Marie-Dominique Philippe - Réflexions Sur La Nature de La Liberté Dans La Philosophie de Descartes (1949) - Libgen - Li
Marie-Dominique Philippe - Réflexions Sur La Nature de La Liberté Dans La Philosophie de Descartes (1949) - Libgen - Li
Marie-Dominique Philippe - Réflexions Sur La Nature de La Liberté Dans La Philosophie de Descartes (1949) - Libgen - Li
de telle sorte, dit-il, que «je ne conçois point l’idée d’aucune autre
plus ample et plus étendue ». La liberté de Dieu qui sous certains
aspects est incontestablement plus parfaite que la nôtre, consi
dérée formellement et précisément en elle-même, donc comme
« idée de liberté », ne lui apparaît pas plus grande. Cette liberté
considérée formellement et uniquement en elle-même, Descartes
précise qu’elle « consiste seulement en ce que nous pouvons faire
une chose, ou ne la faire pas, c’est-à-dire affirmer ou nier... »
Et voulant mettre en pleine lumière l’ultime formalité de la
liberté, il ajoute : « elle consiste seulement en ce que, pour affirmer
ou nier, ... nous agissons de telle sorte que nous ne sentons point
qu'aucune force extérieure nous y contraigne ». C’est le senti
ment intérieur d'agir sans aucune contrainte, sans aucune violence,
d’agir ou de ne pas agir uniquement parce que nous le voulons,
parce que nous en avons décidé ainsi. Il y a donc dans cette
notion de liberté quelque chose de plus intime, de plus formel
pourrait-on dire, que le pur pouvoir d'efficience : agir ou ne pas
agir, c’est la manière dont ce pouvoir s’exerce : sans contrainte
extérieure. La découverte de la liberté ne se réalise parfaitement
que dans cette conscience que nous possédons d’une action
exempte de toute force extérieure contraignante et de toute
dépendance de l'objet.
Ce que la philosophie scolastique appelle « la liberté de choix
ou de spécification » est regardé par Descartes comme extrin
sèque à la notion propre et essentielle de la liberté. Une telle
liberté implique en effet une certaine « indifférence », une certaine
« indétermination » ; or cette indifférence ou cette indétermination
est pour Descartes un manque, un defectus dans l’ordre de la
connaissance, et non pas une attitude spéciale de la volonté
par rapport au bien qui lui est présenté. Dans ces conditions,
la liberté de choix ne peut pas nous révéler ce qu’il y a de tout
à fait propre et essentiel à la liberté. Il faut, au contraire, laisser
de côté cette manière traditionnelle d’expliquer la liberté et ne
plus chercher à la comprendre que dans et par son pouvoir d’agir
ou de ne pas agir.
Cette abstraction qu’opère ici Descartes en vue de pénétrer
plus avant dans « l'idée » de la liberté est extrêmement révéla
trice de toute la méthode de pensée de ce philosophe, de sa
manière de « formaliser » ses idées intuitives. Pour lui, en effet,
la liberté de choix implique une imperfection, or l’idée de liberté
s’impose à nous comme absolue et sans limite. Donc la liberté
de choix ne peut pas faire partie essentielle de l’idée de liberté ;
elle ne peut définir que telle ou telle liberté imparfaite, dans
telle ou telle circonstance particulière. C’est d’une part ce senti
ment intime, — cette expérience intérieure — que nous avons
de notre liberté comme d’un absolu, et d’autre part cette imper
59° REVUE THOMISTE
mais a-t-elle encore un sens dans une philosophie qui ne maintient plus avec suffi
samment de netteté les distinctions de la causalité efficiente (celle de l’exercice et
de l'application), de la causalité formelle (celle de la spécification)» de la causalité
finale (celle du motif, de la fin)? Tout motif, toute spécification se ramènera en défi
nitive à une sorte de condition sine qua non, comme nous aurons l’occasion de le
noter.
i. En face de cette doctrine de Descartes de l’acte libre, il serait intéressant de
mettre en parallèle la doctrine de Jean de Saint-Thomas sur la nature de l’acte libre
en Dieu. Descartes .et Jean de Saint-Thomas sont contemporains et représentent
bien deux pôles opposés de la pensée philosophique. La distinction de Jean de Saint-
Thomas entre la voluntas efficiens et la voluntas efficax et leur ordre de subordination
(cette dernière incluant la première) montre l’inefficacité foncière et radicale de
cette liberté coupée de la fin et du bien, telle que Descartes la conçoit. Cf. Jean de
Saint-Thomas, Cwrsus theologicus, in Prim. Part., q. iq, disp. 25, a. 1 (éd. Solesmes,
t. III, p. 140, nn 9).
Revue Thomiste — 8
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Ici encore, Descartes est logique avec son système. Tout l’aspect
objectif de la bonté et de la fin disparaissant — ou, si l’on pré
fère, se ramenant à une certaine présence de la cause formelle
exemplaire : la clarté de la connaissance —, la qualification ver
tueuse de la volonté ne pourra se faire qu’en raison de son exercice,
de son usage adéquat ou non, relativement à sa mesure extrin
sèque. Et comme le jugement naît de cette volonté, rectifiée
ou non rectifiée, et dépend d’elle, il sera lui-même qualifié de
prudent ou de téméraire. C’est pourquoi il est juste de dire que
Descartes exalte la volonté et en définitive la liberté au détriment
du jugement, en ce sens qu’il subordonne le jugement à la liberté
et à. l'usage de celle-ci. Dans ces conditions, il ne peut plus y
avoir de jugement purement spéculatif. Tout jugement est néces
sairement un jugement pratique, à la fois de l’ordre de l’agibile et
du factibile (ces deux ordres ne pouvant plus être distingués, puisque
leur rapport divers à la fin, par où ils se distinguent foncièrement,
n’a plus aucune signification). On peut donc qualifier tout
jugement de vrai et de prudent, ou de faux et de téméraire,
comme on peut dire qu’il est affirmation et poursuite ou négation
et fuite. Voilà les conclusions que Descartes devait logiquement
admettre, n’ayant plus compris la prééminence de l’être sur la
connaissance, et s’étant enfermé dans le subjectivisme du cogito.
Liberté de Dieu.
i. Réponse aux septièmes objections, dans Discours de la Méthode, suivi des Médita
tions métaphysiques, Flammarion, Paris, p. 443.
2. Quatrième Méditation, éd. Adam-Tannery, pp. 45-46.
NATURE ET IMPORTANCE DE LA LIBERTÉ D’APRÈS DESCARTES 597
plus que comme une condition sine qua non pour que la cause
efficiente puisse s’exercer librement. On comprend comment
Descartes ne peut s’arrêter à la cause formelle en Dieu, mais
immédiatement l’oriente vers la cause efficiente, vers une « quasi
cause efficiente ».