement partes extra partes.
Qu’est-ce que cela signifie alors, pour Senghor, que de parler d’une
réhabilitation plus grande de l’intuition ? Penche‑t-il vers une compréhension dualiste, lévy-bruhlienne, de la différence entre l’intuitif et l’analytique ? Sa tentation est d’essayer de sortir l’intuition du « mélange » que
Bergson la voyait effectuer avec l’intelligence et de la poser ensuite
comme une approche cognitive séparée, radicalement différente et distincte de l’intellect. Et de là, une fois que la séparation aura été rendue
possible, le pas suivant consistera à établir, par son moyen, une division
ethnologique au sein même de l’humanité. En un mot, c’est l’ethnologie,
informée par les catégories racialistes de l’époque coloniale qui la vit
naître, qui, ici, transforme l’intuition en une approche de la réalité privilégiée et quasi exclusive des peuples africains et qui, par la suite, donnera
une assise à l’idée symétrique (celle de Lévy-Bruhl) selon laquelle « nous »,
l’Occident, incarnons la raison analytique. L’ethnologie amena Senghor à
racialiser sous le nom de négritude sa compréhension de « la philosophie
du changement » née de la révolution de 1889, la transformant en
manière-d’être-au-monde des peuples noirs. Senghor cite avec enthousiasme Léo Frobenius et embrasse ses vues parce que cet auteur – possédant une intelligence ouverte à l’altérité – a perçu dans leur approche
intuitive de la réalité les contributions des civilisations radicalement autres à
l’humanité. Senghor, comme tous les intellectuels coloniaux de l’époque, a
à l’esprit la notion lévy-bruhlienne d’une approche intuitive et participative
à la réalité qui est, selon lui, le trait différentiel fondamental de la mentalité
primitive. Là où il est question de l’intuition, la pensée de Senghor peut être
comprise comme oscillant entre celle de Lévy-Bruhl et celle de Bergson,
c’est‑à-dire : entre une compréhension lévy-bruhlienne de l’intuition
entendue comme une caractéristique définitive de la vision du monde des
« autres » et celle de Bergson définie comme un aspect de notre démarche
cognitive en général – celle de nous tous, nous les hommes, les derniersnés de L’Évolution créatrice. Les critiques les plus féroces contre la négritude
– le meilleur exemple étant Négritude et négrologues de Stanislas Adotévi –
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ont omis de reconnaître cette tension, condamnant de façon unilatérale la
Négritude comme un avatar de la pensée lévy-bruhlienne. Aveuglés par ce
qui est probablement la déclaration la plus fameuse de Senghor – L’émotion
est nègre, comme la raison hellène –, ils ont négligé de porter leur attention sur
l’opposition radicale de Senghor à l’idée proclamée à de nombreuses
reprises par Lévy-Bruhl et accentuée tout au long de ses œuvres – selon
laquelle un mode « logique » et cognitif différent existe parmi les peuples
non occidentaux 1. Il est juste de dire que même si la philosophie de
Senghor fut indéniablement hantée par la conception ethnologique d’une
approche mystique de la réalité supposée caractériser, de manière unique,
la mentalité de l’« autre », le sujet colonisé, son bergsonisme fut toujours
présent pour maintenir mêlée, au sein d’une même humanité, la connaissance artistique (émotion) et analytique (raison) de la réalité.
3. LE PROJET IQBALIEN DE « RECONSTRUCTION »,
OU LE DEVENIR ISLAMIQUE DU BERGSONISME
Le vitalisme bergsonien et sa pensée évolutionniste sont également au
cœur de Reconstruire la pensée religieuse de l’Islam de Muhammad Iqbal. On
pourrait dire que l’entière relecture de la pensée islamique par Iqbal se
fonde sur la nouvelle philosophie du temps de Bergson.
Si le « père fondateur » du Pakistan est, bien sûr, Muhammad Ali Jinnah
– qui, en 1947, conduisit le pays à l’indépendance vis‑à-vis de la GrandeBretagne et également à la séparation d’avec l’Inde (accompagnée du
Bangladesh) –, Muhammad Iqbal est perçu comme l’inventeur de l’idée
même de Pakistan. De fait, en tant que poète qui prit la tête de la réinvention de la littérature moderne ourdoue et en tant que figure politique qui
joua un rôle très important en promouvant la cause de territoires musulmans autonomes au cœur d’une Inde à dominante hindoue, on lui prête
d’avoir convaincu Jinnah de lutter à la fois pour l’indépendance et pour le
1. In « Ce que l’homme noir apporte », repris in Senghor, Liberté I.
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nationalisme musulman. Dans une de ses pièces, L’indiade ou l’Inde de leurs
rêves, Hélène Cixous présente Iqbal comme un personnage sombre, une
véritable âme damnée 1 dont le dessein est d’arracher Jinnah à sa croyance
profonde en l’unité des hindous et des musulmans dans le combat anticolonial contre l’impérialisme britannique. Certes, la pure sainteté d’une
figure comme Gandhi – qui fut, assurément, une incarnation de l’amour –
laisserait sous-entendre que les scissions ou les ruptures avec son parti ne
pourraient être que l’œuvre de forces malveillantes. En réalité, bien sûr, les
choses ne sont pas aussi simples. L’examen de la pensée d’Iqbal, à l’époque,
montre qu’il abandonne sa vision d’une nation indienne Une opposée au
colonialisme quand il fait le triste constat qu’après de nombreux conflits
sanglants, les nationalismes hindou et musulman s’étaient séparés l’un de
l’autre en se reflétant, paradoxalement, l’un l’autre – et d’une manière que
même la sainteté et l’amour de Gandhi ne pouvaient empêcher. Ainsi Iqbal
en vint à penser, à la place, qu’un Pakistan autonome, formant une des plus
grosses populations musulmanes dans le monde, pourrait être une condition pour l’entreprise immense de reconstruction de la pensée musulmane,
afin d’encourager le développement d’une société ouverte. Il semble que la
célébration de sa mémoire au Pakistan (où sa poésie est citée en toutes
circonstances) soit une manière d’enterrer l’exigence de libération d’un
esprit de mouvement et d’ouverture qui est l’objet de toute sa philosophie.
L’œuvre principale de Muhammad Iqbal – Reconstruire la pensée religieuse
de l’Islam – fit l’objet de conférences dans les années 1928-1929 dans les
universités indiennes et fut ensuite publiée en 1930 2. Ce livre et sa thèse
publiée, La métaphysique en Perse : une contribution à l’histoire de la philosophie
musulmane (achevée à Cambridge en 1907), furent tous les deux écrits en
anglais, et constituent ses principaux travaux en prose 3. Mais la philoso1. En français dans le texte (NdT.).
2. Mohammed Iqbal, The Reconstruction of the Religious Thought of Islam, Lahore, Kapur
Arts, 1930 [Reconstruire la pensée religieuse de l’Islam, trad. fr. et notes d’Éva de VitrayMeyerovitch, Préface de Louis Massignon, Paris, Adrien Maisonneuve, 1955, 214 p.
(NdT.)]. Désormais cité sous l’abréviation RR.
3. Mohammed Iqbal, The Development of Metaphysics in Persia : A Contribution to the
History of Muslim Philosophy, Lahore, Baz[i] Iqbal, 1964 [La métaphysique en Perse, trad. fr.
d’Éva de Vitray-Meyerovitch, Arles, Actes Sud, 1996, 2e éd., 146 p. (NdT.)]. Désormais
cité sous l’abréviation MP.
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phie d’Iqbal trouva aussi son expression dans ses œuvres poétiques, qui
furent écrites en ourdou et en persan. Les plus célèbres de ses poèmes
« métaphysiques » en Occident (où ils ont été traduits dans beaucoup de
langues européennes) sont Les secrets du soi (1907), Les mystères du Non-Moi
(1918), Message de l’Orient (1922) et Le livre de l’éternité (1932). Tous furent
écrits en persan, car Iqbal voulait atteindre largement le monde musulman
avec son message de réforme et d’ouverture.
Ce qui rend la pensée de Muhammad Iqbal particulièrement éclairante
et utile aujourd’hui est le besoin que nous avons de penser les conditions
de la modernité des sociétés musulmanes confrontées à la nécessité de
renouer avec un esprit de réforme et d’ouverture ainsi qu’avec les valeurs
sur lesquelles cet esprit repose : l’affirmation de l’individu, la pratique du
jugement libre délesté du poids de la tradition, la valeur de la recherche
scientifique, le progrès et la liberté… La pensée d’Iqbal a transformé ce
besoin en une tâche philosophique, celle de repenser la philosophie islamique. Dans sa correspondance, il évoque souvent le IXe siècle, quand le
monde islamique décida de s’ouvrir à la philosophie grecque. Mettant en
avant le fait que cette ouverture permit au monde musulman d’atteindre
une plus grande compréhension de sa propre sagesse à travers une rencontre avec cet autre antique « amour de la sagesse », Iqbal appelle au
même type de démarche aujourd’hui, la présentant comme un moyen de
renouer avec la philosophie et la pensée du mouvement. Et pour lui, la
meilleure représentation d’une telle pensée est donnée par la philosophie
de Bergson, qui influença grandement les principaux concepts iqbaliens,
tels que ceux d’individualité comme création continue ou de cosmos
continuellement émergent.
L’affirmation du soi
C’est peut-être dans les écrits et adages soufis qu’on peut trouver ce
que la tradition intellectuelle musulmane a à dire au sujet des notions
interconnectées d’ego, de personnalité, et d’individualité. C’est dans la
relation personnelle du fini à l’infini que la question d’un « Je », d’un ego est
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soulevée. Et les idées d’Iqbal, sur ce point, viennent avant tout de son
dialogue avec cette tradition dans laquelle il fut élevé.
Réfléchissant sur la métaphysique du soufisme dans sa thèse de 1907
La métaphysique en Perse, Iqbal écrit qu’un trait caractéristique de l’une de
ses principales écoles est le concept « d’absorption impersonnelle » ou, en
d’autres termes, d’« annihilation » (fanâ dans la terminologie arabe soufie)
du soi individuel dans le Tout 1. C’est la conséquence d’une idée panthéiste selon laquelle le monde créé (khalq) doit être considéré comme un
miroir ou une image réfléchie du Créateur (haqq) plutôt que comme une
émanation de lui. La métaphysique panthéiste apparaît ainsi comme une
alternative à la conception néoplatonicienne de la création comme processus d’émanation de l’Un vers le multiple à travers des agents intermédiaires – la conséquence principale de cela étant que, dans cet ancien
mode de pensée, l’individualité n’a pas de réalité séparée en propre.
Le logion du célèbre Soufi Husayn Mansûr al-Hallâj est bien connu : « Je
suis haqq », déclara‑t-il, ou en d’autres termes : « Je suis la Vérité [créatrice]. » 2 Ces paroles, pour lesquelles il fut jugé comme hérétique et par la
suite exécuté (à Bagdad en 922), résument sa doctrine de l’absorption
impersonnelle et de ce que signifie, dans le soufisme, le fait d’atteindre ce
stade. Le véritable témoignage de la Vérité Absolue, en ce qu’elle est
infinie, ne peut venir que de la Vérité elle-même. L’être fini ne pourrait
jamais se placer lui-même devant l’infini pour porter témoignage de cet
infini. Il peut simplement être l’instrument d’un tel témoignage.
Iqbal dit à propos de l’individualité dans La métaphysique en Perse que
deux positions contradictoires la concernant ont pris forme dans l’histoire
1. MP, 79 (« annihilation »), 83 (« absorption impersonnelle ») [la pagination proposée
correspond à celle de l’édition française de 1996 publiée aux Éditions Actes Sud et
mentionnée plus haut (NdT.)]. Iqbal distingue, dans le même livre, différents courants de
la pensée soufie, liés à chaque aspect de la Réalité Suprême (Volonté, Beauté, Lumière,
Connaissance…) qu’ils mettent en avant. L’absorption impersonnelle reste encore pour
chacun d’eux le trait principal, exception faite, peut-être, pour la philosophie illuminationiste de Suhravardî : bien qu’il soit panthéiste « en tant qu’il définit Dieu comme la somme
totale de toute existence sensible et idéale », il soutient néanmoins que « le monde est
quelque chose de réel, et l’âme humaine une individualité distincte » (MP, 104).
2. C’est de cette manière que l’orientaliste français Louis Massignon rend le terme
haqq – littéralement la « vérité » – pour exprimer l’idée que al-Haqq doit être opposé à alkhalq comme le créateur à sa création.
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de la philosophie de telle manière qu’elles constituent ensemble une alternative métaphysique fondamentale qui peut être énoncée comme suit : ou
bien le monisme de l’Être (aucune création ne peut faire sortir l’être
suprême de lui-même) ou bien le pluralisme ontologique. L’exemple
qu’Iqbal donne de cette alternative est la manière dont le pluralisme ontologique exprimé par Leibniz dans sa Monadologie répond au monisme spinoziste de la substance (dont tout est un attribut ou un mode). Sa propre
philosophie de la consistance du soi individuel ou de l’ego suit la direction
d’une réaction pluraliste au monisme de l’être qui apparaît comme une
opposition au type de soufisme incarné par al-Hallâj et évoqué ci-dessus,
qui conduit à l’annihilation du soi dans la totalité. Ce qui est en jeu, ici, va
bien au-delà de la pure érudition philosophique et concerne la promotion
d’une attitude philosophique qui tournera le dos à une attitude purement
spéculative qu’Iqbal condamne à plusieurs reprises sous le terme de « mysticisme rêveur », afin d’« éveiller l’esprit à la conscience de la dure réalité
des choses » (MP, 135).
C’est d’abord une expression poétique qui fut donnée à cette philosophie du soi en 1915, quand Iqbal écrivit un long poème métaphysique
intitulé Les secrets du soi 1. L’individualité y est affirmée de manière centrale,
Iqbal écrivant à la manière des soufis contre la métaphysique soufie, pour
mettre en avant l’idée que l’idéal de l’homme est l’affirmation de soi et
non l’anéantissement. L’individualité n’est pas un donné, mais une tâche,
quelque chose que nous avons à acquérir. La même idée est développée
dans Reconstruire la pensée religieuse de l’Islam, où il explique que la fin
suprême de l’ego humain n’est pas de s’absorber dans la contemplation,
1. Ce poème, traduit dès 1920 par R. A. Nicholson, fut le premier élément de sa
trilogie poético-philosophique en langue persane, écrite sur dix ans. Le deuxième poème,
publié en 1918, fut Les Mystères du non-moi (The Mysteries of Selflessness pour la traduction
anglaise d’Arthur Arberry [pour la traduction du persan en français voir : Les Secrets du soi ;
suivi par Les Mystères du non-moi, tr. fr. Djamchid Mortazavi et Éva de Vitray-Meyerovitch,
Paris, Albin Michel, 1989 (NdT.)]), et le troisième Message de l’Orient (traduit par Éva de
Vitray-Meyerovitch et Mohammad Achena, Paris, Société d’édition Les Belles Lettres,
1956 (NdT.)]. Pour expliquer sa préférence en faveur d’une expression poétique de sa
pensée philosophique – qui est une caractéristique importante de la littérature soufie –, un
de ses commentateurs, son propre fils Jâvid Iqbal, a écrit : « Dans sa forme la plus haute, la
poésie est plus philosophique que la philosophie elle-même » (Mohammed Iqbal, The poet of
tomorrow, Proceedings of a conference on Iqbal, Lahore, Khawaja Abdur Rahim, 1963, p. 5).
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n’est pas de voir quelque chose, mais d’être quelque chose dans un processus de réalisation de soi à travers l’action. Il est de la responsabilité de
l’ego humain, dans le domaine de l’être, d’inventer une personnalité. Et la
personnalité – ce qu’Iqbal appelle cette « récompense incessante de
l’homme », consiste « en la croissance de sa possession de lui-même, de
son caractère unique, de l’intensité de son activité en tant qu’ego »
(RR, 128). Afin de souligner le point essentiel de sa philosophie – à savoir
que la personnalité ou l’individualité est un phénomène continuellement
émergent –, Muhammad Iqbal crée le concept d’« ego-activité » (egoactivity).
Il cite principalement de nombreux versets coraniques pour appuyer
son idée – appelant de cette façon à une lecture scripturale qui offre un
appui à l’évolution et à la pensée évolutionniste du monde 1. Les versets
cités par Iqbal sont ceux qui présentent une conception de la création non
pas comme acte unique de production des êtres semel factis, donné une fois
pour toutes, mais comme processus au sein duquel il est dit que Dieu luimême est engagé dans une « création nouvelle ». Par exemple, le verset
coranique LV, 29 présente Dieu comme étant engagé dans une nouvelle
tâche de production « chaque jour » 2. Quand on aborde la création de l’être
humain, il y a des versets dans lesquels Iqbal aperçoit l’expression d’une
perspective évolutionniste qui considère l’émergence de l’ego comme un
processus continu de construction d’unité : « Nous avons créé l’homme
d’argile fine, puis nous en avons fait une goutte de sperme contenue dans
un réceptacle solide ; puis, de cette goutte, nous avons fait un caillot de
sang, puis, de cette masse nous avons créé des os ; nous avons revêtu les os
de chair, produisant ainsi une autre création. – Béni soit Dieu, le meilleur
des créateurs ! » (Coran, XXIII, 12-14) 3.
1. Quelques exemples sont nécessaires. Il cite des versets concernant l’émergence de
l’ego comme une unité en construction, proposant une perspective évolutionniste du
Coran (Coran, XXIII, 12-14, tr. fr. et notes D. Masson, Paris, Gallimard, coll. « Folio
Classiques », 1967, t. II, p. 419). Et il cite des versets mettant en valeur l’individualité : « Il
les a dénombrés ; il les a bien comptés. Tous viendront à lui, un à un, le Jour de la
Résurrection » (Coran, XIX, 94-95, op. cit., p. 381).
2. Coran, LV, 29, op. cit., p. 664 : « Tout ce qui existe dans les cieux et sur la terre
l’implore. Il crée chaque jour quelque chose de nouveau » (NdT.).
3. Coran, XXIII, 12-14, op. cit., p. 419 (NdT.).
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Iqbal cite également le poète soufi Jalal ud-Dîn Rumi, qui saisit parfaitement la perspective évolutionniste du Coran dans les vers suivants de
son célèbre Mathnawi :
Tout d’abord, l’homme apparut dans le règne des choses organiques
Puis de là il passa dans celui des plantes.
Pendant des années, il vécut comme l’une des plantes,
Ne se souvenant en rien de son état inorganique si différent ;
Et lorsqu’il passa de l’état végétal à l’état animal,
Il n’avait pas de souvenir de son état en tant que plante,
Excepté l’inclination qu’il sentait pour le monde des plantes,
En particulier à l’époque du printemps et des douces fleurs,
Comme l’inclination des petits enfants à l’égard de leurs mères,
Qui ne savent pas la raison qui les attire vers leur sein.
Ensuite le grand Créateur, comme vous le savez,
Tira l’homme de l’état animal pour le faire entrer dans l’état humain.
Ainsi l’homme est passé d’un ordre de la nature à un autre,
Jusqu’à ce qu’il devînt sage, et savant, et fort, comme il l’est à présent.
De ses premières âmes il n’a maintenant point de souvenance,
Et il sera, de nouveau, changé à partir de son âme actuelle (RR, 132-133) 1.
Quand dans une autre des conférences de Reconstruire la pensée religieuse
de l’Islam il cite différents poèmes de Rumi qui portent la même signification évolutionniste, Iqbal évoque « l’enthousiasme délirant […] pour l’avenir biologique de l’homme » du poète perse et indique qu’« aucun
musulman cultivé » (c’est‑à-dire connaissant la théorie de l’évolution) « ne
peut lire sans frémir de joie de [tels] passages » (RR, 201).
Plus loin, Iqbal s'appuie sur un aspect important de la théorie bergsonienne de L’Évolution créatrice – l’idée selon laquelle une tendance à l’individualité est une « propriété caractéristique de la vie » 2. En fait, Henri
Bergson voit cette tendance à l’individuation partout à l’œuvre dans le
monde organisé, suivie d’une tendance contraire à la reproduction. Voici
ce que dit Bergson à propos de ces deux tendances contraires : « Pour que
1. Poème cité par Muhammad Iqbal dans The Reconstruction of the Religious Thought of
Islam. [Pour la traduction française du poème effectuée par Éva de Vitray-Meyerovitch, se
référer à Reconstruire la pensée religieuse de l’Islam, op. cit., aux pages 132-133. On trouve une
autre citation de ce poème dans La Métaphysique en Perse, op. cit., p. 85 (NdT.).]
2. Henri Bergson, L’Évolution créatrice (1907), éd. F. Worms, dossier critique A. François, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2007, p. 12. Désormais cité sous l’abréviation EC.
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l’individualité fût parfaite, il faudrait qu’aucune partie détachée de l’organisme ne pût vivre séparément. Mais la reproduction deviendrait alors
impossible. […] L’individualité loge donc son ennemi chez elle » (EC, 13).
Parce que c’est une tendance et non un état (ce qui la rend difficile à
définir d’une façon « géométrique », comme il en fait la remarque), Bergson insiste sur le fait que « l’individualité comporte une infinité de degrés
et que, nulle part, pas même chez l’homme, elle n’est réalisée pleinement »
(EC, 12).
Muhammad Iqbal cite quelques-uns de ces passages de Bergson au
cours de l’élaboration de sa philosophie du soi à travers les lectures de
L’Évolution créatrice et du Coran 1. Bien sûr, la seule individualité accomplie,
l’unité absolument parfaite, sera l’Un en qui la tendance contraire à se
détacher de soi n’existe pas [: il s’agit] de l’ego suprême, infini – « fermé,
incomparable et unique », pleinement actuel et en parfaite coïncidence
avec lui-même. À la différence de ce « Je suis » divin suprême, le « Je suis »
qui définit l’ego humain – qui est nécessairement imparfait en tant qu’unité
vivante – est un mouvement, une aspiration ouverte et finie, tendant à plus
d’unité et de consistance. Défini en ce sens, c’est une échelle ontologique
qui mesure et rend compte des degrés de réalisation de l’individualité, de
ce qu’Iqbal appelle « I-amness » 2 : « Seul existe vraiment ce qui peut dire “je
suis” », écrit Iqbal, ajoutant que « c’est le degré d’intuition du “Je suis” [Iamness] qui détermine la place d’une chose dans l’échelle de l’être » 3. Mais
nous devons comprendre que cette intuition n’est pas de type cartésien, où
1. Dans une lettre de 1931 à Sir William Rothenstein, Iqbal donna un compte rendu
de sa rencontre avec Bergson à Paris. Bien que Bergson fût alors très vieux et malade, il dit
que ce dernier fit une exception pour lui et qu’il le visita et discuta avec lui pendant deux
heures. Ils parlèrent de sujets philosophiques, dit-il, et, parmi eux, de la pensée de
Berkeley. Malheureusement, ajoute‑t-il, l’ami qui transcrivit la conversation fut, ensuite,
incapable de déchiffrer sa propre écriture !
2. [Le concept d’« I-amness » pourrait être rendu par une traduction strictement
littérale du type : la « Je-suis-ité ». Souleymane Bachir Diagne, dans son livre écrit en
français Bergson postcolonial, Paris, CNRS Éd., 2011, garde le terme anglais tel qu’il est forgé
par M. Iqbal. Il apporte cependant quelques précisions concernant l’intelligence de ce
concept iqbalien : on peut entendre « I-amness » comme le « pouvoir de dire “je suis”,
“I am” en anglais » (Bergson postcolonial, p. 84), ou l’associer plus largement à l’idée d’individuation proprement humaine (ibid., p. 84) (NdT.).]
3. RR, p. 65 (NdT.).
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l’ego est capable dans sa solitude de saisir l’« ego sum » comme échappant
de fait au « malin génie ». Ce « Je suis » (« I am ») est conquis et construit à
travers l’action, qui est une transformation de la nature. Iqbal dit que ce
« Je suis » doit être comparé au « Je peux » de Kant, plutôt qu’au « Je suis »
de Descartes. Comme poète, il exprime cette idée en utilisant l’image
d’une vague qui ne peut exister qu’en tant qu’elle est sculptée par son
propre mouvement continu, aussi longtemps qu’elle se meut à la surface
de l’eau. En mouvement, elle est une individualité distincte ; au repos, elle
s’éteint et disparaît dans l’océan.
Il est dit de l’individu humain qu’il est un « collaborateur » de Dieu
parce qu’en lui le mouvement cosmique universel devient conscient de
lui-même sous la forme d’une action qui peut se proposer à elle-même
intentions et fins. Pour l’ego fini, la fin suprême est, par conséquent,
d’accomplir une personnalité à travers l’action – l’aspect éthique de l’individualité – aussi consistante que le diamant et capable de passer le test de
l’immortalité. Dans les termes poétiques de son Livre de l’éternité :
Regarde-toi donc à la lumière de Dieu.
Si tu demeures sans trouble en face de cette lumière,
Considère-toi aussi vivant et éternel que lui !
Seul cet homme est réel qui ose –
Qui ose voir Dieu face à face 1 !
1. Mohammed Iqbal, The Book of Eternity, tr. angl. et éd. Arthur J. Arberry, London,
George Allen & Unwin, 1966 [Le livre de l’éternité (Djâvid Nâma), traduit du persan en
français par Éva de Vitray-Meyerovitch et Mohamed Mokri, Paris, Albin Michel, 1962,
p. 29 (NdT.)]. La « Divine Comédie » d’Iqbal – tout comme dans celle de Dante, le poète
est guidé à travers les Cieux par le célèbre poète persan Jalâl ud-Dîn Rûmî – fut d’abord
disponible en 1932 et a depuis été traduite dans de nombreuses langues occidentales. La
traduction en anglais de ce poème faite par Iqbal lui-même est citée par Arberry dans son
introduction, aux pages 14-15. [Cette traduction en anglais se trouve à la dernière page de
Reconstruire la pensée religieuse de l’Islam et diffère un peu, pour les deux derniers vers, du texte
persan lui-même, comme le signale Arberry dans son introduction du Djâvid Nâma. Nous
reprenons donc, ici, la traduction établie par Éva de Vitray-Meyerovitch à partir du poème
traduit en anglais par Iqbal lui-même, et qui se trouve dans Reconstruire la pensée religieuse de
l’Islam. Le poème traduit directement du persan en français par É. de Vitray-Meyerovitch
se trouve à la page 29 du Livre de l’éternité. Les vers sont alors traduits comme suit :
« Regarde-toi donc à la lumière de Dieu. / Si tu demeures sans trouble en face de cette
lumière, / considère-toi aussi vivant et éternel que lui !/Arriver à sa propre dignité, c’est
cela l’existence ;/Voir l’Essence divine sans voiles, c’est cela la vie » (NdT.).]
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BERGSON DANS LES COLONIES
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Le corollaire de la liberté d’agir de l’individu et de se transformer luimême ainsi que le monde est précisément l’idée que le monde lui-même
est un univers ouvert. Ce qui me conduit désormais vers ce que j’ai appelé
la cosmologie de l’émergence iqbalienne.
Une cosmologie de l’émergence
La philosophie d’Iqbal est une réponse à ceux qui considèrent l’Islam
comme une doctrine fataliste de la prédestination. Le fatalisme est une
sorte de dépossession de soi-même reposant sur une cosmologie qui
envisage un monde clos dans lequel le temps est fixé et le futur prédéterminé. Assez simplement, le futur arrive, stocké et prêt à partir, selon un
cadre fixé et inévitable d’événements qui peut être interprété comme
emprisonnant et limitant l’activité créatrice de Dieu. Ceci est au fond la
cosmologie de l’astrologue pour qui la seule vision qu’on puisse avoir du
temps est celle de la prévision certaine d’un futur inévitable – une vision
qui vient d’une compréhension du temps en tant qu’il est absolument lié à
l’espace. « Ton encre, c’est toi », écrit Iqbal, en réponse à la métaphore fataliste
qui présente la destinée humaine comme étant préécrite avec une encre
dont il est dit qu’elle est déjà desséchée. Bergson souligne que nous pensons toujours le temps en utilisant des métaphores spatiales – la rivière, la
ligne géométrique et ainsi de suite. Mais il y a de nombreux enjeux dans la
simple utilisation de telles métaphores : notre conception usuelle du temps
est sérielle, cinématique plutôt que dynamique et notre appréhension géométrique de ce dernier tend, comme le dit Iqbal, « à priver le temps de son
caractère historique vivant, et à le réduire à une simple représentation
spatiale » (RR, 145). Quand le temps est conçu comme l’espace séparant
simplement ce qui est de ce qui sera, nous obtenons l’image de « l’univers
en tant que collection de choses finies, qui se présente comme une sorte
d’île située dans un vide pur dans lequel le temps, compris comme une
série de moments qui s’excluent mutuellement, n’est rien et ne fait rien »
(RR, 143).
Pour Iqbal, comme pour Bergson, la conception scientifique postnewtonienne de la physis a rendu possible le fait de penser autrement, de
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SOULEYMANE BACHIR DIAGNE
saisir le cosmos non comme un être donné dans une vue statique, mais
comme un devenir et un univers continuellement émergent. Une certaine
pensée véritable du temps comme tel sera introduite au cœur de notre
représentation du monde et pour Iqbal, il revient à Bergson d’avoir été
dans la période contemporaine le « seul penseur qui se soit livré à une
étude approfondie du phénomène de la durée dans le temps » (RR, 54).
Jusqu’à quel point Iqbal se met-il, ici, au diapason de la pensée philosophique qu’il se propose de reconstruire ? Une fois encore, Iqbal prend
pour point de départ une lecture interprétative du texte coranique. À
travers la Reconstruction, il cite beaucoup de versets qui donnent l’idée
d’une création continue d’un monde d’innovation permanente opposée à
celle d’un acte de création fini, qui produisit le monde semel factis, une fois
pour toutes. Par exemple, pour citer d’autres passages coraniques : « Il
[Dieu] ajoute à la création ce qu’il veut » (Coran, XXXV, 1) 1, ou « Dis :
“Parcourez la terre et considérez comment il donne un commencement à
la création. Dieu la fera ensuite renaître” » (Coran, XXIX, 20) 2. En plus de
ces citations, il fait également appel à une tradition prophétique : « Ne
dénigrez pas le temps car le temps est Dieu » (RR, 17).
Je conclurai avec un commentaire sur cet hadith, qui est absolument
central dans la pensée d’Iqbal. Que pourrait signifier le fait de dénigrer le
temps ? Ma réponse est que dénigrer le temps, c’est refuser toute nouveauté. Croire qu’il y eut, à l’origine, une génération dorée – celle des
« Pieux prédécesseurs » ou Salâf, qui constitua la communauté idéale – et
qu’à cause du temps, la décadence commença avec la génération des Suivants (Sâbi’ûn) et s’accrut progressivement avec les Suivants des Suivants,
et ainsi de suite, toujours plus bas sur l’échelle de la perfection –, croire
cela, c’est croire que le temps est l’ennemi naturel de l’être, et que, par voie
de conséquence, l’innovation – bida’a – et la nouveauté n’ont pas d’être.
Qu’est-ce que cela signifie, d’un autre côté, que d’engager Dieu dans
le temps et la nouveauté, ou plutôt d’identifier le temps à Dieu ? C’est
dire – et la leçon d’Iqbal est de l’expliquer – que le temps est l’être, et
que l’être, c’est la vie et la nouveauté. La réalité n’est pas le produit fini
1. Coran, op. cit., p. 533 (NdT.).
2. Ibid., p. 490 (NdT.).
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BERGSON DANS LES COLONIES
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d’un acte unique de création, mais une réalisation continue qui est soutenue, tout le long, par l’être humain. La leçon, ainsi, pourrait être lue de la
manière suivante : n’ayez pas peur de la nouveauté, de bida’a, parce que la
vie est nouveauté.
Cette philosophie du temps, dont Iqbal prouva qu’elle pouvait être
centrale dans la pensée islamique, est très importante aujourd’hui pour un
monde dans lequel la pensée musulmane contemporaine est suspendue
entre le récit des origines et de la permanence et celui du changement.
Il a été montré que le temps était venu de rouvrir les portes de l’ijtihâd 1,
de l’effort d’interprétation et de ré-interprétation. Iqbal rouvre ces portes
en mettant l’accent sur une cosmologie de l’émergence – celle d’un
monde à construire.
4. CONCLUSION
Je conclurai avec la lecture que Senghor fit d’Iqbal. Senghor, à un
moment de sa vie, perdit sa foi catholique : il pensait que l’Église ne respectait pas son identité d’Africain parce qu’elle ne parvenait pas à considérer le
problème du pluralisme culturel, et il sentait fortement qu’on exigeait de
lui qu’il se dépouille de son « altérité » pour être capable de suivre l’unique
voie, catholique et romaine, permettant d’être un chrétien authentique. Le
1. [L’entrée « ijtihâd » du Dictionnaire des religions (édité aux PUF), rédigée par Guy
Monnot, apporte quelques éléments pour saisir toute la portée de ce passage de l’article
de Souleymane Bachir Diagne. Comme le montre Guy Monnot, l’ijtihâd, dans le vocabulaire du droit musulman, désigne, dans un premier temps, « l’effort individuel de jugement ». Il ajoute ensuite l’information suivante : « Chez les Sunnites, à la fin du IXe s., la
“fermeture de la porte de l’ijtihâd” par accord unanime limita l’activité des juristes ultérieurs
à l’imitation servile (taqlîd) des règles déjà déterminées par les chefs d’écoles. […] Chez les
shi’ites, […] l’ijtihâd fut aussi refusé pendant plusieurs siècles » (« Ijtihâd », art. de Guy
Monnot, in Dictionnaire des religions, Paul Poupard [dir.], Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2007,
p. 901). Si ce petit article insiste aussi sur le fait que le principe de la « fermeture des portes
de l’ijtihâd » fut parfois contesté, il permet, en tout cas, de prendre toute la mesure de
l’étude du lien entre Bergson et Iqbal mis en lumière par Souleymane Bachir Diagne
(NdT.).]
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SOULEYMANE BACHIR DIAGNE
P. Teilhard de Chardin le ramena à la foi avec sa philosophie du dialogue
des cultures et de la convergence panhumaine à travers la « Civilisation de
l’Universel ». Afin qu’un tel dialogue puisse avoir lieu, on a besoin d’interlocuteurs qui sont véritablement conscients de sa nécessité et des forces
cosmiques de convergence qui sont à l’œuvre dans la « noosphère ».
Senghor était convaincu que le dialogue ne pourrait se produire qu’avec un
esprit teilhardien, et que Muhammad Iqbal était effectivement le Teilhard
de Chardin du monde islamique. Ce qui est absolument la même chose
que de l’appeler, comme le fit Edgar Faure quand il introduisit Senghor à
l’Académie française, l’« apôtre islamique de l’Universel ».
(Traduit de l’anglais par Yala Kisukidi.)
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DOSSIER
Bergson et la politique :
de Jaurès à aujourd’hui
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I
BERGSON ET JAURÈS
L E P R E MI E R CO L L O Q U E « B E R G S O N E T J A U R È S »
N O T E D E PR É S E N T AT I O N
par Bruno ANTONINI
Le dossier qui suit reproduit les actes du colloque conjointement
organisé par la Société des amis de Bergson et la Société d’études jaurésiennes, en collaboration avec le Centre international d’étude de la philosophie française contemporaine (département de philosophie) et avec le
soutien du département d’histoire de l’École normale supérieure. Ce colloque s’est tenu à l’ENS, rue d’Ulm, le 28 novembre 2009, sur le thème :
« Bergson et Jaurès : métaphysique, politique et histoire ». Un colloque de
philosophes et d’historiens pour commémorer deux philosophes qui ont
marqué l’histoire : l’histoire de la philosophie plus que l’histoire politique
pour le premier, et l’inverse pour le second. Car Bergson et Jaurès furent
bien tous deux philosophes d’abord, en plus de s’être côtoyés au sein de
la même promotion, entre 1878 et 1881, à l’École normale supérieure, et
d’avoir préparé ensemble leur agrégation de philosophie.
Ce colloque avait un prétexte, puisque Bergson et Jaurès ont des
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BERGSON ET JAURÈS
anniversaires proches. Il célébrait donc le cent cinquantième anniversaire
de leurs naissances, en 1859, le 3 septembre à Castres pour Jaurès, le
18 octobre à Paris pour Bergson. Plus que de célébrer ces deux grands
hommes, ce colloque avait pour projet de montrer les rapports effectifs
ou induits entre les deux philosophes, de leurs vingt ans normaliens à la
mort de Bergson, sur les plans métaphysique, politique et d’abord personnel. À notre connaissance, aucun colloque n’avait cherché à traiter ce sujet
avant le nôtre, et les occurrences sur les relations entre les deux philosophes, malgré leur intérêt intrinsèque, sont demeurées rares et souvent
anecdotiques. Aucune recherche systématique n’a en tout cas été engagée
et encore moins menée à bien. Notre colloque ne s’est pas voulu exhaustif
pour autant, ni systématique, mais il a eu pour ambition d’ouvrir une voie
à poursuivre, de proposer quelques pistes à explorer, il a voulu présenter
quelques analyses, poser quelques questions et suggérer quelques possibles chantiers futurs. Ce n’est donc qu’un début et tel a été l’esprit de ce
colloque en son principe, pour au moins marquer un commencement et
faire taire ce silence qui devenait à bien des égards assourdissant.
Mais pourquoi donc un si grand et long silence ? Est-ce la faute à
Voltaire ou la faute à Rousseau ? Il semble que Jaurès n’ait pas été pendant longtemps vraiment considéré comme un philosophe, comme si sa
figure tutélaire sur le plan politique avait durablement éclipsé, pour ne pas
dire masqué sa dimension philosophique que nous redécouvrons depuis
quelques décennies. Jaurès fut un homme de terrain et de combats politiques et sociaux, alors que son ancien condisciple Bergson fut nettement
en retrait sur ces fronts-là et homme de livres, de bibliothèques et de
salons, dans l’imagerie populaire et un peu aussi au sein de la pensée et de
l’institution académiques. Rien ne semblait donc pouvoir les faire se rencontrer intellectuellement après leurs morts.
Pourtant, les deux hommes furent engagés dans le siècle, chacun à sa
façon, mais, comme l’indiquent divers intervenants, sans être si profondément éloignés qu’on pourrait le penser. Il était donc opportun de montrer
la pertinence d’une étude substantielle sur leurs différences de formes et
identités de fonds, au fil de leurs œuvres respectives, avec les regards
croisés de philosophes et d’historiens. C’est dans cette perspective que fut
organisé le 28 novembre 2009 ce premier colloque. Directrice de l’École
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LE PREMIER COLLOQUE « BERGSON ET JAURÈS »
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normale supérieure, Monique Canto-Sperber nous fit l’honneur de l’inaugurer en rappelant toute l’admiration qu’elle portait aux deux cothurnes
de ces lieux. La première partie, présidée par Sophie Cœuré, fut plutôt
historienne, avec l’intervention de Gilles Candar, président de la Société
d’études jaurésiennes, sur les « Vies normaliennes », retraçant ainsi ce que
furent les rapports entre les deux jeunes normaliens entre 1878 et 1881,
en les replaçant dans le contexte intellectuel de l’époque à l’École. Puis
Vincent Duclert essaya en historien du politique de démêler « les fils tissés
de la philosophie politique » chez nos deux philosophes. La seconde partie, présidée par Arnaud François, fut plus philosophique, avec l’entrée en
matière du rapport métaphysique entre Bergson et Jaurès, qui ont dialogué sans jamais s’affronter directement : Camille Riquier montra en quoi
la thèse principale De la réalité du monde sensible constituait chez « Jaurès le
chaînon manquant entre Les Données immédiates et Matière et mémoire ». Puis
Bruno Antonini examina le rapport métaphysico-politique inversé entre
« Bergson et Jaurès en vis‑à-vis : une métaphysique du politique face à une
politique du métaphysique », de l’Essai aux Deux Sources, en passant par De
la réalité du monde sensible et L’Évolution créatrice, en référence critique à
Spencer. Enfin, Frédéric Worms, président de la Société des amis de
Bergson, dépassa les clivages convenus et élargit le champ en recadrant
« Bergson et Jaurès : au-delà des dualismes » par-delà le philosophique. Au
final, un colloque original parce qu’inaugural, mais certainement pas singulier parce qu’il en appelle d’autres, plus ciblés ou plus larges, mais sans
doute prolongeant cet élan que nous avons souhaité impulser 1.
1. Nous regrettons de ne pas disposer pour cette publication de la communication de
Florence Caeymaex sur la question de l’État dans les Origines du socialisme allemand de Jaurès,
et espérons qu’elle sera reprise dans ces travaux ultérieurs appelés de nos vœux.
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VIES NORMALIENNES
par Gilles CANDAR
Jaurès et Bergson ont été condisciples à l’ENS de 1878 à 1881. Le milieu
normalien lui-même de l’époque a été beaucoup travaillé ces dernières
années, notamment dans le sillage de Christophe Charle et de Christophe
Prochasson 1 . Sur le compagnonnage des deux jeunes philosophes,
Philippe Soulez a synthétisé et écrit ce qu’il fallait : estime réciproque, sans
affection excessive, ni dénigrement des deux côtés 2. Il ne s’agit donc ici
que de la recherche des divers points de contact qui ont pu exister entre
ces deux vies, au temps de l’École, mais aussi parfois dans la période
suivante, afin d’apporter quelques nuances complémentaires au paysage
intellectuel, politique et culturel, qui vit s’épanouir leurs œuvres respectives.
ÉMULATION
Réservé, Bergson ne dit jamais de mal de son ancien condisciple. Sa
remarque souvent citée en marge du manuscrit de Gilbert Maire : « Jaurès,
quand je l’ai connu, était éloquent et généreux. Quand il vint au socialisme,
1. Les références les plus spécifiques sur l’ENS de chaque auteur seraient de
Christophe Charle, « Les normaliens et le socialisme », in Madeleine Rebérioux (dir.), Jaurès
et les intellectuels, Paris, Éd. de l’Atelier, 1994, et pour Christophe Prochasson, Le socialisme
normalien, mémoire de maîtrise, Paris I, 1981, à compléter par une bonne part de leurs
œuvres respectives.
2. Philippe Soulez et Frédéric Worms, Bergson, Paris, Flammarion, 1997 ; rééd. PUF,
« Quadrige », 2002.
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BERGSON ET JAURÈS
je l’avais perdu de vue, mais je suis sûr que ce fut encore par éloquence et
générosité » est en effet savoureuse et subtile. De son côté, Jaurès marque
la considération qu’il porte à Bergson dans des lettres à ses amis, mais il
confirme implicitement qu’il n’a pas avec lui de relations directes très
suivies. Selon Lévy-Bruhl, il arriva aux deux étudiants de sortir et d’aller
passer quelques heures ensemble au musée du Louvre 1. Jaurès indique
avoir écrit à son compétiteur victorieux ou à demi victorieux au lendemain
de leur agrégation commune, alors qu’il est déjà revenu à Castres, mais
aucune correspondance entre les deux jeunes philosophes n’a été conservée 2, ce qui, du côté de Jaurès en tout cas, est normal et conforme à son
traitement habituel des papiers et archives éventuelles. Bergson apparaît à
l’occasion dans des lettres de Jaurès envoyées à d’autres amis ou camarades de l’École. Jaurès use du surnom normalien de son camarade, « la
Miss », sans méchanceté ni affabilité particulières, me semble‑t-il. Sa première occurrence, dans une lettre à Charles Salomon, reste ambiguë :
« Fais mes amitiés à tous les camarades, en particulier à l’Attique, à
Lemercier, à David, à Veyriès ; embrasse Miss pour moi, mais dis-lui
qu’auprès des jeunes et fraîches paysannes du pays, elle pâlit un peu. » 3 En
fait, Jaurès cherche surtout à conserver un contact qui semble se dérober :
« Je ne sais comment, j’ai oublié de la [son adresse à Londres] lui [Bergson]
demander et je tiens beaucoup à savoir de temps en temps comment il se
porte et ce qu’il fait. » 4 La curiosité semble être plus intellectuelle et professionnelle qu’affective. Il suffit de lire l’ensemble des lettres conservées
de Jaurès pour entrevoir que ses relations devaient être plus familières
avec Salomon ou même Monceaux, Michel, Lemercier, Pfister et Morillot.
En ce qui concerne l’agrégation de philosophie de 1881, comme l’ont déjà
fait les biographes de Bergson, il serait licite de contribuer à la réhabilita1. Lucien Lévy-Bruhl, « Henri Bergson à l’École normale », Les Nouvelles littéraires,
15 décembre 1928, p. 1.
2. La lettre de Jaurès à Bergson parfois citée est certainement adressée à un autre
normalien. Nous revenons plus loin sur ce point.
3. Jean Jaurès, Lettre à Charles Salomon, 25 juin 1881, in Les années de jeunesse, Paris,
Fayard, 2009, p. 83. Le qualificatif est à nouveau employé dans une lettre du 4 juillet 1881
lorsque Jaurès annonce son intention de lui écrire, op. cit., p. 113. Le normalien surnommé
« l’Attique » est vraisemblablement Paul Monceaux.
4. Lettre à Charles Salomon, 17 septembre 1881, op. cit., p. 85.
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VIES NORMALIENNES
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tion du malheureux Paul Lesbazeilles. Son décès prématuré n’est pas
preuve d’insignifiance. Le mot acrimonieux de Jaurès « les Lesbazeilles
[…] se digèrent en un quart d’heure » 1, souvent cité, doit être replacé dans
son contexte : Jaurès console son ami et cothurne Charles Salomon de son
très relatif échec à l’agrégation. Salomon n’a été reçu que 9e derrière un
certain Théotiste Lefebvre, que son ami est invité à « digérer » comme
Jaurès le fait de son devancier. Assimiler sa propre 3e place à la 9e de son
ami, sans évoquer les autres lauréats, est plutôt élégant. Bergson, lui aussi
ami de Salomon, préfère féliciter son camarade d’être reçu dans les dix
premiers 2, ce qui est peut-être d’esprit plus positif et aussi efficace, mais
témoigne d’une préoccupation semblable : il est permis d’imaginer que
chacun savait que Salomon espérait mieux. Ne cessons pas d’imaginer : il
n’est pas impossible non plus que le vrai reproche adressé à Lefebvre
comme à Lesbazeilles soit d’être des « facards ». Ces jeunes gens ne sont
pas des normaliens et pourtant ils devancent des élèves de l’École, d’où la
remarque désagréable de Jaurès à leur égard, alors qu’on ne dit rien des
camarades mieux reçus aux deux agrégations (d’un côté Bergson, de
l’autre Morillot, Lemercier, Monceaux, Desjardins, etc.). Boursier de la
faculté de Paris, Lesbazeilles soutient ses thèses en 1884 (Les fondements du
savoir et De logica Spinozae), mais il meurt peu après sans avoir pu intellectuellement donner autre chose.
L’École, puisque viennent d’être évoqués quelques autres noms que
ceux de nos deux héros, c’est d’abord, en effet, une promotion. Celle-ci
doit se comprendre dans un sens assez différent de celui d’aujourd’hui.
Les élèves ne sont pas classés en options pendant les deux premières
années. Ils ne choisissent leur spécialité que la troisième année, en vue du
concours de l’agrégation. Auparavant, ils vivent et travaillent ensemble,
passent la même licence ès lettres, avec force latin et grec, et forment un
groupe d’autant plus homogène que les effectifs sont limités. Sur la
célèbre photographie de la promotion de 1878 figurent vingt-quatre
jeunes hommes. Formellement, Bergson admis à titre étranger est à part
1. Ibid.
2. Henri Bergson, Lettre à Charles Salomon, été 1881, in Correspondances, textes
publiés et annotés par André Robinet, Paris, PUF, 2002, p. 5-6.
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BERGSON ET JAURÈS
et dernier sur la liste officielle, mais il est précisé que son rang au concours
est le 3e, derrière Jaurès donc et Charles Diehl (1859-1944), le futur historien de l’Empire byzantin 1. L’anecdote de la confrontation entre Jaurès et
Bergson qui à la demande de leur professeur d’histoire, Ernest Desjardins
(1814-1886), rejouent le procès de Fonteius, le proconsul prévaricateur de
la Gaule narbonnaise acquitté après une défense éloquente de Cicéron, est
bien connue. L’épisode est en effet relaté par René Doumic (1860-1937),
qui donne la victoire aux arguments bergsoniens 2. Comme Philippe Soulez, je crois toutefois qu’il faut se hâter de ne pas conclure trop vite. René
Doumic est réputé pour la fermeté de ses convictions conservatrices, qui
vont lui permettre de devenir directeur (1916-1937) de La Revue des DeuxMondes et secrétaire perpétuel de l’Académie française 3. Or, la même anecdote est racontée par un autre condisciple de Jaurès et Bergson. L’historien Christian Pfister (1857-1933), connu pour sa thèse relative à Robert le
Pieux et son action comme recteur de l’académie de Strasbourg au lendemain de la Grande Guerre, est lui un bon républicain. Il nous donne un
témoignage non contradictoire, mais légèrement différent 4. Le réquisitoire
impitoyable de Jaurès se termine par « On a pu acquitter Fonteius à une
époque où la République était à son déclin ; mais vous qui le jugez à une
époque où la République commence, vous le condamnerez ». Il confirme
l’efficacité de la défense de Fonteius par Bergson, « de la façon la plus
élégante et la plus distinguée, avec des raisonnements où la subtilité se
mélangeait d’ironie ». Mais il assure que le procès se termine non par
l’absolvo plaidé par Bergson, ni par le condemno réclamé par Jaurès, mais par
un unanime et réconciliateur non liquet.
1. Diehl est reçu 1er à l’agrégation d’histoire de 1881, devant Pfister.
2. Revue internationale de l’Enseignement, juillet-décembre 1913, p. 95, cité par Philippe
Soulez et Frédéric Worms, op. cit., p. 42.
3. Doumic refusa la main de sa fille au normalien socialiste Lucien Febvre (18781956) lui préférant Louis Gillet (1876-1943).
4. Christian Pfister, « Bergson à l’École normale », Les Nouvelles littéraires, 15 décembre 1928, p. 4.
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VIES NORMALIENNES
PROMOTION(S)
L’École, c’est donc d’abord une promotion, mais ce sont aussi les
promotions voisines qu’on côtoie à l’École, les deux aînées, puis les
cadettes. D’autant qu’elles permettent parfois des rencontres avec
d’anciens camarades de khâgne, plus ou moins chanceux. Jaurès retrouva
ainsi en 1879 aussi bien Émile Durkheim (1858-1917), son camarade à
Louis-le-Grand, deux fois malchanceux, que ce « brave Manchon » qu’il
aimait bien : un garçon laborieux, connu à Sainte-Barbe, reçu à l’ENS à sa
quatrième tentative, agrégé de grammaire et travailleur consciencieux 1.
D’un autre côté, les nouveaux se lient avec des camarades plus anciens.
Pour Bergson et Jaurès, il faut au moins évoquer les « caciques » à l’agrégation de philosophie des deux années précédant celle de leur concours :
Lucien Lévy-Bruhl (1857-1939) en 1879, qui sera l’ami des deux, sans
doute professionnellement plus lié au premier, mais aussi le biographe du
second et le président de l’Association de ses amis constituée pendant la
guerre 2, et Henry Michel (1857-1904) en 1880, le futur auteur de L’Idée de
l’État. Essai critique sur l’histoire des théories sociales et politiques en France depuis la
Révolution (1895), longtemps collaborateur au Temps et sans doute plus
concerné par l’approche jaurésienne que par celle de son cadet. Jaurès a le
sens du groupe et les témoignages s’accordent pour dire qu’il exerce à la
satisfaction générale ses fonctions de chef de section, c’est‑à-dire, en argot
normalien, de « cacique ». Il ne souhaite pas un élargissement qui irait jusqu’à la confusion. Ainsi est-il favorable à ce que la traditionnelle partie de
campagne de fin d’année reste l’affaire des seuls littéraires et ne soit pas
1. Comme Paul Lesbazeilles, Léon Manchon (1859-1886) mourut jeune. Jaurès est en
1876-1878 khâgneux à Louis-le-Grand, mais pensionnaire à Sainte-Barbe, en raison de
difficultés de transmission de sa bourse dans un lycée d’État, alors que Durkheim par
exemple est pensionnaire à Jauffret. Les lettres à Léon Manchon retrouvées par Jórdi
Blanc sont publiées dans les Cahiers Jaurès, no 195-196, janvier-juin 2010, p. 107-110.
2. Cf. Jean Jaurès, cahiers trimestriels, no 143, janvier-mars 1997 sur l’amitié dans la
République.
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BERGSON ET JAURÈS
élargie aux scientifiques : elle est « une fête d’amitié ou au moins de camaraderie intime » et elle ne doit pas dégénérer en « vulgaire pique-nique » 1.
Malicieusement, Anatole France a pu dire un jour de Jaurès que, « comme
les prêtres, il n’avait pas d’amitiés particulières ». Ce n’est pas tout à fait
exact : si Jaurès eut un ami authentique dans sa vie, du début jusqu’à la fin,
ce fut assurément son cothurne, Charles Salomon (1859-1925), un littéraire
à la carrière paisible 2. Cette amitié ne fut pas publique, heureux temps où la
vie privée d’un responsable politique de premier plan pouvait rester discrète, et même après que Salomon eut confié ses lettres de jeunesse à LévyBruhl pour publication 3, on put longtemps se demander si l’intimité avait
perduré, Salomon ne donnant qu’une courte lettre de 1914 après la série
allant de 1878 à 1882. À mon sens, il n’y eut pas de vraie interruption :
plusieurs allusions dans les articles de Jaurès se comprennent mieux en les
rapprochant de la vie de Charles Salomon. C’est lui qui selon toute vraisemblance fait se rencontrer Renan et Jaurès, lui aussi qui fait lire et apprécier
Tolstoï à son ami, ainsi que les articles de son collègue et ami Alain (Émile
Chartier), et son épouse née Marie Wormser eut la charge apparemment
délicate de veiller au Cours Sévigné sur l’éducation de Madeleine, la fille des
Jaurès. Mais Charles Salomon est en même temps rue d’Ulm l’ami de
Bergson, le seul camarade auquel Bergson envoie des lettres emplies d’une
affection sensible et émouvante 4, celui qui, avec Paul Monceaux (18591941), « l’Attique », futur professeur au Collège de France, mais aussi le
premier grand ami de Jaurès à son arrivée rue d’Ulm, accompagne Bergson
1. Lettre à Charles Salomon, 27 juillet 1881, op. cit., p. 84.
2. Charles Salomon fut un professeur voué à son enseignement : longtemps professeur de khâgne au lycée Condorcet à Paris (1887-1923) et au Cours Sévigné administré par
sa tante, Mathilde Salomon, puis par son épouse Marie Salomon. Il n’écrira que deux
études, sur La Princesse de Clèves et sur les romans de Tolstoï, publiées en un volume unique
après sa mort.
3. Lucien Lévy-Bruhl, Jean Jaurès. Esquisse biographique, Paris, Rieder, 1924.
4. Du moins dans la correspondance conservée, cf. Henri Bergson, Correspondances,
op. cit., p. 5-9. La comparaison avec les lettres de Jaurès, reproduites dans Les années de
jeunesse, saisit par la différence de ton : celui de Jaurès est sensible et oratoire, celui de
Bergson personnel et délicat. La formule de politesse de Jaurès est « je te serre la main »,
voire « je te serre bien cordialement la main », Bergson utilise de tendres litotes : « tu
occupes un petit coin dans le cœur de ton ami », « je t’aime un petit peu », voire dépose
comme jadis « deux baisers sur le front pur » de son ami.
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VIES NORMALIENNES
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à la mairie du Ve arrondissement pour établir sa déclaration d’option de la
nationalité française (5 novembre 1880). Il est donc plus que probable que
cet ami commun, au moins aux temps de l’École, a permis rencontres ou
échanges d’informations entre les deux philosophes. Ensuite ? Les informations manquent… Mais il n’est pas impossible non plus que Salomon ait
introduit son ami Jaurès devenu député auprès des Raffalovich, riche
famille de financiers et de mécènes, proche jadis de Claude Bernard ou
Paul Bert, et toujours d’une bonne partie du personnel politique et financier
de la République. En tout cas, Jaurès fréquente le salon de Marie
Raffalovich 1 et il entre à l’automne 1888 au comité de rédaction de la revue
à laquelle collabore son fils Arthur, Les Annales économiques, dans laquelle il
publie un article sur « La viticulture française et la législation » 2. Or, à partir
de 1895, Madame Raffalovich entre aussi en relations amicales avec le
professeur de la khâgne d’Henri-IV, qu’elle contribue à faire élire au Collège de France 3. Une de ses lettres nous apprend que Bergson doit décliner
une invitation à dîner, au début de février 1905, parce qu’il est retenu le
même soir par son collègue Frédéric Rauh (1861-1909), autre ami commun
aussi bien avec Jaurès qu’avec Lévy-Bruhl… Le silence de Jaurès et de
Bergson sur leurs relations doit donc être manié avec la plus grande prudence : en dehors des divergences philosophiques, des dissentiments politiques et éventuellement personnels, il ne signifie pas nécessairement
désintérêt, éloignement ou indifférence.
Quelques autres camarades sont destinataires de lettres conservées de
Jaurès ou reçoivent ses amitiés : Léon Manchon, Alfred Revillaud,
Christian Pfister, Émile Durkheim, Paul Morillot, Albert David-Sauvageot.
1. C’est en tout cas attesté pour 1889, vraisemblable en 1893 et à nouveau vérifié
au moment de l’affaire Dreyfus, selon la correspondance de Marie Raffalovich, archives de
l’Institut de France, Ms 3668/102-105 et Ms 3669/77-81, aimablement communiquée
par Alain Chatriot que je remercie et publiée dans les Cahiers Jaurès, no 195-196, op. cit.,
p. 110-113.
2. Jean Jaurès, « La viticulture française et la législation », Les Annales économiques,
5 février 1889, repris dans les Cahiers Jaurès, no 195-196, op. cit., p. 49-69. Le nom de Jaurès
figure toujours dans le comité de rédaction du dernier no conservé à la BNF, celui du
20 juin 1892.
3. Cf. Philippe Soulez et Frédéric Worms, Bergson, op. cit., p. 82. Les Correspondances de
Bergson relèvent une soixantaine de lettres adressées au philosophe par Marie Raffalovich.
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BERGSON ET JAURÈS
Notons que ce dernier épousa Henriette Baudrillart, sœur de son condisciple Henri, le futur cardinal, d’une grande famille d’universitaires et peu lié
quant à lui, semble‑t-il, avec Jaurès. Comme Madeleine Rebérioux jadis et
Camille Riquier aujourd’hui, il me semble que le billet de Jaurès exposé
en 1959 à la Bibliothèque nationale : « Quand viendras-tu à Paris soutenir
tes thèses ? Je te ferai des objections. Une bonne poignée de main et une
embrassade à Miss » 1 s’adresse à un tiers, Michel, Rauh ou un autre, et non
à Bergson lui-même que Jaurès, qui manifeste toujours un grand sens des
convenances, dont la pudeur même étonne parfois ses amis, ne prendrait
pas le risque d’interpeller si familièrement 2.
Les normaliens vivent encore à cette époque un régime assez strict
d’internat. Selon Christian Pfister, les élèves ne peuvent sortir que les
dimanches et les jeudis après-midis et doivent être rentrés à dix heures du
soir. La permission de théâtre est accordée une fois par mois. En semaine,
le lever est à six heures en hiver, cinq en été, et l’extinction des feux le soir
à neuf heures. La deuxième année équivalente aux anciennes maîtrises ou à
nos actuels masters permet aux étudiants de préparer des diplômes familièrement appelés des « définitifs ». Celui de Jaurès ne nous est pas parvenu. Il
portait sur Les opinions philosophiques et religieuses de Madame de Sévigné. Pendant
les deux premières années, Jaurès n’a pas encore choisi sa voie et semble
tenté par l’École d’Athènes. On sait, par le témoignage des Cahiers de
Barrès, qu’il conserva toute sa vie l’espoir de pouvoir aller visiter la Grèce.
1. Henri Bergson. Exposition du centenaire, Bibliothèque nationale, 21 mai-juillet 1959,
no 42 du catalogue réalisé par Simone Pétrement (1907-1992) et Gérard Willemetz, préface
de Julien Cain, Bibliothèque nationale, 1959, 54 p., p. 20. Ce feuillet n’est pas référencé et
nous en ignorons le lieu de conservation actuel.
En retour et en fiction littéraire, le narrateur de Patrick Modiano dans Les boulevards de
ceinture (Gallimard, 1972), qui gagne sa vie en écrivant de fausses dédicaces sur des livres
d’occasion ensuite revendus, fait écrire à Bergson sur un exemplaire de Matière et mémoire
envoyé à Jaurès : « Quand cesseras-tu de m’appeler la miss ? » (Folio 1033, p. 89).
2. Est-il possible d’identifier le destinataire ? Philosophe, condisciple de Jaurès et de
Bergson à l’ENS, suffisamment proche pour que le surnom de Miss lui soit familier et ne le
choque pas, vraisemblablement en poste en province, puisqu’il doit « venir » à Paris
soutenir ses thèses, alors que Jaurès s’y trouve (donc député, soit entre 1885 et 1889, soit
après 1893), mais il faudrait aussi qu’il soit proche de Bergson, angevin de 1881 à 1883,
clermontois de 1883 à 1888, parisien ensuite ? Lévy-Bruhl soutient en 1885, Rauh en 1890,
Durkheim en 1893, Michel en 1895, mais la liste peut s’allonger, y compris avec ceux qui
n’ont pas achevé leurs thèses.
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Bergson rendit son mémoire à Émile Boutroux (1845-1921), professeur de
philosophie en seconde année, dont l’influence sur Jaurès fut profonde,
mais ce mémoire non plus ne semble pas avoir été conservé. Le professeur
de philosophie de première année, Léon Ollé-Laprune (1839-1898), ne
semble pas avoir particulièrement marqué Jaurès. Dans une lettre à Achille
Ricardou, un compatriote professeur de philosophie qui souhaite préparer
l’agrégation, il le présente comme un « agréable diseur », plutôt « que ce
qu’on appelle un peu emphatiquement un profond philosophe » 1. Cela ne
l’empêche pas de l’estimer et il est assez connu maintenant que le premier
texte de Jaurès publié par les journaux fut une défense, au nom de ses
camarades et de lui-même, cacique général de l’École, de leur professeur
sanctionné par Jules Ferry pour avoir protesté contre les mesures anticléricales du gouvernement. Il s’agissait de l’expulsion des Carmes de
Bagnères-de-Bigorre et d’une protestation énergique contre celle-ci,
signée, entre autres, par Léon Ollé-Laprune, aussitôt vilipendé par une
partie de la presse républicaine qui entendait faire respecter le gouvernement et rappeler les fonctionnaires à un devoir de réserve ou de modération. Jules Ferry n’est pas un libéral excessif : « La République doit être un
gouvernement », théorisera‑t-il plus tard (Bordeaux, 30 août 1885) et il
saura même confier : « S’il faut faire des lois de fer, nous savons les faire et
nous les avons faites » (Sénat, 24 février 1891). Dans le cas présent, il
suspend donc pour un an à partir du 16 octobre 1880 le professeur OlléLaprune. Les élèves décident de marquer leur soutien affectueux à leur
maître et lui rendent une visite officielle avec une adresse de sympathie
publiée par Le Figaro et par Le Gaulois (9 novembre 1880). La protestation
est signée de Jaurès, mais il s’exprime au nom de « tous » ses camarades,
donc de Bergson tout autant que des autres : la « bonté », la « bienveillance », la « tolérance » d’Ollé-Laprune sont saluées 2. Rien n’est dit de
ses qualités philosophiques, mais ce n’était pas le propos et cela n’aurait
pas convenu à des étudiants d’émettre une opinion sur le sujet.
Que faut-il penser du climat politique à l’École ? La réponse n’est pas
simple et ne peut pas se fonder sur les seuls témoignages des intéressés.
1. Lettre à Achille Ricardou, 21 octobre 1878, op. cit., p. 53.
2. Cf. Les années de jeunesse, op. cit., p. 75.
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BERGSON ET JAURÈS
Jaurès répond bien au journaliste du Figaro, à l’occasion des fêtes du centenaire de l’ENS : « Nous nous occupions beaucoup plus de philosophie, de
poésie et d’art que de politique », mais il équilibre tout aussitôt son propos
en précisant : « Nous suivions cependant avec passion les événements
contemporains, dans les heures de crise grave ou de combat aigu. » 1 Il
semble bien que Jaurès fût déjà passionné de politique, capable d’utiliser sa
rare journée de liberté pour aller voir Gambetta et écouter les orateurs à la
Chambre, il était républicain et ses amis lui prévoyaient un destin parlementaire que lui-même ne refusait pas vraiment. Daniel Halévy est le seul
à mettre en scène dans ce contexte Bergson : selon lui, « le journal Le Temps
était son journal [à Jaurès], et il en commentait la prose officieuse avec un
si exubérant, un si constant enthousiasme que son camarade Bergson, dit
la tradition, le reprenait parfois et lui reprochait un zèle sans critique » 2.
Jaurès n’aime guère se reconnaître en ancien républicain « opportuniste », il
faut dire que son « opportunisme » avait conservé une forte dose d’idéal, il
avait, comme le dit Bergson, de l’éloquence et de la générosité, et il n’est
pas très étonnant que Jaurès ait glissé progressivement vers un socialisme
d’idées puis un socialisme politique. Au printemps 1895, lorsqu’il est interviewé, il est depuis deux ans revenu à la Chambre comme orateur passionné du socialisme, compagnon de route pourrait-on dire des militants
du Parti ouvrier français de Guesde et de Lafargue, en pointe dans l’opposition aux républicains modérés héritiers du gambettisme et du ferrysme et
donc il ne peut pas souhaiter trop s’épancher sur ses souvenirs encore
assez récents. Il ne prolonge d’ailleurs pas outre mesure l’entretien.
Boutroux, dont la réputation, selon la lettre privée déjà évoquée, offre
« des qualités [philosophiques] plus sérieuses » que son collègue, enthousiasme à l’épreuve son élève : « Nous avons un cours excellent de philosophie
par Monsieur Boutroux : il nous fait l’histoire de la philosophie moderne.
Nous avons vu en trois mois Bacon et Descartes, et nous entamons Spinoza.
Le cours est fait avec une connaissance complète des textes et une remar1. André Nancey, « Monsieur Jean Jaurès, normalien », Le Figaro, 20 avril 1895, repris
dans Jean Jaurès, bulletin de la SEJ, no 43, octobre-décembre 1971.
2. Daniel Halévy, « Jean Jaurès », Bibliothèque universelle et Revue de Genève, décembre 1924, p. 738-747.
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quable sagacité critique. » 1 Reçu à l’agrégation, Jaurès se repose au domicile
de ses parents, à La Fédial, mais il ne perd pas de temps non plus : si le beau
temps et les cigales « empêchent décidément toute méditation philosophique », il lit cependant Malebranche, Spinoza et le cours de philosophie
grecque de Boutroux : « Je médite sur la substance adossé à un tas de gerbes, à
l’ombre d’un chêne, au penchant de la colline, pendant que les moissonneurs
approchent leurs faux des derniers épis qu’un vent léger balance au bout du
champ, et que partout dans la grande plaine les morceaux de gerbes, régulièrement disposés, imitent les tentes d’un camp endormi sous le soleil. » 2
Jaurès n’est plus normalien, mais il ne perd pas tout contact avec
l’École, et encore moins avec ses amis. Son orientation vers la politique ne
l’éloigne pas nécessairement de tous, ne serait-ce que parce qu’il retrouve
au Palais-Bourbon ou dans la presse nombre de normaliens. Il lit les journaux de Paris, Le Temps donc et tout particulièrement les articles d’Henry
Michel, et le plus conservateur Le Journal des Débats… Il travaille à la
bibliothèque de l’École pour achever ses thèses, avant 1885 et sa première
élection comme député républicain du Tarn, ou après 1889 et son échec
électoral, d’autant qu’il a alors repris son enseignement à la faculté de
Toulouse et souhaite sinon assurer son poste, du moins donner à tous et
d’abord à soi-même la satisfaction d’avoir accompli la totalité du parcours
nécessaire. À partir d’octobre 1888, il y rencontre le nouveau bibliothécaire, Lucien Herr (1864-1926), de la promotion de 1883 et quel que soit
notre jugement sur le rôle exact d’Herr dans le passage de Jaurès à la
politique socialiste, il ne peut être tenu pour insignifiant. Il en va d’ailleurs
de même pour les conseils donnés et les discussions suivies au sujet des
thèses, notamment la thèse secondaire sur Les Linéaments du socialisme allemand dont Herr était déjà un spécialiste averti. Jaurès lit Marx, entre autres,
et commence à le citer dans La Dépêche 3. Il y reviendra… Au hasard des
articles ou des discours, on peut voir aussi Jaurès évoquer avec une nostalgie de bon aloi ses vieux maîtres ou le temps de l’École : il écrit une belle
1. Lettre à Achille Ricardou, 22 janvier 1880, op. cit., p. 66.
2. Lettre à Charles Salomon, 4 juillet 1881, op. cit., p. 111.
3. Sa première occurrence, anodine, est dans « Constatations », La Dépêche,
25 février 1890.
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BERGSON ET JAURÈS
lettre à son vieux professeur de littérature grecque, Henri Weil (18181909), pour ses quatre-vingt-dix ans. À propos de L’Orestie d’Eschyle, il
évoque « l’Orestie des nations qui vengent à l’infini la violence par la violence et qui emplissent toutes et vident tour à tour la coupe de sang » et se
demande quand viendra « l’Athéna nouvelle qui rompra ce cercle maudit
en créant l’aréopage des peuples » 1. Dans L’Armée nouvelle (1910), il cite
encore son directeur, Ernest Bersot, qui sentant la vie s’échapper, allait à
l’essentiel et prévenait ses élèves : « En France, on fait sa première communion pour en finir avec la religion ; on prend son baccalauréat pour en finir
avec les études, et on se marie pour en finir avec l’amour. »
QUE FAIRE APRÈS LES CONCOURS ?
Le rôle de Jaurès comme « chef de section » est bien utile pour nous
permettre de concevoir quelques-uns des enjeux posés alors à l’ENS. Il lui
revient en effet de prononcer à l’occasion de la nouvelle année un discours
de compliments au directeur, ce dont il s’acquitte le 1er janvier 1881 auprès
de Fustel de Coulanges (1830-1889), qui a officiellement remplacé au mois
de février précédent Ernest Bersot (1816-1880), décédé. Il le fait avec
toutes les convenances d’usage, mais il aborde franchement les problèmes :
les normaliens doivent-ils enseigner dans le secondaire ou être réservés à
l’enseignement supérieur ? Sa franchise n’exclut pas l’habileté : d’un côté,
Jaurès accepte et revendique même le droit d’enseigner en lycée, vante le
plaisir qu’il y a à « communiquer ce qu’on sait à de jeunes intelligences et
de les éveiller au goût des belles et bonnes choses », il remarque « qu’on
peut mener de front l’enseignement secondaire et les travaux personnels » ;
de l’autre, il affirme : « l’École est prête, Monsieur le Directeur, et vous
pouvez dire à Monsieur le Ministre que nous répondrons à son appel » si
les Facultés réclament pour suffire à la tâche croissante « des hommes
1. Lettre à Henri Weil, 26 août 1908, Jean Jaurès, bulletin de la
décembre 1968, p. 10-11.
SEJ,
no 31, octobre-
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jeunes dont les forces n’aient pas été entamées par la fatigue d’une classe,
s’il devient urgent, pour donner à la science française l’originalité et la
profondeur, de ménager des loisirs à des intelligences curieuses de nouveauté ». Son argument contre l’éventualité de faire appel à des candidats
venus d’autres horizons repose sur la supériorité en culture générale donnée par une École où la spécialisation est tardive et les échanges intellectuels forcément provoqués par une vie en commun exigeante.
Ici, il faut sans cesse faire comprendre et goûter à des camarades nombreux,
d’aptitudes très différentes, ses recherches et ses idées ; voilà une sauvegarde certaine pour la forme qui est l’expression la plus claire, la plus vivante et la mieux
ordonnée des choses. Ici, la communauté des cours pendant deux ans et leur
diversité brise le cercle où l’esprit s’enfermerait volontiers. Comment craindre une
direction exclusive des intelligences, quand on voit l’École tantôt réunie par un
cours savant d’Économie politique, tantôt par de sérieuses leçons de lecture, qui
substituent au commentaire aride, inefficace, l’interprétation rapide et vivante des
grands modèles, doublant ainsi sans fatigue la force du professeur et le profit de
l’élève ? Vous souhaiteriez pour l’École, Monsieur le Directeur, les cours de droit
romain et grec ! Tout ce qui lui apporte une vie nouvelle est le bien venu. On ne
peut introduire ici un seul enseignement qui n’ait été devancé par une curiosité.
C’est que l’esprit est éveillé et sollicité en tout sens, non seulement par les maîtres,
mais aussi et surtout peut-être par les camarades. L’École est comme une grande
association d’esprits qui tous ou presque tous ont leur forme distincte et leurs
goûts particuliers : par un commerce quotidien et des comparaisons involontaires,
ils s’éveillent au sentiment d’eux-mêmes, de leurs tendances propres et de leurs
ressources originales ; et en même temps le besoin naît en eux de se répandre audehors, de rallier à leurs goûts, à leurs idées, à leurs admirations, à leurs dédains, les
autres esprits ; c’est dès lors une lutte incessante et joyeuse, un travail quotidien de
conversion et de conquête, où il n’y a ni vainqueur ni vaincu, mais d’où toutes les
intelligences sortent plus larges et comme agrandies par les intelligences voisines.
Voilà certes une forme de travail bien attrayante et bien puissante, que les livres ne
sauraient suppléer : ils nous donnent en effet les résultats derniers de la réflexion et
de l’étude : par la conversation, par la vie en commun, on atteint les esprits jusque
dans leur fond : on saisit les goûts, les idées, dans leur source vive et jaillissante : la
sympathie est plus prompte, la communication plus aisée, l’influence plus durable.
[…] À l’École, le temps le plus utile est le temps qu’on perd [nous disait un jour
Monsieur Bersot]. Il n’eût rien dit, s’il eût craint d’être pris au mot. L’École sait bien
qu’aujourd’hui surtout l’ardeur de l’admiration et les curiosités vagues ne suffisent
pas, qu’il faut y joindre la constance du travail, la précision des études, la solidité
des connaissances ; mais l’esprit garde de ces émotions et de ces excitations mul-
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BERGSON ET JAURÈS
tiples quelque chose de libre, de fier, de hardi, qui lui permet, lorsqu’il s’applique à
un sujet spécial, de le dominer, et par là de le mieux comprendre. Ces joies que l’on
ne peut goûter qu’à l’École font aussi qu’on l’aime d’une grande amitié.
Bel éloge de l’École, qui fut repris une centaine d’années plus tard par
Alain Peyrefitte 1, et qui comme souvent chez Jaurès va bien au-delà des
prémisses un peu utilitaristes, du moins professionnelles, de son raisonnement. L’enjeu existait pourtant : les maîtrises de conférences ont été créées
en 1877 afin de faire face non à l’afflux, dirions-nous aujourd’hui, mais à la
simple arrivée d’élèves et elles sont notamment chargées d’assurer une
préparation sérieuse aux étudiants boursiers. Les jeunes normaliens continuent de passer par les lycées : Bergson enseigne à Angers (1881-1883),
puis à Clermont-Ferrand (1883-1888), Jaurès à Albi de 1881 à 1883,
Durkheim à Sens, Saint-Quentin et Troyes 2. La charge est compatible avec
des recherches personnelles : Jaurès effectue la première année onze heures
de cours 3 avec cinq élèves auxquels s’ajoutent en 1882-1883 deux heures
données à l’École normale (cours équivalent à des colles, ce sont des
exposés d’élèves suivis de reprises par le professeur). Le recteur le loue
pour la parfaite correction des copies de ses élèves. À la faculté de
Toulouse, il est chargé d’une conférence hebdomadaire (3 février 1883),
prélude à son embauche comme chargé de cours le 24 septembre 1883.
Ses camarades doivent souvent attendre davantage, même si la province
permet d’accélérer les parcours. Durkheim enseigne dès 1887 à la faculté
de Bordeaux : Bergson est chargé de conférences à Clermont, mais il privilégie sans doute une nomination parisienne, et après sa khâgne d’Henri-IV,
il n’entre vraiment dans l’enseignement supérieur que par son élection en
1900 au Collège de France. Bien entendu, la carrière universitaire de Jaurès
se distingue par sa brièveté, puisqu’il se consacre à ses mandats politiques
de parlementaire ou de journaliste. Interrompue par son élection de 1885,
elle n’est reprise que de 1889 à 1893. Jaurès l’aurait volontiers continuée à
Paris en 1898, mais la Sorbonne lui refusa le cours libre sur le socialisme
1. Alain Peyrefitte, Rue d’Ulm. Chronique de la vie normalienne, Paris, Vigneau, 1950,
rééd. Flammarion, 1963 et 1977, Fayard, 1994 et 1998.
2. Cf. Marcel Fournier, Émile Durkheim (1858-1917), Paris, Fayard, 2007.
3. Lettre à Charles Salomon, 25 octobre 1881, op. cit., p. 113.
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VIES NORMALIENNES
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qu’il envisageait de donner 1. Auparavant, par exemple en 1883, sa tâche
consiste en trois conférences publiques d’une heure par semaine qui selon
son témoignage réunissent une vingtaine d’étudiants 2. Ces jeunes enseignants disposent donc de loisirs pour reprendre la formule consacrée et
peuvent les utiliser selon leurs choix. Disposent-ils des revenus nécessaires ? La disparité géographique est grande, le traitement dépendant
d’une nomination dans un lycée de 1re, 2e ou 3e catégorie, la 4e étant
supprimée au début de la décennie par Jules Ferry. Les émoluments reçus
dans le Supérieur ne signifient pas nécessairement une augmentation des
revenus. Professeur de lycée, Jaurès reçoit comme premier traitement
3 600 F par an (300 F mensuels), il aurait pu en espérer 5 000 dans un lycée
de 1re classe, on sait qu’il a préféré se rapprocher de ses parents, peut-être
aussi de son milieu d’origine et de son futur lieu d’implantation électorale.
La conférence de philosophie de 1883 lui apporte une augmentation de
revenu non négligeable puisqu’elle lui vaut une indemnité globale de
1 000 F tout en préparant évidemment sa nomination définitive en faculté.
Celle-ci est chose faite à l’automne 1883, et Jaurès perçoit dès lors 4 000 F
(333 F mensuels), un traitement global en légère diminution donc, mais il
enseigne à l’Université alors que ses thèses ne sont pas encore soutenues et
il ajoute chaque mois 50 F avec son cours hebdomadaire de psychologie
morale au lycée de jeunes filles, retrouvant ainsi son niveau de rémunération précédent. Ces questions pécuniaires ont leur importance. Jaurès
consacre ses premiers articles dans La République française, fondée par
Gambetta et dirigée par Scheurer-Kestner, à défendre la cause des jeunes
professeurs de lycée, et plus particulièrement des agrégés de philosophie,
qu’il jugeait désavantagés par rapport à leurs collègues historiens car plus
longtemps confinés dans des lycées de 2e ou 3e classe moins rémunérateurs 3. Lors de son deuxième passage à la faculté, entre 1889 et 1893,
Jaurès semble avoir moins d’étudiants : une dizaine, mais davantage d’auditeurs libres, jusqu’à 200 à 300, en raison sans doute de sa notoriété crois1. Cf. Michel Launay, « Jaurès, la Sorbonne et l’affaire Dreyfus », Bulletin de la SEJ,
no 26, juillet-septembre 1967, p. 14-19.
2. Lettre à Charles Salomon, 10 janvier 1884, op. cit., p. 99.
3. Jean Jaurès, « De l’avancement dans les lycées », La République française, 2 et
28 novembre 1886, in Les années de jeunesse, op. cit., p. 244-249.
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BERGSON ET JAURÈS
sante comme personnage public, maire-adjoint de Toulouse et journaliste à
La Dépêche, et du choix de ses sujets : la connaissance (1889-1890), l’origine
du socialisme allemand dans la philosophie allemande (1890-1891), Dieu et
l’âme (1891-1892). Son traitement annuel passe à 6 000 F (500 F mensuels)
en 1890 alors qu’il percevait 9 600 F comme député. Il est toujours difficile
d’établir des comparaisons de niveau de vie, très aléatoires et relatifs à la
culture d’une époque. L’heure supplémentaire hebdomadaire suffisait
amplement pour disposer d’une bonne à tout faire à la maison en ce temps
où la main-d’œuvre était des moins coûteuses, mais vacances ou déplacements coûtaient bien davantage qu’aujourd’hui. Disons que ces revenus ne
donnaient évidemment pas la fortune à ces jeunes enseignants, mais leur
donnaient les moyens d’une modeste aisance, de l’indépendance, les situant
par exemple au niveau du traitement d’un lieutenant-colonel 1 ou au triple
de celui d’un instituteur. Nous vivons des temps plus démocratiques, à
l'intérieur, du moins, du monde enseignant…
J’ai conscience du caractère nécessairement limité et anecdotique,
mais me semble‑t-il utile, de ces quelques indications. Le plus sévère à
cet égard devrait être Jaurès lui-même qui s’écriait à la fin de son interview au Figaro : « Comme tous ces souvenirs sont superficiels ! Notre
véritable développement pendant ces trois années d’École n’est pas dans
tout cela. Il faudrait, pour en trouver la trace, creuser jusqu’à des sources
profondes qui n’appartiennent pas à l’intérieur ; mais la vie de chacun de
nous sera le véritable commentaire de ces années de préparation. » Il est
vrai que sa critique s’élargirait à notre double commémoration : « Aussi
bien, je suis un peu irrité contre les anniversaires, contre les dates commémoratives qui obligent à se souvenir. Est-ce que nous avons le temps
de nous souvenir ? J’ai horreur de ceux qui se regardent vivre. J’ai horreur
des “enroulements”. Vivons d’abord, et, plus tard, s’il nous reste tout au
bout, un peu de repos lucide, nous regarderons dans notre passé. »
1. Cf. William Serman et Jean-Paul Bertaud, Nouvelle Histoire militaire de la France, 17891919, Paris, Fayard, 1998, p. 570. Nous nous situons après une décennie de carrière
environ, l’agrégé débutant se situe au niveau d’un capitaine en fin de carrière dans le pire
des cas, d’un commandant dans les meilleurs.
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BERGSON-JAURÈS
D E L A D I S P U T E D E S S Y S T È ME S À L A D I G N I T É
DE LA PHILOSOPHIE
par Vincent DUCLERT
1. LA JEUNESSE, L’AMITIÉ, LA VOCATION
Grâce aux travaux récents sur Jaurès philosophe, ceux d’Annick
Wajngart 1 et de Bruno Antonini 2 particulièrement, on sait l’importance
que la philosophie a revêtue pour l’intellectuel dreyfusard et le leader socialiste, défenseur de la justice, défenseur de la paix. On découvre aussi que
Jaurès a été tenté par la philosophie au point de prétendre être un philosophe et de le rester, sa courte existence durant. Parmi de multiples
preuves de ce tropisme philosophique, il existe un témoignage de Charles
Péguy lorsque ce dernier rencontra pour la dernière fois son ancien maître
du temps de l’affaire Dreyfus. Dans son récit publié en 1905 par les Cahiers
de la Quinzaine, il mentionna une scène durant laquelle Jaurès s’était
empressé de lui expliquer la philosophie de son camarade de l’École normale supérieure. On peut lire, dans ce morceau de rhétorique livré par
Jaurès et restitué par Péguy, l’effet d’une connaissance intime du philosophe de L’Évolution créatrice, mais aussi, peut-être, l’aveu d’une blessure,
celle de ne pas être resté lui aussi dans la philosophie. Cruel, Charles Péguy
y vit un « accident » et même un désastre pour son Jaurès définitivement
1. Annick Taburet-Wajngart a réalisé l’édition du tome 2 des Œuvres de Jean Jaurès
(sous la direction de Madeleine Rebérioux et Gilles Candar), Philosopher à trente ans (Paris,
Fayard, 2000, 446 p.).
2. Bruno Antonini est notamment l’auteur d’une thèse publiée en 2004, État et
socialisme chez Jean Jaurès, préface d’André Tosel, Paris, L’Harmattan, coll. « Ouverture
philosophique », 275 p.
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BERGSON ET JAURÈS
perdu pour la philosophie. Tandis qu’à l’inverse, Bergson apparaissait
comme le maître à penser d’une génération.
Il n’y avait d’accidents que quand se rappelant qu’il avait commencé, normalien, par être un brillant agrégé de philosophie, il entreprenait de faire le
philosophe. Alors ces entretiens devenaient désastreux. Un jour j’eus le malheur
de lui dire que nous suivions très régulièrement les cours de M. Bergson au
Collège de France, au moins le cours du vendredi. J’eus l’imprudence de lui
laisser entendre qu’il faut le suivre pour savoir un peu ce qui se passe. Immédiatement, en moins de treize minutes, il m’eut fait tout un discours de la philosophie de Bergson, dont il ne savait pas, et dont il n’eût pas compris, le premier
mot. Rien n’y manquait. Mais il avait été le camarade de promotion de M. Bergson dans l’ancienne École normale supérieure. Cela lui suffisait. Ce fut une des
fois qu’il commença de m’inquiéter 1.
Jaurès et Bergson s’étaient très bien connus à la rue d’Ulm. Ils appartenaient à la même promotion, celle de 1879, qui comprenait aussi le futur
philosophe Paul Desjardins et le futur historien Christian Pfister, et dont
Jaurès, reçu premier au concours, était le « cacique général ». Bergson et
Jaurès, déjà concurrents en philosophie, partageaient l’amitié d’un troisième normalien, Charles Salomon. La publication en 2009 du volume des
œuvres de Jaurès consacré aux Années de jeunesse a rappelé et illustré l’importance de Salomon avec qui il cohabitait rue d’Ulm 2. Les discussions du
colloque Jaurès-Bergson, la contribution de Frédéric Worms à ces débats,
ont révélé que Salomon eut, pour Bergson, la même importance. Il occupait auprès de ce dernier, à cette époque de formation intellectuelle et de
camaraderie normalienne, la même place de meilleur ami. Salomon est à
l’origine du premier engagement public de ses deux amis, qu’il sut mobiliser en faveur d’un professeur de philosophie de la rue d’Ulm, Léon OlléLaprune, catholique fervent, opposant résolu à l’article 7 et suspendu pour
l’avoir fait savoir publiquement. Il s’agissait, pour les signataires de la lettre
collective de soutien du 7 novembre 1880 que Jaurès, en tant que « cacique
1. Charles Péguy, « Courrier de Russie », Cahiers de la Quinzaine, 19 novembre 1905,
réédité in Œuvres en prose complètes, t. II, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade »,
1988, p. 75-76.
2. Jean Jaurès, Œuvres, t. 1, Les années de jeunesse, 1859-1889, sous la direction de
Madeleine Rebérioux et Gilles Candar, Paris, Fayard, 2009, 664 p.
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DE LA DISPUTE DES SYSTÈMES À LA DIGNITÉ DE LA PHILOSOPHIE
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général », adressa à leur professeur 1, de ne pas confondre la défense de la
laïcité avec d’inacceptables mesures de répression contre les catholiques.
Amis par l’entremise de Charles Salomon, Jaurès et Bergson furent
aussi des concurrents dans le cursum honorum qui menait à l’excellence des
carrières philosophiques auxquelles, l’un comme l’autre, ils se destinaient à
l’époque 2. Bergson avait échoué au caciquat général ; mais il prit sa
revanche en battant Jaurès sur le fil de l’agrégation, deuxième du concours
quand Jaurès était troisième. Leur compétition se poursuivit avec la réalisation de leurs thèses respectives, du moins au début de cette étape cardinale pour la carrière. Henri Bergson soutint les siennes le 27 décembre
1889, avec une thèse principale intitulée Essai sur les données immédiates de la
conscience 3. L’achèvement de celles de Jaurès fut interrompu durant les
quatre années (1884-1889) où il siégea au Palais-Bourbon comme député
opportuniste. Cette pause forcée dans une fulgurante carrière politique
– Jaurès avait été le plus jeune député de France – le ramena vers la
philosophie et ses thèses inachevées. Il est probable que la soutenance de
celles de Bergson eut un certain impact sur la décision de Jaurès de revenir
à l’étude et à l’écriture de la philosophie.
Ce retour le ramenait aussi à la rue d’Ulm, au quartier des Écoles, à
tout cet univers intellectuel et sensible qu’il avait, étudiant en 1880, connu
et aimé. Les longues promenades dans Paris, il n’allait plus les faire avec
Charles Salomon, mais avec Lucien Herr, son cadet de quelques années,
entré à l’École en 1883 et devenu, à la rentrée de 1888, responsable de la
bibliothèque. « [Jaurès] restera toute sa vie attaché au milieu normalien et il
1. Cette lettre, signée des élèves de troisième année – auxquels se joignirent les élèves
de deuxième année –, fut publiée dans Le Figaro et dans Le Gaulois du 9 novembre 1880. Il
s’agit du premier texte public d’engagement de Jean Jaurès. « Je pensais, se justifia‑t-il plus
tard, que les professeurs avaient droit à leur liberté » (interview de Jean Jaurès parue dans Le Figaro
du 20 avril 1895, dans lequel il revint notamment sur l’affaire Ollé-Laprune).
2. Voir l’article de La République française du 2 novembre 1886 dans lequel Jaurès
disserte des différences entre les professions d’historien et de philosophe (« De l’avancement dans les lycées », réédité in Jean Jaurès, Œuvres, t. 1, Les années de jeunesse, 1859-1889,
op. cit., p. 244-246, suivi d’un article complémentaire paru le 28 novembre 1886, in ibid.,
p. 247-249).
3. Henri Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience [1889], présentation par
Frédéric Worms, dossier critique par Arnaud Bouaniche, Paris, PUF, coll. « Quadrige »,
2007, 322 p.
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BERGSON ET JAURÈS
reviendra fréquemment à l’École », insista Madeleine Rebérioux dans la
longue notice qu’elle lui consacra dans le Dictionnaire du mouvement ouvrier 1.
La bibliothèque de l’École normale était l’outil idéal pour se consacrer à
cette tâche, d’autant plus que le rayonnement de cette dernière s’était
fortement accru depuis l’arrivée de Lucien Herr. La première thèse de
Jaurès portait sur un sujet inspiré de l’enseignement d’Émile Boutroux, De
la réalité du monde sensible. La seconde étudiait Les origines du socialisme allemand. L’aide de Lucien Herr se révéla déterminante pour guider son aîné
dans les arcanes de la bibliographie allemande et de la littérature marxiste.
La nouvelle immersion de Jaurès dans le monde des études et du haut
enseignement le ramena logiquement vers le temps de son compagnonnage avec Bergson. Mais son entrée dans le socialisme, quand bien même
elle fut, avec Lucien Herr, très intellectuelle, l’éloigna en même temps de
son camarade – moins pour des motifs strictement politiques du reste
qu’en raison de la dynamique propre au socialisme tendant à repenser les
contenus intellectuels et à les questionner comme des artefacts de pouvoir.
2. LA DISPUTE, L’AFFRONTEMENT, LA RUPTURE
Jaurès s’appliqua à porter la contradiction à Bergson, à de multiples
reprises. Il le fit dans son enseignement à Albi 2, il le fit dans ses cours de
la faculté des lettres de Toulouse où il avait été nommé professeur après
sa défaite aux législatives dans le Tarn le 6 octobre 1889 ; il le fit surtout et
principalement dans sa thèse principale, De la réalité du monde sensible, soutenue le 12 mars 1892 3. L’opposition entre les deux philosophes réside
dans la place et le rôle accordés respectivement à la raison et au sensible
1. Madeleine Rebérioux, « Jean Jaurès », réédité in Vive la République ! (édition par
Gilles Candar et Vincent Duclert), postface de Michelle Perrot, Paris, Éd. Démopolis,
2009, p. 150.
2. Annick Taburet-Wajngart, in Philosopher à trente ans, op. cit., p. 14.
3. La dernière édition de la thèse de Jean Jaurès est proposée dans le tome 3 des
Œuvres de Jean Jaurès, ibid., p. 113-374.
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DE LA DISPUTE DES SYSTÈMES À LA DIGNITÉ DE LA PHILOSOPHIE
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dans l’ordre de la nature et de la liberté. Le fait même, pour Jaurès,
d’avancer l’hypothèse, comme le fait Bergson, d’un subjectivisme distinct
de la raison ne menace pas seulement la fonction de cette dernière, mais
la possibilité même de « la communication du moi aussi bien avec le
monde par la science, qu’avec les autres par le langage » 1. Jaurès constate
et dénonce « dans ces formules » l’empire du « culte intérieur du moi
incommunicable » dont Henri Bergson partage la séduction avec Maurice
Barrès 2.
Par-delà cette opposition conceptuelle décisive qui implique toute la
tradition philosophique de Descartes à Kant, les deux jeunes philosophes
font bien œuvre de philosophie en inventant chacun des pensées philosophiques. Ils se situent même au point exact de la grande séparation du
XXe siècle entre les philosophies du sujet et celles du concept. Mais l’une
comme l’autre relèvent de systèmes, système théorique pour Jaurès, système empirique pour Bergson. Mais si celui de Bergson s’est imposé tandis
que le système de Jaurès a disparu de l’horizon philosophique, c’est pour
trois raisons essentielles.
Jaurès définit son système par refus de celui de Bergson. Comme l’écrit
Annick Taburet-Wajngart, « ces refus philosophiques nous donnent en
quelque sorte une image négative de la pensée jaurésienne ». Le système de
Jaurès procède par concepts à un moment où la pensée s’interroge sur le
pouvoir de la raison de mener à la connaissance de la nature, du monde et
du sujet vivant ; il se retrouve entraîné dans la crise du rationalisme alors
même qu’il se destine à ranimer la raison. Enfin, Jaurès, après la soutenance de ses thèses, renonce à poursuivre la discussion philosophique. Sa
critique de la philosophie bergsonienne va emprunter davantage les voies
de la polémique et de la mise en garde dogmatique. Jaurès semble même
poursuivre Bergson et les tenants d’un spiritualisme, qu’il considère
comme un cheval de Troie de l’Église dans la philosophie rationaliste,
d’une vindicte toute militante.
L’année même de la soutenance de ses thèses, Jaurès ouvre le feu sur
l’emprise de la croyance sur les esprits. Pour lui, le subjectivisme qu’il
1. Selon Annick Taburet-Wajngart, in ibid., p. 16.
2. Jean Jaurès, De la réalité du monde sensible, in ibid., p. 222.
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BERGSON ET JAURÈS
reconnaît chez Bergson ou chez Desjardins relève d’une religiosité néfaste
et même dangereuse qu’il convient de combattre sans tarder. Dans un
article de la Dépêche, il s’emporte contre ses anciens camarades :
Il y a des délicats, à l’heure actuelle, des blasés ou des esprits curieux qui sans
être chrétiens aiment à s’envelopper de formules chrétiennes et à se donner des
attitudes pieuses. Ils trouvent brutale et presque inconvenante l’œuvre nécessaire
de laïcité que la République a accomplie ; et pour échapper à ce que la politique
anticléricale leur paraît avoir de banal et de vulgaire, ils se donnent de petits airs
d’orthodoxie. Ou bien ils se réfugient dans un mysticisme vague, semi-religieux,
semi-moral, qui ne repose sur aucune doctrine définie et avouée. Sont-ils de
l’Église ou hors de l’Église ? On ne sait ; il s’exhale de leur œuvre, je ne sais quoi
d’équivoque et on hésite entre une odeur d’encens et un parfum étrange d’incrédulité raffinée. […] Le vrai problème n’est pas de savoir si l’on peut restaurer et
rajeunir le dogmatisme chrétien. Il s’agit de savoir si, en dehors du dogme chrétien abandonné, la conscience et la raison humaines peuvent créer une conception religieuse en harmonie avec l’univers et l’histoire. Voilà la question pressante,
et c’est l’éluder et la méconnaître que de chercher je ne sais quelle rénovation du
christianisme […] Ni philosophiquement ni politiquement on ne peut séparer le
christianisme de l’Église, et l’Église est devenue, aux yeux des gens, une des plus
grandes forces d’oppression du monde […] 1.
Le raccourci auquel consent Jaurès (le christianisme se dissoudrait
tout entier dans l’Église), les allusions peu glorieuses aux origines juives
de Bergson, la condescendance avec laquelle il traite ces philosophes, ne
peuvent tenir lieu de discussion philosophique. Il entraîne ses adversaires
intellectuels sur le terrain politique de la lutte contre le pouvoir catholique. Pour Jaurès, la compromission des pensées du sensible et du sujet
avec l’esprit de religiosité et le dogmatisme chrétien signent leur échec
aussi bien comme philosophie que comme politique. Il pourrait en voir la
preuve avec la position pour le moins hésitante ou abstinente d’un Paul
Desjardins et d’un Henri Bergson dans l’affaire Dreyfus.
Une intéressante mention à l’affaire Dreyfus traverse L’Évolution créatrice publié en 1907, soit un an après la solennelle réhabilitation du capitaine Dreyfus par la Cour de cassation. Réfléchissant au rôle de la
1. Jean Jaurès, « Le réveil religieux », La Dépêche, 7 janvier 1892, réédité in Rémy Pech
et Rémy Cazals (éd.), Jaurès. L’intégrale des articles de 1887 à 1914 publiés dans La Dépêche,
Toulouse, Privat, et La Dépêche, 2009, p. 213-214.
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DE LA DISPUTE DES SYSTÈMES À LA DIGNITÉ DE LA PHILOSOPHIE
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philosophie et à son rapport à la science moderne, Henri Bergson critique
la vision classique de la métaphysique et de la critique en les identifiant à
une « Cour de cassation », stade ultime d’une vocation de la philosophie
de l’« enregistrement » :
[…] celui qui a commencé par réserver à la philosophie les questions de
principe, et qui a voulu, par là, mettre la philosophie au-dessus des sciences
comme une Cour de Cassation au-dessus des cours d’assises et d’appel, sera
amené, de degré en degré, à ne plus faire d’elle qu’une simple cour d’enregistrement, chargée tout au plus de libeller en termes plus précis des sentences qui lui
arrivent irrévocablement rendues 1.
Et Bergson de conclure sur le danger du classicisme en philosophie
plutôt que « d’intervenir ici activement, d’examiner le vivant sans arrièrepensée d’utilisation pratique, en se dégageant des formes et des habitudes
proprement intellectuelles » 2. Alors que l’affaire Dreyfus désignait le pouvoir critique de la philosophie et l’engagement civique des philosophes,
Bergson prenait ces enseignements à contre-pied de leur valeur reconnue.
La référence à la Cour de cassation signifiait davantage l’enfermement que
la justice tandis que la métaphysique se séparait de la morale.
Les jugements de Bergson ne pouvaient que renforcer l’hostilité d’un
Jaurès à son encontre, lui qui tenait particulièrement l’affaire Dreyfus
comme un événement philosophique aussi bien que politique 3. Il continuera ainsi, jusqu’à sa mort prématurée, de décocher les traits les plus
acérés aux tenants de cette philosophie spiritualiste, Bergson en tête parce
que le plus célèbre, le plus courtisé. À quelques mois de sa mort brutale, il
mettait encore solennellement en garde la jeunesse, parlant aux obsèques
de son ami Francis de Pressensé le 22 janvier 1914.
Méfiez-vous de ceux […] qui vous conseillent, sous le nom de philosophie
de l’instinct ou de l’intuition, l’abdication de l’intelligence… L’intuition n’est rien
si elle n’est pas la perception rapide et géniale d’analogies jusque-là insoupçonnées entre des ordres de phénomènes qui paraissaient distincts. C’est par l’analo1. Henri Bergson, L’Évolution créatrice [1907], présentation par Frédéric Worms, dossier
critique par Arnaud François, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2007, p. 196.
2. Ibid., p. 197.
3. Voir notamment les pages que Jaurès consacre à l’affaire Dreyfus dans L’Armée
nouvelle. L’organisation socialiste de la France, Paris, réédité par L’Humanité, 1915, p. 351 et s.
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BERGSON ET JAURÈS
gie, c’est par une intuition non pas d’instinct et de hasard et de sentiment, mais
de pensée que Newton a trouvé le système du monde 1…
Cet affrontement voulu par Jaurès révèle plusieurs enseignements
majeurs. La controverse Jaurès-Bergson nourrit la grande coupure épistémologique dominant le XXe siècle en distinguant classiquement une philosophie du concept d’une philosophie du sujet. En même temps, comme
nous allons le voir plus bas, la distinction entre ces deux courants majeurs
de la philosophie contemporaine ne sera pas aussi définitive et conflictuelle
que veut bien l’imaginer Jaurès. On mesure d’autre part combien celui-ci a
tenté de rester dans la philosophie, malgré l’engagement politique, ou avec
celui-ci. Sa carrière philosophique n’a pas été « qu’accidentelle » 2. Il y a
persisté. Il a écarté la tentation d’y renoncer. On sait, explique Annick
Taburet-Wajngart, « qu’il avait le projet d’écrire une œuvre de philosophie
politique, pour définir et fonder sa conception du socialisme. Les événements, sa mort brutale et prématurée, ne lui en ont pas laissé le temps ;
seul le long chapitre X de L’Armée nouvelle [de 1910] esquisse pour nous
une partie de ce qu’il aurait sans doute exposé dans un tel ouvrage, dans la
continuité des thèses et de la conférence de décembre 1894 aux étudiants
collectivistes » 3.
La constance et la régularité avec lesquelles Jaurès réagit aux thèses
bergsoniennes montre son souci de demeurer dans la discussion, de se
maintenir comme interlocuteur légitime dans le débat philosophique.
L’engagement politique ne l’éloignerait pas de la philosophie. C’est même
le contraire. L’idée qu’il se donne de la politique renforce l’importance et
la nécessité du rationalisme philosophique, à l’opposé de ce qu’il prête au
spiritualisme bergsonien et à sa séparation d’avec la politique comme
d’avec la raison. Afin de nourrir la controverse qui l’oppose à Bergson,
1. Discours prononcé le 22 janvier 1914 aux Société savantes, publié dans le Bulletin de
la Ligue des droits de l’homme, février 1914, et cité par Annick Taburet-Wajngart in Philosopher
à trente ans, op. cit., p. 13.
2. « Mais on pourrait peut-être considérer que sa carrière philosophique n’a été
qu’accidentelle, car cette voie où ses maîtres l’avaient engagé, il l’a très vite quittée pour
l’action politique où il s’est senti dans son véritable élément […] après cette apparente
erreur d’aiguillage, il aurait trouvé son accomplissement dans l’engagement ? » (Annick
Taburet-Wajngart, in ibid., p. 8.).
3. Ibid., p. 10.
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DE LA DISPUTE DES SYSTÈMES À LA DIGNITÉ DE LA PHILOSOPHIE
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Jaurès fige en effet ses positions dans un dogmatisme qui ne correspond
pas aux interrogations bergsoniennes. Jaurès ne voit pas, ou feint de ne
pas voir comment Bergson, loin de rejeter le rationalisme philosophique,
s’applique à penser conjointement « la théorie de la connaissance et la
théorie de la vie […] inséparables l’une de l’autre » 1. L’introduction de
L’Évolution créatrice souligne cette alliance nécessaire :
À elles deux, elles pourront résoudre par une méthode plus sûre, plus rapprochée de l’expérience, les grands problèmes que la philosophie pose. Car, si
elles réussissaient dans leur entreprise commune, elles nous feraient assister à la
formation de l’intelligence et, par là, à la genèse de cette matière dont notre
intelligence dessine la configuration générale. Elles creuseraient jusqu’à la racine
même de la nature et de l’esprit. Elles substitueraient au faux évolutionnisme de
Spencer – qui consiste à découper la réalité actuelle, déjà évoluée, en petits
morceaux non moins évolués, puis à la recomposer avec ces fragments, et à se
donner ainsi, par avance, tout ce qu’il s’agit d’expliquer – un évolutionnisme vrai,
où la réalité serait suivie dans sa génération et sa croissance. Mais une philosophie
de ce genre ne se fera pas en un jour 2.
3. UNE DIGNITÉ PHILOSOPHIQUE, DE BERGSON À JAURÈS
On pourrait avancer que Jaurès s’est trompé dans son analyse de la
philosophie bergsonienne comme pensée antirationnelle et a-politique, en
ne comprenant pas cette ambition toute philosophique de repenser la
connaissance par toutes les formes d’expérience. Mais Bergson évoluera
lui aussi, comme il l’annonçait du reste à la fin de l’introduction de L’Évolution créatrice ; il y examinait la nature évolutive de la philosophie qu’il
concevait et appelait même à des formes de coopération intellectuelle
entre penseurs 3. Le choix de l’expérience comme principe de connaissance
1. Henri Bergson, L’Évolution créatrice, op. cit., p. IX.
2. Ibid., p. IX-X.
3. « À la différence des systèmes proprement dits, dont chacun fut l’œuvre d’un
homme de génie et se présenta comme un bloc, à prendre ou à laisser, elle ne pourra se
constituer que par l’effort collectif et progressif de bien des penseurs, de bien des
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BERGSON ET JAURÈS
l’amena à reconnaître l’importance de la philosophie critique, mais également celle de la démocratie politique.
En 1932, Bergson ouvre Les Deux Sources de la morale et de la religion par
un chapitre premier intitulé » L’obligation morale ». Le philosophe y
défend le caractère fondamental de la justice qui n’est pas une obligation
comme les autres. Il l’identifie à l’ordre des droits de l’homme en distinguant de « la justice antique », « une justice telle que la nôtre, celle des
“droits de l’homme”, qui n’évoque plus des idées de relation ou de mesure,
mais au contraire d’incommensurabilité et d’absolu » 1. Le philosophe
retrouve ici la souveraineté des droits de l’homme et de sa déclaration
inaugurale d’août 1789. Éditeur et préfacier en 2007 des Deux Sources de la
morale et de la religion, Frédéric Worms souligne combien Bergson revenait là
« au geste par lequel la Déclaration des droits de l’homme rompt avec les
formes antérieures de justice, en créant des droits absolus ». Il ajoute que
« le paradoxe des droits absolus et pourtant créés historiquement est au
cœur de la réflexion philosophique sur les droits de l’homme » 2. Bergson
fait sienne une telle interrogation : « Que s’est-il donc passé ? Comment la
justice a‑t-elle émergé de la vie sociale, à laquelle elle était vaguement
intérieure, pour planer au-dessus d’elle et plus haut que tout, catégorique
et transcendante ? »
La réponse à cette interrogation fondamentale exige de comprendre
le mouvement des sociétés modernes et la part d’individualisme démocratique, d’effort créateur, qu’elles recèlent.
Dans ce qu’elle a de positif, elle procède par des créations successives, dont
chacune est une réalisation plus complète de la personnalité, et, par conséquent,
de l’humanité. Cette réalisation n’est possible que par l’intermédiaire des lois ; elle
observateurs aussi, se complétant, se corrigeant, se redressant les uns les autres. Aussi, le
présent essai ne vise‑t-il pas à résoudre tout d’un coup les plus grands problèmes. Il
voudrait simplement définir la méthode et faire entrevoir, sur quelques points essentiels, la
possibilité de l’appliquer » (ibid., p. X).
1. Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion [1932], présentation par
Frédéric Worms, dossier critique par Frédéric Keck et Ghislain Waterlot, Paris, PUF, coll.
« Quadrige », 2008, p. 74.
2. Frédéric Worms, in ibid., p. 403. Voir, du même, Droits de l’homme et philosophie. Une
anthologie, Paris, CNRS Éd., 2009, 300 p., et Les droits de l’homme dans les textes, Paris, CNRS Éd.,
2009, 344 p.
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DE LA DISPUTE DES SYSTÈMES À LA DIGNITÉ DE LA PHILOSOPHIE
117
implique le consentement de la société. En vain d’ailleurs on prétendrait qu’elle
se fait d’elle-même, peu à peu, en vertu de l’état d’âme de la société à une
certaine période de son histoire. C’est un bond en avant, qui ne s’exécute que si
la société s’est décidée à tenter une expérience ; il faut pour cela qu’elle se soit
laissé convaincre ou tout au moins ébranler ; et le branle a toujours été donné par
quelqu’un 1.
Ce « quelqu’un », explique l’auteur, conduit une action jugée irréalisable et qui pourtant se produit. Elle est comparable à un acte de création
artistique. « L’invention morale, et plus spécialement des créations successives qui enrichissent de plus en plus l’idée de justice », est une « invention
comparable à celle de l’artiste » 2. Par elle se pose la question qu’adresse
Ivan à son frère Aliocha à la fin du chapitre « La Révolte » du roman de
Fiodor Dostoïevski, Les Frères Karamazov de 1880, et que Bergson prend à
témoin.
Consultons-nous sur ce point ; posons-nous la fameuse question : « Que
ferions-nous si nous apprenions que pour le salut du peuple, pour l’existence
même de l’humanité, il y a quelque part un homme, un innocent, qui est
condamné à subir des tortures éternelles ? » Nous y consentirions peut-être s’il
était entendu qu’un philtre magique nous le fera oublier, et que nous n’en saurons
jamais plus rien ; mais s’il fallait le savoir, y penser, nous dire que cet homme est
soumis à des supplices atroces pour que nous puissions exister, que c’est là une
condition fondamentale de l’existence en général, ah non ! plutôt accepter que
plus rien n’existe ! plutôt laisser sauter la planète 3 !
Dans cette approche de la justice, de son avènement dans la société, des
conditions historiques aussi bien que morales de sa transformation contemporaine, de son caractère d’obligation individuelle autant que collective,
Henri Bergson adopte une lecture politique de l’humanité. Il rejoint nécessairement l’interprétation d’événements fondateurs, telle l’affaire Dreyfus
qui a contribué à faire de la « fameuse question » une interrogation à laquelle
il n’était plus possible, pour beaucoup, de se dérober. L’avènement de la
justice comme valeur absolue dépend ainsi d’une évolution historique de
la société. « Le progrès qui fut décisif pour la matière de la justice, comme la
1. Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, op. cit., p. 74.
2. Ibid., p. 74-75.
3. Ibid., p. 76.
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BERGSON ET JAURÈS
prophétie l’avait été pour la forme, explique Bergson, consista dans la substitution d’une république universelle, comprenant tous les hommes, à celle
qui s’arrêtait aux frontières de la cité, et qui s’en tenait dans la cité ellemême, aux hommes libres. » 1
Bergson appliqua à lui-même ces principes d’universalité et de justice
auxquels il n’était plus possible de se dérober, du fait même de la philosophie. Déjà, Bergson avait œuvré considérablement pour amener les ÉtatsUnis à intervenir en 1917 dans la Première Guerre mondiale. Alors que la
persécution nazie s’étendait sur les juifs d’Europe, il avait choisi de ne pas
abandonner ses coreligionnaires. Dans son testament rédigé en 1937, il
annonçait avoir renoncé définitivement à la conversion au catholicisme
afin de « rester parmi ceux qui seront demain des persécutés ». Au printemps 1940 dans une Europe en guerre et en destruction, il confiait au
Président Roosevelt comment il avait rappelé « à ceux qui l’avaient oublié
[que] la nationalité américaine est la seule, dans l’histoire, qui ait été bâtie
sur une pure idée, en dehors de tout intérêt matériel, par des hommes qui
s’étaient expatriés pour trouver la liberté de penser et de croire » 2. Il se peut
que le Jaurès philosophe et politique ait inspiré le dernier Bergson dans son
idéal de connaissance et de liberté 3. En tout cas, Bergson assumait là
l’éthique de justice et de raison dont Jaurès s’était fait le défenseur 4 et qui
jetait un pont décisif entre philosophie et politique, entre histoire et démocratie. Dans ce dialogue d’outre-tombe, dans cette fidélité indicible de
Bergson à Jaurès, dans l’idée de la philosophie comme « expérience intégrale », une dignité humaine s’affirmait en face de tous les périls.
1. Ibid., p. 77.
2. Henri Bergson, « Lettre à F. D. Roosevelt », in Correspondances, Paris, PUF, 2002.
3. Voir, de Philippe Soulez et Frédéric Worms, Bergson, Paris, PUF, coll. « Quadrige »,
2002, 394 p.
4. Voir par exemple, de Jean Jaurès, le volume des Preuves écrit durant l’affaire
Dreyfus en 1898, et notamment le premier article de ce recueil, in Les Preuves, édité par
Vincent Duclert, préface de Jean-Denis Bredin, introduction de Madeleine Rebérioux,
Paris, La Découverte, 1998, p. 47 et s.
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J A U R È S , UN C H A Î N O N M A N Q U A N T
E N T RE L E S D O N N É E S I MM É D I A T E S
ET MATIÈRE ET MÉMOIRE
par Camille RIQUIER
René Doumic raconte qu’une joute oratoire entre les deux hommes
fut organisée à l’École normale, où il était question de reconstituer un
plaidoyer perdu qui mettait Cicéron en prise avec un adversaire. Il s’y
serait confronté pour la première fois deux styles et deux manières de
faire de la philosophie, l’éloquence d’un côté, la finesse de l’autre. L’anecdote, apocryphe comme souvent, renfermerait dans une ellipse l’histoire
de leur rivalité future. Rivaux éternels, le plus souvent malgré eux, ils le
furent en effet aux concours de l’École et de l’Agrégation d’abord, au
Doctorat ensuite, à la Sorbonne enfin où ils présentèrent en même temps
leur candidature, sans succès. On se prend alors à rêver d’une saine émulation, désirée et cultivée par les deux hommes qui surent prolonger leurs
anciennes joutes par livres ou articles interposés. Mais ces joutes philosophiques entre Jaurès et Bergson ont-elles vraiment eu lieu ?
Si joute il y eut, ce dont nous doutons, elle semble avoir été déséquilibrée au premier abord, avec une balance qui pencha toujours du côté de
Jaurès. Au-delà de l’estime qu’il a pu porter à l’homme et à son engagement, Bergson a‑t-il jamais donné du poids aux arguments que Jaurès lui
adressa à plusieurs reprises, toujours en vain ? Une lettre sans date de
Jaurès, qu’on suppose destinée à Bergson, témoigne chez lui de son désir
de lui faire plusieurs objections lors de sa soutenance de thèse 1. Par la
suite, la thèse de Jaurès, écrite deux ans après celle de Bergson, fut partie
1. H. Bergson, Lettre de Jean Jaurès mentionnée par le Catalogue de la Bibliothèque
nationale, Exposition du Centenaire, no 41, dans Correspondances, Robinet (éd.), Paris, PUF, 2002,
p. 16.
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BERGSON ET JAURÈS
construite contre elle. Enfin, après la parution du Rire en 1900, Jaurès lui
répondit à nouveau en critiquant les thèses qu’il y exposait sur l’art dans
un article, « L’Art et le socialisme ». Cela étant rappelé, il suffit de s’éloigner de la légende et de l’anecdote, pour apercevoir, au mieux, un Jaurès
en train de décocher ses flèches sur une cible mouvante et inatteignable.
Car, à chaque fois, Bergson a moins esquivé les attaques qu’il ne s’est
esquivé lui-même devant chacune. À chaque fois, Bergson a répondu en
effet par un silence, et, à la fin, jamais il n’aura nommé, dans toute son
œuvre, le nom de son ancien condisciple. Il a probablement fallu toute la
générosité de Jaurès, qualité d’âme que Bergson lui reconnaissait, pour ne
pas s’irriter ou même désespérer de cette guerre à sens unique, qui se
déroule près d’un rivage où l’adversaire ne vient jamais. Et ce que Bergson
dit de Ravaisson – qu’il « ne donnait pas de prise », qu’il était « de ceux qui
n’offrent même pas assez de résistance pour qu’on puisse se flatter de les
voir jamais céder » 1, – Jaurès aurait pu le dire de Bergson lui-même, tant
celui-ci se refusait à toute polémique en général, qu’il estimait être du
temps perdu. Et puisqu’il n’y eut pas de combat, faute d’adversaire, nous
sommes à notre tour dans la difficulté d’établir ne serait-ce qu’un dialogue
entre les deux hommes.
Il faut ajouter que la difficulté s’accroît si l’on s’aperçoit que le silence
de Bergson fait qu’on a probablement beaucoup exagéré le bruit que
Jaurès a fait autour de lui pour attirer son attention. On peut par exemple
douter de la lettre, la seule qu’il nous reste de Jaurès adressée à Bergson ?
Elle est sans date et sans mention de son destinataire. A. Robinet avait
déjà remarqué qu’elle pouvait se comprendre de deux manières, selon
qu’elle était adressée à Bergson ou bien à un ami de Bergson, puisqu’en
effet elle se termine avec « une bonne poignée de main et une embrassade
à Miss », et que la question demeure de savoir si le salut viril et l’effusion
sentimentale, un rien moqueuse, étaient destinés à la même personne ou à
deux personnes distinctes. Miss était le surnom dont était affublé Bergson
à l’École, en raison de ses origines anglaises, et nous opterions volontiers
pour cette deuxième hypothèse, tant Jaurès eût manqué de courtoisie à
PUF,
1. H. Bergson, « La vie et l’œuvre de Ravaisson », dans La Pensée et le Mouvant, Paris,
2009, p. 270.
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JAURÈS, UN CHAÎNON MANQUANT
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l’interpeller de cette façon, tant ce sont de ces surnoms qui se disent
plutôt en l’absence de la personne concernée qu’en sa présence. C’est
donc à l’ami commun que Jaurès aurait eu des critiques à formuler 1.
S’agit-il ensuite des objections que Jaurès adressa dans sa thèse à l’Essai sur
les données immédiates ? Elles se ramassent en tout et pour tout sur une
trentaine de pages, pas davantage, et se concentrent sur le premier chapitre. Non seulement Bergson n’est pas l’adversaire principal de Jaurès,
mais l’essentiel des thèses qu’y développe Jaurès se préparaient déjà dans
ses cours de philosophie d’Albi (1882-1883), comme Jòrdi Blanc, récent
préfacier de sa thèse rééditée, s’est employé à le montrer 2, en un temps où
Bergson ignorait tout de sa propre philosophie, où encore mécaniste il
espérait fonder le temps de la mécanique et non se fondre dans la durée
psychologique. Enfin, si l’on en croit Péguy dans son Courrier de Russie,
Jaurès, qui résuma plus tard devant lui la philosophie de Bergson « en
moins de treize minutes », ne la connaissait pas, ni ne pouvait la comprendre. Il avait suffi pour Jaurès, confie Péguy, qu’ils fussent de la même
promotion pour qu’il s’autorisât à parler de lui avec familiarité 3. Au fond,
puisque Jaurès rejetait dans son principe la philosophie de Bergson, il
n’était pas besoin pour lui d’aller l’y voir dans le détail. À la fin, Jaurès se
révèle aussi insaisissable que Bergson, et leur relation le devient tout
autant. Mis au rouet, nous ne pouvons que suivre les traces de A. Robinet
qui, le premier, forgea la possibilité d’un dialogue entre les deux anciens
condisciples, avant de proposer à notre tour, sur fond d’une incompatibilité radicale des doctrines, une hypothèse : celle d’un emprunt, très local et
pourtant décisif, de Bergson à Jaurès, sur le chemin qui l’a conduit à
l’élaboration de Matière et mémoire.
1. Cf. la contribution de G. Candar dans le présent volume, supra, p. 87-98.
2. J. Jaurès, De la Réalité du Monde sensible, éd. présentée, établie et annotée par Jòrdi
Blanc, dans Œuvres philosophiques, II, Paris, Vent Terral, 2009, p. XI-CLXXI.
3. C. Péguy, Courrier de Russie, 1905, Œuvres en prose complètes, « Bibliothèque de la
Pléiade », vol. II, 1988, p. 76.
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BERGSON ET JAURÈS
A. SUR LES TRACES DE ROBINET
Leur relation est, ainsi, difficile à saisir. Et quand un lecteur aussi
perspicace que Robinet voulut démêler leurs liens, il ne lui fallut pas moins
de trois livres pour y parvenir, accumulant les hypothèses, qui se révèlent,
à bien y penser, concurrentes plutôt que complémentaires. Je reviens brièvement sur l’itinéraire de Robinet puisqu’il fut celui qui s’avança le plus
loin dans l’exploration, tâtonnante, des relations entre Jaurès et Bergson, et
qu’on ne peut s’y intéresser à nouveau sans marcher dans ses pas :
(i) En 1964, dans Jaurès, et l’unité de l’être 1, il consacre deux notes et une
annexe aux rapports entre Jaurès et Bergson, où il rappelle les quelques
anecdotes qui émaillent leurs rencontres. Il subodore déjà le rôle qu’a pu
jouer la thèse de Jaurès, De la réalité du monde sensible, paru deux après celle
de Bergson, dans la rédaction de Matière et mémoire.
(ii) Un an plus tard, Robinet écrit son Bergson, et les métamorphoses de la
durée, et, dans une courte note, se déclare en mesure maintenant de « pousser très loin la thèse approchée de l’influence de Jaurès sur cette transformation » 2. Jaurès avait critiqué le caractère purement qualitatif de la
sensation chez Bergson. Il remarquait que dans le dernier chapitre de
Matière et mémoire, Bergson revenait sur le dualisme radical des Données
immédiates afin d’en atténuer considérablement l’opposition, entre qualité et
quantité, entre inétendu et étendu, entre liberté et nécessité. Entre ces trois
couples, Les Données immédiates avait élevé un mur qui exilait la liberté dans
l’intériorité du moi et rendait problématique son union avec le monde
extérieur. Il fallait, après que l’Essai ait distingué l’âme et le corps, que
Matière et mémoire posât le problème de leur union. Si le dernier chapitre de
Matière et mémoire est une « autocritique » des Données immédiates, alors Berg1. A. Robinet, Jaurès, et l’unité de l’être, Paris, Seghers, 1964, respectivement p. 28, 59,
119-120.
2. A. Robinet, Bergson et les métamorphoses de la durée, Paris, Seghers, 1965, p. 57.
Ajoutons un court article qui reprend ses vues sur leur relation : « Jaurès et Bergson »,
dans Jaurès philosophe, Cahiers trimestriels, no 155, janvier-mars 2000, p. 19-23.
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JAURÈS, UN CHAÎNON MANQUANT
123
son a dû intégrer les critiques que Jaurès lui avait adressées ; ou mieux, il
s’est accordé avec les conclusions de Jaurès : « Les conclusions de Matière et
mémoire, sous forme d’une autocritique de l’Essai, adoptent en fait la doctrine jaurésienne. » 1 Aussitôt dit, Robinet annonce, probablement dans un
prochain livre, qu’il développera « à part la question, absolument neuve, de
ce rapprochement historique et de cette confrontation doctrinale ». Et il ne
semble pas que Robinet ait jamais remis en cause ce qui n’est encore ici
qu’une hypothèse, selon laquelle Bergson devient jaurésien dans Matière et
mémoire. Toujours est-il que le livre ou l’article annoncé n’est jamais venu,
et qu’un autre vint s’y substituer, proposant une autre solution possible,
autorisant des développements autrement plus longs que les notes en bas
de page qu’il s’était autorisées et dans lesquelles il avait résumé les rapports
entre Jaurès et Bergson. Ce livre de substitution, qui vint en lieu et place de
celui attendu, fut son livre sur Péguy.
(iii) En 1968, dans son Métaphysique et politique selon Péguy, Robinet clôt
ce qu’il appelle sa « trilogie », et en revenant sur le « dialogue inconnu »
entre Jaurès et Bergson, déjà amorcé dans les deux livres précédents, il
trouve en Péguy le moyen terme, l’intermédiaire, l’intercesseur, qui seul
pourra les rendre véritablement communicables : « Si les relations JaurèsBergson étaient au point mort, nous découvrons par contre que la triangulation Péguy-Jaurès-Bergson n’a jamais été si vivante. » 2 Péguy a pu seul en
effet rétablir, voire établir le dialogue entre eux, car lui seul connaissait à
fond leur philosophie respective. Lui seul avait le caractère pour défendre
les thèses des Données immédiates ou de Matière et mémoire comme avant il
s’était porté au secours de la thèse de Jaurès sur La réalité du monde sensible.
Mieux, c’est en lui, au sein de sa personnalité complexe, que Jaurès et
Bergson en sont venus à entrer en conflit, à être en prise l’un avec l’autre,
et Robinet, en distinguant trois philosophies qui se sont succédé chez
Péguy, s’est employé à montrer comment celui-ci a trouvé dans la philosophie de Bergson l’instrument pour surmonter, dépasser, la philosophie de
Jaurès à laquelle jeune il avait adhéré, avant qu’il n’élaborât la sienne propre,
dans un dernier temps : « En même temps que l’influence du maître passé
1. Ibid, p. 57, n. 1.
2. A. Robinet, Métaphysique et politique selon Péguy, Paris, Seghers, 1968, p. 151.
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BERGSON ET JAURÈS
décroît, l’influence du maître nouveau croît. » 1 Jaurès, Bergson, Péguy sont
les trois figures d’une philosophie qui se serait construite dans un mouvement dialectique. Si son socialisme utopique des débuts a trouvé écho dans
la métaphysique jaurésienne de l’unité de l’être, Bergson lui permit de la
renverser et de libérer la pluralité qui habite le réel, et de formuler les
préceptes d’un socialisme anarchiste. Ainsi Robinet va même plus loin et
remplit en plein l’objet du titre (Métaphysique et politique selon Péguy), trouvant
en Péguy la figure seule capable de prolonger la confrontation entre Jaurès
et Bergson sur le plan politique. Car, jusqu’ici, Bergson avait écrit une
métaphysique sous condition d’une parfaite neutralité en matière politique,
comme il se figurait que devait l'être toute œuvre de nature scientifique.
Son œuvre pratiquait formellement une sorte d’épochè politique, que Péguy
avait toujours voulu lever, fût-ce contre l’avis de l’auteur, en le publiant
dans ses Cahiers de la Quinzaine. Le triangle tracé par Robinet permettait
ainsi de suivre le prolongement politique qui poussa, par le truchement de
Péguy, sur le terreau de la métaphysique bergsonienne et qui offrit contre
Jaurès un autre socialisme possible.
En préférant au silence des maîtres la prolixité du disciple, Robinet
avait fini par opter pour l’hypothèse la plus fructueuse. Et s’il s’agissait
d’instaurer un dialogue entre eux, il n’y a probablement pas meilleure
hypothèse. Toutefois, outre le fait que tout a été parfaitement dit en ce
sens, nous ne pourrions la reprendre sans souligner que Péguy marque un
tel débat, fictif, de son empreinte singulière. Aussi, nous proposons-nous
seulement de revenir sur les précédentes hypothèses que Robinet avait
formulées, en note, sans les prolonger, mais qu’il a cru pouvoir conserver
telles quelles dans son dernier livre : avant de trouver en Péguy une caisse
de résonance, un dialogue discret aurait commencé de s’amorcer entre
Jaurès et Bergson, dont Matière et mémoire aurait pris acte contre Les Données immédiates en acceptant les conclusions de La réalité du monde sensible.
Mais si Jaurès et Bergson n’ont véritablement réussi à dialoguer ensemble
que grâce à la ventriloquie de Péguy en tirant bénéfice des propres contrariétés de ce dernier, il faut en conclure de notre côté que Bergson et
1. Ibid., p. 139.
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JAURÈS, UN CHAÎNON MANQUANT
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Jaurès, en plus de s’associer à deux sortes de tempéraments opposés,
n’avaient dès leurs premiers postulats rien de commun entre eux.
Aussi faut-il atténuer les premières hypothèses de Robinet et renoncer
à voir Bergson devenir jamais jaurésien. S’il paraît rejoindre Jaurès en rapprochant, avec l’idée de tension et d’extension, la qualité de la quantité qu’il
avait d’abord radicalement distinguée, c’est pour des raisons tout autres
que celles avancées par Jaurès, qui appartiennent à la méthode singulière
qu’il a mise en œuvre. Ainsi, nous voudrions, à présent, non pas renouer le
dialogue entre les deux hommes, mais au contraire le dénouer, expliquer
pourquoi il n’a pu se nouer, l’un et l’autre participant à des métaphysiques
rigoureusement, et en tous points antithétiques. Sitôt qu’on ôte la figure de
Péguy, le pont entre eux doit se rompre à nouveau. Et Jaurès pourrait
d’ailleurs illustrer à merveille la métaphysique que Bergson a toujours
combattue.
Pour autant, il ne s’agit pas de conclure que Bergson n’a pas lu Jaurès,
mais que si quelque chose est passé de l’un à l’autre, ce ne peut être qu’en
contrebande, comme toutes les lectures « philosophiques » de Bergson.
C’est sur le fond de ce dialogue impossible qu’apparaît le plus nettement
l’emprunt, pour ne pas dire le détournement, d’un passage de Jaurès dans
l’œuvre de Bergson. Une étrange collusion entre les deux hommes surgit
contre un ennemi commun, l’idéalisme subjectif. Dans ce cas précis, Bergson ne se contente pas de reprendre l’argument que Jaurès envoie contre
l’idéalisme, qu’on retrouvera en effet à l’identique, jusque dans sa formulation, dans Matière et mémoire, il va l’étendre et lui donner une portée telle
qu’il se retournera contre Jaurès lui-même. La critique jaurésienne de
l’idéalisme a logé l’ennemi dans la place, et, sans que Jaurès s’en soit
aperçu, va emporter le réalisme qu’il entendait défendre. En développant
la critique jaurésienne de l’idéalisme, Bergson enveloppe le réalisme de
Jaurès, et renvoie, avec la notion d’image qu’il lui emprunte probablement,
réalisme et idéalisme dos à dos. C’est bien un certain usage de la notion
d’image, présent dans Jaurès, qui va offrir, par-delà l’emprunt, une clé
d’intelligibilité nouvelle à l’audace bergsonienne qui le conduisit à poser
des images en soi, dans l’espoir de reformuler autrement le problème du
réalisme et de l’idéalisme. Ainsi, la thèse de Jaurès, loin de converger avec
celle de Bergson, nous paraît intervenir dans l’intervalle qui sépare les
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BERGSON ET JAURÈS
Données immédiates et Matière et mémoire, ne convenant ni à l’un ni à l’autre, à
égale distance des deux, et constituant un chaînon intermédiaire entre les
deux livres, aidant à la compréhension du mouvement qui porta Bergson
de l’un à l’autre. Toute notion a une genèse et suppose une élaboration. Il
en fut ainsi chez Bergson de la notion d’intuition ou d’intelligence. Il doit
en être de même de celle d’« image en soi », la plus mystérieuse des inventions bergsoniennes, disparaissant aussi vite dans l’œuvre qu’elle était
apparue, ouvrant de manière abrupte, précipitée, impréparée le premier
chapitre de Matière et mémoire. En lui trouvant un précédent chez Jaurès, un
certain usage de l’image, un premier usage de l’image telle qu’elle est posée
« en soi », nous espérons contribuer à la genèse et à l’élaboration du difficile premier chapitre de Matière et mémoire, et de l’hypothèse avec laquelle il
s’ouvre d’un monde comme un ensemble d’images en soi.
B. DEUX MÉTAPHYSIQUES RIVALES
Restituons d’abord leur position respective puisqu'il faut montrer
comment elles émanent d’une métaphysique et d’une méthode antagonistes et pour ainsi dire incommunicables. Bergson soutient sa thèse le
27 novembre 1888, Jaurès le 12 mars 1892. Écrite deux ans après celle de
Bergson, celle de Jaurès contient une critique virulente de l’idée que Bergson développait dans l’Essai d’une conception purement qualitative de la
sensation. La sensation ne pouvait pour celui-ci être sujette aux intensités,
au plus et au moins, sans qu'il y soit introduit des considérations spatiales.
Le moi profond devait en retour s’exiler dans la qualité pure, s’excepter du
monde extérieur, et ainsi creuser entre eux un dualisme infranchissable. En
d’autres termes, affirmer la qualité pure de la sensation revenait pour Jaurès
à emprisonner le moi à l’intérieur de lui-même et à récuser la réalité du
monde sensible. Aussi, Jaurès concentra‑t-il sa critique bergsonienne des
états de conscience, prétendument inétendus et purement qualitatifs, sur
les sensations, plus encore que sur les émotions et les sentiments, puisque
leur donnée immédiate porte le plus évidemment sur le monde extérieur, et
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qu’en se transformant en qualité pure, les sensations semblent nous priver
du monde au lieu de nous le livrer. Mais il faut d’abord noter que Jaurès,
faisant cette critique, conserve plus qu’il ne rejette. Il conserve l’essentiel de
la démonstration bergsonienne sur la quantité intensive et sur la quantité
extensive. Bergson a parfaitement démontré que la psycho-physique ne
peut pas prêter la sensation à la mesure, et ne peut donc lui conférer une
certaine teneur quantitative sans lui concéder par là même une extension,
un espace intérieur, fût-il comprimé. Son tort a été, aux dires de Jaurès, de
croire alors devoir rejeter toute quantité hors de la sensation, alors qu’il
aurait dû au contraire, pour cette raison même, l’y inclure. Autrement dit,
Jaurès part des prémisses posées par Bergson mais pour en tirer des conclusions inverses : « Ainsi la doctrine de M. Bergson, quoique opposée à la
nôtre, en est la contre-épreuve, et c’est marcher directement à notre but
que de la discuter ici. » 1 Rendre la sensation purement qualitative, c’était
l’envelopper dans le moi et la rendre imperméable et détachée du monde
extérieur. Lui restituer au contraire sa part de quantité, fût-elle réfractaire à
la mesure, c’était, en vertu même de l’espace qu’elle impliquait, la rattacher
au monde extérieur. La sensation devenait bien « le point de contact du
moi profond et de l’espace » 2. En d’autres termes, pour que la réalité du
monde se manifestât dans la sensation, il fallait bien que la quantité se laisse
deviner en elle, fût-ce en vertu de son intensité. Si l’on voulait que la réalité
du monde extérieur fût délivrée par nos sens, il fallait inversement que la
quantité que Bergson avait cherché à évacuer hors des sensations leur
demeurât au contraire inséparable, « intérieure », « essentielle », aussi
« immédiatement perceptible à la conscience » 3 que l'était la qualité.
De la réalité du monde sensible ne reçut pourtant aucune réponse déclarée.
On ne doit pas s’en étonner. L’adversaire peut penser qu’ôter ne serait-ce
qu’une pierre à l’édifice peut suffire, si elle est bien choisie, pour qu’il
1. J. Jaurès, De la réalité du monde sensible, op. cit., p. 100.
2. Ibid., p. 99.
3. Ibid., p. 98, 102, 89, 91, 115 ; p. 100 : « M. Bergson essaie de détruire dans la
sensation la quantité intensive elle-même. Il a bien vu qu’elle était le nœud du moi et de
l’espace et que, ce nœud rompu, le moi rentrait dans une intériorité absolue et impénétrable. Ainsi, la doctrine de M. Bergson, quoique opposée à la nôtre, en est la contreépreuve, et c’est marcher directement à notre but que de la discuter ici. »
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BERGSON ET JAURÈS
s’écroule. Bergson doit l’ignorer puisqu’il n’avait pour sa part construit
aucun système dont il aurait fallu défendre l’assise. La critique de Jaurès
repose sur un malentendu. Jaurès pose en effet à l’Essai un problème que
Bergson ne se posera que dans Matière et mémoire : la question de la réalité ou
de l’idéalité du monde extérieur. En affirmant la réalité de l’esprit, Bergson
ne se prononçait encore aucunement contre la réalité de la matière. C’eût
été aller contre sa méthode que de résoudre ainsi, a priori, un problème,
celui de la réalité du monde extérieur, qu’il n’avait pas encore rencontré. Et
quand, avec Matière et mémoire, il rendra effectivement le moi solidaire du
monde extérieur, loin de le forclore dans une incommunicable intériorité,
Bergson affirmera à son tour la réalité du monde extérieur. Mais rapprocher comme il le fait dans son 4e chapitre quantité et qualité, étendu et
inétendu, ne doit pas signifier que Bergson rejoindra les conclusions de
Jaurès, comme Robinet l’a pensé. Car il les dépasse aussi bien. Matière et
mémoire n’est pas davantage une autocritique de l’Essai, comme Robinet l’a
pensé, car Bergson avance sans se raturer jamais, et opère un élargissement
de l’expérience, ressemblant à s’y tromper au geste pascalien du retournement du pour au contre, qui lui permet de ne jamais se contredire. Les
Données immédiates était en deçà de La réalité du monde sensible. Matière et
mémoire est au-delà, car il affirme certes la réalité du monde extérieur, mais à
condition qu’on le qualifie par sa perceptibilité, et non plus en fonction de
notre sensibilité. Autrement dit, les sens ne sont plus la mesure de ce qu’on
doit juger comme réel. Est réel pour la conscience, non pas ce qui est
sensible, mais ce qui est agissant. Est réel en soi, non pas ce qui est sensible,
mais ce qui est logiquement lié. On passe avec Bergson de la réalité du
monde sensible à la réalité du monde perçu ou perceptible : l’extériorité ne
m’est pas donnée dans l’intensité de mes sensations, comme un succédané
de monde pour l’esprit. C'est la conscience percevante qui se déploie
réellement dans l’espace. Jaurès a beau ne pas vouloir séparer arbitrairement l’esprit de la matière, comme Bergson le faisait encore en distinguant
la durée de l’espace, il laissait la sensation décider implicitement de leur
partage, puisqu’il y voyait là leur union profonde, puisqu’il voyait la sensation plonger dans l’unité de l’être. En effet, si à rebours du dualisme
cartésien, que Les Données immédiates radicalisait, l’ambition de Jaurès était
de constituer une métaphysique non cartésienne, imprégnant la sensation
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d’un élément quantitatif, et investissant dans le même temps le mouvement d’un élément qualitatif, son monisme à deux faces demeurait secrètement prisonnier de la bipartition cartésienne, puisque Jaurès s’installait au
point névralgique où Descartes avait tranchée : entre sensation et mouvement. Bref, Matière et mémoire ne peut poser à nouveaux frais le problème du
réalisme et de l’idéalisme qu’en formulant autrement les termes que Jaurès
continuait de charrier en héritage. De ce point de vue, c’est au moment où
Jaurès se croit le plus loin de Descartes, voire se pense anticartésien, qu’il
en est en réalité au plus près, dans ses présupposés impensés.
C’est en revanche au moment où l’on a cru Bergson au plus loin de
Descartes qu’il sera le plus fidèle à l’esprit du cartésianisme, mais débarrassé
de ses présupposés. Car en contestant le caractère originaire de la sensation
dont Jaurès demeurait tributaire et en lui substituant une « perception pure »,
qui a lieu dans les choses plutôt qu’en nous, et pour laquelle il accorde une
extension réelle dans l’extériorité, Bergson doit déplacer la coupure que
Descartes avait opérée entre la matière et l’esprit, mais avec l’idée de préserver paradoxalement son dualisme et d’en assurer enfin l’union au sein de la
perception concrète (matière et mémoire). La solution de Bergson est ainsi
toute différente de celle de Jaurès. Et pas plus qu’il n’avait songé auparavant
à se défendre contre les objections de Jaurès, Bergson ne pensa, si tant est
qu’il l’ait lu, à accuser Jaurès et sa métaphysique spontanée de la sensation.
Pas plus qu’il ne se renie dans Matière et mémoire, Bergson ne rejoint
l’avis de Jaurès qu’il dépasse bien plutôt 1. Resserré sur l’argument dans ce
qu’il nie, Jaurès emploie dans ce qu’il affirme la langue de Spinoza, de
1. A. Robinet fut seul à déclarer une influence directe de Jaurès sur la transformation
de la pensée de Bergson. Cf. Bergson et les métamorphoses de la durée, p. 57, n. 1 : « Les
conclusions de Matière et mémoire, sous forme d’une autocritique de l’Essai, adoptent en fait
la doctrine jaurésienne selon laquelle “la sensation enveloppe la quantité”, “l’essence même
de la sensation implique l’étendue”. Nous développerons à part la question, absolument
neuve, de ce rapprochement historique et de cette confrontation doctrinale » (cf. également Jaurès et l’unité de l’être, p. 59, n. 1). Si Robinet annonce un développement ultérieur
qui ne fut suivi d’aucun effet, du moins que nous lui connaissons, il nous semble de toute
façon aller trop loin dans le rapprochement qu’il suggère. Même si le chapitre IV de Matière
et mémoire résorbe en effet l’écart entre l’extensif et l’intensif, la quantité et la qualité, la
nécessité et la liberté, la thèse de Bergson diffère de celle de Jaurès en ce que le caractère
mixte de la sensation (affection et mémoire) empêche précisément d’y voir l’ultime
donnée.
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BERGSON ET JAURÈS
Leibniz, et peut-être plus encore de Plotin – donc, dirait Bergson, de Plotin,
– puisque nous savons combien la métaphysique de Spinoza et celle de
Leibniz sont retombées à ses yeux dans l’ornière des Grecs. Dieu, l’Un,
ou l’Être, trois termes que Jaurès identifie, exprime son unité vivante dans
le sensible et le mouvement, lesquels en procèdent comme ses modalités
particulières. Autrement dit, les consciences particulières sont des points
de vue que la conscience absolue prend sur elle-même et elles ne chutent
qu’à s’enfermer en elles-mêmes pour devenir des subjectivités :
L’insuccès de tous les penseurs qui ont prétendu étudier d’abord le moi sans
Dieu ou avant Dieu, et la grossièreté des superstitieux qui font de Dieu je ne sais
quel objet matériel et fini, extérieur à la conscience et étranger à l’activité du moi,
nous avertissent de ne point séparer le moi et Dieu ; et puisque Dieu s’exprime
et se manifeste dans le monde, dans l’espace, dans le mouvement, dans la
sensation, il nous faut aussi, pour comprendre la conscience, accepter le monde
expression de Dieu 1.
D’un chapitre à l’autre, la démarche suivie par Jaurès prend une tournure systématique : quelle que soit la réalité considérée, et Jaurès étudie
tour à tour la sensation, le mouvement, l’espace, cette réalité doit nous
rejeter vers la puissance infinie de Dieu comme on est rejeté en pleine mer :
« une partie quelconque de l’être, par cela seul qu’elle est l’être, enveloppe
l’infini » 2. Aussi loin qu’on cherche à isoler la sensation par sa qualité pure,
elle continue d’exprimer l’Être par la quantité qu’elle contient ; aussi loin
qu’on cherche à réduire le mouvement à la quantité, il ne laissera pas
d’exprimer l’Être par la qualité de sa forme, etc. Bref, l’Un est partout et se
retrouve partout. Pour Jaurès, Descartes ne commence d’avoir raison
qu’au moment où l’idée d’infini contenue en lui le rejette hors de lui,
preuve à ses yeux qu’il n’échappe au cercle subjectif qu’il avait tracé qu’en
posant implicitement Dieu d’abord – par qui Spinoza commencera explicitement. Nulle proximité donc avec Bergson. La distance de Bergson à
l’égard de Jaurès est proportionnelle à la proximité que celui-ci conserve
avec LA métaphysique comme Système. Le monisme, qui s’installe résolument en Dieu, demeure pour Jaurès « la méthode souveraine », à la manière
1. Jaurès, op. cit., p. 268-269.
2. Ibid., p. 262.
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d’un Spinoza ou d’un Leibniz ; au contraire, le dualisme pour Bergson
témoigne de sa volonté de ne pas sortir de soi, de ne pas s’installer en Dieu.
Aussi Jaurès ne peut-il être d’aucun secours pour résoudre le problème de
l’union entre l’âme et le corps puisqu’à sa façon il doit constituer aux yeux
de Bergson un des nombreux relais de la thèse paralléliste 1. On se tromperait à affirmer que Bergson rejoint Jaurès dans Matière et mémoire. La solution
que Jaurès avançait pour rapprocher qualité et quantité l’un de l’autre ne
pouvait anticiper sur celle de Bergson. Celui-ci atténue leur différence à
partir de la dualité même des termes, sans sortir du temps, en les pensant
comme variation intensive entre plusieurs rythmes (dualisme de Bergson),
tandis que Jaurès ne le fait qu’indirectement par l’intermédiaire de l’être
infini qui s’exprime en chacun (monisme de Jaurès).
C. UN POINT DE CONTACT :
L’IMAGE ET L’EMPRUNT PROBABLE DE BERGSON
Si Bergson s’oppose au réalisme de Jaurès, toujours prisonnier de l’alternative qu’il cherche à dépasser, il ne peut en revanche que rejoindre celui-ci
dans la critique qu’il proposait de l’idéalisme, où chaque moi s’élève au rang
de sujet et prétend revendiquer le tout. Il s’agit du dernier chapitre intitulé
« conscience et réalité ». Mieux, Bergson le rejoint dans les modalités
mêmes dont il s’est servi pour construire sa critique. Il s’agissait en effet
pour Jaurès de montrer à chaque fois que la partie ne peut revendiquer être
le tout sans contradiction. Mieux encore, Bergson le rejoint parfois dans les
termes employés – à commencer par celui d’image – et qui atteste qu’il l’a
lu. Entre la critique circonstanciée qu’il donnait de l’idéalisme subjectif
d’un certain Georges Lyon et celle du pseudo-idéalisme de Descartes,
1. Ibid., p. 254 : « Le monde de la conscience et le monde extérieur de la science, sans
se confondre, puisque la sensation et le mouvement sont deux aspects différents de la
réalité, l’une surtout qualitative, l’autre surtout quantitatif, se pénètrent cependant, puisque
c’est une même réalité qui se traduit pour la conscience en sensation, et qui est traduite par
la science en mouvement. »
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BERGSON ET JAURÈS
s’intercalait notamment le « stupide idéalisme cérébral de Schopenhauer »
que Jaurès s’attachait à démonter dans des termes similaires à ceux
qu’emploie Bergson dans le premier chapitre de Matière et mémoire. Citons
ce long passage, surprenant pour celui qui aura ce dernier texte en tête :
Schopenhauer a commis, dans la partie de son œuvre où il développe l’idéalisme subjectif, la même confusion de mots, et, pour parler net, le même
sophisme, non plus comme M. Georges Lyon à propos du moi, mais à propos du
cerveau organe du moi. « Toutes nos sensations », dit-il, « correspondent à des
excitations cérébrales. L’univers entier pourrait cesser d’agir sur le cerveau ; si le
cerveau continuait à être excité, il percevrait l’univers. Nous contemplons le ciel
immense avec ses étoiles innombrables, sa voie lactée ; mais tout cela, le ciel, la
mer, les étoiles, la voie lactée est dans le cerveau. Faites, avec la main, le tour du
cerveau, vous faites le tour de l’univers. » Je veux bien ; et si c’est là une image
poétique, destinée à nous rendre plus sensible la prodigieuse activité de la substance cérébrale, je n’ai rien à dire. Mais c’est tout un système que l’on prétend
édifier, et alors je demande : en quel sens Schopenhauer emploie‑t-il le mot
cerveau et de quel cerveau s’agit-il ? Le cerveau, qui est l’objet des sens, le cerveau
que je peux voir, peser, parcourir de la main, n’est pas du tout le cerveau considéré
comme activité pensante. Mon cerveau, tel que je me le figure, ou tel que je le
détermine, en faisant, avec ma main, le tour de ma tête, n’est en réalité qu’une des
innombrables images que produit mon cerveau, considéré comme puissance de
sensation, d’imagination et de pensée. Lorsque Schopenhauer dit : « Le ciel paraît
immense et le cerveau paraît bien petit. Et pourtant, le ciel immense est contenu
dans le cerveau », il veut nous montrer le prodige d’illusion qui est en nous ; mais
il ne fait à la lettre qu’un jeu de mots, car ce n’est pas dans le cerveau perceptible
et mesurable et dont je dis qu’il est petit, que le ciel immense est contenu, car ce
cerveau-là n’est qu’un objet de perception et d’imagination, comme le ciel luimême. C’est une image juxtaposée à l’image plus vaste du ciel. Et dire que le ciel tout entier
tient dans le cerveau ainsi considéré, c’est dire qu’une image immense est contenue dans une image
du même ordre, mais plus petite, qui lui est juxtaposée. […] Ce qu’il faut dire, c’est que,
dans l’étroite enceinte du cerveau, est renfermée assez d’activité pour que l’ébranlement de cette activité cérébrale puisse fournir à la conscience l’image immense
du ciel étoilé. Mais cette proposition n’a un sens, qu’à condition que l’image du
ciel immense et l’image du cerveau tout petit soient déjà données. C’est seulement
parce que je vois le ciel et le cerveau, et le ciel beaucoup plus vaste que le cerveau,
que je conçois la prodigieuse activité de la force inconnue qui, enfermée dans les
limites étroites du cerveau, produit cependant la représentation immense du ciel 1.
1. Ibid., p. 259-260.
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JAURÈS, UN CHAÎNON MANQUANT
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Quand Bergson utilise des ismes courtois dont l’une des fonctions
consiste, par-delà leur commodité, à prévenir toute polémique qui s’inviterait dans la critique, Jaurès brandit le nom de chaque adversaire qu’il
entend frapper : Georges Lyon, Schopenhaueur, Descartes. Bergson critique l’épiphénoménisme en général, et s’il vise, entre autres, la psychologie de Taine, c’est sans le citer. Pourtant, on ne peut manquer de voir une
convergence dans la thèse de Taine qu’il critique d’une perception extérieure comprise comme « hallucination vraie » (De l’intelligence 1) et la thèse
de Schopenhauer. Déjà à l’époque, Baillet avait montré l’influence qu’avait
eue Schopenhauer sur Taine. Bergson en suspendant, par l’établissement
d’un plan unique d’images en soi, la métaphysique idéaliste de Taine, et
des nombreux psychologues à sa suite, peut ainsi neutraliser indirectement
leur schopenhauérisme avéré ou implicite 2, ainsi que l’oscillation confuse
des points de vue que la théorie épiphénoméniste engendrait. En effet,
Schopenhauer illustre à merveille le monstre logique qu’une telle hypothèse rencontre inévitablement. Selon lui, le monde n’est qu’une Volonté
aveugle et obscure qui ne devient une Représentation qu’après que la
Volonté a créé, au bout de la chaîne des espèces, le cerveau ou un gros
ganglion similaire 3. L’emploi ponctuel que Jaurès fait de la notion d’image
1. H. Taine, De l’intelligence, Paris, Hachette, 1895, 2 t., [1870, augmentée en 1878,
revue en 1883], t. 1, p. 6, et t. 2, p. 13.
2. Cf. Baillet, Taine et Schopenhauer, Mercure de France, 1er avril 1928 ; De l’intelligence
(1870) devait être suivi comme son complément d’un traité De la volonté (1870) que ses
travaux en histoire l’ont empêché de poursuivre. Cf. plus généralement, sur les relations
complexes qu'entretenaient Bergson et Schopenhauer, A. François, Bergson, Schopenhauer,
Nietzsche : volonté et réalité, Paris, PUF, 2009.
3. Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, trad. Ch. Sommer,
V. Stanek et M. Dautrey, Paris, Gallimard, I, § 27, p. 331-332 ; II, chap. 21, p. 1580 :
« Notre propre corps ne peut avoir une existence de cette nature [comme représentation]
que dans un cerveau. Car la connaissance que j’ai de mon corps en tant qu’étendue
remplissant l’espace et mobile est seulement médiate : elle est une image qui naît dans mon
cerveau au moyen des sens et de l’entendement. Mon corps ne m’est donné de manière
immédiate que dans l’action musculaire, dans la douleur ou dans le bien-être, lesquels
participent d’abord et immédiatement de la volonté. – Toutefois, la réunion de ces deux
modalités différentes de connaissance de mon corps nous transmet, par conséquent, cette
compréhension plus poussée : toutes les autres choses qui, de la même manière, possèdent
cette existence objective décrite ici, laquelle est d’abord dans mon cerveau, n’en sont pas
pour autant moins présentes en dehors de mon cerveau, mais doivent également, en
dernier ressort, précisément être en elles-mêmes ce qui dans la conscience de soi se révèle
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BERGSON ET JAURÈS
dans le passage cité se comprend par la thèse schopenhauérienne qu’il
entend critiquer. Puisque la représentation ne renvoie à aucune chose dont
elle serait le signe extérieur, Jaurès peut l’appeler plus volontiers une
image, puisque dans cette hypothèse épiphénoméniste, le monde est la
production spontanée du cerveau, aussi bien dit le fruit de l’imagination.
Tout se passe comme si Bergson avait repéré dans la thèse de Jaurès
un moyen de retourner contre l’adversaire ses propres armes. Après Jaurès
qui dénonce le sophisme de Schopenhauer, Bergson peut à son tour
pointer le statut hybride du cerveau dès lors qu’on en fait un appareil à
fabriquer des représentations, puisqu’il flotte inévitablement entre la
« chose en soi » et la représentation sans pouvoir se reposer sur aucune
d’entre elles, et joue, comme l’écrit Jaurès, sur l’équivocité du mot « cerveau ». Puisqu’on veut que les mouvements intérieurs au cerveau créent le
monde objectif, on affecte d’y voir « quelque chose qui serait plus ou
moins une image, en tout cas d’une autre nature que l’image, et d’où la
représentation sortirait par un véritable miracle » 1. De la partie sortirait le
tout ! Mais à supposer que Bergson ait effectivement emprunté l’argument
à Jaurès, il en étend suffisamment la fonction critique pour ne rien lui
devoir. Car Jaurès utilise localement le terme d’image afin de montrer que
le problème a été mal posé par les idéalistes subjectivistes. Abandonnant
aussitôt le terme d’image, le réalisme qu’il défend retombe dans les termes
mêmes qu’il avait dénoncés chez l’adversaire. Pourtant il est possible que
l’argument contienne assez de mouvement pour qu’il ait conduit Bergson
à risquer l’hypothèse d’« images en soi ». Au fond, Jaurès veut sauver
l’argument de Schopenhauer du sophisme fantaisiste qu’il contient plus
comme la volonté » ; cf. également La volonté de la nature, PUF, « Quadrige », p. 55 sq., p. 7079 (1re éd.), p. 46 sq., p. 63-72 (2e éd.), ou encore p. 126-127 : « C’est sur cette ligne mince
[la connaissance] que flotte le monde comme représentation, c’est‑à-dire tout ce monde des
objets étalé dans l’espace et le temps, qui en tant que tel ne saurait exister ailleurs que dans
un cerveau ; aussi peu que les rêves, en tant que tels, existent pour le temps de leur durée.
[…] Chez l’animal, en fonction de ses besoins, la sensibilité aux impressions extérieures
s’est accrue au point de nécessiter pour son usage un système nerveux et un cerveau : c’est
uniquement pour cela qu’apparaît la conscience, comme fonction de ce cerveau, et en elle
le monde objectif, dont les formes (espace, temps, causalité) constituent la manière selon
laquelle cette fonction est accomplie ».
1. H. Bergson, Matière et mémoire, chap. 1, p. 18.
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JAURÈS, UN CHAÎNON MANQUANT
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qu’il ne cherche à le détruire. La différence entre Schopenhauer et Jaurès
tient qu’au lieu que les deux plans de la « chose en soi » et de la représentation n’oscillent arbitrairement, Jaurès veut les affirmer simultanément : « Il
faut, pour retrouver la vérité, considérer simultanément et l’univers et le
cerveau au double point de vue de la représentation et de l’énergie, et on
verra alors que le cerveau, soit comme représentation, soit comme énergie,
est contenu dans l’univers. » 1 On retrouve ici sa propre doctrine d’inspiration spinoziste.
Mais Jaurès aurait dû voir que l’argument qu’il opposait à l’idéalisme
pouvait affaiblir en retour son réalisme, et que le terme d’image, momentanément mobilisé, au lieu de défendre une doctrine contre une autre, avait
en elle la vertu de les rejeter toutes, et d’offrir un plan métaphysiquement
neutre qui eût révoqué la solution paralléliste qu’il défend en même temps
que la solution épiphénoméniste qu’il combat. En effet, l’univers n'est une
image dans le cerveau qu’à la condition de sauter dans l’ordre de l’en soi et
d’entendre le cerveau non plus comme une image, mais comme une énergie. Schopenhauer joue sur les deux plans, alors que pour Jaurès il faut
affirmer les deux plans en même temps pour s’apercevoir que le cerveauimage est contenu dans l’univers-image, et que le cerveau-énergie, qui a la
puissance de produire l’univers-image, est à son tour contenu dans l’univers-énergie. Mais contre ce dernier argument, qu’est-ce qu’un « cerveau
en soi » ? Jaurès ne mobilise‑t-il pas pour le concevoir des ressources que
seule la représentation peut lui procurer. Car sitôt qu’on individue la
« chose en soi », on la réinvestit nécessairement sur le plan de la représentation. Bref, elle redevient une image. Il ne peut donc y avoir d’autres cerveaux que celui dont nous avons l’image. Pourquoi alors redoubler le plan
des images d’une doublure invisible emplie de forces et d’énergies en soi ?
Je ne peux pas poser le cerveau, c’est‑à-dire mon corps, sans poser
l’ensemble de l’univers, puisqu’il n’est qu’une image parmi d’autres. À
1. J. Jaurès, De la réalité du monde sensible, op. cit., p. 262. Il poursuit : « Et c’est en ne
supprimant arbitrairement aucun des deux points de vue, que l’on comprendra la seule
vérité solide qui subsiste sous la fantaisie de Schopenhauer, à savoir que le cerveau,
considéré comme énergie, peut produire l’univers, considéré comme représentation. Il y a
de l’énergie partout, hors du cerveau et dans le cerveau. Il y a de l’être partout, hors du
cerveau et dans le cerveau. »
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BERGSON ET JAURÈS
moins de lui supposer aussi peu de réalité que les images qu’il est censé
engendrer, je dois le reconnaître « en soi », à titre lui-même d’image. On
voit comment les deux plans doivent se résorber, ceux de la représentation
et de l’en-soi, en sorte qu’au lieu de les affirmer simultanément comme
Jaurès, Bergson peut les confondre en les jetant sur un unique plan intermédiaire : le plan des images.
L’article sur « Le cerveau et la pensée » 1, bien qu’écrit plus tard, était
déjà indiqué en pointillé dans le premier chapitre de Matière et mémoire. Et
Bergson reformulait là un argument qu’il a selon toute vraisemblance
emprunté à Jaurès, mais qu’il a transformé assez, poussé au bout de sa
logique, pour être conduit à ne plus parler d’idéalisme ou de réalisme en
fonction de la « chose en soi » ou de la représentation, mais en fonction
d’images et d’images seulement. Il était naturel que Bergson signalât dans
la préface à la septième édition de Matière et mémoire cet article où l’argument
se retrouve formulé nettement, car c’est probablement en lisant Jaurès
qu’il a dû sentir la nécessité, peut-être pris l’audace, de parler d’« image en
soi », s’il voulait parler de façon conséquente du réalisme et de l’idéalisme.
Ainsi s’ouvre le premier chapitre de Matière et mémoire, et contre l’idée que
s’y déploierait une nouvelle tabula rasa, nous espérons avoir apporté une
première pierre à sa genèse possible, en introduisant entre Les Données
immédiates et Matière et mémoire l’argument de Jaurès comme un chaînon
manquant qui rend plus intelligible cette notion toujours mystérieuse
d’« image en soi ».
1. H. Bergson, « Le cerveau et la pensée : une illusion philosophique » (1904), dans
L’Énergie spirituelle, Paris, PUF, 2009, p. 191 et s.
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BE RG SON E T JAU RÈ S E N V IS ‑ À - V I S :
UN E MÉ TA P H Y S I Q U E D U PO LI T I Q U E
F A C E À UN E P O L I T I Q UE D U MÉ TA P H Y S I Q U E
par Bruno ANTONINI
Les travaux de recherches sur la philosophie de Jaurès se font de plus
en plus nombreux ces dernières années, même si cela reste timide, loin
derrière bien sûr le nombre de travaux universitaires ou autres sur Bergson. Bien plus rares sont les travaux comparatifs entre les philosophies de
Bergson et de Jaurès ou même sur la « polémique » philosophique entre
les deux philosophes, lancée par Jaurès dans le quatrième chapitre de sa
thèse principale De la réalité du monde sensible.
Signalons toutefois les analyses d’André Robinet, même partielles, sur
ce conflit métaphysique entre les deux cothurnes de la rue d’Ulm, dans sa
courte mais vigoureuse étude avec un choix de textes Jaurès et l’unité de
l’être, chez Seghers, en 1964, dans la collection « Philosophes de tous les
temps » (collection dans laquelle, l’année suivante, il commit un Bergson et
les métamorphoses de la durée) ou encore dans son Péguy, face à Jaurès, Bergson et
l’Église. Métaphysique et politique, en 1968, où nos deux philosophes sont en
partie réunis. Robinet a été sensible à cette polémique centrale à l’approche du vingtième siècle, entre l’Essai sur les données immédiates de la conscience
et De la réalité du monde sensible, puis entre cette dernière et Matière et mémoire.
Ces questions furent traitées à nouveau par André Robinet dans sa
contribution « Jaurès et Bergson », lors de la journée « Jaurès philosophe »
de la Société d’études jaurésiennes du 11 octobre 1999 à Paris 1, où
Robinet estima que la réédition, en 1902, de la thèse principale de Jaurès
constituait pour ce dernier la volonté de confirmer de façon insistante ses
1. Cf. Jean Jaurès, Cahiers trimestriels, no 155, janvier-mars 2000.
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BERGSON ET JAURÈS
objections adressées à l’Essai, et ce malgré les réponses feutrées ultérieures de Bergson dans Matière et mémoire, en 1896. Comme si, finalement,
Jaurès pensait avoir déjà répondu et anticipé les réponses bergsoniennes
avant même qu’elles ne fussent formulées ! Robinet poursuivit avec l’idée
que L’Évolution créatrice constituait ainsi, en 1907, la réponse renouvelée et
amplifiée de Bergson à ces objections…
Lors de cette journée d’octobre 1999, le jeune Belge Frédéric Dufoing
avait proposé une analyse intéressante de la contestation jaurésienne du
moi isolé et « hors de l’effort » de Bergson, dans sa contribution « Jaurès,
Bergson et Barrès : moi solidaire et moi égotiste ». Signalons aussi l’article
de Marie Guertin, peu connu des Parisiens : « Jaurès et Bergson. Sur la
guerre et la paix », à La Revue du Tarn, no 154, été 1994. Québécoise docteur
en philosophie, Marie Guertin a réalisé sa thèse sur « la philosophie de la
paix de Jean Jaurès », soutenue à l’Université de Toulouse-Le Mirail, en
1990.
Les deux jeunes garçons s’affrontaient sans doute amicalement dans
des joutes oratoires à l’École, comme on le raconte. Ils furent en tout cas
concurrents très serrés dans le palmarès d’entrée à l’École et dans le rang
de sortie, à l’agrégation. Dans deux lettres des 25 juin et 4 juillet 1881 à
son condisciple Charles Salomon, Jaurès surnomme, plutôt amicalement,
Bergson « Miss », comme le surnommaient familièrement ses camarades
de l’École 1. Dans ses lettres à Salomon, Jaurès se préoccupait à plusieurs
reprises du sort de Bergson lors de leur formation et juste après, pendant
leur premier poste de professeur, mais apparemment sans jamais le
contacter directement.
Jaurès fut plus acerbe et manifestement plus offensif que Bergson. Le
ton employé le signifie souvent, ou quelques autres reparties occasionnelles parfois peu amènes et qui traduisent même la hargne, la colère et
même parfois le mépris pour son condisciple, comme lorsque Jaurès tançait ceux qui s’affairaient à aller assister au Cours de Bergson au Collège
1. Œuvres de Jean Jaurès. Les années de jeunesse, 1859-1889, Paris, Fayard, 2009, p. 83 et
112. Cette allusion amicale à Bergson fut coupée par Lévy-Bruhl dans l’annexe à son
Esquisse biographique, en 1924, mais rétablie par la récente édition chez Fayard du tome I des
Œuvres de Jean Jaurès par la Société d’études jaurésiennes citée présentement.
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BERGSON ET JAURÈS EN VIS-À-VIS
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de France. Dans son essai La gloire de Bergson, François Azouvi rappelle
que Jaurès aurait confié, en 1913, au socialiste Mairey : « Si la nature avait
prévu qu’au cours de son évolution elle dût un jour produire un Bergson,
elle se serait arrêtée au stade des mollusques. » 1
Mais Bergson ne lui en tint pas rigueur, et c’est en souvenir bienveillant
pour son « petit camarade » qu’il accepta la première mission secrète que
lui proposa Aristide Briand, en 1915, au nom du gouvernement français,
pour aller rencontrer le Président Wilson à Washington, pour le
convaincre de faire entrer au plus vite les États-Unis dans la guerre en
Europe afin de précipiter la paix et sauver les démocraties européennes (la
seconde mission ayant été en 1917 pour convaincre le Président Wilson
d’aider la Russie pour qu’elle reste dans la guerre pour aider les alliés),
comme le rappelle Marie Guertin 2 dans son article à La Revue du Tarn,
précédemment cité. Bergson et Jaurès se rejoignaient donc dans le pacifisme et la diplomatie, par-delà la mort du second.
Sauf erreur et ignorance de ma part, jamais Bergson n’a nommément
répondu à Jaurès ni polémiqué ouvertement avec lui dans ses écrits ou ses
conférences. L’inverse n’est pas vrai : Jaurès ne s’est jamais gêné, notamment déjà dans sa thèse principale De la réalité du monde sensible, soutenue en
1892, dans laquelle, au chapitre IV « La sensation et la quantité », il défend
l’idée que la quantité est aussi une donnée immédiate de la conscience et
s’oppose au concept bergsonien de « qualité pure » de l’Essai tendant, selon
Jaurès, à « briser tout lien intime de la sensation et du moi avec l’espace »
pour « détruire dans la sensation la quantité intensive elle-même » 3, empêchant du coup de penser l’intensité de la sensation et de l’être. Pour Jaurès,
la quantité est donc essentielle à la sensation, intérieure à elle et non pas
artificiellement plaquée sur elle pour les besoins du langage et de la vie
sociale.
1. François Azouvi, La gloire de Bergson. Essai sur le magistère philosophique, Paris, Gallimard,
« NRF Essais », 2007, chap. VII : « Le bergsonisme entre nationalisme et antiparlementarisme », p. 202.
2. Marie Guertin, « Jaurès et Bergson sur la guerre et la paix », Revue du Tarn, no 154,
été 1994, p. 212-213.
3. Jean Jaurès, De la réalité du monde sensible, Paris, Éd. Rieder, t. VIII, 1937, présentation
de Max Bonnafous ; chap. IV : « La sensation et la quantité », p. 110-111.
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BERGSON ET JAURÈS
Deux approches philosophiques donc, pour deux approches du
monde, du moi, de l’être. Deux tempéraments aussi. Deux approches de
l’action sociale et de l’engagement également. Mais ces deux approches
sont-elles si antinomiques qu’elles le paraissent ? N’y a‑t-il pas sinon une
convergence in fine, du moins une complémentarité des deux approches et,
partant, des deux philosophes, pour répondre aux problèmes métaphysicopolitiques de leur temps qui est peut-être un peu le nôtre encore ? Qu’y a‑
t-il donc de commun, ou même de convergent, au sein même et aussi en
deçà de ce qui les divise ?
BERGSON ET JAURÈS FACE À SPENCER
Jaurès et Bergson furent marqués par le kantien et républicain Jules
Lachelier, auquel l’antikantien Bergson dédia sa thèse principale (« Hommage respectueux »), et par le leibnizien et non moins républicain Émile
Boutroux, auquel Jaurès dédia sa thèse complémentaire (« Magistro meo
Émile Boutroux »), comme une sorte de chassé-croisé se poursuivant encore
sans que Lachelier et Boutroux soient opposés 1.
En deçà des faits, voyons donc quels sont les concepts en présence
entre eux deux et les clivages philosophiques qu’ils orchestrèrent plus ou
moins explicitement pour s’agencer, malgré eux sans doute, en une « harmonie finale »…
Pour cela, partons d’abord d’une source ou référence commune à un
auteur auquel ils se sont confrontés dès le début de leur carrière philosophique – Bergson s’en étant même revendiqué à ses débuts – et qu’ils ont
dépassé chacun à leur façon : leur contemporain Herbert Spencer (18201903) et son évolutionnisme. Bergson l’a « enjambé », dépassé ; Jaurès l’a
1. Laurent Fedi a bien montré l’emprunt décisif de Bergson à Boutroux dans l’Essai,
dans son article « Bergson et Boutroux, la critique du modèle physicaliste et des lois de
conservation en psychologie », dans la Revue de métaphysique et de morale, no 2, 2001, p. 97118.
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BERGSON ET JAURÈS EN VIS-À-VIS
141
sinon dépassé, du moins évité, écarté. Essayons de voir, en tout cas, si
c’est dans leur attitude philosophique à l’égard de Spencer que l’on peut
retrouver la différence de posture philosophique de l’un et de l’autre.
C’est dans La Pensée et le Mouvant que Bergson rappelle que la philosophie des Premiers principes, de Spencer, notamment son évolutionnisme 1, a été au point de départ de sa pensée, vers 1880. Mais assez vite,
Bergson prit ses distances avec Spencer, comme il l’écrit le 9 mai 1908, à
son ami William James :
Je ne puis m’empêcher d’attribuer une grande importance au changement
survenu dans ma manière de penser pendant les deux années qui suivirent ma
sortie de l’École normale, de 1881 à 1883. J’étais resté très imbu, jusque-là, de
théories mécanistiques auxquelles j’avais été conduit de très bonne heure par la
lecture de Herbert Spencer, le philosophe auquel j’adhérais à peu près sans
réserve 2.
1. En 1862, dans ses Premiers principes (IIe partie : « Le connaissable », chapitre XIV :
« La loi de l’évolution », p. 280-281), Herbert Spencer écrit : « 115. – L’évolution est donc,
sous son aspect primaire, le passage d’une forme moins cohérente à une forme plus
cohérente par suite de la dissipation du mouvement et de l’intégration de la matière. […
Caractère qui] se montre dans ces derniers changements que nous découvrons dans toutes
les sociétés et dans les produits de la vie sociale. Et partout l’unification se produit
simultanément dans plusieurs directions. Il y a agrégation progressive aussi bien dans
l’évolution du système solaire que dans celui d’une planète, d’un organisme, d’une nation.
[…] Et alors, outre l’augmentation de rapprochement entre les parties composant le tout
et entre les composants de chaque partie, il y a accroissement de la combinaison qui
produit leur dépendance mutuelle. […] Depuis les formes plus inférieures de la vie
jusqu’aux plus élevées, le degré de développement est indiqué par le degré suivant lequel
les diverses parties constituent un assemblage coopérateur, suivant lequel elles sont
intégrées en un groupe d’organes vivant les uns par les autres et les uns pour les autres.
Le même contraste est évident entre les sociétés non développées et les sociétés
développées : il y a une coordination toujours croissante des parties. Et la même chose
est vraie pour les produits sociaux, pour la science par exemple… »
Au chapitre XV, page 310, § 127, Spencer ajoute que ce passage de l’évolution
s’effectue « aussi de l’uniforme au multiforme » ; et, au chapitre XVI, il rectifie et affine
encore, p. 329, § 138 : « l’évolution est le changement d’une homogénéité indéfinie et
incohérente en une hétérogénéité définie et cohérente qui accompagne la dissipation du
mouvement et l’intégration de la matière ». Il modifie successivement sa formule de
l’évolution par un raisonnement logico-déductif et par une démarche rappelant le
tâtonnement expérimental, encore à la fin du chapitre XVII, p. 345, en ajoutant l’adverbe
« relativement » : « … d’une homogénéité RELATIVEMENT indéfinie et incohérente en une
hétérogénéité RELATIVEMENT définie et cohérente… ».
2. Lettre de Henri Bergson à William James du 9 mai 1908, Mélanges, Paris, PUF, 1972,
éd. Robinet, p. 765.
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BERGSON ET JAURÈS
À propos de nos « premiers principes », ceux de la raison revisités par
Spencer, Bergson déclare, dans son Cours au lycée de Clermont-Ferrand,
en 1887-1888, dans la 23e leçon sur « les principes directeurs de la connaissance » :
Ainsi, par une série de perfectionnements gradués, l’humanité est arrivée à
contracter cette habitude d’une manière si durable qu’aujourd’hui elle fait partie
de notre nature même. Nous naissons avec une disposition naturelle à formuler
des principes rationnels ; nous les appliquons inconsciemment. La forme de
notre cerveau s’est modifiée de telle sorte que nous ne pouvons pas penser sans
eux, et, en ce sens, on peut dire aujourd’hui que ces principes sont innés, mais ils
ne l’ont pas toujours été 1.
Légère différence de présentation de la théorie de Spencer chez Jaurès
professeur au lycée d’Albi, en 1882-1883, lorsqu’il dit à ses élèves de
terminale, au sujet des notions morales et des idées de juste et d’injuste :
elles sont innées et elles apparaissent comme quelque chose d’absolu et
d’irrésistible, mais ce n’est là qu’une apparence. En fait ces notions morales
n’ont pas leurs racines dans le fond naturel de la race humaine et son essence
même. Elles ont été acquises par un long travail et fixées par une suite de
transmissions. Mais d’où vient que la conscience morale de l’humanité se transforme aussi incessamment ? C’est en vertu de cette loi de l’évolution qui met
toute chose vivante en équilibre et en harmonie avec son milieu et qui la fait
changer sans cesse pour l’adapter à ce milieu changeant 2.
Ici, Jaurès, tout comme Bergson à propos de cette idée d’innéisation
des acquis, adhère indirectement et partiellement à Spencer en adhérant
implicitement à Lamarck – dont Spencer s’est réclamé tout au long de sa
vie – et à son idée de transmission héréditaire des caractères acquis.
C’est sur la notion d’évolution discutée par chacun chez Spencer que
Bergson et Jaurès ont pris le large de leurs divergences. Bergson conclut à
l’insuffisance de la théorie spencérienne de l’évolution sans être aussi critique que Jaurès qui consacra un cours à la « Doctrine d’Herbert Spencer »,
dans la 3e leçon du Supplément du Cours, sans vraiment l’attaquer frontale1. Henri Bergson, Cours I : « Leçons de psychologie et de métaphysique »,
23e leçon : « Les principes directeurs de la connaissance (suite) », Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 1999 (éd. Henri Hude), Avant-propos de Henri Gouhier, p. 148.
2. J. Jaurès, Cours de philosophie, 41e leçon : « Morale de l’évolution », p. 387 (Éd. Vent
Terral, 2005, présentation et annotations de Jordi Blanc).
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BERGSON ET JAURÈS EN VIS-À-VIS
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ment, et l’évoqua dans cette 41e leçon sur la « Morale de l’évolution » et
dans la 24e leçon « Origine des idées de cause et de substance ». Presque
dix ans plus tard, Jaurès se fait plus vindicatif contre Spencer dans De la
réalité du monde sensible lorsqu’il écrit notamment : « Quand Spencer affirme
que la loi de l’univers est le passage de l’homogène à l’hétérogène, il a
raison, sans doute, s’il se borne à constater un fait. Mais s’il prétend formuler une explication métaphysique du monde, il se trompe… » 1 Mais
d’abord, ils semblent, sans convergences ouvertes et reconnues, se retrouver sur les mêmes constats et conclusions. De son côté, Bergson prit
congé de Spencer 2 lorsqu’il découvrit l’impasse de sa mécanique en
laquelle il vit qu’elle contenait une conception erronée du mouvement et
de toutes ses définitions traditionnelles, réduit à n’être qu’un ensemble de
positions, niant toute durée, concept clé que Bergson élaborera dans l’Essai,
avec une nouvelle conception du mouvement, en vue d’offrir, à terme, un
autre évolutionnisme, un « évolutionnisme vrai, où la réalité serait suivie
dans sa génération et sa croissance », comme il l’écrit dans son introduction
à L’Évolution créatrice. Bergson a soldé son passif spencérien, et même réglé
ses comptes avec son ancien « maître à penser », dans les toutes dernières
pages de L’Évolution créatrice, où il reprend son expression d’« évolutionnisme vrai ».
Jaurès traita aussi de cette négation du mouvement, mais sans citer
Spencer, dans le chapitre VI de sa thèse principale, intitulé « De l’espace »,
en se référant aux paradoxes de Zénon d’Élée sur Achille et sa tortue
qu’il ne rattrapera mathématiquement jamais et sur la flèche qui n’atteindra jamais non plus mathématiquement sa cible, en entendant « ramener
le problème de l’espace et du mouvement au problème de l’être et de la
multiplicité » 3 en rappelant « l’affinité intime de l’espace et de l’être » 4
chez les Éléates.
1. J. Jaurès, RMS, chap. I : « Le problème et la méthode », p. 25.
2. Lire la note 4 de l’introduction de l’édition critique de L’Évolution créatrice, note
rédigée par Arnaud François (PUF, « Quadrige », 2007, p. 391-392).
3. J. Jaurès, RMS, chap. VI : « De l’espace », p. 208.
4. Ibid.
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BERGSON ET JAURÈS
UNE MÉTAPHYSIQUE DU POLITIQUE
POUR UN ÉVOLUTIONNISME VITALISTE DU SOCIAL
Quoi qu’il en soit, les chemins de Bergson et Jaurès se mirent à
diverger sur un constat pourtant quasi commun des limites de la doctrine
spencérienne (sur fond de sa faillite métaphysique quant à la notion de
mouvement), et leur dissension métaphysico-politique va prendre forme
sur la question de l’évolution, la place à lui donner dans l’interprétation de
l’histoire, la formation des sociétés, la critique du capitalisme, la démocratie, l’homme, l’humanité…
Puisqu’il est convenu, chez Spencer déjà fortement, qu’une société est
comme un organisme vivant, une organisation complexe sur laquelle on
peut transposer à peu près des lois d’évolution des espèces, il est permis
de penser que les sociétés obéissent à des principes organisateurs qui les
structurent et les déterminent historiquement.
C’est ainsi que la réponse – ou version – de Bergson sera d’établir un
« organisme social » du clos et de l’ouvert 1 (comme pour les religions, les
morales et les âmes auxquelles les sociétés s’identifient).
Cette célèbre distinction des Deux sources de la morale et de la religion
permet à Bergson de développer sa métaphysique du politique en théorisant
le social de façon discontinue et, apparemment, sans finalisme historique
optimiste – même pas tendanciellement – puisque le clos sommeille au
moins en chaque société, même les plus actuelles ; j’ai envie de dire que
toute société est d’abord close pour Bergson, même lorsqu’elle est
ouverte, tel un fond primitif persistant de la biologie et de la psychologie
qui couve, menaçant toujours d’un possible repli réactif, d’une régression
1. La philosophie de l’Histoire de Spencer défendait l’idée que les sociétés guerrières,
fermées, hiérarchiques et figées, feraient place peu à peu à des sociétés ouvertes,
dynamiques, productrices, par l’industrie et la généralisation de la liberté individuelle et
des contrats rendant à terme l’État inutile et dépérissant. Là se trouve en partie une source
inspiratrice du clos et de l’ouvert du bergsonisme.
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BERGSON ET JAURÈS EN VIS-À-VIS
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instinctive, qui s’inscrirait au cœur du social et déterminerait l’Histoire,
celle de la société, de toutes et du monde.
Ces sociétés closes, animées de l’instinct guerrier provenant de l’intact
instinct vital, qui ne pensent qu’à elles et qui sont prêtes à le montrer
égoïstement en agressant les autres si elles le jugent utiles pour elles, sont
des sociétés peureuses et statiques, sociétés narcissiques ataviques, nationalistes, du temps de Bergson (?) – et non pas patriotiques – ; ces sociétés
ne s’ouvrent pas à l’un/l’universel, à l’humanité.
Manifestement, Bergson a « touché » quelque chose de profond dans
l’humain et dans le social, quelque chose de pas du tout jaurésien : une
sorte de « méta-biopolitique » où le vital se dépasse dans le social, où la
société close ne devient ouverte, dynamique, que par un saut qualitatif, un
palier brutalement atteint et non progressif – on est loin du gradualisme
de Jaurès ! – suscité par Dieu, cette force créatrice qui convertit avec la
religion – ce sexe des peuples chez Bergson – par l’instinct et par l’intelligence, pour accoucher un jour sinon de l’Humanité, de l’unité humaine et
de la paix définitive, du moins de « l’âme ouverte » en l’homme et que de
grands hommes, héros ou mystiques, incarneront providentiellement.
Dans le dernier chapitre des Deux Sources, Bergson écrit, à propos de la
fraternité comme réunion de la liberté et de l’égalité dans notre triptyque
républicain : « Qu’on prenne de ce biais la devise républicaine, on trouvera
que le troisième terme lève la contradiction si souvent signalée entre les
deux autres, et que la fraternité est l’essentiel : ce qui permettrait de dire que
la démocratie est d’essence évangélique, et qu’elle a pour moteur l’amour. » 1
Puisque « Dieu est amour » dans la religion que Bergson ambitionnait
d’embrasser, Dieu est au cœur de la société démocratique chez lui – société
ouverte comme amour de l’humanité – et que Bergson présente comme
opposée à la nature : « Nous avons simplement voulu montrer dans l’état
d’âme démocratique un grand effort en sens inverse de la nature » 2 ; et,
dans un élan rousseauiste contre la propriété comme origine de la guerre
1. H. Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, Paris, PUF, « Quadrige »,
Première édition critique sous la direction de Frédéric Worms, 2008, chap. IV : « Remarques
finales. Mécanique et mystique », p. 300.
2. Ibid., p. 302.
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BERGSON ET JAURÈS
dès lors naturelle, Bergson ajoute, dans un élan tout hobbésien, que « l’instinct guerrier est si fort qu’il est le premier à apparaître quand on gratte la
civilisation pour retrouver la nature » 1.
Bergson pense donc l’ouvert comme au-delà de la nature : une société
ouverte est et ne peut qu’être le résultat d’un effort de mise à distance de
la nature, des instincts primitifs égoïstes et guerriers : une méta-physique
du politique. La démocratie est donc une victoire toujours provisoire sur
la nature, et la société naturelle est une impasse guerrière.
N’est-ce pas sur cette idée que nous pouvons déceler un point d’approche et d’accroche entre Bergson et Jaurès, les réunissant au-delà de la mort
du second, non pas diplomatiquement comme en 1915 et en 1917, mais
philosophiquement ici, dix-huit ans après l’assassinat du grand tribun ?
UNE POLITIQUE DU MÉTAPHYSIQUE AU CŒUR
D’UN ÉVOLUTIONNISME PROGRESSISTE DE L’HISTOIRE
Certes, il n’y a pas de fonction fabulatrice des mythes et des rites
religieux pour sauver la cohésion sociale, chez Jaurès, mais une fonction
régulatrice de l’État (transmuant la République en socialisme) pour une
politique de réalisation des valeurs, de la plénitude de l’humanité (l’homme
individu et genre) comme la réalité idéale est l’actualisation de la puissance
d’unité de l’être. Voyons donc comment s’élabore cette politique du métaphysique de Jaurès, cette politique du retour à l’unité de l’être dans l’humanité.
Exhortant la jeunesse à venir au socialisme pour se diriger vers
« l’harmonie souveraine », Jaurès s’exclame, le 22 janvier 1914, aux Sociétés savantes, à l’occasion des obsèques de Francis de Pressensé :
Méfiez-vous de ceux qui vous mettent en garde contre ce qu’ils appellent les
systèmes et qui vous conseillent, sous le nom de philosophie de l’instinct ou de
l’intuition, l’abdication de l’intelligence. […] Et moi, je vous dis que l’intuition
n’est rien, si elle n’est pas la perception rapide et géniale d’analogies jusque-là
1. Ibid., p. 303.
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BERGSON ET JAURÈS EN VIS-À-VIS
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insoupçonnées entre des ordres de phénomènes qui paraissaient distincts. C’est
par l’analogie, c’est par une intuition, non pas d’instinct et de hasard et de sentiment, mais de pensée, que Newton a trouvé le système du monde, que Lamarck a
entrevu la loi de l’évolution universelle, que Claude Bernard, avec des hypothèses
vérifiées, mais hardies, a pénétré dans le domaine de la physiologie vivante 1.
Rejetant l’inhérence bergsonienne du vital au social dans l’élan vital, Jaurès
pense que la diversité des formes sociales (et ce que Spencer appelait les
« produits sociaux » que sont la science, la religion, l’art) relève d’un processus
évolutif de type endogène. Dans sa conférence sur « Bernstein et l’évolution
de la méthode socialiste », le 10 février 1900, devant le Groupe des étudiants
collectivistes, Jaurès affirma : « Par exemple, au XIXe siècle, il y a des forces qui
s’appellent la science, l’Église, la démocratie, et chacune de ces forces a sa
logique interne, sa loi propre de développement… Ainsi la science a sa loi qui,
dans une certaine mesure, est indépendante des phénomènes économiques. »
Entendant contester d’abord et surtout ici l’interprétation matérialiste
marxiste de l’histoire, Jaurès poursuivit :
Ah ! Je sais bien que même entre les théories les plus générales en apparence de
la science et le mouvement économique il y a des liens ; […] je sais que cette grande
thèse de Lamarck : la nature créant des organes nouveaux pour des fonctions
nouvelles, a pu lui être suggérée par le spectacle du XVIIIe siècle finissant où tant de
besoins humains nouveaux se créaient révolutionnairement des organes nouveaux ;
je sais aussi que la thèse de Darwin sur la lutte pour la vie et la réfection des espèces
a pu lui être suggérée analogiquement par le spectacle des luttes économiques… ;
mais… ces conceptions… suivent leur développement logique et produisent leurs
effets sans consulter les convenances du mouvement économique 2.
Jaurès préfère donc l’analogie à l’instinct, l’intuition analogique de
l’intelligence, de la raison, à l’intuition instinctive pour penser une autonomie des forces et formes sociales et des institutions. Même si Bergson
dans Les Deux Sources peut se retrouver partiellement sur les positions de
1. Jean Jaurès. Anthologie, présentée par Louis Lévy, préface de Madeleine Rebérioux,
Paris, Calmann-Lévy, 1983, p. 277.
2. J. Jaurès, « Bernstein et l’évolution de la méthode socialiste », conférence faite le
10 février 1900, sous les auspices du Groupe des étudiants collectivistes de Paris, à l’Hôtel
des Sociétés savantes, sous la présidence de Jean Allemane, in Études socialistes II : 18971901, Paris, Éd. Rieder, 1933 ; textes rassemblés, présentés et annotés par Max Bonnafous,
p. 125-126.
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Jaurès (avec l’idée d’une autonomie et d’une analogie entre sciences), il
n’en reste pas moins que Jaurès ne partage pas l’idée bergsonienne d’une
« nature humaine en tant que prédisposée à une certaine forme sociale » ni
d’une « société humaine naturelle, vaguement préfigurée en nous » et qui
« correspondrait, dans le domaine de l’activité raisonnable et libre, à ce
qu’est le dessin cette fois précis de la fourmilière ou de la ruche dans le cas
de l’instinct, à l’autre point de l’évolution » 1. Jaurès n’entend pas, comme
Bergson l’entend, « creuser d’abord sous l’acquis, puis sous la nature, et
[…] se replacer dans l’élan même de la vie » 2, mais plutôt se projeter et
penser la vie sous le registre de l’action, au cœur du socialisme comme
projet de civilisation et d’accomplissement de l’humanité.
À l’intuition, à la durée, à l’élan vital, au clos et à l’ouvert de Bergson,
Jaurès oppose et propose une théorie du développement de l’humanité
(pensé sous le vocable de l’évolution) et de l’histoire actualisant sa puissance par un socialisme dont l’enjeu est le retour à l’unité humaine, de
l’individu (au travail et en tant que citoyen), des classes, des nations et de
l’humanité par la « paix définitive » et le socialisme.
Au fil de l’action politique (palpitante) de Jaurès, de ses soubresauts et
1. H. Bergson, Les Deux Sources, chapitre IV, p. 291 et 292. Précédemment, Bergson
affirme, pages 289 et 290 : « Mais la nature est indestructible. On a tort de dire “Chassez le
naturel, il revient au galop”, car le naturel ne se laisse pas chasser. Il est toujours là. Nous
savons ce qu’il faut penser de la transmission des caractères acquis. Il est peu probable
qu’une habitude se transmette jamais […]. C’est dans les mœurs, dans les institutions, dans
le langage même que se déposent les acquisitions morales ; elles se communiquent ensuite
par une éducation de tous les instants ; ainsi passent de génération en génération des
habitudes qu’on finit par croire héréditaires. Mais tout conspire à encourager l’interprétation fausse : un amour-propre mal placé, un optimisme superficiel, une méconnaissance de
la vraie nature du progrès, enfin et surtout une confusion très répandue entre la tendance
innée, qui est transmissible en effet du parent à l’enfant, et l’habitude acquise qui s’est
souvent greffée sur la tendance naturelle. […] Rien de plus instructif à cet égard que
l’œuvre biologique et psychologique de Herbert Spencer. Elle repose à peu près entièrement sur l’idée de la transmission héréditaire des caractères acquis. Et elle a imprégné, au
temps de sa popularité, l’évolutionnisme des savants. Or elle n’était chez Spencer que la
généralisation d’une thèse, présentée dans ses premiers travaux, sur le progrès social :
l’étude des sociétés l’avait d’abord exclusivement préoccupé ; il ne devait venir que plus
tard aux phénomènes de la vie. De sorte qu’une sociologie qui s’imagine emprunter à la
biologie l’idée d’une transmission héréditaire de l’acquis ne fait que reprendre ce qu’elle
avait prêté. »
2. Ibid., p. 291.
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de son rythme soutenu, se profile donc assez explicitement une politique du
métaphysique en ce que Jaurès cherche, expérimente une « méthode socialiste » aux soubassements métaphysiques de l’unité de l’être, selon la
« double méthode d’enveloppement et de développement, d’anticipation
et d’analyse » 1 de sa thèse principale, directement inspirée de la théorie de
la préformation de Leibniz, par laquelle se dessine politiquement un « évolutionnisme révolutionnaire », d’après l’expression célèbre d’« évolution
révolutionnaire » que Jaurès emprunte au Marx de l’Adresse du Comité central
à la Ligue des communistes, en 1850, à Londres. Jaurès remodèle cette notion
marx-engelsienne en méthode réformiste d’action révolutionnaire, de
transmutation de la République bourgeoise en socialisme en tant que
République sociale ou « République jusqu’au bout » : le collectivisme, prolongeant le principe républicain de souveraineté politique du peuple jusque
dans l’économie, par la propriété sociale.
Dans son célèbre article « République et socialisme », en octobre 1901,
Jaurès écrit :
Je me préoccupais surtout d’introduire jusque dans la société d’aujourd’hui
des formes nouvelles de propriété, à la fois nationales et syndicales, communistes
et prolétariennes, qui fissent peu à peu éclater les cadres du capitalisme. C’est dans
cet esprit que lorsque la Verrerie ouvrière fut fondée, je pris délibérément parti
contre les amis de Guesde, qui, dans les réunions préparatoires tenues à Paris,
voulaient la réduire à n’être qu’une verrerie aux verriers, simple contrefaçon
ouvrière de l’usine capitaliste. Je soutins de toutes mes forces ceux qui voulurent
en faire et qui en ont fait la propriété commune de toutes les organisations
ouvrières, créant ainsi le type de propriété qui se rapproche le plus, dans la société
d’aujourd’hui, du communisme prolétarien. J’étais donc toujours dirigé par ce que
Marx a nommé magnifiquement l’évolution révolutionnaire. Elle consiste, selon moi, à
introduire dans la société d’aujourd’hui des formes de propriété qui la démentent
et qui la dépassent, qui annoncent et préparent la société nouvelle, et par leur force
organique hâtent la dissolution du monde ancien. Les réformes ne sont pas des
adoucissants : elles sont, elles doivent être des préparations 2.
1. J. Jaurès, RMS, chapitre VII : « De l’infini », p. 246.
2. J. Jaurès, « République et socialisme », article de La Petite République du 17 octobre 1901, in ES II, p. 272. La Verrerie ouvrière à laquelle Jaurès fait allusion est celle
d’Albi, dans le Tarn, créée en 1896 à son initiative et sous l’impulsion des verriers
carmausins en grève.
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Cette méthode socialiste dite du « réformisme révolutionnaire » apparaît comme le parangon de l’évolutionnisme jaurésien, de type organiciste
et transposé en politique. Une méthode de conversion du mode de production capitaliste en mode socialiste qui devra se faire sans crise mais
progressivement et en douceur, comme par une évolution toute naturelle
de dépassement et de dissolution, sans heurter l’ordre ancien, mais en
l’enveloppant dans l’ordre nouveau qui devra émerger et se développer à
côté et aussi à partir de lui, après une longue période de coexistence de
ces deux modes de production :
L’histoire démontre que des formes diverses et même contradictoires ont
souvent coexisté : longtemps la production corporative et la production capitaliste ont fonctionné côte à côte : tout le XVIIe et tout le XVIIIe siècles sont faits du
mélange des deux, et longtemps aussi le travail libre agricole et le servage avaient
coexisté. Et je suis convaincu que dans l’évolution révolutionnaire qui nous conduira
au communisme, la propriété collectiviste et la propriété individuelle, le communisme et le capitalisme seront longtemps juxtaposés. C’est la loi même des
grandes transformations 1.
Jaurès parle aisément d’« évolution » vers le socialisme et de « développement » économique et social de l’humanité, même s’il n’établit pas clairement de distinction précise, consciente et volontaire. Il est resté
« classique » en restant fidèle à une théorie du développement, adossée à
celle de la préformation d’origine leibnizienne 2. Il reste donc fidèle analogiquement à l’embryologie et à l’idée de réalisation d’un plan, de prédétermination, et même d’idée directrice (qu’il reprendra explicitement à Claude
Bernard lors de sa conférence de Buenos Aires de septembre 1911 intitulée « La force de l’idéal » 3). Jaurès justifie sa théorie préformationniste du
1. J. Jaurès, « Question de méthode », article-préface du 17 novembre 1901 sur le
Manifeste communiste de Marx et d’Engels, aux Cahiers de la Quinzaine de Charles Péguy, in
ES II, p. 249.
2. Cette théorie de la préformation affirme que l’être vivant en sa forme achevée
préexiste déjà entièrement formé dans l’œuf et se développe de façon continue par
grossissement ou déploiement. C’est cette théorie (au départ de Garden et Hartsoeker
puis d’Andry sur l’animalcule spermatique) que Leibniz reprend dans son Système nouveau de
la nature et de la communication des substances dans le Journal des savants des 27 juin et 4 juillet 1695.
3. « La force de l’idéal », conférence de J. Jaurès à Buenos Aires (Argentine) en
septembre 1911, parue dans La Vanguardia du 20 septembre 1911, traduite de l’espagnol
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développement en ce qu’elle s’inscrit pleinement dans une sorte de vision
téléologique qui garde quelque chose de dogmatique et qui constitue tout
le fond d’une ontologie de la lutte dont le socialisme est le but, le réformisme le moyen et la République le cadre.
Dressant comme figure une analogie – et non une inhérence – entre le
vivant et le social, Jaurès déclare, dans « La force de l’idéal », que,
pour organiser toutes ces forces (du travail des prolétaires) et les équilibrer, il
faudra avoir un plan, une idée directrice, c’est‑à-dire un grand idéal social. […]
Dans la mesure où il est possible de comparer les choses de la nature aux choses
de l’humanité, l’idéal social serait donc l’idée directrice de l’organisme social dans
un sens de transformation profonde. […] La nature… est un cri d’espérance et
l’histoire humaine également. Dans la nature, on constate la force ascensionnelle
de la vie et dans l’humanité et dans l’histoire, la force ascensionnelle de la justice.
Jaurès y décrit tout un processus évolutif de la nature et de la vie qui
part de la première molécule amorphe jusqu’à l’homme, forme la plus
développée de la vie. Au sommet de cette force ascensionnelle se trouve
l’homme, et c’est l’homme lui-même qui se donne pour mission de poursuivre l’ascension, et, dépassant le vivant, prolonge l’évolution dans le
social, c’est‑à-dire dans l’histoire, en réalisant l’idée de justice entre tous
les hommes : « Cette force ascensionnelle de la vie, qui élève la nature, est
égale à l’idée de justice dans l’histoire des hommes. »
Ce n’est pas le vivant ou vital qui s’élance dans le social en lequel il se
trouverait déjà et toujours, mais ce sont le social et l’historique qui transcendent le vivant et la nature dans l’idéal de justice pour affirmer la vie !
L’évolutionnisme progressiste de Jaurès, associant le socialisme et la vie,
contient l’idée de réalisation politique d’une évolution idéale en droite
ligne de son idée métaphysique d’identité de l’idéal et du réel à partir de
l’identité du possible et du réel, qui est tout le fond de sa métaphysique de
l’unité de l’être. Une « idée directrice », un « plan de la nature » est donc à
l’œuvre dans l’Histoire, où l’Humanité poursuit une finalité, un but idéal
que consacre l’avènement de la justice parmi les hommes. Dans son article
à La Petite République du 7 septembre 1901, intitulé « Le socialisme et la
par Peytavi de Faugères, document dactylographié en possession du Centre national et
musée Jean-Jaurès à Castres (Tarn).
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vie », il écrit que « c’est donc seulement par l’abolition du capitalisme et
l’avènement du socialisme que l’humanité s’accomplira » et que
« partout donc et toujours le socialisme est une force vivante dans le sens et
l’ardent courant de la vie. […] ; il est une grande force de vie, mêlée à toute la
vie et capable bientôt d’en prendre la direction » 1.
L’évolutionnisme progressiste de Jaurès pose donc une finalité historique optimiste avec l’unité comme horizon ontologico-politique, dans la
conciliation de l’idéalisme et du matérialisme dans la conception de l’histoire. Dans sa célèbre conférence du même nom « Idéalisme et matérialisme dans la conception de l’histoire », le 12 décembre 1894, déjà il
affirmait aux étudiants collectivistes : « Ainsi, les êtres sans nombre qui ont
évolué, en même temps qu’ils ont subi une loi, ont collaboré, par une
aspiration secrète à la réalisation d’un plan de vie. Le développement de la
vie physiologique comme de la vie historique a donc été fait ensemble
idéaliste et matérialiste. » 2 Par son évolutionnisme finaliste idéaliste et non
« créationniste », Jaurès affirme :
« L’humanité, dès son point de départ, a pour ainsi dire une idée obscure,
un pressentiment premier de sa destinée, de son développement. Avant l’expérience de l’Histoire, avant la constitution de tel ou tel système économique,
l’humanité porte en elle-même une idée préalable de la justice et du droit, et
c’est cet idéal préconçu qu’elle poursuit, de forme de civilisation en forme
supérieure de civilisation… » 3
Au clos et à l’ouvert de Bergson, en 1932, semblent se substituer déjà
la puissance et l’acte chez le Jaurès de la fin du XIXe siècle ; à l’idée
bergsonienne de l’existence de Dieu établie sur la base de l’aspiration à la
justice dans le Cours de Bergson à ses lycéens de Clermont-Ferrand (préfi1. J. Jaurès, « Le socialisme et la vie », article à La Petite République du 7 septembre 1901, in ES II, p. 353 et 357-358.
2. J. Jaurès, « Idéalisme et matérialisme dans la conception de l’histoire », conférence
aux étudiants collectivistes de Paris, salle d’Arras, le 12 décembre 1894, in ES II, p. 19.
3. Ibid., p. 7. Parlant de « préformation cérébrale de l’humanité », Jaurès affirme que
« dès le début de sa vie, avant même la première manifestation de sa pensée, l’homme a ce
que l’on peut appeler le sens de l’unité, […] voilà comment on peut dire que l’homme est,
dès sa première heure, un animal métaphysicien, puisque l’essence même de la métaphysique, c’est la recherche de l’unité totale dans laquelle seraient compris tous les phénomènes et enveloppées toutes les lois » (ibid., p. 7).
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BERGSON ET JAURÈS EN VIS-À-VIS
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gurant, plus de quarante ans à l’avance, certaines de ses thèses du troisième chapitre des Deux Sources de la morale et de la religion sur Dieu, Amour
et Création), Jaurès oppose l’idée de « pressentiment premier », de « préformation cérébrale de l’humanité », dans la lignée de la pensée préformationniste de Leibniz (même si le lien entre Dieu et la justice existe aussi
chez Jaurès dès 1891, dans La question religieuse et le socialisme).
En conclusion, Bergson et Jaurès furent évolutionnistes chacun à sa
façon, mais sans que le prolongement de leurs philosophies respectives
les sépare radicalement. C’est par le politique, prolongement de leurs
philosophies, que Bergson et Jaurès se retrouvent (sans se réconcilier)
sur des données anthropologiques, au-delà de la mort de ce dernier. Pour
eux deux, l’enjeu est bien de penser l’humain dans et par le rationnel. La
question de la guerre les a vraiment réunis par les deux formes de gestion
politique qu’ils partageaient : la démocratie et les organisations internationales, pour œuvrer tous deux en faveur de la paix mondiale.
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B E R G S O N E T JA U R È S : L A J US T I C E E T L’ H I S T O I R E
par Frédéric WORMS
Le but des remarques qui suivent est double : il consiste à montrer
comment l’opposition entre la justice et l’histoire peut éclairer la relation,
encore si méconnue, entre Bergson et Jaurès ; mais il consiste aussi à
montrer pourquoi, pour penser la relation entre la justice et l’histoire, ellemême, aujourd’hui, on a besoin de Jaurès et de Bergson, de leur relation et
de leur différence, voire de leur opposition, irréductible !
Il pourrait pourtant y avoir, ici, quelque chose de désespérant.
On aurait pu croire, en effet, que, sur ce terrain, même après coup,
même rétrospectivement, même trop tard, ils avaient fini par se rejoindre,
avec, surtout, la publication par Bergson, en 1932, des Deux Sources de la
morale et de la religion. N’y voit-on pas, n’y entend-on pas celui-ci, avec la
distinction du « clos » et de « l’ouvert », avec l’appel à une justice absolue,
vouée à se réaliser dans l’histoire, retrouver les accents de Jaurès, son
ancien condisciple ? N’y voit-on pas Bergson, avec la critique de la guerre,
qui définit la clôture en tant que telle (ne valant que pour un groupe
contre l’autre), avec l’association de la justice ouverte à la paix, réparer, en
partie au moins, la cicatrice laissée ouverte, justement, par la guerre, celle
qui suscita ses propres discours dits « de guerre », en effet compromis
dans la guerre, et qui vit l’assassinat de Jaurès, en 1914 ? Il faut le dire
d’abord, le soutenir d’emblée : ce n’est pas là une illusion, c’est bien le cas : il
y a, en effet, un point commun ultime, décisif, entre ces deux hommes,
entre ces deux pensées, voire entre ces deux actions, avec cette affirmation, résolue, d’une idée de justice, absolue.
Mais il demeure bien aussi, entre eux, sur ce point, une différence,
voire une opposition, rétrospective, qu’il importe d’établir, et que le but
des présentes remarques est de tenter d’esquisser. Elle porte, en appa-
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BERGSON ET JAURÈS
rence, comme lors de la dispute qui les avait opposés au temps de leurs
Thèses respectives de philosophie, sur la question du dualisme, sur l’affirmation, donc, d’une dualité ou d’une unité, non plus, cette fois (ou plus
directement), entre l’esprit et la matière, mais entre la justice et l’histoire.
L’un, Bergson, comme le titre même de son dernier grand livre l’indique,
ne défend-il pas un dualisme radical, jusque dans la morale, la religion, et
la politique, opposant donc la justice « ouverte » à un « instinct » de « clôture » à l’œuvre dans l’humanité en tant que telle, et due à sa nature
limitée, à l’obstacle de la matière et de l’espace, encore renforcé par celui
de l’espèce et de ses besoins ? Mais l’autre, Jaurès, et cela dès ses premiers
articles, ne traduisait-il pas de son côté l’unité entre l’esprit et le monde,
dans la manière dont l’idée de justice, dans l’homme, est capable de tout
unifier, même les rapports matériels et économiques, même le rapport de
l’homme à la matière et à l’univers, comme si l’unification morale et
politique dans l’histoire accomplissait l’unité cosmique elle-même, à travers le détour des luttes et des guerres ? L’idée de justice n’est-elle donc
pas vouée à creuser le dualisme ou à accomplir l’unité, à accentuer encore
l’écart entre ceux qui défendent l’une ou l’autre de ces deux thèses ? On
devra, dans ce qui suit, esquisser une réponse à ces questions.
Mais il faudra, aussi, aller plus loin, où l’on rejoindra, justement, à
travers la relation entre Bergson et Jaurès, le problème même de la justice
et de l’histoire, aujourd’hui encore.
C’est que, en effet, selon nous, on a besoin aujourd’hui à la fois de la
dualité de Bergson, et de l’unité de Jaurès ; plus encore, bien loin de se
contredire, sur ce point, sur la question de la justice, leurs positions se
complètent et cela, non seulement pour nous, mais dans leurs œuvres ellesmêmes, éclairant, ainsi, leur relation philosophique peut-être la plus profonde. Car ce n’est plus à la « matière », la science ou la technique, que
Bergson oppose l’intuition ou la justice : bien au contraire, telles la « mécanique » et la « mystique » de son dernier chapitre, elles doivent s’unir, contre
l’instinct de guerre et de clôture. Et ce n’est pas sans affronter une dualité
morale persistante, peut-être irréductible, à la veille de la guerre, que Jaurès
pense l’unité des aspirations matérielles et morales de l’humanité. La dualité et l’unité ne portent donc pas sur le même point et ne se contredisent
plus ! La justice doit à la fois affronter l’une et réaliser l’autre. Telles seront
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BERGSON ET JAURÈS : LA JUSTICE ET L’HISTOIRE
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en tout cas les conclusions que l’on tentera ici d’indiquer, après un bref
retour sur cette dualité et cette unité morales, politiques et historiques,
chez l’un et l’autre auteur.
JAURÈS : L’IDÉE DE JUSTICE, ET L’UNITÉ DE L’HISTOIRE
Le principal point de différence entre Bergson et Jaurès, sur la justice,
semble se traduire aussi, d’une manière surprenante, dans la chronologie
même de leurs textes principaux, à son sujet ! C’est au terme de son œuvre,
dans son dernier livre, par une sorte d’effort ou de conquête ultime, que
Bergson affirmera en effet une idée de justice dont il pense, comme on le
rappellera plus loin, qu’elle est elle-même une conquête, imprévisible, toujours nouvelle et à reprendre, pour l’humanité. C’est, en revanche, dès le
début de son œuvre, près de quarante ans avant, dans l’une de ses premières conférences, que Jaurès, d’emblée, affirme l’existence d’une idée de
justice dont l’un des traits est, selon lui, la présence, « innée » dans le
« cerveau » même de l’espèce humaine ! Insistons donc brièvement sur ce
texte, la conférence de 1894 significativement intitulée Idéalisme et matérialisme dans la conception de l’histoire, dont on peut penser, sans pouvoir le
démontrer ici, que les thèses resteront au centre de la pensée et de l’action
de Jaurès, tout au long de son œuvre et de sa vie.
L’idée de Jaurès dans cet essai nous paraît en effet être la suivante : c’est
que l’idée de justice, qui peut sembler contredire les principes du « matérialisme économique » (qu’il accepte à la suite de Marx), l’accompagne en
réalité depuis le début de l’espèce et de l’histoire humaines, et donne à cellesci leur but ou leur visée, de manière immanente et unifiée, de sorte que la
dualité ou la contradiction (entre la justice et l’histoire, la « vie économique » et la « vie morale » de l’homme) est deux fois dépassée, par le
fondement (théorique, biologique, que Jaurès cherche à lui donner) et par la
fin (historique, mais aussi métaphysique, que Jaurès cherche aussi à lui
donner). Mais revenons rapidement sur chacun de ces trois points, qui
correspondent, si l’on veut, au mouvement même du texte.
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BERGSON ET JAURÈS
Dans un premier temps, en effet, Jaurès veut montrer qu’il y a une
contradiction de principe entre le matérialisme économique, et l’affirmation d’un idéal absolu de justice, mais en même temps que cette contradiction de droit est dépassée en fait et cela, dans la doctrine même qui l’énonce,
qui n’est autre que le socialisme contemporain ! Tout se passe comme si
(et n’est-ce pas le cœur de la pensée politique de Jaurès ? dans son action
même, défendant à la fois la lutte sociale et les principes juridiques, la
révolution et les droits de l’homme, les mineurs de Carmaux et le capitaine Dreyfus ?) le socialisme inspiré de Marx, qui nie l’existence d’une
idée indépendante et abstraite de justice, pour se centrer sur les rapports
matériels concrets entre les hommes, était animé lui-même par une idée de
justice (sans quoi il n’aurait aucune force morale et politique), mais en produisait surtout, pour la première fois, la forme concrète, complète et pleinement consciente d’elle-même, comme d’une justice devant se réaliser dans
les rapports matériels, sociaux, et économiques, entre les hommes. Ainsi,
la doctrine même qui énonce la contradiction la dépasse sans le savoir,
appelant ainsi à comprendre non seulement cette contradiction apparente
mais ce dépassement réel.
Toute la première partie du texte est consacrée à la contradiction entre
les deux thèses, celle du matérialisme économique, et celle de l’idéalisme
moral, dont on sent d’emblée que Jaurès veut les tenir ensemble, les voit
conciliées dans le socialisme contemporain, et en fait le moteur même de
l’évolution d’abord inconsciente, puis de l’histoire consciente des idées et
de la philosophie, dans la modernité.
Jaurès commence donc par rappeler, sans chercher le moins du
monde à l’éviter, la contradiction qu’il semble y avoir (et qu’il cherchera
ensuite à dépasser) entre le « matérialisme » et « l’idéalisme » dans l’explication de l’histoire.
Il faut en effet affirmer à la fois, sur un plan théorique, la validité du
« matérialisme économique », c’est‑à-dire de l’explication de l’histoire
humaine par les rapports matériels de production entre les hommes, et
l’existence d’une idée de justice, innée dans l’espèce humaine, qui oriente
toute cette histoire et sans laquelle elle ne peut se comprendre.
Il définit ainsi « la conception idéaliste » :
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BERGSON ET JAURÈS : LA JUSTICE ET L’HISTOIRE
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« Avant l’expérience de l’histoire, avant la constitution de tel ou tel
système économique, l’humanité porte en elle-même une idée préalable
de la justice et du droit, et c’est cet idéal préconçu qu’elle poursuit, de
forme de civilisation en forme supérieure de civilisation. »
Et il ajoute même, sans pourtant rien rejeter ni renier de Marx :
« et quand elle <l’humanité> se meut, ce n’est pas par la transformation mécanique et automatique des modes de la production, mais sous
l’influence obscurément ou clairement sentie de cet idéal » (voir par
exemple in Jaurès : le socialisme et la vie, Éd. Rivages Poche, 2011, p. 16).
Mais après avoir montré comment la contradiction entre ces idées,
d’abord implicite et inconsciente, anime l’histoire de la philosophie
moderne et contemporaine, il lui faut montrer en quoi elle est dépassée
selon lui, et cela d’une double façon, par un principe théorique ou par la
« théorie de la connaissance », sur le plan du fondement donc ; par le but ou la
visée ensuite ; qui sont, l’un et l’autre, tout en étant « idéaux », également
« matériels » et qui vont donc concilier concrètement l’opposition abstraite qui
avait dominé jusqu’ici.
Sur le plan du fondement, le but de Jaurès est de montrer que l’idée
de justice, bien loin de résulter d’un « esprit » immatériel et transcendant,
est issue à la fois d’une « préformation cérébrale » de l’« homme-animal »,
et d’une évolution biologique complexe, évitant donc aussi de faire abstraction de la singularité, matérielle et biologique, de l’homme, en tant que tel.
Citons ces passages étonnants, qui ne sont pas sans faire penser à
ceux d’un autre grand texte sur le matérialisme et l’idée de justice (celui
de Sartre).
« Oui, il n’y a dans tout le développement de la vie intellectuelle, morale,
religieuse de l’humanité que le reflet des phénomènes économiques dans le
cerveau humain ; oui, mais il y a en même temps le cerveau humain, il y a
par conséquent la préformation cérébrale de l’humanité » (ibid., p. 29-30).
Et, un peu plus loin :
« J’accorde à Marx que tout le développement ultérieur ne sera que le
réfléchissement des phénomènes économiques dans le cerveau, mais à
condition que nous disions qu’il y a déjà dans ce cerveau par le sens
esthétique, par la sympathie imaginative et par le besoin d’unité, des forces
fondamentales qui interviennent dans la vie économique » (p. 31).
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BERGSON ET JAURÈS
D’où cette conclusion impressionnante :
« il y a dans l’homme une telle pénétration de l’homme même et du
milieu économique, qu’il est impossible de dissocier la vie économique et
la vie morale : pour les subordonner l’une à l’autre, il faudrait d’abord les
abstraire l’une de l’autre ; or, cette abstraction est impossible : pas plus
qu’on ne peut couper l’homme en deux, et dissocier en lui la vie organique
et la vie consciente, on ne peut couper l’humanité historique en deux et
dissocier en elle la vie idéale et la vie économique » (p. 33).
Mais cette unité de principe (qui combine de manière étonnante
Spinoza pour le parallélisme, Darwin pour l’évolutionnisme, Marx pour
l’introduction de l’économie et le socialisme, sans sacrifier la spécificité, à
chaque fois, de l’idée, du sujet, de l’homme qui en est le porteur concret),
se traduit aussi dans une unité de finalité, ou dans l’unité comme finalité, de
l’histoire, accomplissant elle-même la finalité cosmique ou métaphysique,
de l’espèce et de l’univers, Jaurès retrouvant ainsi, dans ce bref essai, les
conclusions non seulement de sa thèse latine, sur le socialisme, mais aussi
de sa thèse française, sur le monde sensible.
La liberté de l’homme et l’idée de justice ne sont pas des facteurs
abstraits ou immatériels, ce sont des forces concrètes à l’œuvre dans l’histoire.
Ainsi, à travers les contradictions fondamentales de l’histoire, c’est
cette idée primitive qui cherche à se réaliser :
« C’est l’humanité qui, à travers des formes économiques qui répugnent
de moins en moins à son idée, se réalise elle-même. »
Ainsi :
« quelle que soit la diversité des milieux, des temps, des revendications
économiques, c’est un même souffle de plainte et d’espérance qui sort de
la bouche de l’esclave, du serf et du prolétaire ; c’est ce souffle immortel
d’humanité qui est l’âme même de ce qu’on appelle le droit. Il ne faut
donc pas opposer la conception matérialiste et la conception idéaliste de
l’histoire ».
Il y a une idée à l’œuvre même dans le développement de l’histoire
humaine mais aussi de « l’évolution de la vie », qui font de la vie humaine
un développement unique :
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BERGSON ET JAURÈS : LA JUSTICE ET L’HISTOIRE
161
« Le développement de la vie physiologique comme de la vie historique a donc été fait ensemble idéaliste et matérialiste » (p. 42).
Ainsi l’affirmation apparemment dualiste et contradictoire d’une idée
de justice se résorbe‑t-elle finalement dans cette double unité.
N’est-ce pas sur ce point, général mais décisif, que se manifestera
une différence irréductible avec la position de Bergson, dans son dernier
grand livre ?
BERGSON ET L’IDÉE DE JUSTICE : UN DUALISME MORAL
ET POLITIQUE ?
« Mais il y a loin de ces équilibres mécaniquement atteints, toujours
provisoires comme celui de la balance aux mains de la justice antique, à
une justice telle que la nôtre, celle des « droits de l’homme », qui n’évoque
plus des idées de relation ou de mesure, mais au contraire d’incommensurabilité et d’absolu. » 1
Il faut commencer par le rappeler : tout se passe comme si le début
de l’œuvre de Jaurès et l’aboutissement de l’œuvre de Bergson se rejoignaient d’abord, pour affirmer l’existence, l’indépendance, d’une idée de
justice absolue, dans l’histoire humaine, orientant et définissant même l’histoire humaine. C’est la même convergence qui les fera se rejoindre aussi
sur la question de la guerre et de la paix.
Il faut pourtant aussi souligner leurs différences, et même leurs divergences qui sont profondes, et qu’on ramènera à trois points essentiels.
Tout d’abord, alors que, pour Jaurès, l’idée de justice absolue est
innée, cérébrale, inscrite donc dans l’espèce humaine, elle est, pour Bergson, bien au contraire, une conquête effectuée par certains hommes exceptionnels qui dépassent par là les limites de l’espèce et reviennent au
principe même de la vie et de l’esprit. L’idée de justice est même, dans le
1. Les Deux Sources de la morale et de la religion (1932), Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2008,
p. 74 ; c'est à cette édition que l'on renvoie dans les références suivantes.
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BERGSON ET JAURÈS
passage central d’où l’on a tiré la citation qui précède, l’exemple privilégié
choisi par Bergson pour illustrer la différence, qui n’est pas de degré mais
de nature, non pas quantitative mais qualitative, entre la morale « close » et
la morale « ouverte », la morale, donc, qui ne vaut que pour certains
hommes (un groupe, une société, aussi vastes soient-ils) à l’exclusion des
autres (les autres groupes ou les autres sociétés) et non pas pour tous (et
même au-delà, pour tous les êtres). Entre l’idée d’une justice qui n’est
qu’un rapport mécanique d’égalité, compatible d’ailleurs (comme le
montrent les sociétés antiques) avec des inégalités conçues comme naturelles (ce qu’on règle par exemple avec une égalité dite « proportionnelle »),
et l’idée de la justice absolue, fondée sur le respect absolu de chaque
personne humaine en tant que telle et de tous les hommes absolument,
fondée donc sur une « incommensurablité » (Levinas aurait dit une « dissymétrie ») radicale, et une ouverture universelle, entre ces deux idées, donc,
la différence est de nature et exige un « effort créateur » (p. 74) fourni par
« quelqu’un », une personne exceptionnelle comparable dans la morale au
« génie » dans l’art : « sur chacun de <ces agrandissements>, l’historien
suffisamment renseigné mettrait un nom propre. Chacun fut une création,
et la porte restera toujours ouverte à des créations nouvelles » (p. 76-77).
Bien plus encore, comme Bergson le notait à propos de la morale ouverte,
il faut dépasser l’humanité pour accéder à toute l’humanité ; le grand
homme de bien est une espèce nouvelle « à lui tout seul » ; s’il lui fournit
un critère moral, il trouve en réalité son fondement métaphysique dans la
religion dynamique et l’expérience des grands mystiques. Telle serait bien
sûr une première, sinon la principale, des grandes différences que l’on
pourrait formuler, avec la théorie que l’on vient de rencontrer chez Jaurès.
Mais il y en aurait une deuxième, déjà impliquée dans ce qui précède.
C’est que, en effet, si l’idée de justice absolue s’oppose à la structure et
même à la « nature » de l’humanité, c’est parce qu’elle trouve en celle-ci un
obstacle de taille, non pas tant dans des rapports économiques et matériels
de production (même si, on le verra plus loin, Bergson n’oublie pas ce
point), non pas même dans une sorte de « force » brute et immorale ou
amorale, mais, pire encore, dans une structure qui a elle-même une fonction « morale », qui se présente comme « une » morale, même si l’apparition
proprement historique de la morale ouverte la relègue au rang de morale
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BERGSON ET JAURÈS : LA JUSTICE ET L’HISTOIRE
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relative et donc immorale, à savoir la morale « close ». La deuxième grande
différence avec Jaurès ne résiderait-elle pas, à cet égard, dans l’affirmation
par Bergson, du côté structurel et quasi « instinctif » (même si cet instinct
ne surgit que dans l’intelligence et n’a de l’instinct que l’analogie par son
fonctionnement inconscient et nécessaire) de cette morale close ? Il y a là
comme un renversement apparent, et radical : la « nature » humaine n’est
pas du côté de la justice et de l’unité, mais de la division et de la guerre.
L’instinct que Bergson dit « virtuel », il le dit aussi « guerrier », « politique »,
mais au sens de la « hiérarchie » et de la « férocité ». Ce n’est pas dans le
sens de la nature de l’homme, mais contre elle que devront aller les grands
réformateurs, et les défenseurs de l’idée de justice en général. S’il semble y
avoir ici un lien avec la « matière », cela ne serait qu’en un sens apparemment analogique : la limitation de l’espèce humaine, qui engendre sa clôture et son incapacité à accéder immédiatement et universellement à
l’ouverture, est due à la limitation que la matière oppose à l’élan vital. En
ce sens, on peut bien dire que, finalement, les deux morales renvoient chez
Bergson aussi à une unité, celle de la vie créatrice et de son ouverture ; ce
dont témoignerait d’ailleurs le fait que, malgré le caractère exceptionnel
des grands hommes de bien, ils rencontrent un « écho » universel chez
tous ; la finitude de celle-ci qui la renverse en son contraire n’en maintient
pas moins la dualité comme une résistance irréductible, et enracine même
la dualité de la morale et de la religion dans le renversement intérieur à la
vie. On retrouverait donc aussi, dans cette opposition, et l’éclairant d’un
jour nouveau, la divergence métaphysique qui avait opposé Jaurès et Bergson, entre leurs deux thèses de doctorat. Jaurès, s’il avait lu Les Deux Sources
de la morale et de la religion, n’aurait-il pas retrouvé dans les grands mystiques
ce qu’il reprochait à « l’ermite de la liberté » qu’il croyait lire dans l’Essai,
cette solitude exceptionnelle et spirituelle, condamnant le vaste univers
matériel et sensible, l’espace et l’espèce, à la servitude et à la clôture ? C’est
bien, en tout cas, ce que l’on pourrait croire ; c’est même un écho de cette
objection que l’on retrouve dans certaines des objections reçues par le livre
de Bergson à sa parution, chez des contemporains comme Brunschvicg,
des médiateurs comme Nabert, de jeunes auteurs comme Camus.
On soulignera un dernier point de divergence. Non seulement, en
effet, l’idée de justice absolue n’est, selon Bergson, ni donnée ni innée,
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BERGSON ET JAURÈS
mais en outre son apparition, dans l’histoire, aussi absolue et définitive
soit-elle, ne garantit pas sa réalisation concrète, n’abolit pas l’obstacle. Bien
loin d’être l’époque de la coïncidence entre l’idée et la réalité, entre l’idée
de la justice et ses conditions matérielles et sociales, le présent où il écrit
apparaît même à Bergson, en un sens, comme le moment du plus grand
écart. C’est du moins ce qui semble ressortir d’une première lecture, au
moins (la plus fréquente, sans aucun doute) du célèbre quatrième chapitre
du livre intitulé « Remarques finales. Mécanique et mystique ». Tout
semble y montrer que, pour Bergson, le présent est l’époque de la convergence entre l’instinct de guerre et le développement devenu démesuré des
connaissances scientifiques et techniques de l’humanité ; bien loin de tout
progrès moral vers la paix, l’époque moderne et contemporaine sera donc
celle des pires guerres, conjuguant l’instinct meurtrier avec les moyens
d’une puissance infinie, aboutissant à l’extermination, et à l’élimination
d’un ennemi dont « il ne restera plus rien sur la Terre ». Ainsi, le dualisme
de Bergson semble‑t-il persister jusqu’au bout, même après le surgissement de la justice absolue. L’homme, en tant que tel, reste déchiré entre
plusieurs ordres, à la manière de la grandeur et de la misère qui le définissaient déjà chez Blaise Pascal. La différence des ordres n’est soluble dans
aucune dialectique immanente, de la matière et de l’idée, du sujet et de
l’objet, elle n’oriente l’histoire qu’en la condamnant et en la dépassant, et
non pas en la traversant et l’accomplissant. La divergence, dès lors, semble,
malgré l’affirmation commune de la justice et de la paix comme de principes absolus et premiers, irréductible.
On doit, cependant, aller pour finir un peu plus loin. Il ne s’agit pas
d’abolir la différence que l’on vient de résumer. Mais portait-elle bien sur
le même point ? N’y a‑t-il pas, comme on le pressentait en commençant,
une différence d’objet qui permettrait non seulement de concilier Jaurès
et Bergson, non seulement même de les éclairer l’un par l’autre, mais de
compléter à travers eux une question de la justice qui demeure aujourd’hui, si ce n’est pas plus encore, tendue entre ces différentes exigences ?
C’est ce que l’on voudrait seulement indiquer pour conclure.
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BERGSON ET JAURÈS : LA JUSTICE ET L’HISTOIRE
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L’IDÉE DE JUSTICE ENTRE UNITÉ MATÉRIELLE
ET DUALITÉ MORALE : JAURÈS ET BERGSON
Le point essentiel à souligner serait celui-ci : il ne faut pas se tromper
d’unité et de dualité, et il se pourrait bien qu’on trouve, en réalité, l’une
et l’autre chez Jaurès et chez Bergson, nous indiquant ainsi que nous
aurions besoin des deux, aujourd’hui encore.
Il y a une unité en effet qui ne fait aucun doute chez Bergson et que
sa relation avec Jaurès (comme aussi avec Péguy) ne fait que mieux voir :
c’est, contre l’instinct guerrier, l’unité de l’intelligence et de l’intuition, de
la technique et de la morale (ou de la religion), des aspects matériels,
économiques, sociaux, avec ceux moraux, spirituels et religieux, de la
justice. La « mécanique », en effet, contrairement à la première lecture que
l’on a évoquée plus haut, n’est pas, selon Bergson, irréductiblement opposée à la mystique. Bien au contraire, elle lui est originellement unie dans
l’ouverture sur l’universel et l’aspiration morale, et n’en a été détournée
que par son progrès même, qui risque de la retourner contre son but, et
de lui faire servir celui de la clôture et de la guerre. Bien plus, la justice,
selon Bergson, n’a rien d’idéal au sens abstrait du terme : elle doit passer
par une égalité concrète entre les hommes, dépassant aussi les inégalités
économiques et politiques qui sont au principe de la guerre :
« L’origine de la guerre est la propriété, individuelle ou collective, et
comme l’humanité est prédestinée à la propriété par sa structure, la guerre
est naturelle. »
Certes, on l’a dit, Jaurès s’opposerait à Bergson sur la deuxième partie
de cette phrase. Il contesterait la « naturalité » de la « propriété ». Mais s’en
tenir à cela serait une erreur : pour Bergson, la morale ouverte va, en effet,
contre la « nature » de l’homme ; elle est un effort pour la renverser ;
comment, sinon, pourrait-elle même aspirer à la paix ? Certes, le dépassement de l’aspiration naturelle à la propriété, qui est l’origine de la guerre,
suppose selon Bergson une réforme morale et intérieure dont seule la
mystique appuyée sur la morale ouverte est capable. Les solutions
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BERGSON ET JAURÈS
divergent donc. Mais le diagnostic est le même : il y a unité profonde entre
les causes « matérielles » ou « économiques » d’un côté et « morales », de
l’autre, qui peuvent conduire à la guerre ou à la paix, à l’injustice ou à la
justice. Dans les deux cas, chez Bergson comme chez Jaurès, on n’atteindra pas la justice en coupant l’homme en deux, en séparant le corps et
l’esprit, la matière et l’idée, la société et la morale, les luttes et les principes.
Il y a en revanche aussi une dualité qui persiste, non seulement chez
Bergson mais, finalement, chez Jaurès lui-même ; et c’est une résistance,
non pas tant de la matière à l’esprit, que d’un côté de la matière et de
l’esprit, contre un autre.
« <La guerre> a été une partie de la grande action humaine, et
l’homme l’a ennoblie par la pensée et le courage, par l’héroïsme exalté et
par le magnanime mépris de la mort. Elle a été sans doute et longtemps,
dans le chaos de l’humanité désordonnée et saturée d’instincts brutaux, le
seul moyen de résoudre les conflits ; elle a été aussi la dure force qui, en
mettant aux prises les tribus, les peuples, les races, a mêlé les éléments
humains et préparé les groupements vastes. » 1
Ainsi Jaurès commence‑t-il un discours à la jeunesse sur « la paix
humaine » ; et il ajoute :
« Depuis vingt siècles et de période en période, toutes les fois qu’une
étoile d’unité et de paix s’est levée sur les hommes, la terre déchirée et
sombre a répondu par des clameurs de guerre. »
La Révolution elle-même n’y échappe pas :
« À son tour <elle> lève un haut signal de paix universelle par l’universelle liberté. Et voilà que de la lutte même de la Révolution contre les
forces du vieux monde se développent des guerres formidables. »
Ainsi, Jaurès lui-même, et de plus en plus à mesure que monte
« l’orage » qu’il voit poindre sur l’Europe, sans renoncer à son idéal de
justice et aux moyens de le faire progresser, politiques, démocratiques,
sociaux, économiques, est-il obligé néanmoins de voir croître aussi la
puissance d’une opposition morale et politique qui pousse dans un sens
inverse que le progrès comme tel n’aura pas suffi à abolir. L’alternative,
1. Voir Pages choisies de Jean Jaurès, Paris, Rieder, 1928, Discours à la jeunesse (1903),
p. 256-257.
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BERGSON ET JAURÈS : LA JUSTICE ET L’HISTOIRE
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pour Jaurès, comme pour Bergson, n’est pas entre un progressisme sans
adversaire et un nihilisme sans horizon. Il nous semble finalement que
l’un et l’autre optent pour une polarité profonde, irréductible, sans cesse
aggravée, et par cela même d’autant plus importante et même urgente.
Ainsi, l’unité matérielle et morale se double d’une dualité morale persistante et résistante, et ces deux points, alliés à l’affirmation d’une justice
absolue font, à travers leurs différences elles aussi irréductibles, et que l’on
n’a fait qu’esquisser, l’enseignement commun de Jaurès et de Bergson est
toujours d’actualité.
Cet enseignement retentit sur leur relation et sur notre présent.
Sur leur relation : peut-être la dualité même de l’espace et du temps, de
la qualité et de la quantité, du monde sensible et de l’esprit, de la matière
et de la mémoire, s’éclaire‑t-elle rétrospectivement par celle de la justice et
de l’histoire ; ces deux ordres doivent s’allier contre ce qui les menace
conjointement, la servitude contre la liberté, la clôture contre l’ouverture,
la guerre contre la paix.
Sur notre présent : ce n’est pas seulement au temps de l’Affaire
Dreyfus que la justice passe non seulement par les luttes sociales, mais
aussi par les principes, ni au temps des Deux Sources qu’elle ne passe pas
seulement par les principes, mais aussi par la technique et son orientation
vers la justice sociale et le soin des hommes, enfin par l’opposition à
l’injustice, la destruction et à la guerre, quels que soient les motifs qui les
masquent.
Jamais l’urgence de tenir ensemble les termes les plus élevés et apparemment opposés d’un problème (celui de la justice), ainsi que ceux,
apparemment si différents et proches, d’une relation historique et philosophique (entre Bergson et Jaurès), a‑t-elle été plus nécessaire ?
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II
BERGSON ET LA POLITIQUE
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P RÉ S E N T A T I O N
par Florence CAEYMAEX, Antoine JANVIER et Arnaud FRANÇOIS
La section qui suit résulte de deux colloques qui ont été organisés, en
2009, à l’occasion des 150 ans de la naissance de Bergson et de la parution de l’édition critique des Deux sources de la morale et de la religion. Ils
eurent lieu, l’un sous le titre « Y a‑t-il une politique bergsonienne ? Journées d’étude autour des Deux sources de la morale et de la religion », les 13 et
14 février 2009 à l’Université de Liège (org. Florence Caeymaex et
Antoine Janvier), avec qui la Société des amis de Bergson entretient des
relations étroites depuis de nombreuses années, l’autre sous le titre
« Henri Bergson. Les Deux Sources de la morale et de la religion », les 6 et
7 novembre 2009 à la Nouvelle université bulgare de Sofia (org. Kristian
Bankov et Arnaud François), grâce à un partenariat, non moins solide et
durable, avec le réseau OFFRES (Organisation francophone pour la formation et la recherche européennes en sciences humaines) 1. Les textes des
communications portant spécifiquement sur la politique bergsonienne
ont été recueillis ici.
Les organisateurs de ces deux colloques furent animés par la conviction que la pertinence du questionnement bergsonien se déplace, à présent que l’édition critique est achevée, de la lettre du bergsonisme (fixer
enfin ce qu’a dit Bergson), vers les usages de Bergson, pour aujourd’hui et
notamment en politique.
Le présent dossier porte donc sur les « Enjeux et problèmes philosophiques d’une politique bergsonienne ». Ce titre peut surprendre : d’abord,
1. La quasi-totalité du colloque de Sofia a par ailleurs fait l’objet d’une publication en
ligne, sous la direction de Vladimir Gradev, à l’adresse suivante : http://ebox.nbu.bg/
bergson/index.html.
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BERGSON ET LA POLITIQUE
Bergson a‑t-il jamais prétendu faire œuvre de philosophie politique ?
Ainsi que le rappelle C. Zanfi, une bonne part de la première réception
des Deux Sources ne pouvait oublier la critique du moi social et du langage
formulée dans les écrits antérieurs : elle fut donc amenée à se focaliser sur
l’individualisme supposé de Bergson et sur le caractère spirituel de la rénovation morale, et ainsi à douter de la possibilité même d’accueillir, à partir
de cette pensée, l’histoire et la politique concrètes. Ensuite, les engagements politiques de Bergson, que Philippe Soulez a étudiés dans un
ouvrage désormais classique, peuvent-ils véritablement être constitués en
objets de conceptualisation ? Mais nous n’avons voulu remplir ni l’un, ni
l’autre de ces deux programmes éventuels. Interroger les enjeux et les
problèmes d’une politique bergsonienne, c’est chercher dans l’œuvre de
Bergson, en particulier dans son grand livre de philosophie pratique, Les
Deux Sources de la morale et de la religion, les éléments de théorisation du
commun, de ses figures possibles, de ses modes d’institution, de division
et de représentation. Selon nous, c’est à partir de ce travail préalable qu’il
devient possible, ensuite, de confronter la philosophie bergsonienne et la
tradition de la philosophie politique, voire d’inscrire la première dans la
seconde et d’analyser le sens philosophique de l’action politique de Bergson. Car il fallait d’abord comprendre l’originalité et la complexité propres
à la position bergsonienne du problème de l’être-ensemble, et singulièrement son originalité et sa complexité eu égard au biologisme ou, si l’on
peut risquer ce terme, au « vitalisme » bergsonien lui-même.
En 2008, la première édition critique des Deux Sources de la morale et de la
religion, réalisée par Frédéric Keck et Ghislain Waterlot, a permis une lecture à nouveaux frais du dernier grand livre de Bergson. Jusqu’alors, Les
Deux Sources de la morale et de la religion nous apparaissaient essentiellement
définir la philosophie sociale de Bergson. Fondée sur la distinction entre
société close et société ouverte, Bergson y fondait une théorie de la moralité et de la religion comme constitutives du lien social. « Clôture » et
« ouverture » : tels étaient les noms des deux tendances contraires prises par
la vie sur la ligne de l’humanité, la première tendant à se refermer sur soi, la
seconde à coïncider avec son être créateur. La philosophie sociale de Bergson s’appuyait ainsi sur une métaphysique de la vie pour définir la tâche
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PRÉSENTATION
173
normative de l’humanité : ouvrir la société à une fusion avec l’élan vital,
c’est‑à-dire rendre la vie à son être propre.
Cette édition critique des Deux Sources attire notre regard sur la finesse
d’analyse et, corrélativement, la précision conceptuelle de Bergson. Par le
travail des différences, celle-ci non seulement transforme en profondeur
les dualités de la philosophie traditionnelle et du sens commun – comme
ceux, par exemple, de l’individuel et du collectif, de la nature et de la
civilisation, de la machine et de l’organisme – mais aussi complique les
dualismes majeurs autour desquels s’organise la philosophie bergsonienne
de la morale et de la religion elle-même. D’où l’hypothèse de départ qui
anime ce dossier : l’originalité des Deux Sources est de poser la distinction
entre société close et société ouverte pour en problématiser l’articulation. Les
articles qui suivent s’inscrivent dans cette perspective de recherches.
Comme on le verra, c’est cette articulation qui permet de donner sens à
l’idée d’une individualité impersonnelle (C. Zanfi), aux rapports entre les
notions de vie et de nature dans Les Deux Sources (F. Caeymaex), ou
encore à la rénovation de l’universalisme moral (Y. Kisukidi). Insistons
en disant que l’articulation n’est pas seulement un problème théorique,
mais qu’il est tout autant pratique : l’ouverture n’est jamais acquise, elle
est toujours à refaire. D’où la possibilité que la société tourne le dos à la
mysticité, prenne la voie de la violence et de la guerre (G. Waterlot), et la
question de savoir comment inverser la tendance, si nous ne pouvons
recourir à l’obligation ou au devoir moral. D’où, également, la nécessité
de ne pas réduire les concepts bergsoniens aux solutions concrètes proposées par Bergson lui-même dans les « Remarques finales », et de les
replacer dans le mouvement virtuel d’ouverture du clos en fonction des
exigences et problèmes nouveaux posés depuis le siècle dernier jusqu’à
aujourd’hui (D. Amalric). Comment, à partir de l’instinct virtuel de
l’homme, provoquer l’ouverture, sortir des mains de la nature ? Une telle
question, nous le savons, touche au cœur de la philosophie théorique
bergsonienne, qui doit bien penser la genèse de l’intuition à partir de l’intelligence (A. Janvier).
Cette problématisation n’est autre, en même temps, que celle de la
liberté humaine, à mi-chemin entre la nécessité de l’instinct animal rivé à
son objet et la liberté pure du mystique en pleine coïncidence avec le
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BERGSON ET LA POLITIQUE
mouvement de la vie divine. Elle pose la question des modalités d’une
transformation émancipatrice de l’ordre social constitué, c’est‑à-dire de la
constitution d’une société d’hommes libres. En ce sens, Les Deux Sources
de la morale et de la religion élabore, non seulement une philosophie sociale,
mais également une politique.
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LUXE ET SIMPLICITÉ DANS LA PENSÉE POLITIQUE
DE BERGSON
P O L I T I Q U E E T M Y S T I Q U E F A CE À L A G U E R RE
par Ghislain WATERLOT
Luxe et simplicité constituent un couple de notions central dans l’économie du quatrième chapitre des Deux Sources. On pourrait même formuler l’hypothèse qu’ils constituent la charnière ou la clé de ce chapitre ; et
qu’aux yeux de Bergson, la question du luxe est la question politique
fondamentale de son temps. Ajoutons qu’elle est peut-être encore la
question fondamentale du nôtre. Le lecteur pourrait considérer que cette
captatio benevolentiæ a quelque chose d’excessif. N’est-ce pas forcer le trait ?
Pour répondre, posons-nous d’abord une autre question : de quoi s’agit-il
avec la question du luxe ? Il s’agit d’une menace, et d’une menace radicale.
En quoi précisément le luxe est-il une menace ? En ce qu’il est porteur de
guerre et conduit, selon Bergson, droit à la division et à la guerre.
1. SOCIÉTÉS INDUSTRIELLES ET PASSION DU LUXE
Pour le comprendre, revenons au texte de Bergson, et à son diagnostic – car à notre connaissance, ce thème du luxe et de la simplicité – tout
comme l’ensemble du chapitre IV d’une manière générale – n’a pas
encore été beaucoup travaillé par les interprètes. Il est donc d’autant plus
important de s’attacher au texte lui-même, d’être au plus près de ce texte
pour en proposer une analyse immanente. Partons d’un constat exprimé
par Bergson, constat selon lequel l’homme du XXe siècle « estime que la
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vie est sans intérêt [s’il] n’a pas le confort, l’amusement, le luxe ; [il] tient
l’industrie nationale pour insuffisante si elle se borne à vivre, si elle ne
donne pas la richesse » 1. Une telle orientation de l’homme contemporain
vers la croissance continue de la productivité industrielle, et le comportement qui lui est associé ou consécutif (une course à la recherche du
confort et du luxe), a forcément pour effet d’entretenir l’inégalité entre les
hommes. D’abord parce que les ressources matérielles sont limitées (particulièrement les matières premières). Cette limitation des ressources dans
un monde où la population ne cesse d’augmenter empêche le luxe d’être
le partage de tous, d’autant plus que le luxe est un état de choses où l’on
jouit de superfluités, de surabondance et d’objets de grand prix. Mais ce
n’est même pas parce qu’il serait impossible matériellement d’assurer
pour tous la surabondance que le luxe constitue un problème, car quand
bien même on pourrait réaliser une telle généralisation de la surabondance, le souci du luxe continuerait de poser une redoutable difficulté. Le
luxe n’est pas essentiellement un problème matériel ; il est d’abord un
problème psychologique et moral au cœur du social. Il est en effet étroitement lié à la vanité. « Au commencement était la vanité. » 2 Le luxe est
d’abord une question de rapport avant d’être une question de surabondance – et c’est pourquoi Bergson souligne que le souci du bien-être peut
être sous-tendu, et en réalité conditionné, par le désir du luxe.
Le bien-être qu’on n’a pas apparaît comme un luxe, et […] on veut imiter,
égaler, ceux qui sont en état de l’avoir 3.
Avec le luxe, il s’agit de pouvoir posséder ce que de nombreux autres ne pourront pas
posséder, et qui à leurs yeux constituera une jouissance enviable, qu’ils désireront donc obtenir. Principe d’une course sans fin. Le pessimisme moral de
Bergson joue ici à plein 4 : le problème est inscrit au cœur de nous-mêmes, et
1. Les Deux Sources de la morale et de la religion, 1re édition critique (par Frédéric Keck et
Ghislain Waterlot), Paris, PUF, 2008, p. 308. La direction générale de l’ensemble de
l’édition critique des œuvres de Bergson a été assurée par Frédéric Worms.
2. Ibid., p. 323.
3. Ibid.
4. Rappelons le propos de Bergson au chanoine Magnin : « Maintenant encore,
(l’humanité) me paraît médiocre. Vous, prêtres, vous la voyez avec ses misères, sans
doute, mais avec ses beaux côtés. Un laïque est moins optimiste. » Ce propos est tiré d’un
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il suffit d’une introspection sincère, disait-il dès la page 4 des Deux Sources, de
noter « ses propres faiblesses » pour arriver à « plaindre ou à mépriser
l’homme ». Les exemples qu’il donne dans le quatrième chapitre sont en
effet plutôt humiliants pour le genre humain : les épices ont été furieusement
désirées tant qu’il était certain que leur rareté ne permettait qu’à quelques
hommes de pouvoir en jouir 1 ; à présent que tous ou presque peuvent les
avoir à leur table, elles n’ont pour ainsi dire plus aucun intérêt : en tout cas
on ne les désire plus comme un signe de luxe. À travers la recherche du luxe,
il est donc d’abord question d’une satisfaction d’amour-propre. C’est pourquoi le luxe constitue un problème en tant que tel : les hommes ne s’arrêteront pas une fois un certain degré de prospérité ou de confort atteint. Ils
veulent toujours davantage, et une fois un niveau atteint, une aspiration à un
certain luxe réalisée, une autre aspiration vient remplir la place désormais
vacante. Le luxe porte en lui l’illimitation, parce qu’il n’est pas le désir de quelque
chose de déterminé, il est le désir d’avoir plus que les autres et d’être audessus d’eux. Il est, répétons-le, d’abord une satisfaction d’amour-propre.
Mais il n’est pas seulement cela. Il est aussi une recherche du plaisir ;
ou plus exactement il accompagne et prolonge la recherche du plaisir.
Assurément, plaisir et luxe ne se recouvrent pas, toutefois il arrive souvent que le luxe prenne la forme du plaisir. Ce qui n’est pas surprenant
car, d’une manière générale, « nous voulons nous amuser » 2.
Jamais, dit-on, l’humanité n’a été plus assoiffée de plaisir, de luxe et de
richesse. Une force irrésistible semble la pousser de plus en plus violemment à la
satisfaction de ses désirs les plus grossiers 3.
Ce n’est donc pas seulement le luxe en tant qu’il est raffiné ou exprimé
dans le raffinement qui est visé ici. Il est aussi bien considéré comme la
satisfaction du premier désir venu qui est une forme de luxe dans la mesure
où il manifeste notre liberté par rapport aux contraintes sociales du travail
quotidien. La « force irrésistible » vient autant de la société que de nousentretien publié dans La Vie catholique du 7 janvier 1933. L’ensemble de l’entretien a été
réédité par Émile Poulat dans L’Université devant la mystique, Paris, Éd. Salvator, 1999,
p. 269-280. La citation est à la page 276.
1. Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, op. cit., p. 323.
2. Ibid., p. 310.
3. Ibid.
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mêmes. La société moderne (en gros la société du capitalisme et de la
multiplication de la production et des échanges) sait qu’elle tire matériellement parti du désir de ses membres qui s’exprime dans le plaisir de la
consommation, même si par ailleurs elle a besoin de l’activité besogneuse
et rigoureuse des individus qui permet la production des richesses soutenant ce désir. D’un côté, il faut travailler ; de l’autre, il faut désirer le luxe au
sens large. Et c’est précisément en ce point qu’a lieu la perversion. Assurément, l’industrie a changé les données d’un problème qui a longtemps
semblé insurmontable : comment agrandir le cercle restreint de ceux qui
peuvent accéder à une existence matériellement assurée et décente, alors
que l’activité humaine produit des résultats si limités ? Précisément, avec
l’industrie, tout change et le problème tombe : on devrait pouvoir satisfaire
les besoins de tous. Or ce n’est pas cela qui s’est produit, car laissée sans
orientation, l’industrie a répondu non pas à la satisfaction des besoins,
mais aux désirs individuels de jouissance présents chez tous mais satisfaits
chez une partie seulement. L’industrie voit désormais dans la réponse à ces
désirs le principe de son développement : tous sont embarqués dans la
grande tâche générale de la production et de l’échange qui conditionne le
degré de croissance économique et certains en consomment les fruits. À
ceux-là est donné de jouir du luxe. Car dans une certaine mesure, et dans
sa forme la plus popularisée au sein des sociétés industrielles, le luxe
s’exprime surtout comme une vie qui jouit et se consume dans la jouissance donnée. L’idéal est donc une existence qui serait livrée à la jouissance
continue. Certes, cet idéal est structurellement irréalisable (il faudrait ne
plus avoir besoin du travail humain et une capacité de production illimitée),
mais il produit des effets sociaux et se cristallise dans la figure imaginaire
du bonheur sans limite échu au gagnant de la supercagnotte du « Loto ». Le
fil directeur de notre imaginaire collectif est devenu une vie de plaisir
individuel. La notion de plaisir articulée au luxe est donc essentielle. Bergson semble dire que ce que nous nommons depuis déjà quelques décennies « la course à la consommation » est l’expression d’une ruée vers le
plaisir 1. Nous voulons donc jouir, et les analyses de Gilles Lipovetski sur
1. Ibid., p. 318 : « Aujourd’hui, c’est une ruée. »
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l’hédonisme de l’homme postmoderne pourraient apporter quelques illustrations quasi contemporaines à la pensée de Bergson sur ce point 1. Toutefois l’auteur des Deux Sources ne se réjouit pas de ces dispositions morales,
et n’adopte pas la posture d’un Lipovetski – qui est également celle d’un
Ruwen Ogien 2 aujourd’hui – considérant cette situation comme une
bonne nouvelle et l’expression d’un déniaisement de l’homme, revenu des
dogmatismes et ayant surmonté les vaines idéalisations moralisantes, par
conséquent ayant écarté le souci de perfectionnisme – le souci de soi – et
dépassé le sentiment de culpabilité.
Bergson, au contraire, s’inquiète ; et son ton est bien en un sens celui du
moraliste : nous voulons satisfaire, dit-il, nos « désirs les plus grossiers »
alors même que « des millions d’hommes ne mangent pas à leur faim » 3 ; en
outre la société de production de masse qui s’est mise en place grâce à la
généralisation du machinisme propose de « prétendus amusements » 4. À
l’instar de John Stuart Mill, mais de manière implicite, Bergson affirme une
différence entre les plaisirs grossiers et les plaisirs raffinés, qui supposent
un effort et une éducation : il introduit une hiérarchie qualitative. Mais
l’essentiel n’est pas là, car ce moralisme apparent ne peut être pleinement
compris qu’à la lumière de l’expérience religieuse dynamique qui ouvre à
l’homme d’autres aperçus sur sa destination. Par conséquent la « grossièreté » du plaisir est révélée par l’ouverture que constitue la perspective
d’une relation à Dieu ou au principe de la vie (deux façons différentes de
dire la même chose 5) à partir de laquelle les relations des hommes entre
eux sont complètement refondées. L’amour du prochain exclut en effet le
désir de jouir pour soi-même du luxe (et donc d’être élevé au-dessus du
prochain qui nous envie). Mais la sévère critique bergsonienne de la ruée sur le
plaisir doit surtout être articulée, plus encore qu’au problème de l’injustice, à la question
de la guerre. C’est cette question qui est en fin de compte déterminante.
1.
2.
3.
4.
5.
Voir en particulier L’ère du vide, Paris, Gallimard, 1983, un de ses meilleurs essais.
Voir L’éthique aujourd’hui. Maximalistes et minimalistes, Paris, Gallimard, 2007.
Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, op. cit., p. 338.
Ibid., p. 327.
Ibid., p. 249.
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BERGSON ET LA POLITIQUE
2. LE LUXE ET LA GUERRE
Il est en effet remarquable que toute l’introduction du chapitre IV
– un peu étrange à première lecture mais dont on s’aperçoit qu’elle a pour
destination de poser le problème qui structure l’ensemble du chapitre –
est orientée vers l’affirmation que la guerre est une réalité naturelle pour
l’homme, et qu’elle constitue une menace permanente. La distinction du
clos et de l’ouvert a en effet permis d’affirmer que le clos a sa structure
propre, qui perdure, et que si l’ouvert apporte la perspective de l’ouverture et la réalité d’une sorte d’entrouverture aux sociétés concrètes, il ne
se substitue pourtant pas à la structure close qui demeure irréductible et
qui continue de résister à l’appel de l’ouvert. La clôture est la force
constitutive première des sociétés humaines. Et rien ne la fera vraiment
disparaître. Chaque société est en effet tournée vers sa propre conservation, et elle discipline ses membres afin qu’ils ne perdent jamais de vue,
premièrement, que le groupe vaut davantage que tout ce qui est audehors, deuxièmement qu’il ne faut pas hésiter à soumettre ce qui est
étranger, voire le détruire si nécessaire. Seul est considéré comme vraiment noble et humain ce qui relève du groupe dont on fait partie. La
propagande le rappellera au besoin. La reconnaissance des autres sociétés
humaines est toujours subordonnée à la préférence que toute société se
donne à elle-même. Ainsi s’exprime la clôture des sociétés, c’est‑à-dire la
méfiance spontanée, l’incapacité à s’élever au-dessus des conceptions et
des intérêts de groupe, le mépris latent ou affiché de l’étranger. C’est
pourquoi il ne faut pas s’étonner que Bergson, à plusieurs reprises, souligne à quel point l’aspiration des mystiques à entraîner tous les hommes
dans leur sillage ne peut se réaliser (« l’effort nous briserait » 1, c’est‑à-dire
qu’il impliquerait une métamorphose de soi que nous ne saurions supporter) et que les sociétés humaines conservent toujours la structure de base
1. Ibid., p. 227.
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qui a été la leur lorsqu’elles ont émergé dans la nature vivante. Seules des
individualités privilégiées, espèces à individu unique 1, se meuvent dans
l’ouvert à l’état pur – et sont mobilité dans l’individualité ; l’espèce, au
contraire, est un « stationnement sur place » et si les sociétés se sont
parfois plus ou moins profondément transformées avec le surgissement
de l’ouvert par la médiation d’individualités exceptionnelles, cependant
elles n’ont pas changé de nature : le meurtre, par exemple, demeure la
ratio ultima, si ce n’est prima 2, de la politique. Quant à ce que la société
reçoit du mystique, sous la forme initiale d’une aspiration, il est bientôt
élaboré en une dogmatique conservée et transmise sous la forme d’une
prescription et d’une obligation 3 à travers une « religion mixte » 4 qui se
déploie sous forme d’Églises ou de communautés religieuses autant liées
par les intérêts sociaux que par des intérêts proprement spirituels. Aussi
pour les sociétés l’ouverture est toujours momentanée, et chaque société
qui s’ouvre est simultanément une société qui tend à se refermer. Ajoutons enfin que les individus que nous sommes, incapables pour la plupart
de vie mystique profonde, gardent au fond d’eux, intactes, les tendances
fondamentales qui caractérisaient l’espèce lorsqu’elle est sortie des mains
de la nature comme résultat du compromis passé entre la matière et
l’effort créateur de la vie. Or au fond de l’homme naturel, il y a la disposition à la
discipline et à l’agression 5. On se rappelle les exemples que donne Bergson
des enfants dont les jeux guerriers et la propension à se battre préparent à
la besogne que la société leur demandera peut-être de fournir un jour 6.
Et chaque société est elle-même portée à la guerre. Non pas que les
sociétés veuillent systématiquement la guerre pour la guerre ; mais parce
1. Ibid., p. 285 : L’« élan se continue ainsi par l’intermédiaire de certains hommes, dont
chacun se trouve constituer une espèce composée d’un seul individu. »
2. Ibid., p. 297.
3. Ibid., p. 284 : « Une partie du nouveau (l’ouverture apportée par l’âme mystique)
s’est coulée dans le moule de l’ancien ; l’aspiration individuelle est devenue pression
sociale ; l’obligation couvre le tout. »
4. Ibid., p. 227.
5. Si l’on considère également la théorie du dimorphisme (ibid., p. 296-297), on admettra
un partage interne entre une tendance à l’obéissance et au commandement féroce ; sachant
que le plus souvent seule la tendance à l’obéissance est actualisée.
6. Ibid., p. 303.
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BERGSON ET LA POLITIQUE
que la condition des hommes sur cette planète est la condition de la
rareté 1.
Bergson est profondément marqué par l’idée de la rareté puisqu’elle
va jusqu’à commander chez lui une sorte de malthusianisme 2. La matière
est réfractaire et la nature qui nous entoure n’est pas précisément un jardin
d’Éden ; à quoi il faut ajouter que l’homme est paresseux : la torpeur le
hante même si elle n’est pas la tendance caractéristique de l’homme – tout
comme il y a un halo d’intuition autour de l’intelligence, il y a l’ombre de
la torpeur au cœur de l’activité humaine 3. Du coup la propriété, nécessaire
pour vivre, sera forcément l’objet de convoitises : que ce soit le territoire
sur lequel une société a jeté son dévolu, l’appareil productif qu’elle a
construit avec la sueur et l’ingéniosité de ses membres, ou d’autres choses
encore 4… Toute société se prépare donc naturellement au combat avec
ses consœurs, combat qui est souvent nécessaire pour la survie des
groupes, et les individus portent en eux la tendance à l’agression.
Tout le problème du luxe et de la simplicité va s’articuler là. On pourrait en
effet penser que le machinisme, qui a commencé à se développer au début
de ce que nous nommons les Temps modernes (XVe et XVIe siècles) et qui
sera en plein essor à partir du XIXe siècle (le « siècle matérialiste » selon
Bergson 5) pourrait précisément apporter une réponse au problème de la
1. Nous saurons peut-être bientôt, à l’échelle de la planète, ce que ce problème
signifie non pas tant par l’épuisement des réserves pétrolières ou gazières que par le
manque d’eau potable qui est annoncé comme un des problèmes les plus graves des
décennies à venir.
2. Ibid., p. 308 : la plus grave des causes de guerre est le « surpeuplement ». Cf.
également « Bergson à M. Halbwachs, fin juillet 1933 », dans Henri Bergson, Correspondances, Paris, PUF, 2002, p. 1416-1417 : « Depuis longtemps je suis frappé des conditions
variables que créent à une famille le nombre et l’âge des enfants, comme aussi des
conséquences graves, souvent redoutables, que peut avoir un accroissement de la
population dans des pays qui sont déjà surpeuplés. »
3. Cf. Henri Bergson, L’Évolution créatrice, 1re édition critique (par Arnaud François),
Paris, PUF, 2007, p. 114 : « Si pleine, si débordante que puisse en effet paraître l’activité
d’une espèce animale, la torpeur et l’inconscience la guettent. Elle ne soutient son rôle que
par un effort, au prix d’une fatigue. » Voir aussi Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale
et de la religion, op. cit., p. 159.
4. Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, op. cit., p. 302.
5. Cf. « Entretien avec Joseph Lotte », 21 avril 1911, in Henri Bergson, Mélanges, Paris,
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rareté, et donc supprimer les causes de guerre. Si l’on se bat pour survivre
et parce que les biens sont rares, dit Bergson, ou encore parce que l’on ne
veut pas accomplir l’effort parfois énorme pour produire en suffisance, il
semble que désormais, avec le règne de la machine, la solution du problème soit à portée de main : car par le système de machines que met en
place l’industrialisme, on peut vraiment espérer que les biens nécessaires à
la vie seront produits en quantité suffisante. Il suffirait d’être attentif aux
risques de surpopulation pour que l’on entrevoie la possibilité d’une disparition des guerres. Bergson ne doit donc pas être entendu comme un
adversaire de la technique, au contraire. Il suffirait de peu de choses pour
que la machine soit considérée comme « la grande bienfaitrice » 1 de
l’humanité. Ce « peu de choses » n’est autre que l’assèchement de notre
goût pour le luxe sous toutes ses formes.
Le luxe risque en effet d’interdire la perspective d’une disparition des guerres. Et
pour une raison simple, que nous avons déjà considérée tout à l’heure : le
luxe relève de l’illimitation ou plus exactement il n’est que dans et par la
surenchère. Et quand il est articulé au plaisir, il pousse les hommes en
masse vers une consommation frénétique à laquelle tous ne pourront
cependant pas accéder, ce qui conduit inéluctablement aux crises et finalement à la guerre. Par conséquent, au moment même où l’on pourrait dire
que nous avons devant nous la perspective d’une disparition des guerres
par la disparition de leurs causes, le risque de guerre est reconduit. Et non
seulement il est reconduit, mais il change de nature, car jusqu’à une date
récente les guerres menaçaient bien les sociétés humaines, mais dans une
mesure toujours limitée, c’est‑à-dire qu’elles ne constituaient pas une
menace pour l’humanité, alors que les guerres modernes mettent la survie
de l’humanité en question. Cependant il faut ici être attentif et nuancé :
Bergson ne dit pas que les guerres anciennes étaient des guerres modérées
ou aux effets très limités. Il partage les guerres en deux catégories ; d’un
côté « les guerres accidentelles » 2, de l’autre les « guerres décisives » 3 qui
PUF, 1972, p. 882 : « Le XIXe siècle restera le siècle matérialiste. Le développement énorme,
exagéré, inattendu de la nouvelle technique industrielle fait sentir ses effets ».
1. Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, op. cit., p. 327.
2. Ibid., p. 303.
3. Ibid.
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sont des « guerres féroces », dans la mesure où elles aboutissent à « l’anéantissement d’un peuple ». Il ne dit pas que l’humanité n’a pas connu ces
guerres avant l’époque moderne et le machinisme 1. Il dit plutôt que les
guerres contemporaines relèvent de la catégorie des « guerres décisives ».
Avec ce problème supplémentaire et nouveau que l’on se bat « avec les
armes forgées par notre civilisation », ce qui rend les massacres encore plus
radicaux et va jusqu’à constituer une menace pour la survie de l’humanité
(évoquée non pas dans ce passage de la page 305, où il ne s’agit encore que
de la disparition d’un des adversaires, mais dans la dernière page où l’humanité doit se demander si elle veut continuer à vivre). Thème classique du
progrès qui se retourne contre l’humain. Mais ce qui est intéressant, c’est
de se demander pourquoi notre époque serait spécialement celle des
guerres décisives. Bergson ne semble pas en donner clairement la raison.
Et pourtant elle réside probablement dans l’aspiration au luxe. En effet
cette aspiration est devenue tellement forte que nous estimons que la vie
ne vaut plus la peine d’être vécue si nous ne pouvons pas jouir du luxe et
des plaisirs du bien-être ; si bien que nous sommes prêts à disparaître pour
notre désir, qui exige que nous jouissions, dit Bergson, de bons débouchés
commerciaux, d’accès aux matières premières, d’une production abondante, de bons ports, et que nous puissions nous les assurer mieux que les
autres 2. Le désir de luxe favoriserait les guerres radicales.
L’impasse est peut-être définitive. Car le désir du luxe et la ruée vers le
plaisir semblent consubstantiels au machinisme. Plus exactement, il
semble que le machinisme soit issu du désir de luxe et de plaisir ; qu’à
partir du moment où le désir du luxe a pu s’exprimer plus librement, il a
conduit au machinisme. Et si le machinisme est sous-tendu par le désir du
luxe, alors il faut craindre que nous allions fatalement à la catastrophe.
Mais c’est précisément une sorte d’illusion d’optique dont le chapitre IV
des Deux Sources veut nous détromper. Par là apparaît le sens de la longue
parenthèse des pages 311-317, dans lesquelles Bergson propose une com1. Au contraire il estime que les luttes des premiers temps étaient sans doute des
luttes radicales : « Il faut que tous se battent contre tous, comme firent les hordes des
premiers temps » (ibid., p. 305).
2. Ibid., p. 308.
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préhension de l’histoire à partir de « la loi de dichotomie et de double
frénésie » (ultime création conceptuelle bergsonienne et hypothèse heuristique enracinée sur la considération de la biologie et la relation de l’homme
à la biologie). Cette loi de dichotomie et de double frénésie a pour effet de
dissoudre la solidarité apparente du machinisme et du désir de luxe. Cette
solidarité apparente naît de paralogismes que nous produisons spontanément. Par exemple à partir du fait incontestable que le machinisme favorise le déploiement du luxe par tout ce qu’il rend envisageable 1, on déduit
qu’il accentue nécessairement le désir de luxe. Or ce n’est pas parce que le
luxe est davantage à notre portée que nous le désirerons nécessairement.
Cette solidarité apparente tient aussi à l’idée que nous désirerions naturellement et irrépressiblement le luxe. Mais à l’instar de Rousseau, Bergson
ne croit pas à une telle propension naturelle et irrépressible.
Il tient au contraire à montrer que ce désir de luxe n’a rien à voir avec
le machinisme et que la solidarité réelle n’est pas là où l’on croit qu’elle
est. Nous voyons une solidarité entre désir du luxe et machinisme. En
réalité, le désir du luxe est venu accidentellement se greffer sur le machinisme, et c’est paradoxalement le mysticisme qui est véritablement et
réellement solidaire du machinisme (et vice versa). Déjà Bergson l’avait
indiqué, comme en passant, dans le chapitre III de l’ouvrage 2. Le mysticisme a besoin d’une maîtrise de la Terre pour qu’il puisse se déployer
pleinement : il en a donc appelé à cette maîtrise, il a suscité le machinisme.
Quand on les considère de près, les pages sur « la loi de dichotomie
et de double frénésie » apparaissent bien comme le fruit d’un effort pour
saisir le rapport de l’histoire à la biologie : le mysticisme et le machinisme
seraient le développement de deux tendances de la vie qui se distinguent
à partir d’une unique tendance (que nous voyons comme unique par le
mouvement de genèse à rebours qu’opère la pensée philosophique dans
l’acte d’intuition 3). Que serait donc la tendance primitive ou la tendance
dans sa primitivité ? Un mouvement qui serait simultanément maîtrise de
1. Bien qu’il soit également l’objet de critiques qui viennent d’une défense du luxe
contre « l’uniformité de production » (ibid., p. 327), le prêt‑à-porter par exemple.
2. Ibid., p. 249-250.
3. Voir Henri Bergson, L’Évolution créatrice, op. cit., p. 193.
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BERGSON ET LA POLITIQUE
la matière et retour au principe de la vie, les deux étant complètement
solidaires en réalité. Le machinisme n’aurait donc de sens que par le
mysticisme, et le mysticisme ne saurait perdurer sans le machinisme. Car
le mysticisme ne prend toute sa portée et son sens que dans la propagation de l’émotion qu’il soulève et dans son rayonnement : l’amour mystique doit se répandre et ne peut se réserver pour quelques-uns 1. Il vise
à un changement de la condition humaine et plus précisément des relations entre les êtres humains. Or la propagation de l’émotion suppose
une humanité en état de la recevoir, c’est‑à-dire tout simplement une
humanité qui n’est pas rivée sur les besoins en vue de la survie et qui est
disponible pour la parole mystique.
Cette solidarité étroite, ou plus exactement cette complémentarité
des deux tendances, conduit à penser que le luxe est étranger à l’impulsion donnée au départ à l’industrialisme. Si le désir du luxe s’est imposé,
et s’il apparaît comme solidaire de l’industrialisme, c’est qu’il s’est produit
un « accident d’aiguillage » :
La mécanique, par un accident d’aiguillage, a été lancée sur une voie au
bout de laquelle étaient le bien-être exagéré et le luxe pour un certain nombre,
plutôt que la libération pour tous 2.
3. UN « ACCIDENT D’AIGUILLAGE » ET SES CAUSES
Bergson ne dit pas grand-chose de cet accident d’aiguillage. Il ne dit
manifestement rien de son origine et de ses causes. La question demeure
pourtant : comment se fait-il que le souci et le désir du luxe aient pu
s’imposer à ce point, détournant la mécanique de sa destination initiale et
accentuant la menace de la guerre ? En ne répondant pas explicitement,
1. « Besoin de s’élargir, ardeur à se propager, élan, mouvement » (Henri Bergson, Les
Deux Sources de la morale et de la religion, op. cit., p. 79) : tel est ce qui caractérise le mysticisme
complet qui est une réponse à l’amour de Dieu.
2. Ibid., p. 329.
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Bergson met son lecteur en situation de proposer des conjectures. Il me
semble que deux causes, présentes au texte de Bergson bien qu’elles ne
soient pas clairement articulées à cet « accident d’aiguillage », pourraient
néanmoins l’expliquer. La première de ces causes est l’égoïsme, c’est‑àdire le mouvement du moi individuel à la recherche de son propre avantage 1, qui se perçoit nettement dans l’appétit d’obtenir ce que les autres
n’ont pas. La deuxième cause nous est livrée dans les ultimes pages du
livre, lorsque Bergson nous parle, une fois n’est pas coutume, de l’angoisse
de la mort.
Arrêtons-nous un instant sur l’égoïsme : reprenant implicitement des
thèses de Durkheim, Bergson pense que l’égoïsme de l’individu est toujours latent et que ce dernier, laissé à lui-même, va droit à l’anomie. Si la
société cherche à « dresser » 2 l’individu, à installer en lui un système
d’habitudes qui finissent par constituer chez chacun une sorte d’« instinct
virtuel », c’est parce qu’elle sait trop bien que l’individu laissé à lui-même
ne voit plus que son intérêt propre et cherche simplement à tirer profit de
la société. Il n’y a pas, d’ailleurs, d’intention maligne chez l’individu, et par
conséquent Bergson n’a en aucune manière recours à une variante plus
ou moins sécularisée de la thèse du péché. Il s’agit plutôt selon lui d’une
tendance naturelle, la paresse, qui s’exprimera sous forme d’égoïsme du
seul fait que l’homme est un animal intelligent 3. Bergson a voulu le faire
comprendre avec l’analogie de la fourmi qui, par impossible, deviendrait
intelligente un instant.
Une fourmi qui accomplit son rude labeur comme si elle ne pensait jamais à
elle, comme si elle ne vivait que pour la fourmilière, est vraisemblablement en état
somnambulique ; elle obéit à une nécessité inéluctable. Supposez qu’elle devienne
brusquement intelligente : elle raisonnera sur ce qu’elle fait, se demandera pour1. Tendance naturelle du moi qui a suscité, d’ailleurs, la « fonction fabulatrice »,
destinée à compenser le mouvement par lequel le moi se considère indépendamment
– et souvent aux dépens – de la société à laquelle il appartient. La « fonction fabulatrice », à
la racine des « religions statiques » dont il est question dans tout le deuxième chapitre des
Deux Sources, a pour fonction de réduire les effets du mouvement naturel en orientant
l’affectivité de l’individu vers la société dont il est membre.
2. Ibid., p. 99.
3. Ibid., p. 94 : « L’intelligence ira tout droit aux solutions égoïstes. »
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quoi elle le fait, se dira qu’elle est bien sotte de ne pas se donner du repos et du
bon temps. « Assez de sacrifices ! Le moment est venu de penser à soi. » 1
Penser à soi, ce sera sans doute se reposer. Ce sera aussi ce que l’on
nomme communément « profiter de la vie ». Là se situe l’articulation avec
le bien-être et le luxe : car une vie tournée vers elle-même est une vie qui
veut jouir d’elle-même, et qui tendra à se poser comme exception par
rapport aux autres existences : car l’exigence de l’effort et du travail
demeure, dont nul ne dira qu’elle est en elle-même un bien-être ou un
luxe. Le luxe n’implique donc pas seulement de posséder ce que les autres
ne possèdent pas, c’est également le mouvement de se laisser aller, dans
l’aisance, tandis que les autres travaillent. En d’autres termes, le luxe me
fait échapper par définition à la pénibilité de l’effort devant laquelle spontanément je recule. Répondre aux exigences de la vie sociale n’est rien
d’autre qu’un consentement à l’effort en vue de rendre le service qu’attend
de nous la société. C’est encore se hisser à un certain niveau d’exigence
dont les fruits nous rendront sans doute contents de nous-mêmes, mais
auquel nous ne nous élèverions pas spontanément.
En un sens, à vrai dire, la société se contente de peu.
L’homme strictement inséré dans le cadre de son métier ou de sa profession, qui serait tout entier à son labeur quotidien, qui organiserait sa vie de
manière à fournir la plus grande quantité et la meilleure qualité possible de
travail, s’acquitterait généralement ipso facto de beaucoup d’autres obligations. La
discipline aurait fait de lui un honnête homme 2.
Nous avons donc avec Bergson une définition légèrement modifiée
de la figure classique de l’« honnête homme », qui est chez lui une adéquation et une réponse parfaites aux attentes sociales. Ces attentes, dans
le monde de l’industrie et des échanges, se condensent dans l’exigence
de travail. La société demande impérieusement à ses membres de travailler. C’est pourquoi nous retrouvons au sein de la société et exprimé
par elle, sous une forme bien particulière, l’impératif catégorique, c’est‑àdire l’exigence pure et simple du devoir, « il faut parce qu’il faut » 3. Mais
1. Ibid., p. 95.
2. Ibid., p. 100.
3. Ibid., p. 19-20.
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quand elle lâche du lest ou si elle se laisse distraire, la société voit
inéluctablement s’affirmer l’égoïsme, l’individu qui se prend lui-même
pour fin. Ce relâchement ou cette distraction constitueraient une première raison de l’« accident d’aiguillage » qui a articulé désir de luxe et
machinisme.
Écartons un malentendu possible : nous ne disons pas que Bergson
estime la destination de l’homme accomplie lorsqu’il travaille à la façon
d’une fourmi dans sa fourmilière. Il pense plutôt que la destination de
l’homme est une certaine forme de libération à l’égard de toutes les servitudes : autant la servitude à l’égard de soi-même que la servitude à l’égard
de la société. Mais la servitude à l’égard de soi-même est la première dont
il faut se dégager ; et toute société est disposée en vue de ce dégagement
sans lequel sa conservation est menacée. La complication propre au capitalisme, sur laquelle Bergson ne s’arrête pas mais que nous avons eu
l’occasion de considérer dans les pages qui précèdent, tient à ce qu’il faut
à la fois produire et consommer et que, par conséquent, l’homme qui ne
serait qu’un « honnête homme », c’est‑à-dire un parfait travailleur, ne remplirait pas tout ce qu’une société industrielle qui a dépassé le stade initial
de la production des infrastructures doit attendre de lui. C’est pourquoi la
société industrielle tire bénéfice de l’impulsion égoïste individuelle et du
désir de jouissance et de luxe, car elle a besoin de l’appétit de consommation. Peu lui importe la justice de la répartition, du moment qu’elle est
assurée de sa reconduction et de son développement. Mais en réalité, bien
qu’elle n’en ait pas conscience, la société devenue industrielle ne remplirait
pleinement sa destination que si elle était orientée vers la réalisation de
l’idéal mystique, qui est une large propagation d’une vie régénérée par
l’expérience de la relation avec le principe de la vie (également nommé
Dieu). La société elle-même, nous le disions à l’instant, ignore cette destination du machinisme, car elle ne vise et ne peut viser que sa propre
conservation. Il faudra donc que le mouvement vienne des individus,
libérés de l’égoïsme par la pression que la société exerce spontanément
sur eux mais aussi – et surtout – par une prise de conscience qui, elle,
dépend entièrement d’eux. Libérés du besoin grâce aux produits du
machinisme, ils seraient disponibles à la parole mystique qui n’aurait plus
qu’à se faire entendre pour soulever en chacun l’émotion qui ne fait qu’un
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avec la volonté d’agir 1, émotion qui accompagnerait la découverte de la
relation avec le principe de la vie qui change toutes les données de l’existence individuelle et sociale. Bergson l’a souligné plus d’une fois : tout
dépend finalement de la volonté. La grande difficulté est que les individus
devraient vouloir ce dont ils ne pourraient avoir clairement l’idée que si le
mysticisme était largement diffusé dans l’atmosphère ambiante.
Mais nous assignions précédemment une deuxième cause à l’« accident
d’aiguillage » : l’angoisse de la mort qui serait elle aussi étroitement articulée à notre ruée sur le plaisir et à la fascination qu’il exerce sur nous. Elle
serait par exemple sous-jacente à notre passion pour l’érotisme et la sexualité. « Toute notre civilisation est aphrodisiaque. » 2 Si nous accordons tant
d’importance à l’érotisme et aux relations sexuelles, écrit Bergson dans un
passage curieux qui rappelle irrésistiblement Diogène le Cynique, c’est
parce que nous ne nous contentons pas de ce que « les exigences du sens
génésique » 3 sont à l’état brut. Nous raffinons indéfiniment « autour d’une
sensation forte mais pauvre », raffinement impliquant la recherche du
luxe, en particulier chez les femmes dont on exige qu’elles soient séduisantes et qui par contrecoup ne peuvent se sentir exister que si elles sont
désirées. Mais au fond de cette surérotisation des relations entre hommes
et femmes et de la course à la séduction et au plaisir, il y aurait l’angoisse
de la mort. Thème que l’on voit rarement affleurer chez Bergson et qui
vient s’affirmer dans les dernières lignes des Deux Sources :
Il suffit de regarder comment on se jette sur le plaisir : on n’y tiendrait pas
à ce point si l’on n’y voyait autant de pris sur le néant, un moyen de narguer la
mort 4.
C’est le mot néant qui compte ici. Et le contexte de la phrase le montre
suffisamment, puisque c’est l’intérêt pratique fondamental des recherches
de la science psychique que de conjurer cette fascination angoissée pour le
1. Sur la relation entre émotion et volonté, voir Arnaud François, Bergson, Schopenhauer,
Nietzsche, Paris, PUF, 2008, p. 69-73.
2. Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, op. cit., p. 322.
3. Ibid.
4. Ibid., p. 338.
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néant. La croyance en l’au-delà est largement répandue – et statistiquement, en effet, la majorité des êtres humains y croit ou y a cru ; et d’ailleurs Bergson a proposé une explication de la genèse de cette croyance
à partir de l’activité de la « fonction fabulatrice » dans le deuxième chapitre des Deux Sources. Elle serait donc naturelle et ne dépendrait pas de
l’expérience mystique. Mais pour les modernes, l’adhésion à l’au-delà présente de réelles et croissantes difficultés, dans la mesure où la pratique de
la science fait reculer les croyances issues de l’activité de la « fonction
fabulatrice ». En révélant leur fond imaginaire et en les rendant moins
nécessaires, la science leur a fait perdre progressivement une bonne part
de la prise qu’elles avaient sur nous. D’où l’intérêt des sciences psychiques
dans la mesure où elles s’efforcent de mettre en évidence une réalité de
l’au-delà à partir des méthodes utilisées dans la pratique scientifique. Bergson a tenu à souligner, dans son article « “Fantômes de vivants” et
“recherches psychiques” » 1, que les sciences psychiques auxquelles il a
accordé la plus grande attention utilisent les méthodes de la science 2 pour
mesurer et éventuellement tenter d’établir la réalité des phénomènes auxquels elles s’intéressent (télépathie, hallucinations véridiques, etc.) : si nous
réussissions à abandonner nos préjugés, pense Bergson, nous serions en
mesure de considérer ces investigations d’un œil serein et de les prendre
suffisamment au sérieux pour les étudier, au lieu de les écarter par principe avec mépris. Une attention aux sciences psychiques pourrait pallier
momentanément la double incapacité qui nous frappe, nous autres
modernes : d’une part, nous ne pouvons continuer d’adhérer aux
croyances religieuses traditionnelles ; d’autre part, nous sommes incapables d’accéder à la parole mystique qui nous ouvrirait une tout autre
appréhension de l’au-delà. Nous n’écoutons pas les mystiques en effet,
nous leur sommes fermés dans la mesure où la tendance frénétique que
nous avons développée dans nos sociétés depuis plusieurs siècles tourne
le dos à la mysticité, essentiellement du fait de l’« accident d’aiguillage »
1. Voir Henri Bergson, L’Énergie spirituelle, Paris, PUF, 2009 (1re édition critique),
p. 61-84 (édition critique de l’article par S. Madelrieux et G. Waterlot).
2. Il insistera particulièrement dans son article sur l’utilisation des méthodes de la
science historique plus que sur celles des sciences naturelles.
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BERGSON ET LA POLITIQUE
(c’est pourquoi nous ne devons pas trop compter sur l’apparition d’une
grande âme mystique 1).
C’est ici pourtant que notre problème est susceptible de se dénouer. Si
nous sommes à ce point attachés au luxe et au plaisir, c’est parce que nous
sommes fascinés par le néant : luxe et plaisir compensent la certitude intime
dans laquelle nous sommes de notre disparition radicale. Il se trouve également que luxe et plaisir érigés par tous en objectifs de vie constituent une
menace radicale pour la civilisation, car si le luxe et le plaisir semblent en
un sens sauver chaque individu du néant, ils conduisent droit au néant
l’humanité entière. Seul un retour à la simplicité peut nous sauver. Or il ne faut
pas penser qu’une exhortation à la simplicité, même appuyée sur la plus
rigoureuse des démonstrations (administration de la preuve qu’un retour à
la simplicité de vie est nécessaire pour que la planète ait un avenir par
exemple), aura un effet puissant. Ce ne sont pas des raisons, même les
meilleures, qui nous font agir, mais des forces et des émotions. Disons-le :
le sentiment de notre existence par-delà les limites de la mort, s’il est vif et
appuyé sur une quasi-certitude, fera tomber les deux causes fondamentales
de notre soif de luxe et de plaisir que sont l’égoïsme et l’angoisse de la
mort. Si en effet nous sommes sûrs de survivre, nous n’attacherons plus
autant de prix à notre vie mortelle :
Plus de souci pour l’avenir, plus de retour inquiet sur soi-même ; l’objet
n’en vaudrait matériellement plus la peine, et prendrait moralement une signification trop haute 2.
La quête du plaisir, qui est l’expression de ce retour inquiet sur soi,
ne présenterait plus aucun intérêt, et au contraire la joie de nous savoir
élargis et promis à d’autres destinations nous détournerait de la recherche
du plaisir et du luxe. Nous venons d’utiliser le mot « joie » : il est clair que
dans la pensée de Bergson, il est étroitement articulé à la simplicité.
1. Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, op. cit., p. 333 : « Ne
comptons pas trop sur l’apparition d’une grande âme privilégiée. »
2. Ibid., p. 225.
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4. JOIE, SIMPLICITÉ ET DÉMOCRATIE
Notons d’abord que la joie, sans lui être contraire, est supérieure au
plaisir.
Plaisir et bien-être sont quelque chose, la joie est davantage. Car elle n’était
pas contenue en eux, tandis qu’ils se retrouvent virtuellement en elle. Ils sont,
en effet, arrêt ou piétinement sur place, tandis qu’elle est marche en avant 1.
Au-delà de l’image du mouvement, il y a l’idée d’un appel. Si ma vie
n’est pas enfermée entre les bornes de l’existence dite réelle, c’est qu’elle
a ses racines au-delà de ce monde ou, ce qui revient au même, en deçà du
tournant de l’expérience. Elle est appelée à un dépassement de son horizon naturel. La joie naît ainsi du sentiment de vivre une relation avec ce
qui me dépasse et d’une destination qui excède les limites de mon existence factuelle. Ce qui d’ailleurs pose le problème spécifique de l’apport
de la science psychique, que Bergson qualifie de « dernier degré de la
spiritualité » 2. La science psychique ne se substitue pas à la « religion
dynamique » 3, mais elle est plutôt une étape, un relais, une mise en état de
disponibilité pour l’expérience religieuse de l’appel, d’où naîtra la véritable
joie, la « joie sans mélange, située par-delà le plaisir et la peine, qui est
l’état d’âme définitif du mystique » 4.
La simplicité, quant à elle, est l’expression ou le corrélat existentiels du
plus haut degré de la moralité (la morale la plus ouverte qui est mystique
selon Bergson 5). Mais cette joyeuse simplicité commence à se manifester
dès nos premiers pas vers l’ouverture. Elle les accompagne et est éprou1. Ibid., p. 57.
2. Ibid., p. 338.
3. Contrairement à ce que laisse entendre Bertrand Méheust dans son précieux
ouvrage Somnambulisme et médiumnité, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 1999,
t. 2 : Le choc des sciences psychiques, p. 253.
4. Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, op. cit., p. 277.
5. On vérifie cette dimension religieuse de la morale ouverte jusque dans la méthode
d’éducation qui lui est adaptée. Elle n’est pas l’enseignement d’une doctrine religieuse, mais
elle est fondée sur la mysticité. Cette éducation, « nous n’hésitons pas, écrit Bergson, à
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vée comme une libération à l’égard des complications exigées par le plaisir.
[Les âmes qui s’ouvrent] disent d’abord que ce qu’[elles] éprouvent est un
sentiment de libération. Bien-être, plaisirs, richesse, tout ce qui retient le commun
des hommes les laisse indifférent[es]. À s’en délivrer [elles] ressentent un soulagement, puis une allégresse 1.
Dans la situation où nous sommes (la civilisation industrielle), la simplicité est de toute façon l’alternative unique au désir du luxe qui s’est
imposé. La dramatisation est donc intense dans le quatrième chapitre des
Deux Sources. Soit nous continuons de courir au luxe, et nous allons droit à
la catastrophe ; soit nous accédons à la simplicité par une sorte de retournement moral et religieux, et nous retrouvons l’impulsion qui aurait été à
l’origine de l’industrialisme. Il y a, à vrai dire, une troisième possibilité : la
réalisation d’un État autoritaire à l’échelle internationale qui pourrait
s’efforcer de répondre techniquement et successivement à tous les problèmes que pose notre course au luxe. Nous pourrons ainsi espérer survivre. Mais si nous écartons de notre considération cette troisième
possibilité (qui est peut-être celle qui se réalisera effectivement dans les
décennies à venir), il reste à considérer comment faire advenir la simplicité
par laquelle le machinisme pourra trouver sa véritable destination. Il n’est
pas exclu, d’ailleurs, que la simplicité fasse un retour massif, si nous prenons au sérieux l’hypothèse de la loi de dichotomie et de double frénésie
comme irriguant véritablement l’histoire. Mais nous savons aussi que si le
mouvement de l’histoire décrit par Bergson est un mouvement en spirale,
il ne se développe en spirale qu’à la condition que la tendance mise en
veilleuse ait eu la capacité de préserver ses acquis tandis que l’autre tendance se développe furieusement. C’est du côté de cette préservation que
s’oriente finalement le souci de Bergson, puisqu’il n’est pas naïf et n’entretient pas l’espérance folle de voir venir incessamment un âge d’or de la
mystique. Il faut tendre à la simplicité sans attendre le retour prochain
l’appeler religieuse, et même mystique » (ibid., p. 100). Elle doit reposer sur l’exemple qui a
le pouvoir de susciter l’émotion créatrice et de pousser en avant.
1. Ibid., p. 50.
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d’une « frénésie » mystique et préserver les acquis du mysticisme déposés
dans notre civilisation.
On voit alors précisément l’importance de la démocratie dans la pensée politique bergsonienne. Héritage de la mysticité, elle peut être ce qui,
en notre époque tournée vers la maîtrise industrielle et technique de la
planète, permettrait de préserver les choses dans l’attente d’un regain de la
vie mystique. Aussi ne faut-il pas s’étonner si, pour le philosophe, les plus
grands hommes politiques sont ceux qui ont œuvré pour que l’idéal de la
démocratie prenne corps 1. Cet idéal ne tient et ne peut se réaliser que par
la fraternité qui est contre-nature : le cours naturel des choses tend plutôt
à hiérarchiser les hommes, à répartir injustement les ressources et à mettre
en place des supériorités qui passent pour naturelles 2. Un univers humain
véritablement démocratique, où la guerre serait surmontée, l’égoïsme maîtrisé et les ressources équitablement partagées en vue d’une vie de création
ouverte à chaque individu, renverrait en dernière instance à un travail de
l’amour qui renvoie lui-même à Dieu comme à son origine. La démocratie
est le régime politique qui permet d’envisager partage équitable et dépassement des égoïsmes. C’est pourquoi la politique dans sa réalisation la
plus haute, qui est tissée de fraternité et de simplicité, renvoie à des racines
religieuses. La simplicité diffusée serait donc chez Bergson l’expression
sociale et politique de la vie religieuse, ainsi que l’expression d’un
accomplissement imminent de notre humanité.
1. Wilson, par exemple. Cf. Mes missions, in Mélanges, Paris, PUF, 1972, p. 1556 et 1561
où Bergson rappelle la phrase fameuse : « The World must be made safe for Democracy. »
2. Les Deux Sources, p. 298.
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É C A R T É M O T I F E T CR É A T I O N P O L I T I Q U E :
U N E LE CT U R E D E L E U Z I E N N E D E S D E U X S O U R C E S
par Antoine JANVIER
INTRODUCTION
Cet article propose une lecture deleuzienne du dernier livre rédigé par
Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion 1. Deux raisons, apparemment contradictoires mais en réalité complémentaires, justifient une
telle entreprise. D’un côté, Deleuze est un lecteur célèbre de Bergson. Il est
donc tout naturel de proposer un commentaire deleuzien des Deux Sources :
depuis le milieu des années cinquante jusqu’aux tomes consacrés au cinéma
dans les années quatre-vingt, en passant, bien entendu, par Le bergsonisme
publié en 1966, Deleuze n’a pas cessé d’emprunter et de travailler thèmes,
concepts et problèmes bergsoniens 2. Lire Les Deux Sources en deleuzien,
serait-ce seulement reproduire la lecture de Deleuze lui-même ? Mais
d’autre part, il n’est pas exagéré de dire que le livre de 1932 occupe une
place minime, pour ne pas dire inexistante, dans l’œuvre de Deleuze. De
référence aux Deux Sources, on n’en compte pas plus de trois ou quatre, qui
ne semblent pas décisives pour son propos 3, parfois réduites à une simple
1. Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, Paris, PUF, 1932,
« Quadrige » (10e éd.), 2008, désormais cité DS. C’est bien le dernier livre écrit par Bergson :
La Pensée et le Mouvant (Paris, PUF, 1934), qui est un recueil d’articles, est le dernier paru. Il
convient de souligner l’intérêt considérable de l’appareil de notes qui accompagne les
récentes éditions en Quadrige des ouvrages de Bergson, sous la direction de F. Worms : on
privilégiera systématiquement ces éditions.
2. Gilles Deleuze, Le bergsonisme, Paris, PUF, 1966 ; « Quadrige », 2004. Désormais
cité B.
3. Voir Gilles Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Paris, PUF, 1962, « Quadrige »
(4e éd.), 2003, p. 153 : « Toute loi historique est arbitraire, mais ce qui n’est pas arbitraire,
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BERGSON ET LA POLITIQUE
fonction exemplative 1, ou trop marquées d’implicite pour qu’il soit possible d’en déduire un développement rigoureux, autrement que par une
élaboration conceptuelle qui déborde la philosophie de Deleuze stricto
sensu 2. Les Deux Sources de la morale et de la religion : c’est l’ouvrage presque
absent du commentaire deleuzien. C’est pourquoi, plus que tout autre, ce
commentaire est rendu nécessaire et se révèle être bien plus qu’une redite.
Reste à savoir ce que recouvre l’expression « lecture deleuzienne ».
Lire Les Deux Sources en deleuzien, ce n’est pas aborder le dernier ouvrage
rédigé par Bergson à partir d’un système tout fait, le « système deleuzien »,
fût-il « ouvert », qu’il suffirait d’appliquer aux problèmes posés par Les
Deux Sources. Ce n’est pas non plus le lire depuis le prisme donné par les
textes de philosophie sociale et politique de Deleuze – et Guattari. Il ne
s’agit pas de relever les identités et les différences entre Bergson et
Deleuze concernant les questions sociales et politiques, pour y repérer les
influences exactes, les oppositions, les transformations et les reprises. On
propose ici de relire Les Deux Sources depuis Le bergsonisme. Il en découle
deux lectures possibles : l’une qui inscrit Les Deux Sources dans le sillage de
L’Évolution créatrice 3, en y voyant une application de l’ontologie de l’élan
ce qui est préhistorique et générique, c’est la loi d’obéir à des lois. (Bergson retrouvera
cette thèse quand il montrera dans Les Deux Sources que toute habitude est arbitraire, mais
qu’est naturelle l’habitude de prendre des habitudes.) »
1. Voir par exemple B, p. 26.
2. La notion de « fabulation » est au cœur de l’approche de la politique proposée dans
Cinéma 2, contre celle de « mythe ». Mais Deleuze la rapporte au travail mené par Serge
Daney dans La rampe (Paris, Cahiers du cinéma - Gallimard, 1983, p. 118-123, « Qu’est-ce
qu’ils disaient ? », à propos de Ceddo, d’Ousmane Sembede), aux films de Sembede, Rocha,
Perrault ou Rouch, sans dire un mot de son origine bergsonienne (voir Gilles Deleuze,
Cinéma 2 : L’image-temps, Paris, Minuit, « Critique », 1985, p. 288-291). L’entretien avec
Negri nous en donne la raison : « L’utopie n’est pas un bon concept : il y a plutôt une
“fabulation” commune au peuple et à l’art. Il faudrait reprendre la notion bergsonienne de
fabulation pour lui donner un sens politique » (« Contrôle et Devenir », entretien avec Toni
Negri, dans Futur antérieur, no 1, printemps 90, repris dans Gilles Deleuze, Pourparlers, Paris,
Minuit, 1990 ; « Reprise », 2003, 229-239, p. 235). Sur ce point délicat, on se référera aux
derniers travaux de Jean-Christophe Goddard, qui poursuit une réflexion sur la reprise
deleuzienne de cette fonction fabulatrice, en la réinscrivant dans l’héritage postkantien de
l’imagination créatrice ou productrice, en particulier chez Fichte, d’une part ; d’autre part,
en travaillant à sa pertinence épistémologique pour penser le cinéma politique de Glauber
Rocha ou de Pierre Perrault.
3. Henri Bergson, L’Évolution créatrice (1907), Paris, PUF, « Quadrige », 2007.
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vital aux questions morales, sociales et religieuses ; l’autre qui fait droit à
la singularité du dernier ouvrage écrit par Bergson, en partant des notes
de Deleuze, à la fin du Bergsonisme, consacrées aux Deux Sources à proprement parler. Entre ces deux lectures, c’est donc l’originalité des Deux
Sources qui est en question. Bergson y développe‑t-il un problème nouveau, ou se contente‑t-il de déplacer un système achevé depuis de nombreuses années pour aborder quelques thèmes jusqu’alors laissés de côté,
quelques terrains vierges auxquels il avait préféré, depuis toujours, la
science et la métaphysique ?
L’hypothèse de cet article est que Deleuze répond par la première
option, ce dont témoignent les notes qu’il y consacre dans Le bergsonisme.
Mieux, il s’agira de montrer que Deleuze trouve dans Les Deux Sources
une interrogation profonde des problèmes politiques posés par une philosophie définie comme critique des illusions et entreprise d’émancipation. Il apparaîtra alors que la dimension politique de l’ontologie de l’élan
vital, loin d’être seconde, touche à son principe lui-même, à son institution et à sa diffusion.
DELEUZE LECTEUR DE BERGSON
Le bergsonisme tient sa force et, dans une certaine mesure, son originalité, de la mise en valeur de deux aspects de la philosophie bergsonienne,
présentés dans leur rigueur et leur cohérence : le bergsonisme élabore une
ontologie de la durée à l’aide d’une méthode, l’intuition. L’articulation de ces
deux aspects, Deleuze la trouve dans la notion de « différence ». Il y avait
consacré un article dix ans plus tôt, « La conception de la différence chez
Bergson » ; et elle était déjà au cœur de sa présentation de Bergson rédigée pour l’ouvrage coordonné par Merleau-Ponty, Les philosophes célèbres,
paru lui aussi en 1956 1. Comme le résume une formule du texte sur « La
conception de la différence chez Bergson » :
1. « La conception de la différence chez Bergson », dans Les Études bergsoniennes,
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BERGSON ET LA POLITIQUE
D’une part il s’agit de déterminer les différences de nature entre les choses
[…]. Mais d’autre part, si l’être des choses est d’une certaine façon dans leurs
différences de nature, nous pouvons espérer que la différence elle-même est
quelque chose, qu’elle a une nature, enfin qu’elle nous livrera l’Être 1.
L’intuition comme méthode de détermination des différences de
nature est donc, du même coup, accès cognitif au réel et dévoilement
ontologique, dévoilement de l’Être. Plus exactement, l’intuition est la
méthode de connaissance des choses en tant que cette connaissance des
choses est connaissance de l’Être 2.
On peut en déduire le noyau des critiques formulées par Bergson à la
métaphysique traditionnelle : ne pas voir les différences de nature, ou voir
les différences entre les choses en termes de degrés. La métaphysique
part de la présupposition qu’il y a un seul et même principe fondamental
– par exemple « l’homogénéité d’un Être en général » 3 – sur lequel se
détachent, en termes de plus et de moins, les différentes choses. « Nous
sommes prompts à former une idée générale de toutes les idées générales,
et à faire fondre les différences de nature dans cet élément de généralité. » 4 Cet « élément de généralité », ce principe fondamental qui homogénéise les différences est une illusion. La métaphysique repose donc sur un
mirage, parce qu’elle manque les différences de nature et croit tout voir
sur fond d’homogénéité. Elle manque « les réalités différentes qui se
substituent les unes aux autres indéfiniment » 5 ; elle manque l’hétérogénéité constitutive de l’Être, qui exige une « précision » 6 telle que chaque
concept soit « taillé sur la chose même » 7.
vol. IV, 1956, p. 77-112, et « Bergson, 1859-1941 », dans M. Merleau-Ponty (éd.), Les
philosophes célèbres, Paris, Éd. d’Art Lucien Mazenod, 1956, p. 292-299. Ces deux articles
sont repris dans le premier recueil de textes et entretiens de Deleuze, L’île déserte et autres
textes, éd. D. Lapoujade, Paris, Minuit, 2002.
1. Gilles Deleuze, L’île déserte et autres textes, op. cit., p. 42.
2. Deleuze insiste sur cet aspect cognitif de la méthode : c’est elle qui donne les
moyens de connaître les expériences vécues fondamentales, Durée, Matière, Élan Vital. Voir
B, p. 2.
3. B, p. 9.
4. B, p. 26.
5. B, p. 9.
6. B, p. 1.
7. B, p. 9.
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Contrairement à une idée reçue, la métaphysique ne dépasse pas le
niveau des faits. Plus exactement elle reste prise dans les représentations
qu’elle en a, dans ce qui lui apparaît de prime abord. L’expérience, en fait,
ne nous donne que des mixtes, des mixtes de tendances qui diffèrent en
nature. Les analyses de Bergson sont célèbres : le mouvement, le changement, la perception représentative, etc. Chacun de ces mixtes enchevêtre
deux tendances différentes, dont la division « principale » passe entre la
durée et l’espace. Parler de division principale, ce n’est pas revenir à la
métaphysique traditionnelle : il s’agit bien d’une différence de nature.
Mieux, c’est la différence de nature que nous avons là – l’Être même. Car
c’est elle qui nous permet de voir l’être des choses en termes de différence
de nature : en termes de durée. Le point est que la distinction entre durée
et espace se formule depuis le point de vue de la durée elle-même. Qu’estce à dire ? La durée étant cela même qui diffère avec soi, elle seule prend
sur elle toutes les différences de nature, et permet de penser rigoureusement la différence comme différence de nature, c’est‑à-dire comme différence interne – et non comme différence entre deux choses extérieures,
elle-même toujours pensée depuis un troisième terme, principe fondamental qui en fournit la mesure et qui permet de les comparer et de les distinguer en degrés de plus et de moins. À l’inverse de la durée, l’espace ne
diffère pas d’avec soi. Il reste stable et homogène, et permet de distinguer
toutes choses par degrés (plus ou moins grand, plus ou moins étendu, plus
ou moins long…).
Ainsi s’explique la priorité ontologique de la durée sur l’espace. Si la
durée est ce qui diffère avec tout, y compris avec soi, si elle est la différence elle-même, la « différence allant différant » pour reprendre une
expression de Différence et répétition 1, elle est nécessairement aussi différence
entre les différences de nature et les différences de degré. La durée est
cette différence de nature ultime. Prendre sur soi toutes les différences,
c’est prendre également sur soi les différences de degrés, comme différant
1. Voir Gilles Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, « Épiméthée », 1968, p. 79 :
« Chaque chose, chaque être doit voir sa propre identité engloutie dans la différence,
chacun n’étant plus qu’une différence entre des différences. Il faut montrer la différence
allant différant. »
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en nature avec les différences de nature. Aussi, d’une certaine manière,
l’espace lui-même doit être dit durée : d’où l’élaboration par Bergson,
selon Deleuze, d’une véritable ontologie de la durée, c’est‑à-dire d’un
monisme de la différence qui prolonge le dualisme méthodologique.
L’ontologie bergsonienne est un monisme du Temps placé sous le signe
de la contraction et de la détente et ouvert sur un pluralisme des degrés de
la durée.
La durée n’est que le degré le plus contracté de la matière, la matière le degré
le plus détendu de la durée. […] Les différences de degré sont le plus bas degré
de la Différence ; les différences de nature sont la plus haute nature de la
Différence. Il n’y a plus aucun dualisme entre la nature et les degrés. Tous les
degrés coexistent dans une même Nature, qui s’exprime d’un côté dans les
différences de nature, de l’autre côté dans les différences de degré. Tel est le
moment du monisme : tous les degrés coexistent en un seul Temps, qui est la
nature en elle-même 1.
Et Deleuze de montrer comment la méthode s’en trouve enrichie.
Elle se déploie maintenant sur les faits selon une double opération, qui en
définit les deux moments. D’une part, distinguer dans les mixtes de
l’expérience les tendances qui la composent et qui diffèrent en nature, et
dégager chacune d’elles dans sa pureté, c’est‑à-dire en ce lieu où elles
apparaissent dans leur différence de nature pure. Mais justement, ce lieu,
qui permet de les identifier en leur pureté, et donc de dégager leur pure
différence, ce lieu où éclate la dualité que ces tendances forment est aussi
celui où, d’autre part, nous apparaît leur unité profonde, et à partir duquel
il faut faire le travail inverse : dégager le point virtuel où les deux lignes se
recoupent, la différence de nature singulière que nous livre le mixte, sa
durée propre.
1. B, p. 95.
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LE BERGSONISME : UNE ENTREPRISE DE LIBÉRATION
DE LA PENSÉE
Ce qui importe ici, c’est l’articulation de la méthode et de l’ontologie
bergsoniennes. Que permet-elle au juste ? Le bergsonisme montre que
cette articulation transforme en profondeur les grands thèmes et problèmes de la métaphysique. Mais ce n’est pas tout, et ce n’est pas l’essentiel. L’enjeu central, pour Deleuze, tient à l’effet pratique de l’articulation
entre méthode et ontologie : elle permet une libération de la philosophie.
Une telle libération peut paraître évidente. Elle est pourtant problématique.
Il semble d’abord que libérer la pensée signifie la sortir hors des illusions
dans lesquelles elle baignait jusqu’alors et, corrélativement, la conduire à
une juste connaissance du réel tel qu’il est. Le vitalisme bergsonien, qui
trouve sa réalisation la plus haute dans L’Évolution créatrice, consisterait à
penser toutes choses en termes de durée et de mouvement, c’est‑à-dire
comme des produits de l’élan vital. Bergson nous inviterait ainsi à dissiper les illusions d’après lesquelles nous concevons les choses en termes
de spatialité, comme des éléments immobiles séparés les uns des autres.
Il nous permettrait de rejoindre le réel et, au moyen de l’intuition, de voir
la vie comme durée. Encore est-ce trop peu dire. L’intuition n’est pas
une lunette extérieure au réel auquel elle donnerait accès, du dehors. Car
l’homme est partie intégrante de la vie. Sa capacité à la voir telle qu’elle
est, dans sa réalité, sera également libération de la vie elle-même. Par
conséquent, la libération de la pensée deviendrait, ispo facto, libération des
illusions dans lesquelles la vie s’était engagée, libération des formes matérielles dans lesquelles elle s’était aliénée, libération de l’espace dans lequel
elle s’était niée.
Rien n’est moins sûr. Des travaux récents ont montré que le vitalisme
bergsonien était en réalité un vitalisme de la finitude. Un tel vitalisme exige
la prise en compte des illusions en tant que constitutives de l’élan vital. Sans
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BERGSON ET LA POLITIQUE
elles, l’élan ne serait pas un élan. Deleuze déjà y insistait, et c’est le
caricaturer que de réduire son bergsonisme à cette ontologie vitaliste dont
l’intuition donnerait l’accès d’un simple lever de rideau. Car les illusions
ne s’opposent pas à l’être comme le voile à ce qu’il cache, le masque au
visage. Ce ne sont pas des déformations du réel, dont nous pourrions
nous dégager par un effort philosophique, pour retrouver enfin les choses
mêmes. Qu’est-ce qu’une illusion, selon Deleuze lecteur de Bergson ?
Le bergsonisme en propose trois déterminations :
– Une illusion n’est pas une erreur. L’illusion ne nous trompe pas sur
une réalité donnée, elle nous engage à poser de « faux problèmes ». À quoi
il ne suffit pas d’opposer les « vrais problèmes » : on rejouerait l’opposition
erreur/vérité, voile trompeur/réalité, avec d’autres mots. Déjà nous pressentons que l’idée d’illusion et de faux problème, paradoxalement, nous
conduit hors du problème de l’illusion et du réel, comme de celui du vrai
et du faux.
– L’illusion est constitutive de notre vie. Non seulement elle nous
plonge dans de faux problèmes, mais cette plongée est, en quelque sorte,
nécessaire. On ne peut s’en défaire, elle est constitutive de notre nature.
– L’illusion « n’est pas seulement fondée dans notre nature, mais dans
la nature des choses » 1. L’illusion n’est donc pas tant dans le contenu de
ce qu’elle nous livre (l’étendue, les choses en tant qu’étendues), que dans
notre tendance à prendre ce contenu pour la seule nature des choses (il n’y
a que de l’étendu, tout est compréhensible en ces termes).
C’est pourquoi il était nécessaire à la philosophie de se démarquer de
la science en élaborant une méthode qui lui est propre et qui se distingue
de la rationalité intellectuelle. Il fallait en effet l’intuition pour poser les
problèmes correctement, en termes de durée et non d’espace, de sorte
qu’apparaissent des solutions satisfaisantes ; pour susciter, dans l’intelligence même, une autre tendance, pour la forcer à se retourner contre
elle-même, à aller à l’encontre de sa propre tendance naturelle, et à ressaisir le tout vital dont elle exprimait une ligne seulement ; enfin, pour
1. B, p. 26.
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inclure dans ce tout vital la genèse de l’intelligence elle-même et celle de
l’espace qui en est corrélative, c’est‑à-dire cette partie de l’être qui tend à
recouvrir l’autre et à troubler nos problèmes, à nous troubler nousmêmes. Aussi faut-il voir chez Deleuze lui-même l’élaboration, à partir de
Bergson, d’une « ontologie complexe », qui intègre la genèse nécessaire de
l’illusion, et partant sa dimension constituante – dans les termes de Bergson, qui intègre ce que l’illusion nous donne et qui est une des deux
moitiés de l’Absolu 1. C’est ce que Bergson montrera principalement dans
L’Évolution créatrice, auquel est consacré le dernier chapitre du Bergsonisme.
Sur cette base, il est possible d’esquisser une première lecture deleuzienne
des Deux Sources, pour y trouver un parachèvement pratique – à la fois
d’ordre social et moral – du système bergsonien.
UNE PREMIÈRE LECTURE DELEUZIENNE
DES DEUX SOURCES
Dans Les Deux Sources, Bergson semble chercher à fonder la place
primordiale tenue par l’homme dans l’émancipation de la vie 2. Pourquoi
l’homme peut-il porter au plus haut la vie, pourquoi y a‑t-il un « privilège
de l’homme », qui seul « est capable de brouiller les plans, de dépasser son
1. B, p. 27. Deleuze écrit : « L’illusion, donc, ne tient pas seulement à notre nature,
mais au monde que nous habitons, au côté de l’être qui nous apparaît d’abord. Du début à
la fin de son œuvre, Bergson a évolué d’une certaine manière. Les deux points principaux
de son évolution sont les suivants : la durée lui parut de moins en moins réductible à une
expérience psychologique, pour devenir l’essence variable des choses et fournir le thème
d’une ontologie complexe. Mais d’autre part, en même temps, l’espace lui semblait de
moins en moins réductible à une fiction nous séparant de cette réalité psychologique, pour
être, lui aussi, fondé dans l’être et exprimer un de ses deux versants, dans une de ses deux
directions. » Ibid.
2. Selon la célèbre thèse de L’Évolution créatrice (voir Henri Bergson, L’Évolution
créatrice, op. cit., p. 266) rappelée dans DS, p. 271 : « Bien qu’il y ait eu d’autres lignes
d’évolution à côté de celle qui conduit à l’homme, et malgré ce qu’il y a d’incomplet dans
l’homme lui-même, on peut dire, en se tenant très près de l’expérience, que c’est l’homme
qui est la raison d’être de la vie sur notre planète. »
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BERGSON ET LA POLITIQUE
propre plan comme sa propre condition, pour exprimer enfin la Nature
naturante », en somme, de transmuer sa tendance naturelle, l’intelligence,
en ressaisie du tout vital, en intuition 1 ? Quelles sont les conditions propres
à l’humanité qui lui ont permis d’aller au-delà d’elle-même, bien que ce soit
seulement de façon exceptionnelle ? Certes, la réponse de Bergson était
déjà aménagée dans L’Évolution créatrice. Parmi les différentes lignes tracées
par les vivants, « l’homme crée […] une différenciation qui vaut pour le
Tout, et, seul, trace une direction ouverte capable d’exprimer un tout luimême ouvert » 2. Sa ligne croise deux tendances : une tendance intellectuelle et une tendance instinctive. C’est là sa chance, puisque oscillant de
l’une à l’autre, il peut également les ressaisir et les réunir en un seul et
même geste maintenant leur différence ouverte, les englobant l’une et
l’autre dans un même regard qui les prolonge du même coup, par l’intuition.
Les Deux Sources creuse plus avant cette dualité, dans le domaine de la
pratique humaine. L’homme est un être social. Nous retrouvons donc les
deux tendances au sein de la socialité humaine. D’un côté, l’homme ne
peut vivre que conditionné et limité par les habitudes qui le lient aux
autres et lui imposent des obligations. Ce que Bergson appelle le « tout
de l’obligation » – non pas telle ou telle obligation particulière, mais le fait
de l’obligation ou « l’habitude de contracter des habitudes » – s’apparente
à l’instinct 3. Plus exactement, c’est l’équivalent de l’instinct animal d’organisation dans le mode de socialisation proprement humain, c’est‑à-dire
intelligent. Car, d’un autre côté, l’homme ne vit sa vie sociale qu’en la
rationalisant à l’aide de l’intelligence : en particularisant le type de socialité
– d’habitudes, d’obligations – qu’il estime souhaitable. Tel est ce qui
sépare l’homme de l’animal, l’être intelligent de l’être instinctif : sa capacité à faire varier les sociétés, à créer diverses formes d’obligations, une
pluralité d’habitudes.
[D]ans une ruche ou dans une fourmilière, l’individu est rivé à son emploi par
sa structure, et l’organisation est relativement invariable, tandis que la cité humaine
1. B, p. 112.
2. B, p. 112.
3. DS, p. 21.
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est de forme variable, ouverte à tous les progrès. Il en résulte que, dans les
premières chaque règle est imposée par la nature, elle est nécessaire ; tandis que
dans les autres une seule chose est naturelle, la nécessité d’une règle. Plus donc,
dans une société humaine, on creusera jusqu’à la racine des obligations diverses
pour arriver à l’obligation en général, plus l’obligation tendra à devenir nécessité,
plus elle se rapprochera de l’instinct dans ce qu’elle a d’impérieux. Et néanmoins
on se tromperait grandement si l’on voulait rapporter à l’instinct une obligation
particulière, quelle qu’elle fût. Ce qu’il faudra toujours se dire, c’est que, aucune
obligation n’étant de nature instinctive, le tout de l’obligation eût été de l’instinct si
les sociétés humaines n’étaient en quelque sorte lestées de variabilité et d’intelligence 1.
Chez l’homme, la tendance instinctive à contracter des habitudes et la
tendance de l’intelligence à en créer de nouvelles ne sont donc pas extérieures l’une à l’autre, comme si la seconde succédait à la première. Dans
leur différence, elles sont complémentaires et contemporaines l’une de
l’autre. C’est ce qui apparaît à l’examen de la dimension égoïste de l’intelligence, qui, en dernière analyse, tend toujours plus à isoler l’individu des
obligations sociales. On remarquera d’abord qu’entre les variations particulières des habitudes propres aux différentes sociétés et les points de vue
individuels propres à chaque ego, il y a continuité. La tendance à faire varier
les types de socialité et celle à « dévier de la ligne sociale, en cédant à des
préoccupations égoïstes quand le bien commun est en cause » sont en
réalité une même et unique tendance, celle de l’intelligence 2. Et cette tendance n’a pas de sens prise indépendamment de l’autre tendance, celle du
tout de l’obligation. Entre ces deux tendances, il y a différence de nature.
Mais cette différence de nature n’est pas une différence externe opposant
deux termes l’un à l’autre. La différence est interne. C’est en même temps que
nous nous sentons obligés et que nous tendons à nous dégager de cette
obligation ou, du moins, que nous en éprouvons la possibilité :
L’individu qui fait partie de la société peut infléchir et même briser une
nécessité qui imite celle-là, qu’il a quelque peu contribué à créer, mais que surtout
il subit : le sentiment de cette nécessité, accompagné de la conscience de pouvoir
s’y soustraire, n’en est pas moins ce qu’il appelle obligation 3.
1. DS, p. 22-23.
2. DS, p. 216.
3. DS, p. 7.
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BERGSON ET LA POLITIQUE
À l’inverse, c’est en même temps que, égoïstes et désireux, nous tentons de nous dégager des obligations sociales et que nous les percevons
comme telles – comme obligations. Tant et si bien que, « en temps ordinaires, nous nous conformons à nos obligations plutôt que nous ne pensons à elles » 1. Par contre, dans ces temps extraordinaires où nous croyons
nous en défaire, non seulement nous les sentons d’autant plus que nous
nous détachons de leur forme particulière, mais surtout l’individualisme
ou l’isolement auquel nous rêvons n’est qu’une forme déterminée du tout
de l’obligation, mieux, une forme dépendante de cette forme contre
laquelle nous faisons valoir notre égoïsme.
À vrai dire, individu et société s’impliquent réciproquement : les individus
constituent la société par leur assemblage ; la société détermine tout un côté des
individus par sa préfiguration dans chacun d’eux. Individu et société se conditionnent donc, circulairement 2.
Il n’existe pas d’individu hors de la société, car notre moi individuel
trouve « sa solidité […] dans cette solidarité » : le lien qui le rattache à la
société est en réalité un lien qui l’attache à lui-même, autrement dit, sans
lequel il n’aurait pas de consistance, sans lequel il ne serait pas ce qu’il
est 3. Le moi, « au point où il s’attache » à soi-même, où il devient soimême, « est lui-même socialisé », irréductiblement moi individuel et moi
social 4.
L’homme semble destiné à respecter une vie sociale en définitive close,
pris dans une double pince : conformité aux habitudes sociales et création
de nouvelles habitudes, d’un côté, rationalisation de l’ordre social et particularisation, voire égoïsme, de l’autre. Mais dans ce jeu entre société et
1. DS, p. 11.
2. DS, p. 209-210.
3. DS, p. 8.
4. DS, p. 8. On relèvera que Bergson parle, à proprement parler, de ce « point
d’insertion dans le tissu serré des autres personnalités extériorisées » où « notre moi trouve
d’ordinaire où s’attacher ». Autant dire qu’il est possible de rencontrer des moi déliés de ce
point d’attache, mais avec les conséquences qui en découlent : des personnes extraordinaires, sans doute, mais littéralement, qui risquent, dans cette expérience de désocialisation ou de situation a-sociale, non seulement leur vie sociale, mais leur vie
psychique, et parfois leur vie tout court.
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intelligence se laisse deviner une marge, un écart, une tension constitutive
de notre liberté, qui rend possible autre chose que le va-et-vient entre
obligation et égoïsme et la répétition close du social. Au point où l’intelligence instaure une variation dans nos habitudes, l’homme est capable
d’élargir son action, non pas graduellement mais brusquement, d’un coup,
d’un saut, au-delà des intérêts de sa société et des intérêts de sa propre
individualité. La fondation du privilège de l’homme pour l’émancipation
de la vie tient à cette capacité de la conscience humaine, là où elle semble
enfermée dans le tout de l’obligation, hésitant entre plusieurs types de
socialité, d’accéder à l’ouverture dessinée au sein même de son hésitation 1 :
d’accéder à ce que Bergson appelle « une société mystique, qui engloberait
l’humanité entière et qui marcherait, animée d’une volonté commune, à la
création sans cesse renouvelée d’une humanité plus complète » 2. Mais
justement, l’humanité complète ne se laisse pas dé-finir, sauf à en exclure
certaines formes, à clore la société, à refermer l’ouverture. La « société
ouverte » n’est qu’une « limite idéale », par définition 3. Elle est « celle qui
embrasserait en principe l’humanité entière » 4.
Les Deux Sources de la morale et de la religion achèvent bien, en ce sens,
la philosophie bergsonienne de l’élan vital, en déterminant la place privilégiée de l’homme en tant qu’homme, c’est‑à-dire en tant que partie et
porteur de l’humanité. Là où pourtant la liberté créatrice de l’élan semble
la plus compromise, sur le plan des obligations sociales, Bergson parvient
à discerner les conditions de possibilité de sa réactivation, les seules qui,
au fond, lui soient adéquates, puisqu’elles concernent le tout de l’humanité comme principe ou comme limite idéale, et donc l’humanité au-delà
de l’humanité. De l’âme ouverte,
Si l’on disait qu’elle embrasse l’humanité entière, on n’irait pas trop loin, on
n’irait même pas assez loin, puisque son amour s’étendra aux animaux, aux
plantes, à toute la nature. Et pourtant rien de ce qui viendrait l’occuper ne
suffirait à définir l’attitude qu’elle a prise car de tout cela elle pourrait à la rigueur
1.
2.
3.
4.
Sur l’hésitation de la conscience, voir DS, p. 13.
DS, p. 85.
DS, p. 85.
DS, p. 284.
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BERGSON ET LA POLITIQUE
se passer. Sa forme ne dépend pas de son contenu. Nous venons de la remplir ;
nous pourrions aussi bien, maintenant, la vider 1.
Et Bergson de déterminer la figure susceptible d’échapper aux forces
de l’habitude et d’adopter cette attitude de l’âme ouverte. Il faut une personne capable de ressaisir la vie qui la traverse, l’élan qui la porte, pour le
porter à son tour au-delà des formes de vie déjà connues, pour réitérer le
geste constituant de la vie elle-même. Telle est la nature du mystique.
Emporté par l’émotion, il dépasse son intelligence et ses habitudes pour se
faire mouvement vital. Ainsi, le mystique rejoint la vie et actualise sa tension constitutive dans une création nouvelle. « À nos yeux, l’aboutissement
est une prise de contact, et par conséquent une coïncidence partielle, avec
l’effort créateur que manifeste la vie. » 2 Certes, la création sociale qui en
découle, le style de vie nouveau qui en est issu retombera tôt ou tard. Mais
l’acte qui a présidé à son avènement était porteur d’un souffle dont elle
garde quelques traces, qui le communiqueront aux hommes, jusqu’à ce
qu’il ouvre une nouvelle âme mystique.
UNE SECONDE LECTURE DELEUZIENNE DES DEUX SOURCES
Une autre lecture deleuzienne des Deux Sources est possible. Elle ne
s’appuie pas sur la métaphysique de l’élan vital développée dans L’Évolution
créatrice. Elle ne trouve pas dans Les Deux Sources une simple conclusion du
système bergsonien. Elle prend en considération les quelques remarques
formulées par Deleuze lui-même dans les dernières pages du Bergsonisme et
met en cause l’évidence du déploiement de l’ontologie de la durée sur le
domaine pratique. C’est que ce déploiement en devient presque trop
évident. Dans la première lecture proposée, la théorie de la société ouverte
semble close : les lignes de partage sont claires, la tâche assignée à l’humanité aussi. Chacun y trouve sa place, du plus commun des mortels jusqu’au
1. DS, p. 34.
2. DS, p. 233.
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mystique 1. En passant par le philosophe lui-même, qui a pour méthode
l’intuition de l’élan vital, elle-même susceptible de se prolonger en vision
mystique authentique. Il convient de distinguer rigoureusement, il est vrai,
mystique et philosophie, extase et action pures d’une part, dialectique et
rationalité d’autre part 2. Mais il convient tout autant de rappeler que la
philosophie telle que la conçoit Bergson, celle par laquelle nous nous
libérons de nos illusions et accédons à l’intuition du tout vital, doit être
prolongée, sinon en une extase mystique, du moins en un contact avec les
expériences de ce type, les expériences de l’élan vital comme tel :
nous ne saurions trop répéter que la certitude philosophique comporte des
degrés, qu’elle fait appel à l’intuition en même temps qu’au raisonnement, et que
si l’intuition adossée à la science est susceptible d’être prolongée, ce ne peut être
que par l’intuition mystique 3.
Or c’est précisément sur ce point qu’intervient Deleuze dans Le bergsonisme, pour le rendre véritablement problématique. Car avant de vouloir
prolonger l’intuition philosophique en intuition mystique, il s’agit d’abord
de savoir comment l’une et l’autre peuvent être produites, comment il peut y
avoir de l’intuition « tout court ». Deleuze pose ici la question de la genèse :
dans Les Deux Sources, « il s’agit […] d’opérer une genèse de l’intuition,
c’est‑à-dire de déterminer la manière dont l’intelligence même se convertit ou est convertie en intuition » 4. Entendue en son sens restreint, cette
question est celle du fait de la philosophie. Poser le problème de la genèse
de l’intuition, c’est poser la question première, originelle, du commencement, des premiers pas : comment en arrive‑t-on à faire de la philosophie,
comment, en fait, y a‑t-il la philosophie, comment y a‑t-il eu transformation de l’intelligence en intuition – émancipation par dissipation des illusions – et comment faire et refaire cette opération ?
Le problème de la genèse de l’intuition n’est rien d’autre que celui des
conditions de fait de l’émancipation humaine, de la dissipation des illusions et
1.
2.
3.
4.
Voir DS, p. 259-261.
Voir DS, p. 232 et s.
DS, p. 272.
B, p. 115.
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de l’accès à l’intuition. Deleuze voit moins dans Les Deux Sources une
fondation de la nature privilégiée de l’humanité dans ces natures privilégiées que sont les mystiques, qu’une interrogation des modalités de réalisation de cette nature. Bergson n’y cherche pas ce qui fonde, en droit ou
en nature, le privilège de l’homme et sa liberté, c’est‑à-dire l’écart constitutif de la vie dont l’homme est par nature doté. Il s’agit de déterminer
comment effectuer ce privilège, comment le rendre effectif. La question qui
se pose est la suivante : « comment la vie accède actuellement […] à une
liberté de fait » 1 ? Sans doute, déterminer avec précision le privilège de
l’humanité est une part de la réponse. Reste le problème plus profond :
comment faire ? Ce problème est à la source même de la philosophie ;
mieux, il est le problème de la source de la philosophie. Il concerne donc
l’origine même de cette philosophie particulière qu’est le bergsonisme ; il
touche aux modalités de son engendrement.
Cependant, en interrogeant la possibilité d’un fait, à savoir la philosophie de Bergson, Deleuze n’est-il pas victime d’une illusion rétrospective ?
Mais le problème de l’effectuation de la philosophie et de l’émancipation
n’est pas une question théorique de fondation ; c’est un problème pratique
d’exercice actuel. Deleuze ne met pas en question le fait de la philosophie
de Bergson pour demander comment il est possible, il interroge l’acte par
lequel ce fait se fait. Lorsque Deleuze la formule plutôt dans les termes de
l’origine, il faut entendre cette origine comme une origine actuelle, et sans
cesse rejouée dans la pratique même de la philosophie. Elle concerne donc
éminemment son présent, mais aussi son avenir ou, plus exactement, les
effets que la philosophie produit, en aval. Et c’est bien sous cette dernière
forme que Bergson la rencontre une première fois dans Les Deux Sources.
Reportons-nous à la page 4 des Deux Sources. Dans les pages précédentes, Bergson a présenté la vie sociale sous sa forme primitive, comme
une obligation originaire. Tant et si bien que ce qui est à l’origine, ce n’est
ni la satisfaction d’un désir individuel – de telle sorte que la société nécessiterait l’imposition d’une loi qui canaliserait, médiatiserait et socialiserait
1. B, p. 111.
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une vitalité première – ni le désir de transgression d’un ordre social préexistant. À l’origine, nous trouvons le fait même de l’obligation, du sentiment d’obligation comme constitutif de la socialité. C’est pourquoi « ce
qu’il y a de plus ancien dans la mémoire de chacun de nous, comme dans
celle de l’humanité », ce n’est pas le souvenir d’un Éden perdu, où nous
pouvions satisfaire tous nos désirs ; ce n’est pas non plus le souvenir d’une
transgression marquant l’originalité structurelle de la Loi 1. Ce qu’il y a de
plus ancien, c’est « le souvenir du fruit défendu », c’est‑à-dire le souvenir
d’un sentiment d’obligation 2. « Pourquoi obéissions-nous ? La question ne
se posait guère ; nous avions pris l’habitude […]. » 3 L’habitude d’avoir des
habitudes, d’être toujours déjà socialisé. Par là, Bergson vise à marquer le
caractère premier de la vie sociale par rapport à la vie individuelle. Mais, à
la différence d’une vie de fourmi par exemple, une telle vie sociale suppose
la présence originaire de la liberté : « Autre chose est un organisme soumis
à des lois nécessaires, autre chose une société constituée par des volontés
libres. » 4 Il n’empêche que « tout concourt cependant à nous faire croire
que cette régularité est assimilable à celle de la nature » 5. Les obligations
nous semblent naturelles. L’ordre social, avec ses règles et ses exigences,
nous apparaît comme un ordre de nature, c’est‑à-dire nécessaire et indépassable, alors qu’en réalité, il est composé de volontés libres. Comment voir
qu’il s’agit là de liberté, au fond ? La liberté ne nous apparaît que du point de
vue de l’élan vital lui-même et de ses plus hauts porteurs – les mystiques. Ils
ont apporté une rupture dans l’ordre social, en manifestant une ouverture
radicale à sa création par l’exercice de leur liberté. Le philosophe, puisant à
cette source mystique, en tirera le système conceptuel adéquat, qui dissipe
les faux problèmes et nous rend le contact avec la réalité – en l’occurrence,
la réalité de l’obligation sociale, supprimant l’illusion de « la plupart des
hommes », qui éprouvent dans le sentiment d’obligation la marque d’une
nécessité qu’ils attribuent à l’ordre social.
1.
2.
3.
4.
5.
DS, p. 1.
DS, p. 1.
DS, p. 1.
DS, p. 2.
DS, p. 3-4.
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BERGSON ET LA POLITIQUE
Ce n’est pas si simple. Entre la connaissance de la réalité sociale et le
sentiment d’obligation sociale, il y a un fossé infranchissable, qui rend
difficile la victoire de la première sur le second : le fossé qui sépare l’activité théorique d’une épreuve d’ordre affectif. Bergson souligne la disjonction entre la force de l’illusion qui masque le réel et la force de la
connaissance qui le révèle : la première est de loin supérieure à la seconde.
Le philosophe peut bien, tant qu’il veut, affirmer la différence « radicale »
entre l’ordre naturel et l’ordre social : « Il s’en faut que la distinction soit
aussi nette pour la plupart des hommes. » 1 Mieux, la distinction, dans
toute sa netteté, annule ce dont elle est censée rendre compte. C’est parce
que les lois sociales leur apparaissent comme des lois naturelles que les
hommes se sentent obligés ; c’est de l’illusion qu’elle est simple nécessité
que l’obligation tient sa force. Autrement dit, l’illusion n’est pas l’illusion
d’une réalité ignorée, mais l’illusion inhérente et constitutive de la réalité.
Par conséquent, elle relève d’un autre ordre que celui de la connaissance,
sur lequel la connaissance n’a aucune prise. C’est pourquoi la philosophie
a tant de mal à saisir la réalité sociale elle-même, qui tient sa consistance
du sentiment d’obligation. Voulant mettre sous les yeux des hommes
l’ordre social tel qu’il est, elle ne parvient qu’à présenter un autre monde,
d’où s’est absentée l’illusion d’obligation constitutive de la socialité. Ainsi
le philosophe parle en vain d’un monde idéal que les hommes peuvent
certes se représenter et tenir face à leur conscience lucide et désenchantée,
mais qu’ils ne vivent pas. C’est en tant que savoir démystificateur que la
philosophie risque de manquer son objet et son objectif, la socialité et la
production d’effets émancipateurs.
Comment sortir de cette difficulté qui menace la philosophie comme
telle ? La réponse de Bergson est la suivante : les bouleversements de
pensée ne se produisent pas suivant les routes rationnelles tracées par
l’intelligence, mais par chocs, sauts, et mutations produits dans la sensibilité. Voilà ce qui frappe les mystiques, et ceux qui les suivent. L’attitude
de l’âme qui leur est propre, « celle de l’âme ouverte » à la vie tout entière,
et qui porte le nom d’amour, n’est pas naturelle 2. Entendons par là : elle
1. DS, p. 4.
2. DS, p. 34.
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n’est pas inscrite dans l’ordre des choses, que cet ordre soit strictement
intellectuel, ou qu’il soit celui assigné par la nature à notre condition. Elle
« est acquise ; elle a exigé, elle exige toujours un effort. D’où vient que les
hommes qui en ont donné l’exemple ont trouvé d’autres hommes pour
les suivre ? Et quelle est la force qui fait ici pendant à la pression sociale ?
Nous n’avons pas le choix. En dehors de l’instinct et de l’habitude, il n’y
a d’action directe sur le vouloir que celle de la sensibilité » 1. Cette action
directe de la sensibilité sur le vouloir porte un nom : l’émotion. Mais pas
n’importe quelle émotion : pas une émotion issue d’une idée, dont on
peut prévoir la venue par ce simple fait qu’on prononce un mot, ou que
l’on se représente une pensée.
Il faut distinguer deux espèces d’émotion, deux variétés de sentiment, deux
manifestations de sensibilité, qui n’ont de commun entre elles que d’être des états
affectifs distincts de la sensation […]. Dans la première, l’émotion est consécutive à une idée ou à une image représentée ; l’état sensible résulte bien d’un état
intellectuel qui ne lui doit rien, qui se suffit à lui-même et qui, s’il en subit l’effet
par ricochet, y perd plus qu’il n’y gagne. […] Mais l’autre émotion n’est pas
déterminée par une représentation dont elle prendrait la suite et dont elle resterait
distincte. Bien plutôt serait-elle, par rapport aux états intellectuels qui surviendront, une cause et non plus un effet ; elle est grosse de représentations, dont
aucune n’est proprement formée, mais qu’elle tire ou pourrait tirer de sa substance […] 2.
Autrement dit, l’émotion dont il est question est un « ébranlement
affectif de l’âme » qui ne se laisse pas ressaisir par l’intelligence, c’est‑à-dire
qui ne peut être replacée dans un ordre rationnel et expliquée par lui, dépliée
en idées qui permettraient d’en rendre raison, d’en rendre les raisons, et, en
définitive, d’en faire un élément rationnel. C’est bien l’imprévisible même
qui nous saisit, et qu’il s’agit, en quelque sorte, de traduire ou, mieux, de
« poursuivre sur le plan intellectuel ». L’émotion devient alors ce dont il faut
tirer les raisons, ou pour le dire plus justement, ce qui nous impose d’en
tirer les raisons, c’est‑à-dire la vie inédite qui s’y dessine. Un tel effet des
raisons tirées de l’émotion ne peut qu’entraîner un bouleversement de
l’ordre des raisons dans lequel l’émotion surgit. Ainsi, par exemple, de
1. DS, p. 35.
2. DS, p. 40-41.
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BERGSON ET LA POLITIQUE
l’émotion musicale et littéraire : les raisons que nous pouvons en tirer
consistent pour l’essentiel à tenir l’ébranlement qu’elle suscite jusqu’au
niveau intellectuel et social du champ dans lequel elle s’est manifestée,
c’est‑à-dire, en quelque sorte, de « violenter les mots, de forcer les éléments » 1. Bien entendu, il s’agit ici de l’affectivité exceptionnelle qui se
traduit en « forces d’aspiration », et non de l’affectivité courante, qui se
traduit en « forces de pression » constitutives de notre vie sociale, par sentiment d’obligation et sentiment religieux. Reste que, dans la pression
comme dans l’aspiration, l’intelligence ne peut seule, par ses propres
moyens (les représentations rationnelles immobiles), pas plus fonder l’affectivité que n’y avoir une influence 2. C’est à l’épreuve de cette expérience que
Bergson dégage les deux plans de l’affectivité, infra-intellectuel et supraintellectuel, habitudes ou obligations, et émotions mystiques ou « élans
d’amour », en tant qu’ils procèdent au fond d’une même unité vitale 3.
L’essentiel de l’analyse bergsonienne de l’affectivité ne tient pas à la
description de notre vie morale et religieuse, aussi fine soit-elle – bien que
Bergson y consacre la plupart des pages des Deux Sources. L’essentiel est
que, au travers de cette analyse, Bergson dégage ce qui met la philosophie
en échec et, en même temps, ce qui la force à s’exercer et à réussir – non
pas du point de vue de sa cohérence interne, de la rationalité de son
système, mais du point de vue de ses effets et de l’intérêt qu’elle peut
susciter. Si Deleuze voit dans ce double sous-bassement (pression et aspiration) les éléments essentiels d’une « théorie de l’émotion créatrice », qui
« est d’autant plus importante qu’elle donne à l’affectivité un statut qui lui
manquait dans les œuvres précédentes » 4, c’est bien pour cet aspect des
1. DS, p. 268-270.
2. Voir DS, p. 64 : « Pour déterminer l’essence du devoir, nous avons en effet dégagé
les deux forces qui agissent sur nous, impulsion d’une part et attraction de l’autre. Il le
fallait, et c’est pour ne l’avoir pas fait, c’est pour s’en être tenue à l’intellectualité qui
recouvre aujourd’hui le tout, que la philosophie n’a guère réussi, semble‑t-il, à expliquer
comment une morale peut avoir prise sur les âmes. » Cet « avoir prise » est tout le problème
de la morale (auquel touche la philosophie comme pratique de dissipation des illusions.) La
page 99 des Deux Sources, qui relit ce problème au prisme de l’éducation, en est la démonstration ramassée.
3. Voir exemplairement DS, p. 98.
4. B, p. 116, n. 1.
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Deux Sources, l’impuissance de la philosophie comme puissance même de la
pensée, la menace d’effondrement comme condition effective d’une puissance joyeuse d’effondrement, dont il ne cessera pas de tirer les conséquences 1. Dans son interprétation de la théorie de l’émotion mystique,
Deleuze dégage la nature éminemment problématique de la conception
bergsonienne de la philosophie comme pratique de libération. À travers ce
problème, c’est la dimension politique de la pratique philosophique qui est
en jeu.
POLITIQUE ET PHILOSOPHIE : DE L’ÉMOTION
Selon notre seconde lecture deleuzienne des Deux Sources, la question
qui traverse le livre de Bergson n’est autre que celle posée dans Différence
et répétition : comment « engendrer penser dans la pensée » 2 ? Comment
produire et diffuser l’émotion, c’est‑à-dire comment sortir des illusions
qui nous conduisent dans des impasses mortifères ? Nos difficultés à y
répondre sont peut-être l’indice d’une mauvaise question, d’un faux problème. N’est-ce pas en effet maintenir un partage tout rationnel que
l’émotion vient justement brouiller et remettre en question, que d’exiger,
au nom d’un réel dont on détiendrait la contemplation ferme et définitive, sortir autrui de sa condition et des illusions qui y sont liées ? Mieux,
l’illusion elle-même – à la lumière de cette émotion qui nous en sort, de
ce bouleversement qui nous arrache à ces tourments, ces faux problèmes,
ces problèmes insolubles – ne nous apparaît-elle pas comme telle sous le
coup seulement de l’émotion qui nous en détache ? On ne s’étonnera
donc pas de voir Bergson reposer sans cesse la question – et en repousser
sans cesse la réponse – de la méthode de production et de diffusion de
l’émotion. Cette méthode doit nous sortir de notre torpeur sociale quasi
1. Il faudrait prolonger cette lecture à partir des pages de Différence et répétition
consacrées à Artaud (et à la correspondance avec Jacques Rivière), op. cit., p. 191-192.
2. Ibid.
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BERGSON ET LA POLITIQUE
instinctive et nous pousser à penser et à agir depuis l’élan vital ; mais
précisément, l’élan vital bouleverse l’ordre des raisons, que cet ordre soit
définitoire de l’ordre social ou de la vie elle-même ; il ne se laisse ni
prévoir, ni calculer, ni rapporter à un procès prédéterminé – à une
méthode. Il est vrai que Bergson donne un nom au procédé de production et de diffusion de l’émotion : l’amour. Non pas l’amour de sa famille,
ou de sa patrie, ou d’une entité humaine définie, mais l’amour de l’humanité tout entière, une « fraternité » effective 1. C’est même, au fond, un
amour de la vie elle-même 2. Mais ces formules, qui n’ont de sens que
comme autant d’appels, restent pour la raison désespérément vides. Elles
n’indiquent aucun moyen pour les effectuer, dans la mesure où elles
impliquent un bouleversement qui rompt avec tout moyen prédéfini 3.
Amour de l’humanité, amour de la vie, liberté, égalité, fraternité : autant
de formules qui, si on les prend dans le sens émotif qu’elles servent ici,
impliquent une rupture d’avec tout ordre donné et une création continue
d’imprévisible nouveauté, pour paraphraser La Pensée et le Mouvant 4.
Comment demander une définition précise de la liberté et de l’égalité, alors
que l’avenir doit rester ouvert à tous les progrès, notamment à la création de
1. Voir notamment DS, p. 247-248.
2. Voir DS, p. 34 : « Si l’on disait qu’elle [l’âme ouverte] embrasse l’humanité entière,
on n’irait pas trop loin, on n’irait même pas assez loin, puisque son amour s’étendra aux
animaux, aux plantes, à toute la nature. Et pourtant rien de ce qui viendrait ainsi l’occuper
ne suffirait à définir l’attitude qu’elle a prise, car de tout cela elle pourrait à la rigueur se
passer. Sa forme ne dépend pas de son contenu. Nous venons de la remplir ; nous
pourrions aussi bien, maintenant, la vider. La charité subsisterait chez celui qui la possède,
lors même qu’il n’y aurait plus d’autre vivant sur la terre. »
3. Voir DS, p. 67. Cette difficulté à propos de la méthode d’ouverture, en quelque
sorte, est sans cesse rencontrée par Bergson, et le plus souvent problématisée – en impasse
– en termes d’éducation ou d’enseignement. Voir notamment les pages 31-33, celles qui
terminent le premier chapitre (« Dressage et mysticité », p. 99-103), « Mysticisme et
rénovation » dans le troisième chapitre (p. 247-253) et les premières pages des « Remarques
finales » qui composent le quatrième et dernier chapitre (p. 289-305). S’il apparaît que
l’éducation morale close (le « dressage ») est toujours déjà en train de se faire, comme
inscrite dans les choses et réitérée à chaque instant, l’éducation mystique est plus que
jamais problématique, car elle ne se laisse pas prévoir ni déterminer autrement que par une
force mystérieuse qui s’empare du disciple. L’imitation de l’exemple par le disciple en est la
conséquence, et pas la cause. L’origine est dans l’émotion, et ne se laisse pas saisir : tout ce
qu’on peut en dire est à situer en aval, dans les modalités déjà existantes selon lesquelles le
disciple parvient à tenir et à réaliser dans le monde ce que lui impose l’émotion.
4. Henri Bergson, La Pensée et le Mouvant, op. cit., p. 115.
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conditions nouvelles où deviendront possibles des formes de liberté et d’égalité
aujourd’hui irréalisables, peut-être inconcevables 1 ?
Comment les déterminer et fixer en conséquence une méthode pour
les réaliser, si détermination et méthode sont le fait de l’intelligence ?
Il ne s’agit pas de refuser ce qui faisait, nous l’avons vu avec Deleuze,
une des originalités du bergsonisme : sa méthode, l’intuition. Il s’agit, comme
nous l’indiquait Deleuze, d’en faire la « genèse ». Et c’est dans l’émotion
que nous avons trouvé cette genèse. Le sens et la place de la méthode dans
l’ordre philosophique s’en trouvent modifiés. Cet ordre supposait que,
tout armé de l’intuition, nous étions en mesure de dévoiler la réalité de
l’élan vital en dissipant les illusions 2. Mais il n’y a pas d’illusions avant le pas
d’écart provoqué par l’émotion vitale qui n’est pas suscité mais, au
contraire, prolongé par l’intuition. La pratique philosophique est issue d’un
écart émotif qui ne se laisse pas fonder théoriquement, mais s’exerce et
remet en question, au sein même de cet exercice, les partages propres à
tout geste de fondation – les vrais et les faux problèmes, les illusions
naturelles et les erreurs artificielles, ce qui est irréductiblement durée et ce
qui demeure matière étendue. C’est alors seulement qu’on peut parler
d’illusion, mais d’une illusion devenue, éprouvée comme telle dans le pas
d’écart qui la manifeste. Que fait d’autre Bergson dans chacun de ses livres,
sinon prendre part à un remaniement des partages en train de se faire, qui
ne vaut pas en soi, mais relativement à ce dont il se détache et aux nouveaux partages auxquels il contribue, en prise directe avec les événements
– scientifiques ou autres – qui l’affectent ?
L’illusion ne s’oppose pas tant à la vérité qu’à la création, et à une
création radicale que l’on pourrait qualifier de politique : car il s’agit d’une
remise en jeu des partages entre le nécessaire et le superflu, le vital et le
non-vital, le réel et l’illusoire eux-mêmes, bref les partages essentiels qui
1. DS, p. 301.
2. Sur la différence entre poser le problème et dévoiler la solution, c’est‑à-dire entre
créer le problème et sa solution et présupposer qu’il est déjà posé, que sa solution est par
conséquent en droit déjà donnée et qu’il suffit de lever le voile sur le réel – quelque nom
qu’il porte : être, matière, ou élan vital –, voir Henri Bergson, La Pensée et le Mouvant, op. cit.,
p. 51-52.
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BERGSON ET LA POLITIQUE
structuraient jusqu’alors notre monde et qu’une émotion vient troubler.
N’est-ce pas là le sens de l’idée d’ouverture, pour reprendre une notion
majeure des Deux Sources ? Comme le rappelle Frédéric Worms, « [s]eront
“ouvertes” […] les morales ou les religions qui s’adressent sans aucune
exception à tout le monde sans tracer aucune limite dans aucun espace » 1. Les
limites qui partagent les espaces de chacun, en particulier les espaces
propres à ceux qui posent les bonnes questions (les vrais problèmes) et
les espaces de ceux qui ne les posent pas : voilà ce que l’émotion créatrice
vient bouleverser 2.
Certes la pression sociale est naturelle – avec elle le tout de l’obligation,
et l’ordre social. C’est ici que l’hypothèse de Deleuze, tenue jusqu’au bout,
prend tout son sens et toute sa force. La pression sociale n’est naturelle
que dans la mesure où elle reste dans l’élément de généralité qu’elle
implique. C’est une exigence vide et indéterminée, portant sur des volontés libres, c’est‑à-dire portant sur des êtres qui l’éprouvent par le sentiment
contraire de la tourner en création 3. L’obligation est un sentiment. C’est
dire si elle ne se ressent que dans ce qu’elle enveloppe comme écart, et
que sa nécessité est réduite à la nécessité de remplir cet écart : de créer son
propre contenu. L’’émotion et l’aspiration interviennent sur ce point précis. D’un côté, elles diffèrent radicalement du sentiment d’obligation ; ce
ne sont pas les mêmes forces. De l’autre, elles en sont rigoureusement
complémentaires. Cela signifie que, pas plus qu’on ne peut les penser sans
1. Frédéric Worms, Bergson ou les deux sens de la vie, Paris, PUF, « Quadrige », 2004,
p. 266-267.
2. Bergson en esquissera la théorisation, autour de la notion de justice, en des termes
qui le rapprochent de la pensée de la politique la plus contemporaine, comme celle de
Jacques Rancière (voir DS, p. 68-81).
3. Voir DS, p. 291 : « Cette nature, l’humanité dans son ensemble ne saurait la forcer.
Mais elle peut la tourner. Et elle ne la tournera que si elle en connaît la configuration. La
tâche serait malaisée, s’il fallait se lancer pour cela dans l’étude de la psychologie en général.
Mais il ne s’agit que d’un point particulier : la nature humaine en tant que prédisposée à une
certaine forme sociale. » Or n’est-ce pas là ce que l’humanité connaît par expérimentation au
moment même où elle se détache de cette forme sociale pour en créer une autre, c’est‑àdire, en tant qu’il s’agit bien d’un force sentie et pas d’un élément immobile constaté, ce
qu’elle ne connaît qu’en l’éprouvant depuis et en rapport avec la force contraire qui la révèle,
l’aspiration, sous le coup d’une émotion qui se donne par conséquent comme politique,
création de formes de vie ?
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l’obligation, on ne peut penser l’obligation sans elles. C’est pourquoi l’on ne peut,
sans annuler la tension qui le constitue, donner à l’homme – et aux signifiants qu’il implique : fraternité, égalité, etc. – un contenu déterminé et lui
assigner une nature. La nature de l’homme est de créer sa nature. Dès lors,
personne ne peut se prévaloir d’un savoir qui la déterminerait, pas même
celui de la nature humaine comme création. C’est pour cette raison que le philosophe ne peut pas imposer l’émancipation et ne dispose pas de la méthode
adéquate à cet effet ; ce serait l’annuler au moment même où il prétend la
réaliser.
Cependant, si le philosophe ne peut se prévaloir de cette assurance, n’y
a‑t-il pas des êtres qui portent la vie en eux et qui, dans leur action même,
sont capables de nous livrer une direction ? Notre première lecture semblait l’indiquer. Partant, ne devons-nous pas nous en remettre à leur
exemple et fonder notre philosophie politique sur celui-ci, ancrant l’intuition dans l’émotion qu’il suscite ? Nous dirions alors que l’émotion créatrice est réservée à quelques « grands hommes de bien », par exemple à
quelques mystiques 1. Mieux, que la réalisation de l’élan vital par le mystique ne peut se faire dans n’importe quelle société humaine, qu’il y faut,
en préalables, certaines conditions. Mais en quel nom affirmons-nous
cela ? Au nom d’une vie qui ne réserve plus aucune surprise, une vie figée
dans un Être (alors homogène) que l’intuition philosophique fondée dans
l’émotion mystique pourrait définir une fois pour toutes, en cela désormais
analogue à l’intelligence ? Au nom d’un élan vital dont elle détiendrait, avec
rigueur, systématicité et cohérence, les plans exacts, dont elle pourrait en
conséquence annoncer l’avenir ?
Nul besoin d’y insister longuement : nous sommes en contradiction
avec le bergsonisme comme pensée de la durée et de l’élan vital – avec
l’esprit du bergsonisme. Et nous sommes avant tout en contradiction avec
la définition même de son élément central : les émotions, « génératrices
de pensées », dont il faut conclure comme on l’a vu que la philosophie,
en ce compris et en premier lieu la philosophie bergsonienne, procède 2.
1. DS, p. 30.
2. DS, p. 40.
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BERGSON ET LA POLITIQUE
Si l’émotion est bien ce qui force à penser, si l’émotion effectue bien la
genèse de l’intuition, si le propre de l’émotion est bien d’agir et de créer
de nouvelles formes de vie, si par là, enfin, elle prolonge le mouvement
même de la vie, alors comment assigner, ad vitam æternam, un être quel
qu’il soit à sa condition, et en particulier l’humain ? Sans doute la première lecture deleuzienne des Deux Sources peut-elle être justifiée, à certains égards, par sa lettre. Mais ce serait au détriment de son esprit, dont
la seconde lecture tire toutes les conséquences.
CONCLUSION
Une tension semble sourdre des Deux Sources. Une tension proprement
politique : celle qui oscille entre égalité et inégalité, entre le pari de l’humanité tout entière et la conduite des hommes d’exceptions, entre le pari de
l’ouverture de la société par n’importe qui et la diffusion de la société
ouverte par quelques-uns, tension dans laquelle il est probable que nous
ayons à trancher. C’est vers la première voie que nous a conduit la lecture
de Deleuze. En nous invitant à tenir, dans toutes ses conséquences, le
statut décisif que Bergson accorde à l’émotion, il orientait très nettement
le vitalisme, comme méthode de pensée critique et comme ontologie
complexe, vers l’affirmation de la politique qui, loin d’y trouver son fondement, se révélait plutôt être son moteur, son enjeu et sa fin.
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L E S U J E T E N S O CI É T É C H E Z B E R G S O N :
D U M O I S U P E R F I C I E L À LA S O C I É T É O UV E R T E
par Caterina ZANFI
Le statut que Bergson attribue au sujet et à la collectivité dans Les
Deux Sources de la morale et de la religion est profondément repensé par
rapport aux premières œuvres, dans lesquelles la société est présentée
comme le terrain du moi superficiel, l’endroit de l’éloignement des données immédiates de la conscience. Quiconque essaya de tirer des réponses
aux questions sociales et politiques à partir des ouvrages publiés avant les
années trente, se trouva souvent déçu par le philosophe de l’Essai sur les
données immédiates de la conscience et de l’Introduction à la métaphysique.
Exception faite de Georges Sorel, qui vit dans la philosophie de Bergson une possible base pour une critique du capitalisme et pour une théorie
sociale fondée sur les masses et sur leur violente action révolutionnaire 1, la
lecture qui s’affirme dans les années 1910 et 1920 est celle d’une philosophie qui met l’accent sur l’individualité, qui exhorte à se retirer en soi-même
1. Il faut préciser que la critique du capitalisme développée par Sorel reste en même
temps à distance du marxisme orthodoxe, notamment de son matérialisme. Après avoir
suivi les cours de Bergson au Collège de France et avoir lu L’Évolution créatrice, Sorel se
propose de clarifier des questions d’histoire sociale à partir de la théorie bergsonienne de
l’intuition et de l’élan vital. Il exprime cette théorie à partir de son commentaire à
L’Évolution créatrice, publié dans Le Mouvement socialiste (15 octobre 1907, n. 191, p. 257282 ; 15 novembre 1907, n. 193, p. 478-494 ; 15 janvier 1908, n. 194, p. 34-52 ; 15 mars
1908, n. 196, p. 184-194 ; 15 avril 1908, n. 197, p. 276-294) et ensuite dans les Réflexions sur
la violence (1908), Paris, Seuil, 1990. Comme nous le verrons, la théorie sociale que Bergson
élabore dans son œuvre de la maturité n’a pas beaucoup de points de contact avec celle de
Sorel, notamment en ce qui concerne le statut du sujet. Pour une confrontation de la
théorie sorélienne du mythe avec la morale de l’aspiration des Deux Sources, je me permets
de renvoyer à mon Bergson, la tecnica, la guerra. Una rilettura delle « Due fonti », Bologne, BUP,
2009, p. 91-97 et p. 111, où l’on trouve une bibliographie détaillée sur la relation entre les
deux philosophes.
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BERGSON ET LA POLITIQUE
et qui considère la société comme un plan dégradé et appauvri par rapport à
la plénitude de la durée que le moi vit au fond de sa dimension intérieure.
Avant même que Bergson ne se fût exprimé de manière exhaustive
sur les questions morales, sociales et politiques, de nombreux auteurs
proposèrent des lectures de sa philosophie visant à en déduire sa position
sur de tels sujets. À titre d’exemple, rappelons que, dans un article de
1925 sur le « nouveau mysticisme » 1, Henri Lefebvre lui reprochait de se
réfugier dans la vie spirituelle intérieure et de réduire l’action aux simples
besoins pratiques : « M. Bergson a senti admirablement la nécessité d’une
philosophie de la conscience créatrice. Mais il a, à notre avis, trahi sa
propre pensée. Il garde une étonnante défiance du monde extérieur, qui
n’est chez lui qu’opprimant et stérile. » 2 Lefebvre reconnaît dans cette
attitude un penchant pour le décadentisme et une fuite de la société : « Par
cette mythologie, par son dédain du monde extérieur, le bergsonisme est
bien la philosophie d’une époque où les esprits impuissants se sont abandonnés à tous les esclavages scientifiques ou sociaux, ont fait la théorie de
leur écrasement et se sont enfin réfugiés dans les délicatesses et les vaines
subtilités de la vie intérieure. » 3 De la même manière, Georges Friedmann,
dans La crise du progrès de 1936, aurait défini la philosophie de Bergson au
début du XXe siècle comme une évasion décadente dans le spiritualisme,
en réponse aux défis de la société industrielle moderne 4. Dans le discours
1. Henri Lefebvre, « Position d’attaque et de défense du nouveau mysticisme », Philosophies, mars 1925, n. 5-6, p. 471-506. Cet article précède de quatre ans le pamphlet de
Politzer sur Bergson, qui eut beaucoup plus d’écho : Georges Politzer (François Arouet),
La fin d’une parade philosophique : le bergsonisme, Paris, Les Revues, 1929 ; réédité par J.-J.
Pauvert, 1967. Une version réduite a été éditée par J. Canapa, Le bergsonisme : une mystification
philosophique, Paris, Éd. Sociales, 1947.
2. Henri Lefebvre, « Position d’attaque et de défense du nouveau mysticisme », art.
cit., p. 501.
3. Ibid., p. 503.
4. Georges Friedmann, La crise du progrès : esquisse d’histoire des idées, 1895-1935, Paris,
Gallimard, 1936, p. 45-51. Dans le chapitre « Crise de la science et bergsonisme », Bergson
est inséré dans une transition générale de l’enthousiasme positiviste au pessimisme du
premier après-guerre, et présenté comme un penseur en contraste avec le rationalisme, la
science et le progrès. D’après Friedmann, l’Essai est emblème de l’antipositivisme de
Bergson, car il soutient la distance entre le monde réel et le monde présenté par le
mécanisme scientiste, avec la conséquence de nier la valeur objective de la science – trait
commun à Bergson et aux pragmatistes et pluralistes anglo-saxons. L’antimécanisme
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LE SUJET EN SOCIÉTÉ CHEZ BERGSON
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de commémoration qu’il a tenu à New York en 1941, le lendemain de la
mort de Bergson, le sociologue Georges Gurvitch a également remarqué
que pour le Bergson de l’Essai la société n’est qu’« un obstacle extérieur à
démolir par la philosophie, le retour vers l’immédiat paraissant être lié à la
désocialisation de la conscience et du moi » 1.
Ce type d’interprétation fut maintenu pour Les Deux Sources, comme
en témoigne la recension de cette œuvre par Max Horkheimer : « en tant
que véritable philosophe de la vie [Lebensphilosoph] et métaphysicien il voit
la santé dans un changement intérieur. […] Comme la finitude de la
connaissance n’est pas surmontable par l’effondrement dans la vie créatrice qui se désintéresse de la science rationnelle, ainsi la misère sociale ne
disparaîtra non plus par l’intériorisation » 2.
fréquent en psychologie et en biologie, le courant de méfiance dans la raison humaine et
dans la science qui en est le produit et toutes les philosophies antirationalistes alliées au
bergsonisme sont interprétés par Friedmann comme autant de symptômes du déséquilibre
bourgeois à l’aube de l’impérialisme. Il reconnaît en ces tendances philosophiques une
critique de droite qui a d’une part le mérite d’indiquer des lacunes vraiment présentes, mais
qui manque d’autre part d’être constructive puisqu’elle se tourne vers un passé irrécupérable.
1. Georges Gurvitch, « La théorie sociologique de Bergson » (1941), in La vocation
actuelle de la sociologie, Paris, PUF, 1969, p. 203-219, ici p. 205.
2. Max Horkheimer, « Zu Henri Bergsons Les Deux Sources de la morale et de la religion »
(1932), in Gesammelte Schriften, Bd. 3 1931-1936, p. 106-109. Horkheimer a consacré à
Bergson un deuxième article deux ans plus tard : « Zu Bergsons Metaphysik der Zeit »
(1934), in Gesammelte Schriften, Bd. 3 1931-1936, op. cit., p. 225-247 ; trad. fr. de Philippe
Joubert, « La métaphysique bergsonienne du temps », L’homme et la société, juillet-décembre
1983, n. 69-70, p. 9-29. Il s’agit d’une longue note critique qui suit la publication de La
Pensée et le Mouvant, au moment où, après l’arrivée du national-socialisme au pouvoir en
Allemagne, l’Institut für Sozialforschung s’était installé à l’École normale supérieure de Paris.
D’après Philippe Soulez, Bergson aurait été avec Célestin Bouglé l’un des parrains de
l’Institut à Paris, avant que ce dernier ne se transfère à New York, cf. Philippe Soulez,
« Présentation d’un article inédit en français de Max Horkheimer sur Henri Bergson »,
Homme et société, juillet-décembre 1983, n. 69-70, p. 3-8. Les principales critiques de
Horkheimer visent l’accentuation du caractère abstrait et non historique de l’intuition et
de la durée, que le philosophe allemand reconnaît comme présupposé métaphysique de la
science positiviste ; le caractère créatif et spirituel du temps réel est considéré en outre
comme contradictoire avec la réalité historique, qui du point de vue de Horkheimer est
déterminée par les conditions matérielles et politiques de la société. Une investigation des
sources et de la postérité de l’interprétation de Horkheimer, qui contribua notamment en
Allemagne à lier le nom de Bergson au vitalisme, au volontarisme et au biologisme, a été
menée par Lothar Peter, « Lebensphilosophie und Gesellschaftskritik. Anmerkungen zur
Bergson-Rezeption von Max Horkheimer », Lendemains, XXIII (1998), n. 90, p. 57-82.
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BERGSON ET LA POLITIQUE
Même Merleau-Ponty, lors de l’hommage à Bergson de 1959, relève la
difficulté bergsonienne à penser les domaines de l’histoire et de la société :
« Il voyait l’essence de l’histoire dans cette jonction des individus et des
temps qui est difficile, puisque l’acte, l’œuvre, le passé sont inaccessibles
dans leur simplicité à ceux qui les voient du dehors. » Le privilège accordé
par Bergson à la dimension spirituelle et serrée dans l’intériorité se répercute sur son insensibilité pour la dimension sociale, qui le fait opter pour
« un appel héroïque de l’individu à l’individu », tout en négligeant qu’il y a
« [des] générations appelantes et [des] générations répondantes » 1.
Comme nous allons chercher à le montrer dans cet essai, la philosophie du premier Bergson et l’époque dans laquelle elle est tombée justifient ce type de lectures, mais aujourd’hui l’on peut aussi saisir en elle la
trace d’un mouvement de pensée qui aurait mené à mûrir Les Deux
Sources et qui aurait ouvert la voie à des parcours bien différents.
Il semble que les interprétations mentionnées ci-dessus se réfèrent
notamment à l’Essai, où la société est décrite comme lieu de l’extériorisation de soi et de l’éloignement de sa dimension intérieure profonde et
immédiate. Le social est pour Bergson le domaine de l’espace, de l’utilité
et de l’habitude, royaume de la régularité, de la répétition, de rôles raides
et figés.
La tâche de l’Essai était d’ailleurs de s’opposer à la description de la
conscience offerte par la psychologie associationniste, qui proposait le
modèle d’une « vie intérieure aux moments bien distincts, aux états nettement caractérisés » 2, que Bergson reconnaissait « mieux répondre aux
exigences de la vie sociale » 3, mais sans jamais admettre qu’elle correspondait à la conscience pure. La psychologie associationniste tend en fait
à ne reconnaître que « l’aspect impersonnel » 4 des états de conscience, le
pôle superficiel de notre moi qui recouvre l’aspect immédiat de sa durée
consciente, dans laquelle au contraire les moments hétérogènes s’inter1. Maurice Merleau-Ponty, « Bergson se faisant » (1959), in Signes, Paris, Gallimard,
2003, p. 296-311, ici 307.
2. Henri Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience (1889), édition sous la
direction de Frédéric Worms, établie par Arnaud Bouaniche, Paris, PUF, 2007, p. 103.
3. Ibid.
4. Ibid., p. 124.
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LE SUJET EN SOCIÉTÉ CHEZ BERGSON
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pénètrent et se fondent. Il y a donc deux aspects du moi : l’associationnisme ne considère que la forme superficielle de la conscience, la mieux
adaptée à la « commodité du langage » 1 et à la « facilité des relations
sociales » 2, mais qui par contre est loin de la dimension de la continuité
ininterrompue et de l’imprévisibilité créatrice propre au moi fondamental. Pour Bergson, le moi superficiel n’est que « la projection extérieure
de l’autre, sa représentation spatiale et pour ainsi dire sociale » 3, une sorte
de moi fantôme, ombre du moi profond projetée dans l’espace homogène, qui est la dimension privilégiée de la vie sociale 4.
Dans Le Rire aussi, Bergson présente la société comme une couche
superficielle où se condensent les explosions spontanées des sentiments
individuels : « Le lent progrès de l’humanité vers une vie sociale de plus en
plus pacifiée a consolidé cette couche peu à peu, comme la vie de notre
planète elle-même a été un long effort pour recouvrir d’une pellicule solide
et froide la masse ignée des métaux en ébullition. » 5 Dans le décor d’une
vie bourgeoise, autant rassurante que raide, répétitive et cérémonieuse, le
rire n’est qu’un artifice qui vise à protéger la souplesse de la vie des
hommes de l’excès de durcissement auquel tend son organisation sociale.
Le relief de la conscience individuelle et la considération à peine accordée à la vie sociale dans ces premières œuvres est le reflet d’une thèse que
Jean-Louis Vieillard-Baron a qualifiée d’« individualisme radical » 6, que
Bergson revoit par la suite : dans un parcours de réélaboration qui aboutit
à L’Évolution créatrice en passant par Matière et mémoire, la durée est reconnue
au fur et à mesure comme la dimension qui traverse l’être entier et qui
donc transcende le moi, au lieu d’avoir sa source en lui. Comme l’a
remarqué le philosophe italien Guido De Ruggiero dans un article de 1934
1. Ibid., p. 126.
2. Ibid.
3. Ibid., p. 173.
4. « […] l’intuition d’un espace homogène est déjà l’acheminement à la vie sociale »,
ibid., p. 102-103.
5. Henri Bergson, Le Rire (1900), édition sous la direction de Frédéric Worms, établie
par Guillaume Sibertin-Blanc, Paris, PUF, 2007, p. 122.
6. Jean-Louis Vieillard-Baron, « Le mysticisme comme cas particulier de l’analogie
chez Bergson », in Ghislain Waterlot (éd.), Bergson et la religion : nouvelles perspectives sur Les
Deux Sources de la morale et de la religion, Paris, PUF, 2008, p. 233-248, ici p. 238.
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BERGSON ET LA POLITIQUE
sur le « dernier Bergson », le passage du point de vue psychologique de
l’Essai à celui, cosmologique, de L’Évolution créatrice accompagne l’idée que
« ce qui à l’individu paraît immédiat et presque natif, dans la vie de l’univers est au contraire le produit ultime, extrêmement élaboré et complexe,
d’une longue évolution cosmique, d’un élan vital et conscient qui traverse
tous les degrés de l’existence » 1.
Dans l’essai de 1922 sur la théorie de la relativité, Bergson approfondit
cette direction théorique, selon laquelle la vie intérieure est analogue à la
vie en général : pour répondre au problème de la simultanéité parmi les
différents états de conscience individuels et la matière environnante « naît
l’idée d’une Durée de l’univers, c’est‑à-dire d’une conscience impersonnelle qui
serait le trait d’union entre toutes les consciences individuelles, comme
entre ces consciences et le reste de la nature » 2. L’idée d’une dimension
impersonnelle de la durée est approfondie ultérieurement dans Les Deux
Sources de la morale et de la religion, où Bergson propose une version de la
mystique qui contribue à redéfinir le statut du sujet et les fondements de
sa socialité.
Il faut d’abord préciser que le mysticisme – comme il est présenté dans
Les Deux Sources – est une expérience personnelle. Les vies singulières des
individus exceptionnels sont indispensables pour la diffusion de l’aspiration
morale, ce sont leurs « créations individuelles » 3 qui ont permis aux sociétés
de progresser. L’aspect personnel des « individualités privilégiées » 4 ne doit
pas pour autant être pris dans le sens de l’individualisme radical, comme
c’était le cas dans les cours au lycée Henri-IV dans les années 1891-1893.
Bergson avait déjà alors insisté sur l’importance de la vie des grands
hommes : en contradiction avec la théorie naturelle de la société présentée
par des auteurs tels que Spencer, Schaeffle et Espinas, qui comparait le
1. Guido De Ruggiero, « L’ultimo Bergson » (1934), in Filosofi del Novecento, Bari,
Laterza, 19585, p. 136-161, ici 147.
2. Henri Bergson, Durée et simultanéité (1922), édition sous la direction de Frédéric
Worms, établie par Elie During, Paris, PUF, 2009, p. 42, souligné par moi. Cf. aussi ibid.,
p. 44, où Bergson se réfère au « temps impersonnel où s’écouleront toutes choses ».
3. Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion (1932), édition sous la
direction de Frédéric Worms, établie par Frédéric Keck et Ghislain Waterlot, Paris, PUF,
2008, p. 79.
4. Ibid., p. 48.
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LE SUJET EN SOCIÉTÉ CHEZ BERGSON
229
développement des sociétés au développement des organismes, il revendiquait l’importance « des crises intelligentes, contingentes de la société, de
l’influence des grands hommes » 1. L’importance assignée dans Les Deux
Sources au « rôle des hommes de génie, des intelligences supérieures, mais
surtout des volontés puissantes » 2 vient confirmer la qualité de la dimension individuelle de l’existence, qu’on a vu très prononcée déjà dans l’Essai,
publié deux ans seulement avant le cours évoqué. Dans Les Deux Sources,
les grands hommes conservent l’importance qui leur était déjà reconnue
par le jeune Bergson, mais avec de profondes différences.
Contrairement à ce qu’une première lecture peut suggérer, la dimension impersonnelle de l’existence est évidente surtout chez les mystiques.
Les grands hommes et femmes d’action sont responsables du triomphe de
l’intuition mystique et de la société ouverte et, dans un premier temps, ils
paraissent s’opposer entièrement au caractère spatial, conformiste et habitudinaire de la société, telle qu’elle est voulue par la nature pour l’espèce
humaine. Au détriment de l’espèce, les mystiques brisent la logique du
mimétisme social et sollicitent l’imitation des autres hommes, en les libérant de la pression du groupe. Les mystiques dépassent ainsi l’espèce dont
est composée la société close. L’élan qui s’arrête dans la clôture des sociétés closes est repris et relancé par les individualités privilégiées :
un élan, qui avait donné des sociétés closes parce qu’il ne pouvait plus entraîner
la matière, mais que va ensuite chercher et reprendre, à défaut de l’espèce, telle
ou telle individualité privilégiée. Cet élan se continue ainsi par l’intermédiaire de
certains hommes, dont chacun se trouve constituer une espèce composée d’un
seul individu 3.
On a ainsi une sorte de distinction entre deux espèces, dont le rapport
est similaire à celui qu’on trouve dans l’évolution entre l’espèce humaine,
où la vie a remporté un succès majeur, et l’ensemble des autres : « L’effort
d’invention qui se manifeste dans tout le domaine de la vie par la création
d’espèces nouvelles a trouvé dans l’humanité seulement le moyen de se
1. Henri Bergson, Cours, II. Leçons d’esthétique à Clermont-Ferrand, leçons de morale, psychologie
et métaphysique au lycée Henri-IV, éd. par Henri Hude et Jean-Louis Dumas, Paris, PUF, 1992,
p. 167.
2. Ibid., p. 170.
3. Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, op. cit., p. 285.
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BERGSON ET LA POLITIQUE
continuer par des individus auxquels est dévolue alors, avec l’intelligence,
la faculté d’initiative, l’indépendance, la liberté. » 1
Le mystique donc n’appartient pas tout à fait à une autre espèce, mais il
n’est pas pour autant un individu spécifique de l’espèce humaine : il serait
plutôt une « espèce individuelle », comme l’a défini Jean-Christophe
Goddard 2. L’individualité des mystiques est enveloppée dans la logique de
l’évolution de la vie et tire sa puissance de transformation de l’élan qui la
transcende. La référence des grandes individualités à l’élan vital souligne
ainsi la portée à la fois personnelle et cosmique de leur expérience 3. Si les
« créations individuelles » ont eu du succès, c’est « par des efforts multiples
animées d’un même élan » 4. La tension vécue par les individus entre leur
singularité et l’universalité de la vie qui les transcende correspond à celle
qui, dans L’Évolution créatrice, concernait les formes multiples prises par la
vie, toujours disputées entre une tendance à s’individualiser et une tendance
à s’associer 5, les deux poussées par leur origine commune dans la vie, qui
« n’entre tout à fait ni dans la catégorie du multiple ni dans celle de l’un » 6.
Bergson, en somme, affirme d’une part que la force de renouvellement
part de l’individu, mais d’autre part fait appel à la coappartenance originaire de chacun à l’élan et soutient l’accessibilité idéalement universelle de
l’humanité à ce renouvellement. La morale de l’aspiration présuppose en
fait que le génie puisse communiquer son intuition : au fond des autres
hommes, les paroles des mystiques font résonner un « écho » qui fait surgir
1. Ibid., p. 123-124.
2. Jean-Christophe Goddard, « Exception mystique et santé moyenne de l’esprit dans
Les Deux Sources de la morale et de la religion », in Frédéric Worms (éd.), Annales bergsoniennes,
I. Bergson dans le siècle, Paris, PUF, 2002, p. 215-229, ici p. 229.
3. Cette tension interne à l’expérience mystique a été thématisée par JeanLouis Vieillard-Baron, « Le mysticisme comme cas particulier de l’analogie chez Bergson »,
in Bergson et la religion, op. cit., p. 234.
4. Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, op. cit., p. 79.
5. Henri Bergson, L’Évolution créatrice (1907), édition sous la direction de Frédéric
Worms, établie par Arnaud François, Paris, PUF, 2007, p. 259 : « Entre les individus
dissociés, la vie circule encore : partout, la tendance à s’individuer est combattue et en
même temps parachevée par une tendance antagoniste et complémentaire à s’associer,
comme si l’unité multiple de la vie, tirée dans le sens de la multiplicité, faisait d’autant plus
d’effort pour se rétracter sur elle-même. »
6. Ibid., p. 179.
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LE SUJET EN SOCIÉTÉ CHEZ BERGSON
231
en eux « le désir de ressembler » 1. La mysticité trouve ainsi la voie pour se
propager et opposer l’idéal de la fraternité universelle à l’antagonisme qui
sépare les hommes dans les sociétés closes.
Dans Les Deux Sources, Bergson introduit pour la première fois une
forme de socialité qui n’est pas lieu de repli, de projection statique d’une
vie intérieure plus authentique, lieu d’habitude et de convention utilitaire,
et même source d’erreur métaphysique, comme elle pouvait l’être au
début de son parcours intellectuel. La dualité entre le clos et l’ouvert sur
le plan social introduit une réflexion sur un nouveau type de société, qui
puise dans une source plus profonde, racine de la coappartenance et de la
solidarité des êtres, fondement plus profond de l’intersubjectivité :
Chacun de nous appartient à la société autant qu’à lui-même. Si sa
conscience, travaillant en profondeur, lui révèle, à mesure qu’il descend davantage, une personnalité de plus en plus originale, incommensurable avec les autres
et d’ailleurs inexprimable, par la surface de nous-mêmes nous sommes en continuité avec les autres personnes, semblables à elles, unis à elles par une discipline
qui crée entre elles et nous une dépendance réciproque. S’installer dans cette
partie socialisée de lui-même, est-ce, pour notre moi, le seul moyen de s’attacher
à quelque chose de solide ? Ce le serait, si nous ne pouvions autrement nous
soustraire à une vie d’impulsion, de caprice et de regret. Mais au plus profond de
nous-mêmes, si nous savons le chercher, nous découvrirons peut-être un équilibre d’un autre genre, plus désirable encore que l’équilibre superficiel 2.
Comme les plantes aquatiques trouvent leur stabilité à la surface de
l’eau, en rejoignant leurs feuilles, mais encore plus par le soutien de leurs
racines, ainsi les sources de notre vie sociale ne sont pas qu’à la surface,
mais aussi dans la profondeur de nous-mêmes. Il y a donc deux sens à
notre vie sociale, qui témoignent des deux sens de la vie pour Bergson : à
la surface, il y a l’ensemble impersonnel des commandements moraux de
la société close, qui agrègent les individus pour la nécessité de la survie de
l’espèce ; au sens inverse, dans l’enracinement dans la vie commun à tous
les individus, on trouve la source métaphysique de la socialité.
En somme, la force du renouvellement part de l’individu, mais fait
appel à la coappartenance originaire à l’élan vital, qui justifie l’accessibilité
1. Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, op. cit., p. 30-31.
2. Ibid., p. 7.
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BERGSON ET LA POLITIQUE
idéalement universelle à ce renouvellement même. La référence à la
dimension profonde de la durée, reconnue dans les œuvres précédentes
au fondement de la simultanéité entre les durées intérieures et la matière,
est ici condition de l’intersubjectivité et de la propagation de l’émotion
mystique, et est par ailleurs témoignée par « l’accord des mystiques entre
eux » 1, qui par leurs témoignages montrent qu’ils parcourent une même
route et qu’ils aboutissent au même point. La dimension impersonnelle
de la conscience qui, dans Durée et simultanéité, était au fond de la simultanéité entre les durées, renvoie ainsi à une source de la vie sociale immanente à la vie du moi, à laquelle on a accès par la même intuition de la
durée, d’une manière pré-individuelle et présubjective 2. Sans sortir d’un
point de vue biologique, au sens très compréhensif, Bergson reconnaît
dans la vie de l’homme une tension entre immanence et transcendance,
entre unité et multiplicité, tendance à l’individuation et à l’interpénétration. Loin d’être simples parties d’un tout, les individus sociaux ont entre
eux une communication appuyée sur une relation impersonnelle, qui a sa
base dans un fond pré-individuel commun à tous les êtres 3.
1. Ibid., p. 261.
2. La présence dans la philosophie de Bergson de la référence à une relation préindividuelle dynamique et présubjective entre la réalité et l’homme a été mise en évidence
par Enrica Lisciani Petrini dans un essai où elle relève efficacement l’écho bergsonien de la
« quatrième personne singulière » de Jankélévitch, du « on » prépersonnel de Merleau-Ponty
et du « virtuel » deleuzien (voir Enrica Lisciani Petrini, « Quartetto per un’ontologia del
virtuale : Bergson, Jankélévitch, Merleau-Ponty, Deleuze », Il Pensiero, XLVII (2008), n. 1,
p. 5-34). Cet essai renvoie à l’analyse de la catégorie de l’impersonnel qui a été menée dans
un horizon politique par Roberto Esposito dans son Terza persona, Turin, Einaudi, 2007.
Bien qu’il ne se rapporte pas directement à Bergson, Esposito tente de fonder les droits et
les responsabilités non pas à partir du paradigme personnel mais en faisant appel à un plan
impersonnel qui précède et traverse les personnes, et qui assume la figure de la vie ; une
tentative de ce genre est reconnaissable aussi dans le modèle éthique et politique des Deux
Sources, construit sur la base d’une biologie au « sens très compréhensif » (Henri Bergson,
Les Deux Sources de la morale et de la religion, op. cit., p. 103).
3. La tension entre expérience intuitive de l’élan et dimension spatiale de l’individuation décrite par Bergson trouve un écho dans la théorie de l’individuation de Gilbert
Simondon. Il reconnaît dans l’individualité une opération ou une phase, plutôt qu’un
modèle unique de l’être, et définit ainsi une ontologie fondée sur le passage continuel entre
réalité individuée et pré-individuée. Chez Bergson comme chez Simondon, le sujet n’est
donc pas qu’une partie du tout, mais a au sein de soi-même un germe de totalité qui le lie
au reste de l’être et constitue les bases de la collectivité, cf. Gilbert Simondon, L’individu et
sa genèse physico-biologique. L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information, Paris,
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LE SUJET EN SOCIÉTÉ CHEZ BERGSON
233
La vie des héros et des mystiques se fait vecteur de l’élan vital dans
la tentative de sortir l’homme de l’impersonnalité spatiale et mécanique
de la société industrielle, réglée sur la répétition et la spécialisation, mais
sans se résumer à une dimension uniquement personnelle : ils s’adressent
à l’humanité entière, dans laquelle ils diffusent leur intuition mystique par
une relation impersonnelle. L’élan qui se développe au moyen des individualités privilégiées ne va pas en effet dans le sens des sociétés fermées,
ni du protagonisme du mystique, mais au contraire en direction d’une
ouverture sociale qui se prétend universelle et qu’on atteint à travers la
diffusion de l’intuition mystique dans l’humanité.
Le mysticisme selon Bergson est donc à la fois personnel et impersonnel. Les mystiques mettent ainsi profondément en question le rapport
entre la personnalité et l’impersonnalité – non seulement dans le sens de
l’impersonnalité incarnée par les préceptes sociaux qui garantissent l’ordre
et la cohésion des sociétés closes 1 – mais aussi dans le sens de l’impersonnalité incarnée par une supraconscience qui transcende le moi, qu’ils
touchent et dont ils propagent l’activité créatrice dans la société.
Les grands mystiques chrétiens en particulier ont ceci d’exceptionnel,
selon Bergson, qu’ils n’arrêtent pas leur intuition mystique dans un état
d’extase contemplative, mais ils laissent l’élan faire irruption dans l’action,
voire dans le milieu social. Ils collaborent ainsi au progrès de l’humanité vers la
société ouverte et réalisent une tension dynamique et créative entre les dimensions de l’espace et de la durée, de la vie individuelle et de l’élan de la vie.
Dans Les Deux Sources, la doctrine de la religion dynamique converge
avec une doctrine sociale, politique et même avec une théorie des systèmes
PUF,
1964, p. 267. Même pour Simondon, cette nouvelle réflexion sur les individus n’est
pas dépourvue de conséquences sur le terrain de l’éthique et de la politique : en opposition
à la communauté, close et non évolutive, dont le lien est externe aux individus, Simondon
indique le modèle de la société, dans laquelle l’individuation tensionnelle entre ses membres
est suffisamment convergente pour dégager le sens du devenir collectif et la conscience
morale.
1. Comme l’a d’ailleurs justement remarqué Brigitte Sitbon-Peillon dans son « Les
Deux Sources de la morale et de la religion suite de L’Évolution créatrice ? Genèse d’un choix
philosophique : entre morale et esthétique », in Annales bergsoniennes, IV. L’Évolution
créatrice 1907-2007 : épistémologie et métaphysique, Paris, PUF, 2008, p. 325-338, ici p. 337.
Voir aussi Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, op. cit., p. 85.
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BERGSON ET LA POLITIQUE
économico-productifs. Le mysticisme complet pour Bergson ne se réalise
en fait que dans le devenir social, et concerne de très près le domaine des
progrès industriels et des solutions politiques. Le mysticisme chrétien a
réussi à se traduire en action, ce que le mysticisme de l’Inde ancienne n’a
pas pu se permettre, à cause des difficultés de la vie matérielle dans lesquelles il se manifestait. Dans l’Occident imprégné de christianisme
viennent les machines qui accroissent le rendement de la terre et qui surtout
en font circuler les produits, viennent aussi des organisations politiques et sociales
qui prouvent expérimentalement que les masses ne sont pas condamnées à une vie
de servitude et de misère comme à une nécessité inéluctable : la délivrance devient
possible dans un sens tout nouveau ; la poussée mystique, si elle s’exerce quelque
part avec assez de force, ne s’arrêtera plus net devant des impossibilités d’agir ; elle
ne sera plus refoulée sur des doctrines de renoncement ou des pratiques d’extase ;
au lieu de s’absorber en elle-même, l’âme s’ouvrira toute grande à un universel
amour. Or ces inventions et ces organisations sont d’essence occidentale ; ce sont
elles qui ont permis ici au mysticisme d’aller jusqu’au bout de lui-même 1.
L’intuition mystique ne peut pas se diffuser parmi une humanité
esclave de la faim et de la pauvreté : c’est pourquoi les grands mystiques
de l’âge pré-industriel ont diffusé le message évangélique dans les petites
communautés des ordres religieux. Pour propager l’effort créateur de
l’élan avec lequel les mystiques ont eu une coïncidence partielle, il est
nécessaire que la mystique s’accompagne d’un « immense système de
machines capable de libérer l’activité humaine » et d’une « organisation
politique et sociale qui assurât au machinisme sa véritable destination » 2 ;
en leur absence, il faut recourir à des petits moyens, à des « expédients » 3,
toujours sur le plan social. La poussée activiste de la mystique s’exprime
donc dans la mécanique et dans les institutions sociales aussi, sans qu’il y
ait entre eux un rapport de causalité, mais plutôt d’impulsion réciproque.
Le rapprochement du mysticisme avec les grandes transformations
sociales et matérielles n’est d’ailleurs pas une nouveauté des Deux Sources.
Déjà en 1913, dans un compte rendu de son voyage aux États-Unis,
Bergson avait reconnu dans les fondateurs de ce pays « un idéalisme qui
1. Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, op. cit., p. 240.
2. Ibid., p. 249.
3. Ibid., p. 338.
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LE SUJET EN SOCIÉTÉ CHEZ BERGSON
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côtoie parfois le mysticisme », un idéalisme qui consistait dans l’habitude à
« considérer la vie comme n’étant pas faite simplement pour être vécue,
mais comme ayant pour objet et pour raison d’être la réalisation de quelque
chose qui n’existe pas encore et qui, une fois réalisé, donnera à la vie un contenu
plus riche et une signification nouvelle » 1.
Mais il est à noter que l’activisme mystique présente des différences
par rapport à l’acte pur de l’Essai. D’abord l’action morale des mystiques
qu’on vient d’observer n’est pas purement un acte mais garde en soi une
partie de passivité : les mystiques sont « patients par rapport à Dieu, agents
par rapport aux hommes » 2. En se dépouillant de leur individualité pour
dilater leur âme dans l’émotion qui accompagne leur expérience, les mystiques vont au-devant d’un évanouissement partiel du sujet en cette émotion. Les âmes privilégiées dépassent leurs personnalités et absorbent leur
âme en Dieu par leur pensée et leur sentiment. Leurs actions même
viennent moins de leur individualité que de l’effort créateur de Dieu,
« dont ils étaient les instruments » 3. La source de leur liberté n’est donc pas
seulement le moi profond ; au contraire, celle du mystique est « une âme à
la fois agissante et “agie”, dont la liberté coïncide avec l’activité divine » 4.
L’énergie qu’ils déploient « coule d’une source qui est celle même de la
vie » 5 et qui donc transcende la pure individualité du sujet.
L’expérience mystique ne se ressoude pas pour autant en une fusion
totale abolissant les frontières du moi, mais dans une « coïncidence partielle » 6 qui n’abolit jamais la tension parmi le tout vital et les bornes du
sujet, qui est immanente à l’existence individuelle des mystiques et qui se
caractérise comme « une expérience de la limite qui reste dans les limites
de notre expérience » 7.
1. Henri Bergson, Mélanges, édité par André Robinet, Paris, PUF, 1972, p. 994 (je
souligne).
2. Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, op. cit., p. 246.
3. Ibid., p. 251.
4. Ibid.
5. Ibid.
6. Ibid., p. 233.
7. Selon l’expression de Frédéric Worms dans « La vie est-elle la double source de la
morale ? », in Arnaud Bouaniche, Frédéric Keck et Frédéric Worms, Les Deux Sources de la
morale et de la religion. Henri Bergson, Paris, Ellipses, 2004, p. 63-70, ici p. 66.
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BERGSON ET LA POLITIQUE
La métaphysique bergsonienne de la plénitude et de la positivité, si
critiquée par Merleau-Ponty le long de son œuvre 1, montre ainsi plus
d’une trace d’un nouveau penchant de Bergson pour la finitude. Comme
on vient de le voir, Les Deux Sources offrent une acceptation nouvelle de la
passivité, qui est absorbée dans la liberté ; la subjectivité aussi laisse une
ouverture vers une dimension impersonnelle avec laquelle elle est en
échange permanent. Bergson découvre en même temps une faiblesse de
la volonté 2, lorsqu’il affirme – avec un ton très différent de celui de la
célèbre galopade qui concluait le troisième chapitre de L’Évolution créatrice 3
– que l’humanité devra se demander « si elle veut vivre seulement, ou
fournir en outre l’effort nécessaire pour que s’accomplisse, jusque sur
notre planète réfractaire, la fonction essentielle de l’univers, qui est une
machine à faire des dieux » 4. Le déficit de la volonté humaine que Bergson
1. Depuis le cours de Lyon sur L’union de l’âme et du corps chez Malebranche, Biran et
Bergson jusqu’à L’œil et l’esprit, en passant par l’Éloge de la philosophie, Bergson se faisant et le
cours sur La Nature, Bergson est un interlocuteur de premier plan pour Merleau-Ponty,
notamment à partir des années cinquante, lorsqu’il concentre ses efforts philosophiques à
l’élaboration d’une nouvelle ontologie, au-delà de l’être absolument positif bergsonien, en
visant à la définition d’un être cave, capable de tolérer la négativité au sein de soi-même,
sans la réduire à la positivité. Les principales études consacrées à cette complexe hérédité
philosophique sont de Rocco Ronchi, Bergson filosofo dell’interpretazione, Gênes, Marietti,
1990 ; Enrica Lisciani Petrini, La passione del mondo. Saggio su Merleau-Ponty, Naples, Edizioni
Scientifiche Italiane, 2002 ; Florence Caeymaex, Sartre, Merleau-Ponty, Bergson : les phénoménologies existentialistes et leur héritage bergsonien, Hildesheim, Georg Olms, 2005 ; sans oublier le
bref mais essentiel essai de Renaud Barbaras, « Le tournant de l’expérience : Merleau-Ponty
et Bergson », Philosophie, 1er juin 1997, n. 54, p. 33-59, réédité in Le tournant de l’expérience.
Recherches sur la philosophie de Merleau-Ponty, Paris, Vrin, 1998, p. 33-61. J’ai parcouru
l’itinéraire des positions de Merleau-Ponty relativement à Matière et mémoire dans « Henri
Bergson und Maurice Merleau-Ponty – Das Bild zwischen Phänomenologie und Ontologie », in Simone Neuber et Roman Veressov, Das Bild als Denkfigur : Funktionen des
Bildbegriffs in der Philosophiegeschichte von Platon bis Nancy, Munich, Wilhelm Fink Verlag,
2010, p. 285-299.
2. Sur ce point, je renvoie aux subtiles réflexions de Camille Riquer, « Le problème de
la volonté ou Bergson en chemin vers Les Deux Sources », in Ghislain Waterlot (dir.) Bergson
et la religion. Nouvelles perspectives sur « Les Deux Sources de la morale et de la religion », Paris, PUF,
2008, p. 65-94.
3. « L’animal prend son point d’appui sur la plante, l’homme chevauche sur l’animalité, et l’humanité entière, dans l’espace et dans le temps, est une immense armée qui
galope à côté de chacun de nous, en avant et en arrière de nous, dans une charge
entraînante capable de culbuter toutes les résistances et de franchir bien des obstacles,
même peut-être la mort. » Henri Bergson, L’Évolution créatrice, op. cit., p. 271.
4. Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, op. cit., p. 338.
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constate dans l’œuvre de 1932 se présente comme l’un des visages d’un
mouvement de sa pensée qui touche aux fondements de sa métaphysique,
dans le sens de l’approfondissement de la finitude et de la médiation 1.
C’est dans ce cadre qu’il faut interpréter la valeur nouvelle assignée à
la société, qualifiée désormais de lieu d’épanouissement de l’intuition
mystique. Pour marquer un bond dans la direction opposée de la société
préfigurée dans la nature, il faut un effort qui ne dépend pas d’un seul
individu, mais qui est confié à la collectivité, aux États, aux organisations
internationales, même aux progrès de la mécanique. Pour que la société
atteigne l’ouverture, il ne suffit pas d’attendre le héros, mais il faut plutôt
imprimer à la volonté une certaine direction, comme Bergson affirme
dans la note manuscrite avec ses réflexions sur l’œuvre critique de Loisy,
Y a‑t-il deux sources de la religion et de la morale ? 2 : « Loisy ne voit pas que le
moyen de réforme essentiel, selon moi, n’est pas, comme il le croit, la
“science physique” ni même l’“attente du héros”, mais une certaine
ouverture du clos, une certaine direction imprimée au vouloir pour neutraliser l’homme fondamental. » 3
La critique souvent dirigée contre Bergson selon laquelle il considérerait la société comme un lieu de repli et proposerait un individualisme trop
marqué ne tient donc pas compte de l’importance assumée par la dimension collective de l’humanité dans Les Deux Sources, où Bergson abandonne
définitivement la concentration sur l’homme comme individu, centrale
dans les analyses psychologiques des premières œuvres mais réélaborée
dès L’Évolution créatrice, où l’humanité était décrite comme espèce dans
l’évolution.
1. Ce qu’a remarqué Guido De Ruggiero dans son « L’ultimo Bergson », art. cit.,
p. 150 : « la philosophie de Bergson, dans sa dernière phase, accentue l’élément de
développement et de progrès, qui était déjà sensible dans L’Évolution créatrice, et, sans
renier l’intuition de la vie immédiate de l’esprit, s’efforce de la concilier avec une vision
plus médiate et complexe ».
2. Alfred Loisy, Y a‑t-il deux sources de la religion et de la morale ?, 2e éd. augm., Paris,
Nourry, 1934.
3. Henri Bergson, Une mise au point de Bergson sur « Les Deux Sources », texte inédit
présenté et commenté par Camille de Belloy, in Frédéric Worms (éd.), Annales bergsoniennes,
I. Bergson dans le siècle, Paris, PUF, 2002, p. 131-142, ici p. 134.
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BERGSON ET LA POLITIQUE
L’on ne peut se passer de remarquer que l’idée anthropologique proposée dans Les Deux Sources paraît dans un premier temps orientée vers le
spiritualisme, puisqu’elle privilégie la réalisation d’aspects moraux, intellectuels et spirituels de l’humanité tout en visant à se débarrasser des obstacles de la matérialité. On reconnaît néanmoins finalement une tension
entre esprit et matière irréductible à des définitions tant spiritualistes que
matérialistes.
La vision d’une humanité capable de transporter l’effort de l’élan vital,
atteint par l’intuition, dans une sphère sociale dominée par l’intelligence,
permet aussi une conjonction originale de mécanique et de mystique. Le
rapprochement entre ces deux polarités dans le quatrième chapitre des
Deux Sources relève d’une conception anthropologique qui présuppose une
hybridation de l’élément spirituel et matériel et une récupération de
l’alliance originaire entre mécanique et mystique au-delà de la différenciation à travers laquelle elles se présentent. Mécanique et mystique ne sont
pas antagonistes : si la mécanique dans le temps présent a presque écrasé
l’humanité et mène à faire appel à un « supplément d’âme » 1, ce n’est que
parce qu’elle a abouti au point extrême de son développement et que son
progrès a pris une forme frénétique. La mécanique exigerait une mystique,
mais réciproquement la mystique appelle la mécanique. « Les origines de
cette mécanique sont peut-être plus mystiques qu’on ne le croirait » 2, et
son devenir n’est qu’une des directions d’un progrès qui oscille entre le
développement matériel et le développement spirituel et moral. L’univers
ne deviendra une « machine à faire des dieux » 3 que si « l’humanité qu’elle
[la mécanique] a courbée encore davantage vers la terre arrive par elle à se
redresser, et à regarder le ciel » 4.
Au lieu d’être comprise comme un élément étranger à l’homme et tout
à fait hétérogène par rapport à la vie, à la morale et à la culture, la méca1. Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, op. cit., p. 338.
2. Ibid., p. 330-331. Pour une investigation du rôle de la mécanique dans l’ensemble
de l’œuvre de Bergson et notamment dans le dernier chapitre des Deux Sources, je renvoie à
mon Bergson, la tecnica, la guerra, op. cit.
3. Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, op. cit., p. 338.
4. Ibid., p. 331.
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LE SUJET EN SOCIÉTÉ CHEZ BERGSON
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nique est ramenée à la source vitale qui la précède, qui s’exprime en elle et
avec laquelle il est opportun de la mettre en dialogue 1.
La mission actuelle de l’humanité est donc de faire récupérer à la
mécanique le rôle ontologique qui lui est propre en tant que produit de
l’intelligence, qui appartient donc au terrain mixte sur lequel se déroule
notre expérience individuelle et sociale. Il faudra donc réintégrer la technique dans une dimension culturelle de laquelle elle découle et par rapport
à laquelle elle trouve sa signification dans le devenir.
L’articulation de mécanique et mystique dans les dernières paroles des
Deux Sources confirme ainsi l’aversion bergsonienne aux conceptions tant
spiritualistes que matérialistes. Cette position se reflète aussi dans le statut
assigné à l’homme dans la nature, qui ne cède ni à l’un ni à l’autre de ces
extrêmes, sans tomber donc ni dans une position qui n’expliquerait
l’homme que scientifiquement, à partir de sa supériorité biologique, ni à
partir « d’en haut », par la présence en lui d’un principe spirituel qui ne se
manifeste que chez lui. Il ne faut pas oublier que Bergson lui attribue une
position privilégiée, notamment dans L’Évolution créatrice où il affirme
que « l’homme est le “terme” et le “but” de l’évolution » 2. En même temps,
Bergson a un scrupule constant à ne jamais oublier la finitude de l’espèce
humaine et le rôle précis qui recouvre chez elle l’intelligence 3. Le but de sa
philosophie est de dépasser les positions anthropocentriques, d’une manière
cohérente, avec une position ontologique qui montre l’origine de notre
espèce dans l’évolution, et en conformité avec une épistémologie moulée
sur la théorie de l’évolution de la vie et selon laquelle l’intelligence saisit des
distinctions là où la seule intuition peut aller dans le sens de la vie et en saisir
1. Rappelons les mots de Manlio Iofrida à propos de Bergson : « le problème qui
s’impose est celui du juste équilibre et donc des limites à lui imposer, sur la base du fait
que, en amont de la technologie, se trouvent des valeurs vitales qui lui sont irréductibles et
que la technologie, bien comprise et bien pratiquée, plonge ses racines dans ces valeurs et
dans ces limites », cf. Manlio Iofrida, « Su un certo modo di leggere Bergson (Renato
Barilli) », Studi di estetica, III série, XXXII (2005), n. 2, p. 205-211, ici p. 211.
2. Henri Bergson, L’Évolution créatrice, op. cit., p. 265.
3. Une considération analogue avait été faite par Raymond Aron : « [Bergson] garde,
jusque dans les descriptions métaphysiques, le scrupule de l’intelligence et le sens de notre
finitude », in Raymond Aron, « Réflexions sur la philosophie bergsonienne » (1941),
« Commentaire », VIII (1985), n. 28-29, numéro monographique Raymond Aron, 19051983. Histoire et politique, p. 351-358, ici p. 358.
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BERGSON ET LA POLITIQUE
l’unité originaire. La recherche, d’un point de vue non anthropocentrique,
était d’ailleurs déjà présente à partir de Matière et mémoire, où Bergson
reconnaissait la nécessité d’abandonner le monisme psychologiste et subjectiviste de l’Essai et de « rétrocéder à un autre niveau – “au-delà de l’expérience humaine” – à partir duquel repenser, ensemble, la réalité et l’homme
lui-même comme le produit réciproque et “spéculaire” d’une interrelation
dynamique pré-individuelle et présubjective constitutive » 1. Ce programme
est confirmé dans l’Introduction à la métaphysique, où on lit que « la philosophie
devrait être un effort pour dépasser la condition humaine » 2, et dans Les
Deux Sources, où Bergson, pour comprendre des phénomènes uniquement
humains comme la religion et la morale, se propose avant tout de « replacer
l’homme dans l’ensemble des vivants, et la psychologie dans la biologie » 3.
Au plan épistémologique antikantien, qui insiste sur la partialité de la
connaissance intellectuelle individuelle, correspond une idée de l’être non
gâté d’anthropocentrisme, qui met donc en lumière la durée commune de
la matière et la mémoire, de la matière et l'élan vital et, dans le domaine
social, la solidarité entre l’homme et les autres vivants et l’avenir partagé
de la mécanique et la mystique 4.
1. Enrica Lisciani-Petrini, « Quartetto per un’ontologia del virtuale : Bergson,
Jankélévitch, Merleau-Ponty, Deleuze », art. cit., p. 8.
2. Henri Bergson, « Introduction à la métaphysique », in La Pensée et le Mouvant, édition
sous la direction de Frédéric Worms, Paris, PUF, 2009, p. 176-227, ici p. 218.
3. Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, op. cit., p. 186.
4. Bergson donne de nouveau l’occasion de tracer un parallèle entre sa pensée et celle
de Simondon. La machine, toujours ouverte sur la nature, introduit dans la collectivité des
ressources virtuelles de la physis et se rend intermédiaire entre l’individu isolé et la
communauté autant qu’entre les différentes communautés, en les orientant vers une
société à la vocation ouverte et universelle : de cette manière, Simondon prolonge et
enrichit de nouvelles implications le discours sur la technique présentée dans Les Deux
Sources, où l’usage « dynamique » des machines est indiqué comme condition de possibilité
pour la réalisation de la société ouverte. Le modèle ontogénétique proposé par Simondon,
qui déplace l’idée d’individuation du plan du sujet à celui de la vie, est d’ailleurs proche de
la théorie du virtuel que Deleuze approfondit à partir de Bergson. Un premier rapprochement entre la philosophie de Simondon et celle de Bergson a été suggéré par Florence
Caeymaex dans son essai « Esprit et technique selon Bergson », in Pascal Chabot et Gilbert
Hottois (éd.), Les philosophes et la technique, Paris, Vrin, 2003, p. 109-119, où elle met en
évidence la continuité de la philosophie de la technique de Bergson non seulement avec
Simondon mais aussi avec l’ethnologie et la paléoanthropologie d’André Leroi-Gourhan et
avec l’anthropologie symétrique de Bruno Latour, qui met en question la séparation
traditionnelle entre culture et nature, sujets politiques et objets techniques.
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LE SUJET EN SOCIÉTÉ CHEZ BERGSON
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La référence à l’idéal d’une espèce qui développe l’intuition, faculté
presque totalement sacrifiée à l’intelligence dans l’homme actuel, avec
l’image du sur-homme dans L’Évolution créatrice et de l’humanité divine dans Les
Deux Sources, n’est qu’un prolongement sur le plan anthropologique des
observations qui jusqu’à 1903 étaient restées sur le plan de la théorie de la
connaissance 1.
Le point de repère moral pour l’homme de la société ouverte n’est pas
rationnel, mais il consiste plutôt dans l’intuition du tout vital dans lequel
lui, son groupe et l’humanité entière sont immergés. La société ouverte
elle-même répond en fait à une logique de partage et d’affaiblissement de
l’individualité, puisqu’elle franchit les bornes des intérêts nationaux et
fermés pour s’ouvrir à l’humanité entière, grâce à un contact plus direct
avec la durée qui inspire les grands mystiques et les grandes optimistes qui
ont accompagné les transformations politiques les plus importantes.
Puisque la charité des mystiques comme l’ouverture des sociétés sont
toujours se faisant et inséparables des confins concrets desquels proviennent leurs actions – qu’ils coïncident avec la vie du mystique ou avec
la stratégie politique d’un État, la dissolution de la subjectivité n’est jamais
complète et rentre toujours en tension avec son centre et ses contours.
Le passage du clos à l’ouvert déplace le point de référence du groupe
restreint et des individus au domaine pourvu de frontières de l’humanité et
même jusqu’à la nature entière. L’éthique bergsonienne en fait ne s’arrête
pas aux frontières de l’humain, mais approfondit la relation de solidarité
entre homme et univers. Déjà dans l’œuvre de 1907, Bergson avait affirmé
que l’humanité qui aurait su absorber l’intuition dans la philosophie se
serait insérée dans une collectivité qui s’étend au-delà de son espèce :
« Nous ne nous sentons plus isolés dans l’humanité, l’humanité ne nous
semble pas non plus isolée dans la nature qu’elle domine. » 2 L’attitude de
l’âme ouverte décrite dans Les Deux Sources ne fait que confirmer cette
1. Cette perspective, suggérée dans le dernier chapitre de mon Bergson, la tecnica, la
guerra, op. cit., converge avec les observations d’Arnaud François dans son intervention « La
théorie bergsonienne du sur-homme » tenue au colloque Les Deux Sources de la morale et de la
religion qui a eu lieu à la Nouvelle Université bulgare de Sofia les 6-7 novembre 2009, dont
les actes ont été publiés ; voir supra, p. 171, n. 1.
2. Henri Bergson, L’Évolution créatrice, op. cit., p. 271.
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BERGSON ET LA POLITIQUE
idée : « Si l’on disait qu’elle embrasse l’humanité entière, on n’irait pas trop
loin, on n’irait même pas assez loin, puisque son amour s’étendra aux
animaux, aux plantes, à toute la nature. » 1
La forme spéciale de mysticisme décrite dans Les Deux Sources contribue à approfondir l’importance de la dimension intersubjective, qui n’est
pas considérée comme inférieure à la sphère de l’intériorité mais qui au
contraire, comme celle-ci, peut accueillir des manifestations de la liberté
et de la croissance spontanée de la durée. La société ouverte en fait n’est
pas asservie à la conservation de l’espèce, ni n’est repliée à l’intérieur d’un
groupe clos : le message des mystiques perfore la logique de la clôture et
fait en sorte que le dynamisme de l’énergie créatrice fasse irruption parmi
les hommes. La mystique révèle aussi une proximité originale avec la
mécanique, due à leur appartenance au même élan, ce qui permet la
propagation d’une poussée nouvelle sur le terrain de la vie sociale 2.
Le relief assumé dans Les Deux Sources par l’individualité des mystiques renvoie ainsi à plusieurs points de vue à une valorisation de la
dimension sociale et collective, qui assume ici une nouvelle importance
par rapport aux premières œuvres. On ne peut pas se passer d’évoquer
au moins en passant les expériences biographiques et historiques traversées par Bergson dans les années 1910 et 1920, qui ont accompagné la
maturation de l’idée que certains résultats ne peuvent être atteints que
par une action sur le plan social et politique 3.
1. Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, op. cit., p. 34.
2. Comme l’a clairement remarqué Florence Caeymaex : « Une conversion au mysticisme serait la ressaisie de la tendance primitive indivisée où société et technique, hommes
et objets (et d’ailleurs tous les autres êtres vivants) constitueraient une multiplicité
d’interpénétration entraînée par l’émotion créatrice » (Florence Caeymaex, « Esprit et
technique selon Bergson », art. cit., p. 117).
3. L’importance du travail collectif, au moins sur le plan philosophique, apparaissait
d’ailleurs déjà dans L’Évolution créatrice avec l’affirmation de la nécessité d’un effort
commun pour s’acheminer vers le « sur-homme » à travers un balancement de l’intelligence
par l’intuition : « La philosophie ne peut être qu’un effort pour se fondre à nouveau dans le
tout. L’intelligence, se résorbant dans son principe, revivra à rebours sa propre genèse.
Mais l’entreprise ne pourra plus s’achever tout d’un coup ; elle sera nécessairement
collective et progressive. Elle consistera dans un échange d’impressions qui, se corrigeant
entre elles et se superposant aussi les unes aux autres, finiront par dilater en nous
l’humanité et par obtenir qu’elle se transcende elle-même » (Henri Bergson, L’Évolution
créatrice, op. cit., p. 193 (je souligne)). Cette idée est transposée sur le plan politique dans le
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LE SUJET EN SOCIÉTÉ CHEZ BERGSON
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La mystique ne déplace pas le barycentre de l’expérience sociale vers
un spiritualisme intimiste ; au contraire, elle est le véhicule de l’émotion
créatrice sur le terrain social, qui tendrait par nature à être dominé par
l’espace et l’intelligence fabricatrice et à se clore dans la hiérarchie et la
disposition à la guerre. L’appel conjoint à la mécanique et à la mystique,
l’insistance tant sur l’expérience individuelle que sur la réalité qui la précède et la transcende, confirme que l’axe de la philosophie de Bergson, et
notamment du « dernier Bergson », est loin du spiritualisme et concilie
l’intuition avec l’immanence, l’individualité avec l’impersonnel.
dernier chapitre des Deux Sources par l’insistance de Bergson sur l’importance des
organisations internationales, qui provient certainement de son engagement comme
président de la Commission internationale de coopération intellectuelle au sein de la
Société des Nations de 1922 à 1925. Le souhait que soit créée une institution internationale qui exprimât le droit et qui garantît la paix des nations avait été exprimé par Bergson
dans ses discours de guerre depuis 1916. Pour une reconstruction de la biographie
intellectuelle de Bergson durant les années de guerre et le début des années 1920,
fondamentale pour comprendre la genèse des thèmes de l’œuvre de 1932, je renvoie à
l’ouvrage de Philippe Soulez, Bergson politique, Paris, PUF, 1989, à l’essai de Vincenza Petyx,
Bergson e le streghe di Machbeth. Dagli « Écrits de guerre » a « Les Deux Sources de la morale et de la
religion », Alessandria, Edizioni dell’Orso, 2006, au deuxième chapitre de mon Bergson, la
tecnica, la guerra, op. cit., p. 57-83, et au récent essai de Ghislain Waterlot, « Situation de
guerre et état d’âme mystique chez Bergson », in Ghislain Waterlot et Dominique de
Courcelles (éd.), La mystique face aux guerres mondiales, Paris, PUF, 2010.
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C R É A T I O N , UN I V E R S A L I S M E E T D É M O C R A T I E :
L A P H I L O S O PH I E PO LI T I Q U E D E B E R G S O N
DANS LES DEUX SOURCES DE LA MORALE
ET DE LA RELIGION
par Yala KISUKIDI
L’ouvrage de Bergson Les Deux Sources de la morale et de la religion se
construit autour de la distinction entre la société close et la société
ouverte. Cette distinction qui fonde toute la philosophie morale et sociale
bergsonienne, entretenant un dialogue constant avec les œuvres de
Durkheim, de Lévy-Bruhl, ou encore d’Auguste Comte, possède une
visée pratique très explicite, mise en avant dès les premières pages du
chapitre IV des Deux Sources, intitulé « Remarques finales » : « Maintenant,
la distinction entre le clos et l’ouvert […] peut-elle nous servir pratiquement ? » 1 Soit, pour le dire sans détour : dans quelle mesure les concepts
des Deux Sources fournissent-ils des outils, non plus seulement pour penser
le monde, mais pour agir sur lui ? Dans les « Remarques finales », Bergson
invite à une confrontation directe entre les concepts de sa philosophie et
la réalité concrète, du point de vue non plus seulement de la théorie mais
de l’agir, engageant ainsi une mise à l’épreuve de sa philosophie à travers
l’évaluation pratique de l’efficace de ses concepts. Cette invitation ouvre
l’interrogation politique qui traverse Les Deux Sources.
La question politique fondamentale qui se dégage d’une analyse de la
société close, d’un côté, fondée sur la hiérarchie, l’esprit de guerre, le repli
communautaire et de la société ouverte, de l’autre, qui permet aux
hommes de renouer, dans un élan d’amour, avec le principe créateur qui
les traverse, est la suivante : « puisque les tendances de la société close
1. Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, Paris, PUF, 200810, p. 288.
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BERGSON ET LA POLITIQUE
subsistent, indéracinables, dans la société qui s’ouvre […], nous devons
nous demander dans quelle mesure l’instinct originel pourra être réprimé
ou tourné » 1. Le problème fondamental de la philosophie politique bergsonienne est celui d’une transformation de l’ordre social des organisations
humaines, traversées par deux tendances contraires : une tendance à la
clôture, qui emprisonne l’homme dans ses déterminations naturelles, biologiques, et une tendance à l’ouverture qui le fait renouer avec le sens de
sa destination métaphysique. Cette transformation prend la forme d’une
émancipation de la nature, qui doit se traduire concrètement par l’avènement d’une société juste, égalitaire, libérée de ses démons impérialistes et
xénophobes 2.
La pensée de cette transformation s’organise en deux temps :
– Dans un premier temps, moral et métaphysique, Bergson opère la
refondation de l’universalisme moral, mettant en avant la possibilité pour
l’homme de dépasser sa propre nature, prisonnière de la clôture de
l’espèce. La question de l’universel prend son sens à l’intérieur d’une
anthropologie métaphysique, interrogeant l’origine et la destinée de
l’homme.
– Dans un deuxième temps, Bergson développe les conséquences
politico-juridiques d’une telle refondation de l’universalisme à travers une
réflexion sur les formes d’organisation institutionnelles du politique et leur
« réglementation » 3. Une défense concrète, pratique et conséquente de
l’universalisme moral implique, politiquement, la mise en place d’un
régime démocratique (seul à même de rompre, « en intention au moins » 4,
la hiérarchie entre dominants et dominés) et, juridiquement, l’ancrage des
droits de l’homme dans les législations positives.
C’est cette refondation de l’universalisme moral qui est au cœur de la
philosophie politique des Deux Sources et qui lui donne tout son sens.
1. Ibid., p. 307.
2. Pour les critiques de l’impérialisme et de la xénophobie dans Les Deux Sources, voir
les pages 304 (la considération des étrangers) et 331 (sur l’incompatibilité entre mysticisme
vrai et impérialisme).
3. Ibid., p. 338 : « À défaut d’une réforme morale aussi complète, il faudra se
soumettre à une réglementation de plus en plus envahissante. »
4. Ibid., p. 299.
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CRÉATION, UNIVERSALISME ET DÉMOCRATIE
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Nous voudrions ainsi montrer comment Bergson parvient à penser un
universalisme moral concret, fondé sur la métaphysique de la création de
L’Évolution créatrice, et ensuite décrire précisément les implications
politico-juridiques d’un tel universalisme dans Les Deux Sources.
I/ LA REFONDATION DE L’UNIVERSALISME MORAL
DANS LES DEUX SOURCES
La refondation de l’universalisme moral, dans Les Deux Sources, se met
en place dans le chapitre III, suite aux réflexions des chapitres I et II,
portant respectivement sur la distinction entre les sociétés close et
ouverte, et la religion statique. Dans le chapitre III, Bergson étudie le
problème du mysticisme et la religion dynamique. C’est en pensant la
nature du mysticisme, dont la tâche est d’exprimer la continuité de cet
élan de vie qui s’est interrompu avec l’émergence de l’espèce humaine,
que Bergson reprend et même rénove le problème de l’universel. Cette
rénovation est sous-tendue par une théorie du sujet : une théorie du sujet
sans identité fonde le programme bergsonien de rénovation de la morale.
Cette théorie du sujet permet de comprendre pourquoi on peut être
poussé à agir concrètement pour un bien qui ne vise plus une famille, une
patrie, mais l’humanité tout entière. Le geste de Bergson, dans le chapitre III, consiste ainsi à concevoir la morale en sa vérité, par-delà toute
emprise communautaire (peuple, empire, cité, territoire, classe sociale,
genre). Le fondement d’une telle rénovation morale n’est pas rationnel, au
sens où les énoncés de cette morale seraient produits par une raison, qui
en garantirait la légitimité universelle. Une rénovation morale ne peut,
d’ailleurs, se réduire à la simple production d’un discours armé de prescriptions 1. La rénovation de la morale se constitue en fait, dans Les Deux
1. Ibid., p. 247 : « Il a senti la vérité couler en lui de sa source comme une force
agissante. Il ne s’empêcherait pas plus de la répandre que le soleil de déverser sa lumière.
Seulement, ce n’est plus par de simples discours qu’il la propagera. »
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BERGSON ET LA POLITIQUE
Sources, autour de la figure du mystique, comprise comme figure paradigmatique du sujet sans identité.
Que faut-il entendre par « sujet sans identité » ? Et comment, à partir d’une
telle conception du sujet, Bergson repense‑t-il la question de l’universel ?
Le texte fondamental à partir duquel s’élabore la figure du mystique
est le suivant :
Car l’amour qui le consume n’est plus simplement l’amour d’un homme pour
Dieu, c’est l’amour de Dieu pour tous les hommes. À travers Dieu, par Dieu, il
aime toute l’humanité d’un divin amour. […] Les philosophes eux-mêmes
auraient-ils posé avec une telle assurance le principe de l’égale participation de
tous les hommes à une essence supérieure s’il ne s’était pas trouvé des mystiques
pour embrasser l’humanité tout entière dans un seul indivisible amour ?
L’amour mystique de l’humanité est
d’essence métaphysique encore plus que morale. Il voudrait, avec l’aide de
Dieu, parachever la création de l’espèce humaine et faire de l’humanité ce qu’elle
eût été tout de suite si elle avait pu se constituer définitivement sans l’aide de
l’homme lui-même 1.
La figure du mystique, dans ces deux extraits, suppose, pour être
comprise, une continuité naturelle entre L’Évolution créatrice et Les Deux
Sources. En effet, le problème de la constitution de la figure du mystique,
de la religion dynamique et par suite de la morale ouverte, est ancré dans
les résultats de la métaphysique positive de L’Évolution créatrice. Cette
métaphysique est une métaphysique de la création qui définit la réalité
comme un surgissement continu et imprévisible de nouveauté. La création qui explique comment le pluriel, le multiple, le distinct apparaissent
comme tels dans l’univers, ne désigne aucunement un phénomène obscur
ou mystérieux dans l’ouvrage de 1907. Elle désigne une opération qui
s’effectue selon un double régime : 1/ la création est un acte, qui renvoie
à l’élan vital en tant que multiplicité virtuelle indistincte et « exigence de
création » ; 2/ la création désigne aussi un résultat (le créé), qui se définit
par l’actualisation de cette multiplicité en éléments distincts qui forment
les multiples lignes d’évolution de la vie. Le passage de l’acte au résultat se
pense sur le mode d’une division par la matière qui est actualisation d’une
1. Ibid., p. 247-248.
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CRÉATION, UNIVERSALISME ET DÉMOCRATIE
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des multiples virtualités de l’élan : l’élan vital en s’actualisant devient autre
que lui-même. En se divisant, il produit de la différence de nature. Littéralement, il se matérialise. Cette matérialisation distingue ce qui demeurait
virtuellement indistinct, divise ce qui était indivis, donnant forme à une
multiplicité d’espèces, introduisant de la différence dans l’univers. Mais en
rencontrant la matière qui le divise, l’élan s’arrête, piétine dans l’actualisation d’une de ses virtualités. L’élan vital est fini : l’acte de création ne
parvient pas à surmonter l’obstacle de la matière qui cherche à en interrompre le mouvement. En ce sens, l’actualisation matérielle tout en favorisant le surgissement d’une espèce ou d’une individualité nouvelle arrête,
sur une direction en tout cas, l’acte de création.
Cette métaphysique de la création revêt un caractère normatif, axiologique dans Les Deux Sources. L’élan qui s’arrête, c’est la société close,
organisée autour des impératifs relatifs à la conservation de l’espèce et de
représentations contribuant à l’établissement d’une logique communautaire (ce qui est le rôle de la religion statique 1). L’élan non empêché, non
contrarié par la matière, et compris comme « exigence pure de création »,
c’est la société ouverte. Dans cette société, l’humanité parvient à dépasser sa propre nature et, s’engageant dans la « commune imitation d’un
modèle » 2, celui du mystique dont l’existence est comme un appel 3, elle
s’absorbe dans un indéfinissable amour qui est le socle réel de la fraternité universelle. Le mystique appelle au dépassement des déterminations
de l’espèce pour « s’insérer de nouveau, en le prolongeant, dans le courant évolutif » 4. Dépassant l’homme, il forme à lui tout seul une espèce,
exemplifiant comme tel ce qu’aurait été une humanité divine, c’est‑à-dire
une humanité cessant de tournoyer sur elle-même, échappant à ses déter1. Ibid., p. 218 : « À conserver, à resserrer ce lien vise incontestablement la religion
que nous avons trouvée naturelle : elle est commune aux membres d’un groupe, elle les
associe intimement dans des rites et des cérémonies, elle distingue le groupe des autres
groupes, elle garantit le succès de l’entreprise commune et assure contre le danger
commun. Que la religion, telle qu’elle sort des mains de la nature, ait accompli à la fois
– pour employer notre langage actuel – les deux fonctions morale et nationale, cela ne
nous paraît pas douteux. »
2. Ibid., p. 30.
3. Ibid., p. 30.
4. Ibid., p. 196.
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BERGSON ET LA POLITIQUE
minations biologiques 1. Cette traduction normative des résultats de la
métaphysique de la création de l’ouvrage de 1907 place en son centre la
figure du mystique à partir de laquelle est repensé l’universalisme et est
établi le lien entre la société ouverte et la religion dynamique.
Cette refondation de l’universalisme moral centrée sur la figure du mystique invite à une certaine relecture du statut du clos et de l’ouvert, qui
requiert la théorie des deux multiplicités développée dans l’Essai sur les données
immédiates de la conscience. Le clos est le règne du multiple, en un sens quantitatif. Multiplicité des parties qui forment les différents groupes humains 2.
Chaque groupe se reconnaît comme Un, en tant qu’il est identique à luimême – toute identité supposant l’exclusion et la défense contre l’étranger.
Les communautés s’organisent autour d’un corps de lois, attribuant à chaque
partie ce qui lui est dû. Dans la société close s’affirment ainsi le relatif et le
particulier. L’Unité de la société close renvoie à l’Un du particulier.
Contre cette multiplicité particularisante, l’ouvert, comme assomption
d’une humanité divine, se définit selon une multiplicité qualitative. La multiplicité qualitative ne désigne pas une collection de parties : elle est, dans le
cadre de la philosophie morale de Bergson, un effet de création. « À travers
Dieu, par Dieu, [le mystique] aime toute l’humanité d’un divin amour. » 3 C’est
parce qu’il a dépassé l’espèce et sa multiplicité particularisante, que le mystique peut se retourner sur l’humanité et l’apercevoir comme Une, traversée
par le courant évolutif qui est unité d’impulsion, et qui l’appelle à se dépasser
elle-même. L’Un de l’humanité n’est pas l’Un du particulier, mais l’Un de
l’universel. L’universel est proprement ce qui excède toujours la partie : on ne
peut donc le représenter, ni même le penser à partir d’un modèle a priori
(élaboré d’après une réflexion sur la nature ou sur l’essence de l’homme) 4.
L’universel n’est jamais donné, mais est toujours le produit d’un effet
de création. Parce que le mystique exemplifie une humanité divine, qu’il
rend effective à travers ses actes (charité, sacrifice, dévouement, don de
1. Ibid., p. 243.
2. Ibid., p. 50 : « La nature a morcelé l’humanité en individualités distinctes par l’acte
même qui constitua l’espèce humaine. »
3. Ibid., p. 247.
4. Un tel modèle d’humanité donné a priori réactive nécessairement une contradiction
entre l’universel et le particulier aux conséquences pratiques souvent insoutenables.
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CRÉATION, UNIVERSALISME ET DÉMOCRATIE
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soi), il appelle l’espèce à se dépasser elle-même. La multiplicité particularisante est une fausse multiplicité, au sens où elle cache à l’humanité sa
raison d’être 1 ; l’espèce humaine est traversée par l’unité d’un courant qui
l’appelle à se dépasser en se recréant. En ce sens, quand le mystique appelle
l’humanité tout entière, s’adresse à elle, il ne s’adresse pas à telle partie, ou
à telle autre, habitant sur tel territoire, etc. Il s’adresse à ce qui, en chaque
partie, l’excède, soit à ce qui, en chaque partie, la rend « indifférente à la
différence mondaine » 2, pour reprendre une expression d’Alain Badiou.
Ainsi, en exemplifiant une humanité divine, universelle, en ce qu’elle
renoue avec l’élan créateur, le mystique se présente comme la figure paradigmatique d’un sujet sans identité. Sujet sans loi, sans territoire, figure nomade :
le mystique se crée au-delà de tous les particularismes des sujets culturels, et
réalise une universalité concrète. Cette conception de la figure du mystique
n’a rien de contradictoire : le mystique n’est pas un particulier dépositaire de
l’universel, mais est un sujet sans identité réalisant en ce sens l’universel. C’est
de cette manière qu’il faut comprendre l’individualité mystique : « Le grand
mystique serait une individualité qui franchirait les limites assignées à l’espèce
par sa matérialité, qui continuerait et prolongerait ainsi l’action divine. » 3
Le chapitre III prend ainsi un sens politique et dessine les voies
concrètes d’une transformation de notre monde. Il montre en effet, à
travers l’étude de la religion dynamique, qu’une action morale peut viser
universellement l’humanité et s’affranchir de la logique de l’identité.
L’expérience religieuse du mystique, en réalisant l’universel, mobilise les
volontés, les pousse à agir, et rénove, ainsi, la morale. La véritable morale,
ouverte, sachant que toute morale s’exemplifie à travers des actes, est
d’inspiration religieuse, c’est‑à-dire métaphysique : la religion, à travers la
figure du mystique, propage un « état d’âme » 4, état d’âme qui suggère
1. Ibid., p. 271 : « L’homme est la raison d’être de la vie sur notre planète. »
2. Alain Badiou, Saint Paul, la fondation de l’universalisme, Paris, PUF, 20073, p. 107 : « Le
militantisme chrétien doit être une traversée indifférente des différences mondaines, et
éviter toute casuistique des coutumes. » De nombreux points du présent travail doivent
beaucoup aux analyses de ce livre.
3. Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, op. cit., p. 233.
4. Ibid., p. 286 : « On s’attache ou l’on s’attaque à des récits dont elle a peut-être
besoin pour obtenir un état d’âme qui se propage ; mais la religion est essentiellement cet
état lui-même. »
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BERGSON ET LA POLITIQUE
que la destinée métaphysique de l’homme excède sa nature biologique,
que l’humanité, en sa vérité, est appelée à continuer l’élan créateur qui
l’origine. Il est ainsi impossible de penser la morale ouverte indépendamment de la religion dynamique et de sa figure centrale, celle du mystique,
compris comme figure paradigmatique du sujet sans identité.
Cependant, cette impossibilité présente une certaine difficulté pour la
construction même d’un universel concret. La religion dynamique s’identifie à la religion chrétienne dans Les Deux Sources. Les premiers grands
mystiques, réalisant l’universel, sont chrétiens : saint Paul, Jeanne d’Arc,
sainte Thérèse, sainte Catherine de Sienne, saint François, etc. 1. « Le mysticisme complet est en effet celui des grands mystiques chrétiens. » 2 Ce
mysticisme, qui nous pousse à agir en prenant les actes de certaines grandes
âmes pour modèles, et qui doit suffisamment nous mobiliser pour ouvrir
ce qui était clos, semble, paradoxalement, enfermé dans le règne du particulier. Il possède une géographie et s’inscrit dans un réseau de traditions ; il
porte une identité : « Besoin de s’élargir, ardeur à se propager, élan, mouvement, tout cela est d’origine judéo-chrétienne. » 3
Faut-il comprendre que l’universel, de façon paradoxale, ne se donne,
exclusivement, que dans un particulier ? Faut-il, alors, renoncer à l’idée que
le mystique est effectivement la figure paradigmatique du sujet sans identité ? Mais encore, faut-il déceler, ici, une contradiction au sein de l’universalisme bergsonien, consistant à faire d’un particulier le dépositaire de
l’universel ? Une telle contradiction serait peut-être, de façon inéluctable,
le propre de toute pensée universaliste, comme certaines critiques relativistes, ouvertes à l’accueil de la différence et du particulier semblent le
dire. Toute tentative de pensée de l’universel serait ainsi nécessairement
entachée de soupçon, car elle consisterait à ériger le particulier en universel, légitimant ainsi hiérarchies et dominations culturelles. Et, finalement,
pour reprendre le vocabulaire bergsonien, une pensée de l’universel ne
pourrait pas échapper au cercle du clos. Toute référence à l’universel en
moral deviendrait, par principe, condamnable.
1. Ibid., p. 241.
2. Ibid., p. 240.
3. Ibid., p. 79.
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CRÉATION, UNIVERSALISME ET DÉMOCRATIE
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Cette difficulté interroge deux points capitaux de l’analyse bergsonienne des Deux Sources : 1/ le statut de la religion dynamique, d’un point
de vue moral et métaphysique ; 2/ la cohérence d’une philosophie politique comprise comme émancipation de la nature et transformation de
l’ordre social, fondée sur un universalisme moral.
Cependant, un passage des « Remarques finales » précisant le sens du
religieux, dans la religion dynamique, peut permettre de lever, en partie,
cette difficulté :
la religion dynamique ne se propage que par des images et des symboles
que fournit la fonction fabulatrice.
Et Bergson d’ajouter plus loin :
Quand on fait la critique ou l’apologie de la religion, tient-on toujours compte
de ce que la religion a de spécifiquement religieux ? On s’attache ou l’on s’attaque
à des récits dont elle a peut-être besoin pour obtenir un état d’âme qui se propage ;
mais la religion est essentiellement cet état lui-même. On discute les définitions
qu’elle pose et les théories qu’elle expose ; elle s’est servie d’une métaphysique
pour se donner un corps ; mais elle aurait pu à la rigueur en prendre un autre, et
même n’en prendre aucun. L’erreur est de croire qu’on passe, par accroissement
ou perfectionnement, du statique au dynamique […]. On confond ainsi la chose
avec son expression ou son symbole 1.
Il faudra donc distinguer entre l’esprit de la religion – son « état
d’âme » – et sa matière (le corps des textes, des symboles, les récits (allégories, prières), les entreprises théologiques). À la rigueur, la religion pourra
même se passer de livres. Car son esprit, son état d’âme est proprement de
faire éprouver à chaque individu humain existant, pris dans les particularismes du clos, son origine et sa destinée métaphysiques. Livre, récits,
doctrines et discours ne sont que les formes accidentelles que prend la
religion dynamique quand elle cherche à propager son appel dans les différents groupes humains constitués. On pourrait donc dire, pour lever la
difficulté soulignée, en suivant ce texte de Bergson, que la forme complète
du mysticisme s’est trouvée dans le judéo-christianisme de façon contingente. Si l’appel à l’universel prend forme dans un particulier, c’est pour
répondre à un impératif de diffusion, non pas pour signifier qu’un mode
1. Ibid., p. 286.
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particulier de vie et de pensée est en droit universalisable et, de fait, supérieur aux autres. Il n’y a donc pas de confusion entre l’ordre du particulier
et l’ordre de l’universel chez Bergson. Ce n’est pas à partir du particulier
qu’on produit de l’universel, on ne passe pas de l’un à l’autre par dilatation 1 ; entre les deux, il y a une différence de nature.
Par conséquent, la refondation bergsonienne de l’universalisme moral,
ancrée dans la religion dynamique et portée par la figure du mystique,
disqualifie les objections principales qu’on a pu faire à l’universalisme :
1/ L’universalisme bergsonien ne propose pas un modèle abstrait
d’humanité. Il ne peut être conçu sous la forme d’une certaine solidarité
intraspécifique. Il ne consiste pas non plus à définir l’homme à partir d’une
faculté reine, la raison ou l’âme.
Dans le premier cas, le modèle de la solidarité intraspécifique est un
modèle abstrait d’humanité parce que la nature de l’humanité en tant qu’espèce
la conduit à la guerre et à la domination, et que les formes de solidarité ne
peuvent être que claniques, renforcées par les représentations de la religion
statique. Pour être cohérente, la conception d’une telle solidarité supposerait la
construction d’une anthropologie artificielle qui prêterait à l’homme des qualités morales naturelles (amour de soi, pitié…) qu’il ne possède pas en fait.
Dans le deuxième cas, définir l’homme à partir d’une faculté reine
suppose la production d’un modèle d’humanité fixé, prédonné, qui tend à
produire de l’exclusion : tout individu ne se conformant pas au modèle
sera considéré comme non humain. Le Sauvage, le Barbare, sans âme ni
raison, ne seront pas des hommes, leur asservissement ou leur destruction pourront ainsi apparaître légitimes. La production d’un modèle
donné d’humanité prend ainsi la forme d’un universalisme bien inconséquent, qui semble aisément s’accommoder de « persécutions locales » 2,
d’un certain consentement au meurtre.
2/ L’universalisme bergsonien dépasse aussi, grâce à la métaphysique de
la création sur laquelle il se fonde, une certaine contradiction entre le particu1. Ibid., p. 34-35.
2. La dénonciation de cette contradiction terrible des universalismes, notamment des
Lumières, nous la retrouvons très nettement chez Alain Badiou, dans son Saint Paul cité
plus haut, notamment dans le premier chapitre « Contemporanéité de Paul ».
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lier et l’universel. L’universel est en effet ce qui excède toutes les parties. Il
s’exemplifie concrètement et singulièrement à travers la figure du mystique,
dépourvue de toute identité et réalisant ainsi l’humanité divine, soit le sens
métaphysique universel de la vie humaine. L’universel est ainsi produit par
des actes. À ce titre, l’universel devient une réalité concrète pour les hommes :
pris dans leurs existences sociales, mondaines, les hommes, poussés par
l’imitation des grandes âmes, aperçoivent concrètement cette unité d’impulsion qui traverse les différences humaines. Cette traversée des différences
prend la forme positive, concrète d’un projet moral : la réalisation effective
d’une fraternité universelle contre la logique communautaire du clos.
La définition d’un universalisme concret, non plus abstrait et donné à
l’avance, mais effet de création, porte en lui les esquisses du projet politique bergsonien. Ce projet politique appelle non pas à une régénération
des sociétés humaines, comprise comme un désir de réinstallation dans
l’originaire, le naturel, mais à une rénovation, comprise comme un appel
à ouvrir ce qui tend à se clore.
C’est ce projet politique concret, qui appelle la société à s’ouvrir, qu’il
faut désormais analyser.
II/ DÉMOCRATIE ET DROITS DE L’HOMME : LE SENS POLITIQUE
DE LA MÉTAPHYSIQUE DE LA CRÉATION DE BERGSON
Le dernier chapitre des Deux Sources (« Remarques finales »), a pour
tâche de préciser le sens du projet politique bergsonien, projet nourri par
la distinction du clos et de l’ouvert, et par la refondation de l’universalisme moral que cette distinction engage.
Mais d’abord, qu’est-ce qu’un espace politique pour Bergson ? Comment
Bergson conçoit-il le vivre-ensemble ?
L’espace politique concret, espace de décision où agissent les hommes
et où ils vivent en interaction les uns avec les autres, est l’espace du mixte. Si
les sociétés humaines, constituées de volontés libres, imitent un organisme
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dans lequel l’habitude « joue le même rôle que la nécessité dans les lois de la
nature » 1, elles n’en demeurent pas moins capables de changement.
L’espace politique humain n’est ainsi pas tout à fait clos ; c’est un mixte de
clôture et d’ouverture, comme le rappelle le passage suivant des Deux
Sources : « Il y a une certaine difficulté à comparer entre elles les deux morales
parce qu’elles ne se présentent plus à l’état pur. » Et un peu plus loin :
« Nous sommes en présence d’une série de gradations et de dégradations,
selon qu’on parcourt les prescriptions de la morale en commençant par une
extrémité ou par l’autre ; quant aux deux limites extrêmes, elles ont plutôt
un intérêt théorique ; il n’arrive guère qu’elles soient réellement atteintes. » 2
L’espace politique humain est traversé par deux tendances : une tendance à la clôture, qui se traduit par la force d’une pression – pression de
la nature sur l’homme et sur la collectivité, qui les pousse à se conserver
(tendance conservatrice). Et une tendance à l’ouverture qui se traduit par
la force d’une aspiration mobilisatrice – aspiration enthousiaste au « progrès », qui a l’allure d’une marche en avant 3 (tendance progressiste). Le
progrès, qui caractérise cette deuxième tendance, ne doit aucunement être
pensé comme la réalisation d’un idéal, qui aurait été pensé théoriquement
et serait donné à l’avance : « S’il y avait réellement une direction préexistante le long de laquelle on se fût contenter d’avancer, les rénovations
morales seraient prévisibles ; point ne serait besoin, pour chacune d’elles,
d’un effort créateur. » 4 Les créations successives qui ouvrent la société
n’ont pas de modèle. Le progrès s’explique, de facto, par la capacité que
possède l’homme à combattre une tendance avec l’aide de l’autre, soit à
faire triompher la tendance à l’ouverture sur la tendance à la clôture.
L’issue de ce combat crée une nouvelle organisation sociale.
Ainsi, le projet politique bergsonien qui se nourrit de l’expérience mystique et fait fond sur l’universalisme, doit être compris, littéralement, comme
un projet progressiste. Il implique un changement de l’ordre social en poussant, jusqu’au bout, c’est‑à-dire frénétiquement, la tendance à l’ouverture.
1.
2.
3.
4.
Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, op. cit., p. 2.
Ibid., p. 48.
Ibid., p. 48-49.
Ibid., p. 284.
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Dans le texte des Deux Sources, l’accomplissement concret d’un tel
projet s’organise autour de plusieurs réflexions :
1/ une réflexion sur le sujet politique et son action dans l’espace
(institutionnalisé ou non) du vivre-ensemble ;
2/ une réflexion sociopolitique sur le régime politique et la nature
des rapports sociaux (domination et hiérarchie) ;
3/ une réflexion juridique sur la forme et le contenu de la loi ;
4/ une réflexion économique ayant pour objet l’organisation du travail et
le problème du partage des ressources (à travers le thème de la surpopulation).
1/ Théorie du sujet et de l’action politiques
Comment le mystique, ce sujet sans identité, peut-il toucher singulièrement ces sujets particuliers que nous sommes ? Qu’est-ce qui nous
pousse à agir, à réformer l’ordre social, portés par le sentiment de l’universel ?
Les thèmes de l’émotion créatrice et de l’imitation sont capitaux pour
comprendre les ressorts de l’action militante et la nature du sujet politique, prêt à s’engager ou à se replier sur lui-même, se soumettant dans
ce dernier cas à une certaine forme d’instinct grégaire.
C’est l’imitation des grands hommes qui pousse à agir et mobilise la
volonté : les grands hommes, les grandes âmes ont réussi à nous émouvoir et nous entraînent dans l’action. Car il y a un lien entre l’émotion et le
vouloir : « Avant la nouvelle morale, avant la métaphysique nouvelle, il y a
l’émotion, qui se prolonge en élan du côté de la volonté, et en représentation explicative du côté de l’intelligence. » 1 L’action des grands hommes,
ou des mystiques nous émeut, au sens où nous ne pourrions pas vouloir
autre chose que ce qu’elle nous suggère 2. C’est en ce sens que s’explique
la force mobilisatrice des grands mystiques. Et, si cette force mobilisatrice
1. Ibid., p. 46.
2. Voir sur ce point l’émotion musicale : quand nous écoutons de la musique, nous ne
pouvons pas « ne pas vouloir autre chose que ce que la musique nous suggère » (ibid.,
p. 36).
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trouve un écho en nous, si elle peut nous émouvoir, cela tient précisément à la nature des sujets que nous sommes dans l’espace politique ou
dans nos existences intimes.
En effet, la condition de possibilité d’une action politique visant la
transformation de l’organisation sociale et une certaine forme d’émancipation de la nature s’articule autour d’une théorie de la division du sujet,
reprenant la division entre le moi social et le moi profond développée
dans l’Essai sur les données immédiates de la conscience. Tout individu humain,
pris dans un réseau de sociabilité duquel on ne peut l’extraire, est double :
« chacun de nous appartient à la société autant qu’à lui-même » 1. S’appartenir à soi-même, c’est prendre conscience en profondeur de ce qu’on
est : « une personnalité de plus en plus originale, incommensurable avec
les autres et d’ailleurs inexprimable » 2. Cette personnalité est originale car
elle renoue précisément avec le sentiment de la durée, soit l’intuition que
nous avons d’être en constante création. « L’effort par lequel on creuserait
jusqu’au fond de soi-même » 3 nous renverrait directement à notre origine
métaphysique, à cet élan créateur, toujours actif bien que profondément
ralenti, qui œuvre encore en nous.
Appartenir à la société, c’est être semblable aux autres personnes et
être uni à elles « par une discipline qui crée entre elles et nous une dépendance réciproque » 4. Ce moi social est proprement ce moi que nous cultivons dans nos obligations vis‑à-vis de la société. Il désigne cette manière
qu’a la société de s’intégrer en nous.
Cette scission du sujet explique comment un individu peut résister à la
pression du groupe sur lui et ainsi répondre à un certain appel des profondeurs. Appel des profondeurs qu’il n’a plus peur de suivre quand il est
ému par l’action d’autres individualités, exceptionnelles, qui ont su, ellesmêmes, se détacher des pressions du groupe. Cette division du sujet est
donc le premier pas à partir duquel peut se concevoir chez des individus
la résistance à un certain ordre, qui est résistance à une certaine pression.
1.
2.
3.
4.
Ibid., p. 7.
Ibid., p. 7.
Ibid., p. 8.
Ibid., p. 7.
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C’est cette résistance qui se meut en action et rend possible l’ouverture
des sociétés.
2/ Création et démocratie politique
Cette résistance, qui est, d’une certaine façon, éloignement de la
nature, trouve son expression politique et institutionnelle dans le régime
démocratique : « De toutes les conceptions politiques [la démocratie] est
en effet la plus éloignée de la nature, la seule qui transcende, en intention
au moins, les conditions de la “société close” » 1. Quelles sont ces intentions du régime démocratique ? Ces intentions visent une certaine organisation des rapports sociaux, qui prend le contrepied de l’ordre exigé par la
morale close. La démocratie atténue le dimorphisme de l’homme social,
c’est‑à-dire cette capacité que l’homme a à vouloir soit commander, soit
obéir. Elle brise ainsi toute la fabulation (on pourrait même parler d’idéologie) qui consiste à légitimer la domination d’un chef en vertu d’une
prétendue nature supérieure (sang, race, lignée, etc.). La société naturelle
exalte le régime d’un seul contre tous (oligarchie, monarchie), alors que
dans la démocratie, l’individu est à la fois citoyen et sujet. Une véritable
démocratie reconnaît l’égale dignité de tous les hommes, et ne peut
admettre en son sein des esclaves qui côtoient des hommes libres.
Cette critique des rapports de domination, levés, en intention au
moins, par la démocratie, est capitale pour comprendre le type de résistance à l’ordre social que préconise Bergson. Rénover l’ordre social, soit
résister à cette tendance à la conservation, ce n’est pas exalter, de façon
nécessaire, un certain désir de révolution. Une révolution, dans la mesure
où elle peut réactiver des formes de domination, inversant simplement les
rapports en mettant les dominés dans le rôle des dominants, reste enfermée dans la logique du clos 2. Si certaines révolutions ont réussi, celles qui
restent prisonnières de la physionomie des sociétés naturelles sont des
échecs moraux complets. La philosophie politique de Bergson n’est donc
1. Ibid., p. 299.
2. Ibid., p. 296-297.
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pas une philosophie des lendemains qui chantent, appelant au bouleversement révolutionnaire.
En ce sens, si « dans l’état d’âme démocratique [il y a] un grand effort
en sens inverse de la nature » 1, c’est parce que l’état d’âme démocratique
réactive l’état d’âme religieux dynamique : il s’attache à l’humanité et non
pas simplement à la communauté. Cependant, cette vision bergsonienne
de la démocratie n’a rien d’idyllique. Le régime démocratique a un caractère agonistique : même si l’intention démocratique traduit un combat en
faveur d’une certaine tendance, elle ne parvient pas à détruire l’autre.
L’espace démocratique est celui d’une lutte incessante entre deux tendances, sans résolution finale.
C’est la raison pour laquelle l’attachement à l’humanité doit se consolider à l’intérieur de réglementations, de lois, qui forment la théorie bergsonienne de la justice.
3/ Droit de l’homme et théorie de la justice
La théorie bergsonienne de la justice est développée dans le chapitre I
des Deux Sources. Toute poursuite de la tendance au progrès implique la
nécessaire rupture de l’écart entre le droit et la morale, entre le particulier de
la loi positive, et l’universalité de l’intention morale qui vise l’ouverture. Cette
inscription de l’universel dans le particulier est exemplifiée, pour Bergson,
par les Droits de l’homme 2. La justice des droits de l’homme est une justice
rénovée moralement ; elle n’est pas seulement celle qui proportionne et discipline attribuant à chacun son dû, de façon plus ou moins légitime. Le programme moral des démocraties exige une réglementation qui soit de nature
« évangélique » inscrivant dans le particulier de la loi la défense de la « fraternité universelle, de l’égalité des droits, de l’inviolabilité de la personne » 3.
Le débat sur la justice, chez Bergson, ne consiste donc pas à se demander dans quelle mesure la morale est hors la loi, invitant à concevoir un
1. Ibid., p. 302.
2. Ibid., p. 300.
3. Ibid., p. 77.
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strict positivisme juridique. Il consiste à se demander dans quelle mesure
la loi peut être l’auxiliaire d’un certain programme de rénovation morale.
Certes la loi des droits de l’homme s’exprimera toujours au sein d’une
tension entre sa forme et son contenu 1 – la forme étant déterminée par le
particulier, le contenu par l’universel. Mais, cette tension va dans le sens
d’une ouverture : les droits de l’homme expriment la volonté de briser le
relatif et le particulier, soit de sortir d’une logique communautaire. Le
passage d’une justice relative à la justice absolue des droits de l’homme se
fait par création 2.
4/ Organisation du travail et partage des ressources
La question des droits de l’homme débouche sur une réflexion concernant les modes de vie et les questions économiques, qui conditionnent la
nature des rapports sociaux.
L’industrialisation (progrès des techniques et du machinisme) et le
développement du luxe peuvent contrecarrer toute tentative de rénovation morale et politique des sociétés. Le machinisme a poussé au luxe, a
favorisé la ville au détriment de la campagne, a transformé les rapports
entre le capital et le travail. Il a agrandi le corps, soit l’espace des besoins,
au détriment de l’âme, restée toute petite 3. La ruse du machinisme a ainsi
consisté à faire passer le superflu pour du vital, et à développer des
besoins artificiels. Impliquant corps et âme les individus dans un frénétique besoin de posséder, il développe l’instinct de propriété.
Cette attractivité opérée par le luxe rend sourd à l’appel venu des
profondeurs. Le rôle de la politique sera donc double, concernant l’organisation et la répartition des richesses :
1. Cette tension est analysée par Hannah Arendt qui montre comment la logique de
l’État-Nation peut entrer en contradiction avec celle des droits de l’homme dans
L’impérialisme (deuxième volume des Origines du totalitarisme).
2. Ibid., p. 74.
3. Ibid., p. 330 : « Ajoutons que le corps agrandi attend un supplément d’âme, et que la
mécanique exigerait une mystique. »
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– Il faudra, dans un premier temps, empêcher la faim – soit l’impossibilité pour l’homme de ne pas pouvoir satisfaire ses besoins vitaux.
– Il faudra, dans un deuxième temps, rénover moralement le machinisme, car il avait été « entendu qu’industrialisme et machinisme feraient
le bonheur du genre humain » 1. Le progrès technique doit empêcher la
pénurie et favoriser une réorganisation positive du travail qui amoindrisse
sa pénibilité. La machine ne doit pas devenir un instrument de domination en développant de faux besoins. Car l’hybris technique est cause de
l’impérialisme et des colonies 2, produits d’une inversion du sens de la
« volonté de puissance », qui devrait être empire sur les choses et non sur
les hommes 3.
Cette théorie politique, nourrie par un nouvel universalisme, semble
ainsi définir quelque chose comme un « progressisme » bergsonien, dont le
fondement est moral, métaphysique. Le terme « progressisme » apparaît
adéquat ici : il ne renvoie pas à un progrès inéluctable des sociétés
humaines fondé sur une téléologie de l’histoire, mais il signifie que la
tendance à l’ouverture doit être poursuivie si on veut concevoir un
« mieux-être » de l’humanité en général. Ce progressisme n’exalte pas le
changement révolutionnaire (la révolution n’abolissant pas de fait toutes les
formes de domination), car il reconnaît la nécessaire cristallisation des
rénovations morales dans l’espace du clos, du particulier de chaque société
humaine. La pensée politique de Bergson se construit ainsi au sein d’une
anthropologie métaphysique héritée de L’Évolution créatrice : l’homme est à
la fois nature naturée et nature naturante, c’est‑à-dire à la fois espèce
biologique donnée, résultat d’une retombée de l’élan vital, et individualité
1. Ibid., p. 310.
2. Pour la crique de l’impérialisme, voir p. 331 à 332 ; pour la critique de la
colonisation (sur laquelle l’auteur ne s’attarde pas) liée à la poursuite frénétique de besoins
artificiels causés par le développement du machinisme, voir p. 308 : « Sans être menacé de
mourir de faim, on estime que la vie est sans intérêt si l’on n’a pas le confort, l’amusement,
le luxe ; on tient l’industrie nationale pour insuffisante si elle se borne à vivre, si elle ne
donne pas la richesse ; un pays se juge incomplet s’il n’a pas de bons ports, des colonies,
etc. »
3. Ibid., p. 332.
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créatrice, capable de poursuivre l’exigence de création du mouvement qui
l’origine.
Ce progressisme est ainsi très nettement la traduction, dans la sphère
du politique, des résultats de la métaphysique positive de L’Évolution créatrice : le vivre-ensemble y est décrit comme un lieu de tension entre deux
tendances qui alternent suivant un mouvement pendulaire d’action et de
réaction. Les sociétés humaines se constituent au sein d’un mouvement
d’oscillation entre une tendance conservatrice au repli et une tendance
progressiste à l’ouverture.
Cette oscillation dramatique, on la retrouve, aussi, au sein des prises de
position publiques et politiques de l’auteur lui-même, qui ne peuvent pas
être tues : les discours de guerre 1 rédigés au moment de la Première
Guerre mondiale et l’engagement personnel de l’auteur dans la SDN,
expriment cette contradiction entre la logique identitaire du clos et l’aspiration à l’universel de la morale ouverte, dont l’origine est religieuse. Les
discours de guerre contredisent effectivement mots pour mots l’aspiration
à l’universel suggérée par le mystique dans Les Deux Sources : la tension
interne au politique, que dégage Bergson dans le livre de 1932, recouvre
une tension qui a traversé ses propres prises de position publiques. Cependant, le constat d’un tel écart n’invalide aucunement le caractère progressiste de la philosophie politique portée par Les Deux Sources et ne peut lui
être opposé. En 1932, l’urgence politique, pour Bergson, engage une lutte
nécessaire contre toute rhétorique exaltant la clôture : « Au train dont va la
science, le jour approche où l’un des adversaires, possesseur d’un secret
qu’il tenait en réserve, aura le moyen de supprimer l’autre. Il ne restera
peut-être plus trace du vaincu sur la terre. » 2 Le développement du machinisme, rivé à la logique identitaire et guerrière du clos, a rendu l’impensable
possible : l’extermination de l’homme par lui-même. Le progrès des socié1. Voir, à ce titre, les articles suivants des Mélanges (Paris, PUF, 1972) : « La force qui
s’use et celle qui ne s’use pas », 4 novembre 1914, p. 1105-1106 ; « Discours en séance
publique de l’académie des sciences morales et politiques » du 12 décembre 1914, p. 11071129 ; etc. Pour une réflexion approfondie sur les discours de guerre de Bergson, voir le
chapitre III de la première partie du livre de Philippe Soulez, Bergson politique, Paris, PUF,
1989, intitulé « Les discours de guerre de Bergson », p. 127-174.
2. Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, op. cit., p. 305.
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tés industrialisées est hanté par le spectre d’une destruction qui contredit
et anéantit de fait le mouvement de cet élan créateur porteur d’imprévisibles rénovations morales et humaines.
Le sens du projet politique bergsonien est ainsi suspendu à une inquiétude terrible : dans le dépassement de la logique identitaire du clos, il y va
de la survie même de l’humanité.
EN GUISE DE CONCLUSION :
QUE FAIRE, AUJOURD’HUI, AVEC LES DEUX SOURCES ?
La nouveauté des Deux Sources tient à une certaine rénovation de l’universalisme moral, et à l’élaboration d’un projet politique centré sur une
métaphysique qui s’articule autour de la notion de création.
Un tel projet politique pourra susciter des questionnements très vifs
ou quelques remarques incisives : que faire pratiquement de la philosophie
politique de Bergson, si elle n’est qu’une traduction de sa métaphysique ?
En inscrivant son projet politique dans sa métaphysique, Bergson n’interdit-il pas finalement ce qu’il recherchait lui-même, à savoir montrer
comment la distinction entre le clos et l’ouvert peut servir pratiquement 1 ?
Ces questionnements, énoncés brutalement, permettront de conclure.
En fondant sa théorie politique sur la notion de création, Bergson propose des outils conceptuels pour contrer, concrètement, toute forme de
logique identitaire et communautaire, portant nécessairement en elle un
consentement au meurtre. Un universalisme conséquent, non entaché de
soupçon, est un universalisme capable de se nourrir de la différence et ne
proposant pas de modèle d’humanité donné à l’avance. L’universel est un
effet de création ; il ne peut être à l’origine d’une logique de l’exclusion
stipulant que la mort de l’autre n’est pas la mort d’un homme et qu’elle
ne peut, à ce titre, susciter l’indignation.
1. Ibid., p. 288.
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En proposant une pensée conséquente de l’universel en moral, la philosophie de Bergson recoupe certaines préoccupations et inquiétudes de
notre monde contemporain. Penser la différence particulière pour qu’elle
ne devienne pas différence absolue requiert une certaine pensée de l’universel dont le contenu ne peut être connu à l’avance, et dont la forme est
celle d’un signifiant dont le signifié est toujours fuyant. En effet, les politiques de clôture, qui exaltent l’accomplissement d’un modèle déjà donné,
tout fait, d’humanité, réactivent des logiques identitaires fondées sur la
différence absolue. Contrer ces discours, c’est s’ouvrir à une politique
dont le noyau conceptuel est l’idée de création.
En ce sens, la métaphysique n’est pas un vain ornement de la théorie
politique de Bergson, au contraire, elle lui est même essentielle car elle en
révèle toute la portée pratique : la métaphysique bergsonienne, en définissant le fond de la réalité comme création, inscrit dans la texture même du
monde la possibilité pour l’homme de le changer.
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« O U V R I R LE CL O S » : PO LI T I Q U E B E R G S O N I E N N E
E T S E N S P R A T I Q U E D E S D E UX S O U RC E S
par David AMALRIC
Les conséquences pratiques de la philosophie ? Il n’y en a pas, disait
encore Bergson en 1918, lorsqu’il opposait gentiment une fin de nonrecevoir à son disciple Albert Adès, qui tentait, comme l’avaient fait avant lui
Sorel et Péguy, de mener une lecture sociale et politique de sa philosophie 1.
Mais quelque quatorze ans plus tard – par la violence des expériences
historiques, par la tentative d’aborder enfin certains champs du savoir desquels
il s’était longtemps tenu à l’écart, par les directions surprenantes prises par ses
investigations métaphysiques, bref, par tout cet insu si propre à la problématisation philosophique lorsqu’elle est en prise avec le réel (d’ailleurs reste à
préciser : quel réel ?) –, les choses semblent avoir profondément changé.
Déjà, dans plusieurs des articles recueillis dans La Pensée et le Mouvant,
Bergson ne manquait pas de souligner les conséquences pour la vie,
notamment en termes d’affects joyeux, d’une attention portée à la nouveauté, au mouvement, dont la philosophie était le vecteur par excellence.
Avec Les Deux Sources de la morale et de la religion, ces questions prennent un
tour bien plus ample et concret. En témoignent clairement les « Remarques
finales », qui ne sont rien d’autre qu’un diagnostic historique précis des
problèmes de l’époque, attelé à une forme d’intervention pratique 2 qui
1. Cette anecdote et ces propos (à Adès – qui vient de publier un article intitulé « Le
Bergsonisme dans la vie » –, Bergson déclare notamment que « les idées n’ont pas de
conséquences ») sont rapportés dans Philippe Soulez et Frédéric Worms, Bergson, Paris,
PUF, 2002, p. 164.
2. Bergson dit ainsi, au seuil des « Remarques finales » : « Maintenant, la distinction
entre le clos et l’ouvert, nécessaire pour résoudre ou supprimer les problèmes théoriques,
peut-elle nous servir pratiquement ? » (Les Deux Sources de la morale et de la religion, Paris, PUF,
2008, p. 288 ; désormais cité DS).
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tente de mobiliser des concepts philosophiques tout en perspectives
d’action très concrètes. Bergson s’efforce de répondre aux questions soulevées par la guerre, et par la forme particulièrement meurtrière qu’elle
prend à l’âge industriel ; il en trouve le ressort dans la tendance humaine au
machinisme, qui, livrée à elle-même, coupée de son inspiration « mystique », emporte l’humanité dans la seule perspective d’une acquisition
illimitée de richesses (c’est le ressort impérialiste de la guerre) et de jouissances répétitives (constituant ce que Bergson nomme la « civilisation
aphrodisiaque »). Pour agir dans une telle situation, il importe ainsi de
renouer avec une certaine dimension spirituelle, « mystique », qui est ellemême, en réalité, l’impulsion première du machinisme. Bergson envisage
alors deux solutions concrètes : la venue d’un héros, d’une grande personnalité morale ou religieuse susceptible d’emporter à nouveau l’humanité
dans la direction d’où elle s’est éloignée ; ou le développement de la science
psychique, susceptible de tourner notre attention vers les puissances de
l’âme, sans destiner la connaissance rigoureuse à la seule matière. Et il y a
bien une troisième solution, moins ambitieuse et moins satisfaisante, qui
consisterait, en l’absence d’un réel changement de tendance, à multiplier
les réglementations (économiques, géopolitiques, etc.) afin de limiter les
risques.
Faut-il voir dans ces solutions les conséquences pratiques du bergsonisme ? Il y a de quoi être quelque peu déçu ; on voit mal surtout l’intérêt
que nous pourrions aujourd’hui trouver à ce livre, là où le surgissement
d’un héros et le développement des « sciences psychiques » ressemblent
pour nous au mieux à des propositions farfelues, ou (au pire ?) à de la
mauvaise science-fiction. Déjà la réception de l’ouvrage avait elle-même
suscité nombre de réactions déçues, parfois véhémentes. Dans une version polie, Jean Prévost, décontenancé par le simple « bon sens » des
« Remarques finales », déclarait : « M. Bergson se doit d’y revenir » 1 ; et
dans une version bien plus agressive, attisée par l’antagonisme politique,
Georges Friedmann dénonçait la « non-présence à l’époque » de Bergson
1. Jean Prévost, « Les Deux Sources de la morale et de la religion », NRF, no 226, Paris,
Gallimard, 1932, p. 113-118.
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et ses considérations pratiques « dignes d’un étudiant de droit de première
année » 1. Difficile d’être plus sévère.
Pourtant bien sûr, il ne faudrait pas s’arrêter à cela ; et il ne faudrait
surtout pas en tirer un argument pour congédier la puissance des affects
et la richesse des constructions philosophiques qui habitent Les Deux
Sources – pour congédier l’impression, pourtant insistante, qu’il s’y joue
quand même quelque chose, y compris pour nous aujourd’hui, y compris
même d’un point de vue pratique (si tant est qu’on puisse un tant soit peu
séparer ce point de vue de son autre, celui de la pensée ou de la théorie).
Plutôt qu’un geste de dédain, une telle impression appellerait un geste
d’approfondissement, de problématisation.
Or ce geste, c’est Bergson lui-même qui nous y invite. Dans une note
rédigée en réponse à l’ouvrage que Loisy avait consacré aux Deux Sources 2,
Bergson formule, à propos des considérations pratiques présentes dans les
« Remarques finales », la précision suivante : « le moyen de réforme essentiel, selon moi, n’est pas […] la “science psychique” ni l’“attente du héros”,
mais une certaine ouverture du clos, une certaine direction imprimée au vouloir pour neutraliser l’homme fondamental » 3. Cette phrase, qui pourrait
constituer comme une autre dernière phrase des Deux Sources (à côté de la
célèbre mais équivoque « machine à faire des dieux »), est décisive à plusieurs égards. D’abord elle conduit à relativiser voire à faire oublier les
solutions concrètes et pragmatiques proposées dans les « Remarques
finales », qui affaiblissaient la portée et la crédibilité des Deux Sources bien
plus qu’elles ne la renforçaient. Bergson dit en substance : ne prêtez pas
attention, pour comprendre le sens pratique de mon livre, à ces remèdes
concrets que je propose comme ça, comme j’aurais pu en proposer
d’autres (sous-entendu si j’avais été plus inspiré, ou plus informé). Mais
surtout, en substituant à ces solutions pragmatiques la formule concise et
condensée qu’est l’« ouverture du clos », Bergson opère un geste décisif : il
1. Cf. « La prudence de M. Bergson, ou Philosophie et caractère », Paris, Commune,
no 30, 1936.
2. Ouvrage qui s’intitulait Y a‑t-il deux sources de la morale et de la religion ?. Le texte de ce
commentaire est publié dans le premier tome des Annales bergsoniennes (Frédéric Worms
(dir.), Annales bergsoniennes, I. Bergson dans le siècle, Paris, PUF, 2002).
3. Ibid., p. 134.
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rattache tout l’enjeu pratique du livre (ce qu’il désigne comme « moyen de
réforme essentiel ») aux développements proprement philosophiques des
Deux Sources, et, loin du simple « bon sens », à leur distinction conceptuelle
vertébrale (ouvert et clos), élaborée dès le premier chapitre pour l’étude de
la morale et de la société, et reprise ici sous une forme à la fois mixte (elle
associe les deux polarités) et dynamique (elle décrit un mouvement). Par là,
il effectue aussi une sorte de montée en abstraction, qui, au lieu de restreindre de manière directive les conséquences que son livre pourrait avoir
en termes d’action humaine, suggère au contraire une certaine marge de
réappropriation, liée aussi bien à la généralité et à la transversalité de ses
concepts – qui, sans rien sacrifier de leur précision, opèrent avec une certaine
souplesse dans un nombre varié de situations et de domaines – qu’à la
puissance suggestive des images 1 qu’ils condensent (ouverture et clôture).
Tout s’est inversé : il ne reste presque rien de la position de retrait
pratique qu’adoptait Bergson en réponse aux diverses tentatives de « politisation » de sa pensée menées par ses disciples. Par son appel à « ouvrir le
clos », il en vient même à intervenir au sein d’une situation historique, non
plus seulement en homme d’action, mais bien en philosophe, armé de ses
découpages conceptuels. Et il y a plus : c’est comme si Bergson faisait
signe (pour, justement, d’éventuels disciples ?) vers un travail de prolongement de son œuvre, dans le sens à la fois d’une problématisation philosophique – que faut-il entendre précisément par « ouverture du clos »,
puisque cette idée n’est pas directement traitée et explicitée dans le
livre ? – et d’une invention de conséquences pratiques – comment cette ouverture peut-elle être mise en œuvre ?
C’est à ces questions que nous allons tenter de répondre, en dépliant
les différentes dimensions de cette inscription historique et pratique qui
surgit au cœur de la pensée bergsonienne, et qui est condensée dans une
formule (« l’ouverture du clos ») qu’il reste encore à expliquer philosophiquement, notamment dans sa qualité de mixte : on comprendra alors en
1. Nous renvoyons à ce titre à la conception bergsonienne de l’image telle qu’elle est
présentée dans La Pensée et le Mouvant, comme forme d’expression privilégiée de l’intuition
contre la spatialité du concept inapte à rendre la durée (sauf sous sa forme intensive, souple,
qui se rapproche en réalité de l’image).
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quoi l’enjeu pratique des Deux Sources, bien au-delà des décevantes « solutions concrètes » évoquées dans les « Remarques finales », repose en réalité tout entier sur une problématisation bergsonienne de la politique.
ANCRAGE HISTORIQUE, ANCRAGE PRATIQUE
Les Deux Sources de la morale et de la religion s’inscrivent dans la continuité d’un certain itinéraire métaphysique, qui, depuis l’Essai sur les données
immédiates de la conscience, conduit Bergson à croiser différents champs
d’étude et différentes sciences, de la psychologie (dans l’Essai) à la biologie (dans L’Évolution créatrice). La confrontation avec les sciences
humaines qui est menée dans Les Deux Sources – sociologie et anthropologie, sciences moins exactes et plus intuitives – intervient donc assez logiquement comme la continuation de ce programme. Penser la société, la
morale et la religion amène alors Bergson à s’inscrire dans des champs
philosophiques et à aborder des réalités empiriques qu’il s’était jusque-là
contenté d’effleurer ; en fait, nous allons le voir, ceci réoriente en profondeur le sens et l’inscription de ses développements.
En cherchant à suivre certaines « lignes de faits » pour étudier le fonctionnement des sociétés humaines et le ressort des phénomènes moraux,
Bergson a recours, presque inévitablement, à l’histoire, comme le matériau
privilégié où se jouent nombre de ses raisonnements : c’est là une conséquence de la teneur thématique des Deux Sources. Mais on pourrait
s’attendre à une simple mise en exemples, où certains événements historiques interviendraient pour illustrer seulement une théorie générale de la
société et de la morale. C’est même ce qui s’ébauche en partie au premier
chapitre du livre : par des considérations qui renvoient à la sociologie ou à
la biologie (et qui prolongent en ce sens L’Évolution créatrice), Bergson nous
livre, appuyée sur la figure anthropologique des « sociétés primitives », une
description tout à fait intemporelle du phénomène d’obligation. Celui-ci,
entendu comme maintien de la cohésion sociale et d’un substrat instinctif
par-delà les marges de déviation individuelle et de variabilité liées à l’intelli-
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gence, débouche d’une part sur le concept d’instinct virtuel (qui rend compte
à la fois de l’habitude et du devoir) et d’autre part sur celui de tout de
l’obligation (qui explique la permanence du phénomène d’obligation par-delà
la variation et la diversité des obligations particulières). Tout change pourtant dès que Bergson s’attache à penser la différence entre ces « sociétés
closes » et ce que serait une « société ouverte », puis, parallèlement, entre la
« morale close » et la « moralité complète » ou « ouverte ». C’est comme si
l’histoire entrait alors de force dans les développements bergsoniens : les
descriptions de l’« ouvert » l’évoquent à de nombreuses reprises, en citant
pêle-mêle Socrate, les prophètes d’Israël, le Christ et les mystiques chrétiens, l’état d’âme démocratique, comme des exemples – plus ou moins
adéquats – de surgissement, au cours de l’histoire, d’une attitude d’ouverture, dont les traits constants seraient son caractère universel et non
excluant, sa dimension novatrice, et sa modalité d’action (par appel, imitation, aspiration plutôt que par habitude, devoir, obligation).
Est-on donc simplement passé d’une théorie générale de la clôture à
une théorie générale de l’ouverture ? Loin de là. Car si l’on se montre plus
attentif aux « exemples » mobilisés par Bergson, on s’aperçoit qu’ils ne sont
justement pas de simples illustrations. Ainsi, il apparaît que la justice sous
sa forme ouverte n’est en aucun cas une constante : elle est même historiquement advenue ; sa version grecque ou juive n’en est qu’une préfiguration
incomplète, et elle n’apparaît pleinement qu’avec le Christ, prolongée par
les mystiques chrétiens, et seulement bien plus tard par les Droits de
l’homme. Le concept d’ouvert est donc tout entier appuyé sur des expériences historiques singulières – ce qui se reproduira d’ailleurs au troisième
chapitre avec la notion de « religion dynamique », élaborée au contact du
mysticisme chrétien. De manière encore plus frappante, c’est une expérience historique qui conditionne l’évidence même d’une différence entre
l’ouvert et le clos, et préside à sa genèse ; la distinction surgit en effet au
moment où Bergson perçoit, par le biais des guerres contemporaines, la clôture des sociétés d’aujourd’hui – entendons par là les sociétés dites « civilisées ». Impossible de ne pas voir ici l’éperon de lucidité qu’a constitué la
Première Guerre mondiale : Bergson forme un concept de société close
qui s’applique également aux sociétés les plus « développées », mobilise le
fait de la guerre pour faire apparaître leur fermeture derrière l’idéologie
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universaliste dont elles se parent, et qui n’est rien de plus qu’un vernis
humaniste 1 ; il rompt ainsi nettement avec l’optimisme progressiste,
dépourvu de clôture, qui marquait encore, en 1907, L’Évolution créatrice 2.
Entre les deux, il y a eu la guerre, c’est‑à-dire la contrainte, pour la pensée,
d’une expérience historique décisive, et pour ainsi dire « problématisante ».
Mais simultanément, ce sont en fait les versions historiques de l’ouverture,
mobilisées ici par Bergson, qui inventent et rendent possible ce point de
vue d’extériorité sur la société close, par lequel on peut percevoir la clôture
comme telle sans être d’emblée pris dedans, et théoriser ainsi jusqu’à l’idée
même d’une « société close » ; c’est aussi de ce point de vue qu’est issue la
force affective d’une indignation, d’une protestation, reprise en partie par
Bergson, à l’égard de tout ce que cette clôture implique (exclusion et
guerre, répétition et reproduction). Il apparaît par conséquent que les
développements bergsoniens procèdent doublement d’expériences historiques, puisque s’y rejoignent l’expérience, négative, des guerres contemporaines, et celle, positive, des moments d’ouverture morale. Bien au-delà
d’un simple renfort thématique et contingent, l’ancrage historique des Deux
Sources intervient donc au niveau même de la position des problèmes et de la formation
des concepts ; c’est par lui qu’apparaît la nécessité du travail philosophique.
On perçoit donc comment les développements de Bergson sont déjà
en réalité traversés de l’intérieur par la situation historique précise au sein
1. Cf. DS, p. 25-26. Bergson y précise ainsi sa démarche : « Oh je sais ce que la société
dit […] ; mais pour savoir ce qu’elle veut, il ne faut pas trop écouter ce qu’elle dit, il faut
regarder ce qu’elle fait » (DS, p. 25). Notons au passage que c’est là ce qui fait la distance
profonde, presque incommensurable, entre l’usage que fait Popper du syntagme de
« société ouverte » (dans La société ouverte et ses ennemis, dont la version originale, en anglais,
paraît en 1945) et sa formulation bergsonienne : d’une part parce que celle-ci, chez
Bergson, ne saurait jamais exister pleinement autrement que comme un horizon ; et
d’autre part, surtout, parce que les sociétés démocratiques modernes, que Popper décrit
comme « ouvertes » du fait de leur rationalité, dans leur propension à admettre la réfutation
scientifique et à confronter l’individu à des décisions personnelles, sont justement
dénoncées par Bergson pour leur clôture, que ne sauraient entamer ni les développements
de l’intelligence, ni l’autonomisation de l’individu (qui risque aussi d’être, comme le voyait
déjà Popper lui-même, une atomisation).
2. Il faut néanmoins noter que Bergson y entrevoyait déjà le fait de la guerre (« [Les
sociétés humaines] sont ouvertes à tous les progrès, mais divisées, et en lutte incessante
avec elles-mêmes », L’Évolution créatrice, Paris, PUF, 2008, p. 102), mais sans pour autant en
faire un problème philosophique à part entière susceptible de « l’élever au concept ».
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de laquelle, dans les « Remarques finales », ils seront supposés intervenir.
Il reste pourtant à en comprendre la dimension pratique : comment, chez
Bergson, s’effectue le passage à l’action ? Et en quel sens faut-il entendre
le terme même de « pratique » ? Là encore, ce n’est pas par un supposé
décrochage, un brusque changement de registre qu’introduirait le dernier
chapitre ; au contraire, de manière presque surprenante, la nécessité de
l’action s’impose dans le prolongement et à l’intérieur même du cheminement métaphysique bergsonien. On peut considérer le troisième chapitre
des Deux Sources comme un point culminant de toute l’œuvre, car l’intuition y est atteinte dans sa forme la plus pure, la moins mêlée d’intelligence, à travers l’expérience des mystiques chrétiens ; et pour cause, le
témoignage de ceux que Bergson nommait déjà en 1911 les « révélateurs
de vérité métaphysique » 1 permet de saisir à la fois l’origine et la destination de l’élan vital 2 : « Des êtres ont été appelés à l’existence qui étaient
destinés à aimer et à être aimés, l’énergie créatrice devant être définie par
l’amour. » 3 « Amour » est ainsi le nom de la durée saisie à son niveau le
plus profond, le plus fondamental. Celui-ci procède de Dieu, point de
départ et point d’arrivée, qui est ici, non pas déduit abstraitement, mais
saisi expérimentalement via le témoignage des grands mystiques. On
aurait ainsi une sorte de final théologique et religieux (au sens « dynamique ») de toute la philosophie bergsonienne… Pourtant, si l’on s’intéresse de plus près à cette activité du mystique chrétien portée à sa plus
haute intensité, on s’aperçoit qu’elle se singularise, non pas par sa relation
avec Dieu, mais par son caractère actif, sa capacité à « franchir l’intervalle
entre la pensée et l’action » 4. L’élan mystique ne trouve son sens que dans
sa tendance à réaliser l’ouverture, à transformer la société et l’humanité. En
découlent deux méthodes, exposées par Bergson : l’une consistant à former des sociétés spirituelles pour communiquer à quelques-uns l’ouverture et la consolider dans la durée ; l’autre à déployer « un immense
système de machines capable de libérer l’activité humaine, cette libération
1.
2.
3.
4.
L’Énergie spirituelle, Paris, PUF, 1967, p. 25 (« La conscience et la vie »).
« Ils ont par là même indiqué au philosophe d’où venait et où allait la vie. »
DS, p. 273.
DS, p. 255.
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étant d’ailleurs consolidée par une organisation politique et sociale qui
assurât au machinisme sa véritable destination » 1. On a donc, au cœur de
ce point d’arrivée métaphysique, tous les éléments qui l’emportent vers
autre chose – qui le font, en réalité, redescendre vers l’action humaine,
vers la nécessité d’une pratique. Le terme « pratique » n’est alors plus
exclusivement à placer du côté de cette « vie pratique », liée aux nécessités
vitales, qui conditionnait l’intelligence (ainsi que les illusions métaphysiques qui en découlaient), et dont la philosophie devait précisément
s’éloigner – sous la forme parfois du détachement et de l’introspection –
pour commencer à penser. Dans Les Deux Sources au contraire, avec la
morale ouverte et le mysticisme actif, la pratique s’est décollée de l’intelligence et des simples besoins vitaux : elle est passée du côté de l’intuition.
Ce n’est pas pour rien que les « Remarques finales » reprendront quant à
elles les problèmes surgis au cœur de l’expérience mystique (celui de la
démocratie et celui du machinisme), et ce, jusqu’à leur dernière phrase,
peut-être le dernier mot de la philosophie bergsonienne – qui est à n’en
pas douter un appel à agir…
Mais plus encore, Bergson se voit ici contraint de penser l’ancrage et
la destination historico-pratiques de la philosophie elle-même : c’est‑àdire, à la fois, les conditions de son surgissement dans la société (précisément, son
ancrage), et le type d’intervention qu’il est susceptible d’y inscrire, c’est‑àdire la portée et l’efficace de son discours du point de vue de l’action humaine.
De ce point de vue, il apparaît que Les Deux Sources proposent, comme
l’a noté Deleuze dans Le bergsonisme 2, une véritable genèse de l’intuition
philosophique, liée à la théorie de l’« émotion créatrice » déployée au premier
chapitre ; l’émotion créatrice, cet écart qui s’insère entre l’obligation
sociale et l’égoïsme individuel, est le ressort de la morale ouverte, dont
elle constitue le contenu (l’amour universel) et la modalité d’action (l’aspiration, l’imitation, l’appel) ; elle est simultanément une force dynamique,
un principe actif, produisant des effets concrets sur les comportements
humains, mais aussi une nouvelle façon d’agir, de sentir et de percevoir :
1. Ibid., p. 249.
2. Cf. Gilles Deleuze, Le bergsonisme, Paris, PUF, 2007, p. 115-116.
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une « différence de ton vital ». Étant ainsi « génératrice de pensée » 1, elle
« se prolonge en élan du côté de la volonté, et en représentation explicative
du côté de l’intelligence » 2. La philosophie procède alors doublement de
l’émotion créatrice : dans son ressort affectif (ce par quoi on veut philosopher) et dans sa dimension intuitive, sa capacité à saisir le réel sous l’angle
de la durée et de la nouveauté – mais aussi et surtout sa capacité à sortir
de la société close, à s’en détacher sans être d’emblée prise en son sein,
c’est‑à-dire prise dans les « idées générales » et la « pensée sociale » élaborées en
vue des nécessités vitales, de la cohésion sociale et du travail humain 3.
C’est seulement à partir de l’ouvert et du point de vue de l’ouvert que la
philosophie est susceptible de penser le réel au-delà de tout « modèle
déposé dans les cartons administratifs de la cité » 4 – de la « cité », qu’on
peut ici aisément traduire par « société close ».
Mais la philosophie, dans le sillage de l’ouverture, est en réalité à son
tour le lieu d’une production affective à la fois directe et indirecte ; directe,
puisqu’elle emporte et prolonge dans son écriture et ses images en fusion
quelque chose de l’émotion créatrice, et possède par là une certaine
capacité à nous affecter : c’est la « joie philosophique » qui est décrite
dans La Pensée et le Mouvant 5 ; mais aussi indirecte dans la mesure où elle
décrit théoriquement et nous fait voir certaines expériences d’ouverture
morale, et évoque des inventions d’attitudes vitales et des moments
d’enthousiasme situés hors d’elle. Entre ces deux niveaux, la philosophie
se trouve alors tiraillée entre le risque de la critique passive et détachée,
trop lestée d’intelligence, trop descriptive, incapable de nous affecter, et
la possibilité de la critique active, créative dont elle est éminemment
porteuse, même si elle doit toujours en partie emprunter sa force propulsive.
1. DS, p. 40.
2. Ibid., p. 46.
3. Cf. La Pensée et le Mouvant, Paris, PUF, 2009, p. 87. Désormais cité PM.
4. DS, p. 51.
5. La philosophie, dans le recueil d’articles, y est en effet présentée comme une
« préparation à bien vivre » susceptible de nous rendre « plus joyeux et plus forts », par
laquelle « notre faculté d’agir, en se ressaisissant, s’intensifiera » (PM, p. 116).
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Tout porte ainsi à voir dans Les Deux Sources le moment où la célèbre
maxime bergsonienne « agir en homme de pensée et penser en homme
d’action » finit par être véritablement prise à la lettre, mais à un tel point que
ses deux versants fusionnent quasiment. C’est là que se rejoignent, non
sans difficultés et sans tensions, l’entreprise philosophique et l’entreprise
politique de Bergson ; tensions, car Les Deux Sources constituent en même
temps la scène où, comme nous tenterons de le faire voir, se dramatise en
sous-main le conflit de l’homme de pensée et de l’homme d’action, la
réticence de chacun à suivre l’autre jusqu’au bout. Tout ceci permet de
saisir la destination pratique de toute la philosophie bergsonienne, qui
trouve dans l’action l’accomplissement et la relance problématique de son
point d’arrivée métaphysique ; et d’autre part, théorisée par Bergson, la
double inscription, à la fois sociale (en prolongeant l’ouverture de la société
close et en déployant une critique de la clôture) et affective (étant activée,
rendue possible par l’émotion créatrice en même temps qu’elle la fait voir
et en redonne une partie), de toute pratique philosophique, double inscription qui fournit le complément indispensable des développements méthodiques de La Pensée et le Mouvant.
Il reste pourtant un dernier aspect à expliquer, comme un point
aveugle dans la compréhension de l’efficience et de la portée du discours
philosophique : lorsque Bergson évoque en effet les conséquences pratiques de ses développements, lorsqu’il en appelle à une action, il présuppose inévitablement chez ceux à qui il s’adresse une certaine marge de
manœuvre, une certaine liberté d’action. « La volonté peut tout », griffonne
même Bergson en marge de son commentaire à l’ouvrage de Loisy, reprenant ainsi la « direction imprimée au vouloir » qu’il associait à l’« ouverture
du clos ». Contre les dangers qui menacent l’humanité, il faudrait donc
s’en remettre à l’action volontaire. Mais comment accepter une telle solution, là où tout le livre, en particulier le premier chapitre, orchestre une
critique des philosophies morales et de l’intellectualisme qui les soustend ? D’après Bergson, en effet, aucune action humaine n’est jamais mue
par la raison, et aucune conduite morale ne se base sur l’application de
règles et de préceptes théoriques ; les seuls principes actifs sont à rechercher en deçà et au-delà de l’intelligence, dans ces deux forces que sont la
pression et l’aspiration. Du coup, l’action morale, dans les deux cas, ne
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BERGSON ET LA POLITIQUE
saurait être l’effet d’une quelconque décision volontaire, puisqu’elle est la
conséquence, tantôt du tout de l’obligation et de l’exigence de cohésion
sociale, tantôt de la présence irradiante de personnalités exceptionnelles
qui suscitent en nous un appel, et font seules exception à l’ordre de la
société close. La marge de liberté se réduit alors, pour l’homme, à l’élaboration de théories morales qui tireront leur force d’ailleurs, et, la plupart du
temps, dans l’illusion – critiquée par Bergson – de la tirer d’elles-mêmes.
C’est aussi pourquoi, pour ne pas tomber dans une contradiction intenable, Bergson se garde bien quant à lui de proposer une quelconque
« morale ». Avec l’impuissance pratique de ce mixte qu’est l’intelligence,
on est pris dans une sorte de tenaille de l’involontarisme, un modèle figé
où la vie sociale, marquée par la pression, serait condamnée à la clôture, et
où la possibilité du salut serait entièrement extra-sociale, voire religieuse,
suspendue, en tout cas, à la venue des mystiques et des héros…
La politique des Deux Sources : de l’atmosphère collective à la démocratie radicale
Il y a bien pourtant autre chose : « L’humanité est invitée à se placer à
un niveau déterminé – plus haut qu’une société animale, où l’obligation
ne serait que la force de l’instinct, mais moins haut qu’une assemblée de
dieux, où tout serait élan créateur. » 1 Or, dans cette « invitation », c’est
l’« ouverture du clos » qui réapparaît, en filigrane, placée dans l’entre-deux
d’une société close et d’une société ouverte. Tout s’éclaire alors : si « la
volonté peut tout », c’est bien parce que la société est un mixte de clôture et
d’ouverture. C’est seulement en retournant les différences de nature (irréductibilité absolue de l’ouvert et du clos) en différences de degré (existence de plusieurs niveaux d’ouverture et de clôture de la société) qu’on
comprend l’effectivité d’un travail de l’intelligence (c’est‑à-dire également
de la philosophie), et la latitude d’action laissée à une liberté humaine qui
ne serait ni attente, ni résignation – ni involontarisme ouvert, ni involontarisme clos : une liberté collective et politique plutôt que morale comme
1. DS, p. 86.
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solution possible au problème de la volonté, et dont la marge d’action
serait précisément le type d’articulation et le degré variable d’ouverture et
de clôture d’une société.
On peut alors réorienter la lecture à partir des nœuds problématiques où
se fait voir l’espace du mixte. Si la société est (presque) toujours une « société
qui s’ouvre », cela implique : 1) que l’ouverture morale ne se déploie pas dans
une sphère entièrement détachée du social, mais qu’au contraire elle s’y
insère pleinement ; 2) qu’elle peut faire l’objet d’un travail de repérage et de
consolidation dans la durée ; 3) qu’on peut, comme voulaient déjà le faire les
mystiques, réaliser l’ouverture, la mettre en œuvre dans des institutions. C’est
alors en ce lieu (4) que se joue la tension conflictuelle entre une capacité à y
maintenir l’ouverture, et un risque de recouvrement et de refermement
dans la clôture qui n’est pas une fatalité absolue. Enfin, on comprend par là
(5) que l’action des non-mystiques ou des non-héros, l’action, en somme,
de chacun et de tous, a des effets absolument décisifs ; c’est même à « chacun », non pas, évidemment, aux seules personnalités exceptionnelles, que
s’adressent Les Deux Sources, et en particulier les « Remarques finales ». Ces
différents points de tension composent ainsi la constellation évanouissante
d’une pensée politique bergsonienne. Ils risquent toujours de s’effacer, dans
la lecture du livre, au profit des seules dimensions morales et religieuses, et
du seul dualisme métaphysique. Mais, en prenant l’« ouverture du clos » comme
révélateur, on peut, par un renversement semblable à celui de Matière et
mémoire, faire voir tout le monisme pratique des Deux Sources.
Pourquoi parler de politique ? Parce que le terme matérialise un certain
écart par rapport au seul domaine moral, et permet de désigner cette
action collective d’ouverture du clos, qui pose les problèmes de la libération, de la transformation de la société et du rapport à l’institution
(c’est‑à-dire à la réalisation de l’ouvert). Par là, on rend également compte
de nombre de « lignes de fait » et de références thématiques mobilisées
par Bergson au fil de ses développements : la guerre, le nationalisme, les
frontières, les hiérarchies sociales 1, les systèmes juridiques, les droits de
l’homme, la démocratie, etc.
1. Cf. l’analyse, dans les « Remarques finales », du « dimorphisme » (DS, p. 295-298).
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BERGSON ET LA POLITIQUE
Nous tenterons donc d’esquisser ici les éléments d’une telle politique,
à partir de certains points décisifs – images, concepts, descriptions empiriques – du développement bergsonien.
Libération. La « morale close » décrite par Bergson ne correspond aucunement, contrairement à ce que suggère le mot « morale », à un corps de
règles ou de préceptes d’un certain genre ; elle est plutôt un mécanisme
d’autorégulation du corps social, fait d’habitudes et d’impératifs variables
destinés à assurer sa cohésion. C’est elle qui nous incline à « rester bon
époux, bon citoyen, travailleur consciencieux, enfin honnête homme » :
soit, lorsque nous y consentons, elle ne fait qu’entretenir de manière invisible nos habitudes ; soit, lorsque nous tendons à dévier de ce modèle, elle
se manifeste par l’impératif, par le devoir, et ré-oriente notre conduite
dans le sens de la société, en exerçant ce que Bergson nomme une « résistance à la résistance ». Parfois même, lorsque la transgression est inévitable,
la société close développe d’autres recours, juridiques et institutionnels,
pour assurer sa régulation 1, tout en restant en pleine continuité avec
l’impératif moral : c’est la culpabilité du criminel qui se dénonce avant
d’être effectivement puni 2. À cette morale close s’associe une attitude
subjective spécifique : c’est ce que Bergson nomme l’âme close. Elle est
d’abord le ressort affectif de la clôture des sociétés. À une échelle globale
en effet, les sociétés closes sont définies – notamment dans la mesure où
elles se constituent en entités politiques comme la « cité » ou la « nation » –
par leur limitation et par leurs frontières : elles excluent toujours une partie
de l’humanité, ce qui se manifeste à l’occasion des guerres. Or cette clôture, à une échelle individuelle, prend la forme d’une certaine disposition
qui fait que nous aimons prioritairement le proche, et que nos liens d’affection et notre environnement perceptif se développent de manière limitée
et concentrique : les hommes « sont tournés vers eux-mêmes » 3. Simultanément, l’âme close correspond également à l’enfermement de chacun
1. Ces aspects sont notamment explicités au début des développements que Bergson
consacre à la notion de justice (ibid., p. 68-81), lorsqu’il évoque justement sa forme
« close ».
2. Cf. ibid., p. 10-11.
3. Ibid., p. 33.
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dans la société, puisque nous sommes soumis aux structures, aux hiérarchies
et aux rôles qu’elle nous assigne, étant dit que « c’est la société qui trace à
l’individu le programme de son existence quotidienne » 1. Par le biais de
l’obligation et de l’habitude, nous allons alors jusqu’à intérioriser ces mécanismes, pour les entretenir et les reproduire, par quoi « [L’individu et la
société] sont absorbés dans une même tâche de conservation individuelle
et sociale » 2, ou, en d’autres termes, « l’individu et la société se conditionnent mutuellement ». La disposition propre à l’âme close empêche
même de concevoir comme possible un autre état de choses que celui qui
existe dans la société, et rend inconcevable le changement profond de ses
structures : « La plupart des grandes réformes accomplies ont paru d’abord
irréalisables, et […] elles l’étaient en effet. Elles ne pouvaient être réalisées
que dans une société dont l’état d’âme fût déjà celui qu’elles devaient
induire par leur réalisation ; et il y avait là un cercle […]. » 3 Enfermement,
exclusion, répétition : tels sont, liés à la polysémie suggestive de la « clôture »,
les caractères multiples de la société close, de la morale close qui en assure
le fonctionnement, et de l’âme close qui en constitue, chez chacun, l’attitude subjective correspondante.
De ce point de vue, on comprend immédiatement comment l’idée
d’ouverture (appliquée aussi bien à la « société » qu’à la « morale » ou à
l’« âme ») correspond implicitement à une théorie bergsonienne de la libération, organisée autour d’une question centrale : comment cette clôture multiple, étagée sur plusieurs niveaux, en vient-elle à se briser ? C’est l’attitude
vitale « ouverte » de certaines personnalités exceptionnelles qui permet à
Bergson de suggérer une capacité à s’affranchir des obligations et des
habitudes assignées par le corps social, à porter son horizon affectif et
perceptif au-delà des frontières de la société close, et à introduire la nouveauté contre les mécanismes de répétition et de reproduction. Se déploie
ainsi, pour ces « grands hommes de bien », « l’émotion particulière d’une
âme qui s’ouvre, rompant avec la nature qui l’enfermait à la fois en ellemême et dans la cité. Ils disent d’abord que ce qu’ils éprouvent est un
1. Ibid., p. 12.
2. Ibid., p. 33.
3. Ibid., p. 74.
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sentiment de libération. Bien-être, plaisirs, richesse, tout ce qui retient le
commun des hommes les laisse indifférents. À s’en délivrer, ils ressentent
un soulagement, puis une allégresse » 1. On a là le premier maillon de la
politique bergsonienne, où se trouve en réalité posée, même si ce n’est pas
directement en ces termes, la question de l’émancipation 2.
Imitation et atmosphère collective. Mais la libération est-elle alors seulement
à la portée de quelques privilégiés, héros ou mystiques ? À première vue,
on pourrait le soutenir, et il semble que la moralité réellement complète et
ouverte, telle qu’elle est théorisée par Bergson, leur soit éminemment
réservée ; mais beaucoup d’éléments résistent, au sein des développements
bergsoniens, à une telle assimilation, dans une tension qui les emporte vers
autre chose.
Lorsqu’on se penche sur la description de la morale ouverte, on
s’aperçoit qu’elle est immédiatement irréductible à une simple attitude
« individuelle ». Si ces personnalités privilégiées évoquées par Bergson parviennent bien à s’émanciper de la clôture, à exprimer un amour sans limite
(pour l’humanité, mais aussi bien pour le monde dans son ensemble) et à
inventer de nouvelles attitudes vitales, cette posture ne vaut en réalité que
par sa transitivité, c’est‑à-dire sa capacité intrinsèque à se répandre, à se
propager ; sans une telle capacité, on ne peut même pas vraiment parler
d’ouverture. « Leur existence est un appel », dit à cet égard Bergson : tout
l’enjeu de la morale ouverte est que, précisément, elle suscite l’aspiration, et
embraye sur un phénomène d’imitation ; l’attitude des grands hommes de
bien est ainsi reprise par d’autres, mais également déplacée, réinventée.
Bergson décrit ce phénomène dans un passage très dense du premier
chapitre 3, qui déplace à plusieurs égards les termes du problème de l’ouver1. Ibid., p. 50. Nous soulignons.
2. Peu importe à cet égard que la clôture n’ait pas, chez Bergson, une connotation
uniquement négative (puisqu’elle est fonctionnelle, qu’elle rend possible la vie sociale et
manifeste chez l’être humain un certain « attachement à la vie »). Outre que le jeu des
connotations axiologiques est, au sein du texte bergsonien, foncièrement ambigu, ce qui
importe, c’est que Bergson tente ici d’expliquer comment la clôture se brise, et fait signe
ainsi vers l’enjeu pratique des Deux Sources, qui est bien une certaine « ouverture du clos ».
3. Cf. ibid., p. 30-31 (de « La nature de cet appel… » à « … entendu en soi un écho »).
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ture morale. D’abord il relativise l’importance de la présence en acte des
grands hommes de bien. On peut en effet les convoquer, par la mémoire
ou par le récit (« dont on nous avait simplement raconté la vie »), en se les
représentant intérieurement comme une instance de jugement, un point de
vue sur son action (« ce que tel ou tel eût attendu »). Mais il y a plus : loin de
se réduire aux mystiques et aux héros, ces personnalités peuvent aussi bien
être des proches ou des amis – tous ceux que Bergson nomme aussi les
« héros obscurs de la vie morale » 1 – voire, éventuellement, nous-mêmes,
puisque cette personnalité peut à tout moment s’affirmer en nous. Tout
cela débouche sur le deuxième apport du texte, qui est que l’appel suscité
par les personnalités exceptionnelles (mais, on le voit maintenant, pas si
exceptionnelles que ça) dépend lui-même d’un écho suscité en chacun de
ceux qui le reçoivent. Par quoi l’imitation, loin d’être un mimétisme superficiel, une pâle copie extérieure, est un processus issu du plus profond de la
personnalité (« cette personnalité se dessine du jour où l’on a adopté un
modèle »). S’inspirant de Tarde, Bergson décrit ainsi l’imitation en termes
de désir, d’aspiration, d’affectivité, plutôt qu’en termes d’actes objectifs ou
de simples apparences, et suggère en même temps que celle-ci implique
toujours un coefficient de réinvention et de réappropriation (« la parole
qu’on a fait sienne »), conséquence de la nature créative, pour Bergson, de
toute personnalité.
Le phénomène d’ouverture morale tend donc ici à être placé de moins
en moins sous la dépendance de quelques « personnalités privilégiées », et
de plus en plus à la portée de chacun. Ceci est même confirmé, voire
redoublé, par la théorisation affective de la propagation imitative, que Bergson déploie à partir de ses développements sur l’« émotion créatrice ». Car
c’est alors la dimension collective du phénomène d’imitation qui apparaît
dans toute son ampleur, là où l’ouverture est définie comme une joie,
indice immanent de l’accès à une vie supérieure, qui se répand dans le
corps social, et qui est décrite par Bergson, dans une image saisissante,
comme un « enthousiasme qui se propage d’âme en âme, indéfiniment,
comme un incendie » 2. On éprouve ici la vitesse de diffusion de l’ouverture,
1. Ibid., p. 47.
2. Ibid., p. 59.
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qui devient une véritable expérience collective – il faudrait d’ailleurs dire : une
expérience collective de libération. À sa limite extrême, cette propagation ne
passe même plus par la conscience de l’imitation, et encore moins par la
nécessité d’une présence ou d’une représentation des grands hommes : « Si
l’atmosphère d’émotion est là, si je l’ai respirée, si l’émotion me pénètre,
j’agirai selon elle, soulevé par elle. » 1 Avec cette idée respiratoire d’une
imitation involontaire, on retrouve à nouveau l’inspiration tardienne. Mais
on peut surtout saisir, en particulier grâce à cette notion d’atmosphère,
l’insertion du phénomène d’ouverture au sein du tissu affectif de la société,
dont il reconditionne en partie les formes d’être-ensemble.
On dispose donc maintenant d’éléments pour penser le mixte d’ouverture et de clôture qu’est la société qui s’ouvre, la société travaillée de
l’intérieur par l’ouverture. En effet, on aperçoit désormais plusieurs degrés
d’intensité affective de l’ouvert : entre la forme la plus pure de la moralité
complète présente chez les grands hommes de bien, l’imitation et la
reprise de cette attitude par d’autres, que ce soit sous l’effet puissant de
leur présence ou sous l’effet moins puissant de leur remémoration (voire
de leur simple représentation imaginaire), et enfin la participation atmosphérique à l’émotion créatrice, presque inconsciente et sans plus aucun lien
direct avec la personnalité privilégiée qui en est à l’origine. On voit ainsi
s’étager des niveaux variés de l’ouverture qui, à sa limite inférieure, à son
plus bas degré d’intensité, se distingue à peine de la simple attitude close.
Se dresse alors le tableau d’une société traversée par divers flux d’imitation
et d’émotion, et prise dans l’entremêlement complexe de vecteurs d’obligation et d’aspiration.
Remuer les cendres. Pourtant, les expériences d’ouverture sont ellesmêmes éphémères, et risquent très vite d’être noyées dans la structure du
clos : « Mais après chacune [des expériences qui tendent vers la société
ouverte] se referme le cercle momentanément ouvert. Une partie du
nouveau s’est coulée dans le moule de l’ancien ; l’aspiration individuelle
est devenue pression sociale ; l’obligation couvre le tout. » 2 On retrouve
1. Ibid., p. 45.
2. Ibid., p. 32.
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ici le processus insidieux qui fait que, comme le montre Bergson au
début du premier chapitre, les sociétés contemporaines reprennent les
formules de l’universalisme comme un « épais vernis » qui légitime et fait
toute la matière – mots, formules, représentations – de leur clôture. Ce qui
triomphe, ce qui persiste dans la durée, c’est le cadre formel du clos, apte
à intégrer, à capter et à récupérer les forces de l’ouverture, et à donner
l’impression illusoire que celle-ci est toujours présente. Par là se fait voir
un autre niveau du mixte : celui de l’interaction, dans le vocabulaire des
Deux Sources, entre matière et forme, c’est‑à-dire entre les contenus représentatifs (par exemple les formules du Sermon sur la Montagne) et les structures où ils s’insèrent, c’est‑à-dire aussi les forces qui les sous-tendent
(par exemple, celles, souvent statiques, de l’Église instituée). C’est cette
distinction qui permet alors de ramener l’ouvert à son origine réelle, pardelà ses formes sédimentées et plus ou moins refermées : le ramener à sa
forme profonde (qui est aspiration) par-delà le résidu superficiel de sa
matière – critiquer, déconstruire le second pour, éventuellement, ranimer
la première 1.
En effet, face à ce « refermement », face aux restes inertes et clos des
incendies de l’enthousiasme, Bergson indique la possibilité imagée d’une
action : « remuons la cendre » 2. Cette formule suggestive est en même
temps un geste, une invitation à agir conjuguée à l’impératif, et qui dit en
substance : même lorsque l’ouvert a été entièrement recouvert par le clos,
lorsqu’il n’y a guère plus de personnalités exceptionnelles pour le susciter à
nouveau, il est encore possible de faire quelque chose. Ainsi, évoquant le
souvenir des actions des mystiques, Bergson indique que « chacun de nous
1. Bergson fournit ici des moyens subtils pour penser les retombées d’un moment
politique d’émancipation : comment il est intégré, récupéré, dans un mélange ambigu de
fidélité et de trahison. Les distinctions bergsoniennes amènent à certaines interrogations :
comment faire la part de la matière et de la forme, des conséquences historiques
attribuables aux moments d’ouverture et de celles attribuables à leur répression, à leur
clôture ? Le rapport de tout le XIXe siècle aux formules et aux contenus représentatifs de la
Révolution française, ou le rapport des quarante dernières années aux slogans et aux
« aspirations » de Mai 68 fourniraient des exemples historiques tout à fait adéquats des
rapports complexes, difficiles à démêler, de la forme et de la matière de l’ouvert, et de la
ligne floue et ténue qui sépare sa réalisation active de son intégration dénaturante.
2. Ibid., p. 27.
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peut le revivifier, surtout s’il le rapproche de l’image, restée vivante en lui,
d’une personne qui participait de cette mysticité et la faisait rayonner
autour d’elle » 1. On peut donc agir contre le recouvrement de l’ouvert pardelà son intégration de surface. Ici l’usage du « nous », qui semble inclure le
lecteur, est la marque de l’adresse du discours bergsonien ; précisément
parce qu’il ne s’adresse pas qu’à quelques privilégiés (qui seraient déjà
transis par la morale ouverte), Bergson place cette action qu’il appelle de
ses vœux à la portée de chacun. On retrouve l’appel de la morale ouverte, en
tant qu’il était destiné à tous, et que chacun, en ressentant en lui un écho,
pouvait convoquer par le souvenir ou par le récit, retrouver en lui-même
ou chez ses proches, et reprendre à travers un phénomène d’imitation
inventive. Et c’est encore à « tous » et à « chacun » que s’adresse l’invitation
bergsonienne à « ouvrir le clos » : il y a là la condition même d’un quelconque enjeu pratique des Deux Sources, et d’une quelconque portée du
discours philosophique. Il y a également quelque chose de foncièrement
démocratique, dans l’appel bergsonien à l’action, dans la possibilité d’être
touché par la morale ouverte, et dans la liberté collective et politique qui se
joue dans cet entre-deux qu’est la « société qui s’ouvre » 2. L’usage de la
première personne, du pluriel et du singulier (ainsi par exemple : « l’atmosphère d’émotion, si je l’ai respirée ») en constitue le marqueur énonciatif
par excellence.
Et il y a même, dans l’invitation à « remuer la cendre », dans cette
formule imagée et tendue vers l’action qui est en elle-même productrice
d’affects, une sorte de manifeste pour l’activité philosophique. Cette image
fait en effet écho à une formule de La Pensée et le Mouvant, qui exprime la
tâche du philosophe consistant à restituer « au mouvement sa mobilité » :
« Réveillons la chrysalide » 3… C’est comme si Les Deux Sources, par une
1. Ibid., p. 85.
2. C’est ce qui motive également, au chapitre 3, la reprise à William James de l’idée
que le mysticisme serait largement démocratique, et quasiment à la portée de tous ; et c’est
aussi une reprise du thème, présent dans La Pensée et le Mouvant, selon lequel la philosophie
est ce qui place l’intuition à la portée de chacun : « ce que la nature fait de loin en loin, par
distraction, pour quelques privilégiés, la philosophie, en pareille matière, ne pourrait-elle
pas le tenter, dans un autre sens et d’une autre manière, pour tout le monde ? » (PM,
p. 153).
3. Ibid., p. 9.
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reprise et un déplacement, en livraient ici l’équivalent pratique et politique,
par lequel le philosophe est lui-même remueur de cendres 1, critique de la
pensée sociale, en prise avec les opinions et les discours idéologiques dont
il fait voir les illusions et les faux problèmes ; simultanément, il retrouve les
vraies divisions derrière les mixtes dissimulateurs (où la forme close se
pare de la matière de l’ouvert) et fait signe vers une action dans le sens de
l’ouverture, en se rapportant à un certain nombre d’expériences historiques (que ce soit le christianisme, les Droits de l’homme, etc. : la liste est
remaniable) dont il établit en quelque sorte le repérage précis, de manière à
déployer simultanément une mémoire et une actualité de l’ouvert.
Institution et démocratie. On parvient alors à un nouveau point décisif de
la politique bergsonienne : car, avec la perspective du recouvrement et de
la sédimentation de l’ouvert, c’est tout le problème de sa réalisation et de sa
consolidation dans la durée qui est soulevé par Bergson. Les expériences collectives de libération sont-elles vouées à s’essouffler, et à ne persister que
sous une forme profondément dénaturée ? Comment en viennent-elles
réellement à « transformer la société » ? L’insertion affective et sociale de
l’ouverture morale, sa production d’« états d’âme sociaux » pose en effet la
question, directement politique, de sa présence au sein du tissu institutionnel que constitue la société close. Déjà, dans ses développements sur la
notion de justice, Bergson effectue ce passage du niveau moral au niveau
politique ; la justice « close », celle qui, « fidèle à ses origines mercantiles »,
« mesure et proportionne » 2, a bien une existence au plan des valeurs, mais
ne s’incarne et ne fonctionne concrètement que par le biais d’institutions
juridiques et politiques. Symétriquement, le problème se pose à la « justice
1. Il est d’ailleurs intéressant de noter à quel point, dans Les Deux Sources, et dans le
sillage des descriptions de l’émotion créatrice, Bergson déploie ses images à partir, non
plus, comme souvent, de la liquidité et de la fluidité propres à l’eau, mais à partir du feu :
celui-ci est pour ainsi dire l’élément « médiateur » de sa conception de l’ouverture, entre la
vitalité de la flamme qui allume les esprits et se propage comme l’incendie, et la « mort » de
la cendre, qui est toujours une mort relative, puisqu’elle peut être ranimée ; peut-être
même que toutes les questions relatives à la sédimentation de l’ouverture, et à sa plus ou
moins forte intégration dans le cadre du clos, tiennent tout entières dans l’ambiguïté si
singulière de la braise.
2. DS, p. 71.
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BERGSON ET LA POLITIQUE
ouverte » (non plus proportionnelle, mais cette fois incommensurable) de
savoir comment elle peut se réaliser, ne plus s’en tenir au simple statut
d’idéal 1 ; or, ajoute Bergson, « cette réalisation n’est possible que par
l’intermédiaire des lois » 2. L’institution de la démocratie et des Droits de
l’homme constitue alors une concrétisation de cette idée : par eux, la justice ouverte parvient à s’installer dans la durée (étant gravée dans le
marbre), et à gagner en extension, puisqu’elle obtient le « consentement de
la société » et s’étend donc à sa totalité. Il aura fallu le christianisme, son
ardeur à se propager et son exigence d’action, pour parvenir à une telle
situation. Et c’est en fait dans cette perspective de réalisation, d’incarnation institutionnelle, qu’il faut replacer le caractère « actif » du mysticisme
chrétien, tel que Bergson le décrit au troisième chapitre : non seulement
par sa tentative de former des « sociétés spirituelles » où « se conserverait,
[…] se continuerait l’élan jusqu’au jour où un changement profond des
conditions matérielles imposées à l’humanité par la nature permettrait, du
côté spirituel, un changement plus profond » 3 ; mais aussi, justement, une
fois ces conditions atteintes, par la réalisation de la démocratie, « organisation sociale et politique qui [assurerait] au machinisme sa véritable destination », et dont Bergson précise dans les « Remarques finales » qu’elle est
d’« essence évangélique » 4. La démocratie serait donc ce par quoi l’ouverture en vient, sous certaines conditions (notamment les conditions techniques par lesquelles l’homme parvient à s’affranchir en partie de la
nécessité du travail), à s’institutionnaliser, et à prendre une forme politique.
La possibilité décisive qui semble ici introduite par Bergson, c’est celle
d’une institution, d’une structure durable, qui ne serait pas (ou plutôt, pas
seulement) close.
Par là il importe de saisir comment des institutions peuvent se placer
dans le prolongement des atmosphères collectives issues de l’ouverture. À
ce titre, les premières apparaissent à la fois en continuité et en rupture avec
1. Bergson se demande ainsi « comment, une fois conçue, sous une forme d’ailleurs
vague, la justice resta si longtemps à l’état d’idéal respecté, qu’il n’était même pas question
de réaliser » (ibid., p. 73).
2. Ibid., p. 74.
3. Ibid., p. 250.
4. Ibid., p. 300.
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les secondes : en continuité, dans la mesure où le concept souple d’atmosphère suggère déjà une grande variation possible d’échelles, tant d’un
point de vue temporel (du plus éphémère au plus durable) que d’un point
de vue spatial (du plus localisé au plus étendu). On y passe ainsi par
gradation du simple émoi momentané à la consolidation d’un état d’âme
social 1, c’est‑à-dire d’une attitude vitale adoptée par l’ensemble de la société,
telle une extension maximale, dans l’espace et dans le temps, de l’atmosphère. Mais l’institution est également en rupture avec une simple propagation spontanée de la morale ouverte et avec le niveau des « états d’âme ».
En effet, elle implique la construction de certaines formes politiques et
juridiques, et suppose, dans sa mise en œuvre, un geste et un type d’action
spécifiques, dont Bergson fournit en partie la description. Non seulement
la « réalisation » mobilise un certain nombre de facultés qui constituent une
sorte d’« intelligence politique », liée au bon sens et à la capacité de diagnostic d’une situation 2, mais elle va jusqu’à se déployer selon une « méthode »,
décrite en ces termes par Bergson dans les pages où il théorise la réalisation
démocratique de la justice ouverte : « La méthode consistait à supposer
possible ce qui est effectivement impossible dans une situation donnée, à
se représenter ce qui en résulterait pour l’âme sociale, et à induire alors
quelque chose de cet état d’âme par la propagande et par l’exemple : l’effet,
une fois obtenu, compléterait rétroactivement sa cause ; des sentiments
nouveaux, d’ailleurs évanouissants, susciteraient la législation nouvelle qui
semblait nécessaire à leur apparition et qui servirait alors à les consolider. » 3
La difficulté sous-jacente à laquelle se heurte ici l’action, c’est le conditionnement mutuel des formes de vie et des structures, des états d’âme et des
institutions, qui crée un cercle par lequel la société se reproduit et se
conserve. Pour le briser, il faut un certain saut dans l’impossible, « un bond
1. Cf. ibid., p. 74-75, pour ce concept d’« état d’âme », qui semble à tous égards
reprendre celui d’atmosphère.
2. Ce sont même ces facultés qui caractérisent la santé intellectuelle du mystique et sa
capacité d’action : « elle se manifeste par le goût de l’action, la faculté de s’adapter et de se
réadapter aux circonstances, la fermeté jointe à la souplesse, le discernement prophétique
du possible et de l’impossible [notons qu’on retrouve directement cette capacité dans la
« méthode d’action » énoncée par Bergson], un esprit de simplicité qui triomphe des
complications, enfin un bon sens supérieur » (ibid., p. 241).
3. Ibid., p. 78.
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en avant, qui ne s’exécute que si la société s’est décidée à tenter une
expérience », et qui implique le déploiement d’une hypothèse (« supposer
possible »), la propagation active et volontaire des attitudes subjectives et
affectives qui la rendent viable, mais aussi, en son fond, un véritable ébranlement de la société. Ce n’est pas sans motif que Bergson, quand il décrit dans
le premier chapitre et dans les « Remarques finales » l’apparition de la
démocratie, évoque à chaque fois d’abord la fragilisation des hiérarchies
(ou du « dimorphisme social ») : les dominants perdent leur suprématie, le
rapport de forces s’inverse, et c’est seulement à la faveur de ce bouleversement que la démocratie est rendue possible 1 ; elle y trouve sa condition
historique, conjoncturelle. Le circuit d’interaction des états d’âme et des
institutions peut alors, à cette occasion et par une telle méthode, s’engrener
dans le sens d’une transformation de la société – et aboutir, idéalement, à
un cercle vertueux, renforcement mutuel d’un ethos démocratique (issu de
la morale ouverte, et marqué par les idéaux de liberté, d’égalité et surtout
de fraternité) et des institutions démocratiques qui en sont la réalisation.
Cependant il faut noter que cette transformation est toujours partielle et
imparfaite ; les nouveaux états d’âme qui imprègnent le corps social et les
institutions qui le structurent ne reprennent qu’en partie l’ouverture morale
dont ils sont issus ; par conséquent, il n’y a là nul basculement dans une cité
divine, mais aussi nulle résignation à la seule persistance de la clôture – et,
bien plutôt, d’une action volontaire et collective dans le sens de l’ouverture,
qui tenterait de se rapprocher d’une « société ouverte ».
En viabilisant la perspective d’une institution, d’une consolidation de
l’ouvert qui ne soit pas qu’un retour à la société close (ou à d’autres
formes de clôtures), Bergson fait voir à nouveau, mais sur un autre plan,
la présence de différences de degrés dans l’entre-deux mixte de l’ouvert et
du clos : ainsi, les modes d’organisation de la société dans son ensemble
admettent plus ou moins d’ouverture, et une diversité de formes politiques et
institutionnelles plus ou moins closes.
Une fois atteint ce nouveau niveau du mixte, il reste à étudier dans
sa précision la conception riche et complexe de la démocratie qui est
1. Cf. ibid., p. 73-74 et 298-299.
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déployée dans Les Deux Sources. Celle-ci se définit avant tout comme un
élan, un idéal dynamique, une « direction où acheminer l’humanité ». En ce
sens, elle coïncide avec l’ouverture morale et l’élan mystique : elle a pour
principe actif l’amour, la fraternité universelle. En même temps et indissociablement, il est dans la nature de l’idéal démocratique de chercher à se
réaliser, à s’accomplir, à s’incarner institutionnellement et à gagner
l’ensemble de la société, et donc de construire des institutions et des
modes d’organisation démocratiques. Néanmoins, cette réalisation est
toujours menacée de dérive, et risque de donner lieu à de nouvelles
formes de clôture. Ainsi, les démocraties modernes trahissent directement leur prétendu idéal de fraternité en déclenchant des guerres d’une
ampleur sans précédent ; et elles se détachent de leur origine ouverte et
mystique en favorisant l’autonomisation du machinisme, le creusement
des inégalités 1 et le développement d’une civilisation « aphrodisiaque »
orientée vers l’acquisition de richesses et l’accumulation (stérile et répétitive) des jouissances. Ici la tentative d’institution n’a pas su maintenir
un certain degré d’ouverture, et a dérivé vers une clôture multiple, au
sein de laquelle s’inscrit le risque majeur de la démocratie, qui est selon
Bergson « une incurvation dans le sens des intérêts particuliers » 2. L’idéal
démocratique, s’il est actif (il tend à s’accomplir), est aussi ce qui permet
de jeter un point de vue critique sur les institutions réelles, existantes, y
compris celles qui se disent « démocratiques ».
Mais il est aussi et surtout un idéal créatif, résumé par une équation
bergsonienne quelque peu surprenante : la fraternité se voit opposée à la
fixité, et équivaut ainsi directement au mouvement et à la création 3. On retrouve
ici l’ouverture dans sa dimension de nouveauté, pensée comme invention, via
l’émotion créatrice, de nouvelles « attitudes à l’égard de la vie ». La démo1. « Sans contester les services que [le machinisme] a rendus aux hommes en
développant largement les moyens de satisfaire des besoins réels, nous lui reprocherons
d’en avoir trop encouragé d’artificiels, d’avoir poussé au luxe, d’avoir favorisé les villes au
détriment des campagnes, enfin d’avoir élargi la distance et transformé les rapports entre
les patrons et l’ouvrier, entre le capital et le travail » (ibid., p. 327).
2. Ibid., p. 301.
3. Bergson suggère en effet que l’opposé terme à terme de la devise démocratique
« Liberté. Égalité. Fraternité » serait « Autorité. Hiérarchie. Fixité » (ibid., p. 301).
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cratie est alors conçue par Bergson comme ce qui ouvre la perspective
d’une invention permanente, par le biais de la fraternité, de « formes de
liberté et d’égalité aujourd’hui inconciliables, peut-être inconcevables » 1.
Elle est donc essentiellement « invention de formes », contre la reproduction et la redondance propres à la société close, au-delà de ce que la société
close est capable de penser et de concevoir comme possible. C’est peutêtre ce qu’il y a de plus original dans la conception bergsonienne : les
principes démocratiques, loin d’être immuables, doivent être réinventés,
non seulement dans la manière dont on les pense, mais aussi et surtout
dans les modes d’organisation qu’on crée pour les mettre en œuvre. Il s’agit
alors de construire les structures les plus ouvertes possible, de tracer la plus
grande continuité envisageable entre les structures de la société et l’atmosphère d’ouverture et de libération collective – démocratie atmosphérique, qui
tend à abolir la distance entre les lois et les modes de vie concrets, cherchant à atteindre un point de plasticité de l’institution où « on ne peut plus
dire si c’est le devoir qui confère le droit ou le droit qui confère le devoir » 2.
La démocratie bergsonienne n’existe ainsi que par sa réalisation dans des
institutions et des dispositifs concrets, mais ne survit que dans le questionnement actif, critique voire conflictuel de ces mêmes dispositifs ; elle
ramène la société qui s’ouvre à la radicalité d’un idéal, et l’emporte dans
une dynamique de création institutionnelle. Par quoi elle n’est conçue ni
comme idéal irréalisable et irrémédiablement contraire à toute institution,
ni comme régime ou modèle d’organisation défini une fois pour toutes.
On perçoit alors en quoi la démocratie constitue le cœur de l’enjeu
pratique des Deux Sources. Non seulement elle est présente – en filigrane,
mais de manière décisive – dans les développements finaux sur la mécanique et la mystique : si la démocratie est bien l’organisation sociale et
politique, qui, prolongeant l’élan des mystiques, « [assurerait] au machinisme sa véritable destination », c’est à elle qu’il faut en appeler contre les
dérives du machinisme et de la guerre. Se replacer dans le « souffle démocratique » contre la clôture des « démocraties » modernes est le fond de la
1. Ibid., p. 301.
2. Ibid., p. 300.
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« OUVRIR LE CLOS »
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réponse pratique que Bergson tente d’apporter à sa situation historique.
Car « ouvrir le clos » consiste, en somme, à mettre en œuvre la démocratie : il s’agit de faire voir et de critiquer les clôtures où elles apparaissent ;
d’étendre, d’intensifier et de raviver l’ouverture dans le tissu affectif
mixte qui compose la « société qui s’ouvre » ; et de la réaliser, de l’insérer,
de la consolider dans des formes institutionnelles elles aussi mixtes, plus
ou moins closes mais jamais totalement ouvertes. Tous les éléments de la
politique bergsonienne de l’entre-deux convergent ainsi vers la perspective d’une action démocratique, dont les moyens d’intervention, suggérés
en partie par Bergson, restent à définir en fonction des situations précises
où elle se déploie.
Et même si elle est ouverte à un certain remaniement en fonction du
contexte, la démocratie n’en a pas moins une actualité décisive : loin d’être
intemporelle, elle s’inscrit dans une histoire de l’ouverture, marquée par le
christianisme, et dont la démocratie et son souffle instituant constituent la
forme la plus récente, celle qui, en suggérant notamment la possibilité
d’étendre l’ouverture morale à l’ensemble de la société et de la réaliser par
des institutions, définit les conditions contemporaines, transcendantales,
sous lesquelles peut se penser l’« ouverture du clos ». C’est en ce sens que,
dans La Pensée et le Mouvant, Bergson en vient même à qualifier la démocratie d’« événement essentiel », de « fait capital des temps modernes » 1. Pourtant, dans Les Deux Sources, il semble éprouver des réticences à lui donner
explicitement un sens pratique et historique. Il met presque abruptement
un terme aux développements qui lui sont consacrés dans les « Remarques
finales » : « Mais il est inutile d’énumérer les objections élevées contre la
démocratie et les réponses qu’on y fait. Nous avons simplement voulu
montrer dans l’état d’âme démocratique un grand effort dans le sens de la
nature. » 2 Bergson se contente ainsi de la mentionner théoriquement, en
des termes généraux, sans évoquer son actualité, sans en faire un enjeu. Il y
a comme un décollement entre l’ancrage historique dont le concept procède
au niveau de sa formation et de sa problématisation philosophique, et son
utilisation pratique et historique possible que Bergson se garde bien ici de
1. PM, p. 17.
2. DS, p. 302.
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BERGSON ET LA POLITIQUE
mettre explicitement en œuvre. C’est peut-être ici l’écart entre le philosophe et l’homme d’action qui resurgit : le second refusant de suivre le
premier jusqu’au bout, d’assumer dans la pratique, dans les formes d’action
concrète qu’elle implique, une conception de la démocratie qui n’est pas
seulement évangélique et idéale, mais, plus profondément, critique, créative, et radicale – puisque celle-ci est ramenée, politiquement et philosophiquement, à sa racine ouverte (la fraternité universelle, comme valeur et
comme émotion créatrice), dont elle fait le point de départ d’une action
instituante et inventive à l’encontre et au-delà des démocraties « réelles » et
« instituées ».
CONCLUSION : ACTUALITÉ ET ACTUALISATIONS
DES DEUX SOURCES
On comprend maintenant ce qui se joue dans l’« ouverture du clos », à
savoir, non seulement la théorisation philosophique d’une forme d’action
politique qui culmine avec la tentative démocratique, mais aussi la détermination d’une orientation pratique plus large, plus suggestive, et en réalité, plus « ouverte » que les simples remèdes concrets proposés par
Bergson – de sorte qu’elle est, dans son versant philosophique, relativement indépendante (mais seulement relativement, puisqu’elle répond ellemême d’un ancrage et d’une problématisation historiques) des lignes de
fait qu’on lui adjoint pour en former une problématisation pratique en
situation. En d’autres termes, on voit déjà s’opérer au sein des « Remarques
finales » un mouvement d’actualisation et de sélection : les « clôtures » que
retient Bergson sont avant tout celles des guerres contemporaines (clôture
territoriale) et des satisfactions répétitives de la civilisation aphrodisiaque
(clôture affective), tandis que les « ouvertures » qu’il suggère consistent à
renouer avec une inspiration spirituelle et mystique, dont il ne perçoit, en
fonction de son diagnostic historique, guère d’autre formulation concrète
que la venue d’un héros des temps modernes, ou le développement de la
« science psychique ». On perçoit donc, dans cette jointure un peu lâche
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« OUVRIR LE CLOS »
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du théorique et du pratique, tout l’espace d’autres actualisations possibles,
qui se feraient à partir d’autres diagnostics historiques, dans une tentative
pour délimiter d’autres clôtures et d’autres ouvertures possibles – à partir
donc d’un écart déjà présent à même Les Deux Sources.
À cela s’ajoute le caractère en partie problématique, en chantier, des
formulations bergsoniennes elles-mêmes : la conceptualisation, à niveaux
multiples, de l’« ouvert » et du « clos » est pleine de tensions, tiraillée notamment entre une caractérisation plutôt synchronique ou spatiale (le clos est
limitation, frontière, là où l’ouvert, porteur d’universalité, tend à les briser
et à les franchir toutes) et une caractérisation plutôt diachronique et temporelle (le clos est conservation, là où l’ouvert est nouveauté, création de
possible, invention de postures vitales). Ces deux dimensions presque
contradictoires ne parviennent à tenir ensemble qu’à la faveur d’une image
médiatrice qui les porte 1, leur confère une capacité à suggérer, à partir d’une
sorte d’élan métaphorique qui, justement, en constitue aussi la souplesse
remaniable, réappropriable, réinterprétable.
L’actualité, pour aujourd’hui, des Deux Sources, est alors indissociable de
certaines actualisations, qui peuvent se déployer sur divers plans : ainsi,
pour saisir ce qui fait que les problèmes historiques décrits par Bergson
(machinisme, guerre, civilisation aphrodisiaque) sont encore les nôtres, il
faut y opérer des déplacements, des sélections, des réadaptations, c’est‑àdire toute une « reproblématisation » historico-pratique ; pour saisir
l’actualité, du point de vue de la pensée contemporaine, des concepts
bergsoniens, il faut en reformuler certains aspects, en explorer les tensions et en dégager l’originalité 2 ; d’une autre manière, en mettant au jour
dans sa précision la manière dont ces concepts s’insèrent dans la trame
des discours scientifiques contemporains des Deux Sources, on peut réinsérer ceux-ci au sein, notamment, des développements actuels de la sociolo1. On pense par exemple à la figure du cercle, plusieurs fois employée par Bergson,
qui suggère à la fois la clôture spatiale et la dynamique répétitive consistant à « tourner en
rond ».
2. On peut évoquer à ce titre la richesse de la conception bergsonienne de la
démocratie (ni pur mouvement anti-institutionnel, ni institution ou régime défini une fois
pour toutes) qui gagnerait sans aucun doute à être replacée et reproblématisée au sein des
débats qui animent la philosophie politique contemporaine.
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BERGSON ET LA POLITIQUE
gie ou de l’anthropologie ; enfin on peut imaginer un usage des distinctions bergsoniennes – en particulier de celle de l’ouvert et du clos – plus
directement tourné vers l’action, qui consisterait à les utiliser, en situation,
de manière locale et contextuelle, et s’en servir, pour reprendre une
expression de Deleuze, comme des « multiplicateurs de pratique ». S’il n’y
a dans tout cela que du programmatique, c’est peut-être parce que, les
voies de l’actualisation, on ne peut elles aussi que les laisser ouvertes.
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L A F R A G I L I T É D E LA D É M O CR A T I E
FACE AU DÉFI DE LA TECHNIQUE
par Ondřej ŠVEC
À première vue, Les Deux Sources de la morale et de la religion suscite la
suspicion du lecteur pour plusieurs raisons : d’abord, par l’usage de la
sociobiologie censée rendre compte des formes actuelles de l’organisation
sociale et de leurs tensions internes ; ensuite, par la mise en relief de l’instabilité et de la fragilité de la démocratie, perpétuellement sapée par la « persistance du naturel » ; finalement, par le recours au mysticisme ainsi qu’à
l’esprit évangélique pour résoudre la tension entre la nature humaine et
l’élargissement de nos sociétés. Dans des circonstances où la plupart des
lecteurs attendraient de la part du philosophe de prendre la défense de la
raison, Bergson insiste sur le caractère infra-intellectuel de l’organisation
sociale et sur la nécessité d’un salut supra-intellectuel de la démocratie. On
peut se demander à juste titre si l’approche sociobiologique d’un thème
politique ne risque pas de donner raison à toute sorte d’idéologies ; s’il
n’est pas dangereux d’affirmer en 1932 que les assises de la démocratie ne
relèvent pas d’un ordre rationnel et s’il n’est pas étrange ou même dérisoire
de vouloir fonder non seulement la morale, mais également la société
ouverte sur l’apologie du mysticisme. Cependant, notre tâche est de dissoudre une par une ces apparences issues d’une lecture hâtive et superficielle. Contre les objections esquissées ci-dessus, nous voulons montrer
que l’originalité de Bergson consiste précisément à valoriser la démocratie
tout en montrant son instabilité et ses faiblesses réelles vis‑à-vis des tendances à la clôture et aux solutions de type technique. Au lieu d’y voir un
aveu réactionnaire, nous voulons dégager du dernier chapitre des Deux
Sources une analyse lucide et désillusionnée des défis posés à la démocratie
et à la possibilité d’un ordre cosmopolitique et pacifique. Étant donné que
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BERGSON ET LA POLITIQUE
l’avenir de la démocratie se jouera, selon Bergson, dans l’usage qu’elle fera
de la mécanique, nous nous concentrerons ensuite sur le rapport entre la
technique et la politique ainsi que sur la compensation réciproque que
Bergson cherche à établir entre la mécanique et la mystique. Enfin, en
comparant la conception bergsonienne de l’évolution de l’humanité à la
philosophie de l’histoire esquissée par Jan Patočka, nous montrerons les
raisons pour lesquelles, selon les deux auteurs, la mainmise de l’homme sur
la nature ne pourra se passer d’une conversion intérieure, si la société
ouverte prétend maintenir son ambition à l’universalité.
*
*
*
Une analyse sociobiologique d’un thème politique provoque un sentiment de doute et de suspicion chez un lecteur voulant critiquer l’ordre des
faits à la lumière de ce qui devrait se passer en droit. Ainsi, si nous insistons
sur une certaine « persistance du naturel », censée empêcher les transformations trop radicales de l’ordre social, ne justifions-nous pas la configuration actuelle de notre société tout en nous rendant volontairement
aveugles à tout ce qui est contingent dans la forme actuelle de son organisation ? En postulant que la nature humaine est prédisposée à une certaine
forme sociale, qui n’est pas celle de la démocratie, mais de la société close,
et que le passage à la société ouverte va nécessairement à l’encontre des
tendances naturelles de l’homme, Bergson semble dénier toute possibilité
d’une justification rationnelle de la démocratie : « Le régime d’une société
qui sort des mains de la nature » 1 est la clôture, car l’homme « avait été fait
pour de très petites sociétés » 2. Outre cela, afin d’assurer la cohésion du
groupe contre les tendances dissolvantes des volontés individuelles, la
nature « a dû faire en sorte qu’un seul ou quelques-uns commandent, que
les autres obéissent » 3. La démocratie est au contraire présentée par Berg1. Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, Paris, PUF, « Quadrige »,
1990, p. 295.
2. Ibid., p. 292–293.
3. Ibid., p. 296. C’est également pour cette raison que le régime naturel de la société
est « monarchique » ou « oligarchique ».
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LA FRAGILITÉ DE LA DÉMOCRATIE FACE AU DÉFI DE LA TECHNIQUE
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son comme « la plus éloignée [de toutes les conceptions politiques] de la
nature ». En même temps, elle est également « la seule qui transcende, en
intention au moins, les conditions de la “société close” » 1. Quel sens donner à ces passages dans lesquels Bergson met en question le caractère
naturel de la démocratie ? Selon nous, l’auteur des Deux Sources avertit ses
lecteurs que l’idéal démocratique doit se gagner contre le conservatisme
naturel de l’homme, c’est‑à-dire contre ses tendances innées au patriotisme, à la défense des intérêts du groupe, à la sauvegarde de l’ordre
établi et même à une certaine xénophobie latente 2, qui assurent la cohésion
des membres dans une société close. Bergson prend également la mesure
de tout ce qui est extrarationnel dans l’idéal démocratique : parmi les
différents ressorts permettant l’éclosion et l’épanouissement de l’idée
démocratique au sein d’une société, Bergson insiste notamment sur l’inspiration évangélique, l’appel du héros et l’ouverture de l’âme à l’amour de
l’humanité. Enfin, Bergson s’efforce dans son dernier ouvrage de remonter non seulement aux sources de la morale et de la religion, mais également à la source des tensions qui augmentent au fur et à mesure de
l’élargissement de nos sociétés. En effet, un tel élargissement rend la
société fragile précisément parce que l’espèce humaine n’y est pas prédisposée par la nature, de sorte que toute aspiration au cosmopolitisme risque
de donner naissance aux différentes formes de contre-réactions, tendant à
refermer ce qui s’était momentanément ouvert. Puisque le passage de la
société close à la société ouverte ne saurait être le résultat d’un simple
élargissement quantitatif 3, l’homme doit faire preuve d’un grand effort en
sens contraire de la nature pour faire sienne cette « création continue
d’imprévisible nouveauté » inhérente à la durée pour dépasser ce qui
paraissait déterminé d’avance, c’est‑à-dire pour déjouer les conditions de la
société close.
Pourquoi Bergson insiste‑t-il sur la tension entre l’idéal démocratique
et les prédispositions naturelles de l’homme, pourquoi voit-il dans la for1. Ibid., p. 299.
2. « La nature […] a interposé entre les étrangers et nous un voile habilement tissé
d’ignorance, de préventions et de préjugés », ibid., p. 304.
3. « De la société close à la société ouverte, de la cité à l’humanité, on ne passera
jamais par voie d’élargissement », ibid., p. 284.
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BERGSON ET LA POLITIQUE
mation d’une société ouverte un dépassement de notre enracinement dans
la nature ? Si nous re-situons cette idée dans le contexte de ses réflexions
antérieures sur l’évolution créatrice, nous pouvons la comprendre comme
une critique adressée à certaines conceptions de l’histoire selon lesquelles
le développement des sociétés obéirait à la logique inscrite dans la nature
humaine. Ainsi, voir la démocratie comme le résultat de l’évolution progressant par des variations accidentelles, « conservées par la sélection et
fixées par l’hérédité » 1, reviendrait d’une part à manquer l’originalité des
créations successives, permettant les élargissements de l’idée de justice,
d’autre part à méconnaître la nature de la temporalité, qui est celle d’une
durée efficace, capable d’ouvrir à tout moment un éventail de possibilités
nouvelles : « Ces progrès se font-ils dans une même direction ? […] Il sera
entendu que la direction est la même, du moment qu’on est convenu de
dire que ce sont des progrès. […] Mais ce ne sera qu’une métaphore, et s’il
y avait réellement une direction préexistante le long de laquelle on se fût
contenté d’avancer, les rénovations morales seraient prévisibles ; point ne
serait besoin, pour chacune d’elles, d’un effort créateur. » 2 De même que
dans ses ouvrages antérieurs, Bergson s’oppose dans Les Deux Sources à
l’illusion du « mouvement rétrograde du vrai » qui consiste à reconstituer le
passé avec du présent de façon à enlever aux moments historiques leur
valeur propre. En replaçant ainsi la réflexion bergsonienne sur la société
close et la démocratie dans le contexte de sa conception de la durée,
c’est‑à-dire dans le prolongement de ses réflexions sur l’évolution créatrice,
nous sommes à même de réfuter les critiques qui voient dans Les Deux
Sources un mixte suspect de biologisme vitaliste et de sociologie. En insistant sur « l’imprévisibilité des formes que la vie crée de toutes pièces » 3,
Bergson prend en effet ses distances à l’égard de toute sociobiologie qui
voit le moment actuel comme un aboutissement des déterminismes
passés : « Qu’on se place dans la doctrine du pur mécanisme ou dans celle
de la finalité pure, dans les deux cas les créations de la vie sont prédéterminées, l’avenir pouvant se déduire du présent par un calcul ou s’y dessinant
1. Ibid., p. 116.
2. Ibid., p. 284.
3. Ibid., p. 119.
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LA FRAGILITÉ DE LA DÉMOCRATIE FACE AU DÉFI DE LA TECHNIQUE
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sous forme d’idée, le temps étant par conséquent sans efficace. » 1 Bergson
critique ainsi les conceptions faussées de l’évolution qui réduisent l’effort
requis pour engendrer de nouvelles formes de vie et d’organisation sociale
au déploiement d’une logique implacable, qu’elle soit de type mécaniste,
basée sur les prédispositions naturelles et leurs variations fixées par l’hérédité, ou bien de type dialectique, capable d’entrevoir dans les vicissitudes
et les conflits de l’histoire la réalisation progressive d’un télos de l’humanité.
Voilà ce qui sépare Bergson de la sociobiologie évolutionniste courante et ce qui le rapproche de Jan Patočka, l’auteur des Essais hérétiques sur
la philosophie de l’histoire. À l’opposé de l’évolutionnisme d’un Spencer ou
de la dialectique historique d’un Marx, Bergson et Patočka refusent l’idée
d’un progrès historique dont on pourrait reconstruire la nécessité avec les
éléments donnés du présent. Pour Bergson, considérer l’histoire comme
un déploiement logique, fût-il dialectique, reviendrait à nier à la fois le
temps dans sa réalité et la création d’imprévisible nouveauté. Une telle
méconnaissance de la durée enlèverait au présent sa signification authentique qui consiste dans la possibilité de trier, de réinterpréter et même de
dépasser les déterminismes passés et d’ouvrir ainsi un futur effectif (au
lieu d’un futur factice, déjà inscrit dans ses antécédents). Dans une pensée proche de Bergson, Patočka dénonce le jeu qui consiste dans l’objectivation du passé permettant de reconstruire, à la manière des
scientifiques, une nécessité inéluctable dans l’acheminement des différentes étapes historiques vers le présent. Il critique ainsi l’idée marxiste
selon laquelle la seule science authentique consiste à connaître exactement l’évolution du monde : « une telle affirmation revient soit à réduire
l’histoire à l’abstraction d’un processus temporel en général (la question
devenant de savoir à l’intérieur de quel temps ce processus se déroule),
soit à attribuer, au moyen d’une spéculation téméraire, à tout le mouvement de la nature le rôle d’une préparation nécessaire du processus de
l’histoire » 2. Dans le prolongement de cette critique, Patočka refuse une
telle confusion entre l’évolution de la nature et le déroulement de l’his1. Ibid., p. 119.
2. Jan Patočka, Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, trad. Erika Abrams,
Lagrasse, Verdier, p. 42.
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BERGSON ET LA POLITIQUE
toire qui revient à considérer l’histoire de l’humanité comme un prolongement du processus évolutionnaire dans la nature, car une telle assimilation nous entraîne à méconnaître à la fois ce qu’est l’histoire et ce qu’est
la nature.
Pourrions-nous alors penser que Bergson lui aussi tomberait sous le
coup de cette critique, puisqu’il considère l’évolution des différentes
formes d’organisation sociale comme faisant partie de l’élan vital ? Selon
nous, l’objection soulevée par Patočka ne s’applique à Bergson qu’en
partie. Remarquons d’abord que Bergson s’oppose lui aussi à l’assimilation
hâtive entre l’évolution naturelle et l’histoire des sociétés humaines : à
l’opposé de la sociologie spencérienne, qui démontre la naturalité de
l’ordre social d’aujourd’hui sur la base d’une théorie évolutionniste, Bergson, quant à lui, pense la préséance de la biologie sur la culture dans les
termes de la durée, attribuant ainsi à la vie la capacité de se ressaisir ellemême, de dépasser ses tendances initiales afin de créer des formes nouvelles. Pour cette raison précisément, Bergson rejoint Patočka dans son
refus de voir dans l’histoire la ligne d’un progrès dont on pourrait reconstruire l’enchaînement d’une manière déterministe. La question est alors de
savoir si, au-delà d’un tel refus partagé, nous pouvons également rapprocher les conceptions positives par lesquelles les deux auteurs veulent
rendre compte du dynamisme interne du processus historique. Bergson,
quant à lui, avance une hypothèse audacieuse, selon laquelle toutes les
rénovations morales, tous les changements historiques partagent un noyau
commun : « tous (ces changements) voulaient ouvrir ce qui était clos » 1.
Bien entendu, une telle hypothèse doit être lue elle aussi dans le contexte
de l’effort créateur qui fait coïncider l’homme avec la vie. Sur ce point, il
est intéressant d’observer que la conception de Patočka ne serait pas
étrangère à cette vision élargie de l’histoire, re-située dans le contexte de la
vie, puisqu’il rattache lui aussi les percées et les ouvertures dans l’histoire à
leur source vitale. Dans son Introduction à la phénoménologie de Husserl, il
admet que « le cheminement à travers lequel la vie se confère à elle-même
un sens en renouant avec ce qui fut […] est quelque chose d’éminemment
1. Les Deux Sources, op. cit., p. 285.
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LA FRAGILITÉ DE LA DÉMOCRATIE FACE AU DÉFI DE LA TECHNIQUE
303
historique. La vie est, par toute sa nature, histoire. Elle n’est pas un
processus pur et simple, mais un devenir historique » 1. Mais le rapprochement entre les deux auteurs ne s’arrête pas là, car non seulement Patočka
refuse, à l’instar de Bergson, de déchiffrer dans le déroulement de l’histoire l’accomplissement progressif d’un idéal, mais encore il avance à son
tour une hypothèse téméraire selon laquelle les grands changements dans
l’histoire adviennent dans les moments où les hommes prennent leurs
distances avec le sens clos, où ils remettent en question le sens vital
immédiat et s’ouvrent à la possibilité d’un sens foncièrement nouveau. Un
tel ébranlement du sens accepté, une telle problématisation du sens prédonné ou simplement constaté se traduit en même temps par la création
de nouvelles formes sociales, précisément celles qui sont redevables à ce
que Bergson appelle la morale ouverte ou dynamique.
Pour les deux auteurs, l’émergence de voies nouvelles au niveau sociopolitique est à rattacher à la signification existentielle de l’expérience dont
elles sont issues : selon Bergson, toutes les rénovations morales ont ceci de
commun qu’elles constituent autant de changements vers l’ouverture 2 et
qu’elles tirent leur origine d’une expérience authentique de la durée ; selon
Patočka, le mouvement d’ouverture ne peut s’obtenir qu’au prix d’un effort
d’ébranler les certitudes habituelles et le sens vital reçu de façon naïve,
pour découvrir un sens plus profond de la vie. Ainsi, au lieu de renouer
avec les traditions contractualistes ou jusnaturalistes, les deux auteurs interrogent les origines de la société ouverte d’une manière inédite, qui ne vise
pas à donner une justification rationnelle de la démocratie, mais à analyser
les conditions de possibilité d’une telle fondation à partir d’une analyse
existentielle. Au lieu de rattacher la question de la démocratie à celle de la
souveraineté du peuple ou à la nécessité de constituer un État protecteur
des droits des individus, Bergson et Patočka se demandent : Qu’est-ce qui
a permis dans l’homme une telle ouverture ? D’où vient que la vie a brisé le
cercle de ses habitudes, orientées sur la répétition et garantissant la cohé1. Jan Patočka, Introduction à la phénoménologie de Husserl, Grenoble, Jérôme Millon, 1992,
p. 215.
2. Ainsi, les mystiques et les âmes d’élite visent à élargir l’idée de justice, au-delà de la
famille ou de la nation, à l’humanité tout entière.
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BERGSON ET LA POLITIQUE
sion du groupe ? Quel type de conversion était-il requis pour rendre
l’humanité capable de dépasser les conditions de la société close ? Et
comment est-il possible de faire partager aux autres cette expérience difficile et toujours singulière d’un sens plus profond, comment le communiquer, à la limite, à l’humanité tout entière, sans verser dans l’utopie ou
l’idéologie ?
De ce que nous avons dit, il ressort que Bergson et Patočka partagent
une approche commune du problème de la société ouverte et qu’ils interrogent ses origines dans le même cadre épistémique. Il est alors d’autant
plus intéressant de comparer les réponses que l’un et l’autre apportent à
ces questions partagées. Pour Bergson, la difficulté de la société ouverte
tient à l’impossibilité de s’identifier avec l’humanité tout entière par simple
instinct, que la nature nous a procuré pour assurer la cohésion du groupe
et que nous pouvons élargir tout au plus, par le moyen des obligations et
des normes juridiques, à la nation tout entière. Outre cela, la démocratie
est déchirée en son propre sein par un conflit interne : elle ne peut se
dispenser de résoudre le problème de la liberté, ni celui de l’égalité. Or, au
nom de la liberté, qui consacre le droit de l’individu d’aller jusqu’au bout
de ce que ses moyens lui permettent, nous risquons de creuser les inégalités ; réciproquement, en supprimant les différences sociales entre les
dominants et les dominés, au nom d’une égalité niveleuse, nous allons à
l’encontre de la liberté d’entreprise, du droit à la propriété et de la libre
compétition où tous mesurent leurs forces. La liberté et l’égalité ne
peuvent se révéler complémentaires que dans la mesure où la fraternité
joue un rôle de médiateur réconciliant leur antagonisme 1. Mais l’inspiration
de la fraternité, censée lever la contradiction susdite entre l’idéal de la
liberté et celui de l’égalité, ne relève ni de l’ordre rationnel, ni de l’ordre de
l’instinct 2. En attribuant l’essentiel d’un régime démocratique à la fraternité, Bergson relève l’essence évangélique de la démocratie. Par ailleurs, ce
1. Cf. Les Deux Sources, op. cit., p. 304 : « [La démocratie théorique] proclame la liberté,
réclame l’égalité, et réconcilie ces deux sœurs ennemies en leur rappelant qu’elles sont
sœurs, en mettant au-dessus de tout la fraternité. »
2. Cf. ibid., p. 248 : « Il ne s’agit donc pas ici de la fraternité dont on a construit l’idée
pour en faire un idéal. Et il ne s’agit pas non plus de l’intensification d’une sympathie innée
de l’homme pour l’homme. […] Bien différent est l’amour mystique de l’humanité. Il ne
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LA FRAGILITÉ DE LA DÉMOCRATIE FACE AU DÉFI DE LA TECHNIQUE
305
n’est pas la seule fois où Bergson insiste sur le caractère originellement
religieux de la formule démocratique : il rappelle les résonances puritaines
de la Déclaration américaine d’indépendance de 1776, il insiste sur le fond
religieux des principes démocratiques formulés par Rousseau et par Kant 1.
Ce qui nous invite à nous interroger sur l’avenir de la démocratie dans le
contexte d’une société sécularisée : séparée de son ancrage dans la religion
dynamique, la démocratie, avec l’idéal égalitaire qu’elle promeut, est-elle en
mesure de vaincre les périls auxquels toute société ouverte s’expose ? La
question mérite d’être posée avec d’autant plus de sérieux que la formule
démocratique apparaît, dans l’interprétation de Bergson, comme « un
grand effort en sens inverse de la nature » 2.
À cette question, on a parfois tendance à répondre en insistant sur
l’efficacité d’une démocratie libérale, qui constituerait le dépassement des
luttes idéologiques et surpasserait toute autre forme de gouvernement par
la performance inégalée du libéralisme politique et économique 3. Mais un
tel optimisme, hérité de l’époque des Lumières, nous rend aveugles à la
fragilité interne de la démocratie dans un contexte où la rationalité technique et économique a profondément pénétré la sphère politique au point
de la transformer en un dispositif à assurer le bien-être et le confort du
plus grand nombre. Si nous pensons l’universalisme de la démocratie
seulement dans les termes d’une suprématie des forces et des moyens
techniques employés à cette fin, nous méconnaissons le fondement originaire de l’idéal démocratique, en nous exposant au risque de subordonner
la politique au service de la frénésie de consommation illimitée. Le rôle
attribué à la mystique, sur lequel nous reviendrons à la fin, atteste la conviction de Bergson que la sortie d’une telle impasse doit inévitablement passer
par le renouement avec l’inspiration évangélique de la société ouverte.
Patočka n’est pas étranger à l’idée selon laquelle le credo de l’égalité
tiendrait une part de son inspiration du domaine de la religion. Ainsi, « la
prolonge pas un instinct, il ne dérive pas d’une idée. Ce n’est ni du sensible ni du
rationnel. »
1. Cf. ibid., p. 300.
2. Ibid., p. 302.
3. Cf. Francis Fukuyama,The End of History and the Last Man, New York, The Free
Press, 1992.
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BERGSON ET LA POLITIQUE
tendance égalitaire tire son origine des combats de la Réforme pour la
liberté de conscience religieuse et la liberté des cultes » 1. De même, il
insiste à plusieurs reprises sur l’influence du christianisme pour promouvoir l’idée d’une humanité unifiée et cosmopolite. Cependant, une différence majeure semble séparer les deux auteurs : alors que pour Bergson,
la vie sociopolitique et son évolution sont liées notamment aux différentes formes de la morale et de la religion, pour Patočka, l’origine de la
démocratie est à chercher surtout dans l’impulsion initiale constituée par
la naissance de la philosophie découvrant à l’homme la possibilité d’une
vie responsable d’elle-même, c’est‑à-dire d’une vie responsable à la fois
de son essor et de sa propre échéance. Dans les Essais hérétiques sur la
philosophie de l’histoire, Patočka s’attache à montrer que la vie politique au
sens propre, c’est‑à-dire l’action libre des citoyens qui se reconnaissent
les uns aux autres le droit de participer à la constitution de l’espace
public, se déroule, dès son origine dans la Grèce antique, sous le signe
de la problématicité. Dans cette vie capable de soumettre tout sens tenu
pour acquis à la critique ou à la discussion de nos égaux réside le lien
intime entre la philosophie et la politique : les deux sont caractérisées par
le polemos qui s’insinue dans l’existence dès lors que l’homme s’ouvre à la
problématicité du sens. Ainsi, le conflit demeure au sein même de toute
volonté démocratique, risquant de démanteler à tout moment la cohésion
ou le consensus péniblement atteints 2. Il est incontestable que la fragilité
de la démocratie est un problème aussi saillant pour le phénoménologue
tchèque que pour l’auteur des Deux Sources.
À notre époque, cette fragilité de la démocratie apparaît de façon
éclatante notamment dans sa confrontation avec l’idéal d’une domination
purement technique de la société. Depuis le XIXe siècle, la démocratie se
trouve hantée non seulement par les différents excès nationalistes, mais
1. Jan Patočka, « La surcivilisation et son conflit interne », in Liberté et sacrifice. Écrits
politiques, trad. Erika Abrams, Grenoble, Jérôme Millon, 1990, p. 158.
2. « L’esprit de la polis est un esprit d’unité dans la discorde, dans la lutte. Être
citoyen – polites – n’est possible que dans l’association des uns contre les autres. Cette
discorde crée la tension, le tonus de la vie de la cité, donne un visage à cet espace de liberté
que les citoyens s’offrent et se refusent mutuellement en cherchant à trouver un appui
pour leur action et à surmonter l’opposition » (Essais hérétiques, op. cit., p. 55).
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307
aussi par l’asservissement à la rationalité technicienne et à l’utilitarisme qui
en découle. Il convient alors de montrer en quel sens la technique pose un
défi à la société ouverte. En effet, la politique est exposée constamment à
la tentation de devenir elle-même une technè, une science parmi d’autres
visant à l’optimalisation rationnelle des moyens. Cette rationalité restreinte
au savoir-faire technique nous a permis de dominer le monde, mais, à elle
seule, elle ne procure aucune possibilité pour nous rendre maîtres de
nous-mêmes. Selon l’expression de Bergson, la mainmise sur les choses
demande à être accompagnée « d’une maîtrise de soi qui rende indépendant des choses » 1. Malheureusement, cette dernière ne figure pas parmi
les mots d’ordre d’une époque obsédée par l’augmentation du niveau de
vie. Dans les termes de Patočka, le souci de la domination du monde a
progressivement escamoté le « souci de l’âme ». Ce concept clé, emprunté
à Platon, implique le soin de soi dans un sens non psychologique, mais
plutôt éthique et existentiel, comme mode de vie indissociable du soin de
l’autre et de la Cité. Le souci de l’âme correspond ainsi à l’élan imprimé à
l’histoire européenne dès sa naissance avec la philosophie et la politique
en Grèce antique. Or, la frénésie de l’époque moderne court le risque
d’abandonner la responsabilité du souci de l’âme au profit d’une avidité
pour les choses. Concrètement, à l’ère où le progrès est devenu sa propre
fin, la politique s’intéresse de plus en plus aux questions de moyens requis
pour l’assurer, sans interroger la question de la fin elle-même. En même
temps, l’optique d’une domination purement rationnelle et technique de la
société risque d’ouvrir la porte à une nouvelle barbarie : Patočka s’accorde
avec Bergson pour déchiffrer dans la frénésie de la course au bien-être la
raison qui fait se perpétuer l’état de guerre, dont la force meurtrière augmente au fur et à mesure que les moyens techniques deviennent de plus
en plus puissants.
D’après Bergson, lorsque le souci de confort est devenu « la principale
occupation de l’humanité » 2, lorsque les besoins se multiplient de manière
démesurée, seule la renaissance d’un idéal ascétique peut servir de pharmakon. Dans une optique analogue, Patočka soutient que la tâche d’échapper
1. Les Deux Sources, op. cit., p. 320.
2. Ibid., p. 317.
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BERGSON ET LA POLITIQUE
aux critères de la calculabilité et des forces disponibles, propres à l’ère
technique, revient à opérer une conversion intérieure, à éviter la clôture
égocentrique et à s’ouvrir sur le monde commun. Certes, la technique n’est
pas considérée par Bergson dans une optique purement négative, bien au
contraire : l’homme doit savoir « peser sur la matière s’il veut se détacher
d’elle » 1. Mais après avoir soutenu que la mystique appelle la mécanique
pour libérer l’homme de sa dépendance matérielle, Bergson demande aussitôt pourquoi une telle libération n’a toujours pas eu lieu. Cet usage décevant que l’humanité fait de la technique s’explique surtout par nos
motivations instinctives, qui revendiquent, au-delà de toute autre valeur,
de meilleures conditions de vie pour nous-mêmes, en nous opposant les
uns aux autres dans le particularisme de nos intérêts respectifs. C’est alors
que « la mécanique appelle la mystique » en tant que noyau spirituel de
l’universalité : si nous éclipsons l’aspiration spirituelle, entendue comme
formation ou conversion de soi, emportés par le désir d’augmenter l’efficacité de notre domination du monde, nous risquons de volatiliser l’universel
et de laisser triompher le particulier. Le danger consiste précisément dans
la mécanique qui ne reconnaît aucune finalité en dehors d’elle-même.
Lorsque Bergson s’attache à montrer la possibilité et même la nécessité
d’un retour à la vie simple, un tel aveu peut paraître utopique ou déplacé.
La raison de notre perplexité devant l’idéal d’un renoncement à soi et
devant l’ascèse volontaire vient sans doute du fait que nous sommes
encore victimes de l’optimisme du progrès à l’infini, hérité de l’époque des
Lumières, qui fait apparaître à nos yeux l’ascétisme comme un idéal naïf et
dérisoire. Cependant, si nous interprétons « le retour à la vie simple » dans
les termes du « soin de l’âme », promu par Patočka, nous pouvons entrevoir
comment un tel ethos, loin d’être superflu, pourrait donner à l’existence une
orientation différente de celle d’une course au bien-être. « Le retour à la vie
simple » prendrait alors la forme d’un retour à l’intégration de l’existence,
éparpillée dans la satisfaction de ses multiples besoins. Un tel rapprochement ne nous semble pas gratuit, puisque Patočka déclare, à propos de la
1. « L’homme ne se soulèvera au-dessus de terre que si un outillage puissant lui
fournit le point d’appui. Il devra peser sur la matière s’il veut se détacher d’elle » (ibid.,
p. 329).
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sur-civilisation qui est la nôtre, qu’il lui faudra « se spiritualiser à travers une
volonté de sacrifice au sens du renoncement à tous avantages et privilèges
superflus » 1. Afin que la civilisation mène à bien ce grand mouvement qui
la porte de sa division actuelle au stade universel d’une civilisation mondiale, « il lui faudra apprendre à penser universellement, et non plus en
termes de personnes, de classes, de nations de continents privilégiés » 2. Ce
mouvement global et politique fait ainsi écho à la conversion individuelle, à
l’impulsion personnelle, sans laquelle le projet d’une communauté de justice ne serait même pas envisageable. Par le biais d’un renoncement aux
intérêts égocentriques, un tel mouvement d’ouverture et de dévouement
permet de vaincre les particularismes d’une vie atomisée et d’accéder à une
« communion libre, sans clôture, universelle », dans laquelle je suis à même
de partager avec l’autre une « victoire commune sur l’égocentricité qui se
dessaisit de soi » 3. D’une manière analogue à Bergson, c’est également
dans les termes de l’ascèse, de l’abnégation et du dévouement que Patočka
pense la régénération morale, la seule capable de redonner un nouvel essor
à la civilisation à l’ère planétaire. Dans les Essais hérétiques, Patočka insiste
une fois de plus sur la nécessité d’une conversion de l’âme, inédite et
radicale 4, requise pour s’arracher à la dispersion servile dans l’efficience,
dictée par les conditions de vie de la société d’aujourd’hui. C’est à travers la
réflexion de Patočka sur le sens de l’histoire que nous avons voulu préciser
le sens de la métaphore bergsonienne identifiant la technique au corps
agrandi de l’humanité, laquelle ne saura prendre une direction salutaire qu’à
la condition d’être guidée et maîtrisée par un nouveau supplément d’âme 5.
Si la mécanique exige la mystique, selon l’expression quelque peu énigma1. Jan Patočka, « La surcivilisation et son conflit interne », in Liberté et sacrifice, op. cit.,
p. 149.
2. Ibid.
3. Jan Patočka, Le Monde naturel et le mouvement de l’existence humaine, Dordrecht, Kluwer
Academic Publ., coll. « Phaenomenologica », no 110, 1998, p. 45.
4. Cf. la conclusion du troisième essai hérétique où Patočka stipule l’exigence d’une
« mission universaliste, d’une métanoésis de l’humanité sur le plan historial » (Essais
hérétiques, op. cit., p. 86).
5. Cf. Les Deux Sources, p. 330 : « Or, dans ce corps démesurément grossi, l’âme reste
ce qu’elle était, trop petite maintenant pour le remplir, trop faible pour le diriger. […]
Ajoutons que le corps agrandi attend un supplément d’âme, et que la mécanique exigerait
une mystique. »
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BERGSON ET LA POLITIQUE
tique de Bergson, c’est notamment pour contrebalancer les créations techniques de l’intelligence par un élan de reconquête de soi. C’est également à
la condition d’un revirement du sens donné à la fois à l’existence et à la
politique que nous serons à même d’échapper au repli particulariste et de
donner tort à l’hypothèse d’une prétendue incompatibilité entre la nature
humaine et l’élargissement des sociétés, qui constituait le point de départ
de cette réflexion sur la fragilité de la démocratie.
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L A S O C I É T É S O RT I E D E S M A I N S
DE LA N A TURE .
NATURE ET BIOLOGIE DANS LES DEUX SOURCES
par Florence CAEYMAEX
Avec Les Deux Sources de la morale et de la religion, Bergson devait donner
à l’anthropologie esquissée notamment dans L’Évolution créatrice le prolongement dont elle avait besoin pour formuler en ses propres termes le
problème moral à partir d’une théorie du social. Comme auparavant, le
biologique sert de point d’appui à la mise en lumière de la spécificité, ou
de la « différence » anthropologique dans un cadre évolutionniste, mais en
embrassant cette fois la dimension de la socialité proprement humaine,
articulant ainsi le vital et le social 1.
Cette perspective ne devait pas manquer de s’exposer aux critiques
alors très vives que les philosophes – notamment ceux qui s’inscrivaient
dans l’héritage kantien – adressaient à toutes les tentatives de mobiliser des
catégories et des schèmes interprétatifs empruntés à la biologie pour penser, non seulement les modes d’existence de l’humain dans sa dimension
individuelle et collective – c’est‑à-dire le monde de l’esprit –, mais aussi les
questions relatives aux valeurs morales – c’est‑à-dire à la liberté. Dans un
article publié en 1933, L’éthique et la philosophie de la religion de Bergson, Ernst
Cassirer devait à la fois rappeler l’accusation de « biologisme » portée
en 1920 par Rickert contre la philosophie bergsonienne de l’élan vital et
plus généralement contre les philosophies de la vie, réputées incapables
d’« aucune pensée éthique », et réexaminer la question pour son propre
1. Nous empruntons le terme commode de « différence anthropologique » à Étienne
Balibar, en lui conférant un sens plus lâche et détaché des enjeux historico-politiques qui
lui donnent son sens chez cet auteur. Voir par exemple La proposition de l’égaliberté. Essais
politiques, Paris, PUF, 2010.
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BERGSON ET LA POLITIQUE
compte, à la lumière de la parution récente des Deux Sources 1. L’analyse
nuancée et cependant critique de Cassirer, nous le verrons, reconnaît à
Bergson le mérite d’avoir su poser « de façon aiguë et résolue » le problème
du passage à l’éthique, sans toutefois franchir « les limites d’une éthique
pure du sentiment » 2. L’analyse de Cassirer présente une haute valeur de
témoignage historique pour le débat sur les philosophies de la vie qui
anima le néokantisme et la phénoménologie jusqu’à Heidegger et montre
qu’un de ses enjeux fondamentaux s’énonçait dans les termes d’une critique du naturalisme dont la forme la plus aiguë – sinon la seule véritablement menaçante – était précisément celle du biologisme. Mais elle nous
montre aussi la singularité de la « philosophie de la nature » bergsonienne,
de telle façon qu’elle nous invite, après elle, à redéfinir le « naturalisme »
bergsonien et à considérer avec attention le rapport qu’entretiennent, dans
Les Deux Sources, les notions de nature et de vie.
Au risque de répéter en partie ce qui a déjà été bien établi notamment par
F. Worms 3, nous voudrions relever quelques traits propres ou spécifiques à
ce « naturalisme » appuyé sur la biologie ; nous verrons alors que, bien que
conférant une signification maximale à la notion de vie, en l’élevant même au
rang de notion métaphysique – pour employer ses propres termes : en donnant à la biologie un sens « très compréhensif » –, Bergson contourne certaines des critiques légitimement adressées au naturalisme (le réductionnisme,
l’annulation de la différence anthropologique, le relativisme, entre autres),
sans pour autant renoncer à celui-ci. Nous tirerons ainsi parti du sens équivoque de l’idée bergsonienne d’une société « sortie des mains de la nature ».
L’originalité de la position bergsonienne peut-elle, au-delà des considérations d’histoire de la pensée, constituer une ressource intéressante pour
le temps présent ? Nous le pensons, pour deux raisons au moins. D’abord
parce que la question du « naturalisme » en général, de ses ressources et de
ses limites est loin d’avoir été tranchée, tant dans le domaine de la théorie
1. E. Cassirer, « L’éthique et la philosophie de la religion de Bergson (1933) », trad.
Hisashi Fujita dans Annales bergsoniennes, III. Bergson et la science, Paris, PUF, 2007, p. 71-97.
2. E. Cassirer, art. cit., p. 96.
3. F. Worms, « La biologie au sens très compréhensif : de Bergson à aujourd’hui », dans
Annales bergsoniennes, III. Bergson et la science, Paris, PUF, 2007, p. 337-354 ; F. Worms, Bergson
ou les deux sens de la vie, Paris, PUF, 2004.
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LA SOCIÉTÉ SORTIE DES MAINS DE LA NATURE
313
de la connaissance que dans celui de la pensée du social ; on peut même
affirmer qu’elle revient aujourd’hui avec une acuité particulière, à la faveur
de différents mouvements dans l’ordre des savoirs (par exemple, dans le
fort développement des neurosciences et de la biologie du comportement
ou, dans le domaine des sciences humaines, le travail critique mené sur les
oppositions structurantes de l’anthropologie philosophique, comme celle
de la nature et de la culture) et des pouvoirs (par exemple, dans le développement pluriel de l’écologie politique, qui place ce que nous appelons « la
nature », qui est essentiellement la nature vivante dans son double rapport
de dépendance et d’autonomie à l’égard de l’activité humaine, au cœur de
l’éthique et de la politique). Non pas que la philosophie de Bergson ait
anticipé les problèmes d’aujourd’hui, mais bien parce qu’elle a su adopter
une position originale à l’égard des sciences de la nature vivante – et faire
usage des vérités provisoirement établies par celle-ci –, en offrant à la fois
un moment naturaliste à la réflexion et la possibilité d’un dépassement de
ses limites 1, dans la perspective d’un biologisme ou d’un vitalisme. Ensuite
parce que, comme l’a bien vu Cassirer, c’est sur le plan de la morale ou de
l’éthique – et, pouvons nous ajouter, sur le plan de la politique – que se
cristallisent et l’originalité de la philosophie bergsonienne de la vie et une
part des enjeux controversés du naturalisme aujourd’hui 2.
Il n’entrera pas dans notre propos de développer ces derniers points.
Ils seront simplement suggérés, sur la base d’une analyse restreinte à la
question du sens de la « nature » et du biologique dans la théorie sociale
de Bergson 3.
1. Une telle réactualisation du modèle bergsonien, déjà commencée par des spécialistes comme P.-A. Miquel, n’entre pas dans les limites de cette contribution. Disons
seulement que ce « modèle » d’articulation entre philosophie et sciences du vivant (au sens
large), ainsi que le modèle d’articulation entre vie et nature (lesquels cessent ici d’être des
termes simplement coextensifs) mériteraient d’être explorés plus avant dans la perspective
de « redonner sa place à un vrai moment naturaliste dans notre réflexion », selon le vœu
formulé par Stéphane Haber (Critique de l’antinaturalisme. Études sur Foucault, Butler, Habermas, Paris, PUF, 2006).
2. Ainsi S. Haber peut-il noter que l’antinaturalisme actuel comporte toujours un
moment normatif : l’affirmation de la différence anthropologique comme arrachement à la
nature.
3. De manière plus restreinte encore, nous nous en tenons pour l’essentiel au premier
chapitre des Deux Sources, sans accorder l’attention qu’il faudrait à la religion. Ce travail
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BERGSON ET LA POLITIQUE
CASSIRER : ÉTHIQUE ET PHILOSOPHIE
DE LA VIE CHEZ BERGSON
Selon Cassirer, Bergson procède, dans Les Deux Sources, à un remaniement des concepts fondamentaux de la philosophie de la nature développée dans L’Évolution créatrice, donnant une « teneur nouvelle » 1 à sa
métaphysique. Cette transformation, sans abandonner la conception pragmatiste de l’intelligence – et la critique de l’intellectualisme qui lui est liée –,
s’opère dans la distinction opérée entre religion statique et religion dynamique d’une part, entre morale close et morale ouverte d’autre part. Cette
distinction, appuyée sur le fait mystique qui replace l’esprit « au cœur du
processus créatif de la vie » et fait apparaître l’amour de l’humanité, la force
infinie de l’amour « comme puissance fondamentale de la vie » 2, autorise à
voir dans la doctrine bergsonienne une ligne de rupture avec le simple
« biologisme » 3. En considérant la morale complète et la religion dynamique, Bergson entrevoit, comme Simmel, une transcendance de la vie, ou
plus exactement dans la vie : « la conscience se lève librement au-dessus de
la vie ; elle voit le début et la fin de celle-ci, son origine et son but. Et, dans
cette double vision, le savoir humain est, lui aussi, arrivé pour la première
fois entièrement à lui-même ; il a effectué son unité avec la nature et son
arrachement à elle » 4. Cette transcendance dans la vie, à l’œuvre dans les
âmes privilégiées qui ne craignent pas de rompre avec la solidarité naturelle, toujours relative, au profit d’un amour de l’humanité en général,
ouvrent la pensée de Bergson à l’universalisme 5, à une transcendance
appelle de toute façon des développements beaucoup plus approfondis sur la signification
de la « nature » dans l’œuvre entière de Bergson, et plus particulièrement dans L’Évolution
créatrice.
1. E. Cassirer, art. cit., p. 76.
2. E. Cassirer, art. cit., p. 87.
3. E. Cassirer, art. cit., p. 90.
4. E. Cassirer, art. cit., p. 91.
5. E. Cassirer, art. cit., p. 91.
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LA SOCIÉTÉ SORTIE DES MAINS DE LA NATURE
315
véritablement éthique. Il se dessine au cœur de la philosophie de la vie une
rupture avec le donné de la nature, qui ouvre véritablement le « domaine du
possible régi par la liberté et des choses qui sont à réaliser ». Ainsi Cassirer
donne‑t-il son sens à l’élan de création qui fait le sens de l’âme ouverte :
celle-ci est une conscience véritablement éthique ou religieuse portée vers
le possible, c’est‑à-dire « vers ce qui doit toujours être créé à nouveau et
qui ne se laisse jamais saisir dans les limites des choses présentes, simplement existantes ou passées » 1. Nous ne saurions lui donner tort, à ceci près
que la philosophie bergsonienne renâcle à utiliser la notion de « possible »
pour penser la création. Cassirer voit en outre dans la conscience mystique,
c’est‑à-dire dans l’émotion qui est à sa source, le caractère catégorique de
l’impératif proprement moral thématisé par Kant. L’émotion créatrice
(peu développée par Cassirer) de l’âme morale ou religieuse de Bergson
apparaît dès lors comme le pendant, dans la philosophie de la vie, de la
raison comme « faculté de l’illimité », comme l’irruption, sur le sol du
naturalisme, de l’exigence de l’inconditionné 2 : « L’éthique bergsonienne a
fait valoir […] la même exigence que celle que Kant défendait du point de
vue de l’idéalisme transcendantal et éthique. » 3
Ne croyons pas qu’il puisse s’agir là d’une réconciliation de la morale
bergsonienne avec la morale kantienne. Selon Cassirer, l’éthique bergsonienne n’en passe pas moins à côté du « problème originaire radical de
l’éthique », et ceci pour trois raisons intrinsèquement liées. D’abord, la
conception pragmatiste de l’intelligence sur laquelle Bergson fonde sa critique de la morale kantienne est trop étroite, et ne tient pas compte de la
distinction entre l’entendement (intelligence) comme faculté des limites et la
raison comme faculté de l’illimité. Il est donc parfaitement logique ensuite
que Bergson, selon Cassirer, ignore le « sens idéel du devoir […] sa signification intelligible » et le rapatrie dans le champ de l’existence naturelle, en le
limitant à l’obligation naturelle. Faute d’avoir, enfin, pris la raison dans sa
totalité véritable, Bergson est donc amené à lui substituer, en guise « d’élé1. E. Cassirer, art. cit., p. 95.
2. E. Cassirer, art. cit., p. 94.
3. E. Cassirer, art. cit., p. 95.
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BERGSON ET LA POLITIQUE
vation au-dessus de la sphère purement vitale », une « éthique pure du
sentiment » 1.
Tout l’argument est en définitive celui-ci : Les Deux Sources ont permis
à la philosophie bergsonienne de toucher du doigt l’exigence éthique,
l’ordre de la liberté, d’entrevoir le dépassement du biologisme ou du
naturalisme. Bergson, authentique penseur de l’éthique, est forcé de
découvrir qu’elle ne saurait avoir son lieu dans l’ordre de la nécessité naturelle.
Mais faute d’avoir pensé la « raison » comme exigence de l’inconditionné,
il délègue au sentiment d’amour le soin d’élever cette exigence – ce que
Bergson désigne comme un « appel ». L’émotion créatrice en constitue la
source, et nous savons que celle-ci tire sa force de l’élan vital lui-même ;
pour le philosophe de la raison pratique, l’éthique pure du sentiment
traduit ainsi la persistance du vitalisme et du biologisme. Le naturalisme,
pourtant tout près d’être dépassé, fait donc retour et brise en définitive
l’amorce donnée par Bergson en direction de l’éthique.
Il ne nous appartient pas d’arbitrer cette confrontation dans laquelle
Cassirer, malgré toutes les nuances heureusement apportées à son analyse,
ne se contente pas de juger une philosophie à partir de ses propres critères,
mais s’autorise résolument d’un parti pris rationaliste. Il nous semble toutefois intéressant de constater comme une hésitation ou une oscillation
quant à la question de savoir si l’on peut et doit, oui ou non, qualifier la
philosophie de la vie de Bergson comme un « naturalisme », comme un
biologisme ou un vitalisme. L’option rationaliste défendue par Cassirer
rend peut-être celui-ci insensible aux distinctions et aux précisions qui
s’imposent, et que nous nous proposons de démêler, non pas tant pour
défendre l’éthique bergsonienne – qui d’ailleurs rejette explicitement la
qualification de « morale du sentiment » –, que pour approfondir le point
difficile, et original, des rapports entre nature et vie dans la théorie indissociablement sociale et morale de Bergson.
1. E. Cassirer, art. cit., p. 96.
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LA SOCIÉTÉ SORTIE DES MAINS DE LA NATURE
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L’ANALOGIE NATURALISTE
Si Cassirer revient sur la conception de l’intelligence développée dans
L’Évolution créatrice, c’est naturellement parce que le premier chapitre des
Deux Sources prend appui sur celle-là. Selon lui, l’originalité de la philosophie bergsonienne de l’évolution est d’avoir produit une compréhension
neuve des trois règnes du vivant. Le végétal, l’animal et l’humain, loin de
se présenter comme les « phases successives d’une même tendance se
développant continuellement », apparaissent comme « trois directions
divergentes d’une force qui s’est divisée elle-même dans son développement » 1. Dans ce schéma, la différence qu’il importe de penser n’est pas
l’a priori d’une coupure entre l’homme et l’animal 2, mais d’abord la divergence de l’instinct et de l’intelligence, lesquelles « ne signifient rien d’autre
que deux formes de l’activité psychique, deux façons différentes d’agir » 3,
qui se matérialisent dans les différentes espèces.
En outre, on le sait, si les différences entre ces lignes divergentes ne
sont pas de degré mais de nature 4, il reste qu’elles n’en ont pas moins une
origine commune (l’élan de vie). On dira dès lors que, dans leur existence
concrète, les animaux humains comme les non-humains vivent de la tension créée entre les deux tendances divergentes que dessinent en eux
l’action instinctive et l’action intelligente. Comme le dit nettement Bergson
dans le deuxième chapitre de L’Évolution créatrice, « intelligence et instinct,
ayant commencé par s’entrepénétrer, conservent quelque chose de leur
origine commune. Ni l’un ni l’autre ne se rencontrent jamais à l’état pur.
[…] tout instinct concret est mélangé d’intelligence, comme toute intelligence réelle est pénétrée d’instinct » 5. Cette thèse originale et fondamentale
EC.
1.
2.
3.
4.
E. Cassirer, art. cit., p. 77.
C’est donc secondairement qu’il convient d’aborder la différence anthropologique.
E. Cassirer, art. cit., p. 77.
H. Bergson, L’Évolution créatrice (1907), Paris, PUF, 2004, p. 136. Désormais cité
5. EC, p. 137.
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BERGSON ET LA POLITIQUE
se retrouve à l’identique dans Les Deux Sources. Rappelant, selon la perspective pragmatiste de l’ouvrage de 1907, que « la vie est un certain effort pour
obtenir certaines choses de la matière brute », Bergson affirme à nouveau
que « instinct et intelligence, pris à l’état achevé, sont deux moyens d’utiliser à cet effet un outil : dans le premier cas, l’outil fait partie de l’être vivant ;
dans l’autre, c’est un instrument inorganique, qu’il a fallu inventer, fabriquer, apprendre à manier » 1.
Mais il s’agit à présent de comprendre sur cette base, non plus seulement des formes distinctes de l’action utile, mais des formes distinctes de
socialité, c’est‑à-dire des formes distinctes d’organisation – organisation
instinctive et organisation intelligente. Tel est donc le point par lequel
Bergson entreprend d’aborder la question morale ; dans un style positiviste, la morale est abordée comme un fait social, et se définit en première
approche comme un système de règles ou de contraintes collectives qui
pèsent sur le comportement humain, plus exactement sur les volontés
individuelles.
De la même manière que l’intelligence et l’instinct constituent « deux
solutions divergentes, également élégantes, d’un seul et même problème » 2, selon les termes de L’Évolution créatrice, on peut dire que l’une et
l’autre déterminent deux façons, différentes en nature (et cependant
mêlées dans l’expérience), d’assurer la cohésion sociale. Cette fois, ce n’est
plus seulement l’intelligence, mais l’intelligence et la sociabilité qui appellent
1. H. Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion (1932), Paris, PUF, 2008,
p. 122. Désormais cité DS. Rappelons que l’action instinctive se définit comme sympathie
et procède par contact immédiat avec le mouvement même de la vie, il est connaissance
innée des choses : « C’est sur la forme même de la vie […] qu’est moulé l’instinct. Tandis
que l’intelligence traite toutes choses mécaniquement, l’instinct procède […] organiquement. […] il ne fait que continuer le travail par lequel la vie organise la matière, à tel point
que nous ne saurions dire […] où l’organisation finit et où l’instinct commence. Quand le
petit poulet brise sa coquille d’un coup de bec, il agit par instinct, et pourtant il se borne à
suivre le mouvement qui l’a porté à travers la vie embryonnaire » (EC, p. 166). À l’inverse,
l’intelligence procède médiatement ; « faculté de fabriquer et d’employer des instruments inorganisés »
(EC, p. 141), instruments obtenus au prix d’un effort, elle se caractérise par une
incompréhension naturelle de la vie. Elle s’extrait de la continuité des choses pour se
représenter des formes, des rapports entre des éléments discontinus : l’intermédiaire que constituent l’outil et la représentation rompt la sympathie mais, applicable à une multiplicité de
choses, il étend considérablement la capacité d’action, libérant en quelque sorte l’esprit.
2. EC, p. 144.
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LA SOCIÉTÉ SORTIE DES MAINS DE LA NATURE
319
une « interprétation biologique » 1, laquelle mobilise un raisonnement analogique avec l’instinct ou la sociabilité naturelle. La différence de nature entre
les deux types de fonctionnement social n’exclut pas du tout leur comparaison. En effet, si Bergson semble accentuer à ce niveau la différence
anthropologique – distinguant le comportement instinctif de celui fondé
dans une « volonté libre » –, il ne renonce aucunement à la thèse de l’origine
commune (vitale), de l’interpénétration originaire de l’intelligence et de
l’instinct, et à celle de leur complémentarité dans l’existence concrète du
côté de la vie humaine comme du côté de la vie animale ; ce que nous
observerons dans un premier temps sera donc la « persistance du naturel » 2
dans les sociétés humaines.
Ce dont, en tant qu’être social, l’homme fait l’expérience dès sa plus
petite enfance – notamment à travers l’interdiction et l’obéissance –, c’est
l’expérience ou le sentiment de l’obligation. Si l’enfant rapporte d’abord
l’autorité au parent ou au maître, l’adulte verra en ceux-ci la délégation
d’une force de contrainte plus large, anonyme, exercée par la société tout
entière. Une habitude d’obéir, parfois de commander, exerce sa pression
sur la volonté via une multitude d’obligations petites ou grandes, personnelles et impersonnelles, qui orientent le comportement. Nous pouvons
nous représenter cette habitude comme une manière d’assurer au social
une certaine cohésion, un certain ordre : « la vie sociale nous apparaît
comme un système d’habitudes […] qui répondent aux besoins de la communauté » 3.
Ainsi Bergson peut-il dire que la communauté humaine se comporte
comme un organisme qui s’efforce de persévérer dans son être, c’est‑à-dire
maintient entre ses parties une organisation fonctionnelle qui lie celles-ci
les unes aux autres d’après des normes dont certaines, par leurs effets,
ressemblent aux lois de la nature 4. De même que l’organisme paraît exiger
« le sacrifice de la partie » pour « le plus grand bien du tout » 5, de même la
1.
2.
3.
4.
5.
DS, p. 121.
DS, p. 289 (entre autres).
DS, p. 2.
DS, p. 4-5.
DS, p. 2.
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BERGSON ET LA POLITIQUE
société maintient les liens entre ses membres par un système d’habitudes
qui les obligent les uns vis‑à-vis des autres. On ne saurait être plus clair
que ces premières pages du premier chapitre : la socialité proprement
humaine est ici comprise de façon analogique à partir des modalités propres
à la vie organique, telle que l’envisagent les sciences du vivant : « […] du
moment que ces volontés sont organisées, elles imitent un organisme ; et
dans cet organisme plus ou moins artificiel l’habitude joue le même rôle
que la nécessité dans les œuvres de la nature » 1.
Cette analogie avec l’organisme vaut également pour la socialité dans
l’ordre des comportements instinctifs ou animaux, comme celle qu’illustre,
depuis Aristote, la ruche des abeilles. Dès lors, il est possible de dire que la
vie sociale est une exigence de la nature, « immanente, comme un vague
idéal, à l’instinct comme à l’intelligence » et que toute société, humaine
comme animale, tend à l’organisation et à la conservation de cette organisation 2. Si, de part et d’autre, coordination et hiérarchisation des individus
correspondent à une exigence naturelle de socialité – qui se traduit dès
lors dans un système de normes qui sont soit vécues, soit représentées –,
comment l’analogie préserve‑t-elle la différence de nature entre l’instinctif
et l’intelligent ? Du côté de la société instinctive, une organisation tendanciellement invariable, du côté de la cité humaine, « une forme variable,
ouverte à tous les progrès » 3 – nous retrouvons la plasticité ou la flexibilité
que déjà L’Évolution créatrice reconnaissait à l’intelligence ; du côté des nonhumains, des règles nécessaires, imposées par la nature, du côté des
humains, la seule « nécessité d’une règle » 4.
Les normes de l’agir humain sont toujours déterminées ; les obligations
et les habitudes, différentes d’une société à l’autre – autrement dit, ce que
l’on désigne dans un autre lexique comme « la culture » –, ont donc un
caractère arbitraire, contingent et, pour tout dire, historique. Mais le fait de
l’obligation dans la société humaine, ce que Bergson appelle le « tout de
l’obligation » (ou « l’obligation en général »), est bien, lui, une nécessité
1.
2.
3.
4.
DS, p. 2.
DS, p. 21-22.
DS, p. 22.
DS, p. 22.
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LA SOCIÉTÉ SORTIE DES MAINS DE LA NATURE
321
naturelle. Lorsqu’on considère ce fait de l’obligation, il n’y a plus seulement
analogie avec les règles nécessaires de l’instinct, mais origine commune dans
les nécessités naturelles. Mieux : le fait de l’obligation n’est rien d’autre que
la nécessité naturelle et vitale s’exprimant en l’homme, dans l’existence spécifiquement humaine : « L’obligation nous apparaît comme la forme même que
la nécessité prend dans le domaine de la vie quand elle exige, pour réaliser
certaines fins, l’intelligence, le choix, et par conséquent la liberté » 1.
Nous commençons à voir que, si l’analogie est permise et même
requise – le terme même revient à plusieurs reprises –, si la « société instinctive doit servir de fil conducteur dans la recherche des fondements de la
morale » 2, c’est parce que la socialité humaine plonge ses racines dans des
dispositions naturelles, c’est parce que la socialité humaine est elle-même
l’effet d’une « intention de la nature » ou, à tout le moins, le résultat de
l’œuvre de la nature – Bergson parle des « mains de la nature » 3. Cette nature
dont nous parle Bergson est bien évidemment la nature vivante, le biologique. Il y a donc dans tout cet exposé initial une thèse naturaliste très forte
qui autorise cette conclusion sans équivoque : « l’obligation perd son caractère spécifique. Elle se rattache aux phénomènes les plus généraux de la
vie » 4. C’est donc tout le social qui est, au fond, du vital 5 ; « à l’état de simple
tendance, elle [la sociabilité] est partout dans la nature » 6, de sorte qu’on
peut même voir dans l’organisation d’un seul individu une forme de
société à l’état primitif.
À ce niveau de l’analyse, et nous savons qu’il est seulement provisoire,
l’assimilation du social au vital et du vital au naturel fait assurément de la
théorie bergsonienne du social l’une des illustrations les plus nettes d’un
naturalisme fort, qui emprunte aux sciences biologiques non seulement les
« lignes de faits » sur lesquels elle s’appuie mais aussi ses modèles d’intelligibilité. De ce point de vue, non seulement le recours à l’image d’un
organisme autofinalisé visant à la conservation de soi, mais aussi l’affirma1.
2.
3.
4.
5.
6.
DS, p. 24.
DS, p. 23.
DS, p. 21.
DS, p. 24.
DS, p. 123.
DS, p. 121.
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BERGSON ET LA POLITIQUE
tion d’une nécessité vitale ou naturelle présente à la racine de ce que la
philosophie tient habituellement pour l’expression d’une différence
anthropologique irréductible – les normes et règles contingentes, voire
l’ordre symbolique, d’une culture – apparentent la théorie bergsonienne
aux formes plus tardives de la sociobiologie. Les normes culturelles
acquises, c’est‑à-dire construites et transmises, bien qu’appartenant à un
ordre spécifiquement humain, ne définissent pas une sphère de rationalité
transcendante aux nécessités naturelles, puisqu’elles ne sont justement que
l’expression d’une exigence de sociabilité donnée ou commandée par la
nature. Elles sont autant de formes concrètes prises par le « tout » de
l’obligation, laquelle est le moyen par lequel la nature réalise la solidarité
entre des êtres intelligents, c’est‑à-dire des volontés libres.
À ce niveau, la théorie bergsonienne du social ne conteste pas seulement un dogme de l’anthropologie philosophique de son temps : le caractère fondateur, ou a priori, de l’irréductibilité de la différence entre la nature
et la culture 1. Il remet aussi en cause les fondements du rationalisme ou de
l’intellectualisme moral, comme le voit très bien Cassirer. Bergson admet
volontiers que l’obligation et le devoir ne concernent que des êtres dotés
d’une volonté libre, c’est‑à-dire des êtres auxquels l’intelligence accorde
une capacité de choix 2. Mais en définissant le sentiment d’obligation, le
sentiment du devoir comme un « état tranquille et apparenté à l’inclination » 3, appartenant à la sphère de l’habitude, il affirme clairement que ni le
devoir ni l’obligation ne procèdent de l’intelligence ou de la rationalité. Si la
rationalité peut à l’occasion intervenir et soutenir l’obligation, il ne suit pas,
dit Bergson, que l’obligation soit « d’ordre rationnel » 4. Devoir, obligation,
1. Nous disons bien que ce qui est fondamental pour une bonne part de l’anthropologie philosophique, c’est le caractère premier de la différence anthropologique. Bergson ne
conteste nullement les différences de nature qui entrent en ligne de compte dans la
différence anthropologique, mais il les pense dans la perspective de l’évolution de la vie et
non comme un a priori, à partir de la divergence entre instinct et intelligence, en ce sens plus
fondamentale que la différence entre les espèces (qui, dans leur réalité concrète, comprennent les deux tendances : frange d’instinct chez les êtres intelligents, lueur d’intelligence chez les animaux instinctifs, persistance du naturel sous les habitudes acquises).
2. DS, p. 24.
3. DS, p. 14.
4. DS, p. 16.
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LA SOCIÉTÉ SORTIE DES MAINS DE LA NATURE
323
moralité ne relèvent pas d’une raison pratique, mais d’une exigence de
sociabilité que la nature oppose à certaines tendances de l’intelligence : « ce
qu’il y a de proprement obligatoire dans l’obligation ne vient donc pas de
l’intelligence » 1. Ce qui apparaît plus clairement encore lorsque Bergson
parle de la fonction fabulatrice de la religion est ici déjà bien présent :
l’intelligence, en assurant à l’action une certaine variabilité, une certaine
liberté, est aussi ce qui, au niveau social, offre à l’individu la perspective
d’une indépendance toujours susceptible de menacer la cohésion du tout,
la persistance de l’organisation 2 : elle va « tout droit aux solutions
égoïstes » 3. Deleuze avait ainsi raison de dire que « la vie sociale est immanente à l’intelligence, elle commence avec elle, mais n’en dérive pas » 4. Le
sentiment d’obligation est ce qui vient contrarier ou compenser à chaque
instant, sans l’annuler, la tendance de l’intelligence à perturber l’autoconservation de l’organisation sociale, à s’opposer aux exigences de la nature 5.
C’est donc bien la nécessité naturelle qui se trouve au fond de l’obligation spécifiquement humaine, et ce noyau naturel subsiste et persiste,
même enseveli sous les habitudes acquises. L’humanité se transforme et
même, se spiritualise, mais derrière la couche épaisse de ce qu’on appelle
la « culture », le « naturel » se maintient, dit Bergson, « en fort bon état,
très vivant » 6. En dernière instance, la différence entre la liberté de l’intelligence et la nécessité de l’instinct doit être comprise comme différence
entre deux modalités distinctes de l’activité vivante, lorsqu’elle s’accomplit, selon sa destination naturelle, comme organisation ou association 7. C’est à partir de cette perspective prise sur l’obligation que nous
1. DS, p. 95.
2. DS, p. 124.
3. DS, p. 94.
4. G. Deleuze, Le bergsonisme (1966), Paris, PUF, 1994, p. 114.
5. L’argument est déjà présent dans le premier chapitre : « Chacun de nous, se tournant vers lui-même, se sent évidemment libre de suivre son goût, son désir ou son caprice, et
de ne pas penser aux autres hommes. Mais la velléité ne s’en est pas plutôt dessinée qu’une
force antagoniste survient, faite de toutes les forces sociales accumulées ; à la différence des
mobiles individuels, qui tireraient chacun de son côté, cette force aboutirait à un ordre qui ne
serait pas sans analogie avec celui des phénomènes naturels » (DS, 7).
6. DS, p. 25.
7. DS, p. 96.
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BERGSON ET LA POLITIQUE
pouvons parler avec Bergson d’une société « sortie des mains de la
nature » 1.
Comprenons donc bien la signification de ce naturalisme analogique.
Il ne s’agit pas d’une vague comparaison, mais d’une forme spécifique
d’intelligibilité du social, qui rend justice aux différences de nature à partir
d’une origine commune – une tendance naturelle de la vie à l’organisation,
une exigence naturelle de socialisation, une nécessité naturelle qui se
manifeste directement dans l’instinct, indirectement dans les normes
humaines 2. On ne saurait réduire une société constituée par des volontés
libres, ni à un organisme soumis à des lois nécessaires, ni à une collectivité animale régie par une discipline instinctive. Il faut ainsi prendre à la
lettre l’idée que le régime humain de l’obligation imite le régime animal
de l’instinct, voire le régime des lois propres à l’organisme. De ce qu’il
faut penser une origine commune – les exigences naturelles de la vie –,
il ne s’ensuit pas qu’il faille ramener ou réduire toutes les manifestations
de la vie à un seul et unique principe naturel ; bien au contraire, l’image
de l’élan ou de l’impulsion qui crée par sa croissance des directions
divergentes 3 signale l’adoption d’une méthode génétique 4 qui autorise à
penser la production des différences qui n’en sont pas moins des différences de
nature.
Mais elle nous oblige du même coup à interroger, dans une perspective critique et génétique, les différences que nous tenons pour premières :
si nous tenons à saisir la coupure entre l’ordre animal et l’ordre humain,
c’est d’abord à la différenciation de l’instinct et de l’intelligence qu’il faut
remonter, et non à celle de la nature et de la culture ou à celle des lois
du comportement animal et des obligations morales qui s’imposent à
1. L’expression revient à plusieurs reprises et prend toujours, dans le texte de
Bergson le sens de la « société faite par la nature ». Mais nous pouvons aussi bien porter
l’attention sur le terme de « sortie », qui conviendrait aussi pour désigner le mouvement par
lequel l’humanité crée ou produit des formes, des attitudes, un ethos même, qui n’entrait
pas dans le plan de la nature, en renouant avec l’impulsion créatrice de la vie.
2. Directement dans l’instinct qui dispose d’organes prédonnés pour accomplir la
fonction sociale qui est dévolue à l’individu, indirectement chez l’être intelligent qui doit
fabriquer artificiellement les moyens d’assurer le fonctionnement social.
3. DS, p. 97, 115, 313.
4. DS, p. 219.
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LA SOCIÉTÉ SORTIE DES MAINS DE LA NATURE
325
l’homme – comme si la distinction entre espèces devait constituer un a
priori 1.
Cependant, le niveau où nous nous tenons ici n’a pas encore pris en
considération tous les faits qui appartiennent au sens de la vie morale et
sociale proprement humaine. Si Bergson a pu montrer « qu’au fond de
l’obligation sociale il y a l’exigence sociale » 2, il faut encore préciser la
nature de cette socialité fondée sur l’obligation. Lorsque les faits montreront qu’il existe des exigences morales qui contrarient aux finalités de
l’obligation, il s’agira par conséquent d’élargir notre compréhension de la
vie sociale et de montrer comment, en l’homme, elle a pu dépasser les
simples processus de régulation ordonnés à la conservation pour autoriser
de véritables transformations, autant morales que politiques. Nous devrons
donc montrer, après avoir considéré la société telle qu’elle est sortie des
mains de la nature, comment celle-ci sort, c’est‑à-dire s’affranchit des mains de
la nature.
SORTIR DES MAINS DE LA NATURE :
ASPIRATION MORALE ET SOCIÉTÉ OUVERTE
Les obligations que nous avons à l’égard d’autrui visent la cohésion
sociale, et des obligations déterminées sont disposées pour une société
déterminée : la cohésion d’une société, n’est-ce pas aussi ce qui fait qu’elle
se distingue d’une autre société ? Si la société vise sa propre cohésion, dit
Bergson, cela est dû « à la nécessité pour une société de se défendre
contre d’autres » 3. Nos devoirs sociaux, selon la formule célèbre, « nous
1. Bergson dit encore que, « dans l’évolution générale de la vie, les tendances ainsi
créées par voie de dichotomie se développent le plus souvent dans des espèces
distinctes » ; mais en ce qui concerne la « vie psychologique et sociale », « c’est dans le
même individu, ou dans la même société, qu’évoluent ici les tendances qui se sont
constituées par dissociation » (p. 314).
2. DS, p. 25.
3. DS, p. 28.
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BERGSON ET LA POLITIQUE
composent une attitude qui est celle de la discipline devant l’ennemi » 1.
Ils sont ordonnés à la persistance d’une société close, à la conservation de
son organisation.
Notre expérience ne fournit-elle pas cependant une exception à cette
règle ? Parmi nos obligations, n’y a‑t-il pas l’idée que nous avons des devoirs
envers l’homme en tant qu’homme, et non seulement à l’égard de nos proches
ou de ceux qui appartiennent à la même communauté que nous ? Nous
nous sentons des devoirs à l’égard de l’humanité tout entière, ainsi que
l’expriment les idéaux démocratiques modernes d’égalité, de liberté et de
fraternité dans leur portée universaliste et leur signification évangélique 2.
Pour Bergson, ce sentiment ne peut nullement se tirer de l’obligation
morale au premier sens, laquelle est ordonnée à la cohésion d’un tout
particulier, par définition limité : notre famille, notre cité ou notre patrie,
par exemple. C’est un tout autre genre d’obligation que celui qui provient
de la pression sociale. Il ne peut s’agir d’un simple élargissement ou d’une
simple dilatation de l’obligation procédant de la pression sociale, mais
d’une obligation de nature différente 3. Parce qu’elle correspond à un mouvement qui précisément nous appelle à rompre les bornes définies par la
morale de la société close, elle est de l’ordre de la propulsion ou de l’aspiration : dynamique inverse à celle de la pression, et d’une tout autre nature.
Loin de s’annoncer à nous sous la forme d’une obligation ou d’un devoir
strictement déterminé, elle se caractérise plutôt par un mouvement de
l’âme, une attitude d’ouverture 4. Si l’obligation par pression est une « discipline devant l’ennemi », un mouvement de cohésion par exclusion, la
morale ouverte ou complète est à l’inverse amour, dynamique d’inclusion.
N’étant définie par aucun but déterminé, elle embrasse donc virtuellement
toute l’humanité, mais aussi toute la nature – et Bergson de préciser que
cet amour s’étendra « aux animaux, aux plantes, à toute la nature » 5. L’aspiration morale initie dans la société un mouvement d’ouverture qui rompt
1.
2.
3.
4.
5.
DS, p. 27.
DS, p. 300.
DS, p. 29-31.
DS, p. 34.
DS, p. 34.
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LA SOCIÉTÉ SORTIE DES MAINS DE LA NATURE
327
avec la clôture que lui impose son fonctionnement à l’état naturel ; c’est par
ce mouvement que s’approfondit son humanisation – laquelle reste donc
en un sens inachevée.
Plusieurs thèses fondamentales complètent la dichotomie entre pression et aspiration, société close et société ouverte. D’abord, l’aspiration qui
tire les sociétés humaines au-delà de leurs bornes en direction du tout de
l’humanité (un tout par définition ouvert) est un appel adressé à des êtres
intelligents et libres ; mais de la même manière que la pression de l’obligation s’exerce à l’endroit d’êtres doués d’intelligence et de volonté libre sans
cependant procéder de cette intelligence, l’aspiration n’est pas davantage l’effet
de l’intelligence ou de la raison. C’est la raison pour laquelle, dans le premier chapitre des Deux Sources, Bergson reprend une seconde fois la critique de l’intellectualisme moral. S’il se profile dans l’aspiration, dans l’élan
d’amour qui embrasse virtuellement le tout de l’humanité, quelque chose
comme l’exigence de l’inconditionné, cette aspiration n’est pas pour autant
un prononcé de la raison 1.
Nous l’avons vu, la source de l’obligation n’est autre que la nature ; elle
est, dit Bergson infra-intellectuelle. Quelle sera alors la source de l’aspiration
ou de l’appel ? Une source supra-intellectuelle, d’où est issu un mouvement
qui « n’entrait pas dans le plan de la nature » 2. Cette source n’a pas du
tout le caractère d’une idée ou d’un idéal, mais bien, comme l’obligation
d’ailleurs, d’une force qui s’impose à la volonté – car seules des forces, et
non des représentations ou des idées, peuvent avoir prise sur la volonté 3.
Or, la pression exercée par la nature sur la volonté est soit celle de
l’instinct, soit celle de l’habitude ; quelle est alors cette autre force, supraintellectuelle, susceptible d’agir sur la volonté ? Cette force est celle de la
sensibilité 4, dans le cas d’espèce : de l’émotion créatrice.
Thèse singulière : il convient ici de comprendre que l’émotion qui est
à la source de la morale ouverte n’a pas du tout la structure de passivité
1. DS, p. 86 sq.
2. DS, p. 54.
3. Bergson dit aussi que les obligations morales de la société close se projettent sur le
plan de l’intelligence, qui tend à les convertir en représentations. C’est pourquoi nous les
prenons abusivement pour des produits de l’intelligence.
4. DS, p. 35.
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BERGSON ET LA POLITIQUE
que lui prête généralement la philosophie classique ; elle est au contraire le
mouvement qui amène l’humanité à dépasser le donné et à franchir les
bornes de la nature. L’émotion dont il s’agit ici est une exigence d’action
et non l’effet passif d’une représentation intellectuelle 1. À l’exception de
quelques-unes d’entre elles, les émotions ne sont pas données par la
nature pour répondre à des besoins définis, mais bien créées, inventées en
même temps que source d’invention ; elles précèdent et génèrent l’action,
la pensée, la représentation, l’intellectualité elle-même. L’émotion, dans
cette doctrine originale, présente deux caractéristiques inséparables : en
tant que mouvement de l’âme, elle est d’une part effort et création, d’autre
part communication.
C’est d’une certaine façon la refonte complète de la doctrine de la liberté
ou de la volonté qu’opère Bergson à travers l’idée d’une émotion créatrice ;
si Bergson suggère que l’émotion « incite l’intelligence à entreprendre et la
volonté à persévérer » 2, il dit aussi qu’elle est elle-même véritablement
génératrice, c’est‑à-dire créatrice de nouveaux affects et donc de nouvelles conduites,
impulsion qui se confond avec la volonté même, dans la mesure où « elle
n’impose que du consenti » 3. Mais nous devons encore ajouter que des
conduites morales sont aussi des conduites sociales : nous savons qu’une
émotion créatrice est d’abord éminemment personnelle – elle ne se produit
que dans ces individus privilégiés, exceptionnels, que sont les grand rénovateurs moraux, les mystiques 4, mais qu’elle est en même temps communicative. La morale ouverte – il faudrait dire plutôt : l’ouverture morale, qui
consiste à créer là où l’obligation se borne à conserver – s’incarne dans des
individualités à imiter, sans que le modèle exerce ici aucune fonction répressive. Au contraire, par l’émotion qu’il communique, il offre à ceux qui
l’entendent la possibilité de se replacer dans le courant même de la volonté
1. DS, p. 36.
2. DS, p. 40.
3. DS, p. 36. Comme Arnaud François l’a parfaitement expliqué, l’idée d’une émotion
supra-intellectuelle comme « condition de l’activité la plus éminente », rejoint, sans perdre
son originalité, « les problématiques schopenhauérienne et nietzschéenne de la Volonté et
de la volonté de puissance », d’une volonté productrice et créatrice (A. François, Bergson,
Schopenhauer, Nietzsche. Volonté et réalité, Paris, PUF, 2008, p. 72).
4. DS, p. 29-30.
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LA SOCIÉTÉ SORTIE DES MAINS DE LA NATURE
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créatrice. Si les vrais mystiques, ceux qui ont inventé l’amour de l’humanité,
ont été suivis, si leur appel a pu trouver des traductions religieuses, morales
et même politiques (liberté, égalité, fraternité), c’est parce que celui-ci était
porté par une émotion neuve, et que l’émotion est créatrice : « Que l’émotion neuve soit à l’origine des grandes créations de l’art, de la science et de la
civilisation en général, cela ne paraît pas douteux. » 1
C’est donc l’émotion qui donne son élan à la volonté et préside à la
création de nos conduites morales, c’est l’émotion qui est à la source des
véritables transformations sociales et qui ouvre le cercle que la nature tend à
refermer. Tout le vocabulaire de la rupture avec la nature entre alors en
scène : « Fondateurs et réformateurs de religions, mystiques et saints, héros
obscurs de la vie morale […] ont brisé la résistance de la nature et haussé
l’humanité à des destinées nouvelles. » 2 Le langage des mystiques et des
saints, en particulier, « ne fait que traduire en représentations l’émotion particulière d’une âme qui s’ouvre, rompant avec la nature qui l’enfermait à la fois
en elle-même et dans la cité » 3. À l’image du cercle – temps cyclique de la
nature – ou de la pendule (l’obligation venant compenser les velléités égoïstes
de l’intelligence, en vue de préserver l’organisation 4), il convient maintenant
de substituer celle de la spirale 5, l’émotion dans sa dimension créatrice introduisant une certaine durée, une certaine mémoire, en bref une historicité dans
le social. Intelligence et volonté libre sont ici tirées dans une tout autre
direction que celle des « tendances organiques à la vie sociale ». Renouant
avec la direction de l’élan vital, l’intelligence « se dilatant par son effort propre,
a pris un développement inattendu. Elle a affranchi les hommes des servitudes auxquelles ils étaient condamnés par les limitations de leur nature » 6.
Dirons-nous avec Cassirer qu’avec la doctrine de la morale ouverte
– et celle de la religion dynamique, avec la différence de nature qui sépare
1. DS, p. 40.
2. DS, p. 47.
3. DS, p. 50.
4. Plus exactement : « Chacune de ces habitudes d’obéir exerce une pression sur notre
volonté. Nous pouvons nous y soustraire, mais nous sommes alors tirés vers elle, ramenés
à elle, comme le pendule écarté de la verticale. Un certain ordre a été dérangé, il devrait se
rétablir » (DS, p. 2).
5. DS, p. 311.
6. DS, p. 56.
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BERGSON ET LA POLITIQUE
l’obligation naturelle de la morale complète ou encore celle de la pression
et de l’aspiration –, « la limite du simple “biologisme” est brisée » ? Que
Bergson a « abandonné toutes les formes purement naturalistes de la
doctrine de la vie » 1 ? Oui, si nous donnons aux termes « simple » (biologisme) et « purement » (naturalistes) toute leur importance, car Bergson
maintient de bout en bout que « la société ne s’explique […] pas par ellemême », mais n’est « qu’une des déterminations de la vie », et que « toute
morale, pression ou aspiration, est d’essence biologique » 2.
Bergson apporte lui-même au terme « biologisme » une nuance qu’il
convient de ne pas négliger. Affirmer que toute morale est d’essence
biologique a un sens précis et rigoureux : on peut le dire à condition de
« donner au mot biologie le sens très compréhensif qu’il devrait avoir » 3.
Ce sens très compréhensif n’a pas la même extension que celui de
« nature » et l’englobe de façon à lui donner une signification nouvelle. Le
biologique n’est plus ici synonyme de nature, mais se révèle à l’esprit qui descend « à la
racine de la nature elle-même » 4 pour découvrir une seule et même force, un
même élan de vie qui se manifeste d’un côté sous les formes statiques des
espèces sociales luttant pour se conserver, de l’autre sous les formes dynamiques d’une humanité ouverte et créatrice.
Déjà, au niveau de la morale et de la société closes, nous avions
aperçu que le sens bergsonien de l’analogie naturaliste entre l’organisme
et la société, entre la socialité fondée sur l’instinct et la socialité fondée sur
l’obligation, dépendait d’un point de vue génétique soutenu par l’image de l’élan
vital capable de penser la production d’une différence qui fût une réelle
différence de nature – entre instinct et intelligence. À ce niveau même, qui
est celui d’une réflexion naturaliste, il s’agissait déjà de penser, et non de
nier ou de réduire, la différence anthropologique.
C’est à nouveau cette opération génétique qui est mise ici en œuvre,
afin de tracer, cette fois, la différence entre morale et société closes et
morale et société ouvertes. Ce point de vue, nous le savons, n’est pas celui
1.
2.
3.
4.
E. Cassirer, art. cit., p. 90.
DS, p. 103.
DS, p. 103.
DS, p. 48.
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LA SOCIÉTÉ SORTIE DES MAINS DE LA NATURE
331
de l’intelligence mais de l’intuition de la vie ; il n’est pas celui de la science
mais de la métaphysique. L’intuition ne considère les différences de
nature, ni comme des données, ni comme des a priori. À l’intuition, elles
se présentent comme des divergences, des directions hétérogènes prises
par un même élan initial qui se divise ; les établir consiste à les saisir sous
leur forme pure, dans le but de montrer comment elles constituent les
réalités concrètes, entendues comme autant de formes prises par la tension entre ces tendances – et non comme des agrégats d’éléments hétérogènes. Ainsi ni la pression et l’aspiration, ni la morale close et la morale
ouverte ne se manifestent-elles jamais réellement à l’état pur : pensées
comme « limites extrêmes », elles présentent avant tout un « intérêt théorique » 1.
Laissons de côté l’évolution des espèces pour nous concentrer sur
« l’évolution de la vie psychique et sociale » : ici plus qu’ailleurs on aperçoit
que « c’est dans le même individu, ou dans la même société, qu’évoluent
[…] les tendances qui se sont constituées par dissociation » 2. Si nous
tenons les conséquences de cette affirmation, il nous faudra dire qu’il y a,
au cœur de toute société, dualité de la clôture et de l’ouverture ; que le
social proprement humain, rapporté à l’élan de vie, se détermine toujours
en fonction d’une tension entre une tendance à se conserver et une tendance à s’ouvrir et à se transformer.
Dans la théorie sociale et morale de Bergson, la nature cesse d’être
une réalité extérieure donnée avec laquelle l’homme devrait composer,
comme on la conçoit généralement à partir des représentations de l’intelligence. Placée au point de vue de l’intuition, la théorie sociale et morale
de Bergson fait de la nature une tendance inhérente à l’humanité de
l’homme, toujours sollicitée par un désir de conservation de soi, de répétition ; l’humanité, dans cette perspective, n’est alors de son côté ni donnée, ni achevée, mais se conquiert dans un effort de création de soi
c’est‑à-dire d’humanisation qui l’apparente – toujours pour un temps
donné, et par intermittence – à l’élan même de la vie.
1. DS, p. 48.
2. DS, p. 314.
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BERGSON ET LA POLITIQUE
On le voit, le naturalisme dans la théorie sociale de Bergson prend un
sens tout à fait spécifique : il dépend d’une intuition métaphysique et non
de l’extrapolation d’une connaissance scientifique. Non qu’il s’agisse de
récuser les faits et les données des sciences biologiques et sociales, mais bien
de dépasser le point de vue de l’entendement ou de l’intelligence pour les
comprendre dans leur signification vitale. Le sens « très compréhensif » que
Bergson entend prêter au « biologique » neutralise les critiques régulièrement adressées, tant par la phénoménologie que par le néokantisme, aux
prétentions fondatrices du naturalisme ; ajoutons qu’il ne s’agit pas ici de
fonder la connaissance, mais de l’élargir 1. Le naturalisme est un moment
dans la réflexion qui s’élève à l’intuition métaphysique.
1. À cet égard, une confrontation avec la démarche transcendantale husserlienne reste
à développer : de part et d’autre, nous aurions deux manières distinctes de construire un
rapport entre sciences et philosophie, mais deux manières tout de même de résister à
l’objection du naturalisme. Il est difficile d’extraire cette notion de tout contexte polémique et
de la valeur critique qu’elle a souvent prise dans le discours philosophique, aussi bien dans
les entreprises fondationalistes que dans celles qui visaient à établir une nette distinction
entre les sciences de la nature et les sciences de l’esprit. Mais, comme l’a utilement établi la
phénoménologie husserlienne, le « naturalisme » désigne d’abord un parti pris épistémologique ou gnoséologique, qui consiste à étendre à toute connaissance possible le modèle de
la connaissance en vigueur dans les sciences de la nature, lesquelles se définissent par un
type de « positionnalité » spécifique. La visée intentionnelle de la connaissance dans les
sciences de la nature est une visée qui « pose » l’existence de son objet, c’est‑à-dire qui la
vise comme une existence donnée, indépendante et autonome à l’égard de la subjectivité,
et cependant dépendante d’un système de relations causales où elle se trouve insérée. Dans
l’ordre propre de la connaissance de la nature, ce modèle tire sa légitimité de la fiabilité de
procédures d’objectivation développées et validées par la pratique scientifique classique. Il
vaut aussi bien pour la physique que pour la biologie, pour les sciences de la matière autant
que pour les sciences du vivant. Dans cette perspective, on pourra qualifier de « naturaliste » l’idée selon laquelle c’est le processus de la connaissance lui-même qui est
susceptible d’une objectivation le faisant paraître comme un processus naturel causalement
explicable. Du point de vue phénoménologique, il n’y a pas de problème à ce que les
sciences de la nature prennent cette extension : le sujet connaissant est bien, d’un certain
point de vue, un individu psycho-physiologique relevant à ce titre d’une investigation
empirique. Mais l’idée de la phénoménologie est que cette prise de position spécifique à
l’égard de la nature est impuissante, non pas à expliquer la connaissance mais à la fonder,
tâche qui revient en propre à la philosophie. C’est la part de la phénoménologie
transcendantale que d’entreprendre cette fondation, en posant une différence irréductible
entre l’être transcendant de la réalité naturelle et l’être immanent des vécus ou de la
conscience. Or la saisie descriptive de ces derniers – où se détermine en dernière instance,
de manière éidétique et apriorique, la constitution du sens des réalités naturelles – suppose
la suspension de l’attitude naturelle en vigueur dans les sciences, invalidant de fait la
prétention naturaliste au niveau fondamental ou philosophique. Chez Bergson, l’intuition
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Si Bergson n’avait opposé résistance à l’usage de ce terme 1, il conviendrait peut-être de qualifier sa métaphysique de « vitaliste », au sens que
Canguilhem donnait à ce terme. Le vitalisme ne désignerait pas l’attitude
du vivant humain face à la vie et s’efforçant de la rejoindre par la science,
mais bien plutôt, à travers l’intuition, « une exigence permanente de la vie
dans le vivant » 2.
Si nous avons entrevu les conséquences de cette position dans le
domaine social et moral, il resterait à se demander quelles en seraient les
conséquences dans l’ordre humain de la politique. La politique démocratique placée sous la bannière de la liberté, de l’égalité et de la fraternité
semble pour Bergson être l’une des formes de cristallisation, dans l’organisation sociale, des aspirations morales portées par une dynamique
d’inclusion universelle. Si l’émotion morale apparente l’âme des mystiques
à la divinité, il se pourrait que l’enjeu de la politique, qui en recueille l’élan,
soit celui de l’humanisation de l’homme, d’une création de soi pensée à
part de toute conformation à une essence. Thématique classique au fond,
mais dans laquelle le vitalisme introduit deux nuances au moins, dont il
conviendrait de mesurer tous les effets : d’une part, l’humanisation prendrait appui sur l’élan vital, exigeant de ce fait la réélaboration constante de
nos rapports avec le vivant (plutôt que de nos rapports au vivant), en nous
et en dehors de nous ; d’autre part, si ce contact avec le caractère créateur
de la vie s’effectue via l’émotion (comme volonté), la création politique
s’avérerait indissociable de la création de nouveaux affects, d’une transformation de la sensibilité.
se présente aussi comme une suspension de l’attitude naturelle propre à l’intelligence :
l’intuition n’invalide pas l’intelligence, mais lui refuse le droit de penser le tout de la réalité,
dans la mesure où elle est par principe méconnaissance de la vie.
1. H. Bergson, L’Évolution créatrice (1907), Paris, PUF, 2004, p. 42-43 et 226-227.
2. G. Canguilhem, La connaissance de la vie (1965), Paris, Vrin, 1992, p. 86.
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VARIA
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I
ÉTUDES GÉNÉRALES
S U R L E Q U I D A R I S T O T E L E S DE L O CO S E N S E R I T
DE BERGSON
par Arnaud FRANÇOIS
Bergson 1 a rédigé le Quid Aristoteles de loco senserit (L’idée de lieu chez
Aristote 2) pour sa thèse complémentaire. Ce texte porte sur la première
partie du livre IV de la Physique. Sa thèse principale fut l’Essai sur les données
1. Ce texte est la reprise, modifiée, d’un mémoire de DEA préparé sous la direction de
M. le Pr Michel Crubellier à l’Université de Lille III - Charles-de-Gaulle en 2001-2002, à
l’occasion du séminaire « Mouvement, puissance et acte » organisé en collaboration avec
l’Université de Paris I et l’École normale supérieure. Nous remercions M. Michel
Crubellier pour les précieux conseils qu’il a bien voulu nous donner tout au long de la
rédaction de notre travail.
2. Nous utilisons la traduction de Robert Mossé-Bastide, révisée par Guy Soury,
publiée dans les Études bergsoniennes, II, Paris, Albin Michel, 1949, p. 27-104. Cette traduction est reprise dans le volume des Mélanges, Paris, PUF, 1972, p. 1-56, puis, légèrement
augmentée et éditée par nos soins, dans le tout récent volume d’Écrits philosophiques de
Bergson, dirigé par Frédéric Worms, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2011, p. 67-123. La
version originale du texte (en latin) a paru chez Félix Alcan (Paris) en 1889. Nous donnons
la pagination, reprise dans les Mélanges et dans les Écrits philosophiques, de cette édition. En
notes, nous renvoyons au texte de Bergson par les lettres « ILA ».
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ÉTUDES GÉNÉRALES
immédiates de la conscience. Les deux thèses ont reçu le permis d’imprimer le
29 juin 1889 et furent soutenues le 27 décembre de la même année 1.
Cette contemporanéité pose un problème. On est en droit, en effet,
de se demander quelle est la nature du rapport qui unit les deux travaux,
le premier se présentant comme un pur travail d’histoire de la philosophie,
le second comme la reprise proprement philosophique d’un problème de
la tradition, à savoir celui de la liberté. Une première réponse pourrait être
formulée à partir d’une stricte distinction entre les tâches que Bergson
cherchait à remplir dans chacun des deux ouvrages. Cette réponse serait
confirmée par le fait que Bergson n’a fait imprimer, du Quid Aristoteles de
loco senserit, que les exemplaires demandés par la Faculté, et c’est la raison
pour laquelle il ne l’a jamais fait figurer dans la liste de ses travaux 2. Ceuxci, en effet, étaient toujours le résultat de recherches personnelles, soumis
au jugement d’une communauté de philosophes. Mais cette première
réponse ne saurait nous satisfaire pleinement. En effet, il doit exister au
moins une affinité de vues entre les deux ouvrages de Bergson. Ils furent
préparés en même temps, et on ne saurait imaginer que les préoccupations de Bergson aient pu se partager d’une manière absolument stricte
entre deux domaines de recherche.
Cette question est d’autant plus délicate que Bergson, au cours de sa
carrière, est souvent revenu sur Aristote. Les premières leçons qu’il lui ait
consacrées datent de la période où il était chargé de cours à la faculté des
lettres de Clermont 3. Il a continué d’approfondir la pensée aristotélicienne
au Collège de France, en commentant le livre II de la Physique (1901-1902)
et le livre Λ de la Métaphysique (1903-1904) 4. Il occupait alors la chaire de
philosophie grecque et latine. Surtout, Aristote apparaît à de multiples
reprises dans les livres de Bergson. Pour n’évoquer que l’occurrence la
1. Ces renseignements nous sont fournis par André Robinet, dans une note qui se
trouve à la page 1599 des Mélanges.
2. Sur ce point, voir Henri Gouhier, Avant-propos aux Mélanges de Bergson, p. IX.
Ajoutons qu’on ne trouve aucune mention du Quid Aristoteles de loco senserit dans le volume
de correspondance de Bergson publié par André Robinet (Correspondances, Paris, PUF, 2002,
1 472 p.).
3. Bergson a fait cours sur Aristote en 1885-1886, 1886-1887 et 1888-1889. Sur ce
point, voir Henri Gouhier, ibid.
4. Sur ces points, voir Henri Gouhier, ibid.
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SUR LE QUID ARISTOTELES DE LOCO SENSERIT DE BERGSON
339
plus frappante, de nombreuses pages lui sont dédiées, ainsi qu’à Platon, au
quatrième chapitre de L’Évolution créatrice, lorsqu’il s’agit d’étudier l’histoire
des systèmes, du point de vue de l’idée de durée 1. De ces remarques, il
découle que la pensée aristotélicienne a toujours constitué, pour Bergson,
un point de référence, la référence dût-elle être critique. Il est donc impossible de penser que Bergson, dans le Quid Aristoteles de loco senserit, ait
considéré cette pensée d’une manière purement extérieure, si tant est
qu’une telle attitude soit possible à l’égard d’une philosophie de la tradition. C’est ce que souligne Henri Gouhier, lorsqu’il écrit que la thèse latine
« est directement liée aux recherches et aux réflexions du jeune Bergson […] ; elle le montre […] analysant les textes d’Aristote sur le lieu en
même temps qu’il met au point sa définition de l’espace dans la philosophie de la durée. […] Ici apparaît la finalité non uniquement historique de
son effort de compréhension, il cherche à résoudre [les difficultés] non
pour sauver la cohérence du système aristotélicien mais pour éclairer la
question posée prise pour elle-même, indépendamment du contexte aristotélicien » 2.
Mais alors, une difficulté se présente : si Bergson refuse de se donner
une compréhension purement anecdotique de la pensée aristotélicienne,
ne risque‑t-il pas, à l’inverse, d’infléchir celle-ci dans une direction qui n’est
pas la sienne ? C’est ce que pourrait laisser entendre l’expression de Henri
Gouhier, lorsqu’il dit que Bergson cherche à s’abstraire du « contexte aristotélicien ». De fait, Bergson se fixe pour but, dès sa préface, de saisir « la
vraie pensée d’Aristote sur le lieu » 3. N’est-ce pas à dire qu’il va chercher à
comprendre Aristote mieux que celui-ci ne s’est compris lui-même ? Il y a
plus : comme nous le verrons, Bergson n’hésite pas à bouleverser l’ordre
des chapitres aristotéliciens, et cela afin de donner libre carrière à sa propre
thèse interprétative. Ainsi, il décide de commenter les chapitres qui portent
sur le lieu à partir de ceux, ultérieurs dans l’ordre du texte, qui portent sur
le vide. N’est-ce pas le signe que le centre de gravité de l’interprétation
1. Voir surtout L’Évolution créatrice, p. 314-328. Nous donnons, pour les livres de
Bergson, la pagination de l’édition critique, parue, sous la direction de Frédéric Worms,
aux Presses Universitaires de France, dans la collection « Quadrige » (2007-2011).
2. Henri Gouhier, ibid.
3. ILA, Préface.
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ÉTUDES GÉNÉRALES
bergsonienne doit être cherché à l’extérieur de la pensée d’Aristote, et non
en son sein ? Or, ce type d’interprétation ne va pas sans une certaine
violence faite au texte même que l’on commente. Si Bergson tente, avant
tout, en étudiant Aristote, de clarifier ses propres problématiques ; s’il a
besoin de dégager, pour ce faire, une pensée qui ne serait contenue
qu’implicitement dans la Physique, ne peut-on pas attendre une interprétation qui, loin d’être extérieure, serait, à l’inverse, quelque peu controuvée ?
Bergson, dans le Quid Aristoteles de loco senserit, parvient à échapper,
comme nous essaierons de le montrer, à ces deux objections ; bien plus,
l’effort proprement historique est partie intégrante de son effort philosophique. Dans cette perspective, nous devrons être particulièrement attentif
à la méthode que Bergson met en œuvre dans son interprétation. Car elle
présente des caractéristiques tout à fait singulières, qu’il importe de
reconnaître si l’on veut juger de la pertinence de la thèse qu’elle permet de
soutenir. C’est pourquoi nous consacrerons un temps propre de notre
réflexion à cette méthode, avant de présenter la thèse interprétative pour
elle-même. Puis nous tenterons de comprendre le bien-fondé de cette
thèse et du jugement auquel elle conduit Bergson, d’un point de vue aristotélicien d’abord, d’un point de vue proprement bergsonien ensuite. Cette
thèse, en effet, ne peut que paraître étrange à celui qui connaît par ailleurs
la doctrine de Bergson. On voit ce dernier, dans le Quid Aristoteles de loco
senserit, prendre parti contre des positions qu’on aurait tendance, peut-être
trop aisément, à lui imputer. Ainsi, l’analyse d’Aristote aboutit, selon Bergson, à distinguer entre le lieu et l’espace vide, et à montrer que celui-ci
n’existe pas. Le lieu se rapproche donc de l’étendue concrète, notion que
Bergson lui-même a contribué, à partir de celle de durée, à élaborer, dès
1889. Or, Bergson s’en prend précisément à cette doctrine d’Aristote. Et il
se fait, dans la thèse latine, le défenseur de conceptions, notamment kantiennes, qu’on le sait avoir, au moins sur certains points, attaquées par la
suite. Il nous faudra, au terme de notre étude, être en mesure de lever cette
contradiction apparente.
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SUR LE QUID ARISTOTELES DE LOCO SENSERIT DE BERGSON
341
LA MÉTHODE DE BERGSON
Bergson est lui-même assez clair sur la méthode qu’il suit dans le Quid
Aristoteles de loco senserit. À cet égard, la préface de l’ouvrage est précieuse.
D’une part, dit Bergson, il faut exposer « mot à mot et une à une » 1 les
difficultés du livre (« Operae pretium erit difficillimam quamque in eo libro sententiam ad verbum, si potuerimus, exprimere »). De fait, le commentaire de Bergson
est, du moins dans son ensemble, absolument linéaire. Les citations du
texte sont très nombreuses et très étendues. Elles sont présentées en note,
et dans le texte grec. L’édition utilisée est celle de Bekker. Tout au plus
Bergson retraduit-il parfois, en latin, le texte d’Aristote 2. Cependant, nous
l’avons dit, Bergson entend saisir la « vraie pensée d’Aristote sur le lieu » 3.
Or, cette pensée est une « pensée cachée » 4 (sensus reconditus), et elle seule
pourra « rendre le reste parfaitement clair » 5 (cetera dilucida fient). Ainsi, dès
la thèse sur Aristote, nous découvrons, semble‑t-il, la méthode qui sera
celle de Bergson lorsqu’il commentera les philosophes, notamment au
Collège de France. Cette méthode est exposée dans la conférence sur
« L’intuition philosophique » 6 (qui date de 1911). Le texte est connu. Le
grand philosophe se caractérise par l’intuition originale qu’il se donne de la
réalité. Cette intuition est au-delà du système, qui est toujours décomposable en parties. Elle est, quant à elle, quelque chose de simple. Pour cette
raison, elle ne saurait être retrouvée par une pure étude du système achevé
– divisible en morceaux importés de l’extérieur, empruntés soit à d’autres
philosophes, soit à la science –, mais par un « contact souvent renouvelé
avec la pensée du maître » 7. Ce contact s’établit en un point où se trouve
1.
2.
3.
4.
5.
6.
7.
Ibid.
Il en va ainsi en ILA, p. 47.
ILA, Préface.
Ibid.
Ibid.
« L’intuition philosophique », in La Pensée et le Mouvant, p. 117-142.
Ibid., p. 118.
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ÉTUDES GÉNÉRALES
« quelque chose de simple, d’infiniment simple, de si extraordinairement
simple que le philosophe n’a jamais réussi à le dire. Et c’est pourquoi il a
parlé toute sa vie » 1. Il paraît bien, malgré l’écart chronologique entre le
Quid Aristoteles de loco senserit et la conférence de Bologne, que nous ayons
affaire à une interprétation de ce type. Cela est confirmé par d’autres
formules qu’emploie Bergson : notamment, il parle de « pénétrer profondément dans la pensée intime d’Aristote » 2 (in intimos Aristotelis sensus penitus
descendere) ; en l’occurrence, cette pensée serait que la matière et la forme se
mêlent intimement. De même, Bergson distingue entre le « point de vue
exotérique » et la « pensée profonde » 3 (intima sententia) d’Aristote. Celle-ci
ne peut être saisie si l’on se contente de références au livre IV de la
Physique 4. Enfin, Bergson prétend avoir découvert l’« âme » 5 de la discussion sur le lieu, le « principe métaphysique » 6 au nom duquel Aristote aurait
nié l’espace moderne, sous la forme que lui donnaient Leucippe et
Démocrite. Du reste, la simple attitude de Bergson à l’égard des autres
1. Ibid., p. 119.
2. ILA, p. 20.
3. ILA, p. 59.
4. Ainsi, de la Physique, Bergson ne cite pas seulement le livre IV : il cite souvent le
livre VIII, sur les éléments ; c’est que la question du lieu propre est connexe à celle du lieu
en général. Bergson se réfère également à la Métaphysique, et souvent en des moments
capitaux de son raisonnement (voir par exemple ILA, p. 44-45, au sujet de la distinction
entre lieu en puissance et lieu en acte). Sur le ciel, entendu comme « lieu commun »,
Bergson cite bien entendu le De caelo. Plus singulière est sa référence, surtout dans les
premières pages, aux textes biologiques (à la page 5 du texte de Bergson sont mentionnés
le De generatione animalium et de De motione animalium). C’est que l’univers d’Aristote est,
nous dit Bergson en ILA, p. 6, un « être animé » (animal). Bergson l’appelle également, en
ILA, p. 53, s’appuyant sur le De generatione animalium, « une sorte d’être vivant » (quodam
animal), renvoyant à un texte qui se trouve en De generatione animalium, I, 12. Si ces
expressions ne semblent pas faire violence à la pensée d’Aristote, elles n’en mettent pas
moins en évidence un point essentiel de l’interprétation de Bergson : celui-ci n’hésitera pas,
pour son propre compte – il est vrai, bien plus tard dans sa carrière –, à raviver la
conception selon laquelle il y aurait une « Âme du monde » (voir « Le possible et le réel », in
La Pensée et le Mouvant, p. 101). Cette pensée l’intéressa, semble‑t-il, chez Aristote. Mais le
fait que Bergson cite les textes biologiques pose un autre problème : selon lui, ces textes,
« sans être l’œuvre d’Aristote, ne nous livrent pas moins la pensée aristotélicienne » (ILA,
p. 5). Cela témoigne d’une certaine attitude que l’on peut relever chez Bergson : il semble
moins scrupuleux des questions d’établissement du texte que de saisir, dans sa totalité, la
pensée d’Aristote sur un point précis.
5. ILA, p. 74.
6. Ibid.
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SUR LE QUID ARISTOTELES DE LOCO SENSERIT DE BERGSON
343
commentateurs d’Aristote est révélatrice. Il cite Simplicius et Philopon,
mais c’est souvent pour dépasser leurs positions, par exemple en montrant
qu’elles sont contradictoires entre elles 1. Tout se passe comme si Bergson
refusait de maintenir quelque écran entre le texte d’Aristote et la compréhension qu’il tente de s’en donner.
Une fois ces objectifs posés, Bergson définit une démarche bien précise pour les atteindre. Il commence par suivre le texte d’une façon, nous
l’avons dit, rigoureusement linéaire. Les chapitres I et II de son étude
portent sur le premier chapitre du livre IV de la Physique. Mais la progression linéaire de Bergson est interrompue au chapitre 3. Ce chapitre ne
correspond à rien dans le texte d’Aristote. Bergson annonce le plan que
lui-même va suivre. Ce plan, nous dit-il, sera fidèle à la pensée d’Aristote,
mais non à sa pensée telle qu’elle s’exprime dans la progression suivie par
le Stagirite ; il sera fidèle à sa « pensée enveloppée » 2 (reconditi Aristotelis
sensus). Bergson va donc construire sa démarche en fonction de l’idée qu’il
se fait de la doctrine d’Aristote. C’est ce qu’il exprime en disant que
« l’ordre observé par Aristote » est « difficile à discerner » 3 (« Quem ordinem
Aristoteles […] servaverit, discipere difficile est »). Pour Bergson, Aristote, en
parlant séparément du lieu et du vide, a cherché, avant tout, à « être plus
clair » 4 (quo plenius intellegatur). Pourtant, les deux problèmes « paraissent
s’interpénétrer » 5 (altera per alteram permeare videtur). Le plan suivi par Berg1. Il en va ainsi au sujet de la notion, récusée par Aristote, de « lieu du point ».
Bergson dresse une véritable antinomie entre les interprétations de Simplicius et Philopon
(voir ILA, p. 9-10). Pour Simplicius, distinguer entre le point et son lieu, c’est introduire en
un point indivisible deux éléments, ce qui ne saurait être. Pour Philopon, attribuer un lieu
au point, c’est en faire un corps, et partant lui attribuer une pesanteur, ce qui est également
inintelligible. Quant à Bergson, il entend donner une interprétation plus fidèle de la pensée
d’Aristote : selon lui, un corps ne peut trouver de lieu qu’au sein d’un autre corps, qui se
meut ; sans quoi, il serait une partie du corps, et la partie n’a de lieu qu’en puissance. Or, un
point ne saurait être placé dans un autre corps sans se mêler à lui. Il n’a donc pas de lieu.
Bergson entend ainsi saisir la position d’Aristote au-delà d’interprétations qu’on a pu en
donner et qui sont jugées par lui, semble‑t-il, trop éristiques.
2. ILA, p. 14.
3. Ibid.
4. Ibid.
5. Ibid.
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ÉTUDES GÉNÉRALES
son sera donc le reflet exact de sa thèse interprétative, et la condition de
possibilité de cette thèse. Ce point est capital. Le parcours que Bergson
s’apprête à emprunter est clairement annoncé à la fin du chapitre 3 : il
expliquera pourquoi le lieu n’est ni un corps (c’est‑à-dire un composé de
matière et de forme), ni une qualité d’un corps (la matière ou la forme), ni
même l’intervalle qui demeure après qu’on a déplacé le corps.
Au chapitre 4, Bergson commente donc les textes où Aristote distingue le lieu de la forme et de la matière, ainsi que du corps lui-même, en
tant que composé de matière et de forme. Ces textes constituent le chapitre 2 du livre IV de la Physique. Bergson commence par exposer, à la
suite d’Aristote, les raisons pour lesquelles certains identifient le lieu à la
forme, à la matière, enfin au corps lui-même. Dans cet exposé, Bergson se
permet certaines anticipations sur le chapitre 4 du livre IV. Puis il expose
les raisons aristotéliciennes pour lesquelles le lieu n’est ni la forme, ni la
matière, ni le corps : pour Bergson, ces raisons sont au nombre de quatre.
Elles appartiennent toutes au chapitre de la Physique qui vient d’être mentionné. Bergson les donne à peu près dans l’ordre.
Le fait marquant est le suivant : au chapitre 5, Bergson passe directement à l’étude du vide, c’est‑à-dire au commentaire des chapitres 6 à 9 du
livre IV de la Physique, conclusion comprise. Il omet de commenter le
chapitre 5, de même qu’il a omis de commenter le chapitre 3, dans son
étude des rapports entre lieu, matière et forme. Sur tous ces textes, il
reviendra plus tard, au chapitre 6 de son travail. Mais il ne les étudiera pas de
manière linéaire. Sur le plan de la méthode, il y a donc un phénomène tout à
fait singulier. C’est une rupture. Bergson élude presque totalement les chapitres 3 à 5 du texte d’Aristote, pour passer tout de suite aux chapitres 6 à 9,
et revient ensuite seulement aux chapitres oubliés. Ce phénomène, on pourrait l’appeler une prolepse. Cette prolepse a des raisons vraiment philosophiques : selon Bergson, c’est parce qu’il refuse l’idée d’un vide séparé
qu’Aristote en vient à définir le lieu comme « la surface intérieure du contenant » 1. Les arguments pythagoriciens ou démocritéens en faveur du vide
sont tous fondés, selon Bergson, sur cette hypothèse : « Le lieu est quelque
1.
ILA,
p. 43.
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SUR LE QUID ARISTOTELES DE LOCO SENSERIT DE BERGSON
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chose de distinct qui existe par lui-même. » 1 Or, d’après Bergson, « Aristote
ruinera cette hypothèse et la combattra ouvertement […]. En effet, s’opposer à l’émancipation (emancipatio) du lieu, si je puis dire, et enfermer à nouveau à l’intérieur des corps l’espace qui en était sorti mal à propos, voilà le
dessein d’Aristote » 2. C’est donc grâce à une étude du vide, et grâce à cette
étude seulement, que l’on comprendra la thèse aristotélicienne sur le lieu 3.
Et cette étude du vide nous permettra de caractériser la position d’Aristote
dans le débat philosophique concernant l’existence et la nature de l’espace,
débat qui intéresse Bergson au premier chef.
La suite du parcours de Bergson est toute tracée : au chapitre 6, il
reviendra sur les passages qu’il n’a pas commentés. Mais ces passages ne
sauraient s’éclaircir par eux-mêmes : il sera donc impossible de les étudier
de manière linéaire, comme il a été fait pour le premier chapitre du livre IV
de la Physique. L’attitude bergsonienne vis‑à-vis de ces textes est particulière : ce ne sont pas à proprement parler des textes qu’il commente, mais
des textes sur lesquels il s’appuie. Il s’appuie sur eux, au sens où ils
viennent corroborer sa propre thèse interprétative.
Après le chapitre 6 du travail de Bergson, une seconde rupture se
produit, moins importante que la première, et qui en est, en quelque sorte,
la conséquence. Bergson a étudié à peu près tous les textes de la partie de
la Physique qui traite du lieu (il a étudié les chapitres 1 et 2 du livre IV, puis
les chapitres 6 à 9, enfin les chapitres 3 à 5). Il va donc, à présent, formuler
les problèmes que posent ces textes. Ces problèmes seront, bien entendu,
ceux que rencontre son interprétation propre. Il s’agit du statut du ciel,
des éléments et du lieu premier. Au chapitre 8 de son ouvrage, Bergson
1. ILA, p. 13.
2. Ibid.
3. Remarquons que Hussey, dans l’introduction à sa traduction commentée des livres
III et IV de la Physique, marque lui aussi la nécessité de se référer d’emblée aux chapitres
sur le vide pour comprendre ceux qui portent sur le lieu, et notamment pour saisir le
rapport entre le lieu aristotélicien et l’espace des modernes. À ceux qui s’étonneraient de
l’absence de toute conception d’un tel espace chez Aristote, il répond : « An attack on
theories of self-subsistent space does indeed appear in this book, but in chapter 8, under
the guise of arguments against void » (Edward Hussey, Aristotles’s Physics, Books III and IV,
translated with notes, Oxford-New York, Clarendon Press - Oxford University Press, 1983,
p. XXIX ; désormais cité « Hussey »).
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ÉTUDES GÉNÉRALES
s’emploie à résoudre ces difficultés. Enfin, au chapitre 9, il émet un jugement sur la théorie aristotélicienne du lieu. Ce jugement est celui que l’on
sentait poindre depuis le début du travail. Toute l’étude a été menée pour
permettre la formulation d’un tel jugement. La question qui se pose est la
suivante : Aristote a‑t-il saisi la notion moderne d’espace ? Aristote se
trouve donc introduit au sein d’un débat philosophique essentiel aux yeux
de Bergson.
Le plan suivi par Bergson est donc à la fois singulier, à la fois significatif sur le plan philosophique. Il découle de la thèse interprétative de
Bergson.
L’INTERPRÉTATION DE BERGSON
Aristote tente de ruiner la notion d’un espace séparé : voilà le premier
point de l’interprétation de Bergson. Nous avons déjà cité ce texte :
« s’opposer à l’émancipation du lieu, si je puis dire, et enfermer à nouveau
à l’intérieur des corps l’espace qui en était sorti mal à propos, voilà le
dessein d’Aristote » 1. Tout d’abord, Aristote s’oppose au vide des pythagoriciens.
Selon les pythagoriciens, ainsi que le rapporte Aristote 2, le vide existe,
parce que lui seul peut expliquer la séparation entre les nombres. En effet,
si aucun vide n’existait, alors il serait impossible de faire des distinctions
au sein de ce qui est successif (ἐφεξῆς). La question se pose, bien sûr, de
savoir si cette séparation est d’ordre matériel ou d’ordre métaphysique 3.
1. ILA, p. 13.
2. Physique, IV, 213 b 22-27. Nous avons rendu plus précis les renvois chiffrés au
texte aristotélicien donnés par Bergson, ces renvois étant accompagnés, dans l’édition
latine, mais non dans les éditions suivantes, du texte visé par eux.
3. Pierre Pellegrin rapporte qu’Alexandre tenait pour la première interprétation,
Simplicius pour la seconde, s’inspirant du Sophiste de Platon. Voir Aristote, Physique, trad.
Pierre Pellegrin, Paris, Flammarion, coll. « GF », 2000, p. 229, note 1. Désormais cité
« Pellegrin ». Lorsque nous citons la Physique d'Aristote en français, c’est cette traduction
que nous utilisons, sauf mention expresse.
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SUR LE QUID ARISTOTELES DE LOCO SENSERIT DE BERGSON
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Quoi qu’il en soit, Aristote évoque cette doctrine dans un passage où il se
contente d’exposer, avant de les critiquer, les arguments des partisans du
vide. D’où le reproche de Bergson : « Aristote passe légèrement sur les
pythagoriciens » 1 ; or, selon Bergson, « bien que les pythagoriciens n’aient
pressenti cette idée que confusément [il s’agit de l’idée d’espace vide], ils
ont étonnamment, au moins sur ce point, me semble‑t-il, dépassé les
autres » 2 (ceteris excelluerunt). D’après Bergson, en effet, l’idée d’espace vide
est « nécessaire à notre pensée, pour distinguer les objets des objets et
même les notions des notions » 3. On retrouve ici la doctrine du deuxième
chapitre de l’Essai sur les données immédiates de la conscience.
Aristote s’oppose, ensuite, à Platon. Il lui reproche d’avoir confondu
le lieu et la matière 4. Aristote fait référence aux célèbres passages du Timée
où il est dit que les objets qui naissent ont besoin d’exister, pour ainsi dire,
dans un « réceptacle » 5 (χώρα). Selon Aristote, ce réceptacle est l’« indéterminé » 6 (τὸ ἀόριστον), c’est-à-dire la matière 7. On peut s’opposer à cette
interprétation de Platon : c’est ce que fait Bergson 8. Selon lui, Aristote
n’aurait pas mésinterprété Platon s’il avait connu, ou reconnu, « notre
espace vide » 9, dont Bergson dit qu’il est le « frère » 10 de la χώρα platonicienne. Cette interprétation prête elle aussi, cela va de soi, à discussion.
Enfin, Aristote s’oppose aux atomistes. Il nomme Démocrite et
Leucippe 11. Il conteste (sans la réfuter pour le moment) leur idée selon
laquelle « le tout corporel » (τὸ πᾶν σῶμα) n’est pas « continu » (συνεχής). Ils
ont introduit le vide entre les atomes. Selon Aristote, les atomistes (il fait
ensuite référence aux pythagoriciens) ont au moins compris, mieux que
1. ILA, p. 25.
2. Ibid.
3. Ibid.
4. Physique, IV, 209 b 11-13.
5. Voir, notamment, Timée, 52 b.
6. Physique, IV, 209 b 9.
7. Ibid.
8. P. Pellegrin rappelle, pour sa part, que « Platon n’a nulle part écrit dans le Timée
que la χώρα et la matière sont la même chose : il n’emploie le terme ὕλη qu’une seule fois
(69 a) au sens de « bois de construction » (Pellegrin, n. 2, p. 208).
9. ILA, p. 18.
10. Ibid.
11. Physique, IV, 213 a 34.
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ÉTUDES GÉNÉRALES
leurs adversaires (il s’agit d’Anaxagore), ce qu’est le vide, ou plutôt ce qu’il
serait s’il existait 1.
La réfutation aristotélicienne des partisans du vide est donc capitale.
Ce point peut être concédé à l’interprétation de Bergson. Selon Bergson,
le « nœud du problème » 2, c’est‑à-dire la raison pour laquelle Aristote a
condamné si fermement le vide, est la suivante : « Aristote pense que
l’accroissement ne se produit pas par l’insertion d’intervalles plus longs
ou plus courts, mais, pour ainsi dire, par la tension (intensio) plus ou moins
grande de toutes les parties » 3 ; or : « C’est au cœur de la matière qu’il faut
ramener ce pouvoir, pour le mêler au corps lui-même » 4 ; dès lors, si le
vide existe, « il n’est rien d’autre que la matière elle-même, en tant qu’elle
contient en puissance le rare et le dense, principes de la légèreté et de la
pesanteur » 5. Et Bergson de se référer, sur ce point, au texte d’Aristote 6.
C’est par la « puissance » que peut s’expliquer le lieu. Cet élément est
crucial dans l’interprétation bergsonienne.
Si Aristote a condamné le vide, alors, selon Bergson, il a condamné
l’espace moderne. En effet, Bergson n’hésite pas à assimiler, et il le fait
d’une manière constante, le vide que récuse Aristote et notre notion
d’espace 7. C’est que, selon Bergson, la vacuité est un caractère essentiel de
notre espace 8. Bergson va donc, point par point, exposer les différences
entre le lieu d’Aristote et l’espace moderne.
Le premier point concerne la question de l’inertie. Bergson oppose la
conception moderne selon laquelle « un corps une fois en mouvement
1. Voir ILA, p. 23.
2. « Tenemus nodum », écrit Bergson en ILA, p. 39.
3. ILA, p. 39.
4. ILA, p. 39-40.
5. ILA, p. 40.
6. Bergson renvoie, à la note 1 de la page 40 de son travail (nous donnons les
numéros de notes d’après l’édition originale en latin), au texte qui court de Physique, IV,
217 a 21 à Physique, IV, 217 b 27.
7. Voir le passage, déjà cité, où il est dit que les pythagoriciens auraient « pressenti »
l’espace moderne (ILA, p. 25).
8. Voir par exemple le texte qui se trouve en ILA, p. 74, où il est dit que « notre espace
est vide et illimité » (vacuum atque interminatum).
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persévère à l’infini dans son mouvement » à celle d’Aristote, selon laquelle
« un mouvement commencé ne peut continuer que par le renouvellement
continuel de son impulsion » 1. Si le mouvement est naturel, il procède
d’une « cause qui agit continuellement, semblable à un désir profond » 2
(desiderio intimo similis). Bergson s’appuie ici sur des expressions d’Aristote,
pour leur donner un tour tout bergsonien 3. Bergson évoque également le
cas du mouvement violent : « C’est continuellement aussi que résiste à
une impulsion étrangère ce qui est mû contre nature » 4. L’impulsion, ici
comme dans le cas du mouvement naturel, doit être continuellement
renouvelée. Il faut toutefois signaler un fait singulier : juste après avoir
rappelé sa conception du mouvement, Aristote imagine – dans une perspective de réfutation – ce que serait un mouvement, si le vide infini
existait ; or, remarque‑t-il, soit la chose mue « restera en repos, soit elle
sera nécessairement transportée indéfiniment, si rien de plus fort ne l’en
empêche » 5. Dans ce passage, P. Pellegrin voit une « remarquable préfiguration du principe d’inertie » 6. Hussey, dans la même perspective, renvoie
à la première loi de Newton 7. Bergson, on vient de le voir, insiste davantage sur les oppositions entre Aristote et les modernes.
En second lieu, Bergson reproche souvent à Aristote d’avoir confondu
les arguments physiques, d’une part, avec les arguments logiques et mathématiques, d’autre part. La physique touche aux corps, tandis que la logique
et les mathématiques, l’une comme l’autre, touchent, selon Bergson, à
l’espace vide. Cette confusion se rencontre lorsqu’il s’agit d’expliquer
pourquoi le monde n’est pas infini. L’un des arguments d’Aristote est le
suivant 8 : prenons un point en mouvement vers le bas ; ce mouvement est
défini ; le mouvement contraire le sera donc aussi ; partant, le haut et le bas
sont nécessairement définis, ce qui ne pourrait être dans un monde infini.
1. ILA, p. 30 ; Bergson commente le passage qui se trouve en Physique, IV, 215 a 13-19.
2. ILA, ibid.
3. Le « désir profond » est en effet analysé dans l’Essai sur les données immédiates de la
conscience (p. 6-7).
4. ILA, ibid.
5. Physique, IV, 215 a 20-22.
6. Pellegrin, n. 1, p. 236.
7. Hussey, p. 130.
8. Voir le De caelo, I, 273 a 8-13, cité par Bergson en ILA, p. 56, n. 1.
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Bergson trouve cette argumentation « étonnante » (mira) ; c’est, nous
semble‑t-il, qu’elle consiste à dire : « Si le bas existe, alors le haut existe »,
sans qu’on se soit demandé si le bas existait (mais Aristote établit par
d’autres arguments qu’il y a des « lieux propres »). La volonté bergsonienne
de distinguer, plus que ne le fait Aristote lui-même, entre les mathématiques et la physique apparaît également dans la classification que Bergson
établit entre les arguments qui se trouvent au chapitre 8 du livre IV. Ainsi,
Bergson écrit : « Aux preuves physiques s’ajoutent des arguments mathématiques, d’où il résulte que la vitesse du mouvement dans le vide serait
infinie et ne pourrait être comparée à aucune autre. » 1 C’est bien un
1. ILA, p. 31. Le passage visé par Bergson se trouve en Physique, IV, 215 a 25 215 b 13. En raison de son caractère technique, c’est en note que nous préférons évoquer
ce texte qui est important notamment par la place que Bergson lui confère dans son étude
(voir ILA, p. 31-35). Aristote tente de réfuter les partisans du vide au moyen d’un
raisonnement par l’absurde. Soit un mobile A traversant successivement deux milieux
différents B et Δ. En un temps H, A aura parcouru des distances de longueurs différentes
en B et en Δ. Le rapport entre ces longueurs sera défini par le rapport entre la densité des
milieux. C’est que, selon Aristote, la vitesse d’un corps dans un milieu donné est
inversement proportionnelle à la densité de ce milieu. Maintenant, supposons que le
mobile A traverse une partie d’un milieu vide Z en le temps H. Comment mesurer la
longueur de cette partie ? C’est impossible. En effet, dans le vide, il n’y a aucune résistance.
La densité de Z est incommensurable, selon Aristote, à celle de B et de Δ. Le rapport entre
la vitesse de A en Z et sa vitesse en un milieu plein n’est pas calculable. Le vide est donc,
selon Aristote, contradictoire. Selon Bergson, Aristote, dans cette argumentation, « a
été dupe non seulement d’une erreur physique, mais encore d’une erreur mathématique »
(ILA, p. 35). C’est ce qu’essaie de montrer Bergson, en la transposant dans les termes
mathématiques modernes. L’erreur physique d’Aristote, d’après Bergson, est de croire que
« la vitesse du corps qui traverse croît en raison inverse de la densité du corps traversé, […]
ce qui est absolument faux » (ILA, p. 34). Annick Stevens et Lambros Couloubaritsis
commentent la même difficulté de la manière suivante : « Aristote refuse au vide un rôle
possible en l’absence d’une résistance, ne serait-ce que parce que sa théorie du mouvement
suppose toujours un contact et en même temps une proportion d’un mouvement
relativement à un autre mouvement ou d’un temps relativement à un temps, mais jamais
du vide relativement au plein. Bref, une théorie d’inertie d’un corps en mouvement dans le
vide n’est pas concevable dans son système physique » (Aristote, La Physique, trad. Annick
Stevens, Introduction de Lambros Couloubaritsis, Paris, Vrin, 1999, p. 171, n. 2 ; désormais cité « Stevens-Couloubaritsis »). Quant à l’erreur mathématique, elle prend la forme
d’une contradiction au sein de la démonstration d’Aristote elle-même : il tente de comparer
la vitesse de A à travers les milieux B et Δ avec sa vitesse à travers le milieu Z ; il suppose
qu’une partie de Z peut être parcourue en un temps donné H. Mais c’est impossible,
Aristote ayant supposé, précisément, que la vitesse d’un mobile est inversement proportionnelle à la densité du milieu traversé. En un milieu vide, la vitesse est infinie. Aristote
« n’a pas compris cette conséquence mathématique » (ILA, p. 35). Pourquoi Aristote aurait-
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reproche fondamental que Bergson adresse ici à Aristote : si celui-ci n’a
pas suffisamment distingué entre la physique et les mathématiques, c’est
qu’il n’a pas nettement conçu l’espace vide, sur lequel portent exclusivement, selon Bergson, les mathématiques 1. C’est donc la thèse interprétative de Bergson tout entière qui pèse ici, une nouvelle fois.
Enfin, Bergson pose le problème de l’infini chez Aristote. Son objectif
est de comparer les positions d’Aristote à celles des modernes, pour qui
l’espace est infini. D’abord, Aristote reconnaît que si le vide existait, alors il
serait infini. Notamment, il emploie l’expression « κατὰ τὸ κενὸν καὶ τὸ ἄπειρον » 2. S’agit-il d’un hendiadyn, comme le suggère P. Pellegrin 3 ? Toujours
est-il que lui-même traduit « concernant le vide infini » 4. D’autre part, que
nous soyons en présence d’un hendiadyn ou non, il reste qu’Aristote pense
d’une manière connexe le vide et l’infini. C’est ce que l’on voit dans toute son
argumentation : le mouvement est par nature différencié ; or, dans l’infini, il
n’y a aucune différence ; partant, dans l’infini, il ne saurait y avoir aucun
mouvement 5. Aristote s’oppose donc à l’existence du vide infini. Maintenant, le monde corporel s’étend-il à l’infini ? Nous avons déjà évoqué la
réponse aristotélicienne, par la négative, à cette question. Comme le constate
Bergson, l’idée d’un monde infini est combattue dans un certain nombre de
il refusé d’attribuer au corps, dans le vide, une vitesse infinie ? C’est qu’il n’aurait pas perçu,
dit Bergson, la différence entre infini et indéfini – propre, il est vrai, à « nos mathématiciens » modernes (ibid.). Il aurait, en quelque sorte, attribué une vitesse indéfinie au mobile,
son but étant de montrer l’incommensurabilité entre la vitesse de A en Z et sa vitesse en B
ou en Δ. L’indéfini est « ce qui est égal à n’importe quelle grandeur », l’infini « ce qui est
plus grand que toute grandeur donnée » (ibid.). Notons que Bergson va loin dans sa critique
des arguments mathématiques d’Aristote : ainsi, il parle, au sujet d’un autre développement, d’une « argumentation […] indigne d’Aristote » (ILA, p. 36). Cette argumentation
commence par poser que dans tout milieu, les corps plus lourds auront une vitesse plus
grande ; partant, selon Aristote, il doit en être de même dans le vide (voir la Physique, IV,
216 a 13-21). Mais Aristote ajoute que c’est impossible : en effet, c’est la division du milieu
traversé qui détermine la vitesse du corps traversant. Et plus un corps est lourd, plus il
divise le milieu. Or, dans le vide, il n’y a rien à diviser. Tous les corps auront donc la même
vitesse. Bergson fait grief à Aristote de poser une prémisse qu’il nie dans la conclusion.
1. Voir l’Essai sur les données immédiates de la conscience, p. 56-63.
2. Physique, IV, 215 a 7-8.
3. Pellegrin, n. 1, p. 235.
4. Pellegrin, p. 235.
5. Voir la Physique, IV, 215 a 1-14. Bergson commente ce texte aux pages 29-30 de
son étude.
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textes 1. L’argument essentiel fait intervenir la notion de lieu propre : les
éléments (à savoir la terre, l’air, l’eau, le feu et l’éther) ont chacun un lieu
propre, qu’ils rejoignent naturellement. Or, dans un monde infini, il ne saurait
exister la moindre différence entre les lieux 2. Pour Aristote, donc, on ne peut
concevoir ni un vide infini, puisque celui-ci n’existe pas, ni un monde infini.
Bergson insiste tout au long de son étude sur cette double thèse d’Aristote.
Elle permet à Bergson de tirer trois conclusions. D’une part, il y a une
opposition radicale entre Aristote et Leibniz. Une confrontation suivie est
établie par Bergson 3. Certes, Leibniz, tout comme Aristote, nie l’existence
d’un vide séparé. Car l’espace n’est que la « synthèse » de nos perceptions
d’objets 4. Mais l’espace, selon Leibniz, est divisible à l’infini. En revanche,
Aristote refuse de diviser le corps à l’infini. C’est qu’il faut distinguer entre
le corps et ses parties : le corps occupe un lieu en acte, tandis que les
parties occupent un lieu en puissance. Le corps a donc un statut ontologique différent de celui des parties : il ne saurait être, ad libitum, divisé en
parties. Il se suffit, par conséquent, à lui-même. Pour cette raison, Aristote
n’a pas vu la nécessité de distinguer entre le corps et l’espace, simple
principe de la divisibilité à l’infini. Mieux : si l’on distinguait entre le corps
et l’espace, alors « la continuité de l’univers aristotélicien serait brisée, et
d’un seul être vivant sortirait une multitude infinie d’éléments incorporels
à qui toute possibilité de contact et d’impulsion serait refusée » 5. Nous
retrouverions le système de Leibniz et l’harmonie préétablie.
L’impossibilité, chez Aristote, de distinguer entre le corps et l’espace
commande également le refus bergsonien de toute interprétation kantienne d’Aristote. C’est ce qu’exprime la note de la préface au Quid
Aristoteles de loco senserit. Bergson évoque Wolter 6, qui « a été entraîné à
affirmer qu’Aristote avait traité non seulement du lieu, mais aussi de
1. Ces textes sont le livre III de la Physique, le livre K de la Métaphysique (parallèle au
passage de la Physique) et le livre I du De caelo. Voir ILA, p. 54-55.
2. Cette argumentation se trouve essentiellement aux livres I et II du De caelo.
3. ILA, p. 76-78.
4. ILA, p. 76.
5. ILA, p. 77.
6. De spatio et tempore. Dissertatio philosophica quam praecipua Aristotelis ratione habita scripsit
Gust. Rud. Wolter, philos. doctor, Bonn, Karl Georg, 1848, 80 p.
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l’espace : notre argumentation réfute entièrement une telle erreur » 1
(« Quem errorem tota nostra argumentatio confutabit »). Le ton de Bergson, on le
voit, est très dur 2. Dans sa préface, il nomme également Ule 3. Bergson est
encore plus sévère : « D’un mot [comme si l’ouvrage ne méritait pas plus
de commentaire], Ule désire, dans son opuscule, que la “substance” soit
quelque chose qui s’intercale entre le monde et Dieu : nous ne voyons rien
de plus éloigné de la doctrine d’Aristote » 4 (« Quo nihil reperiemus esse ab
Aristotelia disciplina disjunctius »). Bergson revient, plus loin, sur l’opposition
entre Aristote et Kant 5. Celui-ci distingue entre la matière et la forme
d’une connaissance. L’espace est une forme a priori de la sensibilité et de
l’intuition pure. Dès lors, il se distingue des objets connus, en tant qu’ils
sont donnés a posteriori. Cela interdit d’assimiler l’espace au corps, comme
le fait Aristote. Il y a une seconde conséquence de la distinction entre
matière et forme de la connaissance : l’espace peut être infini, sans que le
monde le soit. Enfin, l’espace peut être vide, car il n’est que la condition
a priori de la juxtaposition et du mouvement 6. Au Stagirite qui se deman1. ILA, Préface, note.
2. Voir aussi la longue note qui se trouve à la page 58, non traduite dans les versions
antérieures aux Écrits philosophiques de Bergson.
3. Untersuchung ueber den Raum und die Raumtheorie des Aristoteles und Kant, Halle, Knapp,
1850, 51 p.
4. ILA, Préface, note.
5. ILA, p. 72-74.
6. Pour toutes ces raisons, Bergson refuse de traduire l’important terme « διάστημα »
par « extension » (extensio). Il réserve ce mot pour désigner l’espace moderne. « Διάστημα »,
où l’on trouve indéniablement une connotation spatiale, sera donc traduit par « intervalle »
(intervallum). Il est vrai, la signification exacte du terme διάστημα pose un problème.
P. Pellegrin l’expose dans son édition de la Physique, à propos du passage qui se trouve en
209 b 6-7 (voir Pellegrin, n. 5 et 6, p. 207). Διάστημα peut désigner tantôt « l’intervalle entre
deux nombres », tantôt « l’extension comprise entre deux limites » (n. 5, p. 207). P. Pellegrin
en conclut que l’on peut traduire διάστημα tantôt par « intervalle », tantôt par « extension ».
Dans le passage concerné, il choisit « extension ». Carteron, quant à lui, donne « intervalle »
(voir Aristote, Physique, trad. Henri Carteron, Paris, Les Belles Lettres, « Collection des
Universités de France », vol. 1, p. 140) ; mais il lui arrive, en d’autres endroits, d’utiliser
« extension ». A. Stevens propose, pour 209 b 6-7, « étendue » (p. 154) ; ailleurs, on trouve
« distance », « espace » et, à nouveau, « étendue ». La difficulté se fait sentir tout de suite
après : en 209 b 8-9, l’intervalle (διάστημα) est dit déterminé par la forme entendue au sens
de ἐπίπεδος καὶ πέρας. Bergson traduit, en ILA, p. 16, par « une surface et une limite »
(planities et terminus). Il est suivi, en cela, par Carteron (p. 126) et par A. Stevens (p. 154).
P. Pellegrin, quant à lui, donne « une surface c’est‑à-dire une limite » (p. 208). Il s’en
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dait comment peut exister ce qui, étant vide, est dépourvu de qualités et
de puissance, Kant peut répondre, d’après Bergson, qu’il y a « deux modes
d’existence : l’un que nous pouvons appeler physique, celui de l’objet
composé de matière et de forme, l’autre, mathématique, et qui n’en est pas
moins certain, celui de la forme séparée de la matière » 1. Bergson condense
toutes ces analyses au dernier paragraphe de sa conclusion : au fond, la
distinction entre la forme et la matière, pour Aristote, porte sur la « chose
connue » (res cognitae), tandis que pour les modernes, elle porte sur « l’acte
de connaissance » 2 (cognitio ipsa).
Aristote ne conçoit pas, selon Bergson, l’espace au sens moderne du
terme. Cela éclaircira la compréhension aristotélicienne du lieu. Cette
compréhension est exposée principalement dans le chapitre 6 du travail
de Bergson. Ce chapitre s’intitule « Comment Aristote a enfermé le lieu
dans une définition dialectique ». Cela peut s’entendre de plusieurs
façons. D’abord, la distinction entre la partie « dialectique », « doxique » et
la partie où Aristote vise directement, pour son propre compte, à définir
le lieu ne serait pas nettement marquée au livre IV de la Physique. C’est la
thèse de Simplicius, reprise par P. Pellegrin 3. Mais le titre « Comment
explique : le καί est pris par lui au sens explicatif ; si l’on traduit autrement, l’on en arrive à
penser « une surface ou une limite », et « limite » devient un terme générique, qui
désignerait la ligne, en deux dimensions, par opposition à la surface, en trois dimensions
(voir la note 1, p. 208). Bergson semble concevoir les choses de cette façon, et cela,
précisément, parce qu’il oppose résolument le lieu d’Aristote à l’espace des modernes.
1. ILA, p. 73-74.
2. ILA, p. 78.
3. Toutefois, à un moment donné, Aristote dit bien qu’il va passer de la δόξα à ce qui
« semble véritablement » (δοκεῖ ἀληθῶς) appartenir au lieu » (Physique, IV, 210 b 33). Cette
expression marquerait, selon P. Pellegrin lui-même, la « fin de l’examen dialectique »
(Pellegrin, n. 2, p. 215). D’autre part, P. Pellegrin reconnaît, en citant Simplicius, que « ce
qui est exposé ici ce sont, parmi les conceptions communes, celles qui peuvent être tenues
pour fondées à la lumière des analyses précédentes » (ibid.). De même, il renvoie à
Simplicius, qui fait comprendre que « la définition, pour être valable, doit rendre compte
des caractéristiques “communes” évoquées plus haut » (Pellegrin, n. 1, p. 216). Ce que
P. Pellegrin justifie en affirmant que « la définition fonde dans la réalité des propriétés qui
n’avaient jusqu’ici qu’un statut “doxique” : l’examen dialectique fournit donc un ensemble
de caractéristiques qui mènent vers la définition, laquelle fonde ces caractéristiques comme
propriétés de la chose » (ibid.). Hussey commente d’une manière similaire : Aristote
s’apprête à dégager des « axiomes » (axioms). Or, de ces axiomes, on peut dire : « The six
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Aristote a enfermé le lieu dans une définition dialectique » peut s’entendre
en un deuxième sens. La définition aristotélicienne du lieu, selon Bergson, est dialectique en ce qu’elle « ensevelit » 1 (sepelit) l’espace dans les
corps. C’est donc, ici encore, toute la compréhension bergsonienne de la
théorie du lieu chez Aristote qui est en jeu. Lorsque Bergson dit que la
définition aristotélicienne du lieu est dialectique, il ne fait que reformuler
le reproche fondamental qu’il adresse à Aristote.
C’est au chapitre 6 de son ouvrage, disions-nous, que Bergson développe la conception aristotélicienne du lieu proprement dite. Or, un fait
est à rappeler : en ce chapitre, Bergson a abandonné la méthode du
commentaire linéaire. Il cite des textes divers du livre IV de la Physique,
ainsi que des livres III, V, VI et VIII. De même, il cite fréquemment la
Métaphysique. Les références au De caelo sont également nombreuses. On
trouve même des citations du De generatione et corruptione, des Météorologiques
et du De generatione animalium. Certains textes du De caelo sont étayés par
des passages de Cicéron 2. On voit bien quel statut donner à ces textes de
Bergson : nous sommes véritablement en présence d’un discours interprétatif. Bergson, du reste, ne s’en cache pas, puisqu’il écrit, par manière de
transition entre ce chapitre et le chapitre 7 : « Si l’on se contente de cela [il
s’agit des textes du quatrième livre de la Physique], on s’en tiendra au point
de vue exotérique d’Aristote, plutôt qu’on aura pénétré [la] pensée profonde [d’Aristote] » 3.
Aristote définit le lieu comme « la surface intérieure du contenant » 4.
Tout d’abord, il distingue le lieu de la matière, de la forme et de l’intervalle
qui subsiste après qu’on a déplacé le corps. Le lieu renvoie donc au contenant. Cette marche de pensée est suivie par Bergson au chapitre 4. Puis
Aristote rejette du contenant tout ce qui ne se rapporte pas proprement au
axioms are extracted from the discussion so far as being general principles which cannot be abandonned
without the collapse of the whole notion of place, i.e. is taken by Aristotle as more or less obvious that
their truth is built into that notion » (Hussey, p. 111). Ils peuvent donc être tenus pour
évidents, du moins dans ce contexte.
1. ILA, p. 79.
2. En ILA, p. 50, Bergson cite les Tusculanes et le De natura deorum.
3. ILA, p. 59.
4. Voir ILA, p. 43.
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corps enfermé lui-même. Le lieu renvoie donc à une dimension bien
précise du contenant, à sa surface intérieure. Cette argumentation, Bergson la rapporte dans le chapitre V de son étude. Elle est dirigée contre les
partisans du vide. On comprend la nécessité de la « prolepse » de Bergson.
Comme le remarque Bergson, cette définition écarte « beaucoup
d’obstacles qui nous barraient la route » 1 (« Prima hac loci definitione multa
removentur quae viam impendiebant ») : par exemple, le lieu sera distinct de
l’objet enfermé en lui, sans être ni plus grand ni plus petit 2. Mais elle en
fait apparaître une nouvelle : en effet, qu’est-ce qu’un « contenant » ? Un
objet contient toujours ses propres parties : doit-il, pour autant, être défini
comme leur lieu ? Si tel était le cas, alors l’objet serait divisible à l’infini, et
le lieu fuirait sous notre regard (Aristote, comme nous l’avons vu plus
haut, rejoindrait Leibniz). Pour parer à cette difficulté, Aristote recourt à
une distinction : celle entre le continu (συνηχής) et le contigu (ἐχόμενον).
Les parties sont continues, tandis que l’objet est contigu au lieu 3. Nous
sommes dans l’univers comme dans un lieu – nous sommes contigus aux
autres objets de l’univers –, mais nous ne sommes pas dans l’air de la
même façon : nous sommes dans une partie de l’air, elle-même continue
aux autres parties. Bergson, pour commenter cette distinction, cite le texte
suivant : « Est dit contigu ce dont les extrémités sont en même temps [il
s’agit d’un corps], continu ce dont les extrémités ne font qu’un [il s’agit
d’un tout]. » 4
La distinction entre continu et contigu suppose une autre distinction :
celle entre le lieu en acte et le lieu en puissance. Les parties n’ont leur lieu
qu’en puissance, le corps a le sien en acte. Ainsi, dans un corps homéomère (c’est‑à-dire dont les parties sont semblables) et continu, les parties
ont leur lieu en puissance ; en revanche, dans un tas, où les parties sont
contiguës, elles l’ont en acte 5. Si l’on brise un corps, nous dit ainsi Berg1. ILA, p. 44.
2. Bergson cite, à ce propos, le texte qui se trouve en Physique, IV, 211 a 1-2.
3. Cette distinction se trouve en Physique, IV, 211 a 29-33.
4. ILA, p. 44-45. Le texte repris se trouve en Physique, VI, 231 a 22-23. Nous citons
d’après Bergson.
5. Voir ILA, p. 45. Bergson fait référence au passage qui se trouve en Physique, IV,
212 b 3-6.
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son, ses parties accéderont au lieu en acte, alors qu’elles ne le possédaient
qu’en puissance 1.
Mais dès lors, une difficulté apparaît : selon quel critère distinguer
entre le continu et le contigu ? Comment savoir, par exemple, si un vase
rempli d’eau est un agrégat, ou s’il constitue un corps par lui-même – du
moins, un assemblage continu 2 ? Le seul critère, c’est le mouvement. Si le
corps se meut tout entier, ses parties restant immobiles les unes par
rapport aux autres, alors nous avons affaire à un tout continu. Deux corps
sont contigus lorsqu’ils se meuvent l’un par rapport à l’autre. Bergson cite
le passage que voici : « Le lieu est nécessairement la limite du corps enveloppant. J’entends par corps enveloppé celui qui est mobile. » 3 Cette
interprétation est séduisante : en effet, elle permet de rendre compte de
textes qu’Aristote lui-même a mis en vedette. Outre celui que nous
venons de rappeler, et qui « condense (contrahit) », selon Bergson, « la première partie de toute son argumentation sur le lieu » 4, évoquons celui-ci,
également cité par Bergson : « Le lieu ne poserait pas de problème, s’il n’y
avait pas de mouvement dans le lieu. » 5 C’est donc par le mouvement
que, selon Aristote, le lieu doit être défini 6. Et l’on comprend quel intérêt
avait Bergson à mettre en évidence, chez Aristote, les notions de continu
et de mouvement : dès l’Essai sur les données immédiates de la conscience, la
durée est définie comme continuité par opposition au temps homogène
et indéfiniment divisible ; d’autre part, le mouvement ne peut être saisi
que comme un tout continu, c’est‑à-dire comme participant lui-même de
la durée.
1. Voir ILA, ibid.
2. Voir la Physique, IV, 211 b 14-29.
3. ILA, p. 46. Le texte repris se trouve en Physique, IV, 212 a 5-7. Nous citons d’après
Bergson.
4. ILA, ibid.
5. ILA, ibid. Le texte repris se trouve en Physique, IV, 211 a 12-14.
6. C’est exactement le même texte, découpé de la même manière, qu’invoque Hussey
pour tenir un propos étonnamment convergent avec celui de Bergson : « The argument
from natural motions (208 b 8-25) brings us into contact with Aristotle’s own particular
motivation, which is to give a satisfactory basis to the theory of locomotion » (p. XXVII).
Non seulement le lieu doit être défini par le mouvement ; bien plus, la définition du lieu
doit elle-même contribuer à celle du mouvement.
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Remarquons toutefois que les textes du livre IV sur le continu ne vont
pas sans poser quelques problèmes. Notamment, Aristote évoque le cas
d’un corps « non séparé mais continu » 1 (μὴ κεχωρισμένον ἀλλὰ συνεχές).
Bergson ne cite pas ce texte. Or, il semble signifier que « continu » et
« séparé » ne sont pas synonymes, puisqu’un corps peut être à la fois non
séparé et continu – Aristote souligne toutefois le caractère paradoxal de cet
état par l’adverbe « mais » (ἀλλά). P. Pellegrin signale la difficulté : il la
résoudrait volontiers en traduisant κεχωρισμένον par « discret », ce qui
confirmerait plutôt l’interprétation de Bergson 2. Le corps en question
serait « non discret, mais continu ».
Quoi qu’il en soit, le fait de rapporter le lieu à la notion de mouvement
permet enfin de comprendre la sentence souvent répétée par Aristote : « Le
lieu veut être immobile. » 3 Revenons à l’exemple du vase : ses parties (l’eau
qu’il contient) se meuvent avec lui, l’accompagnent partout. Elles sont
continues. Mais elles n’ont de lieu qu’en puissance. Ce qui possède un lieu
en acte ne saurait se mouvoir avec ce qui le contient. Le lieu est donc
immobile. Aristote illustre cette idée par l’image du navire 4. Celui-ci se
meut dans le fleuve. Le fleuve, quant à lui, est immobile. Le lieu du navire
est donc le fleuve. Mais les gens qui se trouvent dans le navire se meuvent
avec lui, ils en sont donc pour ainsi dire des parties. Dès lors, il n’est pas
leur véritable lieu. Le lieu dans lequel se trouvent les passagers, c’est également le fleuve. Lui seul est immobile, c’est‑à-dire qu’il coule, depuis toujours, entre les mêmes points géographiques. Dès lors, « c’est la limite
immobile (ἀκίνητον) immédiate (πρῶτον) du contenant qui est le lieu. » 5 La
limite est immobile, au sens où elle est le fleuve lui-même ; et elle est
immédiate, au sens où la première limite immobile rencontrée au-delà des
1. Physique, IV, 211 b 31.
2. Voir Pellegrin, n. 3, p. 220. P. Pellegrin, en traduisant finalement par « non séparé
mais continu », suit Carteron, qui donnait « non séparé, mais continu » (p. 132). Chez A.
Stevens, on trouve « qui n’a pas été séparé mais est continu » (p. 160).
3. Voir ILA, p. 48. Bergson donne plusieurs références, dont une à la Métaphysique, K,
1067 b 9 sq. ; pour ce qui est de la Physique, il indique notamment le passage qui se trouve
en 212 a 18-19 : « Βούλεται ἀκίνητος εἶναι ὁ τόπος. »
4. Physique, IV, 212 a 16-20 ; Bergson développe cette image en ILA, p. 49.
5. ILA, p. 49. Le texte repris se trouve en Physique, IV, 212 a 20-21. Nous citons
d’après Bergson.
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passagers et du navire est le fleuve. Ce n’est pas, remarquons-le, le courant,
car le courant est mobile 1.
Cette définition du lieu engendre cependant, selon Bergson, trois
difficultés. Remarquons que Bergson attribue moins ces difficultés à la
compréhension aristotélicienne du lieu elle-même qu’à sa propre interprétation : « Nous n’avons pas saisi tout à fait la pensée d’Aristote » 2
(« Aristotelicam igitur sententiam non omnino tenemus », écrit-il juste après avoir
formulé les trois problèmes). Cela suppose une certaine attitude du
commentateur à l’égard du texte qu’il commente : le texte a toujours sa
logique propre, qui reflète celle de la pensée de son auteur, et cette
logique risque toujours d’être brisée par le propos que l’on tient à son
sujet. Les difficultés doivent être imputées moins à la pensée de l’auteur
lui-même qu’à l’approximation, pouvant toujours être plus précise, de
l’interprétation. La démarche bergsonienne est donc une démarche
d’humilité ; quand Bergson entend saisir « la vraie pensée d’Aristote sur le
lieu » 3, il ne prétend, en aucun cas, comprendre Aristote mieux qu’Aristote ne s’est compris lui-même.
Le premier problème pointé par Bergson est le suivant : d’une part,
Aristote affirme que le ciel, ou plutôt sa surface extérieure, est le lieu par
excellence 4. En effet, comme il est expliqué plus loin, toutes les choses
sont dans l’univers ; mais l’univers lui-même n’est contenu par rien 5. Or,
le lieu est immobile. Le ciel, lieu par excellence, devrait donc être immo1. Voir la remarque de Bergson à la fin de la page 49 de son travail. Notons que c’est
cette définition aristotélicienne du lieu qui a été critiquée, d’une manière illustre, par
Descartes (Regulae ad directionem ingenii, XII, AT, X, 426). Mais celui-ci, rapportant le propos
d’Aristote, disjoignait les notions d’immédiat et d’immobile. Tantôt, il disait que la
superficie du corps ambiant peut changer, alors que je demeure immobile et que je reste
dans le même lieu (lorsque je suis debout dans un fleuve animé d’un courant), tantôt que la
superficie peut se mouvoir avec moi, de sorte qu’elle a beau continuer à m’entourer, je ne
suis plus dans le même lieu (comme lorsque je voyage dans un navire). Aristote, au
contraire, insiste bien pour qu’on recherche la limite qui est à la fois immédiate et
immobile du contenant.
2. ILA, p. 62.
3. ILA, Préface.
4. Voir la Physique, IV, 212 a 21-24.
5. Physique, IV, 212 b 13-22.
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ÉTUDES GÉNÉRALES
bile. Pourtant, affirme Aristote, le ciel se meut 1. Cette difficulté, note
Bergson, a déjà été remarquée par Théophraste 2. Formulons tout de suite
la question : si le ciel est lieu, et qu’il se meut, alors il ne doit pas être lieu
au même sens que le lieu dit « premier ». Le tout n’a pas le même statut
que la partie. Qu’est-ce qui les distingue ?
La deuxième difficulté se présente ainsi : chaque élément possède un lieu
propre. Les éléments sont disposés en anneaux 3. Par conséquent, chaque
élément est un lieu pour l’élément inférieur. Par exemple, l’éther est le lieu
du feu, qui est le lieu de l’air. Or, encore une fois, « le lieu veut être immobile. » 4 Pourtant, dit Aristote, par exemple dans le De generatione et corruptione 5,
les éléments se meuvent. Le feu rejoint son lieu naturel, ce qui suppose qu’il
ne l’ait pas d’emblée. Si les éléments étaient maintenant situés dans leur lieu
propre, ils seraient séparés. Comment résoudre cette contradiction ?
Enfin, la troisième difficulté concerne le lieu premier 6. Le critère qui
détermine le lieu d’une chose, c’est la contiguïté entre cette chose et son
lieu. Le navire est contigu au fleuve. Mais comment sait-on qu’un corps
est contigu, et non continu, à un autre ? Nous l’avons vu, c’est par la
possibilité qu’il a de se mouvoir par rapport à lui. C’est donc le mouvement qui détermine le lieu. Mais alors, un corps n’a de lieu qu’en tant qu’il
peut le quitter – mieux : qu’il le quitte, car jusque-là, il n’y a aucun moyen
de savoir qu’il lui est contigu, et non continu. Ce que Bergson exprime
sous la forme paradoxale suivante : « Il faut donc dire ou qu’un corps
prend possession de son lieu au moment où il le quitte, ce qui paraît tout
à fait absurde, ou croire mobile le lieu. » 7 Mais la définition d’Aristote
« veut que le lieu premier soit une limite immobile. » 8
Les trois difficultés concernent donc le lieu commun (le ciel), le lieu
propre et le lieu premier (le lieu en général, tel qu’il est défini comme
1. Il se meut même d’un mouvement éternel : sur ce point, voir par exemple le texte
qui se trouve en Physique, IV, 211 a 13-14.
2. Voir ILA, p. 60.
3. Voir ILA, p. 52.
4. Voir ILA, p. 48.
5. De generatione et corruptione, II, 337 a 11-15. Ce texte est cité en ILA, p. 61.
6. Voir ILA, p. 61-62.
7. ILA, p. 62.
8. Ibid.
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361
« surface intérieure du contenant »), soit les trois types de lieux révélés par
l’analyse d’Aristote. L’ordre dans lequel Bergson présente les difficultés n’est
pas indifférent : ainsi que nous le verrons, il les résout les unes par les autres,
en suivant une progression pour ainsi dire descendante. D’ores et déjà,
remarquons que les trois difficultés concernent la notion de mouvement :
comme nous l’avons dit, il n’est pas étonnant que le Bergson de 1889 mette
en vedette cette notion. Dès lors, voici selon quel principe il va résoudre les
difficultés : « Nous avons, pour les examiner plus à loisir, fait s’arrêter bien
des choses » ; maintenant, il faut « rendre au monde aristotélicien son mouvement interrompu » 1 (« interruptum motum Aristotelis mundo restituere »).
La solution de la première difficulté suppose la distinction entre deux
types de mouvements : le mouvement circulaire ou sphérique, et le mouvement en ligne droite. Cette distinction est fondée notamment dans le De
generatione et corruptione, où Aristote dit que « les parties de la sphère changent
bien de lieu, mais que la sphère tout entière demeure dans un lieu identique. » 2
Le ciel serait animé d’un mouvement sphérique. Dès lors, il ne change pas de
lieu – il n’en a pas –, bien qu’il se meuve. Remarquons que la sphère est dite
se mouvoir selon ses parties, tandis que le corps en mouvement circulaire se
meut de lui-même. Or, les parties n’ont de lieu qu’en puissance. Le corps a un
lieu en acte. Il y a donc une équivocité du mouvement. C’est cette équivocité
qui permet de comprendre comment le ciel peut, en un sens, se mouvoir, en
un autre sens, rester immobile. La distinction entre les deux mouvements
recoupe la distinction entre la puissance et l’acte, dont Bergson fait grand cas.
Au sujet de la deuxième difficulté, Bergson remarque que les éléments
ne sont pas seulement contigus : ils sont aussi reliés les uns aux autres par
le fait qu’ils passent les uns dans les autres. L’eau se transforme, par ses
parties du moins, en air, l’air peut redevenir eau. Bergson exprime cette
idée en disant que les éléments ont les uns avec les autres une sorte d’« air
de famille » 3, en citant le De caelo et la Physique 4. Cette comparaison est
toute bergsonienne, en ce qu’elle exprime une relation physique en termes
1. Ibid.
2. ILA, p. 63. Le texte repris se trouve en De generatione et corruptione, I, 320 a 22-23.
Nous citons d’après Bergson.
3. ILA, p. 67.
4. Les textes visés sont les suivants : De caelo, IV, 310 a 33 - 310 b 12 (Bergson
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ÉTUDES GÉNÉRALES
psychologiques (comme nous l’avons vu, Bergson insiste sur l’idée que le
monde aristotélicien est un « être animé » 1). Dès lors, il existe, entre les
éléments eux-mêmes, une sorte de mouvement circulaire 2. S’appuyant sur
un texte du De generatione et corruptione 3 où l’on trouve peut-être, selon lui,
une « réminiscence d’Héraclite » 4 (« haud scio an Heracliteae cujusdam sententiae
memor »), Bergson écrit que les éléments simples passent les uns dans les
autres, « pour ainsi dire, par une délégation et une imitation du ciel » 5.
C’est ce qui permet de rendre compte de leur mouvement, bien qu’ils
soient chacun un lieu propre, et donc immobiles. Le procédé est le même
que plus haut : les éléments se meuvent par leurs parties, non par euxmêmes. Ce sont des parties de l’eau qui deviennent air. Or, les parties
possèdent leur lieu « en puissance ». De même, comme dit le livre IV de la
Physique : « L’eau est air en puissance ; mais l’air est, en un autre sens, eau
en puissance. » 6 Nous retrouvons ainsi la double distinction entre le tout
et les parties d’une part, entre l’acte et la puissance d’autre part.
Passons à la troisième difficulté. Ici, Bergson fait preuve d’une grande
prudence : il avertit que la question a été « soulevée peut-être par une
curiosité ou un scrupule excessif » 7 (« haud scio an nimia quadam curiositate vel
religione nostra instituta ») de sa part, et qu’il va y répondre « plutôt par une
conjecture que par un argument précis d’Aristote » (« conjectura nostra potius
quam certo Aristotelis argumento » 8). Mais cela nous permettra d’éprouver
d’autant mieux la force de son interprétation. Dans le cas du mouvement
du ciel, Bergson a résolu le problème par une référence au mouvement
circulaire ; dans le cas du mouvement des éléments, il a, de même, évoqué
un échange circulaire entre eux, par leurs parties. Ici, Bergson cherchera
pratique une coupe de 310 a 35 à 310 b 11), Physique, IV, 212 b 29-31, ainsi que l’ensemble
du chapitre 4 du livre IV du De caelo. Bergson les cite en ILA, p. 67, n. 2.
1. ILA, p. 6.
2. Voir ILA, p. 68.
3. De generatione et corruptione, II, 337 a 1-7.
4. ILA, ibid.
5. ILA, p. 69.
6. ILA, p. 67. Le texte repris se trouve en Physique, IV, 213 a 3-4. Nous citons d’après
Bergson.
7. ILA, p. 69.
8. Ibid.
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363
un cercle qui « imite la révolution circulaire du ciel » 1 (« conversione aequabili
motum circularem imitata ») et le mouvement des éléments. Il pense le trouver
dans la notion de tourbillon. Cette notion fut développée par Platon 2 et,
comme le dit Bergson, « esquissée plutôt qu’achevée par Aristote » 3 (« Ob
hanc ipsam causam adumbrat Aristotelis potius quam conficit »). En effet, cette
notion intervient à deux reprises au livre IV de la Physique : d’abord, il
s’agit d’expliquer, contre Mélissos (qui niait, en Éléate, à la fois le vide et le
mouvement), comment le mouvement peut avoir lieu s’il n’y a pas
d’espace vide 4. Or, remarque Aristote, dans les liquides, une partie peut
céder la place à une autre, sans qu’il y ait discontinuité entre elles. Il en va
de même pour tous les corps continus. Une partie en pousse une autre,
qui à son tour en pousse une autre, jusqu’à ce que la première soit remplacée, selon un mouvement circulaire. Bergson développe cette argumentation en décrivant le mouvement d’un poisson à l’intérieur de l’eau 5. La
même explication est donnée par Aristote au sujet du mouvement d’un
projectile dans l’air 6. Il n’emploie pas le terme de tourbillon (δίνη), mais
Simplicius, commentant ce passage, cite le Timée 7. Bergson tire parti de ce
point pour expliquer comment le lieu peut être à la fois immobile, et révélé
par le mouvement du corps. Soit un corps se mouvant en ligne droite :
comme tout est plein, il n’en engendre pas moins un tourbillon de particules de différents éléments, se déplaçant sous la forme d’un « anneau » 8
(anulus). Cet anneau se meut ; mais il se meut en cercle, de même que le
ciel. En ce sens, il est donc immobile. Si on en fait le lieu du corps, le lieu
peut être immobile, et la définition aristotélicienne continue d’être valable.
Pourtant, le corps se meut. Il faut toutefois ajouter une précision : ici,
l’anneau se meut également suivant la ligne droite que suit le corps. Il est
donc à la fois mobile et immobile, mais ce n’est pas au même sens. Quoi
1. ILA, p. 70.
2. Voir Timée, 58 e - 59 a.
3. ILA, ibid.
4. Voir la Physique, IV, 214 a 28-32.
5. Voir ILA, p. 27.
6. Voir la Physique, IV, 215 a 14-16.
7. Le passage cité est celui que l’on trouve en 59 a. Sur cette question, voir Pellegrin,
n. 3, p. 235.
8. ILA, p. 70.
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ÉTUDES GÉNÉRALES
qu’il en soit, on devra plutôt dire que le lieu du corps est, non pas l’anneau
lui-même, mais la « surface à l’intérieur de laquelle tourne un anneau
mobile » 1.
Comme nous avons pu le constater, la même notion de mouvement
circulaire permet de résoudre, selon Bergson, les trois difficultés qui
concernent le lieu. Le mouvement circulaire est même un principe heuristique dont Bergson s’est servi pour découvrir la solution du troisième
problème : « Il est logique (rationi consentaneum est) qu’il y ait une troisième
sorte de mouvement circulaire, qui mette un terme à notre troisième débat
sur la mobilité du lieu. » 2 Bergson rend compte de l’homologie entre les
trois mouvements (celui du ciel, des éléments et du corps) par la notion
d’« imitation » 3. Selon lui, les parties inférieures du cosmos aristotélicien
trouveraient leur raison d’être et d’intelligibilité dans les éléments supérieurs, qu’ils imitent : le mouvement du corps ne peut se comprendre que
par celui des éléments, qui ne peut, quant à lui, se comprendre que par
celui du ciel tout entier. Bien des années plus tard, Bergson écrira, en des
pages célèbres, que la causalité, chez les anciens, s’explique en les termes
tantôt d’une « attraction, tantôt d’une impulsion exercée par le premier
moteur sur l’ensemble du monde. Les deux vues se trouvent chez Aristote, qui nous montre dans le mouvement de l’univers une aspiration des
choses à la perfection divine et par conséquent une ascension vers Dieu,
tandis qu’il le décrit ailleurs comme l’effet d’un contact de Dieu avec la
première sphère et comme descendant, par conséquent, de Dieu aux
choses. » 4 Comment les choses pourraient-elles « aspirer à la perfection
divine » sans chercher à l’imiter ? D’autre part, qu’est-ce que cette impulsion qui descend à travers toutes les sphères, si ce n’est le mouvement
circulaire qui se transmet par « délégation » ? Certes, il ne faut pas croire
que Bergson ait disposé, dès 1889, de l’ensemble des principes qui régiront
son interprétation d’Aristote en 1907 ; mais il est permis de penser qu’il ait
porté son attention, dès le début de sa carrière, sur certains points de
1.
2.
3.
4.
Ibid.
Ibid.
Voir ILA, p. 69 et 70.
L’Évolution créatrice, p. 322 ; souligné par Bergson.
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365
doctrine précis qu’il n’a cessé d’approfondir par la suite, en raison de
l’intérêt qu’ils présentaient pour lui.
LE JUGEMENT DE BERGSON
Ces analyses conduisent Bergson à prononcer un jugement à l’égard
de la conception aristotélicienne du lieu. Ce jugement est formulé, essentiellement, à la fin de la conclusion du travail, c’est‑à-dire au chapitre 9.
Il consiste, dans ses grandes lignes, à reprocher à Aristote de n’avoir pas
compris la notion moderne d’espace. Certes, la teneur de ce jugement
est globalement critique ; mais il faut remarquer également qu’il est formulé tout en nuances ; d’autre part, le simple fait que Bergson fait grief
de cette méconnaissance à Aristote pose problème : en effet, Bergson
n’est-il pas le premier à considérer l’espace vide comme une abstraction,
et à réhabiliter l’étendue concrète, ensemble de qualités 1 ? Il nous faudra
donc, d’abord, rendre compte du jugement bergsonien dans toute sa
précision ; puis nous tenterons d’examiner son bien-fondé quant au texte
même d’Aristote. Enfin, nous poserons la question, proprement bergsonienne, de savoir pourquoi Bergson conteste la doctrine d’Aristote, lors
même qu’il reprendra un certain nombre de ses orientations.
Bergson commence par « résoudre la question » pendante entre Aristote et les modernes en « peu de mots » 2. Le lieu, pour les modernes, est
« apparenté d’une part avec l’infini, de l’autre avec l’extension » 3. Aristote
récuse la notion d’infini par sa théorie du lieu commun, la notion d’extension par sa théorie du lieu premier. Mais Bergson reconnaît que les philosophes modernes « se sont efforcés d’élucider [la notion d’espace] non
sans peine » 4 (graviter laboraverunt). Il dit même que le problème de l’exten1. Voir l’Essai sur les données immédiates de la conscience, p. 71-73.
2. ILA, p. 78.
3. Ibid.
4. Ibid.
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ÉTUDES GÉNÉRALES
sion et de l’infini « a mis la postérité à la gêne » 1. Il en va ainsi de Leibniz,
qui voit encore en l’extension la synthèse de nos perceptions de l’étendue,
refusant de lui attribuer une existence autonome, ne serait-ce que celle
d’une forme a priori. Ainsi, la théorie kantienne de l’espace ne fut développée que sur le tard. C’est là une première nuance.
La deuxième nuance est la suivante : Aristote « devrait être blâmé »
(« Vituperandus quidem ob id esset Aristoteles ») pour avoir ignoré la notion
d’espace, « s’il n’avait eu conscience d’écarter la question » 2. Ainsi, Aristote
a vraiment eu, dans certains passages, selon Bergson, une compréhension
très précise de ce qu’il refusait. Bergson insiste sur le fait qu’Aristote
connaissait parfaitement la doctrine démocritéenne « au sujet de l’espace
vide et infini », et qu’il a même « accordé à Platon l’éloge d’avoir le premier
discuté du lieu » 3. Il a donc bien vu qu’il y avait là un problème. Cet éloge
se trouve dans le passage où Aristote critique l’assimilation platonicienne
de la χώρα à la matière. C’est que, pour Bergson, le lieu platonicien peut
être dit, comme nous l’avons vu, « frère de notre espace vide » 4. En tout
cas, Aristote a bien « pressenti » (praesensit) les difficultés concernant « notre
espace libre et discontinu » 5 (spatium nostrum liberum ac solutum).
Mais si Aristote les a pressenties, il les a, ajoute Bergson aussitôt après,
« déclarées insurmontables » 6. Tel est le véritable reproche que Bergson
adresserait à Aristote : non pas de s’être aveuglé sur un point, mais de
l’avoir vu dans presque toute sa lumière, et de n’avoir pas cru qu’il pût être
résolu. Ce qui soulève, d’ailleurs, une difficulté bergsonienne : comment
peut-on poser adéquatement un problème sans parvenir à le résoudre ?
Un problème n’est-il pas résolu une fois qu’il est bien posé ?
Voilà pour le reproche véritable de Bergson ; mais il est lui-même
accompagné d’une nuance. Aristote n’a pas cru que le problème de
l’espace (en termes modernes) pût être résolu : « nous pourrons à peine lui
reprocher, dit Bergson, si nous remarquons combien est moderne et
1.
2.
3.
4.
5.
6.
Ibid.
Ibid.
Ibid.
ILA, p. 18.
ILA, p. 78.
Ibid.
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presque d’hier (recentior ac paene hesterna), en tant qu’elle porte sur l’acte de
connaissance plutôt que sur la chose connue, la distinction de la forme et
de la matière » 1 (formae materiaeque distinctio »). Bergson évoque donc la
situation historique d’Aristote ; plus profondément, c’est à la différence
entre la distinction aristotélicienne de la matière et de la forme, d’une
part, et la distinction kantienne entre ces deux notions, d’autre part, qu’il
fait allusion. Bergson nous invite, en cette fin de conclusion, à considérer
ce point comme capital. Il fallait, pour en venir à la conception d’un
espace vide et infini, le caractériser comme une forme de notre pensée,
non comme immanent aux choses. En effet, si l’on suppose que l’espace
vide est immanent aux choses, on ne peut être conduit qu’à le rejeter. La
doctrine d’Aristote est la parfaite illustration de cette vérité. Le reproche
se mue donc en une sorte d’éloge, il est vrai, implicite : Aristote fut
parfaitement conséquent. Si on le considère comme immanent aux
choses, le vide est un concept contradictoire : ou bien il est une chose,
mais alors il n’est pas le vide, ou bien il n’est pas une chose, mais alors
son immanence aux choses est inintelligible.
Bergson reprend ensuite cette idée d’une inintelligibilité du vide rapporté aux choses : selon lui, c’est « prématurément » 2 (praemature) que Leucippe et Démocrite avaient « émancipé » 3 l’espace. En raison du caractère
prématuré de cette émancipation, Aristote fut conduit à « ramener
[l’espace] dans les corps de manière qu’à l’espace fût substitué le lieu » 4
(« Spatium […] voluit in corpora reduci ut pro spatio locus […] substitueretur »). Le
lieu n’est rien d’autre que le nom de cette réintégration de l’espace au sein
des corps.
En définitive, la critique de Bergson cherche à rendre compte de la
position d’Aristote dans toute sa cohérence. Elle n’est donc ni extérieure,
ni acerbe. C’est à la toute fin du texte, seulement, que Bergson semble
regretter qu’Aristote ne soit pas allé plus avant : parlant de la réintégration,
grâce à la notion de lieu, des choses dans l’espace, Bergson écrit que « cet
1. Ibid.
2. Ibid.
3. Ibid.
4. ILA, p. 79.
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artifice lui a permis, si l’on peut dire, d’ensevelir, non seulement l’espace
dans les corps, mais encore la question elle-même » 1 (« Quo artificio non
spatium tantummodo in corporibus, sed et quaestionem ipsam, si ita loqui liceat, sepelevit »). Voilà le véritable grief de Bergson contre Aristote : non pas d’avoir
mal – ou pas du tout – résolu un problème pour la solution duquel il lui
manquait, de toute façon, les éléments (à savoir la distinction kantienne
entre la forme et la matière de nos connaissances), mais d’avoir masqué
une question qu’il était presque parvenu à poser adéquatement.
Quel est le bien-fondé, du point de vue aristotélicien, des reproches
que Bergson adresse à Aristote ? Il ne saurait s’agir, bien entendu, de
montrer qu’Aristote a conçu la théorie de l’espace moderne. Il lui manquait la distinction entre a priori et a posteriori, Bergson insiste suffisamment
sur ce point. Mais il y a au moins deux éléments, dans le texte aristotélicien, qui montrent qu’Aristote a aperçu des notions corrélatives à celle
d’espace. Du reste, Bergson ne dit pas autre chose lorsqu’il écrit qu’Aristote a « pressenti » 2 la question.
Tout d’abord, dans sa présentation des thèses des partisans du vide,
présentation qui précède leur réfutation, Aristote écrit : « Le vide, en effet,
est censé être non pas un corps, mais l’extension (διάστημα) d’un corps. » 3
Aristote indique donc que le vide, s’il existe, doit être séparé du corps,
mais non comme un autre corps ; comme son « extension » (ou son intervalle). Il existe un rapport tout particulier entre le corps et son extension :
l’extension est distincte du corps, mais elle est la condition à laquelle il peut
être étendu. Certes, cette condition n’est pas la condition de sa connaissance, comme ce serait le cas chez Kant. L’extension est, selon les partisans
du vide interprétés par Aristote, condition de la chose elle-même, ou plutôt
de son existence. Mais le rapport d’une nature toute particulière – celui de
condition à conditionné – qui liera, chez Kant, l’objet sensible à l’espace, a
déjà été vu par Aristote, du moins à travers les doctrines de ses adversaires.
1. Ibid.
2. ILA, p. 78.
3. Physique, IV, 214 a 19-20. Nous avons évoqué le débat à propos de la traduction
de διάστημα.
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Un second point mérite d’être signalé. En un passage que nous avons
déjà évoqué, Aristote énonce cinq arguments montrant l’incompatibilité du
vide avec le mouvement 1. L’un d’entre eux est le suivant : le mouvement
naturel est toujours différencié ; chaque élément a en effet son lieu propre.
Maintenant, supposons que le vide existe. Le vide est par nature infini. Dès
lors, il ne contiendra « ni haut, ni bas, ni milieu » 2. Le mouvement naturel
ne pourra pas se produire. Ce qui est important, dans cette argumentation,
c’est que le vide est analytiquement lié à l’infini. S’il existe un vide, alors il
est infini. Ce point ne semble pas mis en question par Aristote. Bien plus, il
le tient pour admis dans son expression même, puisqu’il paraît user,
comme nous l’avons vu, d’un hendiadyn : « τὸ κενὸν καὶ τὸ ἄπειρον. » 3 Or,
lier le vide à l’infini, n’est-ce pas apercevoir un caractère qui sera essentiel à
l’espace des modernes ? En effet, pour Kant, l’espace est nécessairement
infini. Au-delà d’une partie d’espace, on sera toujours en mesure de concevoir une autre partie d’espace 4. C’est même le grand paradoxe de l’« Esthétique transcendantale » : l’espace est une « grandeur infinie donnée » 5.
Aristote a donc conçu l’espace comme condition (du moins a‑t-il
compris que ses adversaires le concevaient ainsi) et comme infini. Pourquoi a‑t-il refusé, pour sa part, l’existence d’un espace vide ? Bergson luimême pose la question : « Ces conclusions [l’existence d’un espace vide],
Aristote ne pourrait nous les accorder, et même s’il le pouvait, il ne le
voudrait pas. » 6 Pour expliquer cela, Bergson se réfère à la notion de
puissance : « L’espace vide, en effet, s’il existait, ne produirait rien. Or, ce
qui ne produit rien, est dépourvu de toute existence aux yeux d’Aristote. » 7
Bergson précise qu’il se réfère bien aux notions proprement aristotéliciennes de puissance et d’acte : Aristote « ne conçoit aucune sorte d’existence que celle qui est impliquée dans l’acte ou dans la puissance d’agir. » 8
1.
2.
3.
4.
5.
6.
7.
8.
Physique, IV, 214 b 28 - 215 b 24.
Physique, IV, 215 a 8-9.
Physique, IV, 215 a 7-8.
Voir la Critique de la raison pure, AK, III, 51-53 ; A 22/B 37 - A 25/B 40.
Ibid., AK, III, 53 ; A 25/B 39.
ILA, p. 74.
Ibid.
Ibid.
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ÉTUDES GÉNÉRALES
Bergson, semble‑t-il, interprète en un sens un peu moderne la notion de
puissance : elle s’apparenterait, dans son interprétation, davantage au pouvoir ou à la force qu’à la virtualité ou à la potentialité. Quoi qu’il en soit,
Bergson cite deux textes de la Métaphysique où Aristote reproche à
Démocrite et à Leucippe d’avoir donné une existence au vide, alors que le
vide n’a aucune puissance 1. Mais de tels textes peuvent être trouvés au
livre IV de la Physique. D’abord, Aristote ironise sur la « puissance »
qu’Hésiode semble conférer au lieu : « S’il en est ainsi [si Hésiode a raison
d’affirmer que le chaos naquit en premier], alors la puissance du lieu serait
quelque chose d’admirable, et antérieure à toutes choses ; car ce sans quoi
aucune autre chose n’existe, alors qu’il existe sans les autres choses, nécessairement est premier. » 2 Mais nous sommes dans un contexte ironique :
δύναμις n’a peut-être pas ici son sens proprement aristotélicien. Ensuite, il
existe un texte où Aristote refuse, contre les pythagoriciens, d’admettre le
lieu au nombre des causes 3. En effet, il n’est ni la matière des étants, ni
leur forme, ni même leur fin. Certes, Aristote parle ici du lieu, non du vide.
Mais ce qui est vrai, en l’occurrence, du lieu le sera a fortiori du vide. D’autre
part, dans ce texte, Aristote n’emploie pas le terme δύναμις ; mais ce qui ne
saurait être cause de quoi que ce soit ne saurait avoir la moindre δύναμις.
Enfin, Aristote évoque une doctrine des pythagoriciens selon laquelle
l’accroissement d’un corps vivant s’explique par le vide contenu en lui : en
effet, la nourriture est un corps ; dès lors, elle ne saurait entrer dans le
corps vivant si celui-ci ne contenait aucun espace vide pour l’accueillir 4.
Or, cette doctrine est réfutée plus loin : lorsqu’un corps croît, il croît par
toutes ses parties ; dès lors, si le vide explique la croissance, alors toutes les
parties doivent contenir du vide 5. Cela est contraire à l’hypothèse des
pythagoriciens, pour qui le vide est circonscrit en un espace bien précis du
1. Il s’agit des textes qui se trouvent en Métaphysique, A, 985 b 4-9, et en Métaphysique,
Γ, 1009 a 25-30.
2. Physique, IV, 208 b 33-209 a 1.
3. Physique, IV, 209 a 18-22 ; voir le passage, évoqué plus haut, où Aristote expose la
doctrine pythagoricienne selon laquelle le vide sépare les nombres les uns des autres
(Physique, IV, 213 b 22-27).
4. Physique, IV, 213 b 18-20.
5. Physique, IV, 214 b 3-11.
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371
corps, espace servant à recevoir la nourriture. Le vide n’explique donc
rien : en ce sens, il n’a aucune δύναμις (mais le mot n’est pas non plus
présent dans ce texte).
Ainsi, la notion de δύναμις semble fondamentale pour comprendre la
théorie aristotélicienne du lieu. Dans les analyses qui viennent d’être
rapportées, c’est l’éminence de la notion de δύναμις qui conduit Aristote à
refuser l’existence du vide. Cela rejoint nos conclusions précédentes : le
lieu premier ne pouvait être compris sans la référence à la puissance. En
effet, qu’est-ce qui définit le lieu premier ? C’est qu’il est le lieu d’un
corps continu. Or, le continu est composé de parties (c’est parce qu’elles
sont continues entre elles que le corps est dit continu). Maintenant, les
parties n’ont de lieu qu’en puissance. Le corps, lui, a un lieu en acte. C’est
donc la distinction entre l’acte et la puissance qui commande la distinction
entre le corps et ce qui n’est pas lui, c’est‑à-dire toute la définition du lieu.
Il reste à comprendre pourquoi Bergson, qui oppose aussi nettement
qu’il le fait la durée qualitative à l’espace vide, et par là l’« espace conçu »
à l’« étendue perçue » 1, reproche à Aristote d’avoir conçu le lieu comme
qualitativement déterminé, c’est‑à-dire déterminé par le corps.
Ce reproche est d’autant plus difficile à interpréter que Bergson, souvent, utilise des expressions qui lui sont très propres pour désigner des
concepts aristotéliciens. Tout d’abord, nous l’avons vu, Bergson attribue
au mobile aristotélicien un « désir profond » (desiderio intimo). C’est par ce
désir que s’explique le mouvement naturel, selon Aristote tel que Bergson
l’interprète : à ce mouvement « préside une cause qui agit continuellement,
semblable à un désir profond, et renouvelle sans fin son effet. » 2 Or, dans
l’Essai sur les données immédiates de la conscience, Bergson explique le désir
comme une modalité de la durée. Un « obscur désir » devient peu à peu
une « passion profonde » par un changement qualitatif, une re-création
continuelle de soi. Le désir, petit à petit, « a pénétré un plus grand nombre
d’éléments psychiques, les teignant pour ainsi dire de sa propre couleur. » 3
1. Essai sur les données immédiates de la conscience, p. 71.
2. ILA, p. 30.
3. Essai sur les données immédiates de la conscience, p. 7.
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ÉTUDES GÉNÉRALES
Ensuite, nous l’avons vu également, Bergson n’hésite pas à interpréter
dans un sens radical certaines analyses aristotéliciennes, et à définir le
monde aristotélicien comme « une sorte d’être vivant ». Parlant du mouvement des éléments qui rejoignent leur lieu propre, Bergson écrit : « puisque
Aristote considère l’univers comme une sorte d’être vivant, il est nécessaire
que chaque particule de matière, sans être attirée ni contrainte, sans
qu’aucun intervalle vide soit donné, aspire cependant au voisinage des
parties et se porte vers celles parmi lesquelles elle s’acquitte de sa fonction
propre, et est le plus utile possible au corps de l’univers. » 1 Or Bergson,
dans son langage, ne compare‑t-il pas l’univers à un être vivant, lorsqu’il
écrit, dans L’Évolution créatrice, que le Tout « progresse peut-être à la
manière d’une conscience » 2, et que « L’univers dure » 3 ? Continuons : en
un passage que nous avons déjà cité, Bergson avance que les éléments ont
entre eux « une sorte d’air de famille » 4 ; peu après, il affirme que les éléments, en passant les uns dans les autres, « renaissent de leur progéniture » 5
(a progenie sua nascuntur). On trouverait sans peine, dans l’œuvre de Bergson,
des expressions proches de cette dernière ; n’est-ce pas, en effet, le propre
de la durée, que de renaître sans cesse de soi, par un effort continué de
création ? Enfin, comme nous venons de le rapporter, Bergson en vient à
parler de l’accroissement d’un corps selon Aristote. Or, pour Aristote,
d’après Bergson, cet accroissement ne s’explique pas « par l’insertion
d’intervalles plus longs ou plus courts, mais, pour ainsi dire, par la tension
(intensio) plus ou moins grande de toutes les parties. » 6 La notion de tension
est une notion capitale du bergsonisme. À la fin de Matière et mémoire, elle
sert à distinguer entre les différents niveaux de durée, qui mesurent autant
de degrés d’être 7. Entre deux objets divisibles, on peut distinguer par
l’arrangement de leurs parties ; mais ce qui est indivisé, continu, comment
cela pourrait-il changer, sinon par une modification de tension ? La tension
1. ILA, p. 53.
2. L’Évolution créatrice, p. 10.
3. Ibid., p. 11.
4. ILA, p. 67.
5. ILA, p. 68.
6. ILA, p. 39. Nous avons déjà cité ce texte.
7. Voir par exemple Matière et mémoire, p. 236.
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SUR LE QUID ARISTOTELES DE LOCO SENSERIT DE BERGSON
373
est donc un caractère essentiel de la durée bergsonienne, dans son opposition à la distension ou à la détente. Certes, il ne faut pas croire que le
Bergson de 1889 ait eu en main toutes les notions analysées en 1896. Mais
entre l’idée de tension développée par Bergson au sujet du corps aristotélicien et la notion proprement bergsonienne de « tension de durée », ne
peut-on pas voir une communauté d’inspiration ? Dans les deux cas, l’idée
de tension permet de penser, d’une manière non quantitative, des différences qui le sont en apparence. On trouve donc, dans le Quid Aristoteles de
loco senserit, bien des caractérisations très bergsoniennes de concepts aristotéliciens 1. Par conséquent, il faut expliquer pourquoi Bergson conteste la
théorie aristotélicienne du lieu, lors même qu’il aurait tant de raisons de la
reprendre, au moins partiellement, à son propre compte – lors même qu’il
laisse transparaître son intérêt pour elle à travers tant d’expressions.
La question est encore compliquée par un fait fondamental : en forgeant une philosophie de la durée, Bergson voulut forger une philosophie
du mouvement 2. Or, à propos de l’univers aristotélicien, il écrit, ainsi que
nous l’avons déjà évoqué, ceci : « Nous avons […] fait s’arrêter bien des
choses, qui étaient nécessairement en mouvement. Mais maintenant, si
nous rendons au monde aristotélicien son mouvement interrompu, il vaut
la peine de se demander ce qu’il adviendra du lieu. » 3 De même, le principe de l’interprétation, par Bergson, de la théorie du lieu chez Aristote
est, rappelons-le, le mouvement lui-même : sans le mouvement d’un
corps par rapport à un autre, il est impossible de savoir s’il lui est contigu,
1. La liste pourrait même être allongée : à un moment donné, Bergson oppose le
mouvement tel que l’explique la physique moderne, c’est‑à-dire le mouvement considéré
comme relatif, au mouvement aristotélicien, qui serait pour ainsi dire un changement de
« couleur physique » (ILA, p. 65). Il est inutile de rappeler la diatribe que mène Bergson, dès
l’Essai sur les données immédiates de la conscience (p. 82-90), contre la conception cartésienne du
mouvement. D’une manière générale, on décèle une sorte de sympathie de Bergson pour
la conception aristotélicienne du mouvement, qu’il exprime constamment en termes de
« qualité » (voir par exemple le passage qui se trouve en ILA, p. 75). Or, l’une des
oppositions majeures de l’Essai n’est-elle pas celle de la qualité et de la quantité ?
2. Si ce point avait besoin d’être établi, il suffirait de se référer à l’« Introduction à la
métaphysique », dont les deux premières thèses conclusives sont les suivantes : « I. Il y a une
réalité extérieure et pourtant donnée immédiatement à notre esprit. […] II. Cette réalité est mobilité »
(« Introduction à la métaphysique », in La Pensée et le Mouvant, p. 211 ; souligné par
Bergson).
3. ILA, p. 62.
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ÉTUDES GÉNÉRALES
ou s’il forme avec lui un tout continu. Dès lors, il est impossible de savoir
si le corps a un lieu en acte, ou seulement en puissance. À ces deux égards,
le monde aristotélicien est, selon Bergson, un monde de mouvement ; il
doit ses déterminations, le lieu par exemple, au mouvement. Il y a donc,
entre le monde aristotélicien et le monde de Bergson, au moins certaines
similitudes. Pour cette raison encore, il est urgent de comprendre pourquoi Bergson s’en prend à Aristote sur la question de l’espace 1.
Pour résoudre ce problème, il faut comprendre le sens exact de la
critique bergsonienne de l’espace. Ce que Bergson critique, ce n’est pas la
notion même d’espace. C’est l’expression impropre, en termes spatiaux,
d’une réalité qui est essentiellement continuité et mobilité. La durée est
continuité, l’espace est discontinuité. Dans la durée, les différents états se
fondent intimement les uns dans les autres. Il n’y a entre deux efforts, par
exemple, qu’une différence qualitative. Au contraire, l’espace est divisible à
l’infini. Ses parties sont donc juxtaposées les unes aux autres. Il est partes
extra partes. Dès lors, il nous est impossible d’exprimer la durée en termes
spatiaux. Par exemple, le langage, qui est un ensemble de mots aux divisions bien arrêtées, ne saurait rendre les nuances précises de notre vie
psychologique : « Le mot aux contours bien arrêtés, le mot brutal, qui
emmagasine ce qu’il y a de stable, de commun et par conséquent d’imper1. On pourrait poursuivre sur les affinités entre les doctrines de Bergson et d’Aristote, qui sont nombreuses. Contentons-nous de citer le texte où Bergson reconnaît
explicitement la parenté entre ce qu’il appelle, à partir de 1903, « intuition », et ce qui est,
selon lui, la méthode aristotélicienne de penser. Le parti à prendre, opposé à la méthode
des généralités, serait « de prolonger la vision de l’œil par une vision de l’esprit. Ce serait,
sans quitter le domaine de l’intuition, c’est‑à-dire des choses réelles, individuelles,
concrètes, de chercher sous l’intuition sensible une intuition intellectuelle. Ce serait, par
un puissant effort de vision mentale, de percer l’enveloppe matérielle des choses et d’aller
lire la formule, invisible à l’œil, que déroule et manifeste leur matérialité. […] Telle fut la
doctrine d’Aristote. Telle est la discipline intellectuelle dont il apporta la règle et l’exemple.
En ce sens, Aristote est le fondateur de la métaphysique et l’initiateur d’une certaine
méthode de penser qui est la philosophie même » (« La vie et l’œuvre de Ravaisson », in La
Pensée et le Mouvant, p. 258). Nul doute que se manifeste, sur un tel texte, l’influence de
l’interprétation ravaissonienne d’Aristote. En effet, la « formule » que « déroule et manifeste la matérialité » des choses ressemble fort, comme Bergson le reconnaît lui-même, à
l’« âme génératrice » que le peintre, selon un Ravaisson qui s’inspire de Léonard de Vinci,
est appelé à retrouver derrière le modèle (voir « La vie et l’œuvre de Ravaisson », ibid.,
p. 264-266).
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sonnel dans les impressions de l’humanité, écrase ou tout au moins
recouvre les impressions délicates et fugitives de notre conscience individuelle. » 1
Si Bergson condamne la traduction impropre du qualitatif en termes
de quantité, cela ne signifie pas qu’il récuse la notion de quantité, c’est‑àdire celle d’espace 2. Bien plus, l’espace, entendu au sens de la physique
moderne et de Kant, est un moment essentiel de sa pensée 3. Il est un
cadre nécessaire de notre action. C’est grâce à lui que nous pouvons
arrêter la mouvante continuité des choses, pour nous donner prise sur
elle. L’espace est un « filet aux mailles indéfiniment déformables » 4 que
nous tendons au-dessous des choses pour préparer notre action sur elles.
L’espace, également, est la condition de toute pensée distincte. Si nous ne
disposions pas de la représentation de l’espace, alors il nous serait impossible de placer, pour ainsi dire, nos idées les unes à côté des autres. Ce
point, nous l’avons vu, est expressément signalé dans le Quid Aristoteles de
loco senserit lui-même 5. Bergson y reviendra plus tard, notamment dans
« La conscience et la vie », en expliquant que seul son éparpillement matériel permet à la pensée de résoudre la confusion qu’elle contient, en tant
qu’elle est continuité 6. Bien plus, l’espace est ce qui permet de rendre
compte de bien des illusions spéculatives, en tant qu’elles procèdent d’une
confusion de la durée avec l’espace. C’est de ce point de vue que Bergson
reprend, dans l’Essai sur les données immédiates de la conscience, la question de
la liberté. Partisans de la nécessité et partisans du libre arbitre s’entendent
en réalité sur un point essentiel : agir consisterait à choisir entre deux ou
plusieurs voies toutes tracées. Mais il n’y a de voies que dans l’espace.
C’est donc une spatialisation de la durée qui engendre les difficultés liées à
la liberté. Agir, au contraire, consiste à durer. Et l’action libre est le pro1. Essai sur les données immédiates de la conscience, p. 98.
2. Selon Bergson, en effet, l’espace est tout le contenu de la notion de quantité : voir
l’Essai sur les données immédiates de la conscience, p. 56-63.
3. Ce point est très net dans la conclusion de l’Essai sur les données immédiates de la
conscience, notamment aux p. 174-180.
4. Matière et mémoire, p. 235.
5. ILA, p. 25.
6. Sur la continuité comme confusion et sur le rôle distinguant de l’espace et de la
matière, voir « La conscience et la vie », in L’Énergie spirituelle, p. 22.
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ÉTUDES GÉNÉRALES
grès de la durée sur elle-même 1. C’est en ce sens que le problème de la
liberté est « né d’un malentendu » 2. Il découle de tout cela que pour
parvenir à une saisie rigoureuse de la durée, comme se le propose l’Essai
sur les données immédiates de la conscience, il importe d’avoir préalablement
purifié l’espace de tout ce qu’il lui empruntait, ce qu’effectue le Quid
Aristoteles de loco senserit 3.
Nous sommes à présent en mesure de comprendre pleinement le
propos de Henri Gouhier : Bergson, dans le Quid Aristoteles de loco senserit,
cherche à « éclairer la question posée prise pour elle-même, indépendamment du contexte aristotélicien. » 4 Ce propos peut avoir deux sens : ou
bien Bergson n’hésite pas à forcer quelque peu le texte d’Aristote pour y
découvrir des thèmes qui lui sont chers – cette interprétation de la phrase
de Gouhier est d’emblée peu plausible –, ou bien c’est à travers l’effort
même qu’il donne en tant qu’historien de la philosophie, effort d’humilité
et de sympathie, que Bergson parvient à reformuler la question qui le
préoccupe en propre.
En tout cas, on ne saurait reprocher à Bergson d’avoir fait quelque
violence que ce soit au texte d’Aristote. Comme nous espérons l’avoir
montré, il tente de commenter tous les passages, et il le fait avec une
grande précision. Toutefois, lorsqu’il se propose de retrouver la « vraie
pensée d’Aristote » 5, qui est, au surplus, une « pensée cachée 6 », quelques
réserves peuvent, à bon droit, naître dans l’esprit du lecteur. Bergson ne
1. Pour ces analyses, voir l’Essai sur les données immédiates de la conscience, p. 132-137.
2. Essai sur les données immédiates de la conscience, p. 180.
3. Nous retrouvons ainsi une remarque de Rose-Marie Mossé-Bastide. S’étonnant,
comme nous le faisons, de voir Bergson soutenir, contre Aristote, la position d’un Kant
dont on le sait beaucoup plus éloigné, elle écrit : « Pourtant le réalisme aristotélicien attirait
au fond Bergson, plus que l’idéalisme kantien qui limite la connaissance au monde des
phénomènes. C’est que, pour Bergson, l’idéalisme de l’espace n’empêche pas le réalisme de
la durée, et par l’intuition de cette durée, celle de l’être et de la vie » (Introduction à « L’idée
de lieu » chez Aristote, in Les études bergsoniennes, ibid., p. 12). Nous ajouterions, pour notre
part, que l’« idéalisme de l’espace » est cela seul qui permet, précisément, le « réalisme de la
durée ».
4. Henri Gouhier, Avant-propos aux Mélanges de Bergson, p. IX.
5. ILA, Préface.
6. Ibid.
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prétendra‑t-il pas montrer, de la doctrine d’Aristote, un aspect qu’Aristote lui-même n’a jamais aperçu ? Pour le dire autrement, ne livrera‑t-il
pas, comme aristotélicienne, une pensée à laquelle Aristote n’a de fait
jamais songé ? Il n’en est rien. Nous sommes maintenant en mesure de
rassembler les éléments qui, selon Bergson, constituent cette « vraie
pensée ».
D’une part, le lieu ne saurait être compris sans la référence à la distinction de l’acte et de la puissance, distinction qui est effectivement centrale
dans la métaphysique aristotélicienne. Ce que Bergson cherche à faire en
se servant de cette distinction pour élucider la théorie de lieu, c’est donc à
réajuster cette théorie sur les articulations mêmes de la pensée aristotélicienne, à réinstaller ce qui, en apparence seulement, est périphérique, au
centre du système. Si Bergson s’abstrait de la problématique aristotélicienne, c’est, par conséquent, non sans avoir préalablement établi l’unité
de cette problématique.
Ensuite, Bergson insiste sur le fait qu’Aristote a conçu la distinction
entre matière et forme non pas au sein de la connaissance, mais au sein
des choses. C’est ainsi une différence essentielle entre la doctrine d’Aristote et les doctrines modernes, issues de Kant, qui est indiquée. L’interprétation bergsonienne va donc dans le sens de la spécification : après
avoir montré ce qui faisait l’unité de la pensée aristotélicienne, Bergson
fait voir ce qui la distingue radicalement d’autres pensées. Dans le même
mouvement, c’est un élément pertinent pour comprendre toute une partie
de l’histoire de la philosophie entre Aristote et Kant qui nous est donné :
comment Kant, dans l’« Esthétique transcendantale », a‑t-il pu reprendre à
son propre compte un couple de notions qui avaient été forgées par
Aristote, et utilisées par lui, ainsi que par la scolastique, en un tout autre
sens ?
Ces deux points établissent clairement dans quelle mesure Bergson a
rempli sa tâche d’historien de la philosophie. En même temps, on s’aperçoit que c’est du sein même de son activité d’historien de la philosophie
que surgit, pour lui, la possibilité de produire également une œuvre philosophique nouvelle. La théorie de l’acte et de la puissance, nous l’avons vu,
conduit Aristote à refuser l’existence au vide. Car le vide ne saurait avoir
aucune puissance, et ce qui n’a aucune puissance n’est rien. Bergson prend
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acte de cette conclusion. Mais c’est, en quelque sorte, pour l’inverser.
Pourquoi, en effet, vouloir que l’espace possède une existence physique ?
N’est-il pas possible de penser qu’il soit une pure représentation, et qu’il
constitue pourtant la condition de toute action, de toute pensée distincte
même, ainsi que d’illusions métaphysiques ? Telle sera bien la doctrine de
Bergson.
Mais alors, l’espace doit être une forme, non plus des choses ellesmêmes, mais de la connaissance. Voilà pourquoi Bergson insiste si nettement sur l’opposition entre Aristote et Kant. On voit le lien nécessaire
qui unit les deux principes suivis par Bergson dans son interprétation. Ou
bien l’espace est dans les choses, mais alors il est un concept contradictoire et il faut lui substituer le lieu qualifié ; ou bien il appartient à notre
connaissance, mais alors il n’a plus d’existence physique, il est, en termes
aristotéliciens, sans aucune puissance. L’Essai sur les données immédiates de la
conscience se donne pour but de trancher entre ces deux positions. Il est
donc permis de penser que le travail sur Aristote, tout en demeurant un
travail d’histoire de la philosophie, constitua une pièce essentielle dans la
maturation de la position proprement philosophique assumée par le
second ouvrage de 1889.
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PO RTR AI T DE FAM I LL E ?
B E R G S O N E T LE D E R N I E R W I T T G E N S T E I N
par Tatsuya MURAYAMA
Morphologie… ist das, was man, wenngleich uneigentlich,
Naturgeschichte nennt, in seinem ganzen Umfange… Es
wird… eine durch alle gehende, unendlich nuancierte Analogie [der Gestalten] im Ganzen und in den Teilen nachgewiesen (unité de plan), vermöge welcher sie sehr mannigfaltigen
Variationen auf ein nicht mitgegebenes Thema gleichen…
[Die Morphologie] führt uns unzählige, unendlich mannigfaltige und doch durch eine unverkennbare Familienähnlichkeit
verwandte Gestalten vor… Über das innere Wesen irgendeiner… Erscheinungen erhalten wir durch [einen Gesetz] aber
nicht den mindesten Aufschluß : dieses wird Naturkraft
genannt…
A. Schopenhauer, Die Welt als Wille
und Vorstellung, § 17.
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ÉTUDES GÉNÉRALES
1. AUTREMENT QUE DÉFINIR OU À CÔTÉ DE L’ESSENCE
« Que 1 signifie le rire ? Qu’y a‑t-il au fond du risible ? » (R, 1 2). Voici les
questions avec lesquelles Bergson commence Le Rire. À première vue, sa
réponse n’est pas opaque : il y a « une certaine raideur du corps, de l’esprit
et du caractère, que la société voudrait encore éliminer pour obtenir de ses
membres la plus grande élasticité et la plus haute sociabilité possible. Cette
raideur est le comique, et le rire en est le châtiment » (R, 16). Pourtant,
aussitôt après, cette remarque se voit atténuée : « Gardons-nous pourtant
de demander à cette formule simple une explication immédiate de tous les
effets comiques […]. Mais nous voulons surtout en faire le leitmotiv qui
accompagnera toutes nos explications » (R, 16). Pourquoi notre philosophe émet-il une telle réserve ?
Référons-nous à l’appendice de la 23e édition de cet ouvrage, dans
lequel il met en cause les définitions du comique formulées par ses prédécesseurs : « généralement trop large » (R, 155), cette façon grossière de
définir le comique est à plusieurs reprises l’objet de la critique bergsonienne (R, VI, 30, 65, 74, 101, 139, 156 ; M, 602 ; cf. R, 6, 28, 83, 95). Cela
pourrait nous conduire à présumer que seule l’inexactitude de ces définitions est problématique. En effet, tout en montrant à quel point sont
vagues les formulations précédentes, Bergson prétend avoir obtenu pour
sa part « une précision et une rigueur scientifiques » (R, VI ; cf. 157). Néanmoins, cette précision et cette rigueur ne sont pas obtenues au moyen
d’une définition plus exacte ou plus détaillée. Bergson affirme en effet
1. Une première version de ce texte a été présentée lors du colloque international
« Tout ouvert. L’Évolution créatrice en tout sens » (23-25 octobre 2009, à Tokyo). Je remercie
vivement les organisateurs (MM. S. Abiko, H. Fujita et N. Sugiyama) pour leur invitation et
leur accueil.
2. Nous citons les œuvres de Bergson en abrégeant comme suit : Essai sur les données
immédiates de la conscience : DI ; Le Rire : R ; L’Évolution créatrice : EC ; Les Deux Sources de la
morale et de la religion : MR ; La Pensée et le Mouvant : PM ; M : Mélanges. Nos références
renvoient à la pagination des éditions critiques (PUF, coll. « Quadrige. Grands textes ») pour
les ouvrages principaux et à celle des Mélanges (PUF, 1972) pour les autres textes.
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qu’« aucun concept ne peut enfermer une réalité psychologique » (M, 436437 1), et que, par conséquent, son livre ne vise pas non plus « à enfermer
la fantaisie comique dans une définition » (R, 1 ; cf. VI ; M, 436, 632). Il
ajoute même : « j’ai tenté quelque chose de tout différent » (R, 156 ; cf. M,
436, 632). Bref, ce qui, d’après lui, est à rejeter n’est pas telle ou telle
définition particulière, mais la définition en général, et donc l’intention et l’acte
mêmes de définir.
S’il en est ainsi, la question se pose de savoir comment philosopher sans
définir. Que signifie ce « quelque chose de tout différent » ? Voici assurément un problème fort obscur, un « impertinent défi » (R, 1) jeté aux
études bergsoniennes. Mais ce défi est-il lancé uniquement aux études
bergsoniennes ? Dans la mesure où la philosophie constitue, depuis Platon,
un travail de définition, ce rejet presque catégorique de toute définition des
faits psychologiques (« aucun concept ne peut… ») nous amène à penser
que Bergson essaie ici de « philosopher autrement », autrement qu’« à la
manière des Grecs » (M, 757). Dès lors, ce petit livre, dont le titre représente, selon l’auteur, un « impertinent défi jeté à la spéculation philosophique », constitue, en fait, tout entier un défi énorme, jeté non seulement
aux interprètes mais aussi à la philosophie elle-même, plus précisément à la
tradition platonicienne de la philosophie. – Autrement qu’en définissant
ou à côté de l’essence, tel est donc l’enjeu fondamental de la réserve
bergsonienne que nous avons citée plus haut.
Il serait utile d’apporter ici quelques éclaircissements sur deux termes
atténuatifs que nous utilisons : « presque » et « à côté de ». En fait, Bergson emploie, quant à lui, des concepts quelque peu circonscrits (« Cette
raideur est le comique… ») ; il déclare que son travail a « pour objet de
déterminer les principales “catégories” comiques, de grouper le plus
grand nombre de faits et d’en dégager les lois » (R, 171, Avant-propos de
la 1re édition ; cf. 39, 42, 44, 52-53, 55-56, 73, 91) ; il n’évite même pas le
terme d’« essence », compris dans son sens positif (R, 1, 98, 114, 156 ; cf.
67). Catégorie, loi, essence – ce sont en effet des termes tirés du vocabu1. Cf. également R, 28 ; M, 632. Dans ce dernier texte, on lit : « Ma conviction est qu’il
est chimérique de chercher une définition, c’est‑à-dire une formule simple qu’on puisse
appliquer telle quelle, machinalement, à tout ce qui fait rire. »
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laire traditionnel. À moins que notre philosophe ne méconnaisse ce qu’il
fait lui-même, la vraie difficulté est, pour nous, de savoir comment il a à
la fois refusé et accepté un tel vocabulaire, et quelle modification il y a
apportée 1.
Ces petites remarques sont d’autant plus pertinentes qu’elles nous permettent de mettre en lumière le degré de complexité de la méthode bergsonienne, qui « requiert de l’esprit, pour chaque nouveau problème, un
effort entièrement nouveau » (PM, 97). Cela étant dit, nous ne nous proposons pas d’examiner directement cette complexité elle-même, c’est‑à-dire
la réalité et la validité mêmes du défi de Bergson, mais simplement de
comparer ce défi à un autre, lancé également à « la grande philosophie
occidentale » 2, mais cette fois par le dernier Wittgenstein. Cette mise en
rapport ne semble, au premier abord, pas justifiée. Nous croyons pourtant
qu’elle peut nous aider à mesurer la singularité et la portée du Rire, ouvrage
publié sept ans avant L’Évolution créatrice et trente-deux ans avant Les Deux
Sources de la morale et de la religion. Que ce rapprochement s’avère fructueux
(aussi fructueux que celui qui est scrupuleusement proposé par Pariente
entre Bergson et le premier Wittgenstein 3) ou au moins admissible, voilà
ce que nous espérons.
1. Alléguons deux commentaires par Bergson lui-même, aussi suggestifs qu’énigmatiques (c’est nous qui soulignons) : « Mais notre méthode […] tranche sur celle qui est
généralement suivie, et qui vise à enfermer les effets comiques dans une formule très large
et très simple. Ces deux méthodes ne s’excluent pas l’une l’autre ; mais tout ce que pourra donner la
seconde laissera intacts les résultats de la première » (R, VI) ; « J’ai bien dû, pour m’exprimer
clairement, donner des formules précises et définir un certain nombre de types ; mais j’ai
averti le lecteur que je voulais simplement, par là, proposer des points de repère à ceux qui désireraient
se rendre compte de ce qu’ils éprouvent en présence des effets comiques » (M, 436).
2. L. Wittgenstein, Public and Private Occasions, Rowman and Littlefield Publishers,
2003, p. 72, cité in H. Sekiguchi, « Du point de vue wittgensteinien », in T. Iida (éd.),
Philosophie du langage et de la pensée, Iwanami, 2009, p. 244 (en japonais).
3. J.-C. Pariente, « Bergson et Wittgenstein », in Revue internationale de philosophie, 1969,
no 2-3, p. 183-204 ; Le langage et l’individuel, Armand Colin, 1973, chap. 1.
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2. DEUX VISAGES SEMBLABLES
2-1. La « parenté » chez Bergson
La méthode qui consiste, selon Le Rire, à « déterminer les procédés de
fabrication du comique » (R, VI ; cf. 156-157), peut être résumée en trois
points : 1o comme nous l’avons déjà signalé dans la section précédente, la
première règle est d’être en garde contre la volonté de définir. – Pourquoi cette
règle ? Serait-ce parce que les effets comiques sont si variés qu’on ne
peut, comme Bergson le répète avec insistance, les « enfermer » facilement dans une seule définition ? La diversité des effets ne suffit pourtant
pas, en tant que telle, à expliquer la nécessité de cette première règle ; il
nous faut trouver des raisons plus convaincantes et plus constructives. Il
faudrait également savoir ce qu’il reste à faire au philosophe, si l’on ne lui
demande plus aucune définition. Que sont cette « tout autre méthode »,
ce « tout autre objet » et ce « tout autre esprit » (M, 632) que Bergson nous
invite à rechercher ? La réponse à cette dernière question nous est fournie
par les deuxième et troisième règles : 2o il s’agit de se coller aussi étroitement
que possible aux faits concrets. Lorsque les phénomènes à étudier sont tellement dispersés qu’on n’en peut donner une définition toute simple, l’attitude à prendre n’est rien d’autre que celle du « naturaliste » (R, 126). « En
nous montrant du même type plusieurs exemplaires différents », ce naturaliste « en [= d’une espèce] énumère et en décrit les principales variétés »
(ibid.) 1. C’est par cette métaphore botanique ou jardinière qu’à la toute
première page du premier chapitre, Bergson présente son principe :
« Nous nous bornerons à la [= la fantaisie comique] regarder grandir et
1. En fait, ce que Bergson décrit ici n’est pas l’attitude assignée au philosophe mais au
poète comique. Mais la citation suivante (R, 1) confirme ce que nous voulons soutenir concernant cette deuxième règle. De plus, il devrait y avoir quelque point commun
entre le poète comique et le théoricien du rire puisque, selon Bergson, ce que le dernier
doit rechercher est justement « les procédés de fabrication du comique ».
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s’épanouir » (R, 1), et qualifie la fantaisie comique de « plante singulière »
(R, 49) 1.
Qu’est-ce qui apparaît alors aux yeux de l’observateur ? C’est précisé
dans la troisième règle, qui emprunte son vocabulaire à la musique : 3o il
importe de noter le thème et d’en écouter bien les variations, et ce tout en faisant
attention à des parentés entre ces dernières. Bien qu’on n’ait pas de définition
toute simple, il est donc possible, d’après Bergson, de repérer « une image
centrale » – e.g. le réputé « mécanique plaqué sur du vivant » – et les
« voies » qui en rayonnent, ou un « thème » et ses « variations » 2. Dès lors,
la question se pose de savoir pourquoi notre philosophe ne dit pas « le
modèle et ses copies » ou « le genre et les espèces ». Pourquoi introduit-il
des termes comme « thème » et « variations » qui ne sont pas issus de la
tradition philosophique ? C’est à cause de quelque chose qui échappe au
schéma platonicien de la participation, quelque chose qui dérange ce
schème : la parenté. Malgré la banalité du mot, le concept de la parenté joue,
à notre sens, un rôle capital chez Bergson. Pour le voir plus précisément,
citons quelques passages décisifs pour notre propos 3 (nous soulignons) :
1. D’après Chevalier, Bergson a dit que Le Rire, paru en 1900, était un livre dans
lequel la définition de ce phénomène, qu’il avait « traité à faux » dans sa conférence de
Clermont en 1884 (cf. M, 313-315), avait été reprise per generationem, après qu’il avait
« accumul[é] pendant quinze ans des matériaux » (J. Chevalier, Entretiens avec Bergson, Plon,
1959, p. 239). On ne peut pas ne pas y reconnaître le travail d’un véritable naturaliste.
2. Établissons ici une petite liste, sans viser à l’exhaustivité. – Image centrale (R, 29,
43, 44) ; exemples d’image centrale : du mécanique plaqué sur du vivant (R, 29, 38, 44) ;
exemple de voie qui en rayonne : déguisement (R, 31), corps prenant pas sur l’âme (R, 40),
forme voulant primer le fond (ibid.) ; thème (R, 41, 44, 72, 82, 156) ; exemple de thème :
souci constant de la forme (R, 41), voleur volé (R, 72, 82) ; variations (R, 33, 41, 72, 156).
3. Ici, nous nous limitons à des passages dans lesquels apparaît le terme de « parenté »,
mais nous pourrions aussi citer, entre autres (nous soulignons) : « Quand une scène
comique a été souvent reproduite, elle passe à l’état de “catégorie” ou de modèle. […]
Alors des scènes nouvelles, qui ne sont pas comiques en droit, pourront nous amuser en fait si elles
ressemblent à celle-là par quelque côté » (R, 73) ; « Ici encore va se vérifier la loi que nous
connaissons bien : une forme du risible étant donnée, d’autres formes, qui ne contiennent pas le
même fond comique, deviennent risibles par leur ressemblance extérieure avec la première » (R, 143) ;
« Prenez la continuité des effets comiques, isolez, de loin en loin, les types dominateurs :
vous trouverez que les effets intermédiaires empruntent leur vertu comique à leur ressemblance avec ces
types, et que les types eux-mêmes sont autant de modèles d’impertinence vis‑à-vis de la
société » (R, 148) ; « à côté de la chose qui est risible par essence et par elle-même […], il y a une foule de
choses qui font rire en vertu de quelque ressemblance superficielle avec celle-là, ou de quelque rapport
accidentel avec une autre qui ressemblait à celle-là, et ainsi de suite » (R, 156).
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La formule existe bien, en un certain sens ; mais elle ne se déroule pas régulièrement. Nous voulons dire que la déduction doit s’arrêter de loin en loin à
quelques effets dominateurs, et que ces effets apparaissent chacun comme des
modèles autour desquels se disposent, en cercle, de nouveaux effets qui leur
ressemblent. Ces derniers ne se déduisent pas de la formule, mais ils sont comiques
par leur parenté avec ceux qui s’en déduisent (R, 28).
Telle forme comique, inexplicable par elle-même, ne se comprend en effet
que par sa ressemblance avec une autre, laquelle ne nous fait rire que par sa parenté
avec une troisième, et ainsi de suite pendant très longtemps […] (R, 49).
Imaginons trois choses, dont la première possède comme seules
propriétés A et B, la deuxième, B et C, et la troisième, C et D ; supposons que seule la propriété A soit comique, et que ni B ni C ni D ne le
soient. Dès lors, que se produit-il ? – Par l’intermédiaire de la propriété
commune, grâce à la puissance contagieuse de ressemblance ou d’« interpénétration » (R, 32 1), en un mot autrement que suivant le schéma de la
participation d’une idée ou celui de modèle-copie (puisque ce qui ressemble à
quelque chose n’en est pas nécessairement la copie), la chose qui possède les propriétés C ou D devient comique, et ainsi de suite indéfiniment. – Voilà le phénomène que désigne le terme de parenté, et c’est de
cette façon que ce qui nous fait rire constitue, relié par ce lien de parenté
dont la « complication » est « extrême » (R, 156), l’assemblage tout ouvert
du comique 2.
Ce que nous venons de faire n’est que de réduire la parenté bergsonienne à sa plus simple expression ; pour l’étudier d’une manière compréhensive, il resterait à distinguer dans ce rapport des parties dont chacune
exigerait son propre approfondissement. Ce travail est trop ambitieux pour
1. Cf. « La difficulté était […] d’expliquer […] par quels subtils phénomènes
d’imprégnation, de combinaison ou de mélange le comique peut s’insinuer dans un simple
mouvement, dans une situation impersonnelle, dans une phrase indépendante. Tel est le
travail que nous avons fait jusqu’ici » (R, 102). « Ce livre [i.e. Le Rire], d’un bout à l’autre,
n’était dans ma pensée qu’une étude sur l’association des images, sur leur “contamination
réciproque”, sur le mouvement par lequel l’apparence comique se propage de l’une à
l’autre » (M, 437).
2. Il est à noter que la ressemblance qui est appelée ici « parenté » n’est pas celle qui
rend risibles « deux visages semblables » (R, 26 ; cf. 113-114). Tandis que la force de celle-ci
est productrice, la force qu’a celle-là est pour ainsi dire contaminatrice (voir la note précédente)
ou expansive (« Force d’expansion du comique »).
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avoir sa place ici, aussi le laissons-nous de côté pour passer aux Recherches
philosophiques de Wittgenstein.
2-2. L’« air de famille » chez Wittgenstein 1
Aucun écart ne paraît plus grand que celui qui sépare les philosophes
Bergson et Wittgenstein. En dépit de leurs nombreuses différences, il
existe cependant dans leur esprit d’investigation une ressemblance surprenante et qui mérite notre attention. Dressons d’avance, pour la facilité
d’explication, la liste des correspondances des mots clés : Bergson étudie
« le rire / le comique », au moyen de concepts tels que le « mécanique
plaqué sur du vivant » et la « parenté » ; Wittgenstein travaille sur le « langage », à l’aide de concepts comme le « jeu de langage (Sprachspiel) » et l’« air
de famille (Familienähnlichkeit) ».
1o Comme chez Bergson, la méfiance wittgensteinienne à l’égard de
la définition est manifeste. Après avoir esquissé (en effet, ce philosophe,
« médiocre dessinateur », ne fait, comme il l’avoue lui-même, qu’ébaucher
dans ce livre 2) la particularité du jeu de langage (§§ 60-64 3), il écrit :
On pourrait en effet m’objecter : « Tu te facilites la tâche ! Tu parles de
toutes sortes de jeux de langage, mais tu n’as nulle part dit ce qui est essentiel
1. Cette section ainsi que notre section 3-2-1 et notre épigraphe doivent beaucoup à
l’étude de M. Sekiguchi (voir notre note 5). Nous avons appris par cette étude (p. 233) que
Schopenhauer avait déjà utilisé le mot « Familienähnlichkeit ».
2. On lit dans la préface des Recherches philosophiques (nous soulignons) : « Les
remarques philosophiques de ce livre sont, en quelque sorte, des esquisses de paysage nées
[des] longs parcours compliqués. Sans doute les mêmes points […] ont été abordés à
nouveau à partir de directions différentes, et sans cesse de nouveaux tableaux ont été ébauchés.
Nombre d’entre eux dessinés de façon maladroite ou imprécise trahissaient tous les défauts d’un médiocre
dessinateur. Et une fois ces tableaux-là écartés, il en restait un certain nombre qui étaient à
demi réussis, mais qu’il fallait réorganiser ou même retoucher pour qu’ils présentent à
l’observateur le tableau d’un paysage. – Ce livre n’est donc en réalité qu’un album. »
3. L. Wittgenstein, Philosophical Investigations (Philosophische Untersuchungen), édition
bilingue allemand-anglais, traduit par G. E. M. Anscombe, P. M. S. Hacker et Joachim
Schulte, 4e édition revue par Hacker et Schulte, OUP, 2009 (Recherches philosophiques, traduit
par F. Dastur et al., Gallimard, 2004). Nous donnons, pour la 1re partie, le numéro du
paragraphe précédé de la mention « § », et pour la 2e, la pagination de l’original suivie de
celle de la traduction.
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(das Wesentliche) au jeu de langage […]. » Et cela est vrai. – Au lieu d’indiquer un
trait commun à toutes les choses que nous appelons langage, je dis que ces
phénomènes n’ont rien de commun qui justifie que nous employons le même
mot pour tous […]. (§ 65).
À ce passage, ajoutons-en deux autres qui montrent plus clairement à
quel point Wittgenstein met en cause l’acte de définir ; le premier pourrait même nous donner l’impression d’être extrait d’un compte rendu du
Rire :
Imagine que tu aies à dessiner une image nette qui « corresponde » à l’image
floue […]. Mais si les couleurs de l’original se fondent les unes dans les autres
sans qu’il y ait la moindre trace d’une limite, – vouloir dessiner une image nette
correspondant à l’image floue ne deviendra‑t-il pas une entreprise sans espoir ?
[…] C’est dans cette situation que se trouve, par exemple, celui qui en esthétique ou en
éthique cherche des définitions qui correspondraient à nos concepts (§ 77. n.s.).
Quand les philosophes […] s’efforcent de saisir l’essence (das Wesen) de la
chose en question, il faut toujours se demander : Ce mot est-il effectivement
employé ainsi dans le langage où il a son lieu d’origine ? Nous reconduisons les
mots de leur usage métaphysique à leur usage quotidien (§ 116).
Les attaques wittgensteiniennes contre la définition, explicites ou
implicites, sont constantes, voire innombrables. D’où les questions de
savoir pourquoi une telle attitude et comment faire autrement que de définir.
2o La réponse à la deuxième question est suggérée dans la dernière
citation : il s’agit de reconduire les mots à leur usage quotidien – ce qui
donne, sous forme de slogan : « Revenons aux exemples concrets ! au sol
raboteux ! aux exemples réels. » 1 En effet, quand Wittgenstein introduit
dans son discours (§§ 7, 16, 21, 23-24) le terme de « jeu de langage »
– l’idée selon laquelle le langage est un jeu en quelque sorte –, il ne fait que
multiplier des exemples (au moins vingt-six fois). Ne voit-on pas là une
vraie incarnation du naturaliste bergsonien, qui nous montre plusieurs
exemplaires d’un même type et en énumère les variétés ? En effet, ce à
quoi Wittgenstein, comme Bergson, assimile son propre travail, c’est celui
d’un naturaliste : « Ce que nous proposons, ce sont à proprement parler
1. Le manuscrit Ms152-84 (http://wab.aksis.uib.no/cost-a32/152/Ms-152_norm.
html), cité in Sekiguchi 2009 (voir notre n. 2, p. 382), p. 224 ; cf. § 107.
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des remarques sur l’histoire naturelle des hommes (Naturgeschichte des
Menschen) » (§ 415 ; cf. § 25).
3o Qu’est-ce qui apparaît à ce dessinateur naturaliste ? Ou plutôt,
qu’est-ce qui a conduit le philosophe essentialiste d’autrefois (c’est‑à-dire
le Wittgenstein du Tractatus) à devenir un dessinateur ? Lisons la suite du
§ 65 :
Je dis que ces phénomènes [que nous appelons langage] n’ont rien de
commun […] – mais qu’ils sont tous apparentés (verwandt) les uns aux autres de
bien des façons différentes. Et c’est en raison de cette parenté (Verwandtschaft)
[…] que nous les appelons tous « langages ».
C’est cette « parenté » (ou ce en quoi consiste cette parenté) qui est
appelé « air de famille », une des images représentatives du dernier
Wittgenstein, aussi fameuses que mal famées. Voici un de ses meilleurs
dessins :
Considère, par exemple, les processus que nous nommons « jeux ». Je veux
dire les jeux de pion, les jeux de cartes, les jeux de balle, les jeux de combat, etc.
Qu’ont-ils tous de commun ? […] Regarde s’il y a quelque chose de commun à
tous. – Car si tu le fais, tu ne verras rien de commun à tous, mais tu verras des
ressemblances (Ähnlichkeiten), des parentés, et tu en verras toute une série […]. Et nous
pouvons, en parcourant ainsi de multiples autres groupes de jeux, voir apparaître et
disparaître des ressemblances. […] Nous voyons un réseau complexe de ressemblances qui se
chevauchent et s’entrecroisent. […] Je ne saurais mieux caractériser ces ressemblances
que par l’expression d’« air de famille (Familienähnlichkeiten) » ; car c’est de cette
façon-là que les différentes ressemblances existant entre les membres d’une
même famille (taille, traits du visage, couleur des yeux, démarche, tempérament,
etc.) se chevauchent et s’entrecroisent (§§ 66-67, les trois derniers passages sont
soulignés par nous).
Pour simplifier l’analyse, supposons un jeu J ayant pour seules propriétés A et B, un jeu K aux propriétés B et C, un jeu L aux propriétés C et D,
et ainsi de suite. Certains d’entre eux ont assurément certaines propriétés
en commun, mais aucune propriété n’est partagée (ou participée) par tous. Le
philosophe français s’était déjà demandé : « Que trouverait-on de commun
entre une grimace de pitre, un jeu de mots, un quiproquo de vaudeville,
une scène de fine comédie ? » (R, 1) Ici, le philosophe autrichien s’interroge : « les jeux de pion, les jeux de cartes, les jeux de balle, les jeux de
combat, etc. Qu’ont-ils tous de commun ? » La réponse qu’il donne à cette
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question qu’on pourrait qualifier de bergsonienne est, si l’on ose dire,
toujours bergsonienne : il n’y a pas d’essence du jeu, il n’existe qu’un air de
famille entre les jeux. D’où un impératif, aussi bergsonien qu’antiplatonicien, qui résume les considérations ci-dessus : Conjure la tentation de
la définition (Règle 1) et regarde bien la variété des faits (Règle 2), et ce tout en
prenant appui sur le concept d’air de famille (Règle 3). Les choses se passent tout
à fait pareillement en ce qui concerne le langage, ou plutôt les jeux de
langage. Ainsi notre activité langagière et notre activité en général – si l’on
donne au mot « jeu (Spiel) » son entière équivocité 1 – apparaissent-elles
semblables à des jeux de grande envergure, chacun imbriqué dans le voisin
et tout ouvert à de nouveaux jeux 2, sans pourtant qu’ils participent de
quelque essence unique.
3. DEUX VIES QUI SE SÉPARENT
3-1. Un autre point commun : la société
Comment saisir, donc, les choses qu’on ne saurait définir ? – Descendons au détail des faits et regardons-les bien, tout en suivant le fil de leurs
ressemblances. Tâche semblable, attitude semblable, outil semblable. La similitude
entre nos deux philosophes est à présent bien nette. Tout se passe ici
comme s’ils formaient une famille. Dès lors, en quoi sont-ils dissemblables ? Sur quel point se trouvent-ils en désaccord ? – On peut penser
que c’est sur le concept de vie. À la différence de Wittgenstein qui s’efforce
de mettre à l’écart toute hypothèse et tout désir métaphysiques 3, Bergson,
en tant que philosophe de la vie, semble tout réduire à la vie et tout tirer de
1. Voir aussi notre section 3-2-1.
2. Cf. « Je peux en effet donner ainsi au concept de “nombre” des limites strictes […],
mais je peux également employer ce mot de façon à ce que l’extension du concept ne soit
pas circonscrite par une limite. Et c’est bel et bien ainsi que nous employons le mot “jeu”.
Car comment le concept de jeu est-il circonscrit ? » (§ 68).
3. Voir § 116 (citée dans notre section 2-2) et notre section 3-2-1.
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la vie : le comique a été caractérisé comme le « mécanique plaqué sur du
vivant » ; il dit qu’il voit dans la fantaisie comique « avant tout, quelque
chose de vivant » et qu’il la traitera « avec le respect qu’on doit à la vie » (R, 1.
n.s.) ; de plus, quand il tente « une déduction méthodique et complète » des
« procédés multiples et variables du théâtre comique » (R, 67), ce sur quoi il
s’appuie est de nouveau le concept de vie. C’est donc ce concept qui
distingue Bergson et, à plus forte raison, le distingue de Wittgenstein.
– Nous acceptons volontiers cette interprétation, à condition d’y ajouter
quelques remarques.
Premièrement, il ne faut pas oublier que Wittgenstein attache, de la
même façon que le philosophe français, une très grande importance à la
vie, i.e. à la « forme de vie (Lebensform) » (§§ 19, 23, 241, II-i(183/247), xi
(238/316)). Nous objectera‑t-on qu’il s’agit là de la vie au sens sociologique,
et non pas de la vie au sens biologique dont parle Bergson ? C’est à ce stade
que la deuxième remarque est requise : même chez Bergson, la vie n’est
pas dénuée d’un caractère sociologique, dans Le Rire en particulier. À
quoi le rire sert-il ? À quoi vise‑t-il ? « Le rire, écrit Bergson, doit répondre
à certaines exigences de la vie en commun. Le rire doit avoir une signification sociale » (R, 6. n.s. ; cf. 2, 14-16, 157). Et Bergson critique non
seulement le fait que les autres théoriciens définissent le rire d’une
manière grossière – comme nous l’avons montré plus haut –, mais aussi
le fait qu’ils ignorent sa dimension sociologique : « Pour comprendre le
rire, il faut le replacer dans son milieu naturel, qui est la société » (R, 6 ;
cf. 157).
À partir de ce que nous avons montré dans cette section, on comprendra qu’il est nécessaire d’ajouter aux trois règles une quatrième : 4o considérer
un objet sous le rapport social. C’est là que nous remarquons encore une fois la
ressemblance entre Bergson et Wittgenstein dans la mesure où ce dernier
introduit « l’expression “jeu de langage” » pour montrer principalement
la chose suivante : « Parler un langage fait partie d’une activité, ou d’une
forme de vie » (§ 23. n.s.) – activité et vie sociales, naturellement.
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3-2. Vie et société
Il s’avère de la sorte que la vie selon Bergson comporte, comme la
« forme de vie » chez Wittgenstein, une portée sociologique en même
temps que proprement biologique, au moins en ce qui concerne le
comique ou le rire. – Mais arrêtons-nous sur cette dualité. Tandis que,
dans les Recherches philosophiques, la vie n’est considérée que comme sociologique, elle est sociologique en même temps que biologique dans Le Rire. C’est
ce double caractère de la vie qui est le point de divergence d’où découleront toutes les différences entre ces deux philosophes, et qui constituera la
singularité du Rire, singularité non seulement dans l’histoire de la philosophie
occidentale mais aussi dans le développement peu linéaire du bergsonisme.
3-2-1. La forme de vie comme phénomène originaire
D’abord, examinons de plus près le concept de « forme de vie » chez
Wittgenstein. Ce concept est utilisé avant tout pour mettre l’accent sur le
lien étroit que le langage établit avec l’activité sociale, ou plus précisément sur le fait qu’il fait partie d’elle, voire qu’il fait un avec elle : « J’appellerai aussi “jeu de langage” l’ensemble formé par le langage et les activités
avec lesquelles il est entrelacé » (§ 7. n.s.) ; « se représenter un langage veut
dire se représenter une forme de vie » (§ 19). De plus, à travers l’argument sur l’illustre paradoxe des règles (§§ 185-242, surtout §§ 198-202),
la forme de vie ainsi que le jeu de langage apparaissent comme « les
phénomènes originaires (Urphänomene) » (§ 654). Autrement dit, ni le jeu de
langage ni l’activité sociale n’ont leur fondement ailleurs qu’en eux-mêmes. Cet
argument de Wittgenstein étant bien connu, nous nous contentons ici
d’en retenir l’essentiel : ce n’est pas l’existence de la règle qui permet la
conformité de la pratique à la règle, mais l’inverse.
Il y a une appréhension de la règle qui n’est pas une interprétation, mais qui se
manifeste dans ce que nous appelons « suivre la règle » et « l’enfreindre » selon
les cas de son application. […] C’est donc que « suivre la règle » est une pratique
(§§ 201-202).
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ÉTUDES GÉNÉRALES
« Comment puis-je suivre une règle ? » – Si la question n’est pas causale,
elle porte sur ce qui me justifie à agir de telle manière d’après la règle. Dès que
j’ai épuisé les justifications, j’ai atteint le roc dur, et ma bêche se tord. Je suis
alors tenté de dire : « C’est ainsi justement que j’agis » (§ 217).
Quand je suis la règle, je ne choisis pas. Je suis la règle aveuglément (§ 219).
Aveuglément, c’est‑à-dire sans aucune compréhension préalable de la
règle. L’ordre de fondation est ainsi renversé entre la pratique et la règle 1
et, de ces considérations, Wittgenstein tire l’affirmation suivante : « Ce qui
doit être accepté, le donné – pourrait-on dire –, ce sont des formes de vie ».
(II-xi(238/316)). Derrière la forme de vie, il n’y a rien. Ou plutôt, il n’y a
pas de « derrière » qui existerait en dehors de ce donné qu’est la forme de
vie. Cette interdiction expresse d’aller ailleurs (Règle 1 sous une autre
forme) encadre les autres prescriptions méthodologiques de Wittgenstein.
Nous venons de constater ce point au sujet du statut de la société dans
les recherches (Règle 4) : Tenons-nous en à la vie sociale, tenez les jeux de langage
pour le donné. L’interdiction wittgensteinienne s’applique le plus manifestement à ce qui concerne l’explication de ce donné. Coller aux faits concrets
(Règle 2) – et après ? Wittgenstein ne se propose rien. Il ne fait qu’énumérer des exemples, et pour lui cette attitude seule est vraiment adéquate.
Comment donc expliquer à quelqu’un ce qu’est un jeu ? Nous pourrions, je
crois, décrire à son intention certains jeux et ajouter ceci : « Nous nommons “jeux”
ces choses-là, et d’autres qui leur ressemblent. » Et nous-mêmes, en savons-nous
davantage (§ 69) ?
La philosophie se contente de placer toute chose devant nous, sans rien
expliquer ni déduire. – Comme tout est là, offert à la vue, il n’y a rien à expliquer
(§ 126).
Il en va de même pour la parenté (Règle 3). Bien que, comme le
« naturaliste », Wittgenstein découvre un réseau de ressemblances et utilise
parfois le terme de « parenté (Verwandtschaft) », il n’entend nullement par là
1. On pourrait confronter cette interversion wittgensteinienne de l’ordre entre la règle
et la pratique avec la théorie bergsonienne des comportements moraux présentée dans le
1er chapitre des Deux Sources.
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393
une relation réellement généalogique ; les mots tels que « parenté » ou
« famille » ne sont pris qu’au sens figuré. Il n’existe pas de parenté proprement dite, il n’y a que l’air de famille.
3-2-2. Vie sociale comme phénomène spécifique
Tout change d’aspect quand on passe au Rire. Bergson ne se contente
pas d’y énumérer des exemples : comme nous l’avons déjà mentionné, il
remarque, dans la dispersion indéfinie des faits comiques, des « images
centrales » et des « thèmes », détermine des « catégories principales » et
dégage des « lois » ; il suppose même que le comique a une « source »
(R, 9, 28, 33, 67, 112), des « origines » (R, 49, 131) et une « racine »
(R, 78). Dès lors, quand il emploie le terme de « parenté », il ne s’agit pas
simplement de parenté métaphorique, mais de parenté réelle. Bien sûr,
notre philosophe dit qu’il n’a noté le thème que pour simplifier », et que
« ce sont surtout des variations qui importent » (R, 156). Tout de même,
comparée au rejet radical du philosophe autrichien, cette instauration
d’une « source » est, croyons-nous, significative. Qu’est-ce qui autorise
Bergson à une telle configuration des concepts ou des images ? C’est son
propre concept de vie, assurément. De ce point de vue, on pourrait
même remarquer, dans Le Rire, non pas l’application préalable (comme
on est enclin à l’interpréter), mais la préparation d’un autre livre traitant
directement de la Vie comme source : L’Évolution créatrice.
Toutefois, il ne nous faut pas oublier la dualité bergsonienne concernant la vie, et ce surtout dans Le Rire ; en effet, on peut trouver dans ce
texte beaucoup de concepts sociologiques, voire moralistes : « la pitié »
(R, 3), « le châtiment » (R, 16 et passim), « la brimade » (R, 103) et « la
vanité » (R, 132-134), pour se limiter aux termes les plus importants.
– Mais au lieu d’entrer dans l’étude de ces termes, revenons à la « parenté »
bergsonienne, et essayons de discerner en quoi elle consiste en dernier
ressort, pour faire ressortir la singularité de ce livre.
En décrivant les caractéristiques élémentaires de la parenté, nous
avons supposé plus haut que c’était leur propriété commune qui nous
faisait tenir deux choses pour semblables et transmettait le comique de
l’une à l’autre. Mais, à vrai dire, cette communauté n’étant pas toujours
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reconnue naturellement (comme nous allons le voir), l’apparition même
de la ressemblance requiert sa propre explication. Prenons donc un
exemple donné par Bergson lui-même, en nous soumettant à sa deuxième
prescription. « On rit d’un chien à moitié tondu, d’un parterre aux fleurs
artificiellement colorées, d’un bois dont les arbres sont tapissés d’affiches
électorales, etc. » ; ils nous font rire à cause de la ressemblance qu’ils ont
avec l’image d’« une mascarade », c’est‑à-dire celle de déguisement, et cette
dernière, à cause de la ressemblance avec « l’image primitive, qui [est] […]
celle d’un trucage mécanique de la vie » (R, 33), – ainsi arrivons-nous à ce
qui est risible par essence. On ne trouve, au premier abord, aucune ressemblance entre toutes ces images ; il faut qu’elle soit reconnue ou inventée comme telle. Qu’est-ce qui l’invente ? C’est la « fantaisie comique »
(R, 1 et passim), qui travaille en suivant une logique qui se nomme « la
logique de l’imagination » 1 (R, 32 ; cf. 2, 37). Ne soyons pas dupes de cette
dernière appellation mystificatrice. Cette logique est peut-être aussi
complexe que la parenté qu’elle guide, mais on pourrait la réduire tout
simplement au raisonnement suivant : non pas « je vois ça, donc il faut que
ça existe » (logique du sens commun), mais « il faut que ça existe, donc je le
vois ». De plus, « le rebondissement du comique [à travers la parenté engendrée par la logique de l’imagination] est sans fin, car nous aimons à rire et
1. Il ne faut pas confondre cette logique avec une autre qui se présente dans Le Rire :
« la logique du comique » (R, 143). Alors que celle-ci, qui est « propre au personnage
comique et au groupe comique » (R, 138), est ce qui les obsède et les rend risibles (cf. R,
139-142), à savoir ce que poursuivent « ces fous si étrangement raisonnables » (R, 10) et ce
sur quoi s’appuient « les raisonnements dont nous rions » (R, 144. n.s.), la logique de
l’imagination est celle du rieur, i. e. ce qui détermine quelque chose comme risible. Alors,
pourquoi Bergson assimile‑t-il les deux à la même « logique des songes » ? La réponse est la
suivante : 1o tandis que la logique du comique est identifiée à la logique des songes (« la
logique du comique est la logique des songes » (R, 143. n.s.)), la logique de l’imagination ne
lui est pas, stricto sensu, identifiée mais elle en est seulement rapprochée : elle est « quelque
chose comme la logique du rêve » (R, 32. n.s.), « une logique de moins en moins serrée, qui
ressemble de plus en plus à la logique des songes » (R, 37. n.s.). 2o Mais d’autre part il doit y
avoir une filiation réelle et bien étroite entre ces deux logiques (cf. R, 144, concernant des
« traits d’esprit »), parce que « le personnage comique est souvent un personnage avec
lequel nous commençons par sympathiser matériellement » (R, 148) et que par conséquent, quand nous rions, « notre premier mouvement est d’accepter l’invitation à la
paresse » (R, 149). Bref, la logique du rieur doit coïncider un instant avec la logique d’un
distrait.
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tous les prétextes nous sont bons » (R, 156). Dès lors, on peut ajouter à
cette logique un corollaire : « je veux que ça existe, donc je le vois ». C’est par de
telles inférences que se déduit la ressemblance, et au moyen de tels théorèmes que se poursuit l’expansion du comique 1.
Cette explication un peu inattendue est nécessaire pour montrer à quel
point l’activité de la fantaisie comique est différente de celle qu’on attribue
à la vie dans L’Évolution créatrice. Il est vrai que la paire « thème-variations »
est une des métaphores chères à Bergson, qu’elle apparaît aussi dans cet
ouvrage majeur de la philosophie de la vie, et qu’elle est employée notamment pour décrire la diversité des instincts (EC, 168, 173 ; cf. 23, 264).
Mais tandis que la force qui produit cette diversité, c’est‑à-dire l’élan vital,
relève principalement de la durée et suit la double logique de la création et
de la survie, la durée n’est pas primordiale pour la fantaisie comique dont la
logique est foncièrement rêveuse (cf. R, 2, 32, 37).
À vrai dire, nous ne voyons pas encore très bien la raison fondamentale pour laquelle la fantaisie comique fonctionne de la manière que nous
avons décrite. Mais une chose est certaine : le champ dans lequel s’agrandit et s’épanouit cette fantaisie constitue une région très spéciale dans le
bergsonisme, spéciale au sens où une certaine chose apparaît qui, tout en
étant quelque chose de vivant, n’est pas explicable en termes de durée, ni
non plus en termes de matière (ou d’intelligence). Et cette région s’appelle
la société.
1. Au sujet de la logique du comique ou des songes qui est apparentée à la logique de
l’imagination (voir notre note précédente), Bergson écrit (nous soulignons) : « [l’absurdité
comique] est une inversion toute spéciale du sens commun. Elle consiste à prétendre modeler les
choses sur une idée qu’on a, et non pas ses idées sur les choses. Elle consiste à voir devant soi
ce à quoi l’on pense, au lieu de penser à ce qu’on voit » (R, 141) ; « la marche de l’intelligence dans le
rêve est bien celle que nous décrivions tout à l’heure. L’esprit, amoureux de lui-même, ne cherche
plus alors dans le monde extérieur qu’un prétexte à matérialiser ses imaginations » (R, 143).
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ÉTUDES GÉNÉRALES
4. CONCLUSION
Plusieurs points découlent de ce que nous avons montré.
Premièrement, la comparaison de Bergson avec Wittgenstein a rendu
clair le fait suivant : c’est le concept de vie au sens biologique qui permet au
philosophe français sa compréhension du comique. Wittgenstein s’interdit toute
sorte d’explication et se résigne à n’être que dessinateur ou descripteur :
« nous n’avons le droit d’établir aucune sorte de théorie. Il ne doit y avoir
rien d’hypothétique dans nos considérations. Nous devons écarter toute
explication et ne mettre à la place qu’une description » (§ 109). En revanche,
ce que la méthode du Rire promet à son auteur est « quelque chose de plus
souple qu’une définition théorique, – une connaissance pratique et intime,
comme celle qui naît d’une longue camaraderie » (R, 2). Si les points d’arrivée
de ces deux philosophes sont tellement éloignés l’un de l’autre, alors même
qu’ils partent du même point de départ qui est la récusation du platonisme,
c’est parce que le philosophe français se tient à mi-chemin entre Platon (le
monde des Idées) et Wittgenstein (les faits purs et simples), en prenant
appui sur le concept de vie. Un tel constat demanderait que nous remontions
de L’Évolution créatrice au Rire pour réexaminer, de ce nouveau point de vue,
la problématique du vocabulaire du Rire que nous avons déjà signalée.
Deuxièmement, notre comparaison a mis en relief la dualité du
concept bergsonien de vie, à propos duquel il est possible de tirer la
conclusion suivante : l’intuition bergsonienne n’est pas aussi monolithique qu’on le
pense ; il y a une intuition qui ne relève pas principalement de la durée. Nous ne
voulons pas dire que la fantaisie comique, qui invente le comique, soit ellemême une espèce d’intuition, mais que le jeu et le produit de la fantaisie comique
ne pouvant être appréhendés ni par l’intuition (au sens étroit de « penser en durée ») ni
par l’intelligence, il faut qu’il y ait une faculté ou une méthode spéciale pour les saisir.
Sur cette interprétation, qui peut sembler forcée, quelques remarques
peuvent s’avérer éclairantes :
1o Nous avons déjà vu que notre philosophe utilise le terme de
« souple » et celui de « camaraderie » dans ce livre qui veut arriver à une
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« précision scientifique » ; or cela n’est pas sans rappeler certains passages
de La Pensée et le Mouvant dans lesquels l’auteur décrit précisément les
rapports de l’intuition avec la connaissance :
la précision ne p[eut] s’obtenir, à nos yeux, par aucune autre méthode [que
l’intuition] (PM, 23 ; cf. 1, 24).
Mais elle [= la métaphysique] n’est proprement elle-même que lorsqu’elle
dépasse le concept, ou du moins lorsqu’elle s’affranchit des concepts raides et tout
faits pour créer des concepts bien différents de ceux que nous manions d’habitude, je veux dire des représentations souples, mobiles, presque fluides, toujours
prêtes à se mouler sur les formes fuyantes de l’intuition (PM, 188 ; cf. 213, 235236).
Car on n’obtient pas de la réalité une intuition, c’est‑à-dire une sympathie
spirituelle avec ce qu’elle a de plus intérieur, si l’on n’a pas gagné sa confiance
par une longue camaraderie avec ses manifestations superficielles (PM, 226 ; cf.
139).
Bien que ce ne soient là que des preuves indirectes, on aperçoit une
ressemblance indéniable entre Le Rire et La Pensée et le Mouvant, et ce
surtout dans la dernière citation, qui montre la camaraderie se nouer avec
« [l]es manifestations superficielles » de la réalité, comme si le philosophe
cherchant l’intuition devait se faire naturaliste.
2o Dès lors, la question se pose de savoir si la « connaissance pratique
et intime » du Rire est la même chose que la fameuse intuition bergsonienne qui nous recommande de « voir toutes choses sub specie durationis »
(PM, 142). C’est assez douteux, puisque l’objet de l’intuition est essentiellement ce qui dure (cf. PM, 27, 30, 202, 206), tandis que le fonctionnement de la fantaisie comique ne consiste pas dans la durée. La fantaisie
comique est-elle la source de l’imprévisible nouveauté (et doit-on y insérer
comique ?) ? Est-ce que son invention est faite avec tout son passé, avec
l’âme tout entière pour ainsi dire 1 ? Bergson dit assurément qu’elle est
quelque chose de vivant, mais tous les passages du Rire que nous venons
d’examiner indiquent, nous semble‑t-il, qu’il s’agit ici d’un autre genre de
1. Bergson dit que le rire, qui est la réaction légitime à l’invention de la fantaisie
comique, est « simplement l’effet d’un mécanisme monté en nous par la nature, ou, ce qui
revient à peu près au même, par une très longue habitude de la vie sociale » (R, 150-151).
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vie ou de manière de vivre. Laquelle ? Elle serait moins libre que capricieuse, plus imaginative que créatrice, parfois obsessionnelle même (cf.
R, 144) ; elle préfèrerait s’égarer sans avoir d’autre but que de faire rire. La
fantaisie comique ne relève donc en aucune façon de la durée.
3o Certes, ce qui est comique par essence est « du mécanique plaqué
sur du vivant » ou la « mécanisation de la vie » (R, 77 ; cf. 37), et le rire suscité
par la fantaisie comique est là précisément pour faire reprendre à une
personne mécanisée « la souplesse attentive et la vivante flexibilité » (R, 8 ;
cf. 7, 152). Mais, demandons-nous encore une fois, que sont cette « souplesse attentive » et cette « vivante flexibilité » ? Elles seraient peut-être
moins proches du « moi fondamental » (DI, 96, 126) que du « moi superficiel » (DI, 93), c’est‑à-dire du moi qui vit en parfaite conformité avec la
société et n’agit jamais librement 1. Dans ce passage, Bergson parle de la
souplesse maintenue par le rire :
Il nous a paru que la société, à mesure qu’elle se perfectionne, obtenait de ses
membres une souplesse d’adaptation de plus en plus grande, qu’elle tendait à s’équilibrer de mieux en mieux au fond, qu’elle chassait de plus en plus à sa surface les
perturbations inséparables d’une si grande masse, et que le rire accomplissait une
fonction utile en soulignant la forme de ces ondulations (R, 152. n.s.).
En un mot, la vie à laquelle le travail de la fantaisie comique amène
un distrait n’est pas la vie libre qui « se replac[e] dans la pure durée » (DI,
174, 175), mais la vie sociale, la vie en commun. La fantaisie comique ne
se rapporte toujours pas essentiellement à la durée, mais à la société.
4o Nous pourrions développer cette troisième remarque d’une autre
façon, en nous référant à la théorie bergsonienne des idées générales, celle
qui se trouve non pas dans Matière et mémoire mais dans la deuxième partie
de l’Introduction à La Pensée et le Mouvant. En général, l’objet dont on a
l’intuition est la réalité ou la durée même ; pour qu’on puisse en avoir une
1. Nous devenons l’objet du rire et donc reprenons notre souplesse très souvent,
mais « nous sommes rarement libres » (DI, 174). Il est vrai que le moi superficiel pose une
difficulté délicate, car il se comporte, selon Bergson, comme « un automate conscient »
(DI, 126), et semble pouvoir être par là l’objet du rire. Peut-être la personne qui vit la vie
en commun du Rire, c’est‑à-dire la personne qui a du « bon sens » (R, 140, 141, 149), se
situe justement entre automate conscient et personne qui agit librement. C’est pourquoi
nous utilisons des expressions nuancées comme « moins proche de », etc.
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intuition, il faut supprimer les obstacles des idées générales courantes,
dont « l’immense majorité […] sont celles que la société a préparées pour
le langage en vue de la conversation et de l’action » (PM, 58). Or, le
comique ne serait-il pas compté au nombre de ces idées générales pour
lesquelles « c’est l’intérêt de la société avec celui des individus […] qui
présid[e] à leur naissance » (PM, 64), puisque son milieu naturel n’est rien
d’autre que la société ? Même si la fantaisie comique elle-même est « une
énergie vivante », elle est aussi une « plante singulière qui a poussé vigoureusement sur les parties rocailleuses du sol social » (R, 49). C’est dans ces
parties rocailleuses du sol social qu’elle fabrique son propre produit, i.e. le
comique, et c’est sur elles que portent toutes les recherches du Rire 1. Ainsi
constatons-nous de nouveau que le fonctionnement de la fantaisie
comique a un rapport inhérent, non pas avec la durée, mais avec la société.
Si l’on met l’accent sur la première remarque, il faudrait admettre la
conséquence suivante : « penser intuitivement » ne signifie pas toujours « penser en
durée », et la méthode établie dans Le Rire (et peut-être appliquée encore une
fois, dans le deuxième chapitre des Deux Sources, à la « fonction fabulatrice 2 ») peut s’appeler l’« intuition sociologique ». Si l’on ne veut pas l’admettre,
1. On pourrait penser que Le Rire est une étude sur l’association des images (voir
notre n. 1, p. 385), en d’autres termes une application de la théorie sur l’association des
idées, théorie exposée dans Matière et mémoire, et que, par conséquent, on peut expliquer le
fonctionnement de la fantaisie comique toujours en termes de mémoire ou de durée ? Mais
cela seul permet-il d’expliquer le fait que l’association des images engendrée par la fantaisie
comique est « tout de suite accepté[e] et compris[e] d’une société entière » (R, 2. n.s.) ? Nous ne
le croyons pas.
2. Dans l’explication de la fonction fabulatrice aussi apparaît la paire « thème –
variations » (MR, 138, 181, 197). – Mais n’est-ce pas le concept d’« imagination » plutôt
que celui de société, dira‑t-on, qui lie la fantaisie comique avec la fonction fabulatrice, car
le rôle qu’a celle-ci n’est pas seulement social mais aussi individuel ? Certes, toutes deux
étant une espèce d’imagination, elles ont sans doute, par là, beaucoup de points communs
importants, mais elles diffèrent par leur vocation : tandis que le travail de la fantaisie
comique est essentiellement social (comme nous l’avons déjà montré), le « rôle [de la
fonction fabulatrice] est d’élaborer la religion […] statique », qui est « une réaction défensive de
la nature contre ce qu’il pourrait y avoir de déprimant pour l’individu [rôle individuel], et de dissolvant
pour la société [rôle social], dans l’exercice de l’intelligence » (MR, 216-217). Nous consentons
volontiers à ce constat, à condition d’y ajouter trois remarques. 1o Dans Les deux sources,
avant d’entamer l’analyse de la fonction fabulatrice, Bergson avertit que le domaine de
l’« imagination » n’est que « vaguement et sans doute artificiellement délimité » (MR, 112)
« pour la commodité du langage » (MR, 111). Bref, ce concept ne fait pas partie de « la
découpure naturelle » (MR, 112 ; cf. 205). Il faut, pour « décompos[er] l’activité de l’esprit
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les autres remarques nous imposent une autre conséquence : dans le bergsonisme, à côté de l’intuition et de l’intelligence, il y a un troisième mode de connaissance
spécialement élaboré pour l’étude de la société humaine. Toutes deux nous
conviennent, il ne s’agit en définitive que d’un choix terminologique.
en opérations », « s’occup[er] de savoir à quoi sert chacune d’elles » (MR, 111). 2o Quand
Bergson expose le double rôle de la fonction fabulatrice, c’est le plus souvent sur le rôle
social qu’il fait reposer le rôle individuel : « Nous venons d’indiquer la première fonction de
la religion [statique], celle qui intéresse directement la conservation sociale. Arrivons à
l’autre. C’est pour le bien de la société que nous allons encore la voir travailler, mais
indirectement, en stimulant et dirigeant les activités individuelles » (MR, 134 ; cf. 110, 112,
124, 209). 3o Même si la fonction fabulatrice peut marcher indépendamment de la société,
ses produits seront d’autant plus efficaces qu’ils seront acceptés par la société : « la garantie
apportée par la société à la croyance individuelle, en matière religieuse, suffirait déjà à
mettre hors de pair [les] inventions de la faculté fabulatrice » (MR, 210 ; cf. 208-209, 137) ;
le processus de ce renforcement par la société reste à analyser. – Précisons donc : ce qui
rattache ces deux « imaginations » l’une à l’autre, c’est le fait qu’elles sont toutes deux une
« imagination sociale, collective, populaire » (R, 2), qui fabrique « le rêve rêvé par la société
entière » (R, 32 ; cf. 2 ; MR, 181-182) pour sa propre conservation, et c’est peut-être sur
cette espèce d’imagination que porte « l’intuition sociologique ».
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L A D U R É E B E R G S O N I E N N E CO M M E N O M B R E S P É C I A L
par Sébastien MIRAVÈTE
Depuis les études de Deleuze et Frédéric Worms sur Bergson, nous
savons que la durée est une multiplicité 1, continue et hétérogène 2, unifiée par un acte de synthèse 3. Grâce à leurs travaux précieux, nous comprenons que la durée chez Bergson constitue un acte de conscience en
devenir, qui rassemble activement plus ou moins d’éléments, sans les
disjoindre.
Cependant, la durée bergsonienne n’a pas encore révélé tous ses mystères. Il demeure une énigme dont la solution pourrait bien renouveler
profondément notre interprétation de la durée. En effet, les textes de
Bergson posent à l’Histoire de la philosophie une difficulté essentielle pour
l’intelligence de la pensée bergsonienne. Il s’agit de réussir à déterminer la
signification précise qu’il faut accorder à des expressions telles que « plus
ou moins », lorsque la durée varie en nombre ou en degré.
1. « Ce serait donc une grande erreur de croire que la durée soit simplement
l’indivisible, bien que Bergson s’exprime souvent ainsi par commodité. En vérité, la
durée se divise, et ne cesse de se diviser : c’est pourquoi elle est une multiplicité » (Deleuze,
Le bergsonisme, Paris, PUF, 1998, p. 35-36).
2. « On remarquera que Bergson ne trouve aucune difficulté dans la conciliation des
deux caractères fondamentaux de la durée, continuité et hétérogénéité » (ibid., p. 29).
3. « Bergson reprend et déplace ici délibérément la notion centrale de toute la Critique
de la raison pure de Kant, la notion même de synthèse […]. Alors que l’organisation ou la
liaison temporelle pouvait encore faire croire à une passivité originelle de notre conscience,
la synthèse comme acte simple ne laisse plus aucune ambiguïté » (Frédéric Worms, Bergson
ou les deux sens de la vie, Paris, PUF, 2004, p. 71-72).
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ÉTUDES GÉNÉRALES
UN ÉTAT DE LA QUESTION
Les rares commentateurs qui soulèvent explicitement cette question ne
lui accordent le plus souvent que de modestes remarques. Mais à partir de
ces premières contributions, on peut déjà esquisser une ligne de démarcation entre ceux qui reconnaissent à la durée bergsonienne une dimension
numérique, et ceux qui rejettent une telle possibilité.
Parmi les deux grands ouvrages qui abordent les livres de Bergson par
l’angle des mathématiques, à savoir Henri Bergson et la notion d’espace de
François Heidsieck, et Bergson et le calcul infinitésimal de Jean Milet, seul celui
de François Heidsieck aborde directement ce problème. S’appuyant sur le
début de l’Essai sur les données immédiates de la conscience, dans lequel Bergson
écrit que l’intensité d’une sensation augmente avec le « plus ou moins grand
nombre d’états simples qui pénètrent l’émotion fondamentale » 1, François Heidsieck
renonce à faire de la notion de nombre une notion exclusivement spatiale 2.
Son idée consiste à supposer, chez Bergson, l’existence d’un nombre spécial, dont l’espace ne serait pas la condition. Mais il ne précise pas ce que
serait ce nombre non spatial, et surtout, il ne dégage pas une conception
de l’espace qui rendrait possible chez Bergson un tel nombre.
En effet, il écrit dans le même passage que « le nombre présuppose
l’espace » 3 sans indiquer dans quelle mesure il pourrait exister, au regard
de la définition bergsonienne de l’espace, un nombre qui ne présupposerait pas l’espace. Le nombre reste donc chez lui exclusivement spatial,
puisque l’espace, pour lui, demeure toujours nécessaire au nombre. C’est
pourquoi son interprétation de la durée, comme nombre non spatial, se
1. Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, Paris, PUF, 2007, p. 6.
2. « La qualité apparaît à Bergson comme une multiplicité, plus ou moins confusément nombrable […]. L’espace, et non pas le nombre, constitue l’antithèse de la qualité
chez Bergson […]. Ainsi la notion d’intensité psychologique et la notion de nombre ont
leurs destins liés. Dénier l’intensité psychologique, c’est repousser le nombre du côté de l’espace »
(François Heidsieck, Henri Bergson et la notion d’espace, Paris, Le Cercle du livre, 1957, p. 95).
3. Ibid., p. 95.
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LA DURÉE BERGSONIENNE COMME NOMBRE SPÉCIAL
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révèle en contradiction avec son interprétation de l’espace, comme condition de tout nombre.
Toutefois, cette contradiction a le mérite de nous apprendre qu’on ne
peut attribuer à la durée une dimension numérique sans concilier explicitement cette dimension avec la conception bergsonienne de l’espace. Il
importer de tirer de cet enseignement, fort utile pour la compréhension
de la pensée bergsonienne, qu’une interprétation qui souhaite faire de la
durée un nombre spécial doit en parallèle proposer une interprétation de
l’espace qui s’accommode d’une durée de ce genre. En d’autres termes,
on ne peut repenser la durée sans repenser l’espace.
Dans cette perspective, David Lapoujade repense l’espace bergsonien.
Chez lui, l’espace devient ce qui permet aux éléments d’une multiplicité
d’apparaître à la conscience au sein de cette multiplicité : « L’idée claire de
nombre, c’est l’idée de “la possibilité […]” de voir dans cette unité les
divisions possibles qu’on peut y pratiquer. » 1 Aussi, l’espace n’intervient
pas lorsque les éléments d’une multiplicité ne se présentent pas à la
conscience, semblables aux trilliards de vibrations de lumière que nous ne
percevons pas dans la sensation de rouge. Il peut donc exister un nombre
obscur par opposition à un nombre clair, qui échappe à la médiation de
l’espace, dans l’exacte mesure où les éléments du nombre obscur ne se
donnent pas à la conscience 2. Seule l’impression d’ensemble qu’ils forment
par leur réunion se donne à elle.
Toutefois, chez Bergson, une multiplicité peut présenter ses éléments
à la conscience sans pour autant se réfracter dans l’espace, comme le
propose David Lapoujade. Il suffit simplement de songer à une mélodie.
Dans une mélodie, les éléments se voient, c’est‑à-dire apparaissent à la
conscience, au sein de l’unité mélodique qu’ils constituent. Les éléments
ne fusionnent pas systématiquement dans la durée bergsonienne, au point
de se dissoudre dans toutes les unités qu’ils produisent par leur mélange.
Mais cette interprétation originale de David Lapoujade a le mérite de
ne pas formuler de contradiction, même si elle nous éloigne de la philoso1. David Lapoujade, Puissances du temps, Paris, Minuit, 2010, p. 37-38.
2. « Il n’y a de vision claire que parce que l’espace rend ces unités distinctes ou
distinguables les unes des autres » (ibid., p. 38).
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ÉTUDES GÉNÉRALES
phie de Bergson. À juste titre, et à la différence de celle de François
Heidsieck, elle fait en sorte de séparer la durée comme nombre 1 et
l’espace. En effet, les définitions de la durée et de l’espace que propose un
commentateur ne doivent jamais avoir pour conséquence d’introduire
l’espace dans la définition même de la durée. Sinon, cela revient à attribuer
en toute logique à la durée des caractéristiques des multiplicités spatiales,
à savoir la discontinuité, l’extériorité, l’homogénéité, etc.
C’est pourquoi l’Histoire de la philosophie a sans doute préféré percevoir dans tout nombre une spatialisation, afin d’éviter que sa propre compréhension de l’espace bergsonien n’entre en conflit direct avec sa
conception de la durée bergsonienne. Dans un premier temps, il vaut
mieux réduire les variations numériques à des variations qualitatives, et
de cette façon refuser à la durée toute dimension numérique, qu’énoncer
une interprétation contradictoire, semblable à celle de François Heidsieck.
Il semble que la plupart des recherches ont jusqu’à présent fait le choix
judicieux de privilégier la cohérence de leurs interprétations, et de laisser
de côté toute idée d’identification de la durée à un nombre spécial. Aussi,
il ne faut pas s’étonner que l’hypothèse d’une durée comme nombre n’ait
eu au final qu’un nombre insignifiant d’adeptes.
Pourtant, sans cette hypothèse, des idées fondamentales de la philosophie bergsonienne s’avèrent inintelligibles. Si, comme le veut Bergson, un
acte est plus ou moins libre, et plus ou moins intense en profondeur, en
fonction du nombre de souvenirs de la personne qu’il réunit, comment
penser la liberté et l’intensité profonde chez Bergson sans conférer à la
durée une dimension numérique ? Comme nous allons le voir à présent, la
critique de Bachelard à l’égard de la durée bergsonienne permet de prendre
conscience de ce type d’aporie qu’implique une durée réduite à des variations qualitatives.
1. « La durée comme nombre » est le nom donné à une interprétation de la durée
bergsonienne qui reconnaît à la durée une dimension numérique. Nous développons cette
idée dans une thèse de doctorat intitulée : La durée bergsonienne comme nombre et comme morale.
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LE NOMBRE DE CONTRACTIONS MUSCULAIRES
Afin d’exposer immédiatement les données de ce problème majeur,
revenons au premier ouvrage de Bergson, à savoir l’Essai sur les données
immédiates de la conscience (1889) et plus particulièrement sur ce passage
éclairant dans lequel il décrit le sentiment d’effort physique : « [Nous
concentrons] sur un point donné de l’organisme, pour en faire un effort
d’intensité croissante, les contractions musculaires de plus en plus nombreuses qui s’effectuent sur la surface du corps, […] Mais c’est là un
changement de qualité, plutôt que de grandeur. » 1 Le lecteur ne peut
qu’être surpris. Bergson perçoit bel et bien dans cette intensité croissante
un nombre plus grand de « contractions musculaires » et conclut de façon
presque contradictoire : « c’est un changement de qualité, plutôt que de
grandeur ».
Certes, l’illusion consiste ici à localiser « sur un point donné de l’organisme » un accroissement qui manifeste, en vérité, le nombre de parties du
corps qui participent à l’effort : « Essayez, par exemple, de serrer le poing
“de plus en plus”. Il vous semblera que la sensation d’effort, tout entière
localisée dans votre main, passe successivement par des grandeurs croissantes. En réalité, votre main éprouve toujours la même chose. Seulement,
la sensation qui y était localisée d’abord a envahi votre bras, remonté
jusqu’à l’épaule. » 2
Mais le fait que ces contractions s’étalent sur une surface de plus en
plus grande et non se concentrent en un point ne lève pas la difficulté.
Car un effort plus intense est un effort qui comptabilise plus de « contractions » qu’un autre. Comme le commente Bachelard : « Toute psychologie
de l’effort doit accéder non seulement à la géométrisation de l’effort,
comme l’indique M. Bergson qui lit l’intensité dans le volume musculaire
progressivement intéressé, mais encore à l’arithmétisation de l’effort qui
1. Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, Paris, PUF, 2007, p. 7.
2. Ibid., p. 18.
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ÉTUDES GÉNÉRALES
compte les muscles progressivement alertés. » 1 Comment Bergson peut-il
alors affirmer que nous avons ainsi un « changement de qualité plutôt
que de grandeur », un changement qualitatif plutôt que numérique ?
LES DEGRÉS D’EXPANSION OU DE DILATATION
Ce genre de difficultés interprétatives ne concerne pas uniquement le
premier chapitre de l’Essai sur les données immédiates de la conscience. En
vérité, ces difficultés se démultiplient dans Matière et mémoire, qui, comme
on le sait, est l’ouvrage dans lequel Bergson détaille la relation complexe
entre la liberté et l’actualisation dans la conscience d’un nombre plus ou
moins important de souvenirs.
Pour commencer, il faut remarquer que Bergson attribue aux différents plans de conscience de la mémoire une surface. Chaque coupe du
cône parallèle à la base représente un plan de la mémoire, c’est‑à-dire un
ensemble de souvenirs plus ou moins étalés. Plus on se rapproche de la
base, et plus les souvenirs cessent de se mêler les uns aux autres : « Le
travail de localisation consiste en réalité dans un effort croissant d’expansion, par lequel la mémoire, toujours présente tout entière à elle-même,
étend ses souvenirs sur une surface de plus en plus large et finit par
distinguer ainsi, dans un amas jusque-là confus, le souvenir qui ne retrouvait pas sa place. » 2
Autrement dit, la mémoire augmente la grandeur de l’intervalle de
durée que symbolise une coupe du cône, pour que les souvenirs disposent de plus en plus de place, et puissent se présenter sans avoir à se
mélanger les uns aux autres. Il ne s’agit nullement ici d’isoler spatialement
les souvenirs les uns des autres, mais plutôt de procéder à une opération
qui démêle, dans une durée, divers éléments sans introduire de discontinuité entre ces éléments. On passe d’une durée fusionnelle où les élé1. Bachelard, La dialectique de la durée, Paris, PUF, 2001, p. 40.
2. Bergson, Matière et mémoire, Paris, PUF, 2008, p. 191.
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ments constituent un « amas » dans lesquels ils ne se rendent pas visibles,
à une durée mélodique dans laquelle ils deviennent visibles.
Bergson expose à nouveau, dans le cas de la perception 1, cette nécessité pour un plan de conscience d’accroître sa superficie totale pour
accueillir à sa surface de plus en plus d’éléments visibles : « Dans notre
durée, celle que notre conscience perçoit, un intervalle donné ne peut
contenir qu’un nombre limité de phénomènes conscients. » 2
Par exemple, la conscience synthétise dans « un intervalle donné » un
nombre important de vibrations qui forment ensemble la perception du
rouge. Or chaque vibration s’étale sur une certaine longueur de temps.
Chacune occupe une grandeur de temps, c’est‑à-dire, à la lettre, une durée.
Une fois cette simple idée rappelée, imaginons qu’on souhaite percevoir
chaque vibration l’une après l’autre, comme des notes successives dans
une mélodie. Autrement dit, supposons qu’on veut rendre visible chaque
vibration. Il faut alors, en toute logique, que la somme des longueurs que
chacune doit prendre pour devenir visible n’excède pas la longueur totale
de l’acte psychique qui les rassemble.
En effet, comme l’écrit Bergson, un phénomène pour apparaître à une
conscience doit durer durant un minimum de temps : « […] le plus petit
intervalle de temps vide dont nous ayons conscience est égal, d’après
Exner, à 2 millièmes de seconde ; encore est-il douteux que nous puissions
percevoir de suite plusieurs intervalles aussi courts » 3. C’est pourquoi, si le
nombre des phénomènes qui se donnent à la conscience est trop important, ils ne peuvent apparaître les uns à la suite des autres à la conscience,
car cela obligerait cette conscience à les disposer sur un intervalle de
temps au moins aussi grand que l’addition totale des longueurs de temps
de tous ces phénomènes : « Imaginons, en un mot, une conscience qui
1. Contrairement à ce que propose subtilement Alexis Philonenko, nous ne pensons
pas devoir exclure de la philosophie de Bergson ce passage que nous allons étudier, et les
considérations numériques qu’il implique, dans la mesure où nous pourrons par la suite
concilier la durée comme nombre et l’espace : « Ces développements de Bergson semblent
peu pertinents […]. Ce type d’argumentation disparaîtra dans le développement de la
science bergsonienne » (Alexis Philonenko, Bergson ou de la philosophie comme science rigoureuse,
Paris, Cerf, 1994, note de bas de page, p. 209).
2. Bergson, Matière et mémoire, Paris, PUF, 2008, p. 230.
3. Ibid., p. 231.
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ÉTUDES GÉNÉRALES
assisterait au défilé de 400 trillions de vibrations, toutes instantanées, et
seulement séparées les unes des autres par les deux millièmes de seconde
nécessaires pour les distinguer. Un calcul fort simple montre qu’il faudra
plus de 25 000 ans pour achever l’opération. » 1
Aussi, les phénomènes conscients finissent naturellement par se superposer pour ainsi dire, c’est‑à-dire par se pénétrer, par occuper à plusieurs
des mêmes parties de cette durée totale qui les recueille. Comme le rappelle finement Pierre Montebello, une des caractéristiques essentielles de
la durée, à la différence de l’espace, est sa capacité à pouvoir disposer dans
« un même lieu » 2 plusieurs éléments. De cette façon, les phénomènes
conscients, en tant qu’éléments inscrits dans une durée, parviennent à
tous s’intercaler entre les limites de temps de l’acte psychique qui les
regroupe. La conséquence est qu’ils apparaissent alors confondus les uns
dans les autres, sous la forme d’une durée fusionnelle.
Par exemple, dans l’impression globale qu’elles forment, les vibrations
de la lumière rouge se chevauchent, se condensent, se pénètrent. La
conscience ne perçoit plus des vibrations successives mais une surface
uniforme rouge dans laquelle les vibrations qui la composent ne se laissent
plus voir, même si elles la constituent. Ces vibrations se présentent bel et
bien à la conscience mais sous une forme invisible, comme le bleu et le
jaune dans la couleur verte. Et c’est parce que les vibrations peuvent faire
chevaucher en quelque sorte leur durée, leur longueur de temps, que leur
somme peut ne pas durer « 25 000 ans ».
C’est pourquoi, si on tient compte de ces remarques de Bergson sur le
nombre limite qu’un intervalle de durée peut accueillir de phénomènes
visibles, alors il faut admettre que toute durée est à la lettre une « durée »,
c’est‑à-dire une grandeur de temps. Il importe aussi de reconnaître qu’une
durée synthétise plusieurs durées susceptibles de s’ajouter les unes aux
autres, et que la raison même de la pénétration, du mélange, de la confusion entre les durées, entre les vibrations, est avant tout une raison d’ordre
numérique. Chaque durée visible prend un temps. Ces temps s’additionnent. Et si le total excède la longueur totale de l’acte psychique, de la
1. Ibid., p. 231.
2. Pierre Montebello, L’Autre métaphysique, Paris, Desclée de Brouwer, 2003, p. 226.
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durée, qui synthétise ces durées, alors ces durées commencent à se mordre
les unes sur les autres, à se fondre les unes dans les autres, et progressivement, elles fusionnent, se rendent invisibles, comme les trillions de vibrations dans la couleur rouge.
En résumé, 1) la mémoire augmente la surface de ses plans de
conscience, de ses coupes du cône, pour laisser de plus en plus de souvenirs se présenter visiblement à la conscience. De plus, 2) l’acte de perception
doit rendre invisibles les vibrations pour parvenir à toutes les contenir.
Aussi, ces deux thèses formulées explicitement par Bergson impliquent
conjointement les trois idées suivantes. Premièrement, la durée bergsonienne est une grandeur de temps, comme son nom l’indique. Deuxièmement, cette grandeur de temps est limitée, d’où l’obligation de repousser
cette limite, de dilater cette durée, pour que le nombre de souvenirs
visibles croisse. Troisièmement, les grandeurs de temps dont elle se
compose peuvent s’ajouter (ou se soustraire) jusqu’à finir parfois par se
confondre.
Ces trois exigences réunies font de la durée un nombre au sens d’une
grandeur limite composée d’un nombre plus ou moins important de
grandeurs plus petites. Les grandeurs s’ajoutent, et le nombre de phénomènes conscients, c’est‑à-dire d’éléments visibles à une conscience, varie.
Dès lors, il s’avère indispensable de se demander pour quelle raison Bergson écrit souvent que la durée n’est pas un nombre ou une grandeur, et
surtout de quelle façon se distinguent chez Bergson ces grandeurs propres
à la durée, des grandeurs propres à l’espace ou aux mathématiques. Et de
même, il faut s’interroger sur la nature de cette addition propre à la durée
qui somme plus ou moins d’éléments visibles. En effet, cette addition
doit nécessairement se distinguer, dans la philosophie de Bergson, d’une
addition propre à l’espace ou aux mathématiques, sinon cela revient à
introduire l’espace dans la définition de la durée.
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ÉTUDES GÉNÉRALES
LA DIMENSION NUMÉRIQUE DE LA DURÉE COMME MÉTAPHORE
Lorsque Bergson écrit qu’une durée dispose d’une « surface », qu’elle
synthétise des « contractions musculaires de plus en plus nombreuses »,
ou qu’elle ne peut contenir qu’un « nombre limité de phénomènes
conscients », quelle signification l’interprète doit-il donner à ces expressions ?
La première solution consiste sans doute à rappeler que pour Bergson
le langage se prête difficilement à la description de phénomènes psychiques hétérogènes et mobiles. Le philosophe doit donc parfois détourner des mots ou des expressions qui ont une signification spatiale, pour
leur attribuer un autre genre de signification, propre à la durée. Par conséquent, les mots « surface », « nombreuses », « nombre », ne signifient pas ici
une grandeur de temps, ou un nombre d’actes psychiques élémentaires au
sein d’un acte psychique qui les rassemble. Ces mots demeurent des métaphores, c’est‑à-dire des approximations lexicales inévitables issues d’un
langage fait pour l’espace, qui servent à caractériser une durée dépourvue
de toute dimension numérique.
Toutefois, il importe de constater que cette solution revient au final à
définir négativement ces mots. Elle nous explique, par exemple, que le
mot « nombre » ne désigne pas un « nombre », mais elle ne nous propose
aucune nouvelle définition de ce mot, ou même de l’expression, ou de la
phrase dans laquelle il s’insère. Dans cette perspective, on sait que toute
durée n’est pas un nombre, c’est‑à-dire qu’une durée ne contient pas véritablement un nombre limité de phénomènes conscients. Cependant, on se
demande à juste titre le sens de la proposition suivante formulée par
Bergson : « Dans notre durée, celle que notre conscience perçoit, un intervalle donné ne peut contenir qu’un nombre limité de phénomènes
conscients. » 1 En définitive, on postule que la durée n’est pas un nombre,
et le fait de réduire de telles expressions à des métaphores d’une durée non
1. Bergson, Matière et mémoire, Paris, PUF, 2008, p. 230.
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numérique nous permet de ne pas avoir à définir ces expressions, et de les
apprécier vaguement. Le résultat est que l’interprétation de ces passages
demeure inachevée. On dit ce que la durée n’est pas, sans dire ce qu’elle
est, et de cette façon, on laisse dans l’obscurité de nombreux textes et
notions de Bergson.
En effet, qu’est-ce que la dilatation ou l’expansion, si ce n’est l’augmentation de la surface, de l’intervalle de durée, d’un plan de conscience
de la mémoire, d’une coupe du cône ? Qu’est-ce qu’un degré de dilatation
ou d’expansion, comme l’écrit Bergson, si ce n’est une grandeur de temps
plus ou moins importante ? La notion de degré de dilatation se définit
aisément si on admet que la durée dispose d’une dimension numérique,
c’est‑à-dire plus particulièrement ici d’une grandeur. Elle devient complètement inintelligible si on affirme que la durée n’est pas un nombre, et
que les degrés de dilatation sont métaphoriquement des degrés. Dans ce cas
précis, qu’est-ce qu’un degré qui n’est pas un degré, c’est‑à-dire un degré
qui ne correspond pas à l’extension plus ou moins importante d’une
grandeur de temps ? Si le cône ne symbolise pas la taille plus ou moins
grande des plans de conscience de la mémoire, que symbolise‑t-il ? On ne
gagne rien à soutenir qu’il n’est qu’une image, une figure, une métaphore,
car même à titre d’image, de figure, ou de métaphore, il faut qu’il signifie
quelque chose. Or on ne voit pas de quelle façon ce qu’il signifie pourrait
ne pas impliquer que la durée est une grandeur.
De plus, si on maintient l’idée que la durée n’est pas un nombre, il
devient impossible d’entrevoir pour quelle raison la mémoire se dilate.
En effet, dans le cadre de cette hypothèse interprétative, on ne peut plus
considérer, en toute rigueur, que la mémoire se dilate dans le but d’augmenter, à la lettre, le « nombre » de souvenirs visibles à sa surface. En
résumé, soutenir que la durée n’est pas un nombre implique deux absurdités. Premièrement, la mémoire se dilate sans se dilater, c’est‑à-dire sans
augmenter sa surface. Deuxièmement, elle se dilate sans se dilater dans
l’objectif incompréhensible d’étaler un nombre de plus en plus important
de souvenirs, qui n’est pas un « nombre » de plus en plus important de
souvenirs.
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ÉTUDES GÉNÉRALES
LES VARIATIONS NUMÉRIQUES RÉDUITES À DES VARIATIONS
QUALITATIVES
Une seconde solution consiste à considérer que, par exemple, l’effort
musculaire se réduit à une impression qualitative. La variation de son
intensité ne provient pas de l’accroissement du nombre de contractions
musculaires dans la sensation comprise comme un acte de conscience et
de synthèse. La sensation d’un accroissement ne renvoie pas à un accroissement de sensations élémentaires. Il est vrai qu’on a l’impression que le
nombre de contractions musculaires augmente, et qu’on éprouve un sentiment d’effort plus important. Cependant, dans l’être de l’impression
vécue, les contractions musculaires ne sont pas en nombre plus ou moins
grand, car la durée n’a pas de dimension numérique. Au fur et à mesure,
nous avons la sensation d’une augmentation sans qu’il y ait véritablement
une augmentation dans l’être de la sensation. De cette manière, les variations numériques, et, plus précisément ici, l’intensité, se réduisent à des
variations qualitatives. Un sentiment plus intense qu’un autre n’est pas un
sentiment qui contient plus d’éléments qu’un autre, mais simplement un
sentiment qui est autre, et qui donne l’impression d’être plus intense que
l’autre, par la qualité qu’il revêt dans l’expérience consciente.
Pourtant, comme l’a très bien relevé Bachelard 1, si l’intensité psychologique se réduit à des impressions d’intensités plus grandes que d’autres, la
genèse même de ces impressions devient mystérieuse. En effet, supposons
que la durée de la matière physique dispose d’une dimension numérique.
On peut donc considérer que le nombre de contractions musculaires croît
effectivement au niveau du corps humain considéré comme de la matière
physique. Il faut alors expliquer de quelle façon cet accroissement de
contractions se transforme en une impression d’accroissement. Or, si par
définition la durée de la conscience n’est pas un nombre, elle ne peut
contenir le nombre de plus en plus important de contractions produites au
1. Cf. le début de cet article.
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LA DURÉE BERGSONIENNE COMME NOMBRE SPÉCIAL
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niveau du corps. Aussi, la sensation d’accroissement se trouve déconnectée
dans cette perspective de l’accroissement de sensations élémentaires. Le
passage d’une augmentation du nombre de contractions musculaires au
sentiment d’effort musculaire devient une énigme insoluble, puisqu’on
refuse au sentiment d’effort la possibilité de se constituer de contractions
musculaires en nombre plus ou moins important.
On pourrait objecter que cette énigme insoluble est la conséquence
directe de la conception bergsonienne de l’intensif, comme le croit
Bachelard. Pourtant, Bergson écrit très clairement dans le cas d’une sensation d’intensité qui n’a strictement aucune origine matérielle : « Nous allons
voir, en effet, que [l’intensité pure] se réduit ici à une certaine qualité ou
nuance dont se colore une masse plus ou moins considérable d’états psychiques, ou, si l’on aime mieux, au plus ou moins grand nombre d’états
simples qui pénètrent l’émotion fondamentale. » 1 Si l’intensité pure dans la
conscience augmente avec le nombre d’éléments psychiques et non matériels, pourquoi le sentiment d’effort musculaire n’augmenterait-il pas tout
simplement avec le nombre de contractions que ce sentiment rassemble ?
Il faut, comme Bachelard 2 ou Deleuze 3, exclure de la durée bergsonienne
de la conscience toute dimension numérique, pour conclure que la théorie
bergsonienne de l’intensité mène à une impasse. Néanmoins, leur interprétation de la durée bergsonienne de l’esprit a le mérite d’éclairer les raisons
pour lesquelles on ne peut se passer de supposer que cette durée de l’esprit
est un nombre, contrairement à ce qu’ils affirment.
1. Ibid., p. 6.
2. « Pour M. Bergson, diminuer, c’est toujours changer de nature » (Bachelard, La
dialectique de la durée, Paris, PUF, 2001, p. 40).
3. « C’est pourquoi la critique bergsonienne de l’intensité semble peu convaincante
[…]. Elle répartit la différence en différences de nature dans la qualité [dans la conscience],
en différence de degrés dans l’étendue [dans la matière physique] » (Deleuze, Différence et
répétition, Paris, PUF, 2003, p. 308).
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ÉTUDES GÉNÉRALES
LA VÉRITABLE CONCEPTION BERGSONIENNE DE L’ESPACE
La dernière solution consiste à examiner à nouveau le deuxième chapitre de l’Essai sur les données immédiates de la conscience, dans lequel Bergson
fonde ses deux distinctions entre l’espace et la durée, le nombre mathématique et la durée. Comme le rappelle Frédéric Worms : « Ce qui permet
en effet à Bergson de faire la distinction entre l’espace et la durée une
distinction rigoureuse, c’est bien l’étape qui la précède selon l’ordre effectif du chapitre central de l’Essai : à savoir, l’analyse du concept de
nombre […]. » 1 Il s’agit de vérifier si ce texte fondamental nous contraint
effectivement à considérer que la durée bergsonienne n’est pas un
nombre, et que tout nombre suppose l’espace.
Bergson débute son analyse par l’étude du nombre commun, c’est‑àdire du nombre tel que nous l’imaginons le plus communément. Dans un
premier temps, il remarque que la représentation du nombre commun se
compose de l’image d’unités absolument homogènes. Lorsqu’il les dénombre, le berger ne retient de chaque mouton de son troupeau que le trait
qu’ils possèdent tous. Durant cette opération, il ignore les spécificités de
chacun, et les réduit au concept uniforme de moutons. Chacun devient
l’unité d’une quantité, c’est‑à-dire un mouton sans singularités qu’on peut
alors additionner aux autres moutons : un mouton, deux moutons, etc.
Durant l’addition, tous les moutons sont considérés comme parfaitement identiques. « […] on convient alors de négliger leurs différences
individuelles pour ne tenir compte que de leur fonction commune. » 2 Dès
lors, se demande Bergson, comment la conscience distingue‑t-elle ce
qu’elle conçoit momentanément comme absolument semblable ? Elle ne
peut s’appuyer sur une spécificité que chacun posséderait encore pour les
distinguer, puisqu’elle a éliminé systématiquement toute singularité. « Et
pourtant il faut bien que [les unités absolument homogènes, par exemple
1. Frédéric Worms, Bergson ou les deux sens de la vie, Paris, PUF, 2004, p. 40.
2. Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, Paris, PUF, 2007, p. 57.
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LA DURÉE BERGSONIENNE COMME NOMBRE SPÉCIAL
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ici les moutons,] se distinguent par quelque endroit, puisqu’elles ne se
confondent pas en une seule. » 1 Il ne reste alors que deux solutions. La
conscience doit attribuer à chaque mouton une place dans l’espace ou
dans le temps, qui permettra de ne pas les confondre.
Cependant, il faut aussi que la conscience ajoute ces unités homogènes. Or, si elle les dispose dans le temps, elle ne peut plus rassembler les
unités dans une même image. C’est pourquoi seul l’espace convient dans
le but de les distinguer et de les additionner. « […] toute opération par
laquelle on compte des objets matériels implique la représentation simultanée de ces objets » 2.
En effet, le passé et le présent peuvent coexister dans un même présent, et pourtant continuer à se distinguer, tant qu’ils possèdent encore la
qualité de passé et de présent, à l’image de deux saveurs. En revanche, si
on les homogénéise, on élimine de cette manière leurs qualités propres, et,
par conséquent, toute possibilité de les différencier qualitativement. Dès
lors, les faire coexister dans un même présent revient à les confondre, et il
faut alors nettement les séparer pour réussir à les distinguer. C’est de cette
façon, et c’est pour cette raison, que la conscience introduit de la discontinuité, c’est‑à-dire un espace vide, entre eux.
Il faut alors bien comprendre, et c’est sans doute une des idées les
plus complexes de l’analyse de Bergson, que si la conscience sépare deux
éléments homogènes dans le temps, alors ils ne peuvent plus coexister
dans un même état de conscience, car ce dernier ne forme qu’un seul et
même temps. Elle ne peut donc plus les distinguer ou les ajouter, car elle
ne peut plus avoir en même temps l’image de l’un et l’image de l’autre. « Pour
que le nombre en aille croissant à mesure que j’avance, il faut bien que je
retienne les images successives et que je les juxtapose à chacune des unités
nouvelles dont j’évoque l’idée […]. » 3 Par conséquent, la conscience doit,
en même temps qu’elle extériorise deux éléments homogènes, les rendre
simultanés, pour pouvoir à nouveau posséder une image dans laquelle elle
les perçoit ensemble.
1. Ibid., p. 57.
2. Ibid., p. 58.
3. Ibid., p. 57-58.
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ÉTUDES GÉNÉRALES
Il est fondamental de saisir que l’extériorité et la simultanéité sont, chez
Bergson, les conséquences de l’homogénéisation artificielle d’éléments
psychiques produite par la conscience. En effet, c’est l’homogénéisation et
la nécessité de continuer à distinguer les éléments homogénéisés fictivement qui entraînent une séparation des éléments dans l’espace. Sans cette
idée, l’espace demeure un mode de représentation discontinu, homogène,
simultané, dont on ignore les relations logiques qui unissent ces caractéristiques. Mais surtout, sans cette idée, on croit que la discontinuité, l’homogénéité, et la simultanéité vont s’insérer dans n’importe quelle définition
du nombre, puisqu’on ne sait pas pour quelle raison exacte, et dans quelle
circonstance précise, elles apparaissent dans l’expérience consciente. En
vérité, du point de vue de Bergson, l’espace n’est la condition nécessaire du
nombre que si et seulement si les unités du nombre sont parfaitement homogènes.
Par exemple, deux notes successives peuvent s’ajouter dans une durée
sans avoir à s’isoler l’une de l’autre et à devenir simultanées. En effet, leurs
qualités singulières permettent de les distinguer sans avoir besoin de les
séparer dans l’espace, c’est‑à-dire sans avoir besoin de recourir à l’espace
comme mode et condition nécessaire de distinction d’éléments purement
homogènes.
Aussi, en toute rigueur, il suffit de proposer une nouvelle définition de
l’homogénéité, qui n’entraîne pas une ressemblance parfaite entre les éléments qualifiés d’homogènes, pour disposer d’un concept d’unité homogène qui permet de définir un nombre sans introduire l’espace. Bergson
pense la distinction dans la durée à partir de la notion de qualité, c’est‑àdire comme la différence entre deux couleurs par exemple. Si on se base
sur ce même modèle, alors on peut en déduire une notion de ressemblance propre à la durée. De fait, la différence entre les nuances d’une
même couleur fournit un modèle pour penser l’homogénéité qualitativement. En effet, deux nuances d’une même couleur se ressemblent sans
être pour autant parfaitement identiques.
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LA DURÉE BERGSONIENNE COMME NOMBRE SPÉCIAL
417
LA DURÉE COMME NOMBRE ET UNE NOUVELLE PERSPECTIVE
HISTORIQUE SUR BERGSON
La définition d’une homogénéité qualitative ne soulève donc pas de
difficultés particulières. Au final, la durée comme nombre se définit
comme un acte de synthèse qui rassemble, à la lettre, plus ou moins d’actes
en nombre fini 1 qui partagent une ressemblance qualitative, se relient
continument entre eux, possèdent une grandeur de temps (et une étendue
dans le cas de la matière physique), et constituent par leur réunion une
unité mélodique ou fusionnelle. C’est pourquoi il n’existe aucune discontinuité, aucune homogénéité pure, aucune simultanéité forcée, aucune
réduction de l’ensemble à ses éléments, dans un tel nombre.
Ce nombre n’est pas une quantité ou un nombre mathématique, puisque
aucun vide ne s’insère entre ses unités homogènes ou ses éléments. Et surtout,
ce nombre n’est pas une grandeur intensive. Il est fondamental de saisir ce
point. Il est vrai que les partisans de la grandeur intensive considèrent que
l’être de l’intensif doit posséder à la fois une dimension qualitative et numérique. Mais ils ne proposent pas de conciliation logique entre ces deux dimensions inconciliables au premier abord, et recourent donc implicitement aux
concepts spatiaux de quantité ou de nombre mathématique pour penser la
dimension numérique de l’intensité. De cette façon, ils introduisent la contradiction dans leur définition de l’intensité, ou d’une grandeur à la fois qualitative
et numérique. La notion de grandeur ou de quantité intensive chez Bergson
désigne cette conciliation non traitée ou mal traitée entre la qualité et nombre 2.
1. Nous n’avons pas pu développer ici cette idée. En résumé, la durée bergsonienne
ne peut être infinie pour la simple raison qu’il est impossible de définir intuitivement,
c’est‑à-dire à l’aide d’images, un nombre infini. Par conséquent, toute définition d’un
nombre infiniment grand ou petit, à la différence d’un nombre fini, implique tout un
symbolisme mathématique qui réintroduit en toute logique l’espace. C’est pourquoi on ne
pourrait s’accorder sur ce point avec l’interprétation originale de David Lapoujade qui
perçoit dans la durée bergsonienne des infinitésimaux.
2. « C’est esquiver la difficulté que de distinguer, comme on le fait d’habitude, deux
espèces de quantité, la première extensive et mesurable, la seconde intensive, qui ne
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ÉTUDES GÉNÉRALES
C’est pourquoi, une fois la durée bergsonienne comprise comme un
nombre distinct de la quantité, du nombre mathématique, et de la grandeur
intensive, il importe de modifier la place que l’Histoire de la philosophie
accorde traditionnellement à la philosophie de Bergson. La durée ne
s’oppose pas qu’à la mathématisation ou à la formalisation intellectuelle du
temps ou de l’être. Il faut souligner qu’elle s’oppose tout autant aux dynamismes hérités d’Aristote 1 ou d’Héraclite 2 qui accordent une existence
privilégiée au mouvement, ou aux qualités sensibles, et qui échouent ou
renoncent à concilier le nombre et la qualité, le nombre et le mouvement.
En définitive, Bergson cherche à dépasser les approches intellectuelles
du temps, et à penser sans l’espace la dimension numérique de la
conscience, dans le but d’accorder le nombre et la qualité sans formuler de
contradictions implicites. Il ne s’agit jamais pour lui de privilégier la
dimension qualitative de l’être au détriment de sa dimension numérique,
autant au niveau de la matière physique que de la conscience. La durée
bergsonienne doit aujourd’hui se comprendre comme la résolution d’une
aporie héritée des Grecs : comment concilier sans contradiction la dimension numérique et qualitative de l’être, le mouvement et la grandeur, le
mouvement et la somme de ses divisions ?
comporte pas la mesure, mais dont on peut dire néanmoins qu’elle est plus grande ou plus
petite qu’une autre intensité. Car on reconnaît là qu’il y a quelque chose de commun à ces
deux formes de grandeurs […] » (Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience,
Paris, PUF, 2007, p. 2).
1. Aristote, dans La Physique, finit par accorder au mouvement une réalité, et à ses
divisions infinies une réalité en puissance, pour échapper aux apories de Zénon.
Jankélévitch, le premier, plaque explicitement cette conception aristotélicienne du mouvement sur celle de Bergson. Il remplace simplement la notion de puissance par celle de
fictions de l’intelligence produites par les nécessités de l’action vitale. Cf. Aristote, La
physique, t. II, Paris, Les Belles Lettres, 1969, 263 b 3, p. 132 ; Jankélévitch, Henri Bergson,
Paris, PUF, 1999, p. 70.
2. On doit à Henri Hude ce rapprochement entre Héraclite et Bergson. Cf. Henri
Hude, « Les cours de Bergson », in Bergson, naissance d’une philosophie, Paris, PUF, 1990, p. 39.
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N’Y A‑T-IL DE RÉEL QUE CE QUI EST ACTUEL ?
par Pascal BLANCHARD
Qu’est-ce qui nous fait tenir quelque chose pour réel ? N’est-ce pas sa
présence sensible ? Les sens sont témoins d’une présence et attestent
d’une existence. Mais derrière ces sens n’y a‑t-il pas une autre présence qui
soit concernée par la présence, celle du corps même, le nôtre ? Or l’objet
présent l’intéresse, se propose à lui comme ce dont il peut se servir,
comme adjuvant ou comme obstacle. L’objet n’est pas une présence indifférente, c’est un outil, un moyen dans l’horizon d’un projet ou encore un
contexte humain qui nous enrôle, nous mobilise et en dehors duquel le
projet n’existerait pas. La simple présence ne suffit pas pour faire réel car la
présence en sa totalité, le réel même, nous est indifférent : il faut y découper de l’intéressant ou du pressant ; or c’est le corps qui selon ses marges
d’intervention, plus ou moins prochaines, fait valoir une région du réel
comme propre à susciter son activité. C’est donc en rapport avec ce corps,
sa préparation à agir, son interaction avec d’autres corps coexistant, sa
tension sensori-motrice qu’il y a de l’actuel, ce qui se signale par cet effet
de croyance, que quelque chose nous concerne, existe fortement en rapport à nous sur fond de tout ce qui ne nous touche pas, est comme
indifférent. L’actualité sera donc un concept différent de celui de la présence, plus compréhensif car il ne dira pas l’être en général par opposition
au néant, mais ce qui agit ou fait agir, en rapport non à une attention
contemplative mais à une possibilité d’activité qui est d’abord corporelle.
Sera actuel ce qui aura quelque rapport à une activité. Mais n’est-ce pas
alors ce qui est réel dont le sens global se trouve changé par ce déport de la
présence vers l’actualité ? Dire que le réel est présent, c’est définir l’être par
opposition au non-être et ce non-être ne permet pas de différencier les
variétés de l’absence qu’il peut contenir : est non-être le possible, mais
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ÉTUDES GÉNÉRALES
aussi le passé et le futur, sans qu’on puisse différencier ces modes de
l’absence. Quant à l’actualité, ce qu’elle exclut est pourtant beaucoup
mieux distingué : le possible est une suite de ce qui nous occupe, il se lie à
ce qui se fait maintenant comme ce qu’il suppose ; le passé, n’ayant plus
lieu, n’étant plus nulle part dans le monde, est cependant capable de revenir pour éclairer l’heure présente, reprendre vie et le futur est ce que nous
nous annonçons dès maintenant comme le sens de ce que nous sommes
en train de faire. Ainsi devra‑t-on reposer le problème contenu en notre
sujet et reconsidérer la restriction qu’il semble proposer quand on interprète ce qui est « actuel » comme ce qui est présent. L’actualité ne semble
pas imposer une restriction comparable à celle de la présence et nous
permettrait de multiplier le sens selon lequel le réel peut être entendu : au
lieu que le présent irréalise ce qui n’y appartient pas, le possible, le révolu,
le non encore advenu, l’actualité parce qu’elle est essentiellement activité
permettrait de modaliser différemment la réalité, notamment en indiquant
que dans son champ d’intervention, par son énergie sensori-motrice, elle
implique ce qui n’est pas encore mais peut être, ce qui n’est plus mais
pourrait devenir, revenu du passé, un thème inspirant le présent ou encore,
les issues possibles et délibérées d’une situation vécue.
Alors que la thématique de la présence affronte à la difficulté humaine
de faire tenir dans un maintenant étroit une réalité qui est, par nécessité
de nature, évanescente, la thématique de l’actualité ne nous permettraitelle pas de penser la réalité vécue, et non pas seulement pensée, comme
l’actualisation de virtualités qui sont infiniment plus riches que ce qui, de
fait, fera l’actualité de l’heure présente ? La thématique de la présence ne
fait-elle pas désirer le salut d’une présence totale, ce qu’en philosophie on
appelle l’éternité, conçue comme négation d’une synthèse toujours finie
qui consiste à tenir ensemble le faisceau délié, éparpillé de notre vie ? Par
conséquent ne dévalorise‑t-elle pas le temporel comme la défaite du sujet
fini ou créé à faire être le réel dans une simultanéité sans succession ou
une plénitude où l’être se tient sur un même mode de présence ? Pour
sortir de ce primat de la totalité simultanée qui dévalorise le temps et
l’être d’étoffe temporelle, le concept d’actualité ne nous offre‑t-il pas une
autre façon de penser le réel, gros de virtualités qui ne seront peut-être
jamais mais qui l’inspirent comme ce qu’il pourra devenir, ne redonne‑
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N’Y A-T-IL DE RÉEL QUE CE QUI EST ACTUEL ?
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t-elle pas une puissance à l’être temporel qui a à choisir, à inventer dans
une durée qui n’est plus la succession de « maintenant » déliés, discrets,
mais un progrès qui met au jour « une imprévisible nouveauté », un réel
qui ne cesse de se faire ?
On conjugue habituellement la réalité et la présence : pour être, il faut
être présent. Et ce qui ne l’est pas ne peut être dit réel. L’être est au
présent et toutes les modalités se comprennent par rapport à cet être au
présent : le possible est ce qui pourra être présent et même le nécessaire
peut se comprendre comme une présence dont il est assuré qu’elle ne
pourra être contestée par une autre qui l’exclurait ou la supplanterait ; elle
se maintiendra en tout temps. Si le principe de contradiction a une telle
force, c’est qu’il implique le caractère nécessaire de l’exclusion d’une présence réputée impossible. Ce qui est présent, c’est l’exclusion elle-même,
rendue présente à la pensée par l’impossibilité où elle est de concevoir ce
que l’impossibilité exclut de toute présence. Il y a donc un privilège de
l’être présent puisque ce qui ne l’est pas lui emprunte quelque chose, pour
être, et même si peu que ce soit, comme il apparaît avec le possible dont
on dit qu’il peut être ; et ce qui manifestera qu’en somme il aura été
réellement possible, c’est que la possibilité d’être s’est réalisée ; ce qui est
aura alors été authentiquement possible ; on n’insiste moins sur l’éventualité que sur la capacité du possible à participer au réel : ainsi tous les
possibles de ce point de vue ne se ressemblent pas, ne se valent pas,
puisque seuls ceux qui se seront réalisés, qui seront devenus réels, pourront être dits réellement possibles alors que les autres n’auront été que des
impossibilités déguisées et non aperçues comme telles.
En ce sens, on peut interpréter aussi la présence à la pensée comme un
emprunt à cette présence de l’être qui fait la réalité. La pensée ou la représentation participe à la présence de l’être mais elle est de surcroît capable
de conférer de cette présence à ce qui n’est pas présentement réel. L’être
représentatif est cette réalité spéciale qui confère de la présence à ce qui
n’est pas présent réellement, mais tout spirituel qu’il soit, il n’est lui-même,
comme la réalité en général, que présence ; s’il est, ce ne peut être, comme
toute chose réelle, qu’au présent, c’est donc une « res », mais il a cette
spécificité de faire participer à son présent ce qui n’en a pas et de le sauver
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ÉTUDES GÉNÉRALES
ainsi du néant ; l’esprit est cette réalité qui double la présence de réalités
d’une présence mentale et qui ainsi élargit, en cette reprise sur un mode
spirituel, ce qui est dit être : si je me représente l’avenir, je me le représente
selon le présent de l’esprit, même si je me le représente comme n’étant pas
encore, cela est une modalité de ma présente attention, et ainsi il est bien,
même s’il n’est pas déjà dans le monde, différente de cette autre par
laquelle je confère une présence au passé et aux différents degrés de son
caractère révolu, qui est aussi, bien qu’il ne figure plus dans le tableau du
monde et des événements qui s’y passent. Augustin, dans sa méditation
sur le temps humain, a bien montré que l’esprit anticipe, ce qui est la
modalité spirituelle de la présence du futur, retient, ce qui est la modalité
spirituelle de la présence du passé et même ne cesse de faire la transition
active entre les deux, la présence spirituelle étant la constitution d’un
champ de présence où sont tenus ensemble, par une tension, l’imminent et
le proche passé de telle sorte que le présent de l’esprit ne se réduise pas luimême à un maintenant sans épaisseur, pure limite séparant deux néants,
ceux du ne-plus et du pas-encore.
Ce parti pris de considérer le réel comme présent doit s’entendre,
comme c’est le cas dans le créationnisme d’Augustin, selon une conception du temps qui en fait le milieu préalable de toute chose créée, comme
le stigmate le plus sûr qui dénonce le créé, ou plus généralement le fini,
comme tel : en son être même le créé est soumis à l’impermanence, il est
essentiellement mutable, son être n’a pas la solidité nécessaire pour ne pas
s’éparpiller, donner prise au divers : il diffère de soi parce qu’il est d’étoffe
temporelle. Dans l’augustinisme, la création commence par le temps et
toutes choses créées sont installées dans ce milieu préalable qui leur donne
leur nature : elles sont destinées à passer ; le temps participe à l’éternité,
Augustin le dit coprésent à l’éternité divine ; il est comme l’héritier, dans le
créationnisme, de la chôra platonicienne, cet appui inchangé du changement, ce lieu matériel de tout ce qui se fait et défait, qui compromet toute
chose qui doit y prendre pied de sa nature mutable ; mais, dans l’augustinisme, cela ne peut recevoir de sens qu’en tant que ce qui ne cesse pas
dans le temps, c’est le passage même des êtres temporels, qui ne sont
bientôt plus. Le temps ne cesse pas, c’est en quoi il a quelque chose de
l’éternité, mais pour être toujours il fait qu’il ne cesse de passer et tout être
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N’Y A-T-IL DE RÉEL QUE CE QUI EST ACTUEL ?
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est promis en lui au devenir qui bientôt le fait cesser d’être comme présent.
Le temps mêle le néant à l’être car ce qui est dans le temps n’est jamais
assez pour être toujours. Pour continuer d’être, toute réalité finie doit
donc recommencer d’être jusqu’à ne plus pouvoir soutenir ce recommencement. L’itération du présent est une façon pour le fini de continuer
d’être mais c’est un mode déficitaire de la présence puisqu’elle débouche
sur le néant. Toute créature vit sur l’abîme du néant. Si le temps ne va pas
toutefois jusqu’à la décréer, il faut supposer qu’elle doit être soutenue en
son être par une présence non temporelle et que son être reçoit un secours
ontologique qui ne peut lui provenir du monde créé en général : le présent
fini, la présence pour la créature sont donc des variétés déficitaires d’être,
c’est à peine être que d’être dans le temps, c’est‑à-dire c’est à peine être
réel. Il faut donc le soutien d’une présence sans succession, d’une plénitude ontologique pour sauver le créé ou le fini de cette déconstitution qui
menace son être. Le présent fini en appelle à une éternité qui est le
suprême fondement de son être, soit une présence divine, à peine concevable pour la créature puisqu’en elle il faudrait concevoir en effet que rien
ne succède, rien ne recommence pour continuer à être. Fondement, elle
tient en elle tous les temps. Si le créé a de l’être, si infirme soit ce mode
d’être, c’est au fond parce qu’il tire de la présence infinie sa présence itérée
et temporelle. On comprend pourquoi cette créature tient à son tour le
présent pour la seule dimension du réel : c’est qu’en somme c’est dans son
présent qu’elle participe à la présence divine mais non selon l’univocité :
car son présent n’est pas le présent divin en un même sens, il y est
analogue ; dans l’extrême éloignement, c’est encore dans le présent que,
selon son mode propre, la créature jouit par participation du présent divin
et de sa réalité complète ; c’est comme présent simultané que la créature
qui essaie de concevoir son Dieu se le représente, en niant du présent
divin ce qui fait la nature du présent humain, sa succession : « tota simul »,
dit de façon apophatique une théologie négative qui essaie de se représenter la réalité divine – de la déterminer en creux ou négativement – en niant
d’elle les attributs qui ne conviennent qu’à la créature. L’esprit lui-même
qui ajoute la présence spirituelle au présent du monde peut voir son existence interpréter comme n’étant rien d’autre qu’une participation plus
haute à ce présent divin de l’éternité. L’esprit est un pouvoir de lier, de
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ÉTUDES GÉNÉRALES
battre en brèche la loi ontologique de la succession, de récollecter l’être au
niveau de la présence à soi, par-delà la sécession des moments. Déjà avec
l’esprit apparaît cette fusion qui s’oppose à l’être éparpillé, démembré,
propre à tout le créé : en tenant ensemble ce qui n’est plus, ce qui n’est pas
encore, en accompagnant la succession pour qu’elle ne se réduise pas au
quasi-néant d’une limite sans épaisseur entre futur imminent et passé
proche, l’esprit forme un véritable « maintenant » qui est le maintien par
une force spirituelle, dans une même présence, de l’épars et du divers : la
distension de l’âme est moins synthèse du divers comme chez Kant
qu’accompagnement de ce différant de soi qu’est le temps afin de contenir
sa différence en une même présence. L’esprit préfigure dans le créé, mais
par des forces elles-mêmes seulement créées, la pleine présence en Dieu,
la récollection de tous les siècles tenus dans une présence sans succession,
sans différence des temps. Augustin s’exclame à propos de ce prodige
d’un sauvetage ontologique : pour nous les années passées ne ressemblent
pas à celle que nous vivons ; nous avons le sens du révolu, de la disparité
propre au temporel ; le passé est tombé de nous, il nous signifie du point
de vue de notre propre expérience ce que nous serons nous-mêmes quand
tout de notre vie sera passé et que nous ne serons au mieux pour les autres
qu’un objet de souvenir. Mais Augustin de nous dire que même notre
naissance, objet de souvenir pour « d’humbles femmes », et dont nous ne
pouvons avoir été les témoins, est contenue en Dieu, au même titre, avec
la même présence, que tous les événements de l’histoire humaine et tout
son devenir : Dieu est contemporain de tout alors que nous sommes dans
le régime du témoignage et que nous peinons à surmonter les différences
de temps, qui est ce par quoi s’introduit partout la différence. Or il n’y a
pas de différence de temps dans l’éternité de Dieu contenant tous les
temps. Le temps passe mais Dieu contient. Dieu n’est pas un être nostalgique ou soucieux. Dieu ne se souvient pas. Cette psychologie de la créature vient de ce que l’être ne se donne à elle que comme passé regretté,
réalité perdue ou avenir incertain, impossible à constituer dans la présence
qui serait seule à donner la pleine jouissance car il n’y a de jouissance que
dans le réel même, présence indifférenciée qui est réservée aux béats selon
la « fructitio » (le fait de goûter à Dieu par-delà la vie mortelle), qui signifie
pour Augustin ou la fusion dans le sein de Dieu, toute différence résorbée,
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N’Y A-T-IL DE RÉEL QUE CE QUI EST ACTUEL ?
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celle du créé dans son créateur, ou la vue sur son être même, lequel est
connu sans partie, sans délai séparateur, selon l’idée qui a présidé à sa
création, en une vision totale, non plus en énigme et comme à travers un
miroir comme il arrive quand nous ne nous sentons qu’exister.
Que peut introduire le concept d’actualité que ne disait déjà celui de
présence pour signifier la réalité ? L’actualité, c’est sans doute la réalité
mais définie selon une interaction et non pas selon le simple fait d’être là.
L’actualité signifie une mise en tension, la relativité l’un à l’autre de deux
termes. Contre le primat de la présence, Heidegger avait bien montré que
les choses n’existent pas pour nous en tant que simples présences proposées à notre contemplation désintéressée. Le réel est fait moins de choses
que d’ustensiles qui parlent à notre capacité corporelle, à nos potentialités
d’usages, à notre préoccupation d’êtres toujours à œuvrer dans un monde
habité essentiellement d’objets d’usage. Ce qui est premier, ce n’est donc
pas une présence pure, mais un emploi, une chose à faire, des ustensiles et
en rapport avec eux, éveillant leur sens pragmatique, une activité toujours
dans le souci de ce qui la renforce, la protège d’une menace et supporte
son existence sans loisir. Il revient à Bergson d’avoir donné ses titres de
noblesse à ce concept d’actualité en le mettant en rapport avec une activité
vivante qui questionne le réel dans le sens de sa partialité vitale, qui se met
en tension avec lui. Le réel n’est pas une scène contemplée mais bien
plutôt – contre Aristote qui voyait en l’homme cet être théorétique qui
transformait le réel en un théâtre préposé au libre exercice de ses sens,
délié de toute urgence vitale – un ensemble de circonstances, c’est‑à-dire
un donné environnant, qui se dispose autour d’un centre d’activité selon la
capacité de ce dernier à y réagir, à en être concerné. La perception est ainsi
non un libre parcours désintéressé, le redoublement spirituel d’une présence, mais le déploiement sous la forme d’un tableau sélectif de
l’ensemble des potentialités d’un être vivant à être concerné par les sollicitations d’un milieu. À ses sens paraissent, découpées dans le continuum
infini d’un réel qui les contient virtuellement toutes, les images qui intéressent sa puissance d’agir, sa spontanéité de réaction, c’est‑à-dire avec
lesquelles il est capable de nouer un rapport en étant sollicitées par elles,
en pouvant agir en retour sur elles : sa perception est le déploiement de ses
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capacités d’agir avant même qu’elles ne passent à l’acte en un point particulier de ce tableau avant-coureur. Ce qui fait le réel, c’est donc moins une
présence s’arrachant sur fond de néant radical, qu’un intérêt qui sélectionne sur fond de tout ce qui est ce sur quoi un être vivant peut réagir. Le
reste n’a pas cessé d’exister, n’est pas du tout tombé dans le néant : englobant total, il est seulement indifférent tant que rien ne s’isole en lui, tant
qu’aucune liberté ne capte la lumière qui sinon se transmet en tout sens
sans s’arrêter nulle part. C’est en somme un concept écologique de la
réalité, comme le définira à son tour le grand fondateur hambourgeois de
l’éthologie, von Uexküll, en disant que partout où une activité vivante est
donnée, un Merknetz, réseau des excitants auxquels un animal est sensible,
double un Wirknetz, le réseau des actions potentielles de ce même animal
qui fait sortir de la nuit du réel, les points brillants, les instigations irritantes, qui animent son cercle fonctionnel. La réalité, c’est ce qui agit et ce
à quoi un être agissant réagit. Schopenhauer en définissant la réalité à
travers le terme allemand de Wirklichkeit mettait sur la voie : la réalité, c’est
l’effectivité bien plutôt que la permanence ; c’est ce qui agit en tout sens,
l’universelle interaction, Wechselwirkung, bien plutôt que la perdurée de
l’être ; c’est ce qui est enrôlé par un centre d’activité qui se laisse traverser
par toutes les causalités avec lesquelles il ne peut interagir en ne retenant
que celles qui intéressent sa vitalité partiale. Il n’y a actualité parce qu’il y a
un contexte et ce contexte n’est posé par un tel centre d’activité, que parce
qu’il y a un corps ou des corps. Car ce qui occupe mon corps, c’est aussi
ce qui en occupe d’autres, de sorte que la réalité est moins un absolu
absolument différent de nous que ce qui nous sert de référence commune
dans un affairement partagé. La tension sensori-motrice qui fait actualité
est aussi bien subjective qu’intersubjective : sans doute le réel n’est-il tel
que d’être tenu pour tel par différence avec cet idios cosmos qui n’existe que
pour un seul, pour l’homme qui rêve, disait Héraclite ; mais ce qui nous le
fait tenir pour tel, ce qui nous fait croire au réel comme différent de nous,
c’est non seulement qu’il nous sollicite à l’action de sorte qu’il nous
impose une urgence au rythme de laquelle peut seul nous assigner quelque
chose d’étranger, mais aussi que nous ne sommes pas seuls à être
concernés par lui, qu’il est « au milieu », en mesô, comme disaient les Grecs
pour dire la réalité commune, celle des pragmata.
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Que gagne‑t-on à substituer ce concept d’actualité à celui de présence
pour penser la réalité ? Que devient la réalité quand son attribut principal
est son actualité ? L’actualité ne commande pas une aussi ferme exclusion
que la présence : il n’est plus nécessaire de penser que ce qui n’est pas
actuel n’est absolument pas car l’actualité n’est sans doute qu’une certaine
façon d’appréhender l’être, de le coefficienter, de lui accorder de l’importance, non de l’instaurer. De sorte que ce qui n’est pas actuel peut bien
être, mais sans que sa réalité soit discernable : faute d’un intérêt, faute du
symétrique d’une activité qui l’enrôle et le révèle d’un point de vue particulier. Ce qui n’est pas actuel pourra le devenir, former la réalité intéressante de tout à l’heure et s’il pourra le devenir, c’est qu’il était déjà, n’avait
pas cessé d’être là en un sens. La réalité n’est qu’une mise en évidence,
par distinction, sélection, élection : c’est le pour soi de l’être qui suppose
moins un sujet qui se le représente qu’une activité, une spontanéité de
réaction qui discerne dans la totalité de ce qui est cela seulement qui
pourra la concerner et dont elle saura faire « quelque chose ». De ce point
de vue, les concepts aristotéliciens d’en acte et d’en puissance doivent
être repensés dans la lutte contre les arguments mégariques qui réduisaient l’être à ce qui en paraît maintenant, à ce qui en est présent, si on
tient à systématiser l’opposition entre présence et actualité. Mais ce serait
s’interdire, rétorque Aristote, toute possibilité de penser le changement
que de ne dire être que ce qui est présent, de s’arrêter au visible sans
supposer l’inapparaissant. L’actualité doit être pensée non sur le fond du
néant où elle devrait basculer mais sur celui de puissances variées qui
s’articulent à elle pour qu’on puisse passer à autre chose, pour que ce qui
n’était pas là se mette à être, pour qu’une autre scène devienne le réel qui
nous occupe : non seulement du reste les formes à venir actualisées
successivement dans la matière mais jusqu’au savoir du grammairien qui
n’a jamais cessé d’être au plus profond de son sommeil qui l’inactualise.
Quelque chose prend place dans l’actualité mais il était toujours là mais
sur un autre mode, celui de la puissance. « Être » se dit en plusieurs sens
et l’actualité permet de tolérer dans la visibilité de ce qui est en train de se
faire, l’invisibilité de ce qui se prépare mais doit déjà être là pour que
l’actualité se redéploie autrement, tout à l’heure. Profondément conforme
à cette théorie de l’être qui se dit diversement est notamment la théorie
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bergsonienne de la formation du souvenir qui dit que le souvenir ne se
constitue pas après la disparition de la chose dont il y a souvenir mais de
façon contemporaine à son actualité : de tout ce qui se vit il y a le double
en souvenir mais qui reste en puissance tant que rien ne l’appelle dans la
sphère de l’attention à la vie qui regarde en avant et distrait ainsi de rêver
en arrière. L’être passé est contemporain de l’être actuel même s’il reste
latent.
Si l’inactuel n’est donc pas le néant, comme c’était le cas avec le
contraire de la présence, alors il pourra nouer des rapports avec l’actuel.
Si la réalité, c’est ce qui se fait maintenant, elle pourra, tout étroite qu’elle
soit, recevoir le contexte de ce qui n’est pas elle mais conditionne son
sens interne. La réalité est l’effet d’un cadrage mais le cadre détermine le
sens de ce qu’il contient en suggérant tout ce qu’il laisse de côté. Le
découpage laisse alors le virtuel inspirer l’actuel et ce n’est pas un des
moindres mérites de ce concept d’actualité que de devoir donner à penser
en relation avec lui celui de virtualité. Nous prendrons trois exemples de
cet effet de découpage qui résultant d’une interaction avec une spontanéité de réaction, délimite au-delà de ce pourtour d’affrontements directs
et d’interpellation des circonstances, toute une marge ou un hors-cadre
qui rejaillit sur l’actualité. Nous parlerons à nouveaux frais de la possibilité, du passé et d’autrui car ils sont également des variétés de cette latence
hors cadre dont l’actualité de ce qui se vit ici maintenant se nourrit, soit
une forme d’infini qui porte le fini mais non plus sous la forme d’une
présence sans limite contenant un présent qui ne cesse de recommencer :
plutôt comme une globalité que produit pour s’en entourer toute activité
locale, comme un milieu adjacent, un entour plus large au-delà de ce qu’il
y a immédiatement autour, ou comme un « manchon », un manchon
bruissant, ainsi que l’appelait Deleuze pour dire l’effet virtuel d’autrui ou
de la « structure-autrui ».
Il faudrait établir que le possible n’est pas seulement, comme il a été
dit jusqu’à maintenant, ce qui ne pourrait être dit « pouvant être » qu’une
fois qu’il serait pour de bon, selon une nécessaire rétrodiction, empruntant
à la présence de maintenant son droit à être en avant de cette présence, ce
qui justifie la critique bergsonienne d’un possible fantomal, double sans
activité de la réalité de maintenant pour un esprit qui s’annonce la réalité
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après coup. Le possible est, bien plutôt, le sens du réel. L’actualité se
donne ce hors-cadre, et son activité locale se donne cet horizon global. Le
possible n’a pas besoin de la sanction du réel pour qu’on puisse dire qu’il
aura été véritablement possible car en ce nouveau sens il a par lui-même
des effets réels. Qu’on prenne par exemple la théorie de l’état de nature
chez Hobbes. La misère de l’état de nature vient de l’actualité trop étroite
du désir de chacun. Chacun se pensant dans l’horizon de sa propre survie,
chaque individu désire ce que tout autre tout aussi bien désire pour persévérer dans son être. Les individus deviennent mortellement rivaux de
désirer la même chose puisque ce qui est utile à l’un est exactement utile à
tout autre. On oublie que l’état de nature n’est pas dépourvu de lois
naturelles qui sont aussi bien rationnelles que morales : il est de la loi
naturelle d’accepter de céder de son droit sur toute chose si c’est là la
condition pour ne pas avoir à subir le régime mortifère de la rivalité. Mais
qu’est-ce qui pourrait me motiver à abandonner l’usage plein de ma puissance si je n’ai pas l’assurance que les autres en feront autant ? Le propre
de la loi naturelle est qu’elle n’est pas contraignante, ne s’adossant à
aucune puissance qui surpasse toutes celles qui y sont soumises comme
ce ne sera le cas qu’avec la loi civile, par définition contraignante. Il faut
donc qu’il y ait dans l’état de nature lui-même, c’est‑à-dire l’état de désir
sans autre limite que la puissance, quelque chose de désirable qui fasse
accepter de se démettre de sa puissance : telle est la paix ; comme condition envisagée de la survie, elle hérite de la désirabilité de la vie même, elle
devient bonne comme l’est la vie. Mais elle présente dans l’état de nature
cette singularité de n’être plus dans une actualité immédiate : elle est de
l’espérable plus que de l’immédiatement désiré ; elle donne au désir
humain une nouvelle configuration : au lieu d’être ce que l’autre peut
m’ôter comme ce bien immédiat qui est condition de notre vie à chacun,
elle devient une actualité différée, ou du possible, qui nous arrache à la
considération exclusive des biens rares que nous nous disputons ; ce bien
d’une autre sorte qu’est la paix ajoute à l’actualité misérable de l’état de
nature cette perspective du futur qui lui manquait ; n’étant plus ce qu’il
faut ravir à l’autre pour en jouir en sa seule existence, il devient un thème
commun de désirs où ceux-ci au lieu de s’opposer en étant semblables se
rencontrent et font l’expérience d’une unification possible : la paix est le
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premier bien qui peut être désiré sous une forme commune, où la ressemblance ne mène pas à la rivalité et à la mort de l’autre. Il faut du futur et
du possible pour que les désirs cessent d’être exclusivement concurrents.
C’est en annonçant un demain de vie meilleure que la paix change dès
maintenant l’allure du désir humain : elle fait naître la forme de la potentialité, si importante, si éducatrice, pour penser ce que tous les autres feront,
ce qu’une puissance souveraine pourra faire. Les hommes apprennent en
effet ce qu’est une forme par-delà le simple contenu matériel de tout
désir ; une forme est une fin possible et non une fin réelle et immédiatement donnée au désir ; elle est la généralisation d’un désir qui vaut aussi
bien pour les autres que pour moi ; alors le calcul des conséquences, qui
est pour Hobbes la rationalité même, se porte plus loin et compte sur ce
qui n’est pas présent aux sens et à la convoitise. Le centre d’activité se
donne un hors-cadre plus large. La renonciation à la puissance est la mise
en relation de cette puissance avec un bien plus lointain : le nouveau
découpage de l’actualité implique un horizon d’avenir qui est le hors-cadre
d’un nouveau bien désirable. Dès l’état de nature, l’homme se forme à en
sortir en changeant sa vie représentative, en élargissant sa sphère d’actualité. Il se met en tension avec un bien éventuel, un bien désiré par d’autres,
avec une condition de vie et non plus un objet consommable.
L’actualité est ainsi à différentes dimensions et elle s’alimente de ce
qui n’est pas elle. Toute forme s’enlève sur un fond et ce qui est dans la
forme vaut par ce qu’elle exclut du fond qui y est donc par allusion, in
absentia. Toute détermination n’est pas une négation si justement ce qu’elle
délaisse consiste avec ce qu’elle retient, devient l’horizon qui la borde. Le
fini n’est pas l’inconsistant qui manque de plénitude, c’est un point actif
qui se laisse contextualiser par ce qu’il ne retient pas dans son activité.
De ce point de vue, on peut repenser aussi à nouveaux frais l’absence
du passé. Faut-il dire que pour n’être plus présent, il n’est pas du tout
réel ? Comment serait-il même possible, en ce cas, de l’évoquer ? L’augustinisme nous dit que seul ce qui est présent est absolument. Si je peux
évoquer ce qui n’est plus, c’est qu’il est de quelque manière, certes non
comme passé qu’il a été : il en reste des traces. Augustin appelle image de
telles traces, effet perdurable de cette cause évanouie qu’a été la perception d’autrefois. Mais cette présence de la trace, persistance de l’effet
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survivant à sa cause, ne contient pas en elle-même son sens comme
passé. Aucune image puisqu’elle est chose présente n’est à propos du
passé. Il faut donc l’ajout d’une présence représentative pour refaire présent ce passé comme passé au travers de son image. Le passé nécessite
donc deux présents, deux sauvetages ontologiques : il doit persister
quelque chose de lui, comme une relique résistante, comme un fétiche ;
c’est la trace, l’indice matériel ; il faut l’évoquer, c’est‑à-dire refaire présent
ce dont la trace n’est que l’indice diminué et comme mortel, non pour se
donner l’illusion du présent qu’il a été, mais pour se représenter ce qu’il a
été en tant qu’il ne l’est plus au présent : une cérémonie funèbre dit dans
cette réévocation que n’est plus ce dont on célèbre la mémoire sur son
reste cadavérique. Le souvenir est un deuil d’une vie qui n’est plus par
une vie qui est encore mais selon l’esprit, seul capable d’évoquer les vies
qui ne sont plus, les « hier » dévitalisés et les morts dans leurs tombes.
D’Augustin à Hegel, l’esprit est mémoire qui survit aux morts, et fait
paraître la survie spirituelle comme relèvement de l’infirmité de la vie tout
court. La philosophie est elle-même une cérémonie mortuaire. Seule vaudrait la présence en esprit, ce rachat au-delà des ruines et des lendemains
de guerre, des vies mortelles ayant accompli un destin que seul l’esprit sait
récapituler en leur absence désormais définitive : oiseau de Minerve, peinture du gris dans le gris ! Seulement on se représente mal quelle nécessité
peut avoir le souvenir, pourquoi la vie représentative devrait se complaire
à ressusciter les morts, à contempler dans le paisible décalage de la remémoration. Autant laisser les morts enterrer les morts. Tout autre se pose
le problème si on se demande non pas comment le passé est sauvé,
maintenu à la réalité par la présence représentative, mais pourquoi il ne se
manifeste pas incessamment et comment il est maintenu en lisière de la
présente attention à la vie. Il faut à propos de la mémoire répéter le geste
fait à propos de la perception : la perception a en droit affaire à tout,
pourquoi se limite‑t-elle en fait à ces alentours délimités ? De même, tout
le passé est bien là, comment se fait-il qu’il n’en paraisse que ce qui peut
utilement se mêler aux actions commencées pour en éclairer les suites ?
L’actualité imposant le discernement d’un être sensori-moteur permet de
comprendre aussi bien que nous restent inconscients, selon la synchronie,
tous ces pans du réel sur lesquels nous ne pouvons avoir de prise que
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nous demeurent inconscients, selon la diachronie, tous ces souvenirs qui
sont sans pertinence par rapport au contexte de vie qui nous occupe. Pas
plus que ne cesse d’exister ce réel qui ne nous intéresse pas, n’ont jamais
cessé d’être ces souvenirs dont nous n’avons rien à faire. Mais tout de
même que le cadre exclut, il délimite, cette fois positivement, ce qui peut
entrer en lui et appelle même à un type de sélection : selon que l’action en
cours est plus tendue ou plus relâchée au point même de se suspendre et
de permettre de rêver, ce sont des versions plus simplifiées, plus schématiques ou, au contraire, plus circonstanciées du passé qui pourront faire
retour sur les perceptions pour inspirer ou bien un comportement, à la
limite de la stéréotypie, ou bien ce que Bergson appelle une « conduite ».
L’amplitude de l’âme est variée, selon que c’est « avec toute l’âme » que
nous faisons ce que nous faisons ou selon que nous nous laissons faire
par un automatisme qui réimplique le passé tel quel dans le présent.
L’actualité se donne ainsi le symétrique d’une virtualité variable : tout est
bien toujours, mais répété selon différents tons, différents degrés de
tension. Le schéma de la vie psychique dans son intégralité est ce cône
qui repose sur la pointe sensori-motrice, degré de l’actualité la plus pure
mais il s’organise avec les hauteurs successives de la mémoire, il se solidarise avec différentes versions de même passé, différemment répété, chacune de ces répétitions ayant le degré d’abrègement nécessaire pour venir
investir l’action du corps avec les informations utiles revenant du passé.
Et si l’automate sensori-moteur peut sortir de la nécessité, c’est en intercalant entre l’interrogation des circonstances et sa réponse un délai à la
faveur duquel le passé peut faire retour, afin de permettre une délibération, une réponse éclairée, et non plus une réplique déjà dictée par la
nature des circonstances. La complexité des voies nerveuses n’est rien
d’autre qu’une manière d’analyser les sollicitations reçues, d’en inhiber la
force nécessitante, de créer les conditions toutes physiques d’un retard
afin que l’actualité pure qui ne serait ici que motrice, prise dans la nécessité de la réaction à une action externe, puisse s’enrichir de ce qui n’est ni
d’ici et ni de maintenant, de la spiritualité qui est la coexistence de tout ce
qui a été vécu depuis le premier éveil de la conscience, et toujours tout
entière présent à ce qui est ici et maintenant. Le cerveau est l’organe de
l’actualité pure mais, sans qu’il puisse lui-même être représentatif et
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consulter par exemple des traces qui seraient dans sa présente substance
matérielle, il est structuré de façon à pouvoir donner les conditions propices à ce retour du passé, il fait la jonction du mouvement et de l’imagesouvenir, du corps et de l’esprit, bref de la matière et de l’esprit.
La réalité n’est pas tant, disions-nous, ce qui est présent à la façon
d’une subsistance inerte que ce qui est sous la main, prêt à l’emploi, destiné
à un usage par rapport auquel s’oriente le souci. Mais si la présence au
monde est une activité qui convoque des outils et leur renvoi les uns aux
autres, l’actualité ne peut être qu’intersubjective et la réalité ne se révèle
pas dans le vis-à-vis solitaire d’un sujet et d’un objet qu’il s’oppose ; bien
plutôt : en une commune affaire. De sorte que le réel est ce qui est tenu
pour tel car la croyance s’affermit d’être partagée et d’avoir des signes en
l’autre qu’il le tient pour aussi réel que nous le tenons nous-mêmes. Le réel
est partagé dans la mesure où la croyance – en son existence et en sa
différence avec tout ce qui n’est pas lui – est partagée. Et ce qui y fait croire
est l’activité qui nous y mêle tous. Il devint chose commune, le contexte
qui nous lie les uns aux autres autour d’une chose qui existe entre nous, au
milieu de nous. La tension est moins individuellement sensori-motrice que
celle d’une activité où ce que fait chacun est fonction de ce que font les
autres. Le réel a alors quelque chose d’une entreprise ou encore il est une
institution qui fait être un but commun qui soude une collaboration : ce
sont toujours des centres d’activité, des sortes d’organismes artificiels qui
se donnent le théâtre de leur activité. Mais autrui n’a pas besoin d’être
réellement présent pour induire cet effet de croyance. Notre actualité
d’individu s’entend toujours par rapport aux autres qui deviennent notre
hors-champ, le hors-cadre de notre perception. La théorie de la perception
qui en fait un discernement, une emprise sélective, devrait se compléter
d’une théorie des effets d’autrui sur notre perception, de l’efficacité de sa
présence virtuelle supposée par toute actualité perceptive. Deleuze a profondément montré en commentant le roman de Michel Tournier qu’autrui
était une structure toujours préalable plutôt qu’un individu rencontré. Ce
que je perçois est fonction de ce que peut percevoir autrui. Et la multiplicité des aspects que mon actuelle perception laisse en latence comme ce
qu’elle pourrait parcourir plus tard, et qui s’annoncent dès les profils
actuellement perçus, représente ce qui est actuel d’un autre point de vue,
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c’est‑à-dire pour d’autres qui garantissent la coexistence de l’infinité de ces
aspects, non révélés du mien. La perception dispose de l’espace dans la
mesure où elle dispose du temps, disait Bergson. Il faudrait dire maintenant qu’elle dispose de l’espace dans la mesure où elle peut compter sur la
présence virtuelle des autres. S’il y a une épaisseur du perçu pour nous où
le perceptible prochain s’annonce en chaque profil actuel, c’est non seulement parce que notre appareil sensori-moteur pose des questions motrices
qui vont de plus en plus loin, qu’il prépare des ripostes à échéance de plus
en plus différée, mais aussi parce que notre activité sait se mouvoir dans
un champ où s’échelonnent toutes les perceptions possibles qui représentent chacune une éventuelle perception d’autrui. La progressive disparition de la structure d'autrui comme dans l’expérience de l’esseulement
radical – comme en une robinsonnade –, c’est la disparition de cette zone
virtuelle autour de l’actualité, c’est la réduction de l’actualité à elle-même,
sans lisière, sans englobant, sans possibles. C’est la brutalité de la rencontre
directe avec les choses qui retombent dans une nuit absolue dès qu’on
tourne le regard. C’est justement le retour au régime du tout ou rien de la
présence et de l’absence. Expérience soustractive que seul le romancier
peut tenter pour instruire le philosophe. Autrui garantit le hors-cadre de
notre actualité. Il la nourrit de possibles, comme on l’avait appris de
Hobbes. Il lui donne un futur, il la rassure sur un avenir auquel croire.
C’est moins l’infinie subsistance de Dieu qui nous soutient ici que la
promesse que la réalité ne finit pas avec nous mais se prolonge autour de
nous par autrui de sorte qu’en levant la tête au-dessus de notre tâche nous
retrouvons la confiance en son sens au-delà de notre actualité limitée, làbas, auprès des autres.
L’actualité est un concept qui n’implique pas les exclusions que
comporte celui de présence. Dire que n’est réel que ce qui est actuel, ce
n’est donc pas exclure, dire qu’en vérité ce qui n’est pas présent ne peut
pas être dit véritablement être : car l’actualité se définissant par un champ
d’activité suppose en lui ce qu’il en met provisoirement de côté et fait qu’à
côté de ce qui nous occupe selon l’urgence de l’heure présente, il y a ce
qui continue d’être sans nous concerner : toute la richesse de l’être avec
laquelle nous ne pouvons réagir car agir, c’est sélectionner, appauvrir la
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riche substance des choses pour ne retenir que l’intéressant, tous nos
souvenirs qui sont dans l’inconscience puisqu’ils ne peuvent faire utilement retour, tous les autres contextes qui sont l’actualité d’autrui et qui
sont la garantie de l’avenir de notre propre actualité, maintenant passés
sous silence bien que nous en entendions le bruissement encourageant à
nos lisières. Le concept d’actualité fonctionne avec celui de virtualité tandis que celui de présence condamne à penser à son contraire, à l’absence,
au néant. La virtualité n’est pas présente, elle ne figure pas dans le tableau
de la réalité active, elle n’est pas quelque chose du corps, mais justement
comme elle n’a pas besoin pour être, d’occuper un point déterminé de
l’espace et du temps, la virtualité permet de penser la coexistence enveloppée de tous les temps (tous les souvenirs), de tous les espaces (tous les
points de vue possibles et pas seulement ceux qui correspondent à une
activité humaine car il y a aussi des mondes animaux). Ce n’est pas à un
réductionnisme que conduit la restriction du réel à l’actuel car l’actuel
n’est que le réel actif qui laisse être et même suppose d’autres modalités
d’être qui ne sont pas rien. Du même coup, la réalité est moins un donné
ou un absolu, que ce qui fait réalité, ce qui est tenu pour réel, ce qui est
cru comme réel, de manière variable, de façon plus étroite ou plus dilatée,
selon la largeur du contexte que toute actualité pose autour d’elle.
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P LA N D E S I M AG E S E T P LA N D E S CO N CE PT S .
FO NCTIO N S D E L A D U RÉ E
par Ioulia PODOROGA
La durée n’est pas seulement l’un des concepts bergsoniens les plus
connus, auquel on pense spontanément quand on aborde la philosophie
de Bergson 1. Le lien entre la pensée bergsonienne et ce concept est tout à
fait intime, mais pas de la manière dont on le croit habituellement. Pour le
comprendre, il faut ne pas considérer la doctrine bergsonienne comme
une architectonique arrêtée, tenant son unité d’une forme « externe »
d’exposition. Son principe d’unité est « interne », en un sens que nous
allons déterminer précisément à partir de l’étude du concept qui, chez
Bergson, assure cette unité « interne », celui de durée. Comme centre de
gravité de sa philosophie, la durée soutient en effet le discours de Bergson
dans ses développements théoriques, préside à toutes ses constructions
analytiques, anime l’intuition la plus profonde de sa pensée. De la sorte, et
tout en restant ainsi un concept en voie de construction permanente, la
durée constitue l’unité de la philosophie bergsonienne sur plusieurs
niveaux à la fois, sans être pourtant toujours mobilisée explicitement. On
peut considérer l’ensemble de ses fonctions et de ses manifestations à
partir d’un dispositif commun de la pensée qu’il faut appeler, en reprenant
1. Abréviation des œuvres de Bergson :
DI Essai sur les données immédiates de la conscience (1889), Paris, PUF, « Quadrige », 2003.
MM Matière et Mémoire (1896), Paris, PUF, « Quadrige », 2003.
EC L’Évolution créatrice (1907), Paris, PUF, « Quadrige », 1998.
ES L’Énergie spirituelle (1918), Paris, PUF, « Quadrige », 2003.
PM La Pensée et le Mouvant. Essais et conférences (1934), Paris, PUF, « Quadrige », 1998.
M Mélanges, édition du centenaire, textes publiés et annotés par A. Robinet avec la
collaboration de R.-M. Mossé-Bastide, M. Robinet et M. Gauthier, avant-propos par
H. Gouhier, Paris, PUF, 1972.
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les mots mêmes de Bergson, « la pensée en durée ». Ce sont les règles de
cette pensée en durée, les conditions de sa réalisation, que je me propose ici
d’explorer.
Je ne prétends pas donner une vision d’ensemble ou une représentation théorique de l’œuvre bergsonienne. Il me semble au contraire que la
meilleure manière de saisir les règles de pensée propres au Bergsonisme
est de repérer leurs variations dans chacun de ses textes. La seule possibilité d’entrer dans la pensée bergsonienne de la durée est, de fait, de suivre
ses vicissitudes au ras même des textes afin de voir naître à chaque fois la
logique interne qui assure l’existence du système philosophique. Ce qui
m’intéresse, en somme, c’est le bergsonisme « se faisant » (pour reprendre
Merleau-Ponty), le bergsonisme d’intention (pour reprendre Maritain),
c’est la pensée « oscillante » de Bergson, sa pensée expérimentale, sa pensée
en devenir. Je fais donc la tentative de comprendre le travail philosophique dans son état naissant, d’attirer l’attention sur le contexte personnel
de la découverte, de cerner de près, à côté de l’ordre de l’exposition qui
déploie les raisons selon un procès graduel, des moments non linéaires et
non logiques.
Or il y a une tension entre la pensée dans son mouvement le long des
sinuosités de son objet, accueillant toutes ses modifications minimes et les
expérimentant, et ses fixations discursives dans le langage, sous la forme
d’une certaine terminologie. Il faut se donner comme but d’explorer le
rapport qui existe chez Bergson entre le plan de la pensée, c’est‑à-dire de
l’expérience de la pensée (le plan préconceptuel), et le plan où cette expérience parvient à revêtir une expression conceptuelle. Pour cela, il faut
considérer avant tout les passages dans lesquels s’opère la transition du
préconceptuel au conceptuel. L’aspiration interne à la pensée bergsonienne
réside dans cette transition, dans la nécessité et la difficulté de trouver la
forme d’expression la plus adaptée à l’objet de sa réflexion, c’est‑à-dire à
l’idée de la durée.
Le présupposé de départ est donc le suivant : Bergson développe un
système de pensée cohérent et abouti, mais pour comprendre ce système
et pour pouvoir en interpréter les idées, il est nécessaire de voir comment
Bergson aboutit à de telles conceptualisations. Dire que l’interprétation ou
le commentaire de Bergson peut porter sur des formules ou des conclu-
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sions théoriques, c’est se méprendre gravement sur l’essentiel de son projet philosophique. Bergson ne nous fournit pas une « théorie » de la matière
ou une « théorie » de la vie valables pour elles-mêmes. L’idée même qu’il
défend de la philosophie comme expérimentation présuppose la possibilité
de faire de la philosophie en temps réel, plutôt que d’en exposer rétrospectivement les résultats. La réflexion philosophique pour Bergson se
construit dans le temps, irréductible et imprévisible pour nous qui sommes
ses lecteurs. Le temps ou la durée n’est donc pas seulement l’objet de sa
philosophie, mais tout aussi bien son sujet, dans la mesure où Bergson suit
sa propre injonction : penser pour lui veut dire « penser intuitivement » ou
bien « penser en durée ». La durée, par conséquent, se forme dans ses textes
qui peuvent se lire comme autant d’inscriptions de cette expérience de la
pensée temporelle et temporalisante. La pensée bergsonienne se construit
dans des situations particulières, s’éprouve dans des cas précis : exemples,
images, expériences de pensée, schémas graphiques, modèles – ce sont
autant de moments par lesquels elle s’actualise. Ce sont, pour ainsi dire,
des éléments « préparatoires » à la conceptualisation, des « résidus », des
scories que la pensée laisse habituellement derrière elle. À travers ce mouvement prédiscursif de la pensée, le concept de durée prend forme. Ses
linéaments commencent à se dessiner, en évitant toute fixation terminologique, dans le langage lui-même, dans les articulations de sa parole, de son
écriture. Le langage est alors la seule force qui puisse s’opposer à la réduction aux termes précis.
La durée est à la fois l’intuition première d’où Bergson part, le concept
qu’il se donne pour tâche d’élaborer et l’opération de la pensée qui soutient
implicitement toutes les autres considérations. Parcourons brièvement ces
trois fonctions de la durée. Notre but ici consiste à suivre ces moments
temporaux du discours bergsonien : en commençant par l’intuition du
Tout et par la primauté de l’objet dans l’acte intuitif et en explorant,
ensuite, les diverses formes de l’expérimentation qui établissent l’ordre
temporel de la pensée et de l’objet qu’elle pense.
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1.
Dans les textes où Bergson s’explique sur l’essentiel du travail philosophique, sur ses conditions et ses objectifs, il met souvent en avant la
nécessité pour la philosophie de s’appuyer sur l’expérience et de se passer
des abstractions et des symbolisations. L’intuition de la durée, en tant
qu’expérience originaire, est une condition indispensable de toute pensée de
la durée aussi bien d’ailleurs qu’en durée, le point de départ de la réflexion
philosophique. Elle permet toujours de recommencer de nouveau, de
revenir au début même de l’interrogation, de la pensée, en suspendant
d’un seul coup, d’un seul effort l’ordre de l’exposition ou de la communication. L’intuition chez Bergson est pensée ou représentée selon deux
mouvements principaux. L’un est centripète et l’autre centrifuge. Le premier mouvement vise l’intuition, revient sur elle, essaye de la ressaisir ; le
deuxième, au contraire, part d’elle, y puise son impulsion, tout en s’efforçant de garder le contact avec elle le plus longtemps possible. Comme
Bergson l’explique dans L’Évolution créatrice, tout système philosophique
est « vivifié par l’intuition », même si ensuite il faut pratiquer de la dialectique « pour mettre l’intuition à l’épreuve, […] pour que l’intuition se
réfracte en concepts et se propage à d’autres hommes » 1. C’est selon le
mouvement centrifuge que l’intuition se développe et se précise : « Le
philosophe est obligé d’abandonner l’intuition une fois qu’il en a reçu
l’élan, et de se fier à lui-même pour continuer le mouvement, en poussant
maintenant les concepts les uns derrière les autres. » 2 Mais ce mouvement
ne peut pas se perpétuer de lui-même : afin de ne pas perdre la direction
dans laquelle il va, le philosophe aura besoin d’« un nouveau contact » avec
l’intuition. Il s’agit donc d’abord de recevoir l’élan de l’intuition et d’en
prolonger le mouvement, mais ensuite, le moment venu, de chercher à
reprendre contact avec elle, en revenant vers elle d’un mouvement en sens
1. EC, p. 239.
2. Ibid.
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inverse. Le passage de l’intuition vers l’abstraction n’est pas immédiat.
Entre l’intuition et les concepts logent les images. Leur position intermédiaire leur fait jouer un rôle double : elles peuvent participer autant au
développement de la pensée du philosophe, en la rendant claire pour les
autres – d’où leur fonction communicationnelle ; mais elles peuvent également
servir de repères et même de points d’entrée dans l’intuition elle-même –
et en ceci consiste leur fonction de focalisation 1.
Prenons un exemple. Dans l’Introduction à la métaphysique (1903), Bergson introduit trois images : le spectre, le rouleau et l’élastique qui devraient
pouvoir susciter en nous l’idée de durée pure. D’une part, ce sont des
images qui pourraient diriger « la conscience sur le point précis où il y a
une certaine intuition à saisir » 2. Aucune de ces images ainsi ne compte
pour elle-même mais seulement à l’intérieur d’une série d’autres images,
les plus variées possible. Il faudra un effort de plus pour pouvoir focaliser
ces images : c’est par l’effort de « convergence » de toute une multiplicité
d’images, dont chacune est incomplète et partielle en tant que telle, que
nous pouvons avoir accès à l’intuition 3. En ce sens, l’intuition est comparable à l’Anamnèse platonicienne : tout le monde sait ce qu’est la durée
pure, mais cette expérience a été refoulée par d’autres pratiques plus utiles
de la pensée. La concentration des images vers un point focal en fait une
force intellectuelle sans égale capable de percer la croûte de notre représentation habituelle 4. Pour revenir vers l’intuition, il faut donc effectuer
1. Nous reprenons ici la terminologie de Lydie Adolphe qui propose d’attribuer à la
première série d’images une fonction « d’expressivité », une fonction rhétorique ou
communicationnelle, en assignant à l’autre type d’images une fonction de « focalisation »
ou de visée. (Voir Lydie Adolphe, La dialectique des images chez Bergson, Paris, PUF, 1951.)
2. PM, p. 185.
3. « Nulle image ne remplacera l’intuition de la durée, mais beaucoup d’images
diverses, empruntées à des ordres de choses très différents, pourront, par la convergence
de leur action, diriger la conscience sur le point précis où il y a une certaine intuition à
saisir. En choisissant les images aussi disparates que possible, on empêchera l’une
quelconque d’entre elles d’usurper la place de l’intuition qu’elle est chargée d’appeler,
puisqu’elle serait alors chassée tout de suite par ses rivales. En faisant qu’elles exigent
toutes de notre esprit, malgré leurs différences d’aspect, la même espèce d’attention et, en
quelque sorte, le même degré de tension, on accoutumera peu à peu la conscience à une
disposition toute particulière et bien déterminée, celle précisément qu’elle devra adopter
pour s’apparaître à elle-même sans voile » (PM, p. 185-186).
4. Comme le dit Émile Bréhier, « l’image n’est une fiction que si l’on se livre à elle ; si
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un effort tout particulier semblable à celui de remémoration, passer du
multiple à l’un par une opération de compression spirituelle.
Or ces images, tout en étant dotées de la fonction focalisatrice, ont
aussi pour objectif, comme le précise Bergson, d’« exposer sa pensée à
autrui ». C’est en expliquant les trois aspects différents de la durée : « variété
de qualités, continuité de progrès, unité de direction » 1 qu’elles tendent à
acquérir des traits conceptuels. À partir de cette triade d’images, on peut
essayer d’ébaucher dans ses grandes lignes ce qu’on pourrait appeler l’instrumentaire imagé de Bergson : les images bergsoniennes se laissent assez
facilement répertorier en traçant des axes dominants dans la pensée de la
durée. Par exemple, l’image du rouleau dans sa capacité d’enroulement/déroulement engendre une autre série d’images comme le gonflement du ballon ou la boule de neige ou même la plante magique, ou encore
des images comme celles du ressort ou de l’éventail. Il y a même des
images, comme celle de l’inversion (de la matière), principalement, qui
indiquent ce mouvement double en tant que tel. L’image du spectre lumineux, de son côté, se réfère à tout ce qui relève de notre perception visuelle
des nuances, des gradations, des passages quasi imperceptibles d’une qualité à une autre. Elle indique ce changement ininterrompu de qualités qui
peut se donner à voir dans toutes les images de vibration, de rayonnement,
d’oscillation. Enfin, l’exemple de l’élastique n’est qu’une variante d’un
large groupe d’exemples remplissant tous une fonction analogue et par
lesquels Bergson nous propose d’accomplir « un mouvement simple », de
lever le bras, par exemple.
La fonction de ces images est ici rhétorique et communicative. Ce
sont les premiers éléments de la discursivité. Or leur fonction est telle
que la continuité entre l’expérience de la pensée qu’elles traduisent et le
discours philosophique dont elles feront partie reste intacte, c’est pourquoi elles peuvent être « tournées » vers l’intuition dans un mouvement
l’on y résiste, elle est au contraire un moyen, sans doute indispensable, pour atteindre le
réel » (Émile Bréhier, « Images plotiniennes, images bergsoniennes » in Les études bergsoniennes, vol. II, Paris, Albin Michel, 1949, p. 123). Il existe donc une résistance de la pensée
à l’image qui empêche de faire valoir ces images pour elles-mêmes, les envisager en tant
que fins, tandis qu’elles ne sont que des moyens.
1. PM, p. 185.
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centripète, ainsi que vers les concepts dans un mouvement centrifuge.
Selon la perspective adoptée, elles peuvent donc exercer leur fonction
focalisante ou bien leur fonction communicationnelle.
Dans un texte plus tardif, « L’intuition philosophique » (1911), Bergson
continue d’explorer cette zone de la pensée qui frôle l’intuition sans pour
autant en être une. Il introduit un nouveau type d’image, l’image « voisine
de l’intuition, dont le philosophe peut avoir besoin pour lui-même, et qui
reste souvent inexprimée » 1. Cette « image intermédiaire » ou « médiatrice », comme Bergson l’appelle, se trouve « entre la simplicité de l’intuition concrète et la complexité des abstractions qui la traduisent » 2. C’est
une image qui suit le philosophe, « comme son ombre à travers les tours et
détours de sa pensée, et qui, si elle n’est pas l’intuition même, s’en rapproche beaucoup plus que l’expression conceptuelle, nécessairement symbolique, à laquelle l’intuition doit recourir pour fournir des “explications”,
et si l’on regarde cette ombre, continue Bergson, nous devinerons l’attitude du corps qui la projette. Et si nous faisons effort pour imiter cette
attitude, ou mieux pour nous y insérer, nous reverrons, dans la mesure du
possible, ce que le philosophe a vu » 3. Il ne s’agit plus d’une explication.
Avant d’expliquer, il faut comprendre, et tout acte de compréhension
commence par un effort d’imitation. Dans un acte de compréhension,
nous nous transcendons nous-mêmes : l’image intermédiaire doit pouvoir
nous aider à nous installer au cœur même de la pensée du philosophe, à
faire un saut de l’ancien vers le nouveau. Ce que Bergson essaye de démêler en introduisant son concept d’image intermédiaire, c’est bien cette
dimension de l’expérience première à partir de laquelle toute philosophie
se construit et qui reste d’habitude négligée, étant considérée comme une
sorte de résidu de la pensée tant qu’il n’a pas été traduit en concepts et mis
en système. Cette image indique « un élément constitutif de la doctrine »,
mais elle n’en est point « le moyen de l’expression ». Cet élément constitue
l’unité de la doctrine, c’est pourquoi l’image est une 4 : « Remontons vers
1. PM (note), p. 186.
2. Ibid., p. 119.
3. Ibid., p. 119-120.
4. Cf. : « Un philosophe digne de ce nom n’a jamais dit qu’une seule chose : encore
a‑t-il plutôt cherché à la dire qu’il ne l’a dite véritablement. Et il n’a dit qu’une seule chose
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l’intuition simple ou tout au moins vers l’image qui la traduit : du même
coup nous voyons la doctrine s’affranchir des conditions de temps et de
lieu dont elle semblait dépendre. » 1
En décrivant l’image médiatrice, Bergson reste plus sur le plan de la
suggestion que sur celui de l’explication : si nous avons autant de peine à
comprendre le sens exact de cette image médiatrice, c’est parce que Bergson la décrit en termes d’intuition, et l’intuition elle-même en termes de
cette image. Cette image est « presque matière en ce qu’elle se laisse encore
voir, et presque esprit en ce qu’elle ne se laisse plus toucher, – fantôme
qui nous hante pendant que nous tournons autour de la doctrine et auquel
il faut s’adresser pour obtenir le signe décisif, l’indication de l’attitude à
prendre et du point où regarder » 2. Cette image « centripète » est impliquée
dans le rapport intime de la pensée et de cet objet qu’elle pense et dont
elle marque les limites de la représentabilité. L’image médiatrice est une
image mimétique de l’intuition. En même temps, ce n’est plus une intuition mais une possibilité de donner sens à cette intuition, de la comprendre. Découvrir cette image, c’est donc pouvoir comprendre, et
comprendre, c’est pourvoir dérouler cette image médiatrice en une explication, en une multiplicité d’autres images qui rempliront notre modèle de
compréhension.
Cette image offre donc un schéma ou un modèle à partir duquel nous
pouvons développer notre compréhension de la pensée de tel ou tel
philosophe. Bergson donne une description étonnante de son fonctionnement : « Prenons tout ce que le philosophe a écrit, faisons remonter ces
idées éparpillées vers l’image d’où elles étaient descendues, haussons-les,
maintenant enfermées dans l’image, jusqu’à la formule abstraite qui va se
grossir de l’image et des idées, attachons-nous alors à cette formule et
parce qu’il n’a su qu’un seul point : encore fut-ce moins une vision qu’un contact ; ce
contact a fourni une impulsion, cette impulsion un mouvement, et si ce mouvement, qui
est comme un certain tourbillonnement d’une certaine forme particulière, ne se rend
visible à nos yeux que par ce qu’il a ramassé sur sa route, il n’en est pas moins vrai que
d’autres poussières auraient aussi bien pu être soulevées et que c’eût été encore le même
tourbillon » (PM, p. 122-123).
1. Ibid., p. 121.
2. PM, p. 130.
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regardons-la, elle si simple, se simplifier encore, d’autant plus simple que
nous aurons poussé en elle un plus grand nombre de choses, soulevonsnous enfin avec elle, montons vers le point où se resserrerait en tension
tout ce qui était donné en extension dans la doctrine : nous nous représenterons cette fois comment de ce centre de force, d’ailleurs inaccessible,
part l’impulsion qui donne l’élan, c’est‑à-dire l’intuition même. » 1
De façon remarquable, cette image semble prolonger le même mouvement de pensée par lequel dans l’Introduction à la métaphysique Bergson
décrivait l’idée de la focalisation ; elle se situe entre l’intuition et la multiplicité des autres images, plus concrètes, plus sensibles, comme si elle
devait protéger l’intuition dans son inaccessibilité, dans son indétermination. Avec ce schéma de passage de l’Un vers le Multiple ou du Multiple
vers l’Un, nous retrouvons l’essence même de l’effort intellectuel tel que
Bergson l’a décrit d’une manière approfondie dans le texte éponyme en
1902 en représentant son fonctionnement à l’aide de la figure de la pyramide 2.
Toute pensée de l’intuition implique donc à la fois l’expérimentation
et la suggestion : la tentative non pas seulement de saisir l’intuition mais de
la prolonger en une expérience. En d’autres mots, les images de la durée
doivent s’entendre dans le sens du double génitif, subjectif et objectif. La
durée produit elle-même des images (sens objectif) mais elles visent autre
chose qu’elles, ce sont des images-instruments qui ont une puissance
explicative, capable d’éclaircir des problèmes spécifiques. D’autre part, les
images se tournent vers la durée (sens subjectif), ce sont les images qui la
ressaisissent et qui ont une fonction quasi conceptuelle, car, en remplaçant
les concepts, elles donnent à penser. Ce sont de véritables expériences de
1. Ibid., p. 132.
2. C’est ainsi que Bergson décrit l’effort de mnémotechnique en vue du rappel
postérieur : « On se transporte en un point où la multiplicité des images semble se
condenser en une représentation unique, simple et indivisée. C’est cette représentation
que l’on confie à sa mémoire. Alors, quand viendra le moment du rappel, on redescendra
du sommet de la pyramide vers la base. On passera, du plan supérieur où tout était ramassé
dans une seule représentation, à des plans de moins en moins élevés, de plus en plus
voisins de la sensation, où la représentation simple est éparpillée en images, où les images
se développent en phrases et en mots. Il est vrai que le rappel ne sera plus immédiat et
facile. Il s’accompagnera d’effort » (ES, p. 160).
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pensée qui résolvent les obstacles dans la pensée elle-même. Dans le
premier cas, les images jouent un rôle de redondance explicative, elles
viennent l’une après l’autre dans une sorte d’enchaînement métonymique.
Dans le deuxième cas, il n’y a en fin de compte qu’une seule image. C’est
une image du Tout, ontologique, qui est d’un ordre différent de celui du
langage et de ses moyens d’expression. C’est une image de la pensée,
irreprésentable ou préreprésentable – image-médiatrice placée entre
l’intuition et la multiplicité des images concrètes.
2.
Nous avons ainsi dégagé ce que l’on peut appeler le « plan des images »
chez Bergson. Cependant, nous ne pouvons pas séparer la durée comme
contenu de l’expérience, comme intuition de départ, et la série des images qui
l’accompagnent et qui permettent de la penser, de la construction du concept
de durée proprement dit. Si, d’une part, Bergson procède à partir de l’intuition et se pose d’emblée sur le plan mimétique, d’autre part, il suit la terminologie philosophique établie, et en la décomposant redéfinit un champ de la
pensée qui déborde de tous côtés les définitions existantes. C’est un mouvement complémentaire nécessaire qui se place sur le niveau communicationnel de la philosophie et tâche d’en montrer les insuffisances et les lacunes.
Voici, par exemple, comment Bergson explique son procédé critique à
l’égard des concepts préétablis lors de la discussion à la Société française
de philosophie, en se montrant réservé sur le projet du « Vocabulaire
technique et critique de la philosophie » d’André Lalande qui a fait l’objet
de la séance. Bergson semble très sceptique quant à la possibilité de
donner des définitions précises aux concepts de la métaphysique et de la
morale et il prend l’exemple du mot « nature ». Lalande a dégagé quatre
sens du mot, et Bergson se « demande […] si le mot “nature”, prononcé à
l’oreille d’un philosophe, n’évoque pas une série continue d’idées plus ou
moins finement nuancées, toute une gamme de significations possibles, et
s’il y a intérêt à diminuer cette richesse, à choisir et à ne retenir, le long de
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cette continuité, que quatre points, entre lesquels il reste une foule de
positions intermédiaires » 1. Bergson ajoute à la ligne : « Celui qui adoptera
une position intermédiaire sera donc obligé de chercher un nouveau mot.
Pourtant la chose dont il parle, et dont il prétend apporter, lui aussi, une
définition précise, est celle que tout le monde appelle nature. » 2
Bien qu’on ait l’habitude d’attribuer à Bergson une attitude très critique envers le langage, nous voyons ici qu’il se fie parfaitement au mot,
et qu’il met le mot devant le concept. Il fait ce geste délibérément. La
critique bergsonienne du langage porte avant tout contre les pratiques de
généralisations, de mise en termes, contre le découpage des mots à
l’intérieur des phrases. Bergson lui-même ne va pas « chercher un nouveau mot ». Le mot ne peut être pertinent que s’il participe à la continuité
de la parole. L’indécision logée dans le sens d’un mot peut être féconde
si le mot se laisse librement investir par la pensée, par la pensée qui
tâtonne et le mesure sur l’objet au lieu de chercher à tout prix de réduire
des équivoques et des ambivalences terminologiques qu’une telle indécision semble produire en premier lieu. La primauté de la chose devant le
sujet que Bergson énonce in fine rend caduques toutes les prétentions de
la philosophie à structurer rigoureusement et ainsi à finaliser ses énoncés.
Prenons un autre exemple. Il s’agit d’une autre intervention de Bergson à la Société française de philosophie, où celui-ci s’explique sur sa
façon d’utiliser le « concept » de liberté :
Le mot liberté a pour moi un sens intermédiaire entre ceux qu’on donne d’habitude aux deux termes liberté et libre arbitre. D’un côté, je crois que la liberté
consiste à être entièrement soi-même, à agir en conformité avec soi : ceci serait
donc, dans une certaine mesure, la « liberté morale » des philosophes, l’indépendance de la personne vis‑à-vis tout ce qui n’est pas elle. Mais ce n’est pas tout à fait
cette liberté, puisque l’indépendance que je décris n’a pas toujours un caractère
moral. De plus, elle ne consiste pas à dépendre de soi comme un effet dépend de la
cause qui le détermine nécessairement. Par là, je reviendrais au sens de « libre arbitre ».
Et pourtant je n’accepte pas ce sens complètement non plus, puisque le libre arbitre,
au sens habituel du terme, implique l’égale possibilité des deux contraires, et qu’on
ne peut pas, selon moi, formuler ou même concevoir ici la thèse de l’égale possibi1. M, p. 503.
2. Ibid.
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lité des deux contraires sans se tromper gravement sur la nature du temps. Je
pourrais donc dire que l’objet de ma thèse, sur ce point particulier, a été précisément
de trouver une position intermédiaire entre la « liberté morale » et le « libre arbitre ».
La liberté, telle que je l’entends, est située entre ces deux termes, mais non pas à
égale distance de l’un et de l’autre. S’il fallait à toute force la confondre avec l’un des
deux, c’est pour le « libre arbitre » que j’opterais 1.
On peut dire que Bergson opère ici une sorte d’écart conceptuel. En
pensant les problèmes philosophiques en fonction du temps, Bergson évite
la finalisation de la pensée, sa spatialisation. C’est pourquoi très souvent, en
expliquant ses procédés philosophiques, il s’appuie sur l’idée d’intermédiaire.
C’est une autre façon pour Bergson de diriger la pensée philosophique vers
la nécessité de faire l’épreuve de son objet avant de pouvoir l’enfermer
dans des catégories précises. Les concepts avec lesquels opère la philosophie qui réfléchit sur l’idée de liberté, celui de « liberté morale » et celui de
« libre arbitre », échouent à circonscrire le champ où la liberté s’éprouve et
s’expérimente. L’acte libre ne se réduit ni à son projet, ni ne s’épuise dans
son résultat. On ne peut pas la prévoir, la déduire des antécédents, de notre
personnalité tout entière, ni imaginer qu’une autre action aurait été également possible. C’est par cette double négation que Bergson essaie de cerner le domaine de l’exercice de l’action libre. Ce sens est bien entre les
deux, car notre pensée, parvenue au bout du premier concept, se voit
constamment renvoyé à un autre ; mais elle ne s’épuise ni dans l’un, ni dans
l’autre, ne se servant d’eux que comme des points de repère pratiques, non
comme des points de repère nécessaires. Toute la question de la liberté
comme action ou libre arbitre ne se pose, comme le remarque Bergson,
qu’en fonction de la théorie du temps ou de la durée pure.
Nous trouverons la même façon d’argumenter dans les explications
bergsoniennes concernant l’image de l’élan vital. Cette image, qui permet
d’introduire la durée dans le domaine de la vie, ne s’inscrit ni dans le
concept de vie élaboré par les théories vitalistes, ni dans celui proposé par
les théories mécanistes :
[…] quand je rapporte les phénomènes de la vie et de l’évolution à un « élan
vital », ce n’est nullement pour l’ornement du style, ce n’est pas davantage pour
1. M, p. 833-834.
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masquer par une image notre ignorance de la cause profonde, comme lorsque le
vitaliste en général invoque un « principe vital » […] La vérité est que la philosophie ne fournit ici aux philosophes que deux principes d’explication : mécanisme
et finalité (cette dernière caractérisant le « principe vital » des vitalistes). Or, […]
je n’accepte ni l’un, ni l’autre de ces deux points de vue, lesquels correspondent
à des concepts formés par l’esprit humain dans un tout autre but que l’explication de la vie. C’est quelque part entre ces deux concepts qu’il faut se placer.
Comment déterminer cette place ? Il faut bien que je l’indique du doigt, puisqu’il
n’existe pas de concept intermédiaire entre « mécanisme » et « finalité ». L’image
d’un élan n’est que cette indication 1.
On ne peut qu’admirer cette capacité de Bergson à manœuvrer entre
des concepts tout en gardant cette focalisation constante de l’esprit qui
le porte au-delà de ces concepts. Or il ne s’agit pas d’une simple combinatoire permettant de garder dans une certaine mesure les deux concepts
à la fois. Bergson refuse de procéder par divisions et subdivisions qui
arpenteraient ce champ intermédiaire. Plutôt, il introduit une image afin de
pouvoir suspendre le passage entre des concepts, afin de mettre en
cause son évidence. Il s’agit d’une image qui ne tranche pas seulement
sur les concepts, mais qui introduit un autre ordre de pensée, qui inverse
le mouvement de la pensée en proposant de partir de la chose ellemême.
On peut trouver d’autres éléments de cette théorie bergsonienne du
concept dans l’Introduction II à La Pensée et le Mouvant. Tout concept ou
toute idée véritablement neuve commence par être inintelligible, obscure.
Sa nouveauté même fait qu’elle ne peut pas tout de suite revêtir une forme
adéquate, faute de moyens d’expression, lesquels ne sont pas encore élaborés, lesquels ne peuvent être créés qu’au fur et à mesure d’essais multiples. Elle bouleverse donc nécessairement nos habitudes de penser et de
représenter et demande l’élaboration d’un nouvel appareil conceptuel.
Cette nouvelle pensée réussit seulement à prendre forme et à circonscrire
son domaine dans la mesure où elle fait l’épreuve de sa pertinence, dans la
mesure où elle permet de penser concrètement tel ou tel phénomène. Son
rayonnement est ainsi extérieur, mais c’est par la réflexion qu’elle parvient
à récupérer sa propre lumière et à s’éclairer (d’)elle-même.
1. Lettre à Floris Delattre, décembre 1935, M., p. 1526.
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ÉTUDES GÉNÉRALES
Cette réflexion bergsonienne renvoie également à une façon de concevoir le concept de durée. La philosophie ne doit pas fixer des termes mais
elle doit introduire de « nouvelles idées ». La création des concepts ne
consiste pas à délimiter rigoureusement les champs de leur application,
mais à découvrir la force opérationnelle inédite qui leur est propre. C’est
ainsi que le sens d’un concept peut varier en fonction de la situation
réflexive dans laquelle la pensée se trouve. L’expérience même devient le
seul critère d’évaluation de l’efficacité des concepts utilisés et les concepts
en tant que tels acquièrent une capacité de changer, de se transformer en
fonction du champ de problématisation où ils sont mobilisés.
La durée bergsonienne, qui est appelée ainsi à contrer toutes les
tentatives explicites d’en faire un concept, se maintient à travers cette
résistance à l’encontre de l’attitude expropriatrice et fixatrice du philosophe, ainsi que des assauts et des intrusions des concepts métaphysiques. La fonction critique de la durée ne consiste pas à « lutter » contre
les concepts tout faits en leur opposant de façon ferme sa propre
« conceptualité ». Il ne s’agit pas de rectifier ou de redéfinir des concepts
existants, mais de se déplacer sur un autre sol conceptuel, sur lequel les
constructions conceptuelles traditionnelles ne s’imposent plus, où elles
sont rendues inutiles. En même temps, dans son statut conceptuel, la
durée ne se développe qu’à travers ces procédés critiques. C’est en pensant en fonction de la durée, en replaçant tous les phénomènes et tous
les problèmes philosophiques dans le temps, que Bergson mène le
concept de durée à sa consistance et à sa pertinence théorique.
3.
Il n’y a pas de pensée déterminée ou « définie » de la durée, la durée a
toujours été équivoque. C’est même cette équivocité qui déstabilise la
durée et crée en même temps les conditions de sa mobilité, afin qu’elle
reste en devenir. La durée, selon le sens premier que lui donne Bergson, est
une continuité d’écoulement, une spontanéité. D’autre part, elle connote la
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résistance, la dureté ; elle provient du mot latin durus qui veut dire « dur »,
« résistant ». Il y a en elle à la fois la fluidité et l’aspect de résistance, de
dureté, aspect que Bergson, pour sa part, essaye d’atténuer. C’est suivant
ces deux aspects que se joue l’essentiel de l’argumentation bergsonienne.
On voit qu’à travers les textes philosophiques, les deux dimensions – celle
de la spontanéité et celle de la résistance – se perpétuent : l’une constitue
principalement l’objet de la recherche bergsonienne, l’intuition de la durée
ou l’expérience pure du temps, l’autre consiste à maintenir un effort pour
penser cette expérience, sans pour autant l’épuiser dans des conceptualisations quelconques. L’analyse étymologique et lexicale permet de se rendre
attentif à cette variété de façons propres à Bergson d’utiliser la durée,
variété à laquelle on ne serait pas susceptible autrement. Par exemple,
l’introduction et l’explication de la durée qu’on trouve dans l’Essai sur les
données immédiates de la conscience, on peut la penser suivant la formule lexicale
suivante : « laisser durer », puisqu’il s’agit de l’écoulement libre de la durée
qui ne se délimite qu’en se heurtant contre le temps. D’autre part, dans
Matière et mémoire, la formule appropriée, décrivant le mouvement spécifique à la durée, pourrait être « faire durer », puisqu’il s’agit d’un véritable
effort de prolongation, de spatialisation presque du temps.
La durée, en tant qu’elle est l’argument ultime de la philosophie bergsonienne, ne peut être appelée concept que si elle possède une certaine
force opérationnelle, et, a fortiori, elle ne peut apparaître comme concept
qu’au moment où elle se défait de son objet de référence (âme, conscience
ou vie) pour désigner, sur le plan subjectif, la forme de notre conscience
ou de notre pensée et, sur le plan objectif, la forme qui gouverne les
rapports entre les choses en général (les choses qui durent). Ainsi, le
concept de durée n’a pas été choisi uniquement pour désigner la dimension spécifique du temps pur ou du temps vécu, qu’il s’agit pour Bergson
de mettre en valeur en l’opposant au concept de temps chronologique et
quantifié. Il joue également un autre rôle : celui d’une opération « temporalisante » de la pensée elle-même. C’est un concept qui se forme au fur
et à mesure que la pensée bergsonienne s’efforce de le mettre en œuvre :
durée comme effort de retenir l’expérience primitive de notre conscience,
de la faire durer, durée comme suspension des cycles de la perception par la
mémoire en évitant qu’elle se prolonge en action, durée, enfin, comme
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dissociation en formes temporelles multiples, suite aux obstacles que rencontre
l’élan vital sur son chemin.
L’intuition de la durée pure ne peut pas se comprendre sans l’opération originaire de la pensée bergsonienne qui la précède, celle qui détermine le champ propre à cette pensée, en opposant le concept de « durée »
à celui de « temps », analytique et quantifiable. Dès sa forme linguistique,
la durée exprime une certaine attitude, une manière de se rapporter au
temps. Nous ne pouvons vivre le temps immédiatement, nous le vivons
par sa durée, par sa continuité donc. Le temps est quelque chose qui passe
et dont l’essence même est de passer, la durée ne passe pas, elle dure, elle
écarte le temps de l’intérieur, elle introduit une distension temporelle. Le
temps qui dure est un temps qui nous semble long, certes, mais c’est aussi
quelque chose dans le temps qui justement lui résiste, un noyau dur à
l’intérieur du temps. La durée donne forme au temps, elle parvient à
maîtriser de l’intérieur cette spontanéité qui est propre au temps et à son
contenu. Il s’agit donc de privilégier l’aspect pour ainsi dire formel de la
durée. L’idée de résistance, cette dimension quasi spatiale logée dans ce
concept bergsonien déborde de tous côtés le sens strict dont Bergson
semble d’abord le doter : celui de la continuité et de la fluidité de succession. Le thème (tout positif) de la résistance anime donc la pensée de
Bergson. Il s’agit de résister au temps quantifiable, analytique, linéaire,
d’introduire la durée elle-même comme ce type de résistance, du retard,
de la temporalisation à l’intérieur du temps.
Afin de voir comment Bergson met en place l’opération temporalisante
de sa pensée, prenons l’exemple caractéristique tiré de l’Essai sur les données
immédiates de la conscience. Il s’agit tout particulièrement du troisième chapitre, dans lequel Bergson aborde le problème de la liberté et de l’acte libre.
L’acte libre ne se produit pas tout seul et spontanément en éliminant le
passé et en construisant sur ses cendres un nouveau présent, mais, selon
les métaphores éloquentes de Bergson, il « émane » de notre personnalité,
l’exprime, en ayant avec elle « cette indéfinissable ressemblance qu’on
trouve parfois entre l’œuvre et l’artiste » 1, il « s’en détache à la manière
1. DI, p. 129.
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d’un fruit trop mûr » 1. Bergson veut montrer le lien indissociable entre le
sujet qui agit et le but vers lequel il est tourné, entre le « sujet » et « l’objet »
dans la durée pure. Il ne s’agit pas de dérouler une démonstration logique
qui permettrait à Bergson de résoudre son problème. La stratégie de
Bergson consiste à reproduire dans la pensée une certaine situation expérimentale qui permettra de dire avec toute confiance que nous effectuons
un acte libre. C’est pourquoi l’expérience dont il s’agit peut être décrite et
démontrée seulement dans des situations empiriques concrètes – dans les
exemples déployés par Bergson. Ces exemples doivent jeter la lumière sur
l’idée principale de Bergson qu’« il faut chercher la liberté dans une certaine nuance ou qualité de l’action même, et non dans un rapport de cet
acte avec ce qu’il n’est pas ou avec ce qu’il aurait pu être » 2.
Imaginons, dit Bergson, que nous nous levons pour ouvrir la fenêtre.
Mais tout d’un coup quelque chose détourne notre attention et nous
oublions ce qui nous a poussé à quitter notre place. Les associationistes
diront qu’il s’agit d’une association simple de deux idées : celle du but qu’il
faut accomplir et celle du mouvement lui-même qu’il faut effectuer pour
atteindre ce but. Mais si en l’occurrence l’association s’écroule, puisque
nous avons perdu une idée, alors pourquoi ne se rassied-on pas et
demeure‑t-on débout en ayant un sentiment flou qu’il nous reste encore
quelque chose à faire ? En effet, nous avons perdu la direction et le sens
de notre action, mais notre position nous indique la présence d’une sorte
d’image interne de cette action à accomplir. L’action a disparu, mais son
image reste. Bergson propose d’étudier cette image pour y trouver l’idée
perdue. « Il faut donc bien que cette idée ait communiqué à l’image interne
du mouvement esquissé et de la position prise une coloration spéciale, et
cette coloration n’eût point été la même, sans doute, si le but à atteindre
avait été différent. » 3 La position fait elle-même partie du mouvement et
sa coloration est déterminée par le but à atteindre. Mais le caractère et la
nature de cette action se manifestent dans la situation telle que quelque
chose a empêché de mener à bien cette action, et même la possibilité de
1. Ibid., p. 132.
2. Ibid., p. 137.
3. DI, p. 121.
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ÉTUDES GÉNÉRALES
son accomplissement a été mise en cause. Bergson nous place dans une
situation dans laquelle l’action a déjà commencé, puisque le premier mouvement, c’est‑à-dire le déplacement dans l’espace a été fait, mais pas encore
accompli, puisqu’il s’est trouvé comme suspendu dans le temps, différé.
L’action est donc comme défragmentée par Bergson, non point dans
l’espace, mais dans le temps ou dans la durée pure. Cette action qui est
prise entre son commencement et sa fin relève ici aussi de l’ordre intermédiaire de l’image. C’est justement dans une situation de gêne, de retard,
d’écart du cours habituel des choses et des événements (caractéristique de
nombreux exemples de Bergson), que se crée la possibilité de la pensée en
durée.
Tout acte, toute pensée, tout effort de la création se fait conscient ou
se manifeste seulement de façon négative, comme résultat de cet obstacle,
que la pensée ou l’action rencontre sur son chemin. Nous sommes libres et
nous sommes conscients de cette liberté quand nous oublions en quelque
sorte le but de notre action. L’oubli est un obstacle singulier qui nous
permet de détacher l’action comme un acte actuel, comme ce qui nous
arrive à ce moment précis, de ce but qui semble le déterminer de l’extérieur. L’action est toujours orientée pragmatiquement, elle est intéressée.
Bergson nous propose de la penser en elle-même, indépendamment de cet
intérêt utilitaire qu’elle peut représenter pour nous. Ce thème du désintéressement joue par ailleurs un rôle important chez Bergson, et pas seulement dans sa conception du rêve ou des pathologies de la mémoire 1, mais
aussi dans les processus de la création eux-mêmes, autant artistiques que
philosophiques. Il s’agit en quelque sorte de dissoudre le problème en
l’expérimentant de façon immédiate. L’écart, l’inhibition, la résistance
– tout cela est la durée dans la mesure où la durée implique un effort
intellectuel de penser ensemble deux ordres différents, et surtout la trans1. Les situations où le temps se retourne sur soi-même, se boucle (dans les
pathologies de la mémoire par exemple) ont extrêmement intéressé Bergson. Cf., par
exemple, ses articles : Le souvenir du présent et la fausse reconnaissance ; « Fantômes du vivant » et
« Recherche psychique » ; Le rêve ; mais aussi le motif de la vision hypermnésique des mourants
qui se rencontre à plusieurs endroits de son œuvre et dont on peut trouver l’analyse
poussée chez Georges Poulet dans le texte « Bergson. Le thème de la vision panoramique
des mourants et la juxtaposition » (Georges Poulet, L’espace proustien, Paris, Gallimard,
1982).
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formation, le passage d’un ordre à un autre ordre. La préoccupation de
Bergson est de penser cet écart de l’intérieur même, non pas en le
comblant et en supprimant ainsi le dualisme entre l’esprit et la matière,
mais en le maintenant à l’œuvre. C’est de cette façon qu’il procède lorsqu’il
s’attaque à résoudre les problèmes philosophiques en général. Il pense la
liberté par l’idée de ressemblance ou par l’image de l’émanation, la perception par le biais des schémas circulaires, la mémoire par le schéma du cône,
la vie par l’image d’élan vital, etc. Toutes ces figures de la pensée sont des
termes intermédiaires permettant de maintenir cet écart.
*
*
*
On peut donc observer un clivage dans le concept de durée : il permet de penser le Temps dans sa dimension du vécu, du changement, de
la continuité, dans un effort du mimétisme intérieur, mais dans sa fonction opératoire, celle qui n’est pas interrogée, la durée engage une certaine
technique, des modes particuliers de la pensée, qui se caractérisent par la
mise en place de stratégies de résistance, et d’écartement. L’étude étymologique et lexicale est, à beaucoup d’égards, décisive pour mon propos.
La distinction entre la résistance et la spontanéité permet de penser la
durée en dégageant sa nature contrariée. La pensée de Bergson est partagée entre ces deux tendances : l’évidence de l’intuition première, la durée
comprise comme changement spontané, et la résistance qui se loge
imperceptiblement à l’intérieur même de cette pensée – à tel point qu’on
a toujours l’impression qu’elle ne peut entièrement se ressaisir elle-même,
s’approprier elle-même. L’opérationnalité de la durée ou, plus précisément, son travail, consiste dans son activation incessante. C’est une pensée du commencement, qui se renouvelle dans un effort répété.
L’approche de la pensée bergsonienne que je propose est plus de
l’ordre de l’ouverture, elle découvre un plan gigantesque d’images, comme
une sorte d’inconscient de la pensée de Bergson, qui est toujours trop
préoccupé à argumenter autour de la durée, à justifier celle-ci, voire à la
défendre, pour pouvoir faire attention aux procédés mêmes auxquels il a
constamment recours à travers ce plaidoyer impressionnant. Par image au
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ÉTUDES GÉNÉRALES
sens large, je comprends ainsi ce champ ou ce système de rapports entre
tous les éléments microscopiques et préparatoires de la pensée qui rendent
possible son mouvement général. Cependant, si on devait parler du tout de
la pensée bergsonienne, de sa systématicité, il faudrait dire qu’elle est toute
dans sa cohérence logique, dans son obstination à penser ce qui échappe à
la prise directe, ce qui ne se met pas automatiquement à la disposition de la
pensée conceptuelle. C’est pourquoi justement Bergson a besoin des
images, des approches multiples et variées de la même intuition.
Il a y donc deux procédés essentiels que Bergson met en jeu. D’abord
replacer l’objet de la pensée dans le temps, le retenir dans la durée pour
pouvoir l’expérimenter. Le projet fondamental de la philosophie de Bergson est de parvenir à penser le temps tout en se rendant compte de la
temporalité de cette pensée elle-même et de l’impossibilité de sortir du
temps pour se l’assigner en tant qu’objet. Le problème du temps est déjà à
l’intérieur du système bergsonien, il ne peut pas penser le temps sans se
trouver dedans. Mais pour rester dans le temps, il a besoin de recourir aux
images comme aux éléments opératoires pour penser la durée en empêchant sa finalisation conceptuelle. Les concepts extrêmement larges et
abstraits, tels que la liberté, la nature, la matière, la perception, représentent
autant de problèmes pour la pensée philosophique tant qu’ils ne sont pas
transcrits en termes d’images. Les images empêchent les concepts bergsoniens de se clore, de s’enfermer dans leur structure conceptuelle, elles
constituent une sorte de surface mobile et communicationnelle pour les
concepts. Si les concepts, en outre, sont liés les uns aux autres, c’est, sans
doute, par l’intermédiaire des images. Ainsi dans ce rapport privilégié,
envisagé en termes chronologiques, les images, d’une part, précèdent les
concepts, car elles doivent préparer leur apparition, mais d’autre part, elles
suivent immédiatement les concepts, car elles sont censées veiller par
ailleurs à leur bon fonctionnement et au risque qu’ils ne se réifient trop
rapidement. Cette liaison étroite entre les deux plans, celui des images et
celui des concepts, et la transition incessante d’un plan vers l’autre forment
le tissu mobile et vivant du texte bergsonien.
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II
BERGSON DANS LE MONDE
ENCOMBRES, GÊNES ET RÉSISTANCES :
L E S S I N G U L I È RE S « R E N C O N T R E S » D U B E R G S O N I S ME
EN ESPAGNE (1889-ANNÉES 1920)
par Camille LACAU SAINT GUILY
LE TRANSFERT CULTUREL DU BERGSONISME :
SENS OU CONTRE-SENS ?
Dans son livre La gloire de Bergson. Essai sur le magistère philosophique,
François Azouvi montre comment le plus grand philosophe de la Troisième
République française, Henri Bergson (1859-1941), et sa pensée philosophique, le bergsonisme, dans les années 1900-1914, ont « coloré toute la
culture » en France. L’originalité de la démarche d’Azouvi provient de son
travail d’historien culturel. Jamais ce qu’il appelle les sphères « excentrées »
de la métaphysique, que la philosophie bergsonienne a beaucoup « travaillées », ne sont envisagées avec dédain. Comme lui, nous ne pouvons pas
concevoir que le transfert d’une pensée comme celle de Bergson dans des
univers non métaphysiques, qui entraîne de fait la dilution de ses contours
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BERGSON DANS LE MONDE
philosophiques, corresponde à une forme de « dégradation » ou de déperdition intellectuelle 1. Ainsi, lorsque deux éminents bergsoniens français,
notamment Albert Thibaudet (1874-1936) ou encore Rose-Marie MosséBastide (1909-1999), critiquent les lectures singulières qui ont pu être faites
du bergsonisme, ils semblent un peu tomber dans le travers d’une interprétation appauvrissante de ce mouvement. Thibaudet a trop vite fait de
réduire l’interprétation à la caricature grotesque. Il écrit, en effet, en 1923 :
« le bergsonisme de l’instinct pur, […], le bergsonisme dada, est une caricature à peu près aussi exacte que le Socrate des Nuées, lorsqu’il mesure le
saut d’une puce, ou le Rousseau des Philosophes que Palissot fait entrer en
scène à quatre pattes » 2. De même, Rose-Marie Mossé-Bastide considère
que « le succès du bergsonisme était dû à des contresens, et le message était
trop nouveau pour être compris du premier coup » 3. Ce terme de « contresens » auquel cette dernière recourt, semble symptomatique de la perception dépréciative que l’on a pu avoir de l’immense périple national et international mené par le bergsonisme. Certes, à un moment donné, en circulant
dans des milieux hétérogènes, il a engendré des suggestions, fécondé des
esprits qui l’ont alors transfiguré, « métabolisé » en un « bergsonisme leur ».
Mais pourquoi stigmatiser cette appropriation du bergsonisme en une caricature ou un contresens ? Jacques Chevalier (1882-1962) évoque, dans son
livre Bergson, sa personnalisation du bergsonisme, l’image intérieure qu’il en
a 4. Le bergsonisme en soi, proprement philosophique, en voyageant, se
1. « J’ai essayé de restituer l’ampleur [de l’« effet » Bergson, de ce phénomène sans
précédent qu’a été sa gloire] en procédant par cercles concentriques, depuis le milieu des
spécialistes aptes à discuter à armes égales avec l’auteur de l’Essai sur les données immédiates de
la conscience et de Matière et mémoire, jusqu’aux réseaux de plus en plus larges, de plus en plus
éloignés du monde des philosophes, les réseaux de ceux qui entendent dans cette
philosophie l’appel de Dieu, la voix de l’exaltation esthétique et un hymne à la libération
politique. Il va sans dire que, s’il y a eu un phénomène Bergson, c’est à l’écho de sa
doctrine dans ces mondes excentrés qu’on le doit entièrement » (François Azouvi, La gloire
de Bergson. Essai sur le magistère philosophique, « Avant-propos », Paris, Gallimard, « NRF
Essais », 2007, p. 18).
2. A. Thibaudet, Le bergsonisme [1923], Paris, Gallimard, NRF, t. II, 1924, p. 101.
3. Rose-Marie Mossé-Bastide, Bergson éducateur, Paris, PUF, 1955, p. 79-80.
4. « C’est un Bergson mien en quelque manière, je pourrais presque dire “mon”
Bergson, que je présente dans ces pages, je veux dire le Bergson dont ma mémoire a
reconstitué et gardé intérieurement l’image et la physionomie spirituelle, en négligeant
certains traits, en retenant certains autres, suivant la loi d’affinité qui règle l’oubli et le
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ENCOMBRES, GÊNES ET RÉSISTANCES
459
dénature, se désintègre, pour devenir un « bergsonisme ouvert ». Et faut-il
penser que ses divers récepteurs, en se l’appropriant, se comportent comme
des fauves, massacrant, défigurant, dépeçant cette pensée qui ne serait alors
plus qu’une carcasse sans vie, rendant méconnaissable ce qu’elle est initialement ? Le préfixe « des- » signifie la séparation, la cessation, une forme de
déperdition. Le bergsonisme a bien une vie au-delà des textes de Bergson
et, en ce sens, il y a une différence entre le bergsonisme stricto sensu et le
bergsonisme transfiguré, mais de cette séparation n’émergent-ils pas a contrario des « sens » ? Cela ne fait-il pas « sens » d’être libre de comprendre et de
faire vivre une pensée ? La pensée ne meurt-elle pas dès lors qu’elle perd de
son caractère processuel et en mouvement ? L’herméneutique rigoureuse
des textes philosophiques n’est pas l’unique existence qu’ils peuvent avoir
en dehors d’eux-mêmes. D’autres peuvent la leur donner, dans un espace
disjoint de celui des spécialistes. Et affirmer cela ne signifie pas que l’on
cautionne l’un des pires ennemis de la pensée : le relativisme. Il est dangereux de dire que le sens d’un texte ne provient que de l’interprétation qu’on
lui donne et donc que le récepteur peut lui extirper tout ce qu’il projette sur
lui. L’interprétation relativiste d’un texte est périlleuse, le pouvoir de suggestion d’une grande pensée est, lui, fécond. L’histoire du bergsonisme français
et du « bergsonisme espagnol » démontre, entre autres, ce pouvoir de suggestion, même si cette histoire fut, en Espagne, problématique.
LE BERGSONISME, UN PARADIGME INCONTOURNABLE
POUR L’ESPAGNE ?
Pourquoi étudier le bergsonisme en Espagne ? Cette étude est incontournable. En effet, lorsque Rose-Marie Mossé-Bastide montre que Bergson est devenu, « entre 1900 et 1914, l’éducateur de toute l’élite intellecsouvenir, de telle sorte que l’objet ou l’être que nous percevons n’est pas l’objet en soi ni
l’être en soi, mais ce qui, dans cet objet ou dans cet être, est en accord ou en sympathie
profonde avec nous » (Jacques Chevalier, Bergson, Paris, Plon, 1926, p. III-IV).
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460
BERGSON DANS LE MONDE
tuelle de la nation française » 1, et que François Azouvi expose le magistère
exercé par Bergson, en France, situant lui aussi son exercice entre 1900 et
1914 2, un hispaniste ne peut que se demander quel fut son impact sur la
Péninsule. Comme le souligne Serge Salaün, « il n’y a jamais eu de Pyrénées
pour les intellectuels espagnols soucieux de modernité : la France et, à
travers elle, toute l’Europe leur ont toujours fourni des modèles et des
références, politiques et culturels » 3. L’Espagne, particulièrement à la fin
du XIXe et au début du XXe siècle, voit dans la France un paradigme intellectuel et plus largement culturel dont elle tente d’acclimater certaines
idées. À cette époque, diverses pensées comme celles des Français Taine
(1828-1893), Renan (1823-1892), Ribot (1839-1916), Durkheim (18581917), Baudelaire (1821-1867), Mallarmé (1842-1898), Verlaine (18441896), déferlent sur l’Espagne ainsi que celles des Allemands Nietzsche,
Schopenhauer (1788-1860), ou du Danois Kierkegaard (1813-1855), par le
canal de la France. Celle-ci n’est donc pas seulement un paradigme mais
aussi un vecteur culturel pour l’Espagne.
Dès le début de la Restauration bourbonienne, en 1874, et même
précédemment, notamment lors du Sexenio democrático (1868-1974), un certain nombre d’intellectuels 4 sont désireux de reconstruire leur pays, en
s’inspirant des paradigmes culturels européens et mondiaux. L’ouverture
est un positionnement politique hétérodoxe, en Espagne, une façon de
lutter contre la décadence à laquelle a mené l’autarcie, une manière de
1. Rose-Marie Mossé-Bastide, ibid., p. 73.
2. Après la Grande Guerre, la philosophie de Bergson perd de sa force et de son
influence. Les responsabilités politiques du philosophe, son prix Nobel de littérature reçu
en novembre 1928, entre autres, font de lui un « classique », une sorte de figure
académique qui n’attire plus ceux qui construisent les nouvelles modernités culturelles de
l’époque (Azouvi, ibid., p. 317).
3. Serge Salaün, « Les avant-gardes poétiques espagnoles (années 20 et 30) : Mimétisme et originalité », Semiotische Weltmodelle, Hartmut Schröder, Ursula Bock (hrsg.), Berlin,
Lit Verlag, 2010, p. 481-495 (p. 481).
4. Ces intellectuels sont à la tête d’un courant hétérodoxe : le krausisme. Ces hommes
sont les héritiers de Julián Sanz del Río (1817-1869), « passeur » culturel de la philosophie
allemande de Krause (1881-1932). Le contenu idéaliste, postkantien, de cette philosophie
n’est pas si central. Leur obédience krausiste est surtout le signe que ces hommes souffrent
de l’autarcie culturelle dans laquelle vit l’Espagne. Ils cherchent à synchroniser leur nation
décadente avec les modernités intellectuelles d’alors, européennes et mondiales.
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combattre l’hétéronomie et l’état de tutelle dans lequel elle se trouve
enlisée. Selon eux, l’Europe est la condition de possibilité de la « régénération » nationale, une réponse au « problème espagnol », un moyen
incontournable pour mettre fin à la « légende noire » qui pèse sur le pays
depuis la guerre de l’Espagne post-tridentine de Philippe II (1527-1598)
contre le protestantisme. Face à cette « légende noire », ces intellectuels,
krausistes, se veulent les héritiers espagnols des Lumières. En 1876, ces
passeurs culturels actualisent leur opposition à l’Espagne officielle, en
créant une Institution pédagogique libre, appelée Institución libre de
enseñanza, sorte de réponse européaniste à l’obscurantisme qui ne cesse de
les retarder. Ils veulent, eux aussi, accéder à leur âge de Raison. Les
conditions sont donc a priori en place pour que ces européanistes
accueillent la protestation métaphysique bergsonienne, comme un instrument pour se libérer des fers qui les retiennent, dans l’ombre d’une
Caverne où l’obscurité/tisme tue toute tentative hétérodoxe.
UN « BERGSONISME FLAMENCO » ?
Nous avons commencé nos recherches avec un fort préjugé selon
lequel l’Espagne accueillit Bergson avec enthousiasme, et nous trouvâmes
rapidement suspect, presque inquiétant, que personne n’ait jusqu’à présent
travaillé, de façon globale, sur l’histoire du bergsonisme dans les circonstances particulières (José Ortega y Gasset) qu’impose ce pays. L’Espagne
est a priori la terre d’une philosophie, certes non systématique, mais
« valable » ; les penseurs espagnols ne sont pas des métaphysiciens, ils sont
pour beaucoup des (méta)physiciens. Leur pensée élève l’organique, l’intériorité humaine et charnelle à un logos qui ne signifie ni ne vise le rationnel 1.
Chez eux, le langage (logos) ne cherche pas à retranscrire le logos comme
raison. Les Espagnols expriment la vie par un langage souvent viscéral,
1. C’est d’ailleurs contre cette tendance anti-intellectualiste que s’érigent souvent José
Ortega y Gasset et Antonio Machado.
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sans le secours de la pensée dialectique. Leur « logique » est paradoxale :
elle est physique, même si elle prend de la hauteur et est, en cela, une
métaphysique. Par conséquent, les Espagnols « philosophent », mais à leur
façon. Ils développent une pensée vitale, humaine trop humaine. Ils font
exister ce que l’on trouve peu chez les Européens, excepté chez Nietzsche
ou chez Bergson, notamment ‒ qui cherchent à dépasser l’intellectualisme
pour faire advenir la vie et la liberté de l’homme dans leur pensée qui en est
une célébration. Nous pensions donc que la philosophie de Bergson
− entre autres, son intuitionnisme, sa dimension antipositiviste, anti-intellectualiste, son « élan » − avait eu un impact magistériel en Espagne. Nous
projetions de défendre l’hypothèse de l’hispanisation du bergsonisme, imaginant sa transfiguration glorieuse en un bergsonisme « flamenco », « aux
larmes de sang », en une mystique très exaltée. Dans la représentation
initiale de ce sujet, nous nous figurions que ce travail consisterait en l’étude
d’un bergsonisme espagnol, transpercé par les coups de plumes et de
pinceaux d’un expressionnisme hispanique, à la façon d’une sainte Thérèse
d’Ávila, morte transverbérée par le long dard en or flamboyant qu’un
séraphin lui aurait enfoncé jusqu’aux entrailles. Mais Bergson n’avait pas
tant enthousiasmé les penseurs espagnols, a priori du moins, et dans ses
premiers contacts. Nous avons sans doute pensé trop vite que l’Espagne
produirait un bergsonisme sui generis « de chair et de sang », un bergsonisme
picasséen ou lorquien et qu’elle accueillerait Bergson tout autant que
Nietzsche, en sauveur dionysiaque, le couvrant de fleurs et d’hommages,
comme le fit la France. C’était peut-être trop confondre le nietzschéisme et
le bergsonisme. La destinée du bergsonisme serait autre, en Espagne, que
triomphale, glorieuse ou légendaire. Cette réception a, plutôt, été marquée
par une série de singulières « rencontres », souvent faites d’encombres, de
gênes et de résistances. Pourquoi alors, tandis qu’en 2007 Azouvi publie un
texte prouvant le magistère exercé par Henri Bergson, en France, ce dernier n’a‑t-il a priori pas connu une « immense gloire » dans le pays voisin,
alors que la France constitue depuis longtemps un intermédiaire de toutes
les modernités culturelles pour l’Espagne ?
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CARENCE HISTORIOGRAPHIQUE
OU LIEN CONTRARIÉ DES ESPAGNOLS À BERGSON ?
Tout d’abord, il faut rappeler que peu de choses ont été écrites sur la
réception de Bergson en Espagne. C’est toujours de façon sporadique que
la critique s’est arrêtée sur ce sujet, ne se demandant jamais s’il y eut un
« bergsonisme espagnol » ou pour quelles raisons il aurait été inexistant. Ou
alors certains, comme Alain Guy − qui se consacra à l’étude de la philosophie espagnole −, soutiennent dans leurs articles l’omniprésence du bergsonisme, en Espagne, comme une évidence, dans les milieux intellectuels
« fin de siècle », mais ne la prouvent jamais vraiment.
Yvan Lissorgues, spécialiste de l’écrivain et critique littéraire, Leopoldo
Alas Clarín (1852-1901), est l’un des rares à s’être penché sur la question, en
adoptant une méthode d’histoire culturelle. Il est l’un des seuls à donner une
explication à ce qu’il considère comme une impossible pénétration de la métaphysique, à la fin du XIXe siècle, en Espagne. Il est, toutefois, resté focalisé sur
le premier récepteur espagnol du bergsonisme, Clarín, et sur une période
restreinte, la fin du XIXe siècle. Nous aurions aimé le lire sur la « descendance
clarinienne », sur ceux qui ont voulu faire fructifier son enseignement, ses
étonnements, poursuivre ses combats spiritualistes et antipositivistes et qui
ont cherché à restaurer la métaphysique, en Espagne. Ce souhait était-il, de
fait, impossible ? N’avait-on pas lu Yvan Lissorgues sur ce thème parce qu’il
n’y avait pas eu d’hommes capables de porter ce désir clarinien de régénérer la
métaphysique, en Espagne, après la mort du critique, dès 1901 ?
D’autres ont analysé l’influence de Bergson chez le poète Antonio
Machado (1875-1939), comme s’il avait été le seul à faire l’histoire du
bergsonisme dans ce pays. Ce préjugé existe toujours. Par exemple, MaryJo Landeira a écrit sa thèse sur La présence de Bergson dans l’œuvre d’Antonio
Machado ; néanmoins, partir du bergsonisme machadien ne lui permet pas
de reconstituer le lien plus général de l’Espagne à Bergson, entre 1900 et
1930, auquel elle consacre pourtant une partie. Celle-ci ne propose pas une
vision synoptique expliquant quels sont les acteurs du bergsonisme et le
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BERGSON DANS LE MONDE
sens de son histoire, en Espagne. Elle juxtapose des noms et des lieux de
ce pays où Bergson et le bergsonisme auraient été cités ou développés. Or,
pour recomposer le rapport de l’Espagne à Bergson, on ne peut se cantonner à une approche de la partie au détriment d’une étude holistique ; dans
une reconstitution historique plus large, il faut se mettre à la recherche des
relais culturels, des hommes qui ont fait circuler cette pensée à travers des
réseaux et qui ont contribué à l’existence d’un « bergsonisme espagnol ».
Antonio Machado n’explique en aucun cas à lui seul la singularité du lien
de ce pays au philosophe français. Et même si Mary-Jo Landeira a procédé
à un recueil d’indices souvent inédits, après la lecture de cette thèse, on a
envie de demander par qui, comment et pourquoi ce mouvement
philosophique-là a été évoqué, dans ce pays-ci, entre 1900 et 1930. Y a‑t-il
eu une modalité originale de pénétration ? Quelles sont les spécificités
internes de ce pays qui ont pu conditionner une réception singulière du
bergsonisme ? Les « philosophèmes » bergsoniens (F. Azouvi) ne pénètrent
pas de manière interchangeable dans tous les pays. Chacun d’eux modèle
et particularise cette réception, en fonction de ses circonstances propres.
Enfin, l’enjeu polymorphe et spécifique que pose le bergsonisme à la
France et à l’Europe ne semble pas vraiment la préoccuper. C’est un peu le
cas de tous les critiques littéraires qui ont analysé le bergsonisme dans
l’œuvre d’Antonio Machado. Leur approche ne cherche pas la recomposition d’une histoire du bergsonisme, en Espagne, ou « naturalisé » espagnol.
D’autre part, en cherchant à prouver que le poète des Campos de Castilla
était le (poète) bergsonien espagnol, peu ont considéré son ambivalence à
l’égard du bergsonisme, alors qu’il évoque, de nombreuses fois, dans ses
phases rationalistes et parménidiennes, la répulsion que provoque en lui le
mobilisme de la philosophie bergsonienne. Il affiche, en outre, un certain
mépris pour sa dimension arrière-gardiste. La réduction historiographique
machadienne de Bergson, dans ses Complementarios, à n’être que « l’herbier
de la fleur symboliste » a même empêché aux propos du grand critique et
poète ultraïste, Guillermo de Torre (1900-1971), sur le bergsonisme des
avant-gardes françaises et espagnoles 1, d’être considérés, analysés et surtout
1. Cf. Guillermo de Torre, Literaturas europeas de vanguardia, Madrid, Caro Raggio,
1925.
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retenus par la critique qui lui était contemporaine et ultérieure. Machado,
hormis l’immobilisation historiographique à laquelle a conduit son célèbre
(trop célèbre) bergsonisme poétique, a aussi indirectement conduit la critique à ne considérer ce mouvement que comme la restauration d’une
vision introspective de l’homme, correspondant bien à l’esthétique intimiste
du « modernisme » 1 littéraire, négligeant que le bergsonisme fut également
une incitation pragmatiste à l’action, pouvant inspirer d’autres sphères
culturelles espagnoles. Bergson n’a pas seulement écrit les Données immédiates
de la conscience ou Matière et mémoire, mais aussi L’Évolution créatrice. Les
carences historiographiques sur Bergson en Espagne ont donc été majeures
pendant longtemps, notamment à cause de cette habitude de solidifier
l’histoire, faisant trop souvent de Machado le bergsonien espagnol.
Dans la même logique répétitive et immobilisatrice, beaucoup ont
travaillé sur les quelques figures espagnoles que l’on associe inlassablement
au bergsonisme, répétant les mêmes datations de leur réception de cette
pensée, oubliant, eux aussi, qu’une approche trop monographique est susceptible de morceler l’histoire culturelle du bergsonisme en Espagne et
empêche donc de pouvoir la recomposer.
C’est peut-être la présence a priori non magistérielle de Bergson, dans ce
pays, du moins non visible immédiatement, qui en a dissuadé plus d’un à se
lancer dans un travail global et non fragmentaire. Le manque d’études d’histoire culturelle sur la réception de Bergson et des philosophes plus généralement, en Espagne, est flagrant, sans doute par peur de devoir affronter le
néant vers lequel tend la notion d’absence. Gonzalo Sobejano et son
Nietzsche en España font figures d’exception, dans l’hispanisme. Pourtant, le
plein ne doit pas être le seul objet légitime des attentions scientifiques. Un
vide, une absence philosophique ou ce qui s’est révélé, mais plus tard,
comme une réception contrariée, sont en soi significatifs et symptomatiques.
Il nous faut, enfin, souligner l’un des grands obstacles construits par
l’historiographie tendant à déréaliser la « Edad de Plata » espagnole. Les
étiquettes encombrantes pour parler de cette époque culturelle y sont
particulièrement nombreuses, comme, par exemple, le « krausisme », la
1. C’est ainsi que l’on nomme le symbolisme en Espagne.
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BERGSON DANS LE MONDE
« génération de 98 », les littéraires « modernistes », la « génération de 1914 »,
la « génération de 27 ». Recourir à ce syntagme de « génération » est un
réflexe facile qui durcit une réalité fluctuante et complexe. Certains hispanistes, comme Yvan Lissorgues ou Serge Salaün, ont déjà critiqué durement cette manie. Ce terme, en enfermant la réalité vivante et en la fixant,
gêne finalement beaucoup un travail qui cherche à reconstituer le lien réel
et vécu de l’Espagne à Bergson ; car il n’est pas si simple de trouver des
écrits qui échappent à cet automatisme sclérosant et qui n’utilise pas cette
médiation conceptuelle. Un concept doit permettre de réfléchir. Celui de
génération, notamment, ne le fait pas. Au contraire, il empêche de reconsidérer tous les intellectuels dans la complexité de la période dans laquelle ils
ont vécu. Il fige la réalité en des termes « aux contours arrêtés » et tout ce
moment philosophique apparaît trop souvent comme une réalité abstraite,
traitée de façon intellectualiste, qu’il faut réanimer si l’on veut comprendre
l’existence historique et vivante du bergsonisme en Espagne.
Finalement, peut-être faut-il expliquer ces carences ou maladresses
historiographiques par la singularité de la réception du bergsonisme en
Espagne. Son histoire espagnole est, en effet, faite d’une série de petites
contrariétés conjoncturelles, de microhistoires contrariées, qui traduisent
une difficulté structurelle de ce pays à faire une place à la protestation
bergsonienne : entre autres, l’histoire contrariée des catholiques néothomistes, des positivistes wundtiens, de la « descendance clarinienne », des
conservateurs, notamment, de la droite radicale, des poètes modernistes,
des pédagogues immanentistes, des futuristes, des ultraïstes, des créationnistes, des philosophes, des historiographes, avec lui.
LES SINGULIÈRES CIRCONSTANCES DE L’ESPAGNE DE LA FIN DU
XIX e SIÈCLE : UNE IMPOSSIBILITÉ BERGSONIENNE ?
L’Espagne de la fin du XIXe siècle est bien différente de la France de
cette époque, qui adopte, en 1905, la loi de séparation de l’Église et de
l’État, mettant fin à l’opposition entre la France cléricale en faveur du
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Concordat et la France républicaine et qui devient alors laïque. L’histoire
de l’Espagne, son lien indissoluble avec l’Église, qui se renforce sous la
Restauration des Bourbons, explique sans doute les raisons d’une hostilité,
a priori paradoxale, à celui qui représente, entre autres, la restauration du
spiritualisme et de la métaphysique en France, après l’ère positiviste. Le
contexte interne de la fin du XIXe siècle de la péninsule Ibérique empêche
le bergsonisme d’y pénétrer. La métaphysique devient l’un des enjeux
symboliques de ce que l’on pourrait appeler la « querelle des Anciens et des
Modernes » espagnols. La philosophie des Anciens est néothomiste, par
conséquent, seuls les institutionnistes, européanistes, peuvent a priori
accueillir la métaphysique moderne, d’autant que la plupart sont krausistes,
ce qui devrait les prédisposer positivement à l’accueil de la « philosophie
nouvelle ». Rien de cela ne se produit. En effet, l’éviction partielle de la
métaphysique de la scène des institutionnistes, dès la fin du XIXe siècle,
représente la possibilité, pour certains d’entre eux, de se rapprocher de la
modernité européenne, voire de se rendre synchrone avec elle, bien qu’un
bon nombre parmi eux reste attaché à l’idéalisme krausiste. Et même si
l’historiographie insiste toujours beaucoup sur la fidélité des institutionnistes à la métaphysique krausiste − fidélité que le positivisme n’est pas
parvenu à détourner totalement −, il faut bien constater qu’à la fin du XIXe
et au tout début du XXe siècle, la modernité intellectuelle espagnole n’est
pas métaphysique ni spiritualiste. La pensée krausiste, qui a eu une certaine
vigueur, vers le milieu du XIXe siècle et au début de la Restauration bourbonienne, dans les années 1850-1880, voit ses contours se diluer, au début du
siècle. Nous aurions alors pu imaginer que la renaissance spiritualiste et
mystique que représente, entre autres, le bergsonisme prendrait, à la fin du
XIXe et au début du XXe siècle, la place de la métaphysique idéaliste krausiste déclinante, et que cette philosophie française s’acclimaterait bien à
une terre de grande tradition mystique. Mais l’Espagne (même moderne)
est initialement une terre inhospitalière au bergsonisme. La dégénérescence de la vigueur du krausisme est, de fait, un symptôme ; il ne peut pas
être remplacé par une métaphysique aux versants mystiques et, ce, pour
plusieurs raisons. La philosophie néothomiste, prédominant en Espagne
sur le reste des philosophies, est pour une grande partie responsable du cas
philosophique que représente l’Espagne. À la fin du XIXe siècle notam-
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BERGSON DANS LE MONDE
ment, les néothomistes espagnols cherchent à obstruer le passage de la
métaphysique moderne, à la fois directement et indirectement. Hormis
leur opposition, depuis 1879 − date de la publication par le pape Léon XIII
de l’encyclique Aeterni Patris − à toute métaphysique non thomiste, ils font
surtout obstacle à la pénétration du bergsonisme en Espagne, de façon
indirecte, par l’effet que leur politique culturelle déclenche chez les
« Modernes » : les néothomistes annihilent tout potentiel de défense d’une
métaphysique moderne dans le camp des institutionnistes. En effet, face à
ce positionnement intransigeant et exclusiviste des intellectuels catholiques
romains espagnols, un certain nombre d’institutionnistes se raidissent
devant la renaissance d’une tradition métaphysique, à la fin du XIXe siècle,
qui pourrait pourtant les faire renouer avec la grande tradition mystique
espagnole. Et même si certains se revendiquent héritiers d’Érasme 1, défenseurs d’une religion plus introspective et profonde, beaucoup d’institutionnistes apparaissent, dans la lutte qu’ils veulent mener contre l’ignorantisme
rétrograde qui pèse sur leur pays, comme les nouveaux acteurs des
Lumières. Or, les deux quêtes (érasmistes et encyclopédistes) sont-elles
vraiment conciliables ? La mission profonde et première des institutionnistes est d’éclairer leur pays et de le faire accéder aux « lumières de la
raison ». Et dans le contexte espagnol antilibéral et de politique culturelle
néothomiste, ils entretiennent un rapport très ambivalent avec les notions
de mysticisme, d’irrationalisme et d’anti-intellectualisme. Ces notions sont,
en effet, ce qu’ils combattent, rendant, à la fin du XIXe siècle-début du
XXe siècle, ces acteurs de la modernité espagnole peu disposés à accueillir
le bergsonisme et ce que l’on pourrait appeler l’« érasmisme contemporain ». Ne tendent-elles pas à se confondre avec ce qu’ils cherchent à
éradiquer ou, au moins, à limiter dans le pays, notamment l’irrationalisme
que génèrent l’analphabétisme et l’inculture dans lesquels se trouve emprisonné le peuple espagnol ? Les philosophèmes bergsoniens peuvent-ils
donc constituer une réponse pragmatique, pour les institutionnistes, à
l’obtusité des Anciens et à l’ignorantisme que génère aussi une Espagne de
la Restauration bourbonienne, non démocratique, peu soucieuse du sort
1. Cf. María Dolores Gómez Molleda, dans Los reformadores de la España contemporánea,
Madrid, CSIC, « Escuela de historia moderna », 1981.
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de son peuple ? La renaissance de la métaphysique et du mysticisme peutelle permettre à l’Espagne de se sortir de sa dégénérescence ? La métaphysique aux accents mystiques apparaît presque comme gênante dans cette
dynamique réaliste de régénération du pays par les institutionnistes.
Initialement, l’intellectualité espagnole « moderne » ne parvient donc
pas à voir, dans le spiritualisme restauré à la fin du XIXe siècle, une proposition alternative à la philosophie néothomiste. Sans doute ne lui est-il pas
suffisamment antithétique. Le spiritualisme n’étant que discordant et non
antinomique avec la philosophie néothomiste, les modernes ne peuvent
voir en lui une solution nouvelle à leur enlisement intellectuel. Par conséquent, la position radicale de l’Église de la fin du XIXe siècle, particulièrement dans ce pays, empêche que des voies divergentes au néothomisme
et au positivisme ne se fraient un passage. Et même si le positivisme ne
s’impose pas vraiment en Espagne, car le krausisme et le respect de la
religion y sont trop présents, le positivisme fait barrage à la pénétration de
la « philosophie nouvelle », tout comme le catholicisme romain. Le positivisme rassemble, en effet, à la fin du siècle, les ambitions intellectuelles
d’une élite moderne qui voit alors, dans la métaphysique originale de
Bergson, une proposition de simple stagnation voire de régression historique et politique, conservatrice. À la fin du XIXe siècle et au tout début du
XXe siècle, Bergson n’est pas accueilli avec enthousiasme par les modernes
espagnols, comme un libérateur spirituel du joug positiviste et matérialiste.
Il est plutôt appréhendé avec méfiance voire soupçon.
Dans ces conditions, s’il existe bien en Espagne un catholicisme libéral
qui cherche à assouplir le catholicisme orthodoxe qui y règne, ces catholiques modernes que sont les krausistes et la plupart des institutionnistes
(certains sont tout de même athées), il ne semble pas qu’un catholicisme
mystique (moderne) puisse vraiment y voir le jour. Car tel est l’enjeu que
pose, entre autres, le bergsonisme au monde contemporain, être une métaphysique nouvelle, une métaphysique paradoxale pour l’Espagne, à la fois
mystique et moderne. Or, cela n’est d’abord pas considéré par les Espagnols ; les anciens parce que, pour eux, la métaphysique doit être traditionnelle, les modernes parce que la modernité philosophique ne peut pas être
métaphysique. Ainsi, cette tension des institutionnistes vers la modernité
européenne les fait passer, à la fin du XIXe siècle, d’une tendance krauso-
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BERGSON DANS LE MONDE
idéaliste à krauso-positiviste (fechnérienne, wundtienne et ribotienne).
Cette coloration du krausisme par le positivisme, à la fin du XIXe siècle,
notamment dans le domaine de la psychologie, dénote une certaine crainte
devant la montée en Europe d’une métaphysique spiritualiste et mystique ;
les modernes préfèrent rejoindre la terre ferme d’une forme de rationalisme. Les Espagnols sont un peu à contre-courant de la modernité du
« moment philosophique » 1900.
Telle est l’explication que nous donnons à l’impossible dialogue primordial du bergsonisme avec l’Espagne : la bicéphalisation idéologique
espagnole radicalise les positions, mettant dans l’impasse les voies alternatives, notamment le bergsonisme. Et, comme l’a montré Yvan Lissorgues
et comme en ont témoigné des disciples du maître Leopoldo Alas Clarín,
tels que Santiago Valentí Camp (1875-1934), Andrés González-Blanco
(1886-1924) ou encore Ramón Pérez de Ayala (1880-1962), Clarín est le
seul, à la fin du XIXe siècle, hormis le philologue Eduardo Benot (18221907) ou le juriste et pédagogue Giner de los Ríos (1839-1915), à évoquer
la restauration métaphysique dont Bergson est, pour l’écrivain de La
Regenta, un protagoniste, contre la mentalité scientiste, positiviste, kantienne, intellectualiste ou dogmatique. En ce sens, Clarín est un visionnaire de la modernité du « moment philosophique » 1900-1910, qu’il ne
vit pourtant pas, en mourant en 1901. Mais, son intuition de la modernité
de la métaphysique bergsonienne est trop novatrice pour être entendue
par l’Espagne de la fin du XIXe siècle. Cet Érasme des temps modernes,
ce défenseur d’une religion moins fastueuse et plus intérieure, n’est pas
bien compris par ses pairs. La désertion des bancs de l’Athénée de
Madrid, lors de ses conférences relatives, entre autres, à Bergson,
en 1897, et l’incompréhension qu’il suscite, prouvent sans doute que ses
propos sont considérés par certains comme d’intempestives tergiversations religieuses. La pensée métaphysique et théologique de cet homme,
dont les critiques sont, pourtant, lues par toute l’Espagne pendant plus de
vingt-cinq ans, semble peut-être moins audacieuse qu’elle ne l’est. Est-ce
alors un positionnement hardi que de réclamer une religion plus intérieure ? Les spiritualistes français, qu’ils appartiennent à la génération de
Renouvier, de Boutroux, de Bergson, ne sont pas considérés comme des
novateurs idéologiques. Telle est l’une des grandes résistances que ren-
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ENCOMBRES, GÊNES ET RÉSISTANCES
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contre le bergsonisme dans son chemin initial vers l’Espagne : beaucoup
n’y voient pas une « philosophie nouvelle ». Toutefois, hormis ses étudiants et ses collègues de l’Université d’Oviedo, Clarín a une « descendance bergsonienne », notamment à travers le critique et romancier
Martínez Ruiz Azorín qui métabolise, dans ses romans du début du
XXe siècle, beaucoup des philosophèmes des Données immédiates, à travers
Unamuno, qui se serait penché initialement sur Bergson à la lecture du
critique asturien, ou encore à travers les trois frères González-Blanco.
POLITISATION DU BERGSONISME, DÈS 1907 :
L’ANTIBERGSONISME DES NÉOTHOMISTES ESPAGNOLS
Un autre grand obstacle s’est levé, plus tardivement, sur la route du
bergsonisme vers la Péninsule : le catholicisme romain, mais cette fois,
non pas de façon indirecte, en empêchant les institutionnistes de se rendre
disponibles à une nouvelle philosophie européenne, qu’ils jugent presque
politiquement rétrograde. Dès le début du siècle, la crise théologique
« moderniste » se prépare, en Europe, particulièrement en Allemagne et en
France. Des voix, comme celle d’Alfred Loisy (1857-1940), s’élèvent
contre l’Église catholique, jugée alors trop dogmatique et extérieure. Ces
catholiques libéraux que l’on nomme « modernistes » produisent la réminiscence d’un temps passé chez les catholiques romains et chez le pape
Pie X : ils rappellent étrangement les protestations des catholiques hétérodoxes au XVIe siècle, en Allemagne, qui ne se retrouvaient plus dans le
dogmatisme et le faste de l’Église. La crise éclate, en 1907, sous le pontificat de Pie X (1903-1914) qui dénonce, dans l’encyclique Pascendi Dominici
Gregis, les erreurs du modernisme. Or, si Bergson n’est pas, au sens strict,
un « moderniste », il est considéré comme tel, dès 1907. Avant même la
publication des Deux Sources de la morale et de la religion (1932), entre 1889 et
1907, beaucoup d’éléments de sa philosophie laissent, en effet, penser au
Vatican qu’il est un chrétien hétérodoxe, ce qui alerte les catholiques
espagnols. De plus, les catholiques français, en témoignant partout de la
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BERGSON DANS LE MONDE
séduction exercée sur eux par le bergsonisme, font réagir avec virulence
ces derniers. Il n’est pas étonnant qu’après les tentatives ratées de Clarín de
régénérer la métaphysique, par la publication de papiers dans la presse, par
des cours et des conférences, à Madrid et à Oviedo, les catholiques soient,
en Espagne, les plus grands connaisseurs philosophiques du bergsonisme.
Par la méfiance et donc la curiosité qu’il suscite, le bergsonisme y est
d’abord approché, de façon systématique, par les dominicains, les jésuites,
les augustiniens qui se font alors les dignes serviteurs de la « politique
culturelle d’opposition » 1 de Pie X, plus actif encore que Léon XIII, à
toute philosophie non néothomiste. La presse conservatrice espagnole se
fait le relais de cet antibergsonisme des catholiques, virulents contre une
philosophie qui est, pour ainsi dire, mise entièrement à l’Index, en 1914,
par Rome. En 1914, aucun catholique romain ne doit lire ni posséder Les
Données immédiates, Matière et mémoire et L’Évolution créatrice. La campagne
catholique espagnole est enflammée contre le « moderniste » Bergson.
Cependant, beaucoup soutiennent que le modernisme théologique n’a
pas existé en Espagne, ce pays de la Contre-Réforme, serviteur ancestral du
catholicisme romain. Cette thèse de l’inexistence du modernisme théologique espagnol a empêché la critique de se pencher sur les augustiniens
Marcelino Arnáiz 2 (1867-1930) et Teodoro Rodríguez 3, sur le jésuite
Eustaquio Ugarte de Ercilla 4, sur le dominicain José Cuervo 5, qui sont les
1. Bonino, Serge-Thomas, O.P., études réunies par P. Levillain et J.-M. Ticchi,
« Fondement doctrinal du projet léonin. Aeterni Patris et la restauration du thomisme », in
Le pontificat de Léon XIII. Renaissance du Saint-Siège, Collection française de Rome, no 368,
2006, p. 267-274 (p. 273).
2. Arnáiz, Marcelino, « El pragmatismo », in La Ciudad de Dios, LXXIV, 1907, p. 89102 ; LXXIV, 1907, p. 191-204 ; « La “filosofía nueva” », in La Ciudad de Dios, t. III,
vol. LXXXIII, p. 116-126 ; t. III, LXXXIII, p. 370-380 ; vol. LXXXIV, p. 5-14 ;
vol. LXXXIV, p. 265-276 ; vol. LXXXV, p. 81-92.
3. Rodríguez, Teodoro, La Civilización moderna : su valor social, Madrid, Universidad de
El Escorial, 1916.
4. Ugarte de Ercilla, Eustaquio, « Movimiento bergsoniano », in « Boletín de filosofía
contemporánea » de Razón y Fe, año XIII, t. XXXVIII, janvier-avril 1914, p. 486-491 ;
« Bergson, el ídolo de la filosofía francesa contemporánea », in Razón y Fe, año XIII,
XXXIX, juillet 1914, p. 298-311 ; año XIII, t. XXXIX, août 1914, p. 452-467.
5. Cuervo, José (Padre), « Boletín de filosofía », in Ciencia Tomista, Publicación bimestral de los dominicos españoles, Madrid, Santo Domingo El Rela, 1915, vol. 10, p. 420-450 ;
« Boletín de metafísica », in Ciencia Tomista, Publicación bimestral de los dominicos
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acteurs oubliés du bergsonisme catholique espagnol majoritaire : un antibergsonisme. Et pourtant, la presse et les revues catholiques espagnoles
révèlent l’existence d’une farouche critique du « spiritualisme dégénéré », de
la « maladie contagieuse », du « venin » que constitue, selon elles, le bergsonisme. Non seulement le modernisme théologique n’est pas absent de
l’Espagne catholique, mais une campagne antimoderniste y est mise en
place, entre 1907 et la fin des années 1910, dans laquelle Bergson est stigmatisé comme un emblème de l’Antéchrist. Contrairement à la France, où
Bergson attire la sympathie de bon nombre de catholiques, il est détesté par
les catholiques (romains) espagnols ; la haine n’est le signe ni de l’indifférence
ni d’une absence. Certes, les catholiques néothomistes ne veulent pas de la
présence de Bergson ni du bergsonisme en Espagne, ils édifient, pour le
faire disparaître, des remparts, un « bouclier sanitaire », contre cette invasion
« barbare » potentielle, mais ils sont finalement les premiers à faire exister un
bergsonisme « philosophique », dans ce pays, un antibergsonisme catholique.
Progressivement, dans les années 1910, un autre obstacle espagnol au bergsonisme voit le jour, peut-être moins catholique et religieux que conservateur et donc politique, qui se déchaîne au moment de la Grande Guerre.
L’ANTIBERGSONISME CONSERVATEUR,
UNE OPPOSITION AXIOLOGIQUE
Les différentes actions diplomatiques de Bergson, lors de 1914-1918,
déclenchent, chez les conservateurs espagnols, une forte rancœur contre
celui en qui ils perçoivent non plus seulement le symbole du modernisme
españoles, Madrid, Santo Domingo El Rela, 1915, vol. 11, p. 93-113 ; « Boletín de filosofía
bergsoniana », in Ciencia Tomista, Publicación bimestral de los dominicos españoles, Madrid,
Santo Domingo El Rela, 1916, vol. 13, p. 447-460 ; « Boletín de filosofía bergsoniana », in
Ciencia Tomista, Publicación bimestral de los dominicos españoles, Madrid, Santo Domingo
El Rela, 1917, vol. 16, p. 378-403 ; « Boletín de filosofía bergsoniana », in Ciencia Tomista,
Publicación bimestral de los dominicos españoles, Madrid, Santo Domingo El Rela, 1918,
vol. 17, p. 191-214.
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BERGSON DANS LE MONDE
théologique, mais aussi celui de la France pour laquelle ils nourrissent une
grande ambivalence, entre autres, depuis la Révolution française et l’impérialisme napoléonien. La France est une nation, selon eux, révolutionnaire,
jacobine, républicaine et germanophobe. Bergson qui exerce, sous la Troisième République française, un magistère incontesté et qui est un peu
l’icône de cette génération de Français, même s’il a été haï par beaucoup
d’entre eux, canalise l’hostilité des conservateurs. Il devient ainsi une figure
et un enjeu politiques, en Espagne, surtout au moment de sa visite à
Madrid, en mai 1916. Bergson révèle lui-même que le motif de sa mission
espagnole est diplomatique, donc politique : faire basculer l’Espagne,
neutre pendant le conflit, du côté des Alliés. Cette mission cristallise et
« bipolarise » les positions. Il y a désormais, selon la revue réformiste
España, le 11 mai 1916, « bergsonianos y anti-bergsonianos », même si
cette ligne de démarcation par rapport au bergsonisme se dessine déjà
depuis 1907, entre deux Espagne. La presse libérale et réformiste affiche
son appui à la France et au Français. La presse conservatrice est proallemande et antibergsonienne. Les écrivains de la droite radicale espagnole, comme Eugenio d’Ors (1881-1954) ou José María Salaverría (18731940), construisent même une opposition axiologique à Bergson qui est,
pour le premier, l’emblème du néoromantisme, antagonique à l’« héliomachique » Logos rationaliste gréco-romain, pour le second, l’incarnation du
monstre tricéphal maurrassien, réformiste-révolutionnaire-romantique.
Salaverría le dépeint, ainsi, comme une sorte de protestataire du catholicisme orthodoxe et, en cela, comme un héritier du protestantisme du
XVIe siècle, mais aussi comme un révolutionnaire, en ceci qu’il constitue la
sève nourricière dans laquelle s’enracinent le syndicalisme révolutionnaire
et l’anarchisme. Enfin, il le considère, lui aussi, comme le grand restaurateur du romantisme, en France, descendant de l’intuitionnisme de JeanJacques Rousseau. Ces trois caractères − dont Salaverría, cette étrange
figure maurrassienne espagnole pro-allemande, l’affuble − le rendent
détestable pour la plupart des catholiques/conservateurs espagnols. Le
contexte de la Grande Guerre double ainsi le rejet religieux dont Bergson
fait l’objet par les catholiques (néothomistes) espagnols d’un rejet axiologique plus large, fortement politique.
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UN BERGSONISME CATHOLIQUE EST-IL POSSIBLE
EN ESPAGNE ?
De rares figures semblent le montrer mais l’ont parfois porté, de façon
contrariée. Unamuno n’a pas seulement été un lecteur de l’érasmiste bergsonien Clarín, il a aussi été un grand ami de catholiques modernistes,
disciples de Bergson, tels que Jacques Chevalier et Maurice Legendre
(1878-1955) ; il paraît ainsi porteur d’un mysticisme, certes, tragique, mais
aux accents parfois bergsoniens. De même, ces deux catholiques modernistes français sont de fidèles hispanistes ; ils sont deux acteurs de la propagation espagnole de la « bonne nouvelle » bergsonienne. Juan Domínguez
Berrueta (1866-1959), collègue d’Unamuno, à l’université de Salamanque,
« hispanise », plus ouvertement qu’Unamuno, le bergsonisme, en « bergsonisant » le mysticisme castillan du XVIe siècle, notamment à l’occasion du
Congrès de Bologne de 1911. À la lecture des œuvres et des conférences
de Juan Domínguez Berrueta, on constate qu’il utilise Bergson comme
moteur pour faire advenir à la modernité les mystiques espagnols. Bergson,
selon lui, les actualiserait. Enfin, un dernier homme, Juan Zaragüeta (18831974), essaye de réconcilier l’inconciliable : le bergsonisme et le néothomisme, ce que le Français Jacques Maritain (1882-1973) ne put jamais
faire. Ce n’est, néanmoins, pas chez les catholiques que le bergsonisme fait
vraiment son entrée en Espagne.
BERGSON, UN RÉFÉRENT PHILOSOPHIQUE
DANS LA REFONTE DU PARADIGME INSTITUTIONNISTE
DE L’ÉCOLE NOUVELLE
Avant même le début de la Grande Guerre, les institutionnistes espagnols, qui veulent refonder la pédagogie traditionaliste, mémoristique, ver-
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BERGSON DANS LE MONDE
baliste et intellectualiste (herbartienne), qui pèse sur l’éducation de leur
pays, cherchent des référents nouveaux pour institutionnaliser l’École
Nouvelle, une école vitaliste et anti-intellectualiste. Dès le début du siècle,
les philosophèmes bergsoniens commencent à circuler, dans la presse institutionniste, notamment dans les écrits pédagogiques de Juan Vicente
Viqueira (1886-1924), Manuel Navarro Flores, Domingo Barnés (18791940), Lorenzo Luzuriaga (1889-1959) ou encore de Luis de Zulueta
(1878-1964). Cette presse institutionniste est un champ de recherches
inédit. Rien n’a encore été écrit sur l’impact du bergsonisme dans la psychopédagogie espagnole. Le cloisonnement épistémologique paraît avoir
fait barrage à la visibilité du bergsonisme dans la nouvelle pédagogie institutionniste : la psychologie philosophique que soutient Bergson ainsi que
de nombreux autres philosophèmes bergsoniens participent à la construction de ce nouveau paradigme psycho-éducatif. Ainsi, la psychopédagogie
se colore progressivement de la conceptualité bergsonienne, au début du
XXe siècle, en plus de celle des pédagogues Jean-Jacques Rousseau (17121778), Johann Pestalozzi (1746-1827), Georg Kerschensteiner (18541932), John Dewey (1859-1952) ou Adolphe Ferrière (1879-1960). Au
cours des années 1910-1920, le substrat, entre autres, bergsonien de la
psychopédagogie institutionniste passe de support latent à patent. La
Revista de Pedagogía, fondée en 1922, prouve la structuration bergsonienne
de cette pédagogie nouvelle espagnole, appelée aussi Pédagogie active.
Bergson, après avoir constitué une troisième voie ignorée ou boudée, à la
fin du XIXe et au début du XXe siècle, devient l’un des philosophes des
réformistes espagnols.
LES ACTEURS ESPAGNOLS D’UNE « RÉGÉNÉRATION »
MÉTAPHYSIQUE BERGSONIENNE
C’est, toutefois, avec les hommes de lettres espagnols que la régénération (méta)physique semble enfin possible, en Espagne, notamment à
travers les symbolistes, appelés en Espagne, « modernistes » (dans son
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acception littéraire et non religieuse), puis à travers l’avant-garde – qui
émerge, dans le pays, dès 1907, avec le premier manifeste futuriste du
Catalan Gabriel Alomar (1873-1941), et qui s’y traduit, par la suite, entre
1918-1919 et 1924, sous la forme du Créationnisme et de l’Ultraïsme. En
1897, Clarín sème sur un terreau non fertile, qui stérilise le germe métaphysique bergsonien. Quelques années avant 1910, l’Espagne littéraire est
plus à même de comprendre l’enjeu de la protestation bergsonienne, car
les philosophèmes s’y répandent de plus en plus abondamment.
C’est particulièrement à Madrid que les premières entreprises éditoriales relatives à Bergson et les premières traductions de ses œuvres sont
menées. En 1900 y paraît la première traduction mondiale, par l’institutionniste M. Navarro Flores, du deuxième livre de Bergson, Materia y
memoria. Ensayo sobre la relación con el espíritu ; en 1912 y est publiée, dans la
maison d’édition Renacimiento, La Evolución creadora, traduite par l’Argentin Carlos Malagarriga ; A. Zérega-Fombona propose à la revue institutionniste madrilène La Lectura, en septembre 1913, la première traduction de
l’essai « El alma y el cuerpo » ; cet essai est à nouveau traduit, en 1915,
sous le même titre, par Edmundo González-Blanco (1877-1938) ; il paraît
dans le livre El materialismo actual por Bergson, Poincaré, Friedel, Gide, de WittGuizot, Riou, Roz, Wagner, à Madrid, à la Librería Gutenberg de José Ruiz.
En outre, les deux traductions espagnoles de la thèse de Bergson par
Domingo Barnés, Ensayos sobre los datos inmediatos de la conciencia, sont
publiées à Madrid, l’une, en 1919, à la Biblioteca moderna de filosofía y
ciencias sociales, la seconde, chez Francisco Beltrán, à la Librería española
y extranjera, en 1925. Enfin, en 1928, l’un des grands traducteurs espagnols de Nietzsche, Eduardo Ovejero y Maury, traduit La energía espiritual
qui paraît à Madrid, chez Daniel Jorro, à la Biblioteca científico-filosófica.
L’essai de Bergson, La Risa : Ensayo sobre la significación de lo cómico, paraît,
lui, à Valence, dans la maison d’édition Prometeo, à la Biblioteca de
cultura contemporánea, en 1914. Les publications espagnoles, postérieures à 1939 et relatives à Bergson, se font majoritairement, non plus
depuis l’Espagne mais depuis l’Amérique latine 1 : la dernière œuvre de
1. Excepté les Obras escogidas (Madrid, Aguilar, 1963) traduites par José Antonio
Miguez, qui en a également écrit le prologue.
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Bergson, publiée, en France, en 1932, est ainsi traduite par José Miguel
González Fernández sous le titre Las dos fuentes de la moral y de la religión ;
elle paraît dans la maison d’édition Sudamerica, à Buenos Aires, en 1946.
Or, dans le Madrid des années 1900-1910, beaucoup de poètes modernistes, influencés par l’esthétique des symbolistes européens, notamment
Baudelaire, Verlaine, Mallarmé, Laforgue (1860-1887), Corbière (18451875) ou encore Maeterlinck (1862-1949), évoquent dans leurs conversations le nom de Bergson. L’Espagne moderniste véhicule sous une modalité particulière les philosophies en vogue à cette époque. C’est dans les
tertulias, ces espaces de dialogue qui ont fait et font toute la tradition orale
de l’Espagne, que la conceptualité bergsonienne circule, notamment à
Madrid, Barcelone, Oviedo, Valence, Salamanque. Le nom de Bergson est
évoqué, pour la première fois, à la fin du XIXe siècle, dans le grand salon
littéraire et scientifique de l’Athénée madrilène, sans doute dans la tertulia
appelée cacharrería (« bazar »), lors de brûlants débats opposant notamment
le médecin psychiatre positiviste wundtien et antibergsonien, Luis Simarro
(1851-1921), et le philologue Eduardo Benot. Les cafés littéraires environnants participent aussi à la diffusion du bergsonisme. Paradoxalement, les
médecins psychiatres madrilènes, grands admirateurs de Ribot, qui
cherchent à institutionnaliser la psychologie scientifique, au début du
siècle, en pourfendant la psychologie philosophique de Bergson, sont des
passeurs culturels importants de la philosophie et même de la métaphysique : les docteurs Luis Simarro et Nicolás Achúcarro (1880-1918) permettent ainsi à Juan Ramón Jiménez (1881-1958) et au groupe de poètes
modernistes qui les entourent de découvrir, non seulement Nietzsche,
mais aussi Bergson. Ils possèdent, en effet, dans leur bibliothèque des
livres sur/de Bergson et de nombreuses revues scientifiques et littéraires.
Toutefois, l’approche du bergsonisme par ces « modernistes » espagnols
n’est pas systématique. Néanmoins, ces poètes, plus largement ces penseurs modernistes, font rayonner le bergsonisme, dans l’étroite « république des lettres » espagnole.
Il faut, à cette occasion, critiquer la construction schématique élaborée
par l’historiographie empêchant de considérer le rôle qu’a eu le modernisme littéraire dans le transfert culturel du bergsonisme en Espagne. En
effet, pendant de longues années, on a opposé le modernisme esthétique
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espagnol à la « génération de 98 », dépeinte comme une génération
consciencieuse, politique et engagée, stigmatisant les poètes modernistes
comme leur exacte antithèse, c’est‑à-dire comme des poètes égocentriques, capables de se perdre dans les abîmes de leur conscience alors que
leur pays gisait dans la plus grande décadence. Or, beaucoup ont déjà
critiqué le manichéisme de cette représentation. Nous voudrions aller plus
loin. La métaphysique bergsonienne est entrée, certes à petits pas et de
façon souvent méconnaissable, mais elle a tout de même été portée, de la
façon la plus originale, et très tôt, dans les années 1900-1910, par les
poètes, dans ce pays. Il nous faut aussi corriger la chronologie habituelle,
selon laquelle A. Machado n’aurait découvert le bergsonisme qu’au
moment de se rendre à Paris, en 1910. Madrid est, dès le début du siècle,
un vivier d’élèves espagnols de Bergson. La création par les institutionnistes, en 1907, de la Junta para ampliación de estudios, en offrant aux étudiants des bourses de mobilité européenne, leur permettent d’aller écouter
le maître au Collège de France et de créer, à leur retour, une atmosphère
propice à l’éclosion du bergsonisme. Dès 1907, le régénérationnisme par
l’Europe connaît alors un nouveau souffle. En outre, en 1910, est fondée
la Residencia de Estudiantes, dans la capitale, qui devient un lieu de rencontres de la jeune garde institutionniste espagnole, un vecteur de la
circulation des pensées européennes nouvelles que les étudiants espagnols
goûtent « à la source ». Un grand nombre de boursiers de la Junta s’y
croisent. 1910 marque ainsi la possible mise en commun des idées européennes dans l’élitiste espace public qu’offre la Residencia madrilène. Les
élèves y côtoient alors d’autres élèves de Bergson qui croisent, à leur tour,
des piliers de l’Institution qui, sans avoir été nécessairement étudiants du
philosophe français, connaissent parfois déjà bien le bergsonisme : JuanVicente Viqueira qui écoute Bergson, à Paris, dès 1902, croise Antonio
Machado, qui connaît sans doute le philosophe par Unamuno et par les
tertulias de Eduardo Benot, depuis le début du siècle ; il rencontre, à son
tour, le sociologue repenti Victoriano García Martí (1881-1966) qui parle
à Manuel García Morente (1886-1942), installé à Paris, entre 1903 et
1907 ; ce dernier y côtoie l’ancien boursier de l’ENS, Lorenzo Luzuriaga
(1889-1959) ou Eugenio d’Ors (1881-1954), qui est envoyé, lui, à Paris, au
début des années 1910. Enfin, Unamuno, qui connaît Bergson, depuis
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BERGSON DANS LE MONDE
1897 au moins, est un pilier de la Residencia que fréquente aussi Ortega qui
découvre Bergson, avant de partir en Allemagne, vers 1905. La pensée
bergsonienne circule donc chez les institutionnistes, dès les années 19001910, et Madrid devient le foyer de fermentation du bergsonisme, un
bergsonisme non plus importé de France, mais « naturalisé » espagnol.
Dans ce vivier moderniste, les poètes Rubén Darío, Antonio Machado,
Juan Ramón Jiménez ou encore Victoriano García Martí ont ainsi cherché
à faire éclore les philosophèmes vitalistes bergsoniens dans leur prose
poétique ou leurs vers intimistes.
Bergson n’influence pas seulement les modernistes littéraires espagnols. En 1907, l’année où il publie L’Évolution créatrice, émerge en Europe,
en Italie notamment (depuis 1904), mais aussi à Paris et, faiblement, en
Espagne, un mouvement de renouveau esthétique, appelé « futurisme ».
L’« hypervitalisme » futuriste ‒ qui tente de rompre avec le vitalisme intérieur symboliste/moderniste ‒ s’inspire de l’énergétisme nietzschéen et du
bergsonisme. Bergson devient alors un référent presque contradictoire,
l’un des socles théoriques non seulement du modernisme esthétique, mais
aussi de l’avant-garde et de sa préhistoire futuriste − association bien peu
connue. Or, Antonio Machado n’est pas le seul responsable de la construction indirecte d’un hiatus historiographique empêchant de penser le lien
entre Bergson et les avant-gardes espagnoles. Ortega y Gasset a également
élaboré, dans son livre La deshumanización del arte (1925), une représentation
faussée entre, d’une part, le modernisme et, d’autre part, les avant-gardes,
niant toute continuité dans leur esthétique. En Espagne, il n’y a, en réalité,
aucune dichotomie entre le modernisme esthétique et les avant-gardes.
Ces dernières tentent un dépassement dialectique du modernisme. Elles
intensifient le vitalisme moderniste intériorisé dans leur esthétique. Elles
l’« hypervitalisent ». Les manifestes créationnistes de Huidobro ou les écrits
ultraïstes de G. de Torre ou de R. Cansinos Assens sont, ainsi, empreints
des philosophèmes hypervitalistes de L’Évolution créatrice. Par conséquent,
la philosophie bergsonienne qui ne pouvait pas avoir d’existence à la fin du
XIXe siècle, en Espagne, du fait de l’intransigeance de l’Espagne officielle
conservatrice et du fait de la radicalité des positions de l’avant-garde institutionniste, en psychologie notamment, commence à fleurir dans la prose
poétique ou poésie en vers des modernistes, puis plus tard des avant-
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gardes esthétiques. Ce ne sont pas, semble‑t-il, initialement les philosophes
qui ont relancé l’appétit (méta)physique en Espagne, ce sont les poètes.
LE TERREAU PHILOSOPHIQUE RETROUVÉ ?
BERGSON À L’« ÉCOLE DE MADRID »
Toutefois, une école philosophique se met en place, en Espagne, en
1910, au moment où le premier « vrai philosophe » espagnol du XXe siècle,
José Ortega y Gasset, est nommé à la chaire de métaphysique de l’Université de Madrid. Néanmoins, lorsque, après de très longues années
d’absence, la philosophie « se régénère », en Espagne, c’est sous l’influence
d’un germaniste. Formé par les néokantiens de l’école de Marbourg,
Hermann Cohen (1842-1918) et Paul Natorp (1854-1924), Ortega y
Gasset n’a pas initialement une grande sympathie pour le caractère intuitionniste et mystique du bergsonisme, même s’il le lit et que, sans le
revendiquer ouvertement, Bergson l’inspire beaucoup. Sa bibliothèque
privée en est un signe. Encore une fois, la visibilité d’un bergsonisme
espagnol semble diminuer, Ortega ne cessant de clamer les travers d’une
philosophie qui apparaît régulièrement sous sa plume comme limitée,
radicale et anti-intellectualiste. Par conséquent, le rapport au bergsonisme
du groupe philosophique nouvellement créé dans la capitale − l’« École
de Madrid » − semble, lui aussi, « contrarié ». Et, pourtant, les disciples les
plus importants de cette école philosophique, tels que Xavier Zubirí
(1898-1983), Joaquín Xirau (1895-1946), puis plus tard, María Zambrano
(1904-1991), José Ferrater Mora (1912-1991), Julián Marías (1914-2005),
sont tous de grands lecteurs de Bergson et diffuseurs du bergsonisme.
Ainsi, l’ami d’Ortega, García Morente, écrit, en 1917, la première monographie espagnole sur Bergson, intitulée La filosofía de Henri Bergson ; plus
tard, après le démantèlement matériel de l’École de Madrid par les nationalistes, José Gaos écrit, en 1941, un Homenaje a Bergson, tout comme
Zubirí ; la même année, Zaragüeta publie La intuición en la filosofía de Bergson ; en 1944, Xirau fait paraître Vida, pensamiento y obra de Bergson ; Ferrater
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BERGSON DANS LE MONDE
Mora écrit le prologue de son dernier livre : Las dos fuentes de la moral y de la
religión, publié en 1946 ; de même, la philosophie poétique de Zambrano
semble s’inscrire, pour une part, dans une tradition bergsonienne. Enfin
tous les anciens élèves de philosophie de l’Université centrale, tels que
Marías, Granell, etc., témoignent a posteriori de la place qu’a eue le bergsonisme, dans l’enseignement philosophique madrilène.
Ortega est-il, ainsi, le vrai porte-parole philosophique du bergsonisme
en Espagne, comme on l’entend souvent ? Il est frappant de constater que
l’historiographie cite peu le nom de García Morente dans la diffusion du
bergsonisme, alors qu’il est le grand philosophe bergsonien en Espagne.
Plus largement, pourquoi tous les travailleurs philosophiques de l’ombre
ne sont-ils pas évoqués, alors que ce sont eux qui traduisent Bergson, qui
choisissent de le publier, eux qui veulent exposer didactiquement sa pensée, sous forme de livres, de conférences ou de cours, eux qui lui donnent
une existence hispanique propre et qui permettent de parler d’un « bergsonisme espagnol » ? C’est aussi contre cette méprise et ces diverses négligences que ce travail s’érige. N’oublions désormais plus Leopoldo Alas,
les institutionnistes Domingo Barnés, Juan Vicente Viqueira, Manuel
Navarro Flores, le catholique Juan Domínguez Berrueta, l’anti-Durkheim
espagnol, Victoriano García Martí, les pédagogues réformistes Luis de
Zulueta ou encore Lorenzo Luzuriaga, trop systématiquement considérés
comme penseurs « mineurs », alors qu’ils ont tous œuvré à une forme de
régénération métaphysique espagnole : ils ont permis qu’une philosophie
aussi essentielle que le bergsonisme se répande dans un pays a priori peu
enclin à la métaphysique. Avec pragmatisme, ils ont su extraire du bergsonisme, sans le « dégrader », une conceptualité utile à d’autres sciences,
comme la psychopédagogie, et à des sphères plus « excentrées » encore.
Par conséquent, ces figures mineures ne méritent pas d’être occultées par
les auteurs que l’historiographie a toujours considérés comme majeurs,
tels qu’Ortega ou Unamuno. Cette forme d’admiration historiographique,
parfois même hagiographique, est périlleuse dès lors qu’elle ne donne pas
de visibilité à ceux qui ont une importance dans l’histoire de la pensée
espagnole, parce qu’ils en ont été les acteurs, d’une façon ou d’une autre.
La découverte de ces chaînons manquants doit devenir une nouvelle exigence scientifique dans l’histoire des idées espagnoles.
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CONSÉQUENCES DU FRANQUISME :
LA « SUBLIMISATION » DE L’HISTOIRE PHILOSOPHIQUE
CONTEMPORAINE ESPAGNOLE ?
Trop de critiques ont essayé de dévaloriser l’importance structurelle de
la philosophie bergsonienne dans l’histoire des idées, comme s’il avait été
un penseur secondaire, auquel Unamuno et Ortega n’auraient rien à
envier. Beaucoup répètent que ces deux Espagnols n’ont aucune « dette »
à l’égard de Bergson, que leurs pensées ont évolué « de façon parallèle »,
sans point de contact, comme s’ils donnaient l’impression que l’Espagne
avait déjà assez « payé ». Cette critique laisse entendre qu’il ne faut plus
charger ce pays, lui qui a traversé près de quarante ans de censure idéologique. Or, l’historiographie mondiale a‑t-elle été injuste à l’égard de ces
deux hommes, même, s’il faut le reconnaître, les noms d’Unamuno et
Ortega sont les deux seuls connus en matière de « philosophie » espagnole ? Deux logiques semblent discorder : d’une part, une logique désaffectée qui tente d’écrire l’histoire de la philosophie européenne et
mondiale et qui ne donne pas vraiment d’importance structurelle aux
philosophies d’Unamuno et d’Ortega, qui ne leur concède pas une place
d’inventeurs philosophiques, au même titre qu’un Nietzsche ou un
Husserl, d’autre part, une logique plus partisane. Cette dernière semble
exercer une pression : elle cherche à démontrer, avec une certaine raideur,
que l’Espagne qui a été privée de voix, pendant toutes ces années, a le
droit d’exister (philosophiquement). Cette seconde logique est-elle suivie
dans l’esprit le plus scientifique possible ? Il semble que la dictature de
Franco ait fait adopter une perspective particulière à l’historiographie hispaniste, celle de défendre le patrimoine culturel national de l’ère préfranquiste, comme si elle se devait de défendre un paradis perdu, une
période intellectuelle et philosophique « pleine », pour contrecarrer l’inanité intellectuelle de la période franquiste. Sans la dictature, l’historiographie hispaniste aurait-elle cherché à ce point à glorifier et idéaliser les
« philosophes » de la « Edad de Plata » ? L’ère dictatoriale n’a‑t-elle pas inflé-
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BERGSON DANS LE MONDE
chi l’historiographie, en survalorisant cette période, dans le domaine de la
philosophie ? Les historiographes cherchent, en effet, trop à reconstruire
(inventer ?) une histoire de la philosophie espagnole au XXe siècle. Toutefois, si la dictature met, en effet, un terme au processus de germination
philosophique qui commence en Espagne, dans les années 1910, il faut
bien le reconnaître, la philosophie systématique n’intéresse pas beaucoup
les Espagnols ; en effet, avant que ne sévissent les nationalistes, l’Espagne
se démarque déjà des autres pays d’Europe par sa déficience théorique
philosophique. Ainsi, sans doute irrité par tous les efforts frustrés
d’Ortega ou encore García Morente pour faire éclore une tradition philosophique espagnole, on a trop cherché à faire exister une école de philosophie espagnole au début du XXe siècle, oubliant la réalité : l’une des
grandes spécificités de l’histoire de la pensée en Espagne, au début du
siècle, est d’avoir été, en un sens, peu sensible à la restauration de la
métaphysique. Par conséquent, la dictature franquiste, en empêchant une
tradition philosophique espagnole libre de se constituer, a contribué à la
manie actuelle de vouloir révéler l’existence d’une philosophie espagnole
spécifique, au début du siècle. Les historiographes essayent ainsi de remédier à une double absence philosophique dans ce pays ; la première
absence est due à des causes internes qui expliquent une forme d’inexistence de la philosophie « philosophique » (expression d’Ortega y Gasset)
espagnole, même si, dès 1910, l’« École de Madrid » se met bien en place,
après des années d’inertie métaphysique. L’inexistence seconde s’explique
par l’éradication systématique de toute pensée libre par le régime franquiste. Par conséquent, les historiographes nimbent d’une gloire bien souvent abusive des penseurs qu’ils considèrent comme des grands créateurs
philosophiques, alors qu’ils n’ont pas pensé ex nihilo. Dans ces conditions,
est-ce servir l’Espagne que de lui inventer une histoire philosophique,
tandis que sa spécificité de fait est d’avoir une histoire philosophique
contrariée ? Ne pas considérer cette singularité, n’est-ce pas se perdre dans
une approche trop affective ? Servir scientifiquement l’Espagne, c’est
peut-être reconnaître qu’Unamuno comme Ortega, s’ils ont été érigés en
« vedettes philosophiques », ont été, la plupart du temps, des révélateurs
de ce qui a été inventé et écrit en dehors de l’Espagne. Certes, ils ont servi
leur pays, mais aucun scientifique ne doit participer à la réinvention d’une
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tradition philosophique espagnole au nom d’une sorte d’égalisation des
histoires européennes. L’Espagne a eu un destin culturel, intellectuel et
philosophique particulier. On ne peut pas reconstruire le rôle joué par
certains intellectuels dans l’émergence d’une philosophie qui ne serait
qu’espagnole. Ils se sont inspirés, bien plus qu’ils ne le laissent supposer,
des paradigmes philosophiques européens. Et avouer cela, c’est peut-être
ne plus s’inscrire dans une logique de dette à l’égard d’un pays qui a
souffert de son musellement idéologique. Il faut donc pouvoir travailler
sur le lien entre un philosophe français et l’Espagne, sans avoir à s’excuser
et donc sans chercher à se faire les constructeurs d’une histoire philosophique hyperbolisée ou sublimisée.
ESPAGNE, PRISONNIÈRE DE L’INTELLECTUALISME PLATONICIEN
La singularité de la pensée espagnole se révèle par d’autres biais qu’à
travers la philosophie stricto sensu. Mais ni l’Espagne ni ses historiographes
ne sont manifestement fiers de cette spécificité. Certes, l’Espagne du
XXe siècle n’a pas eu de Nietzsche, de Husserl, de Bergson, de Heidegger,
au début du siècle, et plus tard, pour d’autres raisons, encore moins de
Sartre, de Deleuze, de Foucault, de Lacan, parce que la pensée libre ne
pouvait exister sous le franquisme. Aujourd’hui encore, la philosophie
« philosophique », en Espagne, ne semble pas vraiment espagnole. L’enseignement philosophique est un enseignement souvent d’histoire de la philosophie et non de philosophie proprement dite. L’Espagne ne semble pas
avoir conscience que sa philosophie n’est pas strictement philosophique.
Ses philosophes sont des essayistes qui philosophent poétiquement. Tant
que l’on considérera la philosophie poétique comme une branche inférieure de la philosophie, l’Espagne cherchera sa philosophie là où elle n’est
pas. Finalement, l’Espagne a été, au début du XXe siècle, le terrain d’affrontement d’une polémique sourde qui existe depuis le platonisme au moins.
En effet, selon la taxonomie établie au Ve siècle avant Jésus-Christ, les
poètes sont considérés comme des « artisans » du beau et, en cela, comme
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une catégorie inférieure à celle des métaphysiciens, les contemplateurs
directs du Soleil et de l’idée de Beau. Non la poésie ou la « philosophie
poétique » (pour reprendre l’expression de García Martí, qualifiant le bergsonisme) ne sont pas inférieures à la philosophie « philosophique ». Cessons d’être prisonniers de l’intellectualisme platonicien, l’Espagne ne doit
avoir honte d’avoir su parler de la vie, non comme une philosophe au sens
strict, mais comme une poétesse, parfois bergsonienne. Les Espagnols
sont les artisans d’une pensée de la vie, d’une « esthétique de l’existence »
(Bernard Milhaud). Si, aujourd’hui, les philosophes espagnols sont dans
une perpétuelle phase philosophique postkantienne, comme s’ils n’étaient
jamais vraiment sortis de la brumeuse phase krausiste, et si l’historiographie
cherche coûte que coûte à construire une histoire philosophique de la
philosophie espagnole, sans doute cherchent-ils à aller à l’encontre de leur
inclination profonde. Lisons plutôt des essais comme « Teoría y juego del
duende » de García Lorca, ou Zambrano, García Bacca, Bergamín, et l’on
comprendra par quelles modalités spécifiques l’Espagne a vraiment philosophé. Il est temps que cette nation s’approprie sa tradition philosophique
qui ne se renferme jamais dans les raideurs de la systématisation, mais qui
cherche à rendre la respiration et les ondulations de la vie. Qu’ils se mettent
en marche vers la recomposition d’une histoire poétique de leur philosophie, dont Bergson a été, de façon contrariée, un acteur. Une étude, plus
large que la nôtre, sur la spécificité de la philosophie espagnole, poétique,
est encore à mener. Un grand travail d’histoire culturelle reste aussi à écrire
sur le lien ambivalent de l’Espagne à la notion de « vitalisme » qui lui est
essentielle. La notion de vie est omniprésente dans les écrits des Espagnols
au début du XXe siècle, comme s’ils en avaient été privés pendant des
siècles. Ce pays a une appétence particulière au vitalisme et c’est souvent
dans cette quête vitale/vitaliste, en cherchant à exprimer une pensée incarnée, dans sa célébration de la vie, qu’éclot la philosophie espagnole, intimement poétique.
D’autre part, on comprend, dans cette logique historiographique, que
l’analyse du lien de l’Espagne au bergsonisme n’ait pas été menée jusqu’à
présent. C’était sans doute risquer d’ériger une nouvelle fois la France en
modèle culturel, en bonne élève que la Péninsule devait suivre pour ne pas
être relayée sur le banc des nations retardataires. Il faut nuancer cette
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vision schématique d’une France paradigmatique et imitable et d’une
Espagne maladroite, incapable d’être indépendante en matière de philosophie. La pensée ne « descend » pas d’un pays vers un autre, comme d’un
piédestal, elle se propage dans une forme d’horizontalité. Son moteur n’est
pas l’orgueil de s’imposer ; la pensée est mue par une dynamique désintéressée de mixage ; l’élan qui la porte l’aide à s’entrelacer, tel un fluide, avec
les pensées ou philosophèmes autochtones. García Morente dit, d’ailleurs,
de la philosophie qu’elle est apatride et qu’elle ne connaît aucune frontière 1. Au-delà des cadres spatiaux et temporels, la philosophie n’appartient qu’à une « république » universelle : une république de la philosophie.
Et tenter de reconstituer l’existence du bergsonisme en Espagne, ce n’est
pas chercher à démontrer, dans une logique partisane et nationaliste, la
toute-puissance de la France qui imposerait son hégémonie culturelle sur
l’Espagne, mais c’est se centrer sur l’Espagne pour découvrir, de façon
désintéressée, ses modalités singulières de penser.
1. « La philosophie n’a pas de patrie. C’est une erreur lamentable que d’apposer au
substantif “philosophie” l’adjectif “nationale”. Erreur lamentable, parce que la philosophie
est précisément le contraire du particularisme national, elle est universelle » (Manuel García
Morente, « La filosofía en España », in OC I (1906-1936), vol. 2, p. 412).
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L E O N A R D O CO I M B RA E T L A R É CE PT I O N
DE BERGSON AU PORTUGAL
par Michel DUPUIS
Le sixième volume de la toute récente et excellente édition critique des
Obras Completas du philosophe portugais Leonardo Coimbra (1883-1936)
rend désormais accessible une version complète et révisée sur les manuscrits de son essai intitulé « A filosofia de Henri Bergson » [La philosophie
d’Henri Bergson], conçu dès août 1932 en deux parties – l’une d’exposition, l’autre de discussion –, mais dont finalement seule la première, déjà
longue, fut publiée à Porto en 1934 1. Selon les déclarations de L. Coimbra
lui-même, outre que l’ensemble du texte rédigé en 1932 semblait déjà trop
long pour constituer un seul volume, c’est l’éventualité annoncée d’une
nouvelle publication de Bergson, ultérieure aux Deux Sources, qui amena le
philosophe portugais à reporter la publication de la deuxième partie de son
essai : l’auteur souhaitait mener une discussion critique avec l’ensemble de
l’œuvre bergsonienne et il s’attendait, par conséquent, à devoir effectuer
une importante mise à jour. Ainsi, la seconde partie de l’essai resta inédite
jusqu’en 1994, année de publication à Lisbonne de la première édition
complète de l’ouvrage.
La présente édition critique a été réalisée, sous la coordination scientifique du Pr Ângelo Alves, par le Dr Afonso Rocha de l’Université
catholique de Porto, lequel a fixé le texte, l’a annoté par rapport aux
manuscrits et aux éditions précédentes, et a rédigé les index des noms et
des concepts.
1. Leonardo Coimbra, Obras Completas, VI (1924-1934), Universidade Católica Portuguesa - Imprensa Nacional Casa de Moeda, Lisboa, 2010, 708 p. Le texte de « A Filosofia de
Henri Bergson » se trouve aux pages 391 à 612.
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BERGSON DANS LE MONDE
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La personnalité attachante, haute en couleurs et spéculativement très
originale de L. Coimbra mérite d’être connue d’un public plus large que
celui qui, lisant le portugais, s’intéresse à l’histoire culturelle du Portugal
au vingtième siècle. Homme de pensée et d’action aux talents multiples
– diplômé en physique et en mathématiques (il utilise et commente la
théorie einsteinienne de la relativité dès 1912), sportif, orateur, philosophe, politicien –, L. Coimbra fut peut-être avant tout professeur :
d’abord au lycée, puis à la faculté des lettres de Porto qu’il avait fondée
durant l’un de ses brefs mandats de ministre de l’Instruction de la Première République et qu’il dut quitter en 1931 quand ladite faculté fut
supprimée. À ce moment, il retourna au lycée et donna des leçons dans le
cadre de l’étonnante et prophétique Université populaire… La pensée de
L. Coimbra est associée à l’important mouvement culturel « Renascença
portuguesa », qui, au début du vingtième siècle et au départ de Porto,
associa des talents, des esprits, des caractères, dont certains sont aujourd’hui universellement connus : ainsi Fernando Pessoa. La revue du mouvement, « A Águia », accueillit ainsi de nombreuses contributions de
L. Coimbra où l’on perçoit la présence de Bergson (ainsi, à titre
d’exemple, en 1922 une recension de Durée et simultanéité). Tous ces textes
remarquables mais jusqu’ici difficilement accessibles sont désormais disponibles selon l’ordre chronologique de leur publication dans les divers
volumes des Obras Completas.
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L’essai sur Bergson mérite une analyse approfondie qu’on ne développera pas ici.
Au départ de ce long travail, une conférence donnée par L. Coimbra
en 1932, à l’occasion de la publication de Les Deux Sources, où l’auteur
expose la pensée bergsonienne en partant de ce dernier ouvrage (p. 397418) et en traitant ensuite des trois autres livres principaux – l’Essai,
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LEONARDO COIMBRA ET LA RÉCEPTION DE BERGSON AU PORTUGAL
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Matière et mémoire, L’Évolution créatrice (p. 419-532). La deuxième partie
quant à elle développe en deux sections une discussion de l’épistémologie
(p. 537-599) puis, beaucoup plus brièvement, de la métaphysique (p. 600611) de Bergson.
Les longueurs si différentes des diverses sections de l’essai révèlent,
selon nous, d’une part le caractère inachevé de la discussion que
L. Coimbra avait entamée avec le bergsonisme, à ses yeux œuvre ouverte,
géniale, toujours à reprendre et donc toujours à rediscuter, et d’autre part
les priorités philosophiques de la propre pensée de L. Coimbra. La lecture
permanente de Bergson, devenant sans doute de plus en plus critique au
fil des années, a stimulé chez L. Coimbra la maturation et ensuite l’élargissement spéculatif de son propre « criacionismo », exposé dès 1912, système
philosophique personnel, dialectiquement idéaliste et expérimental, à la
rencontre d’une pensée non systématique. C’est sur ce fond vivant des
œuvres que l’on mesurera les divergences nombreuses et cardinales, entre
les deux auteurs : sur la création, sur la réalité du temps et de l’intuition,
sur le statut passif ou non de la perception, sur la conscience, sur la notion
de raison expérimentale, sur la science, etc.
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UN MAÎTRE OUBLIÉ DE BERGSON
par Jorge MARTIN
Le dimanche 30 septembre 1934, le quotidien argentin La Nación
publiait une note signée de Gaston Rageot (1872-1940) et intitulée : « Una
entrevista con Henri Bergson » 1. Ce journaliste, ancien élève du philosophe au lycée Henri-IV 2, avait déjà écrit plusieurs articles sur son maître 3
et son nom est évoqué dans le testament de Bergson comme étant l’un
des amis auxquels son épouse et sa fille devraient faire appel si l’on portait
atteinte à sa mémoire après sa mort 4.
Pendant la première partie de cette courte interview, ils reprennent le
paragraphe que Bergson consacre à l’art de la lecture. Il s’agit d’un texte que
l’on retrouve dans l’« Introduction (deuxième partie) » de La Pensée et le Mouvant, œuvre publiée la même année et qui contient dans ses deux premiers
essais une autobiographie intellectuelle. Rappelons l’essentiel de ce passage :
Ne trouverait-on pas des défauts du même genre à notre enseignement littéraire (si supérieur pourtant à celui qui se donne dans d’autres pays) ? Il pourra être
utile de disserter sur l’œuvre d’un grand écrivain ; on la fera ainsi mieux comprendre et mieux goûter. Encore faut-il que l’élève ait commencé à la goûter, et
par conséquent à la comprendre. C’est dire que l’enfant devra d’abord la réinven1. Cf. P. Gunter, Henri Bergson : A Bibliography. Revised Second Edition, Philosophy
Documentation Center, Ohio, Bowling Green State University, 1986, p. 230.
2. Cf. P. Soulez, F. Worms, Bergson, Paris, Flammarion, 1997, p. 88.
3. Cf. P. Gunter, op. cit., p. 93, 95, 98, 114, 165, 167, 185, 200, 225. Parmi ceux-ci,
deux sont à remarquer : « Le Congrès International de psychologie », Revue philosophique,
1905, 8, p. 229-231 ; « L’Évolution créatrice par Henri Bergson », Revue philosophique, 1907, 7,
p. 73-85. Bergson a remis en question certaines affirmations du premier quant à l’influence
qu’il aurait reçu de William James et de James Ward (cf. Mélanges, Paris, PUF, 1972, p. 656658), et a recommandé le second à deux occcasions (cf. Correspondances, Paris, PUF, 2002,
p. 262 et 397).
4. Cf. Correspondances, p. 1670.
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ter, ou, en d’autres termes, s’approprier jusqu’à un certain point l’inspiration de
l’auteur. Comment le fera‑t-il, sinon en lui emboîtant le pas, en adoptant ses
gestes, son attitude, sa démarche ? Bien lire à haute voix est cela même. L’intelligence viendra plus tard y mettre des nuances. Mais nuance et couleur ne sont rien
sans le dessin. Avant l’intellection proprement dite, il y a la perception de la
structure et du mouvement ; il y a, dans la page qu’on lit, la ponctuation et le
rythme. Les marquer comme il faut, tenir compte des relations temporelles entre
les diverses phrases du paragraphe et les divers membres de phrase, suivre sans
interruption le crescendo du sentiment et de la pensée jusqu’au point qui est musicalement noté comme culminant, en cela d’abord consiste l’art de la diction. On a
tort de le traiter en art d’agrément. Au lieu d’arriver à la fin des études, comme un
ornement, il devrait être au début et partout, comme un soutien. Sur lui nous
poserions tout le reste, si nous ne cédions ici encore à l’illusion que le principal est
de discourir sur les choses et qu’on les connaît suffisamment quand on sait en
parler. Mais on ne connaît, on ne comprend que ce qu’on peut en quelque mesure
réinventer. Soit dit en passant, il y a une certaine analogie entre l’art de la lecture,
tel que nous venons de le définir, et l’intuition que nous recommandons au
philosophe. Dans la page qu’elle a choisie du grand livre du monde, l’intuition
voudrait retrouver le mouvement et le rythme de la composition, revivre l’évolution créatrice en s’y insérant sympathiquement 1.
Ce qui est intéressant dans le dialogue qui survient après que la question de la diction a été évoquée est que Bergson donne à son interlocuteur le nom de l’un des professeurs ayant exercé la plus forte influence
sur lui pendant sa formation à l’École normale supérieure. Il ne parle ni
d’Émile Boutroux ni de Léon Ollé-Laprune. En fait il ne s’agit pas d’un
philosophe mais d’un comédien : Edmond Got (1822-1901). Voici la
transcription (traduite) qui nous est parvenue :
Henri Bergson souriait. Nous nous trouvions dans son cabinet de travail, un
salon vaste et lumineux que le soleil et l’air inondaient et qui semblaient éclairer
le reflet de ses yeux et l’éclat de sa parole. La mienne était l’une de ces visites
périodiques provenant d’une ancienne amitié, d’une admiration sans bornes et
d’une fidèle camaraderie, plaisantes pour lui et qui me faisaient un grand bien.
Nous avions abordé la question de la lecture, à propos de l’un des paragraphes qu’il avait rédigés dans son dernier livre, qui venait de paraître, La Pensée
et le Mouvant. Et j’ai tout de suite remarqué, à l’expression de son visage, où sont
1. La Pensée et le Mouvant, Paris, PUF, 2009, p. 93-95.
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UN MAÎTRE OUBLIÉ DE BERGSON
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reflétés tous les mouvements de sa pensée, et au tremblement de ses mains, dont
les mouvements étaient toujours aussi libres, combien ce sujet lui tenait à cœur
et quel était, d’après lui, la valeur philosophique de l’art de lire.
Je crois sincèrement que le cours de l’École normale supérieure qui m’a été
le plus utile a été celui de Got.
Je me souviens que quand il en était à l’automne de sa vie j’ai moi-même eu
l’occasion d’écouter un ou deux exposés du célèbre comédien que l’on avait
chargé d’apprendre aux futurs enseignants, pendant une heure, l’art de parler.
Henri Bergson a pu tirer profit de tous ces enseignements pendant qu’il habitait
rue d’Ulm, et personne ne saurait douter du profit qu’il en a tiré.
Got – continua‑t-il – n’arrêtait pas de nous répéter que pour bien lire il
fallait articuler, ponctuer et soutenir la fin de la phrase 1.
Ce récit est soutenu par les dates. Bergson est entré à l’École normale
supérieure en 1878 et a fini ses études en 1881. Le célèbre artiste dramatique a commencé à donner ses cours de lecture en 1880, comme il l’a
indiqué dans son Journal :
9 mai 1880. – Depuis longtemps mon ami Ernest Desjardins pressait
M. Bersot de me faire reprendre à l’École normale supérieure les conférences
de lecture où M. Legouvé, sans beaucoup de succès parmi les élèves, avait
voulu s’impatroniser, il y a deux ans.
Le ministère a pris enfin parti, et j’ai donné hier ma première leçon, – avec
une certaine appréhension d’abord, je l’avoue, car c’est un public intimidant par
essence, ne fût-ce que parce qu’il est jeune. Les jeunes en effet n’ont l’air de rien,
mais ils vous jugent… Et ils dureront si longtemps après nous !
Cependant, ma réussite a semblé complète.
Un pas de plus vers l’ineffable croix en question. Ô comédiens, mes frères 2 !…
1. La Nación, sección 4, p. 2.
2. Journal d’Edmond Got, Paris, Plon, 1910, vol. II, p. 215. L’année d’après, après avoir
reçu la Légion d’Honneur, il a reçu la lettre suivante (datée le 6 novembre 1881) :
« Monsieur et Cher Maître. / Les élèves de l’École normale étaient dispersés lorsqu’ils
ont appris que vous veniez de recevoir l’honneur qui vous était si bien dû. Nous pensons
qu’un des premiers devoirs de l’École réunie est de vous exprimer la joie que nous avons
tous ressentie, à cette nouvelle vivement espérée. / Permettez-moi d’ajouter, monsieur,
qu’une chose nous a été particulièrement agréable : c’est de voir figurer dans votre
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Avec ce maître, Bergson a non seulement appris l’art de la lecture
mais acquis une méthode pédagogique qu’il a commencé à mettre en
œuvre dès qu’il a obtenu son premier poste d’enseignant. L’intervieweur
poursuit son récit :
– Si en tant qu’élève de Got – continuait Bergson –, j’ai appris les règles de
la lecture correcte, c’est en ma qualité d’enseignant du lycée d’Angers que j’en ai
tiré profit.
Et avec son charme attrayant et précis il m’a raconté qu’il avait 22 ans
lorsque le professeur du lycée d’Angers lui a demandé de remplacer pendant un
temps le professeur de rhétorique. Courageux, il a accepté, car il était jeune, et il
a rempli ses cours de lectures classiques. Émerveillé il a constaté par la suite que,
grâce à ses bons principes, ses élèves non seulement écoutaient et comprenaient
les textes réputés être particulièrement rébarbatifs mais qu’ils les sentaient et
commençaient à les apprécier 1.
Pour avoir une idée des cours qui ont tellement impressionné Bergson, nous pouvons nous en reporter au livre de Leo de Leymare et Adrien
Bernheim intitulé L’enseignement dramatique au conservatoire 2. Dans un premier temps, les auteurs mettent en relief la bonne humeur qui régnait
dans le cours de Got, qui jouait souvent les comédies de Molière 3 :
Au Conservatoire, M. Got se montre ce qu’il est, un excellent homme,
lançant fréquemment quelqu’un de ces mots comiques, quelqu’une de ces boutades spirituellement humoristiques qui soutiennent l’attention de ses élèves en
les amusant 4.
Devant ces paroles, on ne peut pas s’empêcher de se demander si
ses cours n’ont pas piqué la curiosité du jeune penseur pour le phénonomination le titre de professeur à l’École normale. / Nous sommes heureux de trouver
une occasion de vous dire une fois de plus combien nous avons pris de plaisir et d’intérêt à
vos excellentes leçons. Nous sommes persuadés que dans notre carrière nous aurons
souvent à apprécier tout le profit que nous en aurons retiré. / Est-il besoin de vous dire,
monsieur, que cette année, comme l’année dernière, nous aurions le plus vif désir de vous
revoir bientôt ? / Veuillez agréer, etc. / René Doumic, / Chef de Section de 3e année à
l’École normale supérieure » (op. cit., p. 304).
1. Ibid.
2. Paul Ollendorff, Paris, 1883. Cf. chap. II : « L’enseignement de M. Got », p. 7-13.
Edmond Got a commencé à donner des leçons au Conservatoire en 1841.
3. Cf. A. Thibaudet, Le bergsonisme, Paris, Gallimard, 1923, vol. II, p. 93-94.
4. Op. cit., p. 8.
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UN MAÎTRE OUBLIÉ DE BERGSON
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mène du rire 1. Et Bergson ne pensait-il pas à son maître en écrivant les
lignes suivantes ?
Au sens le plus large du mot, il semble qu’on appelle esprit une certaine
manière dramatique de penser. Au lieu de manier ses idées comme des symboles
indifférents, l’homme d’esprit les voit, les entend, et surtout les fait dialoguer
entre elles comme des personnes. Il les met en scène, et lui-même, un peu, se
met en scène aussi. Un peuple spirituel est aussi un peuple épris du théâtre. Dans
l’homme d’esprit il y a quelque chose du poète, de même que dans le bon liseur il
y a le commencement d’un comédien. Je fais ce rapprochement à dessein, parce
qu’on établirait sans peine une proportion entre les quatre termes. Pour bien lire,
il suffit de posséder la partie intellectuelle de l’art du comédien ; mais pour bien
jouer, il faut être comédien de toute son âme et dans toute sa personne. Ainsi la
création poétique exige un certain oubli de soi, qui n’est pas par où pèche d’ordinaire l’homme d’esprit. Celui-ci transparaît plus ou moins derrière ce qu’il dit et
ce qu’il fait. Il ne s’y absorbe pas, parce qu’il n’y met que son intelligence 2.
Les enseignements de Got poursuivaient deux buts essentiels : perfectionner la diction en corrigeant la lecture et parvenir à l’expressivité de la
pensée au moyen du mouvement du corps :
M. Got se préoccupe particulièrement du détail de la diction ; à moins de
mauvaise volonté absolue, il est impossible à un de ses élèves de conserver un
défaut de prononciation, une de ces inflexions persistantes si gravement nuisibles, ou de laisser tomber les finales ; le professeur arrive à ce but en pointant
la faute, en répétant après l’élève la syllabe ou le mot défectueux sans jamais les
laisser passer.
[…]
Les détails corrigés, M. Got passe au mouvement général de la scène d’étude
qui, bien que ne comptant comme répétition que pour un seul élève, sert également à tous. Un de ses procédés est de lire lui-même et de faire lire la scène en
entier par l’élève ; c’est, en effet, le meilleur système pour montrer à celui-ci le
mouvement d’ensemble et les périodes montant jusqu’aux divers effets.
[…]
<Tout changement d’idée, dans le dialogue, doit être préparé par un changement dans la position du corps>.
1. Rappelons que la première conférence de Bergson sur la question a eu lieu le
18 février 1884. Cf. Mélanges, p. 313-315.
2. Le Rire, Paris, PUF, 2007, p. 80-81.
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BERGSON DANS LE MONDE
Cette maxime [de Got], qui vise non pas le geste mais l’attitude, est remarquable de justesse ; en effet, au théâtre, où l’on doit forcer toutes choses pour
être compris du spectateur, le seul moyen d’avertir ce dernier qu’on va entrer
dans un ordre d’idées nouveau est de déplacer le corps ; de plus, le moindre
mouvement, s’il est juste et pensé, donne presque toujours le nouveau ton dans
lequel on doit parler.
[…]
En résumé, les tendances principales de l’enseignement de M. Got nous semblent
être : 1º un grand soin du détail dans l’articulation et la diction ; 2º un travail
spécial de lecture dont nous avons fait ressortir les avantages ; 3º une étude
raisonnée du mouvement général des scènes et de leur rythme, suivant l’expression
même du professeur 1.
L’idée principale qui découle de ces paragraphes est que nous utilisons notre corps, à travers nos paroles et nos actes, pour exprimer notre
développement intérieur. N’y a‑t-il pas une certaine analogie entre cette
pensée et la pensée biologique de Matière et mémoire selon laquelle l’esprit
est incarné par le biais d’un schème moteur qui permet ainsi notre adaptation à la situation actuelle ? Un passage fondamental de la conférence
« L’âme et le corps » reprend ces questions et les relie : la communication
de la pensée, la lecture à haute voix et la conception du cerveau comme
organe d’attention à la vie :
Laissez donc de côté les reconstructions artificielles de la pensée ; considérez
la pensée même ; vous y trouverez moins des états que des directions, et vous
verrez qu’elle est essentiellement un changement continuel et continu de direction
intérieure, lequel tend sans cesse à se traduire par des changements de direction
extérieure, je veux dire par des actions et des gestes capables de dessiner dans
l’espace et d’exprimer métaphoriquement, en quelque sorte, les allées et venues de
l’esprit. De ces mouvements esquissés, ou même simplement préparés, nous ne
nous apercevons pas, le plus souvent, parce que nous n’avons aucun intérêt à les
connaître, mais force nous est bien de les remarquer quand nous serrons de près
notre pensée pour la saisir toute vivante et pour la faire passer, vivante encore,
dans l’âme d’autrui. Les mots auront beau alors être choisis comme il faut, ils ne
diront pas ce que nous voulons leur faire dire si le rythme, la ponctuation et toute
la chorégraphie du discours ne les aident pas à obtenir du lecteur, guidé alors par
une série de mouvements naissants, qu’il décrive une courbe de pensée et de
1. Op. cit., p. 8-12 (souligné par les auteurs).
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UN MAÎTRE OUBLIÉ DE BERGSON
499
sentiment analogue à celle que nous décrivons nous-mêmes. Tout l’art d’écrire est
là. C’est quelque chose comme l’art du musicien ; mais ne croyez pas que la
musique dont il s’agit ici s’adresse simplement à l’oreille, comme on se l’imagine
d’ordinaire. Une oreille étrangère, si habituée qu’elle puisse être à la musique, ne
fera pas de différence entre la prose française que nous trouvons musicale et celle
qui ne l’est pas, entre ce qui est parfaitement écrit en français et ce qui ne l’est
qu’approximativement : preuve évidente qu’il s’agit de tout autre chose que d’une
harmonie matérielle des sons. En réalité, l’art de l’écrivain consiste surtout à nous
faire oublier qu’il emploie des mots. L’harmonie qu’il cherche est une certaine
correspondance entre les allées et venues de son esprit et celles de son discours,
correspondance si parfaite que, portées par la phrase, les ondulations de sa pensée
se communiquent à la nôtre et qu’alors chacun des mots, pris individuellement, ne
compte plus : il n’y a plus rien que le sens mouvant qui traverse les mots, plus rien
que deux esprits qui semblent vibrer directement, sans intermédiaire, à l’unisson
l’un de l’autre. Le rythme de la parole n’a donc d’autre objet que de reproduire le
rythme de la pensée ; et que peut être le rythme de la pensée sinon celui des
mouvements naissants, à peine conscients, qui l’accompagnent ? Ces mouvements, par lesquels la pensée s’extérioriserait en actions, doivent être préparés et
comme préformés dans le cerveau. C’est cet accompagnement moteur de la pensée que nous apercevrions sans doute si nous pouvions pénétrer dans un cerveau
qui travaille, et non pas la pensée même 1.
Le fait que Bergson se souvienne, à la fin de sa vie professionnelle,
et au bout de cinquante ans, de son maître et qu’il ait mis en pratique
ses enseignements et que certaines de ses idées soient reprises dans son
travail philosophique nous montre qu’il y a eu entre les deux esprits une
véritable coïncidence partielle, une profonde sympathie.
1. L’Énergie spirituelle, Paris, PUF, 2009, p. 45-47.
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L E S É T U D E S B E R G S O N I E N N E S E N G R È C E A U J O U R D ’ HU I
par Thalia KANTERAKI
Il y a presque un siècle que Nikos Kazantzakis, qui avait suivi les cours
de Bergson au Collège de France de 1907 à 1909, a introduit la philosophie de Bergson au public grec ; durant les décennies suivantes, d’autres
philosophes et penseurs (parmi lesquels se distinguent E. Papanoutsos,
E. Lambridi, Y. Imvriotis, G. Mourélos et E. Moutsopoulos) se sont
occupés de la pensée bergsonienne. Dans ce texte, nous allons exposer
brièvement les résultats principaux de l’activité récente concernant l’œuvre
et la pensée de Bergson en Grèce.
Dans un premier temps, il s’agira de suivre le mouvement de traduction
d’ouvrages et d’articles de Bergson ; ensuite, nous essaierons de fournir un
aperçu de la recherche actuelle concernant le philosophe français en Grèce.
Nous allons voir qu’il existe deux sortes de travaux : d’une part des études
systématiques et approfondies, de l’autre des approches occasionnelles.
Nous tenterons de définir les champs et les axes de la recherche dont relèvent
les textes écrits par les chercheurs grecs qui se penchent sur la philosophie de
Bergson. Cela nous conduira à nous demander si l’on peut finalement parler
d’un nouvel effort de réintroduction de la pensée bergsonienne en Grèce.
I. TRADUCTIONS
Nous disposons aujourd’hui de nouvelles traductions de trois grands
livres du philosophe français : de l’Essai (par K. Papayorgis en 1998 1), de
1. Henri Bergson, Les Données immédiates de la conscience, trad. Kostis Papayorgis,
Athènes, Castaniotis, 1998.
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BERGSON DANS LE MONDE
L’Évolution créatrice (par Papayorgis et Y. Prélorentzos en 2005 1), et des
Deux Sources (par V. Tomanas en 2006 2) et, en outre, du Rire (par
Tomanas en 1998 3). En ce qui concerne les textes contenus dans les
deux recueils d’« essais et conférences » publiés par Bergson lui-même
(L’Énergie spirituelle et La Pensée et le Mouvant), nous ne disposons que de
deux traductions récentes, celles de « La conscience et la vie » (par
P. Zindrili en 2005 4) et de l’« Introduction à la métaphysique » (par
N. Makris en 2006 5). Toutes ces traductions font suite aux traductions
beaucoup plus vieilles de ces ouvrages 6 (seul l’Essai et les deux articles
mentionnés ont été d’emblée traduits en grec), qui, outre certaines faiblesses qui les caractérisaient, n’étaient pas disponibles, depuis bien longtemps, en librairie.
À côté de ces traductions d’ouvrages et d’autres écrits de Bergson,
nous devons mentionner la publication toute récente en grec du Bergsonisme de Deleuze (par Y. Prélorentzos en 2010 7).
Il faut mettre ici l’accent sur la distinction entre deux types de publications en grec de textes de (et sur) Bergson : en ce qui concerne l’Essai, Le
Rire et Les Deux Sources, nous ne disposons que de la traduction du texte
français (ce qui n’est, sans conteste, pas peu) ; par contre, la traduction de
L’Évolution créatrice et celle du Bergsonisme sont accompagnées de postfaces
substantielles (celle de L’Évolution créatrice s’étend sur plus de cent vingt
pages avec les notes), de bibliographies raisonnées très détaillées et de
1. Henri Bergson, L’Évolution créatrice, trad. Kostis Papayorgis et Yannis Prélorentzos,
postface par Y. Prélorentzos, Athènes, Polis, 2005.
2. Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, trad. Vassilis Tomanas,
Salonique, Nissides, 2006.
3. Henri Bergson, Le Rire, trad. V. Tomanas, Athènes, Exantas, 1998.
4. Henri Bergson, « La conscience et la vie », trad. Polyxeni Zindrili revue par
Y. Prélorentzos, Dodoni (revue scientifique du Département de philosophie, de pédagogie
et de psychologie de la faculté des lettres de l’Université de Ioannina), vol. 34, 2005-2007,
p. 97-119.
5. Henri Bergson, Introduction à la métaphysique, introd. et trad. Nikos Makris, Athènes,
Dromon, 2006.
6. Il s’agit des traductions du Rire par Nikos Kazantzakis (1914), de L’Évolution
créatrice par Konstantinos Papalexandrou (1925), et des Deux Sources de la morale et de la
religion par Vassilios Tatakis (1951).
7. Gilles Deleuze, Le bergsonisme, introd., trad., notes, postface, bibliographie et
glossaire par Y. Prélorentzos, Athènes, Scripta, 2010.
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LES ÉTUDES BERGSONIENNES EN GRÈCE AUJOURD’HUI
503
glossaires (l’édition mentionnée du Bergsonisme contient en outre une introduction) dus à Y. Prélorentzos 1.
Il faudrait souligner ici le fait que les lecteurs grecs n’ont pas encore
à leur disposition de traduction de Matière et mémoire, du second et plus
difficile ouvrage de Bergson. Polyxeni Zindrili, docteur de philosophie de
l’Université de Ioannina, est en train de revoir la première version de la
traduction qu’elle en a déjà faite. De plus, à part les traductions des deux
articles importants de Bergson mentionnés, il n’y a pas eu de traductions
récentes du reste de l’œuvre bergsonienne 2 ; un travail de ce genre, et
surtout la publication de la traduction grecque de Matière et Mémoire,
seront sans doute très utiles pour un meilleur accueil de la pensée du
philosophe français en Grèce, comme le montrent de pareils efforts faits
par des chercheurs consciencieux concernant l’œuvre de Husserl ou celle
de Heidegger.
2. ÉTUDES CRITIQUES
En ce qui concerne les études grecques (ou en grec) consacrées,
exclusivement ou en partie, à Bergson, nous constatons qu’elles relèvent,
ici aussi, de deux types de recherche :
D’une part, nous avons une série d’études systématiques d’aspects
essentiels de la philosophie bergsonienne appuyées sur une connaissance
solide des textes mêmes du philosophe français et tenant compte des
résultats principaux des travaux des spécialistes les plus importants de la
philosophie de Bergson de nos jours.
1. Nous allons en parler dans la suite de notre présentation.
2. Nous disposons seulement, dans certaines bibliothèques, de quelques plus ou
moins vieilles traductions des textes suivants : « Sur le pragmatisme de William James.
Vérité et réalité » (1911), « “Fantômes de vivants” et “recherche psychique” » et « L’âme et
le corps » (1927), « L’effort intellectuel » (1929), « L’intuition philosophique » (1976), et
l’introduction en deux parties de La Pensée et le Mouvant (1962).
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BERGSON DANS LE MONDE
D’autre part, nous avons certains travaux qui s’occupent en passant de
certaines théories ou thèses de Bergson sans que leurs auteurs aient vraiment étudié à fond l’œuvre de Bergson et sans même qu’ils soupçonnent
l’essor des études bergsoniennes depuis une quinzaine d’années, surtout
en France.
En ce qui concerne le premier type d’études, qui est incontestablement
le plus important et le plus fécond, nous pourrions distinguer deux axes de
recherche : certains textes tentent d’élucider la nature et les dimensions
multiples des notions bergsoniennes fondamentales, telles que la durée, la
liberté, la conscience, la vie, l’intuition, etc., en les étudiant selon le mouvement même de la pensée de Bergson. D’autres textes s’occupent surtout de l’influence exercée par Bergson sur d’autres philosophes, ou plus
généralement de la présence prégnante, sous diverses formes, d’aspects
capitaux de la pensée bergsonienne dans l’œuvre de certains philosophes
français majeurs du XXe siècle, notamment de Bachelard, de Levinas, de
Merleau-Ponty et de Deleuze.
Commençons par les deux livres de Konstantinos Romanos. Dans sa
thèse de doctorat en allemand, traduite en grec 1 – ouvrage important à la
fin des années 1980 pour le renouveau des études bergsoniennes –, l’auteur
soutient que la pensée de Bergson, notamment à travers les notions de
sympathie, de vie, et d’intuition, constitue un humanisme esthétique qui
s’oppose à un rationalisme unidimensionnel, en s’efforçant constamment
de tenir compte de toutes les dimensions d’une vie humaine concrète.
Ensuite, dans un recueil d’articles en grec, l’auteur, afin de réfuter les
théories positivistes, s’appuie, dans une certaine mesure, sur les analyses de
Bergson concernant l’espace et l’homogénéité, en critiquant une approche
quantitative de la vitalité qui imite la vraie vie 2.
Nous avons ensuite une série d’articles en grec sur Bergson rédigés
1. Cf. K. P. Romanòs, Heimkehr. Henri Bergsons lebensphilosophische Ansätze zur Heilung
von erstarrtem Leben, Francfort-sur-le-Main, Athenäum, 1988 ; édition grecque : Oikeiôsis.
L’idée d’un humanisme esthétique en partant de la philosophie de la vie d’Henri Bergson, trad. Leftéris
Anagnostou, Athènes, Typothito-Yorgos Dardanos, 2001.
2. Cf., du même, Vie pétrifiée, ou la domination de la quantité dans la vision mécaniste du
monde, Athènes, Ellinika Grammata, 2002, deuxième partie : « La critique bergsonienne de
la quantité comme théorie générale de l’aliénation de l’époque actuelle » (p. 93-142).
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par Théoni Anastassopoulou-Kapoyanni, dont la thèse française 1 n’a pas
encore été traduite en grec. Le premier de ces textes concerne la critique
exercée par Bergson à l’intelligence et la conception bergsonienne de
l’intuition 2 ; dans un autre, l’auteure s’occupe du problème de la liberté
chez Bergson dans ses dimensions psychologique et ontologique, et, plus
particulièrement, de la manière dont la liberté bergsonienne passe du moi
au domaine ontologique de la vie 3 ; plus récemment, elle s’est penchée
sur les paramètres d’une éthique implicite dans la biologie philosophique
de Bergson 4. Nous ne devons pas oublier, enfin, son étude sur les résonances aristotéliciennes dans la philosophie française de la vie au
XIXe siècle, dont une moitié porte sur l’influence exercée par Aristote sur
Bergson (l’autre moitié concerne Ravaisson) 5.
En ce qui concerne la recherche sur la postérité du philosophe français, il faut parler d’abord d’une série de travaux en grec dus à Yannis
Prélorentzos, parmi lesquels figurent ses postfaces qui accompagnent les
traductions grecques mentionnées de L’Évolution créatrice et du Bergsonisme.
Dans la première, Prélorentzos étudie longuement l’« éclipse » relative des
études bergsoniennes pendant des décennies et les aspects multiples de
leur « renaissance » récente. L’auteur tient tout particulièrement à réfuter
le « reproche d’irrationalisme » formulé à l’encontre de Bergson, centré
notamment sur ses conceptions de la liberté, de l’intuition et du mysticisme. En outre, l’auteur se penche sur les aspects variés du renouveau
1. Cf. Th. Anastassopoulou-Kapoyanni, Causalité et création. Le continu et le discontinu
dans l’œuvre d’Henri Bergson, Université de Paris-Sorbonne - Paris IV (sous la direction du
Pr J.-F. Marquet), 1990.
2. Cf., du même, « La notion d’intelligence dans la philosophie bergsonienne », Revue
philosophique hellénique, vol. 7, no 21, septembre 1990, p. 235-246.
3. Cf., du même, « Le problème de la liberté et la notion de vie chez H. Bergson »,
Dononi, Ioannina, vol. 33, 2004, p. 233-252.
4. Cf., du même, « Paramètres d’une morale implicite dans la biologie philosophique
bergsonienne », Philosophia (revue du Centre de recherche de la philosophie grecque,
Académie d’Athènes), vol. 40, 2010, p. 434-448.
5. Cf., du même, « Résonances aristotéliciennes dans la philosophie française de la
vie », in D. N. Koutras (éd.), Athènes et l’Occident. Les influences de la philosophie grecque ancienne
sur la formation de la culture occidentale moderne (Actes du IIIe Colloque panhellénique de
philosophie de la Société d’études aristotéliciennes « Le Lycée »), Athènes, Papadakis,
2001, p. 19-30.
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BERGSON DANS LE MONDE
des études bergsoniennes pendant les années 1984-2004 et tente de repérer les raisons principales de ce retour 1. Dans la postface du Bergsonisme,
Prélorentzos s’occupe de la manière originale et féconde dont Deleuze
s’approprie certains thèmes et notions essentiels de la philosophie de la
nature et de la philosophie de la vie bergsoniennes : les différences de
degré et de nature, la distinction entre le virtuel et l’actuel, celle entre deux
types de multiplicité (quantitative et qualitative), ainsi que le thème important de la nouveauté 2. Prélorentzos nous a également donné une esquisse
concernant le rôle de Bergson dans la philosophie de Levinas 3, et nous
possédons les textes de ses conférences non encore publiés intitulées :
« Composantes bergsoniennes de la philosophie des sciences de Gaston
Bachelard » et « Merleau-Ponty et Bergson : de la réfutation à l’appropriation critique de certaines de ses théories fondamentales ». Les lecteurs
grecs disposent déjà d’une autre approche du dernier sujet dans des écrits
de Chara Banacou-Caragouni 4, ainsi qu’un article sur Bergson et la phénoménologie (notamment Heidegger) 5.
Par ailleurs, Prélorentzos a publié une série d’autres articles sur Bergson en grec 6, ainsi que des articles en français dans les revues Philosophia
1. Cf. Y. Prélorentzos, « La reviviscence de l’intérêt pour la philosophie d’Henri
Bergson », in H. Bergson, L’Évolution créatrice, trad. K. Papayorgis et Y. Prélorentzos, op. cit.,
p. 349-527.
2. Cf., du même, « L’influence exercée par la philosophie de la nature et la philosophie de la vie bergsoniennes sur la pensée philosophique de Deleuze », in G. Deleuze, Le
bergsonisme, op. cit., p. 165-181.
3. Cf., du même, « Nourritures préphilosophiques et philosophiques de la pensée
d’Emmanuel Levinas », Nea Hestia (Athènes, Hestia), no 1814, septembre 2008, p. 374459, notamment p. 407-418.
4. Cf. Ch. Banacou-Caragouni, « Lectures merleau-pontyennes de l’œuvre de Bergson », Philosophia (revue du CRPG, Académie d’Athènes), vol. 38, 2008, p. 273-286. Cf., du
même, Dimensions du visible. La philosophie de l’art dans l’œuvre de M. Merleau-Ponty, Athènes,
Éditions universitaires Ennoia, 2008², p. 29-31, 76, 128-130, 258, 276, 285, 392-393
et 395.
5. Cf. Golfo Maggini, « Bergson et la phénoménologie », Ariadnè (revue scientifique
de la faculté des lettres de l’Université de Crète, Rethymno), vol. 15, 2009, p. 125-154.
6. Cf. « La problématique du temps dans la philosophie d’Henri Bergson », Actes du
Colloque « Formes de compréhension et de gestion du temps », Section de philosophie de
l’Université de Ioannina, 2005, p. 49-78 ; et « Approches de certains aspects de la
philosophie d’Aristote par Bergson », in Vita Contemplativa. Mélanges offerts au Pr Dimitrios
Koutras, Université d’Athènes, 2006, p. 433-457.
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LES ÉTUDES BERGSONIENNES EN GRÈCE AUJOURD’HUI
507
de l’Academie d’Athènes 1 et Philonsorbonne 2, et dans les Annales bergsoniennes 3.
Signalons également que, sous la direction de Prélorentzos, Polyxeni
Zindrili a soutenu, en 2008, à l’Université de Ioannina, une thèse intitulée : De la théorie de la conscience à la philosophie sociale et politique : la contribution
d’Henri Bergson.
Enfin, dans un cadre non universitaire, Papayorgis, après son travail
de traduction de l’Essai et de L’Évolution créatrice, dans un essai sur la
mémoire, revient à Bergson en présentant succinctement les aspects principaux de sa conception de la mémoire 4.
En ce qui concerne les chercheurs n’ayant pas approfondi l’œuvre de
Bergson, furent également publiés quelques articles où on tente de
comparer des aspects de la philosophie de Bergson avec ceux de la
pensée d’autres philosophes comme Walter Benjamin 5 ou Cornélius
Castoriadis 6 ; nous trouvons aussi quelques références à Bergson dans
un ouvrage sur Unamuno 7 ; un autre article porte sur le retentissement
de L’Évolution créatrice en France et en Grèce, principalement durant la
première moitié du XXe siècle 8. Enfin, plusieurs références au philo1. Cf., du même, « Bergson est-il durkheimien dans Les Deux Sources de la morale et de la
religion ? », Philosophia, vol. 36, 2006, p. 230-255 ; et « Vie et conscience selon Bergson »,
Philosophia, vol. 39, 2009, p. 325-346.
2. Cf., du même, « Questions concernant la morale de Bergson », Philonsorbonne (Revue
de l’École doctorale de philosophie de l’Université de Paris I - Panthéon-Sorbonne), no 1, année
universitaire 2006-2007, Paris, Publications de la Sorbonne, 2007, p. 103-129.
3. Cf., du même, « Le problème de la délimitation des choses, des qualités et des états
dans la continuité du tout de la réalité selon Bergson », in A. Fagot-Largeault et F. Worms
(éd.), Annales bergsoniennes (Paris, PUF, coll. « Épiméthée »), vol. IV : « L’Évolution créatrice »,
1907-2007 : épistémologie et métaphysique, décembre 2008, p. 433-466.
4. Cf. K. Papayorgis, De la mémoire, Athènes, Kastaniotis, 2008, p. 201-228 : « La
mémoire bergsonienne », et p. 243-256.
5. Cf. Yorgos Varsos, « Exigences d’une métaphysique de la mémoire. Benjamin et
Bergson », Axiologika (Athènes, Éd. Nissos et Fondation Sakis-Karagiorgas), no 22,
novembre 2009, p. 161-180.
6. Cf. Évanghelos Vantarakis, « Le temps créateur », Nea Hestia, vol. 147, no 722
(consacré à Cornélius Castoriadis), avril 2000, p. 646-663, notamment p. 649-653, 657-660
et 663.
7. Cf. Chara Baconicola-Georgopoulou, Miguel de Unamuno, Athènes, Kardamitsas,
1993, p. 82-84 : « Unamuno et Bergson ».
8. Cf. Ifigenia Botouropoulou, « Le retentissement de L’Évolution créatrice de Bergson
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BERGSON DANS LE MONDE
sophe français figurent dans un livre sur la métaphysique et le mysticisme 1.
Revenons maintenant à la recherche systématique sur la philosophie
bergsonienne. Dans le cadre d’une telle investigation, la philosophie de
Bergson est conçue avant tout en sa propre singularité – soit comme unité
de la philosophie de l’esprit et de la philosophie de la nature soit comme
une approche de la nature humaine dans sa dimension qualitative – et, à la
fois, dans ses rapports avec d’autres conceptions philosophiques. La
recherche systématique tente de révéler l’actualité de la philosophie de
Bergson en mettant en valeur tant l’originalité de ses idées fondamentales
que le « dialogue » qui a lieu de nos jours entre les neurosciences, les
sciences de la nature ou la biologie et certains aspects de la philosophie de
Bergson 2.
À l’issue de cette brève esquisse de l’activité philosophique concernant
l’œuvre et la pensée de Bergson en Grèce aujourd’hui, nous pouvons
conclure que nous constatons diverses formes de réintroduction de la
philosophie bergsonienne en Grèce, dont la plus importante s’avère l’étude
systématique de sa pensée à l’Université de Ioannina depuis bientôt une
dizaine d’années. Ce renouveau se manifeste à travers de nouvelles traductions d’ouvrages et d’articles de Bergson ou des études sur son œuvre 3,
ainsi qu’à travers une série d’études critiques. Nous avons parlé, en particulier, d’une approche systématique et assez approfondie de la philosophie
bergsonienne en distinguant deux axes de recherche : celui qui se penche
dans le mouvement des idées en France et la réception de sa philosophie en Grèce »,
Synkrisis (édition annuelle de la Société grecque de grammatologie générale et comparative),
no 20, février 2010, p. 181-193.
1. Cf. Nikos Makris, Les fondements métaphysiques du mysticisme, Athènes, Dromon,
2008², p. 5, 30, 36-37, 50, 92-93 et 135.
2. Cf., à titre d’exemple, Y. Prélorentzos, « La reviviscence de l’intérêt pour la
philosophie d’Henri Bergson », op. cit., p. 392-404 ; cf. aussi l’article mentionné de
Th. Anastassopoulou-Kapoyanni, « Paramètres d’une morale implicite dans la biologie
philosophique bergsonienne ».
3. À part l’édition grecque du Bergsonisme de Deleuze, cf. l’édition bilingue (grec-français)
de l’étude de Jean-Louis Vieillard-Baron, Bergson et l’éducation, trad. Elena Théodoropoulou,
Athènes, Atrapos, 2001.
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LES ÉTUDES BERGSONIENNES EN GRÈCE AUJOURD’HUI
509
sur le contenu propre des théories bergsoniennes principales et celui qui
s’intéresse également à la postérité de sa philosophie. Nous considérons
comme des pas nécessaires et importants pour la suite de ces efforts en
Grèce, d’une part la publication de la traduction de Matière et Mémoire et de
l’ensemble des textes contenus dans L’énergie spirituelle et La Pensée et le
Mouvant, et de l’autre la rédaction d’ouvrages consacrés entièrement aux
problématiques fondamentales de la pensée du philosophe français.
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TRAVAUX PUBLIÉS ET THÈSES SOUTENUES
P A R LE S M E M B R E S
DE LA SOCIÉTÉ DES AMIS DE BERGSON 2009-2011
Note : Les informations qui suivent nous ont été communiquées par les
membres eux-mêmes. Cette liste ne prétend donc pas être exhaustive.
I. Achèvement de l’édition critique des œuvres de Bergson
aux Presses Universitaires de France, coll. « Quadrige », sous la direction de Frédéric Worms
2009
Durée et simultanéité, éd. Élie During, 479 p.
L’Énergie spirituelle, éd. Élie During, Arnaud François, Stéphane Madelrieux,
Camille Riquier, Guillaume Sibertin-Blanc, Ghislain Waterlot, 508 p.
La Pensée et le Mouvant, éd. Arnaud Bouaniche, Anthony Feneuil, Arnaud
François, Frédéric Fruteau de Laclos, Stéphane Madelrieux, Claire
Marin, Ghislain Waterlot, 612 p.
2011
Écrits philosophiques, éd. Arnaud Bouaniche, Élie During, Arnaud François,
Frédéric Fruteau de Laclos, Frédéric Keck, Stéphane Madelrieux, Camille
Riquier, Ghislain Waterlot, Frédéric Worms, 1031 p.
La Conscience et la Vie, fascicule, éd. Arnaud François, 75 p.
L’Intuition philosophique, fascicule, éd. Ghislain Waterlot et Anthony Feneuil,
66 p.
La Perception du changement, éd. Arnaud Bouaniche, 108 p.
Sur le pragmatisme de William James. Vérité et réalité, éd. Stéphane Madelrieux, 167 p.
Introduction à la métaphysique, éd. Frédéric Fruteau de Laclos, 101 p.
II. Ouvrages et articles
Blauberg, Irina, « La métaphysique positive et la substantialité du temps : de
l’histoire de la réception de Bergson en Russie » (en russe), in Logos,
Moscou, t. LXXI, no 3, 2009, p. 107-114.
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512
ANNALES BERGSONIENNES
Blauberg, Irina (trad.), Henri Bergson. Œuvres choisies : Conscience et vie [textes,
inédits en russe, de L’Énergie spirituelle, de La Pensée et le Mouvant, des
Écrits et paroles et de la correspondance], Moscou, Rosspen, 2010, 399 p.
Bouaniche, Arnaud, « L’émotion dans la philosophie de Bergson : “la force
qui transporte et qui soulève” », in S. Roux (éd.), Les émotions, Paris,
Vrin, coll. « Thema », 2009, p. 211-234.
Bouaniche, Arnaud, « L’empirisme philosophique français : Maine de Biran,
Bergson, Deleuze », in Dictionnaire d’histoire de la philosophie, J.-F. Pradeau
(éd.), Paris, Seuil, 2009, p. 547-558.
Bouaniche, Arnaud, « Bergson et Merleau-Ponty : le mystique et l’artiste dans
le moment de la Seconde Guerre mondiale », in D. de Courcelles et
G. Waterlot (éd.), La Mystique face aux guerres mondiales, Paris, PUF, 2010,
p. 251-267.
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ténèbres chez Thérèse de Lisieux », in Revue théologique de Louvain, 41,
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TRAVAUX ET THÈSES
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genèse, signification, enjeux (dir. Frédéric Worms), Université de Lille III Charles-de-Gaulle, 24 novembre 2009.
Dolbeault, Joël, Bergson et la physique. Une confrontation de la théorie bergsonienne
de la matière à la physique actuelle (dir. Frédéric Worms), Université de
Lille III - Charles-de-Gaulle, 2010.
Inzerillo, Andrea, Pensare le immagini. Il cinema nella filosofia francese contemporanea
(dir. Roberto de Gaetano), Université de Calabre, 16 mars 2011.
Kisukidi, Yala, L’humanité créatrice. Essai sur la signification esthétique et politique
de la métaphysique de Bergson (dir. Frédéric Worms), Université de Lille III Charles-de-Gaulle, 9 décembre 2010.
Lacau Saint Guily, Camille, Une histoire contrariée du bergsonisme en Espagne (1889années 1920) (dir. Serge Salaün), Université de Paris III - Sorbonne Nouvelle.
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Éliane Martin-Haag), Université de Toulouse II - Le Mirail, juin 2011.
Picot, Bruno, Jean Wahl. Empirisme et métaphysique au cœur du XXe siècle (dir.
Frédéric Worms), Université de Lille III - Charles-de-Gaulle, 25 juin
2009.
Podoroga, Ioulia, Durée : le travail du concept dans la philosophie de Bergson (dir.
Frédéric Worms), Université de Lille III - Charles-de-Gaulle, 4 mai
2009.
Pommier, Éric, La pensée de la vie et ses implications cosmologiques et morales chez
Henri Bergson et Hans Jonas (dir. Renaud Barbaras), Université de Paris I Panthéon-Sorbonne, 5 décembre 2009.
Rodriges, Paulo Cesar, Percepção e Inteligência na filosofia de Bergson (dir. Debora
Cristina Morato Pinto), Université fédérale de São Carlos (Brésil), 2009.
Schick, Johannes, Das Subjekt und seine Orientierung in der Wirklichkeit : Eine
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Würzburg, 2010.
Zindrili, Polyxeni, De la théorie de la conscience à la philosophie sociale et politique : la
contribution de Henri Bergson (en grec), thèse de philosophie, sous la direction
de Yannis Prelorentzos, Université de Ioannina, 10 juin 2008.
Zanfi, Caterina, Bergson et la philosophie allemande contemporaine. À la genèse des
« Deux Sources de la morale et de la religion » (dir. Frédéric Worms et Manlio
Iofrida), Université de Bologne, septembre 2011.
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DE L'ARTICLE
DE CAMILLE LACAU SAINT GUILY
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D. Barnès, Madrid, Biblioteca moderna de filosofía y ciencias sociales,
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Bergson, Henri, Ensayos sobre los datos inmediatos de la conciencia, traducción de
D. Barnès, Madrid, Francisco Beltrán, Librería española y extranjera
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520
ANNALES BERGSONIENNES
Bergson, Henri, Las Dos Fuentes de la moral y de la religión, prólogo de José
Ferrater Mora, traducción de José Miguel González Fernández, Buenos
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Bergson, Henri, Obras escogidas, traducción y prólogo de José Antonio
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Bergson, Henri, El Pensamiento y lo Moviente, traducción de M. H. Alberti,
Buenos Aires, La Pleyade, 1972.
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Arnáiz, Marcelino, « El pragmatismo », in La Ciudad de Dios, LXXIV, 1907,
p. 89-102 ; LXXIV, 1907, p. 191-204.
Arnáiz, Marcelino, « La “filosofía nueva” », in La Ciudad de Dios, t. III,
vol. LXXXIII, p. 116-126 ; t. III, LXXXIII, p. 370-380 ; vol. LXXXIV,
p. 5-14 ; vol. LXXXIV, p. 265-276 ; vol. LXXXV, p. 81-92.
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Publicación bimestral de los dominicos españoles, Madrid, Santo
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ANNALES BERGSONIENNES
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PRÉSENTATION DES AUTEURS
David Amalric est élève à l’École normale supérieure de Paris et étudiant en M2 de philosophie à l’Université Paris X - Nanterre. Ses
recherches s’effectuent au croisement de la philosophie politique et de
l’esthétique, à partir notamment des pensées de Bergson, Deleuze,
Guattari et Rancière.
Bruno Antonini est professeur de philosophie au lycée Racine à Paris
et docteur en philosophie de l’Université de Paris I - Panthéon-Sorbonne.
Rédacteur aux Cahiers Jaurès, il a publié la version éditoriale de sa thèse
chez L’Harmattan sous le titre État et socialisme chez Jean Jaurès (coll.
« Ouverture philosophique ») en 2004 et présenté La Propriété collective et les
Services publics de Paul Brousse aux Éditions du Bord de l’Eau (coll. « Bibliothèque républicaine ») en 2011.
Souleymane Bachir Diagne est professeur dans les départements de
philosophie et de français de Columbia University à New York. Ses plus
récents ouvrages sont Léopold Sédar Senghor : l’art africain comme philosophie
(Paris, Riveneuve Éd., 2007), Comment philosopher en Islam ? (Paris, Panama,
2008), Bergson postcolonial : l’élan vital dans la pensée de L. S. Senghor et de Mohamed
Iqbal (Paris, Éd. du CNRS, 2011).
Pascal Blanchard est professeur en classes préparatoires au lycée
Henri-Poincaré de Nancy.
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ANNALES BERGSONIENNES
Florence Caeymaex est chercheur qualifié du FRS-FNRS à l’Université
de Liège. Appuyée sur ses travaux en histoire de la philosophie contemporaine (Sartre, Merleau-Ponty, Bergson, Olms, 2005), elle mène aujourd’hui des
recherches philosophiques sur les enjeux politiques des rapports entre la
vie et le pouvoir, dans le cadre de projets de recherche collectifs et interdisciplinaires.
Gilles Candar est professeur en classes préparatoires au lycée Montesquieu du Mans, président de la Société d'études jauréssiennes, chargée
de la coordination éditoriale des Œuvres de Jean Jaurès (Fayard).
Vincent Duclert est professeur agrégé à l’École des hautes études en
sciences sociales (EHESS) et membre du CRH (Centre de recherches historiques, CNRS).
Michel Dupuis, né en 1954, est professeur de philosophie à l’Université catholique de Louvain et à l’Université de Liège. Vice-président du
Comité consultatif de bioéthique de Belgique. Responsable scientifique
du GEFERS (théorie du soin), Paris. Vient de publier : M. Dupuis,
R. Gueibe, W. Hesbeen (éd.), La banalisation de l’humain dans le système de
soins, Paris, Seli Arslan, 2011. Traductions de L. Binswanger et E. Stein.
Arnaud François, né en 1978, est maître de conférences à l’Université
de Toulouse II - Le Mirail. Il est l’auteur de l’édition critique de L’Évolution
créatrice (PUF, 2007), de Bergson (Ellipses, 2008), de Bergson, Schopenhauer,
Nietzsche. Volonté et réalité (PUF, 2008) et de Lire L’Évolution créatrice de
Bergson (éd., Vrin, 2010). Il est coprésident de l’Organisation francophone
pour la formation et la recherche européennes en sciences humaines
(OFFRES), membre du secrétariat de coordination du master Erasmus
Mundus « EuroPhilosophie » et secrétaire de la Société des amis de Bergson.
Antoine Janvier est collaborateur scientifique du FNRS à l’Université
de Liège et termine un postdoctorat à l’ENS de Lyon. Auteur d’une thèse
sur Gilles Deleuze, ses recherches portent actuellement en philosophie
morale et politique sur les questions d’éducation.
Thalia Kanteraki est doctorante en cotutelle entre l’Université de
Ioannina en Grèce et celle de Lille III en France ; son travail de thèse
s’intitule L’effort chez Bergson, ses prédécesseurs et ses contemporains.
Nadia Yala Kisukidi, agrégée et docteur en philosophie, assistante à
l’Institut romand de systématique et d’éthique, a soutenu en 2010 une
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PRÉSENTATION DES AUTEURS
525
thèse intitulée L’humanité créatrice. Essai sur la signification esthétique et politique
de la métaphysique de Bergson sous la direction de Frédéric Worms. Ses
travaux de recherche portent essentiellement sur Bergson et la philosophie politique (démocratie, droits de l’homme), ainsi que sur les liens
entre politique et religion à travers la question de l’humanisme (chez
Mounier et Senghor) – ces derniers aspects de sa recherche faisant actuellement l’objet d’une thèse de théologie dirigée par Ghislain Waterlot.
Maître de conférences à l’Université de Grenoble III en civilisation de
l’Espagne contemporaine, agrégée d’espagnol et titulaire d’un DEA de philosophie (Paris IV), Camille Lacau Saint Guily a soutenu sa thèse à Paris III,
sous la direction du Pr Serge Salaün : Une histoire contrariée du bergsonisme en
Espagne (1889-années 1920) (publiée sur le site de la Biblioteca Cervantes Virtual,
Alicante, 2011). Elle a également écrit des articles sur le lien des catholiques
néothomistes espagnols, d’Ortega y Gasset, d’Unamuno, de l’institutionnisme ou encore des avant-gardes avec Bergson et le bergsonisme.
Jorge Martin est né en 1974 à Buenos Aires, Argentine. Il enseigne
la philosophie à l'Universidad de Buenos Aires depuis 1998. Il prépare
une thèse de doctorat sur Bergson. Articles principaux : « La imagenmovimiento. Deleuze y la relación Beckett-Bergson », Areté. Revista de
Filosofía, XXII, 1, 2010, Perú, p. 51-68 ; « Estética de la risa: influencia
de Bergson en la obra de Ionesco », Signos Universitarios, Argentina,
XXIX, 45, 2010, p. 67-81 ; « El tiempo en Guyau y Bergson », en
P. Hunziker, J. Smola (eds), El tiempo, la política y la historia, Universitad
Nacional de General Sarmiento, Argentina, 2010, p. 35-42 ; « ¿Es factible
expresar la durée bergsoniana? », Revista Latinoamericanade Filosofía,
Argentina, XXXV, otoño de 2009, p. 163-170 ; « Bergson y el estoicismo », Logos, México, 36, 2008, p. 99-114 ; « Borges, Funes y... Bergson », Variaciones Borges. Journal of Philosophy, Semiotics and Literature,
Dinamarca, 19, 2005, p. 195-208 ; « Bergson y el impresionismo », Intersticios, México, 22-23, 2005, p. 237-246.
Sébastien Miravète, docteur en philosophie, est chargé de cours à l’Université de Toulouse II - Le Mirail, titulaire d'une licence de mathématique
et d'une licence de sciences cognitives, professeur des écoles, cofondateur
et membre du comité de rédaction de la revue Gruppen. Bibliographie : La
durée bergsonienne comme nombre et comme morale (thèse de doctorat soutenue
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ANNALES BERGSONIENNES
en juin 2011) ; « L'autre grande métaphysique » in Gruppen, no 3, Paris,
Gruppen, 2011.
Tatsuya Murayama est maître de conférences en éthique à l’Université
du Tôhoku (à Sendaï, Japon). Il est l’auteur d’une thèse de doctorat intitulée Succession et spontanéité : commentaire des Données immédiates de Bergson
(Université Keïo), ainsi que de divers articles consacrés à la philosophie
française (notamment à Bergson) et à l’éthique.
Vincent Peillon est philosophe et député européen. Parmi ses principaux ouvrages : Conversations républicaines (avec François Bazin), Denoël,
2011 ; Éloge du Politique. Une introduction au XXIe siècle, Seuil, coll. « La
Librairie du XXIe siècle », 2011 ; Une religion pour la République. La foi laïque
de Ferdinand Buisson, Seuil, coll. « La Librairie du XXIe siècle », 2010 ; La
Révolution française n'est pas terminée, Seuil, 2008 ; L'épaisseur du cogito. Trois
études sur la philosophie de Maurice Merleau-Ponty, Le Bord de l'eau, 2004 ;
Pierre Leroux et le socialisme républicain. Une tradition philosophique, Le Bord
de l'eau, 2003 ; Jean Jaurès et la religion du socialisme, Grasset, coll. « Collège
de philosophie », 2000 ; La Tradition de l'esprit. Itinéraire de Maurice MerleauPonty, Grasset, coll. « Collège de philosophie », 1994 ; « Le Livre de
poche », no 4421, 2008.
Ioulia Podoroga, docteure en philosophie, spécialiste de Bergson et
de la littérature russe du début du XXe siècle, est actuellement boursière
de la Fondation Humboldt et va publier un livre intitulé Penser en durée.
Le travail du concept dans la philosophie de Bergson.
Camille Riquier est maître de conférences en philosophie à l’Institut
catholique de Paris. Il est l’auteur d’Archéologie de Bergson (PUF, 2009) et a
réalisé l’édition critique de Matière et mémoire (PUF, 2008).
Ondřej Švec, Ph.D., est maître de conférences à la faculté des lettres de
l’Université Hradec Kralove et coéditeur des Œuvres complètes de Jan
Patočka. Il a soutenu sa thèse, La phénoménologie de l’affectivité, en 2006 à
l’ENS-LSH de Lyon et à l’Université Charles de Prague. Durant ses études
de master en philosophie et lettres françaises, il a également effectué des
séjours d’études à Paris IV - Sorbonne et à l’Università degli Studi à Milan.
Il traduit la philosophie française en tchèque (Descartes, Bergson,
Deleuze) et donne des cours sur la philosophie moderne et contemporaine,
la phénoménologie et la philosophie des sciences.
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PRÉSENTATION DES AUTEURS
527
Ghislain Waterlot est professeur de philosophie et d’éthique à l’Université de Genève. Il a publié de nombreux articles sur Bergson. Directeur du volume Bergson et la religion. Nouvelles perspectives sur Les Deux
Sources de la morale et de la religion (PUF, 2008), il est l’auteur de Les
enjeux de la mystique chez Bergson : entre philosophie et théologie, à paraître chez
H. Champion en 2012.
Frédéric Worms est professeur à l’Université de Lille III - Charlesde-Gaulle, directeur du Centre international d’étude de la philosophie
française contemporaine (CIEPFC) à l’École normale supérieure, et président de la Société des amis de Bergson.
Caterina Zanfi a soutenu en septembre 2011 une thèse en cotutelle à
l’Université de Bologne et de Lille III sur les relations du dernier Bergson
à la philosophie allemande de son époque. Rattachée au Centre MarcBloch de Berlin, elle est l’auteur de Bergson, la tecnica, la guerra (BUP, 2009),
qui lui a valu le prix Castiglioncello des jeunes auteurs, et de plusieurs
articles sur la philosophie française contemporaine.
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TABLE DES MATIÈRES
Préface, par Vincent Peillon. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Présentation, par Frédéric Worms . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
9
29
INÉDITS
I) Lettres de Bergson à Ferdinand Buisson, éditées, présentées
et annotées par Gilles Candar. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Gilles Candar, présentation : « Philosophies et politique scolaire.
Cinq lettres inédites de Bergson à Ferdinand Buisson » . . . . . . .
Lettres de Bergson à Ferdinand Buisson . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
II) Souleymane Bachir Diagne, « Bergson dans les colonies.
Intuition et durée dans la pensée de Senghor et Iqbal »,
traduit, présenté et annoté par Yala Kisukidi . . . . . . . . . . . . . . .
Yala Kisukidi, présentation : « Penser un Bergson postcolonial ? » . .
Souleymane Bachir Diagne, « Bergson dans les colonies.
Intuition et durée dans la pensée de Senghor et Iqbal » . . . . . . .
37
37
40
49
49
61
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ANNALES BERGSONIENNES
DOSSIER
BERGSON ET LA POLITIQUE :
DE JAURÈS À AUJOURD’HUI
I) Bergson et Jaurès . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Bruno Antonini, présentation : « Le premier colloque “Bergson
et Jaurès” » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Gilles Candar, « Vies normaliennes ». . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Vincent Duclert, « Bergson-Jaurès. De la dispute des systèmes
à la dignité de la philosophie » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Camille Riquier : « Jaurès, un chaînon manquant entre les Données
immédiates et Matière et mémoire ». . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Bruno Antonini, « Bergson et Jaurès en vis‑à-vis : une métaphysique
du politique face à une politique du métaphysique » . . . . . . . . . . . .
Frédéric Worms : « Bergson et Jaurès : la justice et l’histoire » . . . .
II) Bergson et la politique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Présentation, par Florence Caeymaex, Antoine Janvier
et Arnaud François . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Ghislain Waterlot, « Luxe et simplicité dans la pensée politique
de Bergson. Politique et mystique face à la guerre » . . . . . . . . .
Antoine Janvier, « Écart émotif et création politique :
une lecture deleuzienne des Deux Sources » . . . . . . . . . . . . . . . .
Caterina Zanfi, « Le sujet en société chez Bergson :
du moi superficiel à la société ouverte » . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Yala Kisukidi, « Création, universalisme et démocratie :
la philosophie politique de Bergson dans Les Deux Sources
de la morale et de la religion » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
David Amalric, « Ouvrir le clos. Politique bergsonienne
et sens pratique des Deux Sources » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Ondřej Švec, « La fragilité de la démocratie face au défi
de la technique » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Florence Caeymaex, « La société sortie des mains de la nature.
Nature et biologie dans Les Deux Sources » . . . . . . . . . . . . . . . .
87
87
91
107
119
137
155
169
171
175
197
223
245
267
297
311
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531
TABLE DES MATIÈRES
VARIA
I) Études générales. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Arnaud François, « Sur le Quid Aristoteles de loco senserit
de Bergson » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Tatsuya Murayama, « Portrait de famille ? Bergson et le dernier
Wittgenstein » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Sébastien Miravète, « La durée bergsonienne comme nombre
spécial » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Pascal Blanchard, « N’y a‑t-il de réel que ce qui est actuel ? » . . . . .
Ioulia Podoroga, « Plan des images et plan des concepts.
Fonctions de la durée » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
II) Bergson dans le monde . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Camille Lacau Saint Guily, « Encombres, gênes et résistances :
les singulières “rencontres” du bergsonisme en Espagne
(1889-années 1920) » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Michel Dupuis, « Leonardo Coimbra et la réception de Bergson
au Portugal » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Jorge Martin, « Un maître oublié de Bergson » . . . . . . . . . . . . . . .
Thalia Kanteraki, « Les études bergsoniennes en Grèce
aujourd’hui » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
337
337
379
401
419
437
457
457
489
493
501
Travaux publiés et thèses soutenues par les membres
de la Société des amis de Bergson (2009-2011) . . . . . . . . . . . .
511
Bibliographie de l'article de Camille Lacau Saint Guily . . . . . . . . .
Présentation des auteurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
519
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ÉPIMÉTHÉE
ESSAIS PHILOSOPHIQUES
Collection fondée par Jean Hyppolite
et dirigée par Jean-Luc Marion
Allemann B., Hölderlin et Heidegger (2e éd. rev. et corrigée).
Trad. par F. FÉDIER.
Alquié F., Le rationalisme de Spinoza (3e éd.).
— La découverte métaphysique de l’homme chez Descartes (7e éd.).
Armogathe J.-R., La nature du monde.
Benoist J., Kant et les limites de la synthèse.
— Phénoménologie, sémantique, ontologie.
— Intentionnalité et langage dans les Recherches logiques de Husserl.
— Représentations sans objet. Aux origines de la phénoménologie et de la philosophie
analytique.
Bernet R., La vie du sujet. Recherches sur l’interprétation de Husserl dans la
phénoménologie.
— Conscience et existence.
Beyssade J.-M., Descartes au fil de l’ordre.
Bonfand A., Le cinéma saturé. Essai sur les relations de la peinture et des images en
mouvement.
Boulnois O., Être et représentation. Une généalogie de la métaphysique moderne à
l’époque de Duns Scot.
Brague R., Du temps chez Platon et Aristote (2e éd.). Réédition « Quadrige ».
Calin R., Levinas et l’exception du soi. Ontologie et éthique.
Carraud V., Pascal et la philosophie (2e éd.).
— Causa sive ratio. La raison de la cause, de Suarez à Leibniz.
Chrétien J.-L., L’arche de la parole (2e éd.).
— Symbolique du corps.
— Saint Augustin et les actes de parole.
Cohen-Levinas D., Clément B., Emmanuel Levinas et les territoires de la pensée.
Courtine J.-F., Suarez et le système de la métaphysique.
— Les catégories de l’être. Études de philosophie ancienne et médiévale.
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— La cause de la phénoménologie.
Cues Nicolas de, Le Coran tamisé.
Cues Nicolas de, Dialogues de l’Idiot sur la sagesse et l’esprit.
Dastur F., La mort. Essai sur la finitude.
Davidson D., Actions et événements.
Trad. par P. ENGEL.
Deleuze G., Empirisme et subjectivité (8e éd.).
— Différence et répétition (12e éd.).
Derrida J., Le problème de la genèse dans la philosophie de Husserl.
Dufrenne M., Phénoménologie de l’expérience esthétique, t. I et II (3e éd.).
English J., Sur l’intentionnalité et ses modes.
Falque E., Dieu, la chair et l’autre.
Fédier F., Interprétations.
Ferreyrolles G., Pascal et la raison du politique.
Franck D., Nietzsche et l’ombre de Dieu (2e éd.).
— Dramatique des phénomènes.
— Heidegger et le christianisme. L’explication silencieuse
— L’un-pour-l’autre. Levinas et la signification.
Garber D., Corps cartésiens.
Gregory T., Genèse de la raison classique, de Charron à Descartes.
Greisch J., Ontologie et temporalité (3e éd.).
Grondin J., Le tournant dans la pensée de Martin Heidegger.
— L’universalité de l’herméneutique.
Henry M., De la subjectivité. Phénoménologie de la vie, t. 2.
— Généalogie de la psychanalyse.
Housset E., La vocation de la personne.
Husserl E., Recherches logiques, t. 2, vol. 1.
— Expérience et jugement.
Hyppolite J., Logique et existence (4e éd.).
Lacoste J.-Y., Expérience et absolu.
Laporte J., Le rationalisme de Descartes (4e éd.).
Laruelle F., Principes de la non-philosophie.
Laurent J., Romano C. (éd.), Le néant.
Lavigne J.-F., Husserl et la naissance de la phénoménologie (1900-1913).
Longuenesse B., Kant et le pouvoir de juger.
Manzini F., Spinoza : une lecture d’Aristote.
Marion J.-L., Sur le prisme métaphysique de Descartes (2e éd.).
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— Réduction et donation. Recherches sur Husserl, Heidegger et la phénoménologie
(2e éd.).
— Étant donné. Essai d’une phénoménologie de la donation (2e éd.). Réédition
« Quadrige ».
— Au lieu de soi. L’approche de saint Augustin.
Mattéi J.-F., De Heidegger à Hölderlin : le quadriparti.
Michon C., Prescience et liberté
Montavont A., De la passivité dans la phénoménologie de Husserl.
Moreau P.-F., Spinoza. L’expérience et l’éternité (2e éd.).
Olivo G., Descartes et l’essence de la vérité.
Paqué R., Le statut parisien des nominalistes.
Trad. par E. MARTINEAU.
Philonenko A., Le transcendantal et la pensée moderne.
Rabouin D., Mathesis universalis. L’idée de « mathématique universelle » d’Aristote
à Descartes.
Renault L., Descartes ou la félicité volontaire.
Renaut A., Le système du droit.
Riquier C., Archéologie de Bergson. Temps et métaphysique.
Romano C., L’événement et le monde (2e éd.).
— L’événement et le temps.
— Il y a. Essais de phénoménologie.
Schmitt Ch., Aristote et la Renaissance.
Préface et trad. par L. GIARD.
Schnell A., En deçà du sujet. Du temps dans la philosophie transcendantale
allemande.
Serres M., Le système de Leibniz et ses modèles mathématiques (4e éd. en 1 vol.).
Sommer C., Heidegger, Aristote, Luther.
Stiegler B., Nietzsche et la critique de la chair (2e éd.).
Strauss L., Maïmonide.
Essais recueillis et traduits par R. BRAGUE.
Vasiliu A., EIKÔN. L’image dans le discours des trois Cappadociens.
Vioulac J., L’époque de la technique. Marx, Heidegger et l’accomplissement de la
métaphysique.
Vuillemin J., Mathématiques et métaphysique chez Descartes (2e éd.).
— La philosophie de l’algèbre (2e éd.).
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