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Marie-Dominique Philippe - Réflexions Sur La Nature de La Liberté Dans La Philosophie de Descartes (1949) - Libgen - Li

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Réflexions sur la nature et l’importance de la

liberté dans la philosophie de Descartes

On a noté que Descartes « substituait à la prééminence antique


de l’être sur la connaissance, le point de vue strictement intel­
lectualiste de la prééminence inverse de la connaissance sur l’être ».
Ne pourrions-nous pas ajouter qu’il substitue également à la
primauté de l’intelligence sur la volonté celle de la volonté sur
l’intelligence ; à la primauté de la volonté sur la liberté celle
de la liberté sur la volonté? Ce qui le conduit logiquement à
exalter par-dessus tout la liberté et l'exercice de la causalité
efficiente, à tel point que liberté et exercice de la causalité effi­
ciente semblent bien être comme le noyau central de toute sa
philosophie. C’est ce que nous tâcherons de montrer dans ces
quelques pages, espérant par là pénétrer un peu plus profon­
dément dans une philosophie qui, de fait, a exercé une si grande
influence et continue de l’exercer. La phénoménologie existen­
tialiste n’arrive pas — malgré quelques bonnes intentions — à se
libérer complètement du cartésianisme.
Dès que l’on abandonne l’antériorité de l’être sur l’intelligence
pour affirmer le primat du sujet connaissant, du « je pense »,
relativement à l’objet de la pensée, on est comme nécessairement
conduit à affirmer la supériorité de la volonté sur l’intelligence ;
d’une volonté que l’on considère avant tout, pour ne pas dire
exclusivement, comme la faculté du sujet, le pouvoir d’opérer
ou de ne pas opérer. Ajoutons que dans l’exubérance de ce sub­
jectivisme naissant, qui cherche à se libérer complètement de
toute spécification objective, Descartes identifie « volonté » et
« franc-arbitre », le « volontaire » et le « libre ». « Il n'y a point
de différence, affirme-t-il, entre ce qui est volontaire et ce qui
est libre1. »
Comprenons bien, en effet, que la volonté en tant qu’on la
distingue du « franc-arbitre », comme une faculté essentiellement
ordonnée au bien appréhendé ou, d’une façon plus précise, comme
une faculté ordonnée au bien recherché pour lui-même, indépen­
damment des autres (la fin), garde toujours une certaine objecti­
vité. Certes le bien est ce qui convient au sujet, mais ce n’est

i. René Descartes, Méditations. Objections et réponses. Troisièmes objections.


Réponse à l’objection douzième (éd. Adam*Tannery, t. ÎX, première partie, p. 148).
NATURE ET IMPORTANCE DE LA LIBERTÉ D’APRÈS DESCARTES 587

pas sa raison propre. Celle-ci consiste dans la perfection intrin­


sèque de la réalité en tant qu’elle est capable de perfectionner
un autre être, en l'attirant, en le finalisant. Le bien n’est-il pas
ce que tous désirent, ce que tous aiment? Le bien est ce qui
est aimé, ce qui attire et finalise. En exerçant sur la volonté sa
causalité de fin, attirant en étant aimée, le bien connaturalise le
sujet voulant à une réalité bonne, capable de le perfectionner,
de l’achever. Il oriente donc le sujet vers une réalité extérieure,
transcendante. Voilà pourquoi la volonté comme faculté du bien-
fin implique nécessairement une certaine objectivité et ne peut
demeurer dans la pure immanence du sujet.
Le « franc-arbitre » au contraire, dans ce qu’il a de plus pro­
fond et de plus original signifie ce pouvoir que nous avons d’agir
ou de ne pas agir. Ce pouvoir est même l’unique pouvoir essentiel
du « franc-arbitre » pour Descartes, puisque celui-ci rejette le
pouvoir de choisir tel ou tel bien, comme extrinsèque à la raison
propre de la liberté. Nous en verrons plus tard la raison. Le
franc-arbitre exprime donc en premier lieu — et même exclu­
sivement pour Descartes — le pouvoir du sujet, son pouvoir
d’indépendance à l’égard de l’exercice : agir ou ne pas agir.
Un tel pouvoir n’implique donc plus en lui-même aucune réfé­
rence objective.
La distinction entre moyen et fin, qui, dans la philosophie
de saint Thomas, fonde la distinction entre libre arbitre et volonté
et permet de préciser le caractère essentiellement relatif du libre
arbitre et son étroite dépendance à l’égard de la volonté delà
fin, est en réalité une distinction propre à une philosophie objective
et réaliste. Si cette objectivité et ce réalisme sont abandonnés
de fait au nom d’un certain subjectivisme idéaliste, ou du moins,
si cette objectivité et ce réalisme sont comme méconnus, l’expé­
rience psychologique de la conscience du « moi pensant », du
cogiio, devenant en quelque sorte la lumière de toute la philo­
sophie, le pouvoir exclusif du libre arbitre à l’égard du pur
exercice : agir ou ne pas agir, se présente, dans de telles conditions,
comme un absolu qui s’impose nécessairement. La découverte
de notre liberté donne à notre personnalité le sens de sa parenté
formelle avec l’être absolu : Dieu, et par le fait même, lui fait
comprendre sa propre dignité et sa propre valeur. C’est dans
cette découverte de la liberté que nous expérimentons l’Absolu,
et nous ne pouvons expérimenter notre ressemblance avec Dieu
que dans cette découverte, puisque le volontaire qui n’est pas
libre est un volontaire dégradé, indigne de ce nom, c’est un
volontaire confus et indéterminé qui provient de notre imper­
fection et en est un signe. Seul le volontaire libre, parfaitement
conscient et clair, est ce qui nous apparente à Dieu.
Ne pensons pas que par souci de logique nous exagérons le
588 REVUE THOMISTE

« libéralisme » — dans le sens philosophique d’exaltation de la


liberté — de Descartes. Relisons ce texte si net de la Quatrième
Méditation. Le philosophe, dans l’enivrement de sa découverte
et de son expérience, n'hésite pas à affirmer la valeur infinie
de la liberté, sa valeur transcendante et divine :
... Je l’expérimente [la volonté] si vague et si étendue, qu’elle
n’est renfermée dans aucunes bornes... De toutes les autres
choses qui sont en moi, il n’y en a aucune si parfaite et si étendue,
que je ne reconnaisse bien qu’elle pourrait être encore plus
grande et plus parfaite... Il n’y a que la seule volonté, que
j’expérimente en moi être si grande, que je ne conçois point
l’idée d’aucune autre plus ample et plus étendue : en sorte
que c’est elle principalement qui me fait connaître que je porte
l’image et la ressemblance de Dieu. Car, encore qu’elle soit
incomparablement plus grande dans Dieu que dans moi, soit
à raison de la connaissance et de la puissance qui s’y trouvant
jointes la rendent plus ferme et plus efficace, soit à raison de
l’objet, d’autant qu’elle se porte et s’étend infiniment à plus
de choses, elle ne me semble pas toutefois plus grande, si je
la considère formellement et précisément en elle-même. Car
elle consiste seulement en ce que nous pouvons faire une
chose ou ne la faire pas (c’est-à-dire affirmer ou nier, poursuivre
ou fuir), ou plutôt seulement en ce que, pour affirmer ou nier,
poursuivre ou fuir les choses que l’entendement nous propose,
nous agissons en telle sorte que nous ne sentons point qu’aucune
force extérieure nous y contraigne. Car, afin que je sois libre,
il n’est pas nécessaire que je sois indifférent à choisir l’un ou
l’autre des deux contraires ; mais plutôt, d’autant plus que
je penche vers l’un, soit que je connaisse évidemment que le
bien et le vrai s’y rencontrent, soit que Dieu dispose ainsi
l’intérieur de ma pensée, d’autant plus librement j’en fais choix
et je l’embrasse. Et certes la grâce divine et la connaissance
naturelle, bien loin de diminuer ma liberté, l’augmentent plutôt
et la fortifient. De façon que cette indifférence que je sens,
lorsque je ne suis point emporté vers un côté plutôt que vers
un autre par le poids d’aucune raison, est le plus bas degré
de la liberté, et fait plutôt paraître un défaut dans la connais­
sance qu’une perfection dans la volonté ; car si je connaissais
toujours clairement ce qui est vrai et ce qui est bon, je ne serais
jamais en peine de délibérer quel jugement et quel choix je
devrais faire : et ainsi je serais entièrement libre, sans jamais
être indifférentx.

Il s’agit d’une expérience intérieure portant sur la capacité


infinie du libre arbitre ou plus exactement sur son ampleur
et son étendue, expérimentée comme sans mesure et sans limite,

i. Ibid,, Quatrième Méditation, pp. 45-46·


NATURE ET IMPORTANCE DE LA LIBERTÉ D’APRÈS DESCARTES 589

de telle sorte, dit-il, que «je ne conçois point l’idée d’aucune autre
plus ample et plus étendue ». La liberté de Dieu qui sous certains
aspects est incontestablement plus parfaite que la nôtre, consi­
dérée formellement et précisément en elle-même, donc comme
« idée de liberté », ne lui apparaît pas plus grande. Cette liberté
considérée formellement et uniquement en elle-même, Descartes
précise qu’elle « consiste seulement en ce que nous pouvons faire
une chose, ou ne la faire pas, c’est-à-dire affirmer ou nier... »
Et voulant mettre en pleine lumière l’ultime formalité de la
liberté, il ajoute : « elle consiste seulement en ce que, pour affirmer
ou nier, ... nous agissons de telle sorte que nous ne sentons point
qu'aucune force extérieure nous y contraigne ». C’est le senti­
ment intérieur d'agir sans aucune contrainte, sans aucune violence,
d’agir ou de ne pas agir uniquement parce que nous le voulons,
parce que nous en avons décidé ainsi. Il y a donc dans cette
notion de liberté quelque chose de plus intime, de plus formel
pourrait-on dire, que le pur pouvoir d'efficience : agir ou ne pas
agir, c’est la manière dont ce pouvoir s’exerce : sans contrainte
extérieure. La découverte de la liberté ne se réalise parfaitement
que dans cette conscience que nous possédons d’une action
exempte de toute force extérieure contraignante et de toute
dépendance de l'objet.
Ce que la philosophie scolastique appelle « la liberté de choix
ou de spécification » est regardé par Descartes comme extrin­
sèque à la notion propre et essentielle de la liberté. Une telle
liberté implique en effet une certaine « indifférence », une certaine
« indétermination » ; or cette indifférence ou cette indétermination
est pour Descartes un manque, un defectus dans l’ordre de la
connaissance, et non pas une attitude spéciale de la volonté
par rapport au bien qui lui est présenté. Dans ces conditions,
la liberté de choix ne peut pas nous révéler ce qu’il y a de tout
à fait propre et essentiel à la liberté. Il faut, au contraire, laisser
de côté cette manière traditionnelle d’expliquer la liberté et ne
plus chercher à la comprendre que dans et par son pouvoir d’agir
ou de ne pas agir.
Cette abstraction qu’opère ici Descartes en vue de pénétrer
plus avant dans « l'idée » de la liberté est extrêmement révéla­
trice de toute la méthode de pensée de ce philosophe, de sa
manière de « formaliser » ses idées intuitives. Pour lui, en effet,
la liberté de choix implique une imperfection, or l’idée de liberté
s’impose à nous comme absolue et sans limite. Donc la liberté
de choix ne peut pas faire partie essentielle de l’idée de liberté ;
elle ne peut définir que telle ou telle liberté imparfaite, dans
telle ou telle circonstance particulière. C’est d’une part ce senti­
ment intime, — cette expérience intérieure — que nous avons
de notre liberté comme d’un absolu, et d’autre part cette imper­
59° REVUE THOMISTE

fection congénitale de la liberté de choix qui légitime et néces­


site une telle abstraction. Notons que notre liberté de choix nous
met, de fait, expressément en présence de toute la relativité
inhérente à nos activités libres. Relativité qui du reste se prend
de l’objet lui-même que nous voulons. Nous ne choisissons que
des biens qui, réellement ou apparemment, nous sont proposés
comme des biens relatifs (c'est-à-dire des moyens ou des fins
intermédiaires) ; — ce qui est ou nous apparaît comme notre
bien suprême ne peut être strictement objet de choix, c’est objet
d’amour, de joie, d’intention, mais non d’élection. Tout choix,
toute élection ne peut se comprendre qu’en raison d’un certain
but qu’on poursuit, d’un certain bien qui s’impose comme une
fin et que l’on poursuit. Le choix est donc un acte essentiellement
relatif à un autre, dépendant d’un autre, qui ne peut se com­
prendre que grâce à lui. Il lui répugne donc d’être présenté comme
un absolu qui tient par lui-même. Mais alors le choix est-il tou­
jours imparfait, l’indifférence qu’implique le choix est-elle néces­
sairement signe d’imperfection? Répondons simplement en rap­
pelant la distinction : autre chose est affirmer que le choix est
essentiellement relatif à un autre bien (dépendance objective),
et affirmer que le choix est essentiellement imparfait. L’indif­
férence qu’implique le choix peut être une indifférence de poten­
tialité, de manque de connaissance actuelle, donc d’imperfection,
ou au contraire une indifférence de domination, comme celle qui
connaît parfaitement la relativité de tous les moyens et leur
imperfection intrinsèque. Descartes ne fait pas de telles dis­
tinctions. Il ne pouvait pas les faire, car elles présupposent une
philosophie distinguant l’ordre de la cause objective et celui de
la cause efficiente. De son point de vue subjectif, qui ne distingue
plus parfaitement ces ordres de causalité, le choix est essentiel­
lement imparfait, puisque dépendant et présupposant une indif­
férence. Or toute dépendance objective implique une dépendance
efficiente, et toute indifférence est nécessairement imparfaite
puisque inefficace par elle-même. L’agent n’agit que déterminé,
son indétermination ne peut être que de la potentialité. En
réalité, Descartes ne saisit que la causalité efficiente univoque,
ce qui semble fatal dès qu’on ne distingue plus nettement
la causalité formelle de la causalité efficiente.
S’il y a imperfection dans l’indifférence du choix, celle-ci ne
peut pas caractériser la liberté comme telle puisque la liberté
est expérimentée par Descartes comme un absolu. Nous avons
déjà parlé de cette expérience de la liberté et précisé son contenu.
Remarquons seulement que ce pouvoir d’agir ou de ne pas agir,
ou plus exactement cette manière tout à fait gratuite de poser
une opération ou de ne pas la poser, sans aucune contrainte
extérieure, est expérimenté comme sans borne, comme infiniment
NATURE ET IMPORTANCE DE LA LIBERTÉ D’APRÈS DESCARTES 5ÇI

ample et étendu, bien qu’il puisse être plus ou moins ferme et


efficace. C’est donc vraiment le •pouvoir ou plus précisément sa
manière de s’exercer sans contrainte, indépendamment de sa
fermeté et de son efficacité plus ou moins grande, qui est vraiment,
selon Descartes, objet d’expérience. Or selon la doctrine scolas­
tique, si la manière d’opérer peut être objet d’expérience, étant
un acte second, le pouvoir, lui, ne l’est pas, étant une forme
en acte premier qu’on infère pour rendre philosophiquement
raison de tel ou tel genre d’opérations. Les déterminations spéci­
fiques de ce pouvoir se prennent de son objet propre. Descartes
semble admettre que le pouvoir comme la manière d’opérer peut
être objet d’expérience. La distinction entre l’acte premier et
l’acte second n’apparaît plus que comme une précision plus
grande à l’intérieur d’un même ordre de réalité. C’est encore
le manque de distinction des causalités formelle et efficiente qui
peut expliquer cette confusion. De plus, si l’on ne considère
plus l’objet comme principe de spécification de l’opération et
qu’on essaie de tout déterminer à partir de la conscience du
sujet, on aboutit logiquement à l'affirmation de Descartes. Car
l’aspect subjectif étant premier, on peut parler, d’une part,
d’expérience d’un pouvoir sans préciser son opération propre,
aussi bien que d’une manière d’opérer sans parler de sa
propre détermination, et d’autre part, plus aucun principe ne
déterminant, ne mesurant le pouvoir de cette manière d’opérer,
on peut alors le considérer comme sans limite, donc infini. Excluant
de la liberté comme telle les imperfections de l’indifférence du
choix, Descartes les regarde comme un défaut affectant notre
connaissance. Dès que celle-ci est claire et distincte, toute indif­
férence disparaît et une liberté parfaite s'exerce.
Analysons l’exemple que nous donne Descartes pour mieux
faire saisir sa pensée sur ce point capital de sa doctrine :
... Examinant ces jours passés si quelque chose existait dans
le monde, et connaissant que, de cela seul que j’examinais cette
question, il suivait très évidemment que j’existais moi-même,
je ne pouvais pas m'empêcher de juger qu’une chose que je
concevais si clairement était vraie, non que je m’y trouvasse
forcé par aucune cause extérieure, mais seulement parce que,
d’une grande clarté qui était en mon entendement, a suivi
une grande inclination en ma volonté ; et je me suis porté
à croire avec d’autant plus de liberté que je me suis trouvé
avec moins d’indifférence1.

Ce passage nous montre clairement comment il faut com­


prendre la fameuse affirmation : « je pense donc je suis ». La

1. Ibid., pp. 46-47.


592 REVUE THOMISTE

conscience de sa recherche intellectuelle conduit Descartes à


affirmer qu’il existe lui-même. Et cette affirmation lui apparaît
comme une vérité à l’abri de toute critique et de tout doute,
du fait même qu’il la conçoit « si clairement » et qu’elle implique
« une grande inclination de sa volonté », inclination parfaitement
libre et sans indifférence. L’affirmation de l’existence : « je suis »,
suppose donc une « conception » claire de sa propre activité de
pensée et une « inclination » de la volonté, celle-ci présupposant
la grande clarté de l’entendement et la suivant librement et sans
indifférence. Nous avons donc cette progression : conception claire
de l'activité de connaissance, inclination libre de la volonté,
affirmation de l’existence. Descartes reconnaît en effet que « la
lumière naturelle nous enseigne que la connaissance de l’enten­
dement doit toujours précéder la détermination de la volonté »\
Ce que la lumière naturelle n’ajoute pas, c’est que, de la concep­
tion claire et de l’inclination libre, suit le jugement d’existence !
Avant d’étudier ce qu’il y a de tout à fait typique dans cette
manière d’envisager le jugement d’existence, considérons encore
un instant le caractère de cette inclination libre de la volonté.
Déclarer que la connaissance de l’entendement doit toujours
précéder la détermination de la volonté, n’est-ce pas reconnaître
la nécessité d’un certain objet et la distinction des causes formelle
et efficiente, ce qui s’oppose directement à ce que nous avons
dit précédemment? Pour répondre à cette question, il faut pré­
ciser le motif propre de cette inclination de la volonté. Descartes
note que cette inclination n'est forcée par aucune cause extérieure.
Son motif propre est purement intérieur et immanent. N’est-il
pas précisément la clarté même de la connaissance? En effet il
ne peut être question de la bonté de la réalité appréhendée,
puisque celle-ci est un motif extérieur. Il faut que ce soit ou
la réalité en tant que conçue ou la clarté même de la connaissance
comme telle. Or la réalité en tant que conçue, abstraction faite
de la clarté de la connaissance, n’explique pas l’inclination libre,
puisque toute connaissance n’est pas à l’origine d’une telle incli­
nation et que pour Descartes du reste, l’idée ne peut se distinguer
de l’acte même de la connaissance qui la conçoit. L’idée c’est
l’acte même d’appréhension en tant qu’il se distingue du jugement.
Donc la clarté de la connaissance comme telle explique seule
cette inclination libre. La clarté de la connaissance qui implique
la perfection même de la connaissance et donc la perfection
aussi de l’idée est bien ce qui en dernier lieu rend raison de
l’inclination librei.
2.
i. Ibid., p. 47.
2. On pourrait se demander si la clarté de la connaissance qui apparaît comme
indispensable pour l’éclosion de l’inclination libre, est de fait indispensable comme
motif propre ou comme condition sine qua non? Une telle question est tout à fait
légitime et même souvent nécessaire dans une philosophie aristotélicienne et thomiste,
NAll Kh. El iMl'URlANb.. .

Pour Descartes il y a une connexion nécessaire entre ces deux


moments de notre vie spirituelle : clarté de la connaissance
et inclination libre. Mais, si cette clarté de la connaissance exprime
bien sa perfection, elle signifie plus expressément encore son
éclat, sa lumière, sa beauté. Donc la clarté, la beauté de la
connaissance est à l’origine de la liberté. Or cette beauté de
la connaissance existe en premier lieu dans la réflexion parfaite, —
la conscience claire que j'ai de ma vie intellectuelle. Donc la
réflexion parfaite sur l’exercice vital de mon intelligence rend
raison de l’inclination libre dans sa pureté première et originelle,
puisque nous sommes ici en présence de notre première conception
évidente et claire d’où prend naissance notre premier acte de
liberté parfaite.
Ce rapport entre la clarté de la connaissance (réflexion par­
faite) et la liberté nous montre comment Descartes maintient
une certaine causalité formelle (causalité exemplaire) pour expli­
quer l’inclination libre de la volonté, c’est-à-dire l’exercice vital
conçu dans toute sa pureté et sa spontanéité d’exercice. A la
bonté on substitue la clarté de la connaissance ; à la cause finale,
ia cause exemplaire. De plus, ce rapport de dépendance entre
la connaissance et la liberté n'est envisagé que comme un rap­
port de connexion et de succession, le franc-arbitre peut demeurer,
dans son ordre, infini, sans mesure, puisque cette cause exemplaire
en réalité ne spécifie pas la volonté, mais permet son exercice
parfait. En ce sens elle n’est plus qu’une condition sine qua non
de l’exercice libre de la volonté.
Le terme propre de cette première inclination libre est l’affir­
mation de mon existence comme telle. Cette existence est posée
s’imposant et devant être affirmée nécessairement, sans toutefois
être atteinte comme une mesure extrinsèque et transcendante
du jugement. Cette existence ainsi affirmée ne limite donc pas
ma liberté1. On peut même dire qu’elle apparaît comme posté­
rieure à celle-ci, conditionnée en quelque sorte par elle, puisque
je ne puis l’affirmer qu'à partir de cette inclination libre. Evidem­
ment, Descartes ne prétend pas que l’existence est l’effet de

mais a-t-elle encore un sens dans une philosophie qui ne maintient plus avec suffi­
samment de netteté les distinctions de la causalité efficiente (celle de l’exercice et
de l'application), de la causalité formelle (celle de la spécification)» de la causalité
finale (celle du motif, de la fin)? Tout motif, toute spécification se ramènera en défi­
nitive à une sorte de condition sine qua non, comme nous aurons l’occasion de le
noter.
i. En face de cette doctrine de Descartes de l’acte libre, il serait intéressant de
mettre en parallèle la doctrine de Jean de Saint-Thomas sur la nature de l’acte libre
en Dieu. Descartes .et Jean de Saint-Thomas sont contemporains et représentent
bien deux pôles opposés de la pensée philosophique. La distinction de Jean de Saint-
Thomas entre la voluntas efficiens et la voluntas efficax et leur ordre de subordination
(cette dernière incluant la première) montre l’inefficacité foncière et radicale de
cette liberté coupée de la fin et du bien, telle que Descartes la conçoit. Cf. Jean de
Saint-Thomas, Cwrsus theologicus, in Prim. Part., q. iq, disp. 25, a. 1 (éd. Solesmes,
t. III, p. 140, nn 9).
Revue Thomiste — 8
i ηυ.Ηχοχϋ

l’inclination libre, comme si l’existence provenait de la liberté,


et lui était toute relative, mais on voit immédiatement comment
cette conception cartésienne de la liberté est bien à l’origine
de semblables affirmations. En effet, pour Descartes, le jugement
certain d’existence implique l’inclination libre, celle-ci est donc
logiquement antérieure. Mais comme dans la philosophie de
Descartes on ne distingue plus nettement les ordres des causalités
efficiente et formelle, on sera amené à considérer la liberté comme
la mesure absolue de l’existence, en ce sens que celle-ci non seule­
ment ne peut se définir, mais ne peut être que par celle-là.
Une telle liberté implique donc à la fois une souveraine néces­
sité — c’est une pure inclination —, et une souveraine gratuité,
pleinement consciente de sa valeur absolue. D’elle peut naître
aussi bien la toute-puissance nécessaire d’un Spinoza, que la
pure gratuité d’un Sartre.
Précisons encore cette notion de liberté en voyant comment
Descartes l’utilise pour expliquer le problème de l'erreur.
Le problème âe l’erreur.
La vérité comme l’erreur se trouve dans le jugement. Mais,
pour Descartes, le jugement implique toujours la volonté. Or
celle-ci est beaucoup plus étendue que l’entendement, puisqu’en
elle-même et par elle-même elle « n’a pas de bornes », elle est
infinie1, tandis que l’entendement « ne s’étend qu’à ce peu d'objets
qui se présentent à lui, et sa connaissance est toujours fort limi­
tée »*2. Ce dépassement de la volonté par rapport à l’entendement
r. Quatrième Méditation p. 48 : « Je n’ai pas aussi sujet de me plaindre, de ce qu’il
[Dieu] m’a donné une volonté plus étendue que l’entendement, puisque, la volonté
ne consistant qu’en une seule chose, et son sujet étant comme indivisible, il semble
que sa nature est telle qu’on ne lui saurait rien ôter sans la détruire... » Cf. Fragments I,
Lettres (éd. Chaix, Paris, 1864, p. 297) : < Dieu nous a donné une volonté qui n’a pas
de bornes et c’est principalement à cause de cette volonté infinie qui est en nous
qu’on peut dire qu’il nous a créés à son image. ■
2. · L’entendement ne s’étend qu’à ce peu d’objets qui se présentent à lui, et sa
connaissance est toujours fort limitée : au lieu que la volonté en quelque sens peut
sembler infinie, pour ce que nous n’apercevons rien qui puisse être l’objet de quelque
autre volonté, même de cette immense qui est en Dieu, à quoi la nôtre ne puisse
aussi s’étendre... » Les principes de la philosophie, Première partie, n° 35 (éd. Adam-
Tannery t. IX, deux, partie, p. 40).
On pourrait se demander : pourquoi toute imperfection répugne-t-elle à la liberté
comme telle et non à la connaissance? Résoudre cette question revient à expliquer
pourquoi chez Descartes le primat absolu est accordé à la volonté-liberté et non à
l’intelligence. On peut évidemment invoquer le subjectivisme de cette philosophie
qui accorde par le fait même un primat à la faculté du sujet, la volonté ; mais cette
raison demeure générale. Tâchons de préciser davantage. Descartes s’appuie sur l’ex­
périence intérieure, le sentiment, la conscience de ce pouvoir, de cette manière d’agir
sans contrainte, pour affirmer sa valeur infinie. Or; précisément, du point de vue
de l’expérience intérieure, de la conscience, le vouloir libre apparaît comme ce qu’il
y a de plus parfait et comme la seule activité « sans bornes > ; tandis que l’entendement
« ne s’étend qu’à ce peu d’objets qui se présentent à lui, etsa connaissance est toujours
fort limitée>. L’entendement ne peut s’abstraire de la notion d’objet, voilà son imper­
fection congénitale, la liberté le peut, voilà sa grande supériorité. Et par le fait même
la causalité formelle doit être comme absorbée par la causalité efficiente, si elle veut
atteindre l’absolu.
NATURE ET IMPORTANCE DE LA LIBERTÉ D'APRÈS DESCARTES 595

explique toutes nos erreurs et nos fautes puisque pour Descartes


toute erreur provient d’une volonté qui s’égare, donc d’une faute :
D’où est-ce que naissent mes erreurs? C’est à savoir, de cela
seul que, la volonté étant beaucoup plus ample et plus étendue
que l’entendement, je ne la contiens pas dans les mêmes limites,
mais que je l’étends aussi aux choses que je n’entends pas ;
auxquelles étant de soi indifférente, elle s’égare fort aisément,
et choisit le mal pour le bien, ou le faux pour le vrai... Et c’est
dans ce mauvais usage du libre arbitre que se rencontre la
privation qui constitue la forme de l’erreur. La privation, dis-je,
se rencontre dans l’opération, en tant qu’elle procède de moi ;
mais elle ne se trouve pas dans la puissance que j’ai reçue
de Dieu, ni même dans l’opération, en tant qu’elle dépend
de lui...1

Notons bien cette dernière précision : l’erreur consiste dans


une privation qui « ne se trouve pas dans la puissance que j’ai
reçue de Dieu, ni même dans l’opération, en tant qu’elle dépend
de lui », mais en tant qu’elle procède du sujet, du moi ; c’est
uniquement dans l’usage du libre arbitre qu’il peut y avoir
privation2. Ici encore toute référence à un objet est bannie.
C’est pourquoi le péché ne peut plus consister à préférer un
bien inférieur au détriment d’un bien supérieur, mais dans le
mauvais usage du libre arbitre, donc comme une privation qui
affecte le pur exercice ; ceci est logique et nécessaire après ce
que nous avons dit de la liberté de choix.
Cet usage mauvais du libre arbitre entraîne une « témérité »
dans le jugement. Par contre, l’usage juste du libre arbitre permet
un jugement prudent, en ce sens que l’inclination de la volonté
ne dépassant pas l’entendement clair et distinct, le jugement
est droit, vrai, correct. Il est à la fois vrai et bon : il est prudent.
Comme dans les choses qui regardent l’usage de la vie il
y a certaines bornes de certitude qui nous suffisent pour nous
conduire sûrement et prudemment dans nos actions, de même
pour les choses spéculatives, il y a aussi des bornes auxquelles
quand on est parvenu, on est en assurance ; si bien que, sans

1. Quatriime Méditation, loc. cit., pp. 46-48.


2. Cf. Quatriime Méditation, loc. ctt., p. 48 : « Ce n’est point une imperfection en
Dieu, de ce qu’il m’a donné la liberté de donner mon jugement, ou de ne le pas donner,
sur certaines choses dont il n’a pas mis une claire et distincte connaissance en mon
entendement ; mais sans doute c’est en moi une imperfection, de ce que je n’en use
pas bien, et que je donne témérairement mon jugement, sur des choses que je ne con­
çois qu’avec obscurité et confusion. » Descartes reconnaît « qu’il était aisé à Dieu
de faire en sorte que je ne me trompasse jamais, quoique je demeurasse libre, et d’une
connaissance bornée, à savoir, en donnant à mon entendement une claire et distincte
intelligence de toutes les choses dont je devais jamais délibérer, ou bien seulement
s’il eût si profondément gravé dans ma mémoire la résolution de ne juger jamais
d’aucune chose sans la concevoir clairement et distinctement, que je ne la pusse
jamais oublier > (ibid., pp. 48-49).
596 REVUE THOMISTE

faire cas de tout ce qu’on voudrait tenter ou rechercher au


delà, on peut avec prudence et sûreté s’en tenir où l’on est,
de peur d’aller trop loin ou d’en faire trop1.

Ici encore, Descartes est logique avec son système. Tout l’aspect
objectif de la bonté et de la fin disparaissant — ou, si l’on pré­
fère, se ramenant à une certaine présence de la cause formelle
exemplaire : la clarté de la connaissance —, la qualification ver­
tueuse de la volonté ne pourra se faire qu’en raison de son exercice,
de son usage adéquat ou non, relativement à sa mesure extrin­
sèque. Et comme le jugement naît de cette volonté, rectifiée
ou non rectifiée, et dépend d’elle, il sera lui-même qualifié de
prudent ou de téméraire. C’est pourquoi il est juste de dire que
Descartes exalte la volonté et en définitive la liberté au détriment
du jugement, en ce sens qu’il subordonne le jugement à la liberté
et à. l'usage de celle-ci. Dans ces conditions, il ne peut plus y
avoir de jugement purement spéculatif. Tout jugement est néces­
sairement un jugement pratique, à la fois de l’ordre de l’agibile et
du factibile (ces deux ordres ne pouvant plus être distingués, puisque
leur rapport divers à la fin, par où ils se distinguent foncièrement,
n’a plus aucune signification). On peut donc qualifier tout
jugement de vrai et de prudent, ou de faux et de téméraire,
comme on peut dire qu’il est affirmation et poursuite ou négation
et fuite. Voilà les conclusions que Descartes devait logiquement
admettre, n’ayant plus compris la prééminence de l’être sur la
connaissance, et s’étant enfermé dans le subjectivisme du cogito.

Liberté de Dieu.

L’expérience intime de la liberté nous révèle principalement


notre ressemblance avec Dieu. C’est donc cette notion de liberté
que Descartes utilise pour avoir la connaissance la plus parfaite
de Dieu. La première question est de savoir si notre liberté et
celle de Dieu sont vraiment semblables et de quelle manière
on peut affirmer cette ressemblance.
Dans la Quatrième Méditation, Descartes affirme que la volonté
divine est « incomparablement plus grande dans Dieu que dans
moi, soit à raison de la connaissance et de la puissance qui s’y
trouvant jointes la rendent plus ferme et plus efficace, soit à
raison de l’objet, d’autant qu’elle se porte et s’étend infiniment
à plus de choses », mais « elle ne me semble pas toutefois plus
grande, si je la considère formellement et précisément en elle-
même »2.

i. Réponse aux septièmes objections, dans Discours de la Méthode, suivi des Médita­
tions métaphysiques, Flammarion, Paris, p. 443.
2. Quatrième Méditation, éd. Adam-Tannery, pp. 45-46.
NATURE ET IMPORTANCE DE LA LIBERTÉ D’APRÈS DESCARTES 597

Dans les Réponses aux objections, il affirme que « la raison ou


l’essence » de la volonté divine et de la nôtre sont bien différentes.
Apparemment cette réponse semble contredire ce qu’affirmait
la Quatrième Méditation, mais si l’on regarde plus attentivement,
on note que cette différence porte avant tout sur Yentière indif­
férence de la liberté à l’égard de toutes les choses qui ont été
faites ou se feront jamais.
Quant à la liberté du franc-arbitre, il est certain que celle
qui se retrouve en Dieu, est bien différente de celle qui est
en nous, d’autant qu’il répugne que la volonté de Dieu n’ait
pas été de toute éternité indifférente à toutes les choses qui ont
été faites ou qui se feront jamais, n’y ayant aucune idée qui
représente le bien ou le vrai, ce qu’il faut croire, ce qu’il faut
faire, ou ce qu’il faut omettre, qu’on puisse feindre avoir été
l’objet de l’entendement divin, avant que sa nature ait été
constituée telle par la détermination de sa volonté. Et je ne
parle pas ici d’une simple priorité de temps, mais bien davan­
tage je dis qu’il a été impossible qu’une telle idée ait précédé
la détermination de la volonté de Dieu par une priorité d’ordre,
ou de nature, ou de raison raisonnée, ainsi qu’on la nomme
dans l’École, en sorte que cette idée du bien ait porté Dieu
à élire l’un plutôt que l’autre. Par exemple, ce n’est pas pour
avoir vu qu’il était meilleur que le monde fut créé dans le
temps que dès l’éternité, qu’il a voulu le créer dans le temps ;
et il n’a pas voulu que les trois angles d’un triangle fussent
égaux à deux droits, parce qu’il a connu que cela ne se pouvait
faire autrement, etc. Mais, au contraire, parce qu’il a voulu
créer lé monde dans le temps, pour cela il est ainsi meilleur
que s’il eût été créé dès l’éternité ; et d’autant qu’il a voulu
que les trois angles d’un triangle fussent nécessairement égaux
à deux droits, il est maintenant vrai que cela est ainsi,
et il ne peut pas être autrement, et ainsi de toutes les autres
choses...
Et ainsi une entière indifférence en Dieu est une preuve très
grande de sa toute-puissance. Mais il n’en est pas ainsi de l’homme,
lequel trouvant déjà la nature de la bonté et de la vérité établie
et déterminée de Dieu, et sa volonté étant telle qu’elle ne se
peut naturellement porter que vers ce qui est bon, il est mani­
feste qu’il embrasse d’autant plus volontiers, et par conséquent
d’autant plus librement, le bon et le vrai, qu'il les connaît
plus évidemment ; et que jamais il n’est indifférent que lors­
qu’il ignore ce qui est de mieux ou de plus véritable, ou du
moins lorsque cela ne lui paraît pas si clairement qu’il n’en
puisse aucunement douter. Et ainsi l’indifférence qui convient
à la liberté de l’homme, est fort différente de celle qui convient
à la liberté de Dieu... L’indifférence n’est point de l’essence
de la liberté humaine, vu que nous ne sommes pas seulement
libres, quand l'ignorance du bien et du vrai nous rend indif­
férents, mais principalement aussi lorsque la claire et distincte
598 REVUE THOMISTE

connaissance d’une chose nous pousse et nous engage à sa


recherche1.

Cette indifférence en Dieu est une preuve de sa toute-puissance.


Elle est « jointe » à la volonté divine en ce qu’elle caractérise
le mode divin de la volonté ; mais elle ne fait pas partie de l’essence
de la liberté humaine. N’arrivant pas vraiment à concevoir analo­
giquement la volonté et la liberté, Descartes est extrêmement
gêné lorsqu’il s’agit de préciser l’essence même de notre volonté
et celle de la volonté divine. Lui-même a déclaré qu’il fallait
considérer les attributs de Dieu comparativement aux attributs
créés comme un passage à la limite, « comme l’idée du nombre
infini diffère de l’idée du nombre binaire »... Un tel passage
à l’infini ne retient qu’un aspect imaginaire et quantitatif
de l’analogie. C’est pourquoi ce passage à l’infini nous met
en présence à la fois d’une certaine univocité formelle et d’une
pure diversité d’être. Ce qui permet d’affirmer que la liberté
de l’homme et celle de Dieu considérées « formellement et en
elles-mêmes » sont égales — celle de Dieu n’est pas plus
grande que celle de l’homme —, et en même temps de déclarer
que « la raison et l’essence » de la liberté qui est en Dieu diffère
de celle qui est en nous. L’essence de la liberté divine implique
une éternelle indifférence. En effet, la nature de l’entendement
divin est constituée telle par la détermination de sa volonté. On ne
peut donc parler d’idée divine avant cette détermination libre
de la volonté. Et Descartes précise qu’il s’agit bien d'une priorité
d’ordre et de nature, de raison raisonnée. Autrement dit, cette
« indifférence éternelle » caractérise bien la perfection de la volonté
divine en montrant combien cette volonté est indépendante
vis-à-vis des biens participés.
Cette entière indifférence en Dieu est « une preuve très grande
de sa toute-puissance », puisqu’elle nous indique que tout dépend
de la détermination de sa volonté, c’est-à-dire de sa libre décision.
Rien ne s’impose à cette volonté première, rien ne peut la spéci­
fier ni l’attirer. Au contraire, tout ce qui n’est pas Dieu émane
d’elle, tout prend être, forme, nature à partir d’elle2. On comprend
alors comment l’indifférence absolue doit nécessairement être
annexée à la volonté de Dieu pour sauvegarder sa primauté
i. Réponse aux sixièmes objections, pp. 232-234.
2. « Ainsi donc il ne faut pas penser que les vérités éternelles dépendent de l’en­
tendement humain, ou de l’existence des choses, mais seulement de la volonté de Dieu,
qui, comme un souverain législateur, les a ordonnées et établies de toute éternité. »
Réponse aux sixièmes objections, loc. cit., p. 236. — « Je ne pense pas à la vérité que les
essences des choses et les vérités mathématiques que ron peut connaître, soient
indépendantes de Dieu, mais néanmoins je pense que, parce que Dieu l’a ainsi voulu
et qu’il en a ainsi disposé, elles sont immuables et étemelles.» Réponse aux cinquièmes
objections, éd. Flammarion, p. 345.
On sait le scandale de Leibnitz en face d’une telle doctrine : Cf. Théodicée, pp. 185-
186.
NATURE ET IMPORTANCE DE LA LIBERTÉ D’APRÈS DESCARTES 599

absolue, son efficacité plénière, son extension infinie, en un mot


sa toute-puissance sans bornes, tandis que l’indifférence doit
être exclue de la raison même de la liberté humaine, et de toute
liberté créée, pour sauvegarder cette infinie perfection. La liberté
humaine présuppose en effet « la nature de la bonté et de la
vérité établie et déterminée de Dieu » et se porte naturellement
vers ce qui est bon : son indifférence ne peut provenir que d’une
ignorance de ce qui est bon. L’indifférence en Dieu est signe
de toute-puissance, elle est en l’homme signe d’ignorance, de
privation de connaissance claire et distincte. Non seulement elle
ne fait pas partie de l’essence de notre liberté, mais celle-ci ne
peut être parfaite que sans elle. A proprement parler nous devons
donc dire que l’indifférence ne détermine que la manière d’exister
de la liberté et de la volonté sans être une de ses propriétés et
sans faire partie de son essence. Mais comme, pour Descartes,
il n’y a plus et il ne peut plus y avoir de distinction réelle entre
l’essence et l'existence, puisque tout jugement est pratique et
dépend de la liberté, on comprend comment il peut affirmer
à la fois que l’essence de la liberté divine est la même et tout
à fait différente de la nôtre. Il n’y a pas là de contradiction dans
son système, ou plus exactement le principe de contradiction
tel que saint Thomas et Aristote le conçoivent, n’a plus de raison
d’être dans une philosophie où tout dépend de la liberté. On
est vraiment, en dernière analyse, en face d’un irrationalisme
absolu
Dans de telles conditions, nous devons identifier formellement
en Dieu liberté et toute-puissance. Celle-ci est comme une propriété
de sa volonté, pour ne pas dire sa volonté même. Une telle iden­
tification est logique et en harmonie avec l’ensemble de la philo­
sophie de Descartes, la cause finale ayant été ramenée à la cause
efficiente, et la cause formelle n’étant plus conçue que d’une
manière extrinsèque, à la manière d’une cause formelle exemplaire,
ou, plus exactement, à la manière d’une présence. Les distinctions
de saint Thomas entre la voluntas, « l’intention », « l’exécution »,
perdent leur sens propre. Par le fait même, lorsqu'il s’agit
des attributs de Dieu, nous sommes en présence d’une toute-
puissance infinie s’identifiant formellement avec une volonté et
une liberté infinie, puisqu’on ne peut distinguer formellement
la toute-puissance de Dieu de sa liberté qu’en reconnaissant
une distinction formelle entre les ordres d’exécution et d'inten­
i. « Car il n’y a point de doute que Dieu n’ait la puissance de produire toutes les
choses que je suis capable de concevoir avec distinction ; et je n’ai jamais jugé qu’il
hii fût impossible de faire quelque chose, qu’alors que je trouvais de la contradiction à
la pouvoir bien concevoir. » Sixième Méditation, éd. Adam-Tannery, p. 57. De même
à propos de l’immortalité de l’âme, Descartes ne veut pas la déterminer par le seul
raisonnement, car, écrit-il, « je n’ai pas tant de présomption que d’entreprendre de
déterminer, par la force du raisonnement humain, une chose qui ne dépend que de la
pure volonté de Dieu » (Réponse aux deuxièmes objections, loc. cit., p. 120),
6oo REVUE THOMISTE

tion. Cette « toute-puissante liberté » de laquelle tout dépend,


non seulement ce qui subsiste, mais encore tout ordre, toute loi,
toute raison de bonté et de vérité, représente bien pour Descartes
la causalité efficiente première — acte pur — au delà de toutes
les autres causalités ; lui-même le reconnaît expressément *. Toute
l’intelligibilité des réalités créées dépend immédiatement de cette
causalité première, de cette pure liberté toute puissante, et se
fonde en dernière analyse sur celle-ci.
Devons-nous affirmer également que la sagesse de Dieu est
comme absorbée, elle aussi, par cette liberté toute puissante?
Descartes parle bien de « l’abîme imperscrutable de la Sagesse »
de Dieu, lorsqu’il critique les recherches portant sur les causes
finales des êtres physiquesi. 2 ; mais c’est en répondant aux
objections. Dans la Quatrième Méditation, lorsqu’il considère
comme « d’aucun usage dans les choses physiques ou naturelles »
« tout ce genre de causes qu’on a coutume de tirer de la fin3... »
il faisait appel à la toute-puissance divine contenant une infinité
de choses qui échappent à notre raison. Spontanément il est
donc attiré par la toute-puissance de Dieu et c’est bien à elle
qu’il ramène tout, puisque c’est elle qui explique le mieux la
transcendance de Dieu. Il ne semble parler de la sagesse en Dieu
dans le texte cité précédemment qu’en raison de l’objectant.
Toutefois Descartes ne dit pas explicitement que la « sagesse »
s’identifie formellement avec la liberté en Dieu.
Rappelons ce passage déjà cité : « Il répugne que la volonté
de Dieu n’ait pas été de toute éternité indifférente à toutes les
choses qui ont été faites ou qui se feront jamais, n’y ayant aucune
idée qui représente le bien ou le vrai, ce qu’il faut croire, ce qu’il
faut faire, ou ce qu’il faut omettre, qu’on puisse feindre avoir
été l’objet de l’entendement divin, avant que sa nature ait été
constituée telle par la détermination de sa volonté4... » Cette
indifférence qui convient nécessairement à la liberté divine exige
que la sagesse ne spécifie pas à proprement parler la liberté,
et qu’elle ne joue auprès d’elle qu’un rôle de condition sine qua
non pour que cette liberté ne soit pas aveugle. Mais le jugement
de sagesse portant sur telle ou telle idée ne peut se concevoir
dans la doctrine de Descartes que dans la détermination qui
constitue les choses (les idées) dans leur propre nature. Y a-t-il
avant cette détermination une activité de l’entendement divin?
Il semble qu’on puisse répondre par l’affirmative. La conscience
en effet que Dieu possède de sa propre vie, de son propre être,
le cogito divin relève bien de l’entendement divin avant la déter­

i. Réponse aux sixièmes objections, loc. cit., p. 236.


2. Réponse aux cinquièmes objections, ëd. Flammarion, p. 341.
3. Loc. cit., p. 44.
4. Réponse aux sixièmes objections, pp, 232-233.
NATURE ET IMPORTANCE DE LA LIBERTÉ D'APRÈS DESCARTES 6oi

mination volontaire. Mais toute l’activité de sagesse divine


ordonnée aux créatures et aux idées ne peut se concevoir que
dans la détermination de la volonté divine. Il y aurait donc
un parallélisme rigoureux entre les rapports de l’entendement,
de la liberté, du jugement, en nous et en Dieu. Ce qui n’exclurait
donc pas totalement le rôle d’une certaine causalité formelle
extrinsèque, nullement spécificatrice au sens précis. Il semble
que la connaissance que Dieu a de lui-même comme tel joue
ce rôle. Cette connaissance intuitive, claire, parfaite, infinie que
Dieu a de lui-même, laisse à la liberté toute puissante un champ
d’action infinie. Mais la connaissance des possibles est selon la
doctrine de Descartes une connaissance dont les idées sont déter­
minées par et dans la liberté, cette connaissance dépend donc
de la volonté : en ce sens on peut dire qu’elle est une connaissance
pratique.
Par le fait même on ne peut pas dire que la liberté toute puis­
sante soit le constitutif formel de l’être de Dieu dans la philosophie
de Descartes ; mais elle l’est bien de sa causalité créatrice. Ce
qui constitue formellement son être, c’est son essence existante.
Rappelons ce texte si curieux et si révélateur où il s’agit d’expli­
quer l’affirmation : « Dieu existe par soi-même » :
A celui qui demande pourquoi Dieu existe, il ne faut pas
à la vérité répondre par la cause efficiente proprement dite,
mais seulement par l’essence même de la chose, ou bien par
la cause formelle, laquelle, par cela même qu’en Dieu l’existence
n’est point distinguée de l’essence, a un tris grand rapport
avec la cause efficiente, et partant peut être appelée quasi cause
efficiente h

Descartes se pose donc la question de la cause en Dieu. Pour


lui, on doit affirmer que Dieu est cause de son être · par son
essence (cause formelle), et par son existence (cause efficiente)
et puisque l’essence et l’existence s’identifient en Dieu, on doit
donc dire qu’en Dieu la cause formelle a un très grand rapport
avec la cause efficiente et peut être appelée « quasi cause effi­
ciente ».
Nous touchons bien, ici, l’ultime exaltation de la cause efficiente
dans la philosophie de Descartes. Pour ce dernier, en effet, c’est
la même chose, ou « quasi » la même chose, de parler de la cause
formelle ou de la cause efficiente de l’être divin. Là où l’on
s’attendait le moins à voir apparaître la cause efficiente, Descartes
l’introduit par la cause formelle. Et comme le vrai rôle de la
cause formelle qui est de spécifier et de déterminer, disparaît
complètement dans cette philosophie, la cause formelle n’apparaît
i. Réponse au» quatrièmes objections, loc. cit.. p. 188,
6θ2 REVUE THOMISTE

plus que comme une condition sine qua non pour que la cause
efficiente puisse s’exercer librement. On comprend comment
Descartes ne peut s’arrêter à la cause formelle en Dieu, mais
immédiatement l’oriente vers la cause efficiente, vers une « quasi
cause efficiente ».

Toutes ces théories : de l’exaltation du sujet au détriment


de l’objet ; de la primauté de la cause efficiente et du « quasi »
rejet de la cause finale ; de l’identification du volontaire et du
libre; d’un amour conçu comme la jonction d’une partie à son
tout ; de l’exaltation de la connaissance claire, distincte de sa
propre connaissance (du cogito), au détriment de tous les autres
types de connaissances spéculatives, objectives ; de la négation
de tout jugement proprement spéculatif autonome et antérieur
à la volonté ; de l’influence directe de la prudence sur tous nos
jugements ; toutes ces théories sont logiquement connexes. Il
y a une logique étonnante dans la pensée de Descartes, à l’inté­
rieur d’un irrationalisme qui enveloppe tout : l’irrationalisme
de la liberté toute puissante de Dieu qui domine le principe de
non-contradiction, et celui de notre liberté infinie. Voilà les
deux absolus que Descartes pose sans comprendre exactement
leurs liens, en avouant qu’il ne voit pas comment il peut y avoir
entre eux relation de dépendance. Si, en dernière analyse, il
affirme, sans la comprendre, la dépendance de notre liberté à
l’égard de la toute-puissance de Dieu, c’est pour sauvegarder
cette dernière.
Pour ce qui est du libre arbitre, je confesse qu’en ne pensant
qu’à nous-mêmes, nous ne pouvons ne le pas estimer indé­
pendant ; mais lorsque nous pensons à la puissance infinie de
Dieu, nous ne pouvons ne pas croire que toutes choses dépendent
de lui, et, par conséquent, que notre libre arbitre n’en est pas
exempt. Car il implique contradiction de dire que Dieu ait créé
les hommes de telle nature, que les actions de leur volonté
ne dépendent point de la sienne, pour ce que c’est le même
que si on disait que sa puissance est tout ensemble finie et
infinie : finie, puisqu’il y a quelque chose qui n’en dépend
point ; et infinie, puisqu’il a pu créer cette chose indépen­
dante
Notre pensée est finie, et la toute-puissance de Dieu, par
laquelle il a non seulement connu de toute éternité ce qui est
ou qui peut être, mais il l’a aussi voulu, est infinie. Ce qui
fait que nous avons bien assez d’intelligence pour connaître
clairement et distinctement que cette puissance est en Dieu,
mais que nous n’en avons pas assez pour comprendre tellement
son étendue que nous puissions savoir comment elle laisse les

i. Lettre â Madame Élisabeth, 3 novembre 1645, éd. Adam-Tannery, t. IV, p. 332.


NATURE ET IMPORTANCE DE LA LIBERTÉ D’APRÈS DESCARTES 603

actions des hommes entièrement libres et indéterminées ; et


que, d’autre côté, nous sommes tellement assurés de la liberté
et de l’indifférence qui est en nous, qu’il n’y a rien que nous
connaissions plus clairement : de façon que la toute-puissance
de Dieu ne nous doit point empêcher de la croire1.
Je ne dois pas aussi me plaindre, de ce que Dieu concourt
avec moi pour former les actes de cette volonté, c’est-à-dire
les jugements dans lesquels je me trompe, parce que ces actes-là
sont entièrement vrais, et absolument bons, en tant qu’ils
dépendent de Dieu ; et il y a en quelque sorte plus de per­
fection en ma nature, de ce que je les puis former, que si je
ne le pouvais pas. Pour la privation, dans laquelle seule consiste
la raison formelle de l’erreur et du péché, elle n’a besoin d’aucun
concours de Dieu, puisque ce n’est pas une chose ou un être,
et que, si on la rapporte à Dieu comme à sa cause, elle ne doit
pas être nommée privation, mais seulement négation, selon la
signification qu’on donne à ces mots dans l’École2.

Il y a là une affirmation qui semble normale et nécessaire si


l’on considère sa conception de la toute-puissance de Dieu, mais
illogique si l’on considère sa conception de la liberté humaine.
Et c’est pourquoi, de cette position instable, naîtra fatalement
d’une part la position de ceux qui continueront d’affirmer la toute-
puissance de Dieu, mais en niant pratiquement la liberté humaine,
d’autre part la position de ceux qui pour maintenir intacte la
liberté humaine reprendront la défense de la science moyenne, —
mais celle-ci en définitive supprime la toute-puissance de Dieu ;
ou enfin rejetteront Dieu, car, selon leur doctrine, poser Dieu,
c’est nécessairement aliéner la liberté de l’homme.

On pourrait se demander quelle est, en définitive, l’intuition


maîtresse de Descartes, à partir de laquelle il a construit logi­
quement tout son système. Nous pensons que c’est la découverte
de sa liberté infinie, car la découverte de cette liberté est vraiment
le nerf de toute sa doctrine, le point central sur lequel tout repose.
La liberté s’impose à lui comme un absolu, l’absolu du côté de
l’homme et l’Absolu du côté de Dieu : et c’est le seul véritable
absolu qu'il affirme. Précisons qu’il s’agit d’une liberté conçue
comme conscience d’une pure autonomie d’exécution n’ayant
en soi aucune limite, aucune borne. Cette pure causalité efficiente
implique pour son exercice comme condition sine qua non une
connaissance claire et distincte antérieure, qui ne la spécifie
pas à proprement parler, mais extrinsèquement, par sa présence,

i. Les principes de la philosophie, première partie, n. 41 : « Comment on peut


accorder notre libre arbitre avec la préordination divine », loc. cit., t. ÎX, deux, partie,
p. 42.
2, Quatrième Méditation, loc. cit., p. 48.
6θ4 REVUE THOMISTE

lui permet de s’exercer de telle ou telle manière, selon une totale


indifférence dans le cas de la liberté divine, et selon un certain
mode prudentiel dans le cas de la liberté humaine. En réalité,
cette pure causalité efficiente se détermine elle-même, en ce sens
que de son activité propre naît le jugement infailliblement vrai
dans le cas de Dieu ; capable de vérité et de prudence, d’erreur
et de témérité dans le cas de l’homme : vérité et prudence, docilité
de l’inclination volontaire à l’égard de la connaissance claire,
ou manque de docilité de l’inclination volontaire à l’égard des
restrictions imposées par la connaissance confuse.
Descartes opère donc une abstraction d’un type très spécial :
il sépare la causalité efficiente de la causalité finale, et considère
cette causalité efficiente comme autonome, c’est-à-dire comme
n’impliquant en elle-même qu’une dépendance conditionnelle à
l’égard de la cause formelle objective et étant en réalité au delà de
toutes les nécessités provenant des causes matérielle et formelle. Ces
nécessités, il les reconnaît, mais elles deviennent des effets propres,
de purs termes de la cause efficiente, non des données présup­
posées. Cette abstraction semble provenir d’une intuition imagi­
native, d’ordre psychologique, portant sur notre liberté d’exercice
isolée imaginativement de toute liberté de choix. On construit
alors un certain absolu imaginatif : une pure liberté d’exercice —
la conscience d’une activité s’exerçant sans aucune contrainte
extérieure.
Il y aurait des analogies très intéressantes à préciser entre ce
type d’abstraction et celui des sciences mathématiques, surtout
les parties des mathématiques qui s’occupent du mouvement.
Cette conception de la causalité efficiente entraîne nécessairement
des conceptions analogues à l’égard des deux autres causalités
formelle et matérielle, puisque toutes les causalités sont relatives
entre elles. Dans la philosophie de Descartes, si la cause formelle
est encore considérée comme celle qui détermine et nous permet
de saisir l’essence même de la réalité, il faut bien comprendre
que cette fonction, elle la remplit d’une manière tout à fait
spéciale. Car considérée en elle-même, indépendamment de la
cause efficiente, la cause formelle se réduit, semble-t-il, à une
simple présence, c’est-à-dire du point de vue philosophique, elle
se ramène à une condition sine qua non : ce qui permet à l’être
d’exister, ou plutôt ce sans quoi l’être n’existerait pas. En réalité,
elle ne possède plus aucune détermination spécifique intrinsèque.
Quant à la cause matérielle, elle demeure certes toujours le sujet
qui est en puissance, mais cette puissance n’est envisagée que
d’une manière quantitative : l’étendue, l’espace, l’infiniment
divisible.
NATURE ET IMPORTANCE DE LA LIBERTÉ D’APRÈS DESCARTES 605

En terminant, suggérons seulement comme conclusion, à la fois


les similitudes et les dissimilitudes entre Plotin, le dernier des
grands philosophes de la Grèce ancienne, et Descartes, le premier
des philosophes modernes. Plotin affirmait déjà un certain primat
du vouloir sur le νους, en ce sens que le vouloir, « ce qui dépend
de nous », est précisément ce qui nous ordonne vers le bien :
c’est à cause du bien que les autres êtres font des actes qui
dépendent d’eux (des actes volontaires)1. « Or le bien est avant
l’être. Il est avant toutes choses2. » « Il est plus grand que tout
vouloir, ayant mis le vouloir après lui. Il rejette le vouloir sur
les êtres3. » Par le vouloir, le νους et donc l’être qui lui est con­
temporain peuvent s’unir à leur source primordiale : le Bien.
Il y a donc à la fois simultanéité et comme identification du
« vouloir » et de la « pensée », « sa volonté, c’est sa pensée »45,
et sous un autre aspect, antériorité du « vouloir » sur « la pensée ».
De même, on peut dire qu’il y a simultanéité et comme identi­
fication du νους et des êtres et, sous un autre aspect, antériorité
du νους sur les êtres.
Plotin demeure encore sous l’influence de la grande tradition
grecque ; une certaine objectivité demeure dans cette philosophie
toute d’expérience intime et mystique, et par le fait même si
difficilement systématisable. Tandis que Descartes représente
bien une option délibérée pour la primauté d’une attitude réflexe,
consciente et subjective.
Cette diversité se manifeste de la manière la plus évidente
lorsqu’il s’agit de leur conception de la liberté. Descartes identifie
« liberté » et « volonté » et situe la liberté comme l’absolu premier
et ultime. Plotin maintient la distinction entre la « volonté » et
la « liberté ». Celle-ci est postérieure au νους. Elle est son fruit
propre : « Le νους est libre par lui-même67. » « L’être libre est
sans matière ... Ce qu’il y a de libre en nos actions ne se ramène
pas au fait même d’agir ... mais à une acte intérieur, à une
pensée et à une contemplation de la vertu elle-même6. »
Ce qui domine toute la philosophie plotinienne c’est « l’Un »,
qui s’identifie au « Bien », « au delà de l’intelligence », de « la
pensée » et de « l’être », qui est « lui-même par lui-même »’.
« Sa puissance est inébranlable, immobile, la plus grande possible,
car elle ne s’écarte pas de l’un... La production de lui-même
est parfaitement belle parce qu’elle est une fois pour toutes,
rien ne peut la modifier... Tout est volonté en lui... sa volonté

i. Plotin, Ennéades, VI, 8, i.


2. Ennéades, VI, 8, 8.
3. Ennéades, VI, 8, 9.
4. Ennéades, VI, 8, 6.
5. Ennéades, VI, 8, 7.
6. Ennéades, VI, 8, 6.
7. Ennéades, VI, 8, 20.
6o6 REVUE THOMISTE

c’est lui1. » Plotin affirme encore : « Sa souveraineté et sa puis­


sance sont absolument indépendantes... c’est lui tout entier qui
est indépendant en lui-même2. »
De l’Un émanent successivement les deux autres hypostases
divines et tout ce qui est inférieur à l’âme ; les émanations
sont à la fois « nécessaires » et « libres »3. Elles impliquent une
certaine univocité et équivocité4. Nous sommes donc en présence
d'une primauté nette de la cause efficiente, sans, du reste, rejet
explicite de la cause finale.
Posant l’Un comme premier principe, comme source radicale
et terme ultime de tout, au delà de l’intelligible et de l’intel­
ligence, Plotin enveloppe nécessairement toute sa philosophie
dans un certain irrationalisme. La philosophie de Plotin sera à la
fois plus logique que celle de Descartes, puisque Plotin, n’exaltant
pas la liberté comme absolu, n’affirme qu’un seul absolu, « au
delà de toute nécessité » — et moins logique, puisque, tout en
accordant le primat à la cause efficiente à l’égard des autres
causalités, il maintient encore un aspect objectif à sa philosophie
et ne rejette pas entièrement la cause finale.

Si diverses que soient ces deux philosophies quant au milieu


historique, culturel, intellectuel et spirituel en lequel elles s’éla­
borent, si diverses que soient leurs aspects formels et systéma­
tiques ainsi que beaucoup de leurs conclusions, cependant, ne
l’oublions pas, ces deux philosophies, qui ont exercé sur la
pensée humaine une telle influence et ne cessent de l’exercer, dans
ce qu'elles ont de plus propre et de plus vivant, nous manifestent
profondément et parallèlement l’exaltation de la causalité effi­
ciente, la primauté du vouloir sur l’intelligence et celle de l’intel­
ligence sur l’être. De ce point de vue de leurs inspirations premières
et fondamentales, elles nous apparaissent comme très parentes
et très proches. On comprend comment Plotin, le dernier des
grands philosophes de la Grèce, inséparable de leur tradition,
est en même temps l’initiateur de toute une nouvelle orientation
de la philosophie, à tendance mystique, volontariste et intui­
tive, psychologique et expérimentale. La position philosophique
de Plotin implique une instabilité foncière. Une telle philosophie
ne peut demeurer longtemps elle-même, elle intègre des éléments
trop divers, par nature inconciliables et inharmoniques. Elle est
trop complexe et éclectique. De fait nous pouvons constater
historiquement que Plotin conduit soit à revenir à Platon, et
même indirectement à Aristote, soit à rejeter complètement

i. Ennéades, VI, 8, 21.


2. Ennéades, VI, 8, 20.
3. Ennéades, ΙΠ, 2, 3 ; 2, xo ; IV, 8, 6.
4 Ennéades, III, 8, 5 ; VI, 2, 17.
NATURE ET IMPORTANCE DE LA LIBERTÉ D’APRÈS DESCARTES 607

le patrimoine objectif grec et à enfermer la pensée philosophique


dans un psychologisme subjectiviste de plus en plus envahissant.
Plotin, au terme de la tradition grecque, ouvre comme une nouvelle
voie philosophique, en mettant l’accent sur l’expérience intérieure,
intime, personnelle de l’âme. Descartes s’en empare et la proclame
comme l’unique voie d'accès à la philosophie. Il ne restera plus
chez ce dernier qu’un « vestige », une « dernière trace » de la
philosophie objective, vestige qui ne demandera qu’à disparaître
pour laisser toute la place au sujet vivant et à la pure réflexion.

fr. Marie-Dominique Philippe, O. P.

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