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La société sortie des mains de la nature. Nature et biologie dans Les Deux Sources

2012

Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 1/544 Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 2/544 Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 3/544 A N N A L E S B E RG S O N I E N N E S V B E R G S O N E T LA P O L I T I Q U E : D E J A U R È S À A U J O U R D ’ HU I Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 4/544 ÉPIMÉTHÉE ESSAIS PHILOSOPHIQUES Collection fondée par Jean Hyppolite et dirigée par Jean-Luc Marion Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 5/544 D. Amalric – B. Antonini (coéd.) – S. B. Diagne – P. Blanchard F. Caeymaex (coéd.) – G. Candar (coéd.) – V. Duclert – M. Dupuis A. François (coéd.) – A. Janvier – T. Kanteraki – Y. Kisukidi C. Lacau Saint Guily – J. Martin – S. Miravète – T. Murayama – I. Podoroga C. Riquier (coéd.) – O. Švec – G. Waterlot – F. Worms (éd.) – C. Zanfi ANNALES BERGSONIENNES V BERGSON ET LA POLITIQUE : DE JAURÈS À AUJOURD’HUI Préface de Vincent Peillon Ouvrage publié avec le soutien de la Société des Amis de Bergson et du Centre national des Lettres PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 6/544 Comité scientifique international des Annales bergsoniennes Renaud Barbaras (Paris I), Arnaud Bouaniche (Lille III), † Bento Prado Jr (U. de S. Carlos, Brésil), Florence Caeymaex (Liège), Jakub Čapek (Prague), Marie Cariou (Lyon III), Élie During (Paris X), Arnaud François (Toulouse II), P. A. Y. Gunter (University of North Texas, États-Unis), † Dominique Janicaud (Nice), Denis Kambouchner (Paris I), David Lapoujade (Paris I), Jean-Luc Marion (Paris IV), Paul-Antoine Miquel (Nice), Pierre Montebello (Toulouse II), Debora Morato (U. de S. Carlos, Brésil), John Mullarkey (Kingston University, Londres), Ioulia Podoroga (Moscou), Camille Riquier (Institut catholique de Paris), André Robinet (CNRS), Pierre Rodrigo (Dijon), Brigitte Sitbon-Peillon (EPHE), JeanLouis Vieillard-Baron (Poitiers), Matthias Vollet (Bernkastel Kues/ Mayence), Ghislain Waterlot (Genève), Frédéric Worms (Lille III), Caterina Zanfi (Bologne). Rédacteur : F. Worms (Lille III). ISBN 978-2-13-058673-9 0768-0708 ISSN Dépôt légal — 1re édition : 2012, janvier © Presses Universitaires de France, 2012 6, avenue Reille, 75014 Paris Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 7/544 Ce volume est dédié à la mémoire de Michel Prigent Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 8/544 Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 9/544 PRÉFACE DU RENOUVEAU DES ÉTUDES PHILOSOPHIQUES EN FRANCE Le volume que l’on va lire regroupe trois colloques et un certain nombre d’autres articles. Je voudrais remercier tous ceux qui ont pu les organiser, y participer, et en particulier Gilles Candar et Frédéric Worms qui ont eu en plus l’amabilité de me solliciter pour rédiger quelques mots d’introduction. J’en suis à la fois très touché sur le plan personnel et très reconnaissant sur le plan intellectuel tant les sujets abordés dans les différents articles regroupés ici sont au cœur de mes préoccupations depuis maintenant, faut-il s’en réjouir ou s’en plaindre, plusieurs décennies. Pour faire vite et par provision, par le thème qui l’unifie autant que par la façon de l’aborder et de le traiter, Bergson politique, ce nouveau volume des Annales bergsoniennes, me semble marquer un profond bouleversement dans les études philosophiques en France, en tout cas indiquer avec netteté une évolution en profondeur qui, à l’œuvre depuis quelques années 1, mérite je crois d’être reconnue, explicitée, saluée, discutée. 1. On notera que la plupart des travaux cités sont postérieurs à l’année 2000. Cela vaut pour Bergson, pour Jaurès, mais aussi pour la tradition républicaine et pour les philosophes français de la seconde moitié du XIXe siècle. C’est donc bien un moment nouveau, expression chère à Frédéric Worms, qui est en train de s’écrire et qui a à peine plus de dix ans. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 10/544 10 ANNALES BERGSONIENNES Pour commencer de façon un peu dérangeante, je voudrais citer un propos du philosophe allemand, Jacob Taubes : « Il y a une gigantomachie dans la pensée allemande, un combat de géants, la pensée française ne représentant qu’une variante de cette pensée allemande. Ce n’est pas moi qui le dis, ce sont les intéressés. J’ai enseigné dans ce pays il y a des années, je demandais aux étudiants de rédiger tout de même un travail sur Bergson ou Malebranche. Non, ils ne veulent travailler que sur Heidegger, alors qu’ils ne parlent pas un mot d’allemand, ou sur Nietzsche. » 1 Ces quelques phrases peuvent paraître cruelles, voire humiliantes tant Jacob Taubes ne cherche pas à cacher un certain ton de mépris. Et pourtant, aussi dérangeant soit-il, le constat qu’il dresse correspond bien à une réalité. La pensée française ne serait-elle donc qu’une variante de la pensée allemande ? Dans l’Université française, à la fin des années 1970 et au début des années 1980, Bergson avait encore mauvaise presse. C’est peu de le dire. La lecture que Georges Politzer, déguisé sous le pseudonyme de François Arouet, en avait donné était devenue la lecture dominante. Le bergsonisme. La fin d’une parade philosophique (1929), ouvrage incisif, avait contribué à détrôner la figure du philosophe qui, pourtant, avait connu un succès à nul autre pareil. En réalité, ce succès même avait joué contre lui. Il prouvait sa légèreté, son absence de rigueur et sa soumission à l’ordre établi. Bergson était un philosophe bourgeois, académique, mondain. La philosophie nouvelle qu’il avait incarnée un moment s’était fanée très vite, emportée par la Première Guerre mondiale, la psychanalyse, la phénoménologie, le marxisme. Et comme certains confits en dévotion avaient de plus mené une querelle insistante et agressive sur sa conversion, et, en tout état de cause, l’avaient tiré sans ménagement vers le catholicisme et la réaction, c’est une odeur de trahison et de sacristie qui l’accompagnait. Cette vilaine odeur de trahison était accentuée encore par les engagements d’un certain nombre de ses disciples dans le fascisme et la collaboration 2. 1. En divergent accord, à propos de Carl Schmitt, Paris, 2003 (1987), p. 89-90. 2. Tout ce récit est admirablement fait par François Azouvi, La gloire de Bergson. Essai sur le magistère philosophique, Paris, 2007. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 11/544 PRÉFACE 11 Mais ce qui était déconsidéré de la sorte, à la fois et dans un même geste méprisé et ignoré, c’était, bien au-delà de l’homme, de son style, de sa réussite, de ses compromissions ou de celles de ses disciples, bien audelà même de sa philosophie propre, le bergsonisme, à la fois le spiritualisme, qui avait pourtant été la philosophie dominante en France depuis Maine de Biran, et la possibilité même de la métaphysique, sachant que le spiritualisme français s’était construit contre l’interdit kantien en même temps que contre l’illusion positiviste et avait trouvé sa voie spécifique dans une conjonction de la psychologie et de la métaphysique. Oublier Bergson, le « mettre à l’écart », pour reprendre le titre du dernier chapitre de l’ouvrage de François Azouvi, c’était oublier beaucoup plus que Bergson : toute une tradition française encore aujourd’hui méconnue. Mais cela concernait en même temps le rapport de la philosophie à la politique. L’après-guerre, sous le règne de l’existentialisme français, essentiellement de Sartre, a considéré que les intellectuels se devaient d’être engagés dans la cité. C’était laisser entendre qu’ils ne l’avaient pas été. Bergson était alors considéré comme le prototype du philosophe désincarné, et son attitude réservée à l’égard de l’action, des bruits et des fureurs du monde et de l’histoire, rejoignait ici sa philosophie : un repli dans les délices de la subjectivité, de l’intériorité. Ces deux erreurs ont conduit non seulement à cet effet d’éviction concernant Bergson, mais, puisque Bergson est beaucoup plus que Bergson, à une grave méconnaissance du champ philosophique et politique français. Pour commencer par la question de l’engagement, on pourrait rappeler que ce fut, au contraire, une des caractéristiques singulières de la philosophie française, au moins depuis le XIXe siècle, et de la République comme forme politique, d’avoir noué un lien d’essence entre philosophie et politique : l’implication des philosophes dans la politique, comme dans l’appareil administratif, a été une des caractéristiques majeures de la Troisième République commençante 1. 1. J.-L. Fabiani, Les philosophes de la République, Paris, 1988, et Qu’est-ce qu’un philosophe français ?, Paris, 2010. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 12/544 12 ANNALES BERGSONIENNES C’est vrai, évidemment, de la première génération, celle aujourd’hui encore presque totalement ignorée des Étienne Vacherot, des Jules Simon, des Paul Challemel-Lacour, les disciples émancipés de Victor Cousin, engagés tout au long de leurs vies dans l’action publique. Le premier, philosophe respecté, après avoir été destitué de ses fonctions, emprisonné, privé de ses droits civiques, sera député, puis sénateur à vie ; le second, publiciste reconnu et influent, deviendra député (1858), ministre de l’Instruction publique (1870), sénateur inamovible (1875), puis président du Conseil (1876) ; le dernier enfin, qui aura connu et l’arrestation et l’exil en 1851, sera élu député en 1871, sénateur en 1875, nommé ministre des Affaires étrangères en 1883, et succédera à Jules Ferry à la présidence du Sénat en 1893 1. Dans la génération des premiers disciples de Victor Cousin, de ceux qui ont connu 1848, de ceux qui se sont regroupés autour de La liberté de pensée d’Amédée Jacques 2, chez Jules Barni 3, ou chez Charles Renouvier 4, l’engagement est une évidence. Quoi qu’on puisse penser de la valeur philosophique du cousinisme lui-même, qui mériterait toutefois une réévaluation sérieuse, et quelque jugement qu’on puisse avoir sur ses choix politiques, il illustre bien cet engagement et cette responsabilité du philosophe dans la Cité 5. 1. Étienne Vacherot, qui avait déjà perdu son poste de directeur-adjoint à l’École normale pour son troisième volume de son Histoire de l’école d’Alexandrie, va se retrouver, en 1859, condamné à trois mois de prison et à la privation de ses droits civiques pour la publication de son livre intitulé La Démocratie. L’évolution de Vacherot, le Monsieur Paul des Philosophes célèbres de Taine, est une des plus curieuses de la Troisième République puisqu’il va quitter le camp républicain pour rejoindre le camp des monarchistes libéraux. Son dernier ouvrage, La démocratie libérale, publiée en 1892, illustrera cette évolution commencée au tournant des années 1880. 2. Sur le personnage d’Amédée Jacques, le livre de Patrice Vermeren, Le rêve démocratique de la philosophie, Paris, 2001. 3. Pierre Macherey a réédité et préfacé le grand livre que constitue La morale dans la démocratie, suivi du Manuel républicain. Jules Barni, qui fut le traducteur de Kant, avait participé aux sociétés de libres-penseurs et à la fondation de la revue. Refusant de prêter serment à l’empereur, il connaîtra l’exil, puis reviendra pour se mettre au service du gouvernement de défense nationale, à la demande duquel il rédige le Manuel. Il se présentera aux élections dans la Somme, où il sera élu en 1872 puis en 1876. 4. M.-C. Blais, Au principe de la République, le cas Renouvier, Paris, 2000, mais aussi le numéro 45 de la revue Corpus et l’édition, par Laurent Fédi et Raymond Huard, des articles de 1850 et 1851 sous le titre Sur le Peuple, l’Église et la République, Paris, 2002. 5. Patrice Vermeren, Victor Cousin, Le jeu de la philosophie et de l’État, Paris, 1995. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 13/544 PRÉFACE 13 Dans la génération suivante, il en va de même. Difficile de considérer que Ferdinand Buisson ou Alfred Fouillée ont été des philosophes en chambre 1. Ce qui est vrai de la première génération et de la deuxième l’est aussi de la suivante à laquelle appartiennent Jaurès et Bergson. Des philosophes comme Henry Michel, Frédéric Rauh, Émile Durkheim, Charles Andler sont engagés dans la cité 2, comme l’était, avant eux, la génération intermédiaire des Gabriel Séailles, Jules Lagneau ou Alphonse Darlu 3. D’autres encore, un peu plus jeunes, Émile Chartier, Célestin Bouglé, Marcel Mauss s’engageront aussi, sous des formes diverses, dans l’action politique, en tout cas ne pratiqueront pas la pensée de survol qui leur sera reprochée. Léon Brunschvicg ne cachait pas ses opinions, et son épouse Barthélémy Saint-Hilaire, traducteur d’Aristote, professeur au Collège de France, gardien de la mémoire et de l’orthodoxie cousinienne, sera député républicain en 1848, puis à nouveau en 1869, puis sénateur inamovible en 1875 et, en 1880 et 1881, ministre des Affaires étrangères dans le cabinet Ferry. Charles de Rémusat, député doctrinaire dès 1831, brièvement ministre de l’Intérieur en 1840, acceptera le ministère des Affaires étrangères dans le gouvernement Thiers en 1871. 1. Sur Alfred Fouillée, on trouvera quelques informations dans J.-F. Spitz, Le moment républicain en France, Paris, 2005. J.-F. Spitz a par ailleurs réédité et préfacé le livre d’Alfred Fouillée, La propriété sociale et la démocratie, Éd. du Bord de l’eau, 2008 (1884). Sur Ferdinand Buisson, les thèses de Mireille Gueissaz-Peyre, L’image énigmatique de Ferdinand Buisson. La vocation républicaine d’un saint puritain, Villeneuve-d’Ascq, 1998, et de Samuel Tomeï, Ferdinand Buisson (1841-1932), protestantisme libéral, foi laïque et radical-socialisme, Lille, 2004, et notre ouvrage, Une religion pour la République. La foi laïque de Ferdinand Buisson, Paris, 2010. 2. Sur Henry Michel, les Éditions Fayard ont réédité, en 2003, sous la responsabilité de Laurent Fédi, sa grande thèse, L’idée de l’État. Essai critique sur l’histoire des théories sociales et politiques en France depuis la Révolution, et la revue corpus lui a consacré son numéro 48 sous la direction de Serge Audier. Jean-Fabien Spitz lui a consacré un chapitre dans son ouvrage, Le moment républicain en France, Paris, 2004. Nous projetons, avec Serge Audier, la publication prochaine aux Éditions du Bord de l’eau, dans la Bibliothèque républicaine, de son grand texte de 1901, La doctrine politique de la démocratie. Sur Frédéric Rauh, nous disposons maintenant de la réédition de L’expérience morale, préfacé par Stéphane Soulier, aux Éditions du Bord de l’eau (2011), qui montre bien comment ce « penseur militant » n’a jamais séparé sa recherche philosophique de son engagement socialiste. 3. Ils sont de dix ans ou moins leurs aînés. Alphonse Darlu, connu comme le professeur de Proust, a été aussi l’inspirateur des fondateurs de la Revue de métaphysique et de morale, Léon Brunschvicg, Xavier Léon et Élie Halévy. Il est né en 1849. Voir Henri Bonnet, Alphonse Darlu, maître de philosophie de Marcel Proust, Paris, 1961, mais aussi le très remarquable ouvrage de Stéphane Soulié, Les philosophes en république. L’aventure intellectuelle de la Revue de métaphysique et de morale et de la Société française de philosophie (préface de Christophe Prochasson), Rennes, 2009. Lagneau est de 1851, Séailles de 1852. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 14/544 14 ANNALES BERGSONIENNES Cécile fut sous-secrétaire d’État du Front populaire, aux côtés de Léon Blum et de Jean Zay. Cette énumération peut paraître fastidieuse. Mais en histoire, il ne doit pas y avoir que des interprétations : il faut des faits aussi. Cette idée reçue que la philosophie d’avant-guerre, plus globalement la tradition philosophique française, serait une philosophie de cabinet indifférente au cours du monde et à la vie des hommes dans l’histoire, une morale, une religion, une spéculation, mais jamais ni une action ni une politique, est une idée fausse contredite amplement par les faits. On pourrait noter en retour avec intérêt que les mêmes qui ont accordé après guerre une telle importance à l’engagement, engagement dont ils n’ont pas su toujours faire preuves eux-mêmes aux moments sombres de notre histoire, préférant alors se consacrer d’abord à leurs œuvres et à leurs travaux universitaires, n’étaient pas outre mesure sourcilleux des arrière-plans politiques, et des engagements déterminés, des auteurs dont ils revendiquaient l’héritage 1. Il faut avoir une vision très éthérée de l’histoire, et des rapports entre philosophie et politique, comme un sens assuré de sa propre innocence pour, après guerre, condamner abruptement, au nom d’un lien entre philosophie et politique, Brunschvicg et Bergson, et pour, dans le même temps, s’abandonner aux délices de la Seinsfrage heideggerienne, en dénouant alors sans vergogne, pour ce qui concerne exclusivement cette dernière, ce lien de la pensée et de l’action qui servait un instant auparavant à juger sévèrement les autres. Curieuse ruse de la déraison philosophique, dont Jacob Taubes a eu raison de souligner la curiosité historique, pour ne pas dire autre chose. On pourrait ajouter une remarque, portant précisément sur les rapports entre politique et philosophie. La question de l’engagement, plus profondément du rapport entre philosophie et politique, telle que Bergson l’expose dans la lettre à Ferdinand Buisson éditée par Gilles Candar dans ce volume, défend bien cette idée d’un effet politique de la philosophie d’autant plus puissant qu’elle serait moins directement engagée politiquement et qu’elle resterait plus dégagée de toute action directe. Dans 1. Cette remarque avait été faite, sans doute avec plus de finesse, par Frédéric Worms dans Philippe Soulez, Frédéric Worms (éd.), Bergson, Paris, 2002, p. 271. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 15/544 PRÉFACE 15 le fond, le point où Merleau-Ponty sera conduit et qu’il exposera dans la Préface à Signes, condamnant toute pensée de la coïncidence de l’idée et du réel et revendiquant, après un long détour depuis l’article de 1945 « La Guerre a eu lieu », éditorial du premier numéro des Temps modernes repris dans Sens et Non-sens, depuis Humanisme et Terreur puis la controverse avec Sartre, une « action à distance, chacune, du fond de sa différence, exigeant le mélange et la promiscuité », est une façon aussi de retrouver Bergson 1. Le rapport de Bergson à la politique ne peut se résumer, aussi importante soit-elle, à l’action politique de Bergson, à ses missions diplomatiques restituées par Philippe Soulez 2. Il doit prendre en compte aussi la philosophie politique de Bergson, qui n’est étudiée que depuis peu et dont ce volume marque bien l’intérêt renouvelé. Mais il ne doit pas non plus négliger les effets politiques de la pensée philosophique en elle-même. Dans sa belle présentation des travaux de Souleymane Bachir Diane, Yala Kisukidi a raison d’indiquer que non seulement il s’agit de reconnaître une influence politique à Bergson, mais que cette influence politique progressiste n’est pas seulement le fait de la philosophie politique exposée dans Les Deux Sources, mais des grandes thèses métaphysiques des premiers ouvrages, rappelant que Senghor parlait même, en évoquant l’Essai sur les données immédiates de la conscience, d’une révolution de 1889. Le magnifique travail de Souleymane Bachir Diane sur « Bergson dans les colonies » 3, en montrant l’influence de Bergson sur Léopold Sédar Senghor et sur Mohamed Iqbal, l’un, fondateur de la négritude, qui deviendra président de la République du Sénégal, l’autre, homme politique qui inspirera, avec son idée d’un État musulman indépendant, les fondateurs du Pakistan, permet de saisir un exemple de cette « action à distance » de la philosophie sur la politique et un effet politique de la philosophie, non en tant que la philosophie s’engage, pas même en tant qu’elle se fait philosophie poli1. J’aborde cette évolution et la controverse avec Sartre, dans Éloge du Politique, une introduction au XXIe siècle, Paris, 2011 ; pour la citation de Merleau-Ponty, Signes, Paris, 1961, p. 20. 2. Philippe Soulez, Bergson politique, Paris, 1989. 3. Bergson postcolonial, Paris, Éd. du CNRS, 2011. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 16/544 16 ANNALES BERGSONIENNES tique, mais en tant que philosophie déployant ses propres concepts d’intuition, d’élan vital, de durée dans son ordre propre. Mais à ce premier mensonge historique, à cette première distorsion, venait s’en rajouter un second. Car l’erreur philosophique était, en réalité, tout aussi lourde que l’erreur historique. Le mot d’ordre était, on s’en souvient, le retour au concret : Jean Wahl a insisté sur ce moment philosophique, et Georges Politzer en faisait l’argument principal de sa critique 1. Mais, dès lors, le rapport à Bergson était nécessairement plus complexe qu’il ne voulait bien se dire, puisque Bergson lui-même revendiquait ce concret, cette précision, se prononçait pour un empirisme et une expérience intégrale, dans le même temps où il cherchait aussi à se situer audelà de l’alternative du réalisme et de l’idéalisme et qu’il ne négligeait pas les apports et l’étude des sciences. Bergson était à la fois pillé, dissimulé et critiqué. On emprunte à Bergson lui-même pour critiquer Bergson. L’existentialisme français, masquant ses sources dans la philosophie française, que ce soit « l’école française de la perception » sur laquelle Gérard Granel avait autrefois justement attiré l’attention, mais aussi la philosophie de la sensation de Maurice Pradines ou le spiritualisme bergsonien, devenait allemand, s’empruntant presque tout entier à la phénoménologie de Husserl et de Heidegger 2. L’idée même d’une philosophie française devenait contestable, suspecte, alors que celle d’une philosophie allemande ou anglo-saxonne ne choquait personne. C’était donc une lecture volontairement appauvrissante de Bergson qui était donnée, jouant Bergson contre lui-même. De ce fait, ce qui était masqué, c’est que les problématiques de l’existentialisme français conduisaient à la phénoménologie allemande, en particulier à celle de Husserl, à partir d’interrogations élaborées au sein de la pensée française, ce qui tordait bien entendu d’une part la réception-interprétation de la phénoménologie allemande, mais ce qui conduisait aussi à devoir retrouver, à un 1. Jean Wahl, Vers le concret, Paris, 1932. 2. Gérard Granel, « L’école française de la perception », repris in Traditionis traditio, Paris, 1972. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 17/544 PRÉFACE 17 moment ou un autre, le spiritualisme bergsonien autrement que comme caricature et repoussoir 1. C’est ce qui s’est naturellement produit. L’œuvre de Merleau-Ponty a, de ce point de vue, joué un rôle majeur, parce qu’elle a progressivement assumé sa dette et reconnu la force du bergsonisme, « par-delà Husserl et Heidegger » 2. Si l’on veut schématiser cette lecture, on pourrait dire que Merleau-Ponty qui distingue, dans le bergsonisme, entre intentions et système, présente son propre effort philosophique comme une reprise et un accomplissement des intentions de Bergson. Le bergsonisme est une trahison, dans un cadre philosophique inadapté, de la philosophie de Bergson, alors que la pensée de Merleau-Ponty en est l’accomplissement. Merleau-Ponty revendique d’être plus fidèle à Bergson, à son « intuition centrale », que Bergson ne l’a été lui-même 3. Et Jaurès dans tout ça ? En réalité, l’affaire n’allait pas mieux, et le parallèle est fondé entre nos deux auteurs. Pour ce qui concerne les philosophes, il avait disparu, à l’exception, justement souligné à plusieurs reprises, d’André Robinet, et, bien que dans une autre perspective, d’Henri Guillemin 4. Au sein du Parti communiste français, mais aussi du 1. Je ne voudrais pas toutefois donner l’impression que la pensée de Bergson avait été totalement abandonnée, ce qui serait à la fois inexact et injuste. Certains s’obstinaient, et c’est l’occasion pour moi d’honorer une dette : André Robinet, avec l’admirable travail de l’édition du Centenaire, en 1959, des Œuvres et des Mélanges, les volumes des Études bergsoniennes à partir de la guerre. Henri Gouhier, Lydie Adolphe, Jean Hyppolite, Léon Husson, Rose-Marie Mossé-Bastide, Raymond Polin, Pierre Trotignon, François Heidseick, Gilles Deleuze, Marie Cariou, Jeanne Delhomme, Madeleine Barthélémy-Madaule, Dominique Janicaud, il y a eu, selon l’expression de Frédéric Worms, une « réception continue » du bergsonisme. 2. Paul Ricœur, « Par-delà Husserl et Heidegger », in Actualités de Merleau-Ponty, Les Cahiers de philosophie, no 7, Paris, 1989. 3. Vincent Peillon, La tradition de l’esprit, itinéraire de Maurice Merleau-Ponty, Paris, 2008, (1994), p. 304-307 ; Vincent Peillon, L’épaisseur du cogito, trois études sur la philosophie de MerleauPonty, Lormont, 2004, p. 124-150. Toute la troisième partie est consacrée à l’examen du rapport entre Bergson et Merleau-Ponty, et en particulier de la première hypothèse de lecture construite par François Heidseick dans son livre sur L’ontologie de Merleau-Ponty, Paris, 1972, p. 24-42. Dès 1971, dans l’ouvrage qu’il a consacré à la Structure du comportement, T. F. Geraets, Vers une nouvelle philosophie transcendantale, p. 192, soutenait que Merleau-Ponty avait pratiqué une « lecture très sélective de Husserl », liée à sa précoce « orientation bergsonienne ». 4. André Robinet, Jean Jaurès et l’unité de l’être, Paris, 1964 ; Henri Guillemin, L’arrièrepensée de Jaurès, Paris, 1966. Depuis, cette situation a bien changé : J.-M. Gabaude (2000), Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 18/544 18 ANNALES BERGSONIENNES Parti socialiste, que ce soit la SFIO ou le Parti d’Épinay, on l’avait outrageusement marxisé, donc méthodiquement expurgé de toute sa philosophie de la nature, de l’histoire, de la religion. Cela peut se dire autrement : on l’avait germanisé, et l’on avait progressivement négligé tout ce qui appartenait à la tradition du socialisme français et, plus largement, au républicanisme. Même sa philosophie politique était largement réécrite. Jaurès mystique, Jaurès idéaliste, Jaurès individualiste, Jaurès nommant Dieu dans sa thèse et revendiquant de le nommer encore, quinze années plus tard, à la tribune de l’Assemblée nationale, déployant une conception religieuse de la laïcité et du socialisme, Jaurès recommandant l’union des classes, tout cela était minimisé, dissimulé, estompé au point de disparaître. L’infini, l’unité, Dieu, l’esprit, la Justice, l’histoire mystique, tout cela était bien embarrassant. Mais si Bergson était méprisé, Jaurès, lui, était honoré, glorifié, revendiqué. Il s’agissait d’une autre stratégie d’éviction, mais le résultat était pourtant le même : la philosophie française était remplacée par la philosophie allemande, comme le socialisme français était destitué par le socialisme allemand. Là encore, les choses ont bien changé. De même que nous assistons depuis une dizaine d’années à un renouvellement des études bergsoniennes, nous assistons à un renouvellement des études jaurésiennes, et en particulier à un intérêt renouvelé pour la philosophie de Jean Jaurès. Une fois admis, ce qui semble être maintenant le cas, que chez Jaurès philosophie et politique sont inséparables, il faut faire un pas de plus et convenir aussi que cette philosophie, qui a sa part d’originalité, s’inscrit toutefois dans un mouvement général. La leçon de la thèse est bien une leçon spiritualiste 1. Jordi Blanc (1996), Annick Taburet (2000), Bruno Antonini (2004) et notre ouvrage Jean Jaurès et la religion du socialisme, Paris, 2000. 1. Annick Taburet-Wajngart, dans son Avant-propos au tome 3 des Œuvres de Jean Jaurès, Philosopher à trente ans, a eu raison d’insister sur l’influence de Boutroux, et d’ajouter, au-delà de la référence à Leibniz, que « Boutroux, c’est aussi l’un des chaînons d’une lignée française qui va de Maine de Biran à Merleau-Ponty ; avec Ravaisson et Lachelier, il privilégie entre autres les idées d’effort, de conscience active et vivante, de liberté humaine… ». Tout cela, qui demande à être précisé, ne nous est plus étranger. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 19/544 PRÉFACE 19 Que fait Jaurès ? Il veut établir la possibilité de la métaphysique, c’est‑à-dire de la connaissance dernière des choses, de leur réalité. Il polémique donc et contre l’idéalisme subjectif et contre le criticisme de Kant. Cette triple position lui est commune avec la philosophie bergsonienne et, plus généralement, avec le spiritualisme nouveau. Si par spiritualisme on entend un dualisme radical de l’esprit et de la matière, alors il est en rupture avec le spiritualisme. Mais c’est précisément toute l’œuvre du nouveau spiritualisme issu de Biran, et finalement le motif dominant de cette pensée jusqu’à Merleau-Ponty, de penser au contraire l’union des deux, la présence de l’esprit dans la nature et dans le corps. Ce serait aussi une lecture très réductrice de Bergson de vouloir en faire un dualiste, alors que son effort, au moins à partir de Matière et mémoire, est bien plutôt de chercher à articuler intériorité et extériorité, durée et espace, intelligence et intuition ou, dans les termes audacieux qui seront ceux de L’Évolution créatrice, psychologie et cosmologie. Si donc il y a, entre Jaurès et Bergson, des différences de doctrine, et il va de soi qu’il y en a, c’est toutefois à l’intérieur d’une disposition partagée. Ces différences, certains ont cherché à les caractériser par l’opposition entre raison et conscience. Jaurès resterait plus proche de Cousin, ou de Janet, ou de ceux qui vont se regrouper autour de la naissante Revue de métaphysique et de morale. Mais cette distinction même est à manier avec la plus grande précaution, car considérer Bergson comme irrationaliste est aussi peu pertinent que de réduire l’intuition bergsonienne à un vague instinct 1. Inversement, il ne faut pas minimiser la puissance presque mystique de la philosophie jaurésienne, ou en tout cas le caractère fortement élargi de son rationalisme. Il suffit de lire avec attention le dernier chapitre de la thèse pour comprendre que cette raison n’est plus la raison personnelle, pas même la raison impersonnelle de Cousin, mais une forme de raison cosmique. Jaurès préfère alors employer le terme de conscience. Discutant des phénomènes de magnétisme et d’hypnose, il en vient à 1. Cette question était déjà traitée par Péguy dans sa Note sur M. Bergson, où il parle de « nouveau rationalisme », et Léon Husson a fait le point dans son ouvrage L’intellectualisme de Bergson. Genèse et développement de la notion bergsonienne d’intuition, Paris, 1947, où il défend la thèse d’un « intellectualisme ouvert ». D’une façon générale, c’est le projet du spiritualisme français que de définir, selon l’expression de Merleau-Ponty, une « raison élargie ». Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 20/544 20 ANNALES BERGSONIENNES évoquer un moi qui pourrait à la fois, par la conscience, être la racine de l’individualité et, en même temps, « l’âme de toutes choses », nullement assujettie à un organisme déterminé 1. Et il ajoute : « Il serait l’âme du monde. C’est ce que Maine de Biran a montré dans une page magistrale. » 2 Si l’on veut, philosophiquement, mieux saisir les oppositions entre Bergson et Jaurès sans s’en tenir à des distinctions contestables, l’un rationaliste, l’autre non, l’un moniste, l’autre dualiste, l’un optimiste, l’autre pessimiste, on aura intérêt à mieux comprendre les débats de cette époque et la position des problèmes tels qu’ils leur ont été enseignés. Le dialogue entre Jaurès et Bergson n’est pas un dialogue à deux. Il s’insère dans un contexte, il mobilise des références, il hérite de problématiques qui, pour être comprises, d’abord au sein de chacune des œuvres, puis au sein de leur rapport, doivent être restituées. Toutefois, entre le renouvellement des études bergsoniennes et des études jaurésiennes, un certain déséquilibre subsiste. On pourrait le formuler de la façon suivante : en retrouvant Jaurès, on retrouve progressivement toute une tradition politique, celle du socialisme français, du socialisme républicain, et depuis dix ans ce travail se fait en France avec force. Cette idée d’un socialisme non marxiste, républicain, libéral, d’une filiation spiritualiste de la République et même de la laïcité, les retours à l’étude de la Révolution de 1848, l’intérêt renouvelé porté à la doctrine du solidarisme, tout cela témoigne d’un travail de restitution qui permet de rectifier des interprétations erronées jusque-là dominantes et de remonter aux sources 3. Ce travail est en cours, il est déjà largement avancé. C’est un mouvement collectif et qui bouscule de nombreux préjugés ; c’est un mouvement certes intellectuel, mais qui va cheminer et chemine déjà dans l’ordre politique. Ce n’est pas encore tout à fait le cas pour la philosophie française. 1. Ibid., p. 367. 2. Ibid. 3. Outre les travaux déjà cités, je pense aux essais et recherches de Juliette Grange, de Laurence Loeffel, de Patrick Cabanel, de M.-C. Blais, de Serge Audier, de J.-F. Spitz, de Philippe Chanial, de Christophe Prochasson et de beaucoup d’autres que je ne peux tous citer. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 21/544 PRÉFACE 21 Car, par Bergson, comme aussi par Jaurès philosophe, on peut retrouver une tradition philosophique méconnue. Dans un article de 1897, Bergson fait le compte rendu du dernier ouvrage de Paul Janet, les Principes de métaphysique et de psychologie. Leçons professées à la faculté des lettres de Paris, 1888-1894. Il note lui-même l’importance de cet auteur, aujourd’hui inconnu, et qui fut pourtant un des pivots de l’Université française de Cousin à Bergson : « L’œuvre philosophique de M. Janet est considérable. Répartie sur une période de près de cinquante années, elle a exercé une longue et profonde influence sur notre enseignement et par là sur notre philosophie en général. » 1 Dans la « Préface » de ce qu’il présentait lui-même comme son « testament philosophique » après cinquante-six ans de pratique de la pensée, Paul Janet rappelait que le but qu’il s’était fixé était bien de faire, contre le criticisme, mais aussi contre un idéalisme trop subjectif, une « métaphysique concrète, objective, réelle » 2. Généralement considéré comme un disciple de Victor Cousin, ce qui suffit à le disqualifier, Paul Janet est inconnu au bataillon des philosophes. Mais cette généalogie est fausse, ou du moins bien trop grossière. Car, tout en demeurant fidèle à un certain héritage cousinien, la filiation dans laquelle s’inscrit la philosophie de Paul Janet est plus complexe. Dans la notice qu’Émile Boutroux lui a consacré, il précise : « En fait, c’est dans l’enseignement biranien de Saisset, non dans l’éclectisme de Cousin, que se trouve l’origine des idées que devait plus tard soutenir et développer M. Janet. » 3 On connaît l’importante notice consacrée à Ravaisson par Bergson 4, et nous avons, grâce à celle-ci et au grand article de Henri Gouhier, pu 1. Bergson, texte cité, p. 376. 2. Paul Janet, Principes de métaphysique et de psychologie. Leçons professées à la faculté des lettres de Paris, 1888-1894, Paris, 1897, p. V. 3. Émile Boutroux, Paul Janet (1823-1899), p. IV. Cette affirmation de Boutroux est pleinement justifiée par les affirmations de Janet lui-même. Mais la lecture que Paul Janet va donner de Cousin dans son grand ouvrage de 1885, Victor Cousin et son œuvre, ne répudie pas ce dernier. Il cherche toujours au contraire à honorer la mémoire du maître et donc à sauver un Cousin contre un autre, la césure étant située pour lui en 1845 lorsque Cousin expurge cent pages de pure métaphysique de l’édition de son livre Du vrai, du beau, du bien. Paul Janet, comme Vacherot, reproche à Ravaisson sa polémique à l’égard de Victor Cousin, parce qu’elle divise le camp du spiritualisme. 4. Désormais disponible en volume séparé de l'édition critique, éd. Claire Marin, PUF, coll. « Quadrige », 2011. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 22/544 22 ANNALES BERGSONIENNES comprendre les liens entre Bergson et Maine de Biran 1. C’est Maine de Biran qui représente bien ici le maître du spiritualisme. Dans « La philosophie française », Bergson écrit : « Dès le début du siècle, la France eut un grand métaphysicien, le plus grand qu’elle eût produit depuis Descartes et Malebranche : Maine de Biran. » 2 Et il ajoute : « On peut se demander si la voie que sa philosophie a ouverte n’est pas celle où la philosophie devra marcher définitivement. » 3 Or, entre Maine de Biran et lui, il y a toute une école dont, nous venons de le voir, les principaux représentants ont fait aussi de Biran leur chef de file. Se pourrait-il que Bergson n’ait ni connaissance ni dette à l’égard de cette école ? Jaurès dédie sa thèse à Paul Janet, qui en est le rapporteur 4, Bergson la sienne à Jules Lachelier, mais Janet en est aussi le rapporteur et Boutroux fait parti du jury. Est-ce vraiment si original pour les philosophes de cette génération ? Brunschvicg écrit, dans L’orientation du rationalisme : « L’œuvre de Jules Lachelier et de M. Boutroux (vers laquelle, personnellement, nous avons été dirigé par l’enseignement de M. Darlu, le plus profond et le plus solide qui se puisse souhaiter), a donc produit l’événement capital pour l’orientation de la pensée contemporaine. » 5 C’est Lachelier qui, à ses yeux, plus que Cousin, continue, avec Ravaisson, Maine de Biran 6. Bergson n’ignore pas cette tradition 7. Plus exactement, il la connaît et lui rend 1. Nous n’oublions pas le livre de Dominique Janicaud, Une généalogie du spiritualisme français, aux sources du bergsonisme : Ravaisson et la métaphysique, La Haye, 1969. 2. Mélanges, p. 1170-1171. 3. Ibid., p. 1171. 4. Je signale ici que Paul Janet avait prévu d’écrire son dernier livre sur Pierre Leroux, et j’ajoute que dans la Réfutation de l’éclectisme, Pierre Leroux fait une référence louangeuse à Maine de Biran. 5. Léon Brunschvicg, L’orientation du rationalisme, p. 63. C’est Léon Brunschvicg qui va publier les œuvres complètes de Lachelier. 6. Signalons qu’il faudrait être prudent quant au républicanisme de Lachelier, et peutêtre aussi, comme on le voit ici, quant à son kantisme. Émile Boutroux écrit : « Il abhorait la démocratie qui abandonne les individus à la nature brute de leurs appétits, de leurs passions, de leurs caprices », notice, p. 4, et la thèse de Louis Millet, Le symbolisme dans la philosophie de Lachelier, Paris, 1951, soutient que Lachelier ne serait pas kantien, mais plutôt influencé par Ravaisson, Leibniz, Plotin. Sur cette continuation de la pensée biranienne, Bergson, texte cité, p. 1172. 7. Dans « Le bergsonisme dans l’histoire de la philosophie », article de 1928, Léon Brunschvicg signale le lien de Bergson à Ravaisson, Lachelier, Boutroux, in L’orientation du rationalisme, p. 258-259. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 23/544 PRÉFACE 23 hommage, à Janet, à Ravaisson, à Lachelier, tous continuateurs et médiateurs de Maine de Biran. Henri Gouhier avait d’ailleurs observé avec finesse, dans son grand article de 1948, que c’est par leur intermédiaire qu’il traite de Biran, et en particulier par l’article consacré à Paul Janet en novembre 1897 : « Il poursuit sa propre méditation sur ce que doit être aujourd’hui le spiritualisme ; l’analyse de l’ouvrage que Janet a écrit devient surtout celle de l’ouvrage que Bergson aurait écrit. » 1 Or c’est bien dans cet article que Gouhier considère pouvoir trouver ce qui permet « de caractériser sa relation à Biran » 2, sachant qu’à ses yeux Bergson n’étudie jamais « le biranisme par lui-même », mais toujours « rétrospectivement », à partir de la tradition que Biran a créée 3. Mais de même que, rendant hommage à Janet, Bergson systématise sa propre philosophie, Bergson peut être considéré en retour, par la puissance qui est la sienne, comme « cet esprit vigoureux », attendu par le nouveau spiritualisme, pour lui donner force et cohérence : « Puis viendra sans doute, écrit Paul Janet, quelque esprit vigoureux qui, rassemblant ces éléments épars dans une synthèse nouvelle, rendra à la pensée spiritualiste sa puissance et son éclat. Peut-être périrons-nous dans cette révolution dont nous n’aurons été que les obscurs préparateurs, simples chaînons entre ce qui tombe et ce qui s’élève ; … » 4 De Victor Cousin, trop méprisé, à Bergson, glorifié d’abord, mis à l’écart ensuite, la philosophie française n’est pas un continent noir d’où n’émergeraient, aux marges de la philosophie universitaire, que le positivisme d’Auguste Comte ou d’Émile Littré, l’empirisme d’Hyppolite Taine, le scientisme de Théodule Ribot, les raffinements d’Ernest Renan, et, plus justement réévalués aujourd’hui, le personnalisme de Charles Renouvier ou le probabilisme d’Augustin Cournot. Jaurès et Bergson étudient et 1. Henri Gouhier, « Maine de Biran et Bergson », in Études bergsoniennes, vol. 1, Paris, 1948, p. 140. 2. Ibid. 3. Ibid., p. 150-151. Paul Janet a consacré un important article, publié en 1868 dans la Revue des deux mondes, au spiritualisme biranien. Publié une première fois dans les Problèmes du XIXe siècle, il le republie encore en 1897 dans les Principes. Cette insistance est significative de l’importance qu’il y accorde. Je n’y insiste pas ici mais il y a, au sein du nouveau spiritualisme, une querelle sur l’héritage biranien entre les disciples de Saisset et Ravaisson. 4. Paul Janet, Principes, p. 555. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 24/544 24 ANNALES BERGSONIENNES enseignent dans un moment qui est un âge d’or de l’Université française : « La période 1880-1914 est souvent considérée comme un âge d’or de la philosophie universitaire. » 1 Or c’est toute la période qui doit être considérée : « La fin du Second Empire et les débuts de la Troisième République apparaissent comme le moment d’une véritable renaissance philosophique. » 2 Si cette affirmation de J.-L. Fabiani est exacte, alors il faut bien convenir que cette renaissance est tombée dans un trou noir, qu’elle a été rayée de notre histoire. Nous avons donc à la redécouvrir, comme nous avons à redécouvrir la pensée politique républicaine et le socialisme français. Comment peut-on imaginer relire Jaurès et Bergson, comprendre leurs pensées, les faire dialoguer, sans comprendre dans quel contexte intellectuel, philosophique, scientifique ils firent leurs études et formulèrent leurs thèses ? Il y a, de Cousin à Bergson, une philosophie française, spiritualiste, qui, à travers les œuvres, de Théodore Jouffroy, d’Émile Saisset, d’Étienne Vacherot, d’Elme-Marie Caro, de Paul Janet, d’Albert Lemoine, de Francisque Bouiller, d’Adolphe Franck, de Félix Ravaisson, d’Alfred Fouillée, d’Ernest Bersot, qui fut leur directeur à l’École normale, de Charles Levêque, à qui Bergson succédera en 1900 au Collège de France, de Jules Lachelier, d’Émile Boutroux, de Jean-Marie Guyau et de tant d’autres, a joué un rôle non seulement dans l’édification de la République, au sein de l’État enseignant, dans la genèse de la laïcité, mais aussi dans la formulation des problématiques de la philosophie moderne telle qu’on va les trouver chez Jaurès, chez Bergson, et plus généralement dans la philosophie française ultérieure. Car si ces noms sont aujourd’hui inconnus non seulement du grand public, mais du plus grand nombre des philosophes professionnels, ils ne l’étaient ni de Jaurès ni de Bergson. Personne ne prétend qu’une pensée peut se résoudre dans ses sources ou se réduire à son contexte et à ses influences. Mais ce serait un curieux exercice de prétendre qu’un vœu radical d’ignorance serait le moyen le plus sûr de connaître et de saisir le 1. Jean-Louis Fabiani, « Enjeux et usages de la « crise » dans la philosophie universitaire au tournant du siècle », Annales ESC, année 1985, vol. 40, no 2, p. 378. 2. Ibid., p. 380. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 25/544 PRÉFACE 25 sens de ces œuvres. C’est pourquoi le travail inauguré aujourd’hui, celui d’un dialogue entre Jaurès et Bergson, mais aussi le renouveau si fécond des études bergsoniennes et jaurésiennes ne manquera pas de nous conduire à opérer cette restitution. Car ce dialogue se situe à l’intérieur de ce site qui est celui de la philosophie universitaire française, ou encore du spiritualisme. Ce qui semble évident pour Bergson est tout aussi vrai pour Jaurès. Car celui-ci, même s’il critique et discute directement, dans sa thèse, Bergson, le fait à partir d’une même disposition philosophique. Le débat sur la qualité et la quantité, l’extérieur ou l’intérieur, la raison ou la conscience n’est pas un débat seulement entre Jaurès et Bergson, mais un débat qui traverse le spiritualisme français tout entier. J’ai commencé en affirmant que le présent volume marque une évolution profonde dans les études philosophiques en France et constitue comme un nouveau moment. Justifier cette affirmation liminaire nous a conduit à faire un long détour pour expliquer, par rapport à une situation antérieure, en quoi ce changement consistait et ne devait pas être minimisé. Plus encore que quiconque, je suis bien conscient de ce que cette démonstration peut avoir encore de trop rapide et de trop schématique. Il ne s’agit pas évidemment de soutenir que ce volume, en lui-même, marque à lui tout seul cette évolution. Mais il vient synthétiser un ensemble de recherches convergentes qui se développent maintenant depuis une dizaine d’années et qui provoquent, dans la philosophie française, la même évolution que dans les études républicaines françaises. De ce point de vue, Jean Jaurès est un auteur singulier qui permet de vérifier cette assertion puisqu’il appartient aux deux champs de cette recherche, qu’il est à la fois, selon la recommandation du Discours à la jeunesse, philosophe et praticien. Il permet mieux que quiconque de manifester ce qu’est en son fond l’unité de ces deux mouvements inséparables, puisqu’il n’est compris comme politique que pour autant qu’il est compris comme philosophe, mais inversement qu’il ne peut vouloir une action qui ne soit le déploiement d’une pensée. C’est ce mouvement ou cette unité que l’on retrouve maintenant, contre toute attente, et contre tout un puissant courant de pensée qu’il a fallu remonter, aussi chez Henri Bergson. Il Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 26/544 26 ANNALES BERGSONIENNES ne s’agit pas d’être philosophe, puis de s’engager, ou de se supprimer comme philosophe pour se réaliser comme homme d’action, ou de faire une philosophie de la politique qui en détienne et en délivre la vérité, il s’agit d’être philosophe et politique en même temps et sous le même rapport sans réduire jamais l’une à l’autre philosophie et politique. On retrouve là un trait de cet esprit français que Bergson avait attribué à Descartes : « Il faut agir en homme de pensée et penser en homme d’action » 1, et qui n’est pas sans faire écho à la formule de Jaurès précédemment citée. S’il fallait résumer les principaux acquis de ce détour, et caractériser la nouveauté du moment qui s’écrit depuis dix ans, peut-être pourrait-on formuler les quelques hypothèses suivantes. Tout d’abord, la philosophie française semble capable de retrouver sa propre tradition, et de ne plus s’emprunter à la philosophie allemande. De même que l’idée socialiste n’est pas qu’allemande, marxiste ou socialdémocrate, qu’il existe une construction politique républicaine et socialiste spécifique que l’on redécouvre progressivement dans un véritable travail d’anamnèse, la philosophie ne serait pas que la traduction ou le commentaire des œuvres de la philosophie allemande. Il existe une philosophie française, et Bergson ne s’est jamais privé d’ailleurs de le revendiquer 2. Il ne s’agit pas seulement de la philosophie en France, ou d’une philosophie de langue française, mais bien de dégager une façon française de philosopher spécifique, avec ses caractéristiques, ses œuvres, ses problématiques, son histoire propre. C’est aussi un acquis de ce volume d’avoir définitivement rompu avec une fausse conception du rapport entre philosophie et politique, accessoirement de l’engagement, qui pourtant a été dominante, et qui ne laissait d’autre choix à la philosophie, pour être politique, que de s’abandonner elle-même. En redécouvrant Jaurès pour ce qu’il est vraiment, idéaliste, spiritualiste, individualiste, libéral, on redécouvre avec lui une tradition politique dont il est l’héritier, le socialisme républicain français. 1. Mélanges, p. 1537. 2. Sur cette question, le très beau commentaire de Frédéric Worms, in Philippe Soulez, Frédéric Worms, Bergson, p. 245 et s. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 27/544 PRÉFACE 27 Mais on retrouve d’autant mieux la politique de Jaurès qu’elle rejoint sa philosophie et qu’on ne cherche pas à les distinguer. Il en va de même pour la philosophie française, ce spiritualisme hérité de Maine de Biran et qui a donné lieu à une forte école, non seulement d’histoire de la philosophie sous l’influence de Victor Cousin, mais de métaphysique, de psychologie, de morale et de philosophie politique. Les philosophes de cette école ont toujours été des femmes et des hommes engagés dans l’action, mais la philosophie provoque des effets politiques en elle-même, et peutêtre plus ainsi qu’autrement. Enfin, ce qui apparaît dans ces retrouvailles avec Bergson politique, c’est la possibilité, pour le spiritualisme, d’être une philosophie progressiste. Un interdit est levé, qui a pesé lourd sur la compréhension de Jaurès comme de Bergson, plus généralement sans doute sur les études philosophiques, politiques, et sur la vie politique elle-même. Il me reste à espérer que les lecteurs de ce nouveau volume des Annales bergsoniennes trouveront autant de plaisir que moi à sa lecture. Vincent Peillon. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 28/544 Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 29/544 PRÉSENTATION Bergson et la politique, ce n’est pas seulement « Bergson politique », ce Bergson qu’avait découvert ou redécouvert Philippe Soulez 1, envoyé spécial du gouvernement français, en plein cœur de la Première Guerre mondiale, auprès du Président Wilson, président luimême, après la guerre, du Comité international de coopération intellectuelle (CICI) de la Société des Nations, qu’il fera venir à Paris où son héritière, l’Unesco, siège toujours, entre autres activités ou interventions. Cette figure de « Bergson politique » avait d’ailleurs beaucoup surpris, après les ruptures politiques du siècle, qui avaient frappé aussi la figure de Bergson. Le quatrième chapitre au ton pamphlétaire du livre de Georges Politzer, en 1929 2, critiquant, à travers ses discours de guerre, toute la pensée de Bergson, d’un point de vue politique, avait tracé cette ligne de fracture, d’une façon qui pouvait sembler définitive. Bergson « et » la politique, c'est plus encore que l’action de Bergson et son retentissement dans ou sur sa pensée, ou sur la lecture de sa pensée, qu’il faut continuer d’étudier et d’approfondir. 1. Voir, bien sûr, son ouvrage qui porte ce titre, Bergson politique, Paris, PUF, 1988. 2. La fin d’une parade philosophique, le bergsonisme, Les revues, 1929. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 30/544 30 ANNALES BERGSONIENNES « Bergson et la politique », c’est aussi un ensemble de relations profondes, encore méconnues, souvent inattendues, dont le présent volume ouvre l’exploration. Il s’agit d’abord, bien sûr, des relations entre la philosophie de Bergson et la politique, dont le centre reste son dernier grand livre, Les Deux Sources de la morale et de la religion, publié en 1932, dont la réception, ou même la simple compréhension, sur ce point, a souffert d’un profond décalage. Faut-il dire que ce livre, lui-même, est arrivé trop tard ? À quoi faut-il alors attribuer ce « retard » (vingt-cinq ans après le précédent, L’Évolution créatrice, et alors que l’histoire du siècle avait déjà subi des bouleversements dans tous les domaines) ? Faut-il y voir l’effet d’une maturation intérieure, qui n’a dès lors rien d’un retard, mais tout d’une durée ? Il fallait attendre que le sucre fonde, que l’intuition mûrisse. Il fallait étudier, on le sait, les mystiques, les sociologues de l’obligation et de la mentalité, pour traiter de la morale et de la religion, et dans leur sillage, à travers surtout la distinction fondamentale, entre le « clos » et l’« ouvert », de la politique (dans le quatrième chapitre). Mais on peut y voir aussi le contrecoup de l’histoire et de la politique, elles-mêmes, comme si celles-ci, après l’avoir fait dans sa vie, s’étaient aussi introduites de force, de manière imprévue, irrésistible (après une longue résistance), dans la pensée de Bergson. Il fallait, aussi, répondre aux enjeux et aux positions, prématurées, ambiguës, de la guerre ; répondre aux situations du moment. Quelles que soient en tout cas les raisons de ce premier décalage, il a eu lieu ; Les Deux Sources, on le sait, ne trouvèrent pas, dans l’instant, leur public. C’est seulement depuis quelques années sans doute (le premier volume de ces Annales, parmi d’autres travaux, en témoignait déjà) que l’on redécouvre, pleinement, les enjeux philosophiques de ce livre. Mais, dans cette relecture même, sa portée politique, l’importance en partie masquée de ses « Remarques finales », tout cela restait encore partiellement invisible. C’est le premier mérite des textes réunis ici, à partir notamment des deux colloques tenus à Sofia et à Liège, que d’aller plus loin dans ce sens, et de prendre la mesure de cette pensée qui est aussi une pensée politique, une philosophie politique. Une philosophie de la démocratie, fondée sur l’ouverture, de la technique, entre clôture et ouverture, mais dont les seuils nouveaux de puissance aggravent infiniment cette tension, des risques, enfin, de la clôture et de la Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 31/544 PRÉSENTATION 31 guerre, dont l’ombre plane sur tout le livre. Grâce à ces profondes études, on comprend pourquoi il faut partir désormais, repartir, toujours, de ce livre, comme d’un centre, pour comprendre la pensée politique de Bergson et toutes les autres relations, entre Bergson « et » la politique, en amont et en aval de lui, dans le moment « 1900 » tout entier, donc, jusqu’à aujourd’hui. Car, bien sûr, les relations entre Bergson « et » la politique n’ont pas attendu Les Deux Sources de la morale et de la religion, ni même les « discours de guerre » auxquels la distinction du clos et de l’ouvert apporte une réponse rétrospective. Elles se sont jouées, d’abord, dans des relations entre contemporains, entre Bergson et ses contemporains, à travers tous les enjeux contemporains, les enjeux du « moment », de la métaphysique à la politique, donc. Il en fut ainsi, on le sait, des relations entre Bergson et Péguy, entre Bergson et Sorel, dont les correspondances, et de nombreux écrits, nous gardent la trace 1. On savait l’importance particulière de l’une de ces relations, déjà étudiée notamment par André Robinet 2, mais qui n’avait jamais fait l’objet d’une approche complète dans toutes ses dimensions, comme c’est le cas ici : la relation, en effet, entre Bergson et Jaurès. On en découvrira ici toutes les facettes : depuis leurs années de condisciples de l’École normale supérieure, au tournant des années 1880, jusqu'aux pointes extrêmes de leur engagement et de leur pensée politique, en 1914 (année où Jaurès est assassiné) à 1941 (année où Bergson meurt, dans Paris occupé), en passant bien entendu par la confrontation de leurs deux thèses, de leurs deux pensées, entre métaphysique et politique. Il faut en remercier vivement les deux associations qui ont collaboré à la rencontre tenue à l’École normale supérieure (grâce aussi à sa direction et à ses Départements d’histoire et de philosophie) et dont ces textes sont issus : la Société des amis de Bergson, ainsi que la Société d’études jaurésiennes. Jaurès ne conçoit pas 1. Voir à présent ces correspondances et ces écrits, annotés, dans le volume des Écrits philosophiques, Paris, PUF, « Quadrige », 2011. 2. André Robinet a toujours souligné l’importance de cette relation, notamment dans ses livres publiés chez Seghers, son Bergson ainsi que son Jaurès dans la collection qu’il dirigeait, « Philosophes d’aujourd’hui », et son Péguy entre Jaurès, Bergson et l’Église. Métaphysique et politique, Paris, Seghers, 1968. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 32/544 32 ANNALES BERGSONIENNES l’histoire humaine sans une idée de justice qui l’anime de l’intérieur dans ses contradictions mêmes ; Bergson ne conçoit pas la réalisation de la morale ouverte sans une réforme matérielle, économique, institutionnelle, politique, de l’humanité ; ce sont tous les deux les penseurs d’une idée absolue et de sa réalisation concrète, par-delà les obstacles de la structure sociale ou économique, et de la clôture morale, politique et guerrière. On dira que cette position commune n’exclut pas de profondes différences, où l’on retrouvera aussi bien celles de leurs engagements politiques concrets que de leurs métaphysiques de l’esprit et du monde. On aura raison. Mais cela n’abolira pas, non seulement leur accord, mais leur complémentarité, qui dessinent une orientation, dans le siècle, et aujourd’hui encore. On trouvera une autre relation méconnue entre Bergson et la politique, à travers une relation avec l’un de ses contemporains, grâce à Gilles Candar, président de la société d’études jaurésiennes. C’est en menant des recherches sur Jaurès, en effet, qu’il a découvert l’ensemble de lettres qu’il présente ici, de Bergson à Ferdinand Buisson, sur le sujet, central de l’éducation. Il faut l’en remercier profondément, ainsi bien sûr que madame Annie Neuburger qui en a généreusement autorisé la publication ici, tant elles apportent un nouveau jour non seulement sur Bergson, mais sur cette question même, au tournant du siècle. Mais la mention de cet « inédit » nous amène au second texte placé ici sous la même rubrique et, avec lui, en aval de la philosophie de Bergson, vers les enjeux les plus brûlants du présent. Yala Kisukidi traduit et présente ici, en effet, pour la première fois, l’article séminal de Souleymane Bachir Diagne, sur le Bergson postcolonial 1 qu’il a récemment approfondi encore et fait découvrir au public, en France et ailleurs. S. B. Diagne rejoint avec ce texte, et à travers la lecture des écrits de Senghor et d’Iqbal, les plus inattendues des études réunies aussi dans le dossier sur « Bergson et la politique », retraçant par exemple l’influence de Bergson sur la Déclaration des droits de l’homme de l’ONU (en 1948) à 1. Voir son livre récent qui porte ce titre, Paris, CNRS Éd., 2011. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 33/544 PRÉSENTATION 33 travers le juriste canadien Curle qui en fut le corédacteur, ou sur la politique « ouverte », aujourd’hui. L’importance de la reprise métaphysique de Senghor ou Iqbal, anticipant sur cette politique « ouverte », se rattache donc directement à celle de la reprise politique, aujourd’hui, de cette question même de l’ouverture qui aura ainsi, de 1932 à aujourd’hui, et à travers de profondes transformations (ainsi dans la « société ouverte » de Popper), mais sans compromission, et avec une fécondité surprenante, traversé le siècle. Tels sont les contenus et les enjeux des inédits et du double dossier de ce volume sur Bergson et la politique : de Jaurès à aujourd’hui. Mais, comme tous les volumes des Annales bergsoniennes, il ne s’en tient pas là, et propose aussi des Varia et des recensions qui ont d'abord leur singularité et, comme à chaque fois aussi, des liens imprévisibles avec le contenu même du dossier que l’on vient de présenter brièvement. Parmi les Varia, en effet, une rubrique à part est consacrée cette fois à la « réception » de Bergson dans différents contextes nationaux qui n’est pas, bien sûr, sans rencontrer des dimensions politiques. C’est ce que montre notamment l’étude approfondie de Camille Lacau Saint Guily sur Bergson et l’Espagne, relançant là aussi des relations oubliées, qui font partie de celles qu’entretint Bergson, à travers ses enseignements, ses relations, ses voyages et son œuvre bien sûr, avec la culture européenne de son temps (relations auxquelles un prochain volume des Annales sera consacré). Quant aux plus brèves mais très suggestives notes sur Bergson en Grèce et au Portugal, elles sont des jalons importants sur le chemin de cette traversée philosophique, esthétique et politique du siècle européen, avec ses tensions et ses épreuves, que l’on doit tenter aussi de retracer. L’autre partie des Varia nous reconduit vers divers points centraux de la pensée de Bergson elle-même, la lecture d’Aristote et la durée elle-même, en tout premier lieu, objet encore d’interprétations nouvelles et vives, dont nous tenons à remercier les auteurs. La richesse de la rubrique consacrée au relevé des publications et travaux consacrés à Bergson en France et dans le monde, sur laquelle se clôt ce volume des Annales, en relation avec la Société des amis de Bergson, en est bien sûr aussi le signe. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 34/544 34 ANNALES BERGSONIENNES Enfin, on aura lu déjà, en ouverture de ce volume, la Préface qu'a bien voulu lui donner Vincent Peillon, qui le relance tout entier et sous tous ses aspects, et dont nous le remercions vivement. « De Jaurès à aujourd’hui » : ce n’était donc pas, ce sous-titre, une figure de style. Il ne s’agit pas d’abolir les différences et les tensions, entre Bergson et ses contemporains, Jaurès en premier lieu, ni entre leur moment commun et le nôtre. Bien au contraire. Ce sont ces tensions, et ces différences, ces singularités et ces reprises, qui tissent aussi notre moment, comme elles tissèrent déjà le leur, et, entre les deux, le siècle. Frédéric Worms. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 35/544 INÉDITS Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 36/544 Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 37/544 I LETTRES DE BERGSON À FERDINAND BUISSON PHILOSOPHIES ET POLITIQUE SCOLAIRE CINQ LETTRES INÉDITES D’HENRI BERGSON À FERDINAND BUISSON P RÉ S E N T A T I O N par Gilles CANDAR Ces cinq lettres ne figurent pas dans la remarquable et monumentale édition des Correspondances de Bergson publiée par André Robinet 1. Elles se trouvent sous la cote 022Y/2-12 dans les archives Ferdinand Buisson classées et conservées par la Société d’histoire du protestantisme français 2. Telle quelle, cette correspondance confirme les analyses de Philippe Soulez et de Frédéric Worms 3, mais elle permet aussi de préciser quelques points et apporte quelques informations intéressantes. Ferdinand Buisson (18411932) est un personnage clé du personnel politique républicain et de la réforme scolaire et pédagogique menée à l’instigation de Jules Ferry 4. 1. Henri Bergson, Correspondances, Paris, PUF, 2002. 2. SHPF, 54, rue des Saints-Pères, 75007 Paris. 3. Cf. Philippe Soulez, Bergson politique, Paris, PUF, « Philosophie d’aujourd’hui », 1989, et Philippe Soulez et Frédéric Worms, Bergson, Paris, Flammarion, 1997, rééd. PUF, « Quadrige », 2002. 4. Cf. Samuel Toméi, Ferdinand Buisson (1841-1932). Protestantisme libéral, foi laïque et radical-socialisme, thèse de l’IEP de Paris, 2004, et Vincent Peillon, Une religion pour la Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 38/544 38 LETTRES DE BERGSON À FERDINAND BUISSON Agrégé de philosophie, cet ancien membre de l’Association internationale des travailleurs est longtemps (1879-1896) directeur de l’enseignement primaire, avant de devenir professeur de pédagogie à la Sorbonne, puis inspecteur général de l’Instruction publique (1898). Il est élu en 1902 député radical-socialiste de Paris. Se situant à la gauche du radicalisme, il entretient de très bonnes relations avec ses collègues socialistes, mais aussi avec des républicains de tous bords. Après la mort de Francis de Pressensé, en janvier 1914, il est élu président de la Ligue des droits de l’homme, fonctions qu’il exerce jusqu’en 1926. Avec le pacifiste allemand Ludwig Quidde, il reçoit le prix Nobel de la Paix en 1927 alors qu’Henri Bergson est honoré la même année du prix Nobel de littérature. Son nom est donné à de nombreuses écoles et voies publiques. La « Bibliothèque républicaine » qu’anime Vincent Peillon aux Éditions Le Bord de l’eau a récemment réédité La foi laïque, l’anthologie de ses écrits et discours initialement publiée en 1912 et lue en son temps par Bergson, comme le montre la correspondance publiée ci-après 1. Cinq lettres conservées en plus de seize ans d’échange : les relations entre Bergson et Buisson ne sont pas très denses, mais cordiales et suivies. Le lecteur verra que Buisson manifeste son active sympathie à son cadet pour faciliter son élection au Collège de France, que Bergson discute avec une bienveillante courtoisie les publications de son aîné, mais qu’il demeure réservé et ne se laisse pas entraîner sur le terrain de l’action civique, même conçue dans un sens large et éducatif. Cette correspondance lui donne aussi l’occasion de préciser quelques-unes de ses analyses, particulièrement sa conception du travail de recherche et de ses possibilités d’application pratique, ainsi que ses vues sur la pédagogie. C’est sans doute pour ce dernier domaine qu’elles sont le plus substantielles. Ce souhait d’un enseignement vivant, appuyé sur le sens de l’observation et de la réflexion personnelle, sur des méthodes pédagogiques fondées sur l’expéRépublique : la foi laïque de Ferdinand Buisson, Paris, Le Seuil, « La Librairie du XXIe siècle », 2010. 1. Ferdinand Buisson, La foi laïque. Extraits de discours et d’écrits, 1878-1911, Paris, Hachette, 1912, avec une préface de Raymond Poincaré, réédité en 1913 et en 2007 avec une présentation de Mireille Gueissaz dans la collection « Bibliothèque républicaine » aux Éditions Le Bord de l’eau (Lormont). Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 39/544 PRÉSENTATION 39 rimentation et échappant aux contraintes d’une approche trop formaliste et lourdement textuelle, peut aussi se lire dans le cadre des débats assez nourris induits par la réforme scolaire de 1902 et la recherche de parcours fondés sur d’autres fondements que les humanités classiques 1. La place importante donnée à un enseignement manuel, non fermé sur lui-même, mais relié à une formation scientifique de bon niveau, est susceptible de seconder les efforts pour la science appliquée préconisés par des politiques comme Jules-Louis Breton 2. La République se cherche, non sans lenteur, une nouvelle politique d’éducation et de recherche, adaptée aux temps du suffrage universel et de l’accès du plus grand nombre au savoir, condition même de la démocratie. 1. Cf. Antoine Prost, Histoire de l’enseignement en France, 1800-1967, Paris, Armand Colin, coll. « U », 1968. La paternité de cette réforme est multiple, mais son impulsion et sa réalisation sont assurées par des républicains modérés favorables (le ministre Georges Leygues) ou non (le président de la commission de l’Instruction publique Alexandre Ribot) à la défense républicaine menée par le gouvernement Waldeck-Rousseau. 2. Cf., entre autres, Christine Moissinac et Yves Roussel, Jules-Louis Breton, 1872-1940. Un savant parlementaire, Rennes, PUR, coll. « Carnot », 2010. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 40/544 40 LETTRES DE BERGSON À FERDINAND BUISSON Paris, le 9 décembre 1899 1 Cher Monsieur, Je vous suis bien reconnaissant de votre aimable intervention auprès de M. Réville 2. Je suis convaincu que cette intervention m’aura été très utile, plus utile que vous ne pensez, car je suis loin d’être aussi rassuré que vous sur le sort de ma candidature 3. J’irai voir M. Réville ces joursci et je lui remettrai mes principaux travaux. Permettez-moi de vous dire combien j’ai été intéressé et instruit par votre belle leçon de clôture 4. Elle ne laisse au lecteur qu’un regret, celui de ne pas connaître tout le cours qu’elle résume. Je vois que la volonté se compose pour vous d’un très grand nombre de courants dont chacun demande à être canalisé séparément « selon la ligne de la plus grande résistance », et que ce travail de canalisation comporte des phases bien définies, sur lesquelles doit se régler l’éducateur. Je me rallierais bien volontiers à cette opinion, et je définirais volontiers aussi chaque personne par la quantité et la qualité de force qu’elle est capable de fournir pour ce travail, comme aussi par l’effort auquel elle peut donner pour faire converger tous ces courants sur le même point et pour devenir quelqu’un. L’unité de la personne, dont les philosophes ont tant parlé, n’est probablement en effet qu’un idéal, que bien peu d’entre nous arrivent à réaliser complètement. Tous mes remerciements encore, cher Monsieur, avec l’assurance de ma respectueuse affection. H. Bergson. 1. Lettre de deuil, encadrée d’un mince liseré noir. Nous avons maintenu soulignés les mots qui le sont dans le manuscrit, y compris les titres d’ouvrages. 2. Albert Réville (1826-1906), pasteur de l’Église réformée, professeur au Collège de France sur une chaire d’histoire des religions, président de la section des sciences religieuses à l’École pratique des hautes études, fondateur de la Revue d’histoire des religions. 3. Bergson, maître de conférences à l’École normale supérieure depuis 1898, est, après deux échecs à la Sorbonne, candidat au Collège de France. Il s’apprête en effet à être battu une première fois le 1er février suivant par Gabriel Tarde à la succession de JeanFélix Nourrisson pour la chaire de philosophie moderne, mais il sera élu sur la chaire de philosophie ancienne le 17 mai 1900, succédant ainsi à Charles Lévêque. Cf. Philippe Soulez et Frédéric Worms, Bergson, op. cit., p. 82-83. 4. Sans doute la leçon au Collège libre des sciences sociales, publiée dans l’ouvrage collectif Morale sociale, préfacé par Émile Boutroux et publié par Alcan en 1899. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 41/544 PHILOSOPHIES ET POLITIQUE SCOLAIRE 41 Paris, le 14 déc[embre] 1900 Monsieur et Cher Collègue, J’aurais déjà dû vous remercier pour l’aimable envoi de votre ouvrage La Religion, la Morale et la Science 1. J’ai lu tout d’une traite, sans pouvoir m’arrêter, ces pages si vivantes et si entraînantes. C’est seulement après avoir fermé le livre que j’ai commencé à me faire des objections, à me demander, par exemple, si le sentiment défini par vous en termes si élevés et si pleins d’accent ne serait pas la tendance métaphysique autant et peutêtre plus que la tendance religieuse. N’y a‑t-il pas toujours et essentiellement dans l’esprit religieux, si dégagé qu’on le suppose de tout dogme positif, l’idée et le sentiment d’une union intime entre la personne humaine et Dieu considéré, sinon comme une personne, au moins comme conservant les caractères les plus élevés de la personnalité ? Je reconnais d’ailleurs que la tendance religieuse et la tendance métaphysique sont très voisines, la première étant, à mon avis, une certaine détermination de la seconde, détermination d’ailleurs variable, comme vous le dites si justement, – mais variable dans certaines limites seulement, dans les limites extrêmes où peut pousser, sans l’anéantir tout-à-fait (sic), l’idée de la personnalité divine. Là même où la métaphysique arrive à rejoindre la religion (comme dans la doctrine de Leibnitz, par exemple), c’est à la condition d’aboutir, comme fait la métaphysique de Leibnitz, à l’idée d’une « cité des esprits » avec Dieu pour monarque, ou à quelque conception analogue. – Mais, après tout, le mot importe peu, et le sentiment auquel vous faites appel, religieux ou métaphysique, quelque nom qu’on lui donne, est certainement un sentiment vivant dans tous les cœurs, très capable de soutenir et de vivifier l’éducation morale. – Je vous remercie encore une fois, et je vous prie d’agréer, Monsieur et cher Collègue, l’expression de mes sentiments les plus dévoués. H. Bergson. 1. Cf. Ferdinand Buisson, La religion, la morale et la science, leur conflit dans l’éducation contemporaine : quatre conférences faites à l’aula de l’université de Genève (avril 1900), Paris, Fischbacher, 1900, réédité en 1901 et 1904. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 42/544 42 LETTRES DE BERGSON À FERDINAND BUISSON Villa Montmorency, 18 av[enue] des Tilleuls 5 juin 1912 Mon cher Collègue, J’ai longuement réfléchi à notre conversation d’avant-hier ; il m’en coûte de ne pouvoir me rendre à votre aimable insistance ; mais cela ne m’est décidément pas possible 1. Je vous ai dit mes raisons ; elles prennent de plus en plus de poids à mes yeux à mesure que j’y pense davantage. Je ne parle pas seulement du petit démenti que j’aurais à me donner à moimême, de la situation embarrassante où je me trouverais vis‑à-vis d’amis auxquels j’ai répondu, quand ils me demandaient très aimablement de présider telle ou telle cérémonie, que je n’acceptais aucune présidence. L’importance exceptionnelle de l’œuvre que vous avez entreprise, la gravité des intérêts moraux qui sont en jeu, me permettraient, à la grande rigueur, de passer outre à ces raisons de convenance. Mais il s’agit de bien autre chose. Vous avez bien voulu me parler de la confiance que mes travaux inspirent à un certain nombre d’esprits. Cette confiance tient principalement à ce qu’on sait que je cherche la vérité en dehors de toute arrière-pensée d’application immédiate, à ce que je ne suis d’aucune école, à ce que je n’ai jamais visé à en créer une moi-même et à avoir des disciples, à ce que je n’appartiens à aucun groupe, enfin à ce que je ne m’adresse au public que lorsque je ne puis faire autrement, c’est‑à-dire lorsque les faits que j’ai recueillis et les réflexions qu’ils me suggèrent m’amènent pour ainsi dire malgré moi à écrire un article ou un livre. En accomplissant, pour la première fois de ma vie, une démarche publique qui ne me serait pas commandée, imposée, par la suite même de mes réflexions et de mes recherches, en me jetant brusquement dans l’action ou en laissant croire que j’ai l’intention de m’y jeter, je risque de compromettre l’œuvre à laquelle je travaille depuis bientôt trente ans, sans qu’il en puisse résulter grand avantage pour la cause de l’éducation morale : je 1. L’allusion à l’éducation morale quelques lignes plus loin laisse penser que Ferdinand Buisson a sollicité Bergson pour patronner d’une manière ou de l’autre la Ligue française d’éducation morale qu’il a contribué à lancer quelques mois auparavant. Cf. Ferdinand Buisson, La foi laïque, op. cit., p. 269-273 [2007]. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 43/544 PHILOSOPHIES ET POLITIQUE SCOLAIRE 43 crois au contraire qu’il est nécessaire, dans l’intérêt même de l’éducation morale que je puis exercer un jour, que je continue à travailler dans le domaine de la spéculation pure jusqu’à ce que cette spéculation soit mûre pour la pratique. Voilà ce que je me dis depuis deux jours, non sans m’être sondé consciencieusement moi-même, et bien convaincu que je ne cède pas, plus ou moins inconsciemment, à une vague antipathie pour l’action. Je ne puis vous dire, mon cher Collègue, combien il m’en coûte de ne pouvoir faire ce que vous me demandiez en termes si élevés et d’une manière si pressante. Mais je suis sûr que vous comprendrez mes raisons. Croyez, je vous prie, à mes sentiments les plus déférents et les plus dévoués. H. Bergson Merci pour votre beau livre. J’ai commencé à le lire, et j’espère pouvoir en causer avec vous un jour. Vos premières pages, sur l’intuition morale, m’intéressent tout particulièrement 1. 18 oct[obre] 1915 Cher et très honoré Collègue, On m’a envoyé deux ou trois essais d’application de mes vues à la pédagogie ; j’ai dû écrire un mot à chacun des auteurs, mais je ne me rappelle plus leurs noms ; il est possible qu’Allisson 2 soit justement l’un d’eux. Je n’en suis pas sûr cependant, et je n’arrive pas à trouver sa brochure parmi celles que j’ai chez moi. Si vous l’avez entre les mains, auriez1. Bergson fait ici allusion à la première conférence reproduite dans La foi laïque, « L’intuition morale », prononcée en Sorbonne à l’occasion de l’Exposition universelle devant un public d’instituteurs le 31 août 1878. Il n’est sans doute pas nécessaire de souligner que faire l’éloge du premier texte datant de plus de trente ans de cette anthologie n’est pas la marque d’un enthousiasme exagéré pour l’ensemble. 2. Samuel Buell Allison, comme précisé dans la lettre suivante, né en 1861, directeur de la Walsh School de Chicago, père du physicien Samuel King Allison (1900-1965), est l’auteur d’ouvrages pour la jeunesse dont le plus connu, fréquemment réédité, est une adaptation remaniée du classique de Daniel Defoe : An American Robinson Crusoe – for American Boys and Girls, 1918. Merci à Jacqueline Lalouette pour son aide, toujours précise et précieuse ! L’article ici mentionné de Samuel Allison nous demeure malheureusement inconnu pour le moment. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 44/544 44 LETTRES DE BERGSON À FERDINAND BUISSON vous l’obligeance de me l’envoyer ? Je vous la retournerais aussitôt avec quelques mots d’appréciation. Que mes travaux puissent fournir quelques indications sur ce que l’éducation ne doit pas faire, c’est possible ; mais je doute qu’on puisse aller plus loin, et tirer d’eux une pédagogie positive, précise. En tous cas je ne m’y suis jamais risqué moi-même, ni dans mes conférences d’Amérique 1 ni ailleurs. J’estime que je n’ai pas assez expérimenté pour cela. Mon expérience est celle d’un professeur de philosophie, qui n’a guère eu affaire qu’à des élèves de seize ou dix-sept ans au moins. Or (vous le savez mieux que moi) les vues théoriques ne peuvent servir, en matière pédagogique, qu’à suggérer les expériences ; c’est seulement en essayant, en tâtonnant, qu’on arrive à déterminer ce qui est viable et ce qui ne l’est pas. Croyez, je vous prie, cher et très honoré Collègue, à mes sentiments respectueux et tout dévoués. H. Bergson e Nouvelle adresse : 31 rue d’Erlanger (XVI ) Paris, 31, rue d’Erlanger 5 nov[embre] 1915 2 Cher et très honoré Collègue, Surchargé de travail en ce moment, je n’ai pas encore pu vous répondre et vous remercier. L’article de M. Samuel B. Allison est d’un esprit extrêmement pénétrant. L’auteur m’a étudié à fond et s’est assimilé l’esprit de mes travaux à tel point qu’en maint endroit il a prolongé mes réflexions dans le sens où je les prolonge moi-même, aboutissant aux conclusions où j’aboutis. Peut-être va‑t-il parfois un peu plus loin que je n’irais ; il lui arrive d’être plus « bergsonien » que je ne le suis moi-même. Ainsi, de ce que la vie (surtout la vie spirituelle) est essentiellement liberté 1. En 1913, lors de son premier voyage aux États-Unis d’Amérique. 2. Lettre dactylographiée, en double exemplaire, accompagnée d’une photocopie, dans les archives de la SHPF. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 45/544 PHILOSOPHIES ET POLITIQUE SCOLAIRE 45 et création, je ne 1 conclurai pas qu’il faille rompre avec la tradition. Nous devons plutôt conserver le plus que nous pouvons de ce qui aura été créé dans le passé, pour l’organiser avec le présent. La réalité actuelle en sera d’autant plus riche et plus pleine. Comme je vous le disais, la difficulté est moins de poser des principes généraux, en pareille matière, que de les faire passer dans la pratique. Je trouve, surtout dans les deux ou trois dernières pages de la brochure, des indications dans ce sens. Je souhaite que l’auteur puisse les vérifier et les développer en expérimentant, car c’est l’expérience qui doit décider en dernier ressort. D’une manière générale, il me semble que nos méthodes d’enseignement sacrifient trop à l’ordre logique, qui va du simple au composé, de l’abstrait au concret, du passé au présent, alors qu’il est souvent plus facile, en suivant la marche inverse, de captiver l’attention et d’impressionner définitivement la mémoire. La première méthode est purement intellectualiste ; elle fait appel uniquement à la faculté de comprendre. La seconde (si elle est maniée comme il faut) s’adresse à la personnalité tout entière ; elle prend son point de départ dans le réel et l’actuel, dans ce qui intéresse les facultés de sentir et d’agir aussi bien que celle de penser. Par exemple, tout en reconnaissant ce qu’il y aurait de paradoxal et d’impraticable à toujours prendre l’histoire à rebours en allant du présent au passé, je crois qu’il serait souvent utile de partir des questions contemporaines, – celles qui nous touchent et nous passionnent, – pour remonter de proche en proche aux origines des difficultés contre lesquelles nous nous débattons. Le passé arriverait ainsi à faire corps avec le présent ; il redeviendrait actuel. Et je crois qu’il se graverait tout de suite et profondément dans la mémoire, comme tout ce qui nous intéresse personnellement. Nous n’avons jamais eu à apprendre notre propre histoire, et c’est pourtant celle que nous savons le mieux. Tâchons de faire que l’histoire de l’humanité devienne notre propre histoire. Dans 1. Nous rectifions une coquille évidente du tapuscrit qui porte « je » à la place de « ne ». Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 46/544 46 LETTRES DE BERGSON À FERDINAND BUISSON mon livre « Matière et Mémoire » 1, j’ai essayé de montrer qu’il y a deux espèces de mémoire, généralement confondue par les psychologues. La première, personnelle, note les événements de notre vie au fur et à mesure qu’ils se déroulent ; elle les retient nécessairement du premier coup, puisqu’ils ne peuvent pas se répéter. La seconde, impersonnelle, construit des souvenirs par répétition et n’est, en réalité, que l’habitude de répéter. Je crois que l’éducateur aurait souvent intérêt à faire appel à la première mémoire plutôt qu’à la seconde, ou à orienter la seconde vers la première. Pour passer à un tout autre ordre d’idées, je me demande s’il n’y aurait pas lieu, – tout en donnant à l’instruction et à l’éducation une fin désintéressée et un caractère idéaliste, – de faire une certaine place au travail manuel, en vue même du développement de l’intelligence. Mon ami Belot 2 a déjà dit quelque chose de ce genre, et il a bien voulu rappeler, à ce sujet, le passage de l’« Évolution créatrice » 3 qui se rapporte au caractère « fabricateur » de l’intelligence humaine : (j’ai proposé la définition : Homo faber, au lieu de : Homo sapiens). Naturellement, il ne s’agirait pas d’un travail machinal. Il faudrait au contraire viser à développer chez l’enfant, puis chez le jeune homme, le goût de l’invention mécanique, qui est d’ailleurs inné. L’idée serait peut-être d’une application difficile, car un enseignement de ce genre ne pourrait pas être donné par des manœuvres ; il faudrait un personnel spécial, particulièrement intelligent, dressé à cet effet. Mais si nous voulons donner à la prochaine génération son plein essor sur le terrain industriel, commercial, etc., le vrai moyen n’est peut-être pas d’inculquer trop tôt des connaissances scientifiques proprement dites ; c’est plutôt de tellement intéresser l’enfant à la manipulation de la matière qu’il réclame ensuite lui-même et 1. Publié chez Alcan en 1896. 2. Gustave Belot (1859-1929), normalien de la même promotion que Bergson et Jaurès, reçu 4e à l’agrégation de philosophie en 1881, inspecteur général de l’Instruction publique, analyste et commentateur de l’œuvre de son condisciple depuis son article « Une théorie nouvelle de la liberté », La Revue philosophique de la France et de l’étranger, t. XXX, octobre 1890, p. 361-392. 3. Publié chez Alcan en 1907. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 47/544 PHILOSOPHIES ET POLITIQUE SCOLAIRE 47 reçoive avec joie les connaissances scientifiques capables de le rendre plus inventif encore. Ce sont là des réflexions décousues, et surtout bien vagues. Encore une fois, je suis d’avis qu’il faudrait, avant tout, essayer, expérimenter ; et l’expérimentation en pareille matière est si absorbante qu’il est bien difficile de la conduire de front avec d’autres occupations. Croyez, je vous prie, cher et très honoré Collègue, à mes sentiments les plus dévoués. H. Bergson. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 48/544 Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 49/544 II SOULEYMANE BACHIR DIAGNE « BERGSON DANS LES COLONIES. INTUITION ET DURÉE DANS LA PENSÉE DE SENGHOR ET IQBAL » PRÉSENTATION : PENSER UN BERGSON POSTCOLONIAL ? par Yala KISUKIDI L’article que nous présentons ici et dont nous proposons une traduction française a été rédigé en anglais par Souleymane Bachir Diagne, professeur à l’Université de Columbia, dans les numéros d’automne-hiver 2008 de la revue Qui parle 1. Souleymane Bachir Diagne, spécialiste de logique et d’épistémologie ainsi que des traditions philosophiques de l’Afrique, de l’Occident et du monde islamique, développe, dans l’article « Bergson dans les colonies », une approche profondément neuve et nécessaire de la philosophie de Bergson, participant pleinement à la vaste entreprise de relecture des œuvres de l’auteur, dont les présentes Annales se veulent l’organe et l’écho. L’article de Souleymane Bachir Diagne analyse l’influence de la philoso1. Souleymane Bachir Diagne, « Bergson in the colony », in Qui parle, Fall/Winter 2008, vol. 17, no 1, Berkeley, p. 125-145. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 50/544 50 SOULEYMANE BACHIR DIAGNE phie de Bergson sur deux grandes philosophies de la décolonisation : la négritude de Léopold Sédar Senghor et le projet de reconstruction de la pensée religieuse de l’Islam de Mohamed Iqbal. Deux travaux de Souleymane Bachir Diagne, précédant la rédaction de cet article, étudiaient déjà, pour elles-mêmes, les philosophies de ces deux auteurs, à savoir Islam et société ouverte : La fidélité et le mouvement dans la philosophie de Mohamed Iqbal 1 publié en 2001 et Léopold Sédar Senghor, l’art africain comme philosophie 2 publié en 2007. Cependant, ces deux essais, s’ils commençaient à présenter, en filigrane, le lien profond qui unit ces deux philosophies à la pensée de Bergson 3, ne l’analysaient pas pour lui-même. C’est avec l’article au titre évocateur « Bergson dans les colonies » que Souleymane Bachir Diagne étudie pour elle-même cette circulation intellectuelle entre trois philosophies venant de trois continents différents, l’Europe, l’Afrique et l’Asie – étude poursuivie, ensuite, dans un livre publié en janvier 2011 aux éditions du CNRS, sous le titre non moins évocateur : Bergson postcolonial – L’élan vital dans la pensée de Léopold Sédar Senghor et de Mohamed Iqbal 4. La présentation d’un tel article exige ainsi, de façon quasi naturelle, de se concentrer sur deux axes d’étude : 1/ d’abord, il faut rappeler, brièvement, qui sont Mohamed Iqbal et Léopold Sédar Senghor, ce dernier non pas en tant que poète, mais en tant que philosophe. Rappel nécessaire en ce qu’il doit montrer comment les lectures bergsoniennes de ces deux penseurs permettent de déconstruire à la fois les représentations erronées qu’on peut se faire, et de la négritude senghorienne, et d’une conception de la temporalité prisonnière de l’idée de destin dans la pensée islamique. 1. Souleymane Bachir Diagne, Islam et société ouverte : La fidélité et le mouvement dans la philosophie de Mohamed Iqbal, Paris, Maisonneuve et Larose, 2001, 108 p. 2. Souleymane Bachir Diagne, Léopold Sédar Senghor, l’art africain comme philosophie, Paris, Riveneuve éditions, 2007, 166 p. 3. Pour l’analyse du lien entre Senghor et Bergson, il faut se reporter au chapitre « Con-naissance » et particulièrement à la section intitulée « Bergson : la révolution de 1889 » dans Léopold Sédar Senghor, op. cit., p. 79-85. 4. Ce livre de Souleymane Bachir Diagne se divise en quatre chapitres – chapitres qui furent d’abord des conférences prononcées au Collège de France entre le 18 décembre 2009 et le 18 janvier 2010, sauf le quatrième qui fut l’objet d’une publication séparée dans la revue Diogène. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 51/544 BERGSON DANS LES COLONIES. PRÉSENTATION 51 Les deux philosophies de ces poètes-philosophes restent méconnues 1, en France, pour des raisons pratiques, mais aussi polémiques en ce qui concerne la pensée de Senghor. Les grands textes philosophiques en prose et rédigés en anglais de Mohamed Iqbal, La métaphysique en Perse (1908) et Reconstruire la pensée religieuse de l’Islam (1930), traduits en français par Éva de Vitray-Meyerovitch, ne sont plus édités. De même pour la philosophie de Léopold Sédar Senghor qui se concentre autour des cinq volumes intitulés Liberté et d’un entretien avec Mohamed Aziza ayant pour titre La poésie de l’action 2. Aussi, un point vient compliquer la réception de cette philosophie : de nombreuses controverses sont venues opacifier le sens même de la négritude senghorienne, qui s’épanouit d’abord et avant tout en une philosophie de l’art et du métissage culturel 3. 2/ L’évocation de ces deux figures doit, dans un deuxième temps, permettre de questionner la méthode de lecture de l’œuvre de Bergson mise en place par Souleymane Bachir Diagne dans « Bergson dans les colonies » (et qui se prolonge dans le livre Bergson postcolonial). Car Souleymane Bachir Diagne nous invite à concevoir une véritable nouveauté, à savoir la possibilité de penser avec pertinence et en un sens très précis l’inscription de la philosophie de Bergson dans le champ des études postcoloniales. 1. Abdennour Bidar rappelle dès les premières pages du chapitre I de son livre consacré à Mohamed Iqbal, L’islam face à la mort de Dieu. Actualité de Mohammed Iqbal (Paris, François Bourin Éd., 2010, 314 p.), que cet auteur est « à peu près inconnu en France » (ibid., p. 13). 2. Les textes qui regroupent les réflexions philosophiques en prose de Senghor sont d’abord les cinq tomes du recueil intitulé Liberté (Liberté : Négritude et humanisme, 1964 ; Liberté II : Nation et voie africaine du socialisme, 1971 ; Liberté III : Négritude et civilisation de l’Universel, 1977 ; Liberté IV : Socialisme et planification, 1977 ; Liberté V : Le dialogue des cultures, 1993), édités aux Éditions du Seuil. Ces ouvrages réunissent les principales œuvres en prose de Senghor : essais, préfaces, articles, conférences, discours, allocutions. On peut ensuite mentionner Ce que je crois. Négritude, Francité et Civilisation de l’Universel (Paris, Grasset, 1988), et également les entretiens avec l’écrivain tunisien Mohamed Aziza, cités ci-dessus, réunis sous le titre La poésie de l’action (Paris, Stock, 1980). 3. Ce point est rappelé à de nombreuses reprises par Souleymane Bachir Diagne, dans son livre Léopold Sédar Senghor, l’art africain comme philosophie (op. cit.) où il montre que la pensée senghorienne doit être conçue comme une « herméneutique de l’art africain » (ibid., p. 10). À la fin de ce même livre, un chapitre entier est consacré à la philosophie du métissage de Senghor, mettant en avant le titre d’une allocution de Senghor en hommage à Gaston Berger : « Chacun doit être métis à sa façon » (Liberté V, p. 46-52). Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 52/544 52 SOULEYMANE BACHIR DIAGNE * * * Léopold Sédar Senghor (1906-2001) et Mohamed Iqbal (1877-1938) sont tous les deux des penseurs nés dans les colonies 1. Tous deux, ils ont été amenés à développer des pensées de l’affirmation de soi, à travers leurs œuvres philosophiques et poétiques, ainsi que leur action politique. Ils ont eu des trajectoires intellectuelles et politiques quasiment parallèles, traversées par les mêmes inquiétudes. Le premier, né à Joal au Sénégal, arriva en France en 1928 pour ses études. Intellectuel fondateur de la négritude 2, il est le premier président de la toute nouvelle République du Sénégal de 1960 à 1980. Le second, né à Sialkot, petite ville du Pendjab (dans les Indes britanniques, Pakistan actuel), fait une partie de ses études à Lahore, puis à partir de 1905, il séjourne trois ans en Europe à Cambridge, en Allemagne, puis à Londres – période durant laquelle il rencontre Henri Bergson 3 et Louis Massignon. Poète, intellectuel et homme politique, il est élu à l’Assemblée législative du Pendjab en 1927 1. On pourra se reporter avec profit, pour la biographie de Senghor, au livre de Janet G. Vaillant, Vie de Léopold Sédar Senghor. Noir, Français et Africain (tr. fr. par Roger Meunier, préface d’Abdou Diouf, Postface de Souleymane Bachir Diagne, Paris, Karthala, 2006, 448 p.). Pour quelques éléments biographiques sur la vie de Mohamed Iqbal, on pourra lire la première section du premier chapitre du livre d’Abdennour Bidar cité plus haut (op. cit., p. 13-24). 2. Dans Ce que je crois (op. cit., p. 136-137), Léopold Sédar Senghor définit la négritude comme suit : « Mais qu’est-ce donc que cette Négritude, me demandera‑t-on […] ? Pour ma part, je la définis, encore une fois, comme “l’ensemble des valeurs de la civilisation noire”. Il reste que, depuis les années 1930, où Aimé Césaire a lancé le mot dans son journal L’Étudiant noir, sa signification a évolué dans le sens d’un combat pour une libération des chaînes de la colonisation culturelle, mais surtout pour un humanisme nouveau. » 3. Dans sa préface à la traduction de Reconstruire la pensée religieuse de l’Islam d’Iqbal par Éva de Vitray-Meyerovitch, l’orientaliste Louis Massignon relate, en quelques lignes, cette rencontre entre Iqbal et Bergson comme suit : « Iqbal avait connu Bergson et, malgré une traduction anglaise fort déficiente (et reniée par Bergson), avait senti pour Bergson une affinité spirituelle “sémitique” ; et il finit par venir à Paris pour s’entretenir avec lui » (in Reconstruire la pensée religieuse de l’Islam de Mohamed Iqbal, trad. fr. É. de Vitray-Meyerovitch, préface de Louis Massignon, Paris, Adrien Maisonneuve, 1955 ; rééd. Éd. du Rocher Unesco, 1996, p. 205). Malgré une expression qui peut laisser quelque peu perplexe, Louis Massignon met explicitement en avant la communauté de problèmes qui rattache Iqbal à la philosophie de Bergson. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 53/544 BERGSON DANS LES COLONIES. PRÉSENTATION 53 et se fait le défenseur d’un État musulman autonome qui inspirera les fondateurs du Pakistan 1. Tout comme Senghor, Iqbal fut pris dans le tourbillon politique de la décolonisation et, tout comme lui aussi, ses projets politiques furent rattachés à l’élaboration d’une pensée philosophique. Philosophie de la négritude pour l’un, philosophie d’une reconstruction de la pensée religieuse de l’Islam, pour l’autre. Deux philosophies affirmant le fait d’être autre, c’est‑à-dire non européen, en s’opposant de manière radicale à toute visée séparatiste et close et en prônant, pour Senghor, l’émergence d’une « Civilisation de l’universel », en un sens teilhardien 2, et pour Iqbal, contre le nationalisme 3, l’avènement d’une « démocratie spirituelle » 4, fin dernière de l’Islam. Au centre de ces deux trajectoires intellectuelles et politiques se trouve, entre autres, la pensée philosophique de Bergson. Souleymane Bachir Diagne s’attache à mettre en lumière cette présence de Bergson « dans les colonies », c’est‑à-dire au cœur de deux pensées qui se sont constituées à 1. Pour une compréhension précise du lien entre la pensée d’Iqbal et la naissance du Pakistan, on consultera la première section du chapitre III du livre de Souleymane Bachir Diagne, Bergson postcolonial (Paris, CNRS Éd., 2011, p. 68-80). 2. Senghor, Liberté V, Paris, Éd. du Seuil, 1993, p. 12-13 : « Marx et Engels nous ignoraient passablement. Teilhard nous invite, nous Négro-Africains, avec les autres peuples et races du Tiers-Monde, à apporter notre contribution au “rendez-vous du donner et du recevoir”. Il nous restitue notre être et nous convie au Dialogue : au plusêtre. […] Voilà justifiés, en même temps, notre nationalisme et notre Négritude. Non pour le combat, mais pour la coopération ; pas pour la haine, pour l’amour. Pour cette “véritable union”, qui ne confond pas, mais différencie en enrichissant mutuellement. » 3. On retrouve, chez Iqbal, dans la dernière conférence de Reconstruire (cité RR), une critique du nationalisme et, aussi, du socialisme athée. Certes le socialisme athée « qui possède toute la ferveur d’une nouvelle religion, fait preuve d’une plus grande largeur de vue » (RR, p. 188) que le nationalisme, mais à cause de ses bases philosophiques il se détourne de toute sa fécondité créatrice, « rétrécissant » ainsi pensées et émotions qui ne sont plus au contact « avec la source éternelle de vie et de puissance ». Ainsi, Iqbal peut ajouter : « Le nationalisme, aussi bien que le socialisme athée, du moins dans l’état présent des relations humaines, doivent tabler sur les forces psychologiques de haine, de soupçon et de ressentiment qui tendent à appauvrir l’âme de l’homme et à obstruer ses sources d’énergie spirituelle cachées » (ibid., p. 188). 4. RR, p. 180 : « Souhaitons que le musulman de nos jours sache apprécier sa position, reconstruire sa vie sociale à la lumière des principes ultimes, et dégager des desseins jusqu’ici partiellement révélés de l’Islam cette démocratie spirituelle qui est la fin dernière de l’Islam. » Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 54/544 54 SOULEYMANE BACHIR DIAGNE l’intérieur des empires coloniaux et de leur désintégration. Cette présence de Bergson dans ces philosophies n’a rien d’accidentel : elle s’avère au contraire essentielle pour la constitution même des projets iqbaliens et senghoriens. En effet, les concepts fondamentaux du bergsonisme (intuition, élan vital, durée créatrice) sont repris et retravaillés par ces auteurs pour élaborer leurs philosophies émancipatrices. Chez Iqbal, la lecture interne du Coran s’accompagne d’un dialogue constant avec la philosophie bergsonienne de la durée et ses développements dans L’Évolution créatrice. Ce dialogue donne corps à une cosmologie coranique qui doit être comprise comme une cosmologie de l’émergence ainsi qu’à une anthropologie définissant l’humanité comme créatrice. Chez Senghor, la redécouverte de l’intuition, qui suscita des interrogations légitimes, est centrale pour la constitution de la philosophie de la négritude. La promotion philosophique de l’intuition par la philosophie de Bergson inaugure ce que Senghor appelle « La révolution de 1889 » – 1889 date de parution de l’Essai sur les données immédiates de la conscience, mais aussi, comme le rappelle ce dernier, de Tête d’or de Claudel 1. Cette révolution redonne toutes ses lettres de noblesse à la « raison intuitive » 2, permettant l’affirmation d’une esthétique de l’art africain, se lisant dans les chants, les danses et les arts plastiques de l’Afrique et trouvant même quelques représentants européens chez des poètes comme Péguy, Claudel, Rimbaud, Tzara 3… À ce titre, et Souleymane Bachir Diagne le montre avec force, le mot fameux de Senghor, écrit en 1939, « l’émotion est nègre comme la raison hellène » ne peut être 1. Léopold Sédar Senghor, Ce que je crois. Négritude, Francité et Civilisation de l’Universel, Paris, Grasset, 1988, p. 209-210 : « Mais pourquoi la Révolution de 1889 ? C’est que cette année, désormais célèbre chez les militants de la Négritude et depuis les années 1930, est celle de deux événements, je ne dis pas littéraires, mais culturels majeurs. C’est en cette année 1889, en effet, cent ans exactement après la première Révolution française, que le philosophe Henri Bergson publia sa grande œuvre, l’Essai sur les données immédiates de la conscience, tandis que Paul Claudel le faisait de Tête d’or, sa première pièce de théâtre. Ici et là, c’étaient les premières réactions majeures et convaincantes au Cogito ergo sum : aussi bien au rationalisme discursif qu’au positivisme matérialiste. Dès sa première pièce de théâtre, Claudel animait le drame français de ce souffle lyrique, poétique, par lequel il aspirait à l’absolu. Quant à Bergson, remontant jusqu’aux sources spiritualistes de la philosophie grecque, à la théôria, il a redonné sa place à la raison intuitive, comme c’était le cas en Égypte, en Afrique, où l’avait retrouvée Platon. » 2. Ibid., p. 210. 3. Léopold Sédar Senghor, Ce que je crois, op. cit., p. 210-217. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 55/544 BERGSON DANS LES COLONIES. PRÉSENTATION 55 compris, massivement, comme l’expression d’un essentialisme racialiste opérant une division au sein de l’humanité, mais comme la manifestation de deux profondeurs de l’âme engageant, chacune, des esthétiques singulières. La généalogie bergsonienne du concept senghorien d’intuition nuance nettement les accusations de « lévy-bruhlisme » lancées par Stanislas Adotévi dans son pamphlet Négritude et négrologues, même si elle ne permet pas de nier une certaine tension qui persiste dans le discours senghorien. De Bergson, les philosophies senghoriennes et iqbaliennes retiennent ainsi que pour penser le réel en coïncidant avec lui, il faut penser autrement, c’est‑à-dire se défaire des catégories ontologiques traditionnelles et réaffirmer la dignité de l’intuition comme mode de connaissance et/ou du changement comme réalité. Le « penser autrement » de Bergson a bel et bien quelque chose de révolutionnaire en ce qu’il réaffirme la dignité de ce que la tradition philosophique a pu tenir pour indigne. On peut ainsi saisir, sans glissement rhétorique, la charge libératrice du bergsonisme pour des penseurs comme Iqbal et Bergson : le penser autrement ouvre la voie à la possibilité d’une pensée de l’autre, non plus saisi négativement, comme indigne d’attention d’un point de vue philosophique et politique, mais positivement, comme acteur d’une création à laquelle participe tout être humain 1. Pour montrer cela, Souleymane Bachir Diagne construit son article en suivant une direction précise. Il expose, d’abord, le « philosopher autrement » de Bergson. Puis il s’attache à décrire les mutations d’un tel philosopher à travers les regards de Senghor et d’Iqbal, mutations qui ouvrent la voie à un « devenir africain du bergsonisme » (« the becoming African of bergsonism ») et à un « devenir islamique du bergsonisme » (« the becoming Islamic of bergsonism »). Car, il s’agit bel et bien, pour Senghor et Iqbal, de mettre en avant, pour le premier, toutes les forces créatrices de l’« homme noir » contre certains clichés véhiculés par l’entreprise de négation coloniale, et pour le second, d’inviter les musulmans, contre les pétrifications nationa1. Pour Senghor, voir sur ce point l’article « Ce que l’homme noir apporte », repris dans Liberté I, p. 22-38. Concernant Iqbal, on se rapportera à sa critique du conservatisme, en général, et du conservatisme religieux en particulier dans Reconstruire : « Le conservatisme est aussi mauvais en religion que dans n’importe quel domaine de l’activité humaine. Il détruit la liberté créatrice de l’ego et empêche son accès à toute entreprise spirituelle nouvelle » (RR, p. 183). Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 56/544 56 SOULEYMANE BACHIR DIAGNE listes, à édifier une société ouverte portée par des individualités ayant renoué avec leur destination créatrice 1. * * * On pourra ainsi comprendre, dans un deuxième temps, qui fera aussi office de conclusion, la méthode de lecture des textes bergsoniens, qu’inaugure, pour nous, Souleymane Bachir Diagne dans son article. Le devenir autre de la pensée de Bergson, l’altérisation de ce philosopher autrement que constitue le bergsonisme à travers la négritude senghorienne et la reconstruction iqbalienne de la pensée islamique ne permet rien de moins que de lire Bergson comme un penseur postcolonial ! Cette hypothèse, Souleymane Bachir Diagne la mettra explicitement en avant dans l’ensemble des conférences prononcées au Collège de France réunies dans l’ouvrage intitulé avec force Bergson postcolonial. Ces conférences prolongent, sans les répéter, les conclusions de « Bergson dans les colonies » : elles insistent plus sur les aspects politiques des pensées de Senghor (à travers la pensée d’un socialisme de type vitaliste) et d’Iqbal (en développant la philosophie de l’ijtihâd 2), alors que l’article dont nous proposons ici une traduction analyse plutôt les dimensions cosmologique et cognitive de la reprise des concepts bergsoniens par les deux poètes-philosophes. Mais, déjà, « Bergson dans les colonies » permet de concevoir, en un sens tout à fait précis, en quoi Bergson peut être appréhendé comme un penseur postcolonial. Bergson, penseur postcolonial ? Les lecteurs de Bergson auront du mal à cacher leur surprise. En effet, dans la pensée du philosophe, il n’y a quasiment pas de référence au problème des colonies (une allusion, seulement, dans le quatrième chapitre du grand livre de 1932 Les Deux Sources de 1. On pourra citer les vers du Livre de l’éternité qui concluent Reconstruire de Mohamed Iqbal : « Quelle splendeur que de faire briller son moi, / Et d’éprouver son éclat en la présence du Soleil ! / Sculpte donc ta forme ancienne, / et crée un nouvel être. / Un tel être est l’être véritable ; / Sinon ton ego n’est que fumée ! » (RR, 199). 2. Pour une compréhension du concept d’ijtihâd, voir la note 1, p. 83, de notre traduction de l’article « Bergson dans les colonies ». Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 57/544 BERGSON DANS LES COLONIES. PRÉSENTATION 57 la morale et de la religion 1). Et aucun texte dans le corpus même de l’auteur ne semble autoriser à faire de Bergson un « auteur postcolonial » avant la lettre, comme on pourrait aisément le faire pour un Sartre 2 qui, non seulement, comme le rappelle Kathleen Gyssels dans son article « Sartre postcolonial » 3, a pris des positions très claires sur la question coloniale (Situation V), mais qui en plus a préfacé des textes désormais classiques pour les penseurs des Postcolonial studies, à savoir Portrait du colonisé d’Albert Memmi, Les damnés de la terre de Frantz Fanon ou encore la préface Orphée noir de L’anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de langue française de Léopold Sédar Senghor 4. Or, il n’y a aucun texte de ce type chez Bergson, aucune réflexion politique développée ayant pour centre la question coloniale ou faisant la promotion de pensées décolonisatrices 5. Cependant, émettre l’hypothèse d’un « Bergson, penseur postcolonial » ne revient aucunement à céder à ce que quelques mauvaises langues pourraient appeler l’air du temps. Dans « Bergson dans les colonies », il apparaît tout à fait pertinent d’attribuer une triple portée à cette dénomination : 1/ Penser un « Bergson postcolonial » invite, en effet, à étudier la manière dont la philosophie bergsonienne a pu participer à la constitution de pensées politiques émancipatrices non européennes, partageant son orientation métaphysique. La « compatibilité » des concepts bergsoniens avec de tels projets philosophico-politiques conduit d’emblée à réévaluer la 1. Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2008, 10e éd., p. 308. 2. Nous devons à Souleymane Bachir Diagne la mise en parallèle d’une pensée de Sartre comme penseur postcolonial avec sa thèse consistant à penser un « Bergson postcolonial ». 3. Kathleen Gyssels, « Sartre postcolonial ? Relire Orphée noir plus d’un demi-siècle après », in Cahiers d’études africaines, no 179-180, 2005, p. 631-650. 4. Kathleen Gyssels rappelle que ces textes de Jean-Paul Sartre ont été réunis, en anglais, dans le recueil intitulé Colonialism and neocolonialism en 2001 (ibid., p. 631). 5. On pensera à l’article de Georges Friedmann « La prudence de M. Bergson, ou Philosophie et caractère » (in Commune, 3, no 30, 1936, p. 721-736) où l’auteur critique l’absence de réflexion sur la question coloniale dans Les Deux Sources : « M. Bergson n’eut jamais un mot à dire contre les injustices des traités, les terreurs coloniales, l’exploitation des faibles, la violence des appétits impérialistes, dont la France et les Alliés donnèrent l’exemple » (cité par François Azouvi dans La gloire de Bergson, Paris, Gallimard, coll. « NRF Essais », 2007, p. 309). Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 58/544 58 SOULEYMANE BACHIR DIAGNE charge critique du bergsonisme et peut-être même à pointer, contre toute attente, le caractère subversif de certains concepts bergsoniens – caractère subversif masqué par les caprices de la mode et de l’oubli qui glorifièrent ou enterrèrent la pensée de Bergson. 2/ Elle implique une compréhension précise de ce qu’il faut entendre quand on parle d’une influence de Bergson sur les pensées de Senghor et d’Iqbal. Cette influence n’a aucunement le sens d’une domination imposée, comme si Senghor et Iqbal n’avaient pu échapper à un certain impérialisme culturel occidental, ou mieux encore à une « épistémé occidentale » représentée ici par Bergson. Cette influence doit plutôt prendre le sens d’une affinité. Les lectures iqbaliennes et senghoriennes de Bergson permettent d’assister à la constitution en acte de pensées hybrides produites à une époque précise autour d’une communauté d’inquiétudes et de problèmes. 3/ Elle pousse, aussi, à questionner le sens de la philosophie politique de Bergson, et ce de façon surprenante. On assiste, en effet, à travers les réflexions de Senghor et d’Iqbal, à une utilisation pratique des concepts métaphysiques bergsoniens. Or, on sait qu’en 1932, Bergson invitait à faire un usage pratique des concepts centraux des Deux Sources dans le quatrième chapitre de l’ouvrage : le clos et l’ouvert devaient permettre, à la fois, de penser le monde sociopolitique mais aussi de donner des perspectives pour le changer, en appelant à l’ouverture des sociétés. Cependant, l’étude de Souleymane Bachir Diagne nous permet de voir que c’est dans la métaphysique même de Bergson, et non pas dans les écrits politiques de 1932, que des penseurs ont trouvé des outils conceptuels pour forger des philosophies décolonisatrices de l’émancipation et de l’affirmation ouverte de soi. La constitution des pensées émancipatrices de Senghor et d’Iqbal s’élabore à partir des livres de Bergson qui précèdent la création des concepts du clos et de l’ouvert, à savoir la durée, l’intuition, l’élan vital. Penser un « Bergson postcolonial » possède ainsi une véritable force critique qui permet d’appréhender de façon nouvelle le sens politique de la philosophie de Bergson, et de couper court à certaines interprétations de l’auteur ayant fait de son vitalisme le terreau de pensées réactionnaires et Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 59/544 BERGSON DANS LES COLONIES. PRÉSENTATION 59 nationalistes 1. Certes, on le sait, les concepts construits par Bergson, avant 1932, n’ont pas de portée politique, mais ce que le travail de Souleymane Bachir Diagne permet de réaffirmer, c’est qu’ils ne portent pas, cachés en eux, une philosophie politique réactionnaire sublimée par une métaphysique de la vie créatrice. Si l’attention au bergsonisme d’un Senghor ou d’un Iqbal permet de déconstruire les préjugés qui entourent la philosophie de la Négritude et une pensée philosophique islamique, soi-disant rétive à l’idée de changement, elle dégage les conditions de possibilité à partir desquelles il devient possible de redécouvrir la philosophie politique de Bergson, expurgée une fois pour toutes des lectures hâtives qui ont pu en opacifier le sens. Il apparaît ainsi nécessaire et pertinent, comme nous y invite Souleymane Bachir Diagne dans cet article « Bergson dans les colonies », de penser un « Bergson postcolonial ». Cette dénomination doit être entendue en un sens positif et critique. Positif, en ce que l’œuvre de Bergson a pu contribuer, de manière interne, à la constitution de deux grandes philosophies de la décolonisation, participant à la formation, en acte, de pensées hybrides. Et critique, en ce qu’il apparaît contestable de rechercher dans les grandes thèses métaphysiques de Bergson les linéaments d’un conservatisme politique, contredisant de manière spectaculaire la profondeur de la pensée émancipatrice qui s’affirmera dans les Deux Sources. 1. On pensera notamment aux thèses de l’historien Zeev Sternhell qui dès l’introduction de son ouvrage Maurice Barrès et le nationalisme français (Paris, Presses de Sciences Po, 1972 ; rééd. Fayard, 2000) affirme que Bergson « a une très grande part dans le climat antidémocratique, antirationaliste et anti-intellectualiste de la fin du XIXe s. et du début du XXe s. » (ibid., p. 49). Pour Zeev Sternhell, le « sens vital » barrésien, qu’on retrouve dans Le Jardin de Bérénice (1891), peut être apparenté à l’élan vital bergsonien (p. 49). On pourra aussi penser à l’ouvrage plus récent, et très stimulant, de la philosophe américaine Donna V. Jones, intitulé The Racial Discourses of Life Philosophy (New York, Columbia University Press, 2010), qui définit la philosophie bergsonienne comme un vitalisme mnémonique (« mnemic vitalism »). Ce vitalisme, loin d’affirmer la nouveauté, ouvrit la porte au racialisme spiritualiste qui fit florès dans l’entre-deux-guerres (ibid., p. 79). Elle rappelle, à ce titre, que les plus fameux disciples de Bergson, à savoir Édouard Le Roy et Jacques Chevalier, ne tirèrent aucunement une pensée politique émancipatrice de la philosophie bergsonienne (ibid., p. 79). Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 60/544 Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 61/544 B E RGS O N D ANS L ES CO LON I ES I N T U I T I O N E T D U R É E D AN S L A P E N S É E D E S E N G H O R ET IQBAL* par Souleymane Bachir DIAGNE Le 29 mars 1984, Léopold Sédar Senghor (1906-2001) était officiellement appelé à l’Académie française comme nouvel « Immortel ». Il avait démissionné du poste de président du Sénégal quatre années auparavant, en 1980, et était retourné à ce qu’il avait toujours considéré comme étant sa vraie vie, celle de poète. Dans le discours inaugural qu’il effectua pour accueillir le Sénégalais au milieu des membres de l’Académie, Edgar Faure le salua en tant que roi des poètes et des philosophes dans les termes suivants : Vous êtes de ceux qui pensent que les poètes, parce qu’ils sont des visionnaires, sont qualifiés pour conduire le destin des peuples dans les périodes de mutation, quand le mouvement de l’Histoire est si rapide qu’on ne peut l’accompagner qu’en le précédant. Et Edgar Faure en vint à comparer Senghor à un autre roi des poètes et des philosophes, originaire d’Inde : Muhammad Iqbal (1877-1938). Iqbal dont il cita les vers suivants : Apparais, ô cavalier du destin ! Apparais, ô lumière du sombre royaume du changement ! […] Fais taire le tumulte des nations, Enchante nos oreilles avec ta musique ! Lève-toi et accorde la harpe de la fraternité1 … * Titre original : « Bergson in the colony : Intuition and Duration in the Thought of Senghor and Iqbal » – article de Souleymane Bachir Diagne publié dans la revue Qui parle, University of California, Berkeley, Fall/Winter 2008, vol. 17, no 1. Nous tenions à présenter nos vifs remerciements à Souleymane Bachir Diagne pour sa relecture et les remarques très riches qu’il a apportées à notre travail de traduction. 1. Ces vers sont tirés de Les secrets du soi de Muhammad Iqbal, trad. angl. de Reynold Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 62/544 62 SOULEYMANE BACHIR DIAGNE Se tournant ensuite vers Senghor, il conclut : « Cette apostrophe n’at-elle pas trouvé son destinataire ? Je dirai ton nom, Senghor ! » Ce rapprochement entre Senghor, le Sénégalais, et Iqbal, l’Indien, cette manière dont Edgar Faure créa un dialogue entre eux, ne furent-ils qu’un dispositif rhétorique ? Ce fut, en fait, bien plus que cela, et, on pourrait dire, bien plus que ne l’imagina Edgar Faure lui-même. La ressemblance entre Senghor et Iqbal – tous les deux poètes, tous les deux venant des colonies d’Europe, tous les deux hommes d’État engagés dans la libération de leurs peuples, tous les deux philosophes, le premier un catholique pratiquant, le second un musulman – tient essentiellement, et de façon ultime, à la philosophie qui les influença tous les deux profondément : le bergsonisme. Comment les deux hommes, tous les deux poètes, tous les deux philosophes, tous les deux hommes d’État, et tous les deux venant de pays colonisés par l’Europe au nom de la civilisation – c’est‑à-dire au nom de l’imposition d’une identité au reste du monde – en vinrent à articuler une philosophie se demandant ce que cela signifie que d’être « autre » à la philosophie d’Henri Bergson, constitue le problème abordé par cette réflexion. Elle montre que, parce que Bergson représenta une rupture dans l’histoire de la philosophie occidentale et introduisit, de ce fait, une approche philosophique radicalement différente de la direction empruntée en Occident depuis Aristote, Bergson permit aux philosophies de l’altérité de Senghor et d’Iqbal de trouver leur propre langage. Cette étude retrace également l’influence de Bergson à la fois sur la notion senghorienne de Négritude et sur la pensée Islamique moderniste d’Iqbal en présentant, brièvement, l’autre philosophie de Bergson, puis la philosophie senghorienne de l’africanité, et enfin, dans sa troisième partie, le projet iqbalien d’une « reconstruction de la pensée religieuse de l’Islam ». J’ai respectivement intitulé les parties deux et trois : « La philosophie senghorienne de la négritude, ou le devenir africain du bergsonisme » et « Le projet iqbalien de Nicholson (Lahore, 1920) [Les secrets du soi, suivi de Les mystères du non-moi, trad. fr. de Djamehid Mortazavi et Éva de Vitray-Meyerovitch, Paris, Albin Michel, 1989, p. 53 (NdT.)]. Ce long poème métaphysique, écrit en persan en 1915 et traduit en anglais en 1920, apporta une renommée immédiate à son auteur, à la fois en Orient et en Occident. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 63/544 BERGSON DANS LES COLONIES 63 “reconstruction” ou le devenir islamique du bergsonisme ». Le fait qu’un philosophe juif attiré par le catholicisme eut une telle importance à la fois sur un penseur de la philosophie islamique comme Muhammad Iqbal et un philosophe catholique de l’Africanité comme Senghor est d’un grand intérêt pour l’étude de Bergson et du bergsonisme, mais cela dit aussi quelque chose de capital sur la manière dont Senghor et Iqbal en vinrent à construire leurs philosophies de l’identité africaine et islamique dans un contexte colonial. En expliquant comment Senghor utilisa le concept bergsonien d’intuition à ses fins propres et comment Reconstruire la pensée religieuse de l’Islam d’Iqbal fut redevable à la philosophie bergsonienne du temps comme durée, cet essai souligne les compréhensions dialogiques de ces poètes à propos du sens de l’affirmation de soi : les identités qu’ils revendiquèrent face au colonialisme ainsi que leurs philosophies de l’altérité ne furent pas séparatistes. Ils ne définirent pas leur altérité comme un ghetto, comme une spécificité à laquelle on ne peut échapper, fermée sur elle-même, mais plutôt comme quelque chose se constituant à travers le dialogue : en d’autres termes, ils comprirent l’identité comme n’étant pas seulement ouverture à la différence, mais aussi comme étant constituée par elle. Mais d’abord, quelle est, exposée brièvement, l’autre philosophie de Bergson ? 1. LA PHILOSOPHIE BERGSONIENNE DE LA NOUVEAUTÉ À plusieurs reprises, Senghor répète que la révolution philosophique de Bergson est ce qui rendit possible la formulation d’autres philosophies, à savoir les philosophies des peuples autres que l’« Europe ». « L’autre philosophie » de Bergson, son « philosopher autrement », rendirent possible la « philosophie des autres ». La révolution bergsonienne renvoie, chez Senghor, à une expression qu’il créa à partir d’un jeu de mots : « la Révolution de 1889 ». La date fait référence à la publication du premier livre de Bergson (qui fut, en fait, sa thèse) : Essai sur les données immédiates de la conscience. Pour Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 64/544 64 SOULEYMANE BACHIR DIAGNE Senghor, cette œuvre (avec les Illuminations de Rimbaud) marqua l’aube d’une nouvelle ère dans l’histoire intellectuelle, caractérisée comme l’ouverture de la possibilité de « couler, dans le réel, une vision en profondeur, en dépassant l’écorce superficielle des choses » 1. D’après Senghor, la clef d’une telle vision est le concept d’intuition placé au centre même de la pensée de Bergson. Ce concept, ou plutôt la compréhension qu’il en eut, joue un rôle essentiel dans la notion senghorienne de Négritude. Senghor a absolument raison : ce que Bergson accomplit ne fut rien de moins qu’une révolution dans l’histoire de la pensée occidentale. La nouveauté radicale du bergsonisme n’est en aucun cas suraccentuée par le terme, non moins suremployé, de « révolution ». Avant lui, la pensée occidentale s’était engagée dans la direction tracée par les paradoxes de Zénon sur le temps. Ces fameux paradoxes, comme Bergson le démontra, provenaient d’une conception spatialisée du temps, et, par conséquent, d’une réduction du mouvement à la trajectoire. Chercher à comprendre le temps en tant que tel en sa vérité – en tant qu’irréductible à la spatialité – et repenser le mouvement par-delà la simple trajectoire signifiait abandonner la direction prise auparavant et recommencer à penser, avec de nouvelles catégories. Bergson entreprit la tâche de philosopher autrement, à la fois en tournant le dos à une tradition de pensée dans laquelle, comme il l’établit strictement, « le temps ne dure pas » et en rétablissant le « devenir » comme étoffe même de toute réalité : Bergson restitua ainsi au mouvement sa nature intérieure comprise comme force indivisible, ce dont la catégorie de trajectoire ne peut que manquer l’expression. Au temps qui fait réellement quelque chose (et non pas simplement mesurer le mouvement, comme dans la définition d’Aristote) et qui, également, s’écoule, Bergson a donné le nom de durée. Écrivant sur la manière dont la révolution philosophique de Bergson sapa les fondations mêmes du positivisme, Senghor montre que son effet fut de guérir la pensée de « la cécité scientiste du XIXe s. » 2. 1. Léopold Sédar Senghor, Liberté V : Le dialogue des cultures, Paris, Éd. du Seuil, 1993, p. 23-26. 2. Léopold Sédar Senghor, Liberté III : Négritude et civilisation de l’universel, Paris, Éd. du Seuil, 1977, p. 232 ; désormais cité sous l’abréviation LT. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 65/544 BERGSON DANS LES COLONIES 65 La nouvelle voie engagée par Bergson consiste à retrouver l’immédiat derrière les fausses immédiatetés. Et c’est également ce que pense Senghor quand il évoque le fait de trouver la réalité sous l’écorce des choses. Mais, revenons à la notion de temps. C’est un fait que notre « idée de temps est immédiatement pensée avec les mots et les concepts du temps utile et utilisable, temps du calendrier et temps des horloges, temps du travail et emploi du temps, temps de l’astronomie et temps de la mécanique… ; mais, en fait, il s’agit d’une perception faussement immédiate, si l’on appelle “immédiate” une donnée qui coïncide avec le réel, une fois éliminés de nos représentations habituelles les concepts et leurs mots » 1. C’est précisément parce qu’il est uniquement perçu comme l’espace séparant un événement d’un autre événement, que le temps que nous croyons saisir du seul fait que nous le mesurons actuellement oppose l’épaisseur de sa fausse immédiateté à l’évidence même de la durée. Comment se fait-il, donc, que nous nous laissions piéger par la fausse immédiateté et que, par conséquent, nous ayons besoin de trouver un donné qui coïncide néanmoins avec le réel ? Cela se produit parce que nous pensons avec les mots, suivant la pente naturelle de notre langage, qui est une fabrique de « fausse immédiateté ». Et cette situation est parfaitement normale car le langage est d’abord au service de l’utilité. Le temps dont parle notre langage est un temps instrumental (qui peut être spatialisé et analysé) parce que c’est le temps que nous utilisons ordinairement. Mais s’il en est ainsi, comment pourrions-nous parler du temps qui dure, qui n’est pas ce temps scientifique représenté par une trajectoire ? La réponse est : avec les mêmes mots qui nous sont fournis par le langage ordinaire (le seul que nous ayons), mais avec une torsion – ce qui signifie que nous devons parler le langage de l’intuition en utilisant celui de l’intelligence analytique, créé par l’habitude. En d’autres termes, philosopher autrement requiert non pas la création d’un nouveau lexique composé de mots entièrement nouveaux mais nécessite de faire sonner nouvellement les mots de tous les jours – d’une manière proprement inouïe et étrangère au langage, pour ainsi dire. Je fais ici allusion à certaines paroles de Mallarmé, et ce n’est pas 1. Henri Gouhier, Bergson dans l’histoire de la pensée occidentale, Paris, Vrin, 1989, p. 42. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 66/544 66 SOULEYMANE BACHIR DIAGNE une coïncidence si c’est la compréhension du langage par un poète qui est mobilisée ici. Bergson adopta un style d’écriture permettant un usage poétique du langage qui détourne les mots de leur emploi habituel pour leur faire exprimer, à travers la métaphore ou l’analogie, les notions qui incarnent cette « autre philosophie ». C’est le seul moyen pour que nos mots parlent le langage de l’intuition, qui est ainsi définie par Bergson comme « la sympathie par laquelle on se transporte à l’intérieur d’un objet pour coïncider avec ce qu’il a d’unique et par conséquent d’inexprimable » 1. Et ceci ne doit aucunement être confondu avec une quelconque mystique de l’ineffable, puisque nous faisons tous l’expérience d’une réalité que nous saisissons par une intuition ainsi définie : nous-mêmes. C’est un fait qu’« il y a une réalité au moins que nous saisissons tous du dedans, par intuition […]. C’est notre propre personne dans son écoulement à travers le temps. C’est notre moi qui dure » (PM, 182). 2. LA PHILOSOPHIE SENGHORIENNE DE LA NÉGRITUDE, OU LE DEVENIR AFRICAIN DU BERGSONISME On peut ainsi comprendre pourquoi cette philosophie parle si puissamment à Senghor et pourquoi il ne se lasse jamais de répéter à quel point l’affirmation d’une philosophie africaine est redevable à la révolution de 1889. Par-dessus tout, Senghor vit dans l’Essai de Bergson, [paru] cette année-là, une réhabilitation de l’« intuition » que des ethnologues comme Lévy-Bruhl avaient fait ressortir comme un des traits dominants de la « mentalité primitive », attribuée, dans le travail de ce dernier, à tous les peuples non européens. Mais, au-delà de ce concept, beaucoup d’autres aspects de ce que Bergson avait à dire – concernant, par exemple, une approche poétique de la réalité, ou la signification de la création artistique 1. Henri Bergson, La Pensée et le Mouvant, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 16e éd., 2009, p. 181. Désormais cité sous l’abréviation PM. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 67/544 BERGSON DANS LES COLONIES 67 – influencèrent profondément la compréhension de l’art africain comme philosophie à la recherche de son expression 1. On peut ainsi énumérer, chez Senghor, de nombreux topoi dans lesquels sa rencontre avec le bergsonisme est assez manifeste – topoi qui s’élaborèrent au fur et à mesure que le poète sénégalais trouvait le langage capable d’exprimer l’ontologie impliquée par les religions africaines traditionnelles. Religion, force vitale, rythme, et danse D’abord, il y a la primauté du devenir sur l’être – la pensée de l’être comme mouvement plutôt que comme immobilité, l’identification de l’être avec le mouvement. Ce thème est présent dans un des premiers écrits de Senghor en prose. Dans cet essai « Ce que l’homme noir apporte » (1939), il parle d’une « attitude rythmique » envers la réalité, figurée comme l’origine du jaillissement de la création artistique 2. Le rythme, comme il le soutenait dès les débuts de l’expression philosophique de la Négritude, est une caractéristique fondamentale des cultures africaines. Plus loin dans le texte, il évoque « une force ordinatrice qui fait le style nègre » : « [Le] rythme… l’élément vital par excellence… agit sur ce qu’il y a de moins intellectuel en nous, despotiquement, pour nous faire pénétrer dans la spiritualité de l’objet ; et cette attitude d’abandon qui est nôtre est elle-même, rythmique » (LI, 35). Senghor, plus tard, reviendra plusieurs fois sur le concept de rythme, mais il n’exprime jamais aussi éloquemment que dans ces pages cette notion qu’il croit être au cœur de l’africanité. Que cet « élément vital » doive beaucoup à l’élan vital signale l’atmosphère vitaliste et bergsonienne au sein de laquelle Senghor réfléchit sur la différence africaine à la fin des années 1930. Senghor peut être perçu comme celui qui transforma l’élan vital, la poussée vitale, en rythme, tout en ajoutant l’idée que la poussée est aussi un pouvoir « ordonnateur ». Plus tard, après 1. Je conçois essentiellement la négritude senghorienne comme une compréhension de l’art africain comme philosophie dans Souleymane Bachir Diagne, Léopold Sédar Senghor. L’art africain comme philosophie, Paris, Riveneuve Éd., 2007. 2. Léopold Sédar Senghor, Liberté I : Négritude et humanisme, Paris, Éd. du Seuil, 1964, p. 24. Désormais cité sous l’abréviation LI. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 68/544 68 SOULEYMANE BACHIR DIAGNE la Seconde Guerre mondiale, quand il découvre avec enthousiasme la Philosophie bantoue (1945) du P. Placide Tempel et son insistance sur la force vitale comme étant, à la fois, la clef de l’ontologie africaine et le trait le plus spécifique de la pensée africaine, il utilise également ce concept pour exprimer l’équivalence entre l’être, la force, et le rythme. Adoptant le point de vue de Tempel, selon lequel la pensée africaine est radicalement non aristotélicienne, il écrit que le Logos fut d’abord une réalité « humide et vibratoire » (LT, 219), avant qu’Aristote et les philosophes qui le suivirent pendant deux mille ans ne l’eussent pétrifié « en catégories rigides qui n’épousent plus, ne traduisent plus la réalité vivante, mouvante ». Deux remarques doivent être faites ici : 1. La possibilité de retrouver la « réalité humide et vibratoire » du Logos, au-delà d’Aristote et des catégories aristotéliciennes de l’être dans lesquelles la Théologie chrétienne en est venue à s’exprimer elle-même, est un thème important de la pensée chrétienne du XXe siècle. On peut, par exemple, trouver un écho à cela dans la conviction du Père Tempel selon laquelle, pour évangéliser les peuples bantous, un prêtre devait être capable de leur expliquer la christianité en utilisant le langage de la « force vitale » à la place des catégories thomistes de l’être – ce que fit d’ailleurs le Christ quand il déclara : « Je suis la vie. » Au-delà du dessein pragmatique de la conversion (ce qui était la principale préoccupation de Tempel), on peut également déceler, ici, l’idée profonde selon laquelle l’identification primordiale, essentielle, du logos avec la vie – dans sa réalité humide et vibratoire – avait été d’une façon ou d’une autre, enterrée sous l’usage médiéval et moderne des catégories ontologiques aristotéliciennes par la théologie chrétienne. L’aristotélisme avait pétrifié la « force vitale », comme il avait nié le temps en l’identifiant au mouvement, qui, à son tour, était identifié à la spatialité de la trajectoire. L’insistance de Senghor sur la « réalité mouvante et vivante » qui dépasse les catégories aristotéliciennes exprime son appartenance à l’école de la pensée chrétienne qui adopta cette idée – celle du Père Teilhard de Chardin, dont le « Dieu de l’évolution » est en parfaite résonance avec la pensée évolutionniste et vitaliste de Bergson. 2. L’identification, par Senghor, de la force vitale avec la vibration et le rythme explique pourquoi il attribue un rôle important à la danse, comprise Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 69/544 69 BERGSON DANS LES COLONIES non pas juste comme un art particulier parmi d’autres, mais, indiscutablement, comme le plus essentiel. Ce rôle est à la fois religieux et cognitif. D’après Senghor, nous vivons dans un univers dont la texture même est la danse ; par conséquent, connaître un objet, c’est être en phase avec lui, en rythme avec lui, danser avec lui – comme il le dit dans une de ses formules les plus fameuses : le penser, c’est le danser. Au moyen de ce qui, en français, est un jeu de mots manifeste, il résume sa conception de la danse comme étant celle d’une relation intime avec le monde. Dans « Ce que l’homme noir apporte », Senghor parle déjà d’une attitude rythmique et la dote à la fois d’une signification artistique et cognitive. Pour l’artiste, tout être est en rythme : de fait, être, c’est être une force, et ce qui distingue une force d’une autre, ce sont leurs rythmes respectifs. Penser un objet, c’est alors l’approcher avec une « attitude rythmique » qui nous permettra d’être en phase avec lui, de danser avec lui, d’être un avec lui. Senghor comprend l’intuition bergsonienne comme expliquant précisément comment, pour employer une expression nietzschéenne, l’art est connaissance. Intuition Le second et principal topos bergsonien dans la philosophie de Senghor est celui de l’immédiateté de l’intuition. Nous savons à quel point ce concept est central dans la négritude senghorienne. Le caractère immédiat de la saisie intuitive d’un objet est opposé, dans la philosophie de Bergson, à la manière dont l’intelligence discursive et analytique l’approche. Quand il attribue à Bergson la Révolution de 1889, c’est, essentiellement, à cet aspect de la pensée de ce dernier que songe Senghor. Néanmoins, à un moment, il fait une remarque qui mérite quelque commentaire. Après avoir reconnu que « Bergson a révolutionné la pensée en la redirigeant vers l’objet », réhabilitant ainsi l’intuition en philosophie, Senghor ajoute que l’anthropologue allemand Léo Frobenius a fait bien plus pour accomplir cette réhabilitation. Il y a une étrange différence d’intensité dans cet accent mis sur la nature positive de l’intuition : que signifie « plus » ici et quel est le sens d’une telle remarque dans la philosophie de Senghor ? Je crois que ce qui est dit, ici, en termes de « plus » ou de « moins » est une manière rapide, Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 70/544 70 SOULEYMANE BACHIR DIAGNE par conséquent imprécise et quelque peu maladroite, d’établir une différence – de genre plutôt que d’intensité – entre le concept philosophique bergsonien d’intuition et l’usage ethnologique de cette notion. Ces difficultés de formulation ne sont nullement accidentelles, mais trahissent, au contraire, une tension dans la pensée de Senghor entre deux façons de comprendre l’intuition : l’approche du monisme cognitif bergsonien et l’approche dualiste de la cognition chez Lévy-Bruhl. De fait, considérer la notion bergsonienne d’intuition comme une faculté effectivement séparée de l’intelligence et comme étant son autre pourrait aboutir à un contresens. Quand Bergson insiste, contre les conceptions kantiennes du sujet, sur l’intuition comme « instrument philosophique » (qui nous donne la connaissance des choses en elles-mêmes), c’est aussi un fait que pour lui, « intuition et intellect », comme le montre H. Wildon Carr, « se mêlent dans notre vie » 1. Ceci se laisse très bien entrevoir lorsque nous portons une attention étroite à nos procédures cognitives : quand une signification émerge d’une page que nous lisons et que nous acceptons de nous installer en elle, ou quand nous commençons à être convaincus par un argument qui nous est présenté, la manière dont nous entrons dans ces choses – à travers la sympathie, à travers le fait de donner notre approbation à la perspective qu’on nous invite à adopter – conduit à l’émergence d’une attitude globale qui n’est pas le résultat de l’addition du poids individuel de chacune des différentes propositions prises séparément. De la même manière, pour prendre un exemple tiré du domaine de la création (le domaine de prédilection pour Bergson qui aime lui emprunter la plupart de ses illustrations, analogies et justifications), une com-position artistique saisie par intuition n’est pas la somme de ces parties que l’intelligence sépare en elle et analyse, mais une réalité de coexistence. C’est une invitation à partager le tout d’une vision. Cependant, dans ces exemples, on ne peut vérita1. H. Wildon Carr, Henri Bergson : The Philosophy of Change, New York, Dodge, 1911, p. 48. « Bien que les deux modes de l’activité mentale, instinct et intelligence, soient très nettement distingués l’un de l’autre, ils existent cependant dans notre conscience au sein d’une union intime et très étroite. Car l’instinct est apparenté à ce pouvoir de pénétration directe que nous avons appelé intuition. C’est de ce pouvoir dont, selon nous, la philosophie doit faire usage pour saisir à nouveau la simplicité de la réalité qui, d’une certaine manière, est déformée par la vision des choses dans l’intelligence » (ibid., p. 45) [notre traduction (NdT.)]. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 71/544 BERGSON DANS LES COLONIES 71 blement disjoindre la perception analytique d’éléments séparés de la saisie intuitive du tout organique de leur composition. Bergson insiste toujours sur le fait que nous ne pourrions pas comprendre la réalité si nous l’appréhendions seulement partes extra partes. Qu’est-ce que cela signifie alors, pour Senghor, que de parler d’une réhabilitation plus grande de l’intuition ? Penche‑t-il vers une compréhension dualiste, lévy-bruhlienne, de la différence entre l’intuitif et l’analytique ? Sa tentation est d’essayer de sortir l’intuition du « mélange » que Bergson la voyait effectuer avec l’intelligence et de la poser ensuite comme une approche cognitive séparée, radicalement différente et distincte de l’intellect. Et de là, une fois que la séparation aura été rendue possible, le pas suivant consistera à établir, par son moyen, une division ethnologique au sein même de l’humanité. En un mot, c’est l’ethnologie, informée par les catégories racialistes de l’époque coloniale qui la vit naître, qui, ici, transforme l’intuition en une approche de la réalité privilégiée et quasi exclusive des peuples africains et qui, par la suite, donnera une assise à l’idée symétrique (celle de Lévy-Bruhl) selon laquelle « nous », l’Occident, incarnons la raison analytique. L’ethnologie amena Senghor à racialiser sous le nom de négritude sa compréhension de « la philosophie du changement » née de la révolution de 1889, la transformant en manière-d’être-au-monde des peuples noirs. Senghor cite avec enthousiasme Léo Frobenius et embrasse ses vues parce que cet auteur – possédant une intelligence ouverte à l’altérité – a perçu dans leur approche intuitive de la réalité les contributions des civilisations radicalement autres à l’humanité. Senghor, comme tous les intellectuels coloniaux de l’époque, a à l’esprit la notion lévy-bruhlienne d’une approche intuitive et participative à la réalité qui est, selon lui, le trait différentiel fondamental de la mentalité primitive. Là où il est question de l’intuition, la pensée de Senghor peut être comprise comme oscillant entre celle de Lévy-Bruhl et celle de Bergson, c’est‑à-dire : entre une compréhension lévy-bruhlienne de l’intuition entendue comme une caractéristique définitive de la vision du monde des « autres » et celle de Bergson définie comme un aspect de notre démarche cognitive en général – celle de nous tous, nous les hommes, les derniersnés de L’Évolution créatrice. Les critiques les plus féroces contre la négritude – le meilleur exemple étant Négritude et négrologues de Stanislas Adotévi – Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 72/544 72 SOULEYMANE BACHIR DIAGNE ont omis de reconnaître cette tension, condamnant de façon unilatérale la Négritude comme un avatar de la pensée lévy-bruhlienne. Aveuglés par ce qui est probablement la déclaration la plus fameuse de Senghor – L’émotion est nègre, comme la raison hellène –, ils ont négligé de porter leur attention sur l’opposition radicale de Senghor à l’idée proclamée à de nombreuses reprises par Lévy-Bruhl et accentuée tout au long de ses œuvres – selon laquelle un mode « logique » et cognitif différent existe parmi les peuples non occidentaux 1. Il est juste de dire que même si la philosophie de Senghor fut indéniablement hantée par la conception ethnologique d’une approche mystique de la réalité supposée caractériser, de manière unique, la mentalité de l’« autre », le sujet colonisé, son bergsonisme fut toujours présent pour maintenir mêlée, au sein d’une même humanité, la connaissance artistique (émotion) et analytique (raison) de la réalité. 3. LE PROJET IQBALIEN DE « RECONSTRUCTION », OU LE DEVENIR ISLAMIQUE DU BERGSONISME Le vitalisme bergsonien et sa pensée évolutionniste sont également au cœur de Reconstruire la pensée religieuse de l’Islam de Muhammad Iqbal. On pourrait dire que l’entière relecture de la pensée islamique par Iqbal se fonde sur la nouvelle philosophie du temps de Bergson. Si le « père fondateur » du Pakistan est, bien sûr, Muhammad Ali Jinnah – qui, en 1947, conduisit le pays à l’indépendance vis‑à-vis de la GrandeBretagne et également à la séparation d’avec l’Inde (accompagnée du Bangladesh) –, Muhammad Iqbal est perçu comme l’inventeur de l’idée même de Pakistan. De fait, en tant que poète qui prit la tête de la réinvention de la littérature moderne ourdoue et en tant que figure politique qui joua un rôle très important en promouvant la cause de territoires musulmans autonomes au cœur d’une Inde à dominante hindoue, on lui prête d’avoir convaincu Jinnah de lutter à la fois pour l’indépendance et pour le 1. In « Ce que l’homme noir apporte », repris in Senghor, Liberté I. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 73/544 BERGSON DANS LES COLONIES 73 nationalisme musulman. Dans une de ses pièces, L’indiade ou l’Inde de leurs rêves, Hélène Cixous présente Iqbal comme un personnage sombre, une véritable âme damnée 1 dont le dessein est d’arracher Jinnah à sa croyance profonde en l’unité des hindous et des musulmans dans le combat anticolonial contre l’impérialisme britannique. Certes, la pure sainteté d’une figure comme Gandhi – qui fut, assurément, une incarnation de l’amour – laisserait sous-entendre que les scissions ou les ruptures avec son parti ne pourraient être que l’œuvre de forces malveillantes. En réalité, bien sûr, les choses ne sont pas aussi simples. L’examen de la pensée d’Iqbal, à l’époque, montre qu’il abandonne sa vision d’une nation indienne Une opposée au colonialisme quand il fait le triste constat qu’après de nombreux conflits sanglants, les nationalismes hindou et musulman s’étaient séparés l’un de l’autre en se reflétant, paradoxalement, l’un l’autre – et d’une manière que même la sainteté et l’amour de Gandhi ne pouvaient empêcher. Ainsi Iqbal en vint à penser, à la place, qu’un Pakistan autonome, formant une des plus grosses populations musulmanes dans le monde, pourrait être une condition pour l’entreprise immense de reconstruction de la pensée musulmane, afin d’encourager le développement d’une société ouverte. Il semble que la célébration de sa mémoire au Pakistan (où sa poésie est citée en toutes circonstances) soit une manière d’enterrer l’exigence de libération d’un esprit de mouvement et d’ouverture qui est l’objet de toute sa philosophie. L’œuvre principale de Muhammad Iqbal – Reconstruire la pensée religieuse de l’Islam – fit l’objet de conférences dans les années 1928-1929 dans les universités indiennes et fut ensuite publiée en 1930 2. Ce livre et sa thèse publiée, La métaphysique en Perse : une contribution à l’histoire de la philosophie musulmane (achevée à Cambridge en 1907), furent tous les deux écrits en anglais, et constituent ses principaux travaux en prose 3. Mais la philoso1. En français dans le texte (NdT.). 2. Mohammed Iqbal, The Reconstruction of the Religious Thought of Islam, Lahore, Kapur Arts, 1930 [Reconstruire la pensée religieuse de l’Islam, trad. fr. et notes d’Éva de VitrayMeyerovitch, Préface de Louis Massignon, Paris, Adrien Maisonneuve, 1955, 214 p. (NdT.)]. Désormais cité sous l’abréviation RR. 3. Mohammed Iqbal, The Development of Metaphysics in Persia : A Contribution to the History of Muslim Philosophy, Lahore, Baz[i] Iqbal, 1964 [La métaphysique en Perse, trad. fr. d’Éva de Vitray-Meyerovitch, Arles, Actes Sud, 1996, 2e éd., 146 p. (NdT.)]. Désormais cité sous l’abréviation MP. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 74/544 74 SOULEYMANE BACHIR DIAGNE phie d’Iqbal trouva aussi son expression dans ses œuvres poétiques, qui furent écrites en ourdou et en persan. Les plus célèbres de ses poèmes « métaphysiques » en Occident (où ils ont été traduits dans beaucoup de langues européennes) sont Les secrets du soi (1907), Les mystères du Non-Moi (1918), Message de l’Orient (1922) et Le livre de l’éternité (1932). Tous furent écrits en persan, car Iqbal voulait atteindre largement le monde musulman avec son message de réforme et d’ouverture. Ce qui rend la pensée de Muhammad Iqbal particulièrement éclairante et utile aujourd’hui est le besoin que nous avons de penser les conditions de la modernité des sociétés musulmanes confrontées à la nécessité de renouer avec un esprit de réforme et d’ouverture ainsi qu’avec les valeurs sur lesquelles cet esprit repose : l’affirmation de l’individu, la pratique du jugement libre délesté du poids de la tradition, la valeur de la recherche scientifique, le progrès et la liberté… La pensée d’Iqbal a transformé ce besoin en une tâche philosophique, celle de repenser la philosophie islamique. Dans sa correspondance, il évoque souvent le IXe siècle, quand le monde islamique décida de s’ouvrir à la philosophie grecque. Mettant en avant le fait que cette ouverture permit au monde musulman d’atteindre une plus grande compréhension de sa propre sagesse à travers une rencontre avec cet autre antique « amour de la sagesse », Iqbal appelle au même type de démarche aujourd’hui, la présentant comme un moyen de renouer avec la philosophie et la pensée du mouvement. Et pour lui, la meilleure représentation d’une telle pensée est donnée par la philosophie de Bergson, qui influença grandement les principaux concepts iqbaliens, tels que ceux d’individualité comme création continue ou de cosmos continuellement émergent. L’affirmation du soi C’est peut-être dans les écrits et adages soufis qu’on peut trouver ce que la tradition intellectuelle musulmane a à dire au sujet des notions interconnectées d’ego, de personnalité, et d’individualité. C’est dans la relation personnelle du fini à l’infini que la question d’un « Je », d’un ego est Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 75/544 BERGSON DANS LES COLONIES 75 soulevée. Et les idées d’Iqbal, sur ce point, viennent avant tout de son dialogue avec cette tradition dans laquelle il fut élevé. Réfléchissant sur la métaphysique du soufisme dans sa thèse de 1907 La métaphysique en Perse, Iqbal écrit qu’un trait caractéristique de l’une de ses principales écoles est le concept « d’absorption impersonnelle » ou, en d’autres termes, d’« annihilation » (fanâ dans la terminologie arabe soufie) du soi individuel dans le Tout 1. C’est la conséquence d’une idée panthéiste selon laquelle le monde créé (khalq) doit être considéré comme un miroir ou une image réfléchie du Créateur (haqq) plutôt que comme une émanation de lui. La métaphysique panthéiste apparaît ainsi comme une alternative à la conception néoplatonicienne de la création comme processus d’émanation de l’Un vers le multiple à travers des agents intermédiaires – la conséquence principale de cela étant que, dans cet ancien mode de pensée, l’individualité n’a pas de réalité séparée en propre. Le logion du célèbre Soufi Husayn Mansûr al-Hallâj est bien connu : « Je suis haqq », déclara‑t-il, ou en d’autres termes : « Je suis la Vérité [créatrice]. » 2 Ces paroles, pour lesquelles il fut jugé comme hérétique et par la suite exécuté (à Bagdad en 922), résument sa doctrine de l’absorption impersonnelle et de ce que signifie, dans le soufisme, le fait d’atteindre ce stade. Le véritable témoignage de la Vérité Absolue, en ce qu’elle est infinie, ne peut venir que de la Vérité elle-même. L’être fini ne pourrait jamais se placer lui-même devant l’infini pour porter témoignage de cet infini. Il peut simplement être l’instrument d’un tel témoignage. Iqbal dit à propos de l’individualité dans La métaphysique en Perse que deux positions contradictoires la concernant ont pris forme dans l’histoire 1. MP, 79 (« annihilation »), 83 (« absorption impersonnelle ») [la pagination proposée correspond à celle de l’édition française de 1996 publiée aux Éditions Actes Sud et mentionnée plus haut (NdT.)]. Iqbal distingue, dans le même livre, différents courants de la pensée soufie, liés à chaque aspect de la Réalité Suprême (Volonté, Beauté, Lumière, Connaissance…) qu’ils mettent en avant. L’absorption impersonnelle reste encore pour chacun d’eux le trait principal, exception faite, peut-être, pour la philosophie illuminationiste de Suhravardî : bien qu’il soit panthéiste « en tant qu’il définit Dieu comme la somme totale de toute existence sensible et idéale », il soutient néanmoins que « le monde est quelque chose de réel, et l’âme humaine une individualité distincte » (MP, 104). 2. C’est de cette manière que l’orientaliste français Louis Massignon rend le terme haqq – littéralement la « vérité » – pour exprimer l’idée que al-Haqq doit être opposé à alkhalq comme le créateur à sa création. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 76/544 76 SOULEYMANE BACHIR DIAGNE de la philosophie de telle manière qu’elles constituent ensemble une alternative métaphysique fondamentale qui peut être énoncée comme suit : ou bien le monisme de l’Être (aucune création ne peut faire sortir l’être suprême de lui-même) ou bien le pluralisme ontologique. L’exemple qu’Iqbal donne de cette alternative est la manière dont le pluralisme ontologique exprimé par Leibniz dans sa Monadologie répond au monisme spinoziste de la substance (dont tout est un attribut ou un mode). Sa propre philosophie de la consistance du soi individuel ou de l’ego suit la direction d’une réaction pluraliste au monisme de l’être qui apparaît comme une opposition au type de soufisme incarné par al-Hallâj et évoqué ci-dessus, qui conduit à l’annihilation du soi dans la totalité. Ce qui est en jeu, ici, va bien au-delà de la pure érudition philosophique et concerne la promotion d’une attitude philosophique qui tournera le dos à une attitude purement spéculative qu’Iqbal condamne à plusieurs reprises sous le terme de « mysticisme rêveur », afin d’« éveiller l’esprit à la conscience de la dure réalité des choses » (MP, 135). C’est d’abord une expression poétique qui fut donnée à cette philosophie du soi en 1915, quand Iqbal écrivit un long poème métaphysique intitulé Les secrets du soi 1. L’individualité y est affirmée de manière centrale, Iqbal écrivant à la manière des soufis contre la métaphysique soufie, pour mettre en avant l’idée que l’idéal de l’homme est l’affirmation de soi et non l’anéantissement. L’individualité n’est pas un donné, mais une tâche, quelque chose que nous avons à acquérir. La même idée est développée dans Reconstruire la pensée religieuse de l’Islam, où il explique que la fin suprême de l’ego humain n’est pas de s’absorber dans la contemplation, 1. Ce poème, traduit dès 1920 par R. A. Nicholson, fut le premier élément de sa trilogie poético-philosophique en langue persane, écrite sur dix ans. Le deuxième poème, publié en 1918, fut Les Mystères du non-moi (The Mysteries of Selflessness pour la traduction anglaise d’Arthur Arberry [pour la traduction du persan en français voir : Les Secrets du soi ; suivi par Les Mystères du non-moi, tr. fr. Djamchid Mortazavi et Éva de Vitray-Meyerovitch, Paris, Albin Michel, 1989 (NdT.)]), et le troisième Message de l’Orient (traduit par Éva de Vitray-Meyerovitch et Mohammad Achena, Paris, Société d’édition Les Belles Lettres, 1956 (NdT.)]. Pour expliquer sa préférence en faveur d’une expression poétique de sa pensée philosophique – qui est une caractéristique importante de la littérature soufie –, un de ses commentateurs, son propre fils Jâvid Iqbal, a écrit : « Dans sa forme la plus haute, la poésie est plus philosophique que la philosophie elle-même » (Mohammed Iqbal, The poet of tomorrow, Proceedings of a conference on Iqbal, Lahore, Khawaja Abdur Rahim, 1963, p. 5). Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 77/544 BERGSON DANS LES COLONIES 77 n’est pas de voir quelque chose, mais d’être quelque chose dans un processus de réalisation de soi à travers l’action. Il est de la responsabilité de l’ego humain, dans le domaine de l’être, d’inventer une personnalité. Et la personnalité – ce qu’Iqbal appelle cette « récompense incessante de l’homme », consiste « en la croissance de sa possession de lui-même, de son caractère unique, de l’intensité de son activité en tant qu’ego » (RR, 128). Afin de souligner le point essentiel de sa philosophie – à savoir que la personnalité ou l’individualité est un phénomène continuellement émergent –, Muhammad Iqbal crée le concept d’« ego-activité » (egoactivity). Il cite principalement de nombreux versets coraniques pour appuyer son idée – appelant de cette façon à une lecture scripturale qui offre un appui à l’évolution et à la pensée évolutionniste du monde 1. Les versets cités par Iqbal sont ceux qui présentent une conception de la création non pas comme acte unique de production des êtres semel factis, donné une fois pour toutes, mais comme processus au sein duquel il est dit que Dieu luimême est engagé dans une « création nouvelle ». Par exemple, le verset coranique LV, 29 présente Dieu comme étant engagé dans une nouvelle tâche de production « chaque jour » 2. Quand on aborde la création de l’être humain, il y a des versets dans lesquels Iqbal aperçoit l’expression d’une perspective évolutionniste qui considère l’émergence de l’ego comme un processus continu de construction d’unité : « Nous avons créé l’homme d’argile fine, puis nous en avons fait une goutte de sperme contenue dans un réceptacle solide ; puis, de cette goutte, nous avons fait un caillot de sang, puis, de cette masse nous avons créé des os ; nous avons revêtu les os de chair, produisant ainsi une autre création. – Béni soit Dieu, le meilleur des créateurs ! » (Coran, XXIII, 12-14) 3. 1. Quelques exemples sont nécessaires. Il cite des versets concernant l’émergence de l’ego comme une unité en construction, proposant une perspective évolutionniste du Coran (Coran, XXIII, 12-14, tr. fr. et notes D. Masson, Paris, Gallimard, coll. « Folio Classiques », 1967, t. II, p. 419). Et il cite des versets mettant en valeur l’individualité : « Il les a dénombrés ; il les a bien comptés. Tous viendront à lui, un à un, le Jour de la Résurrection » (Coran, XIX, 94-95, op. cit., p. 381). 2. Coran, LV, 29, op. cit., p. 664 : « Tout ce qui existe dans les cieux et sur la terre l’implore. Il crée chaque jour quelque chose de nouveau » (NdT.). 3. Coran, XXIII, 12-14, op. cit., p. 419 (NdT.). Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 78/544 78 SOULEYMANE BACHIR DIAGNE Iqbal cite également le poète soufi Jalal ud-Dîn Rumi, qui saisit parfaitement la perspective évolutionniste du Coran dans les vers suivants de son célèbre Mathnawi : Tout d’abord, l’homme apparut dans le règne des choses organiques Puis de là il passa dans celui des plantes. Pendant des années, il vécut comme l’une des plantes, Ne se souvenant en rien de son état inorganique si différent ; Et lorsqu’il passa de l’état végétal à l’état animal, Il n’avait pas de souvenir de son état en tant que plante, Excepté l’inclination qu’il sentait pour le monde des plantes, En particulier à l’époque du printemps et des douces fleurs, Comme l’inclination des petits enfants à l’égard de leurs mères, Qui ne savent pas la raison qui les attire vers leur sein. Ensuite le grand Créateur, comme vous le savez, Tira l’homme de l’état animal pour le faire entrer dans l’état humain. Ainsi l’homme est passé d’un ordre de la nature à un autre, Jusqu’à ce qu’il devînt sage, et savant, et fort, comme il l’est à présent. De ses premières âmes il n’a maintenant point de souvenance, Et il sera, de nouveau, changé à partir de son âme actuelle (RR, 132-133) 1. Quand dans une autre des conférences de Reconstruire la pensée religieuse de l’Islam il cite différents poèmes de Rumi qui portent la même signification évolutionniste, Iqbal évoque « l’enthousiasme délirant […] pour l’avenir biologique de l’homme » du poète perse et indique qu’« aucun musulman cultivé » (c’est‑à-dire connaissant la théorie de l’évolution) « ne peut lire sans frémir de joie de [tels] passages » (RR, 201). Plus loin, Iqbal s'appuie sur un aspect important de la théorie bergsonienne de L’Évolution créatrice – l’idée selon laquelle une tendance à l’individualité est une « propriété caractéristique de la vie » 2. En fait, Henri Bergson voit cette tendance à l’individuation partout à l’œuvre dans le monde organisé, suivie d’une tendance contraire à la reproduction. Voici ce que dit Bergson à propos de ces deux tendances contraires : « Pour que 1. Poème cité par Muhammad Iqbal dans The Reconstruction of the Religious Thought of Islam. [Pour la traduction française du poème effectuée par Éva de Vitray-Meyerovitch, se référer à Reconstruire la pensée religieuse de l’Islam, op. cit., aux pages 132-133. On trouve une autre citation de ce poème dans La Métaphysique en Perse, op. cit., p. 85 (NdT.).] 2. Henri Bergson, L’Évolution créatrice (1907), éd. F. Worms, dossier critique A. François, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2007, p. 12. Désormais cité sous l’abréviation EC. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 79/544 BERGSON DANS LES COLONIES 79 l’individualité fût parfaite, il faudrait qu’aucune partie détachée de l’organisme ne pût vivre séparément. Mais la reproduction deviendrait alors impossible. […] L’individualité loge donc son ennemi chez elle » (EC, 13). Parce que c’est une tendance et non un état (ce qui la rend difficile à définir d’une façon « géométrique », comme il en fait la remarque), Bergson insiste sur le fait que « l’individualité comporte une infinité de degrés et que, nulle part, pas même chez l’homme, elle n’est réalisée pleinement » (EC, 12). Muhammad Iqbal cite quelques-uns de ces passages de Bergson au cours de l’élaboration de sa philosophie du soi à travers les lectures de L’Évolution créatrice et du Coran 1. Bien sûr, la seule individualité accomplie, l’unité absolument parfaite, sera l’Un en qui la tendance contraire à se détacher de soi n’existe pas [: il s’agit] de l’ego suprême, infini – « fermé, incomparable et unique », pleinement actuel et en parfaite coïncidence avec lui-même. À la différence de ce « Je suis » divin suprême, le « Je suis » qui définit l’ego humain – qui est nécessairement imparfait en tant qu’unité vivante – est un mouvement, une aspiration ouverte et finie, tendant à plus d’unité et de consistance. Défini en ce sens, c’est une échelle ontologique qui mesure et rend compte des degrés de réalisation de l’individualité, de ce qu’Iqbal appelle « I-amness » 2 : « Seul existe vraiment ce qui peut dire “je suis” », écrit Iqbal, ajoutant que « c’est le degré d’intuition du “Je suis” [Iamness] qui détermine la place d’une chose dans l’échelle de l’être » 3. Mais nous devons comprendre que cette intuition n’est pas de type cartésien, où 1. Dans une lettre de 1931 à Sir William Rothenstein, Iqbal donna un compte rendu de sa rencontre avec Bergson à Paris. Bien que Bergson fût alors très vieux et malade, il dit que ce dernier fit une exception pour lui et qu’il le visita et discuta avec lui pendant deux heures. Ils parlèrent de sujets philosophiques, dit-il, et, parmi eux, de la pensée de Berkeley. Malheureusement, ajoute‑t-il, l’ami qui transcrivit la conversation fut, ensuite, incapable de déchiffrer sa propre écriture ! 2. [Le concept d’« I-amness » pourrait être rendu par une traduction strictement littérale du type : la « Je-suis-ité ». Souleymane Bachir Diagne, dans son livre écrit en français Bergson postcolonial, Paris, CNRS Éd., 2011, garde le terme anglais tel qu’il est forgé par M. Iqbal. Il apporte cependant quelques précisions concernant l’intelligence de ce concept iqbalien : on peut entendre « I-amness » comme le « pouvoir de dire “je suis”, “I am” en anglais » (Bergson postcolonial, p. 84), ou l’associer plus largement à l’idée d’individuation proprement humaine (ibid., p. 84) (NdT.).] 3. RR, p. 65 (NdT.). Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 80/544 80 SOULEYMANE BACHIR DIAGNE l’ego est capable dans sa solitude de saisir l’« ego sum » comme échappant de fait au « malin génie ». Ce « Je suis » (« I am ») est conquis et construit à travers l’action, qui est une transformation de la nature. Iqbal dit que ce « Je suis » doit être comparé au « Je peux » de Kant, plutôt qu’au « Je suis » de Descartes. Comme poète, il exprime cette idée en utilisant l’image d’une vague qui ne peut exister qu’en tant qu’elle est sculptée par son propre mouvement continu, aussi longtemps qu’elle se meut à la surface de l’eau. En mouvement, elle est une individualité distincte ; au repos, elle s’éteint et disparaît dans l’océan. Il est dit de l’individu humain qu’il est un « collaborateur » de Dieu parce qu’en lui le mouvement cosmique universel devient conscient de lui-même sous la forme d’une action qui peut se proposer à elle-même intentions et fins. Pour l’ego fini, la fin suprême est, par conséquent, d’accomplir une personnalité à travers l’action – l’aspect éthique de l’individualité – aussi consistante que le diamant et capable de passer le test de l’immortalité. Dans les termes poétiques de son Livre de l’éternité : Regarde-toi donc à la lumière de Dieu. Si tu demeures sans trouble en face de cette lumière, Considère-toi aussi vivant et éternel que lui ! Seul cet homme est réel qui ose – Qui ose voir Dieu face à face 1 ! 1. Mohammed Iqbal, The Book of Eternity, tr. angl. et éd. Arthur J. Arberry, London, George Allen & Unwin, 1966 [Le livre de l’éternité (Djâvid Nâma), traduit du persan en français par Éva de Vitray-Meyerovitch et Mohamed Mokri, Paris, Albin Michel, 1962, p. 29 (NdT.)]. La « Divine Comédie » d’Iqbal – tout comme dans celle de Dante, le poète est guidé à travers les Cieux par le célèbre poète persan Jalâl ud-Dîn Rûmî – fut d’abord disponible en 1932 et a depuis été traduite dans de nombreuses langues occidentales. La traduction en anglais de ce poème faite par Iqbal lui-même est citée par Arberry dans son introduction, aux pages 14-15. [Cette traduction en anglais se trouve à la dernière page de Reconstruire la pensée religieuse de l’Islam et diffère un peu, pour les deux derniers vers, du texte persan lui-même, comme le signale Arberry dans son introduction du Djâvid Nâma. Nous reprenons donc, ici, la traduction établie par Éva de Vitray-Meyerovitch à partir du poème traduit en anglais par Iqbal lui-même, et qui se trouve dans Reconstruire la pensée religieuse de l’Islam. Le poème traduit directement du persan en français par É. de Vitray-Meyerovitch se trouve à la page 29 du Livre de l’éternité. Les vers sont alors traduits comme suit : « Regarde-toi donc à la lumière de Dieu. / Si tu demeures sans trouble en face de cette lumière, / considère-toi aussi vivant et éternel que lui !/Arriver à sa propre dignité, c’est cela l’existence ;/Voir l’Essence divine sans voiles, c’est cela la vie » (NdT.).] Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 81/544 BERGSON DANS LES COLONIES 81 Le corollaire de la liberté d’agir de l’individu et de se transformer luimême ainsi que le monde est précisément l’idée que le monde lui-même est un univers ouvert. Ce qui me conduit désormais vers ce que j’ai appelé la cosmologie de l’émergence iqbalienne. Une cosmologie de l’émergence La philosophie d’Iqbal est une réponse à ceux qui considèrent l’Islam comme une doctrine fataliste de la prédestination. Le fatalisme est une sorte de dépossession de soi-même reposant sur une cosmologie qui envisage un monde clos dans lequel le temps est fixé et le futur prédéterminé. Assez simplement, le futur arrive, stocké et prêt à partir, selon un cadre fixé et inévitable d’événements qui peut être interprété comme emprisonnant et limitant l’activité créatrice de Dieu. Ceci est au fond la cosmologie de l’astrologue pour qui la seule vision qu’on puisse avoir du temps est celle de la prévision certaine d’un futur inévitable – une vision qui vient d’une compréhension du temps en tant qu’il est absolument lié à l’espace. « Ton encre, c’est toi », écrit Iqbal, en réponse à la métaphore fataliste qui présente la destinée humaine comme étant préécrite avec une encre dont il est dit qu’elle est déjà desséchée. Bergson souligne que nous pensons toujours le temps en utilisant des métaphores spatiales – la rivière, la ligne géométrique et ainsi de suite. Mais il y a de nombreux enjeux dans la simple utilisation de telles métaphores : notre conception usuelle du temps est sérielle, cinématique plutôt que dynamique et notre appréhension géométrique de ce dernier tend, comme le dit Iqbal, « à priver le temps de son caractère historique vivant, et à le réduire à une simple représentation spatiale » (RR, 145). Quand le temps est conçu comme l’espace séparant simplement ce qui est de ce qui sera, nous obtenons l’image de « l’univers en tant que collection de choses finies, qui se présente comme une sorte d’île située dans un vide pur dans lequel le temps, compris comme une série de moments qui s’excluent mutuellement, n’est rien et ne fait rien » (RR, 143). Pour Iqbal, comme pour Bergson, la conception scientifique postnewtonienne de la physis a rendu possible le fait de penser autrement, de Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 82/544 82 SOULEYMANE BACHIR DIAGNE saisir le cosmos non comme un être donné dans une vue statique, mais comme un devenir et un univers continuellement émergent. Une certaine pensée véritable du temps comme tel sera introduite au cœur de notre représentation du monde et pour Iqbal, il revient à Bergson d’avoir été dans la période contemporaine le « seul penseur qui se soit livré à une étude approfondie du phénomène de la durée dans le temps » (RR, 54). Jusqu’à quel point Iqbal se met-il, ici, au diapason de la pensée philosophique qu’il se propose de reconstruire ? Une fois encore, Iqbal prend pour point de départ une lecture interprétative du texte coranique. À travers la Reconstruction, il cite beaucoup de versets qui donnent l’idée d’une création continue d’un monde d’innovation permanente opposée à celle d’un acte de création fini, qui produisit le monde semel factis, une fois pour toutes. Par exemple, pour citer d’autres passages coraniques : « Il [Dieu] ajoute à la création ce qu’il veut » (Coran, XXXV, 1) 1, ou « Dis : “Parcourez la terre et considérez comment il donne un commencement à la création. Dieu la fera ensuite renaître” » (Coran, XXIX, 20) 2. En plus de ces citations, il fait également appel à une tradition prophétique : « Ne dénigrez pas le temps car le temps est Dieu » (RR, 17). Je conclurai avec un commentaire sur cet hadith, qui est absolument central dans la pensée d’Iqbal. Que pourrait signifier le fait de dénigrer le temps ? Ma réponse est que dénigrer le temps, c’est refuser toute nouveauté. Croire qu’il y eut, à l’origine, une génération dorée – celle des « Pieux prédécesseurs » ou Salâf, qui constitua la communauté idéale – et qu’à cause du temps, la décadence commença avec la génération des Suivants (Sâbi’ûn) et s’accrut progressivement avec les Suivants des Suivants, et ainsi de suite, toujours plus bas sur l’échelle de la perfection –, croire cela, c’est croire que le temps est l’ennemi naturel de l’être, et que, par voie de conséquence, l’innovation – bida’a – et la nouveauté n’ont pas d’être. Qu’est-ce que cela signifie, d’un autre côté, que d’engager Dieu dans le temps et la nouveauté, ou plutôt d’identifier le temps à Dieu ? C’est dire – et la leçon d’Iqbal est de l’expliquer – que le temps est l’être, et que l’être, c’est la vie et la nouveauté. La réalité n’est pas le produit fini 1. Coran, op. cit., p. 533 (NdT.). 2. Ibid., p. 490 (NdT.). Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 83/544 BERGSON DANS LES COLONIES 83 d’un acte unique de création, mais une réalisation continue qui est soutenue, tout le long, par l’être humain. La leçon, ainsi, pourrait être lue de la manière suivante : n’ayez pas peur de la nouveauté, de bida’a, parce que la vie est nouveauté. Cette philosophie du temps, dont Iqbal prouva qu’elle pouvait être centrale dans la pensée islamique, est très importante aujourd’hui pour un monde dans lequel la pensée musulmane contemporaine est suspendue entre le récit des origines et de la permanence et celui du changement. Il a été montré que le temps était venu de rouvrir les portes de l’ijtihâd 1, de l’effort d’interprétation et de ré-interprétation. Iqbal rouvre ces portes en mettant l’accent sur une cosmologie de l’émergence – celle d’un monde à construire. 4. CONCLUSION Je conclurai avec la lecture que Senghor fit d’Iqbal. Senghor, à un moment de sa vie, perdit sa foi catholique : il pensait que l’Église ne respectait pas son identité d’Africain parce qu’elle ne parvenait pas à considérer le problème du pluralisme culturel, et il sentait fortement qu’on exigeait de lui qu’il se dépouille de son « altérité » pour être capable de suivre l’unique voie, catholique et romaine, permettant d’être un chrétien authentique. Le 1. [L’entrée « ijtihâd » du Dictionnaire des religions (édité aux PUF), rédigée par Guy Monnot, apporte quelques éléments pour saisir toute la portée de ce passage de l’article de Souleymane Bachir Diagne. Comme le montre Guy Monnot, l’ijtihâd, dans le vocabulaire du droit musulman, désigne, dans un premier temps, « l’effort individuel de jugement ». Il ajoute ensuite l’information suivante : « Chez les Sunnites, à la fin du IXe s., la “fermeture de la porte de l’ijtihâd” par accord unanime limita l’activité des juristes ultérieurs à l’imitation servile (taqlîd) des règles déjà déterminées par les chefs d’écoles. […] Chez les shi’ites, […] l’ijtihâd fut aussi refusé pendant plusieurs siècles » (« Ijtihâd », art. de Guy Monnot, in Dictionnaire des religions, Paul Poupard [dir.], Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2007, p. 901). Si ce petit article insiste aussi sur le fait que le principe de la « fermeture des portes de l’ijtihâd » fut parfois contesté, il permet, en tout cas, de prendre toute la mesure de l’étude du lien entre Bergson et Iqbal mis en lumière par Souleymane Bachir Diagne (NdT.).] Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 84/544 84 SOULEYMANE BACHIR DIAGNE P. Teilhard de Chardin le ramena à la foi avec sa philosophie du dialogue des cultures et de la convergence panhumaine à travers la « Civilisation de l’Universel ». Afin qu’un tel dialogue puisse avoir lieu, on a besoin d’interlocuteurs qui sont véritablement conscients de sa nécessité et des forces cosmiques de convergence qui sont à l’œuvre dans la « noosphère ». Senghor était convaincu que le dialogue ne pourrait se produire qu’avec un esprit teilhardien, et que Muhammad Iqbal était effectivement le Teilhard de Chardin du monde islamique. Ce qui est absolument la même chose que de l’appeler, comme le fit Edgar Faure quand il introduisit Senghor à l’Académie française, l’« apôtre islamique de l’Universel ». (Traduit de l’anglais par Yala Kisukidi.) Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 85/544 DOSSIER Bergson et la politique : de Jaurès à aujourd’hui Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 86/544 Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 87/544 I BERGSON ET JAURÈS L E P R E MI E R CO L L O Q U E « B E R G S O N E T J A U R È S » N O T E D E PR É S E N T AT I O N par Bruno ANTONINI Le dossier qui suit reproduit les actes du colloque conjointement organisé par la Société des amis de Bergson et la Société d’études jaurésiennes, en collaboration avec le Centre international d’étude de la philosophie française contemporaine (département de philosophie) et avec le soutien du département d’histoire de l’École normale supérieure. Ce colloque s’est tenu à l’ENS, rue d’Ulm, le 28 novembre 2009, sur le thème : « Bergson et Jaurès : métaphysique, politique et histoire ». Un colloque de philosophes et d’historiens pour commémorer deux philosophes qui ont marqué l’histoire : l’histoire de la philosophie plus que l’histoire politique pour le premier, et l’inverse pour le second. Car Bergson et Jaurès furent bien tous deux philosophes d’abord, en plus de s’être côtoyés au sein de la même promotion, entre 1878 et 1881, à l’École normale supérieure, et d’avoir préparé ensemble leur agrégation de philosophie. Ce colloque avait un prétexte, puisque Bergson et Jaurès ont des Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 88/544 88 BERGSON ET JAURÈS anniversaires proches. Il célébrait donc le cent cinquantième anniversaire de leurs naissances, en 1859, le 3 septembre à Castres pour Jaurès, le 18 octobre à Paris pour Bergson. Plus que de célébrer ces deux grands hommes, ce colloque avait pour projet de montrer les rapports effectifs ou induits entre les deux philosophes, de leurs vingt ans normaliens à la mort de Bergson, sur les plans métaphysique, politique et d’abord personnel. À notre connaissance, aucun colloque n’avait cherché à traiter ce sujet avant le nôtre, et les occurrences sur les relations entre les deux philosophes, malgré leur intérêt intrinsèque, sont demeurées rares et souvent anecdotiques. Aucune recherche systématique n’a en tout cas été engagée et encore moins menée à bien. Notre colloque ne s’est pas voulu exhaustif pour autant, ni systématique, mais il a eu pour ambition d’ouvrir une voie à poursuivre, de proposer quelques pistes à explorer, il a voulu présenter quelques analyses, poser quelques questions et suggérer quelques possibles chantiers futurs. Ce n’est donc qu’un début et tel a été l’esprit de ce colloque en son principe, pour au moins marquer un commencement et faire taire ce silence qui devenait à bien des égards assourdissant. Mais pourquoi donc un si grand et long silence ? Est-ce la faute à Voltaire ou la faute à Rousseau ? Il semble que Jaurès n’ait pas été pendant longtemps vraiment considéré comme un philosophe, comme si sa figure tutélaire sur le plan politique avait durablement éclipsé, pour ne pas dire masqué sa dimension philosophique que nous redécouvrons depuis quelques décennies. Jaurès fut un homme de terrain et de combats politiques et sociaux, alors que son ancien condisciple Bergson fut nettement en retrait sur ces fronts-là et homme de livres, de bibliothèques et de salons, dans l’imagerie populaire et un peu aussi au sein de la pensée et de l’institution académiques. Rien ne semblait donc pouvoir les faire se rencontrer intellectuellement après leurs morts. Pourtant, les deux hommes furent engagés dans le siècle, chacun à sa façon, mais, comme l’indiquent divers intervenants, sans être si profondément éloignés qu’on pourrait le penser. Il était donc opportun de montrer la pertinence d’une étude substantielle sur leurs différences de formes et identités de fonds, au fil de leurs œuvres respectives, avec les regards croisés de philosophes et d’historiens. C’est dans cette perspective que fut organisé le 28 novembre 2009 ce premier colloque. Directrice de l’École Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 89/544 LE PREMIER COLLOQUE « BERGSON ET JAURÈS » 89 normale supérieure, Monique Canto-Sperber nous fit l’honneur de l’inaugurer en rappelant toute l’admiration qu’elle portait aux deux cothurnes de ces lieux. La première partie, présidée par Sophie Cœuré, fut plutôt historienne, avec l’intervention de Gilles Candar, président de la Société d’études jaurésiennes, sur les « Vies normaliennes », retraçant ainsi ce que furent les rapports entre les deux jeunes normaliens entre 1878 et 1881, en les replaçant dans le contexte intellectuel de l’époque à l’École. Puis Vincent Duclert essaya en historien du politique de démêler « les fils tissés de la philosophie politique » chez nos deux philosophes. La seconde partie, présidée par Arnaud François, fut plus philosophique, avec l’entrée en matière du rapport métaphysique entre Bergson et Jaurès, qui ont dialogué sans jamais s’affronter directement : Camille Riquier montra en quoi la thèse principale De la réalité du monde sensible constituait chez « Jaurès le chaînon manquant entre Les Données immédiates et Matière et mémoire ». Puis Bruno Antonini examina le rapport métaphysico-politique inversé entre « Bergson et Jaurès en vis‑à-vis : une métaphysique du politique face à une politique du métaphysique », de l’Essai aux Deux Sources, en passant par De la réalité du monde sensible et L’Évolution créatrice, en référence critique à Spencer. Enfin, Frédéric Worms, président de la Société des amis de Bergson, dépassa les clivages convenus et élargit le champ en recadrant « Bergson et Jaurès : au-delà des dualismes » par-delà le philosophique. Au final, un colloque original parce qu’inaugural, mais certainement pas singulier parce qu’il en appelle d’autres, plus ciblés ou plus larges, mais sans doute prolongeant cet élan que nous avons souhaité impulser 1. 1. Nous regrettons de ne pas disposer pour cette publication de la communication de Florence Caeymaex sur la question de l’État dans les Origines du socialisme allemand de Jaurès, et espérons qu’elle sera reprise dans ces travaux ultérieurs appelés de nos vœux. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 90/544 Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 91/544 VIES NORMALIENNES par Gilles CANDAR Jaurès et Bergson ont été condisciples à l’ENS de 1878 à 1881. Le milieu normalien lui-même de l’époque a été beaucoup travaillé ces dernières années, notamment dans le sillage de Christophe Charle et de Christophe Prochasson 1 . Sur le compagnonnage des deux jeunes philosophes, Philippe Soulez a synthétisé et écrit ce qu’il fallait : estime réciproque, sans affection excessive, ni dénigrement des deux côtés 2. Il ne s’agit donc ici que de la recherche des divers points de contact qui ont pu exister entre ces deux vies, au temps de l’École, mais aussi parfois dans la période suivante, afin d’apporter quelques nuances complémentaires au paysage intellectuel, politique et culturel, qui vit s’épanouir leurs œuvres respectives. ÉMULATION Réservé, Bergson ne dit jamais de mal de son ancien condisciple. Sa remarque souvent citée en marge du manuscrit de Gilbert Maire : « Jaurès, quand je l’ai connu, était éloquent et généreux. Quand il vint au socialisme, 1. Les références les plus spécifiques sur l’ENS de chaque auteur seraient de Christophe Charle, « Les normaliens et le socialisme », in Madeleine Rebérioux (dir.), Jaurès et les intellectuels, Paris, Éd. de l’Atelier, 1994, et pour Christophe Prochasson, Le socialisme normalien, mémoire de maîtrise, Paris I, 1981, à compléter par une bonne part de leurs œuvres respectives. 2. Philippe Soulez et Frédéric Worms, Bergson, Paris, Flammarion, 1997 ; rééd. PUF, « Quadrige », 2002. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 92/544 92 BERGSON ET JAURÈS je l’avais perdu de vue, mais je suis sûr que ce fut encore par éloquence et générosité » est en effet savoureuse et subtile. De son côté, Jaurès marque la considération qu’il porte à Bergson dans des lettres à ses amis, mais il confirme implicitement qu’il n’a pas avec lui de relations directes très suivies. Selon Lévy-Bruhl, il arriva aux deux étudiants de sortir et d’aller passer quelques heures ensemble au musée du Louvre 1. Jaurès indique avoir écrit à son compétiteur victorieux ou à demi victorieux au lendemain de leur agrégation commune, alors qu’il est déjà revenu à Castres, mais aucune correspondance entre les deux jeunes philosophes n’a été conservée 2, ce qui, du côté de Jaurès en tout cas, est normal et conforme à son traitement habituel des papiers et archives éventuelles. Bergson apparaît à l’occasion dans des lettres de Jaurès envoyées à d’autres amis ou camarades de l’École. Jaurès use du surnom normalien de son camarade, « la Miss », sans méchanceté ni affabilité particulières, me semble‑t-il. Sa première occurrence, dans une lettre à Charles Salomon, reste ambiguë : « Fais mes amitiés à tous les camarades, en particulier à l’Attique, à Lemercier, à David, à Veyriès ; embrasse Miss pour moi, mais dis-lui qu’auprès des jeunes et fraîches paysannes du pays, elle pâlit un peu. » 3 En fait, Jaurès cherche surtout à conserver un contact qui semble se dérober : « Je ne sais comment, j’ai oublié de la [son adresse à Londres] lui [Bergson] demander et je tiens beaucoup à savoir de temps en temps comment il se porte et ce qu’il fait. » 4 La curiosité semble être plus intellectuelle et professionnelle qu’affective. Il suffit de lire l’ensemble des lettres conservées de Jaurès pour entrevoir que ses relations devaient être plus familières avec Salomon ou même Monceaux, Michel, Lemercier, Pfister et Morillot. En ce qui concerne l’agrégation de philosophie de 1881, comme l’ont déjà fait les biographes de Bergson, il serait licite de contribuer à la réhabilita1. Lucien Lévy-Bruhl, « Henri Bergson à l’École normale », Les Nouvelles littéraires, 15 décembre 1928, p. 1. 2. La lettre de Jaurès à Bergson parfois citée est certainement adressée à un autre normalien. Nous revenons plus loin sur ce point. 3. Jean Jaurès, Lettre à Charles Salomon, 25 juin 1881, in Les années de jeunesse, Paris, Fayard, 2009, p. 83. Le qualificatif est à nouveau employé dans une lettre du 4 juillet 1881 lorsque Jaurès annonce son intention de lui écrire, op. cit., p. 113. Le normalien surnommé « l’Attique » est vraisemblablement Paul Monceaux. 4. Lettre à Charles Salomon, 17 septembre 1881, op. cit., p. 85. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 93/544 VIES NORMALIENNES 93 tion du malheureux Paul Lesbazeilles. Son décès prématuré n’est pas preuve d’insignifiance. Le mot acrimonieux de Jaurès « les Lesbazeilles […] se digèrent en un quart d’heure » 1, souvent cité, doit être replacé dans son contexte : Jaurès console son ami et cothurne Charles Salomon de son très relatif échec à l’agrégation. Salomon n’a été reçu que 9e derrière un certain Théotiste Lefebvre, que son ami est invité à « digérer » comme Jaurès le fait de son devancier. Assimiler sa propre 3e place à la 9e de son ami, sans évoquer les autres lauréats, est plutôt élégant. Bergson, lui aussi ami de Salomon, préfère féliciter son camarade d’être reçu dans les dix premiers 2, ce qui est peut-être d’esprit plus positif et aussi efficace, mais témoigne d’une préoccupation semblable : il est permis d’imaginer que chacun savait que Salomon espérait mieux. Ne cessons pas d’imaginer : il n’est pas impossible non plus que le vrai reproche adressé à Lefebvre comme à Lesbazeilles soit d’être des « facards ». Ces jeunes gens ne sont pas des normaliens et pourtant ils devancent des élèves de l’École, d’où la remarque désagréable de Jaurès à leur égard, alors qu’on ne dit rien des camarades mieux reçus aux deux agrégations (d’un côté Bergson, de l’autre Morillot, Lemercier, Monceaux, Desjardins, etc.). Boursier de la faculté de Paris, Lesbazeilles soutient ses thèses en 1884 (Les fondements du savoir et De logica Spinozae), mais il meurt peu après sans avoir pu intellectuellement donner autre chose. L’École, puisque viennent d’être évoqués quelques autres noms que ceux de nos deux héros, c’est d’abord, en effet, une promotion. Celle-ci doit se comprendre dans un sens assez différent de celui d’aujourd’hui. Les élèves ne sont pas classés en options pendant les deux premières années. Ils ne choisissent leur spécialité que la troisième année, en vue du concours de l’agrégation. Auparavant, ils vivent et travaillent ensemble, passent la même licence ès lettres, avec force latin et grec, et forment un groupe d’autant plus homogène que les effectifs sont limités. Sur la célèbre photographie de la promotion de 1878 figurent vingt-quatre jeunes hommes. Formellement, Bergson admis à titre étranger est à part 1. Ibid. 2. Henri Bergson, Lettre à Charles Salomon, été 1881, in Correspondances, textes publiés et annotés par André Robinet, Paris, PUF, 2002, p. 5-6. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 94/544 94 BERGSON ET JAURÈS et dernier sur la liste officielle, mais il est précisé que son rang au concours est le 3e, derrière Jaurès donc et Charles Diehl (1859-1944), le futur historien de l’Empire byzantin 1. L’anecdote de la confrontation entre Jaurès et Bergson qui à la demande de leur professeur d’histoire, Ernest Desjardins (1814-1886), rejouent le procès de Fonteius, le proconsul prévaricateur de la Gaule narbonnaise acquitté après une défense éloquente de Cicéron, est bien connue. L’épisode est en effet relaté par René Doumic (1860-1937), qui donne la victoire aux arguments bergsoniens 2. Comme Philippe Soulez, je crois toutefois qu’il faut se hâter de ne pas conclure trop vite. René Doumic est réputé pour la fermeté de ses convictions conservatrices, qui vont lui permettre de devenir directeur (1916-1937) de La Revue des DeuxMondes et secrétaire perpétuel de l’Académie française 3. Or, la même anecdote est racontée par un autre condisciple de Jaurès et Bergson. L’historien Christian Pfister (1857-1933), connu pour sa thèse relative à Robert le Pieux et son action comme recteur de l’académie de Strasbourg au lendemain de la Grande Guerre, est lui un bon républicain. Il nous donne un témoignage non contradictoire, mais légèrement différent 4. Le réquisitoire impitoyable de Jaurès se termine par « On a pu acquitter Fonteius à une époque où la République était à son déclin ; mais vous qui le jugez à une époque où la République commence, vous le condamnerez ». Il confirme l’efficacité de la défense de Fonteius par Bergson, « de la façon la plus élégante et la plus distinguée, avec des raisonnements où la subtilité se mélangeait d’ironie ». Mais il assure que le procès se termine non par l’absolvo plaidé par Bergson, ni par le condemno réclamé par Jaurès, mais par un unanime et réconciliateur non liquet. 1. Diehl est reçu 1er à l’agrégation d’histoire de 1881, devant Pfister. 2. Revue internationale de l’Enseignement, juillet-décembre 1913, p. 95, cité par Philippe Soulez et Frédéric Worms, op. cit., p. 42. 3. Doumic refusa la main de sa fille au normalien socialiste Lucien Febvre (18781956) lui préférant Louis Gillet (1876-1943). 4. Christian Pfister, « Bergson à l’École normale », Les Nouvelles littéraires, 15 décembre 1928, p. 4. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 95/544 95 VIES NORMALIENNES PROMOTION(S) L’École, c’est donc d’abord une promotion, mais ce sont aussi les promotions voisines qu’on côtoie à l’École, les deux aînées, puis les cadettes. D’autant qu’elles permettent parfois des rencontres avec d’anciens camarades de khâgne, plus ou moins chanceux. Jaurès retrouva ainsi en 1879 aussi bien Émile Durkheim (1858-1917), son camarade à Louis-le-Grand, deux fois malchanceux, que ce « brave Manchon » qu’il aimait bien : un garçon laborieux, connu à Sainte-Barbe, reçu à l’ENS à sa quatrième tentative, agrégé de grammaire et travailleur consciencieux 1. D’un autre côté, les nouveaux se lient avec des camarades plus anciens. Pour Bergson et Jaurès, il faut au moins évoquer les « caciques » à l’agrégation de philosophie des deux années précédant celle de leur concours : Lucien Lévy-Bruhl (1857-1939) en 1879, qui sera l’ami des deux, sans doute professionnellement plus lié au premier, mais aussi le biographe du second et le président de l’Association de ses amis constituée pendant la guerre 2, et Henry Michel (1857-1904) en 1880, le futur auteur de L’Idée de l’État. Essai critique sur l’histoire des théories sociales et politiques en France depuis la Révolution (1895), longtemps collaborateur au Temps et sans doute plus concerné par l’approche jaurésienne que par celle de son cadet. Jaurès a le sens du groupe et les témoignages s’accordent pour dire qu’il exerce à la satisfaction générale ses fonctions de chef de section, c’est‑à-dire, en argot normalien, de « cacique ». Il ne souhaite pas un élargissement qui irait jusqu’à la confusion. Ainsi est-il favorable à ce que la traditionnelle partie de campagne de fin d’année reste l’affaire des seuls littéraires et ne soit pas 1. Comme Paul Lesbazeilles, Léon Manchon (1859-1886) mourut jeune. Jaurès est en 1876-1878 khâgneux à Louis-le-Grand, mais pensionnaire à Sainte-Barbe, en raison de difficultés de transmission de sa bourse dans un lycée d’État, alors que Durkheim par exemple est pensionnaire à Jauffret. Les lettres à Léon Manchon retrouvées par Jórdi Blanc sont publiées dans les Cahiers Jaurès, no 195-196, janvier-juin 2010, p. 107-110. 2. Cf. Jean Jaurès, cahiers trimestriels, no 143, janvier-mars 1997 sur l’amitié dans la République. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 96/544 96 BERGSON ET JAURÈS élargie aux scientifiques : elle est « une fête d’amitié ou au moins de camaraderie intime » et elle ne doit pas dégénérer en « vulgaire pique-nique » 1. Malicieusement, Anatole France a pu dire un jour de Jaurès que, « comme les prêtres, il n’avait pas d’amitiés particulières ». Ce n’est pas tout à fait exact : si Jaurès eut un ami authentique dans sa vie, du début jusqu’à la fin, ce fut assurément son cothurne, Charles Salomon (1859-1925), un littéraire à la carrière paisible 2. Cette amitié ne fut pas publique, heureux temps où la vie privée d’un responsable politique de premier plan pouvait rester discrète, et même après que Salomon eut confié ses lettres de jeunesse à LévyBruhl pour publication 3, on put longtemps se demander si l’intimité avait perduré, Salomon ne donnant qu’une courte lettre de 1914 après la série allant de 1878 à 1882. À mon sens, il n’y eut pas de vraie interruption : plusieurs allusions dans les articles de Jaurès se comprennent mieux en les rapprochant de la vie de Charles Salomon. C’est lui qui selon toute vraisemblance fait se rencontrer Renan et Jaurès, lui aussi qui fait lire et apprécier Tolstoï à son ami, ainsi que les articles de son collègue et ami Alain (Émile Chartier), et son épouse née Marie Wormser eut la charge apparemment délicate de veiller au Cours Sévigné sur l’éducation de Madeleine, la fille des Jaurès. Mais Charles Salomon est en même temps rue d’Ulm l’ami de Bergson, le seul camarade auquel Bergson envoie des lettres emplies d’une affection sensible et émouvante 4, celui qui, avec Paul Monceaux (18591941), « l’Attique », futur professeur au Collège de France, mais aussi le premier grand ami de Jaurès à son arrivée rue d’Ulm, accompagne Bergson 1. Lettre à Charles Salomon, 27 juillet 1881, op. cit., p. 84. 2. Charles Salomon fut un professeur voué à son enseignement : longtemps professeur de khâgne au lycée Condorcet à Paris (1887-1923) et au Cours Sévigné administré par sa tante, Mathilde Salomon, puis par son épouse Marie Salomon. Il n’écrira que deux études, sur La Princesse de Clèves et sur les romans de Tolstoï, publiées en un volume unique après sa mort. 3. Lucien Lévy-Bruhl, Jean Jaurès. Esquisse biographique, Paris, Rieder, 1924. 4. Du moins dans la correspondance conservée, cf. Henri Bergson, Correspondances, op. cit., p. 5-9. La comparaison avec les lettres de Jaurès, reproduites dans Les années de jeunesse, saisit par la différence de ton : celui de Jaurès est sensible et oratoire, celui de Bergson personnel et délicat. La formule de politesse de Jaurès est « je te serre la main », voire « je te serre bien cordialement la main », Bergson utilise de tendres litotes : « tu occupes un petit coin dans le cœur de ton ami », « je t’aime un petit peu », voire dépose comme jadis « deux baisers sur le front pur » de son ami. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 97/544 VIES NORMALIENNES 97 à la mairie du Ve arrondissement pour établir sa déclaration d’option de la nationalité française (5 novembre 1880). Il est donc plus que probable que cet ami commun, au moins aux temps de l’École, a permis rencontres ou échanges d’informations entre les deux philosophes. Ensuite ? Les informations manquent… Mais il n’est pas impossible non plus que Salomon ait introduit son ami Jaurès devenu député auprès des Raffalovich, riche famille de financiers et de mécènes, proche jadis de Claude Bernard ou Paul Bert, et toujours d’une bonne partie du personnel politique et financier de la République. En tout cas, Jaurès fréquente le salon de Marie Raffalovich 1 et il entre à l’automne 1888 au comité de rédaction de la revue à laquelle collabore son fils Arthur, Les Annales économiques, dans laquelle il publie un article sur « La viticulture française et la législation » 2. Or, à partir de 1895, Madame Raffalovich entre aussi en relations amicales avec le professeur de la khâgne d’Henri-IV, qu’elle contribue à faire élire au Collège de France 3. Une de ses lettres nous apprend que Bergson doit décliner une invitation à dîner, au début de février 1905, parce qu’il est retenu le même soir par son collègue Frédéric Rauh (1861-1909), autre ami commun aussi bien avec Jaurès qu’avec Lévy-Bruhl… Le silence de Jaurès et de Bergson sur leurs relations doit donc être manié avec la plus grande prudence : en dehors des divergences philosophiques, des dissentiments politiques et éventuellement personnels, il ne signifie pas nécessairement désintérêt, éloignement ou indifférence. Quelques autres camarades sont destinataires de lettres conservées de Jaurès ou reçoivent ses amitiés : Léon Manchon, Alfred Revillaud, Christian Pfister, Émile Durkheim, Paul Morillot, Albert David-Sauvageot. 1. C’est en tout cas attesté pour 1889, vraisemblable en 1893 et à nouveau vérifié au moment de l’affaire Dreyfus, selon la correspondance de Marie Raffalovich, archives de l’Institut de France, Ms 3668/102-105 et Ms 3669/77-81, aimablement communiquée par Alain Chatriot que je remercie et publiée dans les Cahiers Jaurès, no 195-196, op. cit., p. 110-113. 2. Jean Jaurès, « La viticulture française et la législation », Les Annales économiques, 5 février 1889, repris dans les Cahiers Jaurès, no 195-196, op. cit., p. 49-69. Le nom de Jaurès figure toujours dans le comité de rédaction du dernier no conservé à la BNF, celui du 20 juin 1892. 3. Cf. Philippe Soulez et Frédéric Worms, Bergson, op. cit., p. 82. Les Correspondances de Bergson relèvent une soixantaine de lettres adressées au philosophe par Marie Raffalovich. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 98/544 98 BERGSON ET JAURÈS Notons que ce dernier épousa Henriette Baudrillart, sœur de son condisciple Henri, le futur cardinal, d’une grande famille d’universitaires et peu lié quant à lui, semble‑t-il, avec Jaurès. Comme Madeleine Rebérioux jadis et Camille Riquier aujourd’hui, il me semble que le billet de Jaurès exposé en 1959 à la Bibliothèque nationale : « Quand viendras-tu à Paris soutenir tes thèses ? Je te ferai des objections. Une bonne poignée de main et une embrassade à Miss » 1 s’adresse à un tiers, Michel, Rauh ou un autre, et non à Bergson lui-même que Jaurès, qui manifeste toujours un grand sens des convenances, dont la pudeur même étonne parfois ses amis, ne prendrait pas le risque d’interpeller si familièrement 2. Les normaliens vivent encore à cette époque un régime assez strict d’internat. Selon Christian Pfister, les élèves ne peuvent sortir que les dimanches et les jeudis après-midis et doivent être rentrés à dix heures du soir. La permission de théâtre est accordée une fois par mois. En semaine, le lever est à six heures en hiver, cinq en été, et l’extinction des feux le soir à neuf heures. La deuxième année équivalente aux anciennes maîtrises ou à nos actuels masters permet aux étudiants de préparer des diplômes familièrement appelés des « définitifs ». Celui de Jaurès ne nous est pas parvenu. Il portait sur Les opinions philosophiques et religieuses de Madame de Sévigné. Pendant les deux premières années, Jaurès n’a pas encore choisi sa voie et semble tenté par l’École d’Athènes. On sait, par le témoignage des Cahiers de Barrès, qu’il conserva toute sa vie l’espoir de pouvoir aller visiter la Grèce. 1. Henri Bergson. Exposition du centenaire, Bibliothèque nationale, 21 mai-juillet 1959, no 42 du catalogue réalisé par Simone Pétrement (1907-1992) et Gérard Willemetz, préface de Julien Cain, Bibliothèque nationale, 1959, 54 p., p. 20. Ce feuillet n’est pas référencé et nous en ignorons le lieu de conservation actuel. En retour et en fiction littéraire, le narrateur de Patrick Modiano dans Les boulevards de ceinture (Gallimard, 1972), qui gagne sa vie en écrivant de fausses dédicaces sur des livres d’occasion ensuite revendus, fait écrire à Bergson sur un exemplaire de Matière et mémoire envoyé à Jaurès : « Quand cesseras-tu de m’appeler la miss ? » (Folio 1033, p. 89). 2. Est-il possible d’identifier le destinataire ? Philosophe, condisciple de Jaurès et de Bergson à l’ENS, suffisamment proche pour que le surnom de Miss lui soit familier et ne le choque pas, vraisemblablement en poste en province, puisqu’il doit « venir » à Paris soutenir ses thèses, alors que Jaurès s’y trouve (donc député, soit entre 1885 et 1889, soit après 1893), mais il faudrait aussi qu’il soit proche de Bergson, angevin de 1881 à 1883, clermontois de 1883 à 1888, parisien ensuite ? Lévy-Bruhl soutient en 1885, Rauh en 1890, Durkheim en 1893, Michel en 1895, mais la liste peut s’allonger, y compris avec ceux qui n’ont pas achevé leurs thèses. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 99/544 VIES NORMALIENNES 99 Bergson rendit son mémoire à Émile Boutroux (1845-1921), professeur de philosophie en seconde année, dont l’influence sur Jaurès fut profonde, mais ce mémoire non plus ne semble pas avoir été conservé. Le professeur de philosophie de première année, Léon Ollé-Laprune (1839-1898), ne semble pas avoir particulièrement marqué Jaurès. Dans une lettre à Achille Ricardou, un compatriote professeur de philosophie qui souhaite préparer l’agrégation, il le présente comme un « agréable diseur », plutôt « que ce qu’on appelle un peu emphatiquement un profond philosophe » 1. Cela ne l’empêche pas de l’estimer et il est assez connu maintenant que le premier texte de Jaurès publié par les journaux fut une défense, au nom de ses camarades et de lui-même, cacique général de l’École, de leur professeur sanctionné par Jules Ferry pour avoir protesté contre les mesures anticléricales du gouvernement. Il s’agissait de l’expulsion des Carmes de Bagnères-de-Bigorre et d’une protestation énergique contre celle-ci, signée, entre autres, par Léon Ollé-Laprune, aussitôt vilipendé par une partie de la presse républicaine qui entendait faire respecter le gouvernement et rappeler les fonctionnaires à un devoir de réserve ou de modération. Jules Ferry n’est pas un libéral excessif : « La République doit être un gouvernement », théorisera‑t-il plus tard (Bordeaux, 30 août 1885) et il saura même confier : « S’il faut faire des lois de fer, nous savons les faire et nous les avons faites » (Sénat, 24 février 1891). Dans le cas présent, il suspend donc pour un an à partir du 16 octobre 1880 le professeur OlléLaprune. Les élèves décident de marquer leur soutien affectueux à leur maître et lui rendent une visite officielle avec une adresse de sympathie publiée par Le Figaro et par Le Gaulois (9 novembre 1880). La protestation est signée de Jaurès, mais il s’exprime au nom de « tous » ses camarades, donc de Bergson tout autant que des autres : la « bonté », la « bienveillance », la « tolérance » d’Ollé-Laprune sont saluées 2. Rien n’est dit de ses qualités philosophiques, mais ce n’était pas le propos et cela n’aurait pas convenu à des étudiants d’émettre une opinion sur le sujet. Que faut-il penser du climat politique à l’École ? La réponse n’est pas simple et ne peut pas se fonder sur les seuls témoignages des intéressés. 1. Lettre à Achille Ricardou, 21 octobre 1878, op. cit., p. 53. 2. Cf. Les années de jeunesse, op. cit., p. 75. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 100/544 100 BERGSON ET JAURÈS Jaurès répond bien au journaliste du Figaro, à l’occasion des fêtes du centenaire de l’ENS : « Nous nous occupions beaucoup plus de philosophie, de poésie et d’art que de politique », mais il équilibre tout aussitôt son propos en précisant : « Nous suivions cependant avec passion les événements contemporains, dans les heures de crise grave ou de combat aigu. » 1 Il semble bien que Jaurès fût déjà passionné de politique, capable d’utiliser sa rare journée de liberté pour aller voir Gambetta et écouter les orateurs à la Chambre, il était républicain et ses amis lui prévoyaient un destin parlementaire que lui-même ne refusait pas vraiment. Daniel Halévy est le seul à mettre en scène dans ce contexte Bergson : selon lui, « le journal Le Temps était son journal [à Jaurès], et il en commentait la prose officieuse avec un si exubérant, un si constant enthousiasme que son camarade Bergson, dit la tradition, le reprenait parfois et lui reprochait un zèle sans critique » 2. Jaurès n’aime guère se reconnaître en ancien républicain « opportuniste », il faut dire que son « opportunisme » avait conservé une forte dose d’idéal, il avait, comme le dit Bergson, de l’éloquence et de la générosité, et il n’est pas très étonnant que Jaurès ait glissé progressivement vers un socialisme d’idées puis un socialisme politique. Au printemps 1895, lorsqu’il est interviewé, il est depuis deux ans revenu à la Chambre comme orateur passionné du socialisme, compagnon de route pourrait-on dire des militants du Parti ouvrier français de Guesde et de Lafargue, en pointe dans l’opposition aux républicains modérés héritiers du gambettisme et du ferrysme et donc il ne peut pas souhaiter trop s’épancher sur ses souvenirs encore assez récents. Il ne prolonge d’ailleurs pas outre mesure l’entretien. Boutroux, dont la réputation, selon la lettre privée déjà évoquée, offre « des qualités [philosophiques] plus sérieuses » que son collègue, enthousiasme à l’épreuve son élève : « Nous avons un cours excellent de philosophie par Monsieur Boutroux : il nous fait l’histoire de la philosophie moderne. Nous avons vu en trois mois Bacon et Descartes, et nous entamons Spinoza. Le cours est fait avec une connaissance complète des textes et une remar1. André Nancey, « Monsieur Jean Jaurès, normalien », Le Figaro, 20 avril 1895, repris dans Jean Jaurès, bulletin de la SEJ, no 43, octobre-décembre 1971. 2. Daniel Halévy, « Jean Jaurès », Bibliothèque universelle et Revue de Genève, décembre 1924, p. 738-747. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 101/544 VIES NORMALIENNES 101 quable sagacité critique. » 1 Reçu à l’agrégation, Jaurès se repose au domicile de ses parents, à La Fédial, mais il ne perd pas de temps non plus : si le beau temps et les cigales « empêchent décidément toute méditation philosophique », il lit cependant Malebranche, Spinoza et le cours de philosophie grecque de Boutroux : « Je médite sur la substance adossé à un tas de gerbes, à l’ombre d’un chêne, au penchant de la colline, pendant que les moissonneurs approchent leurs faux des derniers épis qu’un vent léger balance au bout du champ, et que partout dans la grande plaine les morceaux de gerbes, régulièrement disposés, imitent les tentes d’un camp endormi sous le soleil. » 2 Jaurès n’est plus normalien, mais il ne perd pas tout contact avec l’École, et encore moins avec ses amis. Son orientation vers la politique ne l’éloigne pas nécessairement de tous, ne serait-ce que parce qu’il retrouve au Palais-Bourbon ou dans la presse nombre de normaliens. Il lit les journaux de Paris, Le Temps donc et tout particulièrement les articles d’Henry Michel, et le plus conservateur Le Journal des Débats… Il travaille à la bibliothèque de l’École pour achever ses thèses, avant 1885 et sa première élection comme député républicain du Tarn, ou après 1889 et son échec électoral, d’autant qu’il a alors repris son enseignement à la faculté de Toulouse et souhaite sinon assurer son poste, du moins donner à tous et d’abord à soi-même la satisfaction d’avoir accompli la totalité du parcours nécessaire. À partir d’octobre 1888, il y rencontre le nouveau bibliothécaire, Lucien Herr (1864-1926), de la promotion de 1883 et quel que soit notre jugement sur le rôle exact d’Herr dans le passage de Jaurès à la politique socialiste, il ne peut être tenu pour insignifiant. Il en va d’ailleurs de même pour les conseils donnés et les discussions suivies au sujet des thèses, notamment la thèse secondaire sur Les Linéaments du socialisme allemand dont Herr était déjà un spécialiste averti. Jaurès lit Marx, entre autres, et commence à le citer dans La Dépêche 3. Il y reviendra… Au hasard des articles ou des discours, on peut voir aussi Jaurès évoquer avec une nostalgie de bon aloi ses vieux maîtres ou le temps de l’École : il écrit une belle 1. Lettre à Achille Ricardou, 22 janvier 1880, op. cit., p. 66. 2. Lettre à Charles Salomon, 4 juillet 1881, op. cit., p. 111. 3. Sa première occurrence, anodine, est dans « Constatations », La Dépêche, 25 février 1890. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 102/544 102 BERGSON ET JAURÈS lettre à son vieux professeur de littérature grecque, Henri Weil (18181909), pour ses quatre-vingt-dix ans. À propos de L’Orestie d’Eschyle, il évoque « l’Orestie des nations qui vengent à l’infini la violence par la violence et qui emplissent toutes et vident tour à tour la coupe de sang » et se demande quand viendra « l’Athéna nouvelle qui rompra ce cercle maudit en créant l’aréopage des peuples » 1. Dans L’Armée nouvelle (1910), il cite encore son directeur, Ernest Bersot, qui sentant la vie s’échapper, allait à l’essentiel et prévenait ses élèves : « En France, on fait sa première communion pour en finir avec la religion ; on prend son baccalauréat pour en finir avec les études, et on se marie pour en finir avec l’amour. » QUE FAIRE APRÈS LES CONCOURS ? Le rôle de Jaurès comme « chef de section » est bien utile pour nous permettre de concevoir quelques-uns des enjeux posés alors à l’ENS. Il lui revient en effet de prononcer à l’occasion de la nouvelle année un discours de compliments au directeur, ce dont il s’acquitte le 1er janvier 1881 auprès de Fustel de Coulanges (1830-1889), qui a officiellement remplacé au mois de février précédent Ernest Bersot (1816-1880), décédé. Il le fait avec toutes les convenances d’usage, mais il aborde franchement les problèmes : les normaliens doivent-ils enseigner dans le secondaire ou être réservés à l’enseignement supérieur ? Sa franchise n’exclut pas l’habileté : d’un côté, Jaurès accepte et revendique même le droit d’enseigner en lycée, vante le plaisir qu’il y a à « communiquer ce qu’on sait à de jeunes intelligences et de les éveiller au goût des belles et bonnes choses », il remarque « qu’on peut mener de front l’enseignement secondaire et les travaux personnels » ; de l’autre, il affirme : « l’École est prête, Monsieur le Directeur, et vous pouvez dire à Monsieur le Ministre que nous répondrons à son appel » si les Facultés réclament pour suffire à la tâche croissante « des hommes 1. Lettre à Henri Weil, 26 août 1908, Jean Jaurès, bulletin de la décembre 1968, p. 10-11. SEJ, no 31, octobre- Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 103/544 VIES NORMALIENNES 103 jeunes dont les forces n’aient pas été entamées par la fatigue d’une classe, s’il devient urgent, pour donner à la science française l’originalité et la profondeur, de ménager des loisirs à des intelligences curieuses de nouveauté ». Son argument contre l’éventualité de faire appel à des candidats venus d’autres horizons repose sur la supériorité en culture générale donnée par une École où la spécialisation est tardive et les échanges intellectuels forcément provoqués par une vie en commun exigeante. Ici, il faut sans cesse faire comprendre et goûter à des camarades nombreux, d’aptitudes très différentes, ses recherches et ses idées ; voilà une sauvegarde certaine pour la forme qui est l’expression la plus claire, la plus vivante et la mieux ordonnée des choses. Ici, la communauté des cours pendant deux ans et leur diversité brise le cercle où l’esprit s’enfermerait volontiers. Comment craindre une direction exclusive des intelligences, quand on voit l’École tantôt réunie par un cours savant d’Économie politique, tantôt par de sérieuses leçons de lecture, qui substituent au commentaire aride, inefficace, l’interprétation rapide et vivante des grands modèles, doublant ainsi sans fatigue la force du professeur et le profit de l’élève ? Vous souhaiteriez pour l’École, Monsieur le Directeur, les cours de droit romain et grec ! Tout ce qui lui apporte une vie nouvelle est le bien venu. On ne peut introduire ici un seul enseignement qui n’ait été devancé par une curiosité. C’est que l’esprit est éveillé et sollicité en tout sens, non seulement par les maîtres, mais aussi et surtout peut-être par les camarades. L’École est comme une grande association d’esprits qui tous ou presque tous ont leur forme distincte et leurs goûts particuliers : par un commerce quotidien et des comparaisons involontaires, ils s’éveillent au sentiment d’eux-mêmes, de leurs tendances propres et de leurs ressources originales ; et en même temps le besoin naît en eux de se répandre audehors, de rallier à leurs goûts, à leurs idées, à leurs admirations, à leurs dédains, les autres esprits ; c’est dès lors une lutte incessante et joyeuse, un travail quotidien de conversion et de conquête, où il n’y a ni vainqueur ni vaincu, mais d’où toutes les intelligences sortent plus larges et comme agrandies par les intelligences voisines. Voilà certes une forme de travail bien attrayante et bien puissante, que les livres ne sauraient suppléer : ils nous donnent en effet les résultats derniers de la réflexion et de l’étude : par la conversation, par la vie en commun, on atteint les esprits jusque dans leur fond : on saisit les goûts, les idées, dans leur source vive et jaillissante : la sympathie est plus prompte, la communication plus aisée, l’influence plus durable. […] À l’École, le temps le plus utile est le temps qu’on perd [nous disait un jour Monsieur Bersot]. Il n’eût rien dit, s’il eût craint d’être pris au mot. L’École sait bien qu’aujourd’hui surtout l’ardeur de l’admiration et les curiosités vagues ne suffisent pas, qu’il faut y joindre la constance du travail, la précision des études, la solidité des connaissances ; mais l’esprit garde de ces émotions et de ces excitations mul- Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 104/544 104 BERGSON ET JAURÈS tiples quelque chose de libre, de fier, de hardi, qui lui permet, lorsqu’il s’applique à un sujet spécial, de le dominer, et par là de le mieux comprendre. Ces joies que l’on ne peut goûter qu’à l’École font aussi qu’on l’aime d’une grande amitié. Bel éloge de l’École, qui fut repris une centaine d’années plus tard par Alain Peyrefitte 1, et qui comme souvent chez Jaurès va bien au-delà des prémisses un peu utilitaristes, du moins professionnelles, de son raisonnement. L’enjeu existait pourtant : les maîtrises de conférences ont été créées en 1877 afin de faire face non à l’afflux, dirions-nous aujourd’hui, mais à la simple arrivée d’élèves et elles sont notamment chargées d’assurer une préparation sérieuse aux étudiants boursiers. Les jeunes normaliens continuent de passer par les lycées : Bergson enseigne à Angers (1881-1883), puis à Clermont-Ferrand (1883-1888), Jaurès à Albi de 1881 à 1883, Durkheim à Sens, Saint-Quentin et Troyes 2. La charge est compatible avec des recherches personnelles : Jaurès effectue la première année onze heures de cours 3 avec cinq élèves auxquels s’ajoutent en 1882-1883 deux heures données à l’École normale (cours équivalent à des colles, ce sont des exposés d’élèves suivis de reprises par le professeur). Le recteur le loue pour la parfaite correction des copies de ses élèves. À la faculté de Toulouse, il est chargé d’une conférence hebdomadaire (3 février 1883), prélude à son embauche comme chargé de cours le 24 septembre 1883. Ses camarades doivent souvent attendre davantage, même si la province permet d’accélérer les parcours. Durkheim enseigne dès 1887 à la faculté de Bordeaux : Bergson est chargé de conférences à Clermont, mais il privilégie sans doute une nomination parisienne, et après sa khâgne d’Henri-IV, il n’entre vraiment dans l’enseignement supérieur que par son élection en 1900 au Collège de France. Bien entendu, la carrière universitaire de Jaurès se distingue par sa brièveté, puisqu’il se consacre à ses mandats politiques de parlementaire ou de journaliste. Interrompue par son élection de 1885, elle n’est reprise que de 1889 à 1893. Jaurès l’aurait volontiers continuée à Paris en 1898, mais la Sorbonne lui refusa le cours libre sur le socialisme 1. Alain Peyrefitte, Rue d’Ulm. Chronique de la vie normalienne, Paris, Vigneau, 1950, rééd. Flammarion, 1963 et 1977, Fayard, 1994 et 1998. 2. Cf. Marcel Fournier, Émile Durkheim (1858-1917), Paris, Fayard, 2007. 3. Lettre à Charles Salomon, 25 octobre 1881, op. cit., p. 113. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 105/544 VIES NORMALIENNES 105 qu’il envisageait de donner 1. Auparavant, par exemple en 1883, sa tâche consiste en trois conférences publiques d’une heure par semaine qui selon son témoignage réunissent une vingtaine d’étudiants 2. Ces jeunes enseignants disposent donc de loisirs pour reprendre la formule consacrée et peuvent les utiliser selon leurs choix. Disposent-ils des revenus nécessaires ? La disparité géographique est grande, le traitement dépendant d’une nomination dans un lycée de 1re, 2e ou 3e catégorie, la 4e étant supprimée au début de la décennie par Jules Ferry. Les émoluments reçus dans le Supérieur ne signifient pas nécessairement une augmentation des revenus. Professeur de lycée, Jaurès reçoit comme premier traitement 3 600 F par an (300 F mensuels), il aurait pu en espérer 5 000 dans un lycée de 1re classe, on sait qu’il a préféré se rapprocher de ses parents, peut-être aussi de son milieu d’origine et de son futur lieu d’implantation électorale. La conférence de philosophie de 1883 lui apporte une augmentation de revenu non négligeable puisqu’elle lui vaut une indemnité globale de 1 000 F tout en préparant évidemment sa nomination définitive en faculté. Celle-ci est chose faite à l’automne 1883, et Jaurès perçoit dès lors 4 000 F (333 F mensuels), un traitement global en légère diminution donc, mais il enseigne à l’Université alors que ses thèses ne sont pas encore soutenues et il ajoute chaque mois 50 F avec son cours hebdomadaire de psychologie morale au lycée de jeunes filles, retrouvant ainsi son niveau de rémunération précédent. Ces questions pécuniaires ont leur importance. Jaurès consacre ses premiers articles dans La République française, fondée par Gambetta et dirigée par Scheurer-Kestner, à défendre la cause des jeunes professeurs de lycée, et plus particulièrement des agrégés de philosophie, qu’il jugeait désavantagés par rapport à leurs collègues historiens car plus longtemps confinés dans des lycées de 2e ou 3e classe moins rémunérateurs 3. Lors de son deuxième passage à la faculté, entre 1889 et 1893, Jaurès semble avoir moins d’étudiants : une dizaine, mais davantage d’auditeurs libres, jusqu’à 200 à 300, en raison sans doute de sa notoriété crois1. Cf. Michel Launay, « Jaurès, la Sorbonne et l’affaire Dreyfus », Bulletin de la SEJ, no 26, juillet-septembre 1967, p. 14-19. 2. Lettre à Charles Salomon, 10 janvier 1884, op. cit., p. 99. 3. Jean Jaurès, « De l’avancement dans les lycées », La République française, 2 et 28 novembre 1886, in Les années de jeunesse, op. cit., p. 244-249. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 106/544 106 BERGSON ET JAURÈS sante comme personnage public, maire-adjoint de Toulouse et journaliste à La Dépêche, et du choix de ses sujets : la connaissance (1889-1890), l’origine du socialisme allemand dans la philosophie allemande (1890-1891), Dieu et l’âme (1891-1892). Son traitement annuel passe à 6 000 F (500 F mensuels) en 1890 alors qu’il percevait 9 600 F comme député. Il est toujours difficile d’établir des comparaisons de niveau de vie, très aléatoires et relatifs à la culture d’une époque. L’heure supplémentaire hebdomadaire suffisait amplement pour disposer d’une bonne à tout faire à la maison en ce temps où la main-d’œuvre était des moins coûteuses, mais vacances ou déplacements coûtaient bien davantage qu’aujourd’hui. Disons que ces revenus ne donnaient évidemment pas la fortune à ces jeunes enseignants, mais leur donnaient les moyens d’une modeste aisance, de l’indépendance, les situant par exemple au niveau du traitement d’un lieutenant-colonel 1 ou au triple de celui d’un instituteur. Nous vivons des temps plus démocratiques, à l'intérieur, du moins, du monde enseignant… J’ai conscience du caractère nécessairement limité et anecdotique, mais me semble‑t-il utile, de ces quelques indications. Le plus sévère à cet égard devrait être Jaurès lui-même qui s’écriait à la fin de son interview au Figaro : « Comme tous ces souvenirs sont superficiels ! Notre véritable développement pendant ces trois années d’École n’est pas dans tout cela. Il faudrait, pour en trouver la trace, creuser jusqu’à des sources profondes qui n’appartiennent pas à l’intérieur ; mais la vie de chacun de nous sera le véritable commentaire de ces années de préparation. » Il est vrai que sa critique s’élargirait à notre double commémoration : « Aussi bien, je suis un peu irrité contre les anniversaires, contre les dates commémoratives qui obligent à se souvenir. Est-ce que nous avons le temps de nous souvenir ? J’ai horreur de ceux qui se regardent vivre. J’ai horreur des “enroulements”. Vivons d’abord, et, plus tard, s’il nous reste tout au bout, un peu de repos lucide, nous regarderons dans notre passé. » 1. Cf. William Serman et Jean-Paul Bertaud, Nouvelle Histoire militaire de la France, 17891919, Paris, Fayard, 1998, p. 570. Nous nous situons après une décennie de carrière environ, l’agrégé débutant se situe au niveau d’un capitaine en fin de carrière dans le pire des cas, d’un commandant dans les meilleurs. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 107/544 BERGSON-JAURÈS D E L A D I S P U T E D E S S Y S T È ME S À L A D I G N I T É DE LA PHILOSOPHIE par Vincent DUCLERT 1. LA JEUNESSE, L’AMITIÉ, LA VOCATION Grâce aux travaux récents sur Jaurès philosophe, ceux d’Annick Wajngart 1 et de Bruno Antonini 2 particulièrement, on sait l’importance que la philosophie a revêtue pour l’intellectuel dreyfusard et le leader socialiste, défenseur de la justice, défenseur de la paix. On découvre aussi que Jaurès a été tenté par la philosophie au point de prétendre être un philosophe et de le rester, sa courte existence durant. Parmi de multiples preuves de ce tropisme philosophique, il existe un témoignage de Charles Péguy lorsque ce dernier rencontra pour la dernière fois son ancien maître du temps de l’affaire Dreyfus. Dans son récit publié en 1905 par les Cahiers de la Quinzaine, il mentionna une scène durant laquelle Jaurès s’était empressé de lui expliquer la philosophie de son camarade de l’École normale supérieure. On peut lire, dans ce morceau de rhétorique livré par Jaurès et restitué par Péguy, l’effet d’une connaissance intime du philosophe de L’Évolution créatrice, mais aussi, peut-être, l’aveu d’une blessure, celle de ne pas être resté lui aussi dans la philosophie. Cruel, Charles Péguy y vit un « accident » et même un désastre pour son Jaurès définitivement 1. Annick Taburet-Wajngart a réalisé l’édition du tome 2 des Œuvres de Jean Jaurès (sous la direction de Madeleine Rebérioux et Gilles Candar), Philosopher à trente ans (Paris, Fayard, 2000, 446 p.). 2. Bruno Antonini est notamment l’auteur d’une thèse publiée en 2004, État et socialisme chez Jean Jaurès, préface d’André Tosel, Paris, L’Harmattan, coll. « Ouverture philosophique », 275 p. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 108/544 108 BERGSON ET JAURÈS perdu pour la philosophie. Tandis qu’à l’inverse, Bergson apparaissait comme le maître à penser d’une génération. Il n’y avait d’accidents que quand se rappelant qu’il avait commencé, normalien, par être un brillant agrégé de philosophie, il entreprenait de faire le philosophe. Alors ces entretiens devenaient désastreux. Un jour j’eus le malheur de lui dire que nous suivions très régulièrement les cours de M. Bergson au Collège de France, au moins le cours du vendredi. J’eus l’imprudence de lui laisser entendre qu’il faut le suivre pour savoir un peu ce qui se passe. Immédiatement, en moins de treize minutes, il m’eut fait tout un discours de la philosophie de Bergson, dont il ne savait pas, et dont il n’eût pas compris, le premier mot. Rien n’y manquait. Mais il avait été le camarade de promotion de M. Bergson dans l’ancienne École normale supérieure. Cela lui suffisait. Ce fut une des fois qu’il commença de m’inquiéter 1. Jaurès et Bergson s’étaient très bien connus à la rue d’Ulm. Ils appartenaient à la même promotion, celle de 1879, qui comprenait aussi le futur philosophe Paul Desjardins et le futur historien Christian Pfister, et dont Jaurès, reçu premier au concours, était le « cacique général ». Bergson et Jaurès, déjà concurrents en philosophie, partageaient l’amitié d’un troisième normalien, Charles Salomon. La publication en 2009 du volume des œuvres de Jaurès consacré aux Années de jeunesse a rappelé et illustré l’importance de Salomon avec qui il cohabitait rue d’Ulm 2. Les discussions du colloque Jaurès-Bergson, la contribution de Frédéric Worms à ces débats, ont révélé que Salomon eut, pour Bergson, la même importance. Il occupait auprès de ce dernier, à cette époque de formation intellectuelle et de camaraderie normalienne, la même place de meilleur ami. Salomon est à l’origine du premier engagement public de ses deux amis, qu’il sut mobiliser en faveur d’un professeur de philosophie de la rue d’Ulm, Léon OlléLaprune, catholique fervent, opposant résolu à l’article 7 et suspendu pour l’avoir fait savoir publiquement. Il s’agissait, pour les signataires de la lettre collective de soutien du 7 novembre 1880 que Jaurès, en tant que « cacique 1. Charles Péguy, « Courrier de Russie », Cahiers de la Quinzaine, 19 novembre 1905, réédité in Œuvres en prose complètes, t. II, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1988, p. 75-76. 2. Jean Jaurès, Œuvres, t. 1, Les années de jeunesse, 1859-1889, sous la direction de Madeleine Rebérioux et Gilles Candar, Paris, Fayard, 2009, 664 p. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 109/544 DE LA DISPUTE DES SYSTÈMES À LA DIGNITÉ DE LA PHILOSOPHIE 109 général », adressa à leur professeur 1, de ne pas confondre la défense de la laïcité avec d’inacceptables mesures de répression contre les catholiques. Amis par l’entremise de Charles Salomon, Jaurès et Bergson furent aussi des concurrents dans le cursum honorum qui menait à l’excellence des carrières philosophiques auxquelles, l’un comme l’autre, ils se destinaient à l’époque 2. Bergson avait échoué au caciquat général ; mais il prit sa revanche en battant Jaurès sur le fil de l’agrégation, deuxième du concours quand Jaurès était troisième. Leur compétition se poursuivit avec la réalisation de leurs thèses respectives, du moins au début de cette étape cardinale pour la carrière. Henri Bergson soutint les siennes le 27 décembre 1889, avec une thèse principale intitulée Essai sur les données immédiates de la conscience 3. L’achèvement de celles de Jaurès fut interrompu durant les quatre années (1884-1889) où il siégea au Palais-Bourbon comme député opportuniste. Cette pause forcée dans une fulgurante carrière politique – Jaurès avait été le plus jeune député de France – le ramena vers la philosophie et ses thèses inachevées. Il est probable que la soutenance de celles de Bergson eut un certain impact sur la décision de Jaurès de revenir à l’étude et à l’écriture de la philosophie. Ce retour le ramenait aussi à la rue d’Ulm, au quartier des Écoles, à tout cet univers intellectuel et sensible qu’il avait, étudiant en 1880, connu et aimé. Les longues promenades dans Paris, il n’allait plus les faire avec Charles Salomon, mais avec Lucien Herr, son cadet de quelques années, entré à l’École en 1883 et devenu, à la rentrée de 1888, responsable de la bibliothèque. « [Jaurès] restera toute sa vie attaché au milieu normalien et il 1. Cette lettre, signée des élèves de troisième année – auxquels se joignirent les élèves de deuxième année –, fut publiée dans Le Figaro et dans Le Gaulois du 9 novembre 1880. Il s’agit du premier texte public d’engagement de Jean Jaurès. « Je pensais, se justifia‑t-il plus tard, que les professeurs avaient droit à leur liberté » (interview de Jean Jaurès parue dans Le Figaro du 20 avril 1895, dans lequel il revint notamment sur l’affaire Ollé-Laprune). 2. Voir l’article de La République française du 2 novembre 1886 dans lequel Jaurès disserte des différences entre les professions d’historien et de philosophe (« De l’avancement dans les lycées », réédité in Jean Jaurès, Œuvres, t. 1, Les années de jeunesse, 1859-1889, op. cit., p. 244-246, suivi d’un article complémentaire paru le 28 novembre 1886, in ibid., p. 247-249). 3. Henri Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience [1889], présentation par Frédéric Worms, dossier critique par Arnaud Bouaniche, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2007, 322 p. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 110/544 110 BERGSON ET JAURÈS reviendra fréquemment à l’École », insista Madeleine Rebérioux dans la longue notice qu’elle lui consacra dans le Dictionnaire du mouvement ouvrier 1. La bibliothèque de l’École normale était l’outil idéal pour se consacrer à cette tâche, d’autant plus que le rayonnement de cette dernière s’était fortement accru depuis l’arrivée de Lucien Herr. La première thèse de Jaurès portait sur un sujet inspiré de l’enseignement d’Émile Boutroux, De la réalité du monde sensible. La seconde étudiait Les origines du socialisme allemand. L’aide de Lucien Herr se révéla déterminante pour guider son aîné dans les arcanes de la bibliographie allemande et de la littérature marxiste. La nouvelle immersion de Jaurès dans le monde des études et du haut enseignement le ramena logiquement vers le temps de son compagnonnage avec Bergson. Mais son entrée dans le socialisme, quand bien même elle fut, avec Lucien Herr, très intellectuelle, l’éloigna en même temps de son camarade – moins pour des motifs strictement politiques du reste qu’en raison de la dynamique propre au socialisme tendant à repenser les contenus intellectuels et à les questionner comme des artefacts de pouvoir. 2. LA DISPUTE, L’AFFRONTEMENT, LA RUPTURE Jaurès s’appliqua à porter la contradiction à Bergson, à de multiples reprises. Il le fit dans son enseignement à Albi 2, il le fit dans ses cours de la faculté des lettres de Toulouse où il avait été nommé professeur après sa défaite aux législatives dans le Tarn le 6 octobre 1889 ; il le fit surtout et principalement dans sa thèse principale, De la réalité du monde sensible, soutenue le 12 mars 1892 3. L’opposition entre les deux philosophes réside dans la place et le rôle accordés respectivement à la raison et au sensible 1. Madeleine Rebérioux, « Jean Jaurès », réédité in Vive la République ! (édition par Gilles Candar et Vincent Duclert), postface de Michelle Perrot, Paris, Éd. Démopolis, 2009, p. 150. 2. Annick Taburet-Wajngart, in Philosopher à trente ans, op. cit., p. 14. 3. La dernière édition de la thèse de Jean Jaurès est proposée dans le tome 3 des Œuvres de Jean Jaurès, ibid., p. 113-374. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 111/544 DE LA DISPUTE DES SYSTÈMES À LA DIGNITÉ DE LA PHILOSOPHIE 111 dans l’ordre de la nature et de la liberté. Le fait même, pour Jaurès, d’avancer l’hypothèse, comme le fait Bergson, d’un subjectivisme distinct de la raison ne menace pas seulement la fonction de cette dernière, mais la possibilité même de « la communication du moi aussi bien avec le monde par la science, qu’avec les autres par le langage » 1. Jaurès constate et dénonce « dans ces formules » l’empire du « culte intérieur du moi incommunicable » dont Henri Bergson partage la séduction avec Maurice Barrès 2. Par-delà cette opposition conceptuelle décisive qui implique toute la tradition philosophique de Descartes à Kant, les deux jeunes philosophes font bien œuvre de philosophie en inventant chacun des pensées philosophiques. Ils se situent même au point exact de la grande séparation du XXe siècle entre les philosophies du sujet et celles du concept. Mais l’une comme l’autre relèvent de systèmes, système théorique pour Jaurès, système empirique pour Bergson. Mais si celui de Bergson s’est imposé tandis que le système de Jaurès a disparu de l’horizon philosophique, c’est pour trois raisons essentielles. Jaurès définit son système par refus de celui de Bergson. Comme l’écrit Annick Taburet-Wajngart, « ces refus philosophiques nous donnent en quelque sorte une image négative de la pensée jaurésienne ». Le système de Jaurès procède par concepts à un moment où la pensée s’interroge sur le pouvoir de la raison de mener à la connaissance de la nature, du monde et du sujet vivant ; il se retrouve entraîné dans la crise du rationalisme alors même qu’il se destine à ranimer la raison. Enfin, Jaurès, après la soutenance de ses thèses, renonce à poursuivre la discussion philosophique. Sa critique de la philosophie bergsonienne va emprunter davantage les voies de la polémique et de la mise en garde dogmatique. Jaurès semble même poursuivre Bergson et les tenants d’un spiritualisme, qu’il considère comme un cheval de Troie de l’Église dans la philosophie rationaliste, d’une vindicte toute militante. L’année même de la soutenance de ses thèses, Jaurès ouvre le feu sur l’emprise de la croyance sur les esprits. Pour lui, le subjectivisme qu’il 1. Selon Annick Taburet-Wajngart, in ibid., p. 16. 2. Jean Jaurès, De la réalité du monde sensible, in ibid., p. 222. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 112/544 112 BERGSON ET JAURÈS reconnaît chez Bergson ou chez Desjardins relève d’une religiosité néfaste et même dangereuse qu’il convient de combattre sans tarder. Dans un article de la Dépêche, il s’emporte contre ses anciens camarades : Il y a des délicats, à l’heure actuelle, des blasés ou des esprits curieux qui sans être chrétiens aiment à s’envelopper de formules chrétiennes et à se donner des attitudes pieuses. Ils trouvent brutale et presque inconvenante l’œuvre nécessaire de laïcité que la République a accomplie ; et pour échapper à ce que la politique anticléricale leur paraît avoir de banal et de vulgaire, ils se donnent de petits airs d’orthodoxie. Ou bien ils se réfugient dans un mysticisme vague, semi-religieux, semi-moral, qui ne repose sur aucune doctrine définie et avouée. Sont-ils de l’Église ou hors de l’Église ? On ne sait ; il s’exhale de leur œuvre, je ne sais quoi d’équivoque et on hésite entre une odeur d’encens et un parfum étrange d’incrédulité raffinée. […] Le vrai problème n’est pas de savoir si l’on peut restaurer et rajeunir le dogmatisme chrétien. Il s’agit de savoir si, en dehors du dogme chrétien abandonné, la conscience et la raison humaines peuvent créer une conception religieuse en harmonie avec l’univers et l’histoire. Voilà la question pressante, et c’est l’éluder et la méconnaître que de chercher je ne sais quelle rénovation du christianisme […] Ni philosophiquement ni politiquement on ne peut séparer le christianisme de l’Église, et l’Église est devenue, aux yeux des gens, une des plus grandes forces d’oppression du monde […] 1. Le raccourci auquel consent Jaurès (le christianisme se dissoudrait tout entier dans l’Église), les allusions peu glorieuses aux origines juives de Bergson, la condescendance avec laquelle il traite ces philosophes, ne peuvent tenir lieu de discussion philosophique. Il entraîne ses adversaires intellectuels sur le terrain politique de la lutte contre le pouvoir catholique. Pour Jaurès, la compromission des pensées du sensible et du sujet avec l’esprit de religiosité et le dogmatisme chrétien signent leur échec aussi bien comme philosophie que comme politique. Il pourrait en voir la preuve avec la position pour le moins hésitante ou abstinente d’un Paul Desjardins et d’un Henri Bergson dans l’affaire Dreyfus. Une intéressante mention à l’affaire Dreyfus traverse L’Évolution créatrice publié en 1907, soit un an après la solennelle réhabilitation du capitaine Dreyfus par la Cour de cassation. Réfléchissant au rôle de la 1. Jean Jaurès, « Le réveil religieux », La Dépêche, 7 janvier 1892, réédité in Rémy Pech et Rémy Cazals (éd.), Jaurès. L’intégrale des articles de 1887 à 1914 publiés dans La Dépêche, Toulouse, Privat, et La Dépêche, 2009, p. 213-214. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 113/544 DE LA DISPUTE DES SYSTÈMES À LA DIGNITÉ DE LA PHILOSOPHIE 113 philosophie et à son rapport à la science moderne, Henri Bergson critique la vision classique de la métaphysique et de la critique en les identifiant à une « Cour de cassation », stade ultime d’une vocation de la philosophie de l’« enregistrement » : […] celui qui a commencé par réserver à la philosophie les questions de principe, et qui a voulu, par là, mettre la philosophie au-dessus des sciences comme une Cour de Cassation au-dessus des cours d’assises et d’appel, sera amené, de degré en degré, à ne plus faire d’elle qu’une simple cour d’enregistrement, chargée tout au plus de libeller en termes plus précis des sentences qui lui arrivent irrévocablement rendues 1. Et Bergson de conclure sur le danger du classicisme en philosophie plutôt que « d’intervenir ici activement, d’examiner le vivant sans arrièrepensée d’utilisation pratique, en se dégageant des formes et des habitudes proprement intellectuelles » 2. Alors que l’affaire Dreyfus désignait le pouvoir critique de la philosophie et l’engagement civique des philosophes, Bergson prenait ces enseignements à contre-pied de leur valeur reconnue. La référence à la Cour de cassation signifiait davantage l’enfermement que la justice tandis que la métaphysique se séparait de la morale. Les jugements de Bergson ne pouvaient que renforcer l’hostilité d’un Jaurès à son encontre, lui qui tenait particulièrement l’affaire Dreyfus comme un événement philosophique aussi bien que politique 3. Il continuera ainsi, jusqu’à sa mort prématurée, de décocher les traits les plus acérés aux tenants de cette philosophie spiritualiste, Bergson en tête parce que le plus célèbre, le plus courtisé. À quelques mois de sa mort brutale, il mettait encore solennellement en garde la jeunesse, parlant aux obsèques de son ami Francis de Pressensé le 22 janvier 1914. Méfiez-vous de ceux […] qui vous conseillent, sous le nom de philosophie de l’instinct ou de l’intuition, l’abdication de l’intelligence… L’intuition n’est rien si elle n’est pas la perception rapide et géniale d’analogies jusque-là insoupçonnées entre des ordres de phénomènes qui paraissaient distincts. C’est par l’analo1. Henri Bergson, L’Évolution créatrice [1907], présentation par Frédéric Worms, dossier critique par Arnaud François, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2007, p. 196. 2. Ibid., p. 197. 3. Voir notamment les pages que Jaurès consacre à l’affaire Dreyfus dans L’Armée nouvelle. L’organisation socialiste de la France, Paris, réédité par L’Humanité, 1915, p. 351 et s. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 114/544 114 BERGSON ET JAURÈS gie, c’est par une intuition non pas d’instinct et de hasard et de sentiment, mais de pensée que Newton a trouvé le système du monde 1… Cet affrontement voulu par Jaurès révèle plusieurs enseignements majeurs. La controverse Jaurès-Bergson nourrit la grande coupure épistémologique dominant le XXe siècle en distinguant classiquement une philosophie du concept d’une philosophie du sujet. En même temps, comme nous allons le voir plus bas, la distinction entre ces deux courants majeurs de la philosophie contemporaine ne sera pas aussi définitive et conflictuelle que veut bien l’imaginer Jaurès. On mesure d’autre part combien celui-ci a tenté de rester dans la philosophie, malgré l’engagement politique, ou avec celui-ci. Sa carrière philosophique n’a pas été « qu’accidentelle » 2. Il y a persisté. Il a écarté la tentation d’y renoncer. On sait, explique Annick Taburet-Wajngart, « qu’il avait le projet d’écrire une œuvre de philosophie politique, pour définir et fonder sa conception du socialisme. Les événements, sa mort brutale et prématurée, ne lui en ont pas laissé le temps ; seul le long chapitre X de L’Armée nouvelle [de 1910] esquisse pour nous une partie de ce qu’il aurait sans doute exposé dans un tel ouvrage, dans la continuité des thèses et de la conférence de décembre 1894 aux étudiants collectivistes » 3. La constance et la régularité avec lesquelles Jaurès réagit aux thèses bergsoniennes montre son souci de demeurer dans la discussion, de se maintenir comme interlocuteur légitime dans le débat philosophique. L’engagement politique ne l’éloignerait pas de la philosophie. C’est même le contraire. L’idée qu’il se donne de la politique renforce l’importance et la nécessité du rationalisme philosophique, à l’opposé de ce qu’il prête au spiritualisme bergsonien et à sa séparation d’avec la politique comme d’avec la raison. Afin de nourrir la controverse qui l’oppose à Bergson, 1. Discours prononcé le 22 janvier 1914 aux Société savantes, publié dans le Bulletin de la Ligue des droits de l’homme, février 1914, et cité par Annick Taburet-Wajngart in Philosopher à trente ans, op. cit., p. 13. 2. « Mais on pourrait peut-être considérer que sa carrière philosophique n’a été qu’accidentelle, car cette voie où ses maîtres l’avaient engagé, il l’a très vite quittée pour l’action politique où il s’est senti dans son véritable élément […] après cette apparente erreur d’aiguillage, il aurait trouvé son accomplissement dans l’engagement ? » (Annick Taburet-Wajngart, in ibid., p. 8.). 3. Ibid., p. 10. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 115/544 DE LA DISPUTE DES SYSTÈMES À LA DIGNITÉ DE LA PHILOSOPHIE 115 Jaurès fige en effet ses positions dans un dogmatisme qui ne correspond pas aux interrogations bergsoniennes. Jaurès ne voit pas, ou feint de ne pas voir comment Bergson, loin de rejeter le rationalisme philosophique, s’applique à penser conjointement « la théorie de la connaissance et la théorie de la vie […] inséparables l’une de l’autre » 1. L’introduction de L’Évolution créatrice souligne cette alliance nécessaire : À elles deux, elles pourront résoudre par une méthode plus sûre, plus rapprochée de l’expérience, les grands problèmes que la philosophie pose. Car, si elles réussissaient dans leur entreprise commune, elles nous feraient assister à la formation de l’intelligence et, par là, à la genèse de cette matière dont notre intelligence dessine la configuration générale. Elles creuseraient jusqu’à la racine même de la nature et de l’esprit. Elles substitueraient au faux évolutionnisme de Spencer – qui consiste à découper la réalité actuelle, déjà évoluée, en petits morceaux non moins évolués, puis à la recomposer avec ces fragments, et à se donner ainsi, par avance, tout ce qu’il s’agit d’expliquer – un évolutionnisme vrai, où la réalité serait suivie dans sa génération et sa croissance. Mais une philosophie de ce genre ne se fera pas en un jour 2. 3. UNE DIGNITÉ PHILOSOPHIQUE, DE BERGSON À JAURÈS On pourrait avancer que Jaurès s’est trompé dans son analyse de la philosophie bergsonienne comme pensée antirationnelle et a-politique, en ne comprenant pas cette ambition toute philosophique de repenser la connaissance par toutes les formes d’expérience. Mais Bergson évoluera lui aussi, comme il l’annonçait du reste à la fin de l’introduction de L’Évolution créatrice ; il y examinait la nature évolutive de la philosophie qu’il concevait et appelait même à des formes de coopération intellectuelle entre penseurs 3. Le choix de l’expérience comme principe de connaissance 1. Henri Bergson, L’Évolution créatrice, op. cit., p. IX. 2. Ibid., p. IX-X. 3. « À la différence des systèmes proprement dits, dont chacun fut l’œuvre d’un homme de génie et se présenta comme un bloc, à prendre ou à laisser, elle ne pourra se constituer que par l’effort collectif et progressif de bien des penseurs, de bien des Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 116/544 116 BERGSON ET JAURÈS l’amena à reconnaître l’importance de la philosophie critique, mais également celle de la démocratie politique. En 1932, Bergson ouvre Les Deux Sources de la morale et de la religion par un chapitre premier intitulé » L’obligation morale ». Le philosophe y défend le caractère fondamental de la justice qui n’est pas une obligation comme les autres. Il l’identifie à l’ordre des droits de l’homme en distinguant de « la justice antique », « une justice telle que la nôtre, celle des “droits de l’homme”, qui n’évoque plus des idées de relation ou de mesure, mais au contraire d’incommensurabilité et d’absolu » 1. Le philosophe retrouve ici la souveraineté des droits de l’homme et de sa déclaration inaugurale d’août 1789. Éditeur et préfacier en 2007 des Deux Sources de la morale et de la religion, Frédéric Worms souligne combien Bergson revenait là « au geste par lequel la Déclaration des droits de l’homme rompt avec les formes antérieures de justice, en créant des droits absolus ». Il ajoute que « le paradoxe des droits absolus et pourtant créés historiquement est au cœur de la réflexion philosophique sur les droits de l’homme » 2. Bergson fait sienne une telle interrogation : « Que s’est-il donc passé ? Comment la justice a‑t-elle émergé de la vie sociale, à laquelle elle était vaguement intérieure, pour planer au-dessus d’elle et plus haut que tout, catégorique et transcendante ? » La réponse à cette interrogation fondamentale exige de comprendre le mouvement des sociétés modernes et la part d’individualisme démocratique, d’effort créateur, qu’elles recèlent. Dans ce qu’elle a de positif, elle procède par des créations successives, dont chacune est une réalisation plus complète de la personnalité, et, par conséquent, de l’humanité. Cette réalisation n’est possible que par l’intermédiaire des lois ; elle observateurs aussi, se complétant, se corrigeant, se redressant les uns les autres. Aussi, le présent essai ne vise‑t-il pas à résoudre tout d’un coup les plus grands problèmes. Il voudrait simplement définir la méthode et faire entrevoir, sur quelques points essentiels, la possibilité de l’appliquer » (ibid., p. X). 1. Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion [1932], présentation par Frédéric Worms, dossier critique par Frédéric Keck et Ghislain Waterlot, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2008, p. 74. 2. Frédéric Worms, in ibid., p. 403. Voir, du même, Droits de l’homme et philosophie. Une anthologie, Paris, CNRS Éd., 2009, 300 p., et Les droits de l’homme dans les textes, Paris, CNRS Éd., 2009, 344 p. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 117/544 DE LA DISPUTE DES SYSTÈMES À LA DIGNITÉ DE LA PHILOSOPHIE 117 implique le consentement de la société. En vain d’ailleurs on prétendrait qu’elle se fait d’elle-même, peu à peu, en vertu de l’état d’âme de la société à une certaine période de son histoire. C’est un bond en avant, qui ne s’exécute que si la société s’est décidée à tenter une expérience ; il faut pour cela qu’elle se soit laissé convaincre ou tout au moins ébranler ; et le branle a toujours été donné par quelqu’un 1. Ce « quelqu’un », explique l’auteur, conduit une action jugée irréalisable et qui pourtant se produit. Elle est comparable à un acte de création artistique. « L’invention morale, et plus spécialement des créations successives qui enrichissent de plus en plus l’idée de justice », est une « invention comparable à celle de l’artiste » 2. Par elle se pose la question qu’adresse Ivan à son frère Aliocha à la fin du chapitre « La Révolte » du roman de Fiodor Dostoïevski, Les Frères Karamazov de 1880, et que Bergson prend à témoin. Consultons-nous sur ce point ; posons-nous la fameuse question : « Que ferions-nous si nous apprenions que pour le salut du peuple, pour l’existence même de l’humanité, il y a quelque part un homme, un innocent, qui est condamné à subir des tortures éternelles ? » Nous y consentirions peut-être s’il était entendu qu’un philtre magique nous le fera oublier, et que nous n’en saurons jamais plus rien ; mais s’il fallait le savoir, y penser, nous dire que cet homme est soumis à des supplices atroces pour que nous puissions exister, que c’est là une condition fondamentale de l’existence en général, ah non ! plutôt accepter que plus rien n’existe ! plutôt laisser sauter la planète 3 ! Dans cette approche de la justice, de son avènement dans la société, des conditions historiques aussi bien que morales de sa transformation contemporaine, de son caractère d’obligation individuelle autant que collective, Henri Bergson adopte une lecture politique de l’humanité. Il rejoint nécessairement l’interprétation d’événements fondateurs, telle l’affaire Dreyfus qui a contribué à faire de la « fameuse question » une interrogation à laquelle il n’était plus possible, pour beaucoup, de se dérober. L’avènement de la justice comme valeur absolue dépend ainsi d’une évolution historique de la société. « Le progrès qui fut décisif pour la matière de la justice, comme la 1. Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, op. cit., p. 74. 2. Ibid., p. 74-75. 3. Ibid., p. 76. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 118/544 118 BERGSON ET JAURÈS prophétie l’avait été pour la forme, explique Bergson, consista dans la substitution d’une république universelle, comprenant tous les hommes, à celle qui s’arrêtait aux frontières de la cité, et qui s’en tenait dans la cité ellemême, aux hommes libres. » 1 Bergson appliqua à lui-même ces principes d’universalité et de justice auxquels il n’était plus possible de se dérober, du fait même de la philosophie. Déjà, Bergson avait œuvré considérablement pour amener les ÉtatsUnis à intervenir en 1917 dans la Première Guerre mondiale. Alors que la persécution nazie s’étendait sur les juifs d’Europe, il avait choisi de ne pas abandonner ses coreligionnaires. Dans son testament rédigé en 1937, il annonçait avoir renoncé définitivement à la conversion au catholicisme afin de « rester parmi ceux qui seront demain des persécutés ». Au printemps 1940 dans une Europe en guerre et en destruction, il confiait au Président Roosevelt comment il avait rappelé « à ceux qui l’avaient oublié [que] la nationalité américaine est la seule, dans l’histoire, qui ait été bâtie sur une pure idée, en dehors de tout intérêt matériel, par des hommes qui s’étaient expatriés pour trouver la liberté de penser et de croire » 2. Il se peut que le Jaurès philosophe et politique ait inspiré le dernier Bergson dans son idéal de connaissance et de liberté 3. En tout cas, Bergson assumait là l’éthique de justice et de raison dont Jaurès s’était fait le défenseur 4 et qui jetait un pont décisif entre philosophie et politique, entre histoire et démocratie. Dans ce dialogue d’outre-tombe, dans cette fidélité indicible de Bergson à Jaurès, dans l’idée de la philosophie comme « expérience intégrale », une dignité humaine s’affirmait en face de tous les périls. 1. Ibid., p. 77. 2. Henri Bergson, « Lettre à F. D. Roosevelt », in Correspondances, Paris, PUF, 2002. 3. Voir, de Philippe Soulez et Frédéric Worms, Bergson, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2002, 394 p. 4. Voir par exemple, de Jean Jaurès, le volume des Preuves écrit durant l’affaire Dreyfus en 1898, et notamment le premier article de ce recueil, in Les Preuves, édité par Vincent Duclert, préface de Jean-Denis Bredin, introduction de Madeleine Rebérioux, Paris, La Découverte, 1998, p. 47 et s. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 119/544 J A U R È S , UN C H A Î N O N M A N Q U A N T E N T RE L E S D O N N É E S I MM É D I A T E S ET MATIÈRE ET MÉMOIRE par Camille RIQUIER René Doumic raconte qu’une joute oratoire entre les deux hommes fut organisée à l’École normale, où il était question de reconstituer un plaidoyer perdu qui mettait Cicéron en prise avec un adversaire. Il s’y serait confronté pour la première fois deux styles et deux manières de faire de la philosophie, l’éloquence d’un côté, la finesse de l’autre. L’anecdote, apocryphe comme souvent, renfermerait dans une ellipse l’histoire de leur rivalité future. Rivaux éternels, le plus souvent malgré eux, ils le furent en effet aux concours de l’École et de l’Agrégation d’abord, au Doctorat ensuite, à la Sorbonne enfin où ils présentèrent en même temps leur candidature, sans succès. On se prend alors à rêver d’une saine émulation, désirée et cultivée par les deux hommes qui surent prolonger leurs anciennes joutes par livres ou articles interposés. Mais ces joutes philosophiques entre Jaurès et Bergson ont-elles vraiment eu lieu ? Si joute il y eut, ce dont nous doutons, elle semble avoir été déséquilibrée au premier abord, avec une balance qui pencha toujours du côté de Jaurès. Au-delà de l’estime qu’il a pu porter à l’homme et à son engagement, Bergson a‑t-il jamais donné du poids aux arguments que Jaurès lui adressa à plusieurs reprises, toujours en vain ? Une lettre sans date de Jaurès, qu’on suppose destinée à Bergson, témoigne chez lui de son désir de lui faire plusieurs objections lors de sa soutenance de thèse 1. Par la suite, la thèse de Jaurès, écrite deux ans après celle de Bergson, fut partie 1. H. Bergson, Lettre de Jean Jaurès mentionnée par le Catalogue de la Bibliothèque nationale, Exposition du Centenaire, no 41, dans Correspondances, Robinet (éd.), Paris, PUF, 2002, p. 16. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 120/544 120 BERGSON ET JAURÈS construite contre elle. Enfin, après la parution du Rire en 1900, Jaurès lui répondit à nouveau en critiquant les thèses qu’il y exposait sur l’art dans un article, « L’Art et le socialisme ». Cela étant rappelé, il suffit de s’éloigner de la légende et de l’anecdote, pour apercevoir, au mieux, un Jaurès en train de décocher ses flèches sur une cible mouvante et inatteignable. Car, à chaque fois, Bergson a moins esquivé les attaques qu’il ne s’est esquivé lui-même devant chacune. À chaque fois, Bergson a répondu en effet par un silence, et, à la fin, jamais il n’aura nommé, dans toute son œuvre, le nom de son ancien condisciple. Il a probablement fallu toute la générosité de Jaurès, qualité d’âme que Bergson lui reconnaissait, pour ne pas s’irriter ou même désespérer de cette guerre à sens unique, qui se déroule près d’un rivage où l’adversaire ne vient jamais. Et ce que Bergson dit de Ravaisson – qu’il « ne donnait pas de prise », qu’il était « de ceux qui n’offrent même pas assez de résistance pour qu’on puisse se flatter de les voir jamais céder » 1, – Jaurès aurait pu le dire de Bergson lui-même, tant celui-ci se refusait à toute polémique en général, qu’il estimait être du temps perdu. Et puisqu’il n’y eut pas de combat, faute d’adversaire, nous sommes à notre tour dans la difficulté d’établir ne serait-ce qu’un dialogue entre les deux hommes. Il faut ajouter que la difficulté s’accroît si l’on s’aperçoit que le silence de Bergson fait qu’on a probablement beaucoup exagéré le bruit que Jaurès a fait autour de lui pour attirer son attention. On peut par exemple douter de la lettre, la seule qu’il nous reste de Jaurès adressée à Bergson ? Elle est sans date et sans mention de son destinataire. A. Robinet avait déjà remarqué qu’elle pouvait se comprendre de deux manières, selon qu’elle était adressée à Bergson ou bien à un ami de Bergson, puisqu’en effet elle se termine avec « une bonne poignée de main et une embrassade à Miss », et que la question demeure de savoir si le salut viril et l’effusion sentimentale, un rien moqueuse, étaient destinés à la même personne ou à deux personnes distinctes. Miss était le surnom dont était affublé Bergson à l’École, en raison de ses origines anglaises, et nous opterions volontiers pour cette deuxième hypothèse, tant Jaurès eût manqué de courtoisie à PUF, 1. H. Bergson, « La vie et l’œuvre de Ravaisson », dans La Pensée et le Mouvant, Paris, 2009, p. 270. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 121/544 JAURÈS, UN CHAÎNON MANQUANT 121 l’interpeller de cette façon, tant ce sont de ces surnoms qui se disent plutôt en l’absence de la personne concernée qu’en sa présence. C’est donc à l’ami commun que Jaurès aurait eu des critiques à formuler 1. S’agit-il ensuite des objections que Jaurès adressa dans sa thèse à l’Essai sur les données immédiates ? Elles se ramassent en tout et pour tout sur une trentaine de pages, pas davantage, et se concentrent sur le premier chapitre. Non seulement Bergson n’est pas l’adversaire principal de Jaurès, mais l’essentiel des thèses qu’y développe Jaurès se préparaient déjà dans ses cours de philosophie d’Albi (1882-1883), comme Jòrdi Blanc, récent préfacier de sa thèse rééditée, s’est employé à le montrer 2, en un temps où Bergson ignorait tout de sa propre philosophie, où encore mécaniste il espérait fonder le temps de la mécanique et non se fondre dans la durée psychologique. Enfin, si l’on en croit Péguy dans son Courrier de Russie, Jaurès, qui résuma plus tard devant lui la philosophie de Bergson « en moins de treize minutes », ne la connaissait pas, ni ne pouvait la comprendre. Il avait suffi pour Jaurès, confie Péguy, qu’ils fussent de la même promotion pour qu’il s’autorisât à parler de lui avec familiarité 3. Au fond, puisque Jaurès rejetait dans son principe la philosophie de Bergson, il n’était pas besoin pour lui d’aller l’y voir dans le détail. À la fin, Jaurès se révèle aussi insaisissable que Bergson, et leur relation le devient tout autant. Mis au rouet, nous ne pouvons que suivre les traces de A. Robinet qui, le premier, forgea la possibilité d’un dialogue entre les deux anciens condisciples, avant de proposer à notre tour, sur fond d’une incompatibilité radicale des doctrines, une hypothèse : celle d’un emprunt, très local et pourtant décisif, de Bergson à Jaurès, sur le chemin qui l’a conduit à l’élaboration de Matière et mémoire. 1. Cf. la contribution de G. Candar dans le présent volume, supra, p. 87-98. 2. J. Jaurès, De la Réalité du Monde sensible, éd. présentée, établie et annotée par Jòrdi Blanc, dans Œuvres philosophiques, II, Paris, Vent Terral, 2009, p. XI-CLXXI. 3. C. Péguy, Courrier de Russie, 1905, Œuvres en prose complètes, « Bibliothèque de la Pléiade », vol. II, 1988, p. 76. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 122/544 122 BERGSON ET JAURÈS A. SUR LES TRACES DE ROBINET Leur relation est, ainsi, difficile à saisir. Et quand un lecteur aussi perspicace que Robinet voulut démêler leurs liens, il ne lui fallut pas moins de trois livres pour y parvenir, accumulant les hypothèses, qui se révèlent, à bien y penser, concurrentes plutôt que complémentaires. Je reviens brièvement sur l’itinéraire de Robinet puisqu’il fut celui qui s’avança le plus loin dans l’exploration, tâtonnante, des relations entre Jaurès et Bergson, et qu’on ne peut s’y intéresser à nouveau sans marcher dans ses pas : (i) En 1964, dans Jaurès, et l’unité de l’être 1, il consacre deux notes et une annexe aux rapports entre Jaurès et Bergson, où il rappelle les quelques anecdotes qui émaillent leurs rencontres. Il subodore déjà le rôle qu’a pu jouer la thèse de Jaurès, De la réalité du monde sensible, paru deux après celle de Bergson, dans la rédaction de Matière et mémoire. (ii) Un an plus tard, Robinet écrit son Bergson, et les métamorphoses de la durée, et, dans une courte note, se déclare en mesure maintenant de « pousser très loin la thèse approchée de l’influence de Jaurès sur cette transformation » 2. Jaurès avait critiqué le caractère purement qualitatif de la sensation chez Bergson. Il remarquait que dans le dernier chapitre de Matière et mémoire, Bergson revenait sur le dualisme radical des Données immédiates afin d’en atténuer considérablement l’opposition, entre qualité et quantité, entre inétendu et étendu, entre liberté et nécessité. Entre ces trois couples, Les Données immédiates avait élevé un mur qui exilait la liberté dans l’intériorité du moi et rendait problématique son union avec le monde extérieur. Il fallait, après que l’Essai ait distingué l’âme et le corps, que Matière et mémoire posât le problème de leur union. Si le dernier chapitre de Matière et mémoire est une « autocritique » des Données immédiates, alors Berg1. A. Robinet, Jaurès, et l’unité de l’être, Paris, Seghers, 1964, respectivement p. 28, 59, 119-120. 2. A. Robinet, Bergson et les métamorphoses de la durée, Paris, Seghers, 1965, p. 57. Ajoutons un court article qui reprend ses vues sur leur relation : « Jaurès et Bergson », dans Jaurès philosophe, Cahiers trimestriels, no 155, janvier-mars 2000, p. 19-23. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 123/544 JAURÈS, UN CHAÎNON MANQUANT 123 son a dû intégrer les critiques que Jaurès lui avait adressées ; ou mieux, il s’est accordé avec les conclusions de Jaurès : « Les conclusions de Matière et mémoire, sous forme d’une autocritique de l’Essai, adoptent en fait la doctrine jaurésienne. » 1 Aussitôt dit, Robinet annonce, probablement dans un prochain livre, qu’il développera « à part la question, absolument neuve, de ce rapprochement historique et de cette confrontation doctrinale ». Et il ne semble pas que Robinet ait jamais remis en cause ce qui n’est encore ici qu’une hypothèse, selon laquelle Bergson devient jaurésien dans Matière et mémoire. Toujours est-il que le livre ou l’article annoncé n’est jamais venu, et qu’un autre vint s’y substituer, proposant une autre solution possible, autorisant des développements autrement plus longs que les notes en bas de page qu’il s’était autorisées et dans lesquelles il avait résumé les rapports entre Jaurès et Bergson. Ce livre de substitution, qui vint en lieu et place de celui attendu, fut son livre sur Péguy. (iii) En 1968, dans son Métaphysique et politique selon Péguy, Robinet clôt ce qu’il appelle sa « trilogie », et en revenant sur le « dialogue inconnu » entre Jaurès et Bergson, déjà amorcé dans les deux livres précédents, il trouve en Péguy le moyen terme, l’intermédiaire, l’intercesseur, qui seul pourra les rendre véritablement communicables : « Si les relations JaurèsBergson étaient au point mort, nous découvrons par contre que la triangulation Péguy-Jaurès-Bergson n’a jamais été si vivante. » 2 Péguy a pu seul en effet rétablir, voire établir le dialogue entre eux, car lui seul connaissait à fond leur philosophie respective. Lui seul avait le caractère pour défendre les thèses des Données immédiates ou de Matière et mémoire comme avant il s’était porté au secours de la thèse de Jaurès sur La réalité du monde sensible. Mieux, c’est en lui, au sein de sa personnalité complexe, que Jaurès et Bergson en sont venus à entrer en conflit, à être en prise l’un avec l’autre, et Robinet, en distinguant trois philosophies qui se sont succédé chez Péguy, s’est employé à montrer comment celui-ci a trouvé dans la philosophie de Bergson l’instrument pour surmonter, dépasser, la philosophie de Jaurès à laquelle jeune il avait adhéré, avant qu’il n’élaborât la sienne propre, dans un dernier temps : « En même temps que l’influence du maître passé 1. Ibid, p. 57, n. 1. 2. A. Robinet, Métaphysique et politique selon Péguy, Paris, Seghers, 1968, p. 151. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 124/544 124 BERGSON ET JAURÈS décroît, l’influence du maître nouveau croît. » 1 Jaurès, Bergson, Péguy sont les trois figures d’une philosophie qui se serait construite dans un mouvement dialectique. Si son socialisme utopique des débuts a trouvé écho dans la métaphysique jaurésienne de l’unité de l’être, Bergson lui permit de la renverser et de libérer la pluralité qui habite le réel, et de formuler les préceptes d’un socialisme anarchiste. Ainsi Robinet va même plus loin et remplit en plein l’objet du titre (Métaphysique et politique selon Péguy), trouvant en Péguy la figure seule capable de prolonger la confrontation entre Jaurès et Bergson sur le plan politique. Car, jusqu’ici, Bergson avait écrit une métaphysique sous condition d’une parfaite neutralité en matière politique, comme il se figurait que devait l'être toute œuvre de nature scientifique. Son œuvre pratiquait formellement une sorte d’épochè politique, que Péguy avait toujours voulu lever, fût-ce contre l’avis de l’auteur, en le publiant dans ses Cahiers de la Quinzaine. Le triangle tracé par Robinet permettait ainsi de suivre le prolongement politique qui poussa, par le truchement de Péguy, sur le terreau de la métaphysique bergsonienne et qui offrit contre Jaurès un autre socialisme possible. En préférant au silence des maîtres la prolixité du disciple, Robinet avait fini par opter pour l’hypothèse la plus fructueuse. Et s’il s’agissait d’instaurer un dialogue entre eux, il n’y a probablement pas meilleure hypothèse. Toutefois, outre le fait que tout a été parfaitement dit en ce sens, nous ne pourrions la reprendre sans souligner que Péguy marque un tel débat, fictif, de son empreinte singulière. Aussi, nous proposons-nous seulement de revenir sur les précédentes hypothèses que Robinet avait formulées, en note, sans les prolonger, mais qu’il a cru pouvoir conserver telles quelles dans son dernier livre : avant de trouver en Péguy une caisse de résonance, un dialogue discret aurait commencé de s’amorcer entre Jaurès et Bergson, dont Matière et mémoire aurait pris acte contre Les Données immédiates en acceptant les conclusions de La réalité du monde sensible. Mais si Jaurès et Bergson n’ont véritablement réussi à dialoguer ensemble que grâce à la ventriloquie de Péguy en tirant bénéfice des propres contrariétés de ce dernier, il faut en conclure de notre côté que Bergson et 1. Ibid., p. 139. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 125/544 JAURÈS, UN CHAÎNON MANQUANT 125 Jaurès, en plus de s’associer à deux sortes de tempéraments opposés, n’avaient dès leurs premiers postulats rien de commun entre eux. Aussi faut-il atténuer les premières hypothèses de Robinet et renoncer à voir Bergson devenir jamais jaurésien. S’il paraît rejoindre Jaurès en rapprochant, avec l’idée de tension et d’extension, la qualité de la quantité qu’il avait d’abord radicalement distinguée, c’est pour des raisons tout autres que celles avancées par Jaurès, qui appartiennent à la méthode singulière qu’il a mise en œuvre. Ainsi, nous voudrions, à présent, non pas renouer le dialogue entre les deux hommes, mais au contraire le dénouer, expliquer pourquoi il n’a pu se nouer, l’un et l’autre participant à des métaphysiques rigoureusement, et en tous points antithétiques. Sitôt qu’on ôte la figure de Péguy, le pont entre eux doit se rompre à nouveau. Et Jaurès pourrait d’ailleurs illustrer à merveille la métaphysique que Bergson a toujours combattue. Pour autant, il ne s’agit pas de conclure que Bergson n’a pas lu Jaurès, mais que si quelque chose est passé de l’un à l’autre, ce ne peut être qu’en contrebande, comme toutes les lectures « philosophiques » de Bergson. C’est sur le fond de ce dialogue impossible qu’apparaît le plus nettement l’emprunt, pour ne pas dire le détournement, d’un passage de Jaurès dans l’œuvre de Bergson. Une étrange collusion entre les deux hommes surgit contre un ennemi commun, l’idéalisme subjectif. Dans ce cas précis, Bergson ne se contente pas de reprendre l’argument que Jaurès envoie contre l’idéalisme, qu’on retrouvera en effet à l’identique, jusque dans sa formulation, dans Matière et mémoire, il va l’étendre et lui donner une portée telle qu’il se retournera contre Jaurès lui-même. La critique jaurésienne de l’idéalisme a logé l’ennemi dans la place, et, sans que Jaurès s’en soit aperçu, va emporter le réalisme qu’il entendait défendre. En développant la critique jaurésienne de l’idéalisme, Bergson enveloppe le réalisme de Jaurès, et renvoie, avec la notion d’image qu’il lui emprunte probablement, réalisme et idéalisme dos à dos. C’est bien un certain usage de la notion d’image, présent dans Jaurès, qui va offrir, par-delà l’emprunt, une clé d’intelligibilité nouvelle à l’audace bergsonienne qui le conduisit à poser des images en soi, dans l’espoir de reformuler autrement le problème du réalisme et de l’idéalisme. Ainsi, la thèse de Jaurès, loin de converger avec celle de Bergson, nous paraît intervenir dans l’intervalle qui sépare les Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 126/544 126 BERGSON ET JAURÈS Données immédiates et Matière et mémoire, ne convenant ni à l’un ni à l’autre, à égale distance des deux, et constituant un chaînon intermédiaire entre les deux livres, aidant à la compréhension du mouvement qui porta Bergson de l’un à l’autre. Toute notion a une genèse et suppose une élaboration. Il en fut ainsi chez Bergson de la notion d’intuition ou d’intelligence. Il doit en être de même de celle d’« image en soi », la plus mystérieuse des inventions bergsoniennes, disparaissant aussi vite dans l’œuvre qu’elle était apparue, ouvrant de manière abrupte, précipitée, impréparée le premier chapitre de Matière et mémoire. En lui trouvant un précédent chez Jaurès, un certain usage de l’image, un premier usage de l’image telle qu’elle est posée « en soi », nous espérons contribuer à la genèse et à l’élaboration du difficile premier chapitre de Matière et mémoire, et de l’hypothèse avec laquelle il s’ouvre d’un monde comme un ensemble d’images en soi. B. DEUX MÉTAPHYSIQUES RIVALES Restituons d’abord leur position respective puisqu'il faut montrer comment elles émanent d’une métaphysique et d’une méthode antagonistes et pour ainsi dire incommunicables. Bergson soutient sa thèse le 27 novembre 1888, Jaurès le 12 mars 1892. Écrite deux ans après celle de Bergson, celle de Jaurès contient une critique virulente de l’idée que Bergson développait dans l’Essai d’une conception purement qualitative de la sensation. La sensation ne pouvait pour celui-ci être sujette aux intensités, au plus et au moins, sans qu'il y soit introduit des considérations spatiales. Le moi profond devait en retour s’exiler dans la qualité pure, s’excepter du monde extérieur, et ainsi creuser entre eux un dualisme infranchissable. En d’autres termes, affirmer la qualité pure de la sensation revenait pour Jaurès à emprisonner le moi à l’intérieur de lui-même et à récuser la réalité du monde sensible. Aussi, Jaurès concentra‑t-il sa critique bergsonienne des états de conscience, prétendument inétendus et purement qualitatifs, sur les sensations, plus encore que sur les émotions et les sentiments, puisque leur donnée immédiate porte le plus évidemment sur le monde extérieur, et Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 127/544 JAURÈS, UN CHAÎNON MANQUANT 127 qu’en se transformant en qualité pure, les sensations semblent nous priver du monde au lieu de nous le livrer. Mais il faut d’abord noter que Jaurès, faisant cette critique, conserve plus qu’il ne rejette. Il conserve l’essentiel de la démonstration bergsonienne sur la quantité intensive et sur la quantité extensive. Bergson a parfaitement démontré que la psycho-physique ne peut pas prêter la sensation à la mesure, et ne peut donc lui conférer une certaine teneur quantitative sans lui concéder par là même une extension, un espace intérieur, fût-il comprimé. Son tort a été, aux dires de Jaurès, de croire alors devoir rejeter toute quantité hors de la sensation, alors qu’il aurait dû au contraire, pour cette raison même, l’y inclure. Autrement dit, Jaurès part des prémisses posées par Bergson mais pour en tirer des conclusions inverses : « Ainsi la doctrine de M. Bergson, quoique opposée à la nôtre, en est la contre-épreuve, et c’est marcher directement à notre but que de la discuter ici. » 1 Rendre la sensation purement qualitative, c’était l’envelopper dans le moi et la rendre imperméable et détachée du monde extérieur. Lui restituer au contraire sa part de quantité, fût-elle réfractaire à la mesure, c’était, en vertu même de l’espace qu’elle impliquait, la rattacher au monde extérieur. La sensation devenait bien « le point de contact du moi profond et de l’espace » 2. En d’autres termes, pour que la réalité du monde se manifestât dans la sensation, il fallait bien que la quantité se laisse deviner en elle, fût-ce en vertu de son intensité. Si l’on voulait que la réalité du monde extérieur fût délivrée par nos sens, il fallait inversement que la quantité que Bergson avait cherché à évacuer hors des sensations leur demeurât au contraire inséparable, « intérieure », « essentielle », aussi « immédiatement perceptible à la conscience » 3 que l'était la qualité. De la réalité du monde sensible ne reçut pourtant aucune réponse déclarée. On ne doit pas s’en étonner. L’adversaire peut penser qu’ôter ne serait-ce qu’une pierre à l’édifice peut suffire, si elle est bien choisie, pour qu’il 1. J. Jaurès, De la réalité du monde sensible, op. cit., p. 100. 2. Ibid., p. 99. 3. Ibid., p. 98, 102, 89, 91, 115 ; p. 100 : « M. Bergson essaie de détruire dans la sensation la quantité intensive elle-même. Il a bien vu qu’elle était le nœud du moi et de l’espace et que, ce nœud rompu, le moi rentrait dans une intériorité absolue et impénétrable. Ainsi, la doctrine de M. Bergson, quoique opposée à la nôtre, en est la contreépreuve, et c’est marcher directement à notre but que de la discuter ici. » Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 128/544 128 BERGSON ET JAURÈS s’écroule. Bergson doit l’ignorer puisqu’il n’avait pour sa part construit aucun système dont il aurait fallu défendre l’assise. La critique de Jaurès repose sur un malentendu. Jaurès pose en effet à l’Essai un problème que Bergson ne se posera que dans Matière et mémoire : la question de la réalité ou de l’idéalité du monde extérieur. En affirmant la réalité de l’esprit, Bergson ne se prononçait encore aucunement contre la réalité de la matière. C’eût été aller contre sa méthode que de résoudre ainsi, a priori, un problème, celui de la réalité du monde extérieur, qu’il n’avait pas encore rencontré. Et quand, avec Matière et mémoire, il rendra effectivement le moi solidaire du monde extérieur, loin de le forclore dans une incommunicable intériorité, Bergson affirmera à son tour la réalité du monde extérieur. Mais rapprocher comme il le fait dans son 4e chapitre quantité et qualité, étendu et inétendu, ne doit pas signifier que Bergson rejoindra les conclusions de Jaurès, comme Robinet l’a pensé. Car il les dépasse aussi bien. Matière et mémoire n’est pas davantage une autocritique de l’Essai, comme Robinet l’a pensé, car Bergson avance sans se raturer jamais, et opère un élargissement de l’expérience, ressemblant à s’y tromper au geste pascalien du retournement du pour au contre, qui lui permet de ne jamais se contredire. Les Données immédiates était en deçà de La réalité du monde sensible. Matière et mémoire est au-delà, car il affirme certes la réalité du monde extérieur, mais à condition qu’on le qualifie par sa perceptibilité, et non plus en fonction de notre sensibilité. Autrement dit, les sens ne sont plus la mesure de ce qu’on doit juger comme réel. Est réel pour la conscience, non pas ce qui est sensible, mais ce qui est agissant. Est réel en soi, non pas ce qui est sensible, mais ce qui est logiquement lié. On passe avec Bergson de la réalité du monde sensible à la réalité du monde perçu ou perceptible : l’extériorité ne m’est pas donnée dans l’intensité de mes sensations, comme un succédané de monde pour l’esprit. C'est la conscience percevante qui se déploie réellement dans l’espace. Jaurès a beau ne pas vouloir séparer arbitrairement l’esprit de la matière, comme Bergson le faisait encore en distinguant la durée de l’espace, il laissait la sensation décider implicitement de leur partage, puisqu’il y voyait là leur union profonde, puisqu’il voyait la sensation plonger dans l’unité de l’être. En effet, si à rebours du dualisme cartésien, que Les Données immédiates radicalisait, l’ambition de Jaurès était de constituer une métaphysique non cartésienne, imprégnant la sensation Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 129/544 JAURÈS, UN CHAÎNON MANQUANT 129 d’un élément quantitatif, et investissant dans le même temps le mouvement d’un élément qualitatif, son monisme à deux faces demeurait secrètement prisonnier de la bipartition cartésienne, puisque Jaurès s’installait au point névralgique où Descartes avait tranchée : entre sensation et mouvement. Bref, Matière et mémoire ne peut poser à nouveaux frais le problème du réalisme et de l’idéalisme qu’en formulant autrement les termes que Jaurès continuait de charrier en héritage. De ce point de vue, c’est au moment où Jaurès se croit le plus loin de Descartes, voire se pense anticartésien, qu’il en est en réalité au plus près, dans ses présupposés impensés. C’est en revanche au moment où l’on a cru Bergson au plus loin de Descartes qu’il sera le plus fidèle à l’esprit du cartésianisme, mais débarrassé de ses présupposés. Car en contestant le caractère originaire de la sensation dont Jaurès demeurait tributaire et en lui substituant une « perception pure », qui a lieu dans les choses plutôt qu’en nous, et pour laquelle il accorde une extension réelle dans l’extériorité, Bergson doit déplacer la coupure que Descartes avait opérée entre la matière et l’esprit, mais avec l’idée de préserver paradoxalement son dualisme et d’en assurer enfin l’union au sein de la perception concrète (matière et mémoire). La solution de Bergson est ainsi toute différente de celle de Jaurès. Et pas plus qu’il n’avait songé auparavant à se défendre contre les objections de Jaurès, Bergson ne pensa, si tant est qu’il l’ait lu, à accuser Jaurès et sa métaphysique spontanée de la sensation. Pas plus qu’il ne se renie dans Matière et mémoire, Bergson ne rejoint l’avis de Jaurès qu’il dépasse bien plutôt 1. Resserré sur l’argument dans ce qu’il nie, Jaurès emploie dans ce qu’il affirme la langue de Spinoza, de 1. A. Robinet fut seul à déclarer une influence directe de Jaurès sur la transformation de la pensée de Bergson. Cf. Bergson et les métamorphoses de la durée, p. 57, n. 1 : « Les conclusions de Matière et mémoire, sous forme d’une autocritique de l’Essai, adoptent en fait la doctrine jaurésienne selon laquelle “la sensation enveloppe la quantité”, “l’essence même de la sensation implique l’étendue”. Nous développerons à part la question, absolument neuve, de ce rapprochement historique et de cette confrontation doctrinale » (cf. également Jaurès et l’unité de l’être, p. 59, n. 1). Si Robinet annonce un développement ultérieur qui ne fut suivi d’aucun effet, du moins que nous lui connaissons, il nous semble de toute façon aller trop loin dans le rapprochement qu’il suggère. Même si le chapitre IV de Matière et mémoire résorbe en effet l’écart entre l’extensif et l’intensif, la quantité et la qualité, la nécessité et la liberté, la thèse de Bergson diffère de celle de Jaurès en ce que le caractère mixte de la sensation (affection et mémoire) empêche précisément d’y voir l’ultime donnée. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 130/544 130 BERGSON ET JAURÈS Leibniz, et peut-être plus encore de Plotin – donc, dirait Bergson, de Plotin, – puisque nous savons combien la métaphysique de Spinoza et celle de Leibniz sont retombées à ses yeux dans l’ornière des Grecs. Dieu, l’Un, ou l’Être, trois termes que Jaurès identifie, exprime son unité vivante dans le sensible et le mouvement, lesquels en procèdent comme ses modalités particulières. Autrement dit, les consciences particulières sont des points de vue que la conscience absolue prend sur elle-même et elles ne chutent qu’à s’enfermer en elles-mêmes pour devenir des subjectivités : L’insuccès de tous les penseurs qui ont prétendu étudier d’abord le moi sans Dieu ou avant Dieu, et la grossièreté des superstitieux qui font de Dieu je ne sais quel objet matériel et fini, extérieur à la conscience et étranger à l’activité du moi, nous avertissent de ne point séparer le moi et Dieu ; et puisque Dieu s’exprime et se manifeste dans le monde, dans l’espace, dans le mouvement, dans la sensation, il nous faut aussi, pour comprendre la conscience, accepter le monde expression de Dieu 1. D’un chapitre à l’autre, la démarche suivie par Jaurès prend une tournure systématique : quelle que soit la réalité considérée, et Jaurès étudie tour à tour la sensation, le mouvement, l’espace, cette réalité doit nous rejeter vers la puissance infinie de Dieu comme on est rejeté en pleine mer : « une partie quelconque de l’être, par cela seul qu’elle est l’être, enveloppe l’infini » 2. Aussi loin qu’on cherche à isoler la sensation par sa qualité pure, elle continue d’exprimer l’Être par la quantité qu’elle contient ; aussi loin qu’on cherche à réduire le mouvement à la quantité, il ne laissera pas d’exprimer l’Être par la qualité de sa forme, etc. Bref, l’Un est partout et se retrouve partout. Pour Jaurès, Descartes ne commence d’avoir raison qu’au moment où l’idée d’infini contenue en lui le rejette hors de lui, preuve à ses yeux qu’il n’échappe au cercle subjectif qu’il avait tracé qu’en posant implicitement Dieu d’abord – par qui Spinoza commencera explicitement. Nulle proximité donc avec Bergson. La distance de Bergson à l’égard de Jaurès est proportionnelle à la proximité que celui-ci conserve avec LA métaphysique comme Système. Le monisme, qui s’installe résolument en Dieu, demeure pour Jaurès « la méthode souveraine », à la manière 1. Jaurès, op. cit., p. 268-269. 2. Ibid., p. 262. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 131/544 JAURÈS, UN CHAÎNON MANQUANT 131 d’un Spinoza ou d’un Leibniz ; au contraire, le dualisme pour Bergson témoigne de sa volonté de ne pas sortir de soi, de ne pas s’installer en Dieu. Aussi Jaurès ne peut-il être d’aucun secours pour résoudre le problème de l’union entre l’âme et le corps puisqu’à sa façon il doit constituer aux yeux de Bergson un des nombreux relais de la thèse paralléliste 1. On se tromperait à affirmer que Bergson rejoint Jaurès dans Matière et mémoire. La solution que Jaurès avançait pour rapprocher qualité et quantité l’un de l’autre ne pouvait anticiper sur celle de Bergson. Celui-ci atténue leur différence à partir de la dualité même des termes, sans sortir du temps, en les pensant comme variation intensive entre plusieurs rythmes (dualisme de Bergson), tandis que Jaurès ne le fait qu’indirectement par l’intermédiaire de l’être infini qui s’exprime en chacun (monisme de Jaurès). C. UN POINT DE CONTACT : L’IMAGE ET L’EMPRUNT PROBABLE DE BERGSON Si Bergson s’oppose au réalisme de Jaurès, toujours prisonnier de l’alternative qu’il cherche à dépasser, il ne peut en revanche que rejoindre celui-ci dans la critique qu’il proposait de l’idéalisme, où chaque moi s’élève au rang de sujet et prétend revendiquer le tout. Il s’agit du dernier chapitre intitulé « conscience et réalité ». Mieux, Bergson le rejoint dans les modalités mêmes dont il s’est servi pour construire sa critique. Il s’agissait en effet pour Jaurès de montrer à chaque fois que la partie ne peut revendiquer être le tout sans contradiction. Mieux encore, Bergson le rejoint parfois dans les termes employés – à commencer par celui d’image – et qui atteste qu’il l’a lu. Entre la critique circonstanciée qu’il donnait de l’idéalisme subjectif d’un certain Georges Lyon et celle du pseudo-idéalisme de Descartes, 1. Ibid., p. 254 : « Le monde de la conscience et le monde extérieur de la science, sans se confondre, puisque la sensation et le mouvement sont deux aspects différents de la réalité, l’une surtout qualitative, l’autre surtout quantitatif, se pénètrent cependant, puisque c’est une même réalité qui se traduit pour la conscience en sensation, et qui est traduite par la science en mouvement. » Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 132/544 132 BERGSON ET JAURÈS s’intercalait notamment le « stupide idéalisme cérébral de Schopenhauer » que Jaurès s’attachait à démonter dans des termes similaires à ceux qu’emploie Bergson dans le premier chapitre de Matière et mémoire. Citons ce long passage, surprenant pour celui qui aura ce dernier texte en tête : Schopenhauer a commis, dans la partie de son œuvre où il développe l’idéalisme subjectif, la même confusion de mots, et, pour parler net, le même sophisme, non plus comme M. Georges Lyon à propos du moi, mais à propos du cerveau organe du moi. « Toutes nos sensations », dit-il, « correspondent à des excitations cérébrales. L’univers entier pourrait cesser d’agir sur le cerveau ; si le cerveau continuait à être excité, il percevrait l’univers. Nous contemplons le ciel immense avec ses étoiles innombrables, sa voie lactée ; mais tout cela, le ciel, la mer, les étoiles, la voie lactée est dans le cerveau. Faites, avec la main, le tour du cerveau, vous faites le tour de l’univers. » Je veux bien ; et si c’est là une image poétique, destinée à nous rendre plus sensible la prodigieuse activité de la substance cérébrale, je n’ai rien à dire. Mais c’est tout un système que l’on prétend édifier, et alors je demande : en quel sens Schopenhauer emploie‑t-il le mot cerveau et de quel cerveau s’agit-il ? Le cerveau, qui est l’objet des sens, le cerveau que je peux voir, peser, parcourir de la main, n’est pas du tout le cerveau considéré comme activité pensante. Mon cerveau, tel que je me le figure, ou tel que je le détermine, en faisant, avec ma main, le tour de ma tête, n’est en réalité qu’une des innombrables images que produit mon cerveau, considéré comme puissance de sensation, d’imagination et de pensée. Lorsque Schopenhauer dit : « Le ciel paraît immense et le cerveau paraît bien petit. Et pourtant, le ciel immense est contenu dans le cerveau », il veut nous montrer le prodige d’illusion qui est en nous ; mais il ne fait à la lettre qu’un jeu de mots, car ce n’est pas dans le cerveau perceptible et mesurable et dont je dis qu’il est petit, que le ciel immense est contenu, car ce cerveau-là n’est qu’un objet de perception et d’imagination, comme le ciel luimême. C’est une image juxtaposée à l’image plus vaste du ciel. Et dire que le ciel tout entier tient dans le cerveau ainsi considéré, c’est dire qu’une image immense est contenue dans une image du même ordre, mais plus petite, qui lui est juxtaposée. […] Ce qu’il faut dire, c’est que, dans l’étroite enceinte du cerveau, est renfermée assez d’activité pour que l’ébranlement de cette activité cérébrale puisse fournir à la conscience l’image immense du ciel étoilé. Mais cette proposition n’a un sens, qu’à condition que l’image du ciel immense et l’image du cerveau tout petit soient déjà données. C’est seulement parce que je vois le ciel et le cerveau, et le ciel beaucoup plus vaste que le cerveau, que je conçois la prodigieuse activité de la force inconnue qui, enfermée dans les limites étroites du cerveau, produit cependant la représentation immense du ciel 1. 1. Ibid., p. 259-260. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 133/544 JAURÈS, UN CHAÎNON MANQUANT 133 Quand Bergson utilise des ismes courtois dont l’une des fonctions consiste, par-delà leur commodité, à prévenir toute polémique qui s’inviterait dans la critique, Jaurès brandit le nom de chaque adversaire qu’il entend frapper : Georges Lyon, Schopenhaueur, Descartes. Bergson critique l’épiphénoménisme en général, et s’il vise, entre autres, la psychologie de Taine, c’est sans le citer. Pourtant, on ne peut manquer de voir une convergence dans la thèse de Taine qu’il critique d’une perception extérieure comprise comme « hallucination vraie » (De l’intelligence 1) et la thèse de Schopenhauer. Déjà à l’époque, Baillet avait montré l’influence qu’avait eue Schopenhauer sur Taine. Bergson en suspendant, par l’établissement d’un plan unique d’images en soi, la métaphysique idéaliste de Taine, et des nombreux psychologues à sa suite, peut ainsi neutraliser indirectement leur schopenhauérisme avéré ou implicite 2, ainsi que l’oscillation confuse des points de vue que la théorie épiphénoméniste engendrait. En effet, Schopenhauer illustre à merveille le monstre logique qu’une telle hypothèse rencontre inévitablement. Selon lui, le monde n’est qu’une Volonté aveugle et obscure qui ne devient une Représentation qu’après que la Volonté a créé, au bout de la chaîne des espèces, le cerveau ou un gros ganglion similaire 3. L’emploi ponctuel que Jaurès fait de la notion d’image 1. H. Taine, De l’intelligence, Paris, Hachette, 1895, 2 t., [1870, augmentée en 1878, revue en 1883], t. 1, p. 6, et t. 2, p. 13. 2. Cf. Baillet, Taine et Schopenhauer, Mercure de France, 1er avril 1928 ; De l’intelligence (1870) devait être suivi comme son complément d’un traité De la volonté (1870) que ses travaux en histoire l’ont empêché de poursuivre. Cf. plus généralement, sur les relations complexes qu'entretenaient Bergson et Schopenhauer, A. François, Bergson, Schopenhauer, Nietzsche : volonté et réalité, Paris, PUF, 2009. 3. Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, trad. Ch. Sommer, V. Stanek et M. Dautrey, Paris, Gallimard, I, § 27, p. 331-332 ; II, chap. 21, p. 1580 : « Notre propre corps ne peut avoir une existence de cette nature [comme représentation] que dans un cerveau. Car la connaissance que j’ai de mon corps en tant qu’étendue remplissant l’espace et mobile est seulement médiate : elle est une image qui naît dans mon cerveau au moyen des sens et de l’entendement. Mon corps ne m’est donné de manière immédiate que dans l’action musculaire, dans la douleur ou dans le bien-être, lesquels participent d’abord et immédiatement de la volonté. – Toutefois, la réunion de ces deux modalités différentes de connaissance de mon corps nous transmet, par conséquent, cette compréhension plus poussée : toutes les autres choses qui, de la même manière, possèdent cette existence objective décrite ici, laquelle est d’abord dans mon cerveau, n’en sont pas pour autant moins présentes en dehors de mon cerveau, mais doivent également, en dernier ressort, précisément être en elles-mêmes ce qui dans la conscience de soi se révèle Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 134/544 134 BERGSON ET JAURÈS dans le passage cité se comprend par la thèse schopenhauérienne qu’il entend critiquer. Puisque la représentation ne renvoie à aucune chose dont elle serait le signe extérieur, Jaurès peut l’appeler plus volontiers une image, puisque dans cette hypothèse épiphénoméniste, le monde est la production spontanée du cerveau, aussi bien dit le fruit de l’imagination. Tout se passe comme si Bergson avait repéré dans la thèse de Jaurès un moyen de retourner contre l’adversaire ses propres armes. Après Jaurès qui dénonce le sophisme de Schopenhauer, Bergson peut à son tour pointer le statut hybride du cerveau dès lors qu’on en fait un appareil à fabriquer des représentations, puisqu’il flotte inévitablement entre la « chose en soi » et la représentation sans pouvoir se reposer sur aucune d’entre elles, et joue, comme l’écrit Jaurès, sur l’équivocité du mot « cerveau ». Puisqu’on veut que les mouvements intérieurs au cerveau créent le monde objectif, on affecte d’y voir « quelque chose qui serait plus ou moins une image, en tout cas d’une autre nature que l’image, et d’où la représentation sortirait par un véritable miracle » 1. De la partie sortirait le tout ! Mais à supposer que Bergson ait effectivement emprunté l’argument à Jaurès, il en étend suffisamment la fonction critique pour ne rien lui devoir. Car Jaurès utilise localement le terme d’image afin de montrer que le problème a été mal posé par les idéalistes subjectivistes. Abandonnant aussitôt le terme d’image, le réalisme qu’il défend retombe dans les termes mêmes qu’il avait dénoncés chez l’adversaire. Pourtant il est possible que l’argument contienne assez de mouvement pour qu’il ait conduit Bergson à risquer l’hypothèse d’« images en soi ». Au fond, Jaurès veut sauver l’argument de Schopenhauer du sophisme fantaisiste qu’il contient plus comme la volonté » ; cf. également La volonté de la nature, PUF, « Quadrige », p. 55 sq., p. 7079 (1re éd.), p. 46 sq., p. 63-72 (2e éd.), ou encore p. 126-127 : « C’est sur cette ligne mince [la connaissance] que flotte le monde comme représentation, c’est‑à-dire tout ce monde des objets étalé dans l’espace et le temps, qui en tant que tel ne saurait exister ailleurs que dans un cerveau ; aussi peu que les rêves, en tant que tels, existent pour le temps de leur durée. […] Chez l’animal, en fonction de ses besoins, la sensibilité aux impressions extérieures s’est accrue au point de nécessiter pour son usage un système nerveux et un cerveau : c’est uniquement pour cela qu’apparaît la conscience, comme fonction de ce cerveau, et en elle le monde objectif, dont les formes (espace, temps, causalité) constituent la manière selon laquelle cette fonction est accomplie ». 1. H. Bergson, Matière et mémoire, chap. 1, p. 18. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 135/544 JAURÈS, UN CHAÎNON MANQUANT 135 qu’il ne cherche à le détruire. La différence entre Schopenhauer et Jaurès tient qu’au lieu que les deux plans de la « chose en soi » et de la représentation n’oscillent arbitrairement, Jaurès veut les affirmer simultanément : « Il faut, pour retrouver la vérité, considérer simultanément et l’univers et le cerveau au double point de vue de la représentation et de l’énergie, et on verra alors que le cerveau, soit comme représentation, soit comme énergie, est contenu dans l’univers. » 1 On retrouve ici sa propre doctrine d’inspiration spinoziste. Mais Jaurès aurait dû voir que l’argument qu’il opposait à l’idéalisme pouvait affaiblir en retour son réalisme, et que le terme d’image, momentanément mobilisé, au lieu de défendre une doctrine contre une autre, avait en elle la vertu de les rejeter toutes, et d’offrir un plan métaphysiquement neutre qui eût révoqué la solution paralléliste qu’il défend en même temps que la solution épiphénoméniste qu’il combat. En effet, l’univers n'est une image dans le cerveau qu’à la condition de sauter dans l’ordre de l’en soi et d’entendre le cerveau non plus comme une image, mais comme une énergie. Schopenhauer joue sur les deux plans, alors que pour Jaurès il faut affirmer les deux plans en même temps pour s’apercevoir que le cerveauimage est contenu dans l’univers-image, et que le cerveau-énergie, qui a la puissance de produire l’univers-image, est à son tour contenu dans l’univers-énergie. Mais contre ce dernier argument, qu’est-ce qu’un « cerveau en soi » ? Jaurès ne mobilise‑t-il pas pour le concevoir des ressources que seule la représentation peut lui procurer. Car sitôt qu’on individue la « chose en soi », on la réinvestit nécessairement sur le plan de la représentation. Bref, elle redevient une image. Il ne peut donc y avoir d’autres cerveaux que celui dont nous avons l’image. Pourquoi alors redoubler le plan des images d’une doublure invisible emplie de forces et d’énergies en soi ? Je ne peux pas poser le cerveau, c’est‑à-dire mon corps, sans poser l’ensemble de l’univers, puisqu’il n’est qu’une image parmi d’autres. À 1. J. Jaurès, De la réalité du monde sensible, op. cit., p. 262. Il poursuit : « Et c’est en ne supprimant arbitrairement aucun des deux points de vue, que l’on comprendra la seule vérité solide qui subsiste sous la fantaisie de Schopenhauer, à savoir que le cerveau, considéré comme énergie, peut produire l’univers, considéré comme représentation. Il y a de l’énergie partout, hors du cerveau et dans le cerveau. Il y a de l’être partout, hors du cerveau et dans le cerveau. » Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 136/544 136 BERGSON ET JAURÈS moins de lui supposer aussi peu de réalité que les images qu’il est censé engendrer, je dois le reconnaître « en soi », à titre lui-même d’image. On voit comment les deux plans doivent se résorber, ceux de la représentation et de l’en-soi, en sorte qu’au lieu de les affirmer simultanément comme Jaurès, Bergson peut les confondre en les jetant sur un unique plan intermédiaire : le plan des images. L’article sur « Le cerveau et la pensée » 1, bien qu’écrit plus tard, était déjà indiqué en pointillé dans le premier chapitre de Matière et mémoire. Et Bergson reformulait là un argument qu’il a selon toute vraisemblance emprunté à Jaurès, mais qu’il a transformé assez, poussé au bout de sa logique, pour être conduit à ne plus parler d’idéalisme ou de réalisme en fonction de la « chose en soi » ou de la représentation, mais en fonction d’images et d’images seulement. Il était naturel que Bergson signalât dans la préface à la septième édition de Matière et mémoire cet article où l’argument se retrouve formulé nettement, car c’est probablement en lisant Jaurès qu’il a dû sentir la nécessité, peut-être pris l’audace, de parler d’« image en soi », s’il voulait parler de façon conséquente du réalisme et de l’idéalisme. Ainsi s’ouvre le premier chapitre de Matière et mémoire, et contre l’idée que s’y déploierait une nouvelle tabula rasa, nous espérons avoir apporté une première pierre à sa genèse possible, en introduisant entre Les Données immédiates et Matière et mémoire l’argument de Jaurès comme un chaînon manquant qui rend plus intelligible cette notion toujours mystérieuse d’« image en soi ». 1. H. Bergson, « Le cerveau et la pensée : une illusion philosophique » (1904), dans L’Énergie spirituelle, Paris, PUF, 2009, p. 191 et s. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 137/544 BE RG SON E T JAU RÈ S E N V IS ‑ À - V I S : UN E MÉ TA P H Y S I Q U E D U PO LI T I Q U E F A C E À UN E P O L I T I Q UE D U MÉ TA P H Y S I Q U E par Bruno ANTONINI Les travaux de recherches sur la philosophie de Jaurès se font de plus en plus nombreux ces dernières années, même si cela reste timide, loin derrière bien sûr le nombre de travaux universitaires ou autres sur Bergson. Bien plus rares sont les travaux comparatifs entre les philosophies de Bergson et de Jaurès ou même sur la « polémique » philosophique entre les deux philosophes, lancée par Jaurès dans le quatrième chapitre de sa thèse principale De la réalité du monde sensible. Signalons toutefois les analyses d’André Robinet, même partielles, sur ce conflit métaphysique entre les deux cothurnes de la rue d’Ulm, dans sa courte mais vigoureuse étude avec un choix de textes Jaurès et l’unité de l’être, chez Seghers, en 1964, dans la collection « Philosophes de tous les temps » (collection dans laquelle, l’année suivante, il commit un Bergson et les métamorphoses de la durée) ou encore dans son Péguy, face à Jaurès, Bergson et l’Église. Métaphysique et politique, en 1968, où nos deux philosophes sont en partie réunis. Robinet a été sensible à cette polémique centrale à l’approche du vingtième siècle, entre l’Essai sur les données immédiates de la conscience et De la réalité du monde sensible, puis entre cette dernière et Matière et mémoire. Ces questions furent traitées à nouveau par André Robinet dans sa contribution « Jaurès et Bergson », lors de la journée « Jaurès philosophe » de la Société d’études jaurésiennes du 11 octobre 1999 à Paris 1, où Robinet estima que la réédition, en 1902, de la thèse principale de Jaurès constituait pour ce dernier la volonté de confirmer de façon insistante ses 1. Cf. Jean Jaurès, Cahiers trimestriels, no 155, janvier-mars 2000. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 138/544 138 BERGSON ET JAURÈS objections adressées à l’Essai, et ce malgré les réponses feutrées ultérieures de Bergson dans Matière et mémoire, en 1896. Comme si, finalement, Jaurès pensait avoir déjà répondu et anticipé les réponses bergsoniennes avant même qu’elles ne fussent formulées ! Robinet poursuivit avec l’idée que L’Évolution créatrice constituait ainsi, en 1907, la réponse renouvelée et amplifiée de Bergson à ces objections… Lors de cette journée d’octobre 1999, le jeune Belge Frédéric Dufoing avait proposé une analyse intéressante de la contestation jaurésienne du moi isolé et « hors de l’effort » de Bergson, dans sa contribution « Jaurès, Bergson et Barrès : moi solidaire et moi égotiste ». Signalons aussi l’article de Marie Guertin, peu connu des Parisiens : « Jaurès et Bergson. Sur la guerre et la paix », à La Revue du Tarn, no 154, été 1994. Québécoise docteur en philosophie, Marie Guertin a réalisé sa thèse sur « la philosophie de la paix de Jean Jaurès », soutenue à l’Université de Toulouse-Le Mirail, en 1990. Les deux jeunes garçons s’affrontaient sans doute amicalement dans des joutes oratoires à l’École, comme on le raconte. Ils furent en tout cas concurrents très serrés dans le palmarès d’entrée à l’École et dans le rang de sortie, à l’agrégation. Dans deux lettres des 25 juin et 4 juillet 1881 à son condisciple Charles Salomon, Jaurès surnomme, plutôt amicalement, Bergson « Miss », comme le surnommaient familièrement ses camarades de l’École 1. Dans ses lettres à Salomon, Jaurès se préoccupait à plusieurs reprises du sort de Bergson lors de leur formation et juste après, pendant leur premier poste de professeur, mais apparemment sans jamais le contacter directement. Jaurès fut plus acerbe et manifestement plus offensif que Bergson. Le ton employé le signifie souvent, ou quelques autres reparties occasionnelles parfois peu amènes et qui traduisent même la hargne, la colère et même parfois le mépris pour son condisciple, comme lorsque Jaurès tançait ceux qui s’affairaient à aller assister au Cours de Bergson au Collège 1. Œuvres de Jean Jaurès. Les années de jeunesse, 1859-1889, Paris, Fayard, 2009, p. 83 et 112. Cette allusion amicale à Bergson fut coupée par Lévy-Bruhl dans l’annexe à son Esquisse biographique, en 1924, mais rétablie par la récente édition chez Fayard du tome I des Œuvres de Jean Jaurès par la Société d’études jaurésiennes citée présentement. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 139/544 BERGSON ET JAURÈS EN VIS-À-VIS 139 de France. Dans son essai La gloire de Bergson, François Azouvi rappelle que Jaurès aurait confié, en 1913, au socialiste Mairey : « Si la nature avait prévu qu’au cours de son évolution elle dût un jour produire un Bergson, elle se serait arrêtée au stade des mollusques. » 1 Mais Bergson ne lui en tint pas rigueur, et c’est en souvenir bienveillant pour son « petit camarade » qu’il accepta la première mission secrète que lui proposa Aristide Briand, en 1915, au nom du gouvernement français, pour aller rencontrer le Président Wilson à Washington, pour le convaincre de faire entrer au plus vite les États-Unis dans la guerre en Europe afin de précipiter la paix et sauver les démocraties européennes (la seconde mission ayant été en 1917 pour convaincre le Président Wilson d’aider la Russie pour qu’elle reste dans la guerre pour aider les alliés), comme le rappelle Marie Guertin 2 dans son article à La Revue du Tarn, précédemment cité. Bergson et Jaurès se rejoignaient donc dans le pacifisme et la diplomatie, par-delà la mort du second. Sauf erreur et ignorance de ma part, jamais Bergson n’a nommément répondu à Jaurès ni polémiqué ouvertement avec lui dans ses écrits ou ses conférences. L’inverse n’est pas vrai : Jaurès ne s’est jamais gêné, notamment déjà dans sa thèse principale De la réalité du monde sensible, soutenue en 1892, dans laquelle, au chapitre IV « La sensation et la quantité », il défend l’idée que la quantité est aussi une donnée immédiate de la conscience et s’oppose au concept bergsonien de « qualité pure » de l’Essai tendant, selon Jaurès, à « briser tout lien intime de la sensation et du moi avec l’espace » pour « détruire dans la sensation la quantité intensive elle-même » 3, empêchant du coup de penser l’intensité de la sensation et de l’être. Pour Jaurès, la quantité est donc essentielle à la sensation, intérieure à elle et non pas artificiellement plaquée sur elle pour les besoins du langage et de la vie sociale. 1. François Azouvi, La gloire de Bergson. Essai sur le magistère philosophique, Paris, Gallimard, « NRF Essais », 2007, chap. VII : « Le bergsonisme entre nationalisme et antiparlementarisme », p. 202. 2. Marie Guertin, « Jaurès et Bergson sur la guerre et la paix », Revue du Tarn, no 154, été 1994, p. 212-213. 3. Jean Jaurès, De la réalité du monde sensible, Paris, Éd. Rieder, t. VIII, 1937, présentation de Max Bonnafous ; chap. IV : « La sensation et la quantité », p. 110-111. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 140/544 140 BERGSON ET JAURÈS Deux approches philosophiques donc, pour deux approches du monde, du moi, de l’être. Deux tempéraments aussi. Deux approches de l’action sociale et de l’engagement également. Mais ces deux approches sont-elles si antinomiques qu’elles le paraissent ? N’y a‑t-il pas sinon une convergence in fine, du moins une complémentarité des deux approches et, partant, des deux philosophes, pour répondre aux problèmes métaphysicopolitiques de leur temps qui est peut-être un peu le nôtre encore ? Qu’y a‑ t-il donc de commun, ou même de convergent, au sein même et aussi en deçà de ce qui les divise ? BERGSON ET JAURÈS FACE À SPENCER Jaurès et Bergson furent marqués par le kantien et républicain Jules Lachelier, auquel l’antikantien Bergson dédia sa thèse principale (« Hommage respectueux »), et par le leibnizien et non moins républicain Émile Boutroux, auquel Jaurès dédia sa thèse complémentaire (« Magistro meo Émile Boutroux »), comme une sorte de chassé-croisé se poursuivant encore sans que Lachelier et Boutroux soient opposés 1. En deçà des faits, voyons donc quels sont les concepts en présence entre eux deux et les clivages philosophiques qu’ils orchestrèrent plus ou moins explicitement pour s’agencer, malgré eux sans doute, en une « harmonie finale »… Pour cela, partons d’abord d’une source ou référence commune à un auteur auquel ils se sont confrontés dès le début de leur carrière philosophique – Bergson s’en étant même revendiqué à ses débuts – et qu’ils ont dépassé chacun à leur façon : leur contemporain Herbert Spencer (18201903) et son évolutionnisme. Bergson l’a « enjambé », dépassé ; Jaurès l’a 1. Laurent Fedi a bien montré l’emprunt décisif de Bergson à Boutroux dans l’Essai, dans son article « Bergson et Boutroux, la critique du modèle physicaliste et des lois de conservation en psychologie », dans la Revue de métaphysique et de morale, no 2, 2001, p. 97118. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 141/544 BERGSON ET JAURÈS EN VIS-À-VIS 141 sinon dépassé, du moins évité, écarté. Essayons de voir, en tout cas, si c’est dans leur attitude philosophique à l’égard de Spencer que l’on peut retrouver la différence de posture philosophique de l’un et de l’autre. C’est dans La Pensée et le Mouvant que Bergson rappelle que la philosophie des Premiers principes, de Spencer, notamment son évolutionnisme 1, a été au point de départ de sa pensée, vers 1880. Mais assez vite, Bergson prit ses distances avec Spencer, comme il l’écrit le 9 mai 1908, à son ami William James : Je ne puis m’empêcher d’attribuer une grande importance au changement survenu dans ma manière de penser pendant les deux années qui suivirent ma sortie de l’École normale, de 1881 à 1883. J’étais resté très imbu, jusque-là, de théories mécanistiques auxquelles j’avais été conduit de très bonne heure par la lecture de Herbert Spencer, le philosophe auquel j’adhérais à peu près sans réserve 2. 1. En 1862, dans ses Premiers principes (IIe partie : « Le connaissable », chapitre XIV : « La loi de l’évolution », p. 280-281), Herbert Spencer écrit : « 115. – L’évolution est donc, sous son aspect primaire, le passage d’une forme moins cohérente à une forme plus cohérente par suite de la dissipation du mouvement et de l’intégration de la matière. [… Caractère qui] se montre dans ces derniers changements que nous découvrons dans toutes les sociétés et dans les produits de la vie sociale. Et partout l’unification se produit simultanément dans plusieurs directions. Il y a agrégation progressive aussi bien dans l’évolution du système solaire que dans celui d’une planète, d’un organisme, d’une nation. […] Et alors, outre l’augmentation de rapprochement entre les parties composant le tout et entre les composants de chaque partie, il y a accroissement de la combinaison qui produit leur dépendance mutuelle. […] Depuis les formes plus inférieures de la vie jusqu’aux plus élevées, le degré de développement est indiqué par le degré suivant lequel les diverses parties constituent un assemblage coopérateur, suivant lequel elles sont intégrées en un groupe d’organes vivant les uns par les autres et les uns pour les autres. Le même contraste est évident entre les sociétés non développées et les sociétés développées : il y a une coordination toujours croissante des parties. Et la même chose est vraie pour les produits sociaux, pour la science par exemple… » Au chapitre XV, page 310, § 127, Spencer ajoute que ce passage de l’évolution s’effectue « aussi de l’uniforme au multiforme » ; et, au chapitre XVI, il rectifie et affine encore, p. 329, § 138 : « l’évolution est le changement d’une homogénéité indéfinie et incohérente en une hétérogénéité définie et cohérente qui accompagne la dissipation du mouvement et l’intégration de la matière ». Il modifie successivement sa formule de l’évolution par un raisonnement logico-déductif et par une démarche rappelant le tâtonnement expérimental, encore à la fin du chapitre XVII, p. 345, en ajoutant l’adverbe « relativement » : « … d’une homogénéité RELATIVEMENT indéfinie et incohérente en une hétérogénéité RELATIVEMENT définie et cohérente… ». 2. Lettre de Henri Bergson à William James du 9 mai 1908, Mélanges, Paris, PUF, 1972, éd. Robinet, p. 765. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 142/544 142 BERGSON ET JAURÈS À propos de nos « premiers principes », ceux de la raison revisités par Spencer, Bergson déclare, dans son Cours au lycée de Clermont-Ferrand, en 1887-1888, dans la 23e leçon sur « les principes directeurs de la connaissance » : Ainsi, par une série de perfectionnements gradués, l’humanité est arrivée à contracter cette habitude d’une manière si durable qu’aujourd’hui elle fait partie de notre nature même. Nous naissons avec une disposition naturelle à formuler des principes rationnels ; nous les appliquons inconsciemment. La forme de notre cerveau s’est modifiée de telle sorte que nous ne pouvons pas penser sans eux, et, en ce sens, on peut dire aujourd’hui que ces principes sont innés, mais ils ne l’ont pas toujours été 1. Légère différence de présentation de la théorie de Spencer chez Jaurès professeur au lycée d’Albi, en 1882-1883, lorsqu’il dit à ses élèves de terminale, au sujet des notions morales et des idées de juste et d’injuste : elles sont innées et elles apparaissent comme quelque chose d’absolu et d’irrésistible, mais ce n’est là qu’une apparence. En fait ces notions morales n’ont pas leurs racines dans le fond naturel de la race humaine et son essence même. Elles ont été acquises par un long travail et fixées par une suite de transmissions. Mais d’où vient que la conscience morale de l’humanité se transforme aussi incessamment ? C’est en vertu de cette loi de l’évolution qui met toute chose vivante en équilibre et en harmonie avec son milieu et qui la fait changer sans cesse pour l’adapter à ce milieu changeant 2. Ici, Jaurès, tout comme Bergson à propos de cette idée d’innéisation des acquis, adhère indirectement et partiellement à Spencer en adhérant implicitement à Lamarck – dont Spencer s’est réclamé tout au long de sa vie – et à son idée de transmission héréditaire des caractères acquis. C’est sur la notion d’évolution discutée par chacun chez Spencer que Bergson et Jaurès ont pris le large de leurs divergences. Bergson conclut à l’insuffisance de la théorie spencérienne de l’évolution sans être aussi critique que Jaurès qui consacra un cours à la « Doctrine d’Herbert Spencer », dans la 3e leçon du Supplément du Cours, sans vraiment l’attaquer frontale1. Henri Bergson, Cours I : « Leçons de psychologie et de métaphysique », 23e leçon : « Les principes directeurs de la connaissance (suite) », Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 1999 (éd. Henri Hude), Avant-propos de Henri Gouhier, p. 148. 2. J. Jaurès, Cours de philosophie, 41e leçon : « Morale de l’évolution », p. 387 (Éd. Vent Terral, 2005, présentation et annotations de Jordi Blanc). Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 143/544 BERGSON ET JAURÈS EN VIS-À-VIS 143 ment, et l’évoqua dans cette 41e leçon sur la « Morale de l’évolution » et dans la 24e leçon « Origine des idées de cause et de substance ». Presque dix ans plus tard, Jaurès se fait plus vindicatif contre Spencer dans De la réalité du monde sensible lorsqu’il écrit notamment : « Quand Spencer affirme que la loi de l’univers est le passage de l’homogène à l’hétérogène, il a raison, sans doute, s’il se borne à constater un fait. Mais s’il prétend formuler une explication métaphysique du monde, il se trompe… » 1 Mais d’abord, ils semblent, sans convergences ouvertes et reconnues, se retrouver sur les mêmes constats et conclusions. De son côté, Bergson prit congé de Spencer 2 lorsqu’il découvrit l’impasse de sa mécanique en laquelle il vit qu’elle contenait une conception erronée du mouvement et de toutes ses définitions traditionnelles, réduit à n’être qu’un ensemble de positions, niant toute durée, concept clé que Bergson élaborera dans l’Essai, avec une nouvelle conception du mouvement, en vue d’offrir, à terme, un autre évolutionnisme, un « évolutionnisme vrai, où la réalité serait suivie dans sa génération et sa croissance », comme il l’écrit dans son introduction à L’Évolution créatrice. Bergson a soldé son passif spencérien, et même réglé ses comptes avec son ancien « maître à penser », dans les toutes dernières pages de L’Évolution créatrice, où il reprend son expression d’« évolutionnisme vrai ». Jaurès traita aussi de cette négation du mouvement, mais sans citer Spencer, dans le chapitre VI de sa thèse principale, intitulé « De l’espace », en se référant aux paradoxes de Zénon d’Élée sur Achille et sa tortue qu’il ne rattrapera mathématiquement jamais et sur la flèche qui n’atteindra jamais non plus mathématiquement sa cible, en entendant « ramener le problème de l’espace et du mouvement au problème de l’être et de la multiplicité » 3 en rappelant « l’affinité intime de l’espace et de l’être » 4 chez les Éléates. 1. J. Jaurès, RMS, chap. I : « Le problème et la méthode », p. 25. 2. Lire la note 4 de l’introduction de l’édition critique de L’Évolution créatrice, note rédigée par Arnaud François (PUF, « Quadrige », 2007, p. 391-392). 3. J. Jaurès, RMS, chap. VI : « De l’espace », p. 208. 4. Ibid. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 144/544 144 BERGSON ET JAURÈS UNE MÉTAPHYSIQUE DU POLITIQUE POUR UN ÉVOLUTIONNISME VITALISTE DU SOCIAL Quoi qu’il en soit, les chemins de Bergson et Jaurès se mirent à diverger sur un constat pourtant quasi commun des limites de la doctrine spencérienne (sur fond de sa faillite métaphysique quant à la notion de mouvement), et leur dissension métaphysico-politique va prendre forme sur la question de l’évolution, la place à lui donner dans l’interprétation de l’histoire, la formation des sociétés, la critique du capitalisme, la démocratie, l’homme, l’humanité… Puisqu’il est convenu, chez Spencer déjà fortement, qu’une société est comme un organisme vivant, une organisation complexe sur laquelle on peut transposer à peu près des lois d’évolution des espèces, il est permis de penser que les sociétés obéissent à des principes organisateurs qui les structurent et les déterminent historiquement. C’est ainsi que la réponse – ou version – de Bergson sera d’établir un « organisme social » du clos et de l’ouvert 1 (comme pour les religions, les morales et les âmes auxquelles les sociétés s’identifient). Cette célèbre distinction des Deux sources de la morale et de la religion permet à Bergson de développer sa métaphysique du politique en théorisant le social de façon discontinue et, apparemment, sans finalisme historique optimiste – même pas tendanciellement – puisque le clos sommeille au moins en chaque société, même les plus actuelles ; j’ai envie de dire que toute société est d’abord close pour Bergson, même lorsqu’elle est ouverte, tel un fond primitif persistant de la biologie et de la psychologie qui couve, menaçant toujours d’un possible repli réactif, d’une régression 1. La philosophie de l’Histoire de Spencer défendait l’idée que les sociétés guerrières, fermées, hiérarchiques et figées, feraient place peu à peu à des sociétés ouvertes, dynamiques, productrices, par l’industrie et la généralisation de la liberté individuelle et des contrats rendant à terme l’État inutile et dépérissant. Là se trouve en partie une source inspiratrice du clos et de l’ouvert du bergsonisme. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 145/544 BERGSON ET JAURÈS EN VIS-À-VIS 145 instinctive, qui s’inscrirait au cœur du social et déterminerait l’Histoire, celle de la société, de toutes et du monde. Ces sociétés closes, animées de l’instinct guerrier provenant de l’intact instinct vital, qui ne pensent qu’à elles et qui sont prêtes à le montrer égoïstement en agressant les autres si elles le jugent utiles pour elles, sont des sociétés peureuses et statiques, sociétés narcissiques ataviques, nationalistes, du temps de Bergson (?) – et non pas patriotiques – ; ces sociétés ne s’ouvrent pas à l’un/l’universel, à l’humanité. Manifestement, Bergson a « touché » quelque chose de profond dans l’humain et dans le social, quelque chose de pas du tout jaurésien : une sorte de « méta-biopolitique » où le vital se dépasse dans le social, où la société close ne devient ouverte, dynamique, que par un saut qualitatif, un palier brutalement atteint et non progressif – on est loin du gradualisme de Jaurès ! – suscité par Dieu, cette force créatrice qui convertit avec la religion – ce sexe des peuples chez Bergson – par l’instinct et par l’intelligence, pour accoucher un jour sinon de l’Humanité, de l’unité humaine et de la paix définitive, du moins de « l’âme ouverte » en l’homme et que de grands hommes, héros ou mystiques, incarneront providentiellement. Dans le dernier chapitre des Deux Sources, Bergson écrit, à propos de la fraternité comme réunion de la liberté et de l’égalité dans notre triptyque républicain : « Qu’on prenne de ce biais la devise républicaine, on trouvera que le troisième terme lève la contradiction si souvent signalée entre les deux autres, et que la fraternité est l’essentiel : ce qui permettrait de dire que la démocratie est d’essence évangélique, et qu’elle a pour moteur l’amour. » 1 Puisque « Dieu est amour » dans la religion que Bergson ambitionnait d’embrasser, Dieu est au cœur de la société démocratique chez lui – société ouverte comme amour de l’humanité – et que Bergson présente comme opposée à la nature : « Nous avons simplement voulu montrer dans l’état d’âme démocratique un grand effort en sens inverse de la nature » 2 ; et, dans un élan rousseauiste contre la propriété comme origine de la guerre 1. H. Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, Paris, PUF, « Quadrige », Première édition critique sous la direction de Frédéric Worms, 2008, chap. IV : « Remarques finales. Mécanique et mystique », p. 300. 2. Ibid., p. 302. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 146/544 146 BERGSON ET JAURÈS dès lors naturelle, Bergson ajoute, dans un élan tout hobbésien, que « l’instinct guerrier est si fort qu’il est le premier à apparaître quand on gratte la civilisation pour retrouver la nature » 1. Bergson pense donc l’ouvert comme au-delà de la nature : une société ouverte est et ne peut qu’être le résultat d’un effort de mise à distance de la nature, des instincts primitifs égoïstes et guerriers : une méta-physique du politique. La démocratie est donc une victoire toujours provisoire sur la nature, et la société naturelle est une impasse guerrière. N’est-ce pas sur cette idée que nous pouvons déceler un point d’approche et d’accroche entre Bergson et Jaurès, les réunissant au-delà de la mort du second, non pas diplomatiquement comme en 1915 et en 1917, mais philosophiquement ici, dix-huit ans après l’assassinat du grand tribun ? UNE POLITIQUE DU MÉTAPHYSIQUE AU CŒUR D’UN ÉVOLUTIONNISME PROGRESSISTE DE L’HISTOIRE Certes, il n’y a pas de fonction fabulatrice des mythes et des rites religieux pour sauver la cohésion sociale, chez Jaurès, mais une fonction régulatrice de l’État (transmuant la République en socialisme) pour une politique de réalisation des valeurs, de la plénitude de l’humanité (l’homme individu et genre) comme la réalité idéale est l’actualisation de la puissance d’unité de l’être. Voyons donc comment s’élabore cette politique du métaphysique de Jaurès, cette politique du retour à l’unité de l’être dans l’humanité. Exhortant la jeunesse à venir au socialisme pour se diriger vers « l’harmonie souveraine », Jaurès s’exclame, le 22 janvier 1914, aux Sociétés savantes, à l’occasion des obsèques de Francis de Pressensé : Méfiez-vous de ceux qui vous mettent en garde contre ce qu’ils appellent les systèmes et qui vous conseillent, sous le nom de philosophie de l’instinct ou de l’intuition, l’abdication de l’intelligence. […] Et moi, je vous dis que l’intuition n’est rien, si elle n’est pas la perception rapide et géniale d’analogies jusque-là 1. Ibid., p. 303. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 147/544 BERGSON ET JAURÈS EN VIS-À-VIS 147 insoupçonnées entre des ordres de phénomènes qui paraissaient distincts. C’est par l’analogie, c’est par une intuition, non pas d’instinct et de hasard et de sentiment, mais de pensée, que Newton a trouvé le système du monde, que Lamarck a entrevu la loi de l’évolution universelle, que Claude Bernard, avec des hypothèses vérifiées, mais hardies, a pénétré dans le domaine de la physiologie vivante 1. Rejetant l’inhérence bergsonienne du vital au social dans l’élan vital, Jaurès pense que la diversité des formes sociales (et ce que Spencer appelait les « produits sociaux » que sont la science, la religion, l’art) relève d’un processus évolutif de type endogène. Dans sa conférence sur « Bernstein et l’évolution de la méthode socialiste », le 10 février 1900, devant le Groupe des étudiants collectivistes, Jaurès affirma : « Par exemple, au XIXe siècle, il y a des forces qui s’appellent la science, l’Église, la démocratie, et chacune de ces forces a sa logique interne, sa loi propre de développement… Ainsi la science a sa loi qui, dans une certaine mesure, est indépendante des phénomènes économiques. » Entendant contester d’abord et surtout ici l’interprétation matérialiste marxiste de l’histoire, Jaurès poursuivit : Ah ! Je sais bien que même entre les théories les plus générales en apparence de la science et le mouvement économique il y a des liens ; […] je sais que cette grande thèse de Lamarck : la nature créant des organes nouveaux pour des fonctions nouvelles, a pu lui être suggérée par le spectacle du XVIIIe siècle finissant où tant de besoins humains nouveaux se créaient révolutionnairement des organes nouveaux ; je sais aussi que la thèse de Darwin sur la lutte pour la vie et la réfection des espèces a pu lui être suggérée analogiquement par le spectacle des luttes économiques… ; mais… ces conceptions… suivent leur développement logique et produisent leurs effets sans consulter les convenances du mouvement économique 2. Jaurès préfère donc l’analogie à l’instinct, l’intuition analogique de l’intelligence, de la raison, à l’intuition instinctive pour penser une autonomie des forces et formes sociales et des institutions. Même si Bergson dans Les Deux Sources peut se retrouver partiellement sur les positions de 1. Jean Jaurès. Anthologie, présentée par Louis Lévy, préface de Madeleine Rebérioux, Paris, Calmann-Lévy, 1983, p. 277. 2. J. Jaurès, « Bernstein et l’évolution de la méthode socialiste », conférence faite le 10 février 1900, sous les auspices du Groupe des étudiants collectivistes de Paris, à l’Hôtel des Sociétés savantes, sous la présidence de Jean Allemane, in Études socialistes II : 18971901, Paris, Éd. Rieder, 1933 ; textes rassemblés, présentés et annotés par Max Bonnafous, p. 125-126. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 148/544 148 BERGSON ET JAURÈS Jaurès (avec l’idée d’une autonomie et d’une analogie entre sciences), il n’en reste pas moins que Jaurès ne partage pas l’idée bergsonienne d’une « nature humaine en tant que prédisposée à une certaine forme sociale » ni d’une « société humaine naturelle, vaguement préfigurée en nous » et qui « correspondrait, dans le domaine de l’activité raisonnable et libre, à ce qu’est le dessin cette fois précis de la fourmilière ou de la ruche dans le cas de l’instinct, à l’autre point de l’évolution » 1. Jaurès n’entend pas, comme Bergson l’entend, « creuser d’abord sous l’acquis, puis sous la nature, et […] se replacer dans l’élan même de la vie » 2, mais plutôt se projeter et penser la vie sous le registre de l’action, au cœur du socialisme comme projet de civilisation et d’accomplissement de l’humanité. À l’intuition, à la durée, à l’élan vital, au clos et à l’ouvert de Bergson, Jaurès oppose et propose une théorie du développement de l’humanité (pensé sous le vocable de l’évolution) et de l’histoire actualisant sa puissance par un socialisme dont l’enjeu est le retour à l’unité humaine, de l’individu (au travail et en tant que citoyen), des classes, des nations et de l’humanité par la « paix définitive » et le socialisme. Au fil de l’action politique (palpitante) de Jaurès, de ses soubresauts et 1. H. Bergson, Les Deux Sources, chapitre IV, p. 291 et 292. Précédemment, Bergson affirme, pages 289 et 290 : « Mais la nature est indestructible. On a tort de dire “Chassez le naturel, il revient au galop”, car le naturel ne se laisse pas chasser. Il est toujours là. Nous savons ce qu’il faut penser de la transmission des caractères acquis. Il est peu probable qu’une habitude se transmette jamais […]. C’est dans les mœurs, dans les institutions, dans le langage même que se déposent les acquisitions morales ; elles se communiquent ensuite par une éducation de tous les instants ; ainsi passent de génération en génération des habitudes qu’on finit par croire héréditaires. Mais tout conspire à encourager l’interprétation fausse : un amour-propre mal placé, un optimisme superficiel, une méconnaissance de la vraie nature du progrès, enfin et surtout une confusion très répandue entre la tendance innée, qui est transmissible en effet du parent à l’enfant, et l’habitude acquise qui s’est souvent greffée sur la tendance naturelle. […] Rien de plus instructif à cet égard que l’œuvre biologique et psychologique de Herbert Spencer. Elle repose à peu près entièrement sur l’idée de la transmission héréditaire des caractères acquis. Et elle a imprégné, au temps de sa popularité, l’évolutionnisme des savants. Or elle n’était chez Spencer que la généralisation d’une thèse, présentée dans ses premiers travaux, sur le progrès social : l’étude des sociétés l’avait d’abord exclusivement préoccupé ; il ne devait venir que plus tard aux phénomènes de la vie. De sorte qu’une sociologie qui s’imagine emprunter à la biologie l’idée d’une transmission héréditaire de l’acquis ne fait que reprendre ce qu’elle avait prêté. » 2. Ibid., p. 291. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 149/544 BERGSON ET JAURÈS EN VIS-À-VIS 149 de son rythme soutenu, se profile donc assez explicitement une politique du métaphysique en ce que Jaurès cherche, expérimente une « méthode socialiste » aux soubassements métaphysiques de l’unité de l’être, selon la « double méthode d’enveloppement et de développement, d’anticipation et d’analyse » 1 de sa thèse principale, directement inspirée de la théorie de la préformation de Leibniz, par laquelle se dessine politiquement un « évolutionnisme révolutionnaire », d’après l’expression célèbre d’« évolution révolutionnaire » que Jaurès emprunte au Marx de l’Adresse du Comité central à la Ligue des communistes, en 1850, à Londres. Jaurès remodèle cette notion marx-engelsienne en méthode réformiste d’action révolutionnaire, de transmutation de la République bourgeoise en socialisme en tant que République sociale ou « République jusqu’au bout » : le collectivisme, prolongeant le principe républicain de souveraineté politique du peuple jusque dans l’économie, par la propriété sociale. Dans son célèbre article « République et socialisme », en octobre 1901, Jaurès écrit : Je me préoccupais surtout d’introduire jusque dans la société d’aujourd’hui des formes nouvelles de propriété, à la fois nationales et syndicales, communistes et prolétariennes, qui fissent peu à peu éclater les cadres du capitalisme. C’est dans cet esprit que lorsque la Verrerie ouvrière fut fondée, je pris délibérément parti contre les amis de Guesde, qui, dans les réunions préparatoires tenues à Paris, voulaient la réduire à n’être qu’une verrerie aux verriers, simple contrefaçon ouvrière de l’usine capitaliste. Je soutins de toutes mes forces ceux qui voulurent en faire et qui en ont fait la propriété commune de toutes les organisations ouvrières, créant ainsi le type de propriété qui se rapproche le plus, dans la société d’aujourd’hui, du communisme prolétarien. J’étais donc toujours dirigé par ce que Marx a nommé magnifiquement l’évolution révolutionnaire. Elle consiste, selon moi, à introduire dans la société d’aujourd’hui des formes de propriété qui la démentent et qui la dépassent, qui annoncent et préparent la société nouvelle, et par leur force organique hâtent la dissolution du monde ancien. Les réformes ne sont pas des adoucissants : elles sont, elles doivent être des préparations 2. 1. J. Jaurès, RMS, chapitre VII : « De l’infini », p. 246. 2. J. Jaurès, « République et socialisme », article de La Petite République du 17 octobre 1901, in ES II, p. 272. La Verrerie ouvrière à laquelle Jaurès fait allusion est celle d’Albi, dans le Tarn, créée en 1896 à son initiative et sous l’impulsion des verriers carmausins en grève. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 150/544 150 BERGSON ET JAURÈS Cette méthode socialiste dite du « réformisme révolutionnaire » apparaît comme le parangon de l’évolutionnisme jaurésien, de type organiciste et transposé en politique. Une méthode de conversion du mode de production capitaliste en mode socialiste qui devra se faire sans crise mais progressivement et en douceur, comme par une évolution toute naturelle de dépassement et de dissolution, sans heurter l’ordre ancien, mais en l’enveloppant dans l’ordre nouveau qui devra émerger et se développer à côté et aussi à partir de lui, après une longue période de coexistence de ces deux modes de production : L’histoire démontre que des formes diverses et même contradictoires ont souvent coexisté : longtemps la production corporative et la production capitaliste ont fonctionné côte à côte : tout le XVIIe et tout le XVIIIe siècles sont faits du mélange des deux, et longtemps aussi le travail libre agricole et le servage avaient coexisté. Et je suis convaincu que dans l’évolution révolutionnaire qui nous conduira au communisme, la propriété collectiviste et la propriété individuelle, le communisme et le capitalisme seront longtemps juxtaposés. C’est la loi même des grandes transformations 1. Jaurès parle aisément d’« évolution » vers le socialisme et de « développement » économique et social de l’humanité, même s’il n’établit pas clairement de distinction précise, consciente et volontaire. Il est resté « classique » en restant fidèle à une théorie du développement, adossée à celle de la préformation d’origine leibnizienne 2. Il reste donc fidèle analogiquement à l’embryologie et à l’idée de réalisation d’un plan, de prédétermination, et même d’idée directrice (qu’il reprendra explicitement à Claude Bernard lors de sa conférence de Buenos Aires de septembre 1911 intitulée « La force de l’idéal » 3). Jaurès justifie sa théorie préformationniste du 1. J. Jaurès, « Question de méthode », article-préface du 17 novembre 1901 sur le Manifeste communiste de Marx et d’Engels, aux Cahiers de la Quinzaine de Charles Péguy, in ES II, p. 249. 2. Cette théorie de la préformation affirme que l’être vivant en sa forme achevée préexiste déjà entièrement formé dans l’œuf et se développe de façon continue par grossissement ou déploiement. C’est cette théorie (au départ de Garden et Hartsoeker puis d’Andry sur l’animalcule spermatique) que Leibniz reprend dans son Système nouveau de la nature et de la communication des substances dans le Journal des savants des 27 juin et 4 juillet 1695. 3. « La force de l’idéal », conférence de J. Jaurès à Buenos Aires (Argentine) en septembre 1911, parue dans La Vanguardia du 20 septembre 1911, traduite de l’espagnol Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 151/544 BERGSON ET JAURÈS EN VIS-À-VIS 151 développement en ce qu’elle s’inscrit pleinement dans une sorte de vision téléologique qui garde quelque chose de dogmatique et qui constitue tout le fond d’une ontologie de la lutte dont le socialisme est le but, le réformisme le moyen et la République le cadre. Dressant comme figure une analogie – et non une inhérence – entre le vivant et le social, Jaurès déclare, dans « La force de l’idéal », que, pour organiser toutes ces forces (du travail des prolétaires) et les équilibrer, il faudra avoir un plan, une idée directrice, c’est‑à-dire un grand idéal social. […] Dans la mesure où il est possible de comparer les choses de la nature aux choses de l’humanité, l’idéal social serait donc l’idée directrice de l’organisme social dans un sens de transformation profonde. […] La nature… est un cri d’espérance et l’histoire humaine également. Dans la nature, on constate la force ascensionnelle de la vie et dans l’humanité et dans l’histoire, la force ascensionnelle de la justice. Jaurès y décrit tout un processus évolutif de la nature et de la vie qui part de la première molécule amorphe jusqu’à l’homme, forme la plus développée de la vie. Au sommet de cette force ascensionnelle se trouve l’homme, et c’est l’homme lui-même qui se donne pour mission de poursuivre l’ascension, et, dépassant le vivant, prolonge l’évolution dans le social, c’est‑à-dire dans l’histoire, en réalisant l’idée de justice entre tous les hommes : « Cette force ascensionnelle de la vie, qui élève la nature, est égale à l’idée de justice dans l’histoire des hommes. » Ce n’est pas le vivant ou vital qui s’élance dans le social en lequel il se trouverait déjà et toujours, mais ce sont le social et l’historique qui transcendent le vivant et la nature dans l’idéal de justice pour affirmer la vie ! L’évolutionnisme progressiste de Jaurès, associant le socialisme et la vie, contient l’idée de réalisation politique d’une évolution idéale en droite ligne de son idée métaphysique d’identité de l’idéal et du réel à partir de l’identité du possible et du réel, qui est tout le fond de sa métaphysique de l’unité de l’être. Une « idée directrice », un « plan de la nature » est donc à l’œuvre dans l’Histoire, où l’Humanité poursuit une finalité, un but idéal que consacre l’avènement de la justice parmi les hommes. Dans son article à La Petite République du 7 septembre 1901, intitulé « Le socialisme et la par Peytavi de Faugères, document dactylographié en possession du Centre national et musée Jean-Jaurès à Castres (Tarn). Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 152/544 152 BERGSON ET JAURÈS vie », il écrit que « c’est donc seulement par l’abolition du capitalisme et l’avènement du socialisme que l’humanité s’accomplira » et que « partout donc et toujours le socialisme est une force vivante dans le sens et l’ardent courant de la vie. […] ; il est une grande force de vie, mêlée à toute la vie et capable bientôt d’en prendre la direction » 1. L’évolutionnisme progressiste de Jaurès pose donc une finalité historique optimiste avec l’unité comme horizon ontologico-politique, dans la conciliation de l’idéalisme et du matérialisme dans la conception de l’histoire. Dans sa célèbre conférence du même nom « Idéalisme et matérialisme dans la conception de l’histoire », le 12 décembre 1894, déjà il affirmait aux étudiants collectivistes : « Ainsi, les êtres sans nombre qui ont évolué, en même temps qu’ils ont subi une loi, ont collaboré, par une aspiration secrète à la réalisation d’un plan de vie. Le développement de la vie physiologique comme de la vie historique a donc été fait ensemble idéaliste et matérialiste. » 2 Par son évolutionnisme finaliste idéaliste et non « créationniste », Jaurès affirme : « L’humanité, dès son point de départ, a pour ainsi dire une idée obscure, un pressentiment premier de sa destinée, de son développement. Avant l’expérience de l’Histoire, avant la constitution de tel ou tel système économique, l’humanité porte en elle-même une idée préalable de la justice et du droit, et c’est cet idéal préconçu qu’elle poursuit, de forme de civilisation en forme supérieure de civilisation… » 3 Au clos et à l’ouvert de Bergson, en 1932, semblent se substituer déjà la puissance et l’acte chez le Jaurès de la fin du XIXe siècle ; à l’idée bergsonienne de l’existence de Dieu établie sur la base de l’aspiration à la justice dans le Cours de Bergson à ses lycéens de Clermont-Ferrand (préfi1. J. Jaurès, « Le socialisme et la vie », article à La Petite République du 7 septembre 1901, in ES II, p. 353 et 357-358. 2. J. Jaurès, « Idéalisme et matérialisme dans la conception de l’histoire », conférence aux étudiants collectivistes de Paris, salle d’Arras, le 12 décembre 1894, in ES II, p. 19. 3. Ibid., p. 7. Parlant de « préformation cérébrale de l’humanité », Jaurès affirme que « dès le début de sa vie, avant même la première manifestation de sa pensée, l’homme a ce que l’on peut appeler le sens de l’unité, […] voilà comment on peut dire que l’homme est, dès sa première heure, un animal métaphysicien, puisque l’essence même de la métaphysique, c’est la recherche de l’unité totale dans laquelle seraient compris tous les phénomènes et enveloppées toutes les lois » (ibid., p. 7). Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 153/544 BERGSON ET JAURÈS EN VIS-À-VIS 153 gurant, plus de quarante ans à l’avance, certaines de ses thèses du troisième chapitre des Deux Sources de la morale et de la religion sur Dieu, Amour et Création), Jaurès oppose l’idée de « pressentiment premier », de « préformation cérébrale de l’humanité », dans la lignée de la pensée préformationniste de Leibniz (même si le lien entre Dieu et la justice existe aussi chez Jaurès dès 1891, dans La question religieuse et le socialisme). En conclusion, Bergson et Jaurès furent évolutionnistes chacun à sa façon, mais sans que le prolongement de leurs philosophies respectives les sépare radicalement. C’est par le politique, prolongement de leurs philosophies, que Bergson et Jaurès se retrouvent (sans se réconcilier) sur des données anthropologiques, au-delà de la mort de ce dernier. Pour eux deux, l’enjeu est bien de penser l’humain dans et par le rationnel. La question de la guerre les a vraiment réunis par les deux formes de gestion politique qu’ils partageaient : la démocratie et les organisations internationales, pour œuvrer tous deux en faveur de la paix mondiale. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 154/544 Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 155/544 B E R G S O N E T JA U R È S : L A J US T I C E E T L’ H I S T O I R E par Frédéric WORMS Le but des remarques qui suivent est double : il consiste à montrer comment l’opposition entre la justice et l’histoire peut éclairer la relation, encore si méconnue, entre Bergson et Jaurès ; mais il consiste aussi à montrer pourquoi, pour penser la relation entre la justice et l’histoire, ellemême, aujourd’hui, on a besoin de Jaurès et de Bergson, de leur relation et de leur différence, voire de leur opposition, irréductible ! Il pourrait pourtant y avoir, ici, quelque chose de désespérant. On aurait pu croire, en effet, que, sur ce terrain, même après coup, même rétrospectivement, même trop tard, ils avaient fini par se rejoindre, avec, surtout, la publication par Bergson, en 1932, des Deux Sources de la morale et de la religion. N’y voit-on pas, n’y entend-on pas celui-ci, avec la distinction du « clos » et de « l’ouvert », avec l’appel à une justice absolue, vouée à se réaliser dans l’histoire, retrouver les accents de Jaurès, son ancien condisciple ? N’y voit-on pas Bergson, avec la critique de la guerre, qui définit la clôture en tant que telle (ne valant que pour un groupe contre l’autre), avec l’association de la justice ouverte à la paix, réparer, en partie au moins, la cicatrice laissée ouverte, justement, par la guerre, celle qui suscita ses propres discours dits « de guerre », en effet compromis dans la guerre, et qui vit l’assassinat de Jaurès, en 1914 ? Il faut le dire d’abord, le soutenir d’emblée : ce n’est pas là une illusion, c’est bien le cas : il y a, en effet, un point commun ultime, décisif, entre ces deux hommes, entre ces deux pensées, voire entre ces deux actions, avec cette affirmation, résolue, d’une idée de justice, absolue. Mais il demeure bien aussi, entre eux, sur ce point, une différence, voire une opposition, rétrospective, qu’il importe d’établir, et que le but des présentes remarques est de tenter d’esquisser. Elle porte, en appa- Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 156/544 156 BERGSON ET JAURÈS rence, comme lors de la dispute qui les avait opposés au temps de leurs Thèses respectives de philosophie, sur la question du dualisme, sur l’affirmation, donc, d’une dualité ou d’une unité, non plus, cette fois (ou plus directement), entre l’esprit et la matière, mais entre la justice et l’histoire. L’un, Bergson, comme le titre même de son dernier grand livre l’indique, ne défend-il pas un dualisme radical, jusque dans la morale, la religion, et la politique, opposant donc la justice « ouverte » à un « instinct » de « clôture » à l’œuvre dans l’humanité en tant que telle, et due à sa nature limitée, à l’obstacle de la matière et de l’espace, encore renforcé par celui de l’espèce et de ses besoins ? Mais l’autre, Jaurès, et cela dès ses premiers articles, ne traduisait-il pas de son côté l’unité entre l’esprit et le monde, dans la manière dont l’idée de justice, dans l’homme, est capable de tout unifier, même les rapports matériels et économiques, même le rapport de l’homme à la matière et à l’univers, comme si l’unification morale et politique dans l’histoire accomplissait l’unité cosmique elle-même, à travers le détour des luttes et des guerres ? L’idée de justice n’est-elle donc pas vouée à creuser le dualisme ou à accomplir l’unité, à accentuer encore l’écart entre ceux qui défendent l’une ou l’autre de ces deux thèses ? On devra, dans ce qui suit, esquisser une réponse à ces questions. Mais il faudra, aussi, aller plus loin, où l’on rejoindra, justement, à travers la relation entre Bergson et Jaurès, le problème même de la justice et de l’histoire, aujourd’hui encore. C’est que, en effet, selon nous, on a besoin aujourd’hui à la fois de la dualité de Bergson, et de l’unité de Jaurès ; plus encore, bien loin de se contredire, sur ce point, sur la question de la justice, leurs positions se complètent et cela, non seulement pour nous, mais dans leurs œuvres ellesmêmes, éclairant, ainsi, leur relation philosophique peut-être la plus profonde. Car ce n’est plus à la « matière », la science ou la technique, que Bergson oppose l’intuition ou la justice : bien au contraire, telles la « mécanique » et la « mystique » de son dernier chapitre, elles doivent s’unir, contre l’instinct de guerre et de clôture. Et ce n’est pas sans affronter une dualité morale persistante, peut-être irréductible, à la veille de la guerre, que Jaurès pense l’unité des aspirations matérielles et morales de l’humanité. La dualité et l’unité ne portent donc pas sur le même point et ne se contredisent plus ! La justice doit à la fois affronter l’une et réaliser l’autre. Telles seront Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 157/544 BERGSON ET JAURÈS : LA JUSTICE ET L’HISTOIRE 157 en tout cas les conclusions que l’on tentera ici d’indiquer, après un bref retour sur cette dualité et cette unité morales, politiques et historiques, chez l’un et l’autre auteur. JAURÈS : L’IDÉE DE JUSTICE, ET L’UNITÉ DE L’HISTOIRE Le principal point de différence entre Bergson et Jaurès, sur la justice, semble se traduire aussi, d’une manière surprenante, dans la chronologie même de leurs textes principaux, à son sujet ! C’est au terme de son œuvre, dans son dernier livre, par une sorte d’effort ou de conquête ultime, que Bergson affirmera en effet une idée de justice dont il pense, comme on le rappellera plus loin, qu’elle est elle-même une conquête, imprévisible, toujours nouvelle et à reprendre, pour l’humanité. C’est, en revanche, dès le début de son œuvre, près de quarante ans avant, dans l’une de ses premières conférences, que Jaurès, d’emblée, affirme l’existence d’une idée de justice dont l’un des traits est, selon lui, la présence, « innée » dans le « cerveau » même de l’espèce humaine ! Insistons donc brièvement sur ce texte, la conférence de 1894 significativement intitulée Idéalisme et matérialisme dans la conception de l’histoire, dont on peut penser, sans pouvoir le démontrer ici, que les thèses resteront au centre de la pensée et de l’action de Jaurès, tout au long de son œuvre et de sa vie. L’idée de Jaurès dans cet essai nous paraît en effet être la suivante : c’est que l’idée de justice, qui peut sembler contredire les principes du « matérialisme économique » (qu’il accepte à la suite de Marx), l’accompagne en réalité depuis le début de l’espèce et de l’histoire humaines, et donne à cellesci leur but ou leur visée, de manière immanente et unifiée, de sorte que la dualité ou la contradiction (entre la justice et l’histoire, la « vie économique » et la « vie morale » de l’homme) est deux fois dépassée, par le fondement (théorique, biologique, que Jaurès cherche à lui donner) et par la fin (historique, mais aussi métaphysique, que Jaurès cherche aussi à lui donner). Mais revenons rapidement sur chacun de ces trois points, qui correspondent, si l’on veut, au mouvement même du texte. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 158/544 158 BERGSON ET JAURÈS Dans un premier temps, en effet, Jaurès veut montrer qu’il y a une contradiction de principe entre le matérialisme économique, et l’affirmation d’un idéal absolu de justice, mais en même temps que cette contradiction de droit est dépassée en fait et cela, dans la doctrine même qui l’énonce, qui n’est autre que le socialisme contemporain ! Tout se passe comme si (et n’est-ce pas le cœur de la pensée politique de Jaurès ? dans son action même, défendant à la fois la lutte sociale et les principes juridiques, la révolution et les droits de l’homme, les mineurs de Carmaux et le capitaine Dreyfus ?) le socialisme inspiré de Marx, qui nie l’existence d’une idée indépendante et abstraite de justice, pour se centrer sur les rapports matériels concrets entre les hommes, était animé lui-même par une idée de justice (sans quoi il n’aurait aucune force morale et politique), mais en produisait surtout, pour la première fois, la forme concrète, complète et pleinement consciente d’elle-même, comme d’une justice devant se réaliser dans les rapports matériels, sociaux, et économiques, entre les hommes. Ainsi, la doctrine même qui énonce la contradiction la dépasse sans le savoir, appelant ainsi à comprendre non seulement cette contradiction apparente mais ce dépassement réel. Toute la première partie du texte est consacrée à la contradiction entre les deux thèses, celle du matérialisme économique, et celle de l’idéalisme moral, dont on sent d’emblée que Jaurès veut les tenir ensemble, les voit conciliées dans le socialisme contemporain, et en fait le moteur même de l’évolution d’abord inconsciente, puis de l’histoire consciente des idées et de la philosophie, dans la modernité. Jaurès commence donc par rappeler, sans chercher le moins du monde à l’éviter, la contradiction qu’il semble y avoir (et qu’il cherchera ensuite à dépasser) entre le « matérialisme » et « l’idéalisme » dans l’explication de l’histoire. Il faut en effet affirmer à la fois, sur un plan théorique, la validité du « matérialisme économique », c’est‑à-dire de l’explication de l’histoire humaine par les rapports matériels de production entre les hommes, et l’existence d’une idée de justice, innée dans l’espèce humaine, qui oriente toute cette histoire et sans laquelle elle ne peut se comprendre. Il définit ainsi « la conception idéaliste » : Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 159/544 BERGSON ET JAURÈS : LA JUSTICE ET L’HISTOIRE 159 « Avant l’expérience de l’histoire, avant la constitution de tel ou tel système économique, l’humanité porte en elle-même une idée préalable de la justice et du droit, et c’est cet idéal préconçu qu’elle poursuit, de forme de civilisation en forme supérieure de civilisation. » Et il ajoute même, sans pourtant rien rejeter ni renier de Marx : « et quand elle <l’humanité> se meut, ce n’est pas par la transformation mécanique et automatique des modes de la production, mais sous l’influence obscurément ou clairement sentie de cet idéal » (voir par exemple in Jaurès : le socialisme et la vie, Éd. Rivages Poche, 2011, p. 16). Mais après avoir montré comment la contradiction entre ces idées, d’abord implicite et inconsciente, anime l’histoire de la philosophie moderne et contemporaine, il lui faut montrer en quoi elle est dépassée selon lui, et cela d’une double façon, par un principe théorique ou par la « théorie de la connaissance », sur le plan du fondement donc ; par le but ou la visée ensuite ; qui sont, l’un et l’autre, tout en étant « idéaux », également « matériels » et qui vont donc concilier concrètement l’opposition abstraite qui avait dominé jusqu’ici. Sur le plan du fondement, le but de Jaurès est de montrer que l’idée de justice, bien loin de résulter d’un « esprit » immatériel et transcendant, est issue à la fois d’une « préformation cérébrale » de l’« homme-animal », et d’une évolution biologique complexe, évitant donc aussi de faire abstraction de la singularité, matérielle et biologique, de l’homme, en tant que tel. Citons ces passages étonnants, qui ne sont pas sans faire penser à ceux d’un autre grand texte sur le matérialisme et l’idée de justice (celui de Sartre). « Oui, il n’y a dans tout le développement de la vie intellectuelle, morale, religieuse de l’humanité que le reflet des phénomènes économiques dans le cerveau humain ; oui, mais il y a en même temps le cerveau humain, il y a par conséquent la préformation cérébrale de l’humanité » (ibid., p. 29-30). Et, un peu plus loin : « J’accorde à Marx que tout le développement ultérieur ne sera que le réfléchissement des phénomènes économiques dans le cerveau, mais à condition que nous disions qu’il y a déjà dans ce cerveau par le sens esthétique, par la sympathie imaginative et par le besoin d’unité, des forces fondamentales qui interviennent dans la vie économique » (p. 31). Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 160/544 160 BERGSON ET JAURÈS D’où cette conclusion impressionnante : « il y a dans l’homme une telle pénétration de l’homme même et du milieu économique, qu’il est impossible de dissocier la vie économique et la vie morale : pour les subordonner l’une à l’autre, il faudrait d’abord les abstraire l’une de l’autre ; or, cette abstraction est impossible : pas plus qu’on ne peut couper l’homme en deux, et dissocier en lui la vie organique et la vie consciente, on ne peut couper l’humanité historique en deux et dissocier en elle la vie idéale et la vie économique » (p. 33). Mais cette unité de principe (qui combine de manière étonnante Spinoza pour le parallélisme, Darwin pour l’évolutionnisme, Marx pour l’introduction de l’économie et le socialisme, sans sacrifier la spécificité, à chaque fois, de l’idée, du sujet, de l’homme qui en est le porteur concret), se traduit aussi dans une unité de finalité, ou dans l’unité comme finalité, de l’histoire, accomplissant elle-même la finalité cosmique ou métaphysique, de l’espèce et de l’univers, Jaurès retrouvant ainsi, dans ce bref essai, les conclusions non seulement de sa thèse latine, sur le socialisme, mais aussi de sa thèse française, sur le monde sensible. La liberté de l’homme et l’idée de justice ne sont pas des facteurs abstraits ou immatériels, ce sont des forces concrètes à l’œuvre dans l’histoire. Ainsi, à travers les contradictions fondamentales de l’histoire, c’est cette idée primitive qui cherche à se réaliser : « C’est l’humanité qui, à travers des formes économiques qui répugnent de moins en moins à son idée, se réalise elle-même. » Ainsi : « quelle que soit la diversité des milieux, des temps, des revendications économiques, c’est un même souffle de plainte et d’espérance qui sort de la bouche de l’esclave, du serf et du prolétaire ; c’est ce souffle immortel d’humanité qui est l’âme même de ce qu’on appelle le droit. Il ne faut donc pas opposer la conception matérialiste et la conception idéaliste de l’histoire ». Il y a une idée à l’œuvre même dans le développement de l’histoire humaine mais aussi de « l’évolution de la vie », qui font de la vie humaine un développement unique : Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 161/544 BERGSON ET JAURÈS : LA JUSTICE ET L’HISTOIRE 161 « Le développement de la vie physiologique comme de la vie historique a donc été fait ensemble idéaliste et matérialiste » (p. 42). Ainsi l’affirmation apparemment dualiste et contradictoire d’une idée de justice se résorbe‑t-elle finalement dans cette double unité. N’est-ce pas sur ce point, général mais décisif, que se manifestera une différence irréductible avec la position de Bergson, dans son dernier grand livre ? BERGSON ET L’IDÉE DE JUSTICE : UN DUALISME MORAL ET POLITIQUE ? « Mais il y a loin de ces équilibres mécaniquement atteints, toujours provisoires comme celui de la balance aux mains de la justice antique, à une justice telle que la nôtre, celle des « droits de l’homme », qui n’évoque plus des idées de relation ou de mesure, mais au contraire d’incommensurabilité et d’absolu. » 1 Il faut commencer par le rappeler : tout se passe comme si le début de l’œuvre de Jaurès et l’aboutissement de l’œuvre de Bergson se rejoignaient d’abord, pour affirmer l’existence, l’indépendance, d’une idée de justice absolue, dans l’histoire humaine, orientant et définissant même l’histoire humaine. C’est la même convergence qui les fera se rejoindre aussi sur la question de la guerre et de la paix. Il faut pourtant aussi souligner leurs différences, et même leurs divergences qui sont profondes, et qu’on ramènera à trois points essentiels. Tout d’abord, alors que, pour Jaurès, l’idée de justice absolue est innée, cérébrale, inscrite donc dans l’espèce humaine, elle est, pour Bergson, bien au contraire, une conquête effectuée par certains hommes exceptionnels qui dépassent par là les limites de l’espèce et reviennent au principe même de la vie et de l’esprit. L’idée de justice est même, dans le 1. Les Deux Sources de la morale et de la religion (1932), Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2008, p. 74 ; c'est à cette édition que l'on renvoie dans les références suivantes. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 162/544 162 BERGSON ET JAURÈS passage central d’où l’on a tiré la citation qui précède, l’exemple privilégié choisi par Bergson pour illustrer la différence, qui n’est pas de degré mais de nature, non pas quantitative mais qualitative, entre la morale « close » et la morale « ouverte », la morale, donc, qui ne vaut que pour certains hommes (un groupe, une société, aussi vastes soient-ils) à l’exclusion des autres (les autres groupes ou les autres sociétés) et non pas pour tous (et même au-delà, pour tous les êtres). Entre l’idée d’une justice qui n’est qu’un rapport mécanique d’égalité, compatible d’ailleurs (comme le montrent les sociétés antiques) avec des inégalités conçues comme naturelles (ce qu’on règle par exemple avec une égalité dite « proportionnelle »), et l’idée de la justice absolue, fondée sur le respect absolu de chaque personne humaine en tant que telle et de tous les hommes absolument, fondée donc sur une « incommensurablité » (Levinas aurait dit une « dissymétrie ») radicale, et une ouverture universelle, entre ces deux idées, donc, la différence est de nature et exige un « effort créateur » (p. 74) fourni par « quelqu’un », une personne exceptionnelle comparable dans la morale au « génie » dans l’art : « sur chacun de <ces agrandissements>, l’historien suffisamment renseigné mettrait un nom propre. Chacun fut une création, et la porte restera toujours ouverte à des créations nouvelles » (p. 76-77). Bien plus encore, comme Bergson le notait à propos de la morale ouverte, il faut dépasser l’humanité pour accéder à toute l’humanité ; le grand homme de bien est une espèce nouvelle « à lui tout seul » ; s’il lui fournit un critère moral, il trouve en réalité son fondement métaphysique dans la religion dynamique et l’expérience des grands mystiques. Telle serait bien sûr une première, sinon la principale, des grandes différences que l’on pourrait formuler, avec la théorie que l’on vient de rencontrer chez Jaurès. Mais il y en aurait une deuxième, déjà impliquée dans ce qui précède. C’est que, en effet, si l’idée de justice absolue s’oppose à la structure et même à la « nature » de l’humanité, c’est parce qu’elle trouve en celle-ci un obstacle de taille, non pas tant dans des rapports économiques et matériels de production (même si, on le verra plus loin, Bergson n’oublie pas ce point), non pas même dans une sorte de « force » brute et immorale ou amorale, mais, pire encore, dans une structure qui a elle-même une fonction « morale », qui se présente comme « une » morale, même si l’apparition proprement historique de la morale ouverte la relègue au rang de morale Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 163/544 BERGSON ET JAURÈS : LA JUSTICE ET L’HISTOIRE 163 relative et donc immorale, à savoir la morale « close ». La deuxième grande différence avec Jaurès ne résiderait-elle pas, à cet égard, dans l’affirmation par Bergson, du côté structurel et quasi « instinctif » (même si cet instinct ne surgit que dans l’intelligence et n’a de l’instinct que l’analogie par son fonctionnement inconscient et nécessaire) de cette morale close ? Il y a là comme un renversement apparent, et radical : la « nature » humaine n’est pas du côté de la justice et de l’unité, mais de la division et de la guerre. L’instinct que Bergson dit « virtuel », il le dit aussi « guerrier », « politique », mais au sens de la « hiérarchie » et de la « férocité ». Ce n’est pas dans le sens de la nature de l’homme, mais contre elle que devront aller les grands réformateurs, et les défenseurs de l’idée de justice en général. S’il semble y avoir ici un lien avec la « matière », cela ne serait qu’en un sens apparemment analogique : la limitation de l’espèce humaine, qui engendre sa clôture et son incapacité à accéder immédiatement et universellement à l’ouverture, est due à la limitation que la matière oppose à l’élan vital. En ce sens, on peut bien dire que, finalement, les deux morales renvoient chez Bergson aussi à une unité, celle de la vie créatrice et de son ouverture ; ce dont témoignerait d’ailleurs le fait que, malgré le caractère exceptionnel des grands hommes de bien, ils rencontrent un « écho » universel chez tous ; la finitude de celle-ci qui la renverse en son contraire n’en maintient pas moins la dualité comme une résistance irréductible, et enracine même la dualité de la morale et de la religion dans le renversement intérieur à la vie. On retrouverait donc aussi, dans cette opposition, et l’éclairant d’un jour nouveau, la divergence métaphysique qui avait opposé Jaurès et Bergson, entre leurs deux thèses de doctorat. Jaurès, s’il avait lu Les Deux Sources de la morale et de la religion, n’aurait-il pas retrouvé dans les grands mystiques ce qu’il reprochait à « l’ermite de la liberté » qu’il croyait lire dans l’Essai, cette solitude exceptionnelle et spirituelle, condamnant le vaste univers matériel et sensible, l’espace et l’espèce, à la servitude et à la clôture ? C’est bien, en tout cas, ce que l’on pourrait croire ; c’est même un écho de cette objection que l’on retrouve dans certaines des objections reçues par le livre de Bergson à sa parution, chez des contemporains comme Brunschvicg, des médiateurs comme Nabert, de jeunes auteurs comme Camus. On soulignera un dernier point de divergence. Non seulement, en effet, l’idée de justice absolue n’est, selon Bergson, ni donnée ni innée, Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 164/544 164 BERGSON ET JAURÈS mais en outre son apparition, dans l’histoire, aussi absolue et définitive soit-elle, ne garantit pas sa réalisation concrète, n’abolit pas l’obstacle. Bien loin d’être l’époque de la coïncidence entre l’idée et la réalité, entre l’idée de la justice et ses conditions matérielles et sociales, le présent où il écrit apparaît même à Bergson, en un sens, comme le moment du plus grand écart. C’est du moins ce qui semble ressortir d’une première lecture, au moins (la plus fréquente, sans aucun doute) du célèbre quatrième chapitre du livre intitulé « Remarques finales. Mécanique et mystique ». Tout semble y montrer que, pour Bergson, le présent est l’époque de la convergence entre l’instinct de guerre et le développement devenu démesuré des connaissances scientifiques et techniques de l’humanité ; bien loin de tout progrès moral vers la paix, l’époque moderne et contemporaine sera donc celle des pires guerres, conjuguant l’instinct meurtrier avec les moyens d’une puissance infinie, aboutissant à l’extermination, et à l’élimination d’un ennemi dont « il ne restera plus rien sur la Terre ». Ainsi, le dualisme de Bergson semble‑t-il persister jusqu’au bout, même après le surgissement de la justice absolue. L’homme, en tant que tel, reste déchiré entre plusieurs ordres, à la manière de la grandeur et de la misère qui le définissaient déjà chez Blaise Pascal. La différence des ordres n’est soluble dans aucune dialectique immanente, de la matière et de l’idée, du sujet et de l’objet, elle n’oriente l’histoire qu’en la condamnant et en la dépassant, et non pas en la traversant et l’accomplissant. La divergence, dès lors, semble, malgré l’affirmation commune de la justice et de la paix comme de principes absolus et premiers, irréductible. On doit, cependant, aller pour finir un peu plus loin. Il ne s’agit pas d’abolir la différence que l’on vient de résumer. Mais portait-elle bien sur le même point ? N’y a‑t-il pas, comme on le pressentait en commençant, une différence d’objet qui permettrait non seulement de concilier Jaurès et Bergson, non seulement même de les éclairer l’un par l’autre, mais de compléter à travers eux une question de la justice qui demeure aujourd’hui, si ce n’est pas plus encore, tendue entre ces différentes exigences ? C’est ce que l’on voudrait seulement indiquer pour conclure. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 165/544 BERGSON ET JAURÈS : LA JUSTICE ET L’HISTOIRE 165 L’IDÉE DE JUSTICE ENTRE UNITÉ MATÉRIELLE ET DUALITÉ MORALE : JAURÈS ET BERGSON Le point essentiel à souligner serait celui-ci : il ne faut pas se tromper d’unité et de dualité, et il se pourrait bien qu’on trouve, en réalité, l’une et l’autre chez Jaurès et chez Bergson, nous indiquant ainsi que nous aurions besoin des deux, aujourd’hui encore. Il y a une unité en effet qui ne fait aucun doute chez Bergson et que sa relation avec Jaurès (comme aussi avec Péguy) ne fait que mieux voir : c’est, contre l’instinct guerrier, l’unité de l’intelligence et de l’intuition, de la technique et de la morale (ou de la religion), des aspects matériels, économiques, sociaux, avec ceux moraux, spirituels et religieux, de la justice. La « mécanique », en effet, contrairement à la première lecture que l’on a évoquée plus haut, n’est pas, selon Bergson, irréductiblement opposée à la mystique. Bien au contraire, elle lui est originellement unie dans l’ouverture sur l’universel et l’aspiration morale, et n’en a été détournée que par son progrès même, qui risque de la retourner contre son but, et de lui faire servir celui de la clôture et de la guerre. Bien plus, la justice, selon Bergson, n’a rien d’idéal au sens abstrait du terme : elle doit passer par une égalité concrète entre les hommes, dépassant aussi les inégalités économiques et politiques qui sont au principe de la guerre : « L’origine de la guerre est la propriété, individuelle ou collective, et comme l’humanité est prédestinée à la propriété par sa structure, la guerre est naturelle. » Certes, on l’a dit, Jaurès s’opposerait à Bergson sur la deuxième partie de cette phrase. Il contesterait la « naturalité » de la « propriété ». Mais s’en tenir à cela serait une erreur : pour Bergson, la morale ouverte va, en effet, contre la « nature » de l’homme ; elle est un effort pour la renverser ; comment, sinon, pourrait-elle même aspirer à la paix ? Certes, le dépassement de l’aspiration naturelle à la propriété, qui est l’origine de la guerre, suppose selon Bergson une réforme morale et intérieure dont seule la mystique appuyée sur la morale ouverte est capable. Les solutions Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 166/544 166 BERGSON ET JAURÈS divergent donc. Mais le diagnostic est le même : il y a unité profonde entre les causes « matérielles » ou « économiques » d’un côté et « morales », de l’autre, qui peuvent conduire à la guerre ou à la paix, à l’injustice ou à la justice. Dans les deux cas, chez Bergson comme chez Jaurès, on n’atteindra pas la justice en coupant l’homme en deux, en séparant le corps et l’esprit, la matière et l’idée, la société et la morale, les luttes et les principes. Il y a en revanche aussi une dualité qui persiste, non seulement chez Bergson mais, finalement, chez Jaurès lui-même ; et c’est une résistance, non pas tant de la matière à l’esprit, que d’un côté de la matière et de l’esprit, contre un autre. « <La guerre> a été une partie de la grande action humaine, et l’homme l’a ennoblie par la pensée et le courage, par l’héroïsme exalté et par le magnanime mépris de la mort. Elle a été sans doute et longtemps, dans le chaos de l’humanité désordonnée et saturée d’instincts brutaux, le seul moyen de résoudre les conflits ; elle a été aussi la dure force qui, en mettant aux prises les tribus, les peuples, les races, a mêlé les éléments humains et préparé les groupements vastes. » 1 Ainsi Jaurès commence‑t-il un discours à la jeunesse sur « la paix humaine » ; et il ajoute : « Depuis vingt siècles et de période en période, toutes les fois qu’une étoile d’unité et de paix s’est levée sur les hommes, la terre déchirée et sombre a répondu par des clameurs de guerre. » La Révolution elle-même n’y échappe pas : « À son tour <elle> lève un haut signal de paix universelle par l’universelle liberté. Et voilà que de la lutte même de la Révolution contre les forces du vieux monde se développent des guerres formidables. » Ainsi, Jaurès lui-même, et de plus en plus à mesure que monte « l’orage » qu’il voit poindre sur l’Europe, sans renoncer à son idéal de justice et aux moyens de le faire progresser, politiques, démocratiques, sociaux, économiques, est-il obligé néanmoins de voir croître aussi la puissance d’une opposition morale et politique qui pousse dans un sens inverse que le progrès comme tel n’aura pas suffi à abolir. L’alternative, 1. Voir Pages choisies de Jean Jaurès, Paris, Rieder, 1928, Discours à la jeunesse (1903), p. 256-257. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 167/544 BERGSON ET JAURÈS : LA JUSTICE ET L’HISTOIRE 167 pour Jaurès, comme pour Bergson, n’est pas entre un progressisme sans adversaire et un nihilisme sans horizon. Il nous semble finalement que l’un et l’autre optent pour une polarité profonde, irréductible, sans cesse aggravée, et par cela même d’autant plus importante et même urgente. Ainsi, l’unité matérielle et morale se double d’une dualité morale persistante et résistante, et ces deux points, alliés à l’affirmation d’une justice absolue font, à travers leurs différences elles aussi irréductibles, et que l’on n’a fait qu’esquisser, l’enseignement commun de Jaurès et de Bergson est toujours d’actualité. Cet enseignement retentit sur leur relation et sur notre présent. Sur leur relation : peut-être la dualité même de l’espace et du temps, de la qualité et de la quantité, du monde sensible et de l’esprit, de la matière et de la mémoire, s’éclaire‑t-elle rétrospectivement par celle de la justice et de l’histoire ; ces deux ordres doivent s’allier contre ce qui les menace conjointement, la servitude contre la liberté, la clôture contre l’ouverture, la guerre contre la paix. Sur notre présent : ce n’est pas seulement au temps de l’Affaire Dreyfus que la justice passe non seulement par les luttes sociales, mais aussi par les principes, ni au temps des Deux Sources qu’elle ne passe pas seulement par les principes, mais aussi par la technique et son orientation vers la justice sociale et le soin des hommes, enfin par l’opposition à l’injustice, la destruction et à la guerre, quels que soient les motifs qui les masquent. Jamais l’urgence de tenir ensemble les termes les plus élevés et apparemment opposés d’un problème (celui de la justice), ainsi que ceux, apparemment si différents et proches, d’une relation historique et philosophique (entre Bergson et Jaurès), a‑t-elle été plus nécessaire ? Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 168/544 Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 169/544 II BERGSON ET LA POLITIQUE Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 170/544 Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 171/544 P RÉ S E N T A T I O N par Florence CAEYMAEX, Antoine JANVIER et Arnaud FRANÇOIS La section qui suit résulte de deux colloques qui ont été organisés, en 2009, à l’occasion des 150 ans de la naissance de Bergson et de la parution de l’édition critique des Deux sources de la morale et de la religion. Ils eurent lieu, l’un sous le titre « Y a‑t-il une politique bergsonienne ? Journées d’étude autour des Deux sources de la morale et de la religion », les 13 et 14 février 2009 à l’Université de Liège (org. Florence Caeymaex et Antoine Janvier), avec qui la Société des amis de Bergson entretient des relations étroites depuis de nombreuses années, l’autre sous le titre « Henri Bergson. Les Deux Sources de la morale et de la religion », les 6 et 7 novembre 2009 à la Nouvelle université bulgare de Sofia (org. Kristian Bankov et Arnaud François), grâce à un partenariat, non moins solide et durable, avec le réseau OFFRES (Organisation francophone pour la formation et la recherche européennes en sciences humaines) 1. Les textes des communications portant spécifiquement sur la politique bergsonienne ont été recueillis ici. Les organisateurs de ces deux colloques furent animés par la conviction que la pertinence du questionnement bergsonien se déplace, à présent que l’édition critique est achevée, de la lettre du bergsonisme (fixer enfin ce qu’a dit Bergson), vers les usages de Bergson, pour aujourd’hui et notamment en politique. Le présent dossier porte donc sur les « Enjeux et problèmes philosophiques d’une politique bergsonienne ». Ce titre peut surprendre : d’abord, 1. La quasi-totalité du colloque de Sofia a par ailleurs fait l’objet d’une publication en ligne, sous la direction de Vladimir Gradev, à l’adresse suivante : http://ebox.nbu.bg/ bergson/index.html. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 172/544 172 BERGSON ET LA POLITIQUE Bergson a‑t-il jamais prétendu faire œuvre de philosophie politique ? Ainsi que le rappelle C. Zanfi, une bonne part de la première réception des Deux Sources ne pouvait oublier la critique du moi social et du langage formulée dans les écrits antérieurs : elle fut donc amenée à se focaliser sur l’individualisme supposé de Bergson et sur le caractère spirituel de la rénovation morale, et ainsi à douter de la possibilité même d’accueillir, à partir de cette pensée, l’histoire et la politique concrètes. Ensuite, les engagements politiques de Bergson, que Philippe Soulez a étudiés dans un ouvrage désormais classique, peuvent-ils véritablement être constitués en objets de conceptualisation ? Mais nous n’avons voulu remplir ni l’un, ni l’autre de ces deux programmes éventuels. Interroger les enjeux et les problèmes d’une politique bergsonienne, c’est chercher dans l’œuvre de Bergson, en particulier dans son grand livre de philosophie pratique, Les Deux Sources de la morale et de la religion, les éléments de théorisation du commun, de ses figures possibles, de ses modes d’institution, de division et de représentation. Selon nous, c’est à partir de ce travail préalable qu’il devient possible, ensuite, de confronter la philosophie bergsonienne et la tradition de la philosophie politique, voire d’inscrire la première dans la seconde et d’analyser le sens philosophique de l’action politique de Bergson. Car il fallait d’abord comprendre l’originalité et la complexité propres à la position bergsonienne du problème de l’être-ensemble, et singulièrement son originalité et sa complexité eu égard au biologisme ou, si l’on peut risquer ce terme, au « vitalisme » bergsonien lui-même. En 2008, la première édition critique des Deux Sources de la morale et de la religion, réalisée par Frédéric Keck et Ghislain Waterlot, a permis une lecture à nouveaux frais du dernier grand livre de Bergson. Jusqu’alors, Les Deux Sources de la morale et de la religion nous apparaissaient essentiellement définir la philosophie sociale de Bergson. Fondée sur la distinction entre société close et société ouverte, Bergson y fondait une théorie de la moralité et de la religion comme constitutives du lien social. « Clôture » et « ouverture » : tels étaient les noms des deux tendances contraires prises par la vie sur la ligne de l’humanité, la première tendant à se refermer sur soi, la seconde à coïncider avec son être créateur. La philosophie sociale de Bergson s’appuyait ainsi sur une métaphysique de la vie pour définir la tâche Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 173/544 PRÉSENTATION 173 normative de l’humanité : ouvrir la société à une fusion avec l’élan vital, c’est‑à-dire rendre la vie à son être propre. Cette édition critique des Deux Sources attire notre regard sur la finesse d’analyse et, corrélativement, la précision conceptuelle de Bergson. Par le travail des différences, celle-ci non seulement transforme en profondeur les dualités de la philosophie traditionnelle et du sens commun – comme ceux, par exemple, de l’individuel et du collectif, de la nature et de la civilisation, de la machine et de l’organisme – mais aussi complique les dualismes majeurs autour desquels s’organise la philosophie bergsonienne de la morale et de la religion elle-même. D’où l’hypothèse de départ qui anime ce dossier : l’originalité des Deux Sources est de poser la distinction entre société close et société ouverte pour en problématiser l’articulation. Les articles qui suivent s’inscrivent dans cette perspective de recherches. Comme on le verra, c’est cette articulation qui permet de donner sens à l’idée d’une individualité impersonnelle (C. Zanfi), aux rapports entre les notions de vie et de nature dans Les Deux Sources (F. Caeymaex), ou encore à la rénovation de l’universalisme moral (Y. Kisukidi). Insistons en disant que l’articulation n’est pas seulement un problème théorique, mais qu’il est tout autant pratique : l’ouverture n’est jamais acquise, elle est toujours à refaire. D’où la possibilité que la société tourne le dos à la mysticité, prenne la voie de la violence et de la guerre (G. Waterlot), et la question de savoir comment inverser la tendance, si nous ne pouvons recourir à l’obligation ou au devoir moral. D’où, également, la nécessité de ne pas réduire les concepts bergsoniens aux solutions concrètes proposées par Bergson lui-même dans les « Remarques finales », et de les replacer dans le mouvement virtuel d’ouverture du clos en fonction des exigences et problèmes nouveaux posés depuis le siècle dernier jusqu’à aujourd’hui (D. Amalric). Comment, à partir de l’instinct virtuel de l’homme, provoquer l’ouverture, sortir des mains de la nature ? Une telle question, nous le savons, touche au cœur de la philosophie théorique bergsonienne, qui doit bien penser la genèse de l’intuition à partir de l’intelligence (A. Janvier). Cette problématisation n’est autre, en même temps, que celle de la liberté humaine, à mi-chemin entre la nécessité de l’instinct animal rivé à son objet et la liberté pure du mystique en pleine coïncidence avec le Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 174/544 174 BERGSON ET LA POLITIQUE mouvement de la vie divine. Elle pose la question des modalités d’une transformation émancipatrice de l’ordre social constitué, c’est‑à-dire de la constitution d’une société d’hommes libres. En ce sens, Les Deux Sources de la morale et de la religion élabore, non seulement une philosophie sociale, mais également une politique. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 175/544 LUXE ET SIMPLICITÉ DANS LA PENSÉE POLITIQUE DE BERGSON P O L I T I Q U E E T M Y S T I Q U E F A CE À L A G U E R RE par Ghislain WATERLOT Luxe et simplicité constituent un couple de notions central dans l’économie du quatrième chapitre des Deux Sources. On pourrait même formuler l’hypothèse qu’ils constituent la charnière ou la clé de ce chapitre ; et qu’aux yeux de Bergson, la question du luxe est la question politique fondamentale de son temps. Ajoutons qu’elle est peut-être encore la question fondamentale du nôtre. Le lecteur pourrait considérer que cette captatio benevolentiæ a quelque chose d’excessif. N’est-ce pas forcer le trait ? Pour répondre, posons-nous d’abord une autre question : de quoi s’agit-il avec la question du luxe ? Il s’agit d’une menace, et d’une menace radicale. En quoi précisément le luxe est-il une menace ? En ce qu’il est porteur de guerre et conduit, selon Bergson, droit à la division et à la guerre. 1. SOCIÉTÉS INDUSTRIELLES ET PASSION DU LUXE Pour le comprendre, revenons au texte de Bergson, et à son diagnostic – car à notre connaissance, ce thème du luxe et de la simplicité – tout comme l’ensemble du chapitre IV d’une manière générale – n’a pas encore été beaucoup travaillé par les interprètes. Il est donc d’autant plus important de s’attacher au texte lui-même, d’être au plus près de ce texte pour en proposer une analyse immanente. Partons d’un constat exprimé par Bergson, constat selon lequel l’homme du XXe siècle « estime que la Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 176/544 176 BERGSON ET LA POLITIQUE vie est sans intérêt [s’il] n’a pas le confort, l’amusement, le luxe ; [il] tient l’industrie nationale pour insuffisante si elle se borne à vivre, si elle ne donne pas la richesse » 1. Une telle orientation de l’homme contemporain vers la croissance continue de la productivité industrielle, et le comportement qui lui est associé ou consécutif (une course à la recherche du confort et du luxe), a forcément pour effet d’entretenir l’inégalité entre les hommes. D’abord parce que les ressources matérielles sont limitées (particulièrement les matières premières). Cette limitation des ressources dans un monde où la population ne cesse d’augmenter empêche le luxe d’être le partage de tous, d’autant plus que le luxe est un état de choses où l’on jouit de superfluités, de surabondance et d’objets de grand prix. Mais ce n’est même pas parce qu’il serait impossible matériellement d’assurer pour tous la surabondance que le luxe constitue un problème, car quand bien même on pourrait réaliser une telle généralisation de la surabondance, le souci du luxe continuerait de poser une redoutable difficulté. Le luxe n’est pas essentiellement un problème matériel ; il est d’abord un problème psychologique et moral au cœur du social. Il est en effet étroitement lié à la vanité. « Au commencement était la vanité. » 2 Le luxe est d’abord une question de rapport avant d’être une question de surabondance – et c’est pourquoi Bergson souligne que le souci du bien-être peut être sous-tendu, et en réalité conditionné, par le désir du luxe. Le bien-être qu’on n’a pas apparaît comme un luxe, et […] on veut imiter, égaler, ceux qui sont en état de l’avoir 3. Avec le luxe, il s’agit de pouvoir posséder ce que de nombreux autres ne pourront pas posséder, et qui à leurs yeux constituera une jouissance enviable, qu’ils désireront donc obtenir. Principe d’une course sans fin. Le pessimisme moral de Bergson joue ici à plein 4 : le problème est inscrit au cœur de nous-mêmes, et 1. Les Deux Sources de la morale et de la religion, 1re édition critique (par Frédéric Keck et Ghislain Waterlot), Paris, PUF, 2008, p. 308. La direction générale de l’ensemble de l’édition critique des œuvres de Bergson a été assurée par Frédéric Worms. 2. Ibid., p. 323. 3. Ibid. 4. Rappelons le propos de Bergson au chanoine Magnin : « Maintenant encore, (l’humanité) me paraît médiocre. Vous, prêtres, vous la voyez avec ses misères, sans doute, mais avec ses beaux côtés. Un laïque est moins optimiste. » Ce propos est tiré d’un Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 177/544 LUXE ET SIMPLICITÉ DANS LA PENSÉE POLITIQUE... 177 il suffit d’une introspection sincère, disait-il dès la page 4 des Deux Sources, de noter « ses propres faiblesses » pour arriver à « plaindre ou à mépriser l’homme ». Les exemples qu’il donne dans le quatrième chapitre sont en effet plutôt humiliants pour le genre humain : les épices ont été furieusement désirées tant qu’il était certain que leur rareté ne permettait qu’à quelques hommes de pouvoir en jouir 1 ; à présent que tous ou presque peuvent les avoir à leur table, elles n’ont pour ainsi dire plus aucun intérêt : en tout cas on ne les désire plus comme un signe de luxe. À travers la recherche du luxe, il est donc d’abord question d’une satisfaction d’amour-propre. C’est pourquoi le luxe constitue un problème en tant que tel : les hommes ne s’arrêteront pas une fois un certain degré de prospérité ou de confort atteint. Ils veulent toujours davantage, et une fois un niveau atteint, une aspiration à un certain luxe réalisée, une autre aspiration vient remplir la place désormais vacante. Le luxe porte en lui l’illimitation, parce qu’il n’est pas le désir de quelque chose de déterminé, il est le désir d’avoir plus que les autres et d’être audessus d’eux. Il est, répétons-le, d’abord une satisfaction d’amour-propre. Mais il n’est pas seulement cela. Il est aussi une recherche du plaisir ; ou plus exactement il accompagne et prolonge la recherche du plaisir. Assurément, plaisir et luxe ne se recouvrent pas, toutefois il arrive souvent que le luxe prenne la forme du plaisir. Ce qui n’est pas surprenant car, d’une manière générale, « nous voulons nous amuser » 2. Jamais, dit-on, l’humanité n’a été plus assoiffée de plaisir, de luxe et de richesse. Une force irrésistible semble la pousser de plus en plus violemment à la satisfaction de ses désirs les plus grossiers 3. Ce n’est donc pas seulement le luxe en tant qu’il est raffiné ou exprimé dans le raffinement qui est visé ici. Il est aussi bien considéré comme la satisfaction du premier désir venu qui est une forme de luxe dans la mesure où il manifeste notre liberté par rapport aux contraintes sociales du travail quotidien. La « force irrésistible » vient autant de la société que de nousentretien publié dans La Vie catholique du 7 janvier 1933. L’ensemble de l’entretien a été réédité par Émile Poulat dans L’Université devant la mystique, Paris, Éd. Salvator, 1999, p. 269-280. La citation est à la page 276. 1. Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, op. cit., p. 323. 2. Ibid., p. 310. 3. Ibid. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 178/544 178 BERGSON ET LA POLITIQUE mêmes. La société moderne (en gros la société du capitalisme et de la multiplication de la production et des échanges) sait qu’elle tire matériellement parti du désir de ses membres qui s’exprime dans le plaisir de la consommation, même si par ailleurs elle a besoin de l’activité besogneuse et rigoureuse des individus qui permet la production des richesses soutenant ce désir. D’un côté, il faut travailler ; de l’autre, il faut désirer le luxe au sens large. Et c’est précisément en ce point qu’a lieu la perversion. Assurément, l’industrie a changé les données d’un problème qui a longtemps semblé insurmontable : comment agrandir le cercle restreint de ceux qui peuvent accéder à une existence matériellement assurée et décente, alors que l’activité humaine produit des résultats si limités ? Précisément, avec l’industrie, tout change et le problème tombe : on devrait pouvoir satisfaire les besoins de tous. Or ce n’est pas cela qui s’est produit, car laissée sans orientation, l’industrie a répondu non pas à la satisfaction des besoins, mais aux désirs individuels de jouissance présents chez tous mais satisfaits chez une partie seulement. L’industrie voit désormais dans la réponse à ces désirs le principe de son développement : tous sont embarqués dans la grande tâche générale de la production et de l’échange qui conditionne le degré de croissance économique et certains en consomment les fruits. À ceux-là est donné de jouir du luxe. Car dans une certaine mesure, et dans sa forme la plus popularisée au sein des sociétés industrielles, le luxe s’exprime surtout comme une vie qui jouit et se consume dans la jouissance donnée. L’idéal est donc une existence qui serait livrée à la jouissance continue. Certes, cet idéal est structurellement irréalisable (il faudrait ne plus avoir besoin du travail humain et une capacité de production illimitée), mais il produit des effets sociaux et se cristallise dans la figure imaginaire du bonheur sans limite échu au gagnant de la supercagnotte du « Loto ». Le fil directeur de notre imaginaire collectif est devenu une vie de plaisir individuel. La notion de plaisir articulée au luxe est donc essentielle. Bergson semble dire que ce que nous nommons depuis déjà quelques décennies « la course à la consommation » est l’expression d’une ruée vers le plaisir 1. Nous voulons donc jouir, et les analyses de Gilles Lipovetski sur 1. Ibid., p. 318 : « Aujourd’hui, c’est une ruée. » Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 179/544 LUXE ET SIMPLICITÉ DANS LA PENSÉE POLITIQUE... 179 l’hédonisme de l’homme postmoderne pourraient apporter quelques illustrations quasi contemporaines à la pensée de Bergson sur ce point 1. Toutefois l’auteur des Deux Sources ne se réjouit pas de ces dispositions morales, et n’adopte pas la posture d’un Lipovetski – qui est également celle d’un Ruwen Ogien 2 aujourd’hui – considérant cette situation comme une bonne nouvelle et l’expression d’un déniaisement de l’homme, revenu des dogmatismes et ayant surmonté les vaines idéalisations moralisantes, par conséquent ayant écarté le souci de perfectionnisme – le souci de soi – et dépassé le sentiment de culpabilité. Bergson, au contraire, s’inquiète ; et son ton est bien en un sens celui du moraliste : nous voulons satisfaire, dit-il, nos « désirs les plus grossiers » alors même que « des millions d’hommes ne mangent pas à leur faim » 3 ; en outre la société de production de masse qui s’est mise en place grâce à la généralisation du machinisme propose de « prétendus amusements » 4. À l’instar de John Stuart Mill, mais de manière implicite, Bergson affirme une différence entre les plaisirs grossiers et les plaisirs raffinés, qui supposent un effort et une éducation : il introduit une hiérarchie qualitative. Mais l’essentiel n’est pas là, car ce moralisme apparent ne peut être pleinement compris qu’à la lumière de l’expérience religieuse dynamique qui ouvre à l’homme d’autres aperçus sur sa destination. Par conséquent la « grossièreté » du plaisir est révélée par l’ouverture que constitue la perspective d’une relation à Dieu ou au principe de la vie (deux façons différentes de dire la même chose 5) à partir de laquelle les relations des hommes entre eux sont complètement refondées. L’amour du prochain exclut en effet le désir de jouir pour soi-même du luxe (et donc d’être élevé au-dessus du prochain qui nous envie). Mais la sévère critique bergsonienne de la ruée sur le plaisir doit surtout être articulée, plus encore qu’au problème de l’injustice, à la question de la guerre. C’est cette question qui est en fin de compte déterminante. 1. 2. 3. 4. 5. Voir en particulier L’ère du vide, Paris, Gallimard, 1983, un de ses meilleurs essais. Voir L’éthique aujourd’hui. Maximalistes et minimalistes, Paris, Gallimard, 2007. Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, op. cit., p. 338. Ibid., p. 327. Ibid., p. 249. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 180/544 180 BERGSON ET LA POLITIQUE 2. LE LUXE ET LA GUERRE Il est en effet remarquable que toute l’introduction du chapitre IV – un peu étrange à première lecture mais dont on s’aperçoit qu’elle a pour destination de poser le problème qui structure l’ensemble du chapitre – est orientée vers l’affirmation que la guerre est une réalité naturelle pour l’homme, et qu’elle constitue une menace permanente. La distinction du clos et de l’ouvert a en effet permis d’affirmer que le clos a sa structure propre, qui perdure, et que si l’ouvert apporte la perspective de l’ouverture et la réalité d’une sorte d’entrouverture aux sociétés concrètes, il ne se substitue pourtant pas à la structure close qui demeure irréductible et qui continue de résister à l’appel de l’ouvert. La clôture est la force constitutive première des sociétés humaines. Et rien ne la fera vraiment disparaître. Chaque société est en effet tournée vers sa propre conservation, et elle discipline ses membres afin qu’ils ne perdent jamais de vue, premièrement, que le groupe vaut davantage que tout ce qui est audehors, deuxièmement qu’il ne faut pas hésiter à soumettre ce qui est étranger, voire le détruire si nécessaire. Seul est considéré comme vraiment noble et humain ce qui relève du groupe dont on fait partie. La propagande le rappellera au besoin. La reconnaissance des autres sociétés humaines est toujours subordonnée à la préférence que toute société se donne à elle-même. Ainsi s’exprime la clôture des sociétés, c’est‑à-dire la méfiance spontanée, l’incapacité à s’élever au-dessus des conceptions et des intérêts de groupe, le mépris latent ou affiché de l’étranger. C’est pourquoi il ne faut pas s’étonner que Bergson, à plusieurs reprises, souligne à quel point l’aspiration des mystiques à entraîner tous les hommes dans leur sillage ne peut se réaliser (« l’effort nous briserait » 1, c’est‑à-dire qu’il impliquerait une métamorphose de soi que nous ne saurions supporter) et que les sociétés humaines conservent toujours la structure de base 1. Ibid., p. 227. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 181/544 LUXE ET SIMPLICITÉ DANS LA PENSÉE POLITIQUE... 181 qui a été la leur lorsqu’elles ont émergé dans la nature vivante. Seules des individualités privilégiées, espèces à individu unique 1, se meuvent dans l’ouvert à l’état pur – et sont mobilité dans l’individualité ; l’espèce, au contraire, est un « stationnement sur place » et si les sociétés se sont parfois plus ou moins profondément transformées avec le surgissement de l’ouvert par la médiation d’individualités exceptionnelles, cependant elles n’ont pas changé de nature : le meurtre, par exemple, demeure la ratio ultima, si ce n’est prima 2, de la politique. Quant à ce que la société reçoit du mystique, sous la forme initiale d’une aspiration, il est bientôt élaboré en une dogmatique conservée et transmise sous la forme d’une prescription et d’une obligation 3 à travers une « religion mixte » 4 qui se déploie sous forme d’Églises ou de communautés religieuses autant liées par les intérêts sociaux que par des intérêts proprement spirituels. Aussi pour les sociétés l’ouverture est toujours momentanée, et chaque société qui s’ouvre est simultanément une société qui tend à se refermer. Ajoutons enfin que les individus que nous sommes, incapables pour la plupart de vie mystique profonde, gardent au fond d’eux, intactes, les tendances fondamentales qui caractérisaient l’espèce lorsqu’elle est sortie des mains de la nature comme résultat du compromis passé entre la matière et l’effort créateur de la vie. Or au fond de l’homme naturel, il y a la disposition à la discipline et à l’agression 5. On se rappelle les exemples que donne Bergson des enfants dont les jeux guerriers et la propension à se battre préparent à la besogne que la société leur demandera peut-être de fournir un jour 6. Et chaque société est elle-même portée à la guerre. Non pas que les sociétés veuillent systématiquement la guerre pour la guerre ; mais parce 1. Ibid., p. 285 : L’« élan se continue ainsi par l’intermédiaire de certains hommes, dont chacun se trouve constituer une espèce composée d’un seul individu. » 2. Ibid., p. 297. 3. Ibid., p. 284 : « Une partie du nouveau (l’ouverture apportée par l’âme mystique) s’est coulée dans le moule de l’ancien ; l’aspiration individuelle est devenue pression sociale ; l’obligation couvre le tout. » 4. Ibid., p. 227. 5. Si l’on considère également la théorie du dimorphisme (ibid., p. 296-297), on admettra un partage interne entre une tendance à l’obéissance et au commandement féroce ; sachant que le plus souvent seule la tendance à l’obéissance est actualisée. 6. Ibid., p. 303. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 182/544 182 BERGSON ET LA POLITIQUE que la condition des hommes sur cette planète est la condition de la rareté 1. Bergson est profondément marqué par l’idée de la rareté puisqu’elle va jusqu’à commander chez lui une sorte de malthusianisme 2. La matière est réfractaire et la nature qui nous entoure n’est pas précisément un jardin d’Éden ; à quoi il faut ajouter que l’homme est paresseux : la torpeur le hante même si elle n’est pas la tendance caractéristique de l’homme – tout comme il y a un halo d’intuition autour de l’intelligence, il y a l’ombre de la torpeur au cœur de l’activité humaine 3. Du coup la propriété, nécessaire pour vivre, sera forcément l’objet de convoitises : que ce soit le territoire sur lequel une société a jeté son dévolu, l’appareil productif qu’elle a construit avec la sueur et l’ingéniosité de ses membres, ou d’autres choses encore 4… Toute société se prépare donc naturellement au combat avec ses consœurs, combat qui est souvent nécessaire pour la survie des groupes, et les individus portent en eux la tendance à l’agression. Tout le problème du luxe et de la simplicité va s’articuler là. On pourrait en effet penser que le machinisme, qui a commencé à se développer au début de ce que nous nommons les Temps modernes (XVe et XVIe siècles) et qui sera en plein essor à partir du XIXe siècle (le « siècle matérialiste » selon Bergson 5) pourrait précisément apporter une réponse au problème de la 1. Nous saurons peut-être bientôt, à l’échelle de la planète, ce que ce problème signifie non pas tant par l’épuisement des réserves pétrolières ou gazières que par le manque d’eau potable qui est annoncé comme un des problèmes les plus graves des décennies à venir. 2. Ibid., p. 308 : la plus grave des causes de guerre est le « surpeuplement ». Cf. également « Bergson à M. Halbwachs, fin juillet 1933 », dans Henri Bergson, Correspondances, Paris, PUF, 2002, p. 1416-1417 : « Depuis longtemps je suis frappé des conditions variables que créent à une famille le nombre et l’âge des enfants, comme aussi des conséquences graves, souvent redoutables, que peut avoir un accroissement de la population dans des pays qui sont déjà surpeuplés. » 3. Cf. Henri Bergson, L’Évolution créatrice, 1re édition critique (par Arnaud François), Paris, PUF, 2007, p. 114 : « Si pleine, si débordante que puisse en effet paraître l’activité d’une espèce animale, la torpeur et l’inconscience la guettent. Elle ne soutient son rôle que par un effort, au prix d’une fatigue. » Voir aussi Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, op. cit., p. 159. 4. Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, op. cit., p. 302. 5. Cf. « Entretien avec Joseph Lotte », 21 avril 1911, in Henri Bergson, Mélanges, Paris, Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 183/544 LUXE ET SIMPLICITÉ DANS LA PENSÉE POLITIQUE... 183 rareté, et donc supprimer les causes de guerre. Si l’on se bat pour survivre et parce que les biens sont rares, dit Bergson, ou encore parce que l’on ne veut pas accomplir l’effort parfois énorme pour produire en suffisance, il semble que désormais, avec le règne de la machine, la solution du problème soit à portée de main : car par le système de machines que met en place l’industrialisme, on peut vraiment espérer que les biens nécessaires à la vie seront produits en quantité suffisante. Il suffirait d’être attentif aux risques de surpopulation pour que l’on entrevoie la possibilité d’une disparition des guerres. Bergson ne doit donc pas être entendu comme un adversaire de la technique, au contraire. Il suffirait de peu de choses pour que la machine soit considérée comme « la grande bienfaitrice » 1 de l’humanité. Ce « peu de choses » n’est autre que l’assèchement de notre goût pour le luxe sous toutes ses formes. Le luxe risque en effet d’interdire la perspective d’une disparition des guerres. Et pour une raison simple, que nous avons déjà considérée tout à l’heure : le luxe relève de l’illimitation ou plus exactement il n’est que dans et par la surenchère. Et quand il est articulé au plaisir, il pousse les hommes en masse vers une consommation frénétique à laquelle tous ne pourront cependant pas accéder, ce qui conduit inéluctablement aux crises et finalement à la guerre. Par conséquent, au moment même où l’on pourrait dire que nous avons devant nous la perspective d’une disparition des guerres par la disparition de leurs causes, le risque de guerre est reconduit. Et non seulement il est reconduit, mais il change de nature, car jusqu’à une date récente les guerres menaçaient bien les sociétés humaines, mais dans une mesure toujours limitée, c’est‑à-dire qu’elles ne constituaient pas une menace pour l’humanité, alors que les guerres modernes mettent la survie de l’humanité en question. Cependant il faut ici être attentif et nuancé : Bergson ne dit pas que les guerres anciennes étaient des guerres modérées ou aux effets très limités. Il partage les guerres en deux catégories ; d’un côté « les guerres accidentelles » 2, de l’autre les « guerres décisives » 3 qui PUF, 1972, p. 882 : « Le XIXe siècle restera le siècle matérialiste. Le développement énorme, exagéré, inattendu de la nouvelle technique industrielle fait sentir ses effets ». 1. Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, op. cit., p. 327. 2. Ibid., p. 303. 3. Ibid. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 184/544 184 BERGSON ET LA POLITIQUE sont des « guerres féroces », dans la mesure où elles aboutissent à « l’anéantissement d’un peuple ». Il ne dit pas que l’humanité n’a pas connu ces guerres avant l’époque moderne et le machinisme 1. Il dit plutôt que les guerres contemporaines relèvent de la catégorie des « guerres décisives ». Avec ce problème supplémentaire et nouveau que l’on se bat « avec les armes forgées par notre civilisation », ce qui rend les massacres encore plus radicaux et va jusqu’à constituer une menace pour la survie de l’humanité (évoquée non pas dans ce passage de la page 305, où il ne s’agit encore que de la disparition d’un des adversaires, mais dans la dernière page où l’humanité doit se demander si elle veut continuer à vivre). Thème classique du progrès qui se retourne contre l’humain. Mais ce qui est intéressant, c’est de se demander pourquoi notre époque serait spécialement celle des guerres décisives. Bergson ne semble pas en donner clairement la raison. Et pourtant elle réside probablement dans l’aspiration au luxe. En effet cette aspiration est devenue tellement forte que nous estimons que la vie ne vaut plus la peine d’être vécue si nous ne pouvons pas jouir du luxe et des plaisirs du bien-être ; si bien que nous sommes prêts à disparaître pour notre désir, qui exige que nous jouissions, dit Bergson, de bons débouchés commerciaux, d’accès aux matières premières, d’une production abondante, de bons ports, et que nous puissions nous les assurer mieux que les autres 2. Le désir de luxe favoriserait les guerres radicales. L’impasse est peut-être définitive. Car le désir du luxe et la ruée vers le plaisir semblent consubstantiels au machinisme. Plus exactement, il semble que le machinisme soit issu du désir de luxe et de plaisir ; qu’à partir du moment où le désir du luxe a pu s’exprimer plus librement, il a conduit au machinisme. Et si le machinisme est sous-tendu par le désir du luxe, alors il faut craindre que nous allions fatalement à la catastrophe. Mais c’est précisément une sorte d’illusion d’optique dont le chapitre IV des Deux Sources veut nous détromper. Par là apparaît le sens de la longue parenthèse des pages 311-317, dans lesquelles Bergson propose une com1. Au contraire il estime que les luttes des premiers temps étaient sans doute des luttes radicales : « Il faut que tous se battent contre tous, comme firent les hordes des premiers temps » (ibid., p. 305). 2. Ibid., p. 308. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 185/544 LUXE ET SIMPLICITÉ DANS LA PENSÉE POLITIQUE... 185 préhension de l’histoire à partir de « la loi de dichotomie et de double frénésie » (ultime création conceptuelle bergsonienne et hypothèse heuristique enracinée sur la considération de la biologie et la relation de l’homme à la biologie). Cette loi de dichotomie et de double frénésie a pour effet de dissoudre la solidarité apparente du machinisme et du désir de luxe. Cette solidarité apparente naît de paralogismes que nous produisons spontanément. Par exemple à partir du fait incontestable que le machinisme favorise le déploiement du luxe par tout ce qu’il rend envisageable 1, on déduit qu’il accentue nécessairement le désir de luxe. Or ce n’est pas parce que le luxe est davantage à notre portée que nous le désirerons nécessairement. Cette solidarité apparente tient aussi à l’idée que nous désirerions naturellement et irrépressiblement le luxe. Mais à l’instar de Rousseau, Bergson ne croit pas à une telle propension naturelle et irrépressible. Il tient au contraire à montrer que ce désir de luxe n’a rien à voir avec le machinisme et que la solidarité réelle n’est pas là où l’on croit qu’elle est. Nous voyons une solidarité entre désir du luxe et machinisme. En réalité, le désir du luxe est venu accidentellement se greffer sur le machinisme, et c’est paradoxalement le mysticisme qui est véritablement et réellement solidaire du machinisme (et vice versa). Déjà Bergson l’avait indiqué, comme en passant, dans le chapitre III de l’ouvrage 2. Le mysticisme a besoin d’une maîtrise de la Terre pour qu’il puisse se déployer pleinement : il en a donc appelé à cette maîtrise, il a suscité le machinisme. Quand on les considère de près, les pages sur « la loi de dichotomie et de double frénésie » apparaissent bien comme le fruit d’un effort pour saisir le rapport de l’histoire à la biologie : le mysticisme et le machinisme seraient le développement de deux tendances de la vie qui se distinguent à partir d’une unique tendance (que nous voyons comme unique par le mouvement de genèse à rebours qu’opère la pensée philosophique dans l’acte d’intuition 3). Que serait donc la tendance primitive ou la tendance dans sa primitivité ? Un mouvement qui serait simultanément maîtrise de 1. Bien qu’il soit également l’objet de critiques qui viennent d’une défense du luxe contre « l’uniformité de production » (ibid., p. 327), le prêt‑à-porter par exemple. 2. Ibid., p. 249-250. 3. Voir Henri Bergson, L’Évolution créatrice, op. cit., p. 193. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 186/544 186 BERGSON ET LA POLITIQUE la matière et retour au principe de la vie, les deux étant complètement solidaires en réalité. Le machinisme n’aurait donc de sens que par le mysticisme, et le mysticisme ne saurait perdurer sans le machinisme. Car le mysticisme ne prend toute sa portée et son sens que dans la propagation de l’émotion qu’il soulève et dans son rayonnement : l’amour mystique doit se répandre et ne peut se réserver pour quelques-uns 1. Il vise à un changement de la condition humaine et plus précisément des relations entre les êtres humains. Or la propagation de l’émotion suppose une humanité en état de la recevoir, c’est‑à-dire tout simplement une humanité qui n’est pas rivée sur les besoins en vue de la survie et qui est disponible pour la parole mystique. Cette solidarité étroite, ou plus exactement cette complémentarité des deux tendances, conduit à penser que le luxe est étranger à l’impulsion donnée au départ à l’industrialisme. Si le désir du luxe s’est imposé, et s’il apparaît comme solidaire de l’industrialisme, c’est qu’il s’est produit un « accident d’aiguillage » : La mécanique, par un accident d’aiguillage, a été lancée sur une voie au bout de laquelle étaient le bien-être exagéré et le luxe pour un certain nombre, plutôt que la libération pour tous 2. 3. UN « ACCIDENT D’AIGUILLAGE » ET SES CAUSES Bergson ne dit pas grand-chose de cet accident d’aiguillage. Il ne dit manifestement rien de son origine et de ses causes. La question demeure pourtant : comment se fait-il que le souci et le désir du luxe aient pu s’imposer à ce point, détournant la mécanique de sa destination initiale et accentuant la menace de la guerre ? En ne répondant pas explicitement, 1. « Besoin de s’élargir, ardeur à se propager, élan, mouvement » (Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, op. cit., p. 79) : tel est ce qui caractérise le mysticisme complet qui est une réponse à l’amour de Dieu. 2. Ibid., p. 329. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 187/544 LUXE ET SIMPLICITÉ DANS LA PENSÉE POLITIQUE... 187 Bergson met son lecteur en situation de proposer des conjectures. Il me semble que deux causes, présentes au texte de Bergson bien qu’elles ne soient pas clairement articulées à cet « accident d’aiguillage », pourraient néanmoins l’expliquer. La première de ces causes est l’égoïsme, c’est‑àdire le mouvement du moi individuel à la recherche de son propre avantage 1, qui se perçoit nettement dans l’appétit d’obtenir ce que les autres n’ont pas. La deuxième cause nous est livrée dans les ultimes pages du livre, lorsque Bergson nous parle, une fois n’est pas coutume, de l’angoisse de la mort. Arrêtons-nous un instant sur l’égoïsme : reprenant implicitement des thèses de Durkheim, Bergson pense que l’égoïsme de l’individu est toujours latent et que ce dernier, laissé à lui-même, va droit à l’anomie. Si la société cherche à « dresser » 2 l’individu, à installer en lui un système d’habitudes qui finissent par constituer chez chacun une sorte d’« instinct virtuel », c’est parce qu’elle sait trop bien que l’individu laissé à lui-même ne voit plus que son intérêt propre et cherche simplement à tirer profit de la société. Il n’y a pas, d’ailleurs, d’intention maligne chez l’individu, et par conséquent Bergson n’a en aucune manière recours à une variante plus ou moins sécularisée de la thèse du péché. Il s’agit plutôt selon lui d’une tendance naturelle, la paresse, qui s’exprimera sous forme d’égoïsme du seul fait que l’homme est un animal intelligent 3. Bergson a voulu le faire comprendre avec l’analogie de la fourmi qui, par impossible, deviendrait intelligente un instant. Une fourmi qui accomplit son rude labeur comme si elle ne pensait jamais à elle, comme si elle ne vivait que pour la fourmilière, est vraisemblablement en état somnambulique ; elle obéit à une nécessité inéluctable. Supposez qu’elle devienne brusquement intelligente : elle raisonnera sur ce qu’elle fait, se demandera pour1. Tendance naturelle du moi qui a suscité, d’ailleurs, la « fonction fabulatrice », destinée à compenser le mouvement par lequel le moi se considère indépendamment – et souvent aux dépens – de la société à laquelle il appartient. La « fonction fabulatrice », à la racine des « religions statiques » dont il est question dans tout le deuxième chapitre des Deux Sources, a pour fonction de réduire les effets du mouvement naturel en orientant l’affectivité de l’individu vers la société dont il est membre. 2. Ibid., p. 99. 3. Ibid., p. 94 : « L’intelligence ira tout droit aux solutions égoïstes. » Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 188/544 188 BERGSON ET LA POLITIQUE quoi elle le fait, se dira qu’elle est bien sotte de ne pas se donner du repos et du bon temps. « Assez de sacrifices ! Le moment est venu de penser à soi. » 1 Penser à soi, ce sera sans doute se reposer. Ce sera aussi ce que l’on nomme communément « profiter de la vie ». Là se situe l’articulation avec le bien-être et le luxe : car une vie tournée vers elle-même est une vie qui veut jouir d’elle-même, et qui tendra à se poser comme exception par rapport aux autres existences : car l’exigence de l’effort et du travail demeure, dont nul ne dira qu’elle est en elle-même un bien-être ou un luxe. Le luxe n’implique donc pas seulement de posséder ce que les autres ne possèdent pas, c’est également le mouvement de se laisser aller, dans l’aisance, tandis que les autres travaillent. En d’autres termes, le luxe me fait échapper par définition à la pénibilité de l’effort devant laquelle spontanément je recule. Répondre aux exigences de la vie sociale n’est rien d’autre qu’un consentement à l’effort en vue de rendre le service qu’attend de nous la société. C’est encore se hisser à un certain niveau d’exigence dont les fruits nous rendront sans doute contents de nous-mêmes, mais auquel nous ne nous élèverions pas spontanément. En un sens, à vrai dire, la société se contente de peu. L’homme strictement inséré dans le cadre de son métier ou de sa profession, qui serait tout entier à son labeur quotidien, qui organiserait sa vie de manière à fournir la plus grande quantité et la meilleure qualité possible de travail, s’acquitterait généralement ipso facto de beaucoup d’autres obligations. La discipline aurait fait de lui un honnête homme 2. Nous avons donc avec Bergson une définition légèrement modifiée de la figure classique de l’« honnête homme », qui est chez lui une adéquation et une réponse parfaites aux attentes sociales. Ces attentes, dans le monde de l’industrie et des échanges, se condensent dans l’exigence de travail. La société demande impérieusement à ses membres de travailler. C’est pourquoi nous retrouvons au sein de la société et exprimé par elle, sous une forme bien particulière, l’impératif catégorique, c’est‑àdire l’exigence pure et simple du devoir, « il faut parce qu’il faut » 3. Mais 1. Ibid., p. 95. 2. Ibid., p. 100. 3. Ibid., p. 19-20. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 189/544 LUXE ET SIMPLICITÉ DANS LA PENSÉE POLITIQUE... 189 quand elle lâche du lest ou si elle se laisse distraire, la société voit inéluctablement s’affirmer l’égoïsme, l’individu qui se prend lui-même pour fin. Ce relâchement ou cette distraction constitueraient une première raison de l’« accident d’aiguillage » qui a articulé désir de luxe et machinisme. Écartons un malentendu possible : nous ne disons pas que Bergson estime la destination de l’homme accomplie lorsqu’il travaille à la façon d’une fourmi dans sa fourmilière. Il pense plutôt que la destination de l’homme est une certaine forme de libération à l’égard de toutes les servitudes : autant la servitude à l’égard de soi-même que la servitude à l’égard de la société. Mais la servitude à l’égard de soi-même est la première dont il faut se dégager ; et toute société est disposée en vue de ce dégagement sans lequel sa conservation est menacée. La complication propre au capitalisme, sur laquelle Bergson ne s’arrête pas mais que nous avons eu l’occasion de considérer dans les pages qui précèdent, tient à ce qu’il faut à la fois produire et consommer et que, par conséquent, l’homme qui ne serait qu’un « honnête homme », c’est‑à-dire un parfait travailleur, ne remplirait pas tout ce qu’une société industrielle qui a dépassé le stade initial de la production des infrastructures doit attendre de lui. C’est pourquoi la société industrielle tire bénéfice de l’impulsion égoïste individuelle et du désir de jouissance et de luxe, car elle a besoin de l’appétit de consommation. Peu lui importe la justice de la répartition, du moment qu’elle est assurée de sa reconduction et de son développement. Mais en réalité, bien qu’elle n’en ait pas conscience, la société devenue industrielle ne remplirait pleinement sa destination que si elle était orientée vers la réalisation de l’idéal mystique, qui est une large propagation d’une vie régénérée par l’expérience de la relation avec le principe de la vie (également nommé Dieu). La société elle-même, nous le disions à l’instant, ignore cette destination du machinisme, car elle ne vise et ne peut viser que sa propre conservation. Il faudra donc que le mouvement vienne des individus, libérés de l’égoïsme par la pression que la société exerce spontanément sur eux mais aussi – et surtout – par une prise de conscience qui, elle, dépend entièrement d’eux. Libérés du besoin grâce aux produits du machinisme, ils seraient disponibles à la parole mystique qui n’aurait plus qu’à se faire entendre pour soulever en chacun l’émotion qui ne fait qu’un Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 190/544 190 BERGSON ET LA POLITIQUE avec la volonté d’agir 1, émotion qui accompagnerait la découverte de la relation avec le principe de la vie qui change toutes les données de l’existence individuelle et sociale. Bergson l’a souligné plus d’une fois : tout dépend finalement de la volonté. La grande difficulté est que les individus devraient vouloir ce dont ils ne pourraient avoir clairement l’idée que si le mysticisme était largement diffusé dans l’atmosphère ambiante. Mais nous assignions précédemment une deuxième cause à l’« accident d’aiguillage » : l’angoisse de la mort qui serait elle aussi étroitement articulée à notre ruée sur le plaisir et à la fascination qu’il exerce sur nous. Elle serait par exemple sous-jacente à notre passion pour l’érotisme et la sexualité. « Toute notre civilisation est aphrodisiaque. » 2 Si nous accordons tant d’importance à l’érotisme et aux relations sexuelles, écrit Bergson dans un passage curieux qui rappelle irrésistiblement Diogène le Cynique, c’est parce que nous ne nous contentons pas de ce que « les exigences du sens génésique » 3 sont à l’état brut. Nous raffinons indéfiniment « autour d’une sensation forte mais pauvre », raffinement impliquant la recherche du luxe, en particulier chez les femmes dont on exige qu’elles soient séduisantes et qui par contrecoup ne peuvent se sentir exister que si elles sont désirées. Mais au fond de cette surérotisation des relations entre hommes et femmes et de la course à la séduction et au plaisir, il y aurait l’angoisse de la mort. Thème que l’on voit rarement affleurer chez Bergson et qui vient s’affirmer dans les dernières lignes des Deux Sources : Il suffit de regarder comment on se jette sur le plaisir : on n’y tiendrait pas à ce point si l’on n’y voyait autant de pris sur le néant, un moyen de narguer la mort 4. C’est le mot néant qui compte ici. Et le contexte de la phrase le montre suffisamment, puisque c’est l’intérêt pratique fondamental des recherches de la science psychique que de conjurer cette fascination angoissée pour le 1. Sur la relation entre émotion et volonté, voir Arnaud François, Bergson, Schopenhauer, Nietzsche, Paris, PUF, 2008, p. 69-73. 2. Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, op. cit., p. 322. 3. Ibid. 4. Ibid., p. 338. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 191/544 LUXE ET SIMPLICITÉ DANS LA PENSÉE POLITIQUE... 191 néant. La croyance en l’au-delà est largement répandue – et statistiquement, en effet, la majorité des êtres humains y croit ou y a cru ; et d’ailleurs Bergson a proposé une explication de la genèse de cette croyance à partir de l’activité de la « fonction fabulatrice » dans le deuxième chapitre des Deux Sources. Elle serait donc naturelle et ne dépendrait pas de l’expérience mystique. Mais pour les modernes, l’adhésion à l’au-delà présente de réelles et croissantes difficultés, dans la mesure où la pratique de la science fait reculer les croyances issues de l’activité de la « fonction fabulatrice ». En révélant leur fond imaginaire et en les rendant moins nécessaires, la science leur a fait perdre progressivement une bonne part de la prise qu’elles avaient sur nous. D’où l’intérêt des sciences psychiques dans la mesure où elles s’efforcent de mettre en évidence une réalité de l’au-delà à partir des méthodes utilisées dans la pratique scientifique. Bergson a tenu à souligner, dans son article « “Fantômes de vivants” et “recherches psychiques” » 1, que les sciences psychiques auxquelles il a accordé la plus grande attention utilisent les méthodes de la science 2 pour mesurer et éventuellement tenter d’établir la réalité des phénomènes auxquels elles s’intéressent (télépathie, hallucinations véridiques, etc.) : si nous réussissions à abandonner nos préjugés, pense Bergson, nous serions en mesure de considérer ces investigations d’un œil serein et de les prendre suffisamment au sérieux pour les étudier, au lieu de les écarter par principe avec mépris. Une attention aux sciences psychiques pourrait pallier momentanément la double incapacité qui nous frappe, nous autres modernes : d’une part, nous ne pouvons continuer d’adhérer aux croyances religieuses traditionnelles ; d’autre part, nous sommes incapables d’accéder à la parole mystique qui nous ouvrirait une tout autre appréhension de l’au-delà. Nous n’écoutons pas les mystiques en effet, nous leur sommes fermés dans la mesure où la tendance frénétique que nous avons développée dans nos sociétés depuis plusieurs siècles tourne le dos à la mysticité, essentiellement du fait de l’« accident d’aiguillage » 1. Voir Henri Bergson, L’Énergie spirituelle, Paris, PUF, 2009 (1re édition critique), p. 61-84 (édition critique de l’article par S. Madelrieux et G. Waterlot). 2. Il insistera particulièrement dans son article sur l’utilisation des méthodes de la science historique plus que sur celles des sciences naturelles. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 192/544 192 BERGSON ET LA POLITIQUE (c’est pourquoi nous ne devons pas trop compter sur l’apparition d’une grande âme mystique 1). C’est ici pourtant que notre problème est susceptible de se dénouer. Si nous sommes à ce point attachés au luxe et au plaisir, c’est parce que nous sommes fascinés par le néant : luxe et plaisir compensent la certitude intime dans laquelle nous sommes de notre disparition radicale. Il se trouve également que luxe et plaisir érigés par tous en objectifs de vie constituent une menace radicale pour la civilisation, car si le luxe et le plaisir semblent en un sens sauver chaque individu du néant, ils conduisent droit au néant l’humanité entière. Seul un retour à la simplicité peut nous sauver. Or il ne faut pas penser qu’une exhortation à la simplicité, même appuyée sur la plus rigoureuse des démonstrations (administration de la preuve qu’un retour à la simplicité de vie est nécessaire pour que la planète ait un avenir par exemple), aura un effet puissant. Ce ne sont pas des raisons, même les meilleures, qui nous font agir, mais des forces et des émotions. Disons-le : le sentiment de notre existence par-delà les limites de la mort, s’il est vif et appuyé sur une quasi-certitude, fera tomber les deux causes fondamentales de notre soif de luxe et de plaisir que sont l’égoïsme et l’angoisse de la mort. Si en effet nous sommes sûrs de survivre, nous n’attacherons plus autant de prix à notre vie mortelle : Plus de souci pour l’avenir, plus de retour inquiet sur soi-même ; l’objet n’en vaudrait matériellement plus la peine, et prendrait moralement une signification trop haute 2. La quête du plaisir, qui est l’expression de ce retour inquiet sur soi, ne présenterait plus aucun intérêt, et au contraire la joie de nous savoir élargis et promis à d’autres destinations nous détournerait de la recherche du plaisir et du luxe. Nous venons d’utiliser le mot « joie » : il est clair que dans la pensée de Bergson, il est étroitement articulé à la simplicité. 1. Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, op. cit., p. 333 : « Ne comptons pas trop sur l’apparition d’une grande âme privilégiée. » 2. Ibid., p. 225. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 193/544 LUXE ET SIMPLICITÉ DANS LA PENSÉE POLITIQUE... 193 4. JOIE, SIMPLICITÉ ET DÉMOCRATIE Notons d’abord que la joie, sans lui être contraire, est supérieure au plaisir. Plaisir et bien-être sont quelque chose, la joie est davantage. Car elle n’était pas contenue en eux, tandis qu’ils se retrouvent virtuellement en elle. Ils sont, en effet, arrêt ou piétinement sur place, tandis qu’elle est marche en avant 1. Au-delà de l’image du mouvement, il y a l’idée d’un appel. Si ma vie n’est pas enfermée entre les bornes de l’existence dite réelle, c’est qu’elle a ses racines au-delà de ce monde ou, ce qui revient au même, en deçà du tournant de l’expérience. Elle est appelée à un dépassement de son horizon naturel. La joie naît ainsi du sentiment de vivre une relation avec ce qui me dépasse et d’une destination qui excède les limites de mon existence factuelle. Ce qui d’ailleurs pose le problème spécifique de l’apport de la science psychique, que Bergson qualifie de « dernier degré de la spiritualité » 2. La science psychique ne se substitue pas à la « religion dynamique » 3, mais elle est plutôt une étape, un relais, une mise en état de disponibilité pour l’expérience religieuse de l’appel, d’où naîtra la véritable joie, la « joie sans mélange, située par-delà le plaisir et la peine, qui est l’état d’âme définitif du mystique » 4. La simplicité, quant à elle, est l’expression ou le corrélat existentiels du plus haut degré de la moralité (la morale la plus ouverte qui est mystique selon Bergson 5). Mais cette joyeuse simplicité commence à se manifester dès nos premiers pas vers l’ouverture. Elle les accompagne et est éprou1. Ibid., p. 57. 2. Ibid., p. 338. 3. Contrairement à ce que laisse entendre Bertrand Méheust dans son précieux ouvrage Somnambulisme et médiumnité, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 1999, t. 2 : Le choc des sciences psychiques, p. 253. 4. Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, op. cit., p. 277. 5. On vérifie cette dimension religieuse de la morale ouverte jusque dans la méthode d’éducation qui lui est adaptée. Elle n’est pas l’enseignement d’une doctrine religieuse, mais elle est fondée sur la mysticité. Cette éducation, « nous n’hésitons pas, écrit Bergson, à Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 194/544 194 BERGSON ET LA POLITIQUE vée comme une libération à l’égard des complications exigées par le plaisir. [Les âmes qui s’ouvrent] disent d’abord que ce qu’[elles] éprouvent est un sentiment de libération. Bien-être, plaisirs, richesse, tout ce qui retient le commun des hommes les laisse indifférent[es]. À s’en délivrer [elles] ressentent un soulagement, puis une allégresse 1. Dans la situation où nous sommes (la civilisation industrielle), la simplicité est de toute façon l’alternative unique au désir du luxe qui s’est imposé. La dramatisation est donc intense dans le quatrième chapitre des Deux Sources. Soit nous continuons de courir au luxe, et nous allons droit à la catastrophe ; soit nous accédons à la simplicité par une sorte de retournement moral et religieux, et nous retrouvons l’impulsion qui aurait été à l’origine de l’industrialisme. Il y a, à vrai dire, une troisième possibilité : la réalisation d’un État autoritaire à l’échelle internationale qui pourrait s’efforcer de répondre techniquement et successivement à tous les problèmes que pose notre course au luxe. Nous pourrons ainsi espérer survivre. Mais si nous écartons de notre considération cette troisième possibilité (qui est peut-être celle qui se réalisera effectivement dans les décennies à venir), il reste à considérer comment faire advenir la simplicité par laquelle le machinisme pourra trouver sa véritable destination. Il n’est pas exclu, d’ailleurs, que la simplicité fasse un retour massif, si nous prenons au sérieux l’hypothèse de la loi de dichotomie et de double frénésie comme irriguant véritablement l’histoire. Mais nous savons aussi que si le mouvement de l’histoire décrit par Bergson est un mouvement en spirale, il ne se développe en spirale qu’à la condition que la tendance mise en veilleuse ait eu la capacité de préserver ses acquis tandis que l’autre tendance se développe furieusement. C’est du côté de cette préservation que s’oriente finalement le souci de Bergson, puisqu’il n’est pas naïf et n’entretient pas l’espérance folle de voir venir incessamment un âge d’or de la mystique. Il faut tendre à la simplicité sans attendre le retour prochain l’appeler religieuse, et même mystique » (ibid., p. 100). Elle doit reposer sur l’exemple qui a le pouvoir de susciter l’émotion créatrice et de pousser en avant. 1. Ibid., p. 50. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 195/544 LUXE ET SIMPLICITÉ DANS LA PENSÉE POLITIQUE... 195 d’une « frénésie » mystique et préserver les acquis du mysticisme déposés dans notre civilisation. On voit alors précisément l’importance de la démocratie dans la pensée politique bergsonienne. Héritage de la mysticité, elle peut être ce qui, en notre époque tournée vers la maîtrise industrielle et technique de la planète, permettrait de préserver les choses dans l’attente d’un regain de la vie mystique. Aussi ne faut-il pas s’étonner si, pour le philosophe, les plus grands hommes politiques sont ceux qui ont œuvré pour que l’idéal de la démocratie prenne corps 1. Cet idéal ne tient et ne peut se réaliser que par la fraternité qui est contre-nature : le cours naturel des choses tend plutôt à hiérarchiser les hommes, à répartir injustement les ressources et à mettre en place des supériorités qui passent pour naturelles 2. Un univers humain véritablement démocratique, où la guerre serait surmontée, l’égoïsme maîtrisé et les ressources équitablement partagées en vue d’une vie de création ouverte à chaque individu, renverrait en dernière instance à un travail de l’amour qui renvoie lui-même à Dieu comme à son origine. La démocratie est le régime politique qui permet d’envisager partage équitable et dépassement des égoïsmes. C’est pourquoi la politique dans sa réalisation la plus haute, qui est tissée de fraternité et de simplicité, renvoie à des racines religieuses. La simplicité diffusée serait donc chez Bergson l’expression sociale et politique de la vie religieuse, ainsi que l’expression d’un accomplissement imminent de notre humanité. 1. Wilson, par exemple. Cf. Mes missions, in Mélanges, Paris, PUF, 1972, p. 1556 et 1561 où Bergson rappelle la phrase fameuse : « The World must be made safe for Democracy. » 2. Les Deux Sources, p. 298. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 196/544 Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 197/544 É C A R T É M O T I F E T CR É A T I O N P O L I T I Q U E : U N E LE CT U R E D E L E U Z I E N N E D E S D E U X S O U R C E S par Antoine JANVIER INTRODUCTION Cet article propose une lecture deleuzienne du dernier livre rédigé par Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion 1. Deux raisons, apparemment contradictoires mais en réalité complémentaires, justifient une telle entreprise. D’un côté, Deleuze est un lecteur célèbre de Bergson. Il est donc tout naturel de proposer un commentaire deleuzien des Deux Sources : depuis le milieu des années cinquante jusqu’aux tomes consacrés au cinéma dans les années quatre-vingt, en passant, bien entendu, par Le bergsonisme publié en 1966, Deleuze n’a pas cessé d’emprunter et de travailler thèmes, concepts et problèmes bergsoniens 2. Lire Les Deux Sources en deleuzien, serait-ce seulement reproduire la lecture de Deleuze lui-même ? Mais d’autre part, il n’est pas exagéré de dire que le livre de 1932 occupe une place minime, pour ne pas dire inexistante, dans l’œuvre de Deleuze. De référence aux Deux Sources, on n’en compte pas plus de trois ou quatre, qui ne semblent pas décisives pour son propos 3, parfois réduites à une simple 1. Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, Paris, PUF, 1932, « Quadrige » (10e éd.), 2008, désormais cité DS. C’est bien le dernier livre écrit par Bergson : La Pensée et le Mouvant (Paris, PUF, 1934), qui est un recueil d’articles, est le dernier paru. Il convient de souligner l’intérêt considérable de l’appareil de notes qui accompagne les récentes éditions en Quadrige des ouvrages de Bergson, sous la direction de F. Worms : on privilégiera systématiquement ces éditions. 2. Gilles Deleuze, Le bergsonisme, Paris, PUF, 1966 ; « Quadrige », 2004. Désormais cité B. 3. Voir Gilles Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Paris, PUF, 1962, « Quadrige » (4e éd.), 2003, p. 153 : « Toute loi historique est arbitraire, mais ce qui n’est pas arbitraire, Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 198/544 198 BERGSON ET LA POLITIQUE fonction exemplative 1, ou trop marquées d’implicite pour qu’il soit possible d’en déduire un développement rigoureux, autrement que par une élaboration conceptuelle qui déborde la philosophie de Deleuze stricto sensu 2. Les Deux Sources de la morale et de la religion : c’est l’ouvrage presque absent du commentaire deleuzien. C’est pourquoi, plus que tout autre, ce commentaire est rendu nécessaire et se révèle être bien plus qu’une redite. Reste à savoir ce que recouvre l’expression « lecture deleuzienne ». Lire Les Deux Sources en deleuzien, ce n’est pas aborder le dernier ouvrage rédigé par Bergson à partir d’un système tout fait, le « système deleuzien », fût-il « ouvert », qu’il suffirait d’appliquer aux problèmes posés par Les Deux Sources. Ce n’est pas non plus le lire depuis le prisme donné par les textes de philosophie sociale et politique de Deleuze – et Guattari. Il ne s’agit pas de relever les identités et les différences entre Bergson et Deleuze concernant les questions sociales et politiques, pour y repérer les influences exactes, les oppositions, les transformations et les reprises. On propose ici de relire Les Deux Sources depuis Le bergsonisme. Il en découle deux lectures possibles : l’une qui inscrit Les Deux Sources dans le sillage de L’Évolution créatrice 3, en y voyant une application de l’ontologie de l’élan ce qui est préhistorique et générique, c’est la loi d’obéir à des lois. (Bergson retrouvera cette thèse quand il montrera dans Les Deux Sources que toute habitude est arbitraire, mais qu’est naturelle l’habitude de prendre des habitudes.) » 1. Voir par exemple B, p. 26. 2. La notion de « fabulation » est au cœur de l’approche de la politique proposée dans Cinéma 2, contre celle de « mythe ». Mais Deleuze la rapporte au travail mené par Serge Daney dans La rampe (Paris, Cahiers du cinéma - Gallimard, 1983, p. 118-123, « Qu’est-ce qu’ils disaient ? », à propos de Ceddo, d’Ousmane Sembede), aux films de Sembede, Rocha, Perrault ou Rouch, sans dire un mot de son origine bergsonienne (voir Gilles Deleuze, Cinéma 2 : L’image-temps, Paris, Minuit, « Critique », 1985, p. 288-291). L’entretien avec Negri nous en donne la raison : « L’utopie n’est pas un bon concept : il y a plutôt une “fabulation” commune au peuple et à l’art. Il faudrait reprendre la notion bergsonienne de fabulation pour lui donner un sens politique » (« Contrôle et Devenir », entretien avec Toni Negri, dans Futur antérieur, no 1, printemps 90, repris dans Gilles Deleuze, Pourparlers, Paris, Minuit, 1990 ; « Reprise », 2003, 229-239, p. 235). Sur ce point délicat, on se référera aux derniers travaux de Jean-Christophe Goddard, qui poursuit une réflexion sur la reprise deleuzienne de cette fonction fabulatrice, en la réinscrivant dans l’héritage postkantien de l’imagination créatrice ou productrice, en particulier chez Fichte, d’une part ; d’autre part, en travaillant à sa pertinence épistémologique pour penser le cinéma politique de Glauber Rocha ou de Pierre Perrault. 3. Henri Bergson, L’Évolution créatrice (1907), Paris, PUF, « Quadrige », 2007. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 199/544 ÉCART ÉMOTIF ET CRÉATION POLITIQUE 199 vital aux questions morales, sociales et religieuses ; l’autre qui fait droit à la singularité du dernier ouvrage écrit par Bergson, en partant des notes de Deleuze, à la fin du Bergsonisme, consacrées aux Deux Sources à proprement parler. Entre ces deux lectures, c’est donc l’originalité des Deux Sources qui est en question. Bergson y développe‑t-il un problème nouveau, ou se contente‑t-il de déplacer un système achevé depuis de nombreuses années pour aborder quelques thèmes jusqu’alors laissés de côté, quelques terrains vierges auxquels il avait préféré, depuis toujours, la science et la métaphysique ? L’hypothèse de cet article est que Deleuze répond par la première option, ce dont témoignent les notes qu’il y consacre dans Le bergsonisme. Mieux, il s’agira de montrer que Deleuze trouve dans Les Deux Sources une interrogation profonde des problèmes politiques posés par une philosophie définie comme critique des illusions et entreprise d’émancipation. Il apparaîtra alors que la dimension politique de l’ontologie de l’élan vital, loin d’être seconde, touche à son principe lui-même, à son institution et à sa diffusion. DELEUZE LECTEUR DE BERGSON Le bergsonisme tient sa force et, dans une certaine mesure, son originalité, de la mise en valeur de deux aspects de la philosophie bergsonienne, présentés dans leur rigueur et leur cohérence : le bergsonisme élabore une ontologie de la durée à l’aide d’une méthode, l’intuition. L’articulation de ces deux aspects, Deleuze la trouve dans la notion de « différence ». Il y avait consacré un article dix ans plus tôt, « La conception de la différence chez Bergson » ; et elle était déjà au cœur de sa présentation de Bergson rédigée pour l’ouvrage coordonné par Merleau-Ponty, Les philosophes célèbres, paru lui aussi en 1956 1. Comme le résume une formule du texte sur « La conception de la différence chez Bergson » : 1. « La conception de la différence chez Bergson », dans Les Études bergsoniennes, Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 200/544 200 BERGSON ET LA POLITIQUE D’une part il s’agit de déterminer les différences de nature entre les choses […]. Mais d’autre part, si l’être des choses est d’une certaine façon dans leurs différences de nature, nous pouvons espérer que la différence elle-même est quelque chose, qu’elle a une nature, enfin qu’elle nous livrera l’Être 1. L’intuition comme méthode de détermination des différences de nature est donc, du même coup, accès cognitif au réel et dévoilement ontologique, dévoilement de l’Être. Plus exactement, l’intuition est la méthode de connaissance des choses en tant que cette connaissance des choses est connaissance de l’Être 2. On peut en déduire le noyau des critiques formulées par Bergson à la métaphysique traditionnelle : ne pas voir les différences de nature, ou voir les différences entre les choses en termes de degrés. La métaphysique part de la présupposition qu’il y a un seul et même principe fondamental – par exemple « l’homogénéité d’un Être en général » 3 – sur lequel se détachent, en termes de plus et de moins, les différentes choses. « Nous sommes prompts à former une idée générale de toutes les idées générales, et à faire fondre les différences de nature dans cet élément de généralité. » 4 Cet « élément de généralité », ce principe fondamental qui homogénéise les différences est une illusion. La métaphysique repose donc sur un mirage, parce qu’elle manque les différences de nature et croit tout voir sur fond d’homogénéité. Elle manque « les réalités différentes qui se substituent les unes aux autres indéfiniment » 5 ; elle manque l’hétérogénéité constitutive de l’Être, qui exige une « précision » 6 telle que chaque concept soit « taillé sur la chose même » 7. vol. IV, 1956, p. 77-112, et « Bergson, 1859-1941 », dans M. Merleau-Ponty (éd.), Les philosophes célèbres, Paris, Éd. d’Art Lucien Mazenod, 1956, p. 292-299. Ces deux articles sont repris dans le premier recueil de textes et entretiens de Deleuze, L’île déserte et autres textes, éd. D. Lapoujade, Paris, Minuit, 2002. 1. Gilles Deleuze, L’île déserte et autres textes, op. cit., p. 42. 2. Deleuze insiste sur cet aspect cognitif de la méthode : c’est elle qui donne les moyens de connaître les expériences vécues fondamentales, Durée, Matière, Élan Vital. Voir B, p. 2. 3. B, p. 9. 4. B, p. 26. 5. B, p. 9. 6. B, p. 1. 7. B, p. 9. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 201/544 ÉCART ÉMOTIF ET CRÉATION POLITIQUE 201 Contrairement à une idée reçue, la métaphysique ne dépasse pas le niveau des faits. Plus exactement elle reste prise dans les représentations qu’elle en a, dans ce qui lui apparaît de prime abord. L’expérience, en fait, ne nous donne que des mixtes, des mixtes de tendances qui diffèrent en nature. Les analyses de Bergson sont célèbres : le mouvement, le changement, la perception représentative, etc. Chacun de ces mixtes enchevêtre deux tendances différentes, dont la division « principale » passe entre la durée et l’espace. Parler de division principale, ce n’est pas revenir à la métaphysique traditionnelle : il s’agit bien d’une différence de nature. Mieux, c’est la différence de nature que nous avons là – l’Être même. Car c’est elle qui nous permet de voir l’être des choses en termes de différence de nature : en termes de durée. Le point est que la distinction entre durée et espace se formule depuis le point de vue de la durée elle-même. Qu’estce à dire ? La durée étant cela même qui diffère avec soi, elle seule prend sur elle toutes les différences de nature, et permet de penser rigoureusement la différence comme différence de nature, c’est‑à-dire comme différence interne – et non comme différence entre deux choses extérieures, elle-même toujours pensée depuis un troisième terme, principe fondamental qui en fournit la mesure et qui permet de les comparer et de les distinguer en degrés de plus et de moins. À l’inverse de la durée, l’espace ne diffère pas d’avec soi. Il reste stable et homogène, et permet de distinguer toutes choses par degrés (plus ou moins grand, plus ou moins étendu, plus ou moins long…). Ainsi s’explique la priorité ontologique de la durée sur l’espace. Si la durée est ce qui diffère avec tout, y compris avec soi, si elle est la différence elle-même, la « différence allant différant » pour reprendre une expression de Différence et répétition 1, elle est nécessairement aussi différence entre les différences de nature et les différences de degré. La durée est cette différence de nature ultime. Prendre sur soi toutes les différences, c’est prendre également sur soi les différences de degrés, comme différant 1. Voir Gilles Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, « Épiméthée », 1968, p. 79 : « Chaque chose, chaque être doit voir sa propre identité engloutie dans la différence, chacun n’étant plus qu’une différence entre des différences. Il faut montrer la différence allant différant. » Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 202/544 202 BERGSON ET LA POLITIQUE en nature avec les différences de nature. Aussi, d’une certaine manière, l’espace lui-même doit être dit durée : d’où l’élaboration par Bergson, selon Deleuze, d’une véritable ontologie de la durée, c’est‑à-dire d’un monisme de la différence qui prolonge le dualisme méthodologique. L’ontologie bergsonienne est un monisme du Temps placé sous le signe de la contraction et de la détente et ouvert sur un pluralisme des degrés de la durée. La durée n’est que le degré le plus contracté de la matière, la matière le degré le plus détendu de la durée. […] Les différences de degré sont le plus bas degré de la Différence ; les différences de nature sont la plus haute nature de la Différence. Il n’y a plus aucun dualisme entre la nature et les degrés. Tous les degrés coexistent dans une même Nature, qui s’exprime d’un côté dans les différences de nature, de l’autre côté dans les différences de degré. Tel est le moment du monisme : tous les degrés coexistent en un seul Temps, qui est la nature en elle-même 1. Et Deleuze de montrer comment la méthode s’en trouve enrichie. Elle se déploie maintenant sur les faits selon une double opération, qui en définit les deux moments. D’une part, distinguer dans les mixtes de l’expérience les tendances qui la composent et qui diffèrent en nature, et dégager chacune d’elles dans sa pureté, c’est‑à-dire en ce lieu où elles apparaissent dans leur différence de nature pure. Mais justement, ce lieu, qui permet de les identifier en leur pureté, et donc de dégager leur pure différence, ce lieu où éclate la dualité que ces tendances forment est aussi celui où, d’autre part, nous apparaît leur unité profonde, et à partir duquel il faut faire le travail inverse : dégager le point virtuel où les deux lignes se recoupent, la différence de nature singulière que nous livre le mixte, sa durée propre. 1. B, p. 95. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 203/544 ÉCART ÉMOTIF ET CRÉATION POLITIQUE 203 LE BERGSONISME : UNE ENTREPRISE DE LIBÉRATION DE LA PENSÉE Ce qui importe ici, c’est l’articulation de la méthode et de l’ontologie bergsoniennes. Que permet-elle au juste ? Le bergsonisme montre que cette articulation transforme en profondeur les grands thèmes et problèmes de la métaphysique. Mais ce n’est pas tout, et ce n’est pas l’essentiel. L’enjeu central, pour Deleuze, tient à l’effet pratique de l’articulation entre méthode et ontologie : elle permet une libération de la philosophie. Une telle libération peut paraître évidente. Elle est pourtant problématique. Il semble d’abord que libérer la pensée signifie la sortir hors des illusions dans lesquelles elle baignait jusqu’alors et, corrélativement, la conduire à une juste connaissance du réel tel qu’il est. Le vitalisme bergsonien, qui trouve sa réalisation la plus haute dans L’Évolution créatrice, consisterait à penser toutes choses en termes de durée et de mouvement, c’est‑à-dire comme des produits de l’élan vital. Bergson nous inviterait ainsi à dissiper les illusions d’après lesquelles nous concevons les choses en termes de spatialité, comme des éléments immobiles séparés les uns des autres. Il nous permettrait de rejoindre le réel et, au moyen de l’intuition, de voir la vie comme durée. Encore est-ce trop peu dire. L’intuition n’est pas une lunette extérieure au réel auquel elle donnerait accès, du dehors. Car l’homme est partie intégrante de la vie. Sa capacité à la voir telle qu’elle est, dans sa réalité, sera également libération de la vie elle-même. Par conséquent, la libération de la pensée deviendrait, ispo facto, libération des illusions dans lesquelles la vie s’était engagée, libération des formes matérielles dans lesquelles elle s’était aliénée, libération de l’espace dans lequel elle s’était niée. Rien n’est moins sûr. Des travaux récents ont montré que le vitalisme bergsonien était en réalité un vitalisme de la finitude. Un tel vitalisme exige la prise en compte des illusions en tant que constitutives de l’élan vital. Sans Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 204/544 204 BERGSON ET LA POLITIQUE elles, l’élan ne serait pas un élan. Deleuze déjà y insistait, et c’est le caricaturer que de réduire son bergsonisme à cette ontologie vitaliste dont l’intuition donnerait l’accès d’un simple lever de rideau. Car les illusions ne s’opposent pas à l’être comme le voile à ce qu’il cache, le masque au visage. Ce ne sont pas des déformations du réel, dont nous pourrions nous dégager par un effort philosophique, pour retrouver enfin les choses mêmes. Qu’est-ce qu’une illusion, selon Deleuze lecteur de Bergson ? Le bergsonisme en propose trois déterminations : – Une illusion n’est pas une erreur. L’illusion ne nous trompe pas sur une réalité donnée, elle nous engage à poser de « faux problèmes ». À quoi il ne suffit pas d’opposer les « vrais problèmes » : on rejouerait l’opposition erreur/vérité, voile trompeur/réalité, avec d’autres mots. Déjà nous pressentons que l’idée d’illusion et de faux problème, paradoxalement, nous conduit hors du problème de l’illusion et du réel, comme de celui du vrai et du faux. – L’illusion est constitutive de notre vie. Non seulement elle nous plonge dans de faux problèmes, mais cette plongée est, en quelque sorte, nécessaire. On ne peut s’en défaire, elle est constitutive de notre nature. – L’illusion « n’est pas seulement fondée dans notre nature, mais dans la nature des choses » 1. L’illusion n’est donc pas tant dans le contenu de ce qu’elle nous livre (l’étendue, les choses en tant qu’étendues), que dans notre tendance à prendre ce contenu pour la seule nature des choses (il n’y a que de l’étendu, tout est compréhensible en ces termes). C’est pourquoi il était nécessaire à la philosophie de se démarquer de la science en élaborant une méthode qui lui est propre et qui se distingue de la rationalité intellectuelle. Il fallait en effet l’intuition pour poser les problèmes correctement, en termes de durée et non d’espace, de sorte qu’apparaissent des solutions satisfaisantes ; pour susciter, dans l’intelligence même, une autre tendance, pour la forcer à se retourner contre elle-même, à aller à l’encontre de sa propre tendance naturelle, et à ressaisir le tout vital dont elle exprimait une ligne seulement ; enfin, pour 1. B, p. 26. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 205/544 ÉCART ÉMOTIF ET CRÉATION POLITIQUE 205 inclure dans ce tout vital la genèse de l’intelligence elle-même et celle de l’espace qui en est corrélative, c’est‑à-dire cette partie de l’être qui tend à recouvrir l’autre et à troubler nos problèmes, à nous troubler nousmêmes. Aussi faut-il voir chez Deleuze lui-même l’élaboration, à partir de Bergson, d’une « ontologie complexe », qui intègre la genèse nécessaire de l’illusion, et partant sa dimension constituante – dans les termes de Bergson, qui intègre ce que l’illusion nous donne et qui est une des deux moitiés de l’Absolu 1. C’est ce que Bergson montrera principalement dans L’Évolution créatrice, auquel est consacré le dernier chapitre du Bergsonisme. Sur cette base, il est possible d’esquisser une première lecture deleuzienne des Deux Sources, pour y trouver un parachèvement pratique – à la fois d’ordre social et moral – du système bergsonien. UNE PREMIÈRE LECTURE DELEUZIENNE DES DEUX SOURCES Dans Les Deux Sources, Bergson semble chercher à fonder la place primordiale tenue par l’homme dans l’émancipation de la vie 2. Pourquoi l’homme peut-il porter au plus haut la vie, pourquoi y a‑t-il un « privilège de l’homme », qui seul « est capable de brouiller les plans, de dépasser son 1. B, p. 27. Deleuze écrit : « L’illusion, donc, ne tient pas seulement à notre nature, mais au monde que nous habitons, au côté de l’être qui nous apparaît d’abord. Du début à la fin de son œuvre, Bergson a évolué d’une certaine manière. Les deux points principaux de son évolution sont les suivants : la durée lui parut de moins en moins réductible à une expérience psychologique, pour devenir l’essence variable des choses et fournir le thème d’une ontologie complexe. Mais d’autre part, en même temps, l’espace lui semblait de moins en moins réductible à une fiction nous séparant de cette réalité psychologique, pour être, lui aussi, fondé dans l’être et exprimer un de ses deux versants, dans une de ses deux directions. » Ibid. 2. Selon la célèbre thèse de L’Évolution créatrice (voir Henri Bergson, L’Évolution créatrice, op. cit., p. 266) rappelée dans DS, p. 271 : « Bien qu’il y ait eu d’autres lignes d’évolution à côté de celle qui conduit à l’homme, et malgré ce qu’il y a d’incomplet dans l’homme lui-même, on peut dire, en se tenant très près de l’expérience, que c’est l’homme qui est la raison d’être de la vie sur notre planète. » Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 206/544 206 BERGSON ET LA POLITIQUE propre plan comme sa propre condition, pour exprimer enfin la Nature naturante », en somme, de transmuer sa tendance naturelle, l’intelligence, en ressaisie du tout vital, en intuition 1 ? Quelles sont les conditions propres à l’humanité qui lui ont permis d’aller au-delà d’elle-même, bien que ce soit seulement de façon exceptionnelle ? Certes, la réponse de Bergson était déjà aménagée dans L’Évolution créatrice. Parmi les différentes lignes tracées par les vivants, « l’homme crée […] une différenciation qui vaut pour le Tout, et, seul, trace une direction ouverte capable d’exprimer un tout luimême ouvert » 2. Sa ligne croise deux tendances : une tendance intellectuelle et une tendance instinctive. C’est là sa chance, puisque oscillant de l’une à l’autre, il peut également les ressaisir et les réunir en un seul et même geste maintenant leur différence ouverte, les englobant l’une et l’autre dans un même regard qui les prolonge du même coup, par l’intuition. Les Deux Sources creuse plus avant cette dualité, dans le domaine de la pratique humaine. L’homme est un être social. Nous retrouvons donc les deux tendances au sein de la socialité humaine. D’un côté, l’homme ne peut vivre que conditionné et limité par les habitudes qui le lient aux autres et lui imposent des obligations. Ce que Bergson appelle le « tout de l’obligation » – non pas telle ou telle obligation particulière, mais le fait de l’obligation ou « l’habitude de contracter des habitudes » – s’apparente à l’instinct 3. Plus exactement, c’est l’équivalent de l’instinct animal d’organisation dans le mode de socialisation proprement humain, c’est‑à-dire intelligent. Car, d’un autre côté, l’homme ne vit sa vie sociale qu’en la rationalisant à l’aide de l’intelligence : en particularisant le type de socialité – d’habitudes, d’obligations – qu’il estime souhaitable. Tel est ce qui sépare l’homme de l’animal, l’être intelligent de l’être instinctif : sa capacité à faire varier les sociétés, à créer diverses formes d’obligations, une pluralité d’habitudes. [D]ans une ruche ou dans une fourmilière, l’individu est rivé à son emploi par sa structure, et l’organisation est relativement invariable, tandis que la cité humaine 1. B, p. 112. 2. B, p. 112. 3. DS, p. 21. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 207/544 ÉCART ÉMOTIF ET CRÉATION POLITIQUE 207 est de forme variable, ouverte à tous les progrès. Il en résulte que, dans les premières chaque règle est imposée par la nature, elle est nécessaire ; tandis que dans les autres une seule chose est naturelle, la nécessité d’une règle. Plus donc, dans une société humaine, on creusera jusqu’à la racine des obligations diverses pour arriver à l’obligation en général, plus l’obligation tendra à devenir nécessité, plus elle se rapprochera de l’instinct dans ce qu’elle a d’impérieux. Et néanmoins on se tromperait grandement si l’on voulait rapporter à l’instinct une obligation particulière, quelle qu’elle fût. Ce qu’il faudra toujours se dire, c’est que, aucune obligation n’étant de nature instinctive, le tout de l’obligation eût été de l’instinct si les sociétés humaines n’étaient en quelque sorte lestées de variabilité et d’intelligence 1. Chez l’homme, la tendance instinctive à contracter des habitudes et la tendance de l’intelligence à en créer de nouvelles ne sont donc pas extérieures l’une à l’autre, comme si la seconde succédait à la première. Dans leur différence, elles sont complémentaires et contemporaines l’une de l’autre. C’est ce qui apparaît à l’examen de la dimension égoïste de l’intelligence, qui, en dernière analyse, tend toujours plus à isoler l’individu des obligations sociales. On remarquera d’abord qu’entre les variations particulières des habitudes propres aux différentes sociétés et les points de vue individuels propres à chaque ego, il y a continuité. La tendance à faire varier les types de socialité et celle à « dévier de la ligne sociale, en cédant à des préoccupations égoïstes quand le bien commun est en cause » sont en réalité une même et unique tendance, celle de l’intelligence 2. Et cette tendance n’a pas de sens prise indépendamment de l’autre tendance, celle du tout de l’obligation. Entre ces deux tendances, il y a différence de nature. Mais cette différence de nature n’est pas une différence externe opposant deux termes l’un à l’autre. La différence est interne. C’est en même temps que nous nous sentons obligés et que nous tendons à nous dégager de cette obligation ou, du moins, que nous en éprouvons la possibilité : L’individu qui fait partie de la société peut infléchir et même briser une nécessité qui imite celle-là, qu’il a quelque peu contribué à créer, mais que surtout il subit : le sentiment de cette nécessité, accompagné de la conscience de pouvoir s’y soustraire, n’en est pas moins ce qu’il appelle obligation 3. 1. DS, p. 22-23. 2. DS, p. 216. 3. DS, p. 7. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 208/544 208 BERGSON ET LA POLITIQUE À l’inverse, c’est en même temps que, égoïstes et désireux, nous tentons de nous dégager des obligations sociales et que nous les percevons comme telles – comme obligations. Tant et si bien que, « en temps ordinaires, nous nous conformons à nos obligations plutôt que nous ne pensons à elles » 1. Par contre, dans ces temps extraordinaires où nous croyons nous en défaire, non seulement nous les sentons d’autant plus que nous nous détachons de leur forme particulière, mais surtout l’individualisme ou l’isolement auquel nous rêvons n’est qu’une forme déterminée du tout de l’obligation, mieux, une forme dépendante de cette forme contre laquelle nous faisons valoir notre égoïsme. À vrai dire, individu et société s’impliquent réciproquement : les individus constituent la société par leur assemblage ; la société détermine tout un côté des individus par sa préfiguration dans chacun d’eux. Individu et société se conditionnent donc, circulairement 2. Il n’existe pas d’individu hors de la société, car notre moi individuel trouve « sa solidité […] dans cette solidarité » : le lien qui le rattache à la société est en réalité un lien qui l’attache à lui-même, autrement dit, sans lequel il n’aurait pas de consistance, sans lequel il ne serait pas ce qu’il est 3. Le moi, « au point où il s’attache » à soi-même, où il devient soimême, « est lui-même socialisé », irréductiblement moi individuel et moi social 4. L’homme semble destiné à respecter une vie sociale en définitive close, pris dans une double pince : conformité aux habitudes sociales et création de nouvelles habitudes, d’un côté, rationalisation de l’ordre social et particularisation, voire égoïsme, de l’autre. Mais dans ce jeu entre société et 1. DS, p. 11. 2. DS, p. 209-210. 3. DS, p. 8. 4. DS, p. 8. On relèvera que Bergson parle, à proprement parler, de ce « point d’insertion dans le tissu serré des autres personnalités extériorisées » où « notre moi trouve d’ordinaire où s’attacher ». Autant dire qu’il est possible de rencontrer des moi déliés de ce point d’attache, mais avec les conséquences qui en découlent : des personnes extraordinaires, sans doute, mais littéralement, qui risquent, dans cette expérience de désocialisation ou de situation a-sociale, non seulement leur vie sociale, mais leur vie psychique, et parfois leur vie tout court. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 209/544 ÉCART ÉMOTIF ET CRÉATION POLITIQUE 209 intelligence se laisse deviner une marge, un écart, une tension constitutive de notre liberté, qui rend possible autre chose que le va-et-vient entre obligation et égoïsme et la répétition close du social. Au point où l’intelligence instaure une variation dans nos habitudes, l’homme est capable d’élargir son action, non pas graduellement mais brusquement, d’un coup, d’un saut, au-delà des intérêts de sa société et des intérêts de sa propre individualité. La fondation du privilège de l’homme pour l’émancipation de la vie tient à cette capacité de la conscience humaine, là où elle semble enfermée dans le tout de l’obligation, hésitant entre plusieurs types de socialité, d’accéder à l’ouverture dessinée au sein même de son hésitation 1 : d’accéder à ce que Bergson appelle « une société mystique, qui engloberait l’humanité entière et qui marcherait, animée d’une volonté commune, à la création sans cesse renouvelée d’une humanité plus complète » 2. Mais justement, l’humanité complète ne se laisse pas dé-finir, sauf à en exclure certaines formes, à clore la société, à refermer l’ouverture. La « société ouverte » n’est qu’une « limite idéale », par définition 3. Elle est « celle qui embrasserait en principe l’humanité entière » 4. Les Deux Sources de la morale et de la religion achèvent bien, en ce sens, la philosophie bergsonienne de l’élan vital, en déterminant la place privilégiée de l’homme en tant qu’homme, c’est‑à-dire en tant que partie et porteur de l’humanité. Là où pourtant la liberté créatrice de l’élan semble la plus compromise, sur le plan des obligations sociales, Bergson parvient à discerner les conditions de possibilité de sa réactivation, les seules qui, au fond, lui soient adéquates, puisqu’elles concernent le tout de l’humanité comme principe ou comme limite idéale, et donc l’humanité au-delà de l’humanité. De l’âme ouverte, Si l’on disait qu’elle embrasse l’humanité entière, on n’irait pas trop loin, on n’irait même pas assez loin, puisque son amour s’étendra aux animaux, aux plantes, à toute la nature. Et pourtant rien de ce qui viendrait l’occuper ne suffirait à définir l’attitude qu’elle a prise car de tout cela elle pourrait à la rigueur 1. 2. 3. 4. Sur l’hésitation de la conscience, voir DS, p. 13. DS, p. 85. DS, p. 85. DS, p. 284. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 210/544 210 BERGSON ET LA POLITIQUE se passer. Sa forme ne dépend pas de son contenu. Nous venons de la remplir ; nous pourrions aussi bien, maintenant, la vider 1. Et Bergson de déterminer la figure susceptible d’échapper aux forces de l’habitude et d’adopter cette attitude de l’âme ouverte. Il faut une personne capable de ressaisir la vie qui la traverse, l’élan qui la porte, pour le porter à son tour au-delà des formes de vie déjà connues, pour réitérer le geste constituant de la vie elle-même. Telle est la nature du mystique. Emporté par l’émotion, il dépasse son intelligence et ses habitudes pour se faire mouvement vital. Ainsi, le mystique rejoint la vie et actualise sa tension constitutive dans une création nouvelle. « À nos yeux, l’aboutissement est une prise de contact, et par conséquent une coïncidence partielle, avec l’effort créateur que manifeste la vie. » 2 Certes, la création sociale qui en découle, le style de vie nouveau qui en est issu retombera tôt ou tard. Mais l’acte qui a présidé à son avènement était porteur d’un souffle dont elle garde quelques traces, qui le communiqueront aux hommes, jusqu’à ce qu’il ouvre une nouvelle âme mystique. UNE SECONDE LECTURE DELEUZIENNE DES DEUX SOURCES Une autre lecture deleuzienne des Deux Sources est possible. Elle ne s’appuie pas sur la métaphysique de l’élan vital développée dans L’Évolution créatrice. Elle ne trouve pas dans Les Deux Sources une simple conclusion du système bergsonien. Elle prend en considération les quelques remarques formulées par Deleuze lui-même dans les dernières pages du Bergsonisme et met en cause l’évidence du déploiement de l’ontologie de la durée sur le domaine pratique. C’est que ce déploiement en devient presque trop évident. Dans la première lecture proposée, la théorie de la société ouverte semble close : les lignes de partage sont claires, la tâche assignée à l’humanité aussi. Chacun y trouve sa place, du plus commun des mortels jusqu’au 1. DS, p. 34. 2. DS, p. 233. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 211/544 ÉCART ÉMOTIF ET CRÉATION POLITIQUE 211 mystique 1. En passant par le philosophe lui-même, qui a pour méthode l’intuition de l’élan vital, elle-même susceptible de se prolonger en vision mystique authentique. Il convient de distinguer rigoureusement, il est vrai, mystique et philosophie, extase et action pures d’une part, dialectique et rationalité d’autre part 2. Mais il convient tout autant de rappeler que la philosophie telle que la conçoit Bergson, celle par laquelle nous nous libérons de nos illusions et accédons à l’intuition du tout vital, doit être prolongée, sinon en une extase mystique, du moins en un contact avec les expériences de ce type, les expériences de l’élan vital comme tel : nous ne saurions trop répéter que la certitude philosophique comporte des degrés, qu’elle fait appel à l’intuition en même temps qu’au raisonnement, et que si l’intuition adossée à la science est susceptible d’être prolongée, ce ne peut être que par l’intuition mystique 3. Or c’est précisément sur ce point qu’intervient Deleuze dans Le bergsonisme, pour le rendre véritablement problématique. Car avant de vouloir prolonger l’intuition philosophique en intuition mystique, il s’agit d’abord de savoir comment l’une et l’autre peuvent être produites, comment il peut y avoir de l’intuition « tout court ». Deleuze pose ici la question de la genèse : dans Les Deux Sources, « il s’agit […] d’opérer une genèse de l’intuition, c’est‑à-dire de déterminer la manière dont l’intelligence même se convertit ou est convertie en intuition » 4. Entendue en son sens restreint, cette question est celle du fait de la philosophie. Poser le problème de la genèse de l’intuition, c’est poser la question première, originelle, du commencement, des premiers pas : comment en arrive‑t-on à faire de la philosophie, comment, en fait, y a‑t-il la philosophie, comment y a‑t-il eu transformation de l’intelligence en intuition – émancipation par dissipation des illusions – et comment faire et refaire cette opération ? Le problème de la genèse de l’intuition n’est rien d’autre que celui des conditions de fait de l’émancipation humaine, de la dissipation des illusions et 1. 2. 3. 4. Voir DS, p. 259-261. Voir DS, p. 232 et s. DS, p. 272. B, p. 115. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 212/544 212 BERGSON ET LA POLITIQUE de l’accès à l’intuition. Deleuze voit moins dans Les Deux Sources une fondation de la nature privilégiée de l’humanité dans ces natures privilégiées que sont les mystiques, qu’une interrogation des modalités de réalisation de cette nature. Bergson n’y cherche pas ce qui fonde, en droit ou en nature, le privilège de l’homme et sa liberté, c’est‑à-dire l’écart constitutif de la vie dont l’homme est par nature doté. Il s’agit de déterminer comment effectuer ce privilège, comment le rendre effectif. La question qui se pose est la suivante : « comment la vie accède actuellement […] à une liberté de fait » 1 ? Sans doute, déterminer avec précision le privilège de l’humanité est une part de la réponse. Reste le problème plus profond : comment faire ? Ce problème est à la source même de la philosophie ; mieux, il est le problème de la source de la philosophie. Il concerne donc l’origine même de cette philosophie particulière qu’est le bergsonisme ; il touche aux modalités de son engendrement. Cependant, en interrogeant la possibilité d’un fait, à savoir la philosophie de Bergson, Deleuze n’est-il pas victime d’une illusion rétrospective ? Mais le problème de l’effectuation de la philosophie et de l’émancipation n’est pas une question théorique de fondation ; c’est un problème pratique d’exercice actuel. Deleuze ne met pas en question le fait de la philosophie de Bergson pour demander comment il est possible, il interroge l’acte par lequel ce fait se fait. Lorsque Deleuze la formule plutôt dans les termes de l’origine, il faut entendre cette origine comme une origine actuelle, et sans cesse rejouée dans la pratique même de la philosophie. Elle concerne donc éminemment son présent, mais aussi son avenir ou, plus exactement, les effets que la philosophie produit, en aval. Et c’est bien sous cette dernière forme que Bergson la rencontre une première fois dans Les Deux Sources. Reportons-nous à la page 4 des Deux Sources. Dans les pages précédentes, Bergson a présenté la vie sociale sous sa forme primitive, comme une obligation originaire. Tant et si bien que ce qui est à l’origine, ce n’est ni la satisfaction d’un désir individuel – de telle sorte que la société nécessiterait l’imposition d’une loi qui canaliserait, médiatiserait et socialiserait 1. B, p. 111. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 213/544 ÉCART ÉMOTIF ET CRÉATION POLITIQUE 213 une vitalité première – ni le désir de transgression d’un ordre social préexistant. À l’origine, nous trouvons le fait même de l’obligation, du sentiment d’obligation comme constitutif de la socialité. C’est pourquoi « ce qu’il y a de plus ancien dans la mémoire de chacun de nous, comme dans celle de l’humanité », ce n’est pas le souvenir d’un Éden perdu, où nous pouvions satisfaire tous nos désirs ; ce n’est pas non plus le souvenir d’une transgression marquant l’originalité structurelle de la Loi 1. Ce qu’il y a de plus ancien, c’est « le souvenir du fruit défendu », c’est‑à-dire le souvenir d’un sentiment d’obligation 2. « Pourquoi obéissions-nous ? La question ne se posait guère ; nous avions pris l’habitude […]. » 3 L’habitude d’avoir des habitudes, d’être toujours déjà socialisé. Par là, Bergson vise à marquer le caractère premier de la vie sociale par rapport à la vie individuelle. Mais, à la différence d’une vie de fourmi par exemple, une telle vie sociale suppose la présence originaire de la liberté : « Autre chose est un organisme soumis à des lois nécessaires, autre chose une société constituée par des volontés libres. » 4 Il n’empêche que « tout concourt cependant à nous faire croire que cette régularité est assimilable à celle de la nature » 5. Les obligations nous semblent naturelles. L’ordre social, avec ses règles et ses exigences, nous apparaît comme un ordre de nature, c’est‑à-dire nécessaire et indépassable, alors qu’en réalité, il est composé de volontés libres. Comment voir qu’il s’agit là de liberté, au fond ? La liberté ne nous apparaît que du point de vue de l’élan vital lui-même et de ses plus hauts porteurs – les mystiques. Ils ont apporté une rupture dans l’ordre social, en manifestant une ouverture radicale à sa création par l’exercice de leur liberté. Le philosophe, puisant à cette source mystique, en tirera le système conceptuel adéquat, qui dissipe les faux problèmes et nous rend le contact avec la réalité – en l’occurrence, la réalité de l’obligation sociale, supprimant l’illusion de « la plupart des hommes », qui éprouvent dans le sentiment d’obligation la marque d’une nécessité qu’ils attribuent à l’ordre social. 1. 2. 3. 4. 5. DS, p. 1. DS, p. 1. DS, p. 1. DS, p. 2. DS, p. 3-4. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 214/544 214 BERGSON ET LA POLITIQUE Ce n’est pas si simple. Entre la connaissance de la réalité sociale et le sentiment d’obligation sociale, il y a un fossé infranchissable, qui rend difficile la victoire de la première sur le second : le fossé qui sépare l’activité théorique d’une épreuve d’ordre affectif. Bergson souligne la disjonction entre la force de l’illusion qui masque le réel et la force de la connaissance qui le révèle : la première est de loin supérieure à la seconde. Le philosophe peut bien, tant qu’il veut, affirmer la différence « radicale » entre l’ordre naturel et l’ordre social : « Il s’en faut que la distinction soit aussi nette pour la plupart des hommes. » 1 Mieux, la distinction, dans toute sa netteté, annule ce dont elle est censée rendre compte. C’est parce que les lois sociales leur apparaissent comme des lois naturelles que les hommes se sentent obligés ; c’est de l’illusion qu’elle est simple nécessité que l’obligation tient sa force. Autrement dit, l’illusion n’est pas l’illusion d’une réalité ignorée, mais l’illusion inhérente et constitutive de la réalité. Par conséquent, elle relève d’un autre ordre que celui de la connaissance, sur lequel la connaissance n’a aucune prise. C’est pourquoi la philosophie a tant de mal à saisir la réalité sociale elle-même, qui tient sa consistance du sentiment d’obligation. Voulant mettre sous les yeux des hommes l’ordre social tel qu’il est, elle ne parvient qu’à présenter un autre monde, d’où s’est absentée l’illusion d’obligation constitutive de la socialité. Ainsi le philosophe parle en vain d’un monde idéal que les hommes peuvent certes se représenter et tenir face à leur conscience lucide et désenchantée, mais qu’ils ne vivent pas. C’est en tant que savoir démystificateur que la philosophie risque de manquer son objet et son objectif, la socialité et la production d’effets émancipateurs. Comment sortir de cette difficulté qui menace la philosophie comme telle ? La réponse de Bergson est la suivante : les bouleversements de pensée ne se produisent pas suivant les routes rationnelles tracées par l’intelligence, mais par chocs, sauts, et mutations produits dans la sensibilité. Voilà ce qui frappe les mystiques, et ceux qui les suivent. L’attitude de l’âme qui leur est propre, « celle de l’âme ouverte » à la vie tout entière, et qui porte le nom d’amour, n’est pas naturelle 2. Entendons par là : elle 1. DS, p. 4. 2. DS, p. 34. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 215/544 ÉCART ÉMOTIF ET CRÉATION POLITIQUE 215 n’est pas inscrite dans l’ordre des choses, que cet ordre soit strictement intellectuel, ou qu’il soit celui assigné par la nature à notre condition. Elle « est acquise ; elle a exigé, elle exige toujours un effort. D’où vient que les hommes qui en ont donné l’exemple ont trouvé d’autres hommes pour les suivre ? Et quelle est la force qui fait ici pendant à la pression sociale ? Nous n’avons pas le choix. En dehors de l’instinct et de l’habitude, il n’y a d’action directe sur le vouloir que celle de la sensibilité » 1. Cette action directe de la sensibilité sur le vouloir porte un nom : l’émotion. Mais pas n’importe quelle émotion : pas une émotion issue d’une idée, dont on peut prévoir la venue par ce simple fait qu’on prononce un mot, ou que l’on se représente une pensée. Il faut distinguer deux espèces d’émotion, deux variétés de sentiment, deux manifestations de sensibilité, qui n’ont de commun entre elles que d’être des états affectifs distincts de la sensation […]. Dans la première, l’émotion est consécutive à une idée ou à une image représentée ; l’état sensible résulte bien d’un état intellectuel qui ne lui doit rien, qui se suffit à lui-même et qui, s’il en subit l’effet par ricochet, y perd plus qu’il n’y gagne. […] Mais l’autre émotion n’est pas déterminée par une représentation dont elle prendrait la suite et dont elle resterait distincte. Bien plutôt serait-elle, par rapport aux états intellectuels qui surviendront, une cause et non plus un effet ; elle est grosse de représentations, dont aucune n’est proprement formée, mais qu’elle tire ou pourrait tirer de sa substance […] 2. Autrement dit, l’émotion dont il est question est un « ébranlement affectif de l’âme » qui ne se laisse pas ressaisir par l’intelligence, c’est‑à-dire qui ne peut être replacée dans un ordre rationnel et expliquée par lui, dépliée en idées qui permettraient d’en rendre raison, d’en rendre les raisons, et, en définitive, d’en faire un élément rationnel. C’est bien l’imprévisible même qui nous saisit, et qu’il s’agit, en quelque sorte, de traduire ou, mieux, de « poursuivre sur le plan intellectuel ». L’émotion devient alors ce dont il faut tirer les raisons, ou pour le dire plus justement, ce qui nous impose d’en tirer les raisons, c’est‑à-dire la vie inédite qui s’y dessine. Un tel effet des raisons tirées de l’émotion ne peut qu’entraîner un bouleversement de l’ordre des raisons dans lequel l’émotion surgit. Ainsi, par exemple, de 1. DS, p. 35. 2. DS, p. 40-41. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 216/544 216 BERGSON ET LA POLITIQUE l’émotion musicale et littéraire : les raisons que nous pouvons en tirer consistent pour l’essentiel à tenir l’ébranlement qu’elle suscite jusqu’au niveau intellectuel et social du champ dans lequel elle s’est manifestée, c’est‑à-dire, en quelque sorte, de « violenter les mots, de forcer les éléments » 1. Bien entendu, il s’agit ici de l’affectivité exceptionnelle qui se traduit en « forces d’aspiration », et non de l’affectivité courante, qui se traduit en « forces de pression » constitutives de notre vie sociale, par sentiment d’obligation et sentiment religieux. Reste que, dans la pression comme dans l’aspiration, l’intelligence ne peut seule, par ses propres moyens (les représentations rationnelles immobiles), pas plus fonder l’affectivité que n’y avoir une influence 2. C’est à l’épreuve de cette expérience que Bergson dégage les deux plans de l’affectivité, infra-intellectuel et supraintellectuel, habitudes ou obligations, et émotions mystiques ou « élans d’amour », en tant qu’ils procèdent au fond d’une même unité vitale 3. L’essentiel de l’analyse bergsonienne de l’affectivité ne tient pas à la description de notre vie morale et religieuse, aussi fine soit-elle – bien que Bergson y consacre la plupart des pages des Deux Sources. L’essentiel est que, au travers de cette analyse, Bergson dégage ce qui met la philosophie en échec et, en même temps, ce qui la force à s’exercer et à réussir – non pas du point de vue de sa cohérence interne, de la rationalité de son système, mais du point de vue de ses effets et de l’intérêt qu’elle peut susciter. Si Deleuze voit dans ce double sous-bassement (pression et aspiration) les éléments essentiels d’une « théorie de l’émotion créatrice », qui « est d’autant plus importante qu’elle donne à l’affectivité un statut qui lui manquait dans les œuvres précédentes » 4, c’est bien pour cet aspect des 1. DS, p. 268-270. 2. Voir DS, p. 64 : « Pour déterminer l’essence du devoir, nous avons en effet dégagé les deux forces qui agissent sur nous, impulsion d’une part et attraction de l’autre. Il le fallait, et c’est pour ne l’avoir pas fait, c’est pour s’en être tenue à l’intellectualité qui recouvre aujourd’hui le tout, que la philosophie n’a guère réussi, semble‑t-il, à expliquer comment une morale peut avoir prise sur les âmes. » Cet « avoir prise » est tout le problème de la morale (auquel touche la philosophie comme pratique de dissipation des illusions.) La page 99 des Deux Sources, qui relit ce problème au prisme de l’éducation, en est la démonstration ramassée. 3. Voir exemplairement DS, p. 98. 4. B, p. 116, n. 1. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 217/544 ÉCART ÉMOTIF ET CRÉATION POLITIQUE 217 Deux Sources, l’impuissance de la philosophie comme puissance même de la pensée, la menace d’effondrement comme condition effective d’une puissance joyeuse d’effondrement, dont il ne cessera pas de tirer les conséquences 1. Dans son interprétation de la théorie de l’émotion mystique, Deleuze dégage la nature éminemment problématique de la conception bergsonienne de la philosophie comme pratique de libération. À travers ce problème, c’est la dimension politique de la pratique philosophique qui est en jeu. POLITIQUE ET PHILOSOPHIE : DE L’ÉMOTION Selon notre seconde lecture deleuzienne des Deux Sources, la question qui traverse le livre de Bergson n’est autre que celle posée dans Différence et répétition : comment « engendrer penser dans la pensée » 2 ? Comment produire et diffuser l’émotion, c’est‑à-dire comment sortir des illusions qui nous conduisent dans des impasses mortifères ? Nos difficultés à y répondre sont peut-être l’indice d’une mauvaise question, d’un faux problème. N’est-ce pas en effet maintenir un partage tout rationnel que l’émotion vient justement brouiller et remettre en question, que d’exiger, au nom d’un réel dont on détiendrait la contemplation ferme et définitive, sortir autrui de sa condition et des illusions qui y sont liées ? Mieux, l’illusion elle-même – à la lumière de cette émotion qui nous en sort, de ce bouleversement qui nous arrache à ces tourments, ces faux problèmes, ces problèmes insolubles – ne nous apparaît-elle pas comme telle sous le coup seulement de l’émotion qui nous en détache ? On ne s’étonnera donc pas de voir Bergson reposer sans cesse la question – et en repousser sans cesse la réponse – de la méthode de production et de diffusion de l’émotion. Cette méthode doit nous sortir de notre torpeur sociale quasi 1. Il faudrait prolonger cette lecture à partir des pages de Différence et répétition consacrées à Artaud (et à la correspondance avec Jacques Rivière), op. cit., p. 191-192. 2. Ibid. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 218/544 218 BERGSON ET LA POLITIQUE instinctive et nous pousser à penser et à agir depuis l’élan vital ; mais précisément, l’élan vital bouleverse l’ordre des raisons, que cet ordre soit définitoire de l’ordre social ou de la vie elle-même ; il ne se laisse ni prévoir, ni calculer, ni rapporter à un procès prédéterminé – à une méthode. Il est vrai que Bergson donne un nom au procédé de production et de diffusion de l’émotion : l’amour. Non pas l’amour de sa famille, ou de sa patrie, ou d’une entité humaine définie, mais l’amour de l’humanité tout entière, une « fraternité » effective 1. C’est même, au fond, un amour de la vie elle-même 2. Mais ces formules, qui n’ont de sens que comme autant d’appels, restent pour la raison désespérément vides. Elles n’indiquent aucun moyen pour les effectuer, dans la mesure où elles impliquent un bouleversement qui rompt avec tout moyen prédéfini 3. Amour de l’humanité, amour de la vie, liberté, égalité, fraternité : autant de formules qui, si on les prend dans le sens émotif qu’elles servent ici, impliquent une rupture d’avec tout ordre donné et une création continue d’imprévisible nouveauté, pour paraphraser La Pensée et le Mouvant 4. Comment demander une définition précise de la liberté et de l’égalité, alors que l’avenir doit rester ouvert à tous les progrès, notamment à la création de 1. Voir notamment DS, p. 247-248. 2. Voir DS, p. 34 : « Si l’on disait qu’elle [l’âme ouverte] embrasse l’humanité entière, on n’irait pas trop loin, on n’irait même pas assez loin, puisque son amour s’étendra aux animaux, aux plantes, à toute la nature. Et pourtant rien de ce qui viendrait ainsi l’occuper ne suffirait à définir l’attitude qu’elle a prise, car de tout cela elle pourrait à la rigueur se passer. Sa forme ne dépend pas de son contenu. Nous venons de la remplir ; nous pourrions aussi bien, maintenant, la vider. La charité subsisterait chez celui qui la possède, lors même qu’il n’y aurait plus d’autre vivant sur la terre. » 3. Voir DS, p. 67. Cette difficulté à propos de la méthode d’ouverture, en quelque sorte, est sans cesse rencontrée par Bergson, et le plus souvent problématisée – en impasse – en termes d’éducation ou d’enseignement. Voir notamment les pages 31-33, celles qui terminent le premier chapitre (« Dressage et mysticité », p. 99-103), « Mysticisme et rénovation » dans le troisième chapitre (p. 247-253) et les premières pages des « Remarques finales » qui composent le quatrième et dernier chapitre (p. 289-305). S’il apparaît que l’éducation morale close (le « dressage ») est toujours déjà en train de se faire, comme inscrite dans les choses et réitérée à chaque instant, l’éducation mystique est plus que jamais problématique, car elle ne se laisse pas prévoir ni déterminer autrement que par une force mystérieuse qui s’empare du disciple. L’imitation de l’exemple par le disciple en est la conséquence, et pas la cause. L’origine est dans l’émotion, et ne se laisse pas saisir : tout ce qu’on peut en dire est à situer en aval, dans les modalités déjà existantes selon lesquelles le disciple parvient à tenir et à réaliser dans le monde ce que lui impose l’émotion. 4. Henri Bergson, La Pensée et le Mouvant, op. cit., p. 115. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 219/544 ÉCART ÉMOTIF ET CRÉATION POLITIQUE 219 conditions nouvelles où deviendront possibles des formes de liberté et d’égalité aujourd’hui irréalisables, peut-être inconcevables 1 ? Comment les déterminer et fixer en conséquence une méthode pour les réaliser, si détermination et méthode sont le fait de l’intelligence ? Il ne s’agit pas de refuser ce qui faisait, nous l’avons vu avec Deleuze, une des originalités du bergsonisme : sa méthode, l’intuition. Il s’agit, comme nous l’indiquait Deleuze, d’en faire la « genèse ». Et c’est dans l’émotion que nous avons trouvé cette genèse. Le sens et la place de la méthode dans l’ordre philosophique s’en trouvent modifiés. Cet ordre supposait que, tout armé de l’intuition, nous étions en mesure de dévoiler la réalité de l’élan vital en dissipant les illusions 2. Mais il n’y a pas d’illusions avant le pas d’écart provoqué par l’émotion vitale qui n’est pas suscité mais, au contraire, prolongé par l’intuition. La pratique philosophique est issue d’un écart émotif qui ne se laisse pas fonder théoriquement, mais s’exerce et remet en question, au sein même de cet exercice, les partages propres à tout geste de fondation – les vrais et les faux problèmes, les illusions naturelles et les erreurs artificielles, ce qui est irréductiblement durée et ce qui demeure matière étendue. C’est alors seulement qu’on peut parler d’illusion, mais d’une illusion devenue, éprouvée comme telle dans le pas d’écart qui la manifeste. Que fait d’autre Bergson dans chacun de ses livres, sinon prendre part à un remaniement des partages en train de se faire, qui ne vaut pas en soi, mais relativement à ce dont il se détache et aux nouveaux partages auxquels il contribue, en prise directe avec les événements – scientifiques ou autres – qui l’affectent ? L’illusion ne s’oppose pas tant à la vérité qu’à la création, et à une création radicale que l’on pourrait qualifier de politique : car il s’agit d’une remise en jeu des partages entre le nécessaire et le superflu, le vital et le non-vital, le réel et l’illusoire eux-mêmes, bref les partages essentiels qui 1. DS, p. 301. 2. Sur la différence entre poser le problème et dévoiler la solution, c’est‑à-dire entre créer le problème et sa solution et présupposer qu’il est déjà posé, que sa solution est par conséquent en droit déjà donnée et qu’il suffit de lever le voile sur le réel – quelque nom qu’il porte : être, matière, ou élan vital –, voir Henri Bergson, La Pensée et le Mouvant, op. cit., p. 51-52. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 220/544 220 BERGSON ET LA POLITIQUE structuraient jusqu’alors notre monde et qu’une émotion vient troubler. N’est-ce pas là le sens de l’idée d’ouverture, pour reprendre une notion majeure des Deux Sources ? Comme le rappelle Frédéric Worms, « [s]eront “ouvertes” […] les morales ou les religions qui s’adressent sans aucune exception à tout le monde sans tracer aucune limite dans aucun espace » 1. Les limites qui partagent les espaces de chacun, en particulier les espaces propres à ceux qui posent les bonnes questions (les vrais problèmes) et les espaces de ceux qui ne les posent pas : voilà ce que l’émotion créatrice vient bouleverser 2. Certes la pression sociale est naturelle – avec elle le tout de l’obligation, et l’ordre social. C’est ici que l’hypothèse de Deleuze, tenue jusqu’au bout, prend tout son sens et toute sa force. La pression sociale n’est naturelle que dans la mesure où elle reste dans l’élément de généralité qu’elle implique. C’est une exigence vide et indéterminée, portant sur des volontés libres, c’est‑à-dire portant sur des êtres qui l’éprouvent par le sentiment contraire de la tourner en création 3. L’obligation est un sentiment. C’est dire si elle ne se ressent que dans ce qu’elle enveloppe comme écart, et que sa nécessité est réduite à la nécessité de remplir cet écart : de créer son propre contenu. L’’émotion et l’aspiration interviennent sur ce point précis. D’un côté, elles diffèrent radicalement du sentiment d’obligation ; ce ne sont pas les mêmes forces. De l’autre, elles en sont rigoureusement complémentaires. Cela signifie que, pas plus qu’on ne peut les penser sans 1. Frédéric Worms, Bergson ou les deux sens de la vie, Paris, PUF, « Quadrige », 2004, p. 266-267. 2. Bergson en esquissera la théorisation, autour de la notion de justice, en des termes qui le rapprochent de la pensée de la politique la plus contemporaine, comme celle de Jacques Rancière (voir DS, p. 68-81). 3. Voir DS, p. 291 : « Cette nature, l’humanité dans son ensemble ne saurait la forcer. Mais elle peut la tourner. Et elle ne la tournera que si elle en connaît la configuration. La tâche serait malaisée, s’il fallait se lancer pour cela dans l’étude de la psychologie en général. Mais il ne s’agit que d’un point particulier : la nature humaine en tant que prédisposée à une certaine forme sociale. » Or n’est-ce pas là ce que l’humanité connaît par expérimentation au moment même où elle se détache de cette forme sociale pour en créer une autre, c’est‑àdire, en tant qu’il s’agit bien d’un force sentie et pas d’un élément immobile constaté, ce qu’elle ne connaît qu’en l’éprouvant depuis et en rapport avec la force contraire qui la révèle, l’aspiration, sous le coup d’une émotion qui se donne par conséquent comme politique, création de formes de vie ? Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 221/544 ÉCART ÉMOTIF ET CRÉATION POLITIQUE 221 l’obligation, on ne peut penser l’obligation sans elles. C’est pourquoi l’on ne peut, sans annuler la tension qui le constitue, donner à l’homme – et aux signifiants qu’il implique : fraternité, égalité, etc. – un contenu déterminé et lui assigner une nature. La nature de l’homme est de créer sa nature. Dès lors, personne ne peut se prévaloir d’un savoir qui la déterminerait, pas même celui de la nature humaine comme création. C’est pour cette raison que le philosophe ne peut pas imposer l’émancipation et ne dispose pas de la méthode adéquate à cet effet ; ce serait l’annuler au moment même où il prétend la réaliser. Cependant, si le philosophe ne peut se prévaloir de cette assurance, n’y a‑t-il pas des êtres qui portent la vie en eux et qui, dans leur action même, sont capables de nous livrer une direction ? Notre première lecture semblait l’indiquer. Partant, ne devons-nous pas nous en remettre à leur exemple et fonder notre philosophie politique sur celui-ci, ancrant l’intuition dans l’émotion qu’il suscite ? Nous dirions alors que l’émotion créatrice est réservée à quelques « grands hommes de bien », par exemple à quelques mystiques 1. Mieux, que la réalisation de l’élan vital par le mystique ne peut se faire dans n’importe quelle société humaine, qu’il y faut, en préalables, certaines conditions. Mais en quel nom affirmons-nous cela ? Au nom d’une vie qui ne réserve plus aucune surprise, une vie figée dans un Être (alors homogène) que l’intuition philosophique fondée dans l’émotion mystique pourrait définir une fois pour toutes, en cela désormais analogue à l’intelligence ? Au nom d’un élan vital dont elle détiendrait, avec rigueur, systématicité et cohérence, les plans exacts, dont elle pourrait en conséquence annoncer l’avenir ? Nul besoin d’y insister longuement : nous sommes en contradiction avec le bergsonisme comme pensée de la durée et de l’élan vital – avec l’esprit du bergsonisme. Et nous sommes avant tout en contradiction avec la définition même de son élément central : les émotions, « génératrices de pensées », dont il faut conclure comme on l’a vu que la philosophie, en ce compris et en premier lieu la philosophie bergsonienne, procède 2. 1. DS, p. 30. 2. DS, p. 40. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 222/544 222 BERGSON ET LA POLITIQUE Si l’émotion est bien ce qui force à penser, si l’émotion effectue bien la genèse de l’intuition, si le propre de l’émotion est bien d’agir et de créer de nouvelles formes de vie, si par là, enfin, elle prolonge le mouvement même de la vie, alors comment assigner, ad vitam æternam, un être quel qu’il soit à sa condition, et en particulier l’humain ? Sans doute la première lecture deleuzienne des Deux Sources peut-elle être justifiée, à certains égards, par sa lettre. Mais ce serait au détriment de son esprit, dont la seconde lecture tire toutes les conséquences. CONCLUSION Une tension semble sourdre des Deux Sources. Une tension proprement politique : celle qui oscille entre égalité et inégalité, entre le pari de l’humanité tout entière et la conduite des hommes d’exceptions, entre le pari de l’ouverture de la société par n’importe qui et la diffusion de la société ouverte par quelques-uns, tension dans laquelle il est probable que nous ayons à trancher. C’est vers la première voie que nous a conduit la lecture de Deleuze. En nous invitant à tenir, dans toutes ses conséquences, le statut décisif que Bergson accorde à l’émotion, il orientait très nettement le vitalisme, comme méthode de pensée critique et comme ontologie complexe, vers l’affirmation de la politique qui, loin d’y trouver son fondement, se révélait plutôt être son moteur, son enjeu et sa fin. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 223/544 L E S U J E T E N S O CI É T É C H E Z B E R G S O N : D U M O I S U P E R F I C I E L À LA S O C I É T É O UV E R T E par Caterina ZANFI Le statut que Bergson attribue au sujet et à la collectivité dans Les Deux Sources de la morale et de la religion est profondément repensé par rapport aux premières œuvres, dans lesquelles la société est présentée comme le terrain du moi superficiel, l’endroit de l’éloignement des données immédiates de la conscience. Quiconque essaya de tirer des réponses aux questions sociales et politiques à partir des ouvrages publiés avant les années trente, se trouva souvent déçu par le philosophe de l’Essai sur les données immédiates de la conscience et de l’Introduction à la métaphysique. Exception faite de Georges Sorel, qui vit dans la philosophie de Bergson une possible base pour une critique du capitalisme et pour une théorie sociale fondée sur les masses et sur leur violente action révolutionnaire 1, la lecture qui s’affirme dans les années 1910 et 1920 est celle d’une philosophie qui met l’accent sur l’individualité, qui exhorte à se retirer en soi-même 1. Il faut préciser que la critique du capitalisme développée par Sorel reste en même temps à distance du marxisme orthodoxe, notamment de son matérialisme. Après avoir suivi les cours de Bergson au Collège de France et avoir lu L’Évolution créatrice, Sorel se propose de clarifier des questions d’histoire sociale à partir de la théorie bergsonienne de l’intuition et de l’élan vital. Il exprime cette théorie à partir de son commentaire à L’Évolution créatrice, publié dans Le Mouvement socialiste (15 octobre 1907, n. 191, p. 257282 ; 15 novembre 1907, n. 193, p. 478-494 ; 15 janvier 1908, n. 194, p. 34-52 ; 15 mars 1908, n. 196, p. 184-194 ; 15 avril 1908, n. 197, p. 276-294) et ensuite dans les Réflexions sur la violence (1908), Paris, Seuil, 1990. Comme nous le verrons, la théorie sociale que Bergson élabore dans son œuvre de la maturité n’a pas beaucoup de points de contact avec celle de Sorel, notamment en ce qui concerne le statut du sujet. Pour une confrontation de la théorie sorélienne du mythe avec la morale de l’aspiration des Deux Sources, je me permets de renvoyer à mon Bergson, la tecnica, la guerra. Una rilettura delle « Due fonti », Bologne, BUP, 2009, p. 91-97 et p. 111, où l’on trouve une bibliographie détaillée sur la relation entre les deux philosophes. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 224/544 224 BERGSON ET LA POLITIQUE et qui considère la société comme un plan dégradé et appauvri par rapport à la plénitude de la durée que le moi vit au fond de sa dimension intérieure. Avant même que Bergson ne se fût exprimé de manière exhaustive sur les questions morales, sociales et politiques, de nombreux auteurs proposèrent des lectures de sa philosophie visant à en déduire sa position sur de tels sujets. À titre d’exemple, rappelons que, dans un article de 1925 sur le « nouveau mysticisme » 1, Henri Lefebvre lui reprochait de se réfugier dans la vie spirituelle intérieure et de réduire l’action aux simples besoins pratiques : « M. Bergson a senti admirablement la nécessité d’une philosophie de la conscience créatrice. Mais il a, à notre avis, trahi sa propre pensée. Il garde une étonnante défiance du monde extérieur, qui n’est chez lui qu’opprimant et stérile. » 2 Lefebvre reconnaît dans cette attitude un penchant pour le décadentisme et une fuite de la société : « Par cette mythologie, par son dédain du monde extérieur, le bergsonisme est bien la philosophie d’une époque où les esprits impuissants se sont abandonnés à tous les esclavages scientifiques ou sociaux, ont fait la théorie de leur écrasement et se sont enfin réfugiés dans les délicatesses et les vaines subtilités de la vie intérieure. » 3 De la même manière, Georges Friedmann, dans La crise du progrès de 1936, aurait défini la philosophie de Bergson au début du XXe siècle comme une évasion décadente dans le spiritualisme, en réponse aux défis de la société industrielle moderne 4. Dans le discours 1. Henri Lefebvre, « Position d’attaque et de défense du nouveau mysticisme », Philosophies, mars 1925, n. 5-6, p. 471-506. Cet article précède de quatre ans le pamphlet de Politzer sur Bergson, qui eut beaucoup plus d’écho : Georges Politzer (François Arouet), La fin d’une parade philosophique : le bergsonisme, Paris, Les Revues, 1929 ; réédité par J.-J. Pauvert, 1967. Une version réduite a été éditée par J. Canapa, Le bergsonisme : une mystification philosophique, Paris, Éd. Sociales, 1947. 2. Henri Lefebvre, « Position d’attaque et de défense du nouveau mysticisme », art. cit., p. 501. 3. Ibid., p. 503. 4. Georges Friedmann, La crise du progrès : esquisse d’histoire des idées, 1895-1935, Paris, Gallimard, 1936, p. 45-51. Dans le chapitre « Crise de la science et bergsonisme », Bergson est inséré dans une transition générale de l’enthousiasme positiviste au pessimisme du premier après-guerre, et présenté comme un penseur en contraste avec le rationalisme, la science et le progrès. D’après Friedmann, l’Essai est emblème de l’antipositivisme de Bergson, car il soutient la distance entre le monde réel et le monde présenté par le mécanisme scientiste, avec la conséquence de nier la valeur objective de la science – trait commun à Bergson et aux pragmatistes et pluralistes anglo-saxons. L’antimécanisme Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 225/544 LE SUJET EN SOCIÉTÉ CHEZ BERGSON 225 de commémoration qu’il a tenu à New York en 1941, le lendemain de la mort de Bergson, le sociologue Georges Gurvitch a également remarqué que pour le Bergson de l’Essai la société n’est qu’« un obstacle extérieur à démolir par la philosophie, le retour vers l’immédiat paraissant être lié à la désocialisation de la conscience et du moi » 1. Ce type d’interprétation fut maintenu pour Les Deux Sources, comme en témoigne la recension de cette œuvre par Max Horkheimer : « en tant que véritable philosophe de la vie [Lebensphilosoph] et métaphysicien il voit la santé dans un changement intérieur. […] Comme la finitude de la connaissance n’est pas surmontable par l’effondrement dans la vie créatrice qui se désintéresse de la science rationnelle, ainsi la misère sociale ne disparaîtra non plus par l’intériorisation » 2. fréquent en psychologie et en biologie, le courant de méfiance dans la raison humaine et dans la science qui en est le produit et toutes les philosophies antirationalistes alliées au bergsonisme sont interprétés par Friedmann comme autant de symptômes du déséquilibre bourgeois à l’aube de l’impérialisme. Il reconnaît en ces tendances philosophiques une critique de droite qui a d’une part le mérite d’indiquer des lacunes vraiment présentes, mais qui manque d’autre part d’être constructive puisqu’elle se tourne vers un passé irrécupérable. 1. Georges Gurvitch, « La théorie sociologique de Bergson » (1941), in La vocation actuelle de la sociologie, Paris, PUF, 1969, p. 203-219, ici p. 205. 2. Max Horkheimer, « Zu Henri Bergsons Les Deux Sources de la morale et de la religion » (1932), in Gesammelte Schriften, Bd. 3 1931-1936, p. 106-109. Horkheimer a consacré à Bergson un deuxième article deux ans plus tard : « Zu Bergsons Metaphysik der Zeit » (1934), in Gesammelte Schriften, Bd. 3 1931-1936, op. cit., p. 225-247 ; trad. fr. de Philippe Joubert, « La métaphysique bergsonienne du temps », L’homme et la société, juillet-décembre 1983, n. 69-70, p. 9-29. Il s’agit d’une longue note critique qui suit la publication de La Pensée et le Mouvant, au moment où, après l’arrivée du national-socialisme au pouvoir en Allemagne, l’Institut für Sozialforschung s’était installé à l’École normale supérieure de Paris. D’après Philippe Soulez, Bergson aurait été avec Célestin Bouglé l’un des parrains de l’Institut à Paris, avant que ce dernier ne se transfère à New York, cf. Philippe Soulez, « Présentation d’un article inédit en français de Max Horkheimer sur Henri Bergson », Homme et société, juillet-décembre 1983, n. 69-70, p. 3-8. Les principales critiques de Horkheimer visent l’accentuation du caractère abstrait et non historique de l’intuition et de la durée, que le philosophe allemand reconnaît comme présupposé métaphysique de la science positiviste ; le caractère créatif et spirituel du temps réel est considéré en outre comme contradictoire avec la réalité historique, qui du point de vue de Horkheimer est déterminée par les conditions matérielles et politiques de la société. Une investigation des sources et de la postérité de l’interprétation de Horkheimer, qui contribua notamment en Allemagne à lier le nom de Bergson au vitalisme, au volontarisme et au biologisme, a été menée par Lothar Peter, « Lebensphilosophie und Gesellschaftskritik. Anmerkungen zur Bergson-Rezeption von Max Horkheimer », Lendemains, XXIII (1998), n. 90, p. 57-82. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 226/544 226 BERGSON ET LA POLITIQUE Même Merleau-Ponty, lors de l’hommage à Bergson de 1959, relève la difficulté bergsonienne à penser les domaines de l’histoire et de la société : « Il voyait l’essence de l’histoire dans cette jonction des individus et des temps qui est difficile, puisque l’acte, l’œuvre, le passé sont inaccessibles dans leur simplicité à ceux qui les voient du dehors. » Le privilège accordé par Bergson à la dimension spirituelle et serrée dans l’intériorité se répercute sur son insensibilité pour la dimension sociale, qui le fait opter pour « un appel héroïque de l’individu à l’individu », tout en négligeant qu’il y a « [des] générations appelantes et [des] générations répondantes » 1. Comme nous allons chercher à le montrer dans cet essai, la philosophie du premier Bergson et l’époque dans laquelle elle est tombée justifient ce type de lectures, mais aujourd’hui l’on peut aussi saisir en elle la trace d’un mouvement de pensée qui aurait mené à mûrir Les Deux Sources et qui aurait ouvert la voie à des parcours bien différents. Il semble que les interprétations mentionnées ci-dessus se réfèrent notamment à l’Essai, où la société est décrite comme lieu de l’extériorisation de soi et de l’éloignement de sa dimension intérieure profonde et immédiate. Le social est pour Bergson le domaine de l’espace, de l’utilité et de l’habitude, royaume de la régularité, de la répétition, de rôles raides et figés. La tâche de l’Essai était d’ailleurs de s’opposer à la description de la conscience offerte par la psychologie associationniste, qui proposait le modèle d’une « vie intérieure aux moments bien distincts, aux états nettement caractérisés » 2, que Bergson reconnaissait « mieux répondre aux exigences de la vie sociale » 3, mais sans jamais admettre qu’elle correspondait à la conscience pure. La psychologie associationniste tend en fait à ne reconnaître que « l’aspect impersonnel » 4 des états de conscience, le pôle superficiel de notre moi qui recouvre l’aspect immédiat de sa durée consciente, dans laquelle au contraire les moments hétérogènes s’inter1. Maurice Merleau-Ponty, « Bergson se faisant » (1959), in Signes, Paris, Gallimard, 2003, p. 296-311, ici 307. 2. Henri Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience (1889), édition sous la direction de Frédéric Worms, établie par Arnaud Bouaniche, Paris, PUF, 2007, p. 103. 3. Ibid. 4. Ibid., p. 124. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 227/544 LE SUJET EN SOCIÉTÉ CHEZ BERGSON 227 pénètrent et se fondent. Il y a donc deux aspects du moi : l’associationnisme ne considère que la forme superficielle de la conscience, la mieux adaptée à la « commodité du langage » 1 et à la « facilité des relations sociales » 2, mais qui par contre est loin de la dimension de la continuité ininterrompue et de l’imprévisibilité créatrice propre au moi fondamental. Pour Bergson, le moi superficiel n’est que « la projection extérieure de l’autre, sa représentation spatiale et pour ainsi dire sociale » 3, une sorte de moi fantôme, ombre du moi profond projetée dans l’espace homogène, qui est la dimension privilégiée de la vie sociale 4. Dans Le Rire aussi, Bergson présente la société comme une couche superficielle où se condensent les explosions spontanées des sentiments individuels : « Le lent progrès de l’humanité vers une vie sociale de plus en plus pacifiée a consolidé cette couche peu à peu, comme la vie de notre planète elle-même a été un long effort pour recouvrir d’une pellicule solide et froide la masse ignée des métaux en ébullition. » 5 Dans le décor d’une vie bourgeoise, autant rassurante que raide, répétitive et cérémonieuse, le rire n’est qu’un artifice qui vise à protéger la souplesse de la vie des hommes de l’excès de durcissement auquel tend son organisation sociale. Le relief de la conscience individuelle et la considération à peine accordée à la vie sociale dans ces premières œuvres est le reflet d’une thèse que Jean-Louis Vieillard-Baron a qualifiée d’« individualisme radical » 6, que Bergson revoit par la suite : dans un parcours de réélaboration qui aboutit à L’Évolution créatrice en passant par Matière et mémoire, la durée est reconnue au fur et à mesure comme la dimension qui traverse l’être entier et qui donc transcende le moi, au lieu d’avoir sa source en lui. Comme l’a remarqué le philosophe italien Guido De Ruggiero dans un article de 1934 1. Ibid., p. 126. 2. Ibid. 3. Ibid., p. 173. 4. « […] l’intuition d’un espace homogène est déjà l’acheminement à la vie sociale », ibid., p. 102-103. 5. Henri Bergson, Le Rire (1900), édition sous la direction de Frédéric Worms, établie par Guillaume Sibertin-Blanc, Paris, PUF, 2007, p. 122. 6. Jean-Louis Vieillard-Baron, « Le mysticisme comme cas particulier de l’analogie chez Bergson », in Ghislain Waterlot (éd.), Bergson et la religion : nouvelles perspectives sur Les Deux Sources de la morale et de la religion, Paris, PUF, 2008, p. 233-248, ici p. 238. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 228/544 228 BERGSON ET LA POLITIQUE sur le « dernier Bergson », le passage du point de vue psychologique de l’Essai à celui, cosmologique, de L’Évolution créatrice accompagne l’idée que « ce qui à l’individu paraît immédiat et presque natif, dans la vie de l’univers est au contraire le produit ultime, extrêmement élaboré et complexe, d’une longue évolution cosmique, d’un élan vital et conscient qui traverse tous les degrés de l’existence » 1. Dans l’essai de 1922 sur la théorie de la relativité, Bergson approfondit cette direction théorique, selon laquelle la vie intérieure est analogue à la vie en général : pour répondre au problème de la simultanéité parmi les différents états de conscience individuels et la matière environnante « naît l’idée d’une Durée de l’univers, c’est‑à-dire d’une conscience impersonnelle qui serait le trait d’union entre toutes les consciences individuelles, comme entre ces consciences et le reste de la nature » 2. L’idée d’une dimension impersonnelle de la durée est approfondie ultérieurement dans Les Deux Sources de la morale et de la religion, où Bergson propose une version de la mystique qui contribue à redéfinir le statut du sujet et les fondements de sa socialité. Il faut d’abord préciser que le mysticisme – comme il est présenté dans Les Deux Sources – est une expérience personnelle. Les vies singulières des individus exceptionnels sont indispensables pour la diffusion de l’aspiration morale, ce sont leurs « créations individuelles » 3 qui ont permis aux sociétés de progresser. L’aspect personnel des « individualités privilégiées » 4 ne doit pas pour autant être pris dans le sens de l’individualisme radical, comme c’était le cas dans les cours au lycée Henri-IV dans les années 1891-1893. Bergson avait déjà alors insisté sur l’importance de la vie des grands hommes : en contradiction avec la théorie naturelle de la société présentée par des auteurs tels que Spencer, Schaeffle et Espinas, qui comparait le 1. Guido De Ruggiero, « L’ultimo Bergson » (1934), in Filosofi del Novecento, Bari, Laterza, 19585, p. 136-161, ici 147. 2. Henri Bergson, Durée et simultanéité (1922), édition sous la direction de Frédéric Worms, établie par Elie During, Paris, PUF, 2009, p. 42, souligné par moi. Cf. aussi ibid., p. 44, où Bergson se réfère au « temps impersonnel où s’écouleront toutes choses ». 3. Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion (1932), édition sous la direction de Frédéric Worms, établie par Frédéric Keck et Ghislain Waterlot, Paris, PUF, 2008, p. 79. 4. Ibid., p. 48. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 229/544 LE SUJET EN SOCIÉTÉ CHEZ BERGSON 229 développement des sociétés au développement des organismes, il revendiquait l’importance « des crises intelligentes, contingentes de la société, de l’influence des grands hommes » 1. L’importance assignée dans Les Deux Sources au « rôle des hommes de génie, des intelligences supérieures, mais surtout des volontés puissantes » 2 vient confirmer la qualité de la dimension individuelle de l’existence, qu’on a vu très prononcée déjà dans l’Essai, publié deux ans seulement avant le cours évoqué. Dans Les Deux Sources, les grands hommes conservent l’importance qui leur était déjà reconnue par le jeune Bergson, mais avec de profondes différences. Contrairement à ce qu’une première lecture peut suggérer, la dimension impersonnelle de l’existence est évidente surtout chez les mystiques. Les grands hommes et femmes d’action sont responsables du triomphe de l’intuition mystique et de la société ouverte et, dans un premier temps, ils paraissent s’opposer entièrement au caractère spatial, conformiste et habitudinaire de la société, telle qu’elle est voulue par la nature pour l’espèce humaine. Au détriment de l’espèce, les mystiques brisent la logique du mimétisme social et sollicitent l’imitation des autres hommes, en les libérant de la pression du groupe. Les mystiques dépassent ainsi l’espèce dont est composée la société close. L’élan qui s’arrête dans la clôture des sociétés closes est repris et relancé par les individualités privilégiées : un élan, qui avait donné des sociétés closes parce qu’il ne pouvait plus entraîner la matière, mais que va ensuite chercher et reprendre, à défaut de l’espèce, telle ou telle individualité privilégiée. Cet élan se continue ainsi par l’intermédiaire de certains hommes, dont chacun se trouve constituer une espèce composée d’un seul individu 3. On a ainsi une sorte de distinction entre deux espèces, dont le rapport est similaire à celui qu’on trouve dans l’évolution entre l’espèce humaine, où la vie a remporté un succès majeur, et l’ensemble des autres : « L’effort d’invention qui se manifeste dans tout le domaine de la vie par la création d’espèces nouvelles a trouvé dans l’humanité seulement le moyen de se 1. Henri Bergson, Cours, II. Leçons d’esthétique à Clermont-Ferrand, leçons de morale, psychologie et métaphysique au lycée Henri-IV, éd. par Henri Hude et Jean-Louis Dumas, Paris, PUF, 1992, p. 167. 2. Ibid., p. 170. 3. Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, op. cit., p. 285. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 230/544 230 BERGSON ET LA POLITIQUE continuer par des individus auxquels est dévolue alors, avec l’intelligence, la faculté d’initiative, l’indépendance, la liberté. » 1 Le mystique donc n’appartient pas tout à fait à une autre espèce, mais il n’est pas pour autant un individu spécifique de l’espèce humaine : il serait plutôt une « espèce individuelle », comme l’a défini Jean-Christophe Goddard 2. L’individualité des mystiques est enveloppée dans la logique de l’évolution de la vie et tire sa puissance de transformation de l’élan qui la transcende. La référence des grandes individualités à l’élan vital souligne ainsi la portée à la fois personnelle et cosmique de leur expérience 3. Si les « créations individuelles » ont eu du succès, c’est « par des efforts multiples animées d’un même élan » 4. La tension vécue par les individus entre leur singularité et l’universalité de la vie qui les transcende correspond à celle qui, dans L’Évolution créatrice, concernait les formes multiples prises par la vie, toujours disputées entre une tendance à s’individualiser et une tendance à s’associer 5, les deux poussées par leur origine commune dans la vie, qui « n’entre tout à fait ni dans la catégorie du multiple ni dans celle de l’un » 6. Bergson, en somme, affirme d’une part que la force de renouvellement part de l’individu, mais d’autre part fait appel à la coappartenance originaire de chacun à l’élan et soutient l’accessibilité idéalement universelle de l’humanité à ce renouvellement. La morale de l’aspiration présuppose en fait que le génie puisse communiquer son intuition : au fond des autres hommes, les paroles des mystiques font résonner un « écho » qui fait surgir 1. Ibid., p. 123-124. 2. Jean-Christophe Goddard, « Exception mystique et santé moyenne de l’esprit dans Les Deux Sources de la morale et de la religion », in Frédéric Worms (éd.), Annales bergsoniennes, I. Bergson dans le siècle, Paris, PUF, 2002, p. 215-229, ici p. 229. 3. Cette tension interne à l’expérience mystique a été thématisée par JeanLouis Vieillard-Baron, « Le mysticisme comme cas particulier de l’analogie chez Bergson », in Bergson et la religion, op. cit., p. 234. 4. Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, op. cit., p. 79. 5. Henri Bergson, L’Évolution créatrice (1907), édition sous la direction de Frédéric Worms, établie par Arnaud François, Paris, PUF, 2007, p. 259 : « Entre les individus dissociés, la vie circule encore : partout, la tendance à s’individuer est combattue et en même temps parachevée par une tendance antagoniste et complémentaire à s’associer, comme si l’unité multiple de la vie, tirée dans le sens de la multiplicité, faisait d’autant plus d’effort pour se rétracter sur elle-même. » 6. Ibid., p. 179. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 231/544 LE SUJET EN SOCIÉTÉ CHEZ BERGSON 231 en eux « le désir de ressembler » 1. La mysticité trouve ainsi la voie pour se propager et opposer l’idéal de la fraternité universelle à l’antagonisme qui sépare les hommes dans les sociétés closes. Dans Les Deux Sources, Bergson introduit pour la première fois une forme de socialité qui n’est pas lieu de repli, de projection statique d’une vie intérieure plus authentique, lieu d’habitude et de convention utilitaire, et même source d’erreur métaphysique, comme elle pouvait l’être au début de son parcours intellectuel. La dualité entre le clos et l’ouvert sur le plan social introduit une réflexion sur un nouveau type de société, qui puise dans une source plus profonde, racine de la coappartenance et de la solidarité des êtres, fondement plus profond de l’intersubjectivité : Chacun de nous appartient à la société autant qu’à lui-même. Si sa conscience, travaillant en profondeur, lui révèle, à mesure qu’il descend davantage, une personnalité de plus en plus originale, incommensurable avec les autres et d’ailleurs inexprimable, par la surface de nous-mêmes nous sommes en continuité avec les autres personnes, semblables à elles, unis à elles par une discipline qui crée entre elles et nous une dépendance réciproque. S’installer dans cette partie socialisée de lui-même, est-ce, pour notre moi, le seul moyen de s’attacher à quelque chose de solide ? Ce le serait, si nous ne pouvions autrement nous soustraire à une vie d’impulsion, de caprice et de regret. Mais au plus profond de nous-mêmes, si nous savons le chercher, nous découvrirons peut-être un équilibre d’un autre genre, plus désirable encore que l’équilibre superficiel 2. Comme les plantes aquatiques trouvent leur stabilité à la surface de l’eau, en rejoignant leurs feuilles, mais encore plus par le soutien de leurs racines, ainsi les sources de notre vie sociale ne sont pas qu’à la surface, mais aussi dans la profondeur de nous-mêmes. Il y a donc deux sens à notre vie sociale, qui témoignent des deux sens de la vie pour Bergson : à la surface, il y a l’ensemble impersonnel des commandements moraux de la société close, qui agrègent les individus pour la nécessité de la survie de l’espèce ; au sens inverse, dans l’enracinement dans la vie commun à tous les individus, on trouve la source métaphysique de la socialité. En somme, la force du renouvellement part de l’individu, mais fait appel à la coappartenance originaire à l’élan vital, qui justifie l’accessibilité 1. Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, op. cit., p. 30-31. 2. Ibid., p. 7. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 232/544 232 BERGSON ET LA POLITIQUE idéalement universelle à ce renouvellement même. La référence à la dimension profonde de la durée, reconnue dans les œuvres précédentes au fondement de la simultanéité entre les durées intérieures et la matière, est ici condition de l’intersubjectivité et de la propagation de l’émotion mystique, et est par ailleurs témoignée par « l’accord des mystiques entre eux » 1, qui par leurs témoignages montrent qu’ils parcourent une même route et qu’ils aboutissent au même point. La dimension impersonnelle de la conscience qui, dans Durée et simultanéité, était au fond de la simultanéité entre les durées, renvoie ainsi à une source de la vie sociale immanente à la vie du moi, à laquelle on a accès par la même intuition de la durée, d’une manière pré-individuelle et présubjective 2. Sans sortir d’un point de vue biologique, au sens très compréhensif, Bergson reconnaît dans la vie de l’homme une tension entre immanence et transcendance, entre unité et multiplicité, tendance à l’individuation et à l’interpénétration. Loin d’être simples parties d’un tout, les individus sociaux ont entre eux une communication appuyée sur une relation impersonnelle, qui a sa base dans un fond pré-individuel commun à tous les êtres 3. 1. Ibid., p. 261. 2. La présence dans la philosophie de Bergson de la référence à une relation préindividuelle dynamique et présubjective entre la réalité et l’homme a été mise en évidence par Enrica Lisciani Petrini dans un essai où elle relève efficacement l’écho bergsonien de la « quatrième personne singulière » de Jankélévitch, du « on » prépersonnel de Merleau-Ponty et du « virtuel » deleuzien (voir Enrica Lisciani Petrini, « Quartetto per un’ontologia del virtuale : Bergson, Jankélévitch, Merleau-Ponty, Deleuze », Il Pensiero, XLVII (2008), n. 1, p. 5-34). Cet essai renvoie à l’analyse de la catégorie de l’impersonnel qui a été menée dans un horizon politique par Roberto Esposito dans son Terza persona, Turin, Einaudi, 2007. Bien qu’il ne se rapporte pas directement à Bergson, Esposito tente de fonder les droits et les responsabilités non pas à partir du paradigme personnel mais en faisant appel à un plan impersonnel qui précède et traverse les personnes, et qui assume la figure de la vie ; une tentative de ce genre est reconnaissable aussi dans le modèle éthique et politique des Deux Sources, construit sur la base d’une biologie au « sens très compréhensif » (Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, op. cit., p. 103). 3. La tension entre expérience intuitive de l’élan et dimension spatiale de l’individuation décrite par Bergson trouve un écho dans la théorie de l’individuation de Gilbert Simondon. Il reconnaît dans l’individualité une opération ou une phase, plutôt qu’un modèle unique de l’être, et définit ainsi une ontologie fondée sur le passage continuel entre réalité individuée et pré-individuée. Chez Bergson comme chez Simondon, le sujet n’est donc pas qu’une partie du tout, mais a au sein de soi-même un germe de totalité qui le lie au reste de l’être et constitue les bases de la collectivité, cf. Gilbert Simondon, L’individu et sa genèse physico-biologique. L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information, Paris, Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 233/544 LE SUJET EN SOCIÉTÉ CHEZ BERGSON 233 La vie des héros et des mystiques se fait vecteur de l’élan vital dans la tentative de sortir l’homme de l’impersonnalité spatiale et mécanique de la société industrielle, réglée sur la répétition et la spécialisation, mais sans se résumer à une dimension uniquement personnelle : ils s’adressent à l’humanité entière, dans laquelle ils diffusent leur intuition mystique par une relation impersonnelle. L’élan qui se développe au moyen des individualités privilégiées ne va pas en effet dans le sens des sociétés fermées, ni du protagonisme du mystique, mais au contraire en direction d’une ouverture sociale qui se prétend universelle et qu’on atteint à travers la diffusion de l’intuition mystique dans l’humanité. Le mysticisme selon Bergson est donc à la fois personnel et impersonnel. Les mystiques mettent ainsi profondément en question le rapport entre la personnalité et l’impersonnalité – non seulement dans le sens de l’impersonnalité incarnée par les préceptes sociaux qui garantissent l’ordre et la cohésion des sociétés closes 1 – mais aussi dans le sens de l’impersonnalité incarnée par une supraconscience qui transcende le moi, qu’ils touchent et dont ils propagent l’activité créatrice dans la société. Les grands mystiques chrétiens en particulier ont ceci d’exceptionnel, selon Bergson, qu’ils n’arrêtent pas leur intuition mystique dans un état d’extase contemplative, mais ils laissent l’élan faire irruption dans l’action, voire dans le milieu social. Ils collaborent ainsi au progrès de l’humanité vers la société ouverte et réalisent une tension dynamique et créative entre les dimensions de l’espace et de la durée, de la vie individuelle et de l’élan de la vie. Dans Les Deux Sources, la doctrine de la religion dynamique converge avec une doctrine sociale, politique et même avec une théorie des systèmes PUF, 1964, p. 267. Même pour Simondon, cette nouvelle réflexion sur les individus n’est pas dépourvue de conséquences sur le terrain de l’éthique et de la politique : en opposition à la communauté, close et non évolutive, dont le lien est externe aux individus, Simondon indique le modèle de la société, dans laquelle l’individuation tensionnelle entre ses membres est suffisamment convergente pour dégager le sens du devenir collectif et la conscience morale. 1. Comme l’a d’ailleurs justement remarqué Brigitte Sitbon-Peillon dans son « Les Deux Sources de la morale et de la religion suite de L’Évolution créatrice ? Genèse d’un choix philosophique : entre morale et esthétique », in Annales bergsoniennes, IV. L’Évolution créatrice 1907-2007 : épistémologie et métaphysique, Paris, PUF, 2008, p. 325-338, ici p. 337. Voir aussi Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, op. cit., p. 85. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 234/544 234 BERGSON ET LA POLITIQUE économico-productifs. Le mysticisme complet pour Bergson ne se réalise en fait que dans le devenir social, et concerne de très près le domaine des progrès industriels et des solutions politiques. Le mysticisme chrétien a réussi à se traduire en action, ce que le mysticisme de l’Inde ancienne n’a pas pu se permettre, à cause des difficultés de la vie matérielle dans lesquelles il se manifestait. Dans l’Occident imprégné de christianisme viennent les machines qui accroissent le rendement de la terre et qui surtout en font circuler les produits, viennent aussi des organisations politiques et sociales qui prouvent expérimentalement que les masses ne sont pas condamnées à une vie de servitude et de misère comme à une nécessité inéluctable : la délivrance devient possible dans un sens tout nouveau ; la poussée mystique, si elle s’exerce quelque part avec assez de force, ne s’arrêtera plus net devant des impossibilités d’agir ; elle ne sera plus refoulée sur des doctrines de renoncement ou des pratiques d’extase ; au lieu de s’absorber en elle-même, l’âme s’ouvrira toute grande à un universel amour. Or ces inventions et ces organisations sont d’essence occidentale ; ce sont elles qui ont permis ici au mysticisme d’aller jusqu’au bout de lui-même 1. L’intuition mystique ne peut pas se diffuser parmi une humanité esclave de la faim et de la pauvreté : c’est pourquoi les grands mystiques de l’âge pré-industriel ont diffusé le message évangélique dans les petites communautés des ordres religieux. Pour propager l’effort créateur de l’élan avec lequel les mystiques ont eu une coïncidence partielle, il est nécessaire que la mystique s’accompagne d’un « immense système de machines capable de libérer l’activité humaine » et d’une « organisation politique et sociale qui assurât au machinisme sa véritable destination » 2 ; en leur absence, il faut recourir à des petits moyens, à des « expédients » 3, toujours sur le plan social. La poussée activiste de la mystique s’exprime donc dans la mécanique et dans les institutions sociales aussi, sans qu’il y ait entre eux un rapport de causalité, mais plutôt d’impulsion réciproque. Le rapprochement du mysticisme avec les grandes transformations sociales et matérielles n’est d’ailleurs pas une nouveauté des Deux Sources. Déjà en 1913, dans un compte rendu de son voyage aux États-Unis, Bergson avait reconnu dans les fondateurs de ce pays « un idéalisme qui 1. Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, op. cit., p. 240. 2. Ibid., p. 249. 3. Ibid., p. 338. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 235/544 LE SUJET EN SOCIÉTÉ CHEZ BERGSON 235 côtoie parfois le mysticisme », un idéalisme qui consistait dans l’habitude à « considérer la vie comme n’étant pas faite simplement pour être vécue, mais comme ayant pour objet et pour raison d’être la réalisation de quelque chose qui n’existe pas encore et qui, une fois réalisé, donnera à la vie un contenu plus riche et une signification nouvelle » 1. Mais il est à noter que l’activisme mystique présente des différences par rapport à l’acte pur de l’Essai. D’abord l’action morale des mystiques qu’on vient d’observer n’est pas purement un acte mais garde en soi une partie de passivité : les mystiques sont « patients par rapport à Dieu, agents par rapport aux hommes » 2. En se dépouillant de leur individualité pour dilater leur âme dans l’émotion qui accompagne leur expérience, les mystiques vont au-devant d’un évanouissement partiel du sujet en cette émotion. Les âmes privilégiées dépassent leurs personnalités et absorbent leur âme en Dieu par leur pensée et leur sentiment. Leurs actions même viennent moins de leur individualité que de l’effort créateur de Dieu, « dont ils étaient les instruments » 3. La source de leur liberté n’est donc pas seulement le moi profond ; au contraire, celle du mystique est « une âme à la fois agissante et “agie”, dont la liberté coïncide avec l’activité divine » 4. L’énergie qu’ils déploient « coule d’une source qui est celle même de la vie » 5 et qui donc transcende la pure individualité du sujet. L’expérience mystique ne se ressoude pas pour autant en une fusion totale abolissant les frontières du moi, mais dans une « coïncidence partielle » 6 qui n’abolit jamais la tension parmi le tout vital et les bornes du sujet, qui est immanente à l’existence individuelle des mystiques et qui se caractérise comme « une expérience de la limite qui reste dans les limites de notre expérience » 7. 1. Henri Bergson, Mélanges, édité par André Robinet, Paris, PUF, 1972, p. 994 (je souligne). 2. Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, op. cit., p. 246. 3. Ibid., p. 251. 4. Ibid. 5. Ibid. 6. Ibid., p. 233. 7. Selon l’expression de Frédéric Worms dans « La vie est-elle la double source de la morale ? », in Arnaud Bouaniche, Frédéric Keck et Frédéric Worms, Les Deux Sources de la morale et de la religion. Henri Bergson, Paris, Ellipses, 2004, p. 63-70, ici p. 66. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 236/544 236 BERGSON ET LA POLITIQUE La métaphysique bergsonienne de la plénitude et de la positivité, si critiquée par Merleau-Ponty le long de son œuvre 1, montre ainsi plus d’une trace d’un nouveau penchant de Bergson pour la finitude. Comme on vient de le voir, Les Deux Sources offrent une acceptation nouvelle de la passivité, qui est absorbée dans la liberté ; la subjectivité aussi laisse une ouverture vers une dimension impersonnelle avec laquelle elle est en échange permanent. Bergson découvre en même temps une faiblesse de la volonté 2, lorsqu’il affirme – avec un ton très différent de celui de la célèbre galopade qui concluait le troisième chapitre de L’Évolution créatrice 3 – que l’humanité devra se demander « si elle veut vivre seulement, ou fournir en outre l’effort nécessaire pour que s’accomplisse, jusque sur notre planète réfractaire, la fonction essentielle de l’univers, qui est une machine à faire des dieux » 4. Le déficit de la volonté humaine que Bergson 1. Depuis le cours de Lyon sur L’union de l’âme et du corps chez Malebranche, Biran et Bergson jusqu’à L’œil et l’esprit, en passant par l’Éloge de la philosophie, Bergson se faisant et le cours sur La Nature, Bergson est un interlocuteur de premier plan pour Merleau-Ponty, notamment à partir des années cinquante, lorsqu’il concentre ses efforts philosophiques à l’élaboration d’une nouvelle ontologie, au-delà de l’être absolument positif bergsonien, en visant à la définition d’un être cave, capable de tolérer la négativité au sein de soi-même, sans la réduire à la positivité. Les principales études consacrées à cette complexe hérédité philosophique sont de Rocco Ronchi, Bergson filosofo dell’interpretazione, Gênes, Marietti, 1990 ; Enrica Lisciani Petrini, La passione del mondo. Saggio su Merleau-Ponty, Naples, Edizioni Scientifiche Italiane, 2002 ; Florence Caeymaex, Sartre, Merleau-Ponty, Bergson : les phénoménologies existentialistes et leur héritage bergsonien, Hildesheim, Georg Olms, 2005 ; sans oublier le bref mais essentiel essai de Renaud Barbaras, « Le tournant de l’expérience : Merleau-Ponty et Bergson », Philosophie, 1er juin 1997, n. 54, p. 33-59, réédité in Le tournant de l’expérience. Recherches sur la philosophie de Merleau-Ponty, Paris, Vrin, 1998, p. 33-61. J’ai parcouru l’itinéraire des positions de Merleau-Ponty relativement à Matière et mémoire dans « Henri Bergson und Maurice Merleau-Ponty – Das Bild zwischen Phänomenologie und Ontologie », in Simone Neuber et Roman Veressov, Das Bild als Denkfigur : Funktionen des Bildbegriffs in der Philosophiegeschichte von Platon bis Nancy, Munich, Wilhelm Fink Verlag, 2010, p. 285-299. 2. Sur ce point, je renvoie aux subtiles réflexions de Camille Riquer, « Le problème de la volonté ou Bergson en chemin vers Les Deux Sources », in Ghislain Waterlot (dir.) Bergson et la religion. Nouvelles perspectives sur « Les Deux Sources de la morale et de la religion », Paris, PUF, 2008, p. 65-94. 3. « L’animal prend son point d’appui sur la plante, l’homme chevauche sur l’animalité, et l’humanité entière, dans l’espace et dans le temps, est une immense armée qui galope à côté de chacun de nous, en avant et en arrière de nous, dans une charge entraînante capable de culbuter toutes les résistances et de franchir bien des obstacles, même peut-être la mort. » Henri Bergson, L’Évolution créatrice, op. cit., p. 271. 4. Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, op. cit., p. 338. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 237/544 LE SUJET EN SOCIÉTÉ CHEZ BERGSON 237 constate dans l’œuvre de 1932 se présente comme l’un des visages d’un mouvement de sa pensée qui touche aux fondements de sa métaphysique, dans le sens de l’approfondissement de la finitude et de la médiation 1. C’est dans ce cadre qu’il faut interpréter la valeur nouvelle assignée à la société, qualifiée désormais de lieu d’épanouissement de l’intuition mystique. Pour marquer un bond dans la direction opposée de la société préfigurée dans la nature, il faut un effort qui ne dépend pas d’un seul individu, mais qui est confié à la collectivité, aux États, aux organisations internationales, même aux progrès de la mécanique. Pour que la société atteigne l’ouverture, il ne suffit pas d’attendre le héros, mais il faut plutôt imprimer à la volonté une certaine direction, comme Bergson affirme dans la note manuscrite avec ses réflexions sur l’œuvre critique de Loisy, Y a‑t-il deux sources de la religion et de la morale ? 2 : « Loisy ne voit pas que le moyen de réforme essentiel, selon moi, n’est pas, comme il le croit, la “science physique” ni même l’“attente du héros”, mais une certaine ouverture du clos, une certaine direction imprimée au vouloir pour neutraliser l’homme fondamental. » 3 La critique souvent dirigée contre Bergson selon laquelle il considérerait la société comme un lieu de repli et proposerait un individualisme trop marqué ne tient donc pas compte de l’importance assumée par la dimension collective de l’humanité dans Les Deux Sources, où Bergson abandonne définitivement la concentration sur l’homme comme individu, centrale dans les analyses psychologiques des premières œuvres mais réélaborée dès L’Évolution créatrice, où l’humanité était décrite comme espèce dans l’évolution. 1. Ce qu’a remarqué Guido De Ruggiero dans son « L’ultimo Bergson », art. cit., p. 150 : « la philosophie de Bergson, dans sa dernière phase, accentue l’élément de développement et de progrès, qui était déjà sensible dans L’Évolution créatrice, et, sans renier l’intuition de la vie immédiate de l’esprit, s’efforce de la concilier avec une vision plus médiate et complexe ». 2. Alfred Loisy, Y a‑t-il deux sources de la religion et de la morale ?, 2e éd. augm., Paris, Nourry, 1934. 3. Henri Bergson, Une mise au point de Bergson sur « Les Deux Sources », texte inédit présenté et commenté par Camille de Belloy, in Frédéric Worms (éd.), Annales bergsoniennes, I. Bergson dans le siècle, Paris, PUF, 2002, p. 131-142, ici p. 134. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 238/544 238 BERGSON ET LA POLITIQUE L’on ne peut se passer de remarquer que l’idée anthropologique proposée dans Les Deux Sources paraît dans un premier temps orientée vers le spiritualisme, puisqu’elle privilégie la réalisation d’aspects moraux, intellectuels et spirituels de l’humanité tout en visant à se débarrasser des obstacles de la matérialité. On reconnaît néanmoins finalement une tension entre esprit et matière irréductible à des définitions tant spiritualistes que matérialistes. La vision d’une humanité capable de transporter l’effort de l’élan vital, atteint par l’intuition, dans une sphère sociale dominée par l’intelligence, permet aussi une conjonction originale de mécanique et de mystique. Le rapprochement entre ces deux polarités dans le quatrième chapitre des Deux Sources relève d’une conception anthropologique qui présuppose une hybridation de l’élément spirituel et matériel et une récupération de l’alliance originaire entre mécanique et mystique au-delà de la différenciation à travers laquelle elles se présentent. Mécanique et mystique ne sont pas antagonistes : si la mécanique dans le temps présent a presque écrasé l’humanité et mène à faire appel à un « supplément d’âme » 1, ce n’est que parce qu’elle a abouti au point extrême de son développement et que son progrès a pris une forme frénétique. La mécanique exigerait une mystique, mais réciproquement la mystique appelle la mécanique. « Les origines de cette mécanique sont peut-être plus mystiques qu’on ne le croirait » 2, et son devenir n’est qu’une des directions d’un progrès qui oscille entre le développement matériel et le développement spirituel et moral. L’univers ne deviendra une « machine à faire des dieux » 3 que si « l’humanité qu’elle [la mécanique] a courbée encore davantage vers la terre arrive par elle à se redresser, et à regarder le ciel » 4. Au lieu d’être comprise comme un élément étranger à l’homme et tout à fait hétérogène par rapport à la vie, à la morale et à la culture, la méca1. Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, op. cit., p. 338. 2. Ibid., p. 330-331. Pour une investigation du rôle de la mécanique dans l’ensemble de l’œuvre de Bergson et notamment dans le dernier chapitre des Deux Sources, je renvoie à mon Bergson, la tecnica, la guerra, op. cit. 3. Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, op. cit., p. 338. 4. Ibid., p. 331. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 239/544 LE SUJET EN SOCIÉTÉ CHEZ BERGSON 239 nique est ramenée à la source vitale qui la précède, qui s’exprime en elle et avec laquelle il est opportun de la mettre en dialogue 1. La mission actuelle de l’humanité est donc de faire récupérer à la mécanique le rôle ontologique qui lui est propre en tant que produit de l’intelligence, qui appartient donc au terrain mixte sur lequel se déroule notre expérience individuelle et sociale. Il faudra donc réintégrer la technique dans une dimension culturelle de laquelle elle découle et par rapport à laquelle elle trouve sa signification dans le devenir. L’articulation de mécanique et mystique dans les dernières paroles des Deux Sources confirme ainsi l’aversion bergsonienne aux conceptions tant spiritualistes que matérialistes. Cette position se reflète aussi dans le statut assigné à l’homme dans la nature, qui ne cède ni à l’un ni à l’autre de ces extrêmes, sans tomber donc ni dans une position qui n’expliquerait l’homme que scientifiquement, à partir de sa supériorité biologique, ni à partir « d’en haut », par la présence en lui d’un principe spirituel qui ne se manifeste que chez lui. Il ne faut pas oublier que Bergson lui attribue une position privilégiée, notamment dans L’Évolution créatrice où il affirme que « l’homme est le “terme” et le “but” de l’évolution » 2. En même temps, Bergson a un scrupule constant à ne jamais oublier la finitude de l’espèce humaine et le rôle précis qui recouvre chez elle l’intelligence 3. Le but de sa philosophie est de dépasser les positions anthropocentriques, d’une manière cohérente, avec une position ontologique qui montre l’origine de notre espèce dans l’évolution, et en conformité avec une épistémologie moulée sur la théorie de l’évolution de la vie et selon laquelle l’intelligence saisit des distinctions là où la seule intuition peut aller dans le sens de la vie et en saisir 1. Rappelons les mots de Manlio Iofrida à propos de Bergson : « le problème qui s’impose est celui du juste équilibre et donc des limites à lui imposer, sur la base du fait que, en amont de la technologie, se trouvent des valeurs vitales qui lui sont irréductibles et que la technologie, bien comprise et bien pratiquée, plonge ses racines dans ces valeurs et dans ces limites », cf. Manlio Iofrida, « Su un certo modo di leggere Bergson (Renato Barilli) », Studi di estetica, III série, XXXII (2005), n. 2, p. 205-211, ici p. 211. 2. Henri Bergson, L’Évolution créatrice, op. cit., p. 265. 3. Une considération analogue avait été faite par Raymond Aron : « [Bergson] garde, jusque dans les descriptions métaphysiques, le scrupule de l’intelligence et le sens de notre finitude », in Raymond Aron, « Réflexions sur la philosophie bergsonienne » (1941), « Commentaire », VIII (1985), n. 28-29, numéro monographique Raymond Aron, 19051983. Histoire et politique, p. 351-358, ici p. 358. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 240/544 240 BERGSON ET LA POLITIQUE l’unité originaire. La recherche, d’un point de vue non anthropocentrique, était d’ailleurs déjà présente à partir de Matière et mémoire, où Bergson reconnaissait la nécessité d’abandonner le monisme psychologiste et subjectiviste de l’Essai et de « rétrocéder à un autre niveau – “au-delà de l’expérience humaine” – à partir duquel repenser, ensemble, la réalité et l’homme lui-même comme le produit réciproque et “spéculaire” d’une interrelation dynamique pré-individuelle et présubjective constitutive » 1. Ce programme est confirmé dans l’Introduction à la métaphysique, où on lit que « la philosophie devrait être un effort pour dépasser la condition humaine » 2, et dans Les Deux Sources, où Bergson, pour comprendre des phénomènes uniquement humains comme la religion et la morale, se propose avant tout de « replacer l’homme dans l’ensemble des vivants, et la psychologie dans la biologie » 3. Au plan épistémologique antikantien, qui insiste sur la partialité de la connaissance intellectuelle individuelle, correspond une idée de l’être non gâté d’anthropocentrisme, qui met donc en lumière la durée commune de la matière et la mémoire, de la matière et l'élan vital et, dans le domaine social, la solidarité entre l’homme et les autres vivants et l’avenir partagé de la mécanique et la mystique 4. 1. Enrica Lisciani-Petrini, « Quartetto per un’ontologia del virtuale : Bergson, Jankélévitch, Merleau-Ponty, Deleuze », art. cit., p. 8. 2. Henri Bergson, « Introduction à la métaphysique », in La Pensée et le Mouvant, édition sous la direction de Frédéric Worms, Paris, PUF, 2009, p. 176-227, ici p. 218. 3. Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, op. cit., p. 186. 4. Bergson donne de nouveau l’occasion de tracer un parallèle entre sa pensée et celle de Simondon. La machine, toujours ouverte sur la nature, introduit dans la collectivité des ressources virtuelles de la physis et se rend intermédiaire entre l’individu isolé et la communauté autant qu’entre les différentes communautés, en les orientant vers une société à la vocation ouverte et universelle : de cette manière, Simondon prolonge et enrichit de nouvelles implications le discours sur la technique présentée dans Les Deux Sources, où l’usage « dynamique » des machines est indiqué comme condition de possibilité pour la réalisation de la société ouverte. Le modèle ontogénétique proposé par Simondon, qui déplace l’idée d’individuation du plan du sujet à celui de la vie, est d’ailleurs proche de la théorie du virtuel que Deleuze approfondit à partir de Bergson. Un premier rapprochement entre la philosophie de Simondon et celle de Bergson a été suggéré par Florence Caeymaex dans son essai « Esprit et technique selon Bergson », in Pascal Chabot et Gilbert Hottois (éd.), Les philosophes et la technique, Paris, Vrin, 2003, p. 109-119, où elle met en évidence la continuité de la philosophie de la technique de Bergson non seulement avec Simondon mais aussi avec l’ethnologie et la paléoanthropologie d’André Leroi-Gourhan et avec l’anthropologie symétrique de Bruno Latour, qui met en question la séparation traditionnelle entre culture et nature, sujets politiques et objets techniques. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 241/544 LE SUJET EN SOCIÉTÉ CHEZ BERGSON 241 La référence à l’idéal d’une espèce qui développe l’intuition, faculté presque totalement sacrifiée à l’intelligence dans l’homme actuel, avec l’image du sur-homme dans L’Évolution créatrice et de l’humanité divine dans Les Deux Sources, n’est qu’un prolongement sur le plan anthropologique des observations qui jusqu’à 1903 étaient restées sur le plan de la théorie de la connaissance 1. Le point de repère moral pour l’homme de la société ouverte n’est pas rationnel, mais il consiste plutôt dans l’intuition du tout vital dans lequel lui, son groupe et l’humanité entière sont immergés. La société ouverte elle-même répond en fait à une logique de partage et d’affaiblissement de l’individualité, puisqu’elle franchit les bornes des intérêts nationaux et fermés pour s’ouvrir à l’humanité entière, grâce à un contact plus direct avec la durée qui inspire les grands mystiques et les grandes optimistes qui ont accompagné les transformations politiques les plus importantes. Puisque la charité des mystiques comme l’ouverture des sociétés sont toujours se faisant et inséparables des confins concrets desquels proviennent leurs actions – qu’ils coïncident avec la vie du mystique ou avec la stratégie politique d’un État, la dissolution de la subjectivité n’est jamais complète et rentre toujours en tension avec son centre et ses contours. Le passage du clos à l’ouvert déplace le point de référence du groupe restreint et des individus au domaine pourvu de frontières de l’humanité et même jusqu’à la nature entière. L’éthique bergsonienne en fait ne s’arrête pas aux frontières de l’humain, mais approfondit la relation de solidarité entre homme et univers. Déjà dans l’œuvre de 1907, Bergson avait affirmé que l’humanité qui aurait su absorber l’intuition dans la philosophie se serait insérée dans une collectivité qui s’étend au-delà de son espèce : « Nous ne nous sentons plus isolés dans l’humanité, l’humanité ne nous semble pas non plus isolée dans la nature qu’elle domine. » 2 L’attitude de l’âme ouverte décrite dans Les Deux Sources ne fait que confirmer cette 1. Cette perspective, suggérée dans le dernier chapitre de mon Bergson, la tecnica, la guerra, op. cit., converge avec les observations d’Arnaud François dans son intervention « La théorie bergsonienne du sur-homme » tenue au colloque Les Deux Sources de la morale et de la religion qui a eu lieu à la Nouvelle Université bulgare de Sofia les 6-7 novembre 2009, dont les actes ont été publiés ; voir supra, p. 171, n. 1. 2. Henri Bergson, L’Évolution créatrice, op. cit., p. 271. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 242/544 242 BERGSON ET LA POLITIQUE idée : « Si l’on disait qu’elle embrasse l’humanité entière, on n’irait pas trop loin, on n’irait même pas assez loin, puisque son amour s’étendra aux animaux, aux plantes, à toute la nature. » 1 La forme spéciale de mysticisme décrite dans Les Deux Sources contribue à approfondir l’importance de la dimension intersubjective, qui n’est pas considérée comme inférieure à la sphère de l’intériorité mais qui au contraire, comme celle-ci, peut accueillir des manifestations de la liberté et de la croissance spontanée de la durée. La société ouverte en fait n’est pas asservie à la conservation de l’espèce, ni n’est repliée à l’intérieur d’un groupe clos : le message des mystiques perfore la logique de la clôture et fait en sorte que le dynamisme de l’énergie créatrice fasse irruption parmi les hommes. La mystique révèle aussi une proximité originale avec la mécanique, due à leur appartenance au même élan, ce qui permet la propagation d’une poussée nouvelle sur le terrain de la vie sociale 2. Le relief assumé dans Les Deux Sources par l’individualité des mystiques renvoie ainsi à plusieurs points de vue à une valorisation de la dimension sociale et collective, qui assume ici une nouvelle importance par rapport aux premières œuvres. On ne peut pas se passer d’évoquer au moins en passant les expériences biographiques et historiques traversées par Bergson dans les années 1910 et 1920, qui ont accompagné la maturation de l’idée que certains résultats ne peuvent être atteints que par une action sur le plan social et politique 3. 1. Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, op. cit., p. 34. 2. Comme l’a clairement remarqué Florence Caeymaex : « Une conversion au mysticisme serait la ressaisie de la tendance primitive indivisée où société et technique, hommes et objets (et d’ailleurs tous les autres êtres vivants) constitueraient une multiplicité d’interpénétration entraînée par l’émotion créatrice » (Florence Caeymaex, « Esprit et technique selon Bergson », art. cit., p. 117). 3. L’importance du travail collectif, au moins sur le plan philosophique, apparaissait d’ailleurs déjà dans L’Évolution créatrice avec l’affirmation de la nécessité d’un effort commun pour s’acheminer vers le « sur-homme » à travers un balancement de l’intelligence par l’intuition : « La philosophie ne peut être qu’un effort pour se fondre à nouveau dans le tout. L’intelligence, se résorbant dans son principe, revivra à rebours sa propre genèse. Mais l’entreprise ne pourra plus s’achever tout d’un coup ; elle sera nécessairement collective et progressive. Elle consistera dans un échange d’impressions qui, se corrigeant entre elles et se superposant aussi les unes aux autres, finiront par dilater en nous l’humanité et par obtenir qu’elle se transcende elle-même » (Henri Bergson, L’Évolution créatrice, op. cit., p. 193 (je souligne)). Cette idée est transposée sur le plan politique dans le Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 243/544 LE SUJET EN SOCIÉTÉ CHEZ BERGSON 243 La mystique ne déplace pas le barycentre de l’expérience sociale vers un spiritualisme intimiste ; au contraire, elle est le véhicule de l’émotion créatrice sur le terrain social, qui tendrait par nature à être dominé par l’espace et l’intelligence fabricatrice et à se clore dans la hiérarchie et la disposition à la guerre. L’appel conjoint à la mécanique et à la mystique, l’insistance tant sur l’expérience individuelle que sur la réalité qui la précède et la transcende, confirme que l’axe de la philosophie de Bergson, et notamment du « dernier Bergson », est loin du spiritualisme et concilie l’intuition avec l’immanence, l’individualité avec l’impersonnel. dernier chapitre des Deux Sources par l’insistance de Bergson sur l’importance des organisations internationales, qui provient certainement de son engagement comme président de la Commission internationale de coopération intellectuelle au sein de la Société des Nations de 1922 à 1925. Le souhait que soit créée une institution internationale qui exprimât le droit et qui garantît la paix des nations avait été exprimé par Bergson dans ses discours de guerre depuis 1916. Pour une reconstruction de la biographie intellectuelle de Bergson durant les années de guerre et le début des années 1920, fondamentale pour comprendre la genèse des thèmes de l’œuvre de 1932, je renvoie à l’ouvrage de Philippe Soulez, Bergson politique, Paris, PUF, 1989, à l’essai de Vincenza Petyx, Bergson e le streghe di Machbeth. Dagli « Écrits de guerre » a « Les Deux Sources de la morale et de la religion », Alessandria, Edizioni dell’Orso, 2006, au deuxième chapitre de mon Bergson, la tecnica, la guerra, op. cit., p. 57-83, et au récent essai de Ghislain Waterlot, « Situation de guerre et état d’âme mystique chez Bergson », in Ghislain Waterlot et Dominique de Courcelles (éd.), La mystique face aux guerres mondiales, Paris, PUF, 2010. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 244/544 Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 245/544 C R É A T I O N , UN I V E R S A L I S M E E T D É M O C R A T I E : L A P H I L O S O PH I E PO LI T I Q U E D E B E R G S O N DANS LES DEUX SOURCES DE LA MORALE ET DE LA RELIGION par Yala KISUKIDI L’ouvrage de Bergson Les Deux Sources de la morale et de la religion se construit autour de la distinction entre la société close et la société ouverte. Cette distinction qui fonde toute la philosophie morale et sociale bergsonienne, entretenant un dialogue constant avec les œuvres de Durkheim, de Lévy-Bruhl, ou encore d’Auguste Comte, possède une visée pratique très explicite, mise en avant dès les premières pages du chapitre IV des Deux Sources, intitulé « Remarques finales » : « Maintenant, la distinction entre le clos et l’ouvert […] peut-elle nous servir pratiquement ? » 1 Soit, pour le dire sans détour : dans quelle mesure les concepts des Deux Sources fournissent-ils des outils, non plus seulement pour penser le monde, mais pour agir sur lui ? Dans les « Remarques finales », Bergson invite à une confrontation directe entre les concepts de sa philosophie et la réalité concrète, du point de vue non plus seulement de la théorie mais de l’agir, engageant ainsi une mise à l’épreuve de sa philosophie à travers l’évaluation pratique de l’efficace de ses concepts. Cette invitation ouvre l’interrogation politique qui traverse Les Deux Sources. La question politique fondamentale qui se dégage d’une analyse de la société close, d’un côté, fondée sur la hiérarchie, l’esprit de guerre, le repli communautaire et de la société ouverte, de l’autre, qui permet aux hommes de renouer, dans un élan d’amour, avec le principe créateur qui les traverse, est la suivante : « puisque les tendances de la société close 1. Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, Paris, PUF, 200810, p. 288. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 246/544 246 BERGSON ET LA POLITIQUE subsistent, indéracinables, dans la société qui s’ouvre […], nous devons nous demander dans quelle mesure l’instinct originel pourra être réprimé ou tourné » 1. Le problème fondamental de la philosophie politique bergsonienne est celui d’une transformation de l’ordre social des organisations humaines, traversées par deux tendances contraires : une tendance à la clôture, qui emprisonne l’homme dans ses déterminations naturelles, biologiques, et une tendance à l’ouverture qui le fait renouer avec le sens de sa destination métaphysique. Cette transformation prend la forme d’une émancipation de la nature, qui doit se traduire concrètement par l’avènement d’une société juste, égalitaire, libérée de ses démons impérialistes et xénophobes 2. La pensée de cette transformation s’organise en deux temps : – Dans un premier temps, moral et métaphysique, Bergson opère la refondation de l’universalisme moral, mettant en avant la possibilité pour l’homme de dépasser sa propre nature, prisonnière de la clôture de l’espèce. La question de l’universel prend son sens à l’intérieur d’une anthropologie métaphysique, interrogeant l’origine et la destinée de l’homme. – Dans un deuxième temps, Bergson développe les conséquences politico-juridiques d’une telle refondation de l’universalisme à travers une réflexion sur les formes d’organisation institutionnelles du politique et leur « réglementation » 3. Une défense concrète, pratique et conséquente de l’universalisme moral implique, politiquement, la mise en place d’un régime démocratique (seul à même de rompre, « en intention au moins » 4, la hiérarchie entre dominants et dominés) et, juridiquement, l’ancrage des droits de l’homme dans les législations positives. C’est cette refondation de l’universalisme moral qui est au cœur de la philosophie politique des Deux Sources et qui lui donne tout son sens. 1. Ibid., p. 307. 2. Pour les critiques de l’impérialisme et de la xénophobie dans Les Deux Sources, voir les pages 304 (la considération des étrangers) et 331 (sur l’incompatibilité entre mysticisme vrai et impérialisme). 3. Ibid., p. 338 : « À défaut d’une réforme morale aussi complète, il faudra se soumettre à une réglementation de plus en plus envahissante. » 4. Ibid., p. 299. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 247/544 CRÉATION, UNIVERSALISME ET DÉMOCRATIE 247 Nous voudrions ainsi montrer comment Bergson parvient à penser un universalisme moral concret, fondé sur la métaphysique de la création de L’Évolution créatrice, et ensuite décrire précisément les implications politico-juridiques d’un tel universalisme dans Les Deux Sources. I/ LA REFONDATION DE L’UNIVERSALISME MORAL DANS LES DEUX SOURCES La refondation de l’universalisme moral, dans Les Deux Sources, se met en place dans le chapitre III, suite aux réflexions des chapitres I et II, portant respectivement sur la distinction entre les sociétés close et ouverte, et la religion statique. Dans le chapitre III, Bergson étudie le problème du mysticisme et la religion dynamique. C’est en pensant la nature du mysticisme, dont la tâche est d’exprimer la continuité de cet élan de vie qui s’est interrompu avec l’émergence de l’espèce humaine, que Bergson reprend et même rénove le problème de l’universel. Cette rénovation est sous-tendue par une théorie du sujet : une théorie du sujet sans identité fonde le programme bergsonien de rénovation de la morale. Cette théorie du sujet permet de comprendre pourquoi on peut être poussé à agir concrètement pour un bien qui ne vise plus une famille, une patrie, mais l’humanité tout entière. Le geste de Bergson, dans le chapitre III, consiste ainsi à concevoir la morale en sa vérité, par-delà toute emprise communautaire (peuple, empire, cité, territoire, classe sociale, genre). Le fondement d’une telle rénovation morale n’est pas rationnel, au sens où les énoncés de cette morale seraient produits par une raison, qui en garantirait la légitimité universelle. Une rénovation morale ne peut, d’ailleurs, se réduire à la simple production d’un discours armé de prescriptions 1. La rénovation de la morale se constitue en fait, dans Les Deux 1. Ibid., p. 247 : « Il a senti la vérité couler en lui de sa source comme une force agissante. Il ne s’empêcherait pas plus de la répandre que le soleil de déverser sa lumière. Seulement, ce n’est plus par de simples discours qu’il la propagera. » Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 248/544 248 BERGSON ET LA POLITIQUE Sources, autour de la figure du mystique, comprise comme figure paradigmatique du sujet sans identité. Que faut-il entendre par « sujet sans identité » ? Et comment, à partir d’une telle conception du sujet, Bergson repense‑t-il la question de l’universel ? Le texte fondamental à partir duquel s’élabore la figure du mystique est le suivant : Car l’amour qui le consume n’est plus simplement l’amour d’un homme pour Dieu, c’est l’amour de Dieu pour tous les hommes. À travers Dieu, par Dieu, il aime toute l’humanité d’un divin amour. […] Les philosophes eux-mêmes auraient-ils posé avec une telle assurance le principe de l’égale participation de tous les hommes à une essence supérieure s’il ne s’était pas trouvé des mystiques pour embrasser l’humanité tout entière dans un seul indivisible amour ? L’amour mystique de l’humanité est d’essence métaphysique encore plus que morale. Il voudrait, avec l’aide de Dieu, parachever la création de l’espèce humaine et faire de l’humanité ce qu’elle eût été tout de suite si elle avait pu se constituer définitivement sans l’aide de l’homme lui-même 1. La figure du mystique, dans ces deux extraits, suppose, pour être comprise, une continuité naturelle entre L’Évolution créatrice et Les Deux Sources. En effet, le problème de la constitution de la figure du mystique, de la religion dynamique et par suite de la morale ouverte, est ancré dans les résultats de la métaphysique positive de L’Évolution créatrice. Cette métaphysique est une métaphysique de la création qui définit la réalité comme un surgissement continu et imprévisible de nouveauté. La création qui explique comment le pluriel, le multiple, le distinct apparaissent comme tels dans l’univers, ne désigne aucunement un phénomène obscur ou mystérieux dans l’ouvrage de 1907. Elle désigne une opération qui s’effectue selon un double régime : 1/ la création est un acte, qui renvoie à l’élan vital en tant que multiplicité virtuelle indistincte et « exigence de création » ; 2/ la création désigne aussi un résultat (le créé), qui se définit par l’actualisation de cette multiplicité en éléments distincts qui forment les multiples lignes d’évolution de la vie. Le passage de l’acte au résultat se pense sur le mode d’une division par la matière qui est actualisation d’une 1. Ibid., p. 247-248. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 249/544 CRÉATION, UNIVERSALISME ET DÉMOCRATIE 249 des multiples virtualités de l’élan : l’élan vital en s’actualisant devient autre que lui-même. En se divisant, il produit de la différence de nature. Littéralement, il se matérialise. Cette matérialisation distingue ce qui demeurait virtuellement indistinct, divise ce qui était indivis, donnant forme à une multiplicité d’espèces, introduisant de la différence dans l’univers. Mais en rencontrant la matière qui le divise, l’élan s’arrête, piétine dans l’actualisation d’une de ses virtualités. L’élan vital est fini : l’acte de création ne parvient pas à surmonter l’obstacle de la matière qui cherche à en interrompre le mouvement. En ce sens, l’actualisation matérielle tout en favorisant le surgissement d’une espèce ou d’une individualité nouvelle arrête, sur une direction en tout cas, l’acte de création. Cette métaphysique de la création revêt un caractère normatif, axiologique dans Les Deux Sources. L’élan qui s’arrête, c’est la société close, organisée autour des impératifs relatifs à la conservation de l’espèce et de représentations contribuant à l’établissement d’une logique communautaire (ce qui est le rôle de la religion statique 1). L’élan non empêché, non contrarié par la matière, et compris comme « exigence pure de création », c’est la société ouverte. Dans cette société, l’humanité parvient à dépasser sa propre nature et, s’engageant dans la « commune imitation d’un modèle » 2, celui du mystique dont l’existence est comme un appel 3, elle s’absorbe dans un indéfinissable amour qui est le socle réel de la fraternité universelle. Le mystique appelle au dépassement des déterminations de l’espèce pour « s’insérer de nouveau, en le prolongeant, dans le courant évolutif » 4. Dépassant l’homme, il forme à lui tout seul une espèce, exemplifiant comme tel ce qu’aurait été une humanité divine, c’est‑à-dire une humanité cessant de tournoyer sur elle-même, échappant à ses déter1. Ibid., p. 218 : « À conserver, à resserrer ce lien vise incontestablement la religion que nous avons trouvée naturelle : elle est commune aux membres d’un groupe, elle les associe intimement dans des rites et des cérémonies, elle distingue le groupe des autres groupes, elle garantit le succès de l’entreprise commune et assure contre le danger commun. Que la religion, telle qu’elle sort des mains de la nature, ait accompli à la fois – pour employer notre langage actuel – les deux fonctions morale et nationale, cela ne nous paraît pas douteux. » 2. Ibid., p. 30. 3. Ibid., p. 30. 4. Ibid., p. 196. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 250/544 250 BERGSON ET LA POLITIQUE minations biologiques 1. Cette traduction normative des résultats de la métaphysique de la création de l’ouvrage de 1907 place en son centre la figure du mystique à partir de laquelle est repensé l’universalisme et est établi le lien entre la société ouverte et la religion dynamique. Cette refondation de l’universalisme moral centrée sur la figure du mystique invite à une certaine relecture du statut du clos et de l’ouvert, qui requiert la théorie des deux multiplicités développée dans l’Essai sur les données immédiates de la conscience. Le clos est le règne du multiple, en un sens quantitatif. Multiplicité des parties qui forment les différents groupes humains 2. Chaque groupe se reconnaît comme Un, en tant qu’il est identique à luimême – toute identité supposant l’exclusion et la défense contre l’étranger. Les communautés s’organisent autour d’un corps de lois, attribuant à chaque partie ce qui lui est dû. Dans la société close s’affirment ainsi le relatif et le particulier. L’Unité de la société close renvoie à l’Un du particulier. Contre cette multiplicité particularisante, l’ouvert, comme assomption d’une humanité divine, se définit selon une multiplicité qualitative. La multiplicité qualitative ne désigne pas une collection de parties : elle est, dans le cadre de la philosophie morale de Bergson, un effet de création. « À travers Dieu, par Dieu, [le mystique] aime toute l’humanité d’un divin amour. » 3 C’est parce qu’il a dépassé l’espèce et sa multiplicité particularisante, que le mystique peut se retourner sur l’humanité et l’apercevoir comme Une, traversée par le courant évolutif qui est unité d’impulsion, et qui l’appelle à se dépasser elle-même. L’Un de l’humanité n’est pas l’Un du particulier, mais l’Un de l’universel. L’universel est proprement ce qui excède toujours la partie : on ne peut donc le représenter, ni même le penser à partir d’un modèle a priori (élaboré d’après une réflexion sur la nature ou sur l’essence de l’homme) 4. L’universel n’est jamais donné, mais est toujours le produit d’un effet de création. Parce que le mystique exemplifie une humanité divine, qu’il rend effective à travers ses actes (charité, sacrifice, dévouement, don de 1. Ibid., p. 243. 2. Ibid., p. 50 : « La nature a morcelé l’humanité en individualités distinctes par l’acte même qui constitua l’espèce humaine. » 3. Ibid., p. 247. 4. Un tel modèle d’humanité donné a priori réactive nécessairement une contradiction entre l’universel et le particulier aux conséquences pratiques souvent insoutenables. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 251/544 CRÉATION, UNIVERSALISME ET DÉMOCRATIE 251 soi), il appelle l’espèce à se dépasser elle-même. La multiplicité particularisante est une fausse multiplicité, au sens où elle cache à l’humanité sa raison d’être 1 ; l’espèce humaine est traversée par l’unité d’un courant qui l’appelle à se dépasser en se recréant. En ce sens, quand le mystique appelle l’humanité tout entière, s’adresse à elle, il ne s’adresse pas à telle partie, ou à telle autre, habitant sur tel territoire, etc. Il s’adresse à ce qui, en chaque partie, l’excède, soit à ce qui, en chaque partie, la rend « indifférente à la différence mondaine » 2, pour reprendre une expression d’Alain Badiou. Ainsi, en exemplifiant une humanité divine, universelle, en ce qu’elle renoue avec l’élan créateur, le mystique se présente comme la figure paradigmatique d’un sujet sans identité. Sujet sans loi, sans territoire, figure nomade : le mystique se crée au-delà de tous les particularismes des sujets culturels, et réalise une universalité concrète. Cette conception de la figure du mystique n’a rien de contradictoire : le mystique n’est pas un particulier dépositaire de l’universel, mais est un sujet sans identité réalisant en ce sens l’universel. C’est de cette manière qu’il faut comprendre l’individualité mystique : « Le grand mystique serait une individualité qui franchirait les limites assignées à l’espèce par sa matérialité, qui continuerait et prolongerait ainsi l’action divine. » 3 Le chapitre III prend ainsi un sens politique et dessine les voies concrètes d’une transformation de notre monde. Il montre en effet, à travers l’étude de la religion dynamique, qu’une action morale peut viser universellement l’humanité et s’affranchir de la logique de l’identité. L’expérience religieuse du mystique, en réalisant l’universel, mobilise les volontés, les pousse à agir, et rénove, ainsi, la morale. La véritable morale, ouverte, sachant que toute morale s’exemplifie à travers des actes, est d’inspiration religieuse, c’est‑à-dire métaphysique : la religion, à travers la figure du mystique, propage un « état d’âme » 4, état d’âme qui suggère 1. Ibid., p. 271 : « L’homme est la raison d’être de la vie sur notre planète. » 2. Alain Badiou, Saint Paul, la fondation de l’universalisme, Paris, PUF, 20073, p. 107 : « Le militantisme chrétien doit être une traversée indifférente des différences mondaines, et éviter toute casuistique des coutumes. » De nombreux points du présent travail doivent beaucoup aux analyses de ce livre. 3. Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, op. cit., p. 233. 4. Ibid., p. 286 : « On s’attache ou l’on s’attaque à des récits dont elle a peut-être besoin pour obtenir un état d’âme qui se propage ; mais la religion est essentiellement cet état lui-même. » Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 252/544 252 BERGSON ET LA POLITIQUE que la destinée métaphysique de l’homme excède sa nature biologique, que l’humanité, en sa vérité, est appelée à continuer l’élan créateur qui l’origine. Il est ainsi impossible de penser la morale ouverte indépendamment de la religion dynamique et de sa figure centrale, celle du mystique, compris comme figure paradigmatique du sujet sans identité. Cependant, cette impossibilité présente une certaine difficulté pour la construction même d’un universel concret. La religion dynamique s’identifie à la religion chrétienne dans Les Deux Sources. Les premiers grands mystiques, réalisant l’universel, sont chrétiens : saint Paul, Jeanne d’Arc, sainte Thérèse, sainte Catherine de Sienne, saint François, etc. 1. « Le mysticisme complet est en effet celui des grands mystiques chrétiens. » 2 Ce mysticisme, qui nous pousse à agir en prenant les actes de certaines grandes âmes pour modèles, et qui doit suffisamment nous mobiliser pour ouvrir ce qui était clos, semble, paradoxalement, enfermé dans le règne du particulier. Il possède une géographie et s’inscrit dans un réseau de traditions ; il porte une identité : « Besoin de s’élargir, ardeur à se propager, élan, mouvement, tout cela est d’origine judéo-chrétienne. » 3 Faut-il comprendre que l’universel, de façon paradoxale, ne se donne, exclusivement, que dans un particulier ? Faut-il, alors, renoncer à l’idée que le mystique est effectivement la figure paradigmatique du sujet sans identité ? Mais encore, faut-il déceler, ici, une contradiction au sein de l’universalisme bergsonien, consistant à faire d’un particulier le dépositaire de l’universel ? Une telle contradiction serait peut-être, de façon inéluctable, le propre de toute pensée universaliste, comme certaines critiques relativistes, ouvertes à l’accueil de la différence et du particulier semblent le dire. Toute tentative de pensée de l’universel serait ainsi nécessairement entachée de soupçon, car elle consisterait à ériger le particulier en universel, légitimant ainsi hiérarchies et dominations culturelles. Et, finalement, pour reprendre le vocabulaire bergsonien, une pensée de l’universel ne pourrait pas échapper au cercle du clos. Toute référence à l’universel en moral deviendrait, par principe, condamnable. 1. Ibid., p. 241. 2. Ibid., p. 240. 3. Ibid., p. 79. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 253/544 CRÉATION, UNIVERSALISME ET DÉMOCRATIE 253 Cette difficulté interroge deux points capitaux de l’analyse bergsonienne des Deux Sources : 1/ le statut de la religion dynamique, d’un point de vue moral et métaphysique ; 2/ la cohérence d’une philosophie politique comprise comme émancipation de la nature et transformation de l’ordre social, fondée sur un universalisme moral. Cependant, un passage des « Remarques finales » précisant le sens du religieux, dans la religion dynamique, peut permettre de lever, en partie, cette difficulté : la religion dynamique ne se propage que par des images et des symboles que fournit la fonction fabulatrice. Et Bergson d’ajouter plus loin : Quand on fait la critique ou l’apologie de la religion, tient-on toujours compte de ce que la religion a de spécifiquement religieux ? On s’attache ou l’on s’attaque à des récits dont elle a peut-être besoin pour obtenir un état d’âme qui se propage ; mais la religion est essentiellement cet état lui-même. On discute les définitions qu’elle pose et les théories qu’elle expose ; elle s’est servie d’une métaphysique pour se donner un corps ; mais elle aurait pu à la rigueur en prendre un autre, et même n’en prendre aucun. L’erreur est de croire qu’on passe, par accroissement ou perfectionnement, du statique au dynamique […]. On confond ainsi la chose avec son expression ou son symbole 1. Il faudra donc distinguer entre l’esprit de la religion – son « état d’âme » – et sa matière (le corps des textes, des symboles, les récits (allégories, prières), les entreprises théologiques). À la rigueur, la religion pourra même se passer de livres. Car son esprit, son état d’âme est proprement de faire éprouver à chaque individu humain existant, pris dans les particularismes du clos, son origine et sa destinée métaphysiques. Livre, récits, doctrines et discours ne sont que les formes accidentelles que prend la religion dynamique quand elle cherche à propager son appel dans les différents groupes humains constitués. On pourrait donc dire, pour lever la difficulté soulignée, en suivant ce texte de Bergson, que la forme complète du mysticisme s’est trouvée dans le judéo-christianisme de façon contingente. Si l’appel à l’universel prend forme dans un particulier, c’est pour répondre à un impératif de diffusion, non pas pour signifier qu’un mode 1. Ibid., p. 286. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 254/544 254 BERGSON ET LA POLITIQUE particulier de vie et de pensée est en droit universalisable et, de fait, supérieur aux autres. Il n’y a donc pas de confusion entre l’ordre du particulier et l’ordre de l’universel chez Bergson. Ce n’est pas à partir du particulier qu’on produit de l’universel, on ne passe pas de l’un à l’autre par dilatation 1 ; entre les deux, il y a une différence de nature. Par conséquent, la refondation bergsonienne de l’universalisme moral, ancrée dans la religion dynamique et portée par la figure du mystique, disqualifie les objections principales qu’on a pu faire à l’universalisme : 1/ L’universalisme bergsonien ne propose pas un modèle abstrait d’humanité. Il ne peut être conçu sous la forme d’une certaine solidarité intraspécifique. Il ne consiste pas non plus à définir l’homme à partir d’une faculté reine, la raison ou l’âme. Dans le premier cas, le modèle de la solidarité intraspécifique est un modèle abstrait d’humanité parce que la nature de l’humanité en tant qu’espèce la conduit à la guerre et à la domination, et que les formes de solidarité ne peuvent être que claniques, renforcées par les représentations de la religion statique. Pour être cohérente, la conception d’une telle solidarité supposerait la construction d’une anthropologie artificielle qui prêterait à l’homme des qualités morales naturelles (amour de soi, pitié…) qu’il ne possède pas en fait. Dans le deuxième cas, définir l’homme à partir d’une faculté reine suppose la production d’un modèle d’humanité fixé, prédonné, qui tend à produire de l’exclusion : tout individu ne se conformant pas au modèle sera considéré comme non humain. Le Sauvage, le Barbare, sans âme ni raison, ne seront pas des hommes, leur asservissement ou leur destruction pourront ainsi apparaître légitimes. La production d’un modèle donné d’humanité prend ainsi la forme d’un universalisme bien inconséquent, qui semble aisément s’accommoder de « persécutions locales » 2, d’un certain consentement au meurtre. 2/ L’universalisme bergsonien dépasse aussi, grâce à la métaphysique de la création sur laquelle il se fonde, une certaine contradiction entre le particu1. Ibid., p. 34-35. 2. La dénonciation de cette contradiction terrible des universalismes, notamment des Lumières, nous la retrouvons très nettement chez Alain Badiou, dans son Saint Paul cité plus haut, notamment dans le premier chapitre « Contemporanéité de Paul ». Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 255/544 CRÉATION, UNIVERSALISME ET DÉMOCRATIE 255 lier et l’universel. L’universel est en effet ce qui excède toutes les parties. Il s’exemplifie concrètement et singulièrement à travers la figure du mystique, dépourvue de toute identité et réalisant ainsi l’humanité divine, soit le sens métaphysique universel de la vie humaine. L’universel est ainsi produit par des actes. À ce titre, l’universel devient une réalité concrète pour les hommes : pris dans leurs existences sociales, mondaines, les hommes, poussés par l’imitation des grandes âmes, aperçoivent concrètement cette unité d’impulsion qui traverse les différences humaines. Cette traversée des différences prend la forme positive, concrète d’un projet moral : la réalisation effective d’une fraternité universelle contre la logique communautaire du clos. La définition d’un universalisme concret, non plus abstrait et donné à l’avance, mais effet de création, porte en lui les esquisses du projet politique bergsonien. Ce projet politique appelle non pas à une régénération des sociétés humaines, comprise comme un désir de réinstallation dans l’originaire, le naturel, mais à une rénovation, comprise comme un appel à ouvrir ce qui tend à se clore. C’est ce projet politique concret, qui appelle la société à s’ouvrir, qu’il faut désormais analyser. II/ DÉMOCRATIE ET DROITS DE L’HOMME : LE SENS POLITIQUE DE LA MÉTAPHYSIQUE DE LA CRÉATION DE BERGSON Le dernier chapitre des Deux Sources (« Remarques finales »), a pour tâche de préciser le sens du projet politique bergsonien, projet nourri par la distinction du clos et de l’ouvert, et par la refondation de l’universalisme moral que cette distinction engage. Mais d’abord, qu’est-ce qu’un espace politique pour Bergson ? Comment Bergson conçoit-il le vivre-ensemble ? L’espace politique concret, espace de décision où agissent les hommes et où ils vivent en interaction les uns avec les autres, est l’espace du mixte. Si les sociétés humaines, constituées de volontés libres, imitent un organisme Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 256/544 256 BERGSON ET LA POLITIQUE dans lequel l’habitude « joue le même rôle que la nécessité dans les lois de la nature » 1, elles n’en demeurent pas moins capables de changement. L’espace politique humain n’est ainsi pas tout à fait clos ; c’est un mixte de clôture et d’ouverture, comme le rappelle le passage suivant des Deux Sources : « Il y a une certaine difficulté à comparer entre elles les deux morales parce qu’elles ne se présentent plus à l’état pur. » Et un peu plus loin : « Nous sommes en présence d’une série de gradations et de dégradations, selon qu’on parcourt les prescriptions de la morale en commençant par une extrémité ou par l’autre ; quant aux deux limites extrêmes, elles ont plutôt un intérêt théorique ; il n’arrive guère qu’elles soient réellement atteintes. » 2 L’espace politique humain est traversé par deux tendances : une tendance à la clôture, qui se traduit par la force d’une pression – pression de la nature sur l’homme et sur la collectivité, qui les pousse à se conserver (tendance conservatrice). Et une tendance à l’ouverture qui se traduit par la force d’une aspiration mobilisatrice – aspiration enthousiaste au « progrès », qui a l’allure d’une marche en avant 3 (tendance progressiste). Le progrès, qui caractérise cette deuxième tendance, ne doit aucunement être pensé comme la réalisation d’un idéal, qui aurait été pensé théoriquement et serait donné à l’avance : « S’il y avait réellement une direction préexistante le long de laquelle on se fût contenter d’avancer, les rénovations morales seraient prévisibles ; point ne serait besoin, pour chacune d’elles, d’un effort créateur. » 4 Les créations successives qui ouvrent la société n’ont pas de modèle. Le progrès s’explique, de facto, par la capacité que possède l’homme à combattre une tendance avec l’aide de l’autre, soit à faire triompher la tendance à l’ouverture sur la tendance à la clôture. L’issue de ce combat crée une nouvelle organisation sociale. Ainsi, le projet politique bergsonien qui se nourrit de l’expérience mystique et fait fond sur l’universalisme, doit être compris, littéralement, comme un projet progressiste. Il implique un changement de l’ordre social en poussant, jusqu’au bout, c’est‑à-dire frénétiquement, la tendance à l’ouverture. 1. 2. 3. 4. Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, op. cit., p. 2. Ibid., p. 48. Ibid., p. 48-49. Ibid., p. 284. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 257/544 CRÉATION, UNIVERSALISME ET DÉMOCRATIE 257 Dans le texte des Deux Sources, l’accomplissement concret d’un tel projet s’organise autour de plusieurs réflexions : 1/ une réflexion sur le sujet politique et son action dans l’espace (institutionnalisé ou non) du vivre-ensemble ; 2/ une réflexion sociopolitique sur le régime politique et la nature des rapports sociaux (domination et hiérarchie) ; 3/ une réflexion juridique sur la forme et le contenu de la loi ; 4/ une réflexion économique ayant pour objet l’organisation du travail et le problème du partage des ressources (à travers le thème de la surpopulation). 1/ Théorie du sujet et de l’action politiques Comment le mystique, ce sujet sans identité, peut-il toucher singulièrement ces sujets particuliers que nous sommes ? Qu’est-ce qui nous pousse à agir, à réformer l’ordre social, portés par le sentiment de l’universel ? Les thèmes de l’émotion créatrice et de l’imitation sont capitaux pour comprendre les ressorts de l’action militante et la nature du sujet politique, prêt à s’engager ou à se replier sur lui-même, se soumettant dans ce dernier cas à une certaine forme d’instinct grégaire. C’est l’imitation des grands hommes qui pousse à agir et mobilise la volonté : les grands hommes, les grandes âmes ont réussi à nous émouvoir et nous entraînent dans l’action. Car il y a un lien entre l’émotion et le vouloir : « Avant la nouvelle morale, avant la métaphysique nouvelle, il y a l’émotion, qui se prolonge en élan du côté de la volonté, et en représentation explicative du côté de l’intelligence. » 1 L’action des grands hommes, ou des mystiques nous émeut, au sens où nous ne pourrions pas vouloir autre chose que ce qu’elle nous suggère 2. C’est en ce sens que s’explique la force mobilisatrice des grands mystiques. Et, si cette force mobilisatrice 1. Ibid., p. 46. 2. Voir sur ce point l’émotion musicale : quand nous écoutons de la musique, nous ne pouvons pas « ne pas vouloir autre chose que ce que la musique nous suggère » (ibid., p. 36). Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 258/544 258 BERGSON ET LA POLITIQUE trouve un écho en nous, si elle peut nous émouvoir, cela tient précisément à la nature des sujets que nous sommes dans l’espace politique ou dans nos existences intimes. En effet, la condition de possibilité d’une action politique visant la transformation de l’organisation sociale et une certaine forme d’émancipation de la nature s’articule autour d’une théorie de la division du sujet, reprenant la division entre le moi social et le moi profond développée dans l’Essai sur les données immédiates de la conscience. Tout individu humain, pris dans un réseau de sociabilité duquel on ne peut l’extraire, est double : « chacun de nous appartient à la société autant qu’à lui-même » 1. S’appartenir à soi-même, c’est prendre conscience en profondeur de ce qu’on est : « une personnalité de plus en plus originale, incommensurable avec les autres et d’ailleurs inexprimable » 2. Cette personnalité est originale car elle renoue précisément avec le sentiment de la durée, soit l’intuition que nous avons d’être en constante création. « L’effort par lequel on creuserait jusqu’au fond de soi-même » 3 nous renverrait directement à notre origine métaphysique, à cet élan créateur, toujours actif bien que profondément ralenti, qui œuvre encore en nous. Appartenir à la société, c’est être semblable aux autres personnes et être uni à elles « par une discipline qui crée entre elles et nous une dépendance réciproque » 4. Ce moi social est proprement ce moi que nous cultivons dans nos obligations vis‑à-vis de la société. Il désigne cette manière qu’a la société de s’intégrer en nous. Cette scission du sujet explique comment un individu peut résister à la pression du groupe sur lui et ainsi répondre à un certain appel des profondeurs. Appel des profondeurs qu’il n’a plus peur de suivre quand il est ému par l’action d’autres individualités, exceptionnelles, qui ont su, ellesmêmes, se détacher des pressions du groupe. Cette division du sujet est donc le premier pas à partir duquel peut se concevoir chez des individus la résistance à un certain ordre, qui est résistance à une certaine pression. 1. 2. 3. 4. Ibid., p. 7. Ibid., p. 7. Ibid., p. 8. Ibid., p. 7. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 259/544 CRÉATION, UNIVERSALISME ET DÉMOCRATIE 259 C’est cette résistance qui se meut en action et rend possible l’ouverture des sociétés. 2/ Création et démocratie politique Cette résistance, qui est, d’une certaine façon, éloignement de la nature, trouve son expression politique et institutionnelle dans le régime démocratique : « De toutes les conceptions politiques [la démocratie] est en effet la plus éloignée de la nature, la seule qui transcende, en intention au moins, les conditions de la “société close” » 1. Quelles sont ces intentions du régime démocratique ? Ces intentions visent une certaine organisation des rapports sociaux, qui prend le contrepied de l’ordre exigé par la morale close. La démocratie atténue le dimorphisme de l’homme social, c’est‑à-dire cette capacité que l’homme a à vouloir soit commander, soit obéir. Elle brise ainsi toute la fabulation (on pourrait même parler d’idéologie) qui consiste à légitimer la domination d’un chef en vertu d’une prétendue nature supérieure (sang, race, lignée, etc.). La société naturelle exalte le régime d’un seul contre tous (oligarchie, monarchie), alors que dans la démocratie, l’individu est à la fois citoyen et sujet. Une véritable démocratie reconnaît l’égale dignité de tous les hommes, et ne peut admettre en son sein des esclaves qui côtoient des hommes libres. Cette critique des rapports de domination, levés, en intention au moins, par la démocratie, est capitale pour comprendre le type de résistance à l’ordre social que préconise Bergson. Rénover l’ordre social, soit résister à cette tendance à la conservation, ce n’est pas exalter, de façon nécessaire, un certain désir de révolution. Une révolution, dans la mesure où elle peut réactiver des formes de domination, inversant simplement les rapports en mettant les dominés dans le rôle des dominants, reste enfermée dans la logique du clos 2. Si certaines révolutions ont réussi, celles qui restent prisonnières de la physionomie des sociétés naturelles sont des échecs moraux complets. La philosophie politique de Bergson n’est donc 1. Ibid., p. 299. 2. Ibid., p. 296-297. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 260/544 260 BERGSON ET LA POLITIQUE pas une philosophie des lendemains qui chantent, appelant au bouleversement révolutionnaire. En ce sens, si « dans l’état d’âme démocratique [il y a] un grand effort en sens inverse de la nature » 1, c’est parce que l’état d’âme démocratique réactive l’état d’âme religieux dynamique : il s’attache à l’humanité et non pas simplement à la communauté. Cependant, cette vision bergsonienne de la démocratie n’a rien d’idyllique. Le régime démocratique a un caractère agonistique : même si l’intention démocratique traduit un combat en faveur d’une certaine tendance, elle ne parvient pas à détruire l’autre. L’espace démocratique est celui d’une lutte incessante entre deux tendances, sans résolution finale. C’est la raison pour laquelle l’attachement à l’humanité doit se consolider à l’intérieur de réglementations, de lois, qui forment la théorie bergsonienne de la justice. 3/ Droit de l’homme et théorie de la justice La théorie bergsonienne de la justice est développée dans le chapitre I des Deux Sources. Toute poursuite de la tendance au progrès implique la nécessaire rupture de l’écart entre le droit et la morale, entre le particulier de la loi positive, et l’universalité de l’intention morale qui vise l’ouverture. Cette inscription de l’universel dans le particulier est exemplifiée, pour Bergson, par les Droits de l’homme 2. La justice des droits de l’homme est une justice rénovée moralement ; elle n’est pas seulement celle qui proportionne et discipline attribuant à chacun son dû, de façon plus ou moins légitime. Le programme moral des démocraties exige une réglementation qui soit de nature « évangélique » inscrivant dans le particulier de la loi la défense de la « fraternité universelle, de l’égalité des droits, de l’inviolabilité de la personne » 3. Le débat sur la justice, chez Bergson, ne consiste donc pas à se demander dans quelle mesure la morale est hors la loi, invitant à concevoir un 1. Ibid., p. 302. 2. Ibid., p. 300. 3. Ibid., p. 77. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 261/544 CRÉATION, UNIVERSALISME ET DÉMOCRATIE 261 strict positivisme juridique. Il consiste à se demander dans quelle mesure la loi peut être l’auxiliaire d’un certain programme de rénovation morale. Certes la loi des droits de l’homme s’exprimera toujours au sein d’une tension entre sa forme et son contenu 1 – la forme étant déterminée par le particulier, le contenu par l’universel. Mais, cette tension va dans le sens d’une ouverture : les droits de l’homme expriment la volonté de briser le relatif et le particulier, soit de sortir d’une logique communautaire. Le passage d’une justice relative à la justice absolue des droits de l’homme se fait par création 2. 4/ Organisation du travail et partage des ressources La question des droits de l’homme débouche sur une réflexion concernant les modes de vie et les questions économiques, qui conditionnent la nature des rapports sociaux. L’industrialisation (progrès des techniques et du machinisme) et le développement du luxe peuvent contrecarrer toute tentative de rénovation morale et politique des sociétés. Le machinisme a poussé au luxe, a favorisé la ville au détriment de la campagne, a transformé les rapports entre le capital et le travail. Il a agrandi le corps, soit l’espace des besoins, au détriment de l’âme, restée toute petite 3. La ruse du machinisme a ainsi consisté à faire passer le superflu pour du vital, et à développer des besoins artificiels. Impliquant corps et âme les individus dans un frénétique besoin de posséder, il développe l’instinct de propriété. Cette attractivité opérée par le luxe rend sourd à l’appel venu des profondeurs. Le rôle de la politique sera donc double, concernant l’organisation et la répartition des richesses : 1. Cette tension est analysée par Hannah Arendt qui montre comment la logique de l’État-Nation peut entrer en contradiction avec celle des droits de l’homme dans L’impérialisme (deuxième volume des Origines du totalitarisme). 2. Ibid., p. 74. 3. Ibid., p. 330 : « Ajoutons que le corps agrandi attend un supplément d’âme, et que la mécanique exigerait une mystique. » Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 262/544 262 BERGSON ET LA POLITIQUE – Il faudra, dans un premier temps, empêcher la faim – soit l’impossibilité pour l’homme de ne pas pouvoir satisfaire ses besoins vitaux. – Il faudra, dans un deuxième temps, rénover moralement le machinisme, car il avait été « entendu qu’industrialisme et machinisme feraient le bonheur du genre humain » 1. Le progrès technique doit empêcher la pénurie et favoriser une réorganisation positive du travail qui amoindrisse sa pénibilité. La machine ne doit pas devenir un instrument de domination en développant de faux besoins. Car l’hybris technique est cause de l’impérialisme et des colonies 2, produits d’une inversion du sens de la « volonté de puissance », qui devrait être empire sur les choses et non sur les hommes 3. Cette théorie politique, nourrie par un nouvel universalisme, semble ainsi définir quelque chose comme un « progressisme » bergsonien, dont le fondement est moral, métaphysique. Le terme « progressisme » apparaît adéquat ici : il ne renvoie pas à un progrès inéluctable des sociétés humaines fondé sur une téléologie de l’histoire, mais il signifie que la tendance à l’ouverture doit être poursuivie si on veut concevoir un « mieux-être » de l’humanité en général. Ce progressisme n’exalte pas le changement révolutionnaire (la révolution n’abolissant pas de fait toutes les formes de domination), car il reconnaît la nécessaire cristallisation des rénovations morales dans l’espace du clos, du particulier de chaque société humaine. La pensée politique de Bergson se construit ainsi au sein d’une anthropologie métaphysique héritée de L’Évolution créatrice : l’homme est à la fois nature naturée et nature naturante, c’est‑à-dire à la fois espèce biologique donnée, résultat d’une retombée de l’élan vital, et individualité 1. Ibid., p. 310. 2. Pour la crique de l’impérialisme, voir p. 331 à 332 ; pour la critique de la colonisation (sur laquelle l’auteur ne s’attarde pas) liée à la poursuite frénétique de besoins artificiels causés par le développement du machinisme, voir p. 308 : « Sans être menacé de mourir de faim, on estime que la vie est sans intérêt si l’on n’a pas le confort, l’amusement, le luxe ; on tient l’industrie nationale pour insuffisante si elle se borne à vivre, si elle ne donne pas la richesse ; un pays se juge incomplet s’il n’a pas de bons ports, des colonies, etc. » 3. Ibid., p. 332. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 263/544 CRÉATION, UNIVERSALISME ET DÉMOCRATIE 263 créatrice, capable de poursuivre l’exigence de création du mouvement qui l’origine. Ce progressisme est ainsi très nettement la traduction, dans la sphère du politique, des résultats de la métaphysique positive de L’Évolution créatrice : le vivre-ensemble y est décrit comme un lieu de tension entre deux tendances qui alternent suivant un mouvement pendulaire d’action et de réaction. Les sociétés humaines se constituent au sein d’un mouvement d’oscillation entre une tendance conservatrice au repli et une tendance progressiste à l’ouverture. Cette oscillation dramatique, on la retrouve, aussi, au sein des prises de position publiques et politiques de l’auteur lui-même, qui ne peuvent pas être tues : les discours de guerre 1 rédigés au moment de la Première Guerre mondiale et l’engagement personnel de l’auteur dans la SDN, expriment cette contradiction entre la logique identitaire du clos et l’aspiration à l’universel de la morale ouverte, dont l’origine est religieuse. Les discours de guerre contredisent effectivement mots pour mots l’aspiration à l’universel suggérée par le mystique dans Les Deux Sources : la tension interne au politique, que dégage Bergson dans le livre de 1932, recouvre une tension qui a traversé ses propres prises de position publiques. Cependant, le constat d’un tel écart n’invalide aucunement le caractère progressiste de la philosophie politique portée par Les Deux Sources et ne peut lui être opposé. En 1932, l’urgence politique, pour Bergson, engage une lutte nécessaire contre toute rhétorique exaltant la clôture : « Au train dont va la science, le jour approche où l’un des adversaires, possesseur d’un secret qu’il tenait en réserve, aura le moyen de supprimer l’autre. Il ne restera peut-être plus trace du vaincu sur la terre. » 2 Le développement du machinisme, rivé à la logique identitaire et guerrière du clos, a rendu l’impensable possible : l’extermination de l’homme par lui-même. Le progrès des socié1. Voir, à ce titre, les articles suivants des Mélanges (Paris, PUF, 1972) : « La force qui s’use et celle qui ne s’use pas », 4 novembre 1914, p. 1105-1106 ; « Discours en séance publique de l’académie des sciences morales et politiques » du 12 décembre 1914, p. 11071129 ; etc. Pour une réflexion approfondie sur les discours de guerre de Bergson, voir le chapitre III de la première partie du livre de Philippe Soulez, Bergson politique, Paris, PUF, 1989, intitulé « Les discours de guerre de Bergson », p. 127-174. 2. Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, op. cit., p. 305. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 264/544 264 BERGSON ET LA POLITIQUE tés industrialisées est hanté par le spectre d’une destruction qui contredit et anéantit de fait le mouvement de cet élan créateur porteur d’imprévisibles rénovations morales et humaines. Le sens du projet politique bergsonien est ainsi suspendu à une inquiétude terrible : dans le dépassement de la logique identitaire du clos, il y va de la survie même de l’humanité. EN GUISE DE CONCLUSION : QUE FAIRE, AUJOURD’HUI, AVEC LES DEUX SOURCES ? La nouveauté des Deux Sources tient à une certaine rénovation de l’universalisme moral, et à l’élaboration d’un projet politique centré sur une métaphysique qui s’articule autour de la notion de création. Un tel projet politique pourra susciter des questionnements très vifs ou quelques remarques incisives : que faire pratiquement de la philosophie politique de Bergson, si elle n’est qu’une traduction de sa métaphysique ? En inscrivant son projet politique dans sa métaphysique, Bergson n’interdit-il pas finalement ce qu’il recherchait lui-même, à savoir montrer comment la distinction entre le clos et l’ouvert peut servir pratiquement 1 ? Ces questionnements, énoncés brutalement, permettront de conclure. En fondant sa théorie politique sur la notion de création, Bergson propose des outils conceptuels pour contrer, concrètement, toute forme de logique identitaire et communautaire, portant nécessairement en elle un consentement au meurtre. Un universalisme conséquent, non entaché de soupçon, est un universalisme capable de se nourrir de la différence et ne proposant pas de modèle d’humanité donné à l’avance. L’universel est un effet de création ; il ne peut être à l’origine d’une logique de l’exclusion stipulant que la mort de l’autre n’est pas la mort d’un homme et qu’elle ne peut, à ce titre, susciter l’indignation. 1. Ibid., p. 288. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 265/544 CRÉATION, UNIVERSALISME ET DÉMOCRATIE 265 En proposant une pensée conséquente de l’universel en moral, la philosophie de Bergson recoupe certaines préoccupations et inquiétudes de notre monde contemporain. Penser la différence particulière pour qu’elle ne devienne pas différence absolue requiert une certaine pensée de l’universel dont le contenu ne peut être connu à l’avance, et dont la forme est celle d’un signifiant dont le signifié est toujours fuyant. En effet, les politiques de clôture, qui exaltent l’accomplissement d’un modèle déjà donné, tout fait, d’humanité, réactivent des logiques identitaires fondées sur la différence absolue. Contrer ces discours, c’est s’ouvrir à une politique dont le noyau conceptuel est l’idée de création. En ce sens, la métaphysique n’est pas un vain ornement de la théorie politique de Bergson, au contraire, elle lui est même essentielle car elle en révèle toute la portée pratique : la métaphysique bergsonienne, en définissant le fond de la réalité comme création, inscrit dans la texture même du monde la possibilité pour l’homme de le changer. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 266/544 Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 267/544 « O U V R I R LE CL O S » : PO LI T I Q U E B E R G S O N I E N N E E T S E N S P R A T I Q U E D E S D E UX S O U RC E S par David AMALRIC Les conséquences pratiques de la philosophie ? Il n’y en a pas, disait encore Bergson en 1918, lorsqu’il opposait gentiment une fin de nonrecevoir à son disciple Albert Adès, qui tentait, comme l’avaient fait avant lui Sorel et Péguy, de mener une lecture sociale et politique de sa philosophie 1. Mais quelque quatorze ans plus tard – par la violence des expériences historiques, par la tentative d’aborder enfin certains champs du savoir desquels il s’était longtemps tenu à l’écart, par les directions surprenantes prises par ses investigations métaphysiques, bref, par tout cet insu si propre à la problématisation philosophique lorsqu’elle est en prise avec le réel (d’ailleurs reste à préciser : quel réel ?) –, les choses semblent avoir profondément changé. Déjà, dans plusieurs des articles recueillis dans La Pensée et le Mouvant, Bergson ne manquait pas de souligner les conséquences pour la vie, notamment en termes d’affects joyeux, d’une attention portée à la nouveauté, au mouvement, dont la philosophie était le vecteur par excellence. Avec Les Deux Sources de la morale et de la religion, ces questions prennent un tour bien plus ample et concret. En témoignent clairement les « Remarques finales », qui ne sont rien d’autre qu’un diagnostic historique précis des problèmes de l’époque, attelé à une forme d’intervention pratique 2 qui 1. Cette anecdote et ces propos (à Adès – qui vient de publier un article intitulé « Le Bergsonisme dans la vie » –, Bergson déclare notamment que « les idées n’ont pas de conséquences ») sont rapportés dans Philippe Soulez et Frédéric Worms, Bergson, Paris, PUF, 2002, p. 164. 2. Bergson dit ainsi, au seuil des « Remarques finales » : « Maintenant, la distinction entre le clos et l’ouvert, nécessaire pour résoudre ou supprimer les problèmes théoriques, peut-elle nous servir pratiquement ? » (Les Deux Sources de la morale et de la religion, Paris, PUF, 2008, p. 288 ; désormais cité DS). Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 268/544 268 BERGSON ET LA POLITIQUE tente de mobiliser des concepts philosophiques tout en perspectives d’action très concrètes. Bergson s’efforce de répondre aux questions soulevées par la guerre, et par la forme particulièrement meurtrière qu’elle prend à l’âge industriel ; il en trouve le ressort dans la tendance humaine au machinisme, qui, livrée à elle-même, coupée de son inspiration « mystique », emporte l’humanité dans la seule perspective d’une acquisition illimitée de richesses (c’est le ressort impérialiste de la guerre) et de jouissances répétitives (constituant ce que Bergson nomme la « civilisation aphrodisiaque »). Pour agir dans une telle situation, il importe ainsi de renouer avec une certaine dimension spirituelle, « mystique », qui est ellemême, en réalité, l’impulsion première du machinisme. Bergson envisage alors deux solutions concrètes : la venue d’un héros, d’une grande personnalité morale ou religieuse susceptible d’emporter à nouveau l’humanité dans la direction d’où elle s’est éloignée ; ou le développement de la science psychique, susceptible de tourner notre attention vers les puissances de l’âme, sans destiner la connaissance rigoureuse à la seule matière. Et il y a bien une troisième solution, moins ambitieuse et moins satisfaisante, qui consisterait, en l’absence d’un réel changement de tendance, à multiplier les réglementations (économiques, géopolitiques, etc.) afin de limiter les risques. Faut-il voir dans ces solutions les conséquences pratiques du bergsonisme ? Il y a de quoi être quelque peu déçu ; on voit mal surtout l’intérêt que nous pourrions aujourd’hui trouver à ce livre, là où le surgissement d’un héros et le développement des « sciences psychiques » ressemblent pour nous au mieux à des propositions farfelues, ou (au pire ?) à de la mauvaise science-fiction. Déjà la réception de l’ouvrage avait elle-même suscité nombre de réactions déçues, parfois véhémentes. Dans une version polie, Jean Prévost, décontenancé par le simple « bon sens » des « Remarques finales », déclarait : « M. Bergson se doit d’y revenir » 1 ; et dans une version bien plus agressive, attisée par l’antagonisme politique, Georges Friedmann dénonçait la « non-présence à l’époque » de Bergson 1. Jean Prévost, « Les Deux Sources de la morale et de la religion », NRF, no 226, Paris, Gallimard, 1932, p. 113-118. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 269/544 « OUVRIR LE CLOS » 269 et ses considérations pratiques « dignes d’un étudiant de droit de première année » 1. Difficile d’être plus sévère. Pourtant bien sûr, il ne faudrait pas s’arrêter à cela ; et il ne faudrait surtout pas en tirer un argument pour congédier la puissance des affects et la richesse des constructions philosophiques qui habitent Les Deux Sources – pour congédier l’impression, pourtant insistante, qu’il s’y joue quand même quelque chose, y compris pour nous aujourd’hui, y compris même d’un point de vue pratique (si tant est qu’on puisse un tant soit peu séparer ce point de vue de son autre, celui de la pensée ou de la théorie). Plutôt qu’un geste de dédain, une telle impression appellerait un geste d’approfondissement, de problématisation. Or ce geste, c’est Bergson lui-même qui nous y invite. Dans une note rédigée en réponse à l’ouvrage que Loisy avait consacré aux Deux Sources 2, Bergson formule, à propos des considérations pratiques présentes dans les « Remarques finales », la précision suivante : « le moyen de réforme essentiel, selon moi, n’est pas […] la “science psychique” ni l’“attente du héros”, mais une certaine ouverture du clos, une certaine direction imprimée au vouloir pour neutraliser l’homme fondamental » 3. Cette phrase, qui pourrait constituer comme une autre dernière phrase des Deux Sources (à côté de la célèbre mais équivoque « machine à faire des dieux »), est décisive à plusieurs égards. D’abord elle conduit à relativiser voire à faire oublier les solutions concrètes et pragmatiques proposées dans les « Remarques finales », qui affaiblissaient la portée et la crédibilité des Deux Sources bien plus qu’elles ne la renforçaient. Bergson dit en substance : ne prêtez pas attention, pour comprendre le sens pratique de mon livre, à ces remèdes concrets que je propose comme ça, comme j’aurais pu en proposer d’autres (sous-entendu si j’avais été plus inspiré, ou plus informé). Mais surtout, en substituant à ces solutions pragmatiques la formule concise et condensée qu’est l’« ouverture du clos », Bergson opère un geste décisif : il 1. Cf. « La prudence de M. Bergson, ou Philosophie et caractère », Paris, Commune, no 30, 1936. 2. Ouvrage qui s’intitulait Y a‑t-il deux sources de la morale et de la religion ?. Le texte de ce commentaire est publié dans le premier tome des Annales bergsoniennes (Frédéric Worms (dir.), Annales bergsoniennes, I. Bergson dans le siècle, Paris, PUF, 2002). 3. Ibid., p. 134. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 270/544 270 BERGSON ET LA POLITIQUE rattache tout l’enjeu pratique du livre (ce qu’il désigne comme « moyen de réforme essentiel ») aux développements proprement philosophiques des Deux Sources, et, loin du simple « bon sens », à leur distinction conceptuelle vertébrale (ouvert et clos), élaborée dès le premier chapitre pour l’étude de la morale et de la société, et reprise ici sous une forme à la fois mixte (elle associe les deux polarités) et dynamique (elle décrit un mouvement). Par là, il effectue aussi une sorte de montée en abstraction, qui, au lieu de restreindre de manière directive les conséquences que son livre pourrait avoir en termes d’action humaine, suggère au contraire une certaine marge de réappropriation, liée aussi bien à la généralité et à la transversalité de ses concepts – qui, sans rien sacrifier de leur précision, opèrent avec une certaine souplesse dans un nombre varié de situations et de domaines – qu’à la puissance suggestive des images 1 qu’ils condensent (ouverture et clôture). Tout s’est inversé : il ne reste presque rien de la position de retrait pratique qu’adoptait Bergson en réponse aux diverses tentatives de « politisation » de sa pensée menées par ses disciples. Par son appel à « ouvrir le clos », il en vient même à intervenir au sein d’une situation historique, non plus seulement en homme d’action, mais bien en philosophe, armé de ses découpages conceptuels. Et il y a plus : c’est comme si Bergson faisait signe (pour, justement, d’éventuels disciples ?) vers un travail de prolongement de son œuvre, dans le sens à la fois d’une problématisation philosophique – que faut-il entendre précisément par « ouverture du clos », puisque cette idée n’est pas directement traitée et explicitée dans le livre ? – et d’une invention de conséquences pratiques – comment cette ouverture peut-elle être mise en œuvre ? C’est à ces questions que nous allons tenter de répondre, en dépliant les différentes dimensions de cette inscription historique et pratique qui surgit au cœur de la pensée bergsonienne, et qui est condensée dans une formule (« l’ouverture du clos ») qu’il reste encore à expliquer philosophiquement, notamment dans sa qualité de mixte : on comprendra alors en 1. Nous renvoyons à ce titre à la conception bergsonienne de l’image telle qu’elle est présentée dans La Pensée et le Mouvant, comme forme d’expression privilégiée de l’intuition contre la spatialité du concept inapte à rendre la durée (sauf sous sa forme intensive, souple, qui se rapproche en réalité de l’image). Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 271/544 « OUVRIR LE CLOS » 271 quoi l’enjeu pratique des Deux Sources, bien au-delà des décevantes « solutions concrètes » évoquées dans les « Remarques finales », repose en réalité tout entier sur une problématisation bergsonienne de la politique. ANCRAGE HISTORIQUE, ANCRAGE PRATIQUE Les Deux Sources de la morale et de la religion s’inscrivent dans la continuité d’un certain itinéraire métaphysique, qui, depuis l’Essai sur les données immédiates de la conscience, conduit Bergson à croiser différents champs d’étude et différentes sciences, de la psychologie (dans l’Essai) à la biologie (dans L’Évolution créatrice). La confrontation avec les sciences humaines qui est menée dans Les Deux Sources – sociologie et anthropologie, sciences moins exactes et plus intuitives – intervient donc assez logiquement comme la continuation de ce programme. Penser la société, la morale et la religion amène alors Bergson à s’inscrire dans des champs philosophiques et à aborder des réalités empiriques qu’il s’était jusque-là contenté d’effleurer ; en fait, nous allons le voir, ceci réoriente en profondeur le sens et l’inscription de ses développements. En cherchant à suivre certaines « lignes de faits » pour étudier le fonctionnement des sociétés humaines et le ressort des phénomènes moraux, Bergson a recours, presque inévitablement, à l’histoire, comme le matériau privilégié où se jouent nombre de ses raisonnements : c’est là une conséquence de la teneur thématique des Deux Sources. Mais on pourrait s’attendre à une simple mise en exemples, où certains événements historiques interviendraient pour illustrer seulement une théorie générale de la société et de la morale. C’est même ce qui s’ébauche en partie au premier chapitre du livre : par des considérations qui renvoient à la sociologie ou à la biologie (et qui prolongent en ce sens L’Évolution créatrice), Bergson nous livre, appuyée sur la figure anthropologique des « sociétés primitives », une description tout à fait intemporelle du phénomène d’obligation. Celui-ci, entendu comme maintien de la cohésion sociale et d’un substrat instinctif par-delà les marges de déviation individuelle et de variabilité liées à l’intelli- Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 272/544 272 BERGSON ET LA POLITIQUE gence, débouche d’une part sur le concept d’instinct virtuel (qui rend compte à la fois de l’habitude et du devoir) et d’autre part sur celui de tout de l’obligation (qui explique la permanence du phénomène d’obligation par-delà la variation et la diversité des obligations particulières). Tout change pourtant dès que Bergson s’attache à penser la différence entre ces « sociétés closes » et ce que serait une « société ouverte », puis, parallèlement, entre la « morale close » et la « moralité complète » ou « ouverte ». C’est comme si l’histoire entrait alors de force dans les développements bergsoniens : les descriptions de l’« ouvert » l’évoquent à de nombreuses reprises, en citant pêle-mêle Socrate, les prophètes d’Israël, le Christ et les mystiques chrétiens, l’état d’âme démocratique, comme des exemples – plus ou moins adéquats – de surgissement, au cours de l’histoire, d’une attitude d’ouverture, dont les traits constants seraient son caractère universel et non excluant, sa dimension novatrice, et sa modalité d’action (par appel, imitation, aspiration plutôt que par habitude, devoir, obligation). Est-on donc simplement passé d’une théorie générale de la clôture à une théorie générale de l’ouverture ? Loin de là. Car si l’on se montre plus attentif aux « exemples » mobilisés par Bergson, on s’aperçoit qu’ils ne sont justement pas de simples illustrations. Ainsi, il apparaît que la justice sous sa forme ouverte n’est en aucun cas une constante : elle est même historiquement advenue ; sa version grecque ou juive n’en est qu’une préfiguration incomplète, et elle n’apparaît pleinement qu’avec le Christ, prolongée par les mystiques chrétiens, et seulement bien plus tard par les Droits de l’homme. Le concept d’ouvert est donc tout entier appuyé sur des expériences historiques singulières – ce qui se reproduira d’ailleurs au troisième chapitre avec la notion de « religion dynamique », élaborée au contact du mysticisme chrétien. De manière encore plus frappante, c’est une expérience historique qui conditionne l’évidence même d’une différence entre l’ouvert et le clos, et préside à sa genèse ; la distinction surgit en effet au moment où Bergson perçoit, par le biais des guerres contemporaines, la clôture des sociétés d’aujourd’hui – entendons par là les sociétés dites « civilisées ». Impossible de ne pas voir ici l’éperon de lucidité qu’a constitué la Première Guerre mondiale : Bergson forme un concept de société close qui s’applique également aux sociétés les plus « développées », mobilise le fait de la guerre pour faire apparaître leur fermeture derrière l’idéologie Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 273/544 « OUVRIR LE CLOS » 273 universaliste dont elles se parent, et qui n’est rien de plus qu’un vernis humaniste 1 ; il rompt ainsi nettement avec l’optimisme progressiste, dépourvu de clôture, qui marquait encore, en 1907, L’Évolution créatrice 2. Entre les deux, il y a eu la guerre, c’est‑à-dire la contrainte, pour la pensée, d’une expérience historique décisive, et pour ainsi dire « problématisante ». Mais simultanément, ce sont en fait les versions historiques de l’ouverture, mobilisées ici par Bergson, qui inventent et rendent possible ce point de vue d’extériorité sur la société close, par lequel on peut percevoir la clôture comme telle sans être d’emblée pris dedans, et théoriser ainsi jusqu’à l’idée même d’une « société close » ; c’est aussi de ce point de vue qu’est issue la force affective d’une indignation, d’une protestation, reprise en partie par Bergson, à l’égard de tout ce que cette clôture implique (exclusion et guerre, répétition et reproduction). Il apparaît par conséquent que les développements bergsoniens procèdent doublement d’expériences historiques, puisque s’y rejoignent l’expérience, négative, des guerres contemporaines, et celle, positive, des moments d’ouverture morale. Bien au-delà d’un simple renfort thématique et contingent, l’ancrage historique des Deux Sources intervient donc au niveau même de la position des problèmes et de la formation des concepts ; c’est par lui qu’apparaît la nécessité du travail philosophique. On perçoit donc comment les développements de Bergson sont déjà en réalité traversés de l’intérieur par la situation historique précise au sein 1. Cf. DS, p. 25-26. Bergson y précise ainsi sa démarche : « Oh je sais ce que la société dit […] ; mais pour savoir ce qu’elle veut, il ne faut pas trop écouter ce qu’elle dit, il faut regarder ce qu’elle fait » (DS, p. 25). Notons au passage que c’est là ce qui fait la distance profonde, presque incommensurable, entre l’usage que fait Popper du syntagme de « société ouverte » (dans La société ouverte et ses ennemis, dont la version originale, en anglais, paraît en 1945) et sa formulation bergsonienne : d’une part parce que celle-ci, chez Bergson, ne saurait jamais exister pleinement autrement que comme un horizon ; et d’autre part, surtout, parce que les sociétés démocratiques modernes, que Popper décrit comme « ouvertes » du fait de leur rationalité, dans leur propension à admettre la réfutation scientifique et à confronter l’individu à des décisions personnelles, sont justement dénoncées par Bergson pour leur clôture, que ne sauraient entamer ni les développements de l’intelligence, ni l’autonomisation de l’individu (qui risque aussi d’être, comme le voyait déjà Popper lui-même, une atomisation). 2. Il faut néanmoins noter que Bergson y entrevoyait déjà le fait de la guerre (« [Les sociétés humaines] sont ouvertes à tous les progrès, mais divisées, et en lutte incessante avec elles-mêmes », L’Évolution créatrice, Paris, PUF, 2008, p. 102), mais sans pour autant en faire un problème philosophique à part entière susceptible de « l’élever au concept ». Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 274/544 274 BERGSON ET LA POLITIQUE de laquelle, dans les « Remarques finales », ils seront supposés intervenir. Il reste pourtant à en comprendre la dimension pratique : comment, chez Bergson, s’effectue le passage à l’action ? Et en quel sens faut-il entendre le terme même de « pratique » ? Là encore, ce n’est pas par un supposé décrochage, un brusque changement de registre qu’introduirait le dernier chapitre ; au contraire, de manière presque surprenante, la nécessité de l’action s’impose dans le prolongement et à l’intérieur même du cheminement métaphysique bergsonien. On peut considérer le troisième chapitre des Deux Sources comme un point culminant de toute l’œuvre, car l’intuition y est atteinte dans sa forme la plus pure, la moins mêlée d’intelligence, à travers l’expérience des mystiques chrétiens ; et pour cause, le témoignage de ceux que Bergson nommait déjà en 1911 les « révélateurs de vérité métaphysique » 1 permet de saisir à la fois l’origine et la destination de l’élan vital 2 : « Des êtres ont été appelés à l’existence qui étaient destinés à aimer et à être aimés, l’énergie créatrice devant être définie par l’amour. » 3 « Amour » est ainsi le nom de la durée saisie à son niveau le plus profond, le plus fondamental. Celui-ci procède de Dieu, point de départ et point d’arrivée, qui est ici, non pas déduit abstraitement, mais saisi expérimentalement via le témoignage des grands mystiques. On aurait ainsi une sorte de final théologique et religieux (au sens « dynamique ») de toute la philosophie bergsonienne… Pourtant, si l’on s’intéresse de plus près à cette activité du mystique chrétien portée à sa plus haute intensité, on s’aperçoit qu’elle se singularise, non pas par sa relation avec Dieu, mais par son caractère actif, sa capacité à « franchir l’intervalle entre la pensée et l’action » 4. L’élan mystique ne trouve son sens que dans sa tendance à réaliser l’ouverture, à transformer la société et l’humanité. En découlent deux méthodes, exposées par Bergson : l’une consistant à former des sociétés spirituelles pour communiquer à quelques-uns l’ouverture et la consolider dans la durée ; l’autre à déployer « un immense système de machines capable de libérer l’activité humaine, cette libération 1. 2. 3. 4. L’Énergie spirituelle, Paris, PUF, 1967, p. 25 (« La conscience et la vie »). « Ils ont par là même indiqué au philosophe d’où venait et où allait la vie. » DS, p. 273. DS, p. 255. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 275/544 « OUVRIR LE CLOS » 275 étant d’ailleurs consolidée par une organisation politique et sociale qui assurât au machinisme sa véritable destination » 1. On a donc, au cœur de ce point d’arrivée métaphysique, tous les éléments qui l’emportent vers autre chose – qui le font, en réalité, redescendre vers l’action humaine, vers la nécessité d’une pratique. Le terme « pratique » n’est alors plus exclusivement à placer du côté de cette « vie pratique », liée aux nécessités vitales, qui conditionnait l’intelligence (ainsi que les illusions métaphysiques qui en découlaient), et dont la philosophie devait précisément s’éloigner – sous la forme parfois du détachement et de l’introspection – pour commencer à penser. Dans Les Deux Sources au contraire, avec la morale ouverte et le mysticisme actif, la pratique s’est décollée de l’intelligence et des simples besoins vitaux : elle est passée du côté de l’intuition. Ce n’est pas pour rien que les « Remarques finales » reprendront quant à elles les problèmes surgis au cœur de l’expérience mystique (celui de la démocratie et celui du machinisme), et ce, jusqu’à leur dernière phrase, peut-être le dernier mot de la philosophie bergsonienne – qui est à n’en pas douter un appel à agir… Mais plus encore, Bergson se voit ici contraint de penser l’ancrage et la destination historico-pratiques de la philosophie elle-même : c’est‑àdire, à la fois, les conditions de son surgissement dans la société (précisément, son ancrage), et le type d’intervention qu’il est susceptible d’y inscrire, c’est‑àdire la portée et l’efficace de son discours du point de vue de l’action humaine. De ce point de vue, il apparaît que Les Deux Sources proposent, comme l’a noté Deleuze dans Le bergsonisme 2, une véritable genèse de l’intuition philosophique, liée à la théorie de l’« émotion créatrice » déployée au premier chapitre ; l’émotion créatrice, cet écart qui s’insère entre l’obligation sociale et l’égoïsme individuel, est le ressort de la morale ouverte, dont elle constitue le contenu (l’amour universel) et la modalité d’action (l’aspiration, l’imitation, l’appel) ; elle est simultanément une force dynamique, un principe actif, produisant des effets concrets sur les comportements humains, mais aussi une nouvelle façon d’agir, de sentir et de percevoir : 1. Ibid., p. 249. 2. Cf. Gilles Deleuze, Le bergsonisme, Paris, PUF, 2007, p. 115-116. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 276/544 276 BERGSON ET LA POLITIQUE une « différence de ton vital ». Étant ainsi « génératrice de pensée » 1, elle « se prolonge en élan du côté de la volonté, et en représentation explicative du côté de l’intelligence » 2. La philosophie procède alors doublement de l’émotion créatrice : dans son ressort affectif (ce par quoi on veut philosopher) et dans sa dimension intuitive, sa capacité à saisir le réel sous l’angle de la durée et de la nouveauté – mais aussi et surtout sa capacité à sortir de la société close, à s’en détacher sans être d’emblée prise en son sein, c’est‑à-dire prise dans les « idées générales » et la « pensée sociale » élaborées en vue des nécessités vitales, de la cohésion sociale et du travail humain 3. C’est seulement à partir de l’ouvert et du point de vue de l’ouvert que la philosophie est susceptible de penser le réel au-delà de tout « modèle déposé dans les cartons administratifs de la cité » 4 – de la « cité », qu’on peut ici aisément traduire par « société close ». Mais la philosophie, dans le sillage de l’ouverture, est en réalité à son tour le lieu d’une production affective à la fois directe et indirecte ; directe, puisqu’elle emporte et prolonge dans son écriture et ses images en fusion quelque chose de l’émotion créatrice, et possède par là une certaine capacité à nous affecter : c’est la « joie philosophique » qui est décrite dans La Pensée et le Mouvant 5 ; mais aussi indirecte dans la mesure où elle décrit théoriquement et nous fait voir certaines expériences d’ouverture morale, et évoque des inventions d’attitudes vitales et des moments d’enthousiasme situés hors d’elle. Entre ces deux niveaux, la philosophie se trouve alors tiraillée entre le risque de la critique passive et détachée, trop lestée d’intelligence, trop descriptive, incapable de nous affecter, et la possibilité de la critique active, créative dont elle est éminemment porteuse, même si elle doit toujours en partie emprunter sa force propulsive. 1. DS, p. 40. 2. Ibid., p. 46. 3. Cf. La Pensée et le Mouvant, Paris, PUF, 2009, p. 87. Désormais cité PM. 4. DS, p. 51. 5. La philosophie, dans le recueil d’articles, y est en effet présentée comme une « préparation à bien vivre » susceptible de nous rendre « plus joyeux et plus forts », par laquelle « notre faculté d’agir, en se ressaisissant, s’intensifiera » (PM, p. 116). Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 277/544 « OUVRIR LE CLOS » 277 Tout porte ainsi à voir dans Les Deux Sources le moment où la célèbre maxime bergsonienne « agir en homme de pensée et penser en homme d’action » finit par être véritablement prise à la lettre, mais à un tel point que ses deux versants fusionnent quasiment. C’est là que se rejoignent, non sans difficultés et sans tensions, l’entreprise philosophique et l’entreprise politique de Bergson ; tensions, car Les Deux Sources constituent en même temps la scène où, comme nous tenterons de le faire voir, se dramatise en sous-main le conflit de l’homme de pensée et de l’homme d’action, la réticence de chacun à suivre l’autre jusqu’au bout. Tout ceci permet de saisir la destination pratique de toute la philosophie bergsonienne, qui trouve dans l’action l’accomplissement et la relance problématique de son point d’arrivée métaphysique ; et d’autre part, théorisée par Bergson, la double inscription, à la fois sociale (en prolongeant l’ouverture de la société close et en déployant une critique de la clôture) et affective (étant activée, rendue possible par l’émotion créatrice en même temps qu’elle la fait voir et en redonne une partie), de toute pratique philosophique, double inscription qui fournit le complément indispensable des développements méthodiques de La Pensée et le Mouvant. Il reste pourtant un dernier aspect à expliquer, comme un point aveugle dans la compréhension de l’efficience et de la portée du discours philosophique : lorsque Bergson évoque en effet les conséquences pratiques de ses développements, lorsqu’il en appelle à une action, il présuppose inévitablement chez ceux à qui il s’adresse une certaine marge de manœuvre, une certaine liberté d’action. « La volonté peut tout », griffonne même Bergson en marge de son commentaire à l’ouvrage de Loisy, reprenant ainsi la « direction imprimée au vouloir » qu’il associait à l’« ouverture du clos ». Contre les dangers qui menacent l’humanité, il faudrait donc s’en remettre à l’action volontaire. Mais comment accepter une telle solution, là où tout le livre, en particulier le premier chapitre, orchestre une critique des philosophies morales et de l’intellectualisme qui les soustend ? D’après Bergson, en effet, aucune action humaine n’est jamais mue par la raison, et aucune conduite morale ne se base sur l’application de règles et de préceptes théoriques ; les seuls principes actifs sont à rechercher en deçà et au-delà de l’intelligence, dans ces deux forces que sont la pression et l’aspiration. Du coup, l’action morale, dans les deux cas, ne Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 278/544 278 BERGSON ET LA POLITIQUE saurait être l’effet d’une quelconque décision volontaire, puisqu’elle est la conséquence, tantôt du tout de l’obligation et de l’exigence de cohésion sociale, tantôt de la présence irradiante de personnalités exceptionnelles qui suscitent en nous un appel, et font seules exception à l’ordre de la société close. La marge de liberté se réduit alors, pour l’homme, à l’élaboration de théories morales qui tireront leur force d’ailleurs, et, la plupart du temps, dans l’illusion – critiquée par Bergson – de la tirer d’elles-mêmes. C’est aussi pourquoi, pour ne pas tomber dans une contradiction intenable, Bergson se garde bien quant à lui de proposer une quelconque « morale ». Avec l’impuissance pratique de ce mixte qu’est l’intelligence, on est pris dans une sorte de tenaille de l’involontarisme, un modèle figé où la vie sociale, marquée par la pression, serait condamnée à la clôture, et où la possibilité du salut serait entièrement extra-sociale, voire religieuse, suspendue, en tout cas, à la venue des mystiques et des héros… La politique des Deux Sources : de l’atmosphère collective à la démocratie radicale Il y a bien pourtant autre chose : « L’humanité est invitée à se placer à un niveau déterminé – plus haut qu’une société animale, où l’obligation ne serait que la force de l’instinct, mais moins haut qu’une assemblée de dieux, où tout serait élan créateur. » 1 Or, dans cette « invitation », c’est l’« ouverture du clos » qui réapparaît, en filigrane, placée dans l’entre-deux d’une société close et d’une société ouverte. Tout s’éclaire alors : si « la volonté peut tout », c’est bien parce que la société est un mixte de clôture et d’ouverture. C’est seulement en retournant les différences de nature (irréductibilité absolue de l’ouvert et du clos) en différences de degré (existence de plusieurs niveaux d’ouverture et de clôture de la société) qu’on comprend l’effectivité d’un travail de l’intelligence (c’est‑à-dire également de la philosophie), et la latitude d’action laissée à une liberté humaine qui ne serait ni attente, ni résignation – ni involontarisme ouvert, ni involontarisme clos : une liberté collective et politique plutôt que morale comme 1. DS, p. 86. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 279/544 « OUVRIR LE CLOS » 279 solution possible au problème de la volonté, et dont la marge d’action serait précisément le type d’articulation et le degré variable d’ouverture et de clôture d’une société. On peut alors réorienter la lecture à partir des nœuds problématiques où se fait voir l’espace du mixte. Si la société est (presque) toujours une « société qui s’ouvre », cela implique : 1) que l’ouverture morale ne se déploie pas dans une sphère entièrement détachée du social, mais qu’au contraire elle s’y insère pleinement ; 2) qu’elle peut faire l’objet d’un travail de repérage et de consolidation dans la durée ; 3) qu’on peut, comme voulaient déjà le faire les mystiques, réaliser l’ouverture, la mettre en œuvre dans des institutions. C’est alors en ce lieu (4) que se joue la tension conflictuelle entre une capacité à y maintenir l’ouverture, et un risque de recouvrement et de refermement dans la clôture qui n’est pas une fatalité absolue. Enfin, on comprend par là (5) que l’action des non-mystiques ou des non-héros, l’action, en somme, de chacun et de tous, a des effets absolument décisifs ; c’est même à « chacun », non pas, évidemment, aux seules personnalités exceptionnelles, que s’adressent Les Deux Sources, et en particulier les « Remarques finales ». Ces différents points de tension composent ainsi la constellation évanouissante d’une pensée politique bergsonienne. Ils risquent toujours de s’effacer, dans la lecture du livre, au profit des seules dimensions morales et religieuses, et du seul dualisme métaphysique. Mais, en prenant l’« ouverture du clos » comme révélateur, on peut, par un renversement semblable à celui de Matière et mémoire, faire voir tout le monisme pratique des Deux Sources. Pourquoi parler de politique ? Parce que le terme matérialise un certain écart par rapport au seul domaine moral, et permet de désigner cette action collective d’ouverture du clos, qui pose les problèmes de la libération, de la transformation de la société et du rapport à l’institution (c’est‑à-dire à la réalisation de l’ouvert). Par là, on rend également compte de nombre de « lignes de fait » et de références thématiques mobilisées par Bergson au fil de ses développements : la guerre, le nationalisme, les frontières, les hiérarchies sociales 1, les systèmes juridiques, les droits de l’homme, la démocratie, etc. 1. Cf. l’analyse, dans les « Remarques finales », du « dimorphisme » (DS, p. 295-298). Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 280/544 280 BERGSON ET LA POLITIQUE Nous tenterons donc d’esquisser ici les éléments d’une telle politique, à partir de certains points décisifs – images, concepts, descriptions empiriques – du développement bergsonien. Libération. La « morale close » décrite par Bergson ne correspond aucunement, contrairement à ce que suggère le mot « morale », à un corps de règles ou de préceptes d’un certain genre ; elle est plutôt un mécanisme d’autorégulation du corps social, fait d’habitudes et d’impératifs variables destinés à assurer sa cohésion. C’est elle qui nous incline à « rester bon époux, bon citoyen, travailleur consciencieux, enfin honnête homme » : soit, lorsque nous y consentons, elle ne fait qu’entretenir de manière invisible nos habitudes ; soit, lorsque nous tendons à dévier de ce modèle, elle se manifeste par l’impératif, par le devoir, et ré-oriente notre conduite dans le sens de la société, en exerçant ce que Bergson nomme une « résistance à la résistance ». Parfois même, lorsque la transgression est inévitable, la société close développe d’autres recours, juridiques et institutionnels, pour assurer sa régulation 1, tout en restant en pleine continuité avec l’impératif moral : c’est la culpabilité du criminel qui se dénonce avant d’être effectivement puni 2. À cette morale close s’associe une attitude subjective spécifique : c’est ce que Bergson nomme l’âme close. Elle est d’abord le ressort affectif de la clôture des sociétés. À une échelle globale en effet, les sociétés closes sont définies – notamment dans la mesure où elles se constituent en entités politiques comme la « cité » ou la « nation » – par leur limitation et par leurs frontières : elles excluent toujours une partie de l’humanité, ce qui se manifeste à l’occasion des guerres. Or cette clôture, à une échelle individuelle, prend la forme d’une certaine disposition qui fait que nous aimons prioritairement le proche, et que nos liens d’affection et notre environnement perceptif se développent de manière limitée et concentrique : les hommes « sont tournés vers eux-mêmes » 3. Simultanément, l’âme close correspond également à l’enfermement de chacun 1. Ces aspects sont notamment explicités au début des développements que Bergson consacre à la notion de justice (ibid., p. 68-81), lorsqu’il évoque justement sa forme « close ». 2. Cf. ibid., p. 10-11. 3. Ibid., p. 33. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 281/544 « OUVRIR LE CLOS » 281 dans la société, puisque nous sommes soumis aux structures, aux hiérarchies et aux rôles qu’elle nous assigne, étant dit que « c’est la société qui trace à l’individu le programme de son existence quotidienne » 1. Par le biais de l’obligation et de l’habitude, nous allons alors jusqu’à intérioriser ces mécanismes, pour les entretenir et les reproduire, par quoi « [L’individu et la société] sont absorbés dans une même tâche de conservation individuelle et sociale » 2, ou, en d’autres termes, « l’individu et la société se conditionnent mutuellement ». La disposition propre à l’âme close empêche même de concevoir comme possible un autre état de choses que celui qui existe dans la société, et rend inconcevable le changement profond de ses structures : « La plupart des grandes réformes accomplies ont paru d’abord irréalisables, et […] elles l’étaient en effet. Elles ne pouvaient être réalisées que dans une société dont l’état d’âme fût déjà celui qu’elles devaient induire par leur réalisation ; et il y avait là un cercle […]. » 3 Enfermement, exclusion, répétition : tels sont, liés à la polysémie suggestive de la « clôture », les caractères multiples de la société close, de la morale close qui en assure le fonctionnement, et de l’âme close qui en constitue, chez chacun, l’attitude subjective correspondante. De ce point de vue, on comprend immédiatement comment l’idée d’ouverture (appliquée aussi bien à la « société » qu’à la « morale » ou à l’« âme ») correspond implicitement à une théorie bergsonienne de la libération, organisée autour d’une question centrale : comment cette clôture multiple, étagée sur plusieurs niveaux, en vient-elle à se briser ? C’est l’attitude vitale « ouverte » de certaines personnalités exceptionnelles qui permet à Bergson de suggérer une capacité à s’affranchir des obligations et des habitudes assignées par le corps social, à porter son horizon affectif et perceptif au-delà des frontières de la société close, et à introduire la nouveauté contre les mécanismes de répétition et de reproduction. Se déploie ainsi, pour ces « grands hommes de bien », « l’émotion particulière d’une âme qui s’ouvre, rompant avec la nature qui l’enfermait à la fois en ellemême et dans la cité. Ils disent d’abord que ce qu’ils éprouvent est un 1. Ibid., p. 12. 2. Ibid., p. 33. 3. Ibid., p. 74. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 282/544 282 BERGSON ET LA POLITIQUE sentiment de libération. Bien-être, plaisirs, richesse, tout ce qui retient le commun des hommes les laisse indifférents. À s’en délivrer, ils ressentent un soulagement, puis une allégresse » 1. On a là le premier maillon de la politique bergsonienne, où se trouve en réalité posée, même si ce n’est pas directement en ces termes, la question de l’émancipation 2. Imitation et atmosphère collective. Mais la libération est-elle alors seulement à la portée de quelques privilégiés, héros ou mystiques ? À première vue, on pourrait le soutenir, et il semble que la moralité réellement complète et ouverte, telle qu’elle est théorisée par Bergson, leur soit éminemment réservée ; mais beaucoup d’éléments résistent, au sein des développements bergsoniens, à une telle assimilation, dans une tension qui les emporte vers autre chose. Lorsqu’on se penche sur la description de la morale ouverte, on s’aperçoit qu’elle est immédiatement irréductible à une simple attitude « individuelle ». Si ces personnalités privilégiées évoquées par Bergson parviennent bien à s’émanciper de la clôture, à exprimer un amour sans limite (pour l’humanité, mais aussi bien pour le monde dans son ensemble) et à inventer de nouvelles attitudes vitales, cette posture ne vaut en réalité que par sa transitivité, c’est‑à-dire sa capacité intrinsèque à se répandre, à se propager ; sans une telle capacité, on ne peut même pas vraiment parler d’ouverture. « Leur existence est un appel », dit à cet égard Bergson : tout l’enjeu de la morale ouverte est que, précisément, elle suscite l’aspiration, et embraye sur un phénomène d’imitation ; l’attitude des grands hommes de bien est ainsi reprise par d’autres, mais également déplacée, réinventée. Bergson décrit ce phénomène dans un passage très dense du premier chapitre 3, qui déplace à plusieurs égards les termes du problème de l’ouver1. Ibid., p. 50. Nous soulignons. 2. Peu importe à cet égard que la clôture n’ait pas, chez Bergson, une connotation uniquement négative (puisqu’elle est fonctionnelle, qu’elle rend possible la vie sociale et manifeste chez l’être humain un certain « attachement à la vie »). Outre que le jeu des connotations axiologiques est, au sein du texte bergsonien, foncièrement ambigu, ce qui importe, c’est que Bergson tente ici d’expliquer comment la clôture se brise, et fait signe ainsi vers l’enjeu pratique des Deux Sources, qui est bien une certaine « ouverture du clos ». 3. Cf. ibid., p. 30-31 (de « La nature de cet appel… » à « … entendu en soi un écho »). Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 283/544 « OUVRIR LE CLOS » 283 ture morale. D’abord il relativise l’importance de la présence en acte des grands hommes de bien. On peut en effet les convoquer, par la mémoire ou par le récit (« dont on nous avait simplement raconté la vie »), en se les représentant intérieurement comme une instance de jugement, un point de vue sur son action (« ce que tel ou tel eût attendu »). Mais il y a plus : loin de se réduire aux mystiques et aux héros, ces personnalités peuvent aussi bien être des proches ou des amis – tous ceux que Bergson nomme aussi les « héros obscurs de la vie morale » 1 – voire, éventuellement, nous-mêmes, puisque cette personnalité peut à tout moment s’affirmer en nous. Tout cela débouche sur le deuxième apport du texte, qui est que l’appel suscité par les personnalités exceptionnelles (mais, on le voit maintenant, pas si exceptionnelles que ça) dépend lui-même d’un écho suscité en chacun de ceux qui le reçoivent. Par quoi l’imitation, loin d’être un mimétisme superficiel, une pâle copie extérieure, est un processus issu du plus profond de la personnalité (« cette personnalité se dessine du jour où l’on a adopté un modèle »). S’inspirant de Tarde, Bergson décrit ainsi l’imitation en termes de désir, d’aspiration, d’affectivité, plutôt qu’en termes d’actes objectifs ou de simples apparences, et suggère en même temps que celle-ci implique toujours un coefficient de réinvention et de réappropriation (« la parole qu’on a fait sienne »), conséquence de la nature créative, pour Bergson, de toute personnalité. Le phénomène d’ouverture morale tend donc ici à être placé de moins en moins sous la dépendance de quelques « personnalités privilégiées », et de plus en plus à la portée de chacun. Ceci est même confirmé, voire redoublé, par la théorisation affective de la propagation imitative, que Bergson déploie à partir de ses développements sur l’« émotion créatrice ». Car c’est alors la dimension collective du phénomène d’imitation qui apparaît dans toute son ampleur, là où l’ouverture est définie comme une joie, indice immanent de l’accès à une vie supérieure, qui se répand dans le corps social, et qui est décrite par Bergson, dans une image saisissante, comme un « enthousiasme qui se propage d’âme en âme, indéfiniment, comme un incendie » 2. On éprouve ici la vitesse de diffusion de l’ouverture, 1. Ibid., p. 47. 2. Ibid., p. 59. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 284/544 284 BERGSON ET LA POLITIQUE qui devient une véritable expérience collective – il faudrait d’ailleurs dire : une expérience collective de libération. À sa limite extrême, cette propagation ne passe même plus par la conscience de l’imitation, et encore moins par la nécessité d’une présence ou d’une représentation des grands hommes : « Si l’atmosphère d’émotion est là, si je l’ai respirée, si l’émotion me pénètre, j’agirai selon elle, soulevé par elle. » 1 Avec cette idée respiratoire d’une imitation involontaire, on retrouve à nouveau l’inspiration tardienne. Mais on peut surtout saisir, en particulier grâce à cette notion d’atmosphère, l’insertion du phénomène d’ouverture au sein du tissu affectif de la société, dont il reconditionne en partie les formes d’être-ensemble. On dispose donc maintenant d’éléments pour penser le mixte d’ouverture et de clôture qu’est la société qui s’ouvre, la société travaillée de l’intérieur par l’ouverture. En effet, on aperçoit désormais plusieurs degrés d’intensité affective de l’ouvert : entre la forme la plus pure de la moralité complète présente chez les grands hommes de bien, l’imitation et la reprise de cette attitude par d’autres, que ce soit sous l’effet puissant de leur présence ou sous l’effet moins puissant de leur remémoration (voire de leur simple représentation imaginaire), et enfin la participation atmosphérique à l’émotion créatrice, presque inconsciente et sans plus aucun lien direct avec la personnalité privilégiée qui en est à l’origine. On voit ainsi s’étager des niveaux variés de l’ouverture qui, à sa limite inférieure, à son plus bas degré d’intensité, se distingue à peine de la simple attitude close. Se dresse alors le tableau d’une société traversée par divers flux d’imitation et d’émotion, et prise dans l’entremêlement complexe de vecteurs d’obligation et d’aspiration. Remuer les cendres. Pourtant, les expériences d’ouverture sont ellesmêmes éphémères, et risquent très vite d’être noyées dans la structure du clos : « Mais après chacune [des expériences qui tendent vers la société ouverte] se referme le cercle momentanément ouvert. Une partie du nouveau s’est coulée dans le moule de l’ancien ; l’aspiration individuelle est devenue pression sociale ; l’obligation couvre le tout. » 2 On retrouve 1. Ibid., p. 45. 2. Ibid., p. 32. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 285/544 « OUVRIR LE CLOS » 285 ici le processus insidieux qui fait que, comme le montre Bergson au début du premier chapitre, les sociétés contemporaines reprennent les formules de l’universalisme comme un « épais vernis » qui légitime et fait toute la matière – mots, formules, représentations – de leur clôture. Ce qui triomphe, ce qui persiste dans la durée, c’est le cadre formel du clos, apte à intégrer, à capter et à récupérer les forces de l’ouverture, et à donner l’impression illusoire que celle-ci est toujours présente. Par là se fait voir un autre niveau du mixte : celui de l’interaction, dans le vocabulaire des Deux Sources, entre matière et forme, c’est‑à-dire entre les contenus représentatifs (par exemple les formules du Sermon sur la Montagne) et les structures où ils s’insèrent, c’est‑à-dire aussi les forces qui les sous-tendent (par exemple, celles, souvent statiques, de l’Église instituée). C’est cette distinction qui permet alors de ramener l’ouvert à son origine réelle, pardelà ses formes sédimentées et plus ou moins refermées : le ramener à sa forme profonde (qui est aspiration) par-delà le résidu superficiel de sa matière – critiquer, déconstruire le second pour, éventuellement, ranimer la première 1. En effet, face à ce « refermement », face aux restes inertes et clos des incendies de l’enthousiasme, Bergson indique la possibilité imagée d’une action : « remuons la cendre » 2. Cette formule suggestive est en même temps un geste, une invitation à agir conjuguée à l’impératif, et qui dit en substance : même lorsque l’ouvert a été entièrement recouvert par le clos, lorsqu’il n’y a guère plus de personnalités exceptionnelles pour le susciter à nouveau, il est encore possible de faire quelque chose. Ainsi, évoquant le souvenir des actions des mystiques, Bergson indique que « chacun de nous 1. Bergson fournit ici des moyens subtils pour penser les retombées d’un moment politique d’émancipation : comment il est intégré, récupéré, dans un mélange ambigu de fidélité et de trahison. Les distinctions bergsoniennes amènent à certaines interrogations : comment faire la part de la matière et de la forme, des conséquences historiques attribuables aux moments d’ouverture et de celles attribuables à leur répression, à leur clôture ? Le rapport de tout le XIXe siècle aux formules et aux contenus représentatifs de la Révolution française, ou le rapport des quarante dernières années aux slogans et aux « aspirations » de Mai 68 fourniraient des exemples historiques tout à fait adéquats des rapports complexes, difficiles à démêler, de la forme et de la matière de l’ouvert, et de la ligne floue et ténue qui sépare sa réalisation active de son intégration dénaturante. 2. Ibid., p. 27. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 286/544 286 BERGSON ET LA POLITIQUE peut le revivifier, surtout s’il le rapproche de l’image, restée vivante en lui, d’une personne qui participait de cette mysticité et la faisait rayonner autour d’elle » 1. On peut donc agir contre le recouvrement de l’ouvert pardelà son intégration de surface. Ici l’usage du « nous », qui semble inclure le lecteur, est la marque de l’adresse du discours bergsonien ; précisément parce qu’il ne s’adresse pas qu’à quelques privilégiés (qui seraient déjà transis par la morale ouverte), Bergson place cette action qu’il appelle de ses vœux à la portée de chacun. On retrouve l’appel de la morale ouverte, en tant qu’il était destiné à tous, et que chacun, en ressentant en lui un écho, pouvait convoquer par le souvenir ou par le récit, retrouver en lui-même ou chez ses proches, et reprendre à travers un phénomène d’imitation inventive. Et c’est encore à « tous » et à « chacun » que s’adresse l’invitation bergsonienne à « ouvrir le clos » : il y a là la condition même d’un quelconque enjeu pratique des Deux Sources, et d’une quelconque portée du discours philosophique. Il y a également quelque chose de foncièrement démocratique, dans l’appel bergsonien à l’action, dans la possibilité d’être touché par la morale ouverte, et dans la liberté collective et politique qui se joue dans cet entre-deux qu’est la « société qui s’ouvre » 2. L’usage de la première personne, du pluriel et du singulier (ainsi par exemple : « l’atmosphère d’émotion, si je l’ai respirée ») en constitue le marqueur énonciatif par excellence. Et il y a même, dans l’invitation à « remuer la cendre », dans cette formule imagée et tendue vers l’action qui est en elle-même productrice d’affects, une sorte de manifeste pour l’activité philosophique. Cette image fait en effet écho à une formule de La Pensée et le Mouvant, qui exprime la tâche du philosophe consistant à restituer « au mouvement sa mobilité » : « Réveillons la chrysalide » 3… C’est comme si Les Deux Sources, par une 1. Ibid., p. 85. 2. C’est ce qui motive également, au chapitre 3, la reprise à William James de l’idée que le mysticisme serait largement démocratique, et quasiment à la portée de tous ; et c’est aussi une reprise du thème, présent dans La Pensée et le Mouvant, selon lequel la philosophie est ce qui place l’intuition à la portée de chacun : « ce que la nature fait de loin en loin, par distraction, pour quelques privilégiés, la philosophie, en pareille matière, ne pourrait-elle pas le tenter, dans un autre sens et d’une autre manière, pour tout le monde ? » (PM, p. 153). 3. Ibid., p. 9. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 287/544 « OUVRIR LE CLOS » 287 reprise et un déplacement, en livraient ici l’équivalent pratique et politique, par lequel le philosophe est lui-même remueur de cendres 1, critique de la pensée sociale, en prise avec les opinions et les discours idéologiques dont il fait voir les illusions et les faux problèmes ; simultanément, il retrouve les vraies divisions derrière les mixtes dissimulateurs (où la forme close se pare de la matière de l’ouvert) et fait signe vers une action dans le sens de l’ouverture, en se rapportant à un certain nombre d’expériences historiques (que ce soit le christianisme, les Droits de l’homme, etc. : la liste est remaniable) dont il établit en quelque sorte le repérage précis, de manière à déployer simultanément une mémoire et une actualité de l’ouvert. Institution et démocratie. On parvient alors à un nouveau point décisif de la politique bergsonienne : car, avec la perspective du recouvrement et de la sédimentation de l’ouvert, c’est tout le problème de sa réalisation et de sa consolidation dans la durée qui est soulevé par Bergson. Les expériences collectives de libération sont-elles vouées à s’essouffler, et à ne persister que sous une forme profondément dénaturée ? Comment en viennent-elles réellement à « transformer la société » ? L’insertion affective et sociale de l’ouverture morale, sa production d’« états d’âme sociaux » pose en effet la question, directement politique, de sa présence au sein du tissu institutionnel que constitue la société close. Déjà, dans ses développements sur la notion de justice, Bergson effectue ce passage du niveau moral au niveau politique ; la justice « close », celle qui, « fidèle à ses origines mercantiles », « mesure et proportionne » 2, a bien une existence au plan des valeurs, mais ne s’incarne et ne fonctionne concrètement que par le biais d’institutions juridiques et politiques. Symétriquement, le problème se pose à la « justice 1. Il est d’ailleurs intéressant de noter à quel point, dans Les Deux Sources, et dans le sillage des descriptions de l’émotion créatrice, Bergson déploie ses images à partir, non plus, comme souvent, de la liquidité et de la fluidité propres à l’eau, mais à partir du feu : celui-ci est pour ainsi dire l’élément « médiateur » de sa conception de l’ouverture, entre la vitalité de la flamme qui allume les esprits et se propage comme l’incendie, et la « mort » de la cendre, qui est toujours une mort relative, puisqu’elle peut être ranimée ; peut-être même que toutes les questions relatives à la sédimentation de l’ouverture, et à sa plus ou moins forte intégration dans le cadre du clos, tiennent tout entières dans l’ambiguïté si singulière de la braise. 2. DS, p. 71. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 288/544 288 BERGSON ET LA POLITIQUE ouverte » (non plus proportionnelle, mais cette fois incommensurable) de savoir comment elle peut se réaliser, ne plus s’en tenir au simple statut d’idéal 1 ; or, ajoute Bergson, « cette réalisation n’est possible que par l’intermédiaire des lois » 2. L’institution de la démocratie et des Droits de l’homme constitue alors une concrétisation de cette idée : par eux, la justice ouverte parvient à s’installer dans la durée (étant gravée dans le marbre), et à gagner en extension, puisqu’elle obtient le « consentement de la société » et s’étend donc à sa totalité. Il aura fallu le christianisme, son ardeur à se propager et son exigence d’action, pour parvenir à une telle situation. Et c’est en fait dans cette perspective de réalisation, d’incarnation institutionnelle, qu’il faut replacer le caractère « actif » du mysticisme chrétien, tel que Bergson le décrit au troisième chapitre : non seulement par sa tentative de former des « sociétés spirituelles » où « se conserverait, […] se continuerait l’élan jusqu’au jour où un changement profond des conditions matérielles imposées à l’humanité par la nature permettrait, du côté spirituel, un changement plus profond » 3 ; mais aussi, justement, une fois ces conditions atteintes, par la réalisation de la démocratie, « organisation sociale et politique qui [assurerait] au machinisme sa véritable destination », et dont Bergson précise dans les « Remarques finales » qu’elle est d’« essence évangélique » 4. La démocratie serait donc ce par quoi l’ouverture en vient, sous certaines conditions (notamment les conditions techniques par lesquelles l’homme parvient à s’affranchir en partie de la nécessité du travail), à s’institutionnaliser, et à prendre une forme politique. La possibilité décisive qui semble ici introduite par Bergson, c’est celle d’une institution, d’une structure durable, qui ne serait pas (ou plutôt, pas seulement) close. Par là il importe de saisir comment des institutions peuvent se placer dans le prolongement des atmosphères collectives issues de l’ouverture. À ce titre, les premières apparaissent à la fois en continuité et en rupture avec 1. Bergson se demande ainsi « comment, une fois conçue, sous une forme d’ailleurs vague, la justice resta si longtemps à l’état d’idéal respecté, qu’il n’était même pas question de réaliser » (ibid., p. 73). 2. Ibid., p. 74. 3. Ibid., p. 250. 4. Ibid., p. 300. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 289/544 « OUVRIR LE CLOS » 289 les secondes : en continuité, dans la mesure où le concept souple d’atmosphère suggère déjà une grande variation possible d’échelles, tant d’un point de vue temporel (du plus éphémère au plus durable) que d’un point de vue spatial (du plus localisé au plus étendu). On y passe ainsi par gradation du simple émoi momentané à la consolidation d’un état d’âme social 1, c’est‑à-dire d’une attitude vitale adoptée par l’ensemble de la société, telle une extension maximale, dans l’espace et dans le temps, de l’atmosphère. Mais l’institution est également en rupture avec une simple propagation spontanée de la morale ouverte et avec le niveau des « états d’âme ». En effet, elle implique la construction de certaines formes politiques et juridiques, et suppose, dans sa mise en œuvre, un geste et un type d’action spécifiques, dont Bergson fournit en partie la description. Non seulement la « réalisation » mobilise un certain nombre de facultés qui constituent une sorte d’« intelligence politique », liée au bon sens et à la capacité de diagnostic d’une situation 2, mais elle va jusqu’à se déployer selon une « méthode », décrite en ces termes par Bergson dans les pages où il théorise la réalisation démocratique de la justice ouverte : « La méthode consistait à supposer possible ce qui est effectivement impossible dans une situation donnée, à se représenter ce qui en résulterait pour l’âme sociale, et à induire alors quelque chose de cet état d’âme par la propagande et par l’exemple : l’effet, une fois obtenu, compléterait rétroactivement sa cause ; des sentiments nouveaux, d’ailleurs évanouissants, susciteraient la législation nouvelle qui semblait nécessaire à leur apparition et qui servirait alors à les consolider. » 3 La difficulté sous-jacente à laquelle se heurte ici l’action, c’est le conditionnement mutuel des formes de vie et des structures, des états d’âme et des institutions, qui crée un cercle par lequel la société se reproduit et se conserve. Pour le briser, il faut un certain saut dans l’impossible, « un bond 1. Cf. ibid., p. 74-75, pour ce concept d’« état d’âme », qui semble à tous égards reprendre celui d’atmosphère. 2. Ce sont même ces facultés qui caractérisent la santé intellectuelle du mystique et sa capacité d’action : « elle se manifeste par le goût de l’action, la faculté de s’adapter et de se réadapter aux circonstances, la fermeté jointe à la souplesse, le discernement prophétique du possible et de l’impossible [notons qu’on retrouve directement cette capacité dans la « méthode d’action » énoncée par Bergson], un esprit de simplicité qui triomphe des complications, enfin un bon sens supérieur » (ibid., p. 241). 3. Ibid., p. 78. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 290/544 290 BERGSON ET LA POLITIQUE en avant, qui ne s’exécute que si la société s’est décidée à tenter une expérience », et qui implique le déploiement d’une hypothèse (« supposer possible »), la propagation active et volontaire des attitudes subjectives et affectives qui la rendent viable, mais aussi, en son fond, un véritable ébranlement de la société. Ce n’est pas sans motif que Bergson, quand il décrit dans le premier chapitre et dans les « Remarques finales » l’apparition de la démocratie, évoque à chaque fois d’abord la fragilisation des hiérarchies (ou du « dimorphisme social ») : les dominants perdent leur suprématie, le rapport de forces s’inverse, et c’est seulement à la faveur de ce bouleversement que la démocratie est rendue possible 1 ; elle y trouve sa condition historique, conjoncturelle. Le circuit d’interaction des états d’âme et des institutions peut alors, à cette occasion et par une telle méthode, s’engrener dans le sens d’une transformation de la société – et aboutir, idéalement, à un cercle vertueux, renforcement mutuel d’un ethos démocratique (issu de la morale ouverte, et marqué par les idéaux de liberté, d’égalité et surtout de fraternité) et des institutions démocratiques qui en sont la réalisation. Cependant il faut noter que cette transformation est toujours partielle et imparfaite ; les nouveaux états d’âme qui imprègnent le corps social et les institutions qui le structurent ne reprennent qu’en partie l’ouverture morale dont ils sont issus ; par conséquent, il n’y a là nul basculement dans une cité divine, mais aussi nulle résignation à la seule persistance de la clôture – et, bien plutôt, d’une action volontaire et collective dans le sens de l’ouverture, qui tenterait de se rapprocher d’une « société ouverte ». En viabilisant la perspective d’une institution, d’une consolidation de l’ouvert qui ne soit pas qu’un retour à la société close (ou à d’autres formes de clôtures), Bergson fait voir à nouveau, mais sur un autre plan, la présence de différences de degrés dans l’entre-deux mixte de l’ouvert et du clos : ainsi, les modes d’organisation de la société dans son ensemble admettent plus ou moins d’ouverture, et une diversité de formes politiques et institutionnelles plus ou moins closes. Une fois atteint ce nouveau niveau du mixte, il reste à étudier dans sa précision la conception riche et complexe de la démocratie qui est 1. Cf. ibid., p. 73-74 et 298-299. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 291/544 « OUVRIR LE CLOS » 291 déployée dans Les Deux Sources. Celle-ci se définit avant tout comme un élan, un idéal dynamique, une « direction où acheminer l’humanité ». En ce sens, elle coïncide avec l’ouverture morale et l’élan mystique : elle a pour principe actif l’amour, la fraternité universelle. En même temps et indissociablement, il est dans la nature de l’idéal démocratique de chercher à se réaliser, à s’accomplir, à s’incarner institutionnellement et à gagner l’ensemble de la société, et donc de construire des institutions et des modes d’organisation démocratiques. Néanmoins, cette réalisation est toujours menacée de dérive, et risque de donner lieu à de nouvelles formes de clôture. Ainsi, les démocraties modernes trahissent directement leur prétendu idéal de fraternité en déclenchant des guerres d’une ampleur sans précédent ; et elles se détachent de leur origine ouverte et mystique en favorisant l’autonomisation du machinisme, le creusement des inégalités 1 et le développement d’une civilisation « aphrodisiaque » orientée vers l’acquisition de richesses et l’accumulation (stérile et répétitive) des jouissances. Ici la tentative d’institution n’a pas su maintenir un certain degré d’ouverture, et a dérivé vers une clôture multiple, au sein de laquelle s’inscrit le risque majeur de la démocratie, qui est selon Bergson « une incurvation dans le sens des intérêts particuliers » 2. L’idéal démocratique, s’il est actif (il tend à s’accomplir), est aussi ce qui permet de jeter un point de vue critique sur les institutions réelles, existantes, y compris celles qui se disent « démocratiques ». Mais il est aussi et surtout un idéal créatif, résumé par une équation bergsonienne quelque peu surprenante : la fraternité se voit opposée à la fixité, et équivaut ainsi directement au mouvement et à la création 3. On retrouve ici l’ouverture dans sa dimension de nouveauté, pensée comme invention, via l’émotion créatrice, de nouvelles « attitudes à l’égard de la vie ». La démo1. « Sans contester les services que [le machinisme] a rendus aux hommes en développant largement les moyens de satisfaire des besoins réels, nous lui reprocherons d’en avoir trop encouragé d’artificiels, d’avoir poussé au luxe, d’avoir favorisé les villes au détriment des campagnes, enfin d’avoir élargi la distance et transformé les rapports entre les patrons et l’ouvrier, entre le capital et le travail » (ibid., p. 327). 2. Ibid., p. 301. 3. Bergson suggère en effet que l’opposé terme à terme de la devise démocratique « Liberté. Égalité. Fraternité » serait « Autorité. Hiérarchie. Fixité » (ibid., p. 301). Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 292/544 292 BERGSON ET LA POLITIQUE cratie est alors conçue par Bergson comme ce qui ouvre la perspective d’une invention permanente, par le biais de la fraternité, de « formes de liberté et d’égalité aujourd’hui inconciliables, peut-être inconcevables » 1. Elle est donc essentiellement « invention de formes », contre la reproduction et la redondance propres à la société close, au-delà de ce que la société close est capable de penser et de concevoir comme possible. C’est peutêtre ce qu’il y a de plus original dans la conception bergsonienne : les principes démocratiques, loin d’être immuables, doivent être réinventés, non seulement dans la manière dont on les pense, mais aussi et surtout dans les modes d’organisation qu’on crée pour les mettre en œuvre. Il s’agit alors de construire les structures les plus ouvertes possible, de tracer la plus grande continuité envisageable entre les structures de la société et l’atmosphère d’ouverture et de libération collective – démocratie atmosphérique, qui tend à abolir la distance entre les lois et les modes de vie concrets, cherchant à atteindre un point de plasticité de l’institution où « on ne peut plus dire si c’est le devoir qui confère le droit ou le droit qui confère le devoir » 2. La démocratie bergsonienne n’existe ainsi que par sa réalisation dans des institutions et des dispositifs concrets, mais ne survit que dans le questionnement actif, critique voire conflictuel de ces mêmes dispositifs ; elle ramène la société qui s’ouvre à la radicalité d’un idéal, et l’emporte dans une dynamique de création institutionnelle. Par quoi elle n’est conçue ni comme idéal irréalisable et irrémédiablement contraire à toute institution, ni comme régime ou modèle d’organisation défini une fois pour toutes. On perçoit alors en quoi la démocratie constitue le cœur de l’enjeu pratique des Deux Sources. Non seulement elle est présente – en filigrane, mais de manière décisive – dans les développements finaux sur la mécanique et la mystique : si la démocratie est bien l’organisation sociale et politique, qui, prolongeant l’élan des mystiques, « [assurerait] au machinisme sa véritable destination », c’est à elle qu’il faut en appeler contre les dérives du machinisme et de la guerre. Se replacer dans le « souffle démocratique » contre la clôture des « démocraties » modernes est le fond de la 1. Ibid., p. 301. 2. Ibid., p. 300. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 293/544 « OUVRIR LE CLOS » 293 réponse pratique que Bergson tente d’apporter à sa situation historique. Car « ouvrir le clos » consiste, en somme, à mettre en œuvre la démocratie : il s’agit de faire voir et de critiquer les clôtures où elles apparaissent ; d’étendre, d’intensifier et de raviver l’ouverture dans le tissu affectif mixte qui compose la « société qui s’ouvre » ; et de la réaliser, de l’insérer, de la consolider dans des formes institutionnelles elles aussi mixtes, plus ou moins closes mais jamais totalement ouvertes. Tous les éléments de la politique bergsonienne de l’entre-deux convergent ainsi vers la perspective d’une action démocratique, dont les moyens d’intervention, suggérés en partie par Bergson, restent à définir en fonction des situations précises où elle se déploie. Et même si elle est ouverte à un certain remaniement en fonction du contexte, la démocratie n’en a pas moins une actualité décisive : loin d’être intemporelle, elle s’inscrit dans une histoire de l’ouverture, marquée par le christianisme, et dont la démocratie et son souffle instituant constituent la forme la plus récente, celle qui, en suggérant notamment la possibilité d’étendre l’ouverture morale à l’ensemble de la société et de la réaliser par des institutions, définit les conditions contemporaines, transcendantales, sous lesquelles peut se penser l’« ouverture du clos ». C’est en ce sens que, dans La Pensée et le Mouvant, Bergson en vient même à qualifier la démocratie d’« événement essentiel », de « fait capital des temps modernes » 1. Pourtant, dans Les Deux Sources, il semble éprouver des réticences à lui donner explicitement un sens pratique et historique. Il met presque abruptement un terme aux développements qui lui sont consacrés dans les « Remarques finales » : « Mais il est inutile d’énumérer les objections élevées contre la démocratie et les réponses qu’on y fait. Nous avons simplement voulu montrer dans l’état d’âme démocratique un grand effort dans le sens de la nature. » 2 Bergson se contente ainsi de la mentionner théoriquement, en des termes généraux, sans évoquer son actualité, sans en faire un enjeu. Il y a comme un décollement entre l’ancrage historique dont le concept procède au niveau de sa formation et de sa problématisation philosophique, et son utilisation pratique et historique possible que Bergson se garde bien ici de 1. PM, p. 17. 2. DS, p. 302. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 294/544 294 BERGSON ET LA POLITIQUE mettre explicitement en œuvre. C’est peut-être ici l’écart entre le philosophe et l’homme d’action qui resurgit : le second refusant de suivre le premier jusqu’au bout, d’assumer dans la pratique, dans les formes d’action concrète qu’elle implique, une conception de la démocratie qui n’est pas seulement évangélique et idéale, mais, plus profondément, critique, créative, et radicale – puisque celle-ci est ramenée, politiquement et philosophiquement, à sa racine ouverte (la fraternité universelle, comme valeur et comme émotion créatrice), dont elle fait le point de départ d’une action instituante et inventive à l’encontre et au-delà des démocraties « réelles » et « instituées ». CONCLUSION : ACTUALITÉ ET ACTUALISATIONS DES DEUX SOURCES On comprend maintenant ce qui se joue dans l’« ouverture du clos », à savoir, non seulement la théorisation philosophique d’une forme d’action politique qui culmine avec la tentative démocratique, mais aussi la détermination d’une orientation pratique plus large, plus suggestive, et en réalité, plus « ouverte » que les simples remèdes concrets proposés par Bergson – de sorte qu’elle est, dans son versant philosophique, relativement indépendante (mais seulement relativement, puisqu’elle répond ellemême d’un ancrage et d’une problématisation historiques) des lignes de fait qu’on lui adjoint pour en former une problématisation pratique en situation. En d’autres termes, on voit déjà s’opérer au sein des « Remarques finales » un mouvement d’actualisation et de sélection : les « clôtures » que retient Bergson sont avant tout celles des guerres contemporaines (clôture territoriale) et des satisfactions répétitives de la civilisation aphrodisiaque (clôture affective), tandis que les « ouvertures » qu’il suggère consistent à renouer avec une inspiration spirituelle et mystique, dont il ne perçoit, en fonction de son diagnostic historique, guère d’autre formulation concrète que la venue d’un héros des temps modernes, ou le développement de la « science psychique ». On perçoit donc, dans cette jointure un peu lâche Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 295/544 « OUVRIR LE CLOS » 295 du théorique et du pratique, tout l’espace d’autres actualisations possibles, qui se feraient à partir d’autres diagnostics historiques, dans une tentative pour délimiter d’autres clôtures et d’autres ouvertures possibles – à partir donc d’un écart déjà présent à même Les Deux Sources. À cela s’ajoute le caractère en partie problématique, en chantier, des formulations bergsoniennes elles-mêmes : la conceptualisation, à niveaux multiples, de l’« ouvert » et du « clos » est pleine de tensions, tiraillée notamment entre une caractérisation plutôt synchronique ou spatiale (le clos est limitation, frontière, là où l’ouvert, porteur d’universalité, tend à les briser et à les franchir toutes) et une caractérisation plutôt diachronique et temporelle (le clos est conservation, là où l’ouvert est nouveauté, création de possible, invention de postures vitales). Ces deux dimensions presque contradictoires ne parviennent à tenir ensemble qu’à la faveur d’une image médiatrice qui les porte 1, leur confère une capacité à suggérer, à partir d’une sorte d’élan métaphorique qui, justement, en constitue aussi la souplesse remaniable, réappropriable, réinterprétable. L’actualité, pour aujourd’hui, des Deux Sources, est alors indissociable de certaines actualisations, qui peuvent se déployer sur divers plans : ainsi, pour saisir ce qui fait que les problèmes historiques décrits par Bergson (machinisme, guerre, civilisation aphrodisiaque) sont encore les nôtres, il faut y opérer des déplacements, des sélections, des réadaptations, c’est‑àdire toute une « reproblématisation » historico-pratique ; pour saisir l’actualité, du point de vue de la pensée contemporaine, des concepts bergsoniens, il faut en reformuler certains aspects, en explorer les tensions et en dégager l’originalité 2 ; d’une autre manière, en mettant au jour dans sa précision la manière dont ces concepts s’insèrent dans la trame des discours scientifiques contemporains des Deux Sources, on peut réinsérer ceux-ci au sein, notamment, des développements actuels de la sociolo1. On pense par exemple à la figure du cercle, plusieurs fois employée par Bergson, qui suggère à la fois la clôture spatiale et la dynamique répétitive consistant à « tourner en rond ». 2. On peut évoquer à ce titre la richesse de la conception bergsonienne de la démocratie (ni pur mouvement anti-institutionnel, ni institution ou régime défini une fois pour toutes) qui gagnerait sans aucun doute à être replacée et reproblématisée au sein des débats qui animent la philosophie politique contemporaine. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 296/544 296 BERGSON ET LA POLITIQUE gie ou de l’anthropologie ; enfin on peut imaginer un usage des distinctions bergsoniennes – en particulier de celle de l’ouvert et du clos – plus directement tourné vers l’action, qui consisterait à les utiliser, en situation, de manière locale et contextuelle, et s’en servir, pour reprendre une expression de Deleuze, comme des « multiplicateurs de pratique ». S’il n’y a dans tout cela que du programmatique, c’est peut-être parce que, les voies de l’actualisation, on ne peut elles aussi que les laisser ouvertes. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 297/544 L A F R A G I L I T É D E LA D É M O CR A T I E FACE AU DÉFI DE LA TECHNIQUE par Ondřej ŠVEC À première vue, Les Deux Sources de la morale et de la religion suscite la suspicion du lecteur pour plusieurs raisons : d’abord, par l’usage de la sociobiologie censée rendre compte des formes actuelles de l’organisation sociale et de leurs tensions internes ; ensuite, par la mise en relief de l’instabilité et de la fragilité de la démocratie, perpétuellement sapée par la « persistance du naturel » ; finalement, par le recours au mysticisme ainsi qu’à l’esprit évangélique pour résoudre la tension entre la nature humaine et l’élargissement de nos sociétés. Dans des circonstances où la plupart des lecteurs attendraient de la part du philosophe de prendre la défense de la raison, Bergson insiste sur le caractère infra-intellectuel de l’organisation sociale et sur la nécessité d’un salut supra-intellectuel de la démocratie. On peut se demander à juste titre si l’approche sociobiologique d’un thème politique ne risque pas de donner raison à toute sorte d’idéologies ; s’il n’est pas dangereux d’affirmer en 1932 que les assises de la démocratie ne relèvent pas d’un ordre rationnel et s’il n’est pas étrange ou même dérisoire de vouloir fonder non seulement la morale, mais également la société ouverte sur l’apologie du mysticisme. Cependant, notre tâche est de dissoudre une par une ces apparences issues d’une lecture hâtive et superficielle. Contre les objections esquissées ci-dessus, nous voulons montrer que l’originalité de Bergson consiste précisément à valoriser la démocratie tout en montrant son instabilité et ses faiblesses réelles vis‑à-vis des tendances à la clôture et aux solutions de type technique. Au lieu d’y voir un aveu réactionnaire, nous voulons dégager du dernier chapitre des Deux Sources une analyse lucide et désillusionnée des défis posés à la démocratie et à la possibilité d’un ordre cosmopolitique et pacifique. Étant donné que Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 298/544 298 BERGSON ET LA POLITIQUE l’avenir de la démocratie se jouera, selon Bergson, dans l’usage qu’elle fera de la mécanique, nous nous concentrerons ensuite sur le rapport entre la technique et la politique ainsi que sur la compensation réciproque que Bergson cherche à établir entre la mécanique et la mystique. Enfin, en comparant la conception bergsonienne de l’évolution de l’humanité à la philosophie de l’histoire esquissée par Jan Patočka, nous montrerons les raisons pour lesquelles, selon les deux auteurs, la mainmise de l’homme sur la nature ne pourra se passer d’une conversion intérieure, si la société ouverte prétend maintenir son ambition à l’universalité. * * * Une analyse sociobiologique d’un thème politique provoque un sentiment de doute et de suspicion chez un lecteur voulant critiquer l’ordre des faits à la lumière de ce qui devrait se passer en droit. Ainsi, si nous insistons sur une certaine « persistance du naturel », censée empêcher les transformations trop radicales de l’ordre social, ne justifions-nous pas la configuration actuelle de notre société tout en nous rendant volontairement aveugles à tout ce qui est contingent dans la forme actuelle de son organisation ? En postulant que la nature humaine est prédisposée à une certaine forme sociale, qui n’est pas celle de la démocratie, mais de la société close, et que le passage à la société ouverte va nécessairement à l’encontre des tendances naturelles de l’homme, Bergson semble dénier toute possibilité d’une justification rationnelle de la démocratie : « Le régime d’une société qui sort des mains de la nature » 1 est la clôture, car l’homme « avait été fait pour de très petites sociétés » 2. Outre cela, afin d’assurer la cohésion du groupe contre les tendances dissolvantes des volontés individuelles, la nature « a dû faire en sorte qu’un seul ou quelques-uns commandent, que les autres obéissent » 3. La démocratie est au contraire présentée par Berg1. Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, Paris, PUF, « Quadrige », 1990, p. 295. 2. Ibid., p. 292–293. 3. Ibid., p. 296. C’est également pour cette raison que le régime naturel de la société est « monarchique » ou « oligarchique ». Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 299/544 LA FRAGILITÉ DE LA DÉMOCRATIE FACE AU DÉFI DE LA TECHNIQUE 299 son comme « la plus éloignée [de toutes les conceptions politiques] de la nature ». En même temps, elle est également « la seule qui transcende, en intention au moins, les conditions de la “société close” » 1. Quel sens donner à ces passages dans lesquels Bergson met en question le caractère naturel de la démocratie ? Selon nous, l’auteur des Deux Sources avertit ses lecteurs que l’idéal démocratique doit se gagner contre le conservatisme naturel de l’homme, c’est‑à-dire contre ses tendances innées au patriotisme, à la défense des intérêts du groupe, à la sauvegarde de l’ordre établi et même à une certaine xénophobie latente 2, qui assurent la cohésion des membres dans une société close. Bergson prend également la mesure de tout ce qui est extrarationnel dans l’idéal démocratique : parmi les différents ressorts permettant l’éclosion et l’épanouissement de l’idée démocratique au sein d’une société, Bergson insiste notamment sur l’inspiration évangélique, l’appel du héros et l’ouverture de l’âme à l’amour de l’humanité. Enfin, Bergson s’efforce dans son dernier ouvrage de remonter non seulement aux sources de la morale et de la religion, mais également à la source des tensions qui augmentent au fur et à mesure de l’élargissement de nos sociétés. En effet, un tel élargissement rend la société fragile précisément parce que l’espèce humaine n’y est pas prédisposée par la nature, de sorte que toute aspiration au cosmopolitisme risque de donner naissance aux différentes formes de contre-réactions, tendant à refermer ce qui s’était momentanément ouvert. Puisque le passage de la société close à la société ouverte ne saurait être le résultat d’un simple élargissement quantitatif 3, l’homme doit faire preuve d’un grand effort en sens contraire de la nature pour faire sienne cette « création continue d’imprévisible nouveauté » inhérente à la durée pour dépasser ce qui paraissait déterminé d’avance, c’est‑à-dire pour déjouer les conditions de la société close. Pourquoi Bergson insiste‑t-il sur la tension entre l’idéal démocratique et les prédispositions naturelles de l’homme, pourquoi voit-il dans la for1. Ibid., p. 299. 2. « La nature […] a interposé entre les étrangers et nous un voile habilement tissé d’ignorance, de préventions et de préjugés », ibid., p. 304. 3. « De la société close à la société ouverte, de la cité à l’humanité, on ne passera jamais par voie d’élargissement », ibid., p. 284. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 300/544 300 BERGSON ET LA POLITIQUE mation d’une société ouverte un dépassement de notre enracinement dans la nature ? Si nous re-situons cette idée dans le contexte de ses réflexions antérieures sur l’évolution créatrice, nous pouvons la comprendre comme une critique adressée à certaines conceptions de l’histoire selon lesquelles le développement des sociétés obéirait à la logique inscrite dans la nature humaine. Ainsi, voir la démocratie comme le résultat de l’évolution progressant par des variations accidentelles, « conservées par la sélection et fixées par l’hérédité » 1, reviendrait d’une part à manquer l’originalité des créations successives, permettant les élargissements de l’idée de justice, d’autre part à méconnaître la nature de la temporalité, qui est celle d’une durée efficace, capable d’ouvrir à tout moment un éventail de possibilités nouvelles : « Ces progrès se font-ils dans une même direction ? […] Il sera entendu que la direction est la même, du moment qu’on est convenu de dire que ce sont des progrès. […] Mais ce ne sera qu’une métaphore, et s’il y avait réellement une direction préexistante le long de laquelle on se fût contenté d’avancer, les rénovations morales seraient prévisibles ; point ne serait besoin, pour chacune d’elles, d’un effort créateur. » 2 De même que dans ses ouvrages antérieurs, Bergson s’oppose dans Les Deux Sources à l’illusion du « mouvement rétrograde du vrai » qui consiste à reconstituer le passé avec du présent de façon à enlever aux moments historiques leur valeur propre. En replaçant ainsi la réflexion bergsonienne sur la société close et la démocratie dans le contexte de sa conception de la durée, c’est‑à-dire dans le prolongement de ses réflexions sur l’évolution créatrice, nous sommes à même de réfuter les critiques qui voient dans Les Deux Sources un mixte suspect de biologisme vitaliste et de sociologie. En insistant sur « l’imprévisibilité des formes que la vie crée de toutes pièces » 3, Bergson prend en effet ses distances à l’égard de toute sociobiologie qui voit le moment actuel comme un aboutissement des déterminismes passés : « Qu’on se place dans la doctrine du pur mécanisme ou dans celle de la finalité pure, dans les deux cas les créations de la vie sont prédéterminées, l’avenir pouvant se déduire du présent par un calcul ou s’y dessinant 1. Ibid., p. 116. 2. Ibid., p. 284. 3. Ibid., p. 119. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 301/544 LA FRAGILITÉ DE LA DÉMOCRATIE FACE AU DÉFI DE LA TECHNIQUE 301 sous forme d’idée, le temps étant par conséquent sans efficace. » 1 Bergson critique ainsi les conceptions faussées de l’évolution qui réduisent l’effort requis pour engendrer de nouvelles formes de vie et d’organisation sociale au déploiement d’une logique implacable, qu’elle soit de type mécaniste, basée sur les prédispositions naturelles et leurs variations fixées par l’hérédité, ou bien de type dialectique, capable d’entrevoir dans les vicissitudes et les conflits de l’histoire la réalisation progressive d’un télos de l’humanité. Voilà ce qui sépare Bergson de la sociobiologie évolutionniste courante et ce qui le rapproche de Jan Patočka, l’auteur des Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire. À l’opposé de l’évolutionnisme d’un Spencer ou de la dialectique historique d’un Marx, Bergson et Patočka refusent l’idée d’un progrès historique dont on pourrait reconstruire la nécessité avec les éléments donnés du présent. Pour Bergson, considérer l’histoire comme un déploiement logique, fût-il dialectique, reviendrait à nier à la fois le temps dans sa réalité et la création d’imprévisible nouveauté. Une telle méconnaissance de la durée enlèverait au présent sa signification authentique qui consiste dans la possibilité de trier, de réinterpréter et même de dépasser les déterminismes passés et d’ouvrir ainsi un futur effectif (au lieu d’un futur factice, déjà inscrit dans ses antécédents). Dans une pensée proche de Bergson, Patočka dénonce le jeu qui consiste dans l’objectivation du passé permettant de reconstruire, à la manière des scientifiques, une nécessité inéluctable dans l’acheminement des différentes étapes historiques vers le présent. Il critique ainsi l’idée marxiste selon laquelle la seule science authentique consiste à connaître exactement l’évolution du monde : « une telle affirmation revient soit à réduire l’histoire à l’abstraction d’un processus temporel en général (la question devenant de savoir à l’intérieur de quel temps ce processus se déroule), soit à attribuer, au moyen d’une spéculation téméraire, à tout le mouvement de la nature le rôle d’une préparation nécessaire du processus de l’histoire » 2. Dans le prolongement de cette critique, Patočka refuse une telle confusion entre l’évolution de la nature et le déroulement de l’his1. Ibid., p. 119. 2. Jan Patočka, Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, trad. Erika Abrams, Lagrasse, Verdier, p. 42. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 302/544 302 BERGSON ET LA POLITIQUE toire qui revient à considérer l’histoire de l’humanité comme un prolongement du processus évolutionnaire dans la nature, car une telle assimilation nous entraîne à méconnaître à la fois ce qu’est l’histoire et ce qu’est la nature. Pourrions-nous alors penser que Bergson lui aussi tomberait sous le coup de cette critique, puisqu’il considère l’évolution des différentes formes d’organisation sociale comme faisant partie de l’élan vital ? Selon nous, l’objection soulevée par Patočka ne s’applique à Bergson qu’en partie. Remarquons d’abord que Bergson s’oppose lui aussi à l’assimilation hâtive entre l’évolution naturelle et l’histoire des sociétés humaines : à l’opposé de la sociologie spencérienne, qui démontre la naturalité de l’ordre social d’aujourd’hui sur la base d’une théorie évolutionniste, Bergson, quant à lui, pense la préséance de la biologie sur la culture dans les termes de la durée, attribuant ainsi à la vie la capacité de se ressaisir ellemême, de dépasser ses tendances initiales afin de créer des formes nouvelles. Pour cette raison précisément, Bergson rejoint Patočka dans son refus de voir dans l’histoire la ligne d’un progrès dont on pourrait reconstruire l’enchaînement d’une manière déterministe. La question est alors de savoir si, au-delà d’un tel refus partagé, nous pouvons également rapprocher les conceptions positives par lesquelles les deux auteurs veulent rendre compte du dynamisme interne du processus historique. Bergson, quant à lui, avance une hypothèse audacieuse, selon laquelle toutes les rénovations morales, tous les changements historiques partagent un noyau commun : « tous (ces changements) voulaient ouvrir ce qui était clos » 1. Bien entendu, une telle hypothèse doit être lue elle aussi dans le contexte de l’effort créateur qui fait coïncider l’homme avec la vie. Sur ce point, il est intéressant d’observer que la conception de Patočka ne serait pas étrangère à cette vision élargie de l’histoire, re-située dans le contexte de la vie, puisqu’il rattache lui aussi les percées et les ouvertures dans l’histoire à leur source vitale. Dans son Introduction à la phénoménologie de Husserl, il admet que « le cheminement à travers lequel la vie se confère à elle-même un sens en renouant avec ce qui fut […] est quelque chose d’éminemment 1. Les Deux Sources, op. cit., p. 285. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 303/544 LA FRAGILITÉ DE LA DÉMOCRATIE FACE AU DÉFI DE LA TECHNIQUE 303 historique. La vie est, par toute sa nature, histoire. Elle n’est pas un processus pur et simple, mais un devenir historique » 1. Mais le rapprochement entre les deux auteurs ne s’arrête pas là, car non seulement Patočka refuse, à l’instar de Bergson, de déchiffrer dans le déroulement de l’histoire l’accomplissement progressif d’un idéal, mais encore il avance à son tour une hypothèse téméraire selon laquelle les grands changements dans l’histoire adviennent dans les moments où les hommes prennent leurs distances avec le sens clos, où ils remettent en question le sens vital immédiat et s’ouvrent à la possibilité d’un sens foncièrement nouveau. Un tel ébranlement du sens accepté, une telle problématisation du sens prédonné ou simplement constaté se traduit en même temps par la création de nouvelles formes sociales, précisément celles qui sont redevables à ce que Bergson appelle la morale ouverte ou dynamique. Pour les deux auteurs, l’émergence de voies nouvelles au niveau sociopolitique est à rattacher à la signification existentielle de l’expérience dont elles sont issues : selon Bergson, toutes les rénovations morales ont ceci de commun qu’elles constituent autant de changements vers l’ouverture 2 et qu’elles tirent leur origine d’une expérience authentique de la durée ; selon Patočka, le mouvement d’ouverture ne peut s’obtenir qu’au prix d’un effort d’ébranler les certitudes habituelles et le sens vital reçu de façon naïve, pour découvrir un sens plus profond de la vie. Ainsi, au lieu de renouer avec les traditions contractualistes ou jusnaturalistes, les deux auteurs interrogent les origines de la société ouverte d’une manière inédite, qui ne vise pas à donner une justification rationnelle de la démocratie, mais à analyser les conditions de possibilité d’une telle fondation à partir d’une analyse existentielle. Au lieu de rattacher la question de la démocratie à celle de la souveraineté du peuple ou à la nécessité de constituer un État protecteur des droits des individus, Bergson et Patočka se demandent : Qu’est-ce qui a permis dans l’homme une telle ouverture ? D’où vient que la vie a brisé le cercle de ses habitudes, orientées sur la répétition et garantissant la cohé1. Jan Patočka, Introduction à la phénoménologie de Husserl, Grenoble, Jérôme Millon, 1992, p. 215. 2. Ainsi, les mystiques et les âmes d’élite visent à élargir l’idée de justice, au-delà de la famille ou de la nation, à l’humanité tout entière. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 304/544 304 BERGSON ET LA POLITIQUE sion du groupe ? Quel type de conversion était-il requis pour rendre l’humanité capable de dépasser les conditions de la société close ? Et comment est-il possible de faire partager aux autres cette expérience difficile et toujours singulière d’un sens plus profond, comment le communiquer, à la limite, à l’humanité tout entière, sans verser dans l’utopie ou l’idéologie ? De ce que nous avons dit, il ressort que Bergson et Patočka partagent une approche commune du problème de la société ouverte et qu’ils interrogent ses origines dans le même cadre épistémique. Il est alors d’autant plus intéressant de comparer les réponses que l’un et l’autre apportent à ces questions partagées. Pour Bergson, la difficulté de la société ouverte tient à l’impossibilité de s’identifier avec l’humanité tout entière par simple instinct, que la nature nous a procuré pour assurer la cohésion du groupe et que nous pouvons élargir tout au plus, par le moyen des obligations et des normes juridiques, à la nation tout entière. Outre cela, la démocratie est déchirée en son propre sein par un conflit interne : elle ne peut se dispenser de résoudre le problème de la liberté, ni celui de l’égalité. Or, au nom de la liberté, qui consacre le droit de l’individu d’aller jusqu’au bout de ce que ses moyens lui permettent, nous risquons de creuser les inégalités ; réciproquement, en supprimant les différences sociales entre les dominants et les dominés, au nom d’une égalité niveleuse, nous allons à l’encontre de la liberté d’entreprise, du droit à la propriété et de la libre compétition où tous mesurent leurs forces. La liberté et l’égalité ne peuvent se révéler complémentaires que dans la mesure où la fraternité joue un rôle de médiateur réconciliant leur antagonisme 1. Mais l’inspiration de la fraternité, censée lever la contradiction susdite entre l’idéal de la liberté et celui de l’égalité, ne relève ni de l’ordre rationnel, ni de l’ordre de l’instinct 2. En attribuant l’essentiel d’un régime démocratique à la fraternité, Bergson relève l’essence évangélique de la démocratie. Par ailleurs, ce 1. Cf. Les Deux Sources, op. cit., p. 304 : « [La démocratie théorique] proclame la liberté, réclame l’égalité, et réconcilie ces deux sœurs ennemies en leur rappelant qu’elles sont sœurs, en mettant au-dessus de tout la fraternité. » 2. Cf. ibid., p. 248 : « Il ne s’agit donc pas ici de la fraternité dont on a construit l’idée pour en faire un idéal. Et il ne s’agit pas non plus de l’intensification d’une sympathie innée de l’homme pour l’homme. […] Bien différent est l’amour mystique de l’humanité. Il ne Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 305/544 LA FRAGILITÉ DE LA DÉMOCRATIE FACE AU DÉFI DE LA TECHNIQUE 305 n’est pas la seule fois où Bergson insiste sur le caractère originellement religieux de la formule démocratique : il rappelle les résonances puritaines de la Déclaration américaine d’indépendance de 1776, il insiste sur le fond religieux des principes démocratiques formulés par Rousseau et par Kant 1. Ce qui nous invite à nous interroger sur l’avenir de la démocratie dans le contexte d’une société sécularisée : séparée de son ancrage dans la religion dynamique, la démocratie, avec l’idéal égalitaire qu’elle promeut, est-elle en mesure de vaincre les périls auxquels toute société ouverte s’expose ? La question mérite d’être posée avec d’autant plus de sérieux que la formule démocratique apparaît, dans l’interprétation de Bergson, comme « un grand effort en sens inverse de la nature » 2. À cette question, on a parfois tendance à répondre en insistant sur l’efficacité d’une démocratie libérale, qui constituerait le dépassement des luttes idéologiques et surpasserait toute autre forme de gouvernement par la performance inégalée du libéralisme politique et économique 3. Mais un tel optimisme, hérité de l’époque des Lumières, nous rend aveugles à la fragilité interne de la démocratie dans un contexte où la rationalité technique et économique a profondément pénétré la sphère politique au point de la transformer en un dispositif à assurer le bien-être et le confort du plus grand nombre. Si nous pensons l’universalisme de la démocratie seulement dans les termes d’une suprématie des forces et des moyens techniques employés à cette fin, nous méconnaissons le fondement originaire de l’idéal démocratique, en nous exposant au risque de subordonner la politique au service de la frénésie de consommation illimitée. Le rôle attribué à la mystique, sur lequel nous reviendrons à la fin, atteste la conviction de Bergson que la sortie d’une telle impasse doit inévitablement passer par le renouement avec l’inspiration évangélique de la société ouverte. Patočka n’est pas étranger à l’idée selon laquelle le credo de l’égalité tiendrait une part de son inspiration du domaine de la religion. Ainsi, « la prolonge pas un instinct, il ne dérive pas d’une idée. Ce n’est ni du sensible ni du rationnel. » 1. Cf. ibid., p. 300. 2. Ibid., p. 302. 3. Cf. Francis Fukuyama,The End of History and the Last Man, New York, The Free Press, 1992. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 306/544 306 BERGSON ET LA POLITIQUE tendance égalitaire tire son origine des combats de la Réforme pour la liberté de conscience religieuse et la liberté des cultes » 1. De même, il insiste à plusieurs reprises sur l’influence du christianisme pour promouvoir l’idée d’une humanité unifiée et cosmopolite. Cependant, une différence majeure semble séparer les deux auteurs : alors que pour Bergson, la vie sociopolitique et son évolution sont liées notamment aux différentes formes de la morale et de la religion, pour Patočka, l’origine de la démocratie est à chercher surtout dans l’impulsion initiale constituée par la naissance de la philosophie découvrant à l’homme la possibilité d’une vie responsable d’elle-même, c’est‑à-dire d’une vie responsable à la fois de son essor et de sa propre échéance. Dans les Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, Patočka s’attache à montrer que la vie politique au sens propre, c’est‑à-dire l’action libre des citoyens qui se reconnaissent les uns aux autres le droit de participer à la constitution de l’espace public, se déroule, dès son origine dans la Grèce antique, sous le signe de la problématicité. Dans cette vie capable de soumettre tout sens tenu pour acquis à la critique ou à la discussion de nos égaux réside le lien intime entre la philosophie et la politique : les deux sont caractérisées par le polemos qui s’insinue dans l’existence dès lors que l’homme s’ouvre à la problématicité du sens. Ainsi, le conflit demeure au sein même de toute volonté démocratique, risquant de démanteler à tout moment la cohésion ou le consensus péniblement atteints 2. Il est incontestable que la fragilité de la démocratie est un problème aussi saillant pour le phénoménologue tchèque que pour l’auteur des Deux Sources. À notre époque, cette fragilité de la démocratie apparaît de façon éclatante notamment dans sa confrontation avec l’idéal d’une domination purement technique de la société. Depuis le XIXe siècle, la démocratie se trouve hantée non seulement par les différents excès nationalistes, mais 1. Jan Patočka, « La surcivilisation et son conflit interne », in Liberté et sacrifice. Écrits politiques, trad. Erika Abrams, Grenoble, Jérôme Millon, 1990, p. 158. 2. « L’esprit de la polis est un esprit d’unité dans la discorde, dans la lutte. Être citoyen – polites – n’est possible que dans l’association des uns contre les autres. Cette discorde crée la tension, le tonus de la vie de la cité, donne un visage à cet espace de liberté que les citoyens s’offrent et se refusent mutuellement en cherchant à trouver un appui pour leur action et à surmonter l’opposition » (Essais hérétiques, op. cit., p. 55). Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 307/544 LA FRAGILITÉ DE LA DÉMOCRATIE FACE AU DÉFI DE LA TECHNIQUE 307 aussi par l’asservissement à la rationalité technicienne et à l’utilitarisme qui en découle. Il convient alors de montrer en quel sens la technique pose un défi à la société ouverte. En effet, la politique est exposée constamment à la tentation de devenir elle-même une technè, une science parmi d’autres visant à l’optimalisation rationnelle des moyens. Cette rationalité restreinte au savoir-faire technique nous a permis de dominer le monde, mais, à elle seule, elle ne procure aucune possibilité pour nous rendre maîtres de nous-mêmes. Selon l’expression de Bergson, la mainmise sur les choses demande à être accompagnée « d’une maîtrise de soi qui rende indépendant des choses » 1. Malheureusement, cette dernière ne figure pas parmi les mots d’ordre d’une époque obsédée par l’augmentation du niveau de vie. Dans les termes de Patočka, le souci de la domination du monde a progressivement escamoté le « souci de l’âme ». Ce concept clé, emprunté à Platon, implique le soin de soi dans un sens non psychologique, mais plutôt éthique et existentiel, comme mode de vie indissociable du soin de l’autre et de la Cité. Le souci de l’âme correspond ainsi à l’élan imprimé à l’histoire européenne dès sa naissance avec la philosophie et la politique en Grèce antique. Or, la frénésie de l’époque moderne court le risque d’abandonner la responsabilité du souci de l’âme au profit d’une avidité pour les choses. Concrètement, à l’ère où le progrès est devenu sa propre fin, la politique s’intéresse de plus en plus aux questions de moyens requis pour l’assurer, sans interroger la question de la fin elle-même. En même temps, l’optique d’une domination purement rationnelle et technique de la société risque d’ouvrir la porte à une nouvelle barbarie : Patočka s’accorde avec Bergson pour déchiffrer dans la frénésie de la course au bien-être la raison qui fait se perpétuer l’état de guerre, dont la force meurtrière augmente au fur et à mesure que les moyens techniques deviennent de plus en plus puissants. D’après Bergson, lorsque le souci de confort est devenu « la principale occupation de l’humanité » 2, lorsque les besoins se multiplient de manière démesurée, seule la renaissance d’un idéal ascétique peut servir de pharmakon. Dans une optique analogue, Patočka soutient que la tâche d’échapper 1. Les Deux Sources, op. cit., p. 320. 2. Ibid., p. 317. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 308/544 308 BERGSON ET LA POLITIQUE aux critères de la calculabilité et des forces disponibles, propres à l’ère technique, revient à opérer une conversion intérieure, à éviter la clôture égocentrique et à s’ouvrir sur le monde commun. Certes, la technique n’est pas considérée par Bergson dans une optique purement négative, bien au contraire : l’homme doit savoir « peser sur la matière s’il veut se détacher d’elle » 1. Mais après avoir soutenu que la mystique appelle la mécanique pour libérer l’homme de sa dépendance matérielle, Bergson demande aussitôt pourquoi une telle libération n’a toujours pas eu lieu. Cet usage décevant que l’humanité fait de la technique s’explique surtout par nos motivations instinctives, qui revendiquent, au-delà de toute autre valeur, de meilleures conditions de vie pour nous-mêmes, en nous opposant les uns aux autres dans le particularisme de nos intérêts respectifs. C’est alors que « la mécanique appelle la mystique » en tant que noyau spirituel de l’universalité : si nous éclipsons l’aspiration spirituelle, entendue comme formation ou conversion de soi, emportés par le désir d’augmenter l’efficacité de notre domination du monde, nous risquons de volatiliser l’universel et de laisser triompher le particulier. Le danger consiste précisément dans la mécanique qui ne reconnaît aucune finalité en dehors d’elle-même. Lorsque Bergson s’attache à montrer la possibilité et même la nécessité d’un retour à la vie simple, un tel aveu peut paraître utopique ou déplacé. La raison de notre perplexité devant l’idéal d’un renoncement à soi et devant l’ascèse volontaire vient sans doute du fait que nous sommes encore victimes de l’optimisme du progrès à l’infini, hérité de l’époque des Lumières, qui fait apparaître à nos yeux l’ascétisme comme un idéal naïf et dérisoire. Cependant, si nous interprétons « le retour à la vie simple » dans les termes du « soin de l’âme », promu par Patočka, nous pouvons entrevoir comment un tel ethos, loin d’être superflu, pourrait donner à l’existence une orientation différente de celle d’une course au bien-être. « Le retour à la vie simple » prendrait alors la forme d’un retour à l’intégration de l’existence, éparpillée dans la satisfaction de ses multiples besoins. Un tel rapprochement ne nous semble pas gratuit, puisque Patočka déclare, à propos de la 1. « L’homme ne se soulèvera au-dessus de terre que si un outillage puissant lui fournit le point d’appui. Il devra peser sur la matière s’il veut se détacher d’elle » (ibid., p. 329). Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 309/544 LA FRAGILITÉ DE LA DÉMOCRATIE FACE AU DÉFI DE LA TECHNIQUE 309 sur-civilisation qui est la nôtre, qu’il lui faudra « se spiritualiser à travers une volonté de sacrifice au sens du renoncement à tous avantages et privilèges superflus » 1. Afin que la civilisation mène à bien ce grand mouvement qui la porte de sa division actuelle au stade universel d’une civilisation mondiale, « il lui faudra apprendre à penser universellement, et non plus en termes de personnes, de classes, de nations de continents privilégiés » 2. Ce mouvement global et politique fait ainsi écho à la conversion individuelle, à l’impulsion personnelle, sans laquelle le projet d’une communauté de justice ne serait même pas envisageable. Par le biais d’un renoncement aux intérêts égocentriques, un tel mouvement d’ouverture et de dévouement permet de vaincre les particularismes d’une vie atomisée et d’accéder à une « communion libre, sans clôture, universelle », dans laquelle je suis à même de partager avec l’autre une « victoire commune sur l’égocentricité qui se dessaisit de soi » 3. D’une manière analogue à Bergson, c’est également dans les termes de l’ascèse, de l’abnégation et du dévouement que Patočka pense la régénération morale, la seule capable de redonner un nouvel essor à la civilisation à l’ère planétaire. Dans les Essais hérétiques, Patočka insiste une fois de plus sur la nécessité d’une conversion de l’âme, inédite et radicale 4, requise pour s’arracher à la dispersion servile dans l’efficience, dictée par les conditions de vie de la société d’aujourd’hui. C’est à travers la réflexion de Patočka sur le sens de l’histoire que nous avons voulu préciser le sens de la métaphore bergsonienne identifiant la technique au corps agrandi de l’humanité, laquelle ne saura prendre une direction salutaire qu’à la condition d’être guidée et maîtrisée par un nouveau supplément d’âme 5. Si la mécanique exige la mystique, selon l’expression quelque peu énigma1. Jan Patočka, « La surcivilisation et son conflit interne », in Liberté et sacrifice, op. cit., p. 149. 2. Ibid. 3. Jan Patočka, Le Monde naturel et le mouvement de l’existence humaine, Dordrecht, Kluwer Academic Publ., coll. « Phaenomenologica », no 110, 1998, p. 45. 4. Cf. la conclusion du troisième essai hérétique où Patočka stipule l’exigence d’une « mission universaliste, d’une métanoésis de l’humanité sur le plan historial » (Essais hérétiques, op. cit., p. 86). 5. Cf. Les Deux Sources, p. 330 : « Or, dans ce corps démesurément grossi, l’âme reste ce qu’elle était, trop petite maintenant pour le remplir, trop faible pour le diriger. […] Ajoutons que le corps agrandi attend un supplément d’âme, et que la mécanique exigerait une mystique. » Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 310/544 310 BERGSON ET LA POLITIQUE tique de Bergson, c’est notamment pour contrebalancer les créations techniques de l’intelligence par un élan de reconquête de soi. C’est également à la condition d’un revirement du sens donné à la fois à l’existence et à la politique que nous serons à même d’échapper au repli particulariste et de donner tort à l’hypothèse d’une prétendue incompatibilité entre la nature humaine et l’élargissement des sociétés, qui constituait le point de départ de cette réflexion sur la fragilité de la démocratie. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 311/544 L A S O C I É T É S O RT I E D E S M A I N S DE LA N A TURE . NATURE ET BIOLOGIE DANS LES DEUX SOURCES par Florence CAEYMAEX Avec Les Deux Sources de la morale et de la religion, Bergson devait donner à l’anthropologie esquissée notamment dans L’Évolution créatrice le prolongement dont elle avait besoin pour formuler en ses propres termes le problème moral à partir d’une théorie du social. Comme auparavant, le biologique sert de point d’appui à la mise en lumière de la spécificité, ou de la « différence » anthropologique dans un cadre évolutionniste, mais en embrassant cette fois la dimension de la socialité proprement humaine, articulant ainsi le vital et le social 1. Cette perspective ne devait pas manquer de s’exposer aux critiques alors très vives que les philosophes – notamment ceux qui s’inscrivaient dans l’héritage kantien – adressaient à toutes les tentatives de mobiliser des catégories et des schèmes interprétatifs empruntés à la biologie pour penser, non seulement les modes d’existence de l’humain dans sa dimension individuelle et collective – c’est‑à-dire le monde de l’esprit –, mais aussi les questions relatives aux valeurs morales – c’est‑à-dire à la liberté. Dans un article publié en 1933, L’éthique et la philosophie de la religion de Bergson, Ernst Cassirer devait à la fois rappeler l’accusation de « biologisme » portée en 1920 par Rickert contre la philosophie bergsonienne de l’élan vital et plus généralement contre les philosophies de la vie, réputées incapables d’« aucune pensée éthique », et réexaminer la question pour son propre 1. Nous empruntons le terme commode de « différence anthropologique » à Étienne Balibar, en lui conférant un sens plus lâche et détaché des enjeux historico-politiques qui lui donnent son sens chez cet auteur. Voir par exemple La proposition de l’égaliberté. Essais politiques, Paris, PUF, 2010. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 312/544 312 BERGSON ET LA POLITIQUE compte, à la lumière de la parution récente des Deux Sources 1. L’analyse nuancée et cependant critique de Cassirer, nous le verrons, reconnaît à Bergson le mérite d’avoir su poser « de façon aiguë et résolue » le problème du passage à l’éthique, sans toutefois franchir « les limites d’une éthique pure du sentiment » 2. L’analyse de Cassirer présente une haute valeur de témoignage historique pour le débat sur les philosophies de la vie qui anima le néokantisme et la phénoménologie jusqu’à Heidegger et montre qu’un de ses enjeux fondamentaux s’énonçait dans les termes d’une critique du naturalisme dont la forme la plus aiguë – sinon la seule véritablement menaçante – était précisément celle du biologisme. Mais elle nous montre aussi la singularité de la « philosophie de la nature » bergsonienne, de telle façon qu’elle nous invite, après elle, à redéfinir le « naturalisme » bergsonien et à considérer avec attention le rapport qu’entretiennent, dans Les Deux Sources, les notions de nature et de vie. Au risque de répéter en partie ce qui a déjà été bien établi notamment par F. Worms 3, nous voudrions relever quelques traits propres ou spécifiques à ce « naturalisme » appuyé sur la biologie ; nous verrons alors que, bien que conférant une signification maximale à la notion de vie, en l’élevant même au rang de notion métaphysique – pour employer ses propres termes : en donnant à la biologie un sens « très compréhensif » –, Bergson contourne certaines des critiques légitimement adressées au naturalisme (le réductionnisme, l’annulation de la différence anthropologique, le relativisme, entre autres), sans pour autant renoncer à celui-ci. Nous tirerons ainsi parti du sens équivoque de l’idée bergsonienne d’une société « sortie des mains de la nature ». L’originalité de la position bergsonienne peut-elle, au-delà des considérations d’histoire de la pensée, constituer une ressource intéressante pour le temps présent ? Nous le pensons, pour deux raisons au moins. D’abord parce que la question du « naturalisme » en général, de ses ressources et de ses limites est loin d’avoir été tranchée, tant dans le domaine de la théorie 1. E. Cassirer, « L’éthique et la philosophie de la religion de Bergson (1933) », trad. Hisashi Fujita dans Annales bergsoniennes, III. Bergson et la science, Paris, PUF, 2007, p. 71-97. 2. E. Cassirer, art. cit., p. 96. 3. F. Worms, « La biologie au sens très compréhensif : de Bergson à aujourd’hui », dans Annales bergsoniennes, III. Bergson et la science, Paris, PUF, 2007, p. 337-354 ; F. Worms, Bergson ou les deux sens de la vie, Paris, PUF, 2004. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 313/544 LA SOCIÉTÉ SORTIE DES MAINS DE LA NATURE 313 de la connaissance que dans celui de la pensée du social ; on peut même affirmer qu’elle revient aujourd’hui avec une acuité particulière, à la faveur de différents mouvements dans l’ordre des savoirs (par exemple, dans le fort développement des neurosciences et de la biologie du comportement ou, dans le domaine des sciences humaines, le travail critique mené sur les oppositions structurantes de l’anthropologie philosophique, comme celle de la nature et de la culture) et des pouvoirs (par exemple, dans le développement pluriel de l’écologie politique, qui place ce que nous appelons « la nature », qui est essentiellement la nature vivante dans son double rapport de dépendance et d’autonomie à l’égard de l’activité humaine, au cœur de l’éthique et de la politique). Non pas que la philosophie de Bergson ait anticipé les problèmes d’aujourd’hui, mais bien parce qu’elle a su adopter une position originale à l’égard des sciences de la nature vivante – et faire usage des vérités provisoirement établies par celle-ci –, en offrant à la fois un moment naturaliste à la réflexion et la possibilité d’un dépassement de ses limites 1, dans la perspective d’un biologisme ou d’un vitalisme. Ensuite parce que, comme l’a bien vu Cassirer, c’est sur le plan de la morale ou de l’éthique – et, pouvons nous ajouter, sur le plan de la politique – que se cristallisent et l’originalité de la philosophie bergsonienne de la vie et une part des enjeux controversés du naturalisme aujourd’hui 2. Il n’entrera pas dans notre propos de développer ces derniers points. Ils seront simplement suggérés, sur la base d’une analyse restreinte à la question du sens de la « nature » et du biologique dans la théorie sociale de Bergson 3. 1. Une telle réactualisation du modèle bergsonien, déjà commencée par des spécialistes comme P.-A. Miquel, n’entre pas dans les limites de cette contribution. Disons seulement que ce « modèle » d’articulation entre philosophie et sciences du vivant (au sens large), ainsi que le modèle d’articulation entre vie et nature (lesquels cessent ici d’être des termes simplement coextensifs) mériteraient d’être explorés plus avant dans la perspective de « redonner sa place à un vrai moment naturaliste dans notre réflexion », selon le vœu formulé par Stéphane Haber (Critique de l’antinaturalisme. Études sur Foucault, Butler, Habermas, Paris, PUF, 2006). 2. Ainsi S. Haber peut-il noter que l’antinaturalisme actuel comporte toujours un moment normatif : l’affirmation de la différence anthropologique comme arrachement à la nature. 3. De manière plus restreinte encore, nous nous en tenons pour l’essentiel au premier chapitre des Deux Sources, sans accorder l’attention qu’il faudrait à la religion. Ce travail Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 314/544 314 BERGSON ET LA POLITIQUE CASSIRER : ÉTHIQUE ET PHILOSOPHIE DE LA VIE CHEZ BERGSON Selon Cassirer, Bergson procède, dans Les Deux Sources, à un remaniement des concepts fondamentaux de la philosophie de la nature développée dans L’Évolution créatrice, donnant une « teneur nouvelle » 1 à sa métaphysique. Cette transformation, sans abandonner la conception pragmatiste de l’intelligence – et la critique de l’intellectualisme qui lui est liée –, s’opère dans la distinction opérée entre religion statique et religion dynamique d’une part, entre morale close et morale ouverte d’autre part. Cette distinction, appuyée sur le fait mystique qui replace l’esprit « au cœur du processus créatif de la vie » et fait apparaître l’amour de l’humanité, la force infinie de l’amour « comme puissance fondamentale de la vie » 2, autorise à voir dans la doctrine bergsonienne une ligne de rupture avec le simple « biologisme » 3. En considérant la morale complète et la religion dynamique, Bergson entrevoit, comme Simmel, une transcendance de la vie, ou plus exactement dans la vie : « la conscience se lève librement au-dessus de la vie ; elle voit le début et la fin de celle-ci, son origine et son but. Et, dans cette double vision, le savoir humain est, lui aussi, arrivé pour la première fois entièrement à lui-même ; il a effectué son unité avec la nature et son arrachement à elle » 4. Cette transcendance dans la vie, à l’œuvre dans les âmes privilégiées qui ne craignent pas de rompre avec la solidarité naturelle, toujours relative, au profit d’un amour de l’humanité en général, ouvrent la pensée de Bergson à l’universalisme 5, à une transcendance appelle de toute façon des développements beaucoup plus approfondis sur la signification de la « nature » dans l’œuvre entière de Bergson, et plus particulièrement dans L’Évolution créatrice. 1. E. Cassirer, art. cit., p. 76. 2. E. Cassirer, art. cit., p. 87. 3. E. Cassirer, art. cit., p. 90. 4. E. Cassirer, art. cit., p. 91. 5. E. Cassirer, art. cit., p. 91. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 315/544 LA SOCIÉTÉ SORTIE DES MAINS DE LA NATURE 315 véritablement éthique. Il se dessine au cœur de la philosophie de la vie une rupture avec le donné de la nature, qui ouvre véritablement le « domaine du possible régi par la liberté et des choses qui sont à réaliser ». Ainsi Cassirer donne‑t-il son sens à l’élan de création qui fait le sens de l’âme ouverte : celle-ci est une conscience véritablement éthique ou religieuse portée vers le possible, c’est‑à-dire « vers ce qui doit toujours être créé à nouveau et qui ne se laisse jamais saisir dans les limites des choses présentes, simplement existantes ou passées » 1. Nous ne saurions lui donner tort, à ceci près que la philosophie bergsonienne renâcle à utiliser la notion de « possible » pour penser la création. Cassirer voit en outre dans la conscience mystique, c’est‑à-dire dans l’émotion qui est à sa source, le caractère catégorique de l’impératif proprement moral thématisé par Kant. L’émotion créatrice (peu développée par Cassirer) de l’âme morale ou religieuse de Bergson apparaît dès lors comme le pendant, dans la philosophie de la vie, de la raison comme « faculté de l’illimité », comme l’irruption, sur le sol du naturalisme, de l’exigence de l’inconditionné 2 : « L’éthique bergsonienne a fait valoir […] la même exigence que celle que Kant défendait du point de vue de l’idéalisme transcendantal et éthique. » 3 Ne croyons pas qu’il puisse s’agir là d’une réconciliation de la morale bergsonienne avec la morale kantienne. Selon Cassirer, l’éthique bergsonienne n’en passe pas moins à côté du « problème originaire radical de l’éthique », et ceci pour trois raisons intrinsèquement liées. D’abord, la conception pragmatiste de l’intelligence sur laquelle Bergson fonde sa critique de la morale kantienne est trop étroite, et ne tient pas compte de la distinction entre l’entendement (intelligence) comme faculté des limites et la raison comme faculté de l’illimité. Il est donc parfaitement logique ensuite que Bergson, selon Cassirer, ignore le « sens idéel du devoir […] sa signification intelligible » et le rapatrie dans le champ de l’existence naturelle, en le limitant à l’obligation naturelle. Faute d’avoir, enfin, pris la raison dans sa totalité véritable, Bergson est donc amené à lui substituer, en guise « d’élé1. E. Cassirer, art. cit., p. 95. 2. E. Cassirer, art. cit., p. 94. 3. E. Cassirer, art. cit., p. 95. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 316/544 316 BERGSON ET LA POLITIQUE vation au-dessus de la sphère purement vitale », une « éthique pure du sentiment » 1. Tout l’argument est en définitive celui-ci : Les Deux Sources ont permis à la philosophie bergsonienne de toucher du doigt l’exigence éthique, l’ordre de la liberté, d’entrevoir le dépassement du biologisme ou du naturalisme. Bergson, authentique penseur de l’éthique, est forcé de découvrir qu’elle ne saurait avoir son lieu dans l’ordre de la nécessité naturelle. Mais faute d’avoir pensé la « raison » comme exigence de l’inconditionné, il délègue au sentiment d’amour le soin d’élever cette exigence – ce que Bergson désigne comme un « appel ». L’émotion créatrice en constitue la source, et nous savons que celle-ci tire sa force de l’élan vital lui-même ; pour le philosophe de la raison pratique, l’éthique pure du sentiment traduit ainsi la persistance du vitalisme et du biologisme. Le naturalisme, pourtant tout près d’être dépassé, fait donc retour et brise en définitive l’amorce donnée par Bergson en direction de l’éthique. Il ne nous appartient pas d’arbitrer cette confrontation dans laquelle Cassirer, malgré toutes les nuances heureusement apportées à son analyse, ne se contente pas de juger une philosophie à partir de ses propres critères, mais s’autorise résolument d’un parti pris rationaliste. Il nous semble toutefois intéressant de constater comme une hésitation ou une oscillation quant à la question de savoir si l’on peut et doit, oui ou non, qualifier la philosophie de la vie de Bergson comme un « naturalisme », comme un biologisme ou un vitalisme. L’option rationaliste défendue par Cassirer rend peut-être celui-ci insensible aux distinctions et aux précisions qui s’imposent, et que nous nous proposons de démêler, non pas tant pour défendre l’éthique bergsonienne – qui d’ailleurs rejette explicitement la qualification de « morale du sentiment » –, que pour approfondir le point difficile, et original, des rapports entre nature et vie dans la théorie indissociablement sociale et morale de Bergson. 1. E. Cassirer, art. cit., p. 96. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 317/544 LA SOCIÉTÉ SORTIE DES MAINS DE LA NATURE 317 L’ANALOGIE NATURALISTE Si Cassirer revient sur la conception de l’intelligence développée dans L’Évolution créatrice, c’est naturellement parce que le premier chapitre des Deux Sources prend appui sur celle-là. Selon lui, l’originalité de la philosophie bergsonienne de l’évolution est d’avoir produit une compréhension neuve des trois règnes du vivant. Le végétal, l’animal et l’humain, loin de se présenter comme les « phases successives d’une même tendance se développant continuellement », apparaissent comme « trois directions divergentes d’une force qui s’est divisée elle-même dans son développement » 1. Dans ce schéma, la différence qu’il importe de penser n’est pas l’a priori d’une coupure entre l’homme et l’animal 2, mais d’abord la divergence de l’instinct et de l’intelligence, lesquelles « ne signifient rien d’autre que deux formes de l’activité psychique, deux façons différentes d’agir » 3, qui se matérialisent dans les différentes espèces. En outre, on le sait, si les différences entre ces lignes divergentes ne sont pas de degré mais de nature 4, il reste qu’elles n’en ont pas moins une origine commune (l’élan de vie). On dira dès lors que, dans leur existence concrète, les animaux humains comme les non-humains vivent de la tension créée entre les deux tendances divergentes que dessinent en eux l’action instinctive et l’action intelligente. Comme le dit nettement Bergson dans le deuxième chapitre de L’Évolution créatrice, « intelligence et instinct, ayant commencé par s’entrepénétrer, conservent quelque chose de leur origine commune. Ni l’un ni l’autre ne se rencontrent jamais à l’état pur. […] tout instinct concret est mélangé d’intelligence, comme toute intelligence réelle est pénétrée d’instinct » 5. Cette thèse originale et fondamentale EC. 1. 2. 3. 4. E. Cassirer, art. cit., p. 77. C’est donc secondairement qu’il convient d’aborder la différence anthropologique. E. Cassirer, art. cit., p. 77. H. Bergson, L’Évolution créatrice (1907), Paris, PUF, 2004, p. 136. Désormais cité 5. EC, p. 137. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 318/544 318 BERGSON ET LA POLITIQUE se retrouve à l’identique dans Les Deux Sources. Rappelant, selon la perspective pragmatiste de l’ouvrage de 1907, que « la vie est un certain effort pour obtenir certaines choses de la matière brute », Bergson affirme à nouveau que « instinct et intelligence, pris à l’état achevé, sont deux moyens d’utiliser à cet effet un outil : dans le premier cas, l’outil fait partie de l’être vivant ; dans l’autre, c’est un instrument inorganique, qu’il a fallu inventer, fabriquer, apprendre à manier » 1. Mais il s’agit à présent de comprendre sur cette base, non plus seulement des formes distinctes de l’action utile, mais des formes distinctes de socialité, c’est‑à-dire des formes distinctes d’organisation – organisation instinctive et organisation intelligente. Tel est donc le point par lequel Bergson entreprend d’aborder la question morale ; dans un style positiviste, la morale est abordée comme un fait social, et se définit en première approche comme un système de règles ou de contraintes collectives qui pèsent sur le comportement humain, plus exactement sur les volontés individuelles. De la même manière que l’intelligence et l’instinct constituent « deux solutions divergentes, également élégantes, d’un seul et même problème » 2, selon les termes de L’Évolution créatrice, on peut dire que l’une et l’autre déterminent deux façons, différentes en nature (et cependant mêlées dans l’expérience), d’assurer la cohésion sociale. Cette fois, ce n’est plus seulement l’intelligence, mais l’intelligence et la sociabilité qui appellent 1. H. Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion (1932), Paris, PUF, 2008, p. 122. Désormais cité DS. Rappelons que l’action instinctive se définit comme sympathie et procède par contact immédiat avec le mouvement même de la vie, il est connaissance innée des choses : « C’est sur la forme même de la vie […] qu’est moulé l’instinct. Tandis que l’intelligence traite toutes choses mécaniquement, l’instinct procède […] organiquement. […] il ne fait que continuer le travail par lequel la vie organise la matière, à tel point que nous ne saurions dire […] où l’organisation finit et où l’instinct commence. Quand le petit poulet brise sa coquille d’un coup de bec, il agit par instinct, et pourtant il se borne à suivre le mouvement qui l’a porté à travers la vie embryonnaire » (EC, p. 166). À l’inverse, l’intelligence procède médiatement ; « faculté de fabriquer et d’employer des instruments inorganisés » (EC, p. 141), instruments obtenus au prix d’un effort, elle se caractérise par une incompréhension naturelle de la vie. Elle s’extrait de la continuité des choses pour se représenter des formes, des rapports entre des éléments discontinus : l’intermédiaire que constituent l’outil et la représentation rompt la sympathie mais, applicable à une multiplicité de choses, il étend considérablement la capacité d’action, libérant en quelque sorte l’esprit. 2. EC, p. 144. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 319/544 LA SOCIÉTÉ SORTIE DES MAINS DE LA NATURE 319 une « interprétation biologique » 1, laquelle mobilise un raisonnement analogique avec l’instinct ou la sociabilité naturelle. La différence de nature entre les deux types de fonctionnement social n’exclut pas du tout leur comparaison. En effet, si Bergson semble accentuer à ce niveau la différence anthropologique – distinguant le comportement instinctif de celui fondé dans une « volonté libre » –, il ne renonce aucunement à la thèse de l’origine commune (vitale), de l’interpénétration originaire de l’intelligence et de l’instinct, et à celle de leur complémentarité dans l’existence concrète du côté de la vie humaine comme du côté de la vie animale ; ce que nous observerons dans un premier temps sera donc la « persistance du naturel » 2 dans les sociétés humaines. Ce dont, en tant qu’être social, l’homme fait l’expérience dès sa plus petite enfance – notamment à travers l’interdiction et l’obéissance –, c’est l’expérience ou le sentiment de l’obligation. Si l’enfant rapporte d’abord l’autorité au parent ou au maître, l’adulte verra en ceux-ci la délégation d’une force de contrainte plus large, anonyme, exercée par la société tout entière. Une habitude d’obéir, parfois de commander, exerce sa pression sur la volonté via une multitude d’obligations petites ou grandes, personnelles et impersonnelles, qui orientent le comportement. Nous pouvons nous représenter cette habitude comme une manière d’assurer au social une certaine cohésion, un certain ordre : « la vie sociale nous apparaît comme un système d’habitudes […] qui répondent aux besoins de la communauté » 3. Ainsi Bergson peut-il dire que la communauté humaine se comporte comme un organisme qui s’efforce de persévérer dans son être, c’est‑à-dire maintient entre ses parties une organisation fonctionnelle qui lie celles-ci les unes aux autres d’après des normes dont certaines, par leurs effets, ressemblent aux lois de la nature 4. De même que l’organisme paraît exiger « le sacrifice de la partie » pour « le plus grand bien du tout » 5, de même la 1. 2. 3. 4. 5. DS, p. 121. DS, p. 289 (entre autres). DS, p. 2. DS, p. 4-5. DS, p. 2. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 320/544 320 BERGSON ET LA POLITIQUE société maintient les liens entre ses membres par un système d’habitudes qui les obligent les uns vis‑à-vis des autres. On ne saurait être plus clair que ces premières pages du premier chapitre : la socialité proprement humaine est ici comprise de façon analogique à partir des modalités propres à la vie organique, telle que l’envisagent les sciences du vivant : « […] du moment que ces volontés sont organisées, elles imitent un organisme ; et dans cet organisme plus ou moins artificiel l’habitude joue le même rôle que la nécessité dans les œuvres de la nature » 1. Cette analogie avec l’organisme vaut également pour la socialité dans l’ordre des comportements instinctifs ou animaux, comme celle qu’illustre, depuis Aristote, la ruche des abeilles. Dès lors, il est possible de dire que la vie sociale est une exigence de la nature, « immanente, comme un vague idéal, à l’instinct comme à l’intelligence » et que toute société, humaine comme animale, tend à l’organisation et à la conservation de cette organisation 2. Si, de part et d’autre, coordination et hiérarchisation des individus correspondent à une exigence naturelle de socialité – qui se traduit dès lors dans un système de normes qui sont soit vécues, soit représentées –, comment l’analogie préserve‑t-elle la différence de nature entre l’instinctif et l’intelligent ? Du côté de la société instinctive, une organisation tendanciellement invariable, du côté de la cité humaine, « une forme variable, ouverte à tous les progrès » 3 – nous retrouvons la plasticité ou la flexibilité que déjà L’Évolution créatrice reconnaissait à l’intelligence ; du côté des nonhumains, des règles nécessaires, imposées par la nature, du côté des humains, la seule « nécessité d’une règle » 4. Les normes de l’agir humain sont toujours déterminées ; les obligations et les habitudes, différentes d’une société à l’autre – autrement dit, ce que l’on désigne dans un autre lexique comme « la culture » –, ont donc un caractère arbitraire, contingent et, pour tout dire, historique. Mais le fait de l’obligation dans la société humaine, ce que Bergson appelle le « tout de l’obligation » (ou « l’obligation en général »), est bien, lui, une nécessité 1. 2. 3. 4. DS, p. 2. DS, p. 21-22. DS, p. 22. DS, p. 22. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 321/544 LA SOCIÉTÉ SORTIE DES MAINS DE LA NATURE 321 naturelle. Lorsqu’on considère ce fait de l’obligation, il n’y a plus seulement analogie avec les règles nécessaires de l’instinct, mais origine commune dans les nécessités naturelles. Mieux : le fait de l’obligation n’est rien d’autre que la nécessité naturelle et vitale s’exprimant en l’homme, dans l’existence spécifiquement humaine : « L’obligation nous apparaît comme la forme même que la nécessité prend dans le domaine de la vie quand elle exige, pour réaliser certaines fins, l’intelligence, le choix, et par conséquent la liberté » 1. Nous commençons à voir que, si l’analogie est permise et même requise – le terme même revient à plusieurs reprises –, si la « société instinctive doit servir de fil conducteur dans la recherche des fondements de la morale » 2, c’est parce que la socialité humaine plonge ses racines dans des dispositions naturelles, c’est parce que la socialité humaine est elle-même l’effet d’une « intention de la nature » ou, à tout le moins, le résultat de l’œuvre de la nature – Bergson parle des « mains de la nature » 3. Cette nature dont nous parle Bergson est bien évidemment la nature vivante, le biologique. Il y a donc dans tout cet exposé initial une thèse naturaliste très forte qui autorise cette conclusion sans équivoque : « l’obligation perd son caractère spécifique. Elle se rattache aux phénomènes les plus généraux de la vie » 4. C’est donc tout le social qui est, au fond, du vital 5 ; « à l’état de simple tendance, elle [la sociabilité] est partout dans la nature » 6, de sorte qu’on peut même voir dans l’organisation d’un seul individu une forme de société à l’état primitif. À ce niveau de l’analyse, et nous savons qu’il est seulement provisoire, l’assimilation du social au vital et du vital au naturel fait assurément de la théorie bergsonienne du social l’une des illustrations les plus nettes d’un naturalisme fort, qui emprunte aux sciences biologiques non seulement les « lignes de faits » sur lesquels elle s’appuie mais aussi ses modèles d’intelligibilité. De ce point de vue, non seulement le recours à l’image d’un organisme autofinalisé visant à la conservation de soi, mais aussi l’affirma1. 2. 3. 4. 5. 6. DS, p. 24. DS, p. 23. DS, p. 21. DS, p. 24. DS, p. 123. DS, p. 121. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 322/544 322 BERGSON ET LA POLITIQUE tion d’une nécessité vitale ou naturelle présente à la racine de ce que la philosophie tient habituellement pour l’expression d’une différence anthropologique irréductible – les normes et règles contingentes, voire l’ordre symbolique, d’une culture – apparentent la théorie bergsonienne aux formes plus tardives de la sociobiologie. Les normes culturelles acquises, c’est‑à-dire construites et transmises, bien qu’appartenant à un ordre spécifiquement humain, ne définissent pas une sphère de rationalité transcendante aux nécessités naturelles, puisqu’elles ne sont justement que l’expression d’une exigence de sociabilité donnée ou commandée par la nature. Elles sont autant de formes concrètes prises par le « tout » de l’obligation, laquelle est le moyen par lequel la nature réalise la solidarité entre des êtres intelligents, c’est‑à-dire des volontés libres. À ce niveau, la théorie bergsonienne du social ne conteste pas seulement un dogme de l’anthropologie philosophique de son temps : le caractère fondateur, ou a priori, de l’irréductibilité de la différence entre la nature et la culture 1. Il remet aussi en cause les fondements du rationalisme ou de l’intellectualisme moral, comme le voit très bien Cassirer. Bergson admet volontiers que l’obligation et le devoir ne concernent que des êtres dotés d’une volonté libre, c’est‑à-dire des êtres auxquels l’intelligence accorde une capacité de choix 2. Mais en définissant le sentiment d’obligation, le sentiment du devoir comme un « état tranquille et apparenté à l’inclination » 3, appartenant à la sphère de l’habitude, il affirme clairement que ni le devoir ni l’obligation ne procèdent de l’intelligence ou de la rationalité. Si la rationalité peut à l’occasion intervenir et soutenir l’obligation, il ne suit pas, dit Bergson, que l’obligation soit « d’ordre rationnel » 4. Devoir, obligation, 1. Nous disons bien que ce qui est fondamental pour une bonne part de l’anthropologie philosophique, c’est le caractère premier de la différence anthropologique. Bergson ne conteste nullement les différences de nature qui entrent en ligne de compte dans la différence anthropologique, mais il les pense dans la perspective de l’évolution de la vie et non comme un a priori, à partir de la divergence entre instinct et intelligence, en ce sens plus fondamentale que la différence entre les espèces (qui, dans leur réalité concrète, comprennent les deux tendances : frange d’instinct chez les êtres intelligents, lueur d’intelligence chez les animaux instinctifs, persistance du naturel sous les habitudes acquises). 2. DS, p. 24. 3. DS, p. 14. 4. DS, p. 16. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 323/544 LA SOCIÉTÉ SORTIE DES MAINS DE LA NATURE 323 moralité ne relèvent pas d’une raison pratique, mais d’une exigence de sociabilité que la nature oppose à certaines tendances de l’intelligence : « ce qu’il y a de proprement obligatoire dans l’obligation ne vient donc pas de l’intelligence » 1. Ce qui apparaît plus clairement encore lorsque Bergson parle de la fonction fabulatrice de la religion est ici déjà bien présent : l’intelligence, en assurant à l’action une certaine variabilité, une certaine liberté, est aussi ce qui, au niveau social, offre à l’individu la perspective d’une indépendance toujours susceptible de menacer la cohésion du tout, la persistance de l’organisation 2 : elle va « tout droit aux solutions égoïstes » 3. Deleuze avait ainsi raison de dire que « la vie sociale est immanente à l’intelligence, elle commence avec elle, mais n’en dérive pas » 4. Le sentiment d’obligation est ce qui vient contrarier ou compenser à chaque instant, sans l’annuler, la tendance de l’intelligence à perturber l’autoconservation de l’organisation sociale, à s’opposer aux exigences de la nature 5. C’est donc bien la nécessité naturelle qui se trouve au fond de l’obligation spécifiquement humaine, et ce noyau naturel subsiste et persiste, même enseveli sous les habitudes acquises. L’humanité se transforme et même, se spiritualise, mais derrière la couche épaisse de ce qu’on appelle la « culture », le « naturel » se maintient, dit Bergson, « en fort bon état, très vivant » 6. En dernière instance, la différence entre la liberté de l’intelligence et la nécessité de l’instinct doit être comprise comme différence entre deux modalités distinctes de l’activité vivante, lorsqu’elle s’accomplit, selon sa destination naturelle, comme organisation ou association 7. C’est à partir de cette perspective prise sur l’obligation que nous 1. DS, p. 95. 2. DS, p. 124. 3. DS, p. 94. 4. G. Deleuze, Le bergsonisme (1966), Paris, PUF, 1994, p. 114. 5. L’argument est déjà présent dans le premier chapitre : « Chacun de nous, se tournant vers lui-même, se sent évidemment libre de suivre son goût, son désir ou son caprice, et de ne pas penser aux autres hommes. Mais la velléité ne s’en est pas plutôt dessinée qu’une force antagoniste survient, faite de toutes les forces sociales accumulées ; à la différence des mobiles individuels, qui tireraient chacun de son côté, cette force aboutirait à un ordre qui ne serait pas sans analogie avec celui des phénomènes naturels » (DS, 7). 6. DS, p. 25. 7. DS, p. 96. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 324/544 324 BERGSON ET LA POLITIQUE pouvons parler avec Bergson d’une société « sortie des mains de la nature » 1. Comprenons donc bien la signification de ce naturalisme analogique. Il ne s’agit pas d’une vague comparaison, mais d’une forme spécifique d’intelligibilité du social, qui rend justice aux différences de nature à partir d’une origine commune – une tendance naturelle de la vie à l’organisation, une exigence naturelle de socialisation, une nécessité naturelle qui se manifeste directement dans l’instinct, indirectement dans les normes humaines 2. On ne saurait réduire une société constituée par des volontés libres, ni à un organisme soumis à des lois nécessaires, ni à une collectivité animale régie par une discipline instinctive. Il faut ainsi prendre à la lettre l’idée que le régime humain de l’obligation imite le régime animal de l’instinct, voire le régime des lois propres à l’organisme. De ce qu’il faut penser une origine commune – les exigences naturelles de la vie –, il ne s’ensuit pas qu’il faille ramener ou réduire toutes les manifestations de la vie à un seul et unique principe naturel ; bien au contraire, l’image de l’élan ou de l’impulsion qui crée par sa croissance des directions divergentes 3 signale l’adoption d’une méthode génétique 4 qui autorise à penser la production des différences qui n’en sont pas moins des différences de nature. Mais elle nous oblige du même coup à interroger, dans une perspective critique et génétique, les différences que nous tenons pour premières : si nous tenons à saisir la coupure entre l’ordre animal et l’ordre humain, c’est d’abord à la différenciation de l’instinct et de l’intelligence qu’il faut remonter, et non à celle de la nature et de la culture ou à celle des lois du comportement animal et des obligations morales qui s’imposent à 1. L’expression revient à plusieurs reprises et prend toujours, dans le texte de Bergson le sens de la « société faite par la nature ». Mais nous pouvons aussi bien porter l’attention sur le terme de « sortie », qui conviendrait aussi pour désigner le mouvement par lequel l’humanité crée ou produit des formes, des attitudes, un ethos même, qui n’entrait pas dans le plan de la nature, en renouant avec l’impulsion créatrice de la vie. 2. Directement dans l’instinct qui dispose d’organes prédonnés pour accomplir la fonction sociale qui est dévolue à l’individu, indirectement chez l’être intelligent qui doit fabriquer artificiellement les moyens d’assurer le fonctionnement social. 3. DS, p. 97, 115, 313. 4. DS, p. 219. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 325/544 LA SOCIÉTÉ SORTIE DES MAINS DE LA NATURE 325 l’homme – comme si la distinction entre espèces devait constituer un a priori 1. Cependant, le niveau où nous nous tenons ici n’a pas encore pris en considération tous les faits qui appartiennent au sens de la vie morale et sociale proprement humaine. Si Bergson a pu montrer « qu’au fond de l’obligation sociale il y a l’exigence sociale » 2, il faut encore préciser la nature de cette socialité fondée sur l’obligation. Lorsque les faits montreront qu’il existe des exigences morales qui contrarient aux finalités de l’obligation, il s’agira par conséquent d’élargir notre compréhension de la vie sociale et de montrer comment, en l’homme, elle a pu dépasser les simples processus de régulation ordonnés à la conservation pour autoriser de véritables transformations, autant morales que politiques. Nous devrons donc montrer, après avoir considéré la société telle qu’elle est sortie des mains de la nature, comment celle-ci sort, c’est‑à-dire s’affranchit des mains de la nature. SORTIR DES MAINS DE LA NATURE : ASPIRATION MORALE ET SOCIÉTÉ OUVERTE Les obligations que nous avons à l’égard d’autrui visent la cohésion sociale, et des obligations déterminées sont disposées pour une société déterminée : la cohésion d’une société, n’est-ce pas aussi ce qui fait qu’elle se distingue d’une autre société ? Si la société vise sa propre cohésion, dit Bergson, cela est dû « à la nécessité pour une société de se défendre contre d’autres » 3. Nos devoirs sociaux, selon la formule célèbre, « nous 1. Bergson dit encore que, « dans l’évolution générale de la vie, les tendances ainsi créées par voie de dichotomie se développent le plus souvent dans des espèces distinctes » ; mais en ce qui concerne la « vie psychologique et sociale », « c’est dans le même individu, ou dans la même société, qu’évoluent ici les tendances qui se sont constituées par dissociation » (p. 314). 2. DS, p. 25. 3. DS, p. 28. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 326/544 326 BERGSON ET LA POLITIQUE composent une attitude qui est celle de la discipline devant l’ennemi » 1. Ils sont ordonnés à la persistance d’une société close, à la conservation de son organisation. Notre expérience ne fournit-elle pas cependant une exception à cette règle ? Parmi nos obligations, n’y a‑t-il pas l’idée que nous avons des devoirs envers l’homme en tant qu’homme, et non seulement à l’égard de nos proches ou de ceux qui appartiennent à la même communauté que nous ? Nous nous sentons des devoirs à l’égard de l’humanité tout entière, ainsi que l’expriment les idéaux démocratiques modernes d’égalité, de liberté et de fraternité dans leur portée universaliste et leur signification évangélique 2. Pour Bergson, ce sentiment ne peut nullement se tirer de l’obligation morale au premier sens, laquelle est ordonnée à la cohésion d’un tout particulier, par définition limité : notre famille, notre cité ou notre patrie, par exemple. C’est un tout autre genre d’obligation que celui qui provient de la pression sociale. Il ne peut s’agir d’un simple élargissement ou d’une simple dilatation de l’obligation procédant de la pression sociale, mais d’une obligation de nature différente 3. Parce qu’elle correspond à un mouvement qui précisément nous appelle à rompre les bornes définies par la morale de la société close, elle est de l’ordre de la propulsion ou de l’aspiration : dynamique inverse à celle de la pression, et d’une tout autre nature. Loin de s’annoncer à nous sous la forme d’une obligation ou d’un devoir strictement déterminé, elle se caractérise plutôt par un mouvement de l’âme, une attitude d’ouverture 4. Si l’obligation par pression est une « discipline devant l’ennemi », un mouvement de cohésion par exclusion, la morale ouverte ou complète est à l’inverse amour, dynamique d’inclusion. N’étant définie par aucun but déterminé, elle embrasse donc virtuellement toute l’humanité, mais aussi toute la nature – et Bergson de préciser que cet amour s’étendra « aux animaux, aux plantes, à toute la nature » 5. L’aspiration morale initie dans la société un mouvement d’ouverture qui rompt 1. 2. 3. 4. 5. DS, p. 27. DS, p. 300. DS, p. 29-31. DS, p. 34. DS, p. 34. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 327/544 LA SOCIÉTÉ SORTIE DES MAINS DE LA NATURE 327 avec la clôture que lui impose son fonctionnement à l’état naturel ; c’est par ce mouvement que s’approfondit son humanisation – laquelle reste donc en un sens inachevée. Plusieurs thèses fondamentales complètent la dichotomie entre pression et aspiration, société close et société ouverte. D’abord, l’aspiration qui tire les sociétés humaines au-delà de leurs bornes en direction du tout de l’humanité (un tout par définition ouvert) est un appel adressé à des êtres intelligents et libres ; mais de la même manière que la pression de l’obligation s’exerce à l’endroit d’êtres doués d’intelligence et de volonté libre sans cependant procéder de cette intelligence, l’aspiration n’est pas davantage l’effet de l’intelligence ou de la raison. C’est la raison pour laquelle, dans le premier chapitre des Deux Sources, Bergson reprend une seconde fois la critique de l’intellectualisme moral. S’il se profile dans l’aspiration, dans l’élan d’amour qui embrasse virtuellement le tout de l’humanité, quelque chose comme l’exigence de l’inconditionné, cette aspiration n’est pas pour autant un prononcé de la raison 1. Nous l’avons vu, la source de l’obligation n’est autre que la nature ; elle est, dit Bergson infra-intellectuelle. Quelle sera alors la source de l’aspiration ou de l’appel ? Une source supra-intellectuelle, d’où est issu un mouvement qui « n’entrait pas dans le plan de la nature » 2. Cette source n’a pas du tout le caractère d’une idée ou d’un idéal, mais bien, comme l’obligation d’ailleurs, d’une force qui s’impose à la volonté – car seules des forces, et non des représentations ou des idées, peuvent avoir prise sur la volonté 3. Or, la pression exercée par la nature sur la volonté est soit celle de l’instinct, soit celle de l’habitude ; quelle est alors cette autre force, supraintellectuelle, susceptible d’agir sur la volonté ? Cette force est celle de la sensibilité 4, dans le cas d’espèce : de l’émotion créatrice. Thèse singulière : il convient ici de comprendre que l’émotion qui est à la source de la morale ouverte n’a pas du tout la structure de passivité 1. DS, p. 86 sq. 2. DS, p. 54. 3. Bergson dit aussi que les obligations morales de la société close se projettent sur le plan de l’intelligence, qui tend à les convertir en représentations. C’est pourquoi nous les prenons abusivement pour des produits de l’intelligence. 4. DS, p. 35. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 328/544 328 BERGSON ET LA POLITIQUE que lui prête généralement la philosophie classique ; elle est au contraire le mouvement qui amène l’humanité à dépasser le donné et à franchir les bornes de la nature. L’émotion dont il s’agit ici est une exigence d’action et non l’effet passif d’une représentation intellectuelle 1. À l’exception de quelques-unes d’entre elles, les émotions ne sont pas données par la nature pour répondre à des besoins définis, mais bien créées, inventées en même temps que source d’invention ; elles précèdent et génèrent l’action, la pensée, la représentation, l’intellectualité elle-même. L’émotion, dans cette doctrine originale, présente deux caractéristiques inséparables : en tant que mouvement de l’âme, elle est d’une part effort et création, d’autre part communication. C’est d’une certaine façon la refonte complète de la doctrine de la liberté ou de la volonté qu’opère Bergson à travers l’idée d’une émotion créatrice ; si Bergson suggère que l’émotion « incite l’intelligence à entreprendre et la volonté à persévérer » 2, il dit aussi qu’elle est elle-même véritablement génératrice, c’est‑à-dire créatrice de nouveaux affects et donc de nouvelles conduites, impulsion qui se confond avec la volonté même, dans la mesure où « elle n’impose que du consenti » 3. Mais nous devons encore ajouter que des conduites morales sont aussi des conduites sociales : nous savons qu’une émotion créatrice est d’abord éminemment personnelle – elle ne se produit que dans ces individus privilégiés, exceptionnels, que sont les grand rénovateurs moraux, les mystiques 4, mais qu’elle est en même temps communicative. La morale ouverte – il faudrait dire plutôt : l’ouverture morale, qui consiste à créer là où l’obligation se borne à conserver – s’incarne dans des individualités à imiter, sans que le modèle exerce ici aucune fonction répressive. Au contraire, par l’émotion qu’il communique, il offre à ceux qui l’entendent la possibilité de se replacer dans le courant même de la volonté 1. DS, p. 36. 2. DS, p. 40. 3. DS, p. 36. Comme Arnaud François l’a parfaitement expliqué, l’idée d’une émotion supra-intellectuelle comme « condition de l’activité la plus éminente », rejoint, sans perdre son originalité, « les problématiques schopenhauérienne et nietzschéenne de la Volonté et de la volonté de puissance », d’une volonté productrice et créatrice (A. François, Bergson, Schopenhauer, Nietzsche. Volonté et réalité, Paris, PUF, 2008, p. 72). 4. DS, p. 29-30. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 329/544 LA SOCIÉTÉ SORTIE DES MAINS DE LA NATURE 329 créatrice. Si les vrais mystiques, ceux qui ont inventé l’amour de l’humanité, ont été suivis, si leur appel a pu trouver des traductions religieuses, morales et même politiques (liberté, égalité, fraternité), c’est parce que celui-ci était porté par une émotion neuve, et que l’émotion est créatrice : « Que l’émotion neuve soit à l’origine des grandes créations de l’art, de la science et de la civilisation en général, cela ne paraît pas douteux. » 1 C’est donc l’émotion qui donne son élan à la volonté et préside à la création de nos conduites morales, c’est l’émotion qui est à la source des véritables transformations sociales et qui ouvre le cercle que la nature tend à refermer. Tout le vocabulaire de la rupture avec la nature entre alors en scène : « Fondateurs et réformateurs de religions, mystiques et saints, héros obscurs de la vie morale […] ont brisé la résistance de la nature et haussé l’humanité à des destinées nouvelles. » 2 Le langage des mystiques et des saints, en particulier, « ne fait que traduire en représentations l’émotion particulière d’une âme qui s’ouvre, rompant avec la nature qui l’enfermait à la fois en elle-même et dans la cité » 3. À l’image du cercle – temps cyclique de la nature – ou de la pendule (l’obligation venant compenser les velléités égoïstes de l’intelligence, en vue de préserver l’organisation 4), il convient maintenant de substituer celle de la spirale 5, l’émotion dans sa dimension créatrice introduisant une certaine durée, une certaine mémoire, en bref une historicité dans le social. Intelligence et volonté libre sont ici tirées dans une tout autre direction que celle des « tendances organiques à la vie sociale ». Renouant avec la direction de l’élan vital, l’intelligence « se dilatant par son effort propre, a pris un développement inattendu. Elle a affranchi les hommes des servitudes auxquelles ils étaient condamnés par les limitations de leur nature » 6. Dirons-nous avec Cassirer qu’avec la doctrine de la morale ouverte – et celle de la religion dynamique, avec la différence de nature qui sépare 1. DS, p. 40. 2. DS, p. 47. 3. DS, p. 50. 4. Plus exactement : « Chacune de ces habitudes d’obéir exerce une pression sur notre volonté. Nous pouvons nous y soustraire, mais nous sommes alors tirés vers elle, ramenés à elle, comme le pendule écarté de la verticale. Un certain ordre a été dérangé, il devrait se rétablir » (DS, p. 2). 5. DS, p. 311. 6. DS, p. 56. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 330/544 330 BERGSON ET LA POLITIQUE l’obligation naturelle de la morale complète ou encore celle de la pression et de l’aspiration –, « la limite du simple “biologisme” est brisée » ? Que Bergson a « abandonné toutes les formes purement naturalistes de la doctrine de la vie » 1 ? Oui, si nous donnons aux termes « simple » (biologisme) et « purement » (naturalistes) toute leur importance, car Bergson maintient de bout en bout que « la société ne s’explique […] pas par ellemême », mais n’est « qu’une des déterminations de la vie », et que « toute morale, pression ou aspiration, est d’essence biologique » 2. Bergson apporte lui-même au terme « biologisme » une nuance qu’il convient de ne pas négliger. Affirmer que toute morale est d’essence biologique a un sens précis et rigoureux : on peut le dire à condition de « donner au mot biologie le sens très compréhensif qu’il devrait avoir » 3. Ce sens très compréhensif n’a pas la même extension que celui de « nature » et l’englobe de façon à lui donner une signification nouvelle. Le biologique n’est plus ici synonyme de nature, mais se révèle à l’esprit qui descend « à la racine de la nature elle-même » 4 pour découvrir une seule et même force, un même élan de vie qui se manifeste d’un côté sous les formes statiques des espèces sociales luttant pour se conserver, de l’autre sous les formes dynamiques d’une humanité ouverte et créatrice. Déjà, au niveau de la morale et de la société closes, nous avions aperçu que le sens bergsonien de l’analogie naturaliste entre l’organisme et la société, entre la socialité fondée sur l’instinct et la socialité fondée sur l’obligation, dépendait d’un point de vue génétique soutenu par l’image de l’élan vital capable de penser la production d’une différence qui fût une réelle différence de nature – entre instinct et intelligence. À ce niveau même, qui est celui d’une réflexion naturaliste, il s’agissait déjà de penser, et non de nier ou de réduire, la différence anthropologique. C’est à nouveau cette opération génétique qui est mise ici en œuvre, afin de tracer, cette fois, la différence entre morale et société closes et morale et société ouvertes. Ce point de vue, nous le savons, n’est pas celui 1. 2. 3. 4. E. Cassirer, art. cit., p. 90. DS, p. 103. DS, p. 103. DS, p. 48. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 331/544 LA SOCIÉTÉ SORTIE DES MAINS DE LA NATURE 331 de l’intelligence mais de l’intuition de la vie ; il n’est pas celui de la science mais de la métaphysique. L’intuition ne considère les différences de nature, ni comme des données, ni comme des a priori. À l’intuition, elles se présentent comme des divergences, des directions hétérogènes prises par un même élan initial qui se divise ; les établir consiste à les saisir sous leur forme pure, dans le but de montrer comment elles constituent les réalités concrètes, entendues comme autant de formes prises par la tension entre ces tendances – et non comme des agrégats d’éléments hétérogènes. Ainsi ni la pression et l’aspiration, ni la morale close et la morale ouverte ne se manifestent-elles jamais réellement à l’état pur : pensées comme « limites extrêmes », elles présentent avant tout un « intérêt théorique » 1. Laissons de côté l’évolution des espèces pour nous concentrer sur « l’évolution de la vie psychique et sociale » : ici plus qu’ailleurs on aperçoit que « c’est dans le même individu, ou dans la même société, qu’évoluent […] les tendances qui se sont constituées par dissociation » 2. Si nous tenons les conséquences de cette affirmation, il nous faudra dire qu’il y a, au cœur de toute société, dualité de la clôture et de l’ouverture ; que le social proprement humain, rapporté à l’élan de vie, se détermine toujours en fonction d’une tension entre une tendance à se conserver et une tendance à s’ouvrir et à se transformer. Dans la théorie sociale et morale de Bergson, la nature cesse d’être une réalité extérieure donnée avec laquelle l’homme devrait composer, comme on la conçoit généralement à partir des représentations de l’intelligence. Placée au point de vue de l’intuition, la théorie sociale et morale de Bergson fait de la nature une tendance inhérente à l’humanité de l’homme, toujours sollicitée par un désir de conservation de soi, de répétition ; l’humanité, dans cette perspective, n’est alors de son côté ni donnée, ni achevée, mais se conquiert dans un effort de création de soi c’est‑à-dire d’humanisation qui l’apparente – toujours pour un temps donné, et par intermittence – à l’élan même de la vie. 1. DS, p. 48. 2. DS, p. 314. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 332/544 332 BERGSON ET LA POLITIQUE On le voit, le naturalisme dans la théorie sociale de Bergson prend un sens tout à fait spécifique : il dépend d’une intuition métaphysique et non de l’extrapolation d’une connaissance scientifique. Non qu’il s’agisse de récuser les faits et les données des sciences biologiques et sociales, mais bien de dépasser le point de vue de l’entendement ou de l’intelligence pour les comprendre dans leur signification vitale. Le sens « très compréhensif » que Bergson entend prêter au « biologique » neutralise les critiques régulièrement adressées, tant par la phénoménologie que par le néokantisme, aux prétentions fondatrices du naturalisme ; ajoutons qu’il ne s’agit pas ici de fonder la connaissance, mais de l’élargir 1. Le naturalisme est un moment dans la réflexion qui s’élève à l’intuition métaphysique. 1. À cet égard, une confrontation avec la démarche transcendantale husserlienne reste à développer : de part et d’autre, nous aurions deux manières distinctes de construire un rapport entre sciences et philosophie, mais deux manières tout de même de résister à l’objection du naturalisme. Il est difficile d’extraire cette notion de tout contexte polémique et de la valeur critique qu’elle a souvent prise dans le discours philosophique, aussi bien dans les entreprises fondationalistes que dans celles qui visaient à établir une nette distinction entre les sciences de la nature et les sciences de l’esprit. Mais, comme l’a utilement établi la phénoménologie husserlienne, le « naturalisme » désigne d’abord un parti pris épistémologique ou gnoséologique, qui consiste à étendre à toute connaissance possible le modèle de la connaissance en vigueur dans les sciences de la nature, lesquelles se définissent par un type de « positionnalité » spécifique. La visée intentionnelle de la connaissance dans les sciences de la nature est une visée qui « pose » l’existence de son objet, c’est‑à-dire qui la vise comme une existence donnée, indépendante et autonome à l’égard de la subjectivité, et cependant dépendante d’un système de relations causales où elle se trouve insérée. Dans l’ordre propre de la connaissance de la nature, ce modèle tire sa légitimité de la fiabilité de procédures d’objectivation développées et validées par la pratique scientifique classique. Il vaut aussi bien pour la physique que pour la biologie, pour les sciences de la matière autant que pour les sciences du vivant. Dans cette perspective, on pourra qualifier de « naturaliste » l’idée selon laquelle c’est le processus de la connaissance lui-même qui est susceptible d’une objectivation le faisant paraître comme un processus naturel causalement explicable. Du point de vue phénoménologique, il n’y a pas de problème à ce que les sciences de la nature prennent cette extension : le sujet connaissant est bien, d’un certain point de vue, un individu psycho-physiologique relevant à ce titre d’une investigation empirique. Mais l’idée de la phénoménologie est que cette prise de position spécifique à l’égard de la nature est impuissante, non pas à expliquer la connaissance mais à la fonder, tâche qui revient en propre à la philosophie. C’est la part de la phénoménologie transcendantale que d’entreprendre cette fondation, en posant une différence irréductible entre l’être transcendant de la réalité naturelle et l’être immanent des vécus ou de la conscience. Or la saisie descriptive de ces derniers – où se détermine en dernière instance, de manière éidétique et apriorique, la constitution du sens des réalités naturelles – suppose la suspension de l’attitude naturelle en vigueur dans les sciences, invalidant de fait la prétention naturaliste au niveau fondamental ou philosophique. Chez Bergson, l’intuition Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 333/544 LA SOCIÉTÉ SORTIE DES MAINS DE LA NATURE 333 Si Bergson n’avait opposé résistance à l’usage de ce terme 1, il conviendrait peut-être de qualifier sa métaphysique de « vitaliste », au sens que Canguilhem donnait à ce terme. Le vitalisme ne désignerait pas l’attitude du vivant humain face à la vie et s’efforçant de la rejoindre par la science, mais bien plutôt, à travers l’intuition, « une exigence permanente de la vie dans le vivant » 2. Si nous avons entrevu les conséquences de cette position dans le domaine social et moral, il resterait à se demander quelles en seraient les conséquences dans l’ordre humain de la politique. La politique démocratique placée sous la bannière de la liberté, de l’égalité et de la fraternité semble pour Bergson être l’une des formes de cristallisation, dans l’organisation sociale, des aspirations morales portées par une dynamique d’inclusion universelle. Si l’émotion morale apparente l’âme des mystiques à la divinité, il se pourrait que l’enjeu de la politique, qui en recueille l’élan, soit celui de l’humanisation de l’homme, d’une création de soi pensée à part de toute conformation à une essence. Thématique classique au fond, mais dans laquelle le vitalisme introduit deux nuances au moins, dont il conviendrait de mesurer tous les effets : d’une part, l’humanisation prendrait appui sur l’élan vital, exigeant de ce fait la réélaboration constante de nos rapports avec le vivant (plutôt que de nos rapports au vivant), en nous et en dehors de nous ; d’autre part, si ce contact avec le caractère créateur de la vie s’effectue via l’émotion (comme volonté), la création politique s’avérerait indissociable de la création de nouveaux affects, d’une transformation de la sensibilité. se présente aussi comme une suspension de l’attitude naturelle propre à l’intelligence : l’intuition n’invalide pas l’intelligence, mais lui refuse le droit de penser le tout de la réalité, dans la mesure où elle est par principe méconnaissance de la vie. 1. H. Bergson, L’Évolution créatrice (1907), Paris, PUF, 2004, p. 42-43 et 226-227. 2. G. Canguilhem, La connaissance de la vie (1965), Paris, Vrin, 1992, p. 86. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 334/544 Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 335/544 VARIA Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 336/544 Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 337/544 I ÉTUDES GÉNÉRALES S U R L E Q U I D A R I S T O T E L E S DE L O CO S E N S E R I T DE BERGSON par Arnaud FRANÇOIS Bergson 1 a rédigé le Quid Aristoteles de loco senserit (L’idée de lieu chez Aristote 2) pour sa thèse complémentaire. Ce texte porte sur la première partie du livre IV de la Physique. Sa thèse principale fut l’Essai sur les données 1. Ce texte est la reprise, modifiée, d’un mémoire de DEA préparé sous la direction de M. le Pr Michel Crubellier à l’Université de Lille III - Charles-de-Gaulle en 2001-2002, à l’occasion du séminaire « Mouvement, puissance et acte » organisé en collaboration avec l’Université de Paris I et l’École normale supérieure. Nous remercions M. Michel Crubellier pour les précieux conseils qu’il a bien voulu nous donner tout au long de la rédaction de notre travail. 2. Nous utilisons la traduction de Robert Mossé-Bastide, révisée par Guy Soury, publiée dans les Études bergsoniennes, II, Paris, Albin Michel, 1949, p. 27-104. Cette traduction est reprise dans le volume des Mélanges, Paris, PUF, 1972, p. 1-56, puis, légèrement augmentée et éditée par nos soins, dans le tout récent volume d’Écrits philosophiques de Bergson, dirigé par Frédéric Worms, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2011, p. 67-123. La version originale du texte (en latin) a paru chez Félix Alcan (Paris) en 1889. Nous donnons la pagination, reprise dans les Mélanges et dans les Écrits philosophiques, de cette édition. En notes, nous renvoyons au texte de Bergson par les lettres « ILA ». Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 338/544 338 ÉTUDES GÉNÉRALES immédiates de la conscience. Les deux thèses ont reçu le permis d’imprimer le 29 juin 1889 et furent soutenues le 27 décembre de la même année 1. Cette contemporanéité pose un problème. On est en droit, en effet, de se demander quelle est la nature du rapport qui unit les deux travaux, le premier se présentant comme un pur travail d’histoire de la philosophie, le second comme la reprise proprement philosophique d’un problème de la tradition, à savoir celui de la liberté. Une première réponse pourrait être formulée à partir d’une stricte distinction entre les tâches que Bergson cherchait à remplir dans chacun des deux ouvrages. Cette réponse serait confirmée par le fait que Bergson n’a fait imprimer, du Quid Aristoteles de loco senserit, que les exemplaires demandés par la Faculté, et c’est la raison pour laquelle il ne l’a jamais fait figurer dans la liste de ses travaux 2. Ceuxci, en effet, étaient toujours le résultat de recherches personnelles, soumis au jugement d’une communauté de philosophes. Mais cette première réponse ne saurait nous satisfaire pleinement. En effet, il doit exister au moins une affinité de vues entre les deux ouvrages de Bergson. Ils furent préparés en même temps, et on ne saurait imaginer que les préoccupations de Bergson aient pu se partager d’une manière absolument stricte entre deux domaines de recherche. Cette question est d’autant plus délicate que Bergson, au cours de sa carrière, est souvent revenu sur Aristote. Les premières leçons qu’il lui ait consacrées datent de la période où il était chargé de cours à la faculté des lettres de Clermont 3. Il a continué d’approfondir la pensée aristotélicienne au Collège de France, en commentant le livre II de la Physique (1901-1902) et le livre Λ de la Métaphysique (1903-1904) 4. Il occupait alors la chaire de philosophie grecque et latine. Surtout, Aristote apparaît à de multiples reprises dans les livres de Bergson. Pour n’évoquer que l’occurrence la 1. Ces renseignements nous sont fournis par André Robinet, dans une note qui se trouve à la page 1599 des Mélanges. 2. Sur ce point, voir Henri Gouhier, Avant-propos aux Mélanges de Bergson, p. IX. Ajoutons qu’on ne trouve aucune mention du Quid Aristoteles de loco senserit dans le volume de correspondance de Bergson publié par André Robinet (Correspondances, Paris, PUF, 2002, 1 472 p.). 3. Bergson a fait cours sur Aristote en 1885-1886, 1886-1887 et 1888-1889. Sur ce point, voir Henri Gouhier, ibid. 4. Sur ces points, voir Henri Gouhier, ibid. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 339/544 SUR LE QUID ARISTOTELES DE LOCO SENSERIT DE BERGSON 339 plus frappante, de nombreuses pages lui sont dédiées, ainsi qu’à Platon, au quatrième chapitre de L’Évolution créatrice, lorsqu’il s’agit d’étudier l’histoire des systèmes, du point de vue de l’idée de durée 1. De ces remarques, il découle que la pensée aristotélicienne a toujours constitué, pour Bergson, un point de référence, la référence dût-elle être critique. Il est donc impossible de penser que Bergson, dans le Quid Aristoteles de loco senserit, ait considéré cette pensée d’une manière purement extérieure, si tant est qu’une telle attitude soit possible à l’égard d’une philosophie de la tradition. C’est ce que souligne Henri Gouhier, lorsqu’il écrit que la thèse latine « est directement liée aux recherches et aux réflexions du jeune Bergson […] ; elle le montre […] analysant les textes d’Aristote sur le lieu en même temps qu’il met au point sa définition de l’espace dans la philosophie de la durée. […] Ici apparaît la finalité non uniquement historique de son effort de compréhension, il cherche à résoudre [les difficultés] non pour sauver la cohérence du système aristotélicien mais pour éclairer la question posée prise pour elle-même, indépendamment du contexte aristotélicien » 2. Mais alors, une difficulté se présente : si Bergson refuse de se donner une compréhension purement anecdotique de la pensée aristotélicienne, ne risque‑t-il pas, à l’inverse, d’infléchir celle-ci dans une direction qui n’est pas la sienne ? C’est ce que pourrait laisser entendre l’expression de Henri Gouhier, lorsqu’il dit que Bergson cherche à s’abstraire du « contexte aristotélicien ». De fait, Bergson se fixe pour but, dès sa préface, de saisir « la vraie pensée d’Aristote sur le lieu » 3. N’est-ce pas à dire qu’il va chercher à comprendre Aristote mieux que celui-ci ne s’est compris lui-même ? Il y a plus : comme nous le verrons, Bergson n’hésite pas à bouleverser l’ordre des chapitres aristotéliciens, et cela afin de donner libre carrière à sa propre thèse interprétative. Ainsi, il décide de commenter les chapitres qui portent sur le lieu à partir de ceux, ultérieurs dans l’ordre du texte, qui portent sur le vide. N’est-ce pas le signe que le centre de gravité de l’interprétation 1. Voir surtout L’Évolution créatrice, p. 314-328. Nous donnons, pour les livres de Bergson, la pagination de l’édition critique, parue, sous la direction de Frédéric Worms, aux Presses Universitaires de France, dans la collection « Quadrige » (2007-2011). 2. Henri Gouhier, ibid. 3. ILA, Préface. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 340/544 340 ÉTUDES GÉNÉRALES bergsonienne doit être cherché à l’extérieur de la pensée d’Aristote, et non en son sein ? Or, ce type d’interprétation ne va pas sans une certaine violence faite au texte même que l’on commente. Si Bergson tente, avant tout, en étudiant Aristote, de clarifier ses propres problématiques ; s’il a besoin de dégager, pour ce faire, une pensée qui ne serait contenue qu’implicitement dans la Physique, ne peut-on pas attendre une interprétation qui, loin d’être extérieure, serait, à l’inverse, quelque peu controuvée ? Bergson, dans le Quid Aristoteles de loco senserit, parvient à échapper, comme nous essaierons de le montrer, à ces deux objections ; bien plus, l’effort proprement historique est partie intégrante de son effort philosophique. Dans cette perspective, nous devrons être particulièrement attentif à la méthode que Bergson met en œuvre dans son interprétation. Car elle présente des caractéristiques tout à fait singulières, qu’il importe de reconnaître si l’on veut juger de la pertinence de la thèse qu’elle permet de soutenir. C’est pourquoi nous consacrerons un temps propre de notre réflexion à cette méthode, avant de présenter la thèse interprétative pour elle-même. Puis nous tenterons de comprendre le bien-fondé de cette thèse et du jugement auquel elle conduit Bergson, d’un point de vue aristotélicien d’abord, d’un point de vue proprement bergsonien ensuite. Cette thèse, en effet, ne peut que paraître étrange à celui qui connaît par ailleurs la doctrine de Bergson. On voit ce dernier, dans le Quid Aristoteles de loco senserit, prendre parti contre des positions qu’on aurait tendance, peut-être trop aisément, à lui imputer. Ainsi, l’analyse d’Aristote aboutit, selon Bergson, à distinguer entre le lieu et l’espace vide, et à montrer que celui-ci n’existe pas. Le lieu se rapproche donc de l’étendue concrète, notion que Bergson lui-même a contribué, à partir de celle de durée, à élaborer, dès 1889. Or, Bergson s’en prend précisément à cette doctrine d’Aristote. Et il se fait, dans la thèse latine, le défenseur de conceptions, notamment kantiennes, qu’on le sait avoir, au moins sur certains points, attaquées par la suite. Il nous faudra, au terme de notre étude, être en mesure de lever cette contradiction apparente. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 341/544 SUR LE QUID ARISTOTELES DE LOCO SENSERIT DE BERGSON 341 LA MÉTHODE DE BERGSON Bergson est lui-même assez clair sur la méthode qu’il suit dans le Quid Aristoteles de loco senserit. À cet égard, la préface de l’ouvrage est précieuse. D’une part, dit Bergson, il faut exposer « mot à mot et une à une » 1 les difficultés du livre (« Operae pretium erit difficillimam quamque in eo libro sententiam ad verbum, si potuerimus, exprimere »). De fait, le commentaire de Bergson est, du moins dans son ensemble, absolument linéaire. Les citations du texte sont très nombreuses et très étendues. Elles sont présentées en note, et dans le texte grec. L’édition utilisée est celle de Bekker. Tout au plus Bergson retraduit-il parfois, en latin, le texte d’Aristote 2. Cependant, nous l’avons dit, Bergson entend saisir la « vraie pensée d’Aristote sur le lieu » 3. Or, cette pensée est une « pensée cachée » 4 (sensus reconditus), et elle seule pourra « rendre le reste parfaitement clair » 5 (cetera dilucida fient). Ainsi, dès la thèse sur Aristote, nous découvrons, semble‑t-il, la méthode qui sera celle de Bergson lorsqu’il commentera les philosophes, notamment au Collège de France. Cette méthode est exposée dans la conférence sur « L’intuition philosophique » 6 (qui date de 1911). Le texte est connu. Le grand philosophe se caractérise par l’intuition originale qu’il se donne de la réalité. Cette intuition est au-delà du système, qui est toujours décomposable en parties. Elle est, quant à elle, quelque chose de simple. Pour cette raison, elle ne saurait être retrouvée par une pure étude du système achevé – divisible en morceaux importés de l’extérieur, empruntés soit à d’autres philosophes, soit à la science –, mais par un « contact souvent renouvelé avec la pensée du maître » 7. Ce contact s’établit en un point où se trouve 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. Ibid. Il en va ainsi en ILA, p. 47. ILA, Préface. Ibid. Ibid. « L’intuition philosophique », in La Pensée et le Mouvant, p. 117-142. Ibid., p. 118. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 342/544 342 ÉTUDES GÉNÉRALES « quelque chose de simple, d’infiniment simple, de si extraordinairement simple que le philosophe n’a jamais réussi à le dire. Et c’est pourquoi il a parlé toute sa vie » 1. Il paraît bien, malgré l’écart chronologique entre le Quid Aristoteles de loco senserit et la conférence de Bologne, que nous ayons affaire à une interprétation de ce type. Cela est confirmé par d’autres formules qu’emploie Bergson : notamment, il parle de « pénétrer profondément dans la pensée intime d’Aristote » 2 (in intimos Aristotelis sensus penitus descendere) ; en l’occurrence, cette pensée serait que la matière et la forme se mêlent intimement. De même, Bergson distingue entre le « point de vue exotérique » et la « pensée profonde » 3 (intima sententia) d’Aristote. Celle-ci ne peut être saisie si l’on se contente de références au livre IV de la Physique 4. Enfin, Bergson prétend avoir découvert l’« âme » 5 de la discussion sur le lieu, le « principe métaphysique » 6 au nom duquel Aristote aurait nié l’espace moderne, sous la forme que lui donnaient Leucippe et Démocrite. Du reste, la simple attitude de Bergson à l’égard des autres 1. Ibid., p. 119. 2. ILA, p. 20. 3. ILA, p. 59. 4. Ainsi, de la Physique, Bergson ne cite pas seulement le livre IV : il cite souvent le livre VIII, sur les éléments ; c’est que la question du lieu propre est connexe à celle du lieu en général. Bergson se réfère également à la Métaphysique, et souvent en des moments capitaux de son raisonnement (voir par exemple ILA, p. 44-45, au sujet de la distinction entre lieu en puissance et lieu en acte). Sur le ciel, entendu comme « lieu commun », Bergson cite bien entendu le De caelo. Plus singulière est sa référence, surtout dans les premières pages, aux textes biologiques (à la page 5 du texte de Bergson sont mentionnés le De generatione animalium et de De motione animalium). C’est que l’univers d’Aristote est, nous dit Bergson en ILA, p. 6, un « être animé » (animal). Bergson l’appelle également, en ILA, p. 53, s’appuyant sur le De generatione animalium, « une sorte d’être vivant » (quodam animal), renvoyant à un texte qui se trouve en De generatione animalium, I, 12. Si ces expressions ne semblent pas faire violence à la pensée d’Aristote, elles n’en mettent pas moins en évidence un point essentiel de l’interprétation de Bergson : celui-ci n’hésitera pas, pour son propre compte – il est vrai, bien plus tard dans sa carrière –, à raviver la conception selon laquelle il y aurait une « Âme du monde » (voir « Le possible et le réel », in La Pensée et le Mouvant, p. 101). Cette pensée l’intéressa, semble‑t-il, chez Aristote. Mais le fait que Bergson cite les textes biologiques pose un autre problème : selon lui, ces textes, « sans être l’œuvre d’Aristote, ne nous livrent pas moins la pensée aristotélicienne » (ILA, p. 5). Cela témoigne d’une certaine attitude que l’on peut relever chez Bergson : il semble moins scrupuleux des questions d’établissement du texte que de saisir, dans sa totalité, la pensée d’Aristote sur un point précis. 5. ILA, p. 74. 6. Ibid. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 343/544 SUR LE QUID ARISTOTELES DE LOCO SENSERIT DE BERGSON 343 commentateurs d’Aristote est révélatrice. Il cite Simplicius et Philopon, mais c’est souvent pour dépasser leurs positions, par exemple en montrant qu’elles sont contradictoires entre elles 1. Tout se passe comme si Bergson refusait de maintenir quelque écran entre le texte d’Aristote et la compréhension qu’il tente de s’en donner. Une fois ces objectifs posés, Bergson définit une démarche bien précise pour les atteindre. Il commence par suivre le texte d’une façon, nous l’avons dit, rigoureusement linéaire. Les chapitres I et II de son étude portent sur le premier chapitre du livre IV de la Physique. Mais la progression linéaire de Bergson est interrompue au chapitre 3. Ce chapitre ne correspond à rien dans le texte d’Aristote. Bergson annonce le plan que lui-même va suivre. Ce plan, nous dit-il, sera fidèle à la pensée d’Aristote, mais non à sa pensée telle qu’elle s’exprime dans la progression suivie par le Stagirite ; il sera fidèle à sa « pensée enveloppée » 2 (reconditi Aristotelis sensus). Bergson va donc construire sa démarche en fonction de l’idée qu’il se fait de la doctrine d’Aristote. C’est ce qu’il exprime en disant que « l’ordre observé par Aristote » est « difficile à discerner » 3 (« Quem ordinem Aristoteles […] servaverit, discipere difficile est »). Pour Bergson, Aristote, en parlant séparément du lieu et du vide, a cherché, avant tout, à « être plus clair » 4 (quo plenius intellegatur). Pourtant, les deux problèmes « paraissent s’interpénétrer » 5 (altera per alteram permeare videtur). Le plan suivi par Berg1. Il en va ainsi au sujet de la notion, récusée par Aristote, de « lieu du point ». Bergson dresse une véritable antinomie entre les interprétations de Simplicius et Philopon (voir ILA, p. 9-10). Pour Simplicius, distinguer entre le point et son lieu, c’est introduire en un point indivisible deux éléments, ce qui ne saurait être. Pour Philopon, attribuer un lieu au point, c’est en faire un corps, et partant lui attribuer une pesanteur, ce qui est également inintelligible. Quant à Bergson, il entend donner une interprétation plus fidèle de la pensée d’Aristote : selon lui, un corps ne peut trouver de lieu qu’au sein d’un autre corps, qui se meut ; sans quoi, il serait une partie du corps, et la partie n’a de lieu qu’en puissance. Or, un point ne saurait être placé dans un autre corps sans se mêler à lui. Il n’a donc pas de lieu. Bergson entend ainsi saisir la position d’Aristote au-delà d’interprétations qu’on a pu en donner et qui sont jugées par lui, semble‑t-il, trop éristiques. 2. ILA, p. 14. 3. Ibid. 4. Ibid. 5. Ibid. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 344/544 344 ÉTUDES GÉNÉRALES son sera donc le reflet exact de sa thèse interprétative, et la condition de possibilité de cette thèse. Ce point est capital. Le parcours que Bergson s’apprête à emprunter est clairement annoncé à la fin du chapitre 3 : il expliquera pourquoi le lieu n’est ni un corps (c’est‑à-dire un composé de matière et de forme), ni une qualité d’un corps (la matière ou la forme), ni même l’intervalle qui demeure après qu’on a déplacé le corps. Au chapitre 4, Bergson commente donc les textes où Aristote distingue le lieu de la forme et de la matière, ainsi que du corps lui-même, en tant que composé de matière et de forme. Ces textes constituent le chapitre 2 du livre IV de la Physique. Bergson commence par exposer, à la suite d’Aristote, les raisons pour lesquelles certains identifient le lieu à la forme, à la matière, enfin au corps lui-même. Dans cet exposé, Bergson se permet certaines anticipations sur le chapitre 4 du livre IV. Puis il expose les raisons aristotéliciennes pour lesquelles le lieu n’est ni la forme, ni la matière, ni le corps : pour Bergson, ces raisons sont au nombre de quatre. Elles appartiennent toutes au chapitre de la Physique qui vient d’être mentionné. Bergson les donne à peu près dans l’ordre. Le fait marquant est le suivant : au chapitre 5, Bergson passe directement à l’étude du vide, c’est‑à-dire au commentaire des chapitres 6 à 9 du livre IV de la Physique, conclusion comprise. Il omet de commenter le chapitre 5, de même qu’il a omis de commenter le chapitre 3, dans son étude des rapports entre lieu, matière et forme. Sur tous ces textes, il reviendra plus tard, au chapitre 6 de son travail. Mais il ne les étudiera pas de manière linéaire. Sur le plan de la méthode, il y a donc un phénomène tout à fait singulier. C’est une rupture. Bergson élude presque totalement les chapitres 3 à 5 du texte d’Aristote, pour passer tout de suite aux chapitres 6 à 9, et revient ensuite seulement aux chapitres oubliés. Ce phénomène, on pourrait l’appeler une prolepse. Cette prolepse a des raisons vraiment philosophiques : selon Bergson, c’est parce qu’il refuse l’idée d’un vide séparé qu’Aristote en vient à définir le lieu comme « la surface intérieure du contenant » 1. Les arguments pythagoriciens ou démocritéens en faveur du vide sont tous fondés, selon Bergson, sur cette hypothèse : « Le lieu est quelque 1. ILA, p. 43. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 345/544 SUR LE QUID ARISTOTELES DE LOCO SENSERIT DE BERGSON 345 chose de distinct qui existe par lui-même. » 1 Or, d’après Bergson, « Aristote ruinera cette hypothèse et la combattra ouvertement […]. En effet, s’opposer à l’émancipation (emancipatio) du lieu, si je puis dire, et enfermer à nouveau à l’intérieur des corps l’espace qui en était sorti mal à propos, voilà le dessein d’Aristote » 2. C’est donc grâce à une étude du vide, et grâce à cette étude seulement, que l’on comprendra la thèse aristotélicienne sur le lieu 3. Et cette étude du vide nous permettra de caractériser la position d’Aristote dans le débat philosophique concernant l’existence et la nature de l’espace, débat qui intéresse Bergson au premier chef. La suite du parcours de Bergson est toute tracée : au chapitre 6, il reviendra sur les passages qu’il n’a pas commentés. Mais ces passages ne sauraient s’éclaircir par eux-mêmes : il sera donc impossible de les étudier de manière linéaire, comme il a été fait pour le premier chapitre du livre IV de la Physique. L’attitude bergsonienne vis‑à-vis de ces textes est particulière : ce ne sont pas à proprement parler des textes qu’il commente, mais des textes sur lesquels il s’appuie. Il s’appuie sur eux, au sens où ils viennent corroborer sa propre thèse interprétative. Après le chapitre 6 du travail de Bergson, une seconde rupture se produit, moins importante que la première, et qui en est, en quelque sorte, la conséquence. Bergson a étudié à peu près tous les textes de la partie de la Physique qui traite du lieu (il a étudié les chapitres 1 et 2 du livre IV, puis les chapitres 6 à 9, enfin les chapitres 3 à 5). Il va donc, à présent, formuler les problèmes que posent ces textes. Ces problèmes seront, bien entendu, ceux que rencontre son interprétation propre. Il s’agit du statut du ciel, des éléments et du lieu premier. Au chapitre 8 de son ouvrage, Bergson 1. ILA, p. 13. 2. Ibid. 3. Remarquons que Hussey, dans l’introduction à sa traduction commentée des livres III et IV de la Physique, marque lui aussi la nécessité de se référer d’emblée aux chapitres sur le vide pour comprendre ceux qui portent sur le lieu, et notamment pour saisir le rapport entre le lieu aristotélicien et l’espace des modernes. À ceux qui s’étonneraient de l’absence de toute conception d’un tel espace chez Aristote, il répond : « An attack on theories of self-subsistent space does indeed appear in this book, but in chapter 8, under the guise of arguments against void » (Edward Hussey, Aristotles’s Physics, Books III and IV, translated with notes, Oxford-New York, Clarendon Press - Oxford University Press, 1983, p. XXIX ; désormais cité « Hussey »). Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 346/544 346 ÉTUDES GÉNÉRALES s’emploie à résoudre ces difficultés. Enfin, au chapitre 9, il émet un jugement sur la théorie aristotélicienne du lieu. Ce jugement est celui que l’on sentait poindre depuis le début du travail. Toute l’étude a été menée pour permettre la formulation d’un tel jugement. La question qui se pose est la suivante : Aristote a‑t-il saisi la notion moderne d’espace ? Aristote se trouve donc introduit au sein d’un débat philosophique essentiel aux yeux de Bergson. Le plan suivi par Bergson est donc à la fois singulier, à la fois significatif sur le plan philosophique. Il découle de la thèse interprétative de Bergson. L’INTERPRÉTATION DE BERGSON Aristote tente de ruiner la notion d’un espace séparé : voilà le premier point de l’interprétation de Bergson. Nous avons déjà cité ce texte : « s’opposer à l’émancipation du lieu, si je puis dire, et enfermer à nouveau à l’intérieur des corps l’espace qui en était sorti mal à propos, voilà le dessein d’Aristote » 1. Tout d’abord, Aristote s’oppose au vide des pythagoriciens. Selon les pythagoriciens, ainsi que le rapporte Aristote 2, le vide existe, parce que lui seul peut expliquer la séparation entre les nombres. En effet, si aucun vide n’existait, alors il serait impossible de faire des distinctions au sein de ce qui est successif (ἐφεξῆς). La question se pose, bien sûr, de savoir si cette séparation est d’ordre matériel ou d’ordre métaphysique 3. 1. ILA, p. 13. 2. Physique, IV, 213 b 22-27. Nous avons rendu plus précis les renvois chiffrés au texte aristotélicien donnés par Bergson, ces renvois étant accompagnés, dans l’édition latine, mais non dans les éditions suivantes, du texte visé par eux. 3. Pierre Pellegrin rapporte qu’Alexandre tenait pour la première interprétation, Simplicius pour la seconde, s’inspirant du Sophiste de Platon. Voir Aristote, Physique, trad. Pierre Pellegrin, Paris, Flammarion, coll. « GF », 2000, p. 229, note 1. Désormais cité « Pellegrin ». Lorsque nous citons la Physique d'Aristote en français, c’est cette traduction que nous utilisons, sauf mention expresse. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 347/544 SUR LE QUID ARISTOTELES DE LOCO SENSERIT DE BERGSON 347 Quoi qu’il en soit, Aristote évoque cette doctrine dans un passage où il se contente d’exposer, avant de les critiquer, les arguments des partisans du vide. D’où le reproche de Bergson : « Aristote passe légèrement sur les pythagoriciens » 1 ; or, selon Bergson, « bien que les pythagoriciens n’aient pressenti cette idée que confusément [il s’agit de l’idée d’espace vide], ils ont étonnamment, au moins sur ce point, me semble‑t-il, dépassé les autres » 2 (ceteris excelluerunt). D’après Bergson, en effet, l’idée d’espace vide est « nécessaire à notre pensée, pour distinguer les objets des objets et même les notions des notions » 3. On retrouve ici la doctrine du deuxième chapitre de l’Essai sur les données immédiates de la conscience. Aristote s’oppose, ensuite, à Platon. Il lui reproche d’avoir confondu le lieu et la matière 4. Aristote fait référence aux célèbres passages du Timée où il est dit que les objets qui naissent ont besoin d’exister, pour ainsi dire, dans un « réceptacle » 5 (χώρα). Selon Aristote, ce réceptacle est l’« indéterminé » 6 (τὸ ἀόριστον), c’est-à-dire la matière 7. On peut s’opposer à cette interprétation de Platon : c’est ce que fait Bergson 8. Selon lui, Aristote n’aurait pas mésinterprété Platon s’il avait connu, ou reconnu, « notre espace vide » 9, dont Bergson dit qu’il est le « frère » 10 de la χώρα platonicienne. Cette interprétation prête elle aussi, cela va de soi, à discussion. Enfin, Aristote s’oppose aux atomistes. Il nomme Démocrite et Leucippe 11. Il conteste (sans la réfuter pour le moment) leur idée selon laquelle « le tout corporel » (τὸ πᾶν σῶμα) n’est pas « continu » (συνεχής). Ils ont introduit le vide entre les atomes. Selon Aristote, les atomistes (il fait ensuite référence aux pythagoriciens) ont au moins compris, mieux que 1. ILA, p. 25. 2. Ibid. 3. Ibid. 4. Physique, IV, 209 b 11-13. 5. Voir, notamment, Timée, 52 b. 6. Physique, IV, 209 b 9. 7. Ibid. 8. P. Pellegrin rappelle, pour sa part, que « Platon n’a nulle part écrit dans le Timée que la χώρα et la matière sont la même chose : il n’emploie le terme ὕλη qu’une seule fois (69 a) au sens de « bois de construction » (Pellegrin, n. 2, p. 208). 9. ILA, p. 18. 10. Ibid. 11. Physique, IV, 213 a 34. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 348/544 348 ÉTUDES GÉNÉRALES leurs adversaires (il s’agit d’Anaxagore), ce qu’est le vide, ou plutôt ce qu’il serait s’il existait 1. La réfutation aristotélicienne des partisans du vide est donc capitale. Ce point peut être concédé à l’interprétation de Bergson. Selon Bergson, le « nœud du problème » 2, c’est‑à-dire la raison pour laquelle Aristote a condamné si fermement le vide, est la suivante : « Aristote pense que l’accroissement ne se produit pas par l’insertion d’intervalles plus longs ou plus courts, mais, pour ainsi dire, par la tension (intensio) plus ou moins grande de toutes les parties » 3 ; or : « C’est au cœur de la matière qu’il faut ramener ce pouvoir, pour le mêler au corps lui-même » 4 ; dès lors, si le vide existe, « il n’est rien d’autre que la matière elle-même, en tant qu’elle contient en puissance le rare et le dense, principes de la légèreté et de la pesanteur » 5. Et Bergson de se référer, sur ce point, au texte d’Aristote 6. C’est par la « puissance » que peut s’expliquer le lieu. Cet élément est crucial dans l’interprétation bergsonienne. Si Aristote a condamné le vide, alors, selon Bergson, il a condamné l’espace moderne. En effet, Bergson n’hésite pas à assimiler, et il le fait d’une manière constante, le vide que récuse Aristote et notre notion d’espace 7. C’est que, selon Bergson, la vacuité est un caractère essentiel de notre espace 8. Bergson va donc, point par point, exposer les différences entre le lieu d’Aristote et l’espace moderne. Le premier point concerne la question de l’inertie. Bergson oppose la conception moderne selon laquelle « un corps une fois en mouvement 1. Voir ILA, p. 23. 2. « Tenemus nodum », écrit Bergson en ILA, p. 39. 3. ILA, p. 39. 4. ILA, p. 39-40. 5. ILA, p. 40. 6. Bergson renvoie, à la note 1 de la page 40 de son travail (nous donnons les numéros de notes d’après l’édition originale en latin), au texte qui court de Physique, IV, 217 a 21 à Physique, IV, 217 b 27. 7. Voir le passage, déjà cité, où il est dit que les pythagoriciens auraient « pressenti » l’espace moderne (ILA, p. 25). 8. Voir par exemple le texte qui se trouve en ILA, p. 74, où il est dit que « notre espace est vide et illimité » (vacuum atque interminatum). Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 349/544 SUR LE QUID ARISTOTELES DE LOCO SENSERIT DE BERGSON 349 persévère à l’infini dans son mouvement » à celle d’Aristote, selon laquelle « un mouvement commencé ne peut continuer que par le renouvellement continuel de son impulsion » 1. Si le mouvement est naturel, il procède d’une « cause qui agit continuellement, semblable à un désir profond » 2 (desiderio intimo similis). Bergson s’appuie ici sur des expressions d’Aristote, pour leur donner un tour tout bergsonien 3. Bergson évoque également le cas du mouvement violent : « C’est continuellement aussi que résiste à une impulsion étrangère ce qui est mû contre nature » 4. L’impulsion, ici comme dans le cas du mouvement naturel, doit être continuellement renouvelée. Il faut toutefois signaler un fait singulier : juste après avoir rappelé sa conception du mouvement, Aristote imagine – dans une perspective de réfutation – ce que serait un mouvement, si le vide infini existait ; or, remarque‑t-il, soit la chose mue « restera en repos, soit elle sera nécessairement transportée indéfiniment, si rien de plus fort ne l’en empêche » 5. Dans ce passage, P. Pellegrin voit une « remarquable préfiguration du principe d’inertie » 6. Hussey, dans la même perspective, renvoie à la première loi de Newton 7. Bergson, on vient de le voir, insiste davantage sur les oppositions entre Aristote et les modernes. En second lieu, Bergson reproche souvent à Aristote d’avoir confondu les arguments physiques, d’une part, avec les arguments logiques et mathématiques, d’autre part. La physique touche aux corps, tandis que la logique et les mathématiques, l’une comme l’autre, touchent, selon Bergson, à l’espace vide. Cette confusion se rencontre lorsqu’il s’agit d’expliquer pourquoi le monde n’est pas infini. L’un des arguments d’Aristote est le suivant 8 : prenons un point en mouvement vers le bas ; ce mouvement est défini ; le mouvement contraire le sera donc aussi ; partant, le haut et le bas sont nécessairement définis, ce qui ne pourrait être dans un monde infini. 1. ILA, p. 30 ; Bergson commente le passage qui se trouve en Physique, IV, 215 a 13-19. 2. ILA, ibid. 3. Le « désir profond » est en effet analysé dans l’Essai sur les données immédiates de la conscience (p. 6-7). 4. ILA, ibid. 5. Physique, IV, 215 a 20-22. 6. Pellegrin, n. 1, p. 236. 7. Hussey, p. 130. 8. Voir le De caelo, I, 273 a 8-13, cité par Bergson en ILA, p. 56, n. 1. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 350/544 350 ÉTUDES GÉNÉRALES Bergson trouve cette argumentation « étonnante » (mira) ; c’est, nous semble‑t-il, qu’elle consiste à dire : « Si le bas existe, alors le haut existe », sans qu’on se soit demandé si le bas existait (mais Aristote établit par d’autres arguments qu’il y a des « lieux propres »). La volonté bergsonienne de distinguer, plus que ne le fait Aristote lui-même, entre les mathématiques et la physique apparaît également dans la classification que Bergson établit entre les arguments qui se trouvent au chapitre 8 du livre IV. Ainsi, Bergson écrit : « Aux preuves physiques s’ajoutent des arguments mathématiques, d’où il résulte que la vitesse du mouvement dans le vide serait infinie et ne pourrait être comparée à aucune autre. » 1 C’est bien un 1. ILA, p. 31. Le passage visé par Bergson se trouve en Physique, IV, 215 a 25 215 b 13. En raison de son caractère technique, c’est en note que nous préférons évoquer ce texte qui est important notamment par la place que Bergson lui confère dans son étude (voir ILA, p. 31-35). Aristote tente de réfuter les partisans du vide au moyen d’un raisonnement par l’absurde. Soit un mobile A traversant successivement deux milieux différents B et Δ. En un temps H, A aura parcouru des distances de longueurs différentes en B et en Δ. Le rapport entre ces longueurs sera défini par le rapport entre la densité des milieux. C’est que, selon Aristote, la vitesse d’un corps dans un milieu donné est inversement proportionnelle à la densité de ce milieu. Maintenant, supposons que le mobile A traverse une partie d’un milieu vide Z en le temps H. Comment mesurer la longueur de cette partie ? C’est impossible. En effet, dans le vide, il n’y a aucune résistance. La densité de Z est incommensurable, selon Aristote, à celle de B et de Δ. Le rapport entre la vitesse de A en Z et sa vitesse en un milieu plein n’est pas calculable. Le vide est donc, selon Aristote, contradictoire. Selon Bergson, Aristote, dans cette argumentation, « a été dupe non seulement d’une erreur physique, mais encore d’une erreur mathématique » (ILA, p. 35). C’est ce qu’essaie de montrer Bergson, en la transposant dans les termes mathématiques modernes. L’erreur physique d’Aristote, d’après Bergson, est de croire que « la vitesse du corps qui traverse croît en raison inverse de la densité du corps traversé, […] ce qui est absolument faux » (ILA, p. 34). Annick Stevens et Lambros Couloubaritsis commentent la même difficulté de la manière suivante : « Aristote refuse au vide un rôle possible en l’absence d’une résistance, ne serait-ce que parce que sa théorie du mouvement suppose toujours un contact et en même temps une proportion d’un mouvement relativement à un autre mouvement ou d’un temps relativement à un temps, mais jamais du vide relativement au plein. Bref, une théorie d’inertie d’un corps en mouvement dans le vide n’est pas concevable dans son système physique » (Aristote, La Physique, trad. Annick Stevens, Introduction de Lambros Couloubaritsis, Paris, Vrin, 1999, p. 171, n. 2 ; désormais cité « Stevens-Couloubaritsis »). Quant à l’erreur mathématique, elle prend la forme d’une contradiction au sein de la démonstration d’Aristote elle-même : il tente de comparer la vitesse de A à travers les milieux B et Δ avec sa vitesse à travers le milieu Z ; il suppose qu’une partie de Z peut être parcourue en un temps donné H. Mais c’est impossible, Aristote ayant supposé, précisément, que la vitesse d’un mobile est inversement proportionnelle à la densité du milieu traversé. En un milieu vide, la vitesse est infinie. Aristote « n’a pas compris cette conséquence mathématique » (ILA, p. 35). Pourquoi Aristote aurait- Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 351/544 SUR LE QUID ARISTOTELES DE LOCO SENSERIT DE BERGSON 351 reproche fondamental que Bergson adresse ici à Aristote : si celui-ci n’a pas suffisamment distingué entre la physique et les mathématiques, c’est qu’il n’a pas nettement conçu l’espace vide, sur lequel portent exclusivement, selon Bergson, les mathématiques 1. C’est donc la thèse interprétative de Bergson tout entière qui pèse ici, une nouvelle fois. Enfin, Bergson pose le problème de l’infini chez Aristote. Son objectif est de comparer les positions d’Aristote à celles des modernes, pour qui l’espace est infini. D’abord, Aristote reconnaît que si le vide existait, alors il serait infini. Notamment, il emploie l’expression « κατὰ τὸ κενὸν καὶ τὸ ἄπειρον » 2. S’agit-il d’un hendiadyn, comme le suggère P. Pellegrin 3 ? Toujours est-il que lui-même traduit « concernant le vide infini » 4. D’autre part, que nous soyons en présence d’un hendiadyn ou non, il reste qu’Aristote pense d’une manière connexe le vide et l’infini. C’est ce que l’on voit dans toute son argumentation : le mouvement est par nature différencié ; or, dans l’infini, il n’y a aucune différence ; partant, dans l’infini, il ne saurait y avoir aucun mouvement 5. Aristote s’oppose donc à l’existence du vide infini. Maintenant, le monde corporel s’étend-il à l’infini ? Nous avons déjà évoqué la réponse aristotélicienne, par la négative, à cette question. Comme le constate Bergson, l’idée d’un monde infini est combattue dans un certain nombre de il refusé d’attribuer au corps, dans le vide, une vitesse infinie ? C’est qu’il n’aurait pas perçu, dit Bergson, la différence entre infini et indéfini – propre, il est vrai, à « nos mathématiciens » modernes (ibid.). Il aurait, en quelque sorte, attribué une vitesse indéfinie au mobile, son but étant de montrer l’incommensurabilité entre la vitesse de A en Z et sa vitesse en B ou en Δ. L’indéfini est « ce qui est égal à n’importe quelle grandeur », l’infini « ce qui est plus grand que toute grandeur donnée » (ibid.). Notons que Bergson va loin dans sa critique des arguments mathématiques d’Aristote : ainsi, il parle, au sujet d’un autre développement, d’une « argumentation […] indigne d’Aristote » (ILA, p. 36). Cette argumentation commence par poser que dans tout milieu, les corps plus lourds auront une vitesse plus grande ; partant, selon Aristote, il doit en être de même dans le vide (voir la Physique, IV, 216 a 13-21). Mais Aristote ajoute que c’est impossible : en effet, c’est la division du milieu traversé qui détermine la vitesse du corps traversant. Et plus un corps est lourd, plus il divise le milieu. Or, dans le vide, il n’y a rien à diviser. Tous les corps auront donc la même vitesse. Bergson fait grief à Aristote de poser une prémisse qu’il nie dans la conclusion. 1. Voir l’Essai sur les données immédiates de la conscience, p. 56-63. 2. Physique, IV, 215 a 7-8. 3. Pellegrin, n. 1, p. 235. 4. Pellegrin, p. 235. 5. Voir la Physique, IV, 215 a 1-14. Bergson commente ce texte aux pages 29-30 de son étude. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 352/544 352 ÉTUDES GÉNÉRALES textes 1. L’argument essentiel fait intervenir la notion de lieu propre : les éléments (à savoir la terre, l’air, l’eau, le feu et l’éther) ont chacun un lieu propre, qu’ils rejoignent naturellement. Or, dans un monde infini, il ne saurait exister la moindre différence entre les lieux 2. Pour Aristote, donc, on ne peut concevoir ni un vide infini, puisque celui-ci n’existe pas, ni un monde infini. Bergson insiste tout au long de son étude sur cette double thèse d’Aristote. Elle permet à Bergson de tirer trois conclusions. D’une part, il y a une opposition radicale entre Aristote et Leibniz. Une confrontation suivie est établie par Bergson 3. Certes, Leibniz, tout comme Aristote, nie l’existence d’un vide séparé. Car l’espace n’est que la « synthèse » de nos perceptions d’objets 4. Mais l’espace, selon Leibniz, est divisible à l’infini. En revanche, Aristote refuse de diviser le corps à l’infini. C’est qu’il faut distinguer entre le corps et ses parties : le corps occupe un lieu en acte, tandis que les parties occupent un lieu en puissance. Le corps a donc un statut ontologique différent de celui des parties : il ne saurait être, ad libitum, divisé en parties. Il se suffit, par conséquent, à lui-même. Pour cette raison, Aristote n’a pas vu la nécessité de distinguer entre le corps et l’espace, simple principe de la divisibilité à l’infini. Mieux : si l’on distinguait entre le corps et l’espace, alors « la continuité de l’univers aristotélicien serait brisée, et d’un seul être vivant sortirait une multitude infinie d’éléments incorporels à qui toute possibilité de contact et d’impulsion serait refusée » 5. Nous retrouverions le système de Leibniz et l’harmonie préétablie. L’impossibilité, chez Aristote, de distinguer entre le corps et l’espace commande également le refus bergsonien de toute interprétation kantienne d’Aristote. C’est ce qu’exprime la note de la préface au Quid Aristoteles de loco senserit. Bergson évoque Wolter 6, qui « a été entraîné à affirmer qu’Aristote avait traité non seulement du lieu, mais aussi de 1. Ces textes sont le livre III de la Physique, le livre K de la Métaphysique (parallèle au passage de la Physique) et le livre I du De caelo. Voir ILA, p. 54-55. 2. Cette argumentation se trouve essentiellement aux livres I et II du De caelo. 3. ILA, p. 76-78. 4. ILA, p. 76. 5. ILA, p. 77. 6. De spatio et tempore. Dissertatio philosophica quam praecipua Aristotelis ratione habita scripsit Gust. Rud. Wolter, philos. doctor, Bonn, Karl Georg, 1848, 80 p. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 353/544 SUR LE QUID ARISTOTELES DE LOCO SENSERIT DE BERGSON 353 l’espace : notre argumentation réfute entièrement une telle erreur » 1 (« Quem errorem tota nostra argumentatio confutabit »). Le ton de Bergson, on le voit, est très dur 2. Dans sa préface, il nomme également Ule 3. Bergson est encore plus sévère : « D’un mot [comme si l’ouvrage ne méritait pas plus de commentaire], Ule désire, dans son opuscule, que la “substance” soit quelque chose qui s’intercale entre le monde et Dieu : nous ne voyons rien de plus éloigné de la doctrine d’Aristote » 4 (« Quo nihil reperiemus esse ab Aristotelia disciplina disjunctius »). Bergson revient, plus loin, sur l’opposition entre Aristote et Kant 5. Celui-ci distingue entre la matière et la forme d’une connaissance. L’espace est une forme a priori de la sensibilité et de l’intuition pure. Dès lors, il se distingue des objets connus, en tant qu’ils sont donnés a posteriori. Cela interdit d’assimiler l’espace au corps, comme le fait Aristote. Il y a une seconde conséquence de la distinction entre matière et forme de la connaissance : l’espace peut être infini, sans que le monde le soit. Enfin, l’espace peut être vide, car il n’est que la condition a priori de la juxtaposition et du mouvement 6. Au Stagirite qui se deman1. ILA, Préface, note. 2. Voir aussi la longue note qui se trouve à la page 58, non traduite dans les versions antérieures aux Écrits philosophiques de Bergson. 3. Untersuchung ueber den Raum und die Raumtheorie des Aristoteles und Kant, Halle, Knapp, 1850, 51 p. 4. ILA, Préface, note. 5. ILA, p. 72-74. 6. Pour toutes ces raisons, Bergson refuse de traduire l’important terme « διάστημα » par « extension » (extensio). Il réserve ce mot pour désigner l’espace moderne. « Διάστημα », où l’on trouve indéniablement une connotation spatiale, sera donc traduit par « intervalle » (intervallum). Il est vrai, la signification exacte du terme διάστημα pose un problème. P. Pellegrin l’expose dans son édition de la Physique, à propos du passage qui se trouve en 209 b 6-7 (voir Pellegrin, n. 5 et 6, p. 207). Διάστημα peut désigner tantôt « l’intervalle entre deux nombres », tantôt « l’extension comprise entre deux limites » (n. 5, p. 207). P. Pellegrin en conclut que l’on peut traduire διάστημα tantôt par « intervalle », tantôt par « extension ». Dans le passage concerné, il choisit « extension ». Carteron, quant à lui, donne « intervalle » (voir Aristote, Physique, trad. Henri Carteron, Paris, Les Belles Lettres, « Collection des Universités de France », vol. 1, p. 140) ; mais il lui arrive, en d’autres endroits, d’utiliser « extension ». A. Stevens propose, pour 209 b 6-7, « étendue » (p. 154) ; ailleurs, on trouve « distance », « espace » et, à nouveau, « étendue ». La difficulté se fait sentir tout de suite après : en 209 b 8-9, l’intervalle (διάστημα) est dit déterminé par la forme entendue au sens de ἐπίπεδος καὶ πέρας. Bergson traduit, en ILA, p. 16, par « une surface et une limite » (planities et terminus). Il est suivi, en cela, par Carteron (p. 126) et par A. Stevens (p. 154). P. Pellegrin, quant à lui, donne « une surface c’est‑à-dire une limite » (p. 208). Il s’en Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 354/544 354 ÉTUDES GÉNÉRALES dait comment peut exister ce qui, étant vide, est dépourvu de qualités et de puissance, Kant peut répondre, d’après Bergson, qu’il y a « deux modes d’existence : l’un que nous pouvons appeler physique, celui de l’objet composé de matière et de forme, l’autre, mathématique, et qui n’en est pas moins certain, celui de la forme séparée de la matière » 1. Bergson condense toutes ces analyses au dernier paragraphe de sa conclusion : au fond, la distinction entre la forme et la matière, pour Aristote, porte sur la « chose connue » (res cognitae), tandis que pour les modernes, elle porte sur « l’acte de connaissance » 2 (cognitio ipsa). Aristote ne conçoit pas, selon Bergson, l’espace au sens moderne du terme. Cela éclaircira la compréhension aristotélicienne du lieu. Cette compréhension est exposée principalement dans le chapitre 6 du travail de Bergson. Ce chapitre s’intitule « Comment Aristote a enfermé le lieu dans une définition dialectique ». Cela peut s’entendre de plusieurs façons. D’abord, la distinction entre la partie « dialectique », « doxique » et la partie où Aristote vise directement, pour son propre compte, à définir le lieu ne serait pas nettement marquée au livre IV de la Physique. C’est la thèse de Simplicius, reprise par P. Pellegrin 3. Mais le titre « Comment explique : le καί est pris par lui au sens explicatif ; si l’on traduit autrement, l’on en arrive à penser « une surface ou une limite », et « limite » devient un terme générique, qui désignerait la ligne, en deux dimensions, par opposition à la surface, en trois dimensions (voir la note 1, p. 208). Bergson semble concevoir les choses de cette façon, et cela, précisément, parce qu’il oppose résolument le lieu d’Aristote à l’espace des modernes. 1. ILA, p. 73-74. 2. ILA, p. 78. 3. Toutefois, à un moment donné, Aristote dit bien qu’il va passer de la δόξα à ce qui « semble véritablement » (δοκεῖ ἀληθῶς) appartenir au lieu » (Physique, IV, 210 b 33). Cette expression marquerait, selon P. Pellegrin lui-même, la « fin de l’examen dialectique » (Pellegrin, n. 2, p. 215). D’autre part, P. Pellegrin reconnaît, en citant Simplicius, que « ce qui est exposé ici ce sont, parmi les conceptions communes, celles qui peuvent être tenues pour fondées à la lumière des analyses précédentes » (ibid.). De même, il renvoie à Simplicius, qui fait comprendre que « la définition, pour être valable, doit rendre compte des caractéristiques “communes” évoquées plus haut » (Pellegrin, n. 1, p. 216). Ce que P. Pellegrin justifie en affirmant que « la définition fonde dans la réalité des propriétés qui n’avaient jusqu’ici qu’un statut “doxique” : l’examen dialectique fournit donc un ensemble de caractéristiques qui mènent vers la définition, laquelle fonde ces caractéristiques comme propriétés de la chose » (ibid.). Hussey commente d’une manière similaire : Aristote s’apprête à dégager des « axiomes » (axioms). Or, de ces axiomes, on peut dire : « The six Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 355/544 SUR LE QUID ARISTOTELES DE LOCO SENSERIT DE BERGSON 355 Aristote a enfermé le lieu dans une définition dialectique » peut s’entendre en un deuxième sens. La définition aristotélicienne du lieu, selon Bergson, est dialectique en ce qu’elle « ensevelit » 1 (sepelit) l’espace dans les corps. C’est donc, ici encore, toute la compréhension bergsonienne de la théorie du lieu chez Aristote qui est en jeu. Lorsque Bergson dit que la définition aristotélicienne du lieu est dialectique, il ne fait que reformuler le reproche fondamental qu’il adresse à Aristote. C’est au chapitre 6 de son ouvrage, disions-nous, que Bergson développe la conception aristotélicienne du lieu proprement dite. Or, un fait est à rappeler : en ce chapitre, Bergson a abandonné la méthode du commentaire linéaire. Il cite des textes divers du livre IV de la Physique, ainsi que des livres III, V, VI et VIII. De même, il cite fréquemment la Métaphysique. Les références au De caelo sont également nombreuses. On trouve même des citations du De generatione et corruptione, des Météorologiques et du De generatione animalium. Certains textes du De caelo sont étayés par des passages de Cicéron 2. On voit bien quel statut donner à ces textes de Bergson : nous sommes véritablement en présence d’un discours interprétatif. Bergson, du reste, ne s’en cache pas, puisqu’il écrit, par manière de transition entre ce chapitre et le chapitre 7 : « Si l’on se contente de cela [il s’agit des textes du quatrième livre de la Physique], on s’en tiendra au point de vue exotérique d’Aristote, plutôt qu’on aura pénétré [la] pensée profonde [d’Aristote] » 3. Aristote définit le lieu comme « la surface intérieure du contenant » 4. Tout d’abord, il distingue le lieu de la matière, de la forme et de l’intervalle qui subsiste après qu’on a déplacé le corps. Le lieu renvoie donc au contenant. Cette marche de pensée est suivie par Bergson au chapitre 4. Puis Aristote rejette du contenant tout ce qui ne se rapporte pas proprement au axioms are extracted from the discussion so far as being general principles which cannot be abandonned without the collapse of the whole notion of place, i.e. is taken by Aristotle as more or less obvious that their truth is built into that notion » (Hussey, p. 111). Ils peuvent donc être tenus pour évidents, du moins dans ce contexte. 1. ILA, p. 79. 2. En ILA, p. 50, Bergson cite les Tusculanes et le De natura deorum. 3. ILA, p. 59. 4. Voir ILA, p. 43. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 356/544 356 ÉTUDES GÉNÉRALES corps enfermé lui-même. Le lieu renvoie donc à une dimension bien précise du contenant, à sa surface intérieure. Cette argumentation, Bergson la rapporte dans le chapitre V de son étude. Elle est dirigée contre les partisans du vide. On comprend la nécessité de la « prolepse » de Bergson. Comme le remarque Bergson, cette définition écarte « beaucoup d’obstacles qui nous barraient la route » 1 (« Prima hac loci definitione multa removentur quae viam impendiebant ») : par exemple, le lieu sera distinct de l’objet enfermé en lui, sans être ni plus grand ni plus petit 2. Mais elle en fait apparaître une nouvelle : en effet, qu’est-ce qu’un « contenant » ? Un objet contient toujours ses propres parties : doit-il, pour autant, être défini comme leur lieu ? Si tel était le cas, alors l’objet serait divisible à l’infini, et le lieu fuirait sous notre regard (Aristote, comme nous l’avons vu plus haut, rejoindrait Leibniz). Pour parer à cette difficulté, Aristote recourt à une distinction : celle entre le continu (συνηχής) et le contigu (ἐχόμενον). Les parties sont continues, tandis que l’objet est contigu au lieu 3. Nous sommes dans l’univers comme dans un lieu – nous sommes contigus aux autres objets de l’univers –, mais nous ne sommes pas dans l’air de la même façon : nous sommes dans une partie de l’air, elle-même continue aux autres parties. Bergson, pour commenter cette distinction, cite le texte suivant : « Est dit contigu ce dont les extrémités sont en même temps [il s’agit d’un corps], continu ce dont les extrémités ne font qu’un [il s’agit d’un tout]. » 4 La distinction entre continu et contigu suppose une autre distinction : celle entre le lieu en acte et le lieu en puissance. Les parties n’ont leur lieu qu’en puissance, le corps a le sien en acte. Ainsi, dans un corps homéomère (c’est‑à-dire dont les parties sont semblables) et continu, les parties ont leur lieu en puissance ; en revanche, dans un tas, où les parties sont contiguës, elles l’ont en acte 5. Si l’on brise un corps, nous dit ainsi Berg1. ILA, p. 44. 2. Bergson cite, à ce propos, le texte qui se trouve en Physique, IV, 211 a 1-2. 3. Cette distinction se trouve en Physique, IV, 211 a 29-33. 4. ILA, p. 44-45. Le texte repris se trouve en Physique, VI, 231 a 22-23. Nous citons d’après Bergson. 5. Voir ILA, p. 45. Bergson fait référence au passage qui se trouve en Physique, IV, 212 b 3-6. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 357/544 SUR LE QUID ARISTOTELES DE LOCO SENSERIT DE BERGSON 357 son, ses parties accéderont au lieu en acte, alors qu’elles ne le possédaient qu’en puissance 1. Mais dès lors, une difficulté apparaît : selon quel critère distinguer entre le continu et le contigu ? Comment savoir, par exemple, si un vase rempli d’eau est un agrégat, ou s’il constitue un corps par lui-même – du moins, un assemblage continu 2 ? Le seul critère, c’est le mouvement. Si le corps se meut tout entier, ses parties restant immobiles les unes par rapport aux autres, alors nous avons affaire à un tout continu. Deux corps sont contigus lorsqu’ils se meuvent l’un par rapport à l’autre. Bergson cite le passage que voici : « Le lieu est nécessairement la limite du corps enveloppant. J’entends par corps enveloppé celui qui est mobile. » 3 Cette interprétation est séduisante : en effet, elle permet de rendre compte de textes qu’Aristote lui-même a mis en vedette. Outre celui que nous venons de rappeler, et qui « condense (contrahit) », selon Bergson, « la première partie de toute son argumentation sur le lieu » 4, évoquons celui-ci, également cité par Bergson : « Le lieu ne poserait pas de problème, s’il n’y avait pas de mouvement dans le lieu. » 5 C’est donc par le mouvement que, selon Aristote, le lieu doit être défini 6. Et l’on comprend quel intérêt avait Bergson à mettre en évidence, chez Aristote, les notions de continu et de mouvement : dès l’Essai sur les données immédiates de la conscience, la durée est définie comme continuité par opposition au temps homogène et indéfiniment divisible ; d’autre part, le mouvement ne peut être saisi que comme un tout continu, c’est‑à-dire comme participant lui-même de la durée. 1. Voir ILA, ibid. 2. Voir la Physique, IV, 211 b 14-29. 3. ILA, p. 46. Le texte repris se trouve en Physique, IV, 212 a 5-7. Nous citons d’après Bergson. 4. ILA, ibid. 5. ILA, ibid. Le texte repris se trouve en Physique, IV, 211 a 12-14. 6. C’est exactement le même texte, découpé de la même manière, qu’invoque Hussey pour tenir un propos étonnamment convergent avec celui de Bergson : « The argument from natural motions (208 b 8-25) brings us into contact with Aristotle’s own particular motivation, which is to give a satisfactory basis to the theory of locomotion » (p. XXVII). Non seulement le lieu doit être défini par le mouvement ; bien plus, la définition du lieu doit elle-même contribuer à celle du mouvement. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 358/544 358 ÉTUDES GÉNÉRALES Remarquons toutefois que les textes du livre IV sur le continu ne vont pas sans poser quelques problèmes. Notamment, Aristote évoque le cas d’un corps « non séparé mais continu » 1 (μὴ κεχωρισμένον ἀλλὰ συνεχές). Bergson ne cite pas ce texte. Or, il semble signifier que « continu » et « séparé » ne sont pas synonymes, puisqu’un corps peut être à la fois non séparé et continu – Aristote souligne toutefois le caractère paradoxal de cet état par l’adverbe « mais » (ἀλλά). P. Pellegrin signale la difficulté : il la résoudrait volontiers en traduisant κεχωρισμένον par « discret », ce qui confirmerait plutôt l’interprétation de Bergson 2. Le corps en question serait « non discret, mais continu ». Quoi qu’il en soit, le fait de rapporter le lieu à la notion de mouvement permet enfin de comprendre la sentence souvent répétée par Aristote : « Le lieu veut être immobile. » 3 Revenons à l’exemple du vase : ses parties (l’eau qu’il contient) se meuvent avec lui, l’accompagnent partout. Elles sont continues. Mais elles n’ont de lieu qu’en puissance. Ce qui possède un lieu en acte ne saurait se mouvoir avec ce qui le contient. Le lieu est donc immobile. Aristote illustre cette idée par l’image du navire 4. Celui-ci se meut dans le fleuve. Le fleuve, quant à lui, est immobile. Le lieu du navire est donc le fleuve. Mais les gens qui se trouvent dans le navire se meuvent avec lui, ils en sont donc pour ainsi dire des parties. Dès lors, il n’est pas leur véritable lieu. Le lieu dans lequel se trouvent les passagers, c’est également le fleuve. Lui seul est immobile, c’est‑à-dire qu’il coule, depuis toujours, entre les mêmes points géographiques. Dès lors, « c’est la limite immobile (ἀκίνητον) immédiate (πρῶτον) du contenant qui est le lieu. » 5 La limite est immobile, au sens où elle est le fleuve lui-même ; et elle est immédiate, au sens où la première limite immobile rencontrée au-delà des 1. Physique, IV, 211 b 31. 2. Voir Pellegrin, n. 3, p. 220. P. Pellegrin, en traduisant finalement par « non séparé mais continu », suit Carteron, qui donnait « non séparé, mais continu » (p. 132). Chez A. Stevens, on trouve « qui n’a pas été séparé mais est continu » (p. 160). 3. Voir ILA, p. 48. Bergson donne plusieurs références, dont une à la Métaphysique, K, 1067 b 9 sq. ; pour ce qui est de la Physique, il indique notamment le passage qui se trouve en 212 a 18-19 : « Βούλεται ἀκίνητος εἶναι ὁ τόπος. » 4. Physique, IV, 212 a 16-20 ; Bergson développe cette image en ILA, p. 49. 5. ILA, p. 49. Le texte repris se trouve en Physique, IV, 212 a 20-21. Nous citons d’après Bergson. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 359/544 SUR LE QUID ARISTOTELES DE LOCO SENSERIT DE BERGSON 359 passagers et du navire est le fleuve. Ce n’est pas, remarquons-le, le courant, car le courant est mobile 1. Cette définition du lieu engendre cependant, selon Bergson, trois difficultés. Remarquons que Bergson attribue moins ces difficultés à la compréhension aristotélicienne du lieu elle-même qu’à sa propre interprétation : « Nous n’avons pas saisi tout à fait la pensée d’Aristote » 2 (« Aristotelicam igitur sententiam non omnino tenemus », écrit-il juste après avoir formulé les trois problèmes). Cela suppose une certaine attitude du commentateur à l’égard du texte qu’il commente : le texte a toujours sa logique propre, qui reflète celle de la pensée de son auteur, et cette logique risque toujours d’être brisée par le propos que l’on tient à son sujet. Les difficultés doivent être imputées moins à la pensée de l’auteur lui-même qu’à l’approximation, pouvant toujours être plus précise, de l’interprétation. La démarche bergsonienne est donc une démarche d’humilité ; quand Bergson entend saisir « la vraie pensée d’Aristote sur le lieu » 3, il ne prétend, en aucun cas, comprendre Aristote mieux qu’Aristote ne s’est compris lui-même. Le premier problème pointé par Bergson est le suivant : d’une part, Aristote affirme que le ciel, ou plutôt sa surface extérieure, est le lieu par excellence 4. En effet, comme il est expliqué plus loin, toutes les choses sont dans l’univers ; mais l’univers lui-même n’est contenu par rien 5. Or, le lieu est immobile. Le ciel, lieu par excellence, devrait donc être immo1. Voir la remarque de Bergson à la fin de la page 49 de son travail. Notons que c’est cette définition aristotélicienne du lieu qui a été critiquée, d’une manière illustre, par Descartes (Regulae ad directionem ingenii, XII, AT, X, 426). Mais celui-ci, rapportant le propos d’Aristote, disjoignait les notions d’immédiat et d’immobile. Tantôt, il disait que la superficie du corps ambiant peut changer, alors que je demeure immobile et que je reste dans le même lieu (lorsque je suis debout dans un fleuve animé d’un courant), tantôt que la superficie peut se mouvoir avec moi, de sorte qu’elle a beau continuer à m’entourer, je ne suis plus dans le même lieu (comme lorsque je voyage dans un navire). Aristote, au contraire, insiste bien pour qu’on recherche la limite qui est à la fois immédiate et immobile du contenant. 2. ILA, p. 62. 3. ILA, Préface. 4. Voir la Physique, IV, 212 a 21-24. 5. Physique, IV, 212 b 13-22. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 360/544 360 ÉTUDES GÉNÉRALES bile. Pourtant, affirme Aristote, le ciel se meut 1. Cette difficulté, note Bergson, a déjà été remarquée par Théophraste 2. Formulons tout de suite la question : si le ciel est lieu, et qu’il se meut, alors il ne doit pas être lieu au même sens que le lieu dit « premier ». Le tout n’a pas le même statut que la partie. Qu’est-ce qui les distingue ? La deuxième difficulté se présente ainsi : chaque élément possède un lieu propre. Les éléments sont disposés en anneaux 3. Par conséquent, chaque élément est un lieu pour l’élément inférieur. Par exemple, l’éther est le lieu du feu, qui est le lieu de l’air. Or, encore une fois, « le lieu veut être immobile. » 4 Pourtant, dit Aristote, par exemple dans le De generatione et corruptione 5, les éléments se meuvent. Le feu rejoint son lieu naturel, ce qui suppose qu’il ne l’ait pas d’emblée. Si les éléments étaient maintenant situés dans leur lieu propre, ils seraient séparés. Comment résoudre cette contradiction ? Enfin, la troisième difficulté concerne le lieu premier 6. Le critère qui détermine le lieu d’une chose, c’est la contiguïté entre cette chose et son lieu. Le navire est contigu au fleuve. Mais comment sait-on qu’un corps est contigu, et non continu, à un autre ? Nous l’avons vu, c’est par la possibilité qu’il a de se mouvoir par rapport à lui. C’est donc le mouvement qui détermine le lieu. Mais alors, un corps n’a de lieu qu’en tant qu’il peut le quitter – mieux : qu’il le quitte, car jusque-là, il n’y a aucun moyen de savoir qu’il lui est contigu, et non continu. Ce que Bergson exprime sous la forme paradoxale suivante : « Il faut donc dire ou qu’un corps prend possession de son lieu au moment où il le quitte, ce qui paraît tout à fait absurde, ou croire mobile le lieu. » 7 Mais la définition d’Aristote « veut que le lieu premier soit une limite immobile. » 8 Les trois difficultés concernent donc le lieu commun (le ciel), le lieu propre et le lieu premier (le lieu en général, tel qu’il est défini comme 1. Il se meut même d’un mouvement éternel : sur ce point, voir par exemple le texte qui se trouve en Physique, IV, 211 a 13-14. 2. Voir ILA, p. 60. 3. Voir ILA, p. 52. 4. Voir ILA, p. 48. 5. De generatione et corruptione, II, 337 a 11-15. Ce texte est cité en ILA, p. 61. 6. Voir ILA, p. 61-62. 7. ILA, p. 62. 8. Ibid. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 361/544 SUR LE QUID ARISTOTELES DE LOCO SENSERIT DE BERGSON 361 « surface intérieure du contenant »), soit les trois types de lieux révélés par l’analyse d’Aristote. L’ordre dans lequel Bergson présente les difficultés n’est pas indifférent : ainsi que nous le verrons, il les résout les unes par les autres, en suivant une progression pour ainsi dire descendante. D’ores et déjà, remarquons que les trois difficultés concernent la notion de mouvement : comme nous l’avons dit, il n’est pas étonnant que le Bergson de 1889 mette en vedette cette notion. Dès lors, voici selon quel principe il va résoudre les difficultés : « Nous avons, pour les examiner plus à loisir, fait s’arrêter bien des choses » ; maintenant, il faut « rendre au monde aristotélicien son mouvement interrompu » 1 (« interruptum motum Aristotelis mundo restituere »). La solution de la première difficulté suppose la distinction entre deux types de mouvements : le mouvement circulaire ou sphérique, et le mouvement en ligne droite. Cette distinction est fondée notamment dans le De generatione et corruptione, où Aristote dit que « les parties de la sphère changent bien de lieu, mais que la sphère tout entière demeure dans un lieu identique. » 2 Le ciel serait animé d’un mouvement sphérique. Dès lors, il ne change pas de lieu – il n’en a pas –, bien qu’il se meuve. Remarquons que la sphère est dite se mouvoir selon ses parties, tandis que le corps en mouvement circulaire se meut de lui-même. Or, les parties n’ont de lieu qu’en puissance. Le corps a un lieu en acte. Il y a donc une équivocité du mouvement. C’est cette équivocité qui permet de comprendre comment le ciel peut, en un sens, se mouvoir, en un autre sens, rester immobile. La distinction entre les deux mouvements recoupe la distinction entre la puissance et l’acte, dont Bergson fait grand cas. Au sujet de la deuxième difficulté, Bergson remarque que les éléments ne sont pas seulement contigus : ils sont aussi reliés les uns aux autres par le fait qu’ils passent les uns dans les autres. L’eau se transforme, par ses parties du moins, en air, l’air peut redevenir eau. Bergson exprime cette idée en disant que les éléments ont les uns avec les autres une sorte d’« air de famille » 3, en citant le De caelo et la Physique 4. Cette comparaison est toute bergsonienne, en ce qu’elle exprime une relation physique en termes 1. Ibid. 2. ILA, p. 63. Le texte repris se trouve en De generatione et corruptione, I, 320 a 22-23. Nous citons d’après Bergson. 3. ILA, p. 67. 4. Les textes visés sont les suivants : De caelo, IV, 310 a 33 - 310 b 12 (Bergson Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 362/544 362 ÉTUDES GÉNÉRALES psychologiques (comme nous l’avons vu, Bergson insiste sur l’idée que le monde aristotélicien est un « être animé » 1). Dès lors, il existe, entre les éléments eux-mêmes, une sorte de mouvement circulaire 2. S’appuyant sur un texte du De generatione et corruptione 3 où l’on trouve peut-être, selon lui, une « réminiscence d’Héraclite » 4 (« haud scio an Heracliteae cujusdam sententiae memor »), Bergson écrit que les éléments simples passent les uns dans les autres, « pour ainsi dire, par une délégation et une imitation du ciel » 5. C’est ce qui permet de rendre compte de leur mouvement, bien qu’ils soient chacun un lieu propre, et donc immobiles. Le procédé est le même que plus haut : les éléments se meuvent par leurs parties, non par euxmêmes. Ce sont des parties de l’eau qui deviennent air. Or, les parties possèdent leur lieu « en puissance ». De même, comme dit le livre IV de la Physique : « L’eau est air en puissance ; mais l’air est, en un autre sens, eau en puissance. » 6 Nous retrouvons ainsi la double distinction entre le tout et les parties d’une part, entre l’acte et la puissance d’autre part. Passons à la troisième difficulté. Ici, Bergson fait preuve d’une grande prudence : il avertit que la question a été « soulevée peut-être par une curiosité ou un scrupule excessif » 7 (« haud scio an nimia quadam curiositate vel religione nostra instituta ») de sa part, et qu’il va y répondre « plutôt par une conjecture que par un argument précis d’Aristote » (« conjectura nostra potius quam certo Aristotelis argumento » 8). Mais cela nous permettra d’éprouver d’autant mieux la force de son interprétation. Dans le cas du mouvement du ciel, Bergson a résolu le problème par une référence au mouvement circulaire ; dans le cas du mouvement des éléments, il a, de même, évoqué un échange circulaire entre eux, par leurs parties. Ici, Bergson cherchera pratique une coupe de 310 a 35 à 310 b 11), Physique, IV, 212 b 29-31, ainsi que l’ensemble du chapitre 4 du livre IV du De caelo. Bergson les cite en ILA, p. 67, n. 2. 1. ILA, p. 6. 2. Voir ILA, p. 68. 3. De generatione et corruptione, II, 337 a 1-7. 4. ILA, ibid. 5. ILA, p. 69. 6. ILA, p. 67. Le texte repris se trouve en Physique, IV, 213 a 3-4. Nous citons d’après Bergson. 7. ILA, p. 69. 8. Ibid. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 363/544 SUR LE QUID ARISTOTELES DE LOCO SENSERIT DE BERGSON 363 un cercle qui « imite la révolution circulaire du ciel » 1 (« conversione aequabili motum circularem imitata ») et le mouvement des éléments. Il pense le trouver dans la notion de tourbillon. Cette notion fut développée par Platon 2 et, comme le dit Bergson, « esquissée plutôt qu’achevée par Aristote » 3 (« Ob hanc ipsam causam adumbrat Aristotelis potius quam conficit »). En effet, cette notion intervient à deux reprises au livre IV de la Physique : d’abord, il s’agit d’expliquer, contre Mélissos (qui niait, en Éléate, à la fois le vide et le mouvement), comment le mouvement peut avoir lieu s’il n’y a pas d’espace vide 4. Or, remarque Aristote, dans les liquides, une partie peut céder la place à une autre, sans qu’il y ait discontinuité entre elles. Il en va de même pour tous les corps continus. Une partie en pousse une autre, qui à son tour en pousse une autre, jusqu’à ce que la première soit remplacée, selon un mouvement circulaire. Bergson développe cette argumentation en décrivant le mouvement d’un poisson à l’intérieur de l’eau 5. La même explication est donnée par Aristote au sujet du mouvement d’un projectile dans l’air 6. Il n’emploie pas le terme de tourbillon (δίνη), mais Simplicius, commentant ce passage, cite le Timée 7. Bergson tire parti de ce point pour expliquer comment le lieu peut être à la fois immobile, et révélé par le mouvement du corps. Soit un corps se mouvant en ligne droite : comme tout est plein, il n’en engendre pas moins un tourbillon de particules de différents éléments, se déplaçant sous la forme d’un « anneau » 8 (anulus). Cet anneau se meut ; mais il se meut en cercle, de même que le ciel. En ce sens, il est donc immobile. Si on en fait le lieu du corps, le lieu peut être immobile, et la définition aristotélicienne continue d’être valable. Pourtant, le corps se meut. Il faut toutefois ajouter une précision : ici, l’anneau se meut également suivant la ligne droite que suit le corps. Il est donc à la fois mobile et immobile, mais ce n’est pas au même sens. Quoi 1. ILA, p. 70. 2. Voir Timée, 58 e - 59 a. 3. ILA, ibid. 4. Voir la Physique, IV, 214 a 28-32. 5. Voir ILA, p. 27. 6. Voir la Physique, IV, 215 a 14-16. 7. Le passage cité est celui que l’on trouve en 59 a. Sur cette question, voir Pellegrin, n. 3, p. 235. 8. ILA, p. 70. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 364/544 364 ÉTUDES GÉNÉRALES qu’il en soit, on devra plutôt dire que le lieu du corps est, non pas l’anneau lui-même, mais la « surface à l’intérieur de laquelle tourne un anneau mobile » 1. Comme nous avons pu le constater, la même notion de mouvement circulaire permet de résoudre, selon Bergson, les trois difficultés qui concernent le lieu. Le mouvement circulaire est même un principe heuristique dont Bergson s’est servi pour découvrir la solution du troisième problème : « Il est logique (rationi consentaneum est) qu’il y ait une troisième sorte de mouvement circulaire, qui mette un terme à notre troisième débat sur la mobilité du lieu. » 2 Bergson rend compte de l’homologie entre les trois mouvements (celui du ciel, des éléments et du corps) par la notion d’« imitation » 3. Selon lui, les parties inférieures du cosmos aristotélicien trouveraient leur raison d’être et d’intelligibilité dans les éléments supérieurs, qu’ils imitent : le mouvement du corps ne peut se comprendre que par celui des éléments, qui ne peut, quant à lui, se comprendre que par celui du ciel tout entier. Bien des années plus tard, Bergson écrira, en des pages célèbres, que la causalité, chez les anciens, s’explique en les termes tantôt d’une « attraction, tantôt d’une impulsion exercée par le premier moteur sur l’ensemble du monde. Les deux vues se trouvent chez Aristote, qui nous montre dans le mouvement de l’univers une aspiration des choses à la perfection divine et par conséquent une ascension vers Dieu, tandis qu’il le décrit ailleurs comme l’effet d’un contact de Dieu avec la première sphère et comme descendant, par conséquent, de Dieu aux choses. » 4 Comment les choses pourraient-elles « aspirer à la perfection divine » sans chercher à l’imiter ? D’autre part, qu’est-ce que cette impulsion qui descend à travers toutes les sphères, si ce n’est le mouvement circulaire qui se transmet par « délégation » ? Certes, il ne faut pas croire que Bergson ait disposé, dès 1889, de l’ensemble des principes qui régiront son interprétation d’Aristote en 1907 ; mais il est permis de penser qu’il ait porté son attention, dès le début de sa carrière, sur certains points de 1. 2. 3. 4. Ibid. Ibid. Voir ILA, p. 69 et 70. L’Évolution créatrice, p. 322 ; souligné par Bergson. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 365/544 SUR LE QUID ARISTOTELES DE LOCO SENSERIT DE BERGSON 365 doctrine précis qu’il n’a cessé d’approfondir par la suite, en raison de l’intérêt qu’ils présentaient pour lui. LE JUGEMENT DE BERGSON Ces analyses conduisent Bergson à prononcer un jugement à l’égard de la conception aristotélicienne du lieu. Ce jugement est formulé, essentiellement, à la fin de la conclusion du travail, c’est‑à-dire au chapitre 9. Il consiste, dans ses grandes lignes, à reprocher à Aristote de n’avoir pas compris la notion moderne d’espace. Certes, la teneur de ce jugement est globalement critique ; mais il faut remarquer également qu’il est formulé tout en nuances ; d’autre part, le simple fait que Bergson fait grief de cette méconnaissance à Aristote pose problème : en effet, Bergson n’est-il pas le premier à considérer l’espace vide comme une abstraction, et à réhabiliter l’étendue concrète, ensemble de qualités 1 ? Il nous faudra donc, d’abord, rendre compte du jugement bergsonien dans toute sa précision ; puis nous tenterons d’examiner son bien-fondé quant au texte même d’Aristote. Enfin, nous poserons la question, proprement bergsonienne, de savoir pourquoi Bergson conteste la doctrine d’Aristote, lors même qu’il reprendra un certain nombre de ses orientations. Bergson commence par « résoudre la question » pendante entre Aristote et les modernes en « peu de mots » 2. Le lieu, pour les modernes, est « apparenté d’une part avec l’infini, de l’autre avec l’extension » 3. Aristote récuse la notion d’infini par sa théorie du lieu commun, la notion d’extension par sa théorie du lieu premier. Mais Bergson reconnaît que les philosophes modernes « se sont efforcés d’élucider [la notion d’espace] non sans peine » 4 (graviter laboraverunt). Il dit même que le problème de l’exten1. Voir l’Essai sur les données immédiates de la conscience, p. 71-73. 2. ILA, p. 78. 3. Ibid. 4. Ibid. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 366/544 366 ÉTUDES GÉNÉRALES sion et de l’infini « a mis la postérité à la gêne » 1. Il en va ainsi de Leibniz, qui voit encore en l’extension la synthèse de nos perceptions de l’étendue, refusant de lui attribuer une existence autonome, ne serait-ce que celle d’une forme a priori. Ainsi, la théorie kantienne de l’espace ne fut développée que sur le tard. C’est là une première nuance. La deuxième nuance est la suivante : Aristote « devrait être blâmé » (« Vituperandus quidem ob id esset Aristoteles ») pour avoir ignoré la notion d’espace, « s’il n’avait eu conscience d’écarter la question » 2. Ainsi, Aristote a vraiment eu, dans certains passages, selon Bergson, une compréhension très précise de ce qu’il refusait. Bergson insiste sur le fait qu’Aristote connaissait parfaitement la doctrine démocritéenne « au sujet de l’espace vide et infini », et qu’il a même « accordé à Platon l’éloge d’avoir le premier discuté du lieu » 3. Il a donc bien vu qu’il y avait là un problème. Cet éloge se trouve dans le passage où Aristote critique l’assimilation platonicienne de la χώρα à la matière. C’est que, pour Bergson, le lieu platonicien peut être dit, comme nous l’avons vu, « frère de notre espace vide » 4. En tout cas, Aristote a bien « pressenti » (praesensit) les difficultés concernant « notre espace libre et discontinu » 5 (spatium nostrum liberum ac solutum). Mais si Aristote les a pressenties, il les a, ajoute Bergson aussitôt après, « déclarées insurmontables » 6. Tel est le véritable reproche que Bergson adresserait à Aristote : non pas de s’être aveuglé sur un point, mais de l’avoir vu dans presque toute sa lumière, et de n’avoir pas cru qu’il pût être résolu. Ce qui soulève, d’ailleurs, une difficulté bergsonienne : comment peut-on poser adéquatement un problème sans parvenir à le résoudre ? Un problème n’est-il pas résolu une fois qu’il est bien posé ? Voilà pour le reproche véritable de Bergson ; mais il est lui-même accompagné d’une nuance. Aristote n’a pas cru que le problème de l’espace (en termes modernes) pût être résolu : « nous pourrons à peine lui reprocher, dit Bergson, si nous remarquons combien est moderne et 1. 2. 3. 4. 5. 6. Ibid. Ibid. Ibid. ILA, p. 18. ILA, p. 78. Ibid. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 367/544 SUR LE QUID ARISTOTELES DE LOCO SENSERIT DE BERGSON 367 presque d’hier (recentior ac paene hesterna), en tant qu’elle porte sur l’acte de connaissance plutôt que sur la chose connue, la distinction de la forme et de la matière » 1 (formae materiaeque distinctio »). Bergson évoque donc la situation historique d’Aristote ; plus profondément, c’est à la différence entre la distinction aristotélicienne de la matière et de la forme, d’une part, et la distinction kantienne entre ces deux notions, d’autre part, qu’il fait allusion. Bergson nous invite, en cette fin de conclusion, à considérer ce point comme capital. Il fallait, pour en venir à la conception d’un espace vide et infini, le caractériser comme une forme de notre pensée, non comme immanent aux choses. En effet, si l’on suppose que l’espace vide est immanent aux choses, on ne peut être conduit qu’à le rejeter. La doctrine d’Aristote est la parfaite illustration de cette vérité. Le reproche se mue donc en une sorte d’éloge, il est vrai, implicite : Aristote fut parfaitement conséquent. Si on le considère comme immanent aux choses, le vide est un concept contradictoire : ou bien il est une chose, mais alors il n’est pas le vide, ou bien il n’est pas une chose, mais alors son immanence aux choses est inintelligible. Bergson reprend ensuite cette idée d’une inintelligibilité du vide rapporté aux choses : selon lui, c’est « prématurément » 2 (praemature) que Leucippe et Démocrite avaient « émancipé » 3 l’espace. En raison du caractère prématuré de cette émancipation, Aristote fut conduit à « ramener [l’espace] dans les corps de manière qu’à l’espace fût substitué le lieu » 4 (« Spatium […] voluit in corpora reduci ut pro spatio locus […] substitueretur »). Le lieu n’est rien d’autre que le nom de cette réintégration de l’espace au sein des corps. En définitive, la critique de Bergson cherche à rendre compte de la position d’Aristote dans toute sa cohérence. Elle n’est donc ni extérieure, ni acerbe. C’est à la toute fin du texte, seulement, que Bergson semble regretter qu’Aristote ne soit pas allé plus avant : parlant de la réintégration, grâce à la notion de lieu, des choses dans l’espace, Bergson écrit que « cet 1. Ibid. 2. Ibid. 3. Ibid. 4. ILA, p. 79. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 368/544 368 ÉTUDES GÉNÉRALES artifice lui a permis, si l’on peut dire, d’ensevelir, non seulement l’espace dans les corps, mais encore la question elle-même » 1 (« Quo artificio non spatium tantummodo in corporibus, sed et quaestionem ipsam, si ita loqui liceat, sepelevit »). Voilà le véritable grief de Bergson contre Aristote : non pas d’avoir mal – ou pas du tout – résolu un problème pour la solution duquel il lui manquait, de toute façon, les éléments (à savoir la distinction kantienne entre la forme et la matière de nos connaissances), mais d’avoir masqué une question qu’il était presque parvenu à poser adéquatement. Quel est le bien-fondé, du point de vue aristotélicien, des reproches que Bergson adresse à Aristote ? Il ne saurait s’agir, bien entendu, de montrer qu’Aristote a conçu la théorie de l’espace moderne. Il lui manquait la distinction entre a priori et a posteriori, Bergson insiste suffisamment sur ce point. Mais il y a au moins deux éléments, dans le texte aristotélicien, qui montrent qu’Aristote a aperçu des notions corrélatives à celle d’espace. Du reste, Bergson ne dit pas autre chose lorsqu’il écrit qu’Aristote a « pressenti » 2 la question. Tout d’abord, dans sa présentation des thèses des partisans du vide, présentation qui précède leur réfutation, Aristote écrit : « Le vide, en effet, est censé être non pas un corps, mais l’extension (διάστημα) d’un corps. » 3 Aristote indique donc que le vide, s’il existe, doit être séparé du corps, mais non comme un autre corps ; comme son « extension » (ou son intervalle). Il existe un rapport tout particulier entre le corps et son extension : l’extension est distincte du corps, mais elle est la condition à laquelle il peut être étendu. Certes, cette condition n’est pas la condition de sa connaissance, comme ce serait le cas chez Kant. L’extension est, selon les partisans du vide interprétés par Aristote, condition de la chose elle-même, ou plutôt de son existence. Mais le rapport d’une nature toute particulière – celui de condition à conditionné – qui liera, chez Kant, l’objet sensible à l’espace, a déjà été vu par Aristote, du moins à travers les doctrines de ses adversaires. 1. Ibid. 2. ILA, p. 78. 3. Physique, IV, 214 a 19-20. Nous avons évoqué le débat à propos de la traduction de διάστημα. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 369/544 SUR LE QUID ARISTOTELES DE LOCO SENSERIT DE BERGSON 369 Un second point mérite d’être signalé. En un passage que nous avons déjà évoqué, Aristote énonce cinq arguments montrant l’incompatibilité du vide avec le mouvement 1. L’un d’entre eux est le suivant : le mouvement naturel est toujours différencié ; chaque élément a en effet son lieu propre. Maintenant, supposons que le vide existe. Le vide est par nature infini. Dès lors, il ne contiendra « ni haut, ni bas, ni milieu » 2. Le mouvement naturel ne pourra pas se produire. Ce qui est important, dans cette argumentation, c’est que le vide est analytiquement lié à l’infini. S’il existe un vide, alors il est infini. Ce point ne semble pas mis en question par Aristote. Bien plus, il le tient pour admis dans son expression même, puisqu’il paraît user, comme nous l’avons vu, d’un hendiadyn : « τὸ κενὸν καὶ τὸ ἄπειρον. » 3 Or, lier le vide à l’infini, n’est-ce pas apercevoir un caractère qui sera essentiel à l’espace des modernes ? En effet, pour Kant, l’espace est nécessairement infini. Au-delà d’une partie d’espace, on sera toujours en mesure de concevoir une autre partie d’espace 4. C’est même le grand paradoxe de l’« Esthétique transcendantale » : l’espace est une « grandeur infinie donnée » 5. Aristote a donc conçu l’espace comme condition (du moins a‑t-il compris que ses adversaires le concevaient ainsi) et comme infini. Pourquoi a‑t-il refusé, pour sa part, l’existence d’un espace vide ? Bergson luimême pose la question : « Ces conclusions [l’existence d’un espace vide], Aristote ne pourrait nous les accorder, et même s’il le pouvait, il ne le voudrait pas. » 6 Pour expliquer cela, Bergson se réfère à la notion de puissance : « L’espace vide, en effet, s’il existait, ne produirait rien. Or, ce qui ne produit rien, est dépourvu de toute existence aux yeux d’Aristote. » 7 Bergson précise qu’il se réfère bien aux notions proprement aristotéliciennes de puissance et d’acte : Aristote « ne conçoit aucune sorte d’existence que celle qui est impliquée dans l’acte ou dans la puissance d’agir. » 8 1. 2. 3. 4. 5. 6. 7. 8. Physique, IV, 214 b 28 - 215 b 24. Physique, IV, 215 a 8-9. Physique, IV, 215 a 7-8. Voir la Critique de la raison pure, AK, III, 51-53 ; A 22/B 37 - A 25/B 40. Ibid., AK, III, 53 ; A 25/B 39. ILA, p. 74. Ibid. Ibid. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 370/544 370 ÉTUDES GÉNÉRALES Bergson, semble‑t-il, interprète en un sens un peu moderne la notion de puissance : elle s’apparenterait, dans son interprétation, davantage au pouvoir ou à la force qu’à la virtualité ou à la potentialité. Quoi qu’il en soit, Bergson cite deux textes de la Métaphysique où Aristote reproche à Démocrite et à Leucippe d’avoir donné une existence au vide, alors que le vide n’a aucune puissance 1. Mais de tels textes peuvent être trouvés au livre IV de la Physique. D’abord, Aristote ironise sur la « puissance » qu’Hésiode semble conférer au lieu : « S’il en est ainsi [si Hésiode a raison d’affirmer que le chaos naquit en premier], alors la puissance du lieu serait quelque chose d’admirable, et antérieure à toutes choses ; car ce sans quoi aucune autre chose n’existe, alors qu’il existe sans les autres choses, nécessairement est premier. » 2 Mais nous sommes dans un contexte ironique : δύναμις n’a peut-être pas ici son sens proprement aristotélicien. Ensuite, il existe un texte où Aristote refuse, contre les pythagoriciens, d’admettre le lieu au nombre des causes 3. En effet, il n’est ni la matière des étants, ni leur forme, ni même leur fin. Certes, Aristote parle ici du lieu, non du vide. Mais ce qui est vrai, en l’occurrence, du lieu le sera a fortiori du vide. D’autre part, dans ce texte, Aristote n’emploie pas le terme δύναμις ; mais ce qui ne saurait être cause de quoi que ce soit ne saurait avoir la moindre δύναμις. Enfin, Aristote évoque une doctrine des pythagoriciens selon laquelle l’accroissement d’un corps vivant s’explique par le vide contenu en lui : en effet, la nourriture est un corps ; dès lors, elle ne saurait entrer dans le corps vivant si celui-ci ne contenait aucun espace vide pour l’accueillir 4. Or, cette doctrine est réfutée plus loin : lorsqu’un corps croît, il croît par toutes ses parties ; dès lors, si le vide explique la croissance, alors toutes les parties doivent contenir du vide 5. Cela est contraire à l’hypothèse des pythagoriciens, pour qui le vide est circonscrit en un espace bien précis du 1. Il s’agit des textes qui se trouvent en Métaphysique, A, 985 b 4-9, et en Métaphysique, Γ, 1009 a 25-30. 2. Physique, IV, 208 b 33-209 a 1. 3. Physique, IV, 209 a 18-22 ; voir le passage, évoqué plus haut, où Aristote expose la doctrine pythagoricienne selon laquelle le vide sépare les nombres les uns des autres (Physique, IV, 213 b 22-27). 4. Physique, IV, 213 b 18-20. 5. Physique, IV, 214 b 3-11. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 371/544 SUR LE QUID ARISTOTELES DE LOCO SENSERIT DE BERGSON 371 corps, espace servant à recevoir la nourriture. Le vide n’explique donc rien : en ce sens, il n’a aucune δύναμις (mais le mot n’est pas non plus présent dans ce texte). Ainsi, la notion de δύναμις semble fondamentale pour comprendre la théorie aristotélicienne du lieu. Dans les analyses qui viennent d’être rapportées, c’est l’éminence de la notion de δύναμις qui conduit Aristote à refuser l’existence du vide. Cela rejoint nos conclusions précédentes : le lieu premier ne pouvait être compris sans la référence à la puissance. En effet, qu’est-ce qui définit le lieu premier ? C’est qu’il est le lieu d’un corps continu. Or, le continu est composé de parties (c’est parce qu’elles sont continues entre elles que le corps est dit continu). Maintenant, les parties n’ont de lieu qu’en puissance. Le corps, lui, a un lieu en acte. C’est donc la distinction entre l’acte et la puissance qui commande la distinction entre le corps et ce qui n’est pas lui, c’est‑à-dire toute la définition du lieu. Il reste à comprendre pourquoi Bergson, qui oppose aussi nettement qu’il le fait la durée qualitative à l’espace vide, et par là l’« espace conçu » à l’« étendue perçue » 1, reproche à Aristote d’avoir conçu le lieu comme qualitativement déterminé, c’est‑à-dire déterminé par le corps. Ce reproche est d’autant plus difficile à interpréter que Bergson, souvent, utilise des expressions qui lui sont très propres pour désigner des concepts aristotéliciens. Tout d’abord, nous l’avons vu, Bergson attribue au mobile aristotélicien un « désir profond » (desiderio intimo). C’est par ce désir que s’explique le mouvement naturel, selon Aristote tel que Bergson l’interprète : à ce mouvement « préside une cause qui agit continuellement, semblable à un désir profond, et renouvelle sans fin son effet. » 2 Or, dans l’Essai sur les données immédiates de la conscience, Bergson explique le désir comme une modalité de la durée. Un « obscur désir » devient peu à peu une « passion profonde » par un changement qualitatif, une re-création continuelle de soi. Le désir, petit à petit, « a pénétré un plus grand nombre d’éléments psychiques, les teignant pour ainsi dire de sa propre couleur. » 3 1. Essai sur les données immédiates de la conscience, p. 71. 2. ILA, p. 30. 3. Essai sur les données immédiates de la conscience, p. 7. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 372/544 372 ÉTUDES GÉNÉRALES Ensuite, nous l’avons vu également, Bergson n’hésite pas à interpréter dans un sens radical certaines analyses aristotéliciennes, et à définir le monde aristotélicien comme « une sorte d’être vivant ». Parlant du mouvement des éléments qui rejoignent leur lieu propre, Bergson écrit : « puisque Aristote considère l’univers comme une sorte d’être vivant, il est nécessaire que chaque particule de matière, sans être attirée ni contrainte, sans qu’aucun intervalle vide soit donné, aspire cependant au voisinage des parties et se porte vers celles parmi lesquelles elle s’acquitte de sa fonction propre, et est le plus utile possible au corps de l’univers. » 1 Or Bergson, dans son langage, ne compare‑t-il pas l’univers à un être vivant, lorsqu’il écrit, dans L’Évolution créatrice, que le Tout « progresse peut-être à la manière d’une conscience » 2, et que « L’univers dure » 3 ? Continuons : en un passage que nous avons déjà cité, Bergson avance que les éléments ont entre eux « une sorte d’air de famille » 4 ; peu après, il affirme que les éléments, en passant les uns dans les autres, « renaissent de leur progéniture » 5 (a progenie sua nascuntur). On trouverait sans peine, dans l’œuvre de Bergson, des expressions proches de cette dernière ; n’est-ce pas, en effet, le propre de la durée, que de renaître sans cesse de soi, par un effort continué de création ? Enfin, comme nous venons de le rapporter, Bergson en vient à parler de l’accroissement d’un corps selon Aristote. Or, pour Aristote, d’après Bergson, cet accroissement ne s’explique pas « par l’insertion d’intervalles plus longs ou plus courts, mais, pour ainsi dire, par la tension (intensio) plus ou moins grande de toutes les parties. » 6 La notion de tension est une notion capitale du bergsonisme. À la fin de Matière et mémoire, elle sert à distinguer entre les différents niveaux de durée, qui mesurent autant de degrés d’être 7. Entre deux objets divisibles, on peut distinguer par l’arrangement de leurs parties ; mais ce qui est indivisé, continu, comment cela pourrait-il changer, sinon par une modification de tension ? La tension 1. ILA, p. 53. 2. L’Évolution créatrice, p. 10. 3. Ibid., p. 11. 4. ILA, p. 67. 5. ILA, p. 68. 6. ILA, p. 39. Nous avons déjà cité ce texte. 7. Voir par exemple Matière et mémoire, p. 236. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 373/544 SUR LE QUID ARISTOTELES DE LOCO SENSERIT DE BERGSON 373 est donc un caractère essentiel de la durée bergsonienne, dans son opposition à la distension ou à la détente. Certes, il ne faut pas croire que le Bergson de 1889 ait eu en main toutes les notions analysées en 1896. Mais entre l’idée de tension développée par Bergson au sujet du corps aristotélicien et la notion proprement bergsonienne de « tension de durée », ne peut-on pas voir une communauté d’inspiration ? Dans les deux cas, l’idée de tension permet de penser, d’une manière non quantitative, des différences qui le sont en apparence. On trouve donc, dans le Quid Aristoteles de loco senserit, bien des caractérisations très bergsoniennes de concepts aristotéliciens 1. Par conséquent, il faut expliquer pourquoi Bergson conteste la théorie aristotélicienne du lieu, lors même qu’il aurait tant de raisons de la reprendre, au moins partiellement, à son propre compte – lors même qu’il laisse transparaître son intérêt pour elle à travers tant d’expressions. La question est encore compliquée par un fait fondamental : en forgeant une philosophie de la durée, Bergson voulut forger une philosophie du mouvement 2. Or, à propos de l’univers aristotélicien, il écrit, ainsi que nous l’avons déjà évoqué, ceci : « Nous avons […] fait s’arrêter bien des choses, qui étaient nécessairement en mouvement. Mais maintenant, si nous rendons au monde aristotélicien son mouvement interrompu, il vaut la peine de se demander ce qu’il adviendra du lieu. » 3 De même, le principe de l’interprétation, par Bergson, de la théorie du lieu chez Aristote est, rappelons-le, le mouvement lui-même : sans le mouvement d’un corps par rapport à un autre, il est impossible de savoir s’il lui est contigu, 1. La liste pourrait même être allongée : à un moment donné, Bergson oppose le mouvement tel que l’explique la physique moderne, c’est‑à-dire le mouvement considéré comme relatif, au mouvement aristotélicien, qui serait pour ainsi dire un changement de « couleur physique » (ILA, p. 65). Il est inutile de rappeler la diatribe que mène Bergson, dès l’Essai sur les données immédiates de la conscience (p. 82-90), contre la conception cartésienne du mouvement. D’une manière générale, on décèle une sorte de sympathie de Bergson pour la conception aristotélicienne du mouvement, qu’il exprime constamment en termes de « qualité » (voir par exemple le passage qui se trouve en ILA, p. 75). Or, l’une des oppositions majeures de l’Essai n’est-elle pas celle de la qualité et de la quantité ? 2. Si ce point avait besoin d’être établi, il suffirait de se référer à l’« Introduction à la métaphysique », dont les deux premières thèses conclusives sont les suivantes : « I. Il y a une réalité extérieure et pourtant donnée immédiatement à notre esprit. […] II. Cette réalité est mobilité » (« Introduction à la métaphysique », in La Pensée et le Mouvant, p. 211 ; souligné par Bergson). 3. ILA, p. 62. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 374/544 374 ÉTUDES GÉNÉRALES ou s’il forme avec lui un tout continu. Dès lors, il est impossible de savoir si le corps a un lieu en acte, ou seulement en puissance. À ces deux égards, le monde aristotélicien est, selon Bergson, un monde de mouvement ; il doit ses déterminations, le lieu par exemple, au mouvement. Il y a donc, entre le monde aristotélicien et le monde de Bergson, au moins certaines similitudes. Pour cette raison encore, il est urgent de comprendre pourquoi Bergson s’en prend à Aristote sur la question de l’espace 1. Pour résoudre ce problème, il faut comprendre le sens exact de la critique bergsonienne de l’espace. Ce que Bergson critique, ce n’est pas la notion même d’espace. C’est l’expression impropre, en termes spatiaux, d’une réalité qui est essentiellement continuité et mobilité. La durée est continuité, l’espace est discontinuité. Dans la durée, les différents états se fondent intimement les uns dans les autres. Il n’y a entre deux efforts, par exemple, qu’une différence qualitative. Au contraire, l’espace est divisible à l’infini. Ses parties sont donc juxtaposées les unes aux autres. Il est partes extra partes. Dès lors, il nous est impossible d’exprimer la durée en termes spatiaux. Par exemple, le langage, qui est un ensemble de mots aux divisions bien arrêtées, ne saurait rendre les nuances précises de notre vie psychologique : « Le mot aux contours bien arrêtés, le mot brutal, qui emmagasine ce qu’il y a de stable, de commun et par conséquent d’imper1. On pourrait poursuivre sur les affinités entre les doctrines de Bergson et d’Aristote, qui sont nombreuses. Contentons-nous de citer le texte où Bergson reconnaît explicitement la parenté entre ce qu’il appelle, à partir de 1903, « intuition », et ce qui est, selon lui, la méthode aristotélicienne de penser. Le parti à prendre, opposé à la méthode des généralités, serait « de prolonger la vision de l’œil par une vision de l’esprit. Ce serait, sans quitter le domaine de l’intuition, c’est‑à-dire des choses réelles, individuelles, concrètes, de chercher sous l’intuition sensible une intuition intellectuelle. Ce serait, par un puissant effort de vision mentale, de percer l’enveloppe matérielle des choses et d’aller lire la formule, invisible à l’œil, que déroule et manifeste leur matérialité. […] Telle fut la doctrine d’Aristote. Telle est la discipline intellectuelle dont il apporta la règle et l’exemple. En ce sens, Aristote est le fondateur de la métaphysique et l’initiateur d’une certaine méthode de penser qui est la philosophie même » (« La vie et l’œuvre de Ravaisson », in La Pensée et le Mouvant, p. 258). Nul doute que se manifeste, sur un tel texte, l’influence de l’interprétation ravaissonienne d’Aristote. En effet, la « formule » que « déroule et manifeste la matérialité » des choses ressemble fort, comme Bergson le reconnaît lui-même, à l’« âme génératrice » que le peintre, selon un Ravaisson qui s’inspire de Léonard de Vinci, est appelé à retrouver derrière le modèle (voir « La vie et l’œuvre de Ravaisson », ibid., p. 264-266). Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 375/544 SUR LE QUID ARISTOTELES DE LOCO SENSERIT DE BERGSON 375 sonnel dans les impressions de l’humanité, écrase ou tout au moins recouvre les impressions délicates et fugitives de notre conscience individuelle. » 1 Si Bergson condamne la traduction impropre du qualitatif en termes de quantité, cela ne signifie pas qu’il récuse la notion de quantité, c’est‑àdire celle d’espace 2. Bien plus, l’espace, entendu au sens de la physique moderne et de Kant, est un moment essentiel de sa pensée 3. Il est un cadre nécessaire de notre action. C’est grâce à lui que nous pouvons arrêter la mouvante continuité des choses, pour nous donner prise sur elle. L’espace est un « filet aux mailles indéfiniment déformables » 4 que nous tendons au-dessous des choses pour préparer notre action sur elles. L’espace, également, est la condition de toute pensée distincte. Si nous ne disposions pas de la représentation de l’espace, alors il nous serait impossible de placer, pour ainsi dire, nos idées les unes à côté des autres. Ce point, nous l’avons vu, est expressément signalé dans le Quid Aristoteles de loco senserit lui-même 5. Bergson y reviendra plus tard, notamment dans « La conscience et la vie », en expliquant que seul son éparpillement matériel permet à la pensée de résoudre la confusion qu’elle contient, en tant qu’elle est continuité 6. Bien plus, l’espace est ce qui permet de rendre compte de bien des illusions spéculatives, en tant qu’elles procèdent d’une confusion de la durée avec l’espace. C’est de ce point de vue que Bergson reprend, dans l’Essai sur les données immédiates de la conscience, la question de la liberté. Partisans de la nécessité et partisans du libre arbitre s’entendent en réalité sur un point essentiel : agir consisterait à choisir entre deux ou plusieurs voies toutes tracées. Mais il n’y a de voies que dans l’espace. C’est donc une spatialisation de la durée qui engendre les difficultés liées à la liberté. Agir, au contraire, consiste à durer. Et l’action libre est le pro1. Essai sur les données immédiates de la conscience, p. 98. 2. Selon Bergson, en effet, l’espace est tout le contenu de la notion de quantité : voir l’Essai sur les données immédiates de la conscience, p. 56-63. 3. Ce point est très net dans la conclusion de l’Essai sur les données immédiates de la conscience, notamment aux p. 174-180. 4. Matière et mémoire, p. 235. 5. ILA, p. 25. 6. Sur la continuité comme confusion et sur le rôle distinguant de l’espace et de la matière, voir « La conscience et la vie », in L’Énergie spirituelle, p. 22. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 376/544 376 ÉTUDES GÉNÉRALES grès de la durée sur elle-même 1. C’est en ce sens que le problème de la liberté est « né d’un malentendu » 2. Il découle de tout cela que pour parvenir à une saisie rigoureuse de la durée, comme se le propose l’Essai sur les données immédiates de la conscience, il importe d’avoir préalablement purifié l’espace de tout ce qu’il lui empruntait, ce qu’effectue le Quid Aristoteles de loco senserit 3. Nous sommes à présent en mesure de comprendre pleinement le propos de Henri Gouhier : Bergson, dans le Quid Aristoteles de loco senserit, cherche à « éclairer la question posée prise pour elle-même, indépendamment du contexte aristotélicien. » 4 Ce propos peut avoir deux sens : ou bien Bergson n’hésite pas à forcer quelque peu le texte d’Aristote pour y découvrir des thèmes qui lui sont chers – cette interprétation de la phrase de Gouhier est d’emblée peu plausible –, ou bien c’est à travers l’effort même qu’il donne en tant qu’historien de la philosophie, effort d’humilité et de sympathie, que Bergson parvient à reformuler la question qui le préoccupe en propre. En tout cas, on ne saurait reprocher à Bergson d’avoir fait quelque violence que ce soit au texte d’Aristote. Comme nous espérons l’avoir montré, il tente de commenter tous les passages, et il le fait avec une grande précision. Toutefois, lorsqu’il se propose de retrouver la « vraie pensée d’Aristote » 5, qui est, au surplus, une « pensée cachée 6 », quelques réserves peuvent, à bon droit, naître dans l’esprit du lecteur. Bergson ne 1. Pour ces analyses, voir l’Essai sur les données immédiates de la conscience, p. 132-137. 2. Essai sur les données immédiates de la conscience, p. 180. 3. Nous retrouvons ainsi une remarque de Rose-Marie Mossé-Bastide. S’étonnant, comme nous le faisons, de voir Bergson soutenir, contre Aristote, la position d’un Kant dont on le sait beaucoup plus éloigné, elle écrit : « Pourtant le réalisme aristotélicien attirait au fond Bergson, plus que l’idéalisme kantien qui limite la connaissance au monde des phénomènes. C’est que, pour Bergson, l’idéalisme de l’espace n’empêche pas le réalisme de la durée, et par l’intuition de cette durée, celle de l’être et de la vie » (Introduction à « L’idée de lieu » chez Aristote, in Les études bergsoniennes, ibid., p. 12). Nous ajouterions, pour notre part, que l’« idéalisme de l’espace » est cela seul qui permet, précisément, le « réalisme de la durée ». 4. Henri Gouhier, Avant-propos aux Mélanges de Bergson, p. IX. 5. ILA, Préface. 6. Ibid. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 377/544 SUR LE QUID ARISTOTELES DE LOCO SENSERIT DE BERGSON 377 prétendra‑t-il pas montrer, de la doctrine d’Aristote, un aspect qu’Aristote lui-même n’a jamais aperçu ? Pour le dire autrement, ne livrera‑t-il pas, comme aristotélicienne, une pensée à laquelle Aristote n’a de fait jamais songé ? Il n’en est rien. Nous sommes maintenant en mesure de rassembler les éléments qui, selon Bergson, constituent cette « vraie pensée ». D’une part, le lieu ne saurait être compris sans la référence à la distinction de l’acte et de la puissance, distinction qui est effectivement centrale dans la métaphysique aristotélicienne. Ce que Bergson cherche à faire en se servant de cette distinction pour élucider la théorie de lieu, c’est donc à réajuster cette théorie sur les articulations mêmes de la pensée aristotélicienne, à réinstaller ce qui, en apparence seulement, est périphérique, au centre du système. Si Bergson s’abstrait de la problématique aristotélicienne, c’est, par conséquent, non sans avoir préalablement établi l’unité de cette problématique. Ensuite, Bergson insiste sur le fait qu’Aristote a conçu la distinction entre matière et forme non pas au sein de la connaissance, mais au sein des choses. C’est ainsi une différence essentielle entre la doctrine d’Aristote et les doctrines modernes, issues de Kant, qui est indiquée. L’interprétation bergsonienne va donc dans le sens de la spécification : après avoir montré ce qui faisait l’unité de la pensée aristotélicienne, Bergson fait voir ce qui la distingue radicalement d’autres pensées. Dans le même mouvement, c’est un élément pertinent pour comprendre toute une partie de l’histoire de la philosophie entre Aristote et Kant qui nous est donné : comment Kant, dans l’« Esthétique transcendantale », a‑t-il pu reprendre à son propre compte un couple de notions qui avaient été forgées par Aristote, et utilisées par lui, ainsi que par la scolastique, en un tout autre sens ? Ces deux points établissent clairement dans quelle mesure Bergson a rempli sa tâche d’historien de la philosophie. En même temps, on s’aperçoit que c’est du sein même de son activité d’historien de la philosophie que surgit, pour lui, la possibilité de produire également une œuvre philosophique nouvelle. La théorie de l’acte et de la puissance, nous l’avons vu, conduit Aristote à refuser l’existence au vide. Car le vide ne saurait avoir aucune puissance, et ce qui n’a aucune puissance n’est rien. Bergson prend Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 378/544 378 ÉTUDES GÉNÉRALES acte de cette conclusion. Mais c’est, en quelque sorte, pour l’inverser. Pourquoi, en effet, vouloir que l’espace possède une existence physique ? N’est-il pas possible de penser qu’il soit une pure représentation, et qu’il constitue pourtant la condition de toute action, de toute pensée distincte même, ainsi que d’illusions métaphysiques ? Telle sera bien la doctrine de Bergson. Mais alors, l’espace doit être une forme, non plus des choses ellesmêmes, mais de la connaissance. Voilà pourquoi Bergson insiste si nettement sur l’opposition entre Aristote et Kant. On voit le lien nécessaire qui unit les deux principes suivis par Bergson dans son interprétation. Ou bien l’espace est dans les choses, mais alors il est un concept contradictoire et il faut lui substituer le lieu qualifié ; ou bien il appartient à notre connaissance, mais alors il n’a plus d’existence physique, il est, en termes aristotéliciens, sans aucune puissance. L’Essai sur les données immédiates de la conscience se donne pour but de trancher entre ces deux positions. Il est donc permis de penser que le travail sur Aristote, tout en demeurant un travail d’histoire de la philosophie, constitua une pièce essentielle dans la maturation de la position proprement philosophique assumée par le second ouvrage de 1889. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 379/544 PO RTR AI T DE FAM I LL E ? B E R G S O N E T LE D E R N I E R W I T T G E N S T E I N par Tatsuya MURAYAMA Morphologie… ist das, was man, wenngleich uneigentlich, Naturgeschichte nennt, in seinem ganzen Umfange… Es wird… eine durch alle gehende, unendlich nuancierte Analogie [der Gestalten] im Ganzen und in den Teilen nachgewiesen (unité de plan), vermöge welcher sie sehr mannigfaltigen Variationen auf ein nicht mitgegebenes Thema gleichen… [Die Morphologie] führt uns unzählige, unendlich mannigfaltige und doch durch eine unverkennbare Familienähnlichkeit verwandte Gestalten vor… Über das innere Wesen irgendeiner… Erscheinungen erhalten wir durch [einen Gesetz] aber nicht den mindesten Aufschluß : dieses wird Naturkraft genannt… A. Schopenhauer, Die Welt als Wille und Vorstellung, § 17. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 380/544 380 ÉTUDES GÉNÉRALES 1. AUTREMENT QUE DÉFINIR OU À CÔTÉ DE L’ESSENCE « Que 1 signifie le rire ? Qu’y a‑t-il au fond du risible ? » (R, 1 2). Voici les questions avec lesquelles Bergson commence Le Rire. À première vue, sa réponse n’est pas opaque : il y a « une certaine raideur du corps, de l’esprit et du caractère, que la société voudrait encore éliminer pour obtenir de ses membres la plus grande élasticité et la plus haute sociabilité possible. Cette raideur est le comique, et le rire en est le châtiment » (R, 16). Pourtant, aussitôt après, cette remarque se voit atténuée : « Gardons-nous pourtant de demander à cette formule simple une explication immédiate de tous les effets comiques […]. Mais nous voulons surtout en faire le leitmotiv qui accompagnera toutes nos explications » (R, 16). Pourquoi notre philosophe émet-il une telle réserve ? Référons-nous à l’appendice de la 23e édition de cet ouvrage, dans lequel il met en cause les définitions du comique formulées par ses prédécesseurs : « généralement trop large » (R, 155), cette façon grossière de définir le comique est à plusieurs reprises l’objet de la critique bergsonienne (R, VI, 30, 65, 74, 101, 139, 156 ; M, 602 ; cf. R, 6, 28, 83, 95). Cela pourrait nous conduire à présumer que seule l’inexactitude de ces définitions est problématique. En effet, tout en montrant à quel point sont vagues les formulations précédentes, Bergson prétend avoir obtenu pour sa part « une précision et une rigueur scientifiques » (R, VI ; cf. 157). Néanmoins, cette précision et cette rigueur ne sont pas obtenues au moyen d’une définition plus exacte ou plus détaillée. Bergson affirme en effet 1. Une première version de ce texte a été présentée lors du colloque international « Tout ouvert. L’Évolution créatrice en tout sens » (23-25 octobre 2009, à Tokyo). Je remercie vivement les organisateurs (MM. S. Abiko, H. Fujita et N. Sugiyama) pour leur invitation et leur accueil. 2. Nous citons les œuvres de Bergson en abrégeant comme suit : Essai sur les données immédiates de la conscience : DI ; Le Rire : R ; L’Évolution créatrice : EC ; Les Deux Sources de la morale et de la religion : MR ; La Pensée et le Mouvant : PM ; M : Mélanges. Nos références renvoient à la pagination des éditions critiques (PUF, coll. « Quadrige. Grands textes ») pour les ouvrages principaux et à celle des Mélanges (PUF, 1972) pour les autres textes. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 381/544 PORTRAIT DE FAMILLE ? BERGSON ET LE DERNIER WITTGENSTEIN 381 qu’« aucun concept ne peut enfermer une réalité psychologique » (M, 436437 1), et que, par conséquent, son livre ne vise pas non plus « à enfermer la fantaisie comique dans une définition » (R, 1 ; cf. VI ; M, 436, 632). Il ajoute même : « j’ai tenté quelque chose de tout différent » (R, 156 ; cf. M, 436, 632). Bref, ce qui, d’après lui, est à rejeter n’est pas telle ou telle définition particulière, mais la définition en général, et donc l’intention et l’acte mêmes de définir. S’il en est ainsi, la question se pose de savoir comment philosopher sans définir. Que signifie ce « quelque chose de tout différent » ? Voici assurément un problème fort obscur, un « impertinent défi » (R, 1) jeté aux études bergsoniennes. Mais ce défi est-il lancé uniquement aux études bergsoniennes ? Dans la mesure où la philosophie constitue, depuis Platon, un travail de définition, ce rejet presque catégorique de toute définition des faits psychologiques (« aucun concept ne peut… ») nous amène à penser que Bergson essaie ici de « philosopher autrement », autrement qu’« à la manière des Grecs » (M, 757). Dès lors, ce petit livre, dont le titre représente, selon l’auteur, un « impertinent défi jeté à la spéculation philosophique », constitue, en fait, tout entier un défi énorme, jeté non seulement aux interprètes mais aussi à la philosophie elle-même, plus précisément à la tradition platonicienne de la philosophie. – Autrement qu’en définissant ou à côté de l’essence, tel est donc l’enjeu fondamental de la réserve bergsonienne que nous avons citée plus haut. Il serait utile d’apporter ici quelques éclaircissements sur deux termes atténuatifs que nous utilisons : « presque » et « à côté de ». En fait, Bergson emploie, quant à lui, des concepts quelque peu circonscrits (« Cette raideur est le comique… ») ; il déclare que son travail a « pour objet de déterminer les principales “catégories” comiques, de grouper le plus grand nombre de faits et d’en dégager les lois » (R, 171, Avant-propos de la 1re édition ; cf. 39, 42, 44, 52-53, 55-56, 73, 91) ; il n’évite même pas le terme d’« essence », compris dans son sens positif (R, 1, 98, 114, 156 ; cf. 67). Catégorie, loi, essence – ce sont en effet des termes tirés du vocabu1. Cf. également R, 28 ; M, 632. Dans ce dernier texte, on lit : « Ma conviction est qu’il est chimérique de chercher une définition, c’est‑à-dire une formule simple qu’on puisse appliquer telle quelle, machinalement, à tout ce qui fait rire. » Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 382/544 382 ÉTUDES GÉNÉRALES laire traditionnel. À moins que notre philosophe ne méconnaisse ce qu’il fait lui-même, la vraie difficulté est, pour nous, de savoir comment il a à la fois refusé et accepté un tel vocabulaire, et quelle modification il y a apportée 1. Ces petites remarques sont d’autant plus pertinentes qu’elles nous permettent de mettre en lumière le degré de complexité de la méthode bergsonienne, qui « requiert de l’esprit, pour chaque nouveau problème, un effort entièrement nouveau » (PM, 97). Cela étant dit, nous ne nous proposons pas d’examiner directement cette complexité elle-même, c’est‑à-dire la réalité et la validité mêmes du défi de Bergson, mais simplement de comparer ce défi à un autre, lancé également à « la grande philosophie occidentale » 2, mais cette fois par le dernier Wittgenstein. Cette mise en rapport ne semble, au premier abord, pas justifiée. Nous croyons pourtant qu’elle peut nous aider à mesurer la singularité et la portée du Rire, ouvrage publié sept ans avant L’Évolution créatrice et trente-deux ans avant Les Deux Sources de la morale et de la religion. Que ce rapprochement s’avère fructueux (aussi fructueux que celui qui est scrupuleusement proposé par Pariente entre Bergson et le premier Wittgenstein 3) ou au moins admissible, voilà ce que nous espérons. 1. Alléguons deux commentaires par Bergson lui-même, aussi suggestifs qu’énigmatiques (c’est nous qui soulignons) : « Mais notre méthode […] tranche sur celle qui est généralement suivie, et qui vise à enfermer les effets comiques dans une formule très large et très simple. Ces deux méthodes ne s’excluent pas l’une l’autre ; mais tout ce que pourra donner la seconde laissera intacts les résultats de la première » (R, VI) ; « J’ai bien dû, pour m’exprimer clairement, donner des formules précises et définir un certain nombre de types ; mais j’ai averti le lecteur que je voulais simplement, par là, proposer des points de repère à ceux qui désireraient se rendre compte de ce qu’ils éprouvent en présence des effets comiques » (M, 436). 2. L. Wittgenstein, Public and Private Occasions, Rowman and Littlefield Publishers, 2003, p. 72, cité in H. Sekiguchi, « Du point de vue wittgensteinien », in T. Iida (éd.), Philosophie du langage et de la pensée, Iwanami, 2009, p. 244 (en japonais). 3. J.-C. Pariente, « Bergson et Wittgenstein », in Revue internationale de philosophie, 1969, no 2-3, p. 183-204 ; Le langage et l’individuel, Armand Colin, 1973, chap. 1. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 383/544 PORTRAIT DE FAMILLE ? BERGSON ET LE DERNIER WITTGENSTEIN 383 2. DEUX VISAGES SEMBLABLES 2-1. La « parenté » chez Bergson La méthode qui consiste, selon Le Rire, à « déterminer les procédés de fabrication du comique » (R, VI ; cf. 156-157), peut être résumée en trois points : 1o comme nous l’avons déjà signalé dans la section précédente, la première règle est d’être en garde contre la volonté de définir. – Pourquoi cette règle ? Serait-ce parce que les effets comiques sont si variés qu’on ne peut, comme Bergson le répète avec insistance, les « enfermer » facilement dans une seule définition ? La diversité des effets ne suffit pourtant pas, en tant que telle, à expliquer la nécessité de cette première règle ; il nous faut trouver des raisons plus convaincantes et plus constructives. Il faudrait également savoir ce qu’il reste à faire au philosophe, si l’on ne lui demande plus aucune définition. Que sont cette « tout autre méthode », ce « tout autre objet » et ce « tout autre esprit » (M, 632) que Bergson nous invite à rechercher ? La réponse à cette dernière question nous est fournie par les deuxième et troisième règles : 2o il s’agit de se coller aussi étroitement que possible aux faits concrets. Lorsque les phénomènes à étudier sont tellement dispersés qu’on n’en peut donner une définition toute simple, l’attitude à prendre n’est rien d’autre que celle du « naturaliste » (R, 126). « En nous montrant du même type plusieurs exemplaires différents », ce naturaliste « en [= d’une espèce] énumère et en décrit les principales variétés » (ibid.) 1. C’est par cette métaphore botanique ou jardinière qu’à la toute première page du premier chapitre, Bergson présente son principe : « Nous nous bornerons à la [= la fantaisie comique] regarder grandir et 1. En fait, ce que Bergson décrit ici n’est pas l’attitude assignée au philosophe mais au poète comique. Mais la citation suivante (R, 1) confirme ce que nous voulons soutenir concernant cette deuxième règle. De plus, il devrait y avoir quelque point commun entre le poète comique et le théoricien du rire puisque, selon Bergson, ce que le dernier doit rechercher est justement « les procédés de fabrication du comique ». Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 384/544 384 ÉTUDES GÉNÉRALES s’épanouir » (R, 1), et qualifie la fantaisie comique de « plante singulière » (R, 49) 1. Qu’est-ce qui apparaît alors aux yeux de l’observateur ? C’est précisé dans la troisième règle, qui emprunte son vocabulaire à la musique : 3o il importe de noter le thème et d’en écouter bien les variations, et ce tout en faisant attention à des parentés entre ces dernières. Bien qu’on n’ait pas de définition toute simple, il est donc possible, d’après Bergson, de repérer « une image centrale » – e.g. le réputé « mécanique plaqué sur du vivant » – et les « voies » qui en rayonnent, ou un « thème » et ses « variations » 2. Dès lors, la question se pose de savoir pourquoi notre philosophe ne dit pas « le modèle et ses copies » ou « le genre et les espèces ». Pourquoi introduit-il des termes comme « thème » et « variations » qui ne sont pas issus de la tradition philosophique ? C’est à cause de quelque chose qui échappe au schéma platonicien de la participation, quelque chose qui dérange ce schème : la parenté. Malgré la banalité du mot, le concept de la parenté joue, à notre sens, un rôle capital chez Bergson. Pour le voir plus précisément, citons quelques passages décisifs pour notre propos 3 (nous soulignons) : 1. D’après Chevalier, Bergson a dit que Le Rire, paru en 1900, était un livre dans lequel la définition de ce phénomène, qu’il avait « traité à faux » dans sa conférence de Clermont en 1884 (cf. M, 313-315), avait été reprise per generationem, après qu’il avait « accumul[é] pendant quinze ans des matériaux » (J. Chevalier, Entretiens avec Bergson, Plon, 1959, p. 239). On ne peut pas ne pas y reconnaître le travail d’un véritable naturaliste. 2. Établissons ici une petite liste, sans viser à l’exhaustivité. – Image centrale (R, 29, 43, 44) ; exemples d’image centrale : du mécanique plaqué sur du vivant (R, 29, 38, 44) ; exemple de voie qui en rayonne : déguisement (R, 31), corps prenant pas sur l’âme (R, 40), forme voulant primer le fond (ibid.) ; thème (R, 41, 44, 72, 82, 156) ; exemple de thème : souci constant de la forme (R, 41), voleur volé (R, 72, 82) ; variations (R, 33, 41, 72, 156). 3. Ici, nous nous limitons à des passages dans lesquels apparaît le terme de « parenté », mais nous pourrions aussi citer, entre autres (nous soulignons) : « Quand une scène comique a été souvent reproduite, elle passe à l’état de “catégorie” ou de modèle. […] Alors des scènes nouvelles, qui ne sont pas comiques en droit, pourront nous amuser en fait si elles ressemblent à celle-là par quelque côté » (R, 73) ; « Ici encore va se vérifier la loi que nous connaissons bien : une forme du risible étant donnée, d’autres formes, qui ne contiennent pas le même fond comique, deviennent risibles par leur ressemblance extérieure avec la première » (R, 143) ; « Prenez la continuité des effets comiques, isolez, de loin en loin, les types dominateurs : vous trouverez que les effets intermédiaires empruntent leur vertu comique à leur ressemblance avec ces types, et que les types eux-mêmes sont autant de modèles d’impertinence vis‑à-vis de la société » (R, 148) ; « à côté de la chose qui est risible par essence et par elle-même […], il y a une foule de choses qui font rire en vertu de quelque ressemblance superficielle avec celle-là, ou de quelque rapport accidentel avec une autre qui ressemblait à celle-là, et ainsi de suite » (R, 156). Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 385/544 PORTRAIT DE FAMILLE ? BERGSON ET LE DERNIER WITTGENSTEIN 385 La formule existe bien, en un certain sens ; mais elle ne se déroule pas régulièrement. Nous voulons dire que la déduction doit s’arrêter de loin en loin à quelques effets dominateurs, et que ces effets apparaissent chacun comme des modèles autour desquels se disposent, en cercle, de nouveaux effets qui leur ressemblent. Ces derniers ne se déduisent pas de la formule, mais ils sont comiques par leur parenté avec ceux qui s’en déduisent (R, 28). Telle forme comique, inexplicable par elle-même, ne se comprend en effet que par sa ressemblance avec une autre, laquelle ne nous fait rire que par sa parenté avec une troisième, et ainsi de suite pendant très longtemps […] (R, 49). Imaginons trois choses, dont la première possède comme seules propriétés A et B, la deuxième, B et C, et la troisième, C et D ; supposons que seule la propriété A soit comique, et que ni B ni C ni D ne le soient. Dès lors, que se produit-il ? – Par l’intermédiaire de la propriété commune, grâce à la puissance contagieuse de ressemblance ou d’« interpénétration » (R, 32 1), en un mot autrement que suivant le schéma de la participation d’une idée ou celui de modèle-copie (puisque ce qui ressemble à quelque chose n’en est pas nécessairement la copie), la chose qui possède les propriétés C ou D devient comique, et ainsi de suite indéfiniment. – Voilà le phénomène que désigne le terme de parenté, et c’est de cette façon que ce qui nous fait rire constitue, relié par ce lien de parenté dont la « complication » est « extrême » (R, 156), l’assemblage tout ouvert du comique 2. Ce que nous venons de faire n’est que de réduire la parenté bergsonienne à sa plus simple expression ; pour l’étudier d’une manière compréhensive, il resterait à distinguer dans ce rapport des parties dont chacune exigerait son propre approfondissement. Ce travail est trop ambitieux pour 1. Cf. « La difficulté était […] d’expliquer […] par quels subtils phénomènes d’imprégnation, de combinaison ou de mélange le comique peut s’insinuer dans un simple mouvement, dans une situation impersonnelle, dans une phrase indépendante. Tel est le travail que nous avons fait jusqu’ici » (R, 102). « Ce livre [i.e. Le Rire], d’un bout à l’autre, n’était dans ma pensée qu’une étude sur l’association des images, sur leur “contamination réciproque”, sur le mouvement par lequel l’apparence comique se propage de l’une à l’autre » (M, 437). 2. Il est à noter que la ressemblance qui est appelée ici « parenté » n’est pas celle qui rend risibles « deux visages semblables » (R, 26 ; cf. 113-114). Tandis que la force de celle-ci est productrice, la force qu’a celle-là est pour ainsi dire contaminatrice (voir la note précédente) ou expansive (« Force d’expansion du comique »). Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 386/544 386 ÉTUDES GÉNÉRALES avoir sa place ici, aussi le laissons-nous de côté pour passer aux Recherches philosophiques de Wittgenstein. 2-2. L’« air de famille » chez Wittgenstein 1 Aucun écart ne paraît plus grand que celui qui sépare les philosophes Bergson et Wittgenstein. En dépit de leurs nombreuses différences, il existe cependant dans leur esprit d’investigation une ressemblance surprenante et qui mérite notre attention. Dressons d’avance, pour la facilité d’explication, la liste des correspondances des mots clés : Bergson étudie « le rire / le comique », au moyen de concepts tels que le « mécanique plaqué sur du vivant » et la « parenté » ; Wittgenstein travaille sur le « langage », à l’aide de concepts comme le « jeu de langage (Sprachspiel) » et l’« air de famille (Familienähnlichkeit) ». 1o Comme chez Bergson, la méfiance wittgensteinienne à l’égard de la définition est manifeste. Après avoir esquissé (en effet, ce philosophe, « médiocre dessinateur », ne fait, comme il l’avoue lui-même, qu’ébaucher dans ce livre 2) la particularité du jeu de langage (§§ 60-64 3), il écrit : On pourrait en effet m’objecter : « Tu te facilites la tâche ! Tu parles de toutes sortes de jeux de langage, mais tu n’as nulle part dit ce qui est essentiel 1. Cette section ainsi que notre section 3-2-1 et notre épigraphe doivent beaucoup à l’étude de M. Sekiguchi (voir notre note 5). Nous avons appris par cette étude (p. 233) que Schopenhauer avait déjà utilisé le mot « Familienähnlichkeit ». 2. On lit dans la préface des Recherches philosophiques (nous soulignons) : « Les remarques philosophiques de ce livre sont, en quelque sorte, des esquisses de paysage nées [des] longs parcours compliqués. Sans doute les mêmes points […] ont été abordés à nouveau à partir de directions différentes, et sans cesse de nouveaux tableaux ont été ébauchés. Nombre d’entre eux dessinés de façon maladroite ou imprécise trahissaient tous les défauts d’un médiocre dessinateur. Et une fois ces tableaux-là écartés, il en restait un certain nombre qui étaient à demi réussis, mais qu’il fallait réorganiser ou même retoucher pour qu’ils présentent à l’observateur le tableau d’un paysage. – Ce livre n’est donc en réalité qu’un album. » 3. L. Wittgenstein, Philosophical Investigations (Philosophische Untersuchungen), édition bilingue allemand-anglais, traduit par G. E. M. Anscombe, P. M. S. Hacker et Joachim Schulte, 4e édition revue par Hacker et Schulte, OUP, 2009 (Recherches philosophiques, traduit par F. Dastur et al., Gallimard, 2004). Nous donnons, pour la 1re partie, le numéro du paragraphe précédé de la mention « § », et pour la 2e, la pagination de l’original suivie de celle de la traduction. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 387/544 PORTRAIT DE FAMILLE ? BERGSON ET LE DERNIER WITTGENSTEIN 387 (das Wesentliche) au jeu de langage […]. » Et cela est vrai. – Au lieu d’indiquer un trait commun à toutes les choses que nous appelons langage, je dis que ces phénomènes n’ont rien de commun qui justifie que nous employons le même mot pour tous […]. (§ 65). À ce passage, ajoutons-en deux autres qui montrent plus clairement à quel point Wittgenstein met en cause l’acte de définir ; le premier pourrait même nous donner l’impression d’être extrait d’un compte rendu du Rire : Imagine que tu aies à dessiner une image nette qui « corresponde » à l’image floue […]. Mais si les couleurs de l’original se fondent les unes dans les autres sans qu’il y ait la moindre trace d’une limite, – vouloir dessiner une image nette correspondant à l’image floue ne deviendra‑t-il pas une entreprise sans espoir ? […] C’est dans cette situation que se trouve, par exemple, celui qui en esthétique ou en éthique cherche des définitions qui correspondraient à nos concepts (§ 77. n.s.). Quand les philosophes […] s’efforcent de saisir l’essence (das Wesen) de la chose en question, il faut toujours se demander : Ce mot est-il effectivement employé ainsi dans le langage où il a son lieu d’origine ? Nous reconduisons les mots de leur usage métaphysique à leur usage quotidien (§ 116). Les attaques wittgensteiniennes contre la définition, explicites ou implicites, sont constantes, voire innombrables. D’où les questions de savoir pourquoi une telle attitude et comment faire autrement que de définir. 2o La réponse à la deuxième question est suggérée dans la dernière citation : il s’agit de reconduire les mots à leur usage quotidien – ce qui donne, sous forme de slogan : « Revenons aux exemples concrets ! au sol raboteux ! aux exemples réels. » 1 En effet, quand Wittgenstein introduit dans son discours (§§ 7, 16, 21, 23-24) le terme de « jeu de langage » – l’idée selon laquelle le langage est un jeu en quelque sorte –, il ne fait que multiplier des exemples (au moins vingt-six fois). Ne voit-on pas là une vraie incarnation du naturaliste bergsonien, qui nous montre plusieurs exemplaires d’un même type et en énumère les variétés ? En effet, ce à quoi Wittgenstein, comme Bergson, assimile son propre travail, c’est celui d’un naturaliste : « Ce que nous proposons, ce sont à proprement parler 1. Le manuscrit Ms152-84 (http://wab.aksis.uib.no/cost-a32/152/Ms-152_norm. html), cité in Sekiguchi 2009 (voir notre n. 2, p. 382), p. 224 ; cf. § 107. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 388/544 388 ÉTUDES GÉNÉRALES des remarques sur l’histoire naturelle des hommes (Naturgeschichte des Menschen) » (§ 415 ; cf. § 25). 3o Qu’est-ce qui apparaît à ce dessinateur naturaliste ? Ou plutôt, qu’est-ce qui a conduit le philosophe essentialiste d’autrefois (c’est‑à-dire le Wittgenstein du Tractatus) à devenir un dessinateur ? Lisons la suite du § 65 : Je dis que ces phénomènes [que nous appelons langage] n’ont rien de commun […] – mais qu’ils sont tous apparentés (verwandt) les uns aux autres de bien des façons différentes. Et c’est en raison de cette parenté (Verwandtschaft) […] que nous les appelons tous « langages ». C’est cette « parenté » (ou ce en quoi consiste cette parenté) qui est appelé « air de famille », une des images représentatives du dernier Wittgenstein, aussi fameuses que mal famées. Voici un de ses meilleurs dessins : Considère, par exemple, les processus que nous nommons « jeux ». Je veux dire les jeux de pion, les jeux de cartes, les jeux de balle, les jeux de combat, etc. Qu’ont-ils tous de commun ? […] Regarde s’il y a quelque chose de commun à tous. – Car si tu le fais, tu ne verras rien de commun à tous, mais tu verras des ressemblances (Ähnlichkeiten), des parentés, et tu en verras toute une série […]. Et nous pouvons, en parcourant ainsi de multiples autres groupes de jeux, voir apparaître et disparaître des ressemblances. […] Nous voyons un réseau complexe de ressemblances qui se chevauchent et s’entrecroisent. […] Je ne saurais mieux caractériser ces ressemblances que par l’expression d’« air de famille (Familienähnlichkeiten) » ; car c’est de cette façon-là que les différentes ressemblances existant entre les membres d’une même famille (taille, traits du visage, couleur des yeux, démarche, tempérament, etc.) se chevauchent et s’entrecroisent (§§ 66-67, les trois derniers passages sont soulignés par nous). Pour simplifier l’analyse, supposons un jeu J ayant pour seules propriétés A et B, un jeu K aux propriétés B et C, un jeu L aux propriétés C et D, et ainsi de suite. Certains d’entre eux ont assurément certaines propriétés en commun, mais aucune propriété n’est partagée (ou participée) par tous. Le philosophe français s’était déjà demandé : « Que trouverait-on de commun entre une grimace de pitre, un jeu de mots, un quiproquo de vaudeville, une scène de fine comédie ? » (R, 1) Ici, le philosophe autrichien s’interroge : « les jeux de pion, les jeux de cartes, les jeux de balle, les jeux de combat, etc. Qu’ont-ils tous de commun ? » La réponse qu’il donne à cette Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 389/544 PORTRAIT DE FAMILLE ? BERGSON ET LE DERNIER WITTGENSTEIN 389 question qu’on pourrait qualifier de bergsonienne est, si l’on ose dire, toujours bergsonienne : il n’y a pas d’essence du jeu, il n’existe qu’un air de famille entre les jeux. D’où un impératif, aussi bergsonien qu’antiplatonicien, qui résume les considérations ci-dessus : Conjure la tentation de la définition (Règle 1) et regarde bien la variété des faits (Règle 2), et ce tout en prenant appui sur le concept d’air de famille (Règle 3). Les choses se passent tout à fait pareillement en ce qui concerne le langage, ou plutôt les jeux de langage. Ainsi notre activité langagière et notre activité en général – si l’on donne au mot « jeu (Spiel) » son entière équivocité 1 – apparaissent-elles semblables à des jeux de grande envergure, chacun imbriqué dans le voisin et tout ouvert à de nouveaux jeux 2, sans pourtant qu’ils participent de quelque essence unique. 3. DEUX VIES QUI SE SÉPARENT 3-1. Un autre point commun : la société Comment saisir, donc, les choses qu’on ne saurait définir ? – Descendons au détail des faits et regardons-les bien, tout en suivant le fil de leurs ressemblances. Tâche semblable, attitude semblable, outil semblable. La similitude entre nos deux philosophes est à présent bien nette. Tout se passe ici comme s’ils formaient une famille. Dès lors, en quoi sont-ils dissemblables ? Sur quel point se trouvent-ils en désaccord ? – On peut penser que c’est sur le concept de vie. À la différence de Wittgenstein qui s’efforce de mettre à l’écart toute hypothèse et tout désir métaphysiques 3, Bergson, en tant que philosophe de la vie, semble tout réduire à la vie et tout tirer de 1. Voir aussi notre section 3-2-1. 2. Cf. « Je peux en effet donner ainsi au concept de “nombre” des limites strictes […], mais je peux également employer ce mot de façon à ce que l’extension du concept ne soit pas circonscrite par une limite. Et c’est bel et bien ainsi que nous employons le mot “jeu”. Car comment le concept de jeu est-il circonscrit ? » (§ 68). 3. Voir § 116 (citée dans notre section 2-2) et notre section 3-2-1. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 390/544 390 ÉTUDES GÉNÉRALES la vie : le comique a été caractérisé comme le « mécanique plaqué sur du vivant » ; il dit qu’il voit dans la fantaisie comique « avant tout, quelque chose de vivant » et qu’il la traitera « avec le respect qu’on doit à la vie » (R, 1. n.s.) ; de plus, quand il tente « une déduction méthodique et complète » des « procédés multiples et variables du théâtre comique » (R, 67), ce sur quoi il s’appuie est de nouveau le concept de vie. C’est donc ce concept qui distingue Bergson et, à plus forte raison, le distingue de Wittgenstein. – Nous acceptons volontiers cette interprétation, à condition d’y ajouter quelques remarques. Premièrement, il ne faut pas oublier que Wittgenstein attache, de la même façon que le philosophe français, une très grande importance à la vie, i.e. à la « forme de vie (Lebensform) » (§§ 19, 23, 241, II-i(183/247), xi (238/316)). Nous objectera‑t-on qu’il s’agit là de la vie au sens sociologique, et non pas de la vie au sens biologique dont parle Bergson ? C’est à ce stade que la deuxième remarque est requise : même chez Bergson, la vie n’est pas dénuée d’un caractère sociologique, dans Le Rire en particulier. À quoi le rire sert-il ? À quoi vise‑t-il ? « Le rire, écrit Bergson, doit répondre à certaines exigences de la vie en commun. Le rire doit avoir une signification sociale » (R, 6. n.s. ; cf. 2, 14-16, 157). Et Bergson critique non seulement le fait que les autres théoriciens définissent le rire d’une manière grossière – comme nous l’avons montré plus haut –, mais aussi le fait qu’ils ignorent sa dimension sociologique : « Pour comprendre le rire, il faut le replacer dans son milieu naturel, qui est la société » (R, 6 ; cf. 157). À partir de ce que nous avons montré dans cette section, on comprendra qu’il est nécessaire d’ajouter aux trois règles une quatrième : 4o considérer un objet sous le rapport social. C’est là que nous remarquons encore une fois la ressemblance entre Bergson et Wittgenstein dans la mesure où ce dernier introduit « l’expression “jeu de langage” » pour montrer principalement la chose suivante : « Parler un langage fait partie d’une activité, ou d’une forme de vie » (§ 23. n.s.) – activité et vie sociales, naturellement. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 391/544 PORTRAIT DE FAMILLE ? BERGSON ET LE DERNIER WITTGENSTEIN 391 3-2. Vie et société Il s’avère de la sorte que la vie selon Bergson comporte, comme la « forme de vie » chez Wittgenstein, une portée sociologique en même temps que proprement biologique, au moins en ce qui concerne le comique ou le rire. – Mais arrêtons-nous sur cette dualité. Tandis que, dans les Recherches philosophiques, la vie n’est considérée que comme sociologique, elle est sociologique en même temps que biologique dans Le Rire. C’est ce double caractère de la vie qui est le point de divergence d’où découleront toutes les différences entre ces deux philosophes, et qui constituera la singularité du Rire, singularité non seulement dans l’histoire de la philosophie occidentale mais aussi dans le développement peu linéaire du bergsonisme. 3-2-1. La forme de vie comme phénomène originaire D’abord, examinons de plus près le concept de « forme de vie » chez Wittgenstein. Ce concept est utilisé avant tout pour mettre l’accent sur le lien étroit que le langage établit avec l’activité sociale, ou plus précisément sur le fait qu’il fait partie d’elle, voire qu’il fait un avec elle : « J’appellerai aussi “jeu de langage” l’ensemble formé par le langage et les activités avec lesquelles il est entrelacé » (§ 7. n.s.) ; « se représenter un langage veut dire se représenter une forme de vie » (§ 19). De plus, à travers l’argument sur l’illustre paradoxe des règles (§§ 185-242, surtout §§ 198-202), la forme de vie ainsi que le jeu de langage apparaissent comme « les phénomènes originaires (Urphänomene) » (§ 654). Autrement dit, ni le jeu de langage ni l’activité sociale n’ont leur fondement ailleurs qu’en eux-mêmes. Cet argument de Wittgenstein étant bien connu, nous nous contentons ici d’en retenir l’essentiel : ce n’est pas l’existence de la règle qui permet la conformité de la pratique à la règle, mais l’inverse. Il y a une appréhension de la règle qui n’est pas une interprétation, mais qui se manifeste dans ce que nous appelons « suivre la règle » et « l’enfreindre » selon les cas de son application. […] C’est donc que « suivre la règle » est une pratique (§§ 201-202). Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 392/544 392 ÉTUDES GÉNÉRALES « Comment puis-je suivre une règle ? » – Si la question n’est pas causale, elle porte sur ce qui me justifie à agir de telle manière d’après la règle. Dès que j’ai épuisé les justifications, j’ai atteint le roc dur, et ma bêche se tord. Je suis alors tenté de dire : « C’est ainsi justement que j’agis » (§ 217). Quand je suis la règle, je ne choisis pas. Je suis la règle aveuglément (§ 219). Aveuglément, c’est‑à-dire sans aucune compréhension préalable de la règle. L’ordre de fondation est ainsi renversé entre la pratique et la règle 1 et, de ces considérations, Wittgenstein tire l’affirmation suivante : « Ce qui doit être accepté, le donné – pourrait-on dire –, ce sont des formes de vie ». (II-xi(238/316)). Derrière la forme de vie, il n’y a rien. Ou plutôt, il n’y a pas de « derrière » qui existerait en dehors de ce donné qu’est la forme de vie. Cette interdiction expresse d’aller ailleurs (Règle 1 sous une autre forme) encadre les autres prescriptions méthodologiques de Wittgenstein. Nous venons de constater ce point au sujet du statut de la société dans les recherches (Règle 4) : Tenons-nous en à la vie sociale, tenez les jeux de langage pour le donné. L’interdiction wittgensteinienne s’applique le plus manifestement à ce qui concerne l’explication de ce donné. Coller aux faits concrets (Règle 2) – et après ? Wittgenstein ne se propose rien. Il ne fait qu’énumérer des exemples, et pour lui cette attitude seule est vraiment adéquate. Comment donc expliquer à quelqu’un ce qu’est un jeu ? Nous pourrions, je crois, décrire à son intention certains jeux et ajouter ceci : « Nous nommons “jeux” ces choses-là, et d’autres qui leur ressemblent. » Et nous-mêmes, en savons-nous davantage (§ 69) ? La philosophie se contente de placer toute chose devant nous, sans rien expliquer ni déduire. – Comme tout est là, offert à la vue, il n’y a rien à expliquer (§ 126). Il en va de même pour la parenté (Règle 3). Bien que, comme le « naturaliste », Wittgenstein découvre un réseau de ressemblances et utilise parfois le terme de « parenté (Verwandtschaft) », il n’entend nullement par là 1. On pourrait confronter cette interversion wittgensteinienne de l’ordre entre la règle et la pratique avec la théorie bergsonienne des comportements moraux présentée dans le 1er chapitre des Deux Sources. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 393/544 PORTRAIT DE FAMILLE ? BERGSON ET LE DERNIER WITTGENSTEIN 393 une relation réellement généalogique ; les mots tels que « parenté » ou « famille » ne sont pris qu’au sens figuré. Il n’existe pas de parenté proprement dite, il n’y a que l’air de famille. 3-2-2. Vie sociale comme phénomène spécifique Tout change d’aspect quand on passe au Rire. Bergson ne se contente pas d’y énumérer des exemples : comme nous l’avons déjà mentionné, il remarque, dans la dispersion indéfinie des faits comiques, des « images centrales » et des « thèmes », détermine des « catégories principales » et dégage des « lois » ; il suppose même que le comique a une « source » (R, 9, 28, 33, 67, 112), des « origines » (R, 49, 131) et une « racine » (R, 78). Dès lors, quand il emploie le terme de « parenté », il ne s’agit pas simplement de parenté métaphorique, mais de parenté réelle. Bien sûr, notre philosophe dit qu’il n’a noté le thème que pour simplifier », et que « ce sont surtout des variations qui importent » (R, 156). Tout de même, comparée au rejet radical du philosophe autrichien, cette instauration d’une « source » est, croyons-nous, significative. Qu’est-ce qui autorise Bergson à une telle configuration des concepts ou des images ? C’est son propre concept de vie, assurément. De ce point de vue, on pourrait même remarquer, dans Le Rire, non pas l’application préalable (comme on est enclin à l’interpréter), mais la préparation d’un autre livre traitant directement de la Vie comme source : L’Évolution créatrice. Toutefois, il ne nous faut pas oublier la dualité bergsonienne concernant la vie, et ce surtout dans Le Rire ; en effet, on peut trouver dans ce texte beaucoup de concepts sociologiques, voire moralistes : « la pitié » (R, 3), « le châtiment » (R, 16 et passim), « la brimade » (R, 103) et « la vanité » (R, 132-134), pour se limiter aux termes les plus importants. – Mais au lieu d’entrer dans l’étude de ces termes, revenons à la « parenté » bergsonienne, et essayons de discerner en quoi elle consiste en dernier ressort, pour faire ressortir la singularité de ce livre. En décrivant les caractéristiques élémentaires de la parenté, nous avons supposé plus haut que c’était leur propriété commune qui nous faisait tenir deux choses pour semblables et transmettait le comique de l’une à l’autre. Mais, à vrai dire, cette communauté n’étant pas toujours Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 394/544 394 ÉTUDES GÉNÉRALES reconnue naturellement (comme nous allons le voir), l’apparition même de la ressemblance requiert sa propre explication. Prenons donc un exemple donné par Bergson lui-même, en nous soumettant à sa deuxième prescription. « On rit d’un chien à moitié tondu, d’un parterre aux fleurs artificiellement colorées, d’un bois dont les arbres sont tapissés d’affiches électorales, etc. » ; ils nous font rire à cause de la ressemblance qu’ils ont avec l’image d’« une mascarade », c’est‑à-dire celle de déguisement, et cette dernière, à cause de la ressemblance avec « l’image primitive, qui [est] […] celle d’un trucage mécanique de la vie » (R, 33), – ainsi arrivons-nous à ce qui est risible par essence. On ne trouve, au premier abord, aucune ressemblance entre toutes ces images ; il faut qu’elle soit reconnue ou inventée comme telle. Qu’est-ce qui l’invente ? C’est la « fantaisie comique » (R, 1 et passim), qui travaille en suivant une logique qui se nomme « la logique de l’imagination » 1 (R, 32 ; cf. 2, 37). Ne soyons pas dupes de cette dernière appellation mystificatrice. Cette logique est peut-être aussi complexe que la parenté qu’elle guide, mais on pourrait la réduire tout simplement au raisonnement suivant : non pas « je vois ça, donc il faut que ça existe » (logique du sens commun), mais « il faut que ça existe, donc je le vois ». De plus, « le rebondissement du comique [à travers la parenté engendrée par la logique de l’imagination] est sans fin, car nous aimons à rire et 1. Il ne faut pas confondre cette logique avec une autre qui se présente dans Le Rire : « la logique du comique » (R, 143). Alors que celle-ci, qui est « propre au personnage comique et au groupe comique » (R, 138), est ce qui les obsède et les rend risibles (cf. R, 139-142), à savoir ce que poursuivent « ces fous si étrangement raisonnables » (R, 10) et ce sur quoi s’appuient « les raisonnements dont nous rions » (R, 144. n.s.), la logique de l’imagination est celle du rieur, i. e. ce qui détermine quelque chose comme risible. Alors, pourquoi Bergson assimile‑t-il les deux à la même « logique des songes » ? La réponse est la suivante : 1o tandis que la logique du comique est identifiée à la logique des songes (« la logique du comique est la logique des songes » (R, 143. n.s.)), la logique de l’imagination ne lui est pas, stricto sensu, identifiée mais elle en est seulement rapprochée : elle est « quelque chose comme la logique du rêve » (R, 32. n.s.), « une logique de moins en moins serrée, qui ressemble de plus en plus à la logique des songes » (R, 37. n.s.). 2o Mais d’autre part il doit y avoir une filiation réelle et bien étroite entre ces deux logiques (cf. R, 144, concernant des « traits d’esprit »), parce que « le personnage comique est souvent un personnage avec lequel nous commençons par sympathiser matériellement » (R, 148) et que par conséquent, quand nous rions, « notre premier mouvement est d’accepter l’invitation à la paresse » (R, 149). Bref, la logique du rieur doit coïncider un instant avec la logique d’un distrait. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 395/544 PORTRAIT DE FAMILLE ? BERGSON ET LE DERNIER WITTGENSTEIN 395 tous les prétextes nous sont bons » (R, 156). Dès lors, on peut ajouter à cette logique un corollaire : « je veux que ça existe, donc je le vois ». C’est par de telles inférences que se déduit la ressemblance, et au moyen de tels théorèmes que se poursuit l’expansion du comique 1. Cette explication un peu inattendue est nécessaire pour montrer à quel point l’activité de la fantaisie comique est différente de celle qu’on attribue à la vie dans L’Évolution créatrice. Il est vrai que la paire « thème-variations » est une des métaphores chères à Bergson, qu’elle apparaît aussi dans cet ouvrage majeur de la philosophie de la vie, et qu’elle est employée notamment pour décrire la diversité des instincts (EC, 168, 173 ; cf. 23, 264). Mais tandis que la force qui produit cette diversité, c’est‑à-dire l’élan vital, relève principalement de la durée et suit la double logique de la création et de la survie, la durée n’est pas primordiale pour la fantaisie comique dont la logique est foncièrement rêveuse (cf. R, 2, 32, 37). À vrai dire, nous ne voyons pas encore très bien la raison fondamentale pour laquelle la fantaisie comique fonctionne de la manière que nous avons décrite. Mais une chose est certaine : le champ dans lequel s’agrandit et s’épanouit cette fantaisie constitue une région très spéciale dans le bergsonisme, spéciale au sens où une certaine chose apparaît qui, tout en étant quelque chose de vivant, n’est pas explicable en termes de durée, ni non plus en termes de matière (ou d’intelligence). Et cette région s’appelle la société. 1. Au sujet de la logique du comique ou des songes qui est apparentée à la logique de l’imagination (voir notre note précédente), Bergson écrit (nous soulignons) : « [l’absurdité comique] est une inversion toute spéciale du sens commun. Elle consiste à prétendre modeler les choses sur une idée qu’on a, et non pas ses idées sur les choses. Elle consiste à voir devant soi ce à quoi l’on pense, au lieu de penser à ce qu’on voit » (R, 141) ; « la marche de l’intelligence dans le rêve est bien celle que nous décrivions tout à l’heure. L’esprit, amoureux de lui-même, ne cherche plus alors dans le monde extérieur qu’un prétexte à matérialiser ses imaginations » (R, 143). Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 396/544 396 ÉTUDES GÉNÉRALES 4. CONCLUSION Plusieurs points découlent de ce que nous avons montré. Premièrement, la comparaison de Bergson avec Wittgenstein a rendu clair le fait suivant : c’est le concept de vie au sens biologique qui permet au philosophe français sa compréhension du comique. Wittgenstein s’interdit toute sorte d’explication et se résigne à n’être que dessinateur ou descripteur : « nous n’avons le droit d’établir aucune sorte de théorie. Il ne doit y avoir rien d’hypothétique dans nos considérations. Nous devons écarter toute explication et ne mettre à la place qu’une description » (§ 109). En revanche, ce que la méthode du Rire promet à son auteur est « quelque chose de plus souple qu’une définition théorique, – une connaissance pratique et intime, comme celle qui naît d’une longue camaraderie » (R, 2). Si les points d’arrivée de ces deux philosophes sont tellement éloignés l’un de l’autre, alors même qu’ils partent du même point de départ qui est la récusation du platonisme, c’est parce que le philosophe français se tient à mi-chemin entre Platon (le monde des Idées) et Wittgenstein (les faits purs et simples), en prenant appui sur le concept de vie. Un tel constat demanderait que nous remontions de L’Évolution créatrice au Rire pour réexaminer, de ce nouveau point de vue, la problématique du vocabulaire du Rire que nous avons déjà signalée. Deuxièmement, notre comparaison a mis en relief la dualité du concept bergsonien de vie, à propos duquel il est possible de tirer la conclusion suivante : l’intuition bergsonienne n’est pas aussi monolithique qu’on le pense ; il y a une intuition qui ne relève pas principalement de la durée. Nous ne voulons pas dire que la fantaisie comique, qui invente le comique, soit ellemême une espèce d’intuition, mais que le jeu et le produit de la fantaisie comique ne pouvant être appréhendés ni par l’intuition (au sens étroit de « penser en durée ») ni par l’intelligence, il faut qu’il y ait une faculté ou une méthode spéciale pour les saisir. Sur cette interprétation, qui peut sembler forcée, quelques remarques peuvent s’avérer éclairantes : 1o Nous avons déjà vu que notre philosophe utilise le terme de « souple » et celui de « camaraderie » dans ce livre qui veut arriver à une Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 397/544 PORTRAIT DE FAMILLE ? BERGSON ET LE DERNIER WITTGENSTEIN 397 « précision scientifique » ; or cela n’est pas sans rappeler certains passages de La Pensée et le Mouvant dans lesquels l’auteur décrit précisément les rapports de l’intuition avec la connaissance : la précision ne p[eut] s’obtenir, à nos yeux, par aucune autre méthode [que l’intuition] (PM, 23 ; cf. 1, 24). Mais elle [= la métaphysique] n’est proprement elle-même que lorsqu’elle dépasse le concept, ou du moins lorsqu’elle s’affranchit des concepts raides et tout faits pour créer des concepts bien différents de ceux que nous manions d’habitude, je veux dire des représentations souples, mobiles, presque fluides, toujours prêtes à se mouler sur les formes fuyantes de l’intuition (PM, 188 ; cf. 213, 235236). Car on n’obtient pas de la réalité une intuition, c’est‑à-dire une sympathie spirituelle avec ce qu’elle a de plus intérieur, si l’on n’a pas gagné sa confiance par une longue camaraderie avec ses manifestations superficielles (PM, 226 ; cf. 139). Bien que ce ne soient là que des preuves indirectes, on aperçoit une ressemblance indéniable entre Le Rire et La Pensée et le Mouvant, et ce surtout dans la dernière citation, qui montre la camaraderie se nouer avec « [l]es manifestations superficielles » de la réalité, comme si le philosophe cherchant l’intuition devait se faire naturaliste. 2o Dès lors, la question se pose de savoir si la « connaissance pratique et intime » du Rire est la même chose que la fameuse intuition bergsonienne qui nous recommande de « voir toutes choses sub specie durationis » (PM, 142). C’est assez douteux, puisque l’objet de l’intuition est essentiellement ce qui dure (cf. PM, 27, 30, 202, 206), tandis que le fonctionnement de la fantaisie comique ne consiste pas dans la durée. La fantaisie comique est-elle la source de l’imprévisible nouveauté (et doit-on y insérer comique ?) ? Est-ce que son invention est faite avec tout son passé, avec l’âme tout entière pour ainsi dire 1 ? Bergson dit assurément qu’elle est quelque chose de vivant, mais tous les passages du Rire que nous venons d’examiner indiquent, nous semble‑t-il, qu’il s’agit ici d’un autre genre de 1. Bergson dit que le rire, qui est la réaction légitime à l’invention de la fantaisie comique, est « simplement l’effet d’un mécanisme monté en nous par la nature, ou, ce qui revient à peu près au même, par une très longue habitude de la vie sociale » (R, 150-151). Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 398/544 398 ÉTUDES GÉNÉRALES vie ou de manière de vivre. Laquelle ? Elle serait moins libre que capricieuse, plus imaginative que créatrice, parfois obsessionnelle même (cf. R, 144) ; elle préfèrerait s’égarer sans avoir d’autre but que de faire rire. La fantaisie comique ne relève donc en aucune façon de la durée. 3o Certes, ce qui est comique par essence est « du mécanique plaqué sur du vivant » ou la « mécanisation de la vie » (R, 77 ; cf. 37), et le rire suscité par la fantaisie comique est là précisément pour faire reprendre à une personne mécanisée « la souplesse attentive et la vivante flexibilité » (R, 8 ; cf. 7, 152). Mais, demandons-nous encore une fois, que sont cette « souplesse attentive » et cette « vivante flexibilité » ? Elles seraient peut-être moins proches du « moi fondamental » (DI, 96, 126) que du « moi superficiel » (DI, 93), c’est‑à-dire du moi qui vit en parfaite conformité avec la société et n’agit jamais librement 1. Dans ce passage, Bergson parle de la souplesse maintenue par le rire : Il nous a paru que la société, à mesure qu’elle se perfectionne, obtenait de ses membres une souplesse d’adaptation de plus en plus grande, qu’elle tendait à s’équilibrer de mieux en mieux au fond, qu’elle chassait de plus en plus à sa surface les perturbations inséparables d’une si grande masse, et que le rire accomplissait une fonction utile en soulignant la forme de ces ondulations (R, 152. n.s.). En un mot, la vie à laquelle le travail de la fantaisie comique amène un distrait n’est pas la vie libre qui « se replac[e] dans la pure durée » (DI, 174, 175), mais la vie sociale, la vie en commun. La fantaisie comique ne se rapporte toujours pas essentiellement à la durée, mais à la société. 4o Nous pourrions développer cette troisième remarque d’une autre façon, en nous référant à la théorie bergsonienne des idées générales, celle qui se trouve non pas dans Matière et mémoire mais dans la deuxième partie de l’Introduction à La Pensée et le Mouvant. En général, l’objet dont on a l’intuition est la réalité ou la durée même ; pour qu’on puisse en avoir une 1. Nous devenons l’objet du rire et donc reprenons notre souplesse très souvent, mais « nous sommes rarement libres » (DI, 174). Il est vrai que le moi superficiel pose une difficulté délicate, car il se comporte, selon Bergson, comme « un automate conscient » (DI, 126), et semble pouvoir être par là l’objet du rire. Peut-être la personne qui vit la vie en commun du Rire, c’est‑à-dire la personne qui a du « bon sens » (R, 140, 141, 149), se situe justement entre automate conscient et personne qui agit librement. C’est pourquoi nous utilisons des expressions nuancées comme « moins proche de », etc. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 399/544 PORTRAIT DE FAMILLE ? BERGSON ET LE DERNIER WITTGENSTEIN 399 intuition, il faut supprimer les obstacles des idées générales courantes, dont « l’immense majorité […] sont celles que la société a préparées pour le langage en vue de la conversation et de l’action » (PM, 58). Or, le comique ne serait-il pas compté au nombre de ces idées générales pour lesquelles « c’est l’intérêt de la société avec celui des individus […] qui présid[e] à leur naissance » (PM, 64), puisque son milieu naturel n’est rien d’autre que la société ? Même si la fantaisie comique elle-même est « une énergie vivante », elle est aussi une « plante singulière qui a poussé vigoureusement sur les parties rocailleuses du sol social » (R, 49). C’est dans ces parties rocailleuses du sol social qu’elle fabrique son propre produit, i.e. le comique, et c’est sur elles que portent toutes les recherches du Rire 1. Ainsi constatons-nous de nouveau que le fonctionnement de la fantaisie comique a un rapport inhérent, non pas avec la durée, mais avec la société. Si l’on met l’accent sur la première remarque, il faudrait admettre la conséquence suivante : « penser intuitivement » ne signifie pas toujours « penser en durée », et la méthode établie dans Le Rire (et peut-être appliquée encore une fois, dans le deuxième chapitre des Deux Sources, à la « fonction fabulatrice 2 ») peut s’appeler l’« intuition sociologique ». Si l’on ne veut pas l’admettre, 1. On pourrait penser que Le Rire est une étude sur l’association des images (voir notre n. 1, p. 385), en d’autres termes une application de la théorie sur l’association des idées, théorie exposée dans Matière et mémoire, et que, par conséquent, on peut expliquer le fonctionnement de la fantaisie comique toujours en termes de mémoire ou de durée ? Mais cela seul permet-il d’expliquer le fait que l’association des images engendrée par la fantaisie comique est « tout de suite accepté[e] et compris[e] d’une société entière » (R, 2. n.s.) ? Nous ne le croyons pas. 2. Dans l’explication de la fonction fabulatrice aussi apparaît la paire « thème – variations » (MR, 138, 181, 197). – Mais n’est-ce pas le concept d’« imagination » plutôt que celui de société, dira‑t-on, qui lie la fantaisie comique avec la fonction fabulatrice, car le rôle qu’a celle-ci n’est pas seulement social mais aussi individuel ? Certes, toutes deux étant une espèce d’imagination, elles ont sans doute, par là, beaucoup de points communs importants, mais elles diffèrent par leur vocation : tandis que le travail de la fantaisie comique est essentiellement social (comme nous l’avons déjà montré), le « rôle [de la fonction fabulatrice] est d’élaborer la religion […] statique », qui est « une réaction défensive de la nature contre ce qu’il pourrait y avoir de déprimant pour l’individu [rôle individuel], et de dissolvant pour la société [rôle social], dans l’exercice de l’intelligence » (MR, 216-217). Nous consentons volontiers à ce constat, à condition d’y ajouter trois remarques. 1o Dans Les deux sources, avant d’entamer l’analyse de la fonction fabulatrice, Bergson avertit que le domaine de l’« imagination » n’est que « vaguement et sans doute artificiellement délimité » (MR, 112) « pour la commodité du langage » (MR, 111). Bref, ce concept ne fait pas partie de « la découpure naturelle » (MR, 112 ; cf. 205). Il faut, pour « décompos[er] l’activité de l’esprit Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 400/544 400 ÉTUDES GÉNÉRALES les autres remarques nous imposent une autre conséquence : dans le bergsonisme, à côté de l’intuition et de l’intelligence, il y a un troisième mode de connaissance spécialement élaboré pour l’étude de la société humaine. Toutes deux nous conviennent, il ne s’agit en définitive que d’un choix terminologique. en opérations », « s’occup[er] de savoir à quoi sert chacune d’elles » (MR, 111). 2o Quand Bergson expose le double rôle de la fonction fabulatrice, c’est le plus souvent sur le rôle social qu’il fait reposer le rôle individuel : « Nous venons d’indiquer la première fonction de la religion [statique], celle qui intéresse directement la conservation sociale. Arrivons à l’autre. C’est pour le bien de la société que nous allons encore la voir travailler, mais indirectement, en stimulant et dirigeant les activités individuelles » (MR, 134 ; cf. 110, 112, 124, 209). 3o Même si la fonction fabulatrice peut marcher indépendamment de la société, ses produits seront d’autant plus efficaces qu’ils seront acceptés par la société : « la garantie apportée par la société à la croyance individuelle, en matière religieuse, suffirait déjà à mettre hors de pair [les] inventions de la faculté fabulatrice » (MR, 210 ; cf. 208-209, 137) ; le processus de ce renforcement par la société reste à analyser. – Précisons donc : ce qui rattache ces deux « imaginations » l’une à l’autre, c’est le fait qu’elles sont toutes deux une « imagination sociale, collective, populaire » (R, 2), qui fabrique « le rêve rêvé par la société entière » (R, 32 ; cf. 2 ; MR, 181-182) pour sa propre conservation, et c’est peut-être sur cette espèce d’imagination que porte « l’intuition sociologique ». Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 401/544 L A D U R É E B E R G S O N I E N N E CO M M E N O M B R E S P É C I A L par Sébastien MIRAVÈTE Depuis les études de Deleuze et Frédéric Worms sur Bergson, nous savons que la durée est une multiplicité 1, continue et hétérogène 2, unifiée par un acte de synthèse 3. Grâce à leurs travaux précieux, nous comprenons que la durée chez Bergson constitue un acte de conscience en devenir, qui rassemble activement plus ou moins d’éléments, sans les disjoindre. Cependant, la durée bergsonienne n’a pas encore révélé tous ses mystères. Il demeure une énigme dont la solution pourrait bien renouveler profondément notre interprétation de la durée. En effet, les textes de Bergson posent à l’Histoire de la philosophie une difficulté essentielle pour l’intelligence de la pensée bergsonienne. Il s’agit de réussir à déterminer la signification précise qu’il faut accorder à des expressions telles que « plus ou moins », lorsque la durée varie en nombre ou en degré. 1. « Ce serait donc une grande erreur de croire que la durée soit simplement l’indivisible, bien que Bergson s’exprime souvent ainsi par commodité. En vérité, la durée se divise, et ne cesse de se diviser : c’est pourquoi elle est une multiplicité » (Deleuze, Le bergsonisme, Paris, PUF, 1998, p. 35-36). 2. « On remarquera que Bergson ne trouve aucune difficulté dans la conciliation des deux caractères fondamentaux de la durée, continuité et hétérogénéité » (ibid., p. 29). 3. « Bergson reprend et déplace ici délibérément la notion centrale de toute la Critique de la raison pure de Kant, la notion même de synthèse […]. Alors que l’organisation ou la liaison temporelle pouvait encore faire croire à une passivité originelle de notre conscience, la synthèse comme acte simple ne laisse plus aucune ambiguïté » (Frédéric Worms, Bergson ou les deux sens de la vie, Paris, PUF, 2004, p. 71-72). Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 402/544 402 ÉTUDES GÉNÉRALES UN ÉTAT DE LA QUESTION Les rares commentateurs qui soulèvent explicitement cette question ne lui accordent le plus souvent que de modestes remarques. Mais à partir de ces premières contributions, on peut déjà esquisser une ligne de démarcation entre ceux qui reconnaissent à la durée bergsonienne une dimension numérique, et ceux qui rejettent une telle possibilité. Parmi les deux grands ouvrages qui abordent les livres de Bergson par l’angle des mathématiques, à savoir Henri Bergson et la notion d’espace de François Heidsieck, et Bergson et le calcul infinitésimal de Jean Milet, seul celui de François Heidsieck aborde directement ce problème. S’appuyant sur le début de l’Essai sur les données immédiates de la conscience, dans lequel Bergson écrit que l’intensité d’une sensation augmente avec le « plus ou moins grand nombre d’états simples qui pénètrent l’émotion fondamentale » 1, François Heidsieck renonce à faire de la notion de nombre une notion exclusivement spatiale 2. Son idée consiste à supposer, chez Bergson, l’existence d’un nombre spécial, dont l’espace ne serait pas la condition. Mais il ne précise pas ce que serait ce nombre non spatial, et surtout, il ne dégage pas une conception de l’espace qui rendrait possible chez Bergson un tel nombre. En effet, il écrit dans le même passage que « le nombre présuppose l’espace » 3 sans indiquer dans quelle mesure il pourrait exister, au regard de la définition bergsonienne de l’espace, un nombre qui ne présupposerait pas l’espace. Le nombre reste donc chez lui exclusivement spatial, puisque l’espace, pour lui, demeure toujours nécessaire au nombre. C’est pourquoi son interprétation de la durée, comme nombre non spatial, se 1. Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, Paris, PUF, 2007, p. 6. 2. « La qualité apparaît à Bergson comme une multiplicité, plus ou moins confusément nombrable […]. L’espace, et non pas le nombre, constitue l’antithèse de la qualité chez Bergson […]. Ainsi la notion d’intensité psychologique et la notion de nombre ont leurs destins liés. Dénier l’intensité psychologique, c’est repousser le nombre du côté de l’espace » (François Heidsieck, Henri Bergson et la notion d’espace, Paris, Le Cercle du livre, 1957, p. 95). 3. Ibid., p. 95. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 403/544 LA DURÉE BERGSONIENNE COMME NOMBRE SPÉCIAL 403 révèle en contradiction avec son interprétation de l’espace, comme condition de tout nombre. Toutefois, cette contradiction a le mérite de nous apprendre qu’on ne peut attribuer à la durée une dimension numérique sans concilier explicitement cette dimension avec la conception bergsonienne de l’espace. Il importer de tirer de cet enseignement, fort utile pour la compréhension de la pensée bergsonienne, qu’une interprétation qui souhaite faire de la durée un nombre spécial doit en parallèle proposer une interprétation de l’espace qui s’accommode d’une durée de ce genre. En d’autres termes, on ne peut repenser la durée sans repenser l’espace. Dans cette perspective, David Lapoujade repense l’espace bergsonien. Chez lui, l’espace devient ce qui permet aux éléments d’une multiplicité d’apparaître à la conscience au sein de cette multiplicité : « L’idée claire de nombre, c’est l’idée de “la possibilité […]” de voir dans cette unité les divisions possibles qu’on peut y pratiquer. » 1 Aussi, l’espace n’intervient pas lorsque les éléments d’une multiplicité ne se présentent pas à la conscience, semblables aux trilliards de vibrations de lumière que nous ne percevons pas dans la sensation de rouge. Il peut donc exister un nombre obscur par opposition à un nombre clair, qui échappe à la médiation de l’espace, dans l’exacte mesure où les éléments du nombre obscur ne se donnent pas à la conscience 2. Seule l’impression d’ensemble qu’ils forment par leur réunion se donne à elle. Toutefois, chez Bergson, une multiplicité peut présenter ses éléments à la conscience sans pour autant se réfracter dans l’espace, comme le propose David Lapoujade. Il suffit simplement de songer à une mélodie. Dans une mélodie, les éléments se voient, c’est‑à-dire apparaissent à la conscience, au sein de l’unité mélodique qu’ils constituent. Les éléments ne fusionnent pas systématiquement dans la durée bergsonienne, au point de se dissoudre dans toutes les unités qu’ils produisent par leur mélange. Mais cette interprétation originale de David Lapoujade a le mérite de ne pas formuler de contradiction, même si elle nous éloigne de la philoso1. David Lapoujade, Puissances du temps, Paris, Minuit, 2010, p. 37-38. 2. « Il n’y a de vision claire que parce que l’espace rend ces unités distinctes ou distinguables les unes des autres » (ibid., p. 38). Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 404/544 404 ÉTUDES GÉNÉRALES phie de Bergson. À juste titre, et à la différence de celle de François Heidsieck, elle fait en sorte de séparer la durée comme nombre 1 et l’espace. En effet, les définitions de la durée et de l’espace que propose un commentateur ne doivent jamais avoir pour conséquence d’introduire l’espace dans la définition même de la durée. Sinon, cela revient à attribuer en toute logique à la durée des caractéristiques des multiplicités spatiales, à savoir la discontinuité, l’extériorité, l’homogénéité, etc. C’est pourquoi l’Histoire de la philosophie a sans doute préféré percevoir dans tout nombre une spatialisation, afin d’éviter que sa propre compréhension de l’espace bergsonien n’entre en conflit direct avec sa conception de la durée bergsonienne. Dans un premier temps, il vaut mieux réduire les variations numériques à des variations qualitatives, et de cette façon refuser à la durée toute dimension numérique, qu’énoncer une interprétation contradictoire, semblable à celle de François Heidsieck. Il semble que la plupart des recherches ont jusqu’à présent fait le choix judicieux de privilégier la cohérence de leurs interprétations, et de laisser de côté toute idée d’identification de la durée à un nombre spécial. Aussi, il ne faut pas s’étonner que l’hypothèse d’une durée comme nombre n’ait eu au final qu’un nombre insignifiant d’adeptes. Pourtant, sans cette hypothèse, des idées fondamentales de la philosophie bergsonienne s’avèrent inintelligibles. Si, comme le veut Bergson, un acte est plus ou moins libre, et plus ou moins intense en profondeur, en fonction du nombre de souvenirs de la personne qu’il réunit, comment penser la liberté et l’intensité profonde chez Bergson sans conférer à la durée une dimension numérique ? Comme nous allons le voir à présent, la critique de Bachelard à l’égard de la durée bergsonienne permet de prendre conscience de ce type d’aporie qu’implique une durée réduite à des variations qualitatives. 1. « La durée comme nombre » est le nom donné à une interprétation de la durée bergsonienne qui reconnaît à la durée une dimension numérique. Nous développons cette idée dans une thèse de doctorat intitulée : La durée bergsonienne comme nombre et comme morale. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 405/544 LA DURÉE BERGSONIENNE COMME NOMBRE SPÉCIAL 405 LE NOMBRE DE CONTRACTIONS MUSCULAIRES Afin d’exposer immédiatement les données de ce problème majeur, revenons au premier ouvrage de Bergson, à savoir l’Essai sur les données immédiates de la conscience (1889) et plus particulièrement sur ce passage éclairant dans lequel il décrit le sentiment d’effort physique : « [Nous concentrons] sur un point donné de l’organisme, pour en faire un effort d’intensité croissante, les contractions musculaires de plus en plus nombreuses qui s’effectuent sur la surface du corps, […] Mais c’est là un changement de qualité, plutôt que de grandeur. » 1 Le lecteur ne peut qu’être surpris. Bergson perçoit bel et bien dans cette intensité croissante un nombre plus grand de « contractions musculaires » et conclut de façon presque contradictoire : « c’est un changement de qualité, plutôt que de grandeur ». Certes, l’illusion consiste ici à localiser « sur un point donné de l’organisme » un accroissement qui manifeste, en vérité, le nombre de parties du corps qui participent à l’effort : « Essayez, par exemple, de serrer le poing “de plus en plus”. Il vous semblera que la sensation d’effort, tout entière localisée dans votre main, passe successivement par des grandeurs croissantes. En réalité, votre main éprouve toujours la même chose. Seulement, la sensation qui y était localisée d’abord a envahi votre bras, remonté jusqu’à l’épaule. » 2 Mais le fait que ces contractions s’étalent sur une surface de plus en plus grande et non se concentrent en un point ne lève pas la difficulté. Car un effort plus intense est un effort qui comptabilise plus de « contractions » qu’un autre. Comme le commente Bachelard : « Toute psychologie de l’effort doit accéder non seulement à la géométrisation de l’effort, comme l’indique M. Bergson qui lit l’intensité dans le volume musculaire progressivement intéressé, mais encore à l’arithmétisation de l’effort qui 1. Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, Paris, PUF, 2007, p. 7. 2. Ibid., p. 18. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 406/544 406 ÉTUDES GÉNÉRALES compte les muscles progressivement alertés. » 1 Comment Bergson peut-il alors affirmer que nous avons ainsi un « changement de qualité plutôt que de grandeur », un changement qualitatif plutôt que numérique ? LES DEGRÉS D’EXPANSION OU DE DILATATION Ce genre de difficultés interprétatives ne concerne pas uniquement le premier chapitre de l’Essai sur les données immédiates de la conscience. En vérité, ces difficultés se démultiplient dans Matière et mémoire, qui, comme on le sait, est l’ouvrage dans lequel Bergson détaille la relation complexe entre la liberté et l’actualisation dans la conscience d’un nombre plus ou moins important de souvenirs. Pour commencer, il faut remarquer que Bergson attribue aux différents plans de conscience de la mémoire une surface. Chaque coupe du cône parallèle à la base représente un plan de la mémoire, c’est‑à-dire un ensemble de souvenirs plus ou moins étalés. Plus on se rapproche de la base, et plus les souvenirs cessent de se mêler les uns aux autres : « Le travail de localisation consiste en réalité dans un effort croissant d’expansion, par lequel la mémoire, toujours présente tout entière à elle-même, étend ses souvenirs sur une surface de plus en plus large et finit par distinguer ainsi, dans un amas jusque-là confus, le souvenir qui ne retrouvait pas sa place. » 2 Autrement dit, la mémoire augmente la grandeur de l’intervalle de durée que symbolise une coupe du cône, pour que les souvenirs disposent de plus en plus de place, et puissent se présenter sans avoir à se mélanger les uns aux autres. Il ne s’agit nullement ici d’isoler spatialement les souvenirs les uns des autres, mais plutôt de procéder à une opération qui démêle, dans une durée, divers éléments sans introduire de discontinuité entre ces éléments. On passe d’une durée fusionnelle où les élé1. Bachelard, La dialectique de la durée, Paris, PUF, 2001, p. 40. 2. Bergson, Matière et mémoire, Paris, PUF, 2008, p. 191. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 407/544 LA DURÉE BERGSONIENNE COMME NOMBRE SPÉCIAL 407 ments constituent un « amas » dans lesquels ils ne se rendent pas visibles, à une durée mélodique dans laquelle ils deviennent visibles. Bergson expose à nouveau, dans le cas de la perception 1, cette nécessité pour un plan de conscience d’accroître sa superficie totale pour accueillir à sa surface de plus en plus d’éléments visibles : « Dans notre durée, celle que notre conscience perçoit, un intervalle donné ne peut contenir qu’un nombre limité de phénomènes conscients. » 2 Par exemple, la conscience synthétise dans « un intervalle donné » un nombre important de vibrations qui forment ensemble la perception du rouge. Or chaque vibration s’étale sur une certaine longueur de temps. Chacune occupe une grandeur de temps, c’est‑à-dire, à la lettre, une durée. Une fois cette simple idée rappelée, imaginons qu’on souhaite percevoir chaque vibration l’une après l’autre, comme des notes successives dans une mélodie. Autrement dit, supposons qu’on veut rendre visible chaque vibration. Il faut alors, en toute logique, que la somme des longueurs que chacune doit prendre pour devenir visible n’excède pas la longueur totale de l’acte psychique qui les rassemble. En effet, comme l’écrit Bergson, un phénomène pour apparaître à une conscience doit durer durant un minimum de temps : « […] le plus petit intervalle de temps vide dont nous ayons conscience est égal, d’après Exner, à 2 millièmes de seconde ; encore est-il douteux que nous puissions percevoir de suite plusieurs intervalles aussi courts » 3. C’est pourquoi, si le nombre des phénomènes qui se donnent à la conscience est trop important, ils ne peuvent apparaître les uns à la suite des autres à la conscience, car cela obligerait cette conscience à les disposer sur un intervalle de temps au moins aussi grand que l’addition totale des longueurs de temps de tous ces phénomènes : « Imaginons, en un mot, une conscience qui 1. Contrairement à ce que propose subtilement Alexis Philonenko, nous ne pensons pas devoir exclure de la philosophie de Bergson ce passage que nous allons étudier, et les considérations numériques qu’il implique, dans la mesure où nous pourrons par la suite concilier la durée comme nombre et l’espace : « Ces développements de Bergson semblent peu pertinents […]. Ce type d’argumentation disparaîtra dans le développement de la science bergsonienne » (Alexis Philonenko, Bergson ou de la philosophie comme science rigoureuse, Paris, Cerf, 1994, note de bas de page, p. 209). 2. Bergson, Matière et mémoire, Paris, PUF, 2008, p. 230. 3. Ibid., p. 231. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 408/544 408 ÉTUDES GÉNÉRALES assisterait au défilé de 400 trillions de vibrations, toutes instantanées, et seulement séparées les unes des autres par les deux millièmes de seconde nécessaires pour les distinguer. Un calcul fort simple montre qu’il faudra plus de 25 000 ans pour achever l’opération. » 1 Aussi, les phénomènes conscients finissent naturellement par se superposer pour ainsi dire, c’est‑à-dire par se pénétrer, par occuper à plusieurs des mêmes parties de cette durée totale qui les recueille. Comme le rappelle finement Pierre Montebello, une des caractéristiques essentielles de la durée, à la différence de l’espace, est sa capacité à pouvoir disposer dans « un même lieu » 2 plusieurs éléments. De cette façon, les phénomènes conscients, en tant qu’éléments inscrits dans une durée, parviennent à tous s’intercaler entre les limites de temps de l’acte psychique qui les regroupe. La conséquence est qu’ils apparaissent alors confondus les uns dans les autres, sous la forme d’une durée fusionnelle. Par exemple, dans l’impression globale qu’elles forment, les vibrations de la lumière rouge se chevauchent, se condensent, se pénètrent. La conscience ne perçoit plus des vibrations successives mais une surface uniforme rouge dans laquelle les vibrations qui la composent ne se laissent plus voir, même si elles la constituent. Ces vibrations se présentent bel et bien à la conscience mais sous une forme invisible, comme le bleu et le jaune dans la couleur verte. Et c’est parce que les vibrations peuvent faire chevaucher en quelque sorte leur durée, leur longueur de temps, que leur somme peut ne pas durer « 25 000 ans ». C’est pourquoi, si on tient compte de ces remarques de Bergson sur le nombre limite qu’un intervalle de durée peut accueillir de phénomènes visibles, alors il faut admettre que toute durée est à la lettre une « durée », c’est‑à-dire une grandeur de temps. Il importe aussi de reconnaître qu’une durée synthétise plusieurs durées susceptibles de s’ajouter les unes aux autres, et que la raison même de la pénétration, du mélange, de la confusion entre les durées, entre les vibrations, est avant tout une raison d’ordre numérique. Chaque durée visible prend un temps. Ces temps s’additionnent. Et si le total excède la longueur totale de l’acte psychique, de la 1. Ibid., p. 231. 2. Pierre Montebello, L’Autre métaphysique, Paris, Desclée de Brouwer, 2003, p. 226. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 409/544 LA DURÉE BERGSONIENNE COMME NOMBRE SPÉCIAL 409 durée, qui synthétise ces durées, alors ces durées commencent à se mordre les unes sur les autres, à se fondre les unes dans les autres, et progressivement, elles fusionnent, se rendent invisibles, comme les trillions de vibrations dans la couleur rouge. En résumé, 1) la mémoire augmente la surface de ses plans de conscience, de ses coupes du cône, pour laisser de plus en plus de souvenirs se présenter visiblement à la conscience. De plus, 2) l’acte de perception doit rendre invisibles les vibrations pour parvenir à toutes les contenir. Aussi, ces deux thèses formulées explicitement par Bergson impliquent conjointement les trois idées suivantes. Premièrement, la durée bergsonienne est une grandeur de temps, comme son nom l’indique. Deuxièmement, cette grandeur de temps est limitée, d’où l’obligation de repousser cette limite, de dilater cette durée, pour que le nombre de souvenirs visibles croisse. Troisièmement, les grandeurs de temps dont elle se compose peuvent s’ajouter (ou se soustraire) jusqu’à finir parfois par se confondre. Ces trois exigences réunies font de la durée un nombre au sens d’une grandeur limite composée d’un nombre plus ou moins important de grandeurs plus petites. Les grandeurs s’ajoutent, et le nombre de phénomènes conscients, c’est‑à-dire d’éléments visibles à une conscience, varie. Dès lors, il s’avère indispensable de se demander pour quelle raison Bergson écrit souvent que la durée n’est pas un nombre ou une grandeur, et surtout de quelle façon se distinguent chez Bergson ces grandeurs propres à la durée, des grandeurs propres à l’espace ou aux mathématiques. Et de même, il faut s’interroger sur la nature de cette addition propre à la durée qui somme plus ou moins d’éléments visibles. En effet, cette addition doit nécessairement se distinguer, dans la philosophie de Bergson, d’une addition propre à l’espace ou aux mathématiques, sinon cela revient à introduire l’espace dans la définition de la durée. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 410/544 410 ÉTUDES GÉNÉRALES LA DIMENSION NUMÉRIQUE DE LA DURÉE COMME MÉTAPHORE Lorsque Bergson écrit qu’une durée dispose d’une « surface », qu’elle synthétise des « contractions musculaires de plus en plus nombreuses », ou qu’elle ne peut contenir qu’un « nombre limité de phénomènes conscients », quelle signification l’interprète doit-il donner à ces expressions ? La première solution consiste sans doute à rappeler que pour Bergson le langage se prête difficilement à la description de phénomènes psychiques hétérogènes et mobiles. Le philosophe doit donc parfois détourner des mots ou des expressions qui ont une signification spatiale, pour leur attribuer un autre genre de signification, propre à la durée. Par conséquent, les mots « surface », « nombreuses », « nombre », ne signifient pas ici une grandeur de temps, ou un nombre d’actes psychiques élémentaires au sein d’un acte psychique qui les rassemble. Ces mots demeurent des métaphores, c’est‑à-dire des approximations lexicales inévitables issues d’un langage fait pour l’espace, qui servent à caractériser une durée dépourvue de toute dimension numérique. Toutefois, il importe de constater que cette solution revient au final à définir négativement ces mots. Elle nous explique, par exemple, que le mot « nombre » ne désigne pas un « nombre », mais elle ne nous propose aucune nouvelle définition de ce mot, ou même de l’expression, ou de la phrase dans laquelle il s’insère. Dans cette perspective, on sait que toute durée n’est pas un nombre, c’est‑à-dire qu’une durée ne contient pas véritablement un nombre limité de phénomènes conscients. Cependant, on se demande à juste titre le sens de la proposition suivante formulée par Bergson : « Dans notre durée, celle que notre conscience perçoit, un intervalle donné ne peut contenir qu’un nombre limité de phénomènes conscients. » 1 En définitive, on postule que la durée n’est pas un nombre, et le fait de réduire de telles expressions à des métaphores d’une durée non 1. Bergson, Matière et mémoire, Paris, PUF, 2008, p. 230. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 411/544 LA DURÉE BERGSONIENNE COMME NOMBRE SPÉCIAL 411 numérique nous permet de ne pas avoir à définir ces expressions, et de les apprécier vaguement. Le résultat est que l’interprétation de ces passages demeure inachevée. On dit ce que la durée n’est pas, sans dire ce qu’elle est, et de cette façon, on laisse dans l’obscurité de nombreux textes et notions de Bergson. En effet, qu’est-ce que la dilatation ou l’expansion, si ce n’est l’augmentation de la surface, de l’intervalle de durée, d’un plan de conscience de la mémoire, d’une coupe du cône ? Qu’est-ce qu’un degré de dilatation ou d’expansion, comme l’écrit Bergson, si ce n’est une grandeur de temps plus ou moins importante ? La notion de degré de dilatation se définit aisément si on admet que la durée dispose d’une dimension numérique, c’est‑à-dire plus particulièrement ici d’une grandeur. Elle devient complètement inintelligible si on affirme que la durée n’est pas un nombre, et que les degrés de dilatation sont métaphoriquement des degrés. Dans ce cas précis, qu’est-ce qu’un degré qui n’est pas un degré, c’est‑à-dire un degré qui ne correspond pas à l’extension plus ou moins importante d’une grandeur de temps ? Si le cône ne symbolise pas la taille plus ou moins grande des plans de conscience de la mémoire, que symbolise‑t-il ? On ne gagne rien à soutenir qu’il n’est qu’une image, une figure, une métaphore, car même à titre d’image, de figure, ou de métaphore, il faut qu’il signifie quelque chose. Or on ne voit pas de quelle façon ce qu’il signifie pourrait ne pas impliquer que la durée est une grandeur. De plus, si on maintient l’idée que la durée n’est pas un nombre, il devient impossible d’entrevoir pour quelle raison la mémoire se dilate. En effet, dans le cadre de cette hypothèse interprétative, on ne peut plus considérer, en toute rigueur, que la mémoire se dilate dans le but d’augmenter, à la lettre, le « nombre » de souvenirs visibles à sa surface. En résumé, soutenir que la durée n’est pas un nombre implique deux absurdités. Premièrement, la mémoire se dilate sans se dilater, c’est‑à-dire sans augmenter sa surface. Deuxièmement, elle se dilate sans se dilater dans l’objectif incompréhensible d’étaler un nombre de plus en plus important de souvenirs, qui n’est pas un « nombre » de plus en plus important de souvenirs. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 412/544 412 ÉTUDES GÉNÉRALES LES VARIATIONS NUMÉRIQUES RÉDUITES À DES VARIATIONS QUALITATIVES Une seconde solution consiste à considérer que, par exemple, l’effort musculaire se réduit à une impression qualitative. La variation de son intensité ne provient pas de l’accroissement du nombre de contractions musculaires dans la sensation comprise comme un acte de conscience et de synthèse. La sensation d’un accroissement ne renvoie pas à un accroissement de sensations élémentaires. Il est vrai qu’on a l’impression que le nombre de contractions musculaires augmente, et qu’on éprouve un sentiment d’effort plus important. Cependant, dans l’être de l’impression vécue, les contractions musculaires ne sont pas en nombre plus ou moins grand, car la durée n’a pas de dimension numérique. Au fur et à mesure, nous avons la sensation d’une augmentation sans qu’il y ait véritablement une augmentation dans l’être de la sensation. De cette manière, les variations numériques, et, plus précisément ici, l’intensité, se réduisent à des variations qualitatives. Un sentiment plus intense qu’un autre n’est pas un sentiment qui contient plus d’éléments qu’un autre, mais simplement un sentiment qui est autre, et qui donne l’impression d’être plus intense que l’autre, par la qualité qu’il revêt dans l’expérience consciente. Pourtant, comme l’a très bien relevé Bachelard 1, si l’intensité psychologique se réduit à des impressions d’intensités plus grandes que d’autres, la genèse même de ces impressions devient mystérieuse. En effet, supposons que la durée de la matière physique dispose d’une dimension numérique. On peut donc considérer que le nombre de contractions musculaires croît effectivement au niveau du corps humain considéré comme de la matière physique. Il faut alors expliquer de quelle façon cet accroissement de contractions se transforme en une impression d’accroissement. Or, si par définition la durée de la conscience n’est pas un nombre, elle ne peut contenir le nombre de plus en plus important de contractions produites au 1. Cf. le début de cet article. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 413/544 LA DURÉE BERGSONIENNE COMME NOMBRE SPÉCIAL 413 niveau du corps. Aussi, la sensation d’accroissement se trouve déconnectée dans cette perspective de l’accroissement de sensations élémentaires. Le passage d’une augmentation du nombre de contractions musculaires au sentiment d’effort musculaire devient une énigme insoluble, puisqu’on refuse au sentiment d’effort la possibilité de se constituer de contractions musculaires en nombre plus ou moins important. On pourrait objecter que cette énigme insoluble est la conséquence directe de la conception bergsonienne de l’intensif, comme le croit Bachelard. Pourtant, Bergson écrit très clairement dans le cas d’une sensation d’intensité qui n’a strictement aucune origine matérielle : « Nous allons voir, en effet, que [l’intensité pure] se réduit ici à une certaine qualité ou nuance dont se colore une masse plus ou moins considérable d’états psychiques, ou, si l’on aime mieux, au plus ou moins grand nombre d’états simples qui pénètrent l’émotion fondamentale. » 1 Si l’intensité pure dans la conscience augmente avec le nombre d’éléments psychiques et non matériels, pourquoi le sentiment d’effort musculaire n’augmenterait-il pas tout simplement avec le nombre de contractions que ce sentiment rassemble ? Il faut, comme Bachelard 2 ou Deleuze 3, exclure de la durée bergsonienne de la conscience toute dimension numérique, pour conclure que la théorie bergsonienne de l’intensité mène à une impasse. Néanmoins, leur interprétation de la durée bergsonienne de l’esprit a le mérite d’éclairer les raisons pour lesquelles on ne peut se passer de supposer que cette durée de l’esprit est un nombre, contrairement à ce qu’ils affirment. 1. Ibid., p. 6. 2. « Pour M. Bergson, diminuer, c’est toujours changer de nature » (Bachelard, La dialectique de la durée, Paris, PUF, 2001, p. 40). 3. « C’est pourquoi la critique bergsonienne de l’intensité semble peu convaincante […]. Elle répartit la différence en différences de nature dans la qualité [dans la conscience], en différence de degrés dans l’étendue [dans la matière physique] » (Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, 2003, p. 308). Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 414/544 414 ÉTUDES GÉNÉRALES LA VÉRITABLE CONCEPTION BERGSONIENNE DE L’ESPACE La dernière solution consiste à examiner à nouveau le deuxième chapitre de l’Essai sur les données immédiates de la conscience, dans lequel Bergson fonde ses deux distinctions entre l’espace et la durée, le nombre mathématique et la durée. Comme le rappelle Frédéric Worms : « Ce qui permet en effet à Bergson de faire la distinction entre l’espace et la durée une distinction rigoureuse, c’est bien l’étape qui la précède selon l’ordre effectif du chapitre central de l’Essai : à savoir, l’analyse du concept de nombre […]. » 1 Il s’agit de vérifier si ce texte fondamental nous contraint effectivement à considérer que la durée bergsonienne n’est pas un nombre, et que tout nombre suppose l’espace. Bergson débute son analyse par l’étude du nombre commun, c’est‑àdire du nombre tel que nous l’imaginons le plus communément. Dans un premier temps, il remarque que la représentation du nombre commun se compose de l’image d’unités absolument homogènes. Lorsqu’il les dénombre, le berger ne retient de chaque mouton de son troupeau que le trait qu’ils possèdent tous. Durant cette opération, il ignore les spécificités de chacun, et les réduit au concept uniforme de moutons. Chacun devient l’unité d’une quantité, c’est‑à-dire un mouton sans singularités qu’on peut alors additionner aux autres moutons : un mouton, deux moutons, etc. Durant l’addition, tous les moutons sont considérés comme parfaitement identiques. « […] on convient alors de négliger leurs différences individuelles pour ne tenir compte que de leur fonction commune. » 2 Dès lors, se demande Bergson, comment la conscience distingue‑t-elle ce qu’elle conçoit momentanément comme absolument semblable ? Elle ne peut s’appuyer sur une spécificité que chacun posséderait encore pour les distinguer, puisqu’elle a éliminé systématiquement toute singularité. « Et pourtant il faut bien que [les unités absolument homogènes, par exemple 1. Frédéric Worms, Bergson ou les deux sens de la vie, Paris, PUF, 2004, p. 40. 2. Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, Paris, PUF, 2007, p. 57. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 415/544 LA DURÉE BERGSONIENNE COMME NOMBRE SPÉCIAL 415 ici les moutons,] se distinguent par quelque endroit, puisqu’elles ne se confondent pas en une seule. » 1 Il ne reste alors que deux solutions. La conscience doit attribuer à chaque mouton une place dans l’espace ou dans le temps, qui permettra de ne pas les confondre. Cependant, il faut aussi que la conscience ajoute ces unités homogènes. Or, si elle les dispose dans le temps, elle ne peut plus rassembler les unités dans une même image. C’est pourquoi seul l’espace convient dans le but de les distinguer et de les additionner. « […] toute opération par laquelle on compte des objets matériels implique la représentation simultanée de ces objets » 2. En effet, le passé et le présent peuvent coexister dans un même présent, et pourtant continuer à se distinguer, tant qu’ils possèdent encore la qualité de passé et de présent, à l’image de deux saveurs. En revanche, si on les homogénéise, on élimine de cette manière leurs qualités propres, et, par conséquent, toute possibilité de les différencier qualitativement. Dès lors, les faire coexister dans un même présent revient à les confondre, et il faut alors nettement les séparer pour réussir à les distinguer. C’est de cette façon, et c’est pour cette raison, que la conscience introduit de la discontinuité, c’est‑à-dire un espace vide, entre eux. Il faut alors bien comprendre, et c’est sans doute une des idées les plus complexes de l’analyse de Bergson, que si la conscience sépare deux éléments homogènes dans le temps, alors ils ne peuvent plus coexister dans un même état de conscience, car ce dernier ne forme qu’un seul et même temps. Elle ne peut donc plus les distinguer ou les ajouter, car elle ne peut plus avoir en même temps l’image de l’un et l’image de l’autre. « Pour que le nombre en aille croissant à mesure que j’avance, il faut bien que je retienne les images successives et que je les juxtapose à chacune des unités nouvelles dont j’évoque l’idée […]. » 3 Par conséquent, la conscience doit, en même temps qu’elle extériorise deux éléments homogènes, les rendre simultanés, pour pouvoir à nouveau posséder une image dans laquelle elle les perçoit ensemble. 1. Ibid., p. 57. 2. Ibid., p. 58. 3. Ibid., p. 57-58. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 416/544 416 ÉTUDES GÉNÉRALES Il est fondamental de saisir que l’extériorité et la simultanéité sont, chez Bergson, les conséquences de l’homogénéisation artificielle d’éléments psychiques produite par la conscience. En effet, c’est l’homogénéisation et la nécessité de continuer à distinguer les éléments homogénéisés fictivement qui entraînent une séparation des éléments dans l’espace. Sans cette idée, l’espace demeure un mode de représentation discontinu, homogène, simultané, dont on ignore les relations logiques qui unissent ces caractéristiques. Mais surtout, sans cette idée, on croit que la discontinuité, l’homogénéité, et la simultanéité vont s’insérer dans n’importe quelle définition du nombre, puisqu’on ne sait pas pour quelle raison exacte, et dans quelle circonstance précise, elles apparaissent dans l’expérience consciente. En vérité, du point de vue de Bergson, l’espace n’est la condition nécessaire du nombre que si et seulement si les unités du nombre sont parfaitement homogènes. Par exemple, deux notes successives peuvent s’ajouter dans une durée sans avoir à s’isoler l’une de l’autre et à devenir simultanées. En effet, leurs qualités singulières permettent de les distinguer sans avoir besoin de les séparer dans l’espace, c’est‑à-dire sans avoir besoin de recourir à l’espace comme mode et condition nécessaire de distinction d’éléments purement homogènes. Aussi, en toute rigueur, il suffit de proposer une nouvelle définition de l’homogénéité, qui n’entraîne pas une ressemblance parfaite entre les éléments qualifiés d’homogènes, pour disposer d’un concept d’unité homogène qui permet de définir un nombre sans introduire l’espace. Bergson pense la distinction dans la durée à partir de la notion de qualité, c’est‑àdire comme la différence entre deux couleurs par exemple. Si on se base sur ce même modèle, alors on peut en déduire une notion de ressemblance propre à la durée. De fait, la différence entre les nuances d’une même couleur fournit un modèle pour penser l’homogénéité qualitativement. En effet, deux nuances d’une même couleur se ressemblent sans être pour autant parfaitement identiques. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 417/544 LA DURÉE BERGSONIENNE COMME NOMBRE SPÉCIAL 417 LA DURÉE COMME NOMBRE ET UNE NOUVELLE PERSPECTIVE HISTORIQUE SUR BERGSON La définition d’une homogénéité qualitative ne soulève donc pas de difficultés particulières. Au final, la durée comme nombre se définit comme un acte de synthèse qui rassemble, à la lettre, plus ou moins d’actes en nombre fini 1 qui partagent une ressemblance qualitative, se relient continument entre eux, possèdent une grandeur de temps (et une étendue dans le cas de la matière physique), et constituent par leur réunion une unité mélodique ou fusionnelle. C’est pourquoi il n’existe aucune discontinuité, aucune homogénéité pure, aucune simultanéité forcée, aucune réduction de l’ensemble à ses éléments, dans un tel nombre. Ce nombre n’est pas une quantité ou un nombre mathématique, puisque aucun vide ne s’insère entre ses unités homogènes ou ses éléments. Et surtout, ce nombre n’est pas une grandeur intensive. Il est fondamental de saisir ce point. Il est vrai que les partisans de la grandeur intensive considèrent que l’être de l’intensif doit posséder à la fois une dimension qualitative et numérique. Mais ils ne proposent pas de conciliation logique entre ces deux dimensions inconciliables au premier abord, et recourent donc implicitement aux concepts spatiaux de quantité ou de nombre mathématique pour penser la dimension numérique de l’intensité. De cette façon, ils introduisent la contradiction dans leur définition de l’intensité, ou d’une grandeur à la fois qualitative et numérique. La notion de grandeur ou de quantité intensive chez Bergson désigne cette conciliation non traitée ou mal traitée entre la qualité et nombre 2. 1. Nous n’avons pas pu développer ici cette idée. En résumé, la durée bergsonienne ne peut être infinie pour la simple raison qu’il est impossible de définir intuitivement, c’est‑à-dire à l’aide d’images, un nombre infini. Par conséquent, toute définition d’un nombre infiniment grand ou petit, à la différence d’un nombre fini, implique tout un symbolisme mathématique qui réintroduit en toute logique l’espace. C’est pourquoi on ne pourrait s’accorder sur ce point avec l’interprétation originale de David Lapoujade qui perçoit dans la durée bergsonienne des infinitésimaux. 2. « C’est esquiver la difficulté que de distinguer, comme on le fait d’habitude, deux espèces de quantité, la première extensive et mesurable, la seconde intensive, qui ne Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 418/544 418 ÉTUDES GÉNÉRALES C’est pourquoi, une fois la durée bergsonienne comprise comme un nombre distinct de la quantité, du nombre mathématique, et de la grandeur intensive, il importe de modifier la place que l’Histoire de la philosophie accorde traditionnellement à la philosophie de Bergson. La durée ne s’oppose pas qu’à la mathématisation ou à la formalisation intellectuelle du temps ou de l’être. Il faut souligner qu’elle s’oppose tout autant aux dynamismes hérités d’Aristote 1 ou d’Héraclite 2 qui accordent une existence privilégiée au mouvement, ou aux qualités sensibles, et qui échouent ou renoncent à concilier le nombre et la qualité, le nombre et le mouvement. En définitive, Bergson cherche à dépasser les approches intellectuelles du temps, et à penser sans l’espace la dimension numérique de la conscience, dans le but d’accorder le nombre et la qualité sans formuler de contradictions implicites. Il ne s’agit jamais pour lui de privilégier la dimension qualitative de l’être au détriment de sa dimension numérique, autant au niveau de la matière physique que de la conscience. La durée bergsonienne doit aujourd’hui se comprendre comme la résolution d’une aporie héritée des Grecs : comment concilier sans contradiction la dimension numérique et qualitative de l’être, le mouvement et la grandeur, le mouvement et la somme de ses divisions ? comporte pas la mesure, mais dont on peut dire néanmoins qu’elle est plus grande ou plus petite qu’une autre intensité. Car on reconnaît là qu’il y a quelque chose de commun à ces deux formes de grandeurs […] » (Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience, Paris, PUF, 2007, p. 2). 1. Aristote, dans La Physique, finit par accorder au mouvement une réalité, et à ses divisions infinies une réalité en puissance, pour échapper aux apories de Zénon. Jankélévitch, le premier, plaque explicitement cette conception aristotélicienne du mouvement sur celle de Bergson. Il remplace simplement la notion de puissance par celle de fictions de l’intelligence produites par les nécessités de l’action vitale. Cf. Aristote, La physique, t. II, Paris, Les Belles Lettres, 1969, 263 b 3, p. 132 ; Jankélévitch, Henri Bergson, Paris, PUF, 1999, p. 70. 2. On doit à Henri Hude ce rapprochement entre Héraclite et Bergson. Cf. Henri Hude, « Les cours de Bergson », in Bergson, naissance d’une philosophie, Paris, PUF, 1990, p. 39. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 419/544 N’Y A‑T-IL DE RÉEL QUE CE QUI EST ACTUEL ? par Pascal BLANCHARD Qu’est-ce qui nous fait tenir quelque chose pour réel ? N’est-ce pas sa présence sensible ? Les sens sont témoins d’une présence et attestent d’une existence. Mais derrière ces sens n’y a‑t-il pas une autre présence qui soit concernée par la présence, celle du corps même, le nôtre ? Or l’objet présent l’intéresse, se propose à lui comme ce dont il peut se servir, comme adjuvant ou comme obstacle. L’objet n’est pas une présence indifférente, c’est un outil, un moyen dans l’horizon d’un projet ou encore un contexte humain qui nous enrôle, nous mobilise et en dehors duquel le projet n’existerait pas. La simple présence ne suffit pas pour faire réel car la présence en sa totalité, le réel même, nous est indifférent : il faut y découper de l’intéressant ou du pressant ; or c’est le corps qui selon ses marges d’intervention, plus ou moins prochaines, fait valoir une région du réel comme propre à susciter son activité. C’est donc en rapport avec ce corps, sa préparation à agir, son interaction avec d’autres corps coexistant, sa tension sensori-motrice qu’il y a de l’actuel, ce qui se signale par cet effet de croyance, que quelque chose nous concerne, existe fortement en rapport à nous sur fond de tout ce qui ne nous touche pas, est comme indifférent. L’actualité sera donc un concept différent de celui de la présence, plus compréhensif car il ne dira pas l’être en général par opposition au néant, mais ce qui agit ou fait agir, en rapport non à une attention contemplative mais à une possibilité d’activité qui est d’abord corporelle. Sera actuel ce qui aura quelque rapport à une activité. Mais n’est-ce pas alors ce qui est réel dont le sens global se trouve changé par ce déport de la présence vers l’actualité ? Dire que le réel est présent, c’est définir l’être par opposition au non-être et ce non-être ne permet pas de différencier les variétés de l’absence qu’il peut contenir : est non-être le possible, mais Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 420/544 420 ÉTUDES GÉNÉRALES aussi le passé et le futur, sans qu’on puisse différencier ces modes de l’absence. Quant à l’actualité, ce qu’elle exclut est pourtant beaucoup mieux distingué : le possible est une suite de ce qui nous occupe, il se lie à ce qui se fait maintenant comme ce qu’il suppose ; le passé, n’ayant plus lieu, n’étant plus nulle part dans le monde, est cependant capable de revenir pour éclairer l’heure présente, reprendre vie et le futur est ce que nous nous annonçons dès maintenant comme le sens de ce que nous sommes en train de faire. Ainsi devra‑t-on reposer le problème contenu en notre sujet et reconsidérer la restriction qu’il semble proposer quand on interprète ce qui est « actuel » comme ce qui est présent. L’actualité ne semble pas imposer une restriction comparable à celle de la présence et nous permettrait de multiplier le sens selon lequel le réel peut être entendu : au lieu que le présent irréalise ce qui n’y appartient pas, le possible, le révolu, le non encore advenu, l’actualité parce qu’elle est essentiellement activité permettrait de modaliser différemment la réalité, notamment en indiquant que dans son champ d’intervention, par son énergie sensori-motrice, elle implique ce qui n’est pas encore mais peut être, ce qui n’est plus mais pourrait devenir, revenu du passé, un thème inspirant le présent ou encore, les issues possibles et délibérées d’une situation vécue. Alors que la thématique de la présence affronte à la difficulté humaine de faire tenir dans un maintenant étroit une réalité qui est, par nécessité de nature, évanescente, la thématique de l’actualité ne nous permettraitelle pas de penser la réalité vécue, et non pas seulement pensée, comme l’actualisation de virtualités qui sont infiniment plus riches que ce qui, de fait, fera l’actualité de l’heure présente ? La thématique de la présence ne fait-elle pas désirer le salut d’une présence totale, ce qu’en philosophie on appelle l’éternité, conçue comme négation d’une synthèse toujours finie qui consiste à tenir ensemble le faisceau délié, éparpillé de notre vie ? Par conséquent ne dévalorise‑t-elle pas le temporel comme la défaite du sujet fini ou créé à faire être le réel dans une simultanéité sans succession ou une plénitude où l’être se tient sur un même mode de présence ? Pour sortir de ce primat de la totalité simultanée qui dévalorise le temps et l’être d’étoffe temporelle, le concept d’actualité ne nous offre‑t-il pas une autre façon de penser le réel, gros de virtualités qui ne seront peut-être jamais mais qui l’inspirent comme ce qu’il pourra devenir, ne redonne‑ Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 421/544 N’Y A-T-IL DE RÉEL QUE CE QUI EST ACTUEL ? 421 t-elle pas une puissance à l’être temporel qui a à choisir, à inventer dans une durée qui n’est plus la succession de « maintenant » déliés, discrets, mais un progrès qui met au jour « une imprévisible nouveauté », un réel qui ne cesse de se faire ? On conjugue habituellement la réalité et la présence : pour être, il faut être présent. Et ce qui ne l’est pas ne peut être dit réel. L’être est au présent et toutes les modalités se comprennent par rapport à cet être au présent : le possible est ce qui pourra être présent et même le nécessaire peut se comprendre comme une présence dont il est assuré qu’elle ne pourra être contestée par une autre qui l’exclurait ou la supplanterait ; elle se maintiendra en tout temps. Si le principe de contradiction a une telle force, c’est qu’il implique le caractère nécessaire de l’exclusion d’une présence réputée impossible. Ce qui est présent, c’est l’exclusion elle-même, rendue présente à la pensée par l’impossibilité où elle est de concevoir ce que l’impossibilité exclut de toute présence. Il y a donc un privilège de l’être présent puisque ce qui ne l’est pas lui emprunte quelque chose, pour être, et même si peu que ce soit, comme il apparaît avec le possible dont on dit qu’il peut être ; et ce qui manifestera qu’en somme il aura été réellement possible, c’est que la possibilité d’être s’est réalisée ; ce qui est aura alors été authentiquement possible ; on n’insiste moins sur l’éventualité que sur la capacité du possible à participer au réel : ainsi tous les possibles de ce point de vue ne se ressemblent pas, ne se valent pas, puisque seuls ceux qui se seront réalisés, qui seront devenus réels, pourront être dits réellement possibles alors que les autres n’auront été que des impossibilités déguisées et non aperçues comme telles. En ce sens, on peut interpréter aussi la présence à la pensée comme un emprunt à cette présence de l’être qui fait la réalité. La pensée ou la représentation participe à la présence de l’être mais elle est de surcroît capable de conférer de cette présence à ce qui n’est pas présentement réel. L’être représentatif est cette réalité spéciale qui confère de la présence à ce qui n’est pas présent réellement, mais tout spirituel qu’il soit, il n’est lui-même, comme la réalité en général, que présence ; s’il est, ce ne peut être, comme toute chose réelle, qu’au présent, c’est donc une « res », mais il a cette spécificité de faire participer à son présent ce qui n’en a pas et de le sauver Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 422/544 422 ÉTUDES GÉNÉRALES ainsi du néant ; l’esprit est cette réalité qui double la présence de réalités d’une présence mentale et qui ainsi élargit, en cette reprise sur un mode spirituel, ce qui est dit être : si je me représente l’avenir, je me le représente selon le présent de l’esprit, même si je me le représente comme n’étant pas encore, cela est une modalité de ma présente attention, et ainsi il est bien, même s’il n’est pas déjà dans le monde, différente de cette autre par laquelle je confère une présence au passé et aux différents degrés de son caractère révolu, qui est aussi, bien qu’il ne figure plus dans le tableau du monde et des événements qui s’y passent. Augustin, dans sa méditation sur le temps humain, a bien montré que l’esprit anticipe, ce qui est la modalité spirituelle de la présence du futur, retient, ce qui est la modalité spirituelle de la présence du passé et même ne cesse de faire la transition active entre les deux, la présence spirituelle étant la constitution d’un champ de présence où sont tenus ensemble, par une tension, l’imminent et le proche passé de telle sorte que le présent de l’esprit ne se réduise pas luimême à un maintenant sans épaisseur, pure limite séparant deux néants, ceux du ne-plus et du pas-encore. Ce parti pris de considérer le réel comme présent doit s’entendre, comme c’est le cas dans le créationnisme d’Augustin, selon une conception du temps qui en fait le milieu préalable de toute chose créée, comme le stigmate le plus sûr qui dénonce le créé, ou plus généralement le fini, comme tel : en son être même le créé est soumis à l’impermanence, il est essentiellement mutable, son être n’a pas la solidité nécessaire pour ne pas s’éparpiller, donner prise au divers : il diffère de soi parce qu’il est d’étoffe temporelle. Dans l’augustinisme, la création commence par le temps et toutes choses créées sont installées dans ce milieu préalable qui leur donne leur nature : elles sont destinées à passer ; le temps participe à l’éternité, Augustin le dit coprésent à l’éternité divine ; il est comme l’héritier, dans le créationnisme, de la chôra platonicienne, cet appui inchangé du changement, ce lieu matériel de tout ce qui se fait et défait, qui compromet toute chose qui doit y prendre pied de sa nature mutable ; mais, dans l’augustinisme, cela ne peut recevoir de sens qu’en tant que ce qui ne cesse pas dans le temps, c’est le passage même des êtres temporels, qui ne sont bientôt plus. Le temps ne cesse pas, c’est en quoi il a quelque chose de l’éternité, mais pour être toujours il fait qu’il ne cesse de passer et tout être Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 423/544 N’Y A-T-IL DE RÉEL QUE CE QUI EST ACTUEL ? 423 est promis en lui au devenir qui bientôt le fait cesser d’être comme présent. Le temps mêle le néant à l’être car ce qui est dans le temps n’est jamais assez pour être toujours. Pour continuer d’être, toute réalité finie doit donc recommencer d’être jusqu’à ne plus pouvoir soutenir ce recommencement. L’itération du présent est une façon pour le fini de continuer d’être mais c’est un mode déficitaire de la présence puisqu’elle débouche sur le néant. Toute créature vit sur l’abîme du néant. Si le temps ne va pas toutefois jusqu’à la décréer, il faut supposer qu’elle doit être soutenue en son être par une présence non temporelle et que son être reçoit un secours ontologique qui ne peut lui provenir du monde créé en général : le présent fini, la présence pour la créature sont donc des variétés déficitaires d’être, c’est à peine être que d’être dans le temps, c’est‑à-dire c’est à peine être réel. Il faut donc le soutien d’une présence sans succession, d’une plénitude ontologique pour sauver le créé ou le fini de cette déconstitution qui menace son être. Le présent fini en appelle à une éternité qui est le suprême fondement de son être, soit une présence divine, à peine concevable pour la créature puisqu’en elle il faudrait concevoir en effet que rien ne succède, rien ne recommence pour continuer à être. Fondement, elle tient en elle tous les temps. Si le créé a de l’être, si infirme soit ce mode d’être, c’est au fond parce qu’il tire de la présence infinie sa présence itérée et temporelle. On comprend pourquoi cette créature tient à son tour le présent pour la seule dimension du réel : c’est qu’en somme c’est dans son présent qu’elle participe à la présence divine mais non selon l’univocité : car son présent n’est pas le présent divin en un même sens, il y est analogue ; dans l’extrême éloignement, c’est encore dans le présent que, selon son mode propre, la créature jouit par participation du présent divin et de sa réalité complète ; c’est comme présent simultané que la créature qui essaie de concevoir son Dieu se le représente, en niant du présent divin ce qui fait la nature du présent humain, sa succession : « tota simul », dit de façon apophatique une théologie négative qui essaie de se représenter la réalité divine – de la déterminer en creux ou négativement – en niant d’elle les attributs qui ne conviennent qu’à la créature. L’esprit lui-même qui ajoute la présence spirituelle au présent du monde peut voir son existence interpréter comme n’étant rien d’autre qu’une participation plus haute à ce présent divin de l’éternité. L’esprit est un pouvoir de lier, de Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 424/544 424 ÉTUDES GÉNÉRALES battre en brèche la loi ontologique de la succession, de récollecter l’être au niveau de la présence à soi, par-delà la sécession des moments. Déjà avec l’esprit apparaît cette fusion qui s’oppose à l’être éparpillé, démembré, propre à tout le créé : en tenant ensemble ce qui n’est plus, ce qui n’est pas encore, en accompagnant la succession pour qu’elle ne se réduise pas au quasi-néant d’une limite sans épaisseur entre futur imminent et passé proche, l’esprit forme un véritable « maintenant » qui est le maintien par une force spirituelle, dans une même présence, de l’épars et du divers : la distension de l’âme est moins synthèse du divers comme chez Kant qu’accompagnement de ce différant de soi qu’est le temps afin de contenir sa différence en une même présence. L’esprit préfigure dans le créé, mais par des forces elles-mêmes seulement créées, la pleine présence en Dieu, la récollection de tous les siècles tenus dans une présence sans succession, sans différence des temps. Augustin s’exclame à propos de ce prodige d’un sauvetage ontologique : pour nous les années passées ne ressemblent pas à celle que nous vivons ; nous avons le sens du révolu, de la disparité propre au temporel ; le passé est tombé de nous, il nous signifie du point de vue de notre propre expérience ce que nous serons nous-mêmes quand tout de notre vie sera passé et que nous ne serons au mieux pour les autres qu’un objet de souvenir. Mais Augustin de nous dire que même notre naissance, objet de souvenir pour « d’humbles femmes », et dont nous ne pouvons avoir été les témoins, est contenue en Dieu, au même titre, avec la même présence, que tous les événements de l’histoire humaine et tout son devenir : Dieu est contemporain de tout alors que nous sommes dans le régime du témoignage et que nous peinons à surmonter les différences de temps, qui est ce par quoi s’introduit partout la différence. Or il n’y a pas de différence de temps dans l’éternité de Dieu contenant tous les temps. Le temps passe mais Dieu contient. Dieu n’est pas un être nostalgique ou soucieux. Dieu ne se souvient pas. Cette psychologie de la créature vient de ce que l’être ne se donne à elle que comme passé regretté, réalité perdue ou avenir incertain, impossible à constituer dans la présence qui serait seule à donner la pleine jouissance car il n’y a de jouissance que dans le réel même, présence indifférenciée qui est réservée aux béats selon la « fructitio » (le fait de goûter à Dieu par-delà la vie mortelle), qui signifie pour Augustin ou la fusion dans le sein de Dieu, toute différence résorbée, Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 425/544 N’Y A-T-IL DE RÉEL QUE CE QUI EST ACTUEL ? 425 celle du créé dans son créateur, ou la vue sur son être même, lequel est connu sans partie, sans délai séparateur, selon l’idée qui a présidé à sa création, en une vision totale, non plus en énigme et comme à travers un miroir comme il arrive quand nous ne nous sentons qu’exister. Que peut introduire le concept d’actualité que ne disait déjà celui de présence pour signifier la réalité ? L’actualité, c’est sans doute la réalité mais définie selon une interaction et non pas selon le simple fait d’être là. L’actualité signifie une mise en tension, la relativité l’un à l’autre de deux termes. Contre le primat de la présence, Heidegger avait bien montré que les choses n’existent pas pour nous en tant que simples présences proposées à notre contemplation désintéressée. Le réel est fait moins de choses que d’ustensiles qui parlent à notre capacité corporelle, à nos potentialités d’usages, à notre préoccupation d’êtres toujours à œuvrer dans un monde habité essentiellement d’objets d’usage. Ce qui est premier, ce n’est donc pas une présence pure, mais un emploi, une chose à faire, des ustensiles et en rapport avec eux, éveillant leur sens pragmatique, une activité toujours dans le souci de ce qui la renforce, la protège d’une menace et supporte son existence sans loisir. Il revient à Bergson d’avoir donné ses titres de noblesse à ce concept d’actualité en le mettant en rapport avec une activité vivante qui questionne le réel dans le sens de sa partialité vitale, qui se met en tension avec lui. Le réel n’est pas une scène contemplée mais bien plutôt – contre Aristote qui voyait en l’homme cet être théorétique qui transformait le réel en un théâtre préposé au libre exercice de ses sens, délié de toute urgence vitale – un ensemble de circonstances, c’est‑à-dire un donné environnant, qui se dispose autour d’un centre d’activité selon la capacité de ce dernier à y réagir, à en être concerné. La perception est ainsi non un libre parcours désintéressé, le redoublement spirituel d’une présence, mais le déploiement sous la forme d’un tableau sélectif de l’ensemble des potentialités d’un être vivant à être concerné par les sollicitations d’un milieu. À ses sens paraissent, découpées dans le continuum infini d’un réel qui les contient virtuellement toutes, les images qui intéressent sa puissance d’agir, sa spontanéité de réaction, c’est‑à-dire avec lesquelles il est capable de nouer un rapport en étant sollicitées par elles, en pouvant agir en retour sur elles : sa perception est le déploiement de ses Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 426/544 426 ÉTUDES GÉNÉRALES capacités d’agir avant même qu’elles ne passent à l’acte en un point particulier de ce tableau avant-coureur. Ce qui fait le réel, c’est donc moins une présence s’arrachant sur fond de néant radical, qu’un intérêt qui sélectionne sur fond de tout ce qui est ce sur quoi un être vivant peut réagir. Le reste n’a pas cessé d’exister, n’est pas du tout tombé dans le néant : englobant total, il est seulement indifférent tant que rien ne s’isole en lui, tant qu’aucune liberté ne capte la lumière qui sinon se transmet en tout sens sans s’arrêter nulle part. C’est en somme un concept écologique de la réalité, comme le définira à son tour le grand fondateur hambourgeois de l’éthologie, von Uexküll, en disant que partout où une activité vivante est donnée, un Merknetz, réseau des excitants auxquels un animal est sensible, double un Wirknetz, le réseau des actions potentielles de ce même animal qui fait sortir de la nuit du réel, les points brillants, les instigations irritantes, qui animent son cercle fonctionnel. La réalité, c’est ce qui agit et ce à quoi un être agissant réagit. Schopenhauer en définissant la réalité à travers le terme allemand de Wirklichkeit mettait sur la voie : la réalité, c’est l’effectivité bien plutôt que la permanence ; c’est ce qui agit en tout sens, l’universelle interaction, Wechselwirkung, bien plutôt que la perdurée de l’être ; c’est ce qui est enrôlé par un centre d’activité qui se laisse traverser par toutes les causalités avec lesquelles il ne peut interagir en ne retenant que celles qui intéressent sa vitalité partiale. Il n’y a actualité parce qu’il y a un contexte et ce contexte n’est posé par un tel centre d’activité, que parce qu’il y a un corps ou des corps. Car ce qui occupe mon corps, c’est aussi ce qui en occupe d’autres, de sorte que la réalité est moins un absolu absolument différent de nous que ce qui nous sert de référence commune dans un affairement partagé. La tension sensori-motrice qui fait actualité est aussi bien subjective qu’intersubjective : sans doute le réel n’est-il tel que d’être tenu pour tel par différence avec cet idios cosmos qui n’existe que pour un seul, pour l’homme qui rêve, disait Héraclite ; mais ce qui nous le fait tenir pour tel, ce qui nous fait croire au réel comme différent de nous, c’est non seulement qu’il nous sollicite à l’action de sorte qu’il nous impose une urgence au rythme de laquelle peut seul nous assigner quelque chose d’étranger, mais aussi que nous ne sommes pas seuls à être concernés par lui, qu’il est « au milieu », en mesô, comme disaient les Grecs pour dire la réalité commune, celle des pragmata. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 427/544 N’Y A-T-IL DE RÉEL QUE CE QUI EST ACTUEL ? 427 Que gagne‑t-on à substituer ce concept d’actualité à celui de présence pour penser la réalité ? Que devient la réalité quand son attribut principal est son actualité ? L’actualité ne commande pas une aussi ferme exclusion que la présence : il n’est plus nécessaire de penser que ce qui n’est pas actuel n’est absolument pas car l’actualité n’est sans doute qu’une certaine façon d’appréhender l’être, de le coefficienter, de lui accorder de l’importance, non de l’instaurer. De sorte que ce qui n’est pas actuel peut bien être, mais sans que sa réalité soit discernable : faute d’un intérêt, faute du symétrique d’une activité qui l’enrôle et le révèle d’un point de vue particulier. Ce qui n’est pas actuel pourra le devenir, former la réalité intéressante de tout à l’heure et s’il pourra le devenir, c’est qu’il était déjà, n’avait pas cessé d’être là en un sens. La réalité n’est qu’une mise en évidence, par distinction, sélection, élection : c’est le pour soi de l’être qui suppose moins un sujet qui se le représente qu’une activité, une spontanéité de réaction qui discerne dans la totalité de ce qui est cela seulement qui pourra la concerner et dont elle saura faire « quelque chose ». De ce point de vue, les concepts aristotéliciens d’en acte et d’en puissance doivent être repensés dans la lutte contre les arguments mégariques qui réduisaient l’être à ce qui en paraît maintenant, à ce qui en est présent, si on tient à systématiser l’opposition entre présence et actualité. Mais ce serait s’interdire, rétorque Aristote, toute possibilité de penser le changement que de ne dire être que ce qui est présent, de s’arrêter au visible sans supposer l’inapparaissant. L’actualité doit être pensée non sur le fond du néant où elle devrait basculer mais sur celui de puissances variées qui s’articulent à elle pour qu’on puisse passer à autre chose, pour que ce qui n’était pas là se mette à être, pour qu’une autre scène devienne le réel qui nous occupe : non seulement du reste les formes à venir actualisées successivement dans la matière mais jusqu’au savoir du grammairien qui n’a jamais cessé d’être au plus profond de son sommeil qui l’inactualise. Quelque chose prend place dans l’actualité mais il était toujours là mais sur un autre mode, celui de la puissance. « Être » se dit en plusieurs sens et l’actualité permet de tolérer dans la visibilité de ce qui est en train de se faire, l’invisibilité de ce qui se prépare mais doit déjà être là pour que l’actualité se redéploie autrement, tout à l’heure. Profondément conforme à cette théorie de l’être qui se dit diversement est notamment la théorie Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 428/544 428 ÉTUDES GÉNÉRALES bergsonienne de la formation du souvenir qui dit que le souvenir ne se constitue pas après la disparition de la chose dont il y a souvenir mais de façon contemporaine à son actualité : de tout ce qui se vit il y a le double en souvenir mais qui reste en puissance tant que rien ne l’appelle dans la sphère de l’attention à la vie qui regarde en avant et distrait ainsi de rêver en arrière. L’être passé est contemporain de l’être actuel même s’il reste latent. Si l’inactuel n’est donc pas le néant, comme c’était le cas avec le contraire de la présence, alors il pourra nouer des rapports avec l’actuel. Si la réalité, c’est ce qui se fait maintenant, elle pourra, tout étroite qu’elle soit, recevoir le contexte de ce qui n’est pas elle mais conditionne son sens interne. La réalité est l’effet d’un cadrage mais le cadre détermine le sens de ce qu’il contient en suggérant tout ce qu’il laisse de côté. Le découpage laisse alors le virtuel inspirer l’actuel et ce n’est pas un des moindres mérites de ce concept d’actualité que de devoir donner à penser en relation avec lui celui de virtualité. Nous prendrons trois exemples de cet effet de découpage qui résultant d’une interaction avec une spontanéité de réaction, délimite au-delà de ce pourtour d’affrontements directs et d’interpellation des circonstances, toute une marge ou un hors-cadre qui rejaillit sur l’actualité. Nous parlerons à nouveaux frais de la possibilité, du passé et d’autrui car ils sont également des variétés de cette latence hors cadre dont l’actualité de ce qui se vit ici maintenant se nourrit, soit une forme d’infini qui porte le fini mais non plus sous la forme d’une présence sans limite contenant un présent qui ne cesse de recommencer : plutôt comme une globalité que produit pour s’en entourer toute activité locale, comme un milieu adjacent, un entour plus large au-delà de ce qu’il y a immédiatement autour, ou comme un « manchon », un manchon bruissant, ainsi que l’appelait Deleuze pour dire l’effet virtuel d’autrui ou de la « structure-autrui ». Il faudrait établir que le possible n’est pas seulement, comme il a été dit jusqu’à maintenant, ce qui ne pourrait être dit « pouvant être » qu’une fois qu’il serait pour de bon, selon une nécessaire rétrodiction, empruntant à la présence de maintenant son droit à être en avant de cette présence, ce qui justifie la critique bergsonienne d’un possible fantomal, double sans activité de la réalité de maintenant pour un esprit qui s’annonce la réalité Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 429/544 N’Y A-T-IL DE RÉEL QUE CE QUI EST ACTUEL ? 429 après coup. Le possible est, bien plutôt, le sens du réel. L’actualité se donne ce hors-cadre, et son activité locale se donne cet horizon global. Le possible n’a pas besoin de la sanction du réel pour qu’on puisse dire qu’il aura été véritablement possible car en ce nouveau sens il a par lui-même des effets réels. Qu’on prenne par exemple la théorie de l’état de nature chez Hobbes. La misère de l’état de nature vient de l’actualité trop étroite du désir de chacun. Chacun se pensant dans l’horizon de sa propre survie, chaque individu désire ce que tout autre tout aussi bien désire pour persévérer dans son être. Les individus deviennent mortellement rivaux de désirer la même chose puisque ce qui est utile à l’un est exactement utile à tout autre. On oublie que l’état de nature n’est pas dépourvu de lois naturelles qui sont aussi bien rationnelles que morales : il est de la loi naturelle d’accepter de céder de son droit sur toute chose si c’est là la condition pour ne pas avoir à subir le régime mortifère de la rivalité. Mais qu’est-ce qui pourrait me motiver à abandonner l’usage plein de ma puissance si je n’ai pas l’assurance que les autres en feront autant ? Le propre de la loi naturelle est qu’elle n’est pas contraignante, ne s’adossant à aucune puissance qui surpasse toutes celles qui y sont soumises comme ce ne sera le cas qu’avec la loi civile, par définition contraignante. Il faut donc qu’il y ait dans l’état de nature lui-même, c’est‑à-dire l’état de désir sans autre limite que la puissance, quelque chose de désirable qui fasse accepter de se démettre de sa puissance : telle est la paix ; comme condition envisagée de la survie, elle hérite de la désirabilité de la vie même, elle devient bonne comme l’est la vie. Mais elle présente dans l’état de nature cette singularité de n’être plus dans une actualité immédiate : elle est de l’espérable plus que de l’immédiatement désiré ; elle donne au désir humain une nouvelle configuration : au lieu d’être ce que l’autre peut m’ôter comme ce bien immédiat qui est condition de notre vie à chacun, elle devient une actualité différée, ou du possible, qui nous arrache à la considération exclusive des biens rares que nous nous disputons ; ce bien d’une autre sorte qu’est la paix ajoute à l’actualité misérable de l’état de nature cette perspective du futur qui lui manquait ; n’étant plus ce qu’il faut ravir à l’autre pour en jouir en sa seule existence, il devient un thème commun de désirs où ceux-ci au lieu de s’opposer en étant semblables se rencontrent et font l’expérience d’une unification possible : la paix est le Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 430/544 430 ÉTUDES GÉNÉRALES premier bien qui peut être désiré sous une forme commune, où la ressemblance ne mène pas à la rivalité et à la mort de l’autre. Il faut du futur et du possible pour que les désirs cessent d’être exclusivement concurrents. C’est en annonçant un demain de vie meilleure que la paix change dès maintenant l’allure du désir humain : elle fait naître la forme de la potentialité, si importante, si éducatrice, pour penser ce que tous les autres feront, ce qu’une puissance souveraine pourra faire. Les hommes apprennent en effet ce qu’est une forme par-delà le simple contenu matériel de tout désir ; une forme est une fin possible et non une fin réelle et immédiatement donnée au désir ; elle est la généralisation d’un désir qui vaut aussi bien pour les autres que pour moi ; alors le calcul des conséquences, qui est pour Hobbes la rationalité même, se porte plus loin et compte sur ce qui n’est pas présent aux sens et à la convoitise. Le centre d’activité se donne un hors-cadre plus large. La renonciation à la puissance est la mise en relation de cette puissance avec un bien plus lointain : le nouveau découpage de l’actualité implique un horizon d’avenir qui est le hors-cadre d’un nouveau bien désirable. Dès l’état de nature, l’homme se forme à en sortir en changeant sa vie représentative, en élargissant sa sphère d’actualité. Il se met en tension avec un bien éventuel, un bien désiré par d’autres, avec une condition de vie et non plus un objet consommable. L’actualité est ainsi à différentes dimensions et elle s’alimente de ce qui n’est pas elle. Toute forme s’enlève sur un fond et ce qui est dans la forme vaut par ce qu’elle exclut du fond qui y est donc par allusion, in absentia. Toute détermination n’est pas une négation si justement ce qu’elle délaisse consiste avec ce qu’elle retient, devient l’horizon qui la borde. Le fini n’est pas l’inconsistant qui manque de plénitude, c’est un point actif qui se laisse contextualiser par ce qu’il ne retient pas dans son activité. De ce point de vue, on peut repenser aussi à nouveaux frais l’absence du passé. Faut-il dire que pour n’être plus présent, il n’est pas du tout réel ? Comment serait-il même possible, en ce cas, de l’évoquer ? L’augustinisme nous dit que seul ce qui est présent est absolument. Si je peux évoquer ce qui n’est plus, c’est qu’il est de quelque manière, certes non comme passé qu’il a été : il en reste des traces. Augustin appelle image de telles traces, effet perdurable de cette cause évanouie qu’a été la perception d’autrefois. Mais cette présence de la trace, persistance de l’effet Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 431/544 N’Y A-T-IL DE RÉEL QUE CE QUI EST ACTUEL ? 431 survivant à sa cause, ne contient pas en elle-même son sens comme passé. Aucune image puisqu’elle est chose présente n’est à propos du passé. Il faut donc l’ajout d’une présence représentative pour refaire présent ce passé comme passé au travers de son image. Le passé nécessite donc deux présents, deux sauvetages ontologiques : il doit persister quelque chose de lui, comme une relique résistante, comme un fétiche ; c’est la trace, l’indice matériel ; il faut l’évoquer, c’est‑à-dire refaire présent ce dont la trace n’est que l’indice diminué et comme mortel, non pour se donner l’illusion du présent qu’il a été, mais pour se représenter ce qu’il a été en tant qu’il ne l’est plus au présent : une cérémonie funèbre dit dans cette réévocation que n’est plus ce dont on célèbre la mémoire sur son reste cadavérique. Le souvenir est un deuil d’une vie qui n’est plus par une vie qui est encore mais selon l’esprit, seul capable d’évoquer les vies qui ne sont plus, les « hier » dévitalisés et les morts dans leurs tombes. D’Augustin à Hegel, l’esprit est mémoire qui survit aux morts, et fait paraître la survie spirituelle comme relèvement de l’infirmité de la vie tout court. La philosophie est elle-même une cérémonie mortuaire. Seule vaudrait la présence en esprit, ce rachat au-delà des ruines et des lendemains de guerre, des vies mortelles ayant accompli un destin que seul l’esprit sait récapituler en leur absence désormais définitive : oiseau de Minerve, peinture du gris dans le gris ! Seulement on se représente mal quelle nécessité peut avoir le souvenir, pourquoi la vie représentative devrait se complaire à ressusciter les morts, à contempler dans le paisible décalage de la remémoration. Autant laisser les morts enterrer les morts. Tout autre se pose le problème si on se demande non pas comment le passé est sauvé, maintenu à la réalité par la présence représentative, mais pourquoi il ne se manifeste pas incessamment et comment il est maintenu en lisière de la présente attention à la vie. Il faut à propos de la mémoire répéter le geste fait à propos de la perception : la perception a en droit affaire à tout, pourquoi se limite‑t-elle en fait à ces alentours délimités ? De même, tout le passé est bien là, comment se fait-il qu’il n’en paraisse que ce qui peut utilement se mêler aux actions commencées pour en éclairer les suites ? L’actualité imposant le discernement d’un être sensori-moteur permet de comprendre aussi bien que nous restent inconscients, selon la synchronie, tous ces pans du réel sur lesquels nous ne pouvons avoir de prise que Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 432/544 432 ÉTUDES GÉNÉRALES nous demeurent inconscients, selon la diachronie, tous ces souvenirs qui sont sans pertinence par rapport au contexte de vie qui nous occupe. Pas plus que ne cesse d’exister ce réel qui ne nous intéresse pas, n’ont jamais cessé d’être ces souvenirs dont nous n’avons rien à faire. Mais tout de même que le cadre exclut, il délimite, cette fois positivement, ce qui peut entrer en lui et appelle même à un type de sélection : selon que l’action en cours est plus tendue ou plus relâchée au point même de se suspendre et de permettre de rêver, ce sont des versions plus simplifiées, plus schématiques ou, au contraire, plus circonstanciées du passé qui pourront faire retour sur les perceptions pour inspirer ou bien un comportement, à la limite de la stéréotypie, ou bien ce que Bergson appelle une « conduite ». L’amplitude de l’âme est variée, selon que c’est « avec toute l’âme » que nous faisons ce que nous faisons ou selon que nous nous laissons faire par un automatisme qui réimplique le passé tel quel dans le présent. L’actualité se donne ainsi le symétrique d’une virtualité variable : tout est bien toujours, mais répété selon différents tons, différents degrés de tension. Le schéma de la vie psychique dans son intégralité est ce cône qui repose sur la pointe sensori-motrice, degré de l’actualité la plus pure mais il s’organise avec les hauteurs successives de la mémoire, il se solidarise avec différentes versions de même passé, différemment répété, chacune de ces répétitions ayant le degré d’abrègement nécessaire pour venir investir l’action du corps avec les informations utiles revenant du passé. Et si l’automate sensori-moteur peut sortir de la nécessité, c’est en intercalant entre l’interrogation des circonstances et sa réponse un délai à la faveur duquel le passé peut faire retour, afin de permettre une délibération, une réponse éclairée, et non plus une réplique déjà dictée par la nature des circonstances. La complexité des voies nerveuses n’est rien d’autre qu’une manière d’analyser les sollicitations reçues, d’en inhiber la force nécessitante, de créer les conditions toutes physiques d’un retard afin que l’actualité pure qui ne serait ici que motrice, prise dans la nécessité de la réaction à une action externe, puisse s’enrichir de ce qui n’est ni d’ici et ni de maintenant, de la spiritualité qui est la coexistence de tout ce qui a été vécu depuis le premier éveil de la conscience, et toujours tout entière présent à ce qui est ici et maintenant. Le cerveau est l’organe de l’actualité pure mais, sans qu’il puisse lui-même être représentatif et Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 433/544 N’Y A-T-IL DE RÉEL QUE CE QUI EST ACTUEL ? 433 consulter par exemple des traces qui seraient dans sa présente substance matérielle, il est structuré de façon à pouvoir donner les conditions propices à ce retour du passé, il fait la jonction du mouvement et de l’imagesouvenir, du corps et de l’esprit, bref de la matière et de l’esprit. La réalité n’est pas tant, disions-nous, ce qui est présent à la façon d’une subsistance inerte que ce qui est sous la main, prêt à l’emploi, destiné à un usage par rapport auquel s’oriente le souci. Mais si la présence au monde est une activité qui convoque des outils et leur renvoi les uns aux autres, l’actualité ne peut être qu’intersubjective et la réalité ne se révèle pas dans le vis-à-vis solitaire d’un sujet et d’un objet qu’il s’oppose ; bien plutôt : en une commune affaire. De sorte que le réel est ce qui est tenu pour tel car la croyance s’affermit d’être partagée et d’avoir des signes en l’autre qu’il le tient pour aussi réel que nous le tenons nous-mêmes. Le réel est partagé dans la mesure où la croyance – en son existence et en sa différence avec tout ce qui n’est pas lui – est partagée. Et ce qui y fait croire est l’activité qui nous y mêle tous. Il devint chose commune, le contexte qui nous lie les uns aux autres autour d’une chose qui existe entre nous, au milieu de nous. La tension est moins individuellement sensori-motrice que celle d’une activité où ce que fait chacun est fonction de ce que font les autres. Le réel a alors quelque chose d’une entreprise ou encore il est une institution qui fait être un but commun qui soude une collaboration : ce sont toujours des centres d’activité, des sortes d’organismes artificiels qui se donnent le théâtre de leur activité. Mais autrui n’a pas besoin d’être réellement présent pour induire cet effet de croyance. Notre actualité d’individu s’entend toujours par rapport aux autres qui deviennent notre hors-champ, le hors-cadre de notre perception. La théorie de la perception qui en fait un discernement, une emprise sélective, devrait se compléter d’une théorie des effets d’autrui sur notre perception, de l’efficacité de sa présence virtuelle supposée par toute actualité perceptive. Deleuze a profondément montré en commentant le roman de Michel Tournier qu’autrui était une structure toujours préalable plutôt qu’un individu rencontré. Ce que je perçois est fonction de ce que peut percevoir autrui. Et la multiplicité des aspects que mon actuelle perception laisse en latence comme ce qu’elle pourrait parcourir plus tard, et qui s’annoncent dès les profils actuellement perçus, représente ce qui est actuel d’un autre point de vue, Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 434/544 434 ÉTUDES GÉNÉRALES c’est‑à-dire pour d’autres qui garantissent la coexistence de l’infinité de ces aspects, non révélés du mien. La perception dispose de l’espace dans la mesure où elle dispose du temps, disait Bergson. Il faudrait dire maintenant qu’elle dispose de l’espace dans la mesure où elle peut compter sur la présence virtuelle des autres. S’il y a une épaisseur du perçu pour nous où le perceptible prochain s’annonce en chaque profil actuel, c’est non seulement parce que notre appareil sensori-moteur pose des questions motrices qui vont de plus en plus loin, qu’il prépare des ripostes à échéance de plus en plus différée, mais aussi parce que notre activité sait se mouvoir dans un champ où s’échelonnent toutes les perceptions possibles qui représentent chacune une éventuelle perception d’autrui. La progressive disparition de la structure d'autrui comme dans l’expérience de l’esseulement radical – comme en une robinsonnade –, c’est la disparition de cette zone virtuelle autour de l’actualité, c’est la réduction de l’actualité à elle-même, sans lisière, sans englobant, sans possibles. C’est la brutalité de la rencontre directe avec les choses qui retombent dans une nuit absolue dès qu’on tourne le regard. C’est justement le retour au régime du tout ou rien de la présence et de l’absence. Expérience soustractive que seul le romancier peut tenter pour instruire le philosophe. Autrui garantit le hors-cadre de notre actualité. Il la nourrit de possibles, comme on l’avait appris de Hobbes. Il lui donne un futur, il la rassure sur un avenir auquel croire. C’est moins l’infinie subsistance de Dieu qui nous soutient ici que la promesse que la réalité ne finit pas avec nous mais se prolonge autour de nous par autrui de sorte qu’en levant la tête au-dessus de notre tâche nous retrouvons la confiance en son sens au-delà de notre actualité limitée, làbas, auprès des autres. L’actualité est un concept qui n’implique pas les exclusions que comporte celui de présence. Dire que n’est réel que ce qui est actuel, ce n’est donc pas exclure, dire qu’en vérité ce qui n’est pas présent ne peut pas être dit véritablement être : car l’actualité se définissant par un champ d’activité suppose en lui ce qu’il en met provisoirement de côté et fait qu’à côté de ce qui nous occupe selon l’urgence de l’heure présente, il y a ce qui continue d’être sans nous concerner : toute la richesse de l’être avec laquelle nous ne pouvons réagir car agir, c’est sélectionner, appauvrir la Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 435/544 N’Y A-T-IL DE RÉEL QUE CE QUI EST ACTUEL ? 435 riche substance des choses pour ne retenir que l’intéressant, tous nos souvenirs qui sont dans l’inconscience puisqu’ils ne peuvent faire utilement retour, tous les autres contextes qui sont l’actualité d’autrui et qui sont la garantie de l’avenir de notre propre actualité, maintenant passés sous silence bien que nous en entendions le bruissement encourageant à nos lisières. Le concept d’actualité fonctionne avec celui de virtualité tandis que celui de présence condamne à penser à son contraire, à l’absence, au néant. La virtualité n’est pas présente, elle ne figure pas dans le tableau de la réalité active, elle n’est pas quelque chose du corps, mais justement comme elle n’a pas besoin pour être, d’occuper un point déterminé de l’espace et du temps, la virtualité permet de penser la coexistence enveloppée de tous les temps (tous les souvenirs), de tous les espaces (tous les points de vue possibles et pas seulement ceux qui correspondent à une activité humaine car il y a aussi des mondes animaux). Ce n’est pas à un réductionnisme que conduit la restriction du réel à l’actuel car l’actuel n’est que le réel actif qui laisse être et même suppose d’autres modalités d’être qui ne sont pas rien. Du même coup, la réalité est moins un donné ou un absolu, que ce qui fait réalité, ce qui est tenu pour réel, ce qui est cru comme réel, de manière variable, de façon plus étroite ou plus dilatée, selon la largeur du contexte que toute actualité pose autour d’elle. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 436/544 Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 437/544 P LA N D E S I M AG E S E T P LA N D E S CO N CE PT S . FO NCTIO N S D E L A D U RÉ E par Ioulia PODOROGA La durée n’est pas seulement l’un des concepts bergsoniens les plus connus, auquel on pense spontanément quand on aborde la philosophie de Bergson 1. Le lien entre la pensée bergsonienne et ce concept est tout à fait intime, mais pas de la manière dont on le croit habituellement. Pour le comprendre, il faut ne pas considérer la doctrine bergsonienne comme une architectonique arrêtée, tenant son unité d’une forme « externe » d’exposition. Son principe d’unité est « interne », en un sens que nous allons déterminer précisément à partir de l’étude du concept qui, chez Bergson, assure cette unité « interne », celui de durée. Comme centre de gravité de sa philosophie, la durée soutient en effet le discours de Bergson dans ses développements théoriques, préside à toutes ses constructions analytiques, anime l’intuition la plus profonde de sa pensée. De la sorte, et tout en restant ainsi un concept en voie de construction permanente, la durée constitue l’unité de la philosophie bergsonienne sur plusieurs niveaux à la fois, sans être pourtant toujours mobilisée explicitement. On peut considérer l’ensemble de ses fonctions et de ses manifestations à partir d’un dispositif commun de la pensée qu’il faut appeler, en reprenant 1. Abréviation des œuvres de Bergson : DI Essai sur les données immédiates de la conscience (1889), Paris, PUF, « Quadrige », 2003. MM Matière et Mémoire (1896), Paris, PUF, « Quadrige », 2003. EC L’Évolution créatrice (1907), Paris, PUF, « Quadrige », 1998. ES L’Énergie spirituelle (1918), Paris, PUF, « Quadrige », 2003. PM La Pensée et le Mouvant. Essais et conférences (1934), Paris, PUF, « Quadrige », 1998. M Mélanges, édition du centenaire, textes publiés et annotés par A. Robinet avec la collaboration de R.-M. Mossé-Bastide, M. Robinet et M. Gauthier, avant-propos par H. Gouhier, Paris, PUF, 1972. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 438/544 438 ÉTUDES GÉNÉRALES les mots mêmes de Bergson, « la pensée en durée ». Ce sont les règles de cette pensée en durée, les conditions de sa réalisation, que je me propose ici d’explorer. Je ne prétends pas donner une vision d’ensemble ou une représentation théorique de l’œuvre bergsonienne. Il me semble au contraire que la meilleure manière de saisir les règles de pensée propres au Bergsonisme est de repérer leurs variations dans chacun de ses textes. La seule possibilité d’entrer dans la pensée bergsonienne de la durée est, de fait, de suivre ses vicissitudes au ras même des textes afin de voir naître à chaque fois la logique interne qui assure l’existence du système philosophique. Ce qui m’intéresse, en somme, c’est le bergsonisme « se faisant » (pour reprendre Merleau-Ponty), le bergsonisme d’intention (pour reprendre Maritain), c’est la pensée « oscillante » de Bergson, sa pensée expérimentale, sa pensée en devenir. Je fais donc la tentative de comprendre le travail philosophique dans son état naissant, d’attirer l’attention sur le contexte personnel de la découverte, de cerner de près, à côté de l’ordre de l’exposition qui déploie les raisons selon un procès graduel, des moments non linéaires et non logiques. Or il y a une tension entre la pensée dans son mouvement le long des sinuosités de son objet, accueillant toutes ses modifications minimes et les expérimentant, et ses fixations discursives dans le langage, sous la forme d’une certaine terminologie. Il faut se donner comme but d’explorer le rapport qui existe chez Bergson entre le plan de la pensée, c’est‑à-dire de l’expérience de la pensée (le plan préconceptuel), et le plan où cette expérience parvient à revêtir une expression conceptuelle. Pour cela, il faut considérer avant tout les passages dans lesquels s’opère la transition du préconceptuel au conceptuel. L’aspiration interne à la pensée bergsonienne réside dans cette transition, dans la nécessité et la difficulté de trouver la forme d’expression la plus adaptée à l’objet de sa réflexion, c’est‑à-dire à l’idée de la durée. Le présupposé de départ est donc le suivant : Bergson développe un système de pensée cohérent et abouti, mais pour comprendre ce système et pour pouvoir en interpréter les idées, il est nécessaire de voir comment Bergson aboutit à de telles conceptualisations. Dire que l’interprétation ou le commentaire de Bergson peut porter sur des formules ou des conclu- Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 439/544 PLAN DES IMAGES ET PLAN DES CONCEPTS 439 sions théoriques, c’est se méprendre gravement sur l’essentiel de son projet philosophique. Bergson ne nous fournit pas une « théorie » de la matière ou une « théorie » de la vie valables pour elles-mêmes. L’idée même qu’il défend de la philosophie comme expérimentation présuppose la possibilité de faire de la philosophie en temps réel, plutôt que d’en exposer rétrospectivement les résultats. La réflexion philosophique pour Bergson se construit dans le temps, irréductible et imprévisible pour nous qui sommes ses lecteurs. Le temps ou la durée n’est donc pas seulement l’objet de sa philosophie, mais tout aussi bien son sujet, dans la mesure où Bergson suit sa propre injonction : penser pour lui veut dire « penser intuitivement » ou bien « penser en durée ». La durée, par conséquent, se forme dans ses textes qui peuvent se lire comme autant d’inscriptions de cette expérience de la pensée temporelle et temporalisante. La pensée bergsonienne se construit dans des situations particulières, s’éprouve dans des cas précis : exemples, images, expériences de pensée, schémas graphiques, modèles – ce sont autant de moments par lesquels elle s’actualise. Ce sont, pour ainsi dire, des éléments « préparatoires » à la conceptualisation, des « résidus », des scories que la pensée laisse habituellement derrière elle. À travers ce mouvement prédiscursif de la pensée, le concept de durée prend forme. Ses linéaments commencent à se dessiner, en évitant toute fixation terminologique, dans le langage lui-même, dans les articulations de sa parole, de son écriture. Le langage est alors la seule force qui puisse s’opposer à la réduction aux termes précis. La durée est à la fois l’intuition première d’où Bergson part, le concept qu’il se donne pour tâche d’élaborer et l’opération de la pensée qui soutient implicitement toutes les autres considérations. Parcourons brièvement ces trois fonctions de la durée. Notre but ici consiste à suivre ces moments temporaux du discours bergsonien : en commençant par l’intuition du Tout et par la primauté de l’objet dans l’acte intuitif et en explorant, ensuite, les diverses formes de l’expérimentation qui établissent l’ordre temporel de la pensée et de l’objet qu’elle pense. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 440/544 440 ÉTUDES GÉNÉRALES 1. Dans les textes où Bergson s’explique sur l’essentiel du travail philosophique, sur ses conditions et ses objectifs, il met souvent en avant la nécessité pour la philosophie de s’appuyer sur l’expérience et de se passer des abstractions et des symbolisations. L’intuition de la durée, en tant qu’expérience originaire, est une condition indispensable de toute pensée de la durée aussi bien d’ailleurs qu’en durée, le point de départ de la réflexion philosophique. Elle permet toujours de recommencer de nouveau, de revenir au début même de l’interrogation, de la pensée, en suspendant d’un seul coup, d’un seul effort l’ordre de l’exposition ou de la communication. L’intuition chez Bergson est pensée ou représentée selon deux mouvements principaux. L’un est centripète et l’autre centrifuge. Le premier mouvement vise l’intuition, revient sur elle, essaye de la ressaisir ; le deuxième, au contraire, part d’elle, y puise son impulsion, tout en s’efforçant de garder le contact avec elle le plus longtemps possible. Comme Bergson l’explique dans L’Évolution créatrice, tout système philosophique est « vivifié par l’intuition », même si ensuite il faut pratiquer de la dialectique « pour mettre l’intuition à l’épreuve, […] pour que l’intuition se réfracte en concepts et se propage à d’autres hommes » 1. C’est selon le mouvement centrifuge que l’intuition se développe et se précise : « Le philosophe est obligé d’abandonner l’intuition une fois qu’il en a reçu l’élan, et de se fier à lui-même pour continuer le mouvement, en poussant maintenant les concepts les uns derrière les autres. » 2 Mais ce mouvement ne peut pas se perpétuer de lui-même : afin de ne pas perdre la direction dans laquelle il va, le philosophe aura besoin d’« un nouveau contact » avec l’intuition. Il s’agit donc d’abord de recevoir l’élan de l’intuition et d’en prolonger le mouvement, mais ensuite, le moment venu, de chercher à reprendre contact avec elle, en revenant vers elle d’un mouvement en sens 1. EC, p. 239. 2. Ibid. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 441/544 PLAN DES IMAGES ET PLAN DES CONCEPTS 441 inverse. Le passage de l’intuition vers l’abstraction n’est pas immédiat. Entre l’intuition et les concepts logent les images. Leur position intermédiaire leur fait jouer un rôle double : elles peuvent participer autant au développement de la pensée du philosophe, en la rendant claire pour les autres – d’où leur fonction communicationnelle ; mais elles peuvent également servir de repères et même de points d’entrée dans l’intuition elle-même – et en ceci consiste leur fonction de focalisation 1. Prenons un exemple. Dans l’Introduction à la métaphysique (1903), Bergson introduit trois images : le spectre, le rouleau et l’élastique qui devraient pouvoir susciter en nous l’idée de durée pure. D’une part, ce sont des images qui pourraient diriger « la conscience sur le point précis où il y a une certaine intuition à saisir » 2. Aucune de ces images ainsi ne compte pour elle-même mais seulement à l’intérieur d’une série d’autres images, les plus variées possible. Il faudra un effort de plus pour pouvoir focaliser ces images : c’est par l’effort de « convergence » de toute une multiplicité d’images, dont chacune est incomplète et partielle en tant que telle, que nous pouvons avoir accès à l’intuition 3. En ce sens, l’intuition est comparable à l’Anamnèse platonicienne : tout le monde sait ce qu’est la durée pure, mais cette expérience a été refoulée par d’autres pratiques plus utiles de la pensée. La concentration des images vers un point focal en fait une force intellectuelle sans égale capable de percer la croûte de notre représentation habituelle 4. Pour revenir vers l’intuition, il faut donc effectuer 1. Nous reprenons ici la terminologie de Lydie Adolphe qui propose d’attribuer à la première série d’images une fonction « d’expressivité », une fonction rhétorique ou communicationnelle, en assignant à l’autre type d’images une fonction de « focalisation » ou de visée. (Voir Lydie Adolphe, La dialectique des images chez Bergson, Paris, PUF, 1951.) 2. PM, p. 185. 3. « Nulle image ne remplacera l’intuition de la durée, mais beaucoup d’images diverses, empruntées à des ordres de choses très différents, pourront, par la convergence de leur action, diriger la conscience sur le point précis où il y a une certaine intuition à saisir. En choisissant les images aussi disparates que possible, on empêchera l’une quelconque d’entre elles d’usurper la place de l’intuition qu’elle est chargée d’appeler, puisqu’elle serait alors chassée tout de suite par ses rivales. En faisant qu’elles exigent toutes de notre esprit, malgré leurs différences d’aspect, la même espèce d’attention et, en quelque sorte, le même degré de tension, on accoutumera peu à peu la conscience à une disposition toute particulière et bien déterminée, celle précisément qu’elle devra adopter pour s’apparaître à elle-même sans voile » (PM, p. 185-186). 4. Comme le dit Émile Bréhier, « l’image n’est une fiction que si l’on se livre à elle ; si Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 442/544 442 ÉTUDES GÉNÉRALES un effort tout particulier semblable à celui de remémoration, passer du multiple à l’un par une opération de compression spirituelle. Or ces images, tout en étant dotées de la fonction focalisatrice, ont aussi pour objectif, comme le précise Bergson, d’« exposer sa pensée à autrui ». C’est en expliquant les trois aspects différents de la durée : « variété de qualités, continuité de progrès, unité de direction » 1 qu’elles tendent à acquérir des traits conceptuels. À partir de cette triade d’images, on peut essayer d’ébaucher dans ses grandes lignes ce qu’on pourrait appeler l’instrumentaire imagé de Bergson : les images bergsoniennes se laissent assez facilement répertorier en traçant des axes dominants dans la pensée de la durée. Par exemple, l’image du rouleau dans sa capacité d’enroulement/déroulement engendre une autre série d’images comme le gonflement du ballon ou la boule de neige ou même la plante magique, ou encore des images comme celles du ressort ou de l’éventail. Il y a même des images, comme celle de l’inversion (de la matière), principalement, qui indiquent ce mouvement double en tant que tel. L’image du spectre lumineux, de son côté, se réfère à tout ce qui relève de notre perception visuelle des nuances, des gradations, des passages quasi imperceptibles d’une qualité à une autre. Elle indique ce changement ininterrompu de qualités qui peut se donner à voir dans toutes les images de vibration, de rayonnement, d’oscillation. Enfin, l’exemple de l’élastique n’est qu’une variante d’un large groupe d’exemples remplissant tous une fonction analogue et par lesquels Bergson nous propose d’accomplir « un mouvement simple », de lever le bras, par exemple. La fonction de ces images est ici rhétorique et communicative. Ce sont les premiers éléments de la discursivité. Or leur fonction est telle que la continuité entre l’expérience de la pensée qu’elles traduisent et le discours philosophique dont elles feront partie reste intacte, c’est pourquoi elles peuvent être « tournées » vers l’intuition dans un mouvement l’on y résiste, elle est au contraire un moyen, sans doute indispensable, pour atteindre le réel » (Émile Bréhier, « Images plotiniennes, images bergsoniennes » in Les études bergsoniennes, vol. II, Paris, Albin Michel, 1949, p. 123). Il existe donc une résistance de la pensée à l’image qui empêche de faire valoir ces images pour elles-mêmes, les envisager en tant que fins, tandis qu’elles ne sont que des moyens. 1. PM, p. 185. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 443/544 PLAN DES IMAGES ET PLAN DES CONCEPTS 443 centripète, ainsi que vers les concepts dans un mouvement centrifuge. Selon la perspective adoptée, elles peuvent donc exercer leur fonction focalisante ou bien leur fonction communicationnelle. Dans un texte plus tardif, « L’intuition philosophique » (1911), Bergson continue d’explorer cette zone de la pensée qui frôle l’intuition sans pour autant en être une. Il introduit un nouveau type d’image, l’image « voisine de l’intuition, dont le philosophe peut avoir besoin pour lui-même, et qui reste souvent inexprimée » 1. Cette « image intermédiaire » ou « médiatrice », comme Bergson l’appelle, se trouve « entre la simplicité de l’intuition concrète et la complexité des abstractions qui la traduisent » 2. C’est une image qui suit le philosophe, « comme son ombre à travers les tours et détours de sa pensée, et qui, si elle n’est pas l’intuition même, s’en rapproche beaucoup plus que l’expression conceptuelle, nécessairement symbolique, à laquelle l’intuition doit recourir pour fournir des “explications”, et si l’on regarde cette ombre, continue Bergson, nous devinerons l’attitude du corps qui la projette. Et si nous faisons effort pour imiter cette attitude, ou mieux pour nous y insérer, nous reverrons, dans la mesure du possible, ce que le philosophe a vu » 3. Il ne s’agit plus d’une explication. Avant d’expliquer, il faut comprendre, et tout acte de compréhension commence par un effort d’imitation. Dans un acte de compréhension, nous nous transcendons nous-mêmes : l’image intermédiaire doit pouvoir nous aider à nous installer au cœur même de la pensée du philosophe, à faire un saut de l’ancien vers le nouveau. Ce que Bergson essaye de démêler en introduisant son concept d’image intermédiaire, c’est bien cette dimension de l’expérience première à partir de laquelle toute philosophie se construit et qui reste d’habitude négligée, étant considérée comme une sorte de résidu de la pensée tant qu’il n’a pas été traduit en concepts et mis en système. Cette image indique « un élément constitutif de la doctrine », mais elle n’en est point « le moyen de l’expression ». Cet élément constitue l’unité de la doctrine, c’est pourquoi l’image est une 4 : « Remontons vers 1. PM (note), p. 186. 2. Ibid., p. 119. 3. Ibid., p. 119-120. 4. Cf. : « Un philosophe digne de ce nom n’a jamais dit qu’une seule chose : encore a‑t-il plutôt cherché à la dire qu’il ne l’a dite véritablement. Et il n’a dit qu’une seule chose Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 444/544 444 ÉTUDES GÉNÉRALES l’intuition simple ou tout au moins vers l’image qui la traduit : du même coup nous voyons la doctrine s’affranchir des conditions de temps et de lieu dont elle semblait dépendre. » 1 En décrivant l’image médiatrice, Bergson reste plus sur le plan de la suggestion que sur celui de l’explication : si nous avons autant de peine à comprendre le sens exact de cette image médiatrice, c’est parce que Bergson la décrit en termes d’intuition, et l’intuition elle-même en termes de cette image. Cette image est « presque matière en ce qu’elle se laisse encore voir, et presque esprit en ce qu’elle ne se laisse plus toucher, – fantôme qui nous hante pendant que nous tournons autour de la doctrine et auquel il faut s’adresser pour obtenir le signe décisif, l’indication de l’attitude à prendre et du point où regarder » 2. Cette image « centripète » est impliquée dans le rapport intime de la pensée et de cet objet qu’elle pense et dont elle marque les limites de la représentabilité. L’image médiatrice est une image mimétique de l’intuition. En même temps, ce n’est plus une intuition mais une possibilité de donner sens à cette intuition, de la comprendre. Découvrir cette image, c’est donc pouvoir comprendre, et comprendre, c’est pourvoir dérouler cette image médiatrice en une explication, en une multiplicité d’autres images qui rempliront notre modèle de compréhension. Cette image offre donc un schéma ou un modèle à partir duquel nous pouvons développer notre compréhension de la pensée de tel ou tel philosophe. Bergson donne une description étonnante de son fonctionnement : « Prenons tout ce que le philosophe a écrit, faisons remonter ces idées éparpillées vers l’image d’où elles étaient descendues, haussons-les, maintenant enfermées dans l’image, jusqu’à la formule abstraite qui va se grossir de l’image et des idées, attachons-nous alors à cette formule et parce qu’il n’a su qu’un seul point : encore fut-ce moins une vision qu’un contact ; ce contact a fourni une impulsion, cette impulsion un mouvement, et si ce mouvement, qui est comme un certain tourbillonnement d’une certaine forme particulière, ne se rend visible à nos yeux que par ce qu’il a ramassé sur sa route, il n’en est pas moins vrai que d’autres poussières auraient aussi bien pu être soulevées et que c’eût été encore le même tourbillon » (PM, p. 122-123). 1. Ibid., p. 121. 2. PM, p. 130. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 445/544 PLAN DES IMAGES ET PLAN DES CONCEPTS 445 regardons-la, elle si simple, se simplifier encore, d’autant plus simple que nous aurons poussé en elle un plus grand nombre de choses, soulevonsnous enfin avec elle, montons vers le point où se resserrerait en tension tout ce qui était donné en extension dans la doctrine : nous nous représenterons cette fois comment de ce centre de force, d’ailleurs inaccessible, part l’impulsion qui donne l’élan, c’est‑à-dire l’intuition même. » 1 De façon remarquable, cette image semble prolonger le même mouvement de pensée par lequel dans l’Introduction à la métaphysique Bergson décrivait l’idée de la focalisation ; elle se situe entre l’intuition et la multiplicité des autres images, plus concrètes, plus sensibles, comme si elle devait protéger l’intuition dans son inaccessibilité, dans son indétermination. Avec ce schéma de passage de l’Un vers le Multiple ou du Multiple vers l’Un, nous retrouvons l’essence même de l’effort intellectuel tel que Bergson l’a décrit d’une manière approfondie dans le texte éponyme en 1902 en représentant son fonctionnement à l’aide de la figure de la pyramide 2. Toute pensée de l’intuition implique donc à la fois l’expérimentation et la suggestion : la tentative non pas seulement de saisir l’intuition mais de la prolonger en une expérience. En d’autres mots, les images de la durée doivent s’entendre dans le sens du double génitif, subjectif et objectif. La durée produit elle-même des images (sens objectif) mais elles visent autre chose qu’elles, ce sont des images-instruments qui ont une puissance explicative, capable d’éclaircir des problèmes spécifiques. D’autre part, les images se tournent vers la durée (sens subjectif), ce sont les images qui la ressaisissent et qui ont une fonction quasi conceptuelle, car, en remplaçant les concepts, elles donnent à penser. Ce sont de véritables expériences de 1. Ibid., p. 132. 2. C’est ainsi que Bergson décrit l’effort de mnémotechnique en vue du rappel postérieur : « On se transporte en un point où la multiplicité des images semble se condenser en une représentation unique, simple et indivisée. C’est cette représentation que l’on confie à sa mémoire. Alors, quand viendra le moment du rappel, on redescendra du sommet de la pyramide vers la base. On passera, du plan supérieur où tout était ramassé dans une seule représentation, à des plans de moins en moins élevés, de plus en plus voisins de la sensation, où la représentation simple est éparpillée en images, où les images se développent en phrases et en mots. Il est vrai que le rappel ne sera plus immédiat et facile. Il s’accompagnera d’effort » (ES, p. 160). Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 446/544 446 ÉTUDES GÉNÉRALES pensée qui résolvent les obstacles dans la pensée elle-même. Dans le premier cas, les images jouent un rôle de redondance explicative, elles viennent l’une après l’autre dans une sorte d’enchaînement métonymique. Dans le deuxième cas, il n’y a en fin de compte qu’une seule image. C’est une image du Tout, ontologique, qui est d’un ordre différent de celui du langage et de ses moyens d’expression. C’est une image de la pensée, irreprésentable ou préreprésentable – image-médiatrice placée entre l’intuition et la multiplicité des images concrètes. 2. Nous avons ainsi dégagé ce que l’on peut appeler le « plan des images » chez Bergson. Cependant, nous ne pouvons pas séparer la durée comme contenu de l’expérience, comme intuition de départ, et la série des images qui l’accompagnent et qui permettent de la penser, de la construction du concept de durée proprement dit. Si, d’une part, Bergson procède à partir de l’intuition et se pose d’emblée sur le plan mimétique, d’autre part, il suit la terminologie philosophique établie, et en la décomposant redéfinit un champ de la pensée qui déborde de tous côtés les définitions existantes. C’est un mouvement complémentaire nécessaire qui se place sur le niveau communicationnel de la philosophie et tâche d’en montrer les insuffisances et les lacunes. Voici, par exemple, comment Bergson explique son procédé critique à l’égard des concepts préétablis lors de la discussion à la Société française de philosophie, en se montrant réservé sur le projet du « Vocabulaire technique et critique de la philosophie » d’André Lalande qui a fait l’objet de la séance. Bergson semble très sceptique quant à la possibilité de donner des définitions précises aux concepts de la métaphysique et de la morale et il prend l’exemple du mot « nature ». Lalande a dégagé quatre sens du mot, et Bergson se « demande […] si le mot “nature”, prononcé à l’oreille d’un philosophe, n’évoque pas une série continue d’idées plus ou moins finement nuancées, toute une gamme de significations possibles, et s’il y a intérêt à diminuer cette richesse, à choisir et à ne retenir, le long de Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 447/544 PLAN DES IMAGES ET PLAN DES CONCEPTS 447 cette continuité, que quatre points, entre lesquels il reste une foule de positions intermédiaires » 1. Bergson ajoute à la ligne : « Celui qui adoptera une position intermédiaire sera donc obligé de chercher un nouveau mot. Pourtant la chose dont il parle, et dont il prétend apporter, lui aussi, une définition précise, est celle que tout le monde appelle nature. » 2 Bien qu’on ait l’habitude d’attribuer à Bergson une attitude très critique envers le langage, nous voyons ici qu’il se fie parfaitement au mot, et qu’il met le mot devant le concept. Il fait ce geste délibérément. La critique bergsonienne du langage porte avant tout contre les pratiques de généralisations, de mise en termes, contre le découpage des mots à l’intérieur des phrases. Bergson lui-même ne va pas « chercher un nouveau mot ». Le mot ne peut être pertinent que s’il participe à la continuité de la parole. L’indécision logée dans le sens d’un mot peut être féconde si le mot se laisse librement investir par la pensée, par la pensée qui tâtonne et le mesure sur l’objet au lieu de chercher à tout prix de réduire des équivoques et des ambivalences terminologiques qu’une telle indécision semble produire en premier lieu. La primauté de la chose devant le sujet que Bergson énonce in fine rend caduques toutes les prétentions de la philosophie à structurer rigoureusement et ainsi à finaliser ses énoncés. Prenons un autre exemple. Il s’agit d’une autre intervention de Bergson à la Société française de philosophie, où celui-ci s’explique sur sa façon d’utiliser le « concept » de liberté : Le mot liberté a pour moi un sens intermédiaire entre ceux qu’on donne d’habitude aux deux termes liberté et libre arbitre. D’un côté, je crois que la liberté consiste à être entièrement soi-même, à agir en conformité avec soi : ceci serait donc, dans une certaine mesure, la « liberté morale » des philosophes, l’indépendance de la personne vis‑à-vis tout ce qui n’est pas elle. Mais ce n’est pas tout à fait cette liberté, puisque l’indépendance que je décris n’a pas toujours un caractère moral. De plus, elle ne consiste pas à dépendre de soi comme un effet dépend de la cause qui le détermine nécessairement. Par là, je reviendrais au sens de « libre arbitre ». Et pourtant je n’accepte pas ce sens complètement non plus, puisque le libre arbitre, au sens habituel du terme, implique l’égale possibilité des deux contraires, et qu’on ne peut pas, selon moi, formuler ou même concevoir ici la thèse de l’égale possibi1. M, p. 503. 2. Ibid. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 448/544 448 ÉTUDES GÉNÉRALES lité des deux contraires sans se tromper gravement sur la nature du temps. Je pourrais donc dire que l’objet de ma thèse, sur ce point particulier, a été précisément de trouver une position intermédiaire entre la « liberté morale » et le « libre arbitre ». La liberté, telle que je l’entends, est située entre ces deux termes, mais non pas à égale distance de l’un et de l’autre. S’il fallait à toute force la confondre avec l’un des deux, c’est pour le « libre arbitre » que j’opterais 1. On peut dire que Bergson opère ici une sorte d’écart conceptuel. En pensant les problèmes philosophiques en fonction du temps, Bergson évite la finalisation de la pensée, sa spatialisation. C’est pourquoi très souvent, en expliquant ses procédés philosophiques, il s’appuie sur l’idée d’intermédiaire. C’est une autre façon pour Bergson de diriger la pensée philosophique vers la nécessité de faire l’épreuve de son objet avant de pouvoir l’enfermer dans des catégories précises. Les concepts avec lesquels opère la philosophie qui réfléchit sur l’idée de liberté, celui de « liberté morale » et celui de « libre arbitre », échouent à circonscrire le champ où la liberté s’éprouve et s’expérimente. L’acte libre ne se réduit ni à son projet, ni ne s’épuise dans son résultat. On ne peut pas la prévoir, la déduire des antécédents, de notre personnalité tout entière, ni imaginer qu’une autre action aurait été également possible. C’est par cette double négation que Bergson essaie de cerner le domaine de l’exercice de l’action libre. Ce sens est bien entre les deux, car notre pensée, parvenue au bout du premier concept, se voit constamment renvoyé à un autre ; mais elle ne s’épuise ni dans l’un, ni dans l’autre, ne se servant d’eux que comme des points de repère pratiques, non comme des points de repère nécessaires. Toute la question de la liberté comme action ou libre arbitre ne se pose, comme le remarque Bergson, qu’en fonction de la théorie du temps ou de la durée pure. Nous trouverons la même façon d’argumenter dans les explications bergsoniennes concernant l’image de l’élan vital. Cette image, qui permet d’introduire la durée dans le domaine de la vie, ne s’inscrit ni dans le concept de vie élaboré par les théories vitalistes, ni dans celui proposé par les théories mécanistes : […] quand je rapporte les phénomènes de la vie et de l’évolution à un « élan vital », ce n’est nullement pour l’ornement du style, ce n’est pas davantage pour 1. M, p. 833-834. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 449/544 PLAN DES IMAGES ET PLAN DES CONCEPTS 449 masquer par une image notre ignorance de la cause profonde, comme lorsque le vitaliste en général invoque un « principe vital » […] La vérité est que la philosophie ne fournit ici aux philosophes que deux principes d’explication : mécanisme et finalité (cette dernière caractérisant le « principe vital » des vitalistes). Or, […] je n’accepte ni l’un, ni l’autre de ces deux points de vue, lesquels correspondent à des concepts formés par l’esprit humain dans un tout autre but que l’explication de la vie. C’est quelque part entre ces deux concepts qu’il faut se placer. Comment déterminer cette place ? Il faut bien que je l’indique du doigt, puisqu’il n’existe pas de concept intermédiaire entre « mécanisme » et « finalité ». L’image d’un élan n’est que cette indication 1. On ne peut qu’admirer cette capacité de Bergson à manœuvrer entre des concepts tout en gardant cette focalisation constante de l’esprit qui le porte au-delà de ces concepts. Or il ne s’agit pas d’une simple combinatoire permettant de garder dans une certaine mesure les deux concepts à la fois. Bergson refuse de procéder par divisions et subdivisions qui arpenteraient ce champ intermédiaire. Plutôt, il introduit une image afin de pouvoir suspendre le passage entre des concepts, afin de mettre en cause son évidence. Il s’agit d’une image qui ne tranche pas seulement sur les concepts, mais qui introduit un autre ordre de pensée, qui inverse le mouvement de la pensée en proposant de partir de la chose ellemême. On peut trouver d’autres éléments de cette théorie bergsonienne du concept dans l’Introduction II à La Pensée et le Mouvant. Tout concept ou toute idée véritablement neuve commence par être inintelligible, obscure. Sa nouveauté même fait qu’elle ne peut pas tout de suite revêtir une forme adéquate, faute de moyens d’expression, lesquels ne sont pas encore élaborés, lesquels ne peuvent être créés qu’au fur et à mesure d’essais multiples. Elle bouleverse donc nécessairement nos habitudes de penser et de représenter et demande l’élaboration d’un nouvel appareil conceptuel. Cette nouvelle pensée réussit seulement à prendre forme et à circonscrire son domaine dans la mesure où elle fait l’épreuve de sa pertinence, dans la mesure où elle permet de penser concrètement tel ou tel phénomène. Son rayonnement est ainsi extérieur, mais c’est par la réflexion qu’elle parvient à récupérer sa propre lumière et à s’éclairer (d’)elle-même. 1. Lettre à Floris Delattre, décembre 1935, M., p. 1526. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 450/544 450 ÉTUDES GÉNÉRALES Cette réflexion bergsonienne renvoie également à une façon de concevoir le concept de durée. La philosophie ne doit pas fixer des termes mais elle doit introduire de « nouvelles idées ». La création des concepts ne consiste pas à délimiter rigoureusement les champs de leur application, mais à découvrir la force opérationnelle inédite qui leur est propre. C’est ainsi que le sens d’un concept peut varier en fonction de la situation réflexive dans laquelle la pensée se trouve. L’expérience même devient le seul critère d’évaluation de l’efficacité des concepts utilisés et les concepts en tant que tels acquièrent une capacité de changer, de se transformer en fonction du champ de problématisation où ils sont mobilisés. La durée bergsonienne, qui est appelée ainsi à contrer toutes les tentatives explicites d’en faire un concept, se maintient à travers cette résistance à l’encontre de l’attitude expropriatrice et fixatrice du philosophe, ainsi que des assauts et des intrusions des concepts métaphysiques. La fonction critique de la durée ne consiste pas à « lutter » contre les concepts tout faits en leur opposant de façon ferme sa propre « conceptualité ». Il ne s’agit pas de rectifier ou de redéfinir des concepts existants, mais de se déplacer sur un autre sol conceptuel, sur lequel les constructions conceptuelles traditionnelles ne s’imposent plus, où elles sont rendues inutiles. En même temps, dans son statut conceptuel, la durée ne se développe qu’à travers ces procédés critiques. C’est en pensant en fonction de la durée, en replaçant tous les phénomènes et tous les problèmes philosophiques dans le temps, que Bergson mène le concept de durée à sa consistance et à sa pertinence théorique. 3. Il n’y a pas de pensée déterminée ou « définie » de la durée, la durée a toujours été équivoque. C’est même cette équivocité qui déstabilise la durée et crée en même temps les conditions de sa mobilité, afin qu’elle reste en devenir. La durée, selon le sens premier que lui donne Bergson, est une continuité d’écoulement, une spontanéité. D’autre part, elle connote la Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 451/544 PLAN DES IMAGES ET PLAN DES CONCEPTS 451 résistance, la dureté ; elle provient du mot latin durus qui veut dire « dur », « résistant ». Il y a en elle à la fois la fluidité et l’aspect de résistance, de dureté, aspect que Bergson, pour sa part, essaye d’atténuer. C’est suivant ces deux aspects que se joue l’essentiel de l’argumentation bergsonienne. On voit qu’à travers les textes philosophiques, les deux dimensions – celle de la spontanéité et celle de la résistance – se perpétuent : l’une constitue principalement l’objet de la recherche bergsonienne, l’intuition de la durée ou l’expérience pure du temps, l’autre consiste à maintenir un effort pour penser cette expérience, sans pour autant l’épuiser dans des conceptualisations quelconques. L’analyse étymologique et lexicale permet de se rendre attentif à cette variété de façons propres à Bergson d’utiliser la durée, variété à laquelle on ne serait pas susceptible autrement. Par exemple, l’introduction et l’explication de la durée qu’on trouve dans l’Essai sur les données immédiates de la conscience, on peut la penser suivant la formule lexicale suivante : « laisser durer », puisqu’il s’agit de l’écoulement libre de la durée qui ne se délimite qu’en se heurtant contre le temps. D’autre part, dans Matière et mémoire, la formule appropriée, décrivant le mouvement spécifique à la durée, pourrait être « faire durer », puisqu’il s’agit d’un véritable effort de prolongation, de spatialisation presque du temps. La durée, en tant qu’elle est l’argument ultime de la philosophie bergsonienne, ne peut être appelée concept que si elle possède une certaine force opérationnelle, et, a fortiori, elle ne peut apparaître comme concept qu’au moment où elle se défait de son objet de référence (âme, conscience ou vie) pour désigner, sur le plan subjectif, la forme de notre conscience ou de notre pensée et, sur le plan objectif, la forme qui gouverne les rapports entre les choses en général (les choses qui durent). Ainsi, le concept de durée n’a pas été choisi uniquement pour désigner la dimension spécifique du temps pur ou du temps vécu, qu’il s’agit pour Bergson de mettre en valeur en l’opposant au concept de temps chronologique et quantifié. Il joue également un autre rôle : celui d’une opération « temporalisante » de la pensée elle-même. C’est un concept qui se forme au fur et à mesure que la pensée bergsonienne s’efforce de le mettre en œuvre : durée comme effort de retenir l’expérience primitive de notre conscience, de la faire durer, durée comme suspension des cycles de la perception par la mémoire en évitant qu’elle se prolonge en action, durée, enfin, comme Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 452/544 452 ÉTUDES GÉNÉRALES dissociation en formes temporelles multiples, suite aux obstacles que rencontre l’élan vital sur son chemin. L’intuition de la durée pure ne peut pas se comprendre sans l’opération originaire de la pensée bergsonienne qui la précède, celle qui détermine le champ propre à cette pensée, en opposant le concept de « durée » à celui de « temps », analytique et quantifiable. Dès sa forme linguistique, la durée exprime une certaine attitude, une manière de se rapporter au temps. Nous ne pouvons vivre le temps immédiatement, nous le vivons par sa durée, par sa continuité donc. Le temps est quelque chose qui passe et dont l’essence même est de passer, la durée ne passe pas, elle dure, elle écarte le temps de l’intérieur, elle introduit une distension temporelle. Le temps qui dure est un temps qui nous semble long, certes, mais c’est aussi quelque chose dans le temps qui justement lui résiste, un noyau dur à l’intérieur du temps. La durée donne forme au temps, elle parvient à maîtriser de l’intérieur cette spontanéité qui est propre au temps et à son contenu. Il s’agit donc de privilégier l’aspect pour ainsi dire formel de la durée. L’idée de résistance, cette dimension quasi spatiale logée dans ce concept bergsonien déborde de tous côtés le sens strict dont Bergson semble d’abord le doter : celui de la continuité et de la fluidité de succession. Le thème (tout positif) de la résistance anime donc la pensée de Bergson. Il s’agit de résister au temps quantifiable, analytique, linéaire, d’introduire la durée elle-même comme ce type de résistance, du retard, de la temporalisation à l’intérieur du temps. Afin de voir comment Bergson met en place l’opération temporalisante de sa pensée, prenons l’exemple caractéristique tiré de l’Essai sur les données immédiates de la conscience. Il s’agit tout particulièrement du troisième chapitre, dans lequel Bergson aborde le problème de la liberté et de l’acte libre. L’acte libre ne se produit pas tout seul et spontanément en éliminant le passé et en construisant sur ses cendres un nouveau présent, mais, selon les métaphores éloquentes de Bergson, il « émane » de notre personnalité, l’exprime, en ayant avec elle « cette indéfinissable ressemblance qu’on trouve parfois entre l’œuvre et l’artiste » 1, il « s’en détache à la manière 1. DI, p. 129. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 453/544 PLAN DES IMAGES ET PLAN DES CONCEPTS 453 d’un fruit trop mûr » 1. Bergson veut montrer le lien indissociable entre le sujet qui agit et le but vers lequel il est tourné, entre le « sujet » et « l’objet » dans la durée pure. Il ne s’agit pas de dérouler une démonstration logique qui permettrait à Bergson de résoudre son problème. La stratégie de Bergson consiste à reproduire dans la pensée une certaine situation expérimentale qui permettra de dire avec toute confiance que nous effectuons un acte libre. C’est pourquoi l’expérience dont il s’agit peut être décrite et démontrée seulement dans des situations empiriques concrètes – dans les exemples déployés par Bergson. Ces exemples doivent jeter la lumière sur l’idée principale de Bergson qu’« il faut chercher la liberté dans une certaine nuance ou qualité de l’action même, et non dans un rapport de cet acte avec ce qu’il n’est pas ou avec ce qu’il aurait pu être » 2. Imaginons, dit Bergson, que nous nous levons pour ouvrir la fenêtre. Mais tout d’un coup quelque chose détourne notre attention et nous oublions ce qui nous a poussé à quitter notre place. Les associationistes diront qu’il s’agit d’une association simple de deux idées : celle du but qu’il faut accomplir et celle du mouvement lui-même qu’il faut effectuer pour atteindre ce but. Mais si en l’occurrence l’association s’écroule, puisque nous avons perdu une idée, alors pourquoi ne se rassied-on pas et demeure‑t-on débout en ayant un sentiment flou qu’il nous reste encore quelque chose à faire ? En effet, nous avons perdu la direction et le sens de notre action, mais notre position nous indique la présence d’une sorte d’image interne de cette action à accomplir. L’action a disparu, mais son image reste. Bergson propose d’étudier cette image pour y trouver l’idée perdue. « Il faut donc bien que cette idée ait communiqué à l’image interne du mouvement esquissé et de la position prise une coloration spéciale, et cette coloration n’eût point été la même, sans doute, si le but à atteindre avait été différent. » 3 La position fait elle-même partie du mouvement et sa coloration est déterminée par le but à atteindre. Mais le caractère et la nature de cette action se manifestent dans la situation telle que quelque chose a empêché de mener à bien cette action, et même la possibilité de 1. Ibid., p. 132. 2. Ibid., p. 137. 3. DI, p. 121. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 454/544 454 ÉTUDES GÉNÉRALES son accomplissement a été mise en cause. Bergson nous place dans une situation dans laquelle l’action a déjà commencé, puisque le premier mouvement, c’est‑à-dire le déplacement dans l’espace a été fait, mais pas encore accompli, puisqu’il s’est trouvé comme suspendu dans le temps, différé. L’action est donc comme défragmentée par Bergson, non point dans l’espace, mais dans le temps ou dans la durée pure. Cette action qui est prise entre son commencement et sa fin relève ici aussi de l’ordre intermédiaire de l’image. C’est justement dans une situation de gêne, de retard, d’écart du cours habituel des choses et des événements (caractéristique de nombreux exemples de Bergson), que se crée la possibilité de la pensée en durée. Tout acte, toute pensée, tout effort de la création se fait conscient ou se manifeste seulement de façon négative, comme résultat de cet obstacle, que la pensée ou l’action rencontre sur son chemin. Nous sommes libres et nous sommes conscients de cette liberté quand nous oublions en quelque sorte le but de notre action. L’oubli est un obstacle singulier qui nous permet de détacher l’action comme un acte actuel, comme ce qui nous arrive à ce moment précis, de ce but qui semble le déterminer de l’extérieur. L’action est toujours orientée pragmatiquement, elle est intéressée. Bergson nous propose de la penser en elle-même, indépendamment de cet intérêt utilitaire qu’elle peut représenter pour nous. Ce thème du désintéressement joue par ailleurs un rôle important chez Bergson, et pas seulement dans sa conception du rêve ou des pathologies de la mémoire 1, mais aussi dans les processus de la création eux-mêmes, autant artistiques que philosophiques. Il s’agit en quelque sorte de dissoudre le problème en l’expérimentant de façon immédiate. L’écart, l’inhibition, la résistance – tout cela est la durée dans la mesure où la durée implique un effort intellectuel de penser ensemble deux ordres différents, et surtout la trans1. Les situations où le temps se retourne sur soi-même, se boucle (dans les pathologies de la mémoire par exemple) ont extrêmement intéressé Bergson. Cf., par exemple, ses articles : Le souvenir du présent et la fausse reconnaissance ; « Fantômes du vivant » et « Recherche psychique » ; Le rêve ; mais aussi le motif de la vision hypermnésique des mourants qui se rencontre à plusieurs endroits de son œuvre et dont on peut trouver l’analyse poussée chez Georges Poulet dans le texte « Bergson. Le thème de la vision panoramique des mourants et la juxtaposition » (Georges Poulet, L’espace proustien, Paris, Gallimard, 1982). Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 455/544 PLAN DES IMAGES ET PLAN DES CONCEPTS 455 formation, le passage d’un ordre à un autre ordre. La préoccupation de Bergson est de penser cet écart de l’intérieur même, non pas en le comblant et en supprimant ainsi le dualisme entre l’esprit et la matière, mais en le maintenant à l’œuvre. C’est de cette façon qu’il procède lorsqu’il s’attaque à résoudre les problèmes philosophiques en général. Il pense la liberté par l’idée de ressemblance ou par l’image de l’émanation, la perception par le biais des schémas circulaires, la mémoire par le schéma du cône, la vie par l’image d’élan vital, etc. Toutes ces figures de la pensée sont des termes intermédiaires permettant de maintenir cet écart. * * * On peut donc observer un clivage dans le concept de durée : il permet de penser le Temps dans sa dimension du vécu, du changement, de la continuité, dans un effort du mimétisme intérieur, mais dans sa fonction opératoire, celle qui n’est pas interrogée, la durée engage une certaine technique, des modes particuliers de la pensée, qui se caractérisent par la mise en place de stratégies de résistance, et d’écartement. L’étude étymologique et lexicale est, à beaucoup d’égards, décisive pour mon propos. La distinction entre la résistance et la spontanéité permet de penser la durée en dégageant sa nature contrariée. La pensée de Bergson est partagée entre ces deux tendances : l’évidence de l’intuition première, la durée comprise comme changement spontané, et la résistance qui se loge imperceptiblement à l’intérieur même de cette pensée – à tel point qu’on a toujours l’impression qu’elle ne peut entièrement se ressaisir elle-même, s’approprier elle-même. L’opérationnalité de la durée ou, plus précisément, son travail, consiste dans son activation incessante. C’est une pensée du commencement, qui se renouvelle dans un effort répété. L’approche de la pensée bergsonienne que je propose est plus de l’ordre de l’ouverture, elle découvre un plan gigantesque d’images, comme une sorte d’inconscient de la pensée de Bergson, qui est toujours trop préoccupé à argumenter autour de la durée, à justifier celle-ci, voire à la défendre, pour pouvoir faire attention aux procédés mêmes auxquels il a constamment recours à travers ce plaidoyer impressionnant. Par image au Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 456/544 456 ÉTUDES GÉNÉRALES sens large, je comprends ainsi ce champ ou ce système de rapports entre tous les éléments microscopiques et préparatoires de la pensée qui rendent possible son mouvement général. Cependant, si on devait parler du tout de la pensée bergsonienne, de sa systématicité, il faudrait dire qu’elle est toute dans sa cohérence logique, dans son obstination à penser ce qui échappe à la prise directe, ce qui ne se met pas automatiquement à la disposition de la pensée conceptuelle. C’est pourquoi justement Bergson a besoin des images, des approches multiples et variées de la même intuition. Il a y donc deux procédés essentiels que Bergson met en jeu. D’abord replacer l’objet de la pensée dans le temps, le retenir dans la durée pour pouvoir l’expérimenter. Le projet fondamental de la philosophie de Bergson est de parvenir à penser le temps tout en se rendant compte de la temporalité de cette pensée elle-même et de l’impossibilité de sortir du temps pour se l’assigner en tant qu’objet. Le problème du temps est déjà à l’intérieur du système bergsonien, il ne peut pas penser le temps sans se trouver dedans. Mais pour rester dans le temps, il a besoin de recourir aux images comme aux éléments opératoires pour penser la durée en empêchant sa finalisation conceptuelle. Les concepts extrêmement larges et abstraits, tels que la liberté, la nature, la matière, la perception, représentent autant de problèmes pour la pensée philosophique tant qu’ils ne sont pas transcrits en termes d’images. Les images empêchent les concepts bergsoniens de se clore, de s’enfermer dans leur structure conceptuelle, elles constituent une sorte de surface mobile et communicationnelle pour les concepts. Si les concepts, en outre, sont liés les uns aux autres, c’est, sans doute, par l’intermédiaire des images. Ainsi dans ce rapport privilégié, envisagé en termes chronologiques, les images, d’une part, précèdent les concepts, car elles doivent préparer leur apparition, mais d’autre part, elles suivent immédiatement les concepts, car elles sont censées veiller par ailleurs à leur bon fonctionnement et au risque qu’ils ne se réifient trop rapidement. Cette liaison étroite entre les deux plans, celui des images et celui des concepts, et la transition incessante d’un plan vers l’autre forment le tissu mobile et vivant du texte bergsonien. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 457/544 II BERGSON DANS LE MONDE ENCOMBRES, GÊNES ET RÉSISTANCES : L E S S I N G U L I È RE S « R E N C O N T R E S » D U B E R G S O N I S ME EN ESPAGNE (1889-ANNÉES 1920) par Camille LACAU SAINT GUILY LE TRANSFERT CULTUREL DU BERGSONISME : SENS OU CONTRE-SENS ? Dans son livre La gloire de Bergson. Essai sur le magistère philosophique, François Azouvi montre comment le plus grand philosophe de la Troisième République française, Henri Bergson (1859-1941), et sa pensée philosophique, le bergsonisme, dans les années 1900-1914, ont « coloré toute la culture » en France. L’originalité de la démarche d’Azouvi provient de son travail d’historien culturel. Jamais ce qu’il appelle les sphères « excentrées » de la métaphysique, que la philosophie bergsonienne a beaucoup « travaillées », ne sont envisagées avec dédain. Comme lui, nous ne pouvons pas concevoir que le transfert d’une pensée comme celle de Bergson dans des univers non métaphysiques, qui entraîne de fait la dilution de ses contours Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 458/544 458 BERGSON DANS LE MONDE philosophiques, corresponde à une forme de « dégradation » ou de déperdition intellectuelle 1. Ainsi, lorsque deux éminents bergsoniens français, notamment Albert Thibaudet (1874-1936) ou encore Rose-Marie MosséBastide (1909-1999), critiquent les lectures singulières qui ont pu être faites du bergsonisme, ils semblent un peu tomber dans le travers d’une interprétation appauvrissante de ce mouvement. Thibaudet a trop vite fait de réduire l’interprétation à la caricature grotesque. Il écrit, en effet, en 1923 : « le bergsonisme de l’instinct pur, […], le bergsonisme dada, est une caricature à peu près aussi exacte que le Socrate des Nuées, lorsqu’il mesure le saut d’une puce, ou le Rousseau des Philosophes que Palissot fait entrer en scène à quatre pattes » 2. De même, Rose-Marie Mossé-Bastide considère que « le succès du bergsonisme était dû à des contresens, et le message était trop nouveau pour être compris du premier coup » 3. Ce terme de « contresens » auquel cette dernière recourt, semble symptomatique de la perception dépréciative que l’on a pu avoir de l’immense périple national et international mené par le bergsonisme. Certes, à un moment donné, en circulant dans des milieux hétérogènes, il a engendré des suggestions, fécondé des esprits qui l’ont alors transfiguré, « métabolisé » en un « bergsonisme leur ». Mais pourquoi stigmatiser cette appropriation du bergsonisme en une caricature ou un contresens ? Jacques Chevalier (1882-1962) évoque, dans son livre Bergson, sa personnalisation du bergsonisme, l’image intérieure qu’il en a 4. Le bergsonisme en soi, proprement philosophique, en voyageant, se 1. « J’ai essayé de restituer l’ampleur [de l’« effet » Bergson, de ce phénomène sans précédent qu’a été sa gloire] en procédant par cercles concentriques, depuis le milieu des spécialistes aptes à discuter à armes égales avec l’auteur de l’Essai sur les données immédiates de la conscience et de Matière et mémoire, jusqu’aux réseaux de plus en plus larges, de plus en plus éloignés du monde des philosophes, les réseaux de ceux qui entendent dans cette philosophie l’appel de Dieu, la voix de l’exaltation esthétique et un hymne à la libération politique. Il va sans dire que, s’il y a eu un phénomène Bergson, c’est à l’écho de sa doctrine dans ces mondes excentrés qu’on le doit entièrement » (François Azouvi, La gloire de Bergson. Essai sur le magistère philosophique, « Avant-propos », Paris, Gallimard, « NRF Essais », 2007, p. 18). 2. A. Thibaudet, Le bergsonisme [1923], Paris, Gallimard, NRF, t. II, 1924, p. 101. 3. Rose-Marie Mossé-Bastide, Bergson éducateur, Paris, PUF, 1955, p. 79-80. 4. « C’est un Bergson mien en quelque manière, je pourrais presque dire “mon” Bergson, que je présente dans ces pages, je veux dire le Bergson dont ma mémoire a reconstitué et gardé intérieurement l’image et la physionomie spirituelle, en négligeant certains traits, en retenant certains autres, suivant la loi d’affinité qui règle l’oubli et le Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 459/544 ENCOMBRES, GÊNES ET RÉSISTANCES 459 dénature, se désintègre, pour devenir un « bergsonisme ouvert ». Et faut-il penser que ses divers récepteurs, en se l’appropriant, se comportent comme des fauves, massacrant, défigurant, dépeçant cette pensée qui ne serait alors plus qu’une carcasse sans vie, rendant méconnaissable ce qu’elle est initialement ? Le préfixe « des- » signifie la séparation, la cessation, une forme de déperdition. Le bergsonisme a bien une vie au-delà des textes de Bergson et, en ce sens, il y a une différence entre le bergsonisme stricto sensu et le bergsonisme transfiguré, mais de cette séparation n’émergent-ils pas a contrario des « sens » ? Cela ne fait-il pas « sens » d’être libre de comprendre et de faire vivre une pensée ? La pensée ne meurt-elle pas dès lors qu’elle perd de son caractère processuel et en mouvement ? L’herméneutique rigoureuse des textes philosophiques n’est pas l’unique existence qu’ils peuvent avoir en dehors d’eux-mêmes. D’autres peuvent la leur donner, dans un espace disjoint de celui des spécialistes. Et affirmer cela ne signifie pas que l’on cautionne l’un des pires ennemis de la pensée : le relativisme. Il est dangereux de dire que le sens d’un texte ne provient que de l’interprétation qu’on lui donne et donc que le récepteur peut lui extirper tout ce qu’il projette sur lui. L’interprétation relativiste d’un texte est périlleuse, le pouvoir de suggestion d’une grande pensée est, lui, fécond. L’histoire du bergsonisme français et du « bergsonisme espagnol » démontre, entre autres, ce pouvoir de suggestion, même si cette histoire fut, en Espagne, problématique. LE BERGSONISME, UN PARADIGME INCONTOURNABLE POUR L’ESPAGNE ? Pourquoi étudier le bergsonisme en Espagne ? Cette étude est incontournable. En effet, lorsque Rose-Marie Mossé-Bastide montre que Bergson est devenu, « entre 1900 et 1914, l’éducateur de toute l’élite intellecsouvenir, de telle sorte que l’objet ou l’être que nous percevons n’est pas l’objet en soi ni l’être en soi, mais ce qui, dans cet objet ou dans cet être, est en accord ou en sympathie profonde avec nous » (Jacques Chevalier, Bergson, Paris, Plon, 1926, p. III-IV). Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 460/544 460 BERGSON DANS LE MONDE tuelle de la nation française » 1, et que François Azouvi expose le magistère exercé par Bergson, en France, situant lui aussi son exercice entre 1900 et 1914 2, un hispaniste ne peut que se demander quel fut son impact sur la Péninsule. Comme le souligne Serge Salaün, « il n’y a jamais eu de Pyrénées pour les intellectuels espagnols soucieux de modernité : la France et, à travers elle, toute l’Europe leur ont toujours fourni des modèles et des références, politiques et culturels » 3. L’Espagne, particulièrement à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, voit dans la France un paradigme intellectuel et plus largement culturel dont elle tente d’acclimater certaines idées. À cette époque, diverses pensées comme celles des Français Taine (1828-1893), Renan (1823-1892), Ribot (1839-1916), Durkheim (18581917), Baudelaire (1821-1867), Mallarmé (1842-1898), Verlaine (18441896), déferlent sur l’Espagne ainsi que celles des Allemands Nietzsche, Schopenhauer (1788-1860), ou du Danois Kierkegaard (1813-1855), par le canal de la France. Celle-ci n’est donc pas seulement un paradigme mais aussi un vecteur culturel pour l’Espagne. Dès le début de la Restauration bourbonienne, en 1874, et même précédemment, notamment lors du Sexenio democrático (1868-1974), un certain nombre d’intellectuels 4 sont désireux de reconstruire leur pays, en s’inspirant des paradigmes culturels européens et mondiaux. L’ouverture est un positionnement politique hétérodoxe, en Espagne, une façon de lutter contre la décadence à laquelle a mené l’autarcie, une manière de 1. Rose-Marie Mossé-Bastide, ibid., p. 73. 2. Après la Grande Guerre, la philosophie de Bergson perd de sa force et de son influence. Les responsabilités politiques du philosophe, son prix Nobel de littérature reçu en novembre 1928, entre autres, font de lui un « classique », une sorte de figure académique qui n’attire plus ceux qui construisent les nouvelles modernités culturelles de l’époque (Azouvi, ibid., p. 317). 3. Serge Salaün, « Les avant-gardes poétiques espagnoles (années 20 et 30) : Mimétisme et originalité », Semiotische Weltmodelle, Hartmut Schröder, Ursula Bock (hrsg.), Berlin, Lit Verlag, 2010, p. 481-495 (p. 481). 4. Ces intellectuels sont à la tête d’un courant hétérodoxe : le krausisme. Ces hommes sont les héritiers de Julián Sanz del Río (1817-1869), « passeur » culturel de la philosophie allemande de Krause (1881-1932). Le contenu idéaliste, postkantien, de cette philosophie n’est pas si central. Leur obédience krausiste est surtout le signe que ces hommes souffrent de l’autarcie culturelle dans laquelle vit l’Espagne. Ils cherchent à synchroniser leur nation décadente avec les modernités intellectuelles d’alors, européennes et mondiales. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 461/544 ENCOMBRES, GÊNES ET RÉSISTANCES 461 combattre l’hétéronomie et l’état de tutelle dans lequel elle se trouve enlisée. Selon eux, l’Europe est la condition de possibilité de la « régénération » nationale, une réponse au « problème espagnol », un moyen incontournable pour mettre fin à la « légende noire » qui pèse sur le pays depuis la guerre de l’Espagne post-tridentine de Philippe II (1527-1598) contre le protestantisme. Face à cette « légende noire », ces intellectuels, krausistes, se veulent les héritiers espagnols des Lumières. En 1876, ces passeurs culturels actualisent leur opposition à l’Espagne officielle, en créant une Institution pédagogique libre, appelée Institución libre de enseñanza, sorte de réponse européaniste à l’obscurantisme qui ne cesse de les retarder. Ils veulent, eux aussi, accéder à leur âge de Raison. Les conditions sont donc a priori en place pour que ces européanistes accueillent la protestation métaphysique bergsonienne, comme un instrument pour se libérer des fers qui les retiennent, dans l’ombre d’une Caverne où l’obscurité/tisme tue toute tentative hétérodoxe. UN « BERGSONISME FLAMENCO » ? Nous avons commencé nos recherches avec un fort préjugé selon lequel l’Espagne accueillit Bergson avec enthousiasme, et nous trouvâmes rapidement suspect, presque inquiétant, que personne n’ait jusqu’à présent travaillé, de façon globale, sur l’histoire du bergsonisme dans les circonstances particulières (José Ortega y Gasset) qu’impose ce pays. L’Espagne est a priori la terre d’une philosophie, certes non systématique, mais « valable » ; les penseurs espagnols ne sont pas des métaphysiciens, ils sont pour beaucoup des (méta)physiciens. Leur pensée élève l’organique, l’intériorité humaine et charnelle à un logos qui ne signifie ni ne vise le rationnel 1. Chez eux, le langage (logos) ne cherche pas à retranscrire le logos comme raison. Les Espagnols expriment la vie par un langage souvent viscéral, 1. C’est d’ailleurs contre cette tendance anti-intellectualiste que s’érigent souvent José Ortega y Gasset et Antonio Machado. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 462/544 462 BERGSON DANS LE MONDE sans le secours de la pensée dialectique. Leur « logique » est paradoxale : elle est physique, même si elle prend de la hauteur et est, en cela, une métaphysique. Par conséquent, les Espagnols « philosophent », mais à leur façon. Ils développent une pensée vitale, humaine trop humaine. Ils font exister ce que l’on trouve peu chez les Européens, excepté chez Nietzsche ou chez Bergson, notamment ‒ qui cherchent à dépasser l’intellectualisme pour faire advenir la vie et la liberté de l’homme dans leur pensée qui en est une célébration. Nous pensions donc que la philosophie de Bergson − entre autres, son intuitionnisme, sa dimension antipositiviste, anti-intellectualiste, son « élan » − avait eu un impact magistériel en Espagne. Nous projetions de défendre l’hypothèse de l’hispanisation du bergsonisme, imaginant sa transfiguration glorieuse en un bergsonisme « flamenco », « aux larmes de sang », en une mystique très exaltée. Dans la représentation initiale de ce sujet, nous nous figurions que ce travail consisterait en l’étude d’un bergsonisme espagnol, transpercé par les coups de plumes et de pinceaux d’un expressionnisme hispanique, à la façon d’une sainte Thérèse d’Ávila, morte transverbérée par le long dard en or flamboyant qu’un séraphin lui aurait enfoncé jusqu’aux entrailles. Mais Bergson n’avait pas tant enthousiasmé les penseurs espagnols, a priori du moins, et dans ses premiers contacts. Nous avons sans doute pensé trop vite que l’Espagne produirait un bergsonisme sui generis « de chair et de sang », un bergsonisme picasséen ou lorquien et qu’elle accueillerait Bergson tout autant que Nietzsche, en sauveur dionysiaque, le couvrant de fleurs et d’hommages, comme le fit la France. C’était peut-être trop confondre le nietzschéisme et le bergsonisme. La destinée du bergsonisme serait autre, en Espagne, que triomphale, glorieuse ou légendaire. Cette réception a, plutôt, été marquée par une série de singulières « rencontres », souvent faites d’encombres, de gênes et de résistances. Pourquoi alors, tandis qu’en 2007 Azouvi publie un texte prouvant le magistère exercé par Henri Bergson, en France, ce dernier n’a‑t-il a priori pas connu une « immense gloire » dans le pays voisin, alors que la France constitue depuis longtemps un intermédiaire de toutes les modernités culturelles pour l’Espagne ? Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 463/544 ENCOMBRES, GÊNES ET RÉSISTANCES 463 CARENCE HISTORIOGRAPHIQUE OU LIEN CONTRARIÉ DES ESPAGNOLS À BERGSON ? Tout d’abord, il faut rappeler que peu de choses ont été écrites sur la réception de Bergson en Espagne. C’est toujours de façon sporadique que la critique s’est arrêtée sur ce sujet, ne se demandant jamais s’il y eut un « bergsonisme espagnol » ou pour quelles raisons il aurait été inexistant. Ou alors certains, comme Alain Guy − qui se consacra à l’étude de la philosophie espagnole −, soutiennent dans leurs articles l’omniprésence du bergsonisme, en Espagne, comme une évidence, dans les milieux intellectuels « fin de siècle », mais ne la prouvent jamais vraiment. Yvan Lissorgues, spécialiste de l’écrivain et critique littéraire, Leopoldo Alas Clarín (1852-1901), est l’un des rares à s’être penché sur la question, en adoptant une méthode d’histoire culturelle. Il est l’un des seuls à donner une explication à ce qu’il considère comme une impossible pénétration de la métaphysique, à la fin du XIXe siècle, en Espagne. Il est, toutefois, resté focalisé sur le premier récepteur espagnol du bergsonisme, Clarín, et sur une période restreinte, la fin du XIXe siècle. Nous aurions aimé le lire sur la « descendance clarinienne », sur ceux qui ont voulu faire fructifier son enseignement, ses étonnements, poursuivre ses combats spiritualistes et antipositivistes et qui ont cherché à restaurer la métaphysique, en Espagne. Ce souhait était-il, de fait, impossible ? N’avait-on pas lu Yvan Lissorgues sur ce thème parce qu’il n’y avait pas eu d’hommes capables de porter ce désir clarinien de régénérer la métaphysique, en Espagne, après la mort du critique, dès 1901 ? D’autres ont analysé l’influence de Bergson chez le poète Antonio Machado (1875-1939), comme s’il avait été le seul à faire l’histoire du bergsonisme dans ce pays. Ce préjugé existe toujours. Par exemple, MaryJo Landeira a écrit sa thèse sur La présence de Bergson dans l’œuvre d’Antonio Machado ; néanmoins, partir du bergsonisme machadien ne lui permet pas de reconstituer le lien plus général de l’Espagne à Bergson, entre 1900 et 1930, auquel elle consacre pourtant une partie. Celle-ci ne propose pas une vision synoptique expliquant quels sont les acteurs du bergsonisme et le Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 464/544 464 BERGSON DANS LE MONDE sens de son histoire, en Espagne. Elle juxtapose des noms et des lieux de ce pays où Bergson et le bergsonisme auraient été cités ou développés. Or, pour recomposer le rapport de l’Espagne à Bergson, on ne peut se cantonner à une approche de la partie au détriment d’une étude holistique ; dans une reconstitution historique plus large, il faut se mettre à la recherche des relais culturels, des hommes qui ont fait circuler cette pensée à travers des réseaux et qui ont contribué à l’existence d’un « bergsonisme espagnol ». Antonio Machado n’explique en aucun cas à lui seul la singularité du lien de ce pays au philosophe français. Et même si Mary-Jo Landeira a procédé à un recueil d’indices souvent inédits, après la lecture de cette thèse, on a envie de demander par qui, comment et pourquoi ce mouvement philosophique-là a été évoqué, dans ce pays-ci, entre 1900 et 1930. Y a‑t-il eu une modalité originale de pénétration ? Quelles sont les spécificités internes de ce pays qui ont pu conditionner une réception singulière du bergsonisme ? Les « philosophèmes » bergsoniens (F. Azouvi) ne pénètrent pas de manière interchangeable dans tous les pays. Chacun d’eux modèle et particularise cette réception, en fonction de ses circonstances propres. Enfin, l’enjeu polymorphe et spécifique que pose le bergsonisme à la France et à l’Europe ne semble pas vraiment la préoccuper. C’est un peu le cas de tous les critiques littéraires qui ont analysé le bergsonisme dans l’œuvre d’Antonio Machado. Leur approche ne cherche pas la recomposition d’une histoire du bergsonisme, en Espagne, ou « naturalisé » espagnol. D’autre part, en cherchant à prouver que le poète des Campos de Castilla était le (poète) bergsonien espagnol, peu ont considéré son ambivalence à l’égard du bergsonisme, alors qu’il évoque, de nombreuses fois, dans ses phases rationalistes et parménidiennes, la répulsion que provoque en lui le mobilisme de la philosophie bergsonienne. Il affiche, en outre, un certain mépris pour sa dimension arrière-gardiste. La réduction historiographique machadienne de Bergson, dans ses Complementarios, à n’être que « l’herbier de la fleur symboliste » a même empêché aux propos du grand critique et poète ultraïste, Guillermo de Torre (1900-1971), sur le bergsonisme des avant-gardes françaises et espagnoles 1, d’être considérés, analysés et surtout 1. Cf. Guillermo de Torre, Literaturas europeas de vanguardia, Madrid, Caro Raggio, 1925. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 465/544 ENCOMBRES, GÊNES ET RÉSISTANCES 465 retenus par la critique qui lui était contemporaine et ultérieure. Machado, hormis l’immobilisation historiographique à laquelle a conduit son célèbre (trop célèbre) bergsonisme poétique, a aussi indirectement conduit la critique à ne considérer ce mouvement que comme la restauration d’une vision introspective de l’homme, correspondant bien à l’esthétique intimiste du « modernisme » 1 littéraire, négligeant que le bergsonisme fut également une incitation pragmatiste à l’action, pouvant inspirer d’autres sphères culturelles espagnoles. Bergson n’a pas seulement écrit les Données immédiates de la conscience ou Matière et mémoire, mais aussi L’Évolution créatrice. Les carences historiographiques sur Bergson en Espagne ont donc été majeures pendant longtemps, notamment à cause de cette habitude de solidifier l’histoire, faisant trop souvent de Machado le bergsonien espagnol. Dans la même logique répétitive et immobilisatrice, beaucoup ont travaillé sur les quelques figures espagnoles que l’on associe inlassablement au bergsonisme, répétant les mêmes datations de leur réception de cette pensée, oubliant, eux aussi, qu’une approche trop monographique est susceptible de morceler l’histoire culturelle du bergsonisme en Espagne et empêche donc de pouvoir la recomposer. C’est peut-être la présence a priori non magistérielle de Bergson, dans ce pays, du moins non visible immédiatement, qui en a dissuadé plus d’un à se lancer dans un travail global et non fragmentaire. Le manque d’études d’histoire culturelle sur la réception de Bergson et des philosophes plus généralement, en Espagne, est flagrant, sans doute par peur de devoir affronter le néant vers lequel tend la notion d’absence. Gonzalo Sobejano et son Nietzsche en España font figures d’exception, dans l’hispanisme. Pourtant, le plein ne doit pas être le seul objet légitime des attentions scientifiques. Un vide, une absence philosophique ou ce qui s’est révélé, mais plus tard, comme une réception contrariée, sont en soi significatifs et symptomatiques. Il nous faut, enfin, souligner l’un des grands obstacles construits par l’historiographie tendant à déréaliser la « Edad de Plata » espagnole. Les étiquettes encombrantes pour parler de cette époque culturelle y sont particulièrement nombreuses, comme, par exemple, le « krausisme », la 1. C’est ainsi que l’on nomme le symbolisme en Espagne. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 466/544 466 BERGSON DANS LE MONDE « génération de 98 », les littéraires « modernistes », la « génération de 1914 », la « génération de 27 ». Recourir à ce syntagme de « génération » est un réflexe facile qui durcit une réalité fluctuante et complexe. Certains hispanistes, comme Yvan Lissorgues ou Serge Salaün, ont déjà critiqué durement cette manie. Ce terme, en enfermant la réalité vivante et en la fixant, gêne finalement beaucoup un travail qui cherche à reconstituer le lien réel et vécu de l’Espagne à Bergson ; car il n’est pas si simple de trouver des écrits qui échappent à cet automatisme sclérosant et qui n’utilise pas cette médiation conceptuelle. Un concept doit permettre de réfléchir. Celui de génération, notamment, ne le fait pas. Au contraire, il empêche de reconsidérer tous les intellectuels dans la complexité de la période dans laquelle ils ont vécu. Il fige la réalité en des termes « aux contours arrêtés » et tout ce moment philosophique apparaît trop souvent comme une réalité abstraite, traitée de façon intellectualiste, qu’il faut réanimer si l’on veut comprendre l’existence historique et vivante du bergsonisme en Espagne. Finalement, peut-être faut-il expliquer ces carences ou maladresses historiographiques par la singularité de la réception du bergsonisme en Espagne. Son histoire espagnole est, en effet, faite d’une série de petites contrariétés conjoncturelles, de microhistoires contrariées, qui traduisent une difficulté structurelle de ce pays à faire une place à la protestation bergsonienne : entre autres, l’histoire contrariée des catholiques néothomistes, des positivistes wundtiens, de la « descendance clarinienne », des conservateurs, notamment, de la droite radicale, des poètes modernistes, des pédagogues immanentistes, des futuristes, des ultraïstes, des créationnistes, des philosophes, des historiographes, avec lui. LES SINGULIÈRES CIRCONSTANCES DE L’ESPAGNE DE LA FIN DU XIX e SIÈCLE : UNE IMPOSSIBILITÉ BERGSONIENNE ? L’Espagne de la fin du XIXe siècle est bien différente de la France de cette époque, qui adopte, en 1905, la loi de séparation de l’Église et de l’État, mettant fin à l’opposition entre la France cléricale en faveur du Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 467/544 ENCOMBRES, GÊNES ET RÉSISTANCES 467 Concordat et la France républicaine et qui devient alors laïque. L’histoire de l’Espagne, son lien indissoluble avec l’Église, qui se renforce sous la Restauration des Bourbons, explique sans doute les raisons d’une hostilité, a priori paradoxale, à celui qui représente, entre autres, la restauration du spiritualisme et de la métaphysique en France, après l’ère positiviste. Le contexte interne de la fin du XIXe siècle de la péninsule Ibérique empêche le bergsonisme d’y pénétrer. La métaphysique devient l’un des enjeux symboliques de ce que l’on pourrait appeler la « querelle des Anciens et des Modernes » espagnols. La philosophie des Anciens est néothomiste, par conséquent, seuls les institutionnistes, européanistes, peuvent a priori accueillir la métaphysique moderne, d’autant que la plupart sont krausistes, ce qui devrait les prédisposer positivement à l’accueil de la « philosophie nouvelle ». Rien de cela ne se produit. En effet, l’éviction partielle de la métaphysique de la scène des institutionnistes, dès la fin du XIXe siècle, représente la possibilité, pour certains d’entre eux, de se rapprocher de la modernité européenne, voire de se rendre synchrone avec elle, bien qu’un bon nombre parmi eux reste attaché à l’idéalisme krausiste. Et même si l’historiographie insiste toujours beaucoup sur la fidélité des institutionnistes à la métaphysique krausiste − fidélité que le positivisme n’est pas parvenu à détourner totalement −, il faut bien constater qu’à la fin du XIXe et au tout début du XXe siècle, la modernité intellectuelle espagnole n’est pas métaphysique ni spiritualiste. La pensée krausiste, qui a eu une certaine vigueur, vers le milieu du XIXe siècle et au début de la Restauration bourbonienne, dans les années 1850-1880, voit ses contours se diluer, au début du siècle. Nous aurions alors pu imaginer que la renaissance spiritualiste et mystique que représente, entre autres, le bergsonisme prendrait, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, la place de la métaphysique idéaliste krausiste déclinante, et que cette philosophie française s’acclimaterait bien à une terre de grande tradition mystique. Mais l’Espagne (même moderne) est initialement une terre inhospitalière au bergsonisme. La dégénérescence de la vigueur du krausisme est, de fait, un symptôme ; il ne peut pas être remplacé par une métaphysique aux versants mystiques et, ce, pour plusieurs raisons. La philosophie néothomiste, prédominant en Espagne sur le reste des philosophies, est pour une grande partie responsable du cas philosophique que représente l’Espagne. À la fin du XIXe siècle notam- Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 468/544 468 BERGSON DANS LE MONDE ment, les néothomistes espagnols cherchent à obstruer le passage de la métaphysique moderne, à la fois directement et indirectement. Hormis leur opposition, depuis 1879 − date de la publication par le pape Léon XIII de l’encyclique Aeterni Patris − à toute métaphysique non thomiste, ils font surtout obstacle à la pénétration du bergsonisme en Espagne, de façon indirecte, par l’effet que leur politique culturelle déclenche chez les « Modernes » : les néothomistes annihilent tout potentiel de défense d’une métaphysique moderne dans le camp des institutionnistes. En effet, face à ce positionnement intransigeant et exclusiviste des intellectuels catholiques romains espagnols, un certain nombre d’institutionnistes se raidissent devant la renaissance d’une tradition métaphysique, à la fin du XIXe siècle, qui pourrait pourtant les faire renouer avec la grande tradition mystique espagnole. Et même si certains se revendiquent héritiers d’Érasme 1, défenseurs d’une religion plus introspective et profonde, beaucoup d’institutionnistes apparaissent, dans la lutte qu’ils veulent mener contre l’ignorantisme rétrograde qui pèse sur leur pays, comme les nouveaux acteurs des Lumières. Or, les deux quêtes (érasmistes et encyclopédistes) sont-elles vraiment conciliables ? La mission profonde et première des institutionnistes est d’éclairer leur pays et de le faire accéder aux « lumières de la raison ». Et dans le contexte espagnol antilibéral et de politique culturelle néothomiste, ils entretiennent un rapport très ambivalent avec les notions de mysticisme, d’irrationalisme et d’anti-intellectualisme. Ces notions sont, en effet, ce qu’ils combattent, rendant, à la fin du XIXe siècle-début du XXe siècle, ces acteurs de la modernité espagnole peu disposés à accueillir le bergsonisme et ce que l’on pourrait appeler l’« érasmisme contemporain ». Ne tendent-elles pas à se confondre avec ce qu’ils cherchent à éradiquer ou, au moins, à limiter dans le pays, notamment l’irrationalisme que génèrent l’analphabétisme et l’inculture dans lesquels se trouve emprisonné le peuple espagnol ? Les philosophèmes bergsoniens peuvent-ils donc constituer une réponse pragmatique, pour les institutionnistes, à l’obtusité des Anciens et à l’ignorantisme que génère aussi une Espagne de la Restauration bourbonienne, non démocratique, peu soucieuse du sort 1. Cf. María Dolores Gómez Molleda, dans Los reformadores de la España contemporánea, Madrid, CSIC, « Escuela de historia moderna », 1981. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 469/544 ENCOMBRES, GÊNES ET RÉSISTANCES 469 de son peuple ? La renaissance de la métaphysique et du mysticisme peutelle permettre à l’Espagne de se sortir de sa dégénérescence ? La métaphysique aux accents mystiques apparaît presque comme gênante dans cette dynamique réaliste de régénération du pays par les institutionnistes. Initialement, l’intellectualité espagnole « moderne » ne parvient donc pas à voir, dans le spiritualisme restauré à la fin du XIXe siècle, une proposition alternative à la philosophie néothomiste. Sans doute ne lui est-il pas suffisamment antithétique. Le spiritualisme n’étant que discordant et non antinomique avec la philosophie néothomiste, les modernes ne peuvent voir en lui une solution nouvelle à leur enlisement intellectuel. Par conséquent, la position radicale de l’Église de la fin du XIXe siècle, particulièrement dans ce pays, empêche que des voies divergentes au néothomisme et au positivisme ne se fraient un passage. Et même si le positivisme ne s’impose pas vraiment en Espagne, car le krausisme et le respect de la religion y sont trop présents, le positivisme fait barrage à la pénétration de la « philosophie nouvelle », tout comme le catholicisme romain. Le positivisme rassemble, en effet, à la fin du siècle, les ambitions intellectuelles d’une élite moderne qui voit alors, dans la métaphysique originale de Bergson, une proposition de simple stagnation voire de régression historique et politique, conservatrice. À la fin du XIXe siècle et au tout début du XXe siècle, Bergson n’est pas accueilli avec enthousiasme par les modernes espagnols, comme un libérateur spirituel du joug positiviste et matérialiste. Il est plutôt appréhendé avec méfiance voire soupçon. Dans ces conditions, s’il existe bien en Espagne un catholicisme libéral qui cherche à assouplir le catholicisme orthodoxe qui y règne, ces catholiques modernes que sont les krausistes et la plupart des institutionnistes (certains sont tout de même athées), il ne semble pas qu’un catholicisme mystique (moderne) puisse vraiment y voir le jour. Car tel est l’enjeu que pose, entre autres, le bergsonisme au monde contemporain, être une métaphysique nouvelle, une métaphysique paradoxale pour l’Espagne, à la fois mystique et moderne. Or, cela n’est d’abord pas considéré par les Espagnols ; les anciens parce que, pour eux, la métaphysique doit être traditionnelle, les modernes parce que la modernité philosophique ne peut pas être métaphysique. Ainsi, cette tension des institutionnistes vers la modernité européenne les fait passer, à la fin du XIXe siècle, d’une tendance krauso- Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 470/544 470 BERGSON DANS LE MONDE idéaliste à krauso-positiviste (fechnérienne, wundtienne et ribotienne). Cette coloration du krausisme par le positivisme, à la fin du XIXe siècle, notamment dans le domaine de la psychologie, dénote une certaine crainte devant la montée en Europe d’une métaphysique spiritualiste et mystique ; les modernes préfèrent rejoindre la terre ferme d’une forme de rationalisme. Les Espagnols sont un peu à contre-courant de la modernité du « moment philosophique » 1900. Telle est l’explication que nous donnons à l’impossible dialogue primordial du bergsonisme avec l’Espagne : la bicéphalisation idéologique espagnole radicalise les positions, mettant dans l’impasse les voies alternatives, notamment le bergsonisme. Et, comme l’a montré Yvan Lissorgues et comme en ont témoigné des disciples du maître Leopoldo Alas Clarín, tels que Santiago Valentí Camp (1875-1934), Andrés González-Blanco (1886-1924) ou encore Ramón Pérez de Ayala (1880-1962), Clarín est le seul, à la fin du XIXe siècle, hormis le philologue Eduardo Benot (18221907) ou le juriste et pédagogue Giner de los Ríos (1839-1915), à évoquer la restauration métaphysique dont Bergson est, pour l’écrivain de La Regenta, un protagoniste, contre la mentalité scientiste, positiviste, kantienne, intellectualiste ou dogmatique. En ce sens, Clarín est un visionnaire de la modernité du « moment philosophique » 1900-1910, qu’il ne vit pourtant pas, en mourant en 1901. Mais, son intuition de la modernité de la métaphysique bergsonienne est trop novatrice pour être entendue par l’Espagne de la fin du XIXe siècle. Cet Érasme des temps modernes, ce défenseur d’une religion moins fastueuse et plus intérieure, n’est pas bien compris par ses pairs. La désertion des bancs de l’Athénée de Madrid, lors de ses conférences relatives, entre autres, à Bergson, en 1897, et l’incompréhension qu’il suscite, prouvent sans doute que ses propos sont considérés par certains comme d’intempestives tergiversations religieuses. La pensée métaphysique et théologique de cet homme, dont les critiques sont, pourtant, lues par toute l’Espagne pendant plus de vingt-cinq ans, semble peut-être moins audacieuse qu’elle ne l’est. Est-ce alors un positionnement hardi que de réclamer une religion plus intérieure ? Les spiritualistes français, qu’ils appartiennent à la génération de Renouvier, de Boutroux, de Bergson, ne sont pas considérés comme des novateurs idéologiques. Telle est l’une des grandes résistances que ren- Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 471/544 ENCOMBRES, GÊNES ET RÉSISTANCES 471 contre le bergsonisme dans son chemin initial vers l’Espagne : beaucoup n’y voient pas une « philosophie nouvelle ». Toutefois, hormis ses étudiants et ses collègues de l’Université d’Oviedo, Clarín a une « descendance bergsonienne », notamment à travers le critique et romancier Martínez Ruiz Azorín qui métabolise, dans ses romans du début du XXe siècle, beaucoup des philosophèmes des Données immédiates, à travers Unamuno, qui se serait penché initialement sur Bergson à la lecture du critique asturien, ou encore à travers les trois frères González-Blanco. POLITISATION DU BERGSONISME, DÈS 1907 : L’ANTIBERGSONISME DES NÉOTHOMISTES ESPAGNOLS Un autre grand obstacle s’est levé, plus tardivement, sur la route du bergsonisme vers la Péninsule : le catholicisme romain, mais cette fois, non pas de façon indirecte, en empêchant les institutionnistes de se rendre disponibles à une nouvelle philosophie européenne, qu’ils jugent presque politiquement rétrograde. Dès le début du siècle, la crise théologique « moderniste » se prépare, en Europe, particulièrement en Allemagne et en France. Des voix, comme celle d’Alfred Loisy (1857-1940), s’élèvent contre l’Église catholique, jugée alors trop dogmatique et extérieure. Ces catholiques libéraux que l’on nomme « modernistes » produisent la réminiscence d’un temps passé chez les catholiques romains et chez le pape Pie X : ils rappellent étrangement les protestations des catholiques hétérodoxes au XVIe siècle, en Allemagne, qui ne se retrouvaient plus dans le dogmatisme et le faste de l’Église. La crise éclate, en 1907, sous le pontificat de Pie X (1903-1914) qui dénonce, dans l’encyclique Pascendi Dominici Gregis, les erreurs du modernisme. Or, si Bergson n’est pas, au sens strict, un « moderniste », il est considéré comme tel, dès 1907. Avant même la publication des Deux Sources de la morale et de la religion (1932), entre 1889 et 1907, beaucoup d’éléments de sa philosophie laissent, en effet, penser au Vatican qu’il est un chrétien hétérodoxe, ce qui alerte les catholiques espagnols. De plus, les catholiques français, en témoignant partout de la Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 472/544 472 BERGSON DANS LE MONDE séduction exercée sur eux par le bergsonisme, font réagir avec virulence ces derniers. Il n’est pas étonnant qu’après les tentatives ratées de Clarín de régénérer la métaphysique, par la publication de papiers dans la presse, par des cours et des conférences, à Madrid et à Oviedo, les catholiques soient, en Espagne, les plus grands connaisseurs philosophiques du bergsonisme. Par la méfiance et donc la curiosité qu’il suscite, le bergsonisme y est d’abord approché, de façon systématique, par les dominicains, les jésuites, les augustiniens qui se font alors les dignes serviteurs de la « politique culturelle d’opposition » 1 de Pie X, plus actif encore que Léon XIII, à toute philosophie non néothomiste. La presse conservatrice espagnole se fait le relais de cet antibergsonisme des catholiques, virulents contre une philosophie qui est, pour ainsi dire, mise entièrement à l’Index, en 1914, par Rome. En 1914, aucun catholique romain ne doit lire ni posséder Les Données immédiates, Matière et mémoire et L’Évolution créatrice. La campagne catholique espagnole est enflammée contre le « moderniste » Bergson. Cependant, beaucoup soutiennent que le modernisme théologique n’a pas existé en Espagne, ce pays de la Contre-Réforme, serviteur ancestral du catholicisme romain. Cette thèse de l’inexistence du modernisme théologique espagnol a empêché la critique de se pencher sur les augustiniens Marcelino Arnáiz 2 (1867-1930) et Teodoro Rodríguez 3, sur le jésuite Eustaquio Ugarte de Ercilla 4, sur le dominicain José Cuervo 5, qui sont les 1. Bonino, Serge-Thomas, O.P., études réunies par P. Levillain et J.-M. Ticchi, « Fondement doctrinal du projet léonin. Aeterni Patris et la restauration du thomisme », in Le pontificat de Léon XIII. Renaissance du Saint-Siège, Collection française de Rome, no 368, 2006, p. 267-274 (p. 273). 2. Arnáiz, Marcelino, « El pragmatismo », in La Ciudad de Dios, LXXIV, 1907, p. 89102 ; LXXIV, 1907, p. 191-204 ; « La “filosofía nueva” », in La Ciudad de Dios, t. III, vol. LXXXIII, p. 116-126 ; t. III, LXXXIII, p. 370-380 ; vol. LXXXIV, p. 5-14 ; vol. LXXXIV, p. 265-276 ; vol. LXXXV, p. 81-92. 3. Rodríguez, Teodoro, La Civilización moderna : su valor social, Madrid, Universidad de El Escorial, 1916. 4. Ugarte de Ercilla, Eustaquio, « Movimiento bergsoniano », in « Boletín de filosofía contemporánea » de Razón y Fe, año XIII, t. XXXVIII, janvier-avril 1914, p. 486-491 ; « Bergson, el ídolo de la filosofía francesa contemporánea », in Razón y Fe, año XIII, XXXIX, juillet 1914, p. 298-311 ; año XIII, t. XXXIX, août 1914, p. 452-467. 5. Cuervo, José (Padre), « Boletín de filosofía », in Ciencia Tomista, Publicación bimestral de los dominicos españoles, Madrid, Santo Domingo El Rela, 1915, vol. 10, p. 420-450 ; « Boletín de metafísica », in Ciencia Tomista, Publicación bimestral de los dominicos Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 473/544 ENCOMBRES, GÊNES ET RÉSISTANCES 473 acteurs oubliés du bergsonisme catholique espagnol majoritaire : un antibergsonisme. Et pourtant, la presse et les revues catholiques espagnoles révèlent l’existence d’une farouche critique du « spiritualisme dégénéré », de la « maladie contagieuse », du « venin » que constitue, selon elles, le bergsonisme. Non seulement le modernisme théologique n’est pas absent de l’Espagne catholique, mais une campagne antimoderniste y est mise en place, entre 1907 et la fin des années 1910, dans laquelle Bergson est stigmatisé comme un emblème de l’Antéchrist. Contrairement à la France, où Bergson attire la sympathie de bon nombre de catholiques, il est détesté par les catholiques (romains) espagnols ; la haine n’est le signe ni de l’indifférence ni d’une absence. Certes, les catholiques néothomistes ne veulent pas de la présence de Bergson ni du bergsonisme en Espagne, ils édifient, pour le faire disparaître, des remparts, un « bouclier sanitaire », contre cette invasion « barbare » potentielle, mais ils sont finalement les premiers à faire exister un bergsonisme « philosophique », dans ce pays, un antibergsonisme catholique. Progressivement, dans les années 1910, un autre obstacle espagnol au bergsonisme voit le jour, peut-être moins catholique et religieux que conservateur et donc politique, qui se déchaîne au moment de la Grande Guerre. L’ANTIBERGSONISME CONSERVATEUR, UNE OPPOSITION AXIOLOGIQUE Les différentes actions diplomatiques de Bergson, lors de 1914-1918, déclenchent, chez les conservateurs espagnols, une forte rancœur contre celui en qui ils perçoivent non plus seulement le symbole du modernisme españoles, Madrid, Santo Domingo El Rela, 1915, vol. 11, p. 93-113 ; « Boletín de filosofía bergsoniana », in Ciencia Tomista, Publicación bimestral de los dominicos españoles, Madrid, Santo Domingo El Rela, 1916, vol. 13, p. 447-460 ; « Boletín de filosofía bergsoniana », in Ciencia Tomista, Publicación bimestral de los dominicos españoles, Madrid, Santo Domingo El Rela, 1917, vol. 16, p. 378-403 ; « Boletín de filosofía bergsoniana », in Ciencia Tomista, Publicación bimestral de los dominicos españoles, Madrid, Santo Domingo El Rela, 1918, vol. 17, p. 191-214. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 474/544 474 BERGSON DANS LE MONDE théologique, mais aussi celui de la France pour laquelle ils nourrissent une grande ambivalence, entre autres, depuis la Révolution française et l’impérialisme napoléonien. La France est une nation, selon eux, révolutionnaire, jacobine, républicaine et germanophobe. Bergson qui exerce, sous la Troisième République française, un magistère incontesté et qui est un peu l’icône de cette génération de Français, même s’il a été haï par beaucoup d’entre eux, canalise l’hostilité des conservateurs. Il devient ainsi une figure et un enjeu politiques, en Espagne, surtout au moment de sa visite à Madrid, en mai 1916. Bergson révèle lui-même que le motif de sa mission espagnole est diplomatique, donc politique : faire basculer l’Espagne, neutre pendant le conflit, du côté des Alliés. Cette mission cristallise et « bipolarise » les positions. Il y a désormais, selon la revue réformiste España, le 11 mai 1916, « bergsonianos y anti-bergsonianos », même si cette ligne de démarcation par rapport au bergsonisme se dessine déjà depuis 1907, entre deux Espagne. La presse libérale et réformiste affiche son appui à la France et au Français. La presse conservatrice est proallemande et antibergsonienne. Les écrivains de la droite radicale espagnole, comme Eugenio d’Ors (1881-1954) ou José María Salaverría (18731940), construisent même une opposition axiologique à Bergson qui est, pour le premier, l’emblème du néoromantisme, antagonique à l’« héliomachique » Logos rationaliste gréco-romain, pour le second, l’incarnation du monstre tricéphal maurrassien, réformiste-révolutionnaire-romantique. Salaverría le dépeint, ainsi, comme une sorte de protestataire du catholicisme orthodoxe et, en cela, comme un héritier du protestantisme du XVIe siècle, mais aussi comme un révolutionnaire, en ceci qu’il constitue la sève nourricière dans laquelle s’enracinent le syndicalisme révolutionnaire et l’anarchisme. Enfin, il le considère, lui aussi, comme le grand restaurateur du romantisme, en France, descendant de l’intuitionnisme de JeanJacques Rousseau. Ces trois caractères − dont Salaverría, cette étrange figure maurrassienne espagnole pro-allemande, l’affuble − le rendent détestable pour la plupart des catholiques/conservateurs espagnols. Le contexte de la Grande Guerre double ainsi le rejet religieux dont Bergson fait l’objet par les catholiques (néothomistes) espagnols d’un rejet axiologique plus large, fortement politique. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 475/544 ENCOMBRES, GÊNES ET RÉSISTANCES 475 UN BERGSONISME CATHOLIQUE EST-IL POSSIBLE EN ESPAGNE ? De rares figures semblent le montrer mais l’ont parfois porté, de façon contrariée. Unamuno n’a pas seulement été un lecteur de l’érasmiste bergsonien Clarín, il a aussi été un grand ami de catholiques modernistes, disciples de Bergson, tels que Jacques Chevalier et Maurice Legendre (1878-1955) ; il paraît ainsi porteur d’un mysticisme, certes, tragique, mais aux accents parfois bergsoniens. De même, ces deux catholiques modernistes français sont de fidèles hispanistes ; ils sont deux acteurs de la propagation espagnole de la « bonne nouvelle » bergsonienne. Juan Domínguez Berrueta (1866-1959), collègue d’Unamuno, à l’université de Salamanque, « hispanise », plus ouvertement qu’Unamuno, le bergsonisme, en « bergsonisant » le mysticisme castillan du XVIe siècle, notamment à l’occasion du Congrès de Bologne de 1911. À la lecture des œuvres et des conférences de Juan Domínguez Berrueta, on constate qu’il utilise Bergson comme moteur pour faire advenir à la modernité les mystiques espagnols. Bergson, selon lui, les actualiserait. Enfin, un dernier homme, Juan Zaragüeta (18831974), essaye de réconcilier l’inconciliable : le bergsonisme et le néothomisme, ce que le Français Jacques Maritain (1882-1973) ne put jamais faire. Ce n’est, néanmoins, pas chez les catholiques que le bergsonisme fait vraiment son entrée en Espagne. BERGSON, UN RÉFÉRENT PHILOSOPHIQUE DANS LA REFONTE DU PARADIGME INSTITUTIONNISTE DE L’ÉCOLE NOUVELLE Avant même le début de la Grande Guerre, les institutionnistes espagnols, qui veulent refonder la pédagogie traditionaliste, mémoristique, ver- Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 476/544 476 BERGSON DANS LE MONDE baliste et intellectualiste (herbartienne), qui pèse sur l’éducation de leur pays, cherchent des référents nouveaux pour institutionnaliser l’École Nouvelle, une école vitaliste et anti-intellectualiste. Dès le début du siècle, les philosophèmes bergsoniens commencent à circuler, dans la presse institutionniste, notamment dans les écrits pédagogiques de Juan Vicente Viqueira (1886-1924), Manuel Navarro Flores, Domingo Barnés (18791940), Lorenzo Luzuriaga (1889-1959) ou encore de Luis de Zulueta (1878-1964). Cette presse institutionniste est un champ de recherches inédit. Rien n’a encore été écrit sur l’impact du bergsonisme dans la psychopédagogie espagnole. Le cloisonnement épistémologique paraît avoir fait barrage à la visibilité du bergsonisme dans la nouvelle pédagogie institutionniste : la psychologie philosophique que soutient Bergson ainsi que de nombreux autres philosophèmes bergsoniens participent à la construction de ce nouveau paradigme psycho-éducatif. Ainsi, la psychopédagogie se colore progressivement de la conceptualité bergsonienne, au début du XXe siècle, en plus de celle des pédagogues Jean-Jacques Rousseau (17121778), Johann Pestalozzi (1746-1827), Georg Kerschensteiner (18541932), John Dewey (1859-1952) ou Adolphe Ferrière (1879-1960). Au cours des années 1910-1920, le substrat, entre autres, bergsonien de la psychopédagogie institutionniste passe de support latent à patent. La Revista de Pedagogía, fondée en 1922, prouve la structuration bergsonienne de cette pédagogie nouvelle espagnole, appelée aussi Pédagogie active. Bergson, après avoir constitué une troisième voie ignorée ou boudée, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, devient l’un des philosophes des réformistes espagnols. LES ACTEURS ESPAGNOLS D’UNE « RÉGÉNÉRATION » MÉTAPHYSIQUE BERGSONIENNE C’est, toutefois, avec les hommes de lettres espagnols que la régénération (méta)physique semble enfin possible, en Espagne, notamment à travers les symbolistes, appelés en Espagne, « modernistes » (dans son Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 477/544 ENCOMBRES, GÊNES ET RÉSISTANCES 477 acception littéraire et non religieuse), puis à travers l’avant-garde – qui émerge, dans le pays, dès 1907, avec le premier manifeste futuriste du Catalan Gabriel Alomar (1873-1941), et qui s’y traduit, par la suite, entre 1918-1919 et 1924, sous la forme du Créationnisme et de l’Ultraïsme. En 1897, Clarín sème sur un terreau non fertile, qui stérilise le germe métaphysique bergsonien. Quelques années avant 1910, l’Espagne littéraire est plus à même de comprendre l’enjeu de la protestation bergsonienne, car les philosophèmes s’y répandent de plus en plus abondamment. C’est particulièrement à Madrid que les premières entreprises éditoriales relatives à Bergson et les premières traductions de ses œuvres sont menées. En 1900 y paraît la première traduction mondiale, par l’institutionniste M. Navarro Flores, du deuxième livre de Bergson, Materia y memoria. Ensayo sobre la relación con el espíritu ; en 1912 y est publiée, dans la maison d’édition Renacimiento, La Evolución creadora, traduite par l’Argentin Carlos Malagarriga ; A. Zérega-Fombona propose à la revue institutionniste madrilène La Lectura, en septembre 1913, la première traduction de l’essai « El alma y el cuerpo » ; cet essai est à nouveau traduit, en 1915, sous le même titre, par Edmundo González-Blanco (1877-1938) ; il paraît dans le livre El materialismo actual por Bergson, Poincaré, Friedel, Gide, de WittGuizot, Riou, Roz, Wagner, à Madrid, à la Librería Gutenberg de José Ruiz. En outre, les deux traductions espagnoles de la thèse de Bergson par Domingo Barnés, Ensayos sobre los datos inmediatos de la conciencia, sont publiées à Madrid, l’une, en 1919, à la Biblioteca moderna de filosofía y ciencias sociales, la seconde, chez Francisco Beltrán, à la Librería española y extranjera, en 1925. Enfin, en 1928, l’un des grands traducteurs espagnols de Nietzsche, Eduardo Ovejero y Maury, traduit La energía espiritual qui paraît à Madrid, chez Daniel Jorro, à la Biblioteca científico-filosófica. L’essai de Bergson, La Risa : Ensayo sobre la significación de lo cómico, paraît, lui, à Valence, dans la maison d’édition Prometeo, à la Biblioteca de cultura contemporánea, en 1914. Les publications espagnoles, postérieures à 1939 et relatives à Bergson, se font majoritairement, non plus depuis l’Espagne mais depuis l’Amérique latine 1 : la dernière œuvre de 1. Excepté les Obras escogidas (Madrid, Aguilar, 1963) traduites par José Antonio Miguez, qui en a également écrit le prologue. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 478/544 478 BERGSON DANS LE MONDE Bergson, publiée, en France, en 1932, est ainsi traduite par José Miguel González Fernández sous le titre Las dos fuentes de la moral y de la religión ; elle paraît dans la maison d’édition Sudamerica, à Buenos Aires, en 1946. Or, dans le Madrid des années 1900-1910, beaucoup de poètes modernistes, influencés par l’esthétique des symbolistes européens, notamment Baudelaire, Verlaine, Mallarmé, Laforgue (1860-1887), Corbière (18451875) ou encore Maeterlinck (1862-1949), évoquent dans leurs conversations le nom de Bergson. L’Espagne moderniste véhicule sous une modalité particulière les philosophies en vogue à cette époque. C’est dans les tertulias, ces espaces de dialogue qui ont fait et font toute la tradition orale de l’Espagne, que la conceptualité bergsonienne circule, notamment à Madrid, Barcelone, Oviedo, Valence, Salamanque. Le nom de Bergson est évoqué, pour la première fois, à la fin du XIXe siècle, dans le grand salon littéraire et scientifique de l’Athénée madrilène, sans doute dans la tertulia appelée cacharrería (« bazar »), lors de brûlants débats opposant notamment le médecin psychiatre positiviste wundtien et antibergsonien, Luis Simarro (1851-1921), et le philologue Eduardo Benot. Les cafés littéraires environnants participent aussi à la diffusion du bergsonisme. Paradoxalement, les médecins psychiatres madrilènes, grands admirateurs de Ribot, qui cherchent à institutionnaliser la psychologie scientifique, au début du siècle, en pourfendant la psychologie philosophique de Bergson, sont des passeurs culturels importants de la philosophie et même de la métaphysique : les docteurs Luis Simarro et Nicolás Achúcarro (1880-1918) permettent ainsi à Juan Ramón Jiménez (1881-1958) et au groupe de poètes modernistes qui les entourent de découvrir, non seulement Nietzsche, mais aussi Bergson. Ils possèdent, en effet, dans leur bibliothèque des livres sur/de Bergson et de nombreuses revues scientifiques et littéraires. Toutefois, l’approche du bergsonisme par ces « modernistes » espagnols n’est pas systématique. Néanmoins, ces poètes, plus largement ces penseurs modernistes, font rayonner le bergsonisme, dans l’étroite « république des lettres » espagnole. Il faut, à cette occasion, critiquer la construction schématique élaborée par l’historiographie empêchant de considérer le rôle qu’a eu le modernisme littéraire dans le transfert culturel du bergsonisme en Espagne. En effet, pendant de longues années, on a opposé le modernisme esthétique Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 479/544 ENCOMBRES, GÊNES ET RÉSISTANCES 479 espagnol à la « génération de 98 », dépeinte comme une génération consciencieuse, politique et engagée, stigmatisant les poètes modernistes comme leur exacte antithèse, c’est‑à-dire comme des poètes égocentriques, capables de se perdre dans les abîmes de leur conscience alors que leur pays gisait dans la plus grande décadence. Or, beaucoup ont déjà critiqué le manichéisme de cette représentation. Nous voudrions aller plus loin. La métaphysique bergsonienne est entrée, certes à petits pas et de façon souvent méconnaissable, mais elle a tout de même été portée, de la façon la plus originale, et très tôt, dans les années 1900-1910, par les poètes, dans ce pays. Il nous faut aussi corriger la chronologie habituelle, selon laquelle A. Machado n’aurait découvert le bergsonisme qu’au moment de se rendre à Paris, en 1910. Madrid est, dès le début du siècle, un vivier d’élèves espagnols de Bergson. La création par les institutionnistes, en 1907, de la Junta para ampliación de estudios, en offrant aux étudiants des bourses de mobilité européenne, leur permettent d’aller écouter le maître au Collège de France et de créer, à leur retour, une atmosphère propice à l’éclosion du bergsonisme. Dès 1907, le régénérationnisme par l’Europe connaît alors un nouveau souffle. En outre, en 1910, est fondée la Residencia de Estudiantes, dans la capitale, qui devient un lieu de rencontres de la jeune garde institutionniste espagnole, un vecteur de la circulation des pensées européennes nouvelles que les étudiants espagnols goûtent « à la source ». Un grand nombre de boursiers de la Junta s’y croisent. 1910 marque ainsi la possible mise en commun des idées européennes dans l’élitiste espace public qu’offre la Residencia madrilène. Les élèves y côtoient alors d’autres élèves de Bergson qui croisent, à leur tour, des piliers de l’Institution qui, sans avoir été nécessairement étudiants du philosophe français, connaissent parfois déjà bien le bergsonisme : JuanVicente Viqueira qui écoute Bergson, à Paris, dès 1902, croise Antonio Machado, qui connaît sans doute le philosophe par Unamuno et par les tertulias de Eduardo Benot, depuis le début du siècle ; il rencontre, à son tour, le sociologue repenti Victoriano García Martí (1881-1966) qui parle à Manuel García Morente (1886-1942), installé à Paris, entre 1903 et 1907 ; ce dernier y côtoie l’ancien boursier de l’ENS, Lorenzo Luzuriaga (1889-1959) ou Eugenio d’Ors (1881-1954), qui est envoyé, lui, à Paris, au début des années 1910. Enfin, Unamuno, qui connaît Bergson, depuis Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 480/544 480 BERGSON DANS LE MONDE 1897 au moins, est un pilier de la Residencia que fréquente aussi Ortega qui découvre Bergson, avant de partir en Allemagne, vers 1905. La pensée bergsonienne circule donc chez les institutionnistes, dès les années 19001910, et Madrid devient le foyer de fermentation du bergsonisme, un bergsonisme non plus importé de France, mais « naturalisé » espagnol. Dans ce vivier moderniste, les poètes Rubén Darío, Antonio Machado, Juan Ramón Jiménez ou encore Victoriano García Martí ont ainsi cherché à faire éclore les philosophèmes vitalistes bergsoniens dans leur prose poétique ou leurs vers intimistes. Bergson n’influence pas seulement les modernistes littéraires espagnols. En 1907, l’année où il publie L’Évolution créatrice, émerge en Europe, en Italie notamment (depuis 1904), mais aussi à Paris et, faiblement, en Espagne, un mouvement de renouveau esthétique, appelé « futurisme ». L’« hypervitalisme » futuriste ‒ qui tente de rompre avec le vitalisme intérieur symboliste/moderniste ‒ s’inspire de l’énergétisme nietzschéen et du bergsonisme. Bergson devient alors un référent presque contradictoire, l’un des socles théoriques non seulement du modernisme esthétique, mais aussi de l’avant-garde et de sa préhistoire futuriste − association bien peu connue. Or, Antonio Machado n’est pas le seul responsable de la construction indirecte d’un hiatus historiographique empêchant de penser le lien entre Bergson et les avant-gardes espagnoles. Ortega y Gasset a également élaboré, dans son livre La deshumanización del arte (1925), une représentation faussée entre, d’une part, le modernisme et, d’autre part, les avant-gardes, niant toute continuité dans leur esthétique. En Espagne, il n’y a, en réalité, aucune dichotomie entre le modernisme esthétique et les avant-gardes. Ces dernières tentent un dépassement dialectique du modernisme. Elles intensifient le vitalisme moderniste intériorisé dans leur esthétique. Elles l’« hypervitalisent ». Les manifestes créationnistes de Huidobro ou les écrits ultraïstes de G. de Torre ou de R. Cansinos Assens sont, ainsi, empreints des philosophèmes hypervitalistes de L’Évolution créatrice. Par conséquent, la philosophie bergsonienne qui ne pouvait pas avoir d’existence à la fin du XIXe siècle, en Espagne, du fait de l’intransigeance de l’Espagne officielle conservatrice et du fait de la radicalité des positions de l’avant-garde institutionniste, en psychologie notamment, commence à fleurir dans la prose poétique ou poésie en vers des modernistes, puis plus tard des avant- Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 481/544 ENCOMBRES, GÊNES ET RÉSISTANCES 481 gardes esthétiques. Ce ne sont pas, semble‑t-il, initialement les philosophes qui ont relancé l’appétit (méta)physique en Espagne, ce sont les poètes. LE TERREAU PHILOSOPHIQUE RETROUVÉ ? BERGSON À L’« ÉCOLE DE MADRID » Toutefois, une école philosophique se met en place, en Espagne, en 1910, au moment où le premier « vrai philosophe » espagnol du XXe siècle, José Ortega y Gasset, est nommé à la chaire de métaphysique de l’Université de Madrid. Néanmoins, lorsque, après de très longues années d’absence, la philosophie « se régénère », en Espagne, c’est sous l’influence d’un germaniste. Formé par les néokantiens de l’école de Marbourg, Hermann Cohen (1842-1918) et Paul Natorp (1854-1924), Ortega y Gasset n’a pas initialement une grande sympathie pour le caractère intuitionniste et mystique du bergsonisme, même s’il le lit et que, sans le revendiquer ouvertement, Bergson l’inspire beaucoup. Sa bibliothèque privée en est un signe. Encore une fois, la visibilité d’un bergsonisme espagnol semble diminuer, Ortega ne cessant de clamer les travers d’une philosophie qui apparaît régulièrement sous sa plume comme limitée, radicale et anti-intellectualiste. Par conséquent, le rapport au bergsonisme du groupe philosophique nouvellement créé dans la capitale − l’« École de Madrid » − semble, lui aussi, « contrarié ». Et, pourtant, les disciples les plus importants de cette école philosophique, tels que Xavier Zubirí (1898-1983), Joaquín Xirau (1895-1946), puis plus tard, María Zambrano (1904-1991), José Ferrater Mora (1912-1991), Julián Marías (1914-2005), sont tous de grands lecteurs de Bergson et diffuseurs du bergsonisme. Ainsi, l’ami d’Ortega, García Morente, écrit, en 1917, la première monographie espagnole sur Bergson, intitulée La filosofía de Henri Bergson ; plus tard, après le démantèlement matériel de l’École de Madrid par les nationalistes, José Gaos écrit, en 1941, un Homenaje a Bergson, tout comme Zubirí ; la même année, Zaragüeta publie La intuición en la filosofía de Bergson ; en 1944, Xirau fait paraître Vida, pensamiento y obra de Bergson ; Ferrater Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 482/544 482 BERGSON DANS LE MONDE Mora écrit le prologue de son dernier livre : Las dos fuentes de la moral y de la religión, publié en 1946 ; de même, la philosophie poétique de Zambrano semble s’inscrire, pour une part, dans une tradition bergsonienne. Enfin tous les anciens élèves de philosophie de l’Université centrale, tels que Marías, Granell, etc., témoignent a posteriori de la place qu’a eue le bergsonisme, dans l’enseignement philosophique madrilène. Ortega est-il, ainsi, le vrai porte-parole philosophique du bergsonisme en Espagne, comme on l’entend souvent ? Il est frappant de constater que l’historiographie cite peu le nom de García Morente dans la diffusion du bergsonisme, alors qu’il est le grand philosophe bergsonien en Espagne. Plus largement, pourquoi tous les travailleurs philosophiques de l’ombre ne sont-ils pas évoqués, alors que ce sont eux qui traduisent Bergson, qui choisissent de le publier, eux qui veulent exposer didactiquement sa pensée, sous forme de livres, de conférences ou de cours, eux qui lui donnent une existence hispanique propre et qui permettent de parler d’un « bergsonisme espagnol » ? C’est aussi contre cette méprise et ces diverses négligences que ce travail s’érige. N’oublions désormais plus Leopoldo Alas, les institutionnistes Domingo Barnés, Juan Vicente Viqueira, Manuel Navarro Flores, le catholique Juan Domínguez Berrueta, l’anti-Durkheim espagnol, Victoriano García Martí, les pédagogues réformistes Luis de Zulueta ou encore Lorenzo Luzuriaga, trop systématiquement considérés comme penseurs « mineurs », alors qu’ils ont tous œuvré à une forme de régénération métaphysique espagnole : ils ont permis qu’une philosophie aussi essentielle que le bergsonisme se répande dans un pays a priori peu enclin à la métaphysique. Avec pragmatisme, ils ont su extraire du bergsonisme, sans le « dégrader », une conceptualité utile à d’autres sciences, comme la psychopédagogie, et à des sphères plus « excentrées » encore. Par conséquent, ces figures mineures ne méritent pas d’être occultées par les auteurs que l’historiographie a toujours considérés comme majeurs, tels qu’Ortega ou Unamuno. Cette forme d’admiration historiographique, parfois même hagiographique, est périlleuse dès lors qu’elle ne donne pas de visibilité à ceux qui ont une importance dans l’histoire de la pensée espagnole, parce qu’ils en ont été les acteurs, d’une façon ou d’une autre. La découverte de ces chaînons manquants doit devenir une nouvelle exigence scientifique dans l’histoire des idées espagnoles. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 483/544 ENCOMBRES, GÊNES ET RÉSISTANCES 483 CONSÉQUENCES DU FRANQUISME : LA « SUBLIMISATION » DE L’HISTOIRE PHILOSOPHIQUE CONTEMPORAINE ESPAGNOLE ? Trop de critiques ont essayé de dévaloriser l’importance structurelle de la philosophie bergsonienne dans l’histoire des idées, comme s’il avait été un penseur secondaire, auquel Unamuno et Ortega n’auraient rien à envier. Beaucoup répètent que ces deux Espagnols n’ont aucune « dette » à l’égard de Bergson, que leurs pensées ont évolué « de façon parallèle », sans point de contact, comme s’ils donnaient l’impression que l’Espagne avait déjà assez « payé ». Cette critique laisse entendre qu’il ne faut plus charger ce pays, lui qui a traversé près de quarante ans de censure idéologique. Or, l’historiographie mondiale a‑t-elle été injuste à l’égard de ces deux hommes, même, s’il faut le reconnaître, les noms d’Unamuno et Ortega sont les deux seuls connus en matière de « philosophie » espagnole ? Deux logiques semblent discorder : d’une part, une logique désaffectée qui tente d’écrire l’histoire de la philosophie européenne et mondiale et qui ne donne pas vraiment d’importance structurelle aux philosophies d’Unamuno et d’Ortega, qui ne leur concède pas une place d’inventeurs philosophiques, au même titre qu’un Nietzsche ou un Husserl, d’autre part, une logique plus partisane. Cette dernière semble exercer une pression : elle cherche à démontrer, avec une certaine raideur, que l’Espagne qui a été privée de voix, pendant toutes ces années, a le droit d’exister (philosophiquement). Cette seconde logique est-elle suivie dans l’esprit le plus scientifique possible ? Il semble que la dictature de Franco ait fait adopter une perspective particulière à l’historiographie hispaniste, celle de défendre le patrimoine culturel national de l’ère préfranquiste, comme si elle se devait de défendre un paradis perdu, une période intellectuelle et philosophique « pleine », pour contrecarrer l’inanité intellectuelle de la période franquiste. Sans la dictature, l’historiographie hispaniste aurait-elle cherché à ce point à glorifier et idéaliser les « philosophes » de la « Edad de Plata » ? L’ère dictatoriale n’a‑t-elle pas inflé- Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 484/544 484 BERGSON DANS LE MONDE chi l’historiographie, en survalorisant cette période, dans le domaine de la philosophie ? Les historiographes cherchent, en effet, trop à reconstruire (inventer ?) une histoire de la philosophie espagnole au XXe siècle. Toutefois, si la dictature met, en effet, un terme au processus de germination philosophique qui commence en Espagne, dans les années 1910, il faut bien le reconnaître, la philosophie systématique n’intéresse pas beaucoup les Espagnols ; en effet, avant que ne sévissent les nationalistes, l’Espagne se démarque déjà des autres pays d’Europe par sa déficience théorique philosophique. Ainsi, sans doute irrité par tous les efforts frustrés d’Ortega ou encore García Morente pour faire éclore une tradition philosophique espagnole, on a trop cherché à faire exister une école de philosophie espagnole au début du XXe siècle, oubliant la réalité : l’une des grandes spécificités de l’histoire de la pensée en Espagne, au début du siècle, est d’avoir été, en un sens, peu sensible à la restauration de la métaphysique. Par conséquent, la dictature franquiste, en empêchant une tradition philosophique espagnole libre de se constituer, a contribué à la manie actuelle de vouloir révéler l’existence d’une philosophie espagnole spécifique, au début du siècle. Les historiographes essayent ainsi de remédier à une double absence philosophique dans ce pays ; la première absence est due à des causes internes qui expliquent une forme d’inexistence de la philosophie « philosophique » (expression d’Ortega y Gasset) espagnole, même si, dès 1910, l’« École de Madrid » se met bien en place, après des années d’inertie métaphysique. L’inexistence seconde s’explique par l’éradication systématique de toute pensée libre par le régime franquiste. Par conséquent, les historiographes nimbent d’une gloire bien souvent abusive des penseurs qu’ils considèrent comme des grands créateurs philosophiques, alors qu’ils n’ont pas pensé ex nihilo. Dans ces conditions, est-ce servir l’Espagne que de lui inventer une histoire philosophique, tandis que sa spécificité de fait est d’avoir une histoire philosophique contrariée ? Ne pas considérer cette singularité, n’est-ce pas se perdre dans une approche trop affective ? Servir scientifiquement l’Espagne, c’est peut-être reconnaître qu’Unamuno comme Ortega, s’ils ont été érigés en « vedettes philosophiques », ont été, la plupart du temps, des révélateurs de ce qui a été inventé et écrit en dehors de l’Espagne. Certes, ils ont servi leur pays, mais aucun scientifique ne doit participer à la réinvention d’une Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 485/544 ENCOMBRES, GÊNES ET RÉSISTANCES 485 tradition philosophique espagnole au nom d’une sorte d’égalisation des histoires européennes. L’Espagne a eu un destin culturel, intellectuel et philosophique particulier. On ne peut pas reconstruire le rôle joué par certains intellectuels dans l’émergence d’une philosophie qui ne serait qu’espagnole. Ils se sont inspirés, bien plus qu’ils ne le laissent supposer, des paradigmes philosophiques européens. Et avouer cela, c’est peut-être ne plus s’inscrire dans une logique de dette à l’égard d’un pays qui a souffert de son musellement idéologique. Il faut donc pouvoir travailler sur le lien entre un philosophe français et l’Espagne, sans avoir à s’excuser et donc sans chercher à se faire les constructeurs d’une histoire philosophique hyperbolisée ou sublimisée. ESPAGNE, PRISONNIÈRE DE L’INTELLECTUALISME PLATONICIEN La singularité de la pensée espagnole se révèle par d’autres biais qu’à travers la philosophie stricto sensu. Mais ni l’Espagne ni ses historiographes ne sont manifestement fiers de cette spécificité. Certes, l’Espagne du XXe siècle n’a pas eu de Nietzsche, de Husserl, de Bergson, de Heidegger, au début du siècle, et plus tard, pour d’autres raisons, encore moins de Sartre, de Deleuze, de Foucault, de Lacan, parce que la pensée libre ne pouvait exister sous le franquisme. Aujourd’hui encore, la philosophie « philosophique », en Espagne, ne semble pas vraiment espagnole. L’enseignement philosophique est un enseignement souvent d’histoire de la philosophie et non de philosophie proprement dite. L’Espagne ne semble pas avoir conscience que sa philosophie n’est pas strictement philosophique. Ses philosophes sont des essayistes qui philosophent poétiquement. Tant que l’on considérera la philosophie poétique comme une branche inférieure de la philosophie, l’Espagne cherchera sa philosophie là où elle n’est pas. Finalement, l’Espagne a été, au début du XXe siècle, le terrain d’affrontement d’une polémique sourde qui existe depuis le platonisme au moins. En effet, selon la taxonomie établie au Ve siècle avant Jésus-Christ, les poètes sont considérés comme des « artisans » du beau et, en cela, comme Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 486/544 486 BERGSON DANS LE MONDE une catégorie inférieure à celle des métaphysiciens, les contemplateurs directs du Soleil et de l’idée de Beau. Non la poésie ou la « philosophie poétique » (pour reprendre l’expression de García Martí, qualifiant le bergsonisme) ne sont pas inférieures à la philosophie « philosophique ». Cessons d’être prisonniers de l’intellectualisme platonicien, l’Espagne ne doit avoir honte d’avoir su parler de la vie, non comme une philosophe au sens strict, mais comme une poétesse, parfois bergsonienne. Les Espagnols sont les artisans d’une pensée de la vie, d’une « esthétique de l’existence » (Bernard Milhaud). Si, aujourd’hui, les philosophes espagnols sont dans une perpétuelle phase philosophique postkantienne, comme s’ils n’étaient jamais vraiment sortis de la brumeuse phase krausiste, et si l’historiographie cherche coûte que coûte à construire une histoire philosophique de la philosophie espagnole, sans doute cherchent-ils à aller à l’encontre de leur inclination profonde. Lisons plutôt des essais comme « Teoría y juego del duende » de García Lorca, ou Zambrano, García Bacca, Bergamín, et l’on comprendra par quelles modalités spécifiques l’Espagne a vraiment philosophé. Il est temps que cette nation s’approprie sa tradition philosophique qui ne se renferme jamais dans les raideurs de la systématisation, mais qui cherche à rendre la respiration et les ondulations de la vie. Qu’ils se mettent en marche vers la recomposition d’une histoire poétique de leur philosophie, dont Bergson a été, de façon contrariée, un acteur. Une étude, plus large que la nôtre, sur la spécificité de la philosophie espagnole, poétique, est encore à mener. Un grand travail d’histoire culturelle reste aussi à écrire sur le lien ambivalent de l’Espagne à la notion de « vitalisme » qui lui est essentielle. La notion de vie est omniprésente dans les écrits des Espagnols au début du XXe siècle, comme s’ils en avaient été privés pendant des siècles. Ce pays a une appétence particulière au vitalisme et c’est souvent dans cette quête vitale/vitaliste, en cherchant à exprimer une pensée incarnée, dans sa célébration de la vie, qu’éclot la philosophie espagnole, intimement poétique. D’autre part, on comprend, dans cette logique historiographique, que l’analyse du lien de l’Espagne au bergsonisme n’ait pas été menée jusqu’à présent. C’était sans doute risquer d’ériger une nouvelle fois la France en modèle culturel, en bonne élève que la Péninsule devait suivre pour ne pas être relayée sur le banc des nations retardataires. Il faut nuancer cette Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 487/544 ENCOMBRES, GÊNES ET RÉSISTANCES 487 vision schématique d’une France paradigmatique et imitable et d’une Espagne maladroite, incapable d’être indépendante en matière de philosophie. La pensée ne « descend » pas d’un pays vers un autre, comme d’un piédestal, elle se propage dans une forme d’horizontalité. Son moteur n’est pas l’orgueil de s’imposer ; la pensée est mue par une dynamique désintéressée de mixage ; l’élan qui la porte l’aide à s’entrelacer, tel un fluide, avec les pensées ou philosophèmes autochtones. García Morente dit, d’ailleurs, de la philosophie qu’elle est apatride et qu’elle ne connaît aucune frontière 1. Au-delà des cadres spatiaux et temporels, la philosophie n’appartient qu’à une « république » universelle : une république de la philosophie. Et tenter de reconstituer l’existence du bergsonisme en Espagne, ce n’est pas chercher à démontrer, dans une logique partisane et nationaliste, la toute-puissance de la France qui imposerait son hégémonie culturelle sur l’Espagne, mais c’est se centrer sur l’Espagne pour découvrir, de façon désintéressée, ses modalités singulières de penser. 1. « La philosophie n’a pas de patrie. C’est une erreur lamentable que d’apposer au substantif “philosophie” l’adjectif “nationale”. Erreur lamentable, parce que la philosophie est précisément le contraire du particularisme national, elle est universelle » (Manuel García Morente, « La filosofía en España », in OC I (1906-1936), vol. 2, p. 412). Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 488/544 Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 489/544 L E O N A R D O CO I M B RA E T L A R É CE PT I O N DE BERGSON AU PORTUGAL par Michel DUPUIS Le sixième volume de la toute récente et excellente édition critique des Obras Completas du philosophe portugais Leonardo Coimbra (1883-1936) rend désormais accessible une version complète et révisée sur les manuscrits de son essai intitulé « A filosofia de Henri Bergson » [La philosophie d’Henri Bergson], conçu dès août 1932 en deux parties – l’une d’exposition, l’autre de discussion –, mais dont finalement seule la première, déjà longue, fut publiée à Porto en 1934 1. Selon les déclarations de L. Coimbra lui-même, outre que l’ensemble du texte rédigé en 1932 semblait déjà trop long pour constituer un seul volume, c’est l’éventualité annoncée d’une nouvelle publication de Bergson, ultérieure aux Deux Sources, qui amena le philosophe portugais à reporter la publication de la deuxième partie de son essai : l’auteur souhaitait mener une discussion critique avec l’ensemble de l’œuvre bergsonienne et il s’attendait, par conséquent, à devoir effectuer une importante mise à jour. Ainsi, la seconde partie de l’essai resta inédite jusqu’en 1994, année de publication à Lisbonne de la première édition complète de l’ouvrage. La présente édition critique a été réalisée, sous la coordination scientifique du Pr Ângelo Alves, par le Dr Afonso Rocha de l’Université catholique de Porto, lequel a fixé le texte, l’a annoté par rapport aux manuscrits et aux éditions précédentes, et a rédigé les index des noms et des concepts. 1. Leonardo Coimbra, Obras Completas, VI (1924-1934), Universidade Católica Portuguesa - Imprensa Nacional Casa de Moeda, Lisboa, 2010, 708 p. Le texte de « A Filosofia de Henri Bergson » se trouve aux pages 391 à 612. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 490/544 490 BERGSON DANS LE MONDE * * * La personnalité attachante, haute en couleurs et spéculativement très originale de L. Coimbra mérite d’être connue d’un public plus large que celui qui, lisant le portugais, s’intéresse à l’histoire culturelle du Portugal au vingtième siècle. Homme de pensée et d’action aux talents multiples – diplômé en physique et en mathématiques (il utilise et commente la théorie einsteinienne de la relativité dès 1912), sportif, orateur, philosophe, politicien –, L. Coimbra fut peut-être avant tout professeur : d’abord au lycée, puis à la faculté des lettres de Porto qu’il avait fondée durant l’un de ses brefs mandats de ministre de l’Instruction de la Première République et qu’il dut quitter en 1931 quand ladite faculté fut supprimée. À ce moment, il retourna au lycée et donna des leçons dans le cadre de l’étonnante et prophétique Université populaire… La pensée de L. Coimbra est associée à l’important mouvement culturel « Renascença portuguesa », qui, au début du vingtième siècle et au départ de Porto, associa des talents, des esprits, des caractères, dont certains sont aujourd’hui universellement connus : ainsi Fernando Pessoa. La revue du mouvement, « A Águia », accueillit ainsi de nombreuses contributions de L. Coimbra où l’on perçoit la présence de Bergson (ainsi, à titre d’exemple, en 1922 une recension de Durée et simultanéité). Tous ces textes remarquables mais jusqu’ici difficilement accessibles sont désormais disponibles selon l’ordre chronologique de leur publication dans les divers volumes des Obras Completas. * * * L’essai sur Bergson mérite une analyse approfondie qu’on ne développera pas ici. Au départ de ce long travail, une conférence donnée par L. Coimbra en 1932, à l’occasion de la publication de Les Deux Sources, où l’auteur expose la pensée bergsonienne en partant de ce dernier ouvrage (p. 397418) et en traitant ensuite des trois autres livres principaux – l’Essai, Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 491/544 LEONARDO COIMBRA ET LA RÉCEPTION DE BERGSON AU PORTUGAL 491 Matière et mémoire, L’Évolution créatrice (p. 419-532). La deuxième partie quant à elle développe en deux sections une discussion de l’épistémologie (p. 537-599) puis, beaucoup plus brièvement, de la métaphysique (p. 600611) de Bergson. Les longueurs si différentes des diverses sections de l’essai révèlent, selon nous, d’une part le caractère inachevé de la discussion que L. Coimbra avait entamée avec le bergsonisme, à ses yeux œuvre ouverte, géniale, toujours à reprendre et donc toujours à rediscuter, et d’autre part les priorités philosophiques de la propre pensée de L. Coimbra. La lecture permanente de Bergson, devenant sans doute de plus en plus critique au fil des années, a stimulé chez L. Coimbra la maturation et ensuite l’élargissement spéculatif de son propre « criacionismo », exposé dès 1912, système philosophique personnel, dialectiquement idéaliste et expérimental, à la rencontre d’une pensée non systématique. C’est sur ce fond vivant des œuvres que l’on mesurera les divergences nombreuses et cardinales, entre les deux auteurs : sur la création, sur la réalité du temps et de l’intuition, sur le statut passif ou non de la perception, sur la conscience, sur la notion de raison expérimentale, sur la science, etc. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 492/544 Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 493/544 UN MAÎTRE OUBLIÉ DE BERGSON par Jorge MARTIN Le dimanche 30 septembre 1934, le quotidien argentin La Nación publiait une note signée de Gaston Rageot (1872-1940) et intitulée : « Una entrevista con Henri Bergson » 1. Ce journaliste, ancien élève du philosophe au lycée Henri-IV 2, avait déjà écrit plusieurs articles sur son maître 3 et son nom est évoqué dans le testament de Bergson comme étant l’un des amis auxquels son épouse et sa fille devraient faire appel si l’on portait atteinte à sa mémoire après sa mort 4. Pendant la première partie de cette courte interview, ils reprennent le paragraphe que Bergson consacre à l’art de la lecture. Il s’agit d’un texte que l’on retrouve dans l’« Introduction (deuxième partie) » de La Pensée et le Mouvant, œuvre publiée la même année et qui contient dans ses deux premiers essais une autobiographie intellectuelle. Rappelons l’essentiel de ce passage : Ne trouverait-on pas des défauts du même genre à notre enseignement littéraire (si supérieur pourtant à celui qui se donne dans d’autres pays) ? Il pourra être utile de disserter sur l’œuvre d’un grand écrivain ; on la fera ainsi mieux comprendre et mieux goûter. Encore faut-il que l’élève ait commencé à la goûter, et par conséquent à la comprendre. C’est dire que l’enfant devra d’abord la réinven1. Cf. P. Gunter, Henri Bergson : A Bibliography. Revised Second Edition, Philosophy Documentation Center, Ohio, Bowling Green State University, 1986, p. 230. 2. Cf. P. Soulez, F. Worms, Bergson, Paris, Flammarion, 1997, p. 88. 3. Cf. P. Gunter, op. cit., p. 93, 95, 98, 114, 165, 167, 185, 200, 225. Parmi ceux-ci, deux sont à remarquer : « Le Congrès International de psychologie », Revue philosophique, 1905, 8, p. 229-231 ; « L’Évolution créatrice par Henri Bergson », Revue philosophique, 1907, 7, p. 73-85. Bergson a remis en question certaines affirmations du premier quant à l’influence qu’il aurait reçu de William James et de James Ward (cf. Mélanges, Paris, PUF, 1972, p. 656658), et a recommandé le second à deux occcasions (cf. Correspondances, Paris, PUF, 2002, p. 262 et 397). 4. Cf. Correspondances, p. 1670. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 494/544 494 BERGSON DANS LE MONDE ter, ou, en d’autres termes, s’approprier jusqu’à un certain point l’inspiration de l’auteur. Comment le fera‑t-il, sinon en lui emboîtant le pas, en adoptant ses gestes, son attitude, sa démarche ? Bien lire à haute voix est cela même. L’intelligence viendra plus tard y mettre des nuances. Mais nuance et couleur ne sont rien sans le dessin. Avant l’intellection proprement dite, il y a la perception de la structure et du mouvement ; il y a, dans la page qu’on lit, la ponctuation et le rythme. Les marquer comme il faut, tenir compte des relations temporelles entre les diverses phrases du paragraphe et les divers membres de phrase, suivre sans interruption le crescendo du sentiment et de la pensée jusqu’au point qui est musicalement noté comme culminant, en cela d’abord consiste l’art de la diction. On a tort de le traiter en art d’agrément. Au lieu d’arriver à la fin des études, comme un ornement, il devrait être au début et partout, comme un soutien. Sur lui nous poserions tout le reste, si nous ne cédions ici encore à l’illusion que le principal est de discourir sur les choses et qu’on les connaît suffisamment quand on sait en parler. Mais on ne connaît, on ne comprend que ce qu’on peut en quelque mesure réinventer. Soit dit en passant, il y a une certaine analogie entre l’art de la lecture, tel que nous venons de le définir, et l’intuition que nous recommandons au philosophe. Dans la page qu’elle a choisie du grand livre du monde, l’intuition voudrait retrouver le mouvement et le rythme de la composition, revivre l’évolution créatrice en s’y insérant sympathiquement 1. Ce qui est intéressant dans le dialogue qui survient après que la question de la diction a été évoquée est que Bergson donne à son interlocuteur le nom de l’un des professeurs ayant exercé la plus forte influence sur lui pendant sa formation à l’École normale supérieure. Il ne parle ni d’Émile Boutroux ni de Léon Ollé-Laprune. En fait il ne s’agit pas d’un philosophe mais d’un comédien : Edmond Got (1822-1901). Voici la transcription (traduite) qui nous est parvenue : Henri Bergson souriait. Nous nous trouvions dans son cabinet de travail, un salon vaste et lumineux que le soleil et l’air inondaient et qui semblaient éclairer le reflet de ses yeux et l’éclat de sa parole. La mienne était l’une de ces visites périodiques provenant d’une ancienne amitié, d’une admiration sans bornes et d’une fidèle camaraderie, plaisantes pour lui et qui me faisaient un grand bien. Nous avions abordé la question de la lecture, à propos de l’un des paragraphes qu’il avait rédigés dans son dernier livre, qui venait de paraître, La Pensée et le Mouvant. Et j’ai tout de suite remarqué, à l’expression de son visage, où sont 1. La Pensée et le Mouvant, Paris, PUF, 2009, p. 93-95. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 495/544 UN MAÎTRE OUBLIÉ DE BERGSON 495 reflétés tous les mouvements de sa pensée, et au tremblement de ses mains, dont les mouvements étaient toujours aussi libres, combien ce sujet lui tenait à cœur et quel était, d’après lui, la valeur philosophique de l’art de lire. Je crois sincèrement que le cours de l’École normale supérieure qui m’a été le plus utile a été celui de Got. Je me souviens que quand il en était à l’automne de sa vie j’ai moi-même eu l’occasion d’écouter un ou deux exposés du célèbre comédien que l’on avait chargé d’apprendre aux futurs enseignants, pendant une heure, l’art de parler. Henri Bergson a pu tirer profit de tous ces enseignements pendant qu’il habitait rue d’Ulm, et personne ne saurait douter du profit qu’il en a tiré. Got – continua‑t-il – n’arrêtait pas de nous répéter que pour bien lire il fallait articuler, ponctuer et soutenir la fin de la phrase 1. Ce récit est soutenu par les dates. Bergson est entré à l’École normale supérieure en 1878 et a fini ses études en 1881. Le célèbre artiste dramatique a commencé à donner ses cours de lecture en 1880, comme il l’a indiqué dans son Journal : 9 mai 1880. – Depuis longtemps mon ami Ernest Desjardins pressait M. Bersot de me faire reprendre à l’École normale supérieure les conférences de lecture où M. Legouvé, sans beaucoup de succès parmi les élèves, avait voulu s’impatroniser, il y a deux ans. Le ministère a pris enfin parti, et j’ai donné hier ma première leçon, – avec une certaine appréhension d’abord, je l’avoue, car c’est un public intimidant par essence, ne fût-ce que parce qu’il est jeune. Les jeunes en effet n’ont l’air de rien, mais ils vous jugent… Et ils dureront si longtemps après nous ! Cependant, ma réussite a semblé complète. Un pas de plus vers l’ineffable croix en question. Ô comédiens, mes frères 2 !… 1. La Nación, sección 4, p. 2. 2. Journal d’Edmond Got, Paris, Plon, 1910, vol. II, p. 215. L’année d’après, après avoir reçu la Légion d’Honneur, il a reçu la lettre suivante (datée le 6 novembre 1881) : « Monsieur et Cher Maître. / Les élèves de l’École normale étaient dispersés lorsqu’ils ont appris que vous veniez de recevoir l’honneur qui vous était si bien dû. Nous pensons qu’un des premiers devoirs de l’École réunie est de vous exprimer la joie que nous avons tous ressentie, à cette nouvelle vivement espérée. / Permettez-moi d’ajouter, monsieur, qu’une chose nous a été particulièrement agréable : c’est de voir figurer dans votre Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 496/544 496 BERGSON DANS LE MONDE Avec ce maître, Bergson a non seulement appris l’art de la lecture mais acquis une méthode pédagogique qu’il a commencé à mettre en œuvre dès qu’il a obtenu son premier poste d’enseignant. L’intervieweur poursuit son récit : – Si en tant qu’élève de Got – continuait Bergson –, j’ai appris les règles de la lecture correcte, c’est en ma qualité d’enseignant du lycée d’Angers que j’en ai tiré profit. Et avec son charme attrayant et précis il m’a raconté qu’il avait 22 ans lorsque le professeur du lycée d’Angers lui a demandé de remplacer pendant un temps le professeur de rhétorique. Courageux, il a accepté, car il était jeune, et il a rempli ses cours de lectures classiques. Émerveillé il a constaté par la suite que, grâce à ses bons principes, ses élèves non seulement écoutaient et comprenaient les textes réputés être particulièrement rébarbatifs mais qu’ils les sentaient et commençaient à les apprécier 1. Pour avoir une idée des cours qui ont tellement impressionné Bergson, nous pouvons nous en reporter au livre de Leo de Leymare et Adrien Bernheim intitulé L’enseignement dramatique au conservatoire 2. Dans un premier temps, les auteurs mettent en relief la bonne humeur qui régnait dans le cours de Got, qui jouait souvent les comédies de Molière 3 : Au Conservatoire, M. Got se montre ce qu’il est, un excellent homme, lançant fréquemment quelqu’un de ces mots comiques, quelqu’une de ces boutades spirituellement humoristiques qui soutiennent l’attention de ses élèves en les amusant 4. Devant ces paroles, on ne peut pas s’empêcher de se demander si ses cours n’ont pas piqué la curiosité du jeune penseur pour le phénonomination le titre de professeur à l’École normale. / Nous sommes heureux de trouver une occasion de vous dire une fois de plus combien nous avons pris de plaisir et d’intérêt à vos excellentes leçons. Nous sommes persuadés que dans notre carrière nous aurons souvent à apprécier tout le profit que nous en aurons retiré. / Est-il besoin de vous dire, monsieur, que cette année, comme l’année dernière, nous aurions le plus vif désir de vous revoir bientôt ? / Veuillez agréer, etc. / René Doumic, / Chef de Section de 3e année à l’École normale supérieure » (op. cit., p. 304). 1. Ibid. 2. Paul Ollendorff, Paris, 1883. Cf. chap. II : « L’enseignement de M. Got », p. 7-13. Edmond Got a commencé à donner des leçons au Conservatoire en 1841. 3. Cf. A. Thibaudet, Le bergsonisme, Paris, Gallimard, 1923, vol. II, p. 93-94. 4. Op. cit., p. 8. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 497/544 UN MAÎTRE OUBLIÉ DE BERGSON 497 mène du rire 1. Et Bergson ne pensait-il pas à son maître en écrivant les lignes suivantes ? Au sens le plus large du mot, il semble qu’on appelle esprit une certaine manière dramatique de penser. Au lieu de manier ses idées comme des symboles indifférents, l’homme d’esprit les voit, les entend, et surtout les fait dialoguer entre elles comme des personnes. Il les met en scène, et lui-même, un peu, se met en scène aussi. Un peuple spirituel est aussi un peuple épris du théâtre. Dans l’homme d’esprit il y a quelque chose du poète, de même que dans le bon liseur il y a le commencement d’un comédien. Je fais ce rapprochement à dessein, parce qu’on établirait sans peine une proportion entre les quatre termes. Pour bien lire, il suffit de posséder la partie intellectuelle de l’art du comédien ; mais pour bien jouer, il faut être comédien de toute son âme et dans toute sa personne. Ainsi la création poétique exige un certain oubli de soi, qui n’est pas par où pèche d’ordinaire l’homme d’esprit. Celui-ci transparaît plus ou moins derrière ce qu’il dit et ce qu’il fait. Il ne s’y absorbe pas, parce qu’il n’y met que son intelligence 2. Les enseignements de Got poursuivaient deux buts essentiels : perfectionner la diction en corrigeant la lecture et parvenir à l’expressivité de la pensée au moyen du mouvement du corps : M. Got se préoccupe particulièrement du détail de la diction ; à moins de mauvaise volonté absolue, il est impossible à un de ses élèves de conserver un défaut de prononciation, une de ces inflexions persistantes si gravement nuisibles, ou de laisser tomber les finales ; le professeur arrive à ce but en pointant la faute, en répétant après l’élève la syllabe ou le mot défectueux sans jamais les laisser passer. […] Les détails corrigés, M. Got passe au mouvement général de la scène d’étude qui, bien que ne comptant comme répétition que pour un seul élève, sert également à tous. Un de ses procédés est de lire lui-même et de faire lire la scène en entier par l’élève ; c’est, en effet, le meilleur système pour montrer à celui-ci le mouvement d’ensemble et les périodes montant jusqu’aux divers effets. […] <Tout changement d’idée, dans le dialogue, doit être préparé par un changement dans la position du corps>. 1. Rappelons que la première conférence de Bergson sur la question a eu lieu le 18 février 1884. Cf. Mélanges, p. 313-315. 2. Le Rire, Paris, PUF, 2007, p. 80-81. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 498/544 498 BERGSON DANS LE MONDE Cette maxime [de Got], qui vise non pas le geste mais l’attitude, est remarquable de justesse ; en effet, au théâtre, où l’on doit forcer toutes choses pour être compris du spectateur, le seul moyen d’avertir ce dernier qu’on va entrer dans un ordre d’idées nouveau est de déplacer le corps ; de plus, le moindre mouvement, s’il est juste et pensé, donne presque toujours le nouveau ton dans lequel on doit parler. […] En résumé, les tendances principales de l’enseignement de M. Got nous semblent être : 1º un grand soin du détail dans l’articulation et la diction ; 2º un travail spécial de lecture dont nous avons fait ressortir les avantages ; 3º une étude raisonnée du mouvement général des scènes et de leur rythme, suivant l’expression même du professeur 1. L’idée principale qui découle de ces paragraphes est que nous utilisons notre corps, à travers nos paroles et nos actes, pour exprimer notre développement intérieur. N’y a‑t-il pas une certaine analogie entre cette pensée et la pensée biologique de Matière et mémoire selon laquelle l’esprit est incarné par le biais d’un schème moteur qui permet ainsi notre adaptation à la situation actuelle ? Un passage fondamental de la conférence « L’âme et le corps » reprend ces questions et les relie : la communication de la pensée, la lecture à haute voix et la conception du cerveau comme organe d’attention à la vie : Laissez donc de côté les reconstructions artificielles de la pensée ; considérez la pensée même ; vous y trouverez moins des états que des directions, et vous verrez qu’elle est essentiellement un changement continuel et continu de direction intérieure, lequel tend sans cesse à se traduire par des changements de direction extérieure, je veux dire par des actions et des gestes capables de dessiner dans l’espace et d’exprimer métaphoriquement, en quelque sorte, les allées et venues de l’esprit. De ces mouvements esquissés, ou même simplement préparés, nous ne nous apercevons pas, le plus souvent, parce que nous n’avons aucun intérêt à les connaître, mais force nous est bien de les remarquer quand nous serrons de près notre pensée pour la saisir toute vivante et pour la faire passer, vivante encore, dans l’âme d’autrui. Les mots auront beau alors être choisis comme il faut, ils ne diront pas ce que nous voulons leur faire dire si le rythme, la ponctuation et toute la chorégraphie du discours ne les aident pas à obtenir du lecteur, guidé alors par une série de mouvements naissants, qu’il décrive une courbe de pensée et de 1. Op. cit., p. 8-12 (souligné par les auteurs). Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 499/544 UN MAÎTRE OUBLIÉ DE BERGSON 499 sentiment analogue à celle que nous décrivons nous-mêmes. Tout l’art d’écrire est là. C’est quelque chose comme l’art du musicien ; mais ne croyez pas que la musique dont il s’agit ici s’adresse simplement à l’oreille, comme on se l’imagine d’ordinaire. Une oreille étrangère, si habituée qu’elle puisse être à la musique, ne fera pas de différence entre la prose française que nous trouvons musicale et celle qui ne l’est pas, entre ce qui est parfaitement écrit en français et ce qui ne l’est qu’approximativement : preuve évidente qu’il s’agit de tout autre chose que d’une harmonie matérielle des sons. En réalité, l’art de l’écrivain consiste surtout à nous faire oublier qu’il emploie des mots. L’harmonie qu’il cherche est une certaine correspondance entre les allées et venues de son esprit et celles de son discours, correspondance si parfaite que, portées par la phrase, les ondulations de sa pensée se communiquent à la nôtre et qu’alors chacun des mots, pris individuellement, ne compte plus : il n’y a plus rien que le sens mouvant qui traverse les mots, plus rien que deux esprits qui semblent vibrer directement, sans intermédiaire, à l’unisson l’un de l’autre. Le rythme de la parole n’a donc d’autre objet que de reproduire le rythme de la pensée ; et que peut être le rythme de la pensée sinon celui des mouvements naissants, à peine conscients, qui l’accompagnent ? Ces mouvements, par lesquels la pensée s’extérioriserait en actions, doivent être préparés et comme préformés dans le cerveau. C’est cet accompagnement moteur de la pensée que nous apercevrions sans doute si nous pouvions pénétrer dans un cerveau qui travaille, et non pas la pensée même 1. Le fait que Bergson se souvienne, à la fin de sa vie professionnelle, et au bout de cinquante ans, de son maître et qu’il ait mis en pratique ses enseignements et que certaines de ses idées soient reprises dans son travail philosophique nous montre qu’il y a eu entre les deux esprits une véritable coïncidence partielle, une profonde sympathie. 1. L’Énergie spirituelle, Paris, PUF, 2009, p. 45-47. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 500/544 Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 501/544 L E S É T U D E S B E R G S O N I E N N E S E N G R È C E A U J O U R D ’ HU I par Thalia KANTERAKI Il y a presque un siècle que Nikos Kazantzakis, qui avait suivi les cours de Bergson au Collège de France de 1907 à 1909, a introduit la philosophie de Bergson au public grec ; durant les décennies suivantes, d’autres philosophes et penseurs (parmi lesquels se distinguent E. Papanoutsos, E. Lambridi, Y. Imvriotis, G. Mourélos et E. Moutsopoulos) se sont occupés de la pensée bergsonienne. Dans ce texte, nous allons exposer brièvement les résultats principaux de l’activité récente concernant l’œuvre et la pensée de Bergson en Grèce. Dans un premier temps, il s’agira de suivre le mouvement de traduction d’ouvrages et d’articles de Bergson ; ensuite, nous essaierons de fournir un aperçu de la recherche actuelle concernant le philosophe français en Grèce. Nous allons voir qu’il existe deux sortes de travaux : d’une part des études systématiques et approfondies, de l’autre des approches occasionnelles. Nous tenterons de définir les champs et les axes de la recherche dont relèvent les textes écrits par les chercheurs grecs qui se penchent sur la philosophie de Bergson. Cela nous conduira à nous demander si l’on peut finalement parler d’un nouvel effort de réintroduction de la pensée bergsonienne en Grèce. I. TRADUCTIONS Nous disposons aujourd’hui de nouvelles traductions de trois grands livres du philosophe français : de l’Essai (par K. Papayorgis en 1998 1), de 1. Henri Bergson, Les Données immédiates de la conscience, trad. Kostis Papayorgis, Athènes, Castaniotis, 1998. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 502/544 502 BERGSON DANS LE MONDE L’Évolution créatrice (par Papayorgis et Y. Prélorentzos en 2005 1), et des Deux Sources (par V. Tomanas en 2006 2) et, en outre, du Rire (par Tomanas en 1998 3). En ce qui concerne les textes contenus dans les deux recueils d’« essais et conférences » publiés par Bergson lui-même (L’Énergie spirituelle et La Pensée et le Mouvant), nous ne disposons que de deux traductions récentes, celles de « La conscience et la vie » (par P. Zindrili en 2005 4) et de l’« Introduction à la métaphysique » (par N. Makris en 2006 5). Toutes ces traductions font suite aux traductions beaucoup plus vieilles de ces ouvrages 6 (seul l’Essai et les deux articles mentionnés ont été d’emblée traduits en grec), qui, outre certaines faiblesses qui les caractérisaient, n’étaient pas disponibles, depuis bien longtemps, en librairie. À côté de ces traductions d’ouvrages et d’autres écrits de Bergson, nous devons mentionner la publication toute récente en grec du Bergsonisme de Deleuze (par Y. Prélorentzos en 2010 7). Il faut mettre ici l’accent sur la distinction entre deux types de publications en grec de textes de (et sur) Bergson : en ce qui concerne l’Essai, Le Rire et Les Deux Sources, nous ne disposons que de la traduction du texte français (ce qui n’est, sans conteste, pas peu) ; par contre, la traduction de L’Évolution créatrice et celle du Bergsonisme sont accompagnées de postfaces substantielles (celle de L’Évolution créatrice s’étend sur plus de cent vingt pages avec les notes), de bibliographies raisonnées très détaillées et de 1. Henri Bergson, L’Évolution créatrice, trad. Kostis Papayorgis et Yannis Prélorentzos, postface par Y. Prélorentzos, Athènes, Polis, 2005. 2. Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, trad. Vassilis Tomanas, Salonique, Nissides, 2006. 3. Henri Bergson, Le Rire, trad. V. Tomanas, Athènes, Exantas, 1998. 4. Henri Bergson, « La conscience et la vie », trad. Polyxeni Zindrili revue par Y. Prélorentzos, Dodoni (revue scientifique du Département de philosophie, de pédagogie et de psychologie de la faculté des lettres de l’Université de Ioannina), vol. 34, 2005-2007, p. 97-119. 5. Henri Bergson, Introduction à la métaphysique, introd. et trad. Nikos Makris, Athènes, Dromon, 2006. 6. Il s’agit des traductions du Rire par Nikos Kazantzakis (1914), de L’Évolution créatrice par Konstantinos Papalexandrou (1925), et des Deux Sources de la morale et de la religion par Vassilios Tatakis (1951). 7. Gilles Deleuze, Le bergsonisme, introd., trad., notes, postface, bibliographie et glossaire par Y. Prélorentzos, Athènes, Scripta, 2010. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 503/544 LES ÉTUDES BERGSONIENNES EN GRÈCE AUJOURD’HUI 503 glossaires (l’édition mentionnée du Bergsonisme contient en outre une introduction) dus à Y. Prélorentzos 1. Il faudrait souligner ici le fait que les lecteurs grecs n’ont pas encore à leur disposition de traduction de Matière et mémoire, du second et plus difficile ouvrage de Bergson. Polyxeni Zindrili, docteur de philosophie de l’Université de Ioannina, est en train de revoir la première version de la traduction qu’elle en a déjà faite. De plus, à part les traductions des deux articles importants de Bergson mentionnés, il n’y a pas eu de traductions récentes du reste de l’œuvre bergsonienne 2 ; un travail de ce genre, et surtout la publication de la traduction grecque de Matière et Mémoire, seront sans doute très utiles pour un meilleur accueil de la pensée du philosophe français en Grèce, comme le montrent de pareils efforts faits par des chercheurs consciencieux concernant l’œuvre de Husserl ou celle de Heidegger. 2. ÉTUDES CRITIQUES En ce qui concerne les études grecques (ou en grec) consacrées, exclusivement ou en partie, à Bergson, nous constatons qu’elles relèvent, ici aussi, de deux types de recherche : D’une part, nous avons une série d’études systématiques d’aspects essentiels de la philosophie bergsonienne appuyées sur une connaissance solide des textes mêmes du philosophe français et tenant compte des résultats principaux des travaux des spécialistes les plus importants de la philosophie de Bergson de nos jours. 1. Nous allons en parler dans la suite de notre présentation. 2. Nous disposons seulement, dans certaines bibliothèques, de quelques plus ou moins vieilles traductions des textes suivants : « Sur le pragmatisme de William James. Vérité et réalité » (1911), « “Fantômes de vivants” et “recherche psychique” » et « L’âme et le corps » (1927), « L’effort intellectuel » (1929), « L’intuition philosophique » (1976), et l’introduction en deux parties de La Pensée et le Mouvant (1962). Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 504/544 504 BERGSON DANS LE MONDE D’autre part, nous avons certains travaux qui s’occupent en passant de certaines théories ou thèses de Bergson sans que leurs auteurs aient vraiment étudié à fond l’œuvre de Bergson et sans même qu’ils soupçonnent l’essor des études bergsoniennes depuis une quinzaine d’années, surtout en France. En ce qui concerne le premier type d’études, qui est incontestablement le plus important et le plus fécond, nous pourrions distinguer deux axes de recherche : certains textes tentent d’élucider la nature et les dimensions multiples des notions bergsoniennes fondamentales, telles que la durée, la liberté, la conscience, la vie, l’intuition, etc., en les étudiant selon le mouvement même de la pensée de Bergson. D’autres textes s’occupent surtout de l’influence exercée par Bergson sur d’autres philosophes, ou plus généralement de la présence prégnante, sous diverses formes, d’aspects capitaux de la pensée bergsonienne dans l’œuvre de certains philosophes français majeurs du XXe siècle, notamment de Bachelard, de Levinas, de Merleau-Ponty et de Deleuze. Commençons par les deux livres de Konstantinos Romanos. Dans sa thèse de doctorat en allemand, traduite en grec 1 – ouvrage important à la fin des années 1980 pour le renouveau des études bergsoniennes –, l’auteur soutient que la pensée de Bergson, notamment à travers les notions de sympathie, de vie, et d’intuition, constitue un humanisme esthétique qui s’oppose à un rationalisme unidimensionnel, en s’efforçant constamment de tenir compte de toutes les dimensions d’une vie humaine concrète. Ensuite, dans un recueil d’articles en grec, l’auteur, afin de réfuter les théories positivistes, s’appuie, dans une certaine mesure, sur les analyses de Bergson concernant l’espace et l’homogénéité, en critiquant une approche quantitative de la vitalité qui imite la vraie vie 2. Nous avons ensuite une série d’articles en grec sur Bergson rédigés 1. Cf. K. P. Romanòs, Heimkehr. Henri Bergsons lebensphilosophische Ansätze zur Heilung von erstarrtem Leben, Francfort-sur-le-Main, Athenäum, 1988 ; édition grecque : Oikeiôsis. L’idée d’un humanisme esthétique en partant de la philosophie de la vie d’Henri Bergson, trad. Leftéris Anagnostou, Athènes, Typothito-Yorgos Dardanos, 2001. 2. Cf., du même, Vie pétrifiée, ou la domination de la quantité dans la vision mécaniste du monde, Athènes, Ellinika Grammata, 2002, deuxième partie : « La critique bergsonienne de la quantité comme théorie générale de l’aliénation de l’époque actuelle » (p. 93-142). Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 505/544 LES ÉTUDES BERGSONIENNES EN GRÈCE AUJOURD’HUI 505 par Théoni Anastassopoulou-Kapoyanni, dont la thèse française 1 n’a pas encore été traduite en grec. Le premier de ces textes concerne la critique exercée par Bergson à l’intelligence et la conception bergsonienne de l’intuition 2 ; dans un autre, l’auteure s’occupe du problème de la liberté chez Bergson dans ses dimensions psychologique et ontologique, et, plus particulièrement, de la manière dont la liberté bergsonienne passe du moi au domaine ontologique de la vie 3 ; plus récemment, elle s’est penchée sur les paramètres d’une éthique implicite dans la biologie philosophique de Bergson 4. Nous ne devons pas oublier, enfin, son étude sur les résonances aristotéliciennes dans la philosophie française de la vie au XIXe siècle, dont une moitié porte sur l’influence exercée par Aristote sur Bergson (l’autre moitié concerne Ravaisson) 5. En ce qui concerne la recherche sur la postérité du philosophe français, il faut parler d’abord d’une série de travaux en grec dus à Yannis Prélorentzos, parmi lesquels figurent ses postfaces qui accompagnent les traductions grecques mentionnées de L’Évolution créatrice et du Bergsonisme. Dans la première, Prélorentzos étudie longuement l’« éclipse » relative des études bergsoniennes pendant des décennies et les aspects multiples de leur « renaissance » récente. L’auteur tient tout particulièrement à réfuter le « reproche d’irrationalisme » formulé à l’encontre de Bergson, centré notamment sur ses conceptions de la liberté, de l’intuition et du mysticisme. En outre, l’auteur se penche sur les aspects variés du renouveau 1. Cf. Th. Anastassopoulou-Kapoyanni, Causalité et création. Le continu et le discontinu dans l’œuvre d’Henri Bergson, Université de Paris-Sorbonne - Paris IV (sous la direction du Pr J.-F. Marquet), 1990. 2. Cf., du même, « La notion d’intelligence dans la philosophie bergsonienne », Revue philosophique hellénique, vol. 7, no 21, septembre 1990, p. 235-246. 3. Cf., du même, « Le problème de la liberté et la notion de vie chez H. Bergson », Dononi, Ioannina, vol. 33, 2004, p. 233-252. 4. Cf., du même, « Paramètres d’une morale implicite dans la biologie philosophique bergsonienne », Philosophia (revue du Centre de recherche de la philosophie grecque, Académie d’Athènes), vol. 40, 2010, p. 434-448. 5. Cf., du même, « Résonances aristotéliciennes dans la philosophie française de la vie », in D. N. Koutras (éd.), Athènes et l’Occident. Les influences de la philosophie grecque ancienne sur la formation de la culture occidentale moderne (Actes du IIIe Colloque panhellénique de philosophie de la Société d’études aristotéliciennes « Le Lycée »), Athènes, Papadakis, 2001, p. 19-30. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 506/544 506 BERGSON DANS LE MONDE des études bergsoniennes pendant les années 1984-2004 et tente de repérer les raisons principales de ce retour 1. Dans la postface du Bergsonisme, Prélorentzos s’occupe de la manière originale et féconde dont Deleuze s’approprie certains thèmes et notions essentiels de la philosophie de la nature et de la philosophie de la vie bergsoniennes : les différences de degré et de nature, la distinction entre le virtuel et l’actuel, celle entre deux types de multiplicité (quantitative et qualitative), ainsi que le thème important de la nouveauté 2. Prélorentzos nous a également donné une esquisse concernant le rôle de Bergson dans la philosophie de Levinas 3, et nous possédons les textes de ses conférences non encore publiés intitulées : « Composantes bergsoniennes de la philosophie des sciences de Gaston Bachelard » et « Merleau-Ponty et Bergson : de la réfutation à l’appropriation critique de certaines de ses théories fondamentales ». Les lecteurs grecs disposent déjà d’une autre approche du dernier sujet dans des écrits de Chara Banacou-Caragouni 4, ainsi qu’un article sur Bergson et la phénoménologie (notamment Heidegger) 5. Par ailleurs, Prélorentzos a publié une série d’autres articles sur Bergson en grec 6, ainsi que des articles en français dans les revues Philosophia 1. Cf. Y. Prélorentzos, « La reviviscence de l’intérêt pour la philosophie d’Henri Bergson », in H. Bergson, L’Évolution créatrice, trad. K. Papayorgis et Y. Prélorentzos, op. cit., p. 349-527. 2. Cf., du même, « L’influence exercée par la philosophie de la nature et la philosophie de la vie bergsoniennes sur la pensée philosophique de Deleuze », in G. Deleuze, Le bergsonisme, op. cit., p. 165-181. 3. Cf., du même, « Nourritures préphilosophiques et philosophiques de la pensée d’Emmanuel Levinas », Nea Hestia (Athènes, Hestia), no 1814, septembre 2008, p. 374459, notamment p. 407-418. 4. Cf. Ch. Banacou-Caragouni, « Lectures merleau-pontyennes de l’œuvre de Bergson », Philosophia (revue du CRPG, Académie d’Athènes), vol. 38, 2008, p. 273-286. Cf., du même, Dimensions du visible. La philosophie de l’art dans l’œuvre de M. Merleau-Ponty, Athènes, Éditions universitaires Ennoia, 2008², p. 29-31, 76, 128-130, 258, 276, 285, 392-393 et 395. 5. Cf. Golfo Maggini, « Bergson et la phénoménologie », Ariadnè (revue scientifique de la faculté des lettres de l’Université de Crète, Rethymno), vol. 15, 2009, p. 125-154. 6. Cf. « La problématique du temps dans la philosophie d’Henri Bergson », Actes du Colloque « Formes de compréhension et de gestion du temps », Section de philosophie de l’Université de Ioannina, 2005, p. 49-78 ; et « Approches de certains aspects de la philosophie d’Aristote par Bergson », in Vita Contemplativa. Mélanges offerts au Pr Dimitrios Koutras, Université d’Athènes, 2006, p. 433-457. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 507/544 LES ÉTUDES BERGSONIENNES EN GRÈCE AUJOURD’HUI 507 de l’Academie d’Athènes 1 et Philonsorbonne 2, et dans les Annales bergsoniennes 3. Signalons également que, sous la direction de Prélorentzos, Polyxeni Zindrili a soutenu, en 2008, à l’Université de Ioannina, une thèse intitulée : De la théorie de la conscience à la philosophie sociale et politique : la contribution d’Henri Bergson. Enfin, dans un cadre non universitaire, Papayorgis, après son travail de traduction de l’Essai et de L’Évolution créatrice, dans un essai sur la mémoire, revient à Bergson en présentant succinctement les aspects principaux de sa conception de la mémoire 4. En ce qui concerne les chercheurs n’ayant pas approfondi l’œuvre de Bergson, furent également publiés quelques articles où on tente de comparer des aspects de la philosophie de Bergson avec ceux de la pensée d’autres philosophes comme Walter Benjamin 5 ou Cornélius Castoriadis 6 ; nous trouvons aussi quelques références à Bergson dans un ouvrage sur Unamuno 7 ; un autre article porte sur le retentissement de L’Évolution créatrice en France et en Grèce, principalement durant la première moitié du XXe siècle 8. Enfin, plusieurs références au philo1. Cf., du même, « Bergson est-il durkheimien dans Les Deux Sources de la morale et de la religion ? », Philosophia, vol. 36, 2006, p. 230-255 ; et « Vie et conscience selon Bergson », Philosophia, vol. 39, 2009, p. 325-346. 2. Cf., du même, « Questions concernant la morale de Bergson », Philonsorbonne (Revue de l’École doctorale de philosophie de l’Université de Paris I - Panthéon-Sorbonne), no 1, année universitaire 2006-2007, Paris, Publications de la Sorbonne, 2007, p. 103-129. 3. Cf., du même, « Le problème de la délimitation des choses, des qualités et des états dans la continuité du tout de la réalité selon Bergson », in A. Fagot-Largeault et F. Worms (éd.), Annales bergsoniennes (Paris, PUF, coll. « Épiméthée »), vol. IV : « L’Évolution créatrice », 1907-2007 : épistémologie et métaphysique, décembre 2008, p. 433-466. 4. Cf. K. Papayorgis, De la mémoire, Athènes, Kastaniotis, 2008, p. 201-228 : « La mémoire bergsonienne », et p. 243-256. 5. Cf. Yorgos Varsos, « Exigences d’une métaphysique de la mémoire. Benjamin et Bergson », Axiologika (Athènes, Éd. Nissos et Fondation Sakis-Karagiorgas), no 22, novembre 2009, p. 161-180. 6. Cf. Évanghelos Vantarakis, « Le temps créateur », Nea Hestia, vol. 147, no 722 (consacré à Cornélius Castoriadis), avril 2000, p. 646-663, notamment p. 649-653, 657-660 et 663. 7. Cf. Chara Baconicola-Georgopoulou, Miguel de Unamuno, Athènes, Kardamitsas, 1993, p. 82-84 : « Unamuno et Bergson ». 8. Cf. Ifigenia Botouropoulou, « Le retentissement de L’Évolution créatrice de Bergson Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 508/544 508 BERGSON DANS LE MONDE sophe français figurent dans un livre sur la métaphysique et le mysticisme 1. Revenons maintenant à la recherche systématique sur la philosophie bergsonienne. Dans le cadre d’une telle investigation, la philosophie de Bergson est conçue avant tout en sa propre singularité – soit comme unité de la philosophie de l’esprit et de la philosophie de la nature soit comme une approche de la nature humaine dans sa dimension qualitative – et, à la fois, dans ses rapports avec d’autres conceptions philosophiques. La recherche systématique tente de révéler l’actualité de la philosophie de Bergson en mettant en valeur tant l’originalité de ses idées fondamentales que le « dialogue » qui a lieu de nos jours entre les neurosciences, les sciences de la nature ou la biologie et certains aspects de la philosophie de Bergson 2. À l’issue de cette brève esquisse de l’activité philosophique concernant l’œuvre et la pensée de Bergson en Grèce aujourd’hui, nous pouvons conclure que nous constatons diverses formes de réintroduction de la philosophie bergsonienne en Grèce, dont la plus importante s’avère l’étude systématique de sa pensée à l’Université de Ioannina depuis bientôt une dizaine d’années. Ce renouveau se manifeste à travers de nouvelles traductions d’ouvrages et d’articles de Bergson ou des études sur son œuvre 3, ainsi qu’à travers une série d’études critiques. Nous avons parlé, en particulier, d’une approche systématique et assez approfondie de la philosophie bergsonienne en distinguant deux axes de recherche : celui qui se penche dans le mouvement des idées en France et la réception de sa philosophie en Grèce », Synkrisis (édition annuelle de la Société grecque de grammatologie générale et comparative), no 20, février 2010, p. 181-193. 1. Cf. Nikos Makris, Les fondements métaphysiques du mysticisme, Athènes, Dromon, 2008², p. 5, 30, 36-37, 50, 92-93 et 135. 2. Cf., à titre d’exemple, Y. Prélorentzos, « La reviviscence de l’intérêt pour la philosophie d’Henri Bergson », op. cit., p. 392-404 ; cf. aussi l’article mentionné de Th. Anastassopoulou-Kapoyanni, « Paramètres d’une morale implicite dans la biologie philosophique bergsonienne ». 3. À part l’édition grecque du Bergsonisme de Deleuze, cf. l’édition bilingue (grec-français) de l’étude de Jean-Louis Vieillard-Baron, Bergson et l’éducation, trad. Elena Théodoropoulou, Athènes, Atrapos, 2001. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 509/544 LES ÉTUDES BERGSONIENNES EN GRÈCE AUJOURD’HUI 509 sur le contenu propre des théories bergsoniennes principales et celui qui s’intéresse également à la postérité de sa philosophie. Nous considérons comme des pas nécessaires et importants pour la suite de ces efforts en Grèce, d’une part la publication de la traduction de Matière et Mémoire et de l’ensemble des textes contenus dans L’énergie spirituelle et La Pensée et le Mouvant, et de l’autre la rédaction d’ouvrages consacrés entièrement aux problématiques fondamentales de la pensée du philosophe français. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 510/544 Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 511/544 TRAVAUX PUBLIÉS ET THÈSES SOUTENUES P A R LE S M E M B R E S DE LA SOCIÉTÉ DES AMIS DE BERGSON 2009-2011 Note : Les informations qui suivent nous ont été communiquées par les membres eux-mêmes. Cette liste ne prétend donc pas être exhaustive. I. 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Frédéric Worms), Université de Lille III - Charles-de-Gaulle, 4 mai 2009. Pommier, Éric, La pensée de la vie et ses implications cosmologiques et morales chez Henri Bergson et Hans Jonas (dir. Renaud Barbaras), Université de Paris I Panthéon-Sorbonne, 5 décembre 2009. Rodriges, Paulo Cesar, Percepção e Inteligência na filosofia de Bergson (dir. Debora Cristina Morato Pinto), Université fédérale de São Carlos (Brésil), 2009. Schick, Johannes, Das Subjekt und seine Orientierung in der Wirklichkeit : Eine Studie zu Intuition und Emotion in der Philosophie Henri Bergsons, Universität Würzburg, 2010. Zindrili, Polyxeni, De la théorie de la conscience à la philosophie sociale et politique : la contribution de Henri Bergson (en grec), thèse de philosophie, sous la direction de Yannis Prelorentzos, Université de Ioannina, 10 juin 2008. Zanfi, Caterina, Bergson et la philosophie allemande contemporaine. À la genèse des « Deux Sources de la morale et de la religion » (dir. Frédéric Worms et Manlio Iofrida), Université de Bologne, septembre 2011. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 519/544 BIBLIOGRAPHIE DE L'ARTICLE DE CAMILLE LACAU SAINT GUILY (p. 457 sq.) Bergson, Henri, Œuvres, Paris, PUF, édition du centenaire [1959], 2001. Bergson, Henri, Materia y memoria. Ensayo sobre la relación con el espíritu, traducción de M. Navarro Flores, Madrid, s.n., 1900. Bergson, Henri, La Evolución creadora, traducción de Carlos Malagarriga, Madrid, Renacimiento, 1912. Bergson, Henri, « El alma y el cuerpo », traducción de Alberto ZeregaFombona, Madrid, La Lectura, septembre 1913. Bergson, Henri, La Risa : Ensayo sobre la significación de lo cómico, Valencia, Prometeo, Biblioteca de cultura contemporánea, 1914. Bergson, Henri, « El alma y el cuerpo », El materialismo actual por Bergson, Poincaré, Friedel, Gide, de Witt-Guizot, Riou, Roz, Wagner, versión española de Edmundo González-Blanco, Madrid, Librería Gutenberg de José Ruiz, Ruiz Hermanos sucesores, 1915. Bergson, Henri, Ensayos sobre los datos inmediatos de la conciencia, traducción de D. Barnès, Madrid, Biblioteca moderna de filosofía y ciencias sociales, 1919. Bergson, Henri, Ensayos sobre los datos inmediatos de la conciencia, traducción de D. Barnès, Madrid, Francisco Beltrán, Librería española y extranjera [1919], 1925. Bergson, Henri, La Energía espiritual, traducción de Eduardo Ovejero y Maury, Madrid, Daniel Jorro, Biblioteca científico filosófica, 1928. Bergson, Henri, « Introducción a la metafísica », traducción de C. M. Onetti, in Valoraciones, Argentina, no 12, 1928. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 520/544 520 ANNALES BERGSONIENNES Bergson, Henri, Las Dos Fuentes de la moral y de la religión, prólogo de José Ferrater Mora, traducción de José Miguel González Fernández, Buenos Aires, Editorial Sudamerica, 1946. Bergson, Henri, Obras escogidas, traducción y prólogo de José Antonio Miguez, Madrid, Aguilar, 1963. Bergson, Henri, El Pensamiento y lo Moviente, traducción de M. H. Alberti, Buenos Aires, La Pleyade, 1972. Bergson, Henri, La Evolución creadora, traducción de María Luisa Pérez Torres, Madrid, Espasa-Calpe, Colección Austral, 1973. Arnáiz, Marcelino, « El pragmatismo », in La Ciudad de Dios, LXXIV, 1907, p. 89-102 ; LXXIV, 1907, p. 191-204. Arnáiz, Marcelino, « La “filosofía nueva” », in La Ciudad de Dios, t. III, vol. LXXXIII, p. 116-126 ; t. III, LXXXIII, p. 370-380 ; vol. LXXXIV, p. 5-14 ; vol. LXXXIV, p. 265-276 ; vol. LXXXV, p. 81-92. Atencia, J. 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Cuervo, José (Padre), « Boletín de metafísica », in Ciencia Tomista, Publicación bimestral de los dominicos españoles, Madrid, Santo Domingo El Rela, 1915, vol. 11, p. 93-113. Cuervo, José (Padre), « Boletín de filosofía bergsoniana », in Ciencia Tomista, Publicación bimestral de los dominicos españoles, Madrid, Santo Domingo El Rela, 1916, vol. 13, p. 447-460. Cuervo, José (Padre), « Boletín de filosofía bergsoniana », in Ciencia Tomista, Publicación bimestral de los dominicos españoles, Madrid, Santo Domingo El Rela, 1917, vol. 16, p. 378-403. Cuervo, José (Padre), « Boletín de filosofía bergsoniana », in Ciencia Tomista. Publicación bimestral de los dominicos españoles, Madrid, Santo Domingo El Rela, 1918, vol. 17, p. 191-214. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 521/544 BIBLIOGRAPHIE 521 García Morente, Manuel, La filosofía de Henri Bergson, Selección e introducción de Pedro Muro Romero, Madrid, Colección Austral, Espasa-Calpe, S.A., [1917], 1972. García Morente, « La filosofía en España », in OC I (1906-1936), vol. 2, p. 412. Gómez Molleda, María Dolores, Los reformadores de la España contemporánea, Madrid, CSIC, « Escuela de historia moderna », 1981. González-Blanco, Andrés, « La filosofía de Bergson », in Nuestro tiempo, écrit le 8 mai 1916, juin 1916. Lacau Saint Guily, Camille, Une histoire contrariée du bergsonisme en Espagne, Alicante, Biblioteca Cervantes virtual, 2011. Landeira, Mary-Jo, La présence de Bergson dans l’œuvre d’Antonio Machado, thèse de 3e cycle, Paris, 1978. Machado, Antonio, Los Complementarios [1914], edición crítica por Domingo Ynduráin. I-II, Madrid, Taurus, 1972. 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Ses recherches s’effectuent au croisement de la philosophie politique et de l’esthétique, à partir notamment des pensées de Bergson, Deleuze, Guattari et Rancière. Bruno Antonini est professeur de philosophie au lycée Racine à Paris et docteur en philosophie de l’Université de Paris I - Panthéon-Sorbonne. Rédacteur aux Cahiers Jaurès, il a publié la version éditoriale de sa thèse chez L’Harmattan sous le titre État et socialisme chez Jean Jaurès (coll. « Ouverture philosophique ») en 2004 et présenté La Propriété collective et les Services publics de Paul Brousse aux Éditions du Bord de l’Eau (coll. « Bibliothèque républicaine ») en 2011. Souleymane Bachir Diagne est professeur dans les départements de philosophie et de français de Columbia University à New York. Ses plus récents ouvrages sont Léopold Sédar Senghor : l’art africain comme philosophie (Paris, Riveneuve Éd., 2007), Comment philosopher en Islam ? (Paris, Panama, 2008), Bergson postcolonial : l’élan vital dans la pensée de L. S. Senghor et de Mohamed Iqbal (Paris, Éd. du CNRS, 2011). Pascal Blanchard est professeur en classes préparatoires au lycée Henri-Poincaré de Nancy. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 524/544 524 ANNALES BERGSONIENNES Florence Caeymaex est chercheur qualifié du FRS-FNRS à l’Université de Liège. Appuyée sur ses travaux en histoire de la philosophie contemporaine (Sartre, Merleau-Ponty, Bergson, Olms, 2005), elle mène aujourd’hui des recherches philosophiques sur les enjeux politiques des rapports entre la vie et le pouvoir, dans le cadre de projets de recherche collectifs et interdisciplinaires. Gilles Candar est professeur en classes préparatoires au lycée Montesquieu du Mans, président de la Société d'études jauréssiennes, chargée de la coordination éditoriale des Œuvres de Jean Jaurès (Fayard). Vincent Duclert est professeur agrégé à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et membre du CRH (Centre de recherches historiques, CNRS). Michel Dupuis, né en 1954, est professeur de philosophie à l’Université catholique de Louvain et à l’Université de Liège. Vice-président du Comité consultatif de bioéthique de Belgique. Responsable scientifique du GEFERS (théorie du soin), Paris. Vient de publier : M. Dupuis, R. Gueibe, W. Hesbeen (éd.), La banalisation de l’humain dans le système de soins, Paris, Seli Arslan, 2011. Traductions de L. Binswanger et E. Stein. Arnaud François, né en 1978, est maître de conférences à l’Université de Toulouse II - Le Mirail. Il est l’auteur de l’édition critique de L’Évolution créatrice (PUF, 2007), de Bergson (Ellipses, 2008), de Bergson, Schopenhauer, Nietzsche. Volonté et réalité (PUF, 2008) et de Lire L’Évolution créatrice de Bergson (éd., Vrin, 2010). Il est coprésident de l’Organisation francophone pour la formation et la recherche européennes en sciences humaines (OFFRES), membre du secrétariat de coordination du master Erasmus Mundus « EuroPhilosophie » et secrétaire de la Société des amis de Bergson. Antoine Janvier est collaborateur scientifique du FNRS à l’Université de Liège et termine un postdoctorat à l’ENS de Lyon. Auteur d’une thèse sur Gilles Deleuze, ses recherches portent actuellement en philosophie morale et politique sur les questions d’éducation. Thalia Kanteraki est doctorante en cotutelle entre l’Université de Ioannina en Grèce et celle de Lille III en France ; son travail de thèse s’intitule L’effort chez Bergson, ses prédécesseurs et ses contemporains. Nadia Yala Kisukidi, agrégée et docteur en philosophie, assistante à l’Institut romand de systématique et d’éthique, a soutenu en 2010 une Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 525/544 PRÉSENTATION DES AUTEURS 525 thèse intitulée L’humanité créatrice. Essai sur la signification esthétique et politique de la métaphysique de Bergson sous la direction de Frédéric Worms. Ses travaux de recherche portent essentiellement sur Bergson et la philosophie politique (démocratie, droits de l’homme), ainsi que sur les liens entre politique et religion à travers la question de l’humanisme (chez Mounier et Senghor) – ces derniers aspects de sa recherche faisant actuellement l’objet d’une thèse de théologie dirigée par Ghislain Waterlot. Maître de conférences à l’Université de Grenoble III en civilisation de l’Espagne contemporaine, agrégée d’espagnol et titulaire d’un DEA de philosophie (Paris IV), Camille Lacau Saint Guily a soutenu sa thèse à Paris III, sous la direction du Pr Serge Salaün : Une histoire contrariée du bergsonisme en Espagne (1889-années 1920) (publiée sur le site de la Biblioteca Cervantes Virtual, Alicante, 2011). Elle a également écrit des articles sur le lien des catholiques néothomistes espagnols, d’Ortega y Gasset, d’Unamuno, de l’institutionnisme ou encore des avant-gardes avec Bergson et le bergsonisme. Jorge Martin est né en 1974 à Buenos Aires, Argentine. Il enseigne la philosophie à l'Universidad de Buenos Aires depuis 1998. Il prépare une thèse de doctorat sur Bergson. Articles principaux : « La imagenmovimiento. Deleuze y la relación Beckett-Bergson », Areté. Revista de Filosofía, XXII, 1, 2010, Perú, p. 51-68 ; « Estética de la risa: influencia de Bergson en la obra de Ionesco », Signos Universitarios, Argentina, XXIX, 45, 2010, p. 67-81 ; « El tiempo en Guyau y Bergson », en P. Hunziker, J. Smola (eds), El tiempo, la política y la historia, Universitad Nacional de General Sarmiento, Argentina, 2010, p. 35-42 ; « ¿Es factible expresar la durée bergsoniana? », Revista Latinoamericanade Filosofía, Argentina, XXXV, otoño de 2009, p. 163-170 ; « Bergson y el estoicismo », Logos, México, 36, 2008, p. 99-114 ; « Borges, Funes y... Bergson », Variaciones Borges. Journal of Philosophy, Semiotics and Literature, Dinamarca, 19, 2005, p. 195-208 ; « Bergson y el impresionismo », Intersticios, México, 22-23, 2005, p. 237-246. Sébastien Miravète, docteur en philosophie, est chargé de cours à l’Université de Toulouse II - Le Mirail, titulaire d'une licence de mathématique et d'une licence de sciences cognitives, professeur des écoles, cofondateur et membre du comité de rédaction de la revue Gruppen. Bibliographie : La durée bergsonienne comme nombre et comme morale (thèse de doctorat soutenue Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 526/544 526 ANNALES BERGSONIENNES en juin 2011) ; « L'autre grande métaphysique » in Gruppen, no 3, Paris, Gruppen, 2011. Tatsuya Murayama est maître de conférences en éthique à l’Université du Tôhoku (à Sendaï, Japon). Il est l’auteur d’une thèse de doctorat intitulée Succession et spontanéité : commentaire des Données immédiates de Bergson (Université Keïo), ainsi que de divers articles consacrés à la philosophie française (notamment à Bergson) et à l’éthique. Vincent Peillon est philosophe et député européen. Parmi ses principaux ouvrages : Conversations républicaines (avec François Bazin), Denoël, 2011 ; Éloge du Politique. Une introduction au XXIe siècle, Seuil, coll. « La Librairie du XXIe siècle », 2011 ; Une religion pour la République. La foi laïque de Ferdinand Buisson, Seuil, coll. « La Librairie du XXIe siècle », 2010 ; La Révolution française n'est pas terminée, Seuil, 2008 ; L'épaisseur du cogito. Trois études sur la philosophie de Maurice Merleau-Ponty, Le Bord de l'eau, 2004 ; Pierre Leroux et le socialisme républicain. Une tradition philosophique, Le Bord de l'eau, 2003 ; Jean Jaurès et la religion du socialisme, Grasset, coll. « Collège de philosophie », 2000 ; La Tradition de l'esprit. Itinéraire de Maurice MerleauPonty, Grasset, coll. « Collège de philosophie », 1994 ; « Le Livre de poche », no 4421, 2008. Ioulia Podoroga, docteure en philosophie, spécialiste de Bergson et de la littérature russe du début du XXe siècle, est actuellement boursière de la Fondation Humboldt et va publier un livre intitulé Penser en durée. Le travail du concept dans la philosophie de Bergson. Camille Riquier est maître de conférences en philosophie à l’Institut catholique de Paris. Il est l’auteur d’Archéologie de Bergson (PUF, 2009) et a réalisé l’édition critique de Matière et mémoire (PUF, 2008). Ondřej Švec, Ph.D., est maître de conférences à la faculté des lettres de l’Université Hradec Kralove et coéditeur des Œuvres complètes de Jan Patočka. Il a soutenu sa thèse, La phénoménologie de l’affectivité, en 2006 à l’ENS-LSH de Lyon et à l’Université Charles de Prague. Durant ses études de master en philosophie et lettres françaises, il a également effectué des séjours d’études à Paris IV - Sorbonne et à l’Università degli Studi à Milan. Il traduit la philosophie française en tchèque (Descartes, Bergson, Deleuze) et donne des cours sur la philosophie moderne et contemporaine, la phénoménologie et la philosophie des sciences. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 527/544 PRÉSENTATION DES AUTEURS 527 Ghislain Waterlot est professeur de philosophie et d’éthique à l’Université de Genève. Il a publié de nombreux articles sur Bergson. Directeur du volume Bergson et la religion. Nouvelles perspectives sur Les Deux Sources de la morale et de la religion (PUF, 2008), il est l’auteur de Les enjeux de la mystique chez Bergson : entre philosophie et théologie, à paraître chez H. Champion en 2012. Frédéric Worms est professeur à l’Université de Lille III - Charlesde-Gaulle, directeur du Centre international d’étude de la philosophie française contemporaine (CIEPFC) à l’École normale supérieure, et président de la Société des amis de Bergson. Caterina Zanfi a soutenu en septembre 2011 une thèse en cotutelle à l’Université de Bologne et de Lille III sur les relations du dernier Bergson à la philosophie allemande de son époque. Rattachée au Centre MarcBloch de Berlin, elle est l’auteur de Bergson, la tecnica, la guerra (BUP, 2009), qui lui a valu le prix Castiglioncello des jeunes auteurs, et de plusieurs articles sur la philosophie française contemporaine. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 528/544 Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 529/544 TABLE DES MATIÈRES Préface, par Vincent Peillon. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Présentation, par Frédéric Worms . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9 29 INÉDITS I) Lettres de Bergson à Ferdinand Buisson, éditées, présentées et annotées par Gilles Candar. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Gilles Candar, présentation : « Philosophies et politique scolaire. Cinq lettres inédites de Bergson à Ferdinand Buisson » . . . . . . . Lettres de Bergson à Ferdinand Buisson . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . II) Souleymane Bachir Diagne, « Bergson dans les colonies. Intuition et durée dans la pensée de Senghor et Iqbal », traduit, présenté et annoté par Yala Kisukidi . . . . . . . . . . . . . . . Yala Kisukidi, présentation : « Penser un Bergson postcolonial ? » . . Souleymane Bachir Diagne, « Bergson dans les colonies. Intuition et durée dans la pensée de Senghor et Iqbal » . . . . . . . 37 37 40 49 49 61 Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 530/544 530 ANNALES BERGSONIENNES DOSSIER BERGSON ET LA POLITIQUE : DE JAURÈS À AUJOURD’HUI I) Bergson et Jaurès . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Bruno Antonini, présentation : « Le premier colloque “Bergson et Jaurès” » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Gilles Candar, « Vies normaliennes ». . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Vincent Duclert, « Bergson-Jaurès. De la dispute des systèmes à la dignité de la philosophie » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Camille Riquier : « Jaurès, un chaînon manquant entre les Données immédiates et Matière et mémoire ». . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Bruno Antonini, « Bergson et Jaurès en vis‑à-vis : une métaphysique du politique face à une politique du métaphysique » . . . . . . . . . . . . Frédéric Worms : « Bergson et Jaurès : la justice et l’histoire » . . . . II) Bergson et la politique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Présentation, par Florence Caeymaex, Antoine Janvier et Arnaud François . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Ghislain Waterlot, « Luxe et simplicité dans la pensée politique de Bergson. Politique et mystique face à la guerre » . . . . . . . . . Antoine Janvier, « Écart émotif et création politique : une lecture deleuzienne des Deux Sources » . . . . . . . . . . . . . . . . Caterina Zanfi, « Le sujet en société chez Bergson : du moi superficiel à la société ouverte » . . . . . . . . . . . . . . . . . . Yala Kisukidi, « Création, universalisme et démocratie : la philosophie politique de Bergson dans Les Deux Sources de la morale et de la religion » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . David Amalric, « Ouvrir le clos. Politique bergsonienne et sens pratique des Deux Sources » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Ondřej Švec, « La fragilité de la démocratie face au défi de la technique » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Florence Caeymaex, « La société sortie des mains de la nature. Nature et biologie dans Les Deux Sources » . . . . . . . . . . . . . . . . 87 87 91 107 119 137 155 169 171 175 197 223 245 267 297 311 Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 531/544 531 TABLE DES MATIÈRES VARIA I) Études générales. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Arnaud François, « Sur le Quid Aristoteles de loco senserit de Bergson » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Tatsuya Murayama, « Portrait de famille ? Bergson et le dernier Wittgenstein » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Sébastien Miravète, « La durée bergsonienne comme nombre spécial » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Pascal Blanchard, « N’y a‑t-il de réel que ce qui est actuel ? » . . . . . Ioulia Podoroga, « Plan des images et plan des concepts. Fonctions de la durée » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . II) Bergson dans le monde . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Camille Lacau Saint Guily, « Encombres, gênes et résistances : les singulières “rencontres” du bergsonisme en Espagne (1889-années 1920) » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Michel Dupuis, « Leonardo Coimbra et la réception de Bergson au Portugal » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Jorge Martin, « Un maître oublié de Bergson » . . . . . . . . . . . . . . . Thalia Kanteraki, « Les études bergsoniennes en Grèce aujourd’hui » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 337 337 379 401 419 437 457 457 489 493 501 Travaux publiés et thèses soutenues par les membres de la Société des amis de Bergson (2009-2011) . . . . . . . . . . . . 511 Bibliographie de l'article de Camille Lacau Saint Guily . . . . . . . . . Présentation des auteurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 519 523 Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 532/544 Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 533/544 ÉPIMÉTHÉE ESSAIS PHILOSOPHIQUES Collection fondée par Jean Hyppolite et dirigée par Jean-Luc Marion Allemann B., Hölderlin et Heidegger (2e éd. rev. et corrigée). Trad. par F. FÉDIER. Alquié F., Le rationalisme de Spinoza (3e éd.). — La découverte métaphysique de l’homme chez Descartes (7e éd.). Armogathe J.-R., La nature du monde. Benoist J., Kant et les limites de la synthèse. — Phénoménologie, sémantique, ontologie. — Intentionnalité et langage dans les Recherches logiques de Husserl. — Représentations sans objet. Aux origines de la phénoménologie et de la philosophie analytique. Bernet R., La vie du sujet. Recherches sur l’interprétation de Husserl dans la phénoménologie. — Conscience et existence. Beyssade J.-M., Descartes au fil de l’ordre. Bonfand A., Le cinéma saturé. Essai sur les relations de la peinture et des images en mouvement. Boulnois O., Être et représentation. Une généalogie de la métaphysique moderne à l’époque de Duns Scot. Brague R., Du temps chez Platon et Aristote (2e éd.). Réédition « Quadrige ». Calin R., Levinas et l’exception du soi. Ontologie et éthique. Carraud V., Pascal et la philosophie (2e éd.). — Causa sive ratio. La raison de la cause, de Suarez à Leibniz. Chrétien J.-L., L’arche de la parole (2e éd.). — Symbolique du corps. — Saint Augustin et les actes de parole. Cohen-Levinas D., Clément B., Emmanuel Levinas et les territoires de la pensée. Courtine J.-F., Suarez et le système de la métaphysique. — Les catégories de l’être. Études de philosophie ancienne et médiévale. Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 534/544 — La cause de la phénoménologie. Cues Nicolas de, Le Coran tamisé. Cues Nicolas de, Dialogues de l’Idiot sur la sagesse et l’esprit. Dastur F., La mort. Essai sur la finitude. Davidson D., Actions et événements. Trad. par P. ENGEL. Deleuze G., Empirisme et subjectivité (8e éd.). — Différence et répétition (12e éd.). Derrida J., Le problème de la genèse dans la philosophie de Husserl. Dufrenne M., Phénoménologie de l’expérience esthétique, t. I et II (3e éd.). English J., Sur l’intentionnalité et ses modes. Falque E., Dieu, la chair et l’autre. Fédier F., Interprétations. Ferreyrolles G., Pascal et la raison du politique. Franck D., Nietzsche et l’ombre de Dieu (2e éd.). — Dramatique des phénomènes. — Heidegger et le christianisme. L’explication silencieuse — L’un-pour-l’autre. Levinas et la signification. Garber D., Corps cartésiens. Gregory T., Genèse de la raison classique, de Charron à Descartes. Greisch J., Ontologie et temporalité (3e éd.). Grondin J., Le tournant dans la pensée de Martin Heidegger. — L’universalité de l’herméneutique. Henry M., De la subjectivité. Phénoménologie de la vie, t. 2. — Généalogie de la psychanalyse. Housset E., La vocation de la personne. Husserl E., Recherches logiques, t. 2, vol. 1. — Expérience et jugement. Hyppolite J., Logique et existence (4e éd.). Lacoste J.-Y., Expérience et absolu. Laporte J., Le rationalisme de Descartes (4e éd.). Laruelle F., Principes de la non-philosophie. Laurent J., Romano C. (éd.), Le néant. Lavigne J.-F., Husserl et la naissance de la phénoménologie (1900-1913). Longuenesse B., Kant et le pouvoir de juger. Manzini F., Spinoza : une lecture d’Aristote. Marion J.-L., Sur le prisme métaphysique de Descartes (2e éd.). Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 535/544 — Réduction et donation. Recherches sur Husserl, Heidegger et la phénoménologie (2e éd.). — Étant donné. Essai d’une phénoménologie de la donation (2e éd.). Réédition « Quadrige ». — Au lieu de soi. L’approche de saint Augustin. Mattéi J.-F., De Heidegger à Hölderlin : le quadriparti. Michon C., Prescience et liberté Montavont A., De la passivité dans la phénoménologie de Husserl. Moreau P.-F., Spinoza. L’expérience et l’éternité (2e éd.). Olivo G., Descartes et l’essence de la vérité. Paqué R., Le statut parisien des nominalistes. Trad. par E. MARTINEAU. Philonenko A., Le transcendantal et la pensée moderne. Rabouin D., Mathesis universalis. L’idée de « mathématique universelle » d’Aristote à Descartes. Renault L., Descartes ou la félicité volontaire. Renaut A., Le système du droit. Riquier C., Archéologie de Bergson. Temps et métaphysique. Romano C., L’événement et le monde (2e éd.). — L’événement et le temps. — Il y a. Essais de phénoménologie. Schmitt Ch., Aristote et la Renaissance. Préface et trad. par L. GIARD. Schnell A., En deçà du sujet. Du temps dans la philosophie transcendantale allemande. Serres M., Le système de Leibniz et ses modèles mathématiques (4e éd. en 1 vol.). Sommer C., Heidegger, Aristote, Luther. Stiegler B., Nietzsche et la critique de la chair (2e éd.). Strauss L., Maïmonide. Essais recueillis et traduits par R. BRAGUE. Vasiliu A., EIKÔN. L’image dans le discours des trois Cappadociens. Vioulac J., L’époque de la technique. Marx, Heidegger et l’accomplissement de la métaphysique. Vuillemin J., Mathématiques et métaphysique chez Descartes (2e éd.). — La philosophie de l’algèbre (2e éd.). Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 536/544 Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 537/544 Cet ouvrage a été composé par IGS-CP (16) Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 538/544 Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 539/544 Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 540/544 Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 541/544 Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 542/544 Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 543/544 Dossier : puf318078_3b2_V11 Document : Annales_bergsoniennes_V Date : 30/11/2011 15h18 Page 544/544