Retraduire La Bible - Le Qohélet
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Retraduire La Bible - Le Qohélet
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Ines Oseki-Dépré
Université de Provence
ines.oseki-depre@up.univ-aix.fr
Résumé
Il s’agit de comparer trois traductions contemporaines du Qohélet biblique
(l’Ecclésiaste) dont l’objectif, à l’aide de l’examen des paratextes (préfaces,
auto-commentaires) et d’une analyse traductologique (sémio-poétique) qui
tienne en compte d’autres paramètres tels que l’organisation et l’écriture
propres à chaque traducteur, le paradigme de leurs traductions, le public
auquel il s’adresse, est de déterminer l’horizon d’attente de chaque traduction
(contexte religieux, moderne, extrême contemporain) et d’aboutir à une
meilleure compréhension de chaque traduction au moyen de la comparaison.
La première partie de l’article est consacrée donc à une présentation
diachronique de la Bible, l’histoire de sa constitution (en plusieurs étapes)
jusqu’à sa fixation au 1er siècle ap.J.-C., ainsi qu’à sa composition hétérogène
(les différents styles et textes qui la composent) et la prédominance progressive
des textes dits de sagesse auxquels appartient le Qohélet et qui manifestent
une haute teneur énimagtique, voire poétique.
Le problème du parti-pris des traductions est ensuite envisagé compte-tenu
de l’impossibilité d’une traduction littérale (pour des raisons linguistiques
concernant la langue hébraïque, les signes voyellés, la présence de
« calligrammes »). Dans ce cas, les traductions françaises ont le choix être
la traduction savante, herméneutique (La Bible de Jérusalem), la traduction
hébraïsante (André Chouraqui) ou la transposition poétique (Henri Meschonnic
et Jacques Roubaud, différemment). La traduction brésilienne d’Haroldo de
Campos ainsi que ses commentaires servent d’élément de comparaison,
sinon de contraste avec les dernières.
Mots clés : Bible, Écrits de sagesse, Retraduction, Horizon d’attente.
96 Ines Oseki-Dépré
Remarques préliminaires
pas dans cette optique que nous nous orienterons. Notre étude passera
rapidement sur la constitution du texte biblique dans son historicité :
son élaboration progressive, son caractère hétérogène (formé de
contes, légendes, hagiographies, lois, poèmes…) jusqu’à sa fixation
au premier siècle après Jésus-Christ. Dans un deuxième temps,
elle se propose d’utiliser la retraduction dans une optique
épistémologique dans la mesure où, au moyen du parallèle, elle
permet à la fois de saisir les paramètres constitutifs de l’horizon
traductif français contemporain.
Comme Rome, la Bible (ou les Bibles) n’a pas été bâtie en un
jour. En effet, résultat d’un choix de textes, elle commence à être
écrite progressivement à partir du XIe siècle avant J.-C. au moment
où l’écriture est pratiquée depuis bien longtemps. La fixation de
certains de ses textes par écrit n’empêche pas la production parallèle
de textes en provenance de la tradition orale. Les matériaux qui la
constituent sont divers, d’origines variées, selon les différentes tribus
qui constituent le peuple hébreu, disséminé un peu partout, pouvant
être des récits de groupes, de campements, le souvenir de grands
hommes, la description de sanctuaires. Destinés à donner des règles
de conduite au moyen de lois et de rites, soit encore au moyen de
leçons morales et religieuses qui prennent en compte des
événements de l’histoire ou la vie d’un héros, ils finissent par offrir
la conception israélite de Dieu, du monde et de l’homme.
Il paraît naturel, dans ce cas, que le corpus de textes qui la
constituent soit également hétérogène. Nous trouvons ainsi, des
formes fixes et des formes variables et, parmi les genres, des
poèmes, des descriptions, des dialogues, des pièces liturgiques, les
scribes respectant leur apparition récurrente3 dès l’époque des Juges
(XIIe-X1e siècles avant J.-C.). Leur style diffère également,
comme l’atteste la différence entre des morceaux d’apparence
archaïque (Nombres, XXI) et d’autres bien plus élaborés. Moïse
semble être à l’origine des premiers textes (code de l’Alliance, le
Décalogue : Exode et Deutéronome) mais c’est à partir de la
constitution des royaumes (David et ensuite Salomon) que se vérifie
98 Ines Oseki-Dépré
QOHÉLET
Au jour du jugement
Dieu fera comparaître
Tout
Ce qui fut caché
Si bien si mal7
Quoi qu’il en soit, l’influence hébraïque y est aussi notable dans des
formes que l’auteur utilise, soit de façon conventionnelle (au moyen de
citations de proverbes) soit de façon non conventionnelle (personnelle).
Selon James G. Williams8 , il est possible également que l’auteur
ait employé des formes archaïsantes pour se rapprocher du style
hébraïque. Le critique fait remarquer la présence marquante des
parallélismes, même si le texte se présente en forme de prose9 .
102 Ines Oseki-Dépré
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4
Passe une époque et vient une époque
et la terre à jamais demeure
5
Et le soleil s’est levé et le soleil s’est couché
Et vers son lieu il
aspire là il se lève
6
Il va vers le sud et tourne vers
le nord
Tourne tourne va le vent
Et sur ses détours retourne e vent
Etc.
Retraduire la Bible... 113
et de sa peine
sous le soleil
5 Le soleil se lève
le soleil se couche
courant vers sa demeure
et se levant lui là
Remarques finales
Notes/ bibliographie
5. Henri Meschonnic, Les Cinq rouleaux, Gallimard, Paris, 1970 ; André Chouraqui,
La bible hébraïque et le Nouveau Testament, Desclée de Brouwer, Paris, 1974-
1977 ; Haroldo de Campos, Qohelet, O Que Sabe, Ed. Perspectiva (SP), 1990 ;
Jacques Roubaud, Qohélet, apud Bible, Bayard, Paris, 2001.
7. Traduction Jacques Roubaud (avec Marie Borel, Jean L’Hour), que nous
choisissons comme référence sauf cas contraire et que nous désignons comme
traduction JR pour simplifier. Et qu’on peut comparer au passage traduit en portugais
par Haroldo de Campos :
8. loc.cit.
9. On sait que le texte biblique présente deux formes d’accent qui permettent de
distinguer poésie et prose.
11. Question reprise par Albert Camus dans Le Mythe de Sisyphe, 1942.
13. Ainsi que le texte traduit par Henri Meschonnic, op.cit., et la traduction brésilienne
de Haroldo de Campos.
15. Jacques Roubaud avec d’autres traduisent toute la Bible (notamment Lévitique,
Nombres, Joël, Esther) ce qu’André Chouraqui entreprend de faire seul. Henri
Meschonnic traduit Les Cinq rouleaux (Le Chant des chants, Ruth, Comme ou les
Lamentations, Paroles du Sage- Esther) et Gloires et Haroldo de Campos, Bere’shith
etQohelet.
17. « (…) Não têm, de modo algum, a desmesurada ambição de restituir uma
suposta « autenticidade » da língua original, nem do ponto de vista filológico,
nem do ponto de vista hermenêutico. Não aspiram a repristinar nenhuma
« verdade » textual. Não se nutrem de nenhuma ilusão « purista ». (p. 11) op.cit.
18. Notamment dans Les Cinq rouleaux, Gallimard, Paris, 1970 ; Pour la poétique
II, Gallimard, Paris, 1973 ; Poésie sans réponse (Pour la poétique V), Gallimard,
Paris, 1978 ; Poétique du traduire, Verdier, Paris, 1999.
20. Entre les VIIe et le IXe siècles, deux systèmes concurrentiels d’écriture ont
coexisté, le palestinien et le babylonien mais la graphie actuelle (consonnes, voyelles)
a pu être inspirée par les textes d’Origène.
21. D’autres signes sont non pas « intraduits », mais « intraduisibles ». C’est le cas
de la voyelle « w » qui n’est pas un phonème à proprement parler, dans le sens où
au signifiant /o/ correspondrait un signifié. Il s’agit d’un signifiant spécial qui
commute avec zéro, mais qui signifie, « d’en haut » (du ciel) lorsqu’il est placé à
gauche de la consonne et « d’en bas » (de la terre), lorsqu’il est placé à droite,
utilisé pour définir la généalogie. Il désigne les Apôtres et leur origine (TWLDWT,
TWLDT, TLDWT ou TLDT ne signifient pas la même origine ; le prophète
Ismaël n’a aucun de ces signes dans son nom…) ; ce signe n’apparaît pas dans
notre corpus. (Renseignements Philippe Cassuto, enseignant-chercheur hébréophone,
Université de Provence).
22. Traduction grecque de la Bible qui prend son nom de la légende selon laquelle
70 traducteurs auraient traduit de façon identique en 70 jours, op.cit..
27. « Le blanc des fins de vers accentue les inaccentuées qu’une, je, comme, en
une véritable gestuelle de la parole. », Gérard Dessons à propos de « Légendaire
chaque jour », poème d’Henri Meschonnic, Dictionnaire de poésie de Baudelaire à
nos jours, PUF, Paris, 2001, p. 489. Si l’on compare les traductions d’Esther de
HM et de JR, l’on pourra vérifier l’utilisation du même procédé pour le premier
tandis que le second traduit le texte en prose (texte narratif), très différemment du
Qohélet.
30. Voir Oseki-Dépré, op.cit. et « Visages de Virgile », article paru dans La Revue
des deux mondes, Paris, n.2, 2000 ; « Parallèle et horizon d’attente », Revue de
Littérature Comparée, 2, Paris, 2001.
Retraduire la Bible... 123
Haroldo de Campos :
- Cantares de Ezra Pound, avec Augusto de Campos et Décio Pignatari, Rio de
Janeiro, Service de Documentation-MEC, 1960
- Ménis, l’Ire d’Achille (Chant 1 de l’Illiade, d’Homère) avec Trajano, Vieira, São
Paulo, Editora Nova Alexandria, 1994.
André Chouraqui :
3 Le Cantique des Cantiques, Desc1ée de Brouwer, Paris, 1950.
Henri Meschonnic :
- Les Cinq rouleaux, Gallimard, Paris, 1970.
Retraduire la Bible... 125
Jacques Roubaud :
- Mono no aware : Le sentiment des choses (cent quarante trois poèmes empruntés
au japonais), Gallimard, 1970.
N.B. : Nous ne donnons ici que les titres des principales traductions des quatre
auteurs, très prolifiques par ailleurs.