HDR - Candea2017 - Depot - HAL
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2017
Sommaire
Remerciements .............................................................................. 5
Avant-propos : présentation générale du dossier en vue d’une
habilitation à diriger des recherches ..................................................6
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Remerciements
L’Habilitation à diriger des recherches est pour moi une étape dans un parcours, et non la fin d’un
parcours. Il va de soi qu’il n’est jamais solitaire, et on retrouvera au fil de cette synthèse la plupart des
noms de celles et ceux avec qui j’ai fait des tronçons plus ou moins longs de ce parcours (jamais
linéaire !).
Je suis profondément reconnaissante à toutes celles et tous ceux qui m’ont prodigué encouragements,
conseils, suggestions, critiques, et qui ont partagé avec moi remarques, questions, étonnements,
rires, espoirs et agacements… au sujet de mes différentes thématiques de recherche, passées,
actuelles, futures, possibles, probables et improbables !
Ce serait trop long d’en faire la liste exhaustive, mais je peux citer les différentes « tribus » :
les « tribus » de Paris 3 (l’ancienne équipe Recherches sur le français contemporain fondée et
dirigée par Mary-Annick Morel où j’ai découvert la recherche en linguistique ; l’ancien Centre
de linguistique française ; l’axe actuel Pratiques langagières et interaction dirigé par Anne
Salazar Orvig au sein de CLESTHIA ; le Laboratoire de Phonétique et Phonologie ; l’ancien
Télé3 - actuel ENEAD ; les étudiant-e-s du séminaire de master de sociophonétique…)
Et aussi toustes les autres, dont j’ai croisé la route à un moment, dans différentes
organisations politiques, dans le réseau EDAF,… et qui ont contribué à ce que je conserve
mon enthousiasme pour les questions d’éducation et d’engagement citoyen ainsi que pour les
sciences humaines en général.
5
Avant-propos : présentation générale du dossier en vue
d’une habilitation à diriger des recherches
Les deux parties Genèse et évolution des questions et des méthodes de recherche sur
le français oral et Travaux en sociophonétique du français de France rendent compte de
mes principales questions de recherche, depuis la période de mon doctorat soutenu en
2000 et jusqu’à présent, et mettent en avant l’évolution de mon positionnement mais
également sa cohérence. C’est en effet dès le doctorat que j’ai commencé à concevoir
mon travail comme un slalom géant entre différentes théories réputées concurrentes ou
complémentaires, dans un parcours entrecoupé de longs arrêts devant des objets à
construire tout autant qu’à décrire à l’aide d’une diversité d’outils plus ou moins
sophistiqués, plus ou moins rodés, plus ou moins faciles à apprivoiser. Malgré les
difficultés de mes choix, et les impasses parfois, je ne me suis jamais résolue à envisager
mon travail comme une longue navigation paisible sur le fleuve tranquille d’un seul
cadre théorique.
Mon parcours n’a été possible que grâce à la richesse des échanges que j’ai pu avoir
avec des collègues qui ont constitué petit à petit mon « réseau de recherche », en
permanente expansion au gré des projets et des collaborations. Ce réseau ne pouvait
être que pluridisciplinaire ; il se constitue actuellement de chercheurs en
sociolinguistique, en anthropologie linguistique, en phonétique, en traitement
automatique de la parole, en interface prosodie-syntaxe, en acquisition de la parole, en
psycholinguistique et en études littéraires et linguistiques sur le genre (on trouvera des
détails dans la partie « Collaborations » de mon CV, à la fin de ce volume). Mes lectures
dans ces différents champs disciplinaires, ainsi que dans le domaine des sciences de
l’éducation, de la philosophie et de la sociologie, m’ont conduite à défendre à présent un
projet de recherche original, en sociophonétique du français.
6
précis serait obligatoirement aisément transférable sur une autre langue et vers un
autre espace culturel. Si je privilégie des citations d’auteur·e·s qui ont consacré leurs
travaux au français, ce n’est donc pas un biais accidentel de ma bibliographie mais un
choix de ma part.
Les publications incluses dans le volume des annexes sont citées dans le corps de
cette synthèse par le numéro attribué dans la liste de mes publications placée en fin de
volume, avant la bibliographie ; par exemple [doc 01], [doc 02], etc.
Lorsque le symbole suivant accompagne une figure, cela signifie que le fichier son
est fourni en annexe de ce document :
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Première partie : Genèse et évolution des questions et des
méthodes de recherche sur le français oral
L’objectif principal de cette partie n’est pas tant de rapporter les résultats de mes
premières recherches, mais d’exposer, avec la distance critique que permet
l’éloignement dans le temps et l’avancement dans les recherches, la construction
progressive de mon positionnement théorique et méthodologique.
9
mécanismes, cognitifs, énonciatifs, interactionnels… qui expliquent la production de ces
marques ainsi que sur les discours épilinguistiques qu’elles suscitent aisément (même si
cette démarche est restée inachevée à la fin de mon travail de doctorat).
Mon corpus actif a été construit dans une classe de collège (à Suresnes, en région
parisienne), durant une série d’exercices portant sur l’oral durant les cours de français ;
à l’époque il avait été impossible d’envisager de filmer la classe, et par conséquent mon
travail ne prend en compte que les traces captées sur bande audio, en écartant donc la
gestualité, les regards ou les mimiques.
Une des premières questions qui m’ont été posées au début de la fabrication de
mon corpus d’étude a été celle de la « spontanéité » du langage recueilli. Le débat venait
probablement de la sociolinguistique de la première vague (Labov 1966; Labov 1972)
où le « vernaculaire », le « casual speech », le « parler ordinaire » des locuteurs était
défini de manière idéalisée comme quelque chose d’authentique, de difficilement
accessible mais particulièrement désirable pour les chercheur·e·s. Bien que cette notion,
fragile et souvent très mal définie, ait fait l’objet de nombreuses critiques au fil du temps,
elle conserve encore un certain pouvoir de séduction (voir Auzanneau 2015 pour une
synthèse sur la réification de ce style de parole et sur le travail de déconstruction à ce
sujet suscité en sociolinguistique à la suite du développement des travaux en analyse des
interactions et en anthropologie linguistique). La réponse que j’ai choisi d’apporter dès
mon doctorat, et la position que j’ai adoptée depuis, a été celle de la linguistique de
corpus : il ne s’agissait pas de forger des analyses sur des exemples fabriqués par
l’imagination du chercheur, mais il ne s’agissait pas non plus d’écarter des masses
d’enregistrements variés sous prétexte que les locuteurs ou locutrices n’étaient pas en
conversation amicale avec des pairs. Le cadre d’analyse grammaticale de Morel &
Danon-Boileau allait dans le même sens, en favorisant la diversité des corpus, des
situations, des styles, des profils de gens… Un extrait de cours magistral ou un entretien
d’embauche ne sont pas moins authentiques qu’une conversation amicale ; ces
situations partagent, par postulat, un certain nombre de traits (ceux qui relèvent
justement de la grammaire d’une langue) et cela permet, dans une optique
grammaticale, d’en faire un grand corpus indifférencié, rendu homogène par la seule
reconnaissance unanime de son caractère unilingue (français, anglais, turc, etc.).
J’ai généralement évité de parler d’oral « spontané » pour ne pas alimenter
l’ambigüité éventuelle et la confusion avec le « vernaculaire » mythique, et j’ai choisi de
parler d’oral non lu. Le travail de formulation se rend visible dans toute production orale
non lue, y compris dans les discours appris par cœur – sauf s’il s’agit de discours répétés
un nombre incalculable de fois ayant abouti à une production suffisamment routinisée
pour que la mémoire à court terme ne soit plus sollicitée de la même manière qu’en
production langagière moins préparée (c’est le cas dans les prières, dans les
performances professionnelles au théâtre, après un très grand nombre de répétitions,
etc.). J’ai consacré mes recherches à de l’oral non-lu et non-appris-par-cœur-de-façon-
hautement-routinisée, et j’ai toujours tâché d’accorder une grande attention à la
description des situations d’enregistrement pour éclairer la production de la parole
analysée.
Les marques du travail de formulation (appelées en général « phénomènes
d’hésitation ») constituaient un objet marginal pour la linguistique traditionnelle mais
cet objet avait attiré l’attention de plusieurs spécialistes, à peu près depuis les années 60
(Goldman-Eisler 1958; Goldman-Eisler 1972; Boomer 1965; Maclay et Osgood 1959;
Grosjean et Deschamps 1975), comme étant spécifique à l’oral non lu. Les pauses
silencieuses avaient toujours eu une place de choix dans la description prosodique du
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français (ou d’autres langues), mais leur combinatoire avec les autres phénomènes
« d’hésitation » « d’édition » ou « de formulation » n’avait pas vraiment été étudiée, et
encore moins dans un cadre coénonciatif qui laisserait une place à la construction de
l’intersubjectivité.
Mes premiers travaux ont permis de dégager un certain nombre de régularités
dans la production de la parole en français oral non lu, dont j’ai fait l’hypothèse qu’elles
pouvaient être indépendantes de mon corpus d’observation ; ces résultats, que je
résume ci-dessous brièvement, ont trouvé des échos dans le domaine de l’analyse de
l’oral et de la comparaison automatique des langues. Ils ont également permis d’ouvrir
des pistes de recherche sur la saillance perceptive des phénomènes étudiés d’une part en
rapport avec les capacités cognitives de discrimination acoustique de micro-extraits
sonores, et d’autre part en rapport avec les discours épilinguistiques et caricaturaux
dont ces phénomènes dits « d’hésitation » pouvaient faire l’objet, que ces discours soient
spontanés, codifiés de manière stable ou bien sollicités par une démarche
expérimentale.
Les marques du travail de formulation (désormais marques de TdF) que j’ai
étudiées sont le euh, l’allongement final significatif, la répétition et l’autocorrection
immédiate ; toutes se combinent avec la pause silencieuses et se combinent entre elles
car elles peuvent être produites par accumulation, en contigüité.
Pour le volet descriptif, trois aspects ont particulièrement focalisé mon attention
et représentent la contribution originale de ce travail : la distribution des marques
étudiées en fonction du type d’unité concerné - défini a priori (mot outil/ mot plein/
connecteur), la durée des marques étudiées et des pauses silencieuses subséquentes et
la combinatoire possible de ces marques, entre elles et avec la pause silencieuse. J’ai
comparé mes résultats, fondés sur l’analyse d’un corpus de 70 minutes
d’enregistrements de récits non lus en classe de français (produits par des élèves âgés
de 13-14 ans en interaction avec leur professeure de français), avec la littérature
disponible à l’époque, qui était en fait plus abondante pour l’anglais que pour le français.
Les auteurs qui m’ont fourni les bases de comparaison les plus solides pour le
français ont été Grosjean et Deschamps 1975 et Duez 1991 ; j’ai ainsi pu mettre en
évidence une régularité distributionnelle à travers différents corpus en français : le euh
semble être la marque la plus fréquente, suivi dans l’ordre par l’allongement vocalique
final (après la ::: troisième partie), la répétition (de de de) et l’autocorrection immédiate
(pour la pour le). La pause silencieuse reste toutefois encore plus fréquente mais
contrairement aux marques du travail de formulation, elle peut avoir des rôles très
différents comme la hiérarchisation et la structuration des constituants, la mise en
valeur stylistique de certains syntagmes, en plus du marquage du travail de formulation.
Elle sert aussi à la respiration, bien entendu, mais cette fonction physiologique est
subordonnée à la fonction linguistique (on ne respire jamais au milieu d’un mot ou
n’importe où dans un énoncé).
Dans un premier temps j’ai procédé à un classement des pauses silencieuses
selon leur rôle énonciatif en évitant de recourir à l’« intention du locuteur » qui avait
servi de critère pour (Drommel 1980) par exemple. Dans un deuxième temps, je me suis
intéressée aux propriétés de ce que j’ai appelé les marques mixtes du travail de
11
formulation, à savoir les sites où les locuteurs/locutrices produisaient une combinaison
de marques contenant le plus souvent une pause silencieuse ; mon objectif était de
rechercher d’éventuelles régularités.
J’ai ainsi classé les pauses de mon corpus en deux grandes catégories, après avoir
exclu les pauses de passation de parole (situées entre deux tours de parole de deux
locuteurs différents) : pauses structurantes et pauses non structurantes. Le critère de
reconnaissance que j’ai retenu était purement formel : les pauses structurantes sont des
pauses silencieuses simples, autonomes, tandis que les pauses non structurantes
regroupent les pauses silencieuses subséquentes à un euh ou à un allongement
marquant le TdF en cours, ainsi que les pauses silencieuses insérées entre les deux
termes d’une répétition. J’ai considéré que les pauses structurantes (simples) ne
pouvaient jamais être assimilées à des marques de TdF tandis que les pauses non
structurantes étaient englobées, du point de vue énonciatif, dans la marque de TdF qui
les précédait et qui n’aurait pas pu être prolongée indéfiniment.
Mes calculs ont mis en évidence des propriétés différentes des pauses
structurantes et non structurantes ainsi définies, notamment en ce qui concerne la
durée : les dernières étaient significativement plus longues. En outre, en me basant sur
les critères de segmentation de l’oral de la Grammaire de l’intonation (Morel et Danon-
Boileau 1998), j’ai pu montrer que les distributions étaient différentes, de façon
attendue : les pauses silencieuses structurantes sont placées surtout en position inter
constituants et fin de paragraphe et très exceptionnellement en position intra
constituant2, tandis que les pauses silencieuses non structurantes sont surtout placées en
position intra constituant et inter constituants et sont pratiquement absentes en position
fin de paragraphe.
Distinguer ces deux types de pauses silencieuses et défendre l’hypothèse de deux
fonctions bien différentes revenait à distinguer clairement, dans les comptages, les
pauses qui clôturent un constituant et précèdent une marque de TdF des pauses qui sont
subséquentes à une telle marque, et donc incorporées à cette dernière :
malheureusement, pratiquement toutes les données que j’ai pu trouver dans la
littérature concernant le français amalgamaient ces deux positions, ce qui a rendu
impossible les comparaisons entre mes résultats et ceux obtenus par d’autres
recherches.
Pour augmenter la taille de mon corpus et obtenir des données plus variées j’ai
dû recourir, sur ce point, à des corpus différents prêtés par Mary-Annick Morel. Cela m’a
permis de mettre en évidence une autre régularité significative qui allait de pair avec la
hiérarchie des fréquences des différentes marques à travers les corpus en français. Les
pauses silencieuses subséquentes au euh apparaissaient comme significativement plus
longues que toutes les autres, alors que celles qui séparaient les deux termes d’une
répétition étaient significativement plus brèves que toutes les autres3. A l’instar de Clark
1994 qui analyse la différence de durée constatée entre les pauses silencieuses
subséquentes au um et au uh en anglais, j’ai pu formuler l’hypothèse que les locuteurs
seraient capables, au moment où un blocage ou un retard dans la production survient,
d’anticiper s’ils ont besoin d’un laps de temps plutôt long ou plutôt bref pour enchainer,
2 Lorsqu’une pause silencieuse simple est produite intra-constituant elle joue un rôle rhétorique, de
significativement distincts par rapport aux euh ni par rapport aux répétitions.
12
et de produire la marque de travail de formulation la plus pertinente pour prévenir de la
longueur du laps de temps à prévoir. Si cette hypothèse est juste, cela rendrait compte
d’une ressource subtile que les locuteurs apprendraient à utiliser pour garder leur tour
dans une interaction, en prévenant au mieux ceux à qui ils s’adressent du sens à donner
à une telle pause silencieuse (qui ne vaut pas cession du tour de parole).
Mes analyses ont mis en évidence le fait que l’ordre des fréquences des différentes
marques de TdF prises en compte est directement corrélé avec les durées des pauses
silencieuses subséquentes et inversement corrélé avec le « degré de rupture » introduit.
Ce qui voudrait dire, en résumé que,
• le euh, la marque la plus fréquente, introduit les pauses les plus longues mais garantit
la continuité (76% des exemples s’insèrent sans produire aucune interruption de la
structure syntagmatique),
• l’allongement vocalique, en deuxième position par ordre des fréquences, introduit des
durées plus brèves mais garantit moins la continuité sans rupture (55% s’insèrent
sans produire d’interruption de la structure) et
• les répétitions, en troisième position pour la fréquence, occupent les durées les plus
brèves mais introduisent une rupture sur le plan syntagmatique, par la multiplication
d’un élément.
Je n’ai pas été en mesure de formuler des hypothèses claires concernant les
autocorrections, mais il m’a semblé, à partir de mes données, que la hiérarchie des
durées n’est pas maintenue : les autocorrections semblent pouvoir mobiliser des durées
relativement longues tout en introduisant des ruptures de construction, ce qui pourrait
éventuellement expliquer pourquoi elles sont évitées par les locuteurs et pourquoi elles
demandent plus d’effort et plus de temps de décodage à la réception.
4 Il s’agit des allongements vocaliques aberrants, plus longs que la durée d’une syllabe accentuée.
5 millisecondes.
13
données, que la combinaison répétition simple + pause silencieuse (de type *le le /pause/
cordonnier) est pratiquement interdite, alors que la combinaison allongement + pause
silencieuse (de type le : : /pause/ cordonnier) est très fréquente, ce qui conforte
l’hypothèse d’un fonctionnement différent de la répétition par rapport à l’allongement,
plutôt que l’hypothèse d’une distribution aléatoire ou idiosyncrasique.
14
représentation d’un marqueur ou d’un phénomène de prononciation quel qu’il soit) et à
travers la stylisation caricaturale par des humoristes s’adressant à un public large.
Ainsi, je me suis penchée d’une part sur la représentation graphique des
« hésitations » dans les pièces de théâtre, où les didascalies permettent d’expliciter le
sens des trucages orthographiques. J’ai découvert que ce n’est qu’à partir du XIXe siècle
que la graphie euh s’est conventionalisée petit à petit pour marquer à l’écrit le trouble, le
malaise, l’embarras, l’hésitation de la personne qui parle. Cette graphie euh fait partie
des « trucages orthographiques », récemment stabilisés, censés suggérer l’oralité d’un
discours et donner une mauvaise image de la personne qui parle (comme pratiquement
toujours lors de l’usage des trucages de l’orthographe, le eye dialect Bowdre 1964). Il y a
un très grand écart entre l’interjection euh codifiée à l’écrit et la profusion de marques
vocales [œ, ∅, ə, œ̃, œm....] du français oral non lu très rarement liées à quoi que ce soit
qui puisse ressembler à un embarras ou désarroi. Les allongements vocaliques
emphatiques sont en général notés par la répétition d’une voyelle (laaaaaarge) [doc 16]
mais je n’ai trouvé aucun exemple où ce trucage soit utilisé pour noter l’hésitation ou le
travail de formulation du discours.
Par ailleurs, j’ai étudié quelques productions d’acteurs dans une émission
humoristique s’adressant à un très large public : les Guignols de l’info, diffusée sur la
chaine de télévision Canal +. Les hésitations de caricatures produites par les
personnages de cette émission doivent faire rire le public ; pour provoquer le rire, il est
probable que les traits les plus saillants et les plus largement partagés seront exploités.
Les conclusions de cette étude sont cohérentes avec les autres observations : la voyelle
/∅/ utilisée comme marqueur d’embarras bénéficie d’un traitement exceptionnel, ses
traits prosodiques sont particulièrement caricaturaux (la marionnette de F. Bayrou
produit des « euh » modulés et largement supérieurs à une seconde), et elle n’est pas
suivie de pause silencieuse (celle-ci étant utilisée surtout à des fins de démarcation ou
emphase).
Les observations faites à partir des différents indices sur la perception, la
saillance et les représentations partagées au sujet des marques de TdF ont permis de
formuler deux hypothèses sur les euh et les allongements vocaliques de mots outils :
• la notoriété indéniable du euh et sa liberté de distribution sont en fait
indissociables de sa stigmatisation.
• malgré ses contraintes de distribution, l’allongement vocalique de TdF
présente l’avantage d’être plus discret, moins perçu de manière consciente
mais parfaitement efficace en tant qu’indice de non-clôture du tour en
interaction (dans le cas des mots outils qui, en français, ouvrent un nouveau
syntagme et signalent par eux-mêmes l’attente d’une suite, l’allongement
s’avère une marque de travail de formulation non stigmatisée qui facilite
l’interprétation du changement de rythme pour les auditeurs).
Mes résultats sur les marques de TdF m’ont incitée à approfondir l’emploi des
différents points de vue sur un seul phénomène. J’ai notamment commencé à privilégier
le fait de compléter les observations faites sur la production de la parole dans différents
corpus, par une approche de la perception (notion qui sera discutée plus bas, dans la
partie I.2). J’ai acquis progressivement la conviction qu’il est toujours enrichissant, pour
mettre en perspective les résultats d’un test de perception précis ciblant un micro-
phénomène, de construire en parallèle une approche plurielle des représentations
largement partagées (par les auditeurs-auditrices, par les chercheur·e·s, par les
15
personnes enregistrées) pour les intégrer pleinement aux études au lieu de tenter
désespérément – et sans succès – de les écarter.
Comme dans toute démarche scientifique, j’ai fait des choix théoriques qui ont
rencontré des écueils et ces écueils m’ont amenée à chercher des ajustements ; comme
dans toute démarche scientifique, je n’ai eu de cesse d’opérer des va-et-vient entre les
corpus, les observations que je pouvais faire, et les différentes théories et méthodes
envisageables pour approfondir les questions qui surgissaient.
Je développe dans cette partie mon cheminement théorique et méthodologique
selon une logique thématique. J’ai choisi de mettre en avant différents aspects de mon
parcours qui ont, selon moi, pris de plus en plus d’importance au fil du temps pour
aboutir à mes prises de positions actuelles. Celles-ci seront développées également dans
la deuxième partie, à travers la présentation de quelques exemples concrets de mes
recherches passées ou en cours.
16
tout ... Le fait que les discours scientifiques soient traversés par les idéologies de leur
époque n’est pas souvent mis en avant dans les discours théoriques en sciences du
langage, et sans doute encore moins dans les recherches empiriques. Les auteurs qui se
réclament d’une démarche bottom up, empirique, espèrent parfois (souvent ?)
contourner les écueils idéologiques par une démarche descriptive rigoureuse, oubliant
que, avant la description, il y a l’étape du choix des aspects, éléments, catégories à
décrire et que ce choix, surtout s’il est présenté comme allant de soi, peut difficilement
échapper aux idéologies.
Si j’ai pu accumuler rapidement des données et des mesures dans mes
investigations en thèse, ce fut aussi grâce au fait d’avoir contourné toutes les discussions
nécessaires sur ce qui relevait de choix théoriques et ce qui allait de soi. C’est lorsque j’ai
progressivement souhaité approfondir l’interprétation de mes corpus et de mes
mesures pour la rendre compatible avec à une vision d’ensemble du fonctionnement du
langage que j’ai interrogé plus attentivement la pertinence de mes catégories et les biais
inhérents aux méthodes de « récolte de données ».
Pour résumer mon cheminement, je dirais que j’ai passé le début de ma carrière à
accumuler les moyens techniques pour construire un objet de recherche précis, qui se
voulait neutre et décontextualisé à partir d’une matière fluide, hétérogène et
nécessairement tronquée car insaisissable dans son intégralité ontologique. Face aux
difficultés théoriques, face à l’extrême variabilité, richesse et polysémie des corpus aux
frontières arbitraires, j’ai été amenée à prendre en compte par la suite le rôle
incontournable du contexte et à adopter une posture plus réflexive face à mes propres
pratiques de recherche et de fabrication des corpus. Cela m’a amenée, dans un premier
temps, à déconstruire la vision entièrement décontextualisée d’un phénomène
linguistique comme étant une illusion idéologique. J’en suis arrivée à présent à chercher
à construire des passerelles entre les démarches décontextualisantes, orientées vers les
généralisations possibles, et les démarches d’analyse in situ orientée vers la
compréhension fine d’un contexte précis.
Mon parcours m’a permis de prendre de plus en plus conscience que le langage est
une pratique sociale complexe, écartelée en permanence entre une extraordinaire force
centrifuge (besoin de distinction de l’Autre, besoin de ressources pour exclure l’Autre, y
compris par des indices les plus subtiles qu’on puisse imaginer) et une extraordinaire
force centripète (besoin de rassemblement, besoin de regroupement avec ses
semblables, besoin d’identification à un socle commun, etc.). Les différents paradigmes
théoriques qui semblent irréconciliables me semblent être souvent complémentaires,
comme si on disposait de lunettes qui permettraient de voir tantôt les lignes de champ
de la force centrifuge et tantôt celles de la force centripète, mais jamais les deux en
même temps.
17
On cite souvent Saussure qui aurait affirmé, selon l’édition du Cours de linguistique
générale revue par Tullio de Mauro, que l’objet de recherche en linguistique est construit
par le regard qui se pose sur lui « bien loin que l'objet précède le point de vue, on dirait
que c'est le point de vue qui crée l'objet » ; François-Geiger (1990, p. 67 et suivantes),
montre comment cette citation a connu une fortune sans discontinuité pour le moins
jusqu’aux fonctionnalistes ; Benveniste emploie souvent la notion de « point de vue »
dans les Problèmes de linguistique générale, Martinet prend la citation d’origine à son
compte et la développe dans les Eléments de linguistique générale… Néanmoins, cette
citation est généralement utilisée seulement pour légitimer l’autonomie des différents
points de vue sur le langage (par exemple : stylistique, phonétique, syntaxique,
sémantique) ; le « point de vue » se révèle être au final une notion abstraite et
totalement décontextualisée. Le « regard » qui produit le point de vue est en fait le
résultat d’une conception homogénéisante d’un ensemble de points de vue individuels.
Or, le regard qui construit un objet d'étude n’est pas seulement la réplique à l’identique
d’un regard précédent placé dans le même angle de vue, il est aussi incarné dans un
corps particulier, le corps d’une personne qui vit dans une époque particulière et à un
endroit particulier, ayant ses propres préjugés, a prioris, idéologies, sa propre histoire et
ses propres limites affectives, cognitives, perceptuelles, etc.
L’influence des idéologies et des connaissances a priori sur la perception (et donc
sur le regard, et au final sur le point de vue) a été amplement documentée en
psychologie sociale ou en sociolinguistique, notamment pour mettre en évidence les
préjugés racistes à travers des protocoles utilisant différents amorçages, subliminaux
(mots affichés) ou supraliminaux (association avec différentes photos). On peut citer les
travaux de Dambrun et Guimond 2003; Dambrun 2005 pour les expériences d’amorçage
subliminal en psychologie sociale, ou les travaux de Rubin 1992; Niedzielski 1999 pour
les amorçages par photos. Ce type de travail a également été mené pour mettre en
évidence l’influence du sexisme sur la perception, à partir de la présentation d’une
même vidéo de bébé (l'article très connu de Condry et Condry 1976), ou dans des études
menées à partir de l’écoute de brefs enregistrements audio, comme celle de Cutler et
Scott 1990. La démarche de déconstruction de la neutralité du point de vue reste
néanmoins rarissime en linguistique, si ce n’est justement à partir des études sur le
genre qui ont pointé l’idéologie sexiste et patriarcale insuffisamment interrogée par les
linguistes et grammairiens lors de l’élaboration de leurs propres discours scientifiques.
Les travaux pionniers de C. Michard 2002, menés au début des années 80 mais restés
confidentiels durant une vingtaine d’années, méritent amplement d’être cités à ce
propos. On peut également citer les travaux de Khaznadar 2002 sur la morphologie des
adjectifs en français ou bien les travaux récents menés dans le cadre de thèses en cours,
A. Coutant 2016; L. Michel 2016, qui interrogent les implications grammaticales,
philosophiques et discursives de la binarité du genre grammatical ou de la tradition
idéologique du « masculin neutre », ou encore l’histoire de la règle du « masculin qui
l’emporte » et des résistances à cette règle rédigée sous forme d’enquête parfois
satirique par E. Viennot 2014. Ces publications ouvrent des portes vers de nouveaux
points de vue, déconstruisant les idéologies du genre, désormais envisageables en
grammaire du français.
Bien que la démarche réflexive et déconstructive soit plus largement défendue et
reconnue en sociolinguistique, pour sa valeur heuristique, elle est restée longtemps
insuffisamment mise en pratique, pour le moins dans les analyses portant sur le
français ; l’article de F. Gadet 2000 qui interroge la notion de « relâchement »
linguistique et ses présupposés dans les textes scientifiques fait figure d’article pionnier.
18
Les critiques formulées par Solis Obiols 2002 et par Laur 2013 au sujet de l’étude
fondatrice de Lambert et al. 1960, notamment sur la capacité du protocole à réifier
artificiellement les stéréotypes et sur l’impact des représentations des chercheurs dans
le montage et l’interprétation des résultats, me semblent également aller dans le même
sens, et ouvrir des pistes qui restent largement sous-explorées.
Lorsque le discours scientifique est produit dans un cadre institutionnel qui le
légitime, la subjectivité du chercheur s'en trouve masquée par le dispositif de
production et par sa tradition disciplinaire reconnaissable en tant que formation
discursive (Foucault 1969) ; ce discours devient ainsi discours d'autorité, susceptible
d'avoir une force performative. Certains sujets en sociolinguistique appellent par
conséquent plus que d’autres une réflexion sur leur contexte social, politique,
scientifique. Un discours résultant nécessairement d'un point de vue situé et pré-
déterminé peut contribuer à constituer, à travers un dispositif de pouvoir, un nouveau
contexte social, un nouvel objet susceptible de reconfigurer le « réel ». La construction
de l’objet réifié « parler jeunes », « langue des jeunes » ou « langue des cités » en est un
bon exemple, discuté notamment dans Auzanneau, Leclère-Messebel, et Juillard 2012;
Auzanneau 2009; Gadet et Hambye 2014. Mais ce risque de réification concerne toute
démarche de description des « variétés » d’une langue, et les approches variationnistes
n’y ont pas toujours accordé suffisamment d’importance. Le risque de fabrication
d’homogénéités sur des bases idéologiques ou politiques insuffisamment interrogées est
tel que F. Gadet 1996 remettait en question, dès cette époque, la pertinence du prisme
théorique de la variation, en général, qui ne se distingue finalement pas tant que l’on
pourrait croire de la linguistique, « machine à (re)construire de l’homogène »(Gadet
2006). Elle préfèrait construire la « variabilité » comme concept, « qui a l’avantage
d’indiquer un processus et donc une dynamique » (idem). Cela rejoint les critiques
formulées par Calvet 2007 au sujet de ce qu’il appelle la « tentation de la loi », une
propension de la linguistique en général à simplifier et homogénéiser la trop grande
variabilité et complexité des observables, pouvant aller jusqu’au dogmatisme.
Au-delà de la nécessaire déconstruction de la part involontairement idéologique de
la construction des savoirs légitimes, de nombreux chercheurs et chercheuses prennent
le parti de rendre visible leur positionnement plus personnel, le cheminement qui les a
conduits vers certains sujets plutôt que d’autres, les ressources puisées dans leur
expérience personnelle et mobilisées pour leurs recherches, la façon dont ils et elles sont
perçu·e·s, etc. On trouve ainsi des notes sur leur propre socialisation familiale, sur leur
construction personnelle du rapport au langage, des récits personnels, chez des
sociolinguistes se positionnant de manières très différentes et travaillant sur des objets
théoriques très différents, comme Greco 2012 et Léglise 2013 dans leurs mémoires
d’HDR, ou Blanchet 2016, ou Castellotti 2014. Loin de rajouter une dimension spéculaire
gratuite à leurs publications, il s’agit là d’enrichir la contextualisation de la construction
des démarches de recherche, d’approfondir la décentration nécessaire dans la pratique
même de la recherche et de multiplier les clés de lecture possibles offertes au lectorat
potentiel.
Ces pratiques se retrouvent désormais y compris chez des sociolinguistes qui
focalisent leur attention sur la prononciation et passent par une démarche
ethnographique, ou un terrain de longue durée, ce qui est selon moi assez nouveau : le
premier exemple que je connaisse est celui de Mendoza-Denton 2008, dans son étude
consacrée aux bandes de filles latinas en Californie. J’ai relevé des exemples allant dans
ce sens dans l’introduction de Fagyal 2010 et de Paternostro 2016, ou chez Lehka-
19
Lemarchand 2015 pour en revenir au domaine d’étude des enjeux sociaux liés à la
prononciation du français.
Je me suis d’ailleurs retrouvée pleinement dans les remarques éparpillées de
Fagyal, Paternostro et Lehka-Lemarchand qui évoquent leur propre rapport au français
appris comme deuxième langue, leur propre découverte des différents « accents » et des
discours dominants au sujet des accents. Je me suis retrouvée aussi dans les remarques
sur l’évolution de leur propre « accent » et des réactions, diverses et changeantes, qu’il a
pu susciter. J’ai retrouvé aussi des échos avec des expériences que j’ai pu faire dans leurs
notes sur l’atout que peut constituer le fait de se présenter comme locuteur non natif de
français, comme venu d’ailleurs, pour se construire une place (notamment Fagyal et
Lehka-Lemarchand) auprès de locuteurs et locutrices particulièrement jeunes et
appartenant à des groupes socialement minorés. Si on rajoute à la liste de ces trois
auteurs les travaux de Fonagy 1989 et de Hansen 2000; Hansen 2015, il est difficile de
ne pas remarquer cette forte présence des chercheurs étrangers établis en France à l’âge
adulte ou ayant effectué de longs séjours en France et s’intéressant à différents enjeux
sociaux de la prononciation du français. C’est également mon cas, et ce n’est bien
entendu pas un effet du hasard.
Loin de moi de vouloir minimiser par ces quelques lignes les apports des
chercheurs francophones « natifs » dans ce domaine, à commencer par « C’est jeuli le
Mareuc ! » de (Martinet 1958) ; ce que je souhaite pointer c’est simplement que le fait
d’avoir expérimenté soi-même, en interaction, une vaste gamme de réactions à son
propre accent représente une ressource précieuse pour les chercheurs concernés,
ressource dont les « natifs » ne disposent pas, à condition, bien entendu, qu’ils
pratiquent la variété perçue comme standard des classes sociales moyennes-supérieures
de la moitié nord de la France. La gamme de réactions que ma prononciation a suscitée
va, pour ma part, de la reconnaissance déclarée d’un accent étranger dès ma réponse à
une salutation – visiblement fondée sur le faciès et/ou sur la sonorité de mon nom – ou
la reconnaissance d’un accent bourguignon lors d’une brève interaction avec des
inconnus, jusqu’à la négation farouche du fait qu’on pourrait déceler la moindre trace
d’accent étranger dans ma prononciation… et en passant par toutes les hypothèses
imaginables sur mes origines : libanaises, italiennes, portugaises, latino-américaines,
canadiennes, Est-européennes…
La réflexivité ne représente pas un axe de recherche à part entière, dans mon
travail ; la révélation et la mise en question des détails et déterminismes personnels qui
ont contribué au surgissement des questions de recherche et à la construction des
données, l’analyse approfondie de tout ce qui s’est joué dans une interaction au cours
d’une enquête ou d’une expérimentation, ne présentent pas un intérêt systématique.
Cependant, dans la mesure où toute construction de savoir est située, comme tout
discours, il me semble nécessaire de rendre accessible ce qui permet de contextualiser
de manière pertinente la production du savoir scientifique. Donner accès au mieux à la
compréhension des biais potentiels d’une recherche me semble avoir une plus grande
valeur heuristique que tenter de (se) persuader qu’on a éliminé tous les biais. La
différence essentielle que je fais entre les écrits scientifiques et les écrits journalistiques
ou littéraires ne réside pas dans le souhait des scripteurs à atteindre un point de vue
« neutre », mais dans leur souci pour rendre visibles toutes les « ficelles » de la
construction de leur démarche, de manière à la rendre réfutable, comparable, vérifiable,
discutable… Interroger ce que « faire preuve » et « comparer » veut dire en sciences
humaines et sociales est un champ de recherche en soi, qui est loin d’être clos ; je rejoins
tout à fait les pistes ouvertes par Gadet et Wachs 2015; Hambye 2015 à ce sujet.
20
Mon intérêt croissant pour l’impact des méthodes de recherche sur la fabrication
des résultats a entrainé, entre autres, un intérêt croissant pour la notion de
« frontière » ; et ce, à différents niveaux de mes analyses.
J’ai d’abord croisé la problématique de la frontière, notion transdisciplinaire
indissociable de toute catégorisation au sein d’un continuum, dans le domaine
phonétique et prosodique. J’ai en effet été amenée à fixer des frontières en partie
arbitraires pour délimiter les pauses courtes, moyennes, longues, pour distinguer un
« e » allongé en finale de mot d’un « e » dit d’hésitation [doc 28], pour distinguer un « e »
dit d’hésitation d’un « e » prépausal ou « e » d’appui [doc 26], pour décider de la
longueur pertinente des extraits à soumettre lors d’un test d’écoute [doc 14], pour
distinguer une syllabe longue d’une syllabe anormalement allongée [doc 16], ou pour
catégoriser les différents degrés de palatalisation (faible, moyenne, forte… : [doc 19])
etc. J’ai retrouvé la question des délimitations plus tard, dans le domaine social, lorsque
j’ai abordé les frontières identitaires, ethniques, de classe (Pasquali 2014)… dans une
démarche visant à tenir compte le plus possible des catégories ad hoc émergeant dans
les discours méta- ou épilinguistiques suscités [doc 06]. Mais les catégories ad hoc
rejoignent bien souvent les macro-catégories pré-construites, parfois dichotomiques ;
dès lors, interroger les frontières catégorielles émanant des discours scientifiques
requiert les mêmes outils que ceux forgés pour interroger celles qui émanent des
« terrains », des discours profanes ou « naïfs ». En outre, le maintien de certaines
catégories anciennes est le seul moyen pour comparer des études récentes avec des
études antérieures dans une démarche expérimentale [doc 05] pour pouvoir construire
des études diachroniques. Au risque de continuer à réifier des catégories toxiques,
comme celle de la race (voir infra)...
Mes recherches reposent toujours sur l’analyse de corpus, constitués par moi-
même ou par d’autres (j’y reviens dans la partie Terrain et « données », infra).
Selon le type de question de recherche et selon le type de données, il peut être plus
pertinent d’adopter des méthodes qualitatives et de profiter d’un corpus situé dont on
peut appréhender la richesse et l'épaisseur, ou bien d’adopter des méthodes
quantitatives (notamment, pour ce qui me concerne, des fouilles semi-automatiques
dans des grandes bases de données médiatiques) pour tenter de déceler des tendances
globales, de possibles signes de changements en cours.
Je défends de manière générale les méthodes mixtes de recherche (Tashakkori et
Teddlie 2002), qui permettent l’obtention de résultats et éclairages complémentaires ;
j’y reviens dans la partie II et dans la synthèse finale.
Je défends également l’intérêt d’analyser tout type de corpus oral (sollicité ou non,
produit dans des situations où la proximité entre locuteurs est très forte ou au contraire
où il y a une grande distance, produit par des personnes jouissant d’un grand prestige
social ou au contraire par des personnes en grande insécurité linguistique, etc.) ; à
condition de pouvoir caractériser de manière très précise les conditions de fabrication
des « données » et d’en tenir compte lors des analyses proposées. Je pense qu’il est
important d’éviter les généralisations abusives, de faire des affirmations sur les femmes
et les hommes, sur les francophones et les anglophones, sur les monolingues et les
21
bilingues, sur les ados et les personnes âgées … à partir d’un échantillon de dix
personnes : c’est ce que l’on ne cesse d’enseigner aux étudiant·e·s. Mais il est tout aussi
important de dénoncer l’ambition vaine de pouvoir construire un corpus clos
représentatif de toutes les pratiques langagières reconnues comme relevant du français
(ou des jeunes, ou des Suisses, ou de tout autre catégorie englobant des millions de
personnes). Il faut donc continuer à défendre l’intérêt de corpus de petite taille,
répondant à des questions précises de recherche et contribuant à apporter des petites
pièces au grand puzzle des connaissances sur le langage.
Par ailleurs, je considère qu’étudier la production de la parole consiste en soi à
adopter un point de vue particulier, et non un point de vue « neutre ». Quoi que l’on
fasse, – augmenter la taille du corpus étudié, améliorer les outils de description ou
rendre indépendantes les variables mesurées – le simple fait d’étudier la production de
la parole revient à écarter des investigations le volet « perception », et donc à perdre la
possibilité de décentration que permet l’étude de la réception des productions étudiées.
Or, la parole n’est pratiquement jamais produite pour soi ou pour personne, elle est
toujours adressée.
22
ma propre perception (biaisée par les écoutes répétées, par l’activation de l’attention
sélective et par l’accès aux spectrogrammes) selon au moins deux axes.
Le premier axe se rattache aux mécanismes cognitifs de bas niveau : interroger des
personnes différentes permet d’investiguer les corrélats acoustiques de la perception
des différentes catégories phonétiques ou prosodiques [docs 21, 23, 24], de
questionner la pertinence linguistique de phénomènes acoustiques ou articulatoires
systématiquement non-perçus ou, au contraire, de révéler des phénomènes perçus mais
acoustiquement inexistants (comme les pauses silencieuses subjectives, que j’ai
évoquées en première partie).
On peut par exemple rattacher à cet axe l’étude de (Labov, Karen, et Miller 1991)
sur les compétences dialectales ou sociolectales des juges sollicités ; ceux-ci, catégorisés
selon leur origine régionale et leur groupe ethnique, devaient effectuer une tâche
d’identification de mots, à partir de mots susceptibles d’être ambigus selon les différents
systèmes phonologiques. Les mots ambigus étaient présentés isolés ou inclus dans des
phrases-porteuses ou dans des séquences plus grandes.
Le second se rattache aux mécanismes de plus haut niveau, aux représentations
[doc 05]. Il permet d’interroger le conditionnement social de la perception.
On peut rattacher à cet axe aussi bien la valeur indexicale de certains marqueurs
sociolinguistiques dans la tradition du variationnisme ou de la dialectologie perceptuelle
(par exemple les travaux de Boughton 2006; Armstrong et Boughton 2000, sur la
perception des accents régionaux), et les enquêtes sur la diversité des perceptions en
sollicitant des personnes avec des profils divers (âge, parcours social, région de
résidence, niveau d’éducation…) exemple Remysen 2016, des opinions politiques
diverses, ou encore en modifiant leurs attentes par la mise en scène des extraits utilisés
dans l'expérimentation, par différentes techniques d’amorçage, (Rubin 1992; Niedzielski
1999) sur différentes formes de racisme, (Hay, Warren, et Drager 2006), sur les préjugés
de classe et d’âge… On trouvera un état de l’art très riche sur la question des techniques
d’amorçage pour étudier la perception d’extraits langagiers dans la thèse de Squires
2011.
En sociophonétique actuelle, en général, les études sur la perception ont plutôt
tendance à se multiplier, et ont comme objectifs de :
• tester la capacité des personnes sollicitées à deviner l’origine (géographique)
et le profil économico-social des gens enregistrés, à partir de l’écoute de brefs
extraits ;
• tester l’influence des stéréotypes sur la perception de la parole, en activant
différents stéréotypes avant de faire écouter de brefs extraits ;
• tester la capacité des personnes sollicitées à distinguer deux voyelles ou
consonnes acoustiquement distinctes (mais susceptibles d’être
perceptivement fusionnées).
L’intérêt de mener des études sur la perception me semble à défendre à chaque
fois que cela est possible, en complémentarité avec les études sur la production. Toutes
les méthodes me semblent potentiellement intéressantes pour aborder la perception à
condition qu’on en interroge les limites : démarche expérimentale (réponses à des
questions à choix forcé) ou entretiens semi-directifs (individuels ou en focus group) qui
sollicitent la production de discours méta- ou épilinguistiques, ou encore récolte de
réactions sporadiques spontanées, produites en interaction ou dans des productions
écrites, dans différentes situations. Le choix de la méthode pertinente dépend bien
entendu de la question de recherche posée, mais il me semble que la multiplication des
méthodes de recherche permet de nuancer les descriptions, en évitant les conclusions
23
hâtives fondées sur des artéfacts et en permettant d’avancer progressivement vers la
modélisation de la cognition sociolinguistique (Campbell-Kibler 2016).
Même s’il s’agit pour le moment de recherches marginales dans le domaine en
plein essor de la linguistique de corpus, il me semble que l’idée de la complémentarité de
l’étude de la perception par rapport à la production fait son chemin, grâce (pour le
domaine francophone) aux études exploratoires de Vieru-Dimulescu 2006; Woehrling et
Boula de Mareüil 2006; Boula de Mareüil et al. 2008; Boula de Mareüil et Lehka-
Lemarchand 2011; Bardiaux et Boula de Mareüil 2012… dont A. C. Simon et al. 2012
proposent un bilan d’étape. Le décloisonnement progressif des sous-disciplines
consacrées à l’étude du langage semble expliquer l’intérêt pour les études perceptives
qui sont présentées comme venant des théories sur l’imaginaire linguistique, les
idéologies linguistiques, la sociolinguistique en général (Simon et al. 2012 : 27).
L’origine du questionnement vient selon moi de la confrontation avec la variation
imprévisible dans les corpus et de l’impossibilité pratique de constituer des échantillons
un tant soit peu représentatifs d’une population sans disposer d’un modèle décrivant la
stratification sociale, communautaire, les seuils pertinents des tranches d’âge et plus
généralement l’organisation sociale, et les éventuels marqueurs langagiers que les gens
mobilisent pour indexer leurs différentes appartenances et leurs différents
positionnements en interaction.
Sans adopter des positions simplistes, sans confondre une corrélation entre la
distribution d’une variable et des groupes sociaux avec une explication des raisons qui
inciteraient les locuteurs et locutrices à utiliser telle ou telle marque, Simon et al.
défendent le recours aux études perceptives, en lien avec la reconnaissance théorique
qu’ils concèdent au rapport potentiel entre perception et production, entre variation et
attitudes devant la variation.
26
pratique sociale d’une grande variabilité et en changement permanent. L’attention pour
le processus de « fabrication » des corpus (ce qui est retenu, ce qui est sollicité, ce qui est
écarté, ce qui est inaccessible, les effets théoriques du processus de transcription, etc.,
voir Mondada 1998; Mondada 2000b; Gadet 2010) a pris de plus en plus d’importance
dans mon travail. Parler de « données »6 m’a semblé dès lors de plus en plus gênant, à
cause de l’utilisation de ce verbe trivalent qui suggère que quelqu’un (ou un contexte ?)
« donne » quelque chose aux chercheurs qui n’ont plus qu’à recueillir passivement ce qui
est « donné ».
Face à la difficulté de combiner une démarche ethno-méthodologique avec une
description linguistique, sur un terrain riche et complexe que je découvrais à mon
arrivée en France (les cours de français dans l’Etablissement Régional d’Enseignement
Adapté de Bonneuil-sur-Marne, accueillant des élèves qui ne pouvaient pas être
scolarisés dans l'enseignement général ou spécialisé) j’avais abandonné, dans un
premier temps l’ambition d’une perspective sociolinguistique sur les données à la fin de
ma maitrise (master 1). J’avais restreint mes recherches à des objets linguistiques –
[docs 27, 28, 29, 30] persuadée à l’époque de pouvoir tracer une frontière entre le
linguistique et l’extra-linguistique, mais j’ai continué à chercher mes données sur un
« terrain » hors de l'université et des laboratoires. En effet, après avoir observé des
cours dispensés dans le dispositif de l'enseignement adapté, je me suis fait accueillir
dans les cours de français d’une classe de collège à Suresnes, dans un établissement sans
difficultés particulières. Néanmoins, durant tout le travail en doctorat j’ai considéré le
terrain comme un simple réservoir permettant de « recueillir des données »
linguistiques attestées, authentiques.
Le fait d’avoir écarté de mes réflexions la richesse des interactions non
enregistrées ainsi que toutes mes observations sur le terrain, et par ailleurs la
frustration de ne pas disposer des vidéos de mon corpus actif pour pouvoir lever
certaines ambigüités (le corpus étant uniquement sur support audio) m’ont conduite à
commencer, ultérieurement, à adopter une démarche plus clairement ethnographique et
réflexive pour mon dernier terrain (participation au module de préparation au concours
de Sciences Po Paris dans un lycée de la Convention Education Prioritaire : [docs 33, 11,
12, 13]).
En parallèle à mes réflexions sur le concept de terrain, j’ai eu la chance de profiter
d’une grande richesse d’échanges dans deux projets innovants dans lesquels j’ai été
impliquée à Paris 3 peu après mon doctorat, (CORPORA P3 et PI-ED268) sur l’annotation
des données orales alignées, et, au sein de mon équipe d’appartenance, avec L. Greco et
P. Renaud. Ces échanges, ainsi que la découverte des travaux de L. Mondada, notamment
Mondada 2000a ; Mondada 2005, et des réflexions critiques sur le statut du corpus et du
terrain en sociolinguistique, notament Cappeau et Gadet 2007, m’ont progressivement
conduite à développer une extrême prudence par rapport aux pratiques appelées à se
généraliser de mise à disposition pour la communauté de données orales (enregistrées
et transcrites par autrui, pour des objectifs obligatoirement particuliers et difficilement
partageables).
Ce changement de perspective sur l'activité de construction des observables ne
m'a pas empêchée, bien entendu, de conserver l'ambition de pouvoir formuler des
hypothèses avec une portée susceptible de dépasser le cadre de l'étude de cas, et
6 Le mot « data » ne pose pas exactement le même problème en anglais, mais il véhicule la même
idée de neutralité.
27
susceptibles d'être soumises à la confrontation scientifique. Mais cela m’a amenée à
accorder plus d’attention à la relation entre les méthodes de construction des corpus et
les questions de recherche, à envisager autrement la transférabilité des résultats et la
comparabilité des corpus, et à chercher à diversifier toujours plus les techniques de
fabrication des données, les démarches d’observation et participation sur un terrain et
les techniques d’analyse. Je suis partie de l’idée que toute démarche a ses limites et ses
avantages, et que les résultats obtenus par des méthodes diverses et selon des
postulatss divers sont complémentaires ; l’essentiel pour les rendre transférables c’est
de rendre la méthode de fabrication la plus accessible et transparente dans les
présentations.
Domaine de la production
Ainsi, pour analyser la production de la parole, j’ai eu recours à :
Domaine de la perception
En parallèle, pour analyser la perception de la parole, j’ai eu recours à :
30
Un des problèmes souvent soulevés par les tests de perception en général, qu’ils
portent sur l’identification de certaines variantes de prononciation ou sur l’évaluation
du profil social des personnes enregistrées, est celui des sources de biais dans les
résultats obtenus. Cela a donné lieu (et donne toujours lieu) à une littérature
importante.
Tout d’abord, l’exploration de la perception, dans la mesure où elle implique le
concours d’un grand nombre de personnes sollicitées qui construisent obligatoirement
une intersubjectivité avec les chercheurs, ne peut pas être conçue comme une simple
observation et description ; la démarche même de construction des tests perceptifs
mérite d’être éclairée par les apports de la psychologie sociale (Tajfel 1981) et par
l’analyse des différents biais prévisibles, au regard des études déjà disponibles. Mais la
liste des biais semble potentiellement infinie, et le fait de ne pas introduire sciemment
un amorçage au début d’un test ne veut pas dire qu’il n’y ait pas d’amorçage involontaire
et totalement incontrôlable, dû par exemple à l’annonce du cadre, à l’âge de l’enquêteur
ou l’enquêtrice, à une inscription institutionnelle sur son stylo-bille, ou à ce qui est
diffusé sur une chaine radio qu’on entend au loin... L’article de Hay et Drager 2010
mesure l’effet sur les réponses induit par la simple présence d’une peluche
emblématique (oiseau kiwi, kangourous ou koala) dans la salle où est mené le test.
Autrement dit, absolument tout peut influencer les réponses…
La tradition du locuteur masqué inaugurée par Lambert et al. 1960; Lambert,
Frankle, et Tucker 1966 me semble toujours digne d’intérêt, à condition d’en éclairer le
protocole par la prise en compte des apports critiques qui ont été ultérieurement
formulés sur les biais les plus importants (Solis Obiols 2002; Laur 2013; Drager 2013)…
En fait, il est indispensable de considérer la situation de test de perception
(questionnaire ou entretien) comme une interaction autonome en soi, avec ses propres
enjeux, entre le chercheur/la chercheuse et les personnes sollicitées ; la situation
nécessite une description détaillée, en relation avec les résultats obtenus. Il existe déjà
une longue tradition d’analyse approfondie et réflexive des entretiens, d’abord en
sociologie et ensuite en analyse de discours (par exemple Demazière 2008, sur les
enjeux de l’interaction en entretien, ou encore Salazar-Orvig et Grossen 2008 sur le
dialogisme et l’omniprésence des discours autres dans les entretiens cliniques). Il n’y a
pas de raison que les interactions que nous suscitons en sociophonétique échappent à ce
type de questionnements. J’ai eu l’occasion d’aborder cette problématique dans
l’enquête perceptive menée en collaboration avec A. Arnold [doc 05], où nous avons
essayé de poursuivre un double objectif. Le protocole construit devait mettre en
évidence, tout d’abord, l’éventuelle influence de la « race » et du « genre » sur la
perception diffuse, scalaire, de la personnalité des locuteurs et locutrices enregistrés
(grâce à une technique d’amorçage par affichage de différents prénoms associés aux
stimuli). Mais dans un deuxième temps, la comparaison des résultats obtenus avec ceux
des études menées dans d’autres contextes et à d’autres époques nous a amenés à
approfondir les réflexions sur la situation d’enquête en elle-même et sur les attentes des
auditeurs et auditrices sollicités.
Ce que Bourdieu dénonçait dans son article bien connu « L’opinion publique n’existe
pas » (Bourdieu 1973) me semble d’autant plus pertinent, car la situation, par l’extrême
banalisation de la pratique des sondages, est encore plus complexe.7 Il peut s’avérer
7Il n’est pas rare qu’un groupe ou une communauté virtuelle appelle explicitement à « pourrir » un
sondage. Il est de notoriété publique que les sondages en ligne n’ont aucune valeur, soit parce qu’ils ont
31
salutaire de confronter nos démarches d’enquête par questionnaire ou par entretien
semi-dirigé aux trois postulats de Bourdieu qui, selon lui, aboutissent à des distorsions
inévitables en amont même de l’analyse :
Toute enquête d'opinion suppose que tout le monde peut avoir une opinion ; ou, autrement
dit, que la production d'une opinion est à la portée de tous. Quitte à heurter un sentiment
naïvement démocratique, je contesterai ce premier postulat. Deuxième postulat : on suppose
que toutes les opinions se valent. Je pense que l'on peut démontrer qu'il n'en est rien et que le
fait de cumuler des opinions qui n'ont pas du tout la même force réelle conduit à produire des
artefacts dépourvus de sens. Troisième postulat implicite : dans le simple fait de poser la
même question à tout le monde se trouve impliquée l'hypothèse qu'il y a un consensus sur les
problèmes, autrement dit qu'il y a un accord sur les questions qui méritent d'être posées.
[Bourdieu, 1973, p 1292].
été « pourris », soit parce qu’ils ont attiré comme votants uniquement les gens concernés, mais cela
n’empêche pas les sondages en ligne de proliférer sur de nombreux sites de médias.
32
particulièrement pour des micro-phénomènes en production ou perception de la parole.
Les entretiens ont comme avantage de laisser de la place aux discours de celles et ceux
qui ne savent pas répondre, qui n’ont aucun avis sur la question posée, mais l’analyse de
la contribution de l’enquêteur ou l’enquêtrice à la fabrication des réponses, ou
autrement dit l’analyse de l’entretien lui-même comme évènement interactionnel
(Mondada 2001) reste incontournable. Les questionnaires ne permettent aucune
véritable analyse des non réponses, ce qui est probablement leur point le plus faible (le
choix forcé n’est qu’une distorsion supplémentaire car il rend invisibles les personnes
qui auraient préféré répondre « je ne sais pas » ou « ni l’un ni l’autre »).
Mes réflexions sur l'articulation entre 'théories', ‘données’ et 'terrain' rejoignent
celles d'une part non négligeable des chercheurs et chercheuses en sociolinguistique du
français contemporain, dont le numéro 154 de Langage et société (dir. Gadet & Guerin,
2015) donne un bon aperçu. L’heure n’est plus tellement à la déconstruction des
certitudes, car cela a beaucoup été fait, mais plutôt à l’innovation dans la construction de
démarches de recherche complexes, et à l’exploration de convergences possibles entre
les différents courants théoriques en concurrence. C’est typiquement le cas de Hambye
2015 qui explore la capacité à « faire preuve » à partir de l’analyse d’un cas singulier.
Cela m’amène à mon prochain point, qui porte sur la construction des liens entre les
observations des micro-phénomènes et les théories sur le langage, et sur la place que la
recherche accorde, notamment en sociophonétique, aux idéologies langagières.
Cambon et Léglise 2008 reviennent trente ans plus tard sur la fortune de cette
notion de « pratiques langagières » pour en révéler les points de tension et les
convergences ; elles concluent sur la persistance de la problématique des rapports entre
stabilité et instabilité qui traverse la sociolinguistique actuelle et préconisent de
33
« montrer des changements qui ont cours dans les registres discursifs via les pratiques
langagières » (p. 86). Le mot « pratiques » continue à fonctionner comme centre
attracteur de différentes approches praxéologiques du langage et bénéficie de toujours
plus de colocations : « pratiques de catégorisation » (Greco 2012), « pratiques
discursives » (Nonnon 2014), « pratiques interprétatives » (Delarge 2001)…
Néanmoins, dans la plupart des études menées sur le français dans la perspective
des pratiques langagières il est surtout question de discours, de lexique, d’interactions.
Sauf erreur de ma part, Laks 1983 a été le premier, ou parmi les premiers, à parler
clairement de pratiques linguistiques pour décrire la prononciation, dans un article où il
visait à « mettre en relation systématique » pratiques linguistiques et pratiques sociales
d’un groupe d’adolescents de Villejuif.
Bien plus récemment, Arnold 2015a parle de « pratiques vocales », notamment
dans sa thèse de doctorat où il étudie :
« comment une voix est perçue comme genrée et comment des locutrices et des locuteurs
utilisent des pratiques vocales pour indexer leurs identités de genre ». (Arnold 2015a, p.16).
« Il peut s’agir, comme B. Conein et F. Gadet le font remarquer, d’un trait héréditaire. En effet,
le peu d’études phonétiques dont nous disposons sur les parlers populaires de Paris,
mentionnent, et parfois illustrent, un « allongement de la pénultième » dans les parlers des
différentes couches sociales parisiennes au xxe siècle (voir G. Straka, 1952 ; O. Mettas,
1979). » Fagyal, 2003, p. 9.
8 Cette remarque n’est bien entendu pas nouvelle ; dans sa thèse de doctorat, Hambye 2005
rappelle une longue tradition de recherche qui place ce trait parmi les spécificités du français parlé en
Belgique.
36
auteurs décrivent une montée mélodique sur la syllabe pénultième et/ou un
allongement de sa durée, tandis que pour l’ « accent belge » il n’en était pas question ; en
revanche, pour l’accent belge Bardiaux et Boula de Mareüil 2012 évoquent plutôt une
diphtongaison sporadique de la voyelle qui prend l’accent tonique. Mais ces micro-
différences semblent secondaires par rapport au poids symbolique de l’allongement de
la pénultième, dont l’indexicalité régionale semble se brouiller plutôt que de se clarifier.
Au final, la confrontation de ces études amène à conclure que l’on peut étudier
finement un trait de prononciation dans un corpus et néanmoins peiner à avoir une
vision d’ensemble et une meilleure compréhension de la pratique de prononciation en
question ; cela peut être imputable à un zoomage trop rapide (sans prise en compte
suffisante des connaissances disponibles par des sources différentes), mais également à
une propension à l’hyperspécialisation des études et à la segmentation du continuum
des pratiques de prononciation selon des critères politiques (idéologiques) plutôt que
linguistiques. Cette segmentation politico-régionale empêche de voir le continuum, ce
qui peut nous empêcher de mieux comprendre la cohérence d’un ensemble de pratiques
reconnues comme formant « une langue ».
Le même problème peut se présenter si on construit la démarche de recherche en
sens inverse : une étude qui part d’une pré-catégorisation des pratiques court le risque
d’homogénéiser par la théorie un ensemble de pratiques fort variées sous la même
étiquette d’une « variété » belge, suisse, laurentienne, banlieusarde… pré-construite
(Gadet attire l’attention sur cet écueil dans différentes publications, citées supra). Ainsi,
partir d’une « variété » de langue postulée comme homogène pour ensuite focaliser son
attention (zoomer) sur un trait de prononciation isolé, indissociable de la variété de
départ, ou bien partir d’une « variété » postulée comme homogène pour ensuite
rechercher ses différents traits spécifiques par des mouvements successifs et zoom-
dézoom, production/perception, cela peut poser le même problème. Le problème vient
de la pré-catégorisation homogénéisante d’une « variété » ou d’un style par postulat, qui
rend donc impossible sa remise en question. Cela nous amène à l’indispensable prise en
compte des idéologies langagières, soit en amont de l’étude (au minimum) soit à toutes
les étapes de l’étude (dans l’idéal).
9 La communication électronique écrite instantanée avec des images (gif, émoticônes) et des liens
cliquables a partiellement renégocié la contrainte de linéarité de l’écrit.
38
Lorsque j’ai commencé à m’intéresser à des traits particuliers en tant que
pratiques de prononciation, je n’ai pas eu besoin de mobiliser d’emblée la notion de
« standard », de « français de référence », ou d’ « accent » ; j’ai commencé par décrire les
contextes des occurrences relevées dans tel ou tel corpus et j’en ai sélectionné quelques
unes pour les soumettre à des tests de perception et catégorisation. La frontière entre
standard et non-standard émerge assez rapidement dans les discours, qu’il s’agisse de
discours « profanes » ou de discours de linguistes : si personne ne dit rien, c’est du
« standard », si l’on se met à catégoriser clairement la prononciation, c’est du non-
standard. Dans la prononciation, le « standard » correspond à cette prononciation
extraordinaire dite « sans accent ». On retrouve la même situation pour les catégories
raciales, où on parlera des gens « de couleur » et des gens… normaux (les « gens » tout
court, sans précision, suffit à désigner des blancs, car le blanc n’est pas une « couleur »
qui mérite d’être mentionnée). Et le non-standard renvoie en général à des catégories de
gens (des « identités »), et non à des catégories de situations. F. Gadet 2007 dénonce
explicitement ce biais de la catégorie « non-standard » :
bel exemple de dénomination purement négative, qui en dit davantage sur ce à quoi elle
s’oppose que sur ce qu’elle cherche à nommer ». Gadet, 2007, p 210.
Elle y cite notamment comme rares contre-exemples les travaux de Kroch 1978; et
de Lodge 2004.
C’est de manière récurrente et explicite que F. Gadet dénonce les idéologies
classistes et homogénéisantes sous-jacentes à l’emploi de l’expression « français
populaire » (variante à peine édulcorée de « bas-langage », « classificateur déclassant »,
Gadet 2003), rejoignant ainsi l’article bien connu de Bourdieu 1983 qui avait torpillé la
désignation de « populaire ». Néanmoins, F. Gadet reconnait que cette désignation
inadéquate et maladroite vaut mieux que les siècles de désintérêt pour tout ce qui n’était
pas le beau langage, largement homogénéisé également par idéologie. Cette longue
tradition de désintérêt fait qu’on manque cruellement de sources sur la variabilité des
pratiques langagières écrites ou orales des locuteurs et locutrices n’appartenant pas aux
classes dominantes (Lodge 2004), et l’intérêt récent pour les « classes populaires »
permet au moins de documenter largement une plus grande diversité de pratiques.
Or, si la description de la variabilité des pratiques langagières anciennes est quasi
impossible, celle des pratiques présentes ne va pas non plus de soi : on y retrouve les
questions d’idéologie. J’essaie de lister ci-dessous les points les plus importants et le
plus souvent discutés.
Premièrement, après des siècles de mépris du « bas-langage », des travaux ont
commencé à s’intéresser à la variabilité mais toujours au prisme de l’homogénéisation
des pratiques : parler toulousain, accent marseillais, français de Belgique, parler des
39
jeunes, accent de banlieue, français populaire… Les syntagmes homogénéisants ne
manquent pas, liés à des stéréotypes généralement nocifs et discriminants qui se portent
encore très bien de nos jours (Gasquet-Cyrus 2012; Blanchet 2016). On retrouve donc le
même problème, qui se décline dans de nombreuses études : le postulat de l’existence
d’une variété dont on discute uniquement les contours (généralement géographiques).
Les discours de la recherche adoptent dans ce domaine, très facilement, les catégories
du discours ordinaire, avec une dissymétrie évidente entre désignations de pratiques
géographiques et désignations de pratiques sociales :
les variétés sociales des idiomes apparaissent faire moins couramment l’objet de
désignations, ordinaires ou expertes, que les variétés régionales, dont la nomination liée à
l’espace peut plus facilement être assumée par les locuteurs . Gadet 2003.
Cela suscite, bien évidemment, des débats entre experts : Hambye et Simon 2009
contestent l’unité des parlers et des accents belges et imaginent aussi la possibilité
d’envisager des continuums de pratiques qui enjambent facilement les frontières
administratives de la Belgique avec la France. Ce à quoi Bardiaux et Boula de Mareüil
2012 répondent en recherchant des sous-variétés plus locales supposées homogènes
(déplacement des frontières) : variété de Liège, de Tournai, de Bruxelles et de Gembloux,
même s’ils ne parviennent pas à les faire valider perceptivement. L’absence de toute
validation perceptive incite Bardiaux, Simon, et Goldman 2012 à renoncer à construire
des variétés et des frontières géographiques, sans pour autant proposer d’avoir recours
à une catégorisation sociale des locuteurs ; ils défendent au final une démarche plus
empirique, fondée sur le classement des locuteurs, toutes régions confondues, sur une
échelle continue selon le « degré d’accent perçu » comme « régionalement marqué ».
Cela permet d’étudier un trait prosodique et sa perception tout en renonçant à régler la
question épineuse des relations imbriquées des affiliations régionales et sociales,
surtout à partir d’un très petit échantillon de locuteurs et locutrices.
Le débat sur les relations entre stratification sociale et régionalisation (ou vice-
versa) n’est toujours pas tranché. Des travaux récents sur la France avancent
l’hypothèse que le social l’emporte sur le régional (Boughton et Armstrong), pour le
moins du point de vue de la perception, et pour le moins à l’intérieur du vaste domaine
d’oïl versus domaine d’oc. L’enquête du projet « Phonologie du français contemporain »
(Durand, Laks, et Lyche 2009; Detey et al. 2010) ne permet pas de donner des réponses
fines en ce sens, car les différentes affiliations des personnes enregistrées à des groupes
sociaux n’ont pas été vraiment prises en compte.
10 Deux articles sont cités comme sources à ce sujet, (Quené 2005 et Jacewicz et al. 2009) dans la
mesure où ces auteurs ont calculé la vitesse d’articulation ventilée par sexe, mais les deux concluaient à
des différences inconsistantes ou non significatives.
42
d’éducation, etc. peuvent s’avérer abyssales ; le fait de pré-catégoriser les gens en
postulant que les différences inter-individuelles sont négligeables par rapport aux
« grandes tendances » et ne méritent donc pas la moindre place demeure très
problématique.
Selon Gadet 2007, la relation entre identités, répertoires verbaux et attitudes par
rapport à ces répertoires reste un thème central pour la sociolinguistique ; elle
préconise d’envisager les identités comme des processus d’assignation « à travers la
différentiation ». Elle rajoutait, en 2007, optimiste :
Force est de constater que le calcul des corrélations reste une porte d’entrée
prisée, malgré le risque de réification des identités pré-établies, en raison de la force de
la tradition et probablement aussi de la fascination encore largement partagée en
sociolinguistique pour les chiffres et les quantifications.
Pourtant, différents modèles sont envisagés depuis une bonne quinzaine d’années.
Par exemple, Armstrong 2002 avance des hypothèses nouvelles sur les sociétés
françaises et britanniques actuelles, souvent incompatibles avec la vision trop
compartimentée de la société, qui a pourtant pu être pertinente par le passé. En parlant
de « nivellement » et de tendance générale à « l’informalisation », il propose de diminuer
le poids des appartenances sociales et de rechercher les dynamiques générales et les
ressorts de changement au niveau de la société dans son ensemble et non au niveau
d’une « variété », dans la mesure où il n’existe pas (plus ?) de groupe isolé du reste de la
société. Armstrong met justement en avant le rôle de la densification des contacts inter-
groupes qui a entrainé une diminution de la stratification rigide (classe, genre, âge) ; et
en même temps l’importance symbolique croissante du groupe « jeunes » qui a modifié
les rapports entre groupes d’âge et qui a pu accélérer certains changements en raison du
« goût de la jeunesse pour les variantes linguistiques non standard et novatrices » (p.5) :
… l’influence sociale et culturelle des jeunes s’est accrue pendant les quelques quarante
dernières années, en même temps que s’accroissait leur importance économique en tant que
consommateurs durant la période de reconstruction et de croissance qui a suivi 1945.
(Armstrong 2002, p. 5).
43
en perspective plus générales. Les pratiques décrites, surtout celles qui caractérisent la
parole des journalistes, passent en partie inaperçues et le geste descriptif qui consiste à
les rendre visibles a aussi une portée politique. Cela oblige à discuter, non seulement du
statut linguistique de ces pratiques – pas encore élucidé pour les deux types d’épithèses
que je décris – mais également sur leur statut sociolinguistique traversé par des tensions
qui peuvent se révéler dans les choix de dénomination.
La partie II.2 expose :
• des réflexions plus théoriques sur les savoirs académiques et les savoirs
profanes en lien avec ce qui pourrait constituer les discours dominants, [doc
06]
• des travaux exploratoires sur les apports des théories sur le genre et la race
au domaine d’étude de la sociophonétique [doc 17], menés en partie en
collaboration avec A. Arnold [doc 05], mais également au sein du Réseau de
recherche « Genre et langage » que nous avons co-fondé, L. Greco et moi-
même, en 2009, dans le sillage de la dynamique de recherche impulsée
notamment par une journée d’études co-organisée à Paris 3, intitulée Le genre
à l'épreuve des dispositifs de pouvoir, de langage et de catégorisation sociale.
• quelques réflexions théoriques sur les enjeux idéologiques des travaux actuels
sur les accents régionaux et les accents sociaux, avec une focalisation
particulière sur le statut et la consistance de l’accent dit « de banlieue » ; j’y
défends l’intérêt de multiplier les études portant explicitement sur des
accents sociaux désignés comme tels, bien entendu sans focalisation exclusive
sur les accents socialement stigmatisés. Rendre visible ce qui est censé être
« neutre » me semble une piste prometteuse du point de vue théorique ; cela
permet de faire le lien entre différents terrains de lutte sociale contre les
discriminations, et de donner aux discriminations liées à l’accent toute la
place qui leur revient.
• quelques résultats d’un travail de plus longue haleine, qui est encore en cours,
et qui se nourrit de mes observations sur un terrain qui a duré plusieurs
années (2006-2013). Il s’agit de ma participation à l’équipe enseignante qui
animait le module de préparation à l’oral de Sciences Po des élèves inscrits en
classe de terminale dans un lycée (Seine Saint Denis) de la Convention signée
en 2001 entre Sciences Po et des établissements classés en Zone d’Education
Prioritaire. Ce travail porte sur les pratiques de prononciation de ces élèves
en trajectoire de réussite scolaire, étudiées à travers des descriptions
linguistiques [doc 11], à travers l’étude d’assignations identitaires (parfois
racialisantes, [doc 33]) en interaction, et également à travers différents types
de discours (discours des élèves, discours des enseignant·e·s, discours
recueillis dans la presse). J’entends soulever ainsi non seulement des
questions de sociolinguistique mais également des questions didactiques [doc
13] et politiques, notamment en lien avec le domaine des politiques
éducatives.
Les travaux exposés dans la partie II.2 ont alimenté, en ce qui me concerne, non
seulement des écrits scientifiques mais également des écrits de vulgarisation et des
prises de position publiques dans des cadres divers ; ceux-ci ne seront pas exposés dans
ce mémoire, mais ils revêtent une grande importance à mes yeux. Comme beaucoup de
chercheur·e·s, (Bulot 2004), je ne pense pas qu’un engagement citoyen explicite serait
incompatible avec une posture de recherche. Bien au contraire, je pense que la
44
revendication trop rapide et présentée comme allant de soi de l’absence de tout
engagement politique et citoyen de la part d’un-e chercheur-e peut souvent cacher un
engagement effectif et insuffisamment interrogé pour les statu quo de toutes sortes, y
compris les plus toxiques.
Je suis néanmoins sans illusion sur les limites de l’interventionnisme des
sociolinguistes : un discours scientifique, même radical, ne peut pas inverser un rapport
de forces social. Si les familles occitanophones cessent de transmettre l’occitan à leurs
enfants, l’occitan disparaitra. Il en est de même pour l’accent méridional, « de banlieue »,
etc. : ils se maintiendront (dans les pratiques comme dans les discours) tant qu’ils
joueront un rôle dans la construction au jour le jour de rapports sociaux.
45
Deuxième partie : Travaux en sociophonétique du français
de France
Dans cette deuxième partie je présenterai de manière plus détaillée mes travaux et
mes réflexions dans le domaine de la sociophonétique du français de France, au cœur du
projet de recherche que je défends actuellement. Mes travaux ont tendance à s’inscrire
dans une logique de studies, études des enjeux sociaux de la prononciation : je plaide
pour l’intérêt de convoquer de manière conjointe une multitude d’approches, de
théories et de méthodes sur un objet de recherche envisagé comme complexe, ou dont la
complexité se révèle grâce à la complémentarité des approches.
Dans le domaine de la sociophonétique du français, deux phénomènes ont fait
l’objet d’approches plurielles menées dans des cadres théoriques divers (par
différent·e·s chercheur·e·s, parfois dans des démarches hermétiques les unes aux
autres) : il s’agit de la liaison et de la prononciation du « e » instable (schwa). La
description du schwa entraine souvent des recherches sur l’assimilation des sons en
contact, comme conséquence de sa non-prononciation. On pourrait y rajouter
l’instabilité des liquides finales post-consonantiques, qui ont fait également l’objet de
descriptions et enquêtes depuis fort longtemps et dans divers cadres théoriques, mais
tout de même dans une moindre mesure par rapport aux deux premiers (voir Boughton
2013 pour une recherche récente dans une perspective sociolinguistique, et Pustka
2011 pour un bilan récent sur les contraintes distributionnelles en linguistique de
corpus).
La liaison a été prise comme objet de recherche dans une littérature abondante en
phonologie théorique depuis les années 60 (Shane 1967), plus récemment en
phonologie étayée par des corpus (Eychenne 2011) et elle a également été traitée en
sociolinguistique, surtout dans le style de parole publique (Encrevé 1988; Laks 2007),
en acquisition du langage (Chevrot, Chabanal, et Dugua 2007), en linguistique de corpus
(Mallet 2008; Adda-Decker et al. 2012), dans des études cognitives et
psycholinguistiques (Dautricourt 2010 ; Chevrot, Fayol, et Laks 2005) … sans compter
les ouvrages didactiques à visée orthoépique et traités de diction qui fournissent des
classifications et des recommandations sur les liaisons obligatoires, facultatives ou
interdites en permanente évolution. L’ouvrage qui a eu la plus grande influence sur mes
propres réflexions a été celui d’Encrevé 1988, qui m’a fait découvrir ce domaine ; j’y
avais beaucoup apprécié le fait de multiplier les angles de vue et de convoquer différents
champs théoriques, en particulier la phonologie et la sociolinguistique, ce qui était très
rare. Il me semble que ces démarches croisées sont devenues plus courantes les toutes
dernières années : phonologie et linguistique de corpus dans les recherches autour du
PFC, notamment menées par J. Durand et par B. Laks, cognition et sociolinguistique dans
les travaux de J.P. Chevrot et son équipe,… Ce n’est que grâce à cela qu’on peut à présent
disposer de démarches intégratives, permettant une meilleure compréhension du
phénomène dans toute sa complexité : Soum-Savaro, Coquillon, et Chevrot 2014;
Chevrot, Fayol et Laks, 2005.; Durand et al. 2011.
La situation est à peu près équivalente pour le schwa, ou e caduc / e instable : de
nombreuses mentions dans les traités de prononciation, notamment pour la métrique
des vers, un intérêt constant en phonologie (Tranel 1987), des travaux récents en
phonologie de corpus (Eychenne 2014), nombreuses recherches en linguistique de
corpus (Hansen 1994; Walter 1990) avec souvent des visées didactiques (Detey et al.
46
2010; Detey et Racine 2012), des recherches en sociolinguistique (Peretz 1977; Hansen
2000)… Néanmoins, il me semble que les approches croisées intégratives sont pour le
moment moins abouties que pour la liaison, malgré les avancées de Lacheret, Lyche, et
Tchobanov 2011 en ce sens.
Selon Eychenne 2011 la liaison, le ‘e caduc’ et le ‘h aspiré’ constituent les «trois
problèmes fondamentaux de la phonologie du français ». Contrairement aux deux
premiers, le ‘h aspiré’ en tant que phénomène autonome a fait couler beaucoup moins
d’encre, sauf erreur de ma part, dans le domaine de la sociolinguistique et de
l’acquisition du langage.
Les trois phénomènes évoqués plus haut (liaison, ‘e caduc’, liquides finales post-
occlusives) jouissent d’une très grande notoriété, non seulement dans les milieux
académiques mais également en dehors, ce qui fait qu’ils disposent de notations assez
stables et reconnaissables à l’écrit par le public large.
Les consonnes de liaison peuvent être notées, surtout lorsqu’il s’agit de pointer des
liaisons erronées :
Un pataquès, ça sonne comme le nom d’un
petit rongeur qui vivrait en Amérique du
Sud… … mais en fait, non ! (et c’est très
étonnant si vous voulez mon avis)
Petit, petite sont souvent noté « p’tit, p’tite » ; les assimilations de sons en contact
dues à la non prononciation sont très souvent notées dans les bandes dessinées, ou dans
les écrits informels « chte jure » :
47
Et il en est de même avec la non-prononciation des liquides en finale post-
occlusive, qu’on retrouve dans des écrits littéraires « L’Opéra de quat’ sous », traduction
officielle du titre de B. Brecht, comme dans des écrits tout venants :
Par contre, je me demandais s'il était possible d'avoir une espèce de logo signifiant que
la new parle de comic plutôt qu'une image du comic en lui même. J'ai l'impression
bizarre de spoil sinon (ça peut paraitre assez débile mais je m'étais déjà fait cette
réflexion lors du premier, du coup, ptet que je suis pas le seul).
Source : post de forum consacré à un jeu vidéo, posté en 2014, sur
http://loltracker.com/articles/bd-quand-un-champion-fait-une-reclamation
48
II.1 Micro-phénomènes de la prononciation éclairés par des
méthodes mixtes de recherche
Bien que la variation, même régulière, ne soit pas toujours liée à un changement en
cours, ces deux objets de recherche se trouvent souvent traités ensemble. En
sociolinguistique « variation et changement » (variation and change) forment presque
une expression figée, qui se retrouve dans le titre de manuels, colloques et même dans le
titre d’une revue (en anglais). L’explication est à chercher probablement d’une part dans
le fait que l’hypothèse la plus largement partagée est celle qu’il ne peut y avoir de
changement sans une variation synchronique préalable (Ohala 1989; Labov 2011) et
d’autre part dans le fait que la variation en soi, ou la variabilité de façon plus large, n’a
pas autant intéressé les (socio)linguistes si elle n’était pas liée à un changement possible,
ou au moins à une dynamique supposée évolutive.
Les théories sur les changements linguistiques (notamment phonétiques) sont
aussi anciennes que la linguistique. Les premiers modèles se sont fondés sur des
observations en diachronie et ont donné, par exemple, les méthodes de reconstruction
historique des langues anciennes, les modèles structuralistes dans lesquels la
phonétique était subordonnée à la phonologie et selon lesquels le système dans son
ensemble était censé évoluer vers un équilibre optimal, etc. Depuis l’âge d’or du
structuralisme, les modèles concurrents se sont multipliés et les méthodes
d’investigation en phonétique se sont extrêmement diversifiées, notamment en raison
des perfectionnements des techniques de recueil de corpus (appareils d’enregistrement
de plus en plus facilement transportables, peu onéreux, etc.), de l’augmentation
extraordinaire des capacités de stockage, y compris sur les ordinateurs personnels des
universitaires individuels, et, non en dernier lieu, en raison de l’évolution de
l’informatique : rapidité croissante avec laquelle nous pouvons investiguer une base de
données alignées son-texte, essor des technologies vocales, accessibilité et partage
facilité de données numériques en ligne, etc.. Il est devenu pratiquement impossible de
prendre connaissance de la totalité des publications qui traitent des changements
linguistiques, ne serait-ce que dans une seule langue s’il s’agit de langues abondamment
décrites comme le français, l’anglais ou l’espagnol. Il est pratiquement impossible de
prendre connaissance de l’ensemble des théories et de se familiariser avec l’ensemble
des méthodes d’enquête pour pouvoir sélectionner la plus pertinente en fonction de ses
hypothèses de départ…
Et c’est d’autant plus difficile d’envisager cette maitrise de tout un domaine si on
souhaite continuer à faire progresser les connaissances sur des phénomènes phares de
la prononciation d’une langue, comme la liaison ou le ‘e caduc’ en français, mentionnés
plus haut ; pour cela, il n’est plus guère envisageable, à mon avis, d’innover autrement
qu’en menant des recherches en équipe, comme c’est désormais le cas dans de
nombreux autres domaines scientifiques.
Quoi qu’il en soit, il est indispensable de rassembler au maximum les différents
points de vue avant de monter un protocole de recherche.
49
Ohala 1989 proposait un point d’étape intéressant, en mettant en avant une
sélection de nombreux exemples de changements avérés dans différentes langues pour
plaider le fait qu’il n’y a pas de téléologie démontrable a priori dans la logique des
changements : certains améliorent l’efficacité du système, d’autres insèrent de la
confusion ; certains se produisent dans un sens, d’autres en sens inverse ; avec parfois
des retours en arrière selon les époques… La complexité des faits observés le conduit à
nier la possibilité même de concevoir un modèle explicatif, capable de rendre compte de
causes de changements phonétiques qui seraient universelles. Il propose un parallèle
avec les études médicales sur les causes des infarctus ou arrêts cardiaques, à ceci près
que les changements linguistiques n’ont pas besoin de politique de prévention : en
essayant de remonter à la source d’un arrêt cardiaque, on doit prendre en ligne de
compte toute la vie d’un individu, et donc il devient impossible d’isoler clairement le
poids des facteurs, autrement que par quelques observations de type probabilistique. Il
en serait de même pour les causes des changements linguistiques : une infinité de
facteurs inépuisables et impossible à modéliser. Sans citer le moindre travail en
sociolinguistique sur les mécanismes sociaux possibles de diffusion des changements
phonétiques, Ohala préconise de restreindre l’étude de ces changements à ceux qui ont
été rapportés dans plusieurs langues et qui sont donc susceptibles d’avoir des causes
articulatoires, reproductibles en expérimentation perceptive (confusion ou
discrimination de sons proches, Ohala et Shriberg 1990; Ohala 1993). Ohala remet en
tout cas en question toute téléologie a priori des changements phonétiques : si les bases
articulatoires entrent en ligne de compte, rien ne permet de prouver que les systèmes
changeraient pour s’améliorer en quoi que ce soit.
En dehors des bases articulatoires, d’autres facteurs ont été avancés pour décrire
et mieux comprendre les mécanismes des changements phonétiques, en particulier les
facteurs sociaux et les facteurs cognitifs.
Les premiers ont été décrits abondamment par des sociolinguistes partis
justement du constat que les bases articulatoires n’expliquaient en rien les dynamiques
observées, en particulier en matière de diffusion et de transmission des changements :
Labov 1963; Labov 1983; Chambers, Trudgill, et Schilling-Estes 2003… De nombreuses
études de cas ont été menés dans ce courant de recherche, aboutissant à des conclusions
parfois divergentes : transmission aléatoire et imprédictible entre parents et enfants ou
entre pairs ( Thomas 1996), ou bien forte cohérence dans les groupes de pairs, selon une
logique locale que seule l’observation au long cours sur le terrain permet de mettre en
évidence (Eckert 1996; Eckert 2000; Eckert et McConnell-Ginet 2007; Mendoza-Denton
2008; Mendoza-Denton 1999)...
Quant aux facteurs cognitifs, ceux-ci ont surtout été étudiés pour mettre en avant
le rôle de la perception : capacité à discriminer les variantes à l’écoute, capacité à
catégoriser les locuteurs à partir de leurs pratiques de prononciation, capacité à
reproduire ou imiter une variante en lien avec sa perceptibilité, rôle de la saillance dans
le traitement des chaines sonores entendues, rôle de l’orthographe et de son prestige
(Chevrot 1994; Ohala 1996; Baugh 1996; Preston 1999; Thomas 2002; Kerswill et
Williams 2002; Campbell-Kibler 2007; Campbell-Kibler 2009; Boughton 2006; Kuiper
2005; Kendall et Fridland 2012; Pinget 2015).... Mais également pour mettre en évidence
les nombreux biais des protocoles expérimentaux, par des techniques variées
d’amorçage et autres manipulations des représentations et idéologies mobilisées dès
lors que les gens sont sollicités pour produire des évaluations de la parole d’autrui (Gill
1991; Niedzielski 1999; Menezes et al. 2007; Hay, Warren, et Drager 2006; Hay et
Drager 2010).
50
L’accumulation de données sur les adultes a permis d’affiner les hypothèses sur
l’acquisition de la variation sociolinguistique par les enfants et d’ouvrir un champ
nouveau, très récent, de recherche : Chevrot, Chabanal, et Dugua 2007; Labov 2013;
Chevrot et Foulkes 2013; Nardy, Chevrot, et Barbu 2013.
L’ouvrage de Labov 2011 constitue une synthèse sur les facteurs sociaux,
phonétiques et cognitifs des changements collectifs de la prononciation, en s’appuyant
sur des exemples venus principalement de l’anglais américain. Face à la diversité des
mécanismes décrits ici ou là, sur différents sons, il propose de distinguer les
changements entre eux et de renoncer à rechercher un mécanisme unique ou à une
cohérence absolue et générale, que ce soit à l’échelle d’un groupe humain ou à l’échelle
individuelle. Certains changements sont massifs et touchent des territoires très vastes,
comme le vocalic shift en anglais américain, d’autres obéissent à des dynamiques plus
locales, voire individuelles…
Ce que Labov ne semble pas (encore ?) prendre en compte, ce sont les hypothèses
sur le symbolisme intrinsèque des sons, lié à la corporalité de sa production par les
humains et à la tendance des humains à partager des métaphores corporelles, purement
langagières ou mimico-gestuelles. Ces hypothèses vont dans deux directions différentes :
celles d’une base collective humaine, universelle, « pulsionnelle » (Fónagy 1983; Ohala
1994) et celles qui recherchent des sens plus locaux, situés et négociables, à l’intérieur
de champs indexicaux fluides (Eckert 2008; Eckert 2010; Sicoli 2010; Bucholtz 2011;
Mendoza-Denton 2011)…
Il me semble que, face à la complexité des questions soulevées par des méthodes
différentes aux postulats différents, il est devenu contre-productif de prendre appui sur
une seule tradition de recherche et de balayer les méthodes différentes et les postulats
divergents par une formule convenue. A titre d’exemple à ce propos, on peut se pencher
sur les implications et les fragilités d’une phrase comme celle-ci, relevée dans un article
par ailleurs très intéressant :
« The sociolinguistic literature pays a lot of attention to the social meaning of linguistic
features (including prosodic features) found in the French working-class suburbs, but their
phonetic grounding is often fragile11. »Boula de Mareüil et Lehka-Lemarchand, 2011
Ce type de phrase peut être considéré comme contre-productif pour deux raisons.
La première, la plus importante à mes yeux, c’est qu’elle présente de manière
inversée le parcours de construction de l’hypothèse, en sous-entendant que l’analyse
phonétique serait le point de départ et non la démarche de vérification d’une hypothèse
sociolinguistique issue du terrain. Comme s’il était question d’accorder de l’attention, a
priori, à toutes les linguistic features possibles et ensuite de voir quelles sont celles qui
ont un sens social. Ce type de phrase me semble masquer le fait que toute étude
contrôlée et expérimentale pour mettre à l’épreuve une hypothèse est précédée par au
moins une étude – sinon une multitude d’études – qualitative(s), fondée(s) sur des
données de terrain et sur l’intuition des analystes. Les hypothèses à tester ne sont jamais
arbitraires, et à ma connaissance aucun chercheur quantitativiste ne procède à des
expérimentations purement aléatoires pour mettre à l’épreuve toutes les hypothèses
envisageables, même les plus improbables (comme il devrait le faire s’il suivait une
logique purement mathématique). Si on ne met pas en place un test sur le facteur
12 Ceci n’est à mon avis absolument pas garanti, compte tenu de la diversité des biais possibles.
13 De nombreux exemples réels et mathématiquement parfaits de « spurious correlations » sur le
site de Tyler Vigen http://www.tylervigen.com/spurious-correlations, qui commence par le graphique de
la corrélation de 99,79% , pour la période 1999-2009, entre les dépenses publiques nord-américaines
pour la science, l’espace et les technologies et le nombre de suicides par pendaison, strangulation ou
suffocation aux USA.
52
plus d’accent ou vers le moins d’accent, mais les moyennes restent globalement très
proches du point de non décision, ce qui incite à penser que les juges n’ont globalement
pas émis de jugements bien tranchés14. Deuxièmement, les scores moyens obtenus ne
permettent pas de distinguer de manière significative les énoncés manipulés marqués
de ceux manipulés non-marqués (2.42 vs 2.45). Le fait que les énoncés manipulés ont
surtout suscité de la perplexité peut donc questionner la pertinence du recours à des
énoncés non-naturels pour vérifier la perception des énoncés naturels. Enfin, si on se
penche sur le protocole lui-même, on peut se demander quel a été le poids de l’amorçage
utilisé : les auditeurs et auditrices sont explicitement invités à évaluer la présence /
absence d’un « accent de banlieue » et on leur fait écouter des extraits exclusivement
produits par de jeunes garçons, plus proches des stéréotypes de la « banlieue » et du
« parler urbain » que les filles, selon de nombreuses études, notamment, en
sociolinguistique, Moïse 2003; Billiez et Lambert 2008. Ce protocole active donc des
stéréotypes et ne laisse aucune place à une interprétation différente des contours
marqués. Or, c’est exactement ce que Paternostro 2016 suggère comme hypothèse
contradictoire à prendre en compte, lorsqu’il choisit de demander aux gens de
catégoriser non pas « accent de banlieue / pas d’accent de banlieue » mais plutôt « accent
de banlieue » / « parole emphatique », dans la mesure où le contour intonatif ciblé
partage les traits du contour emphatique sans connotation sociale particulière ; et son
expérimentation montre, justement, que les gens ont beaucoup de difficultés à
distinguer les deux, dans une expérience décontextualisée.
Les critiques que je viens de formuler ne remettent en question ni l’apport de
l’article cité supra ni, en général, l’apport des tests quantifiant la perception, focalisés sur
un trait unique et ayant la prétention de contrôler au maximum les facteurs de biais. Mes
critiques remettent simplement en question la prétention que de telles études
apporteraient des résultats reposant sur une base « moins fragile » que celle des
recherches qualitatives en sociolinguistique, prétention qui semble impliquer une
absence de reconnaissance du caractère indispensable de la complémentarité des
démarches.
Or, dans toutes les traditions de recherche, dans toutes les méthodes de collecte ou
construction de données, il y a des points forts et des fragilités. Il semble dès lors plus
intéressant de les mettre en regard pour bénéficier de différents éclairages. En écartant
tout un modèle ou toute une théorie à cause d’un point de fragilité, on se prive
également de ses points forts. Selon moi, nous avons tout à gagner si nous
approfondissons les contacts interdisciplinaires et si nous confrontons des points de vue
qui semblent éloignés les uns des autres, et non seulement des points de vue qui
semblent partager une base commune maximale.
C’est ce que je vais essayer de montrer en application sur différents corpus de
français de France :
- d’abord sur l’affrication des /t,d/ - qui a déjà donné lieu à un nombre
suffisamment important de publications et au sujet de laquelle j’ai eu la chance de
pouvoir travailler en collaboration, ce qui permet d’avancer plus facilement et favorise la
confrontation des points de vue.
14 L’article a un format court et ne précise pas les valeurs de l’écart-type et donc nous ne pouvons
pas connaitre la dispersion des réponses à partir des moyennes. J’ai fait l’hypothèse que la dispersion
n’était pas très forte ; dans le cas contraire, si les moyennes correspondent à des réponses très dispersées,
il est encore plus difficile de leur donner un sens.
53
- ensuite sur les épithèses fricatives et vocaliques, qui ont donné lieu à moins de
publications, globalement, et sur lesquelles le chantier est encore grand ouvert.
Dans cette partie je présente à la fois des résultats qui ont déjà fait l’objet de
publications ainsi que des hypothèses ou des résultats inédits.
54
Définition et hypothèses
55
Figure 1: spectrogrammes de la prononciation de /t/ dans /lanatyR/: affriquée
palatale (en haut, Corpus Trimaille) et alvéo-dentale (en bas, Corpus Candea).
56
garde du français dominant, au pôle opposé de celui qui captivait traditionnellement
l’attention des dialectologues, les fameux NORMS, non-mobile old rural male speakers, de
Chambers et Trudgill 1980. Il n’est pas aisé de trouver comment on peut mener une
enquête quantitative pour confronter les résultats actuels avec les hypothèses de
Fonagy, mais il me semble qu’une enquête sur le style de prononciation dans les médias
pourrait être pertinente [cf. ci-dessous].
De nombreux indices convergent pour étayer l’hypothèse de Fonagy (1989),
hypothèse également défendue par Armstrong et Pooley 2010 qui pensent que la
tendance à la palatalisation forte des occlusives dentales devant /i,y/ pourrait être en
fait le seul candidat au statut de changement phonétique en cours dans le domaine
consonantique, en français européen15. Les résultats de Trimaille 2008 sur des données
médiatisées vont dans ce sens, car il montre que des occurrences de prononciation
fortement palatalisée voire affriquée sont observables dans la parole de certains
ministres du gouvernement français formé par Fillon en 2007, y compris en style formel,
lorsque la parole est adressée à un large public.
Evoquer, à ce propos de ce trait, la situation en français du Canada est intéressant.
En effet, au Québec il semble qu’il y ait eu une convergence pan-sociale car les variantes
affriqué es /ts, dz, d̥ s/ dans les mêmes contextes qu’en français de France, à savoir
devant /i,j,y,ɥ/ sont attestées chez les locuteurs et locutrices de toutes classes sociales et
tous âges, dans des contextes formels et informels, à des taux globalement compris entre
50 et 85% notamment pour les dentales sourdes ; une étude de Bento 1998 met en
avant une corrélation positive des taux d’affrication avec la ville, le genre et l’âge (à
Chicoutimi, dans l’échantillon étudié, les enfants et les hommes affriquent plus souvent
que les femmes, mais à Québec tout le monde, femmes, hommes et enfants, affrique
globalement plus souvent qu’à Chicoutimi). Ces hypothèses parallèles sur les pratiques
de prononciation en français du Canada peuvent se retrouver en convergence avec
l’hypothèse d’une évolution similaire en France.
Mais d’autres études mettent en avant une tout autre hypothèse, à commencer par
la thèse de Jamin 2005 dont les conclusions sont résumées ainsi par Vernet et Trimaille :
Par son enquête variationniste menée en région parisienne (La Courneuve, Fontenay-sous-
Bois), Jamin a montré que les plosives dentales et vélaires pouvaient être palatalisées et/ou
affriquées et que ce phénomène était en co-variation avec plusieurs critères sociaux. Ainsi, les
variables indépendantes âge, sexe, origine ethnique et insertion à la culture des rues
apparaissent-elles déterminantes: les 15-25 ans palatalisent plus que les 30-50 ans, les
garçons palatalisent plus que les filles, les descendants d’immigrés (surtout nord-africains)
palatalisent plus que les locuteurs d’origine “métropolitaine”, et, enfin, la palatalisation
augmente significativement avec le degré d’insertion à ce que Lepoutre a nommé, à la suite
de Labov, la culture des rues. (Vernet et Trimaille 2007)
Contrairement à Jamin 2005, l’étude de Vernet et Trimaile 2007 trouve que les
taux d’affrication produits par des lycéennes sont sensibles à la variation stylistique, car
ils sont largement supérieurs en discussion entre pairs qu’en situation d’interaction avec
un enseignant. Cette étude publie les résultats d’une démarche ethnographique, menée
par Marie Vernet dans un lycée professionnel de Grenoble, à travers une grille
variationniste. L’hypothèse sur l’indexation ethnique formulée par Jamin semble
15A ma connaissance nous ne disposons pas d’études précises sur ce point pour les pratiques de
prononciation en Belgique et en Suisse.
57
corroborée par les résultats de cette enquête : les lycéennes qui déclarent une « origine
maghrébine » produisent des taux d’affrication en moyenne plus élevés que les
lycéennes qui ne déclarent pas d’origine étrangère (pouvant dépasser les 80% en
interaction entre pairs), même si cette conclusion demande à être nuancée par le fait
que les locutrices qui se présentent comme d’origine maghrébine sont aussi – dans cette
étude – les plus insérées dans le groupe, les plus « ouvertes » à la communication, les
plus éloignées de la culture scolaire et les plus proches de la « culture des rues », ce qui
pourrait neutraliser tout effet de l’origine.
Autrement dit, si l’on rassemble les observations de Jamin en région parisienne, de
Trimaille à Grenoble et de Jamin, Trimaille, et Gasquet-Cyrus 2006 dans les quartiers
Nord de Marseille, on peut mettre en avant – comme le fait la dernière étude citée –
l’hypothèse d’une convergence supralocale des prononciations vernaculaires dont la
palatalisation/affrication des occlusives alvéo-dentales serait un indice. Selon cette grille
de lecture, il ne s’agirait plus d’un changement en cours en passe de se diffuser à travers
les différents groupes sociaux en français de France, mais plutôt d’un marqueur
sociolinguistique en émergence qui indexerait le vernaculaire des jeunes urbains issus
de l’immigration post-coloniale insérés dans la culture des rues.
Face à ces deux hypothèses contradictoires (changement trans-classes en cours
versus marqueur sociolinguistique émergent) Devilla et Trimaille 2010 ont imaginé une
lecture intégrative possible. Ils ont avancé l’hypothèse de l’achèvement d’une première
étape de convergence supralocale des prononciations vernaculaires suivie d’un début de
convergence pan-sociale, pouvant correspondre à un changement phonétique en cours
comme l’avait prédit Fonagy, malgré une différence de vitesse du changement selon les
groupes sociaux. Néanmoins, des zones d’ombre subsistent (Trimaille 2010) et il a
semblé nécessaire de diversifier les méthodes d’observation et d’enquête.
J’ai tâché d’aborder l’étude de la production des variantes de /t, d/, à la fois dans
une perspective clairement quantitative, à l’intérieur de grandes bases de données à
l’aide d’outils de fouille semi-automatique [doc 03, 18] et dans des échantillons de
corpus situés et analysés en détail [doc 33].
Approche quantitative
Grâce à la collaboration de Martine Adda-Decker (LPP) et de Lori Lamel (LIMSI),
j’ai pu envisager une étude qui utilise les outils de la linguistique de corpus appliqués à
un grand corpus issus des médias et qui détourne les outils d’alignement automatique
pour cibler un marqueur sociolinguistique.
Si l’affrication de /t,d/ se trouve impliquée dans un processus de stéréotypisation
elle pourra devenir petit à petit, pour les locuteurs du français de France qui se sentent
légitimes et qui sont perçus comme légitimes, un indice d’appartenance aux classes
populaires issues de l’immigration post-coloniale. Dans ce scénario la diffusion du
changement qui semble actuellement en cours est susceptible d’être inhibée (les
locuteurs légitimes vont avoir tendance à éviter cette prononciation). Ces processus
peuvent montrer des dynamiques assez rapides, car, comme le rappelle Campbell-Kibler
2009 ‘social meaning is highly flexible’.
Il m’a paru intéressant de tenter de procéder à un sondage purement quantitatif
sur une période dépassant une dizaine d’années (1998-2010), en ciblant les médias
dominants, et plus particulièrement les émissions d’informations, les plus susceptibles
58
de fournir un échantillon reconnu comme « français de référence ». Le corpus auquel j’ai
eu accès était constitué d’émissions provenant de la campagne d’évaluation des
systèmes de reconnaissance automatique ESTER16 (voir Gravier et al. 2004 pour une
présentation) à savoir 20 heures pour 1998 et 65 heures pour 2000-2003. Le reste
provient des archives du laboratoire LIMSI, à savoir 200 heures pour 200717 et 32
heures pour 201018. Les transcriptions de référence ont été réalisées par des
annotateurs humains, bénéficiant de plusieurs relectures.
Je peux m’appuyer sur au moins deux études précédentes pour défendre l’intérêt
de travailler sur un tel corpus naturel, non sollicité par des chercheurs dans une
démarche expérimentale. D’un côté, l’enquête sur les représentations normatives menée
par Castellotti et Robillard 2003 auprès d’un groupe d’une centaine d’étudiant·e·s en
lettres a montré que les personnes interrogées mobilisaient des critères plus exigeants
pour accepter ou rejeter un locuteur lorsqu’elles l’imaginaient comme présentateur de
journal radiophonique que lorsqu’elles l’imaginaient comme enseignant devant une
classe. Leurs hypothèses vont dans le sens d’une pression normative particulièrement
forte sur les journalistes présentateurs de journaux radiophoniques et télévisuels, ce qui
en fait des locuteurs modèles (iconic speakers au sens de Eckert 2000) capables, par leur
position symbolique centrale, d’incarner le français de référence et du coup de le faire
évoluer. D’un autre côté, j’ai pu m’appuyer sur les résultats de l’enquête quantitative de
Torreira, Adda-Decker, et Ernestus 2010 qui a comparé selon différents critères les
données médiatiques issues de la campagne ESTER, que j’ai utilisées, avec des données
du corpus de casual parisian French NCCFr, constitué de conversations entre
étudiant·e·s ami·e·s. Cette enquête a montré que les indicateurs de « casualness » étaient
clairement plus fréquents dans le corpus NCCFr que dans le corpus médiatique de la
campagne ESTER. Cela conforte l’idée que les données issues des émissions
d’information relèvent globalement du pôle formel du français de référence, et
représentent une sorte de compromis entre la norme prescriptive et conservatrice en
français (le français académique très formel ou littéraire) et les usages communs (norme
au sens statistique).
Ce type de données est habituellement utilisé en linguistique de corpus mais pas
en sociolinguistique en raison du manque d’information sur chaque personne qui parle
et sur les détails de chaque situation. On peut malgré tout faire l’hypothèse d’une
certaine homogénéité car les émissions sont toujours structurées selon les catégories du
journal radiophonique ou télévisuel alternant des lectures de news, des reportages faits
par des journalistes de terrain et des interviews sur des thèmes politiques ou d’actualité
sociale (auprès de personnes qui savent que leurs prises de parole seront diffusées à un
public large).
L’alignement son/phonème de cette version de référence a été réalisé grâce au
système de reconnaissance automatique élaboré par le laboratoire LIMSI, selon la
technique de l’alignement forcé décrite par Adda-Decker et Snoeren 2011; Lamel et al.
2011. Pour les besoins de cette étude, le système conçu selon des principes
reconnaissance automatique de la parole; les enregistrements proviennent des chaines de radio France
Inter, RFI, France Info.
17 Les enregistrements proviennent des chaines de radio France Inter, France Culture, RFI, Europe
60
Figure 2: Evolution de /ti,tj,di,dj/ alignés avec les variantes [tʃi, tʃj,dƷi,dƷj]
Approche qualitative
Les angles morts de l’analyse quantitative sont bien connus, je les ai déjà évoqués :
mise en avant de grandes tendances, parfois obtenues en amalgamant des données
hétérogènes et difficilement comparables ; manque de visibilité des phénomènes
marginaux ; faible compréhension des enjeux de chaque interaction et des dynamiques
locales, faible connaissance des profils des gens enregistrés, et risque
d’homogénéisations abusives.
C’est la raison pour laquelle je pense qu’il est nécessaire de compléter les analyses
quantitatives par de nombreuses analyses qualitatives ; sans pour autant plaider pour le
renoncement aux approches quantitatives, car elles sont très utiles pour forger des
hypothèses.
C’est ce que j’ai tenté de faire dans [doc 33] en analysant la présence éventuelle et
fluctuante durant une seule et unique interaction de tout marqueur qui pourrait être
interprété comme un indice de ce que l’on a souvent appelé « accent de banlieue », dont
l’affrication de /t,d/ fait potentiellement partie.
Le corpus analysé ici fait partie d’une série d’enregistrements captés durant un
module de préparation à Sciences Po dans un lycée classé en ZEP de Seine-Saint-Denis.
[J’y reviens dans la partie II.2.4 de ce mémoire]. Je participais régulièrement à ces
modules hebdomadaires ; les enregistrements vidéo des examens blancs faisaient partie
des pratiques pédagogiques courantes de l’équipe enseignante. Il s’agit donc de données
écologiques, non sollicitées par moi-même en tant que chercheuse. Contrairement à ma
position totalement extérieure par rapport au corpus extrait des médias, cette fois-ci je
faisais partie du contexte au même titre que les autres participants. La démarche
d’enquête de terrain me permet de développer une analyse éclairée par un point de vue
situé différemment et de questionner la fabrication même du corpus.
Pour tenter d’apporter un autre type de contribution à la compréhension de la
pratique de l’affrication par un lycéen en particulier, j’ai focalisé mon attention sur une
interaction entre Ali, 19 ans, et l’équipe enseignante dont je faisais partie. Il s’agissait
plus précisément d’un oral blanc pour préparer le concours d’entrée à Sciences Po dans
la cadre de la procédure « Convention d’Education prioritaire ». L’enregistrement a eu
lieu en mai 2006, peu après les révoltes urbaines de novembre 2005 ; l’exercice portait
sur la production d’un discours d’analyste politique sur un sujet inattendu, imposé par le
jury. Dans ce cas, il a été demandé à Ali de donner son point de vue sur les révoltes
urbaines et en particulier sur les violences sur la voie publique.
J’ai pu montrer dans [doc 33] que le taux d’affrication forte de /t,d/ passait, dans
la parole d’Ali, de 23% à 50% durant la même interaction, sur le même sujet et avec les
mêmes interlocuteurs ; et que cette variation ne semblait pas aléatoire mais liée à un
changement de posture énonciative.
Si on envisage la situation globalement, Ali est un lycéen qui a été déclaré
admissible par le jury interne de son lycée lors de la première étape de son concours
CEP-Sciences Po, qui se trouve dans une dynamique positive de forte mobilisation sur
l’école après un épisode de quasi-décrochage deux années auparavant. Il est fortement
investi dans l’oral blanc filmé ; dans sa prononciation on ne relève pas les indices les
63
plus emblématiques de l’accent dit « de banlieue » populaire, à savoir l’allongement de
l’avant-dernière syllabe (Fagyal 2010) et le contour prosodique emphatique
particulièrement rapide et ample (Boula de Mareüil et Lehka-Lemarchand 2011; Lehka-
Lemarchand 2007; Paternostro et Goldman 2014). En résumé, les ressources
prosodiques et phonétiques qu’Ali maitrise sont très éloignées des tendances observées
chez les adolescents d’origine maghrébine habitant dans des quartiers populaires et très
proches de ce que la plupart considère comme le français parlé de référence dans la
moitié nord de la France.
Si on s’intéresse maintenant à la dynamique de l’interaction analysée, on peut
considérer qu’elle contient deux épisodes bien distincts.
Ali tente (maladroitement) au début de l’exercice de se construire un personnage
de futur analyste politique capable de prendre de la distance par rapport aux différents
groupes sociaux, et notamment par rapport à ses pairs : il soutient que les jeunes qui ont
brulé des voitures se sont simplement défoulés, ont profité d’une situation pour se
divertir, sans aucune revendication politique. Dans un premier temps il construit un
discours innovant et met assez bien en adéquation les ressources phonétiques et
prosodiques avec ce personnage émergent. Son taux d’affrication est très bas : 23%.
Devant lui, des enseignants (blancs, femmes et hommes, extérieurs à l’univers des
cités, voulant l'aider dans sa démarche), peinent à accorder de la crédibilité à ce
personnage et du coup ne l'encouragent pas dans cette voie ; au contraire, ils produisent
une assignation identitaire et le poussent à adopter le point de vue plus attendu de la
part d’un « jeune des cités » racialisé qui doit certainement subir des contrôles policiers
abusifs ; cette assignation ouvre un deuxième épisode dans l’interaction.
La question sur les contrôles policiers pique Ali au vif et une tournure en « est-ce
que » [« est-ce que c’est quelque chose que vous ressentez »] l’oblige à se positionner de
façon très contraignante (pour une analyse plus approfondie de ces discours politiques
émergents, voir [doc 12]). Après cette question, Ali accélère progressivement son débit
(il passe d’une vitesse moyenne d’articulation de 4,25 syllabes par seconde, pauses
silencieuses non comprises, à une moyenne de 5,50 syllabes par seconde) et le taux de
palatalisation de ses consonnes /t/ et /d/ double brusquement, passant de 23% à 50%.
Visiblement en colère, Ali raconte sa propre expérience : il admet volontiers que les
policiers le contrôlent abusivement pratiquement tous les jours, sans raison (« pour
rien ») ou pour des raisons inacceptables. Suite à une question de relance, il détaille un
épisode où il se fait arrêter par des policiers alors qu’il roulait sur son scooter et les
policiers appellent leur centre pour signaler un « scooter volé » avant même de prendre
la peine de lui demander s’il était en règle et s’il disposait de tous les papiers du
véhicule. Le taux de palatalisation d’Ali restera à 50% jusqu’à la fin de l’entretien et le
débit restera rapide ; jusqu’au bout, il continuera à parler de son propre exemple (« moi
quand ils m’ont arrêté ») avec emportement ; il ne retrouvera ni le débit ni le taux faible
d’affrication du début de son entretien.
C’est à ce point précis qu’Ali échoue à satisfaire aux exigences de l’exercice. Une
demi-heure plus tard, le même exercice, avec le même type de question piège de la part
du même jury sera réussi par un autre élève, André, qui avait pris le parti de défendre
les lois très restrictives de N. Sarkozy sur l’immigration : les enseignants le soumettront
au même test de déstabilisation et à la même assignation identitaire en lui rappelant
qu’il est d’origine portugaise et que ses parents sont arrivés comme ouvriers
clandestins, mais, contrairement à Ali, André ne se démontera pas et tiendra son
argumentation jusqu’au bout.
64
Ce qui est intéressant dans la réaction d’Ali, c’est qu’il a changé son taux de
palatalisation/affrication en même temps que son positionnement énonciatif, lorsqu’il
est passé brusquement de « les jeunes » et « on » général à « moi-même avec mon frère ».
Cet exemple permet d’observer de près la dynamique de la prononciation :
l’analyse de la situation dans laquelle quelqu’un se trouve impliqué, qui semble offrir
une zone de stabilité (même enjeu, même moment, mêmes interlocuteurs), ne suffit pas
pour prédire les marqueurs privilégiés dans sa prononciation durant toute la durée du
même « contexte ». Une interaction peut connaitre des ruptures en quelques secondes.
Le cas d’Ali que j’ai analysé donne à voir une mise en adéquation subtile de la
prononciation avec la posture énonciative adoptée. Dans son discours, Ali construit deux
identités successives qui le caractérisent tout autant et qui, dans un exercice scolaire
d’argumentation, donnent l’impression d’être contradictoires. D’une part l’élève qui vise
la réussite scolaire, l’accès à un établissement prestigieux, la conquête du pouvoir
symbolique et qui se place dans une logique d’extériorité par rapport à ses camarades de
la cité dont il analyse à froid les agissements ; de l’autre, le « jeune de cité » victime de
contrôles abusifs, prêt à se révolter contre le système aux côtés des autres jeunes
socialement minorés et exclus du pouvoir symbolique. Les deux identités affleurent dans
un même exercice, un exposé politique co-construit avec des enseignants qui jouent le
rôle du jury pour l’occasion. Mais seule la première identité était visée par Ali, et les
ressources phonétiques et prosodiques qu’il mobilise vont en ce sens, malgré le léger
écart observé en deuxième partie, dans le deuxième « épisode ».
[Je traite davantage des implications de cette analyse en termes de construction
identitaire, dans [doc 33].
Ce type d’étude située de la variation permet de sortir du piège de la première
vague du variationnisme qui avait tendance à associer des traits de prononciation à des
profils de locuteurs et au final à des habitudes articulatoires figées ; on peut envisager,
grâce à ce genre de corpus, d’ouvrir une petite fenêtre d’observation vers le style, vers
l’agentivité des locuteurs, vers la fluidité du sens en contexte, bref, vers une autre
perspective théorique (Gadet 2006; Eckert 2010; Eckert 2008). En l’occurrence, le fait
d’observer Ali changer de taux d’affrication au cours d’une seule interaction permet
d’éliminer les facteurs macro-sociaux et de se concentrer sur des hypothèses plus
stylistiques, en analysant la différence de posture (stance) ou la dynamique de la
relation intersubjective qui se construit. Le changement des pratiques de prononciation
est trop subtil pour que l’on puisse l’assimiler à un metaphorical switching, expression
proposée par Blom et Gumperz 1972 pour décrire les settings qui changent par le
changement de langue. La question qu’on se pose devient tout de suite strictement
située : qu’est-ce qui a changé entre la première et la deuxième partie de l’entretien
d’Ali ? Est-ce la connivence avec les profs ? (très faible au début, quand Ali tente
timidement, à tâtons, de construire et d’exprimer un point de vue original qui ne
rencontre aucun écho positif chez les profs ; très forte à la fin lorsque Ali exprime le
point de vue attendu par les profs et culminant avec l’épisode du scooter qui suscite des
sourires partagés). L’hypothèse de l’échelle de plus ou moins grande connivence rejoint
l’hypothèse de la proximité, formulée par Paternostro et Goldman 2014; Paternostro
2016. Ou celle de l’emphase plus ou moins grande formulée par Paternostro 2016 au
sujet du contour mélodique réputé (stéréo)typique « des cités, de banlieue ».
Une plus grande connivence favorise aussi une plus grande confiance en soi, et cela
favorise à son tour l’émergence d’une parole produite sur un débit plus rapide,
indépendamment des affiliations sociales. En parallèle, la focalisation de l’attention de
plus en plus bienveillante de quatre adultes sur la parole produite par un lycéen qui
65
prend de plus en plus confiance en soi peut encourager une certaine escalade dans la
mise en scène de la parole, une certaine emphase allant crescendo censée mettre en
scène la virtuosité du locuteur. On peut avancer donc de nouvelles hypothèses sur le
sens d’un taux d’affrication élevé : indice de grande connivence (partagée ou forcée),
indice de confiance en soi, posture de « beau parleur », de virtuosité dans le maniement
de la parole… Ce type d’hypothèse pourrait éclairer la présence de ce marqueur aussi
bien dans la parole adressée aux pairs dans les discussions aux allures de joutes
verbales auxquelles se livrent souvent les jeunes fortement insérés dans la culture de
rues, que dans la parole de certain·e·s ministres. Pour les ministres, on peut imaginer
que cela montrerait leur souhait de donner une image de virtuosité dans la parole, par
exemple pour donner le change en cas de grande insécurité linguistique ? ou bien leur
souhait d’afficher une posture de grande connivence avec leur public ?…
Conclusions partielles
Les résultats obtenus confortent l’hypothèse d’un possible changement en cours :
les pourcentages vont croissant et ces variantes sont de plus en plus attestées y compris
chez les locuteurs légitimes (personnalités politiques, journalistes, cf. Trimaille 2010).
Les analyses situées permettent de nuancer les corrélations trop strictes entre profil du
locuteur et le taux d’affrication, par l’exploration de la variabilité stylistique et de la
fluidité de la construction du sens en contexte. Il apparait comme particulièrement
prometteur d’étudier de près des locuteurs peu légitimes, socialement minorés, qui
produisent des faibles taux d’affrication de /t,d/ ou au contraire des locuteurs fortement
légitimes, socialement valorisés, qui produisent des taux élevés.
Pour autant, de manière globale, les fréquences sont bien plus faibles chez les
locuteurs « légitimes » que chez les locuteurs urbains des quartiers défavorisés des
grandes villes, ce qui laisse encore ouvertes toutes les possibilités d'évolution (ou
d’inhibition) de ces variantes dans le futur proche.
68
Nous savons qu’un nouveau processus de déplacement du point et du mode
d’articulation de /t,d/ dans les mêmes contextes est en cours, et qu’il est susceptible de
progresser. Les indices qui vont dans ce sens sont sans appel dans les études consacrées
au groupe des locuteurs/locutrices jeunes, appartenant aux classes populaires urbaines,
en majorité issues de l’immigration post-coloniale ; ils ne sont pas sans appel en ce qui
concerne les pratiques de prononciation des locuteurs/locutrices légitimes. Ces derniers
peuvent soit suivre le mouvement (en l’absence de toute saillance du phénomène ? en
tout cas en l’absence d’une stigmatisation ouverte qui émergerait) ; soit inhiber ce
processus et rejeter ces variantes de prononciation. Ce sont ces hypothèses
contradictoires que j’ai commencé à explorer en passant par l’étude de la perception, en
collaboration avec C. Trimaille et I. Lehka-Lemarchand [doc 19].
En effet, différents indices montrent justement que cette nouvelle
palatalisation/affrication de /ti, tj, ty, tɥ, di, dj, dy, dɥ/ pourrait être en passe de recevoir
une connotation dévalorisante aux yeux des locuteurs légitimes, ce qui pourrait donc
inhiber le changement amorcé.
Gasquet-Cyrus 2013 avait déjà constitué un relevé d’attestations de « tch » et « ty »
(démarche qualitative et non quantitative) pour noter la palatalisation, qu’il qualifie de
« marqueur récent » pour styliser les prononciations des quartiers nord de Marseille, les
quartiers défavorisés. Ces graphies avaient fait leur apparition dans des vignettes de
comic strips de la presse locale et dans la littérature, dans des ouvrages qui ont tenté de
coder graphiquement une oralité régionalement ancrée. Il semblerait que ces graphies
soient en passe de déborder les frontières de Marseille, ce qui serait à mettre en
parallèle, dans le domaine graphique, avec la convergence évoquée pour l’oral (Jamin,
Trimaille, et Gasquet-Cyrus 2006).
Nous avons tout d’abord repéré au moins une humoriste et un dessinateur-
caricaturiste qui ont utilisé un trucage graphique pour noter les prononciations
affriquées dans des écrits à destination d’un large public, en comptant sur suffisamment
de connivence pour que cela soit correctement interprété.
69
Figure 4 : Souad Belhaddad, affiche et flyer de spectacle humoristique de 2010-
2011
Ensuite, Riad Sattouf, utilise à plusieurs reprises les graphies « tch » et « dch » dans
sa série La vie secrète des jeunes. Bien que cela soit une pratique graphique sporadique
(nous avons repéré seulement quatre planches distinctes qui en font usage), nous
pouvons dire que ces transcriptions font partie d’un système graphique éclectique censé
suggérer les prononciations des jeunes des périphéries de l’Est parisien, qu’il dessine
généralement avec des habits stéréotypiques des jeunes des cités ou en tout cas de
familles modestes (capuches, vêtements de sport pour les filles comme pour les
garçons ; nombreux bijoux fantaisie chez les filles, bouches souvent édentées, surtout
chez les garçons).
Figure 5 :Dessins de Riad Sattouf, publiés en janvier 2015 après les attentats
contre le journal Charlie Hebdo).
70
Figure 6 : Dessins de Riad Sattouf, La vie Secrète des jeunes III (2012)
Approches qualitatives
Les caricatures que nous avons trouvées représentent certes un bon point de
départ. Mais contrairement à l’émission des Guignols de l’info que j’avais utilisée dans
mon corpus de thèse, et qui bénéficiait d’une très large audience, ces stylisations
caricaturales ne touchent pas un public aussi large, et la question de leur réception
convergente ne peut pas recevoir de réponse a priori.
Ainsi, j’ai eu l’idée de procéder à un petit test de perception auprès de mes
étudiant·e·s de L1 (lettres modernes, à Paris 3, cours d’Introduction à la linguistique), à
partir des vignettes de Riad Sattouf : celles de Charlie Hebdo, reproduites plus haut, avec
un personnage masculin, et celles portant sur une discussion entre jeunes filles en
conflit ouvert avec l’école, son univers et son personnel, reproduites ci-dessous avec la
consigne de l’exercice, Figure 7.
Pour bénéficier de toute la motivation des étudiant-e-s dans l’élaboration de leur
réponse, j’ai inséré cet exercice dans un devoir sur table, noté sur 20 points ; l’exercice
valait officiellement deux points, mais en réalité j’ai accordé les deux points à toutes les
71
réponses données à cet exercice, du moment que l’exercice était traité. La consigne était
volontairement très ouverte, non focalisée sur les graphies qui m’intéressaient, de
manière à avoir des indices sur leur saillance. Je précise que je n’avais jamais évoqué
mes recherches sur la palatalisation/affrication dans ce cours de L1 et je n’avais jamais
mentionné ce phénomène dans mes exercices de phonétique20.
(dessins de Riad Sattouf, publiés dans l’album « La Vie secrète des jeunes »).
Figure 7 : consigne donnée aux étudiants de L1, portant, selon les groupes, sur ces
dessins ou sur ceux de la Figure 5.
J’ai donné cette consigne à trois groupes différents, toujours en devoir final sur
table : deux groupes de TD en présence et un groupe de TD à distance. J’ai recueilli au
total 117 copies. Les réponses reçues ont montré une très grande dispersion. Je les
regroupe ici :
• 23 copies donnent une réponse vague et globale sur tous les choix
graphiques, incluant explicitement « tch » / « dch » : il s’agirait de transcrire
une « prononciation particulière », un « accent particulier », un « effet
d’oralité » (sans aucune précision), un « accent oral », ou de produire un
« effet comique » (sans plus de précision).
20 Ce cours comprend seulement trois séances sur les transcriptions en API qui se focalisent sur
l’acquisition de l’API, sur l’inventaire des phonèmes pertinents et sur les phénomènes d’assimilation et de
liaison largement didactisés pour ce type d’exercices introductifs.
72
Ces réponses montrent que l’effet stylistique recherché n’est pas perçu comme étant
particulièrement précis. Selon moi, ces étudiant·e·s ont cherché à donner une réponse
face à des choix graphiques qui les laissaient plutôt perplexes.
73
• 8 copies ont associé les graphies « tch/dch » au souhait de l’auteur de la BD
de représenter la prononciation des jeunes et le langage enfantin (sans
aucune connotation sociale ou ethnique précisée).
Selon moi, ces réponses sont proches de celles qui ont pensé à un appareil dentaire ou
un défaut de prononciation. Rien ne permet de déceler un stéréotype partagé et stable ;
les auteurs de ces copies ont cherché une hypothèse pour interpréter des graphies
inédites.
• 5 copies ont cru voir la représentation d’un idiolecte bizarre, caractérisé par
le fait que les « consonnes deviennent chuintantes » ou qu’on note une
« contamination de sons ».
• 3 copies ont parlé de notations qui suggèrent une insistance, un effet
d’emphase.
• 2 copies (pour les caricatures de Charlie Hebdo) ont pensé à un jeu de mots
de l’auteur de BD qui faisait sonner le « ch » de Charlie Hebdo
sporadiquement dans la parole du personnage qui en parlait.
• 2 copies ont simplement explicitement avoué leur perplexité devant
« tch/dch » : « Je n’ai jamais entendu de telles prononciations ».
Ce dernier groupe de réponses montre différentes manières de donner du sens (ou non)
à une graphie de toute évidence difficile à interpréter et inconnue auparavant.
Sur les 117 réponses recueillies, une seule étudiante inscrite en enseignement à
distance (35 ans, née à Vannes, études à Rennes, habite à Malte) a montré qu’elle
associait très clairement la notation « tch/dch » à une prononciation précise et
identifiable en écrivant dans sa copie ceci:
Le passage du [t] au [y] implique une prononciation d’un [ʃ] par le personnage, qui
est un phénomène exacerbé ici du passage de la langue sur les dents du [t] à
l’arrondi vocalisé du [y]. Cette prononciation est commune dans le sud de la France
74
En outre, l’extrême diversité des réponses reçues montre à quel point nous
sommes loin de la convergence des représentations suscitées par un trucage graphique
censé représenter une prononciation.
Cette diversité des réponses rejoint ce que nous avons pu observer lors de
l’enquête combinant démarche qualitative et démarche quantitative menée en
collaboration avec C. Trimaille et I. Lehka (désormais le corpus Tri-Can-Leh), dont une
partie des résultats ont été publiés dans [doc 19].
Cette enquête, qui n’est pas close car nous n’avons pas encore dépouillé toutes les
réponses, a comme ambition de documenter un éventuel changement de perception et
de saillance de la prononciation affriquée en utilisant le contraste en temps apparent :
nous avons interrogé des jeunes de moins de 24 ans, encore en cours de formation au
lycée ou à l’université, et des personnes plus âgées, soit ayant une activité
professionnelle soit à la retraite.
Le premier volet, quantitatif, est constitué d’un questionnaire (décrit dans la sous-
partie suivante).
Le deuxième volet, qualitatif, est constitué d’une série d’entretiens semi-dirigés
menés à l’issue du questionnaire, avec des groupes de 2, 3 ou 4 personnes de manière à
susciter des interactions. Les questions posées permettent de focaliser progressivement
l’attention des juges sur le trait qui nous intéresse.
Dans la première partie de l’entretien nous revenons sur deux extraits de 10
secondes très contrastés en termes de présence/absence de la prononciation affriquée,
et nous demandons aux personnes sollicitées d’en parler, de donner leur préférence si
elles devaient recruter comme stagiaire une des deux ‘candidates’, pour une chaine
radiophonique. Il s’agit de deux lectures du même texte : « Les murs de l’institut où il était
venu danser quand il avait dix-sept ans ont été recouverts de graffitis et de fresques de peinture
à sa gloire ». Cela permet de recueillir des commentaires libres, non dirigés, et de vérifier
la saillance/non-saillance de l’affrication par rapport aux autres traits (prosodie,
liaisons, prononciation du /R/, des nasales…).
Dans la deuxième partie de l’entretien nous focalisons l’attention des personnes
sollicitées en utilisant des extraits de 2-3 secondes qui contiennent, tous, des
occurrences de /t,d/ fortement affriquées. Nous leur demandons de commenter les
prononciations et de relever d’éventuels indices sur les profils des gens qui parlent (il
s’agit d’adolescent·e·s et lycéen-nes qui lisent les phrases suivantes : Tu vas partir où
dimanche Quatre-vingt-quinze centimes c’est cher. Marc il est parti faire un graffiti). Cette
partie réussit généralement à attirer l’attention sur le trait analysé et cela a même
suscité des imitations spontanées de ces affrications ; les discussions suscitent un
certain nombre de catégorisations, car le simple fait de focaliser l’attention sur une
prononciation particulière en lien avec un profil de locuteur suggère l’existence d’un
stéréotype. Si tel n’est pas le cas, nous incitons explicitement les interviewé·e·s à prêter
l’oreille à la prononciation des /t/ et /d/ (cela s’est produit une fois, dans un groupe de 3
personnes).
Enfin, la troisième partie introduit quatre brefs extraits de 2-3 secondes contenant
des /t/ fortement affriqués (mais pas de /d/) produits par des journalistes, à la radio :
c’est les études qui les ont accompagnés // on voit arriver des des portugais qui sont représentés
// mais on peut déterminer quatre types si vous voulez, quatre typologies de de représentation //
hommage aux victimes du remaniement. Nous demandons si les prononciations de ces
journalistes sont similaires ou non à celles des jeunes de la deuxième partie ; si la
réponse est oui, nous sollicitons une hypothèse explicative, si la réponse est non nous
75
nous contentons d’écouter les commentaires et les arguments sur la distinction à faire.
Cela permet de confronter les auditeurs et auditrices à un éventuel conflit entre
différents stéréotypes, et les inciter le cas échéant à nuancer leurs réponses ou à
expliciter leurs représentations.
Approche quantitative
76
La constitution du corpus Tri-Can-Leh comprend, comme je l’ai déjà évoqué, une
première partie censée produire des données quantifiables. Contrairement aux
entretiens, cette partie de test prenait moins de temps et pouvait être passée en grand
groupe (jusqu’à une vingtaine de personnes simultanément, qui écoutaient les extraits et
répondaient sur des questionnaires papier, notamment dans le cas des élèves ou
étudiant·e·s en classe).
L’échantillon utilisé a, une fois de plus, été un échantillon de confort, sans postulat
de représentativité numérique pour l’ensemble de la population. Nous avons néanmoins
veillé à ce que les personnes sollicitées n’aient aucune idée de nos questions de
recherche. Pour pouvoir investiguer l’influence éventuelle de l’âge (selon la technique
du temps apparent), nous avons constitué deux groupes contrastés :
• Un groupe de 80 jeunes gens, dont 50 femmes et 30 hommes, âgés de 15 à 24
ans, encore en formation. Parmi eux, 40 habitent en banlieue populaire
parisienne et 40 à Grenoble et ses environs. [résultats publiés dans doc 19].
• Un groupe de 60 adultes, dans la vie active ou à la retraite, 36 femmes et 24
hommes, âgés de 27 à 90 ans (moyenne d’âge 49 ans) ; 45 habitent dans la
région grenobloise, 9 dans la région lyonnaise et 6 en région parisienne.
Parmi eux, 18 ont accepté de se soumettre aux entretiens après le
questionnaire. [Résultats inédits pour le moment].
PalAff
Stimulus Locuteur
Taux Degré
RFI Journaliste confirmée 0,13
I faible
Extrait 1 Virginie, professeure des écoles 0,19
Extrait 2 Valentine, étudiante (Affr moyenne) 0,55
Extrait 3 Hugo, jeune journaliste 0,77 II moyen
Extrait 4 Samia, étudiante algérienne 0,87
Extrait 5 Valentine, étudiante (Affr forte) 1,30
III fort
Extrait 6 Myriam, lycéenne 1,42
La dépêche utilisée a été créée par les analystes (Trimaille, Candea, Lehka) et
contenait 18 contextes possibles de palatalisation de /t,d/. Sa lecture durait une
trentaine de secondes, de manière à laisser le temps aux auditeurs·trices de se faire une
77
opinion dans des conditions écologiques et perçues comme confortables. On peut noter
que les extraits inférieurs à 10s sollicitent des tâches cognitives spécifiques, si on se fie
aux résultats de Ohala et Gilbert 1981 ; de manière tout à fait intuitive, il est par ailleurs
aisé d’imaginer que plus l’extrait est bref, plus on s’éloigne des conditions naturelles de
communication parlée entre êtres humains, et plus on sollicite des tâches cognitives
particulières, spécifiques à la situation de test.
Pour présenter nos données et le sens de la tâche à accomplir, nous avons
demandé à nos auditeurs·trices de se mettre à la place d’une personne chargée des
recrutements de journalistes-stagiaires pour la radio et de répondre à quelques
questions sur les prestations des candidats et candidates qui se présentaient. Le choix de
cette situation reposait sur l’hypothèse que la plupart des gens placent très haut leurs
exigences de normativité pour ce métier, et tout particulièrement pour la lecture des
informations (cf supra). Une première question générale (désormais la « question A »)
proposait aux juges d’évaluer la conformité des prestations avec leurs attentes
prototypiques liées à ce métier. Elle était formulée ainsi :
Quatre réponses étaient possibles, sur une échelle nominale allant du positif vers
le négatif : 1. tout à fait, 2. plutôt oui, 3. plutôt non, 4. en aucun cas.
Une question ouverte donnait ensuite l’occasion d’apporter des précisions pour
expliciter les points susceptibles d’être modifiés ou améliorés par chaque « candidat-e »
pour que sa prononciation se rapproche davantage des attentes. Cela nous permettait de
voir ce qui était plus saillant dans la liste des détails mentionnés comme à corriger, et de
vérifier si certaines formulations pouvaient faire penser à l’affrication (« cheveu sur la
langue, chuintement »…). Au final, la même échelle à quatre positions était mobilisée
pour permettre aux juges d’affiner leur verdict en fonction du type de chaine radio :
radio nationale, radio culturelle, radio jeune, radio communautaire. Cette astuce a très
bien fonctionné et a montré que les gens sont parfaitement capables de nuancer leurs
jugements si la situation leur semble crédible, ce qui représente un grand avantage par
rapport à un protocole plus décontextualisé où on demanderait aux gens simplement
d’évaluer la proximité ou la distance par rapport à un « standard » supposé unique. En
outre, la multiplication des types de radios a aidé à déculpabiliser les juges qui avaient
des scrupules à donner un avis négatif et à rejeter une candidature virtuelle : ils
pouvaient par ce biais refuser la candidature pour une radio nationale mais l’accepter
pour une radio jeune ou communautaire. Pour notre propos, les réponses qui ont retenu
notre attention ont été celles données à la question sur l’évaluation globale et à la
candidature pour une radio nationale, la plus exigeante.
78
RFI E1 E2 E3 E4 E5 E6
Réponse
Degré I Degré I Degré II Degré II Degré II Degré III Degré III
tout à fait & plutôt oui 94 93 46 98 23 61 27
plutôt non & en aucun cas 6 7 54 2 77 39 73
RFI E1 E2 E3 E4 E5 E6
Réponse
Degré I Degré I Degré II Degré II Degré II Degré III Degré III
tout à fait & plutôt oui 96 82 50 100 28 42 42
plutôt non & en aucun cas 4 18 50 0 72 58 58
comparaison
Stimulus Locuteur
Degré de PalAff Evaluation globale
Extrait 3 Hugo, jeune journaliste II
RFI Journaliste confirmée I positive
Extrait 1 Virginie, professeure des écoles I
Extrait 5 Valentine, étudiante (Affr forte) III
Valentine, étudiante (Affr mitigée
Extrait 2 II
moyenne)
Extrait 6 Myriam, lycéenne III
négative
Extrait 4 Samia, étudiante algérienne II
79
comparaison
Stimulus Locuteur
Degré de PalAff Evaluation globale
Extrait 3 Hugo, jeune journaliste II
RFI Journaliste confirmée I positive
Extrait 1 Virginie, professeure des écoles I
Extrait 5 Valentine, étudiante (Affr forte) III
Valentine, étudiante (Affr mitigée
Extrait 2 II
moyenne)
Extrait 6 Myriam, lycéenne III
Extrait 4 Samia, étudiante algérienne II négative
Par exemple, malgré son taux de PalAff relativement élevé, c’est l’Extrait 3 (jeune
journaliste) qui obtient le plus de réponses positives, que ce soit chez les jeunes ou chez
les adultes. Ce locuteur rallie donc sans réserve (« tout à fait ») 88% des jeunes et 77%
des adultes, et rallie pratiquement la totalité des auditeurs si on inclut les réponses
« plutôt oui » ; cela représente un meilleur résultat que les Extraits 1, 2 et RFI, dont les
taux moyens de PalAff sont inférieurs. Ce qui semble avoir joué pour départager les
extraits, c’est la prosodie générale, plus ou moins proche du style formaté de cet exercice
de lecture d’informations. Les adultes y ont été plus sensibles que les jeunes, car ils ont
moins apprécié la lecture de Virginie, la locutrice prof des écoles (sa lecture respecte
toutes les attentes de la prononciation scolaire, mais s’éloigne du phonostyle
journalistique par sa prosodie).
Si on considère à présent l’Extrait 5, marqué par le plus fort taux de PalAff de notre
échantillon, on constate qu’il a reçu un nombre assez faible de réponses très négatives
(« en aucun cas »). En outre, chez les adultes, la présence ou l’absence d’une forte
affrication récurrente dans l’Extrait 5 n’a entrainé aucune différence notable dans les
évaluations par rapport à l’Extrait 2, produit par la même locutrice Valentine, avec un
nombre bien inférieur d’occlusives palatalisées ou affriquées. Chez les jeunes, l’Extrait 5
a même reçu plus d’évaluations positives que l’Extrait 2.
Quant à l’Extrait 6, qui présentait également un taux de PalAff très élevé, il a reçu
une évaluation plus sévère chez les jeunes que chez les adultes, mais rien ne permet de
l’imputer au taux de PalAff. Les remarques ont porté surtout sur son manque de fluidité,
car elle bute légèrement à deux reprises, et sur l’absence d’une liaison fort attendue
(quand#il avait). Je fais l’hypothèse que la sévérité des jeunes au sujet de l’Extrait 6
pourrait s’expliquer surtout par sa tonalité trop scolaire, encore très familière pour ces
jeunes en formation ; en parallèle, je fais l’hypothèse que l’attitude plus tolérante des
adultes par rapport à cet Extrait 6 pourrait s’expliquer surtout par la perception de son
jeune âge, et par une attitude globalement encourageante (de type la fille semble
dynamique, elle va s’améliorer) ; c’est ce qui résulte globalement des entretiens.
Le seul Extrait qui a fait l’unanimité contre lui a été l’Extrait 4, et le relativement
faible taux de PalAff ne pouvait en rien compenser l’effet global produit : les juges
percevaient un accent étranger, d’une locutrice qui a appris le français comme langue
étrangère, et malgré sa fluidité cela semble rédhibitoire aux juges sollicités pour
décrocher un stage à la radio.
Ce test nous donne des arguments allant dans le sens que le taux de palatalisation-
affrication, même très fort, n’est pas saillant pour les gens, même lorsque ceux-ci sont
80
amenés à évaluer clairement l’adéquation entre la prononciation d’une personne et les
attentes les plus normatives qui soient : celles qui portent sur la lecture d’informations
sur une chaine radio nationale. En résumé, une prononciation adéquate à tous points de
vue n’a pas de bonus « absence de PalAff » ; une prononciation adéquate à tous points de
vue, notamment pour la prosodie, n’est pas pénalisée par un taux moyen d’affrication.
Conclusions provisoires
Pour l’étudier, nous avons d’abord tenu compte des apports des études
antérieures, bien entendu, notamment celles issues d’observations par immersion sur
différents terrains (Jamin, Gasquet-Cyrus, Trimaille).
Ensuite, nous avons décrit quantitativement des corpus différents :
• Une grande base de données radiophoniques contenant des émissions
d’information (travaux de Candea, Adda-Decker, Lamel)
• Des échantillons divers produits par des locuteurs aux profils sociaux variés
et contrastés (travaux de Trimaille, qui contraste la parole d’adolescent·e·s et
de ministres en exercice)
• Des stylisations caricaturales utilisant des ressources graphiques originales
(travaux de Trimaile, Candea, Lehka).
Ces approches fournissent des arguments faibles en faveur des deux hypothèses en
concurrence. D’un côté l’affrication progresse chez les locuteurs légitimes mais
faiblement, et elle progresse plus pour /t/ que pour /d/. D’un autre côté un stéréotype
semble émerger, mais peu de gens sont capables de l’expliciter. Les graphies pour noter
ces prononciations existent, mais elles sont sporadiques et non stabilisées.
Il semble qu’on ait encore besoin d’observations situées sur le terrain, à travers
une analyse fine des interactions, de manière à pouvoir affiner encore les hypothèses,
avant de lancer d’autres études quantitatives plus larges. Nous n’avons pas vraiment
d’hypothèses sur le mécanisme de diffusion de ces variantes. Ce champ reste à explorer.
En parallèle, nous avons tenté de rassembler les indices que peuvent nous fournir
d’autres locuteurs et locutrices, sollicités pour évaluer un petit échantillon de
productions orales ou écrites, sélectionné par nos soins.
En ce qui concerne la réception des graphies originales, une étude exploratoire a
montré qu’elle était finalement très mitigée, et qu’il est donc difficile de parler
véritablement de stéréotype émergent. On peut presque parler d’erreur de tir, de
caricature qui rate sa cible, dans le cas de Sattouf.
Notre étude perceptive combinant une approche de la perception globale, sans
focalisation de l’attention, interprétée selon des mesures quantitatives, et une approche
de la perception précise du phénomène de l’affrication, après focalisation artificielle de
l’attention, nous a fourni d’autres pistes de réflexion. Les résultats quantitatifs n’ont pas
permis de mettre en évidence une quelconque saillance perceptive du phénomène
lorsqu’il est « noyé » dans un faisceau d’indices, convergents ou divergents, comme cela
81
arrive dans la parole naturelle. En revanche, les discours recueillis en entretien ont
montré une extrême diversité des avis sur l’indexicalité (Silverstein 2003) de ce trait et
des capacités très diverses à entendre l’affrication (même après focalisation de
l’attention). Cette extrême diversité pour un échantillon de confort de 18 personnes ne
nous permet de faire aucune extrapolation, mais nous incite à approfondir la question.
Certaines réponses sont extraordinairement riches et intéressantes. C’est l’avantage de
la méthode choisie qui consiste à imaginer une situation la plus proche possible de
l’expérience des gens. En contrepartie, cette méthode ne permet pas d’isoler un trait, ou
de tester le poids de chaque trait potentiellement (dé)classant (Labov 2006). Pour cela,
il faut passer par des tests plus artificiels et par des échantillons de parole manipulés, ce
qui pose le problème de l’artificialité de la tâche cognitive demandée aux personnes
sollicitées (risque d’artéfact). C’est en effet en situation, en interaction, en contexte, que
les pratiques de prononciation prennent tout leur sens, fluide et négociable, (Campbell-
Kibler 2009; Campbell-Kibler 2007), sauf justement en cas de stéréotype très largement
partagé. Pour toutes ces raisons, je pense que les tests quantitatifs ciblés devraient être
mis en place le plus tard possible, une fois que les hypothèses issues de corpus
écologiques auront été suffisamment affinées, pour tenter d’extrapoler des hypothèses
reposant sur une petite quantité de données.
La multiplication des méthodes d’investigation pour une confrontation à bon
escient des résultats ne peut être qu’enrichissante. En ce sens, il reste une méthode qui
semble intéressante à mobiliser, et qui n’a pas encore été mise en place, à ma
connaissance, sur ce phénomène : l’analyse de la perception à travers les capacités
d’imitation des gens (soit imitations spontanées - sporadiques, soit imitations sollicitées
indirectement, pour préserver leur spontanéité, à l’instar de ce qui a été imaginé par
Pinget 2015). Dans notre corpus Tri-Can-Leh, nous avons relevé une douzaine
d’imitations spontanées, produites en interaction, et portant spécifiquement sur
l’affrication (Sperandio 2015). Cette piste reste entièrement à explorer.
Définition et hypothèses
82
proéminente, comme une béquille, comme un ‘appui’. La dénomination de Hansen &
Mosegaard Hansen met en avant son contexte distributionnel : cette voyelle est très
souvent produite avant une pause silencieuse, au point que ce trait a pu être
pratiquement intégré dans la définition. Ce point de vue est également interactionnel,
car en insistant sur son contexte pré-pausal les auteures formulent aussi l’hypothèse
qu’il pourrait s’agir d’un marqueur annonçant la pause et en même temps la non-clôture
du tour (pause interne au tour de parole). Pour finir, celle de Carton, que j’ai adoptée, se
focalise également sur son contexte mais de manière moins spécifiée (l’épithèse désigne
« l’adjonction en fin de mot d'un phonème non étymologique » ; ou, par extension en
musique grégorienne, « l’adjonction d’une note finale», TLF).
La dénomination de Carton a deux avantages : elle ne préjuge pas du statut
pragmatique ou de la position du mot touché dans le groupe intonatif, et elle ne nomme
pas la voyelle épithétique, ce qui permet d’inclure sous la même étiquette des voyelles
aux timbres plus ou moins centraux, plus ou moins ouverts et plus ou moins nasalisés.
Selon Carton, le timbre de la voyelle épithétique peut être influencé par le contexte
vocalique immédiatement précédent et bien entendu aussi par l’hypoarticulation. De
plus, Carton préconise d’inclure dans l’épithèse tout « son inattendu », non lié
strictement à l’étymologie. Ainsi, le mot « étude » pourra être prononcé en trois syllabes
avec un simple schwa à la fin dans le midi de la France, tandis que dans la moitié nord où
le schwa final d’un mot trisyllabique est inattendu, la prononciation [etydђ]
correspondra à l’adjonction d’une épithèse vocalique. Il m’a semblé que cette
désignation était plus descriptive qu’interprétative, ce qui était préférable, pour le moins
tant que l’on n’a pas élaboré une théorie en compréhension de ce phénomène.
La Figure 8 montre trois exemples d’épithèses vocaliques, (produites après
consonne, après voyelle orale et après voyelle nasale), extraites du Corpus Candea Conf
2008 analysé infra. Les transcriptions sous Praat sont en alphabet phonétique SAMPA.
Les captures d’écran affichent la courbe de la F0 et le spectrogramme.
chaque lecteur~e
83
à économiser~e
d’enseignement~e
Figure 8 : Exemples d’épithèses vocaliques [notées par un @] ; conventions SAMPA
Lorsqu’elle se produit après une consonne, elle rajoute une syllabe CV inaccentuée
à la fin du mot ; lorsqu’elle se produit après voyelle, elle forme toute seule une sorte de
syllabe finale toujours bien plus brève que la voyelle précédente, et accolée à celle-ci
sans coup de glotte, après une simple transition formantique, et avec rajout d’un
nouveau pic d’intensité.
La définition de Carton pose néanmoins un problème sérieux de délimitation de
son objet : elle ne permet pas de distinguer l’épithèse vocalique d’un euh marqueur du
travail de formulation en cours, dans les cas où ce dernier est produit immédiatement à
la fin d’un mot, sans la présence d’une pause silencieuse qui puisse permettre de
l’autonomiser pleinement. Conscient de ce problème, Carton préconise de considérer
que les deux phénomènes sont de même nature et correspondent à un continuum
impossible à segmenter, si ce n’est de manière arbitraire.
Hansen 1997 n’est pas de cet avis : pour elle, les deux phénomènes sont bien
distincts et elle écarte les euh d’hésitation de son étude sur le e prépausal, sans pour
autant donner ses critères précis. Son choix corrobore celui de Guaïtella 1991 qui se
84
focalise au contraire sur les phénomènes d’hésitation dont elle écarte les euh brefs.
Guaïtella considère les euh brefs « soit comme des mises en valeur lexicales, soit comme
des ajouts dans un but d’équilibrage rythmique » (p.125).
En ce qui me concerne, je considère que les deux phénomènes sont suffisamment
différents dans leurs caractéristiques et leurs fonctions pour écarter l’hypothèse du
continuum, malgré le fait qu’il est impossible de trouver un critère irréfutable pour
tracer une frontière entre les deux dans le cas très particulier du euh de travail de
formulation produit sans pause, à la fin d’un mot. Pour les distinguer, j’ai pris appui sur
les tendances claires des euh de travail de formulation non ambigus qui sont bien plus
longs qu’une syllabe normale. J’ai considéré (Candea 2000) qu’il s’agissait d’une épithèse
vocalique si le son vocalique ne dépassait pas le seuil moyen d’une syllabe longue située
en fin de groupe rythmique et dotée d’une intonation continuative (environ 200 ms, en
général) et si son intensité (dB) était moindre que celle de la syllabe accentuée
précédente. Si ces conditions ne sont pas remplies, donc pour les cas où le son vocalique
était prononcé avec une plus forte intensité ou avait une durée supérieure à celle des
syllabes longues, j’ai catégorisé la voyelle comme un euh marqueur de travail de
formulation. Ces critères suffisent pour trancher dans la quasi-totalité des cas, et il est
toujours possible de discuter en détail des quelques cas indécidables.
La description de ces épithèses vocaliques est intéressante car il semble bien qu’il
s’agisse d’une pratique de prononciation qui a changé dans les années ‘80-‘90 du 20e
siècle. Selon Carton 1999, ses origines sont à rechercher dans la tendance générale du
français à la syllabation ouverte ; le fait de produire des sons vocaliques à timbre central
en position finale de groupe est une pratique ancienne, notamment lorsqu’il s’agit de e
caducs post-consonantiques. Carton parle de « survivance du e féminin » et du « e de
détente » des orateurs anciens, dont on trouve trace dans le parler faubourien
« trainant » des années 30-40 ; mais il note que le e actuel a subi un changement de
statut pour devenir « l’appui d’un schéma mélodique cliché » (p.43).
Pour Fonagy 1989, qui se fie uniquement à son intuition, ce e d’appui semble
apparaitre dans le style « animé et peu formel », dans des énoncés à modalité marquée,
et semble utilisé de préférence par « les jeunes et les femmes ». Selon Léon 1993, il
pourrait s’agir d’une prononciation plus souvent féminine que masculine et pourrait
aller de pair avec la tendance à l’ouverture du timbre des voyelles attribuée aux « jeunes
filles dans le vent » et caricaturée par le chansonnier Jean Roucas (Léon, 1993 : 192-
193).
L’étude de Hansen 1997 a l’avantage de porter sur un très vaste corpus (5000
occurrences) de 24 locuteurs hommes et femmes, d’âges différents, enregistrés dans
trois situations différentes à raison de 2 heures par locuteur. Elle met en évidence
quelques régularités dans la distribution en fonction du contexte micro-phonétique,
notamment le fait que ces e se produisent après une syllabe fermée, en position
prépausale, mais elle formule surtout l’hypothèse que le macro-contexte (situation de
parole, profil sociolinguistique du locuteur) pourrait avoir une importance déterminante
pour favoriser ou inhiber ce son qu’elle considère comme une forme d’appui syllabique
post-coda consonantique, dont la fréquence est plus importante chez les jeunes.
Carton 1999 prend appui sur Hansen 1997 et confirme la progression du
phénomène. Dans son corpus (de 80 mini-séquences extraites de la parole de femmes et
hommes enregistrés en 1997-98 à la télé ou à la radio) il relève un certain nombre
d’occurrences d’épithèses vocaliques après voyelle, et donc produites en finale de
syllabe ouverte. Cela l’incite à émettre l’hypothèse qu’il pourrait s’agir d’une nouvelle
85
« clausule rythmique » et mélodique (p.41) plutôt que d’un appui syllabique censé éviter
la syllabation fermée.
C’est dans ma thèse (Candea 2000) que j’ai été amenée à m’intéresser aux
épithèses vocaliques, dans un premier temps uniquement pour les distinguer des euh du
travail de formulation, et ensuite pour en comprendre le fonctionnement.
Après application des critères que j’avais fixés dans les rares cas où il pouvait y
avoir un doute, j’avais isolé plus de 500 voyelles centrales non étymologiques et
imprévisibles (dont certaines étaient autonomes, produites entre deux pauses
silencieuses) et j’en ai catégorisé 87% comme des euh de travail de formulation et 13%
(70 occurrences) comme des épithèses vocaliques (e d’appui). Mon corpus actif était
constitué de 70 minutes de récits de contes de fées, produits en 1997 par des élèves de
4e dans un collège de Suresnes, durant leurs cours de français consacrés à
l’entrainement à l’oral soutenu.
Du point de vue des caractéristiques distributionnelles, les épithèses de mon
corpus montraient des différences en temps réel par rapport aux données de Hansen
recueillies en 1989, et en temps apparent par rapport aux données de Carton recueillies
en 1997 auprès d’un échantillon d’adultes.
Tout d’abord celles de mon corpus étaient bien plus souvent produites à la suite
d’une syllabe ouverte (et~e, et puis~e, il vit~e, évidemment~e…) ; cela arrivait parfois
dans le corpus de Carton, et pratiquement jamais dans celui de Hansen, comme le
montre le Tableau 9 ci-dessous reproduit de Candea 2000 :
A la différence des deux autres corpus, les deux-tiers des occurrences étaient post-
vocaliques. Bien entendu, on ne peut rien extrapoler à partir d’un si petit échantillon de
parole, mais on peut au moins formuler l’hypothèse qu’il est devenu possible d’imaginer
que la structure de la syllabe de fin de groupe (suivie d’épithèse vocalique) pourrait à
terme n’avoir plus aucune incidence sur la probabilité de production d’une épithèse
subséquente. Autrement dit, que cette épithèse vocalique ne subisse plus de contrainte
distributionnelle de type phonotactique.
La deuxième différence notable entre mon corpus et les deux autres concerne la
présence d’une pause silencieuse subséquente à l’épithèse vocalique. Là encore, on peut
faire l’hypothèse d’une évolution dans le sens d’une possible tendance au relâchement
des contraintes.
Tandis que Fonagy (1989) avait associé le e d’appui à une fin d’énoncé, Hansen
montrait que les pauses non finales étaient légèrement plus souvent précédées par un e
épithétique par rapport à celles de fin, surtout chez les locuteurs et locutrices qu’elle
appelle les « hyperfinalistes », qui produisaient le plus souvent ce type d’adjonction
86
vocalique. Cela dit, dans le corpus de Hansen, 99,64% de ces e étaient bel et bien
prépausals, comme elle a proposé de les nommer. Pour Carton (1999) « l’épithèse
vocalique se situe toujours en fin de groupe phonétique, et le plus souvent à la pause, finale
ou non » (p.42). Mais il n’utilise pas cette caractéristique comme critère définitoire, car
selon lui la pause subséquente reste facultative. Ce qui est déterminant pour lui, c’est la
présence d’une voyelle accentuée, immédiatement suivie par cette épithèse qui « permet
aussi [...] de percevoir, par contraste, la voyelle accentuée avec plus de relief qu’elle n’en a
en réalité » (p.41). Selon Carton, bien que ce soit la voyelle accentuée précédant
l’épithèse qui porte le ton de frontière, celui-ci est rendu plus saillant par la présence de
la voyelle adjointe sur un ton descendant. En ce qui concerne mon corpus, cette
tendance est encore plus marquée : seul un quart des épithèses vocaliques était suivi par
une pause silencieuse, les autres étaient totalement intégrées au flux de parole.
Néanmoins, la présence de cette clausule rythmique contribuait à autonomiser les
groupes accentuels, malgré l’absence de pause silencieuse, comme pour renforcer une
frontière non finale.
Ces hypothèses qui vont dans le sens d’une progression d’un marqueur de plus en
plus autonome, défini par son timbre vocalique et son pattern rythmique, ont bien
évidemment besoin d’être testées sur un corpus plus important, correspondant à des
situations diverses, impliquant des personnes avec des profils divers et surtout elles ont
besoin d’être confrontées à des études perceptives.
En ce qui concerne le type de corpus, on ne peut exclure l’hypothèse de l’existence
d’un facteur stylistique ou situationnel, même si Hansen 1997 a tenté de mettre en
contraste, par une analyse quantitative variationniste, trois types de situations
prototypiques (lecture, interview, conversation amicale) et n’a pu mettre en évidence ni
un effet de la modalité d’énoncé ni un effet du type de situation. Avec une exception,
néanmoins : la lecture à haute voix inhibait la production des e prépausals uniquement
chez les très jeunes (15 à 19 ans). Cette exception l’a incitée à avancer l’hypothèse d’un
possible début de processus de stigmatisation qui aurait pu avoir poussé ces jeunes à
éviter de produire ces voyelles en style très surveillé (op.cit., p.182 et 193).
Dans la mesure où je n’avais pas pu enregistrer les élèves de mon corpus dans
différentes situations à contraster entre elles, puisque je m’étais contentée d’enregistrer
les séances de cours de français animés par une enseignante qui acceptait ma présence,
je n’ai pas pu tester cette hypothèse avec ces jeunes.
Si on résume les hypothèses qui se dégagent des approches quantitatives
(démarches descriptives et inductives à partir de quelques corpus de parole et de
quelques contextes particuliers), [doc 26], on peut retenir ceci :
• l’épithèse vocalique semble correspondre à l’adjonction d’une brève voyelle
inattendue, de timbre central, caractérisée par un contour mélodique
particulier (ton descendant, intensité moins forte que la syllabe précédente)
et produite à la fin d’un groupe accentuel suivi ou non d’une pause
silencieuse ;
• si les premières descriptions faisaient état de contraintes distributionnelles
fortes (présence d’une pause silencieuse subséquente, présence d’une syllabe
fermée immédiatement précédant la voyelle épithétique), les études
ultérieures mettent en avant une tendance à l’affaiblissement des ces
contraintes (voire, la possibilité qu’elles disparaissent) ;
• à la fin des années ’90, plusieurs études font l’hypothèse qu’il pourrait s’agir
d’une pratique de prononciation en progression, de plus en plus utilisée par
87
les jeunes (parfois l’ancrage parisien spécifique est mentionné comme
hypothèse)
• aucun facteur stylistique ne peut être mis en évidence avec les techniques
classiques de l’analyse variationniste, à travers des situations artificiellement
contrastées (lecture, conversation amicale, interview), mais l’hypothèse d’une
fonction stylistique ne peut être écartée.
Autrement dit, les approches mentionnées jusque là nous donnent une bonne idée
des caractéristiques acoustiques et distributionnelles d’un phénomène rythmique
particulier et nous permettent de formuler des hypothèses sur une possible progression
de ce phénomène pour le moins chez les locuteurs et locutrices jeunes, mais nous ne
savons pas vraiment quelle est la signification en contexte de l’adjonction de cette
voyelle, qui reste malgré tout absolument sporadique et imprévisible, ni comment elle
est perçue par celles-ceux qui la produisent et par celles-ceux qui ne la produisent
jamais. Nous ne savons pas non plus quel genre de personne a tendance à en produire
beaucoup et quel genre de personne a tendance à ne jamais en produire, si tant est qu’on
puisse trouver une régularité socialement organisée.
Nous ne savons pas non plus quel est le statut de cette voyelle, car le fait qu’elle
soit sporadique la distingue de manière radicale de ce qui pourrait être décrit comme un
changement phonétique. Adjoindre ici ou là, plus ou moins souvent, une voyelle finale
avec un contour prosodique particulier, c’est très différent du fait de modifier
globalement le timbre d’une voyelle, pouvant aller jusqu’à toucher la production de la
totalité des voyelles correspondant à un phonème particulier. L’épithèse vocalique ne
saurait jamais, en aucun cas, chez personne, toucher l’intégralité des finales de groupes
accentuels. Il manque donc un maillon important dans la description du phénomène.
Pour avoir des indices plus fins, il semble indispensable d’analyser de plus près des
contextes précis, situés, d’un point de vue interactionnel.
La seule étude qui aille dans ce sens, à ma connaissance, est celle de Hansen et
Mosegaard Hansen 2003 qui proposent d’en faire une sorte de particule discursive ou
particule à valeur expressive, pouvant être régiolectale (parisienne). Leur étude porte
sur une série de 9 interviews réalisées en 1993 avec 4 jeunes (moins de 23 ans) et 5
adultes (quadra- et quinquagénaires). Les auteures rappellent les origines probables de
la production de ce son (un phénomène de détente articulatoire) et elles mettent en
avant le fait qu’il s’est affranchi du facteur étymologique car il peut apparaitre à la fin de
n’importe quel mot et non seulement à la fin d’un mot finissant par un e caduc. Même si
leurs données montrent une prédilection pour le contexte suivant une syllabe fermée
par deux consonnes, ce facteur n’est pas déterminant. De même, leurs données montrent
une préférence pour le contexte « frontière non-finale », mais un cinquième de leurs
exemples sont produits à une fin d’énoncé, ce qui montre qu’il ne s’agit pas, là non plus,
d’une vraie contrainte. Du point de vue des profils des locuteurs, la seule régularité qui
semble émerger c’est le facteur « âge » : cette particule pourrait bénéficier d’un prestige
latent chez les jeunes, tandis qu’elle serait plutôt stigmatisée par les plus âgés. Pour le
moins, jusque vers les années 90, quand sa connotation a semblé se renégocier.
Mais pour qu’elle soit produite, il ne suffit pas que le contexte syllabique ou
prosodique soit favorable, ou que le locuteur ou la locutrice soit jeune ; il faut en outre,
selon Hansen & Hansen, que l’interaction soit « de qualité », qu’il y ait une certaine
connivence entre les participant·e·s, et que, dans la logique locale de l’interaction, il soit
pertinent de mettre en relief un énoncé ou un élément d’énoncé. Selon les deux auteures,
la fonction première de ce qui pourrait être décrit comme un « suffixe à fonction
88
interactionnelle/modalisatrice » [op.cit. p.106] est de mettre en relief le constituant
précédent. Cette mise en relief est susceptible d’être interprétée comme un indice
d’inachèvement du tour de parole, mais ce serait une conséquence accessoire,
irrégulière, fortement dépendante du contexte.
« Le fait qu’une telle mise en relief d’une partie de son discours peut permettre au locuteur de
garder la parole au delà d’un PTP [point de transition potentiel] n’est donc qu’une fonction
dérivée dont la pertinence dépendra du contexte concret d’apparition. » (op.cit. p. 107)
Selon ces deux auteures, le fait de ne pas pouvoir mettre en évidence des facteurs
courants de stratification sociale par une approche variationniste classique (à part le
facteur « âge ») s’explique par la valeur pragmatique acquise par cette particule, et donc
par sa dépendance très forte des enjeux interactionnels. L’hypothèse de la progression
de cette particule, ainsi que celle de sa valeur pragmatique demandent à être
approfondies par l’étude d’autres corpus.
21 Selon moi, comme je l’ai déjà écrit plus haut (partie I), entre une lecture rapide produite par une
personne pour les besoins d’une enquête phonétique, pour rendre service à un-e universitaire, une lecture
laborieuse produite par un-e jeune élève en classe, pour répondre à une consigne scolaire, une lecture
journalistique en voix off pour un reportage sur des pratiques commerciales abusives, ou la lecture faite
par un chercheur de son propre texte soumis à l’évaluation immédiate de ses pairs, il n’y a pratiquement
89
Voici mes observations à partir de cette séquence de 30 minutes.
Tout d’abord, la figure 9 présente une vue d’ensemble de la distribution dans le
temps des épithèses produites : il y en a eu 99 en tout, dont 85 après un contour
prosodique continuatif et 14 en finale d’énoncé. Cela donne une moyenne générale d’une
épithèse vocalique toutes les 30 secondes. Chaque barre verticale matérialise la
production d’une telle épithèse. La deuxième ligne indique celles qui sont produites en
fin d’énoncé (« fin »), tandis que la troisième ligne indique celles qui ne sont pas
prépausales (« non »).
rien en commun, si ce n’est le fait que le texte est structuré selon les règles de l’écrit et qu’il n’y a pas de
travail cognitif de formulation, puisque le contenu s’impose au cerveau à travers un support extérieur.
90
Epithèses Durée Après voyelle Après Après consonne
vocaliques orale voyelle
nasale
Intérieur 70 à 140 ms, 26 occ. 13 occ. 46 occ.
énoncé moyenne 100 ms /a, e, i, o, y, ∅/ /ã, õ, ɛ̃ / /f,v,s,z,R,l,t,k,b,ŋ,ɲ/
Fin 50 à 80 ms, néant néant 14 occ.
d’énoncé moyenne 60 ms /s,z,k,b,l,f,st,pt/
Si l’on revient aux hypothèses formulées par Hansen et Mosegaard Hansen 2003,
quel peut être l’apport particulier de ce nouveau corpus ?
Il est difficile d’apprécier la « qualité de l’interaction » lorsqu’il s’agit d’une lecture
devant un public qui ne peut pas prendre la parole durant 30 minutes, mais si ce critère
est à interpréter dans le sens du degré d’aisance des participants nous pouvons penser
qu’il s’agit d’une interaction de qualité, dans le cadre donné. En effet, le chercheur qui
expose son point de vue est un chercheur chevronné, à l’aise dans cet exercice, qui
s’exprime devant un public suffisamment nombreux – ce qui est toujours encourageant
dans ce genre de situation. Le public compte à la fois des universitaires connus par
91
l’orateur, ce qui contribue à créer une ambiance cordiale, et des universitaires inconnus,
ce qui témoigne de l’attractivité du sujet au de-là du cercle des collègues habituels. Le
point de vue exprimé semble être perçu comme suffisamment original et intéressant en
fin d’exposé pour susciter plusieurs questions de la part du public – là encore un indice
d’interaction réussie. Si l’hypothèse de la qualité de l’interaction est pertinente, ce
locuteur devrait produire nettement moins d’épithèses vocaliques dans d’autres
situations où il serait moins à l’aise. Cette hypothèse plaide pour l’intérêt de construire
un corpus centré sur une seule et même personne dans une grande variété de situations
naturelles de sa vie personnelle et professionnelle, ce qui est un vrai défi pratique et
éthique à relever…
Il est plus facile de se pencher sur l’hypothèse d’un marqueur d’emphase ou « mise
en relief de l’élément précédent (ou de l’énoncé entier dans lequel apparaît cet élément) »
qui pourrait avoir comme fonction dérivée le fait de « permettre au locuteur de garder la
parole au-delà d’un point de transition potentiel ». (idem op.cit., p.107). En effet, dans ce
corpus le fait de garder la parole est assuré par le dispositif interactionnel (le setting) et
la production fréquente d’épithèses vocaliques ne peut pas avoir cette fonction, mais on
peut tout à fait conserver l’hypothèse de l’emphase. Comme il s’agit d’un exposé qui
présente un point de vue potentiellement polémique, notamment par des propositions
visant à élargir le périmètre de ce qu’on désigne habituellement sous l’étiquette e-
formation, l’utilisation fréquente d’une marque d’emphase pour mettre en avant des
constituants d’énoncé et stimuler ainsi l’attention et la curiosité du public parait une
hypothèse recevable. En ce sens, il est intéressant de regarder de plus prés ce qui ce
passe dans les quelques séquences d’environ 90 secondes prononcées sans aucune
épithèse de ce type. Il y en a quatre, et je les résume ci-dessous :
• 1/ [95 secondes] : état de l’art général et quelques brèves citations
• 2/ [87 secondes] : lecture rapide de quelques extraits de corpus présents
dans l’exemplier distribué
• 3/ [87 secondes] : état de l’art sur les théories de l’apprentissage
• 4/ [180 secondes] (une seule épithèse durant ce laps de temps, après un
connecteur « au fond~e ») : conclusions qui récapitulent le propos
92
entier ci-dessous, en incluant la notation des pauses silencieuses en ms. Les épithèses
vocaliques et les syllabes auxquelles elles se rattachent sont soulignées :
d'ordinaire l'analyse du discours telle qu'on la pratique au SYLED –CeDisCor~e /450/ parle
de la description des configurations discursives~e /400/ et une fois cette description opérée~e
/310/ celles-ci~e /400/ sont interprétées à la lumière d'‘ailleurs’~e /210/ ces ailleurs entre
guillemets /210/ faisant souvent référence à ce que proposent des domaines disciplinaires
connexes /670/
ma démarche est ici inversée puisque je ne pars pas des configurations discursives pour
aboutir à des interprétations locales ou globales /570/
Les épithèses se trouvent toutes dans le premier énoncé, à la fin de chaque groupe
intonatif terminé par un ton montant suivi d’une pause silencieuse. La voyelle
épithétique est toujours prononcée avec une intonation basse, ce qui introduit un
décrochage intonatif audible par rapport à la syllabe précédente prononcée sur un ton
montant, souvent avec un contour complexe. Le tableau suivant détaille les durées des
séquences et le décrochage mélodique final pour chaque occurrence :
Nous pouvons constater qu’il n’y a pas de régularité rythmique, car la taille des
séquences qui séparent deux épithèses vocaliques varie entre moins d’une seconde et 4
secondes. Il s’agit véritablement d’un marqueur qui met en relief la fin de chaque
constituant à finale montante, et donc la construction énonciative, dans les limites des
contraintes syntaxiques22. Ce que nous pouvons retenir de ce passage, c’est que le
locuteur détache scrupuleusement chaque constituant intonatif en mettant en relief sa
finale durant toute la longue phrase qui annonce et introduit l’expression de son point
de vue original. L’emphase semble ici stylistiquement pertinente, et l’hypothèse d’un
fonctionnement comme particule modalisatrice/interactionnelle s’en trouve renforcée.
Il apparait donc intéressant de poursuivre cette piste par l’étude d’autres types
d’interactions et d’autres profils de locuteurs.
22 Par exemple le connecteur « d’ordinaire » aurait pu être détaché mais ne l’a pas été, tandis que le
sujet pronominal « celles-ci » a été mis en relief alors qu’il aurait pu ne pas l’être.
93
Cela étant dit, pour que l’on puisse parler d’émergence d’une nouvelle particule qui
se généraliserait en français, il faudrait que celle-ci soit connue et/ou produite
potentiellement par un très grand nombre de locuteurs/locutrices de français, pour le
moins dans une certaine tranche d’âge. Qu’en est-il ? On peut précisément aborder ce
questionnement par des études perceptives.
« Et pour cela, prenons une phrase lambda d’un ado lambda retranscrite phonétiquement :
- T’voi-an, jan né marr-an d’méé vieu-an. I zon rien-an compri-an.
Et comparons-la avec sa traduction phonétique en français « adulte » :
- Tu voi, jan né marre de mé vieu. Il zon rien compri.
Deux éléments sautent immédiatement aux yeux : 1/ la contraction (t’voi, i zon) ; 2/ la
terminaison en an (marr’an, compri-an). Bravo ! Vous possédez maintenant les deux clefs de
la prononciation ado. » (idem, p. 17).
94
Intéressons-nous à la voyelle épithétique. On remarque que là où les phonéticiens
(Fonagy, Carton, Hansen) ont vu un schwa qui peut s’ouvrir un peu ou se nasaliser, les
auteures du Manuel ado / parent ont surtout perçu une nasale ouverte. Elles ne sont pas
les seules, loin de là : cette représentation semble assez largement partagée et en partie
stabilisée. J’ai trouvé une occurrence publiée en août 2016, donc plus de 20 ans après le
Manuel ado / parent, sur un forum de discussion entre jeunes de 18-25 ans, où un
message précédent avait abordé un autre sujet lié à la prononciation (j’y reviens dans la
partie II.1.4) :
Le pire c'est les gens qui ajoutent des "an" à la fin des mots/phrases
Genre comme ça an
Tu vois an ?
Ça fait extrêmementt pd an
Site « jeuxvideo.com », Forum Blabla 18-25 ; message posté le 12 août 2016
A l’oral, j’ai également relevé des indices d’émergence d’un stéréotype en train de
se stabiliser dans les stylisations humoristiques et caricaturales. Ce marqueur apparait,
dans les exemples que j’ai pu découvrir (chez Anne Roumanoff ou Florence Foresti)
lorsqu’il s’agit de styliser la parole d’une jeune femme ou jeune fille superficielle,
prétentieuse et/ou snob. C’est le choix qui a été fait, pour le moins en 2013-2015, par
l’équipe de l’émission les Guignols de l’Info (Canal +) pour la création de la marionnette
de Cécile Duflot, ancienne secrétaire nationale du parti Europe-Ecologie les Verts et
ministre de l’égalité territoriale et du logement dans le gouvernement Ayrault. Sa
marionnette est souvent plus occupée par les applications de son smartphone, la mode
et les sorties avec ses copines que par la politique et les sujets de débat sur
l’environnement ou la politique. Elle utilise un vocabulaire parfois branché, parsemé de
mots en verlan, mais souvent vulgaire ; et se montre très impertinente et traite de
« boloss » le journaliste qui souhaite l’interviewer, etc. Or, sa marionnette produit
95
régulièrement des épithèses vocaliques : cela semble faire partie de ses caractéristiques
stylistiques.
J’ai sélectionné ci-dessous deux exemples de telles épithèses relevés durant les
prestations de la marionnette de Cécile Duflot en dialogue avec la marionnette de
Patrick Poivre d’Arvor, en novembre 2014.
Le premier ressemble à peu près aux épithèses vocaliques relevées dans mes
autres corpus : il s’agit d’un e épithétique post-vocalique adossé directement à un
contour montant et continuatif. Sa durée est de 100 ms.
Le contour intonatif est banal pour une telle épithèse, sa distribution également ; il
sert à mettre en relief le groupe intonatif, qui réalise déjà une focalisation syntaxique ;
cela augmente le suspense pour annoncer la chute censée provoquer le rire (« le seul
truc écolo qu’il fait~e, c’est manger ses crottes de nez »). La seule différence prosodique
avec les exemples que j’ai relevés dans les autres corpus, sans dimension caricaturale,
c’est que ce e épithétique est produit avec bien moins d’intensité que la voyelle qui le
précède.
Le second exemple que j’ai retenu est très différent. Il est produit à la fin d’un
énoncé, après un contour intonatif complexe, et la voyelle épithétique, à timbre central, a
une durée phénoménale : 225 ms ! Elle est même plus longue que la voyelle finale
accentuée.
96
Figure 11 : phonostyle caricature : « je savais aps~e ».
23 Ce terme « boloss », originaire des pratiques langagières des jeunes des cités, a été approprié
entre 2006 et 2008 par les jeunes des classes moyennes (Fiévet et Podhorná-Polická 2009; Podhorná-
Polická et Fiévet 2010) et depuis 2011 de manière plus large par la scène médiatique et culturelle grand
public (long métrage « Les Boloss » 2011, blog « Les boloss des Belles lettres » suivi d’un livre paru chez J’ai
lu en 2013 et d’une émission hebdomadaire sur France5 en 2016) ; il est utilisé par des personnages qui
entendent caricaturer le style « racaille » dans une sorte de connivence snob.
97
Hansen et Mosegaard Hansen 2003, et d’autre part l’usage caricatural de l’épithèse dans
une émission humoristique télévisuelle de 2014 va dans le sens d’une stigmatisation
croissante de ce marqueur perçu comme un stéréotype du style précieux (imbu de soi)
et vulgaire. Nous sommes face à des hypothèses concurrentes, qui peuvent correspondre
soit à des moments différents, si l’évolution de l’indexicalité de ce phénomène est rapide,
soit à des pratiques différentes selon les groupes sociaux ou selon les profils de
locuteurs. Il convient donc de multiplier les éclairages pour espérer y voir plus clair.
En ce sens, la deuxième série de questions qu’on peut se poser porte sur la
perception de cette épithèse vocalique en situation expérimentale avec focalisation
explicite de l’attention : les gens se disent-ils conscients de la produire ou de l’entendre ?
Y a-t-il des tendances qui se dégagent dans les discours épilinguistiques sollicités ?
Nous avions un premier indice dans le message cité plus haut, extrait du Forum
jeuxvideo.com (aout 2016), qui associait l’adjonction de « an » en finale de mot à
« extrêmement pd ». Il faut préciser que ce forum est connu pour laisser passer sans
modération de très nombreux messages sexistes et homophobes24. Mais ce message
révèle la capacité de l’épithèse vocalique à indexer, au moins pour certains, une identité
perçue de manière négative. Le terme ‘pédé’ peut désigner, au-delà d’une orientation
sexuelle, un homme qui ne se conforme pas aux normes strictes de la virilité
mainstream, ce qui peut être mal vu ; mais le terme peut aussi désigner de manière
vague n’importe quelle nuance de dépréciation, y compris pour qualifier des objets : laid,
désagréable, raté… Cela suscite l’hypothèse que l’épithèse vocalique pourrait être
perçue comme une pratique féminine, et de ce fait stigmatisée surtout chez les hommes.
C’était l’hypothèse formulée par Fónagy 2006 ; il se fondait sur le fait que Léon 1993
évoquait un décompte de pourcentages comparés durant un débat universitaire à
Toronto en 1983, où les e caducs terminaux étaient prononcés à 24% par les femmes et à
13% par les hommes, surtout en tournure exclamative. Le constat de cet écart entre les
pourcentages des deux groupes (sans qu’on ait la moindre idée de la variation intra-
groupe), incitait Léon à avancer l’hypothèse qu’il s’agirait d’une pratique plus souvent
féminine et cela a encouragé Fonagy 2006 (p. 39) à renchérir dans l’hypothèse d’une
connotation genrée très forte. Il donne l’impression de citer Léon, en mettant entre
guillemets une formule résumée que je n’ai en fait trouvée nulle part dans Léon 1993, ni
à la page indiquée ni ailleurs dans cet ouvrage : « coquetterie, féminité, rouge à lèvre
vocal, invitation à la danse ».25 Quoi qu’il en soit, Fonagy et Léon s’accordent pour
avancer une indexation genrée. Est-il possible de faire émerger chez des gens « tout
venant » ce type d’indexation explicitement ? S’il s’agit d’une « coquetterie » vocale,
peut-on trouver une trace de sa réception en tant que coquetterie ? C’est ce que j’ai
essayé de tester à travers une étude exploratoire menée avec la collaboration de mes
24 Il a déjà été épinglé à ce sujet dans des publications de presse ou sur les réseaux sociaux ; cf. par
exemple l’article de D. Bochel Guégan paru en 2014 sur Le Plus du Nouvel Obs, « Sexisme, homophobie,
harcèlement : la bêtise se porte bien sur les forums jeuxvideo.com » :
http://leplus.nouvelobs.com/contribution/1223007-sexisme-homophobie-harcelement-la-betise-se-
porte-bien-sur-les-forums-jeuxvideos-com.html
25 Soit il s’agit d’une formule de Léon relevée par Fonagy dans une version inédite de l’ouvrage de
1993, – ce dont je doute car elle ne me semble pas correspondre au style d’écriture de Léon ; soit il s’agit
d’une formule de Fonagy mise entre guillemets autonymiques ; soit les guillemets sont là uniquement par
erreur d’édition, car ce paragraphe contient la graphie « pose » à la place de « pause » et cela suggère une
relecture finale peu soignée.
98
étudiant·e·s du séminaire de master de Sociophonétique. J’ai construit un une grille
d’entretien à focalisation progressive de l’attention, qui commençait par des écoutes de
trois extraits captés dans les médias (une douzaine de secondes) et des questions pour
une première approche globale :
L’entretien se poursuivait par une écoute focalisée sur des extraits d’environ une
seconde (un mot) et par des questions plus précises et plus explicites sur les éventuelles
représentations :
Il se finissait par une question fermée sur les éventuelles représentations des
propres pratiques de chaque personne interviewée :
100
Figure 12 : Nuage de mots, évaluation libre de l’épithèse vocalique
Les réponses montrent une très grande diversité ; il y a un très grand nombre
d’items qui n’ont été utilisés que par une seule personne. Néanmoins, la majorité met en
avant un effet négatif (énervant, insupportable, agaçant, désagréable, irritant, ridicule…)
involontaire, cohérent avec l’hypothèse majoritaire sur le fait que les gens qui
produisent ces épithèses « ne s’en rendent pas compte »). Le champ sémantique qui se
dégage le plus et qui réunit la plupart des répondants est celui de la préciosité associée
au féminin ou à l’homosexualité masculine (prétentieux, efféminé, snob, précieux,
maniéré, hautain, homosexuel, affecté, féminin…), et parfois au parisianisme ; deux
personnes y voient une pratique « médiatique, journalistique ». Les catégorisations
mélioratives sont rarissimes et exprimées par une seule personne à chaque fois :
agréable, sûr de soi, sophistiqué, distingué, érudit, raffiné, mignon. Quelques réponses
vont toutefois dans un sens contraire : vulgaire, agressif, populaire, grossier, niais,
autoritaire, banlieusard…
Pour les rares personnes qui pensent qu’il s’agit d’une pratique de prononciation
consciente et contrôlée, elle est associée à l’hésitation ou l’incertitude (sans doute par
rapprochement avec le euh d’hésitation très connu) et quelquefois à la mise en relief
(accentuation, appui, emphatique, insistance).
La complexité des réponses obtenues témoigne à la fois de la complexité de la
perception sociale d’une pratique de prononciation qui reste marginale, malgré sa
relative expansion, et aussi de la complexité de la situation d’enquête qui oblige des gens
à évaluer les pratiques langagières d’autres gens sachant que s’en suivrait une
exploitation universitaire de leurs réponses. Malgré les réserves qui peuvent et doivent
être exprimées sur un tel protocole, la diversité des réponses suscitées reste un indice
précieux, qui incite à se garder de toute généralisation ou simplification trop rapide.
101
II.1.4 L’exemple de l’épithèse consonantique
Définition et hypothèses
In English, for eg, the first vowel of the word potato. Or come in to tea, « to » often
pronounced without vibration of the vocal cords in normal conversational speech ;
In French also the final vowels of entendu, tant pis, or c’est tout, when they occur in
conversation before a pause, are usually voiceless1. [Abercrombie, 1967, p.58].
102
C’est dans une note de bas de page liée au mot « voiceless » qu’Abercrombie cite
Passy, qui semble être sa seule source :
1Itis stated by P. Passy, in his Petite phonétique comparée (1906), pp. 62 and 114, that
under the circumstances described here these vowels are whispered. This does not appear,
however, to be the normal usage of French speakers. [idem].
Autrement dit, la première source ne se fonde pas sur un corpus très précis26 et ne
donne pas vraiment d’indication acoustique autre que « voyelle chuchotée ». Dans les
exemples repris par Abercrombie, surtout dans la comparaison avec l’anglais, on a
l’impression de déceler une confusion entre la simple réduction vocalique – avec
neutralisation du timbre liée à une durée extrêmement brève – et sa prononciation
chuchotée.
Si on écarte donc les voyelles dévoisées (chuchotées) de durée normale sans
adjonction de coda fricative, mentionnées, comme nous venons de le voir, au moins
depuis Passy 1905, je n’ai pu trouver aucune mention de ce phénomène d’épithèse
consonantique ou de quoi que ce soit de similaire avant 1989 dans la littérature. Il est
intéressant de noter que l’étude de Mettas 1979, qui était une description phonétique de
la prononciation du français parisien, fondée sur une enquête auprès de 39 femmes de la
bourgeoisie et aristocratie des quartiers huppés de Paris, ne faisait aucune mention de
cette coda consonantique.
Selon moi, le premier à l’avoir mentionnée est bien Fonagy 1989, qui consacre à ce
phénomène quelques paragraphes sur le dévoisement, la nature de la consonne
épithétique et le profil des personnes qui la produisent fréquemment. Selon ses
observations empiriques de l’époque, cette coda était fréquente dans la prononciation
des journalistes (hommes ou femmes) et dans celle des femmes de classe moyenne.
Coveney 2001 propose de distinguer trois cas de dévoisement vocalique dans la
prononciation du français, dont deux concernent seulement « certaines variétés de
français », et un seul – celui qui nous intéresse ici – concerne le français supralocal.
Le premier serait un dévoisement partiel plus connu sous le nom d’aspiration et
surviendrait en début de mot, après une occlusive (comme dans le mot « poule ») ; il
serait attesté dans « a few northern accents, parts of Canada and the old-fashioned upper-
class Parisian accent which apparently borrowed some of its features from English »
(p.145). Aucune source n’est indiquée. Le deuxième serait spécifique surtout au français
parlé québécois : il s’agit, selon Coveney, d’une semi-élision de la voyelle, comme dans
les exemples d’Abercrombie 1967 qu’il cite (potato, come to tea). Pour le français, il
s’agit toujours de positions inaccentuées après consonne sourde, comme dans
« compétition » [kõpetɪ˳sjõ] ; selon Cedergren & Simoneau cités par Coveney, ces
voyelles quasiment élidées ne sont pas perçues par tous les locuteurs.
Le troisième et dernier cas de dévoisement (idem, p. 144) serait bien plus répandu
en français et il concernerait la position accentuée en finale d’énoncé, touchant surtout
les voyelles fermés /i y u/ mais pouvant s’étendre aux mi-fermées /e, ∅/. Coveney
propose de rassembler ici la prononciation chuchotée ou approximante de la voyelle
finale prépausale dans « merci » [mɛRsi˳] ou « (il n’)y en a p’us » [jãnapy˚], ainsi que
l’adjonction d’une fricative finale comme dans « oui » prononcé [wiç], dont il donne
26 Ce qui est normal, car à l’époque de Passy il n’était pas envisageable de réaliser des
enregistrements de parole spontanée.
103
comme source Fonagy 1989. Il met en avant l’hypothèse qu’il s’agirait bien d’un seul et
unique phénomène qui, contrairement à l’hypothèse de Fonagy, n’aurait rien de nouveau
(« this does not seem to be a very new feature », p. 145) car il était déjà évoqué par …
Abercrombie 1967, p. 59, qui, nous l’avons vu, s’appuyait en fait sur Passy 1905, lequel
ne parlait absolument pas d’adjonction de fricative. En somme, mon impression est que
la décision de Fonagy d’adopter une dénomination unifiante « dévoisement vocalique »
pour désigner un phénomène qualifié de nouveau semble avoir été une source de
confusion supplémentaire, alors que le phénomène repéré auparavant manquait déjà de
documentation.
Selon Coveney, encore, l’adjonction d’une fricative correspondrait à un son alvéo-
palatal proche de [ɕ] plutôt que le son palatal évoqué par Fonagy. Or, jusqu’à présent,
personne n’a publié d’analyse d’acoustique à ce sujet, (Candea, Wottawa, Adda-Decker,
en préparation) : les descriptions des uns et des autres reposent sur des intuitions ou
des citations d’intuitions. La seule étude disponible proche de ce sujet porte sur les
prononciations de /ʃ/ versus /ç/ en allemand L2, par des apprenants de français L1,
(Wottawa, Adda-Decker, et Isel 2016).
L’étude de Smith 2003 compare un nouveau corpus avec les données de Fagyal et
Moisset 1999 sur la base, me semble-t-il, du malentendu favorisé par la dénomination
« dévoisement des voyelles ». Smith mesure la totalité des voyelles dévoisées (des
voyelles brèves prononcées sans voisement) et montre qu’elles sont bien plus
fréquentes et se trouvent dans des positions diverses, pas uniquement en fin de groupe.
C’est Fagyal 2010 p.168 qui, à ma connaissance, est la première à proposer de parler
d’« épithèse consonantique », et d’abandonner l’appellation ambigüe de Fonagy adoptée
une dizaine d’années avant (Fagyal et Moisset 1999). Elle renonce ainsi, en 2010, à la
focalisation de sa description sur la voyelle dévoisée pour mettre en avant plutôt
l’adjonction d’un son consonantique. Son changement de point de vue semble avoir été
provoqué par une observation fortuite, durant son travail de terrain. Plus précisément, il
semble avoir été déterminé par un incident très instructif dont elle a été témoin dans un
collège de la Courneuve (banlieue de l’Est parisien), où une élève caricaturait le
phonostyle de lecture d’un autre élève au moyen de la répétition humoristique du seul
son fricatif ‘ch ch ch ch ch’ (2010:168-170) et le qualifiait de ‘bouffon’27. Cette imitation
explicite pointait la prononciation de la fricative finale comme saillante chez « les
bouffons ».
L’observation de Fagyal sur son terrain rejoint mes propres hypothèses [doc 08] :
selon moi, ce son épithétique caractérise en effet surtout le comportement linguistique
de locuteurs ‘légitimes’ en position d’autorité. Fagyal l’interprète comme un phénomène
genré féminin, perçu comme incongru chez un garçon, tandis que moi j’ai tendance à y
voir, dans la situation décrite, une pratique sociale rejetée par une ado plutôt éloignée
de la culture de l’école comme étant une pratique de « bourge », typique d’un style
précieux, chez un élève perçu comme socialement proche des professeurs.
Comme l’épithèse désigne précisément l’adjonction d’un son imprévisible en
position finale, je suis favorable à cette dénomination ; il s’agit pour moi d’une épithèse
consonantique fricative. En outre, cette appellation a comme avantage de mettre en
lumière le parallélisme avec l’épithèse vocalique, sur lequel je reviendrai en conclusion
de cette partie.
27Terme péjoratif pour désigner les bons élèves, appréciés par les enseignants.
104
En ce qui me concerne, je réserve la dénomination voyelle dévoisée aux cas où la
voyelle n’est pas détectable comme signal voisé. Ces cas de voyelles remplacées par une
friction sont appelés par Fagyal et Moisset (1999) fully devoiced vowel et s’avèrent très
marginaux dans leurs données. La plupart du temps, dans leur corpus de lecture, la
partie voisée se maintient et elle oscille en général entre 25 et 50% de l’ensemble du
segment voyelle+coda fricative.
Les Figures 13 et 14 montrent les spectrogrammes d’une voyelle finale suivie
d’épithèse fricative et d’une voyelle finale dévoisée suivie de la même épithèse fricative,
selon moi. Ce serait peu cohérent de considérer que dans le premier cas on a une voyelle
suivie de consonne épithétique, et dans le deuxième d’une voyelle remplacée par un
bruit de friction plus long qu’une voyelle normale.
Figure 13: exemple de coda fricative après /e/: ‘dossier’ prononcé [dɔsjeç].
106
Pour résumer, les recherches dont on dispose pour le moment dégagent quelques
hypothèses et soulèvent quelques questions :
• La production des épithèses fricatives est soumise à des contraintes
articulatoires. Celles-ci expliquent pourquoi elle ne peut pas se produire dans
certains contextes et pourquoi elle peut se produire plus ou moins facilement
dans d’autres ; mais celles-ci n’expliquent en rien l’émergence de ce phénomène
uniquement chez certains locuteurs et locutrices, et toujours de façon
sporadique. Son émergence et sa diffusion restent à explorer.
• Le statut phonétique de l’épithèse fricative soulève de nombreuses questions qui
restent à élucider ; le phénomène se situe à la frontière du domaine vocalique et
consonantique.
• Le statut linguistique de l’épithèse fricative reste également à élucider ; tout
comme l’épithèse vocalique, il existe des arguments plaidant en faveur d’un statut
de variante sociophonétique des voyelles finales et des arguments plaidant en
faveur d’un statut de particule énonciative en cours d’émergence.
• Les facteurs âge, genre et statut social ont été évoqués comme corrélés à la
pratique des épithèses fricatives ; cela reste à approfondir car les corpus
dépouillés sont trop réduits, notamment à travers des études socio-perceptives.
28 Nous avons décidé d’inclure les voyelles /a,o/ pour lequelles nous n’attendions pas d’épithèses
fricative de manière à pouvoir vérifier la validité de cette démarche de pré-sélection.
108
coda fricative. La Figure 15 expose les résultats éclatés par voyelle et par période de
temps. Elle montre d’un côté une bonne stabilité de la durée vocalique qui correspond
d’ailleurs aux valeurs moyennes attendues pour ces voyelles en parole de style
journalistique (Adda-Decker et Snoeren 2011) et d’un autre côté une progression
statistiquement significative de la durée des codas fricatives (Mann-Whitney U test, p =
0.0006 pour /i/, 0.003 pour /e/ et 0.002 pour /y/).
Figure 15: Durée des portions voisées et des codas fricatives pour /i,e,y/ (ms)
Tableau 14: Durée moyenne de la partie voisée de /i, e, y/ par rapport à l’ensemble
du segment (voyelle + coda), en %.
Ces chiffres sont à mettre en rapport avec ceux de Fagyal et Moisset (1999) qui
relevaient des ratios de voisement fluctuant entre un quart et un tiers de la durée totale
pour la position finale de paragraphe, en lecture, et environ une moitié de la durée totale
pour les autres positions de fin de intonational-phrase. Nos données montrent
néanmoins une plus grande variabilité car les valeurs extrêmes des durées vocaliques
les plus courtes oscillent entre 11 et 15% du segment, tandis que les plus longues
oscillent entre 60 et 71% du segment.
Une étude comme la nôtre ne peut pas apporter d’informations assez riches au sujet
109
du profil des personnes qui produisent ce marqueur. Nous avons simplement pu
constater que environ 41% de nos 652 exemples ont été produits par des femmes (les
pourcentages par voyelle et par période figurent dans le Tableau 15 ci-dessous), alors
que les femmes occupent environ 33% du temps total des émissions diffusées.
Qu’en est-il pour les pratiques écrites ? J’ai tenté en parallèle de trouver des traces
de discussions spontanées au sujet de ce phénomène à l’écrit, non seulement pour
confronter entre elles les hypothèses qui émergent en dehors des protocoles
universitaires, mais surtout pour étudier comment cette prononciation pouvait être
notée, spontanément, à l’aide de la graphie.
Le premier fil de discussion que j’ai trouvé date de 2008 et il a été lancé sur un
forum du site internet wordreference.com, un site de dictionnaires en ligne dont les
forums, souvent très pointus, sont fréquentés par des gens passionnés de questions de
langage, plus ou moins puristes, parfois des professionnels de la traduction, souvent des
personnes qui ont fait des études littéraires ou linguistiques, même si cela n’est pas une
règle absolue. Les experts y côtoient les semi-experts et les novices. L’internaute qui l’a
lancé « Andrejj » s’était inscrit deux mois auparavant, et son profil montre qu’il a été
actif sur ce site de 2008 à 2011 et qu’il a posté 104 messages, ce qui en fait un
contributeur très modeste (il faut savoir que certains contributeurs à ce fil ont posté
seulement deux messages durant toute leur période d’activité sur le site, tandis que
d’autres en ont posté des milliers, voire des dizaines de milliers – « wildan1 » en a posté
au total plus de 34.000 !). « Andrejj » se présente comme ayant résidé dans différentes
régions de France, locuteur de polonais L1 et ayant appris le français comme L2. Son
message est classé dans le forum 'Etymology, History of languages, and Linguistics (EHL)',
et il a intitulé son fil « Français: oui[ç], merci[ç] » : 29
J'observais cette forme pour comprendre : qui dit comme ça ? pourquoi ? quand ?
comment les puristes estiment ce type d'articulation ? pourquoi certains d'entre eux
ne parlent jamais comme ça ? pourquoi certains parlent, mais rarement ? pourqoui
certains parlent toujours ?
Andrejj, 13 mars 2008
Comme nous pouvons le voir, le titre du topic utilise les crochets de l’API et le
symbole de la non-sibilante palatale [ç], tandis que le corps du message conserve les
crochets mais utilise le graphème ‘ch’ qui note la sibilante alvéo-palatale [ʃ] , le son le
plus proche de [ç] du système phonologique du français. « Andrejj » a remarqué le
« rajout » d’un son final après /i, y/ dans ses exemples) par certains et est intrigué par la
logique de la distribution de cette prononciation. Selon lui, certains locuteurs le
produisent systématiquement, d’autres sporadiquement et d’autres pas du tout, ce qui
constitue le point de départ de son interrogation. Il recherche un avis de « puriste », et
en tout cas un avis de « natif ».
Une douzaine de personnes a participé à cette discussion, surtout fin mars 2008 ;
quelques messages seront rajoutés en mars 2009 et ensuite en juin 2011.
Dans un premier temps « Andrejj » a eu beaucoup de mal à se faire comprendre et
à être cru par certains experts du forum, locuteurs de français « natifs » : il s’est vu
orienter vers une prononciation régionale des « Ch’ti » du « Ch’nord », vers un accent
portugais, vers une prononciation facétieuse pour se moquer de lui, vers la
prononciation « ouaich » en contact avec l’arabe, ou encore vers une confusion avec la
prononciation aspirée de « oui ». Ce n’est qu’après plusieurs échanges et différentes
interventions d’autres locuteurs de français L2 qu’il finit par imposer – tant bien que
mal, car une participante a refusé d’y croire jusqu’au bout – un consensus sur l’existence
du phénomène décrit et sur sa distribution dans différentes classes sociales et dans
différentes régions de France. Les graphies adoptées spontanément ont été différentes,
montrant l’absence de toute stabilisation : mercich, ouich, merciç, ouiç, saluç, oui-h, salu-
h, ouiçççççççç, finiççç, ouiiiiHHHH, oui-chch, merci-chch, si vous voulez-chch, Parihhh …
Pour certains la fricative est notée comme séparée graphiquement par un tiret, ce qui lui
donne de l’autonomie, pour d’autres elle est notée comme collée au mot. La
multiplication du même symbole graphique (çççç ou hhhh), en revanche, est un code
stabilisé depuis longtemps pour représenter graphiquement l’allongement d’un son.
113
Plusieurs messages ont débattu des caractéristiques acoustiques de la fricative
produite dans ces cas ; un premier consensus s’est dégagé sur le fait que le son produit
n’est pas vraiment un « ch » français, mais il est plus proche du « ich Laut » allemand ;
hypothèse confirmée par « Mumml1 » qui se présente comme Allemand, et qui pense
qu’il pourrait tout de même y avoir une très légère différence (« la bouche un rien plus
bandée » :
D'autre part, est-ce qu'après [ø, o, y, u] <e, o, u, ou> les étrangers n'entendent pas
parfois un prolongement avec un souffle que je symboliserai 'f'?? ex : 'Allez !
dis-le-nous' = [ale:ç di lø nu:f]
J'émets l'hypothèse que l'arrondissement de la voyelle détermine le son
additionnel (si tant est qu'un souffle puisse être considéré comme phonologique
car je n'ai pas trouvé de symbole phonétique)
Qu'en pensez-vous ?
Dynamite, 4 juillet 2011
114
Ce qui est digne d’être noté, c’est précisément que ce forum témoigne de la
porosité entre les différents groupes sociaux et de la circulation des discours
linguistiques, sociolinguistiques et épilinguistiques produits par des journalistes, des
puristes, des curieux-curieuses de la langue et des linguistes universitaires. En effet, à la
fin de la longue liste de messages échangés en mars 2008, un participant trouve des
références universitaires et les partage avec tout le monde dans un message qui montre
qu’il n’a eu accès qu’à un à bref extrait de cette bibliographie :
• Zsuzsanna Fagyal & Christine Moisset. 1999. Sound change and articulatory
release: where and why are high vowels devoiced in Parisian French? In J. Ohala
et al. (eds.) Proceedings of the XIVth International Congress of Phonetics
Sciences, 309–312, Berkeley: University of California.
• Ivan Fónagy. 1989. Le français change de visage? Revue Romane 24: 225–
254.
• Caroline Smith. 2003. "Vowel devoicing in contemporary French." Journal
of French Language Studies 13, 177-194.
• Caroline Smith. 2002. "Prosodic finality and sentence type in French."
Language and Speech 45, 141-178.
Un extrait du dernier article est disponible ici. Eh oui, en anglais. J'espère que le
modérateurs feront preuve d'indulgence, c'est pour la bonne cause. Dans le
passage pertinent de l'intro, elle dit que l'assourdissement des voyelles (surtout
fermées) en fin de groupe prosodique représente un développement relativement
récent du français parlé, l'exemple le plus connu étant la prononciation de "oui"
comme [wiç] (le son final est une fricative sourde longue). Cela se produirait
plus souvent lors de la lecture à voix haute que dans la conversation courante.
En outre, un autre participant rajoute en mars 2009 un message qui semble faire
directement allusion à l’émission Arrêt sur images citée plus haut :
Il y a quelques années, un journaliste avait dit qu'on pouvait faire très facilement
la différence entre un jeune journaliste et un journaliste aguerri via certains tics
de langages en particulier le "hhh" à la fin des mots. Je ne noterais pas "ch" ou
/ç/ puisqu'après le u son /y/, j'entends plutôt un "fff").
Du coup, j'avais écouté les jeunes journalistes (sur les chaînes nationales) et j'ai
entendu à la pelle de "hhh" (on peut dire /ç/) après les /i/ et des "hhh" (je dirai
des "fff") après les /y/.
[…]
TitTornade, 14 mars 2009
Le cas de cette excellente circulation des idées sur un sujet si pointu me semble
fournir des arguments pour plaider l’intérêt qu’il y a à s’y pencher. La circulation des
discours experts-profanes devrait être abordée explicitement dans toute démarche
scientifique portant sur la perception (explicite ou implicite) de quelque phénomène que
115
ce soit. Il est illusoire de penser que les hypothèses élaborées par des scientifiques
proviennent d’un pur cheminement déductif ou inductif sans lien avec les discours
ambiants ou avec les représentations communément partagées, tout comme il est
illusoire de penser que les discours ambiants seraient « vierges » de toute influence des
discours scientifiques. La construction et la diffusion du savoir sont des processus d’une
extrême complexité, cela est bien connu : dès lors, il est impossible de mettre cette
information de côté lorsqu’on élabore un protocole d’enquête.
J’ai par ailleurs pu attester un autre fil de discussion, très récent (août 2016) sur
un site à fréquentation très différente : il s’agit du Forum Blabla 18-25 hébergé par le
site jeuxvideos.com, forum déjà évoqué dans la partie II.1.3. Le fil est ici bien plus court,
il se déroule durant seulement une quarantaine de minutes en impliquant une dizaine de
participant·e·s ; les réponses postées dépassent rarement trois lignes, et l’objectif
principal n’est pas de comprendre une pratique de prononciation mais de se moquer des
gens. Le sujet est lancé par un habitué « Sociopathie », plus de 4000 messages à son actif,
qui déclare sur son profil avoir 26 ans ; il s’intitule « Les gens qui prononcent ouichhh ».
116
Pour finir ce fil, une seule hypothèse est formulée, par « Anostra », un autre
habitué, (plus de 8000 messages à son actif) ; elle s’oriente vers une interprétation
stylistique :
Ce petit tour par les médias et par Internet fournit déjà un grand nombre
d’hypothèses sur l’épithèse fricative. Voyons quels sont les apports de la recherche, à ce
sujet, jusqu’à présent.
La première étude perceptive a été menée par Paternostro 2008, déjà cité. Il
s’agissait d’une étude pilote sur les connotations de cette pratique de prononciation
forgée à partir des hypothèses de Fonagy 1989. Malheureusement, de l’aveu même de
l’auteur, cette étude présente un problème de protocole qui rend les résultats
difficilement exploitables. La technique du matched guise adoptée a échoué car les
auditeurs ont reconnu qu’il s’agissait de la même locutrice qui produisait des phrases
avec ou sans « chh » ; or, cela a rendu les questions sur le profil imaginé de la locutrice
(censé être contrasté) peu pertinentes.
La deuxième étude à ma connaissance est le mémoire de doctorat de (Dalola
2014), déjà cité, qui met en regard la perception des locuteurs·trices de français L1 (35
personnes) et celle de 41 locuteurs·trices de français L2 (anglais L1). Les stimuli utilisés
étaient produits par deux femmes et deux hommes et contenaient des épithèses
fricatives après les voyelles /i,y,u/, dans des extraits étiquetés « parole
conversationnelle débit rapide » versus « débit lent », « registre formel » versus « registre
informel ». Des effets de contraste étaient obtenus par manipulation des extraits sonores
(épithèse fricative supprimée, épithèse fricative ‘normale’, et épithèse fricative allongée)
pour tester la sensibilité non seulement à la présence d’une épithèse mais également à
sa durée. L’ensemble était inséré dans un design de protocole matched guise, en ordre
aléatoire. Les auditeurs et auditrices devaient noter chaque extrait, sur une échelle de 1
à 7, selon une liste fermée d’une trentaine de critères différents portant sur la
personnalité imaginée des gens entendus (« la personne est superficielle, bourgeoise,
agaçante, professionnelle, féminine/efféminée, autoritaire, native de français », etc.), sur le
registre formel ou informel, sur le débit rapide ou lent, sur la posture épistémique (croit à
ce qu’il-elle dit / manque de confiance en soi), sur l’état émotionnel… Au final les juges
devaient exprimer une impression globale (Je fais confiance / Je respecte / J’aimerais
parler de la même manière).
Globalement, les résultats de Dalola montrent une différence significative entre le
groupe des L1 sollicités et celui des L2 : plus précisément, les évaluations des L1 se
distribuent dans deux directions opposées (« admiration, confiance » versus « effet
négatif, dépréciation ») tandis que les évaluations des L2 vont dans une seule et même
direction, positive (« personne digne de confiance, parole formelle »). De même, les L1
comme les L2 se montrent globalement peu sensibles à la durée des épithèses ; les
117
chiffres montrent peu de différences supérieures à l’effet du hasard. Néanmoins chez les
L2 il y a tout de même un effet significatif de la durée des épithèses sur la confiance que
les personnes évaluées inspirent ; mais aucun effet sur l’évaluation du degré de
formalité de la parole produite. La situation semble inversée pour les L1.
Globalement, malgré un nombre impressionnant de facteurs croisés et de calculs
effectués, peu de facteurs ont été repérés par Dalola comme pouvant être
statistiquement significatifs à l’intérieur de chaque groupe.
Dans le groupe des L1, il est possible que l’âge plus avancé soit davantage corrélé
avec la tendance à l’évaluation positive, surtout pour les évaluateurs hommes. Il
apparait également que les appréciations négatives sont surtout fournies par les
locuteurs-locutrices de français L1 vivant depuis fort longtemps aux Etats-unis chez qui
l’anglais était catégorisé comme ayant le plus haut niveau de « dominance », autrement
dit dont le bilinguisme est polarisé vers l’anglais, ce qui suggère que ces jugements
seraient fortement déterminés par les contacts avec autrui et pourraient facilement
évoluer chez une seule et même personne. Ces mesures restent bien sûr fragiles car les
échantillons sont vraiment petits et le poids du hasard reste très fort, mais elles
permettent de forger quelques hypothèses supplémentaires.
La conclusion de Dalola est similaire pour le groupe des L2.
Les quelques tendances qui émergent en termes de genre sont contradictoires en
termes de compétence (proficiency) en français. Par exemple, les chiffres montrent que
les femmes L2 dont le niveau en français est supérieur ont plus tendance à évaluer les
épithèses fricatives vers le haut de l’échelle de formalité, tandis que pour les hommes la
tendance est inversée. Mais comme la variation inter-individuelle est toujours très
importante, toute interprétation de ces résultats reste sujette à caution.
La dernière partie de l’étude est très difficilement interprétable, car Dalola a
demandé aux locuteurs et locutrices de la première partie du test (la partie production)
de s’auto-décrire à travers des adjectifs pour ensuite tenter de corréler ces adjectifs avec
la production des épithèses et comparer les « hyper-finalistes » qui produisent le plus
d’épithèses avec les autres. Or, premièrement rien ne prouve que l’auto-catégorisation
puisse avoir quoi que ce soit en commun avec l’hétéro-catégorisation, surtout dans une
interaction aussi décontextualisée (il est question de comparer les étiquettes qu’on
s’accorde à soi-même, face à une chercheuse, avec des étiquettes qu’on attribue à des
personnes inconnues dont on a entendu la voix durant 10 secondes). Deuxièmement, les
résultats obtenus montrent une extrême dispersion et aucune tendance claire n’a pu
être défendue, ne serait-ce qu’en termes purement mathématiques.
Au final, la principale conclusion de cette recherche semble être le fait que la
perception de ce trait, surtout pour les L1, demeure largement « murky » (obscure),
(Dalola, idem, p.ix).
La troisième étude que je souhaite discuter ici n’a pas encore fait l’objet d’une
publication : il s’agit du mémoire de M2 de Camille Nérant (Nérant 2015) qui a travaillé
sous ma direction. Profitant de son statut de journaliste stagiaire et des contacts
professionnels noués par ce biais, elle a mené une enquête perceptive par entretien
auprès de 11 journalistes de la station radio RFI. Les questions posées visaient à leur
demander de repérer des prononciations particulières dans des extraits de plus en plus
courts produits par leurs confrères ou consoeurs de manière à les amener
progressivement à identifier, à un moment, les épithèses fricatives et à en commenter
l’usage.
118
Dans cette étude, la pratique langagière ciblée est clairement la pratique
journalistique de la lecture d’informations à l’antenne ou de l’animation d’une émission
d’actualités ; les questions s’adressent à des professionnels considérés comme des
experts. Les discours sollicités portent, durant la plus longue partie de l’entretien, sur les
pratiques d’autrui ; en revanche, la dernière question porte sur les propres pratiques de
chaque journaliste à travers la confrontation à un exemple d’épithèse fricative produite
par soi-même à l’antenne (sauf pour un journaliste qui ne semble jamais en produire).
L’étude de Nérant montre que, sur 11 journalistes interviewés, 10 ont découvert
l’épithèse fricative directement par le biais du protocole d’enquête, malgré le fait qu’elle
faisait partie de leurs propres pratiques ; un seul, journaliste expérimenté et également
formateur, avait déjà repéré cette pratique de prononciation. Il a été aisé de trouver des
exemples d’épithèses fricatives produites par les 10 journalistes à l’antenne, mais
aucune attestation n’a pu être trouvée pour le 11e, celui qui l’avait déjà repérée.
Les experts ont ainsi été amenés d’abord à donner leur jugement dans un contexte
assez peu contraignant, influencé par l’omniprésente idéologie du standard en français,
si bien décrite par Armstrong et Mackenzie 2013 ; sous la pression de l’idéologie du
standard unique les évaluations sont orientées négativement, car il ne peut s’agir que
d’une pratique déviante. Pour finir ils et elles ont été invités à produire un discours sur
leurs propres pratiques qui échappaient à leur conscience, dans un contexte plus
contraignant (risque de perdre la face).
Que ce soit dans la partie consacrée à l’évaluation d’autrui ou dans celle de
l’évaluation de soi, les journalistes étaient toujours en position ingroup et leurs
jugements relevaient d’une posture intragroup (Tajfel 1981), car il s’agissait d’évaluer
leurs pairs, exerçant la même profession. Cela favorise une attitude globalement
bienveillante, malgré les critiques formulées. Ce qu’il en résulte c’est que le plus souvent,
les interviewé·e·s ont recherché une interprétation stylistique des épithèses fricatives :
marquer la fin d’une séquence, annoncer un changement de tour de parole, appuyer un
mot, se conformer au formatage du phonostyle « lecture de news » pour la presse
audiovisuelle. Quelques fois une interprétation interactionnelle a été avancée :
hésitation masquée due à un imprévu, gestion du stress ou de l’émotion par la gestion du
souffle ou par la mise en scène d’un relâchement. Ces interprétations interactionnelles
ont surtout été mises en avant dans la dernière partie de l’interview, lorsqu’il s’agissait
de s’auto-évaluer ; parfois, dans cette partie, la fatigue ponctuelle a été invoquée comme
excuse d’une performance de piètre qualité, d’un défaut de diction ponctuel et
accidentel.
Cette étude incite à formuler l’hypothèse que la pratique de l’épithèse fricative
serait en expansion dans la presse audiovisuelle mais qu’elle échapperait encore à la
conscience de la plupart des journalistes. Lorsque le niveau de conscience est atteint, les
réactions sont variées et peuvent évoluer rapidement ou se renégocier assez facilement,
ce qui rejoint certaines observations de Dalola 2014.
120
Quant aux notations graphiques spontanées, elles sont, là encore, bien plus
dispersées que celles sur l’épithèse vocalique. Dans les expérimentations exploratoires
que j’ai menées à ce sujet (voir [doc 06]), j’avais utilisé en particulier un extrait de
quelques secondes produit par la journaliste C. Ceylac pour lancer une interview dans
l’émission « Thé et café » où elle produisait un « vous » suivi d’une épithèse fricative avec
une brève détente vocalique à la fin, ce qui le rendait particulièrement saillant
perceptivement. De nombreux répondants ont entrepris de le représenter
graphiquement pour pouvoir décrire sa prononciation à l’écrit, et cela a donné des
variantes de ce type :
• Avec notation de la fricative épithétique (perçue comme plus ou moins
alvéolaire, dentale ou palatale) : vousf, vouf, vouff, voufff, vouchfff, vouch,
vouchch…
Du point de vue articulatoire : les deux sont des phénomènes de détente ; les deux
sont des adjonctions de sons.
Fagyal et Moisset 1999 convoquent le modèle articulatoire de Straka 1979 pour
expliquer la production des épithèses consonantiques. Mais ce modèle explique aussi
bien les épithèses vocaliques : lors de la détente finale, avant une pause, lorsque
l’énergie baisse il reste parfois, malgré cette baisse, beaucoup de tension entre les
articulateurs, ce qui provoque un effet mécanique de détente en sens inverse (un geste
ouvrant ou un geste fermant). Autrement dit, sous l’effet de la tension résiduelle, on
détend les articulateurs par une ouverture si le dernier son produit est une consonne, ou
par une fermeture si le dernier son produit est une voyelle. Le geste final ouvrant
produira une voyelle de timbre central [ə], parfois plus ouvert – qui pourra être
nasalisée si le voile du palais se baisse en même temps, ou qui sera orale si le voile du
palais reste levé. Le geste final fermant produira, quant à lui, un bruit de friction, dont
l’acoustique dépendra de la position des articulateurs, et en particulier de la langue, liée
à la production de la voyelle de fin ; ce bruit pourra donc être plus alvéolaire, alvéo-
palatal ou palatal, sibilant ou non.
Point commun aux deux épithèses : leur production est sporadique. Il existe des
personnes qui n’en produisent jamais (cela n’a donc rien d’automatique du point de vue
articulatoire), des personnes qui en produisent parfois, et des personnes qui en
produisent très souvent, mais néanmoins à des taux variables selon les enjeux du
122
contexte - qu’il convient de définir de manière très fine (Duranti et Goodwin 1992). Cela
veut dire que la piste articulatoire ne fournit pas d’explication à ces pratiques de
prononciation : elle fournit simplement la compréhension de ce qui rend possible leur
existence.
En théorie, ces deux épithèses pourraient se produire à la fin de tout type de
groupe intonatif, avant une pause : en pratique, on observe une tendance à la
distribution complémentaire. En effet, l’épithèse vocalique a tendance à être davantage
produite en position non finale d’énoncé, le plus souvent juste après une syllabe portant
un contour intonatif montant, tandis que l’épithèse fricative a tendance à être davantage
produite en position finale absolue d’énoncé, souvent en fin de tour de parole. Cela
suggère une certaine iconicité (Fónagy 1983; Bouvet et Morel 2002) du geste
articulatoire qui produit l’épithèse : le geste vocalique ouvrant est un geste de
continuation, tandis que le geste fricatif fermant est un geste de clôture. Comme la
continuation est déjà portée par le contour intonatif montant, et la clôture est déjà
portée par le contour intonatif descendant, la présence des épithèses est
pragmatiquement et énonciativement redondante, d’une certaine manière. Elle pourrait
donc servir à renforcer l’ouverture ou la clôture, à l’exhiber, ce qui pourrait expliquer le
champ indexical de la préciosité dans les discours sur la perception de ces
prononciations ; le contour mélodique se trouve en quelque sorte hypertrophié par ce
prolongement épithétique.
Pour l’épithèse vocalique : on s’attendrait à ce qu’elle apparaisse uniquement après
une syllabe fermée par une consonne ou une diphtongue décroissante /aj, uj/ et cela a
sans doute été le cas à un moment, si on se fie aux observations de Fonagy. Mais
plusieurs études dans les années ‘90-2000 ont montré qu’elle pouvait être produite non
seulement après toute consonne, mais aussi après toute voyelle fermée, et ensuite après
toute voyelle, même ouverte, même nasale. L’épithèse vocalique a donc perdu petit à
petit toute contrainte phonotactique pour changer de statut et devenir … autre chose :
cela reste à discuter. En tout cas plusieurs études et plusieurs discours épilinguistiques
issus du grand public convergent vers l’hypothèse d’une forte expansion de l’épithèse
vocalique, suivie probablement d’une stabilisation et d’un processus de stéréotypisation
qui a pu récemment freiner sa progression.
Pour l’épithèse fricative : on s’attendrait à ce qu’elle apparaisse uniquement après
une voyelle fermée /i, y, u/ qui nécessite plus de tension dans les articulateurs ; si
Fonagy avait raison à son époque, cela a été vrai à ce moment. Plusieurs études ont
malheureusement fait le choix de n’étudier que ces configurations. Or, les données
actuelles montrent qu’elle s’étend vers les voyelles mi-fermées /e, ∅/, peut-être /o/…
Elle ne s’est pas encore étendue vers les finales consonantiques30, ce qui montre qu’elle
est plus soumise à des contraintes paratactiques que l’épithèse vocalique. Son domaine
de distribution est néanmoins en expansion et il y a bien moins d’indices qui nous
conduisent vers l’hypothèse d’une stéréotypisation suffisamment forte pour inhiber sa
progression actuelle.
En ce qui concerne la durée : l’épithèse vocalique a tendance à être brève, plus
brève qu’une voyelle accentuée, tandis que l’épithèse fricative peut avoir des durées
variables, allant jusqu’à des seuils très élevés, totalement anormaux pour une consonne.
Les observations sur l’articulation portent en germe la possibilité de champs
indexicaux multiples et contradictoires ; rien, dans l’articulation, ne permet de prédire
30 En théorie on pourrait imaginer des détentes fricatives après des occlusives ou des vibrantes.
123
l’indexicalité de ces prononciations, mais cela permet d’imaginer les tendances qui
pourraient s’actualiser. On peut en effet y voir, virtuellement :
• l’adjonction d’un son parasite, déviant par rapport à l’orthographe → et donc
construire une association avec un faible niveau de littératie, ou la vulgarité,
etc. ;
• la détente articulatoire mal contrôlée, laissant s’échapper des bruits parasites →
et donc construire une association avec la négligence, le « relâchement », ou
bien avec la connivence, la proximité, l’interaction informelle ;
• la production de sons facultatifs, purement stylistiques, nécessitant un contrôle
de la phonation pour produire des contours mélodiques complexes
uniquement pour mettre en relief certaines unités, à certains moments → et
donc construire une association avec le soin porté à la prononciation ; si le soin
porté à la prononciation est jugé excessif, cela peut aussi produire une
association avec la préciosité, le snobisme, l’expressivité recherchée…
• l’adjonction d’une voyelle ouverte avant une pause → et donc y voir une forme
réduite d’appel à l’autre, une ouverture vers l’autre, une marque de
bienveillance, amicale…
• l’adjonction d’une consonne fricative allongée avant une pause → et donc y voir
une forme réduite d’onomatopée menaçante, un bruit de dissuasion, une
marque d’autorité inamicale…
Tous ces axes sont virtuellement possibles, défendables ; ils pourraient s’actualiser
en concurrence, de manière simultanée et éventuellement socialement organisée, ou
bien en alternance, à des époques/générations différentes.
Pour avancer dans la compréhension de ces pratiques de prononciation, nous
pouvons également nous appuyer sur un élément nouveau qui a émergé de mes corpus
et qui n’a pour le moment pas fait l’objet de descriptions à ma connaissance ; il s’agit de
l’observation du fait que ces deux épithèses peuvent se concaténer, comme dans
« merci~chhh~e » prononcé en trois syllabes [mƐR-si-çə], où l’épithèse fricative (geste
fermant tendu) est elle-même suivie par une épithèse vocalique (détente, geste
d’ouverture), aboutissant ainsi à l’adjonction non pas d’un son mais d’une syllabe
complète [çə].
Ainsi, ai-je repéré Juliette Rengeval, jeune journaliste de RFI, capable de produire
par moments plusieurs épithèses concaténées en quelques secondes.
La figure ci-dessous représente 400 secondes de temps de parole de J. Rengeval,
durant une émission spéciale sur RFI le matin du 14 novembre 2015. La première ligne
rend visibles les épithèses vocaliques et la deuxième les épithèses fricatives concaténées
ou non à des épithèses vocaliques. La dernière ligne indique quelles sont les épithèses
doubles (concaténées).
124
Figure 17 : distribution des épithèses (vocaliques ‘@’, fricatives ‘ç’ et mixtes ‘*’) de la
journaliste J. Rengeval dans un échantillon de 400 secondes
Dans cet extrait, elle produit une épithèse vocalique toutes les 32 secondes en
moyenne (comme le conférencier analysé dans la partie II.1.3), mais elle produit
également une épithèse fricative (combinée ou non) toutes les 20 secondes en moyenne.
Il s’agit chez elle d’un phonostyle stable lié à la lecture d’informations à l’antenne, que
j’ai pu observer à d’autres moments. Nous pouvons repérer ici un passage avec une
concentration exceptionnelle de contours mélodiques hypertrophiés par la présence de
doubles épithèses fricatives et vocaliques ; c’est également un passage particulièrement
dense pour la production des épithèses fricatives simples. Il est difficile de comprendre à
quoi cela est dû car nous ne pouvons pas avoir accès à la situation en studio, mais on
peut imaginer un passage particulièrement stressant (lendemain des attentats de
novembre 2015 à Paris) ; une série d’hésitations à la lecture d’informations semble être
due au fait que la journaliste découvrait en direct ce qu’elle devait dire. Regardons de
plus près cet extrait en focalisant notre attention sur les épithèses concaténées :
« … distinctes /700/ l’enquête n’en est e /100/ qu’à ses débuts-chhh-e /360/ et /100/
un conseil de défense-e donc-e vient de s’ouvrir-e à Paris au palais de l’Elysée-chh-e
/390/ on sait que les renforts-e militaires sont attendus-chhh-e /90/ restez avec nous
à l’écoute de RFI on se retrouve dans une minute… »
[pauses silencieuses en ms, entre barres obliques]
Les deux premiers items (Figure 18) sont prépausals en contexte continuatif : on
aurait attendu des épithèses vocaliques, mais en fait elles sont précédées par une
transition fricative.
125
au palais de l’Elysée~chhh~e
Le troisième, Figure 19, est en contexte final, avant la fin du paragraphe (avant la
relance « restez avec nous). Il est suivi d’une pause extrêmement brève, qui serait passée
inaperçue si elle n’était pas renforcée par le décrochage intonatif entre la fin du
paragraphe d’information et le début de l’énoncé de relance avant jingle. On aurait
attendu ici une épithèse fricative qui exhibe le geste de clôture intonative ; or, elle est
suivie par une détente vocalique longue (230 ms) et plate, pouvant faire penser à un
« euh » de travail de formulation. Son statut n’est pas très clair.
sont attendus~chhh~e
Figure 19 : tracé Praat, épithèse fricative (transcription SAMPA)
« une médiation qui s’annonce difficile le camp de l’opposant Raila Odinga en attend
beaucoup /370/ mais l’entourage de Mwaï Kibaki officiellement réélu président a
lui~chhh~e déjà fait savoir qu’il s’y opposait /390/ »
Ce pronom sert de focus contrastif et à ce titre il est détaché par un ton montant ;
mais cette mise en avant est renforcée par une détente très forte et audible. On aurait
attendu une simple épithèse vocalique, comme contre-point descendant juste après la
montée, compte tenu du contexte non final. L’épithèse vocalique est bien là (95ms), mais
elle est précédée par un passage fricatif (110ms) qui assure une partie de la descente (et
126
de la détente), même si tout cela est extrêmement rapide et totalement enchainé à ce qui
suit :
Nous avons vu que, lorsqu’il s’agit d’évaluer chaque type d’épithèse, les hypothèses
formulées (spontanément ou non) par des gens qui n’ont pas une démarche de
recherche rejoignent en grande partie celles que nous pouvons relever dans les
publications scientifiques :
• hypothèses articulatoires (contraintes, défauts…)
• hypothèses stylistiques (effets recherchés, posture)
• hypothèses identitaires ou sociales (pratiques spécifiques à un groupe)
31 Du point de vue articulatoire, l’adjonction d’une consonne fricative suivie d’une voyelle rajoute en
fait une syllabe complète à la fin du mot. On peut l’appeler « épithèse syllabique », et en faire un tout, ou
bien chercher une autre désignation plus analytique.
127
Une seule exception notable : les hypothèses interactionnelles (comme chez
Hansen) ne se retrouvent que chez les chercheurs. De manière générale, les hypothèses
des chercheurs sont formulées de manière plus bienveillante, plus compréhensive et
évitent les stigmatisations. Ou, pour le moins, elles évitent les formulations
explicitement stigmatisantes, car si l’on songe au ‘e d’appui’ de Fonagy présenté comme
un rouge à lèvres vocal et une invitation à la danse, on se rend compte rapidement des
limites de l’exercice lorsqu’il s’agit de l’appliquer à un conférencier ou un journaliste
parlant en public. Quoi qu’il en soit, globalement, on a relevé une grande cohérence, et
même un certain va-et-vient, on l’a vu, entre les discours scientifiques et les discours
profanes, si on s’intéresse à chaque épithèse isolément.
Il semble que l’épithèse vocalique ait connu une forte expansion dans différents
groupes sociaux en s’affranchissant de toute contrainte phonotactique ; cette expansion
n’est plus d’actualité, et elle semble être en train de se stabiliser comme stéréotype
(négatif) de préciosité. Il apparait aussi qu’elle serait perçue comme plus ouverte qu’elle
ne l’est (elle est notée « an » par le public non-spécialiste, alors que son timbre, lorsqu’il
est nasalisé – ce qui n’est pas toujours le cas – est plus proche de /ɛ̃/ ou /ə̃ / ou /æ̃/).
Pour autant, il n’est pas établi qu’elle puisse être considérée comme une variante de
prononciation : de quoi serait-elle une variante ? de toute coda syllabique prépausale ou
en intonation montante ? En outre, on constate que même pour les personnes qui la
produisent souvent elle reste très dépendante des enjeux interactionnels ; elle n’a rien
d’automatique. Dès lors, son statut de possible particule énonciative mérite amplement
d’être étudié de manière plus approfondie.
Concernant l’épithèse fricative, j’ai dégagé l’hypothèse qu’elle serait pour le
moment en expansion et passerait encore assez largement inaperçue. Elle serait soumise
à des contraintes phonotactiques encore assez strictes, mais la tendance serait à
l’assouplissement et sa coloration acoustique s’adapterait à celle de la voyelle
précédente. Il apparait que les voyelles qui peuvent être suivies par une épithèse
fricative se diversifient, et du point de vue articulatoire rien n’empêche que ses
contextes s’étendent pour inclure d’autres codas, des occlusives sourdes, des
vibrantes…. Les gens interviewés ont du mal à percevoir l’épithèse fricative, sauf si elle
est suivie d’une épithèse vocalique concaténée. Néanmoins, j’ai pu attester de discours
spontanés à son sujet produits par des observateurs plus attentifs et plus performants
que la moyenne, et dans ce cas les discours évaluatifs produits sont aussi peu stabilisés
que les graphies spontanément adoptées. Il est, pour l’heure, difficile de déceler la
moindre émergence de stéréotype négatif ou positif à ce sujet. Par ailleurs, il n’est pas
établi qu’elle puisse être considérée comme une variante (dévoisée) de prononciation de
toute voyelle fermée ou mi-fermée. Tout comme pour l’épithèse vocalique, elle reste
dépendante des enjeux interactionnels ou énonciatifs et n’a rien d’automatique, même
chez les personnes qui en produisent souvent. Son statut de possible particule
énonciative mérite également d’être étudié de manière plus approfondie.
Qu’en est-il pour le lien que je pense devoir établir entre les deux épithèses ?
Je n’en ai pas trouvé trace dans les publications scientifiques, en dehors d’un lien
implicite chez Fagyal et Moisset 1999, lors du recours à l’hypothèse articulatoire (geste
ouvrant / geste fermant).
En revanche, j’ai trouvé une trace dans la brève discussion du forum Blabla 18-25
du site « jeuxvideo.com » déjà cité : la discussion est lancée sur « les gens qui prononcent
ouichhh » et, quelques minutes plus tard une personne fait immédiatement le parallèle
128
avec « Le pire c'est les gens qui ajoutent des "an" à la fin des mots/phrases . Genre
comme ça an » . Les graphies choisies parlent d’elles-mêmes : dans les deux cas les
scripteurs ont choisi de rajouter des sons, et non de prolonger la fin du mot32. Dans le
premier cas, le « chhh » rajouté a été accolé au mot porteur, tandis que dans le deuxième,
le « an » rajouté a été noté à part.
Dans ce bref échange, on peut en fait retrouver une grande part des hypothèses :
dans les deux cas le phénomène est perçu comme une adjonction et non une variante de
prononciation du son final ; les phénomènes sont perçus comme parallèles (l’un évoque
l’autre), mais l’épithèse vocalique est qualifiée comme « le pire » ; dans le cas de la
voyelle, la graphie séparée plaide pour la perception d’une vraie particule dotée d’une
certaine autonomie, ce qui n’est pas le cas pour la fricative ; dans les deux cas il s’agit de
cibler un profil de gens « les gens qui », mais, pour l’épithèse fricative, c’est l’hypothèse
stylistique qui sera imposée, au final, par un participant ayant autorité [« je le fais quand
je me fous de la gueule de quelqu’un »] .
Il faudrait que j'enregistre une de mes collègues qui cumule ce "ouiçççç, merciçççç"
avec l'ajout d'une voyelle nasale en fin de mot : "Bonjouran !" Elle fait ça de façon
aussi systématique (et ça a d'ailleurs le don de m'irriter) qu'inconsciente. (Pour Itka :
cette personne est originaire de la région parisienne).
Dans mes vieux souvenirs de FLE, les étudiants de français langue étrangère
remarquent plus facilement ces phénomènes que les locuteurs natifs, car ils perçoivent
des "sons parasites" dont ils ne s'expliquent pas la provenance.
Les autres participants ont immédiatement compris de quoi il s’agissait, ont donné
l’exemple d’un journaliste dont le phonostyle « parisien » a été caricaturé, alors que pour
l’épithèse fricative la discussion faisait encore rage pour savoir de quoi il s’agit
exactement.
32 oui
Par exemple ils ont écrit « ouichhh », et n’ont pas écrit : « iiiiii ».
33 http://forum.wordreference.com/threads/fran%C3%A7ais-oui-%C3%A7-merci-%C3%A7.870250/
34 Marc Olivier Fogiel.
129
De manière intéressante, la participante « Itka » propose une graphie alternative
pour « bonjouran » : ce sera la seule alternative, tandis que pour les épithèses fricatives
chaque participant aura proposé sa propre graphie.
Pour finir, le participant « Andrejj », à l’origine de la discussion, présente son point
de vue, très précis, sur le profil des gens qui utilisent les deux épithèses en les mettant
en parallèle et en prenant appui sur les avis échangés sur le fil :
Par exemple, dans ce fil vous trouverez deux opinions opposées au sujet de la valeur
stylistique des "ouiç/merciç" (certains les jugent comme tout à fait fautifs, mais certains
soulignent leur appartenance au style soutenu), mais il n'y a qu'une seule évaluation en
ce qui concerne des "bonjouran" (le jugement est surtout négatif).
Le grand intérêt de ces exemples, encore une fois, c’est qu’ils ont été produits en
dehors de toute démarche de sollicitation dans le cadre d’une recherche ciblée, dont le
thème aurait été défini par avance et qui se serait imposé aux participants. Ici, le thème a
émergé du terrain. La faiblesse de ces exemples provient du fait qu’ils émanent de
personnes de toute évidence très sensibles à ces questions et donc capables de formuler
des avis d’une finesse très différente de ce que l’on peut espérer obtenir de la part de
personnes sollicitées au hasard. Nous n’avons donc aucun moyen de généraliser ces
propos, mais ils représentent des signaux très précieux.
Perceptibilité expérimentale
Ces résultats incitent plutôt à la prudence méthodologique, car s’il s’agit de micro-
phénomènes insuffisamment saillants le risque est très élevé que le protocole produise
lui-même des résultats indépendants de toute pratique écologique. Ces résultats
plaident en fait plutôt pour une multiplication des études sur la production, à la fois en
contexte expérimental, en se focalisant sur la fréquence et la description acoustique, et
en contexte écologique, en recherchant des interactions où ces pratiques de
prononciation sont susceptibles de se manifester.
131
II.2 La prononciation comme pratique sociale
132
Je ne suis évidemment ni la première ni la seule à poser ces questions, mais il me
semble que le terrain n’est pas encore suffisamment investi par les recherches, en tout
cas pas de manière explicite.
Gadet 2007 formulait ainsi le problème :
Nous situons notre réflexion dans une perspective où il y a des effets de l’idéologie ou des
représentations de la langue, sur les pratiques et sur les formes linguistiques. Ce type
d’hypothèse n’est pas très répandue chez les linguistes (Gadet, op.cit, p.206).
Et elle rappellait la difficulté de garder ce cap dans les recherches, que ce soit pour
les linguistes ou pour les sociolinguistes, dans la mesure où les traditions de recherches
encouragent davantage l’étude des idéologies chez les locuteurs et locutrices étudié·e·s
et pas tellement chez les linguistes eux-mêmes, comme si le fait de faire de la recherche
pouvait imuniser ipso facto contre les idéologies.
Billiez et Buson 2013 vont plus loin. Dans un article où elles s’opposent à la vision
diglossique du français (avec une variété haute à l’écrit et une variété basse à l’oral),
elles dénoncent non seulement le caractère dichotomique et réducteur de cette
conception de la langue, sur ce point précis, mais, de manière plus générale, toute la
tradition de simplification, de création de dichotomies et de vastes catégories
simplifiantes et fermées. Cette tendance continue à polluer la réflexion sur la variabilité
et la complexité des pratiques langagières, et demeure omniprésente dans
l’enseignement du français. Le fait de continuer à parler de langage soutenu, courant,
relâché dans les cours de français ne fait que contribuer à réifier les représentations des
élèves, futurs adultes, ne leur donne aucune clé de compréhension efficace des tensions
et dynamiques langagières, et au final ne leur donne aucune prise sur la langue à part
perpétuer l’insécurité linguistique si souvent dénoncée en lien avec l’académisme dans
l’enseignement du français :
« Force est de constater que le dilemme éducatif des modalités d’un enseignement efficace du
français scolaire normé sans dévalorisation des usages linguistiques ordinaires des enfants
n’est pas encore résolu, malgré plusieurs dizaines d’années de réflexions sociolinguistiques et
didactiques sur ce thème. Comme l’est encore moins un enseignement pertinent et explicite
des faits de variation en intégrant les paramètres des situations de communication.
La violence symbolique inhérente à la dévalorisation des pratiques vernaculaires, comme
prolongement naturel à la dévalorisation des pratiques orales et non standard, est à la fois
humainement douloureuse et pédagogiquement inefficace. », Billiez et Buson, op.cit. p. 144.
En somme, lorsque Billiez et Buson dénoncent le fait que l’école ne développe pas
assez la conscience métalinguistique, que la didactique plurinormaliste n’a pas assez
d’outils pour être opérationnelle et que le souhaitable « éveil aux styles » (Buson 2010)
n’est pas encore d’actualité, elles pointent surtout le fait que les représentations
collectives simplifiantes sur le langage sont souvent imputables au discours de l’école,
qui est à son tour en partie alimenté par les discours de la recherche. A travers la
dénonciation de cette propension collective persistante à la simplification, c’est
l’incapacité à rayonner de la recherche en sociolinguistique qu’elles pointent.
Or, les relations entre discours profanes et discours experts sur la langue ne me
semblent pas réductibles à ce qui résulte de la tradition scolaire, même si son rôle est
très important. Cela mériterait que l’on s’y attarde davantage. Premièrement pour
vérifier si on retrouve vraiment une si bonne congruence entre les discours dominants à
133
l’école et les représentations partagées. Et deuxièmement pour interroger les
conséquences que cela pourrait avoir sur la démarche d’enquête par entretien sur des
phénomènes langagiers : si les discours de l’école se retrouvent dans les discours tout-
venant, quel peut être l’intérêt de les recueillir ? Cela voudrait dire que toute démarche
de recherche sur les représentations en matière de langage serait condamnée d’emblée à
la circularité.
Or, comme le notait déjà, il y a une trentaine d’années, (Tajfel 1981 : 223) au sujet
des identités sociales, les processus parallèles d’unification et de diversification sont
plus rapides que jamais dans un contexte où des groupes humains très divers entrent en
communication les uns avec les autres à une très vaste échelle ; cela doit avoir fortement
contribué à configurer les discours sur autrui, ceux des sociolinguistes comme ceux de
tout francophone. Les contacts établis à l’école s’inscrivent dans une longue série de
contacts inter-groupes.
En outre, rien ne permet d’affirmer que la circulation se ferait toujours dans le
même sens, des « détenteurs du savoir » vers le « public » ; ces catégories sont
éternellement négociables et les discours circulent, a priori, dans tous les sens.
Un petit exemple amusant à cet égard : la circulation d’une citation d’autorité, sans
source, à la fois dans les médias, dans les discours du tout venant et dans les
publications scientifiques dont l’histoire a été retracée par Broudic 200735. Il s’agit d’une
interdiction censée avoir été affichée sur des écriteaux dans les cours d’école en
Bretagne, à savoir « Il est interdit de cracher par terre et de parler breton ». Or, cette
interdiction n’a jamais été affichée telle quelle : c’était à la base un slogan militant et
littéraire choisi comme titre provocateur pour un recueil bilingue de poèmes de combat
par un professeur de l’université de Rennes 2 (Piriou 1971), aujourd’hui émérite. C’était
le titre d’un des poèmes inclus dans son recueil.
La formule a paru vraisemblable parce que le breton, considéré comme un patois, a
été très fortement dévalorisé par le discours de l'école et ses locuteurs ont été humiliés,
comme dans toutes les autres régions « patoisantes » de France. D'un autre côté, selon
Broudic (op.cit. p.95), il y a vraiment eu des affiches rédigées en breton, dans des lieux
publics (trains, tribunaux) pour signifier aux bretonnants, généralement ruraux, qu'il
était interdit de cracher par terre et de jeter des saletés et des restes de nourriture,
surtout à une époque où la tuberculose faisait rage et où il était fréquent que les
hommes – notamment ceux qui exerçaient un des nombreux métiers "aux mains sales" -
mâchent du tabac à chiquer et le recrachent par terre. Cela a pu contribuer à
l’émergence de l’association entre l’usage du breton et l’interdit de cracher par terre
pour des raisons d’hygiène. Toujours est-il que la formule coordonnant les deux
interdits a fait mouche, à tel point qu’elle s’est diffusée dans de nombreux discours
devenant une formule emblématique. Une recherche sur internet réserve la surprise de
trouver des « reproductions d’affiches » d’avant les années 40, fabriquées a posteriori
pour diverses causes régionalistes par des professionnels des logiciels de dessin…. Ou
même avant les logiciels, car Broudic retrouve une carte postale, avec une autre mise en
page, dans un Musée Rural de l’Education36. D’où la nécessité d’une véritable enquête
pour en retrouver l’origine.
35 Le texte "Il est interdit de cracher par terre et de parler breton" a été publié d'abord en 2001, dans :
Société Archéologique du Finistère, tome CXXX, 2001, 363-370.
36 Musée Rural de l'Education de Bothoa, (Côtes d'Armor) ; l’éditeur de la carte postale précise ne pas
connaitre l'origine de la photo. (Broudic, 2007).
134
Or, les discours scientifiques, dans leur ensemble, n’ont pas été plus méfiants sur la
source de cet écriteau que les discours non scientifiques. On trouve de très nombreuses
mentions à partir du portail Cairn dans des articles scientifiques. Yaguello 2008(1988)
l’intègre sans aucune réserve dans son « Catalogue des idées reçues sur la langue », au
chapitre « Identité linguistique, identité nationale », d’abord en exergue en donnant
comme source « Instructions aux élèves des écoles publiques », et ensuite dans une
phrase reproduite ci-dessous :
"Avec l'école de Jules Ferry, les instituteurs, issus généralement de la paysannerie, se firent les
alliés du pouvoir central dans l'oeuvre d'unification linguistique. "Défense de cracher par
terre et de parler breton" : ce furent des Bretons bretonnants qui firent appliquer ces
consignes." (Yaguello 2008 [1988], p. 49).
Elle est aussi citée, bien plus récemment, dans Auger 2010 comme « fameux
interdit ». Le résultat de l’enquête de F. Broudic ne s’est pas encore diffusé assez
largement, même dans les milieux académiques ; en revanche, sa conclusion a été
introduite sur Wikipedia à l’entrée « breton »37 depuis plusieurs années.
Cet exemple montre une belle convergence entre les discours scientifiques et les
discours non scientifiques et une circulation qui se fait à double sens.
38 La plupart des personnes interrogées les ont reconnus immédiatement, mais cela n’était pas
indispensable pour répondre aux questions.
136
prononciation par rapport à la façon dont ils-elles se représentaient le groupe dont
faisait partie la personne enregistrée. La question était formulée ainsi :
« Pensez-vous que la journaliste que vous venez d’écouter a une façon très personnelle de
parler, ou bien qu’elle prononce comme nombre de ses confrères ? Explicitez, notamment si
vous pouvez proposer des explications de sa façon de parler ».
39 PPDA en produisait une seule mais elle n’a jamais été clairement évoquée.
137
Au final, les personnes sollicitées n’ont pas mobilisé les catégories de « standard »
et « non-standard », et la demande portant sur l’appréciation subjective et globale des
extraits écoutés n’a pas permis de départager les locuteurs exerçant des métiers de la
parole et les autres. En effet, les extraits les plus appréciés ont été ceux produits par C.
Ceylac, la lycéenne et l’ancien sportif, tandis que les extraits les moins appréciés étaient
ceux de PPDA (monocorde), du lycéen (inarticulé, agressif) et de F. Ardant qui a suscité
tantôt des réactions de détestation (affectée, pompeuse, surannée, ampoulée,
insupportable, pédante, égotique, castafiore …), tantôt d’enthousiasme (sublime, poétique,
rêveuse, émouvante, aérienne…).
Globalement, les auditeurs se sont approprié les macro-catégories proposées dans
le protocole et les ont reformulées en insistant soit sur les traits de prononciation des
groupes sociaux (journalistes, ados, bobos, bourgeois, racaille, arabe, africain), soit sur les
traits régionaux (parisien, pointu, sud-ouest, banlieue), soit les deux. En raison de la
composition de l’échantillon interviewé (qui ne comportait ni lycéens, ni acteurs, ni
journalistes), tous les auditeurs se sont positionnés comme étant extérieurs (outgroup)
aux groupes d’affiliation des locuteurs écoutés, ce qui a enclenché un mécanisme
d’évaluation intergroup et a facilité la formulation de critiques (Tajfel, 1981).
Tableau 16 : tendance des réponses au sujet des locuteurs dont la parole est réputée
prestigieuse [reproduit de Candea 2014, doc 06]
138
Ainsi, très souvent, malgré le fait qu’il ait une prononciation typique parisienne
avec un phonostyle journalistique (« formaté journal télé »), les auditeurs trouvent que
PPDA a un style très personnel. Pour C. Ceylac, les réponses foisonnent d’adjectifs
généralement convergents sur son style et son intention de créer une atmosphère
spécifique. En ce qui concerne Fanny Ardant, il est plus difficile de construire un florilège
représentatif dans la mesure où elle déclenche des réactions fortes positives ou
négatives, mais les conclusions vont toutes vers le même consensus, très fort, d’une
façon très personnelle de parler.
Pour les locuteurs minorés, les réponses récoltées montrent une tout autre
tendance. Elles sont résumées dans le Tableau 17.
Locuteur Tendances des interprétations Conclusion sur l’individuation
Ancien - appuie sur les voyelles, il met des ‘g’ à la fin des mots Parle exactement comme ses
sportif - il est dans le ton, on comprend tout de suite que c’est du confrères 40
rugby Parle façon sud-ouest et façon
rugby
Lycéen de - on sent l’envie de s’appliquer mais avec beaucoup Parle comme ses camarades ;
Seine- d’hésitation / on sent qu’il doute et qu’il n’est pas assuré, comme ses comparses ; comme
Saint mais essaie de répondre malgré son stress une bonne partie de ses
Denis - problème de l’agencement du contenu : complique son camarades ; comme la plupart des
discours à cause de la construction jeunes des milieux populaires
- on dirait qu’il agresse son interlocuteur
- la fin des groupes syntaxiques est relevée, comme s’il Pas personnel du tout, tous les
reprenait sa respiration après une nage en apnée, comme élèves de certains quartiers
s’il était soulagé d’en avoir fini / sa prononciation est un parlent comme lui (banlieue)
peu mixée, pas très distincte, s’il fallait l’écrire on a
l’impression qu’il n’y a pas de ponctuation / à la fin de ses
phrases, l’intonation monte au lieu de descendre
- prononce comme beaucoup d’étrangers / sa parole n’est
pas tout à fait vulgaire, mais c’est limite / ça fait vraiment
racaille des cités
Lycéenne - ton très dynamique Parle comme ses camarades41,
de Seine- - lecture banale, rien de particulier / pas d’accent comme sa génération
Saint particulier, mais parle trop vite et découpe ses phrases de
Denis manière particulière Comme beaucoup de gens quand
- accent africain, accent de banlieue mais pas très fort ils ne sont pas à l’aise pour lire un
- moins de rythme rap que le lycéen précédent texte en public
- elle a une voix joyeuse alors qu’elle parle de la mort de
Michael Jackson Style assez habituel chez les
- parle comme ses camarades, mais fait un effort de étrangers d’origine africaine
diction dans ce travail
Tableau 17 : tendance des réponses au sujet des locuteurs éloignés des variétés prestigieuses
[reproduit de Candea 2014, doc 06]
40 Parmi les rares personnes ayant trouvé que le commentateur avait une façon personnelle de
parler, une auditrice répondait ainsi : « Il a sa façon personnelle de commenter, on sent dans sa voix que le
journalisme n’est pas son premier métier ». Autrement dit, selon cette auditrice, ce qui pouvait singulariser
ce commentateur c’était le fait qu’il n’était pas journaliste, et qu’il ne présentait pas les traits de
prononciation du corps de métier attendu.
41 Deux auditeurs ont préféré ne pas répondre à cette question en disant « Il faudrait entendre
140
Confrontation avec les discours experts
Revenons à présent aux tendances identifiables dans les discours des publications
académiques portant sur les prononciations. En 2000, dans un numéro de LINX consacré
aux approches sociolinguistiques du plan phonique, Gadet comparait la profusion de
termes pour désigner les profils des locuteurs et la remarquable pauvreté des termes
pour les situations et les styles de parole associés. Elle mettait également en évidence ce
que la notion de « relâchement » avait d’idéologique, pour caractériser à la fois la parole
dite non surveillée (le style « relâché » étant une option pour les locuteurs avec un grand
capital culturel) et la parole produite dans les milieux socialement minorés, supposée
marquée par un « relâchement » articulatoire et musculaire inhérent, compatible avec
les analyses de Bourdieu sur l’hexis corporelle. En dehors de ce paradigme assez
réducteur, Gadet déplorait un manque flagrant de données et d’analyses.
Si l’on tente de faire un bilan des études disponibles une bonne dizaine d’années
plus tard, on peut noter une évolution certaine depuis ce constat de quasi-absence
formulé en 2000, mais leur nombre est toujours bien trop faible.
D’un côté, les recherches utilisant des protocoles pour observer la variation
stylistique des locuteurs dominés restent rares et éparses (Trimaille 2003; Jamin 2005;
P. Lambert 2005; Buson 2009; Lehka-Lemarchand 2011; Auzanneau, Leclère-Messebel,
et Juillard 2012) et cette question reste souvent périphérique au regard de l’étude,
souvent suscitée par la demande sociale, des traits langagiers stigmatisants. Trimaille
(2003) affirme vouloir « étayer empiriquement l’hypothèse selon laquelle les
représentations et les attitudes ont une influence prépondérante dans la perception par les
adultes de ce que Gueunier (2000) nomme une ‘frontière d’incommunicabilité’ avec les
enfants des cités», et Lehka-Lemarchand (2011) rappelle explicitement les idées reçues
selon lesquelles les jeunes de couches populaires n’auraient aucune sensibilité aux
variations diaphasiques. Auzanneau & al. (2012) évoquent la force de l’idée reçue selon
laquelle les jeunes des milieux populaires en réinsertion après un parcours judiciaire
sont incapables de variation stylistique, ainsi que l’hostilité a priori que rencontrent les
conclusions contraires auprès des acteurs sociaux commanditaires des enquêtes. Par
ailleurs, Lambert 2005 rend compte d’une expérience de jeux de rôles – interviews sur
les marchés – menée dans un lycée professionnel, où le style de parole des élèves par
ailleurs en rupture avec l’école changeait de manière radicale lorsqu’elles jouaient les
intervieweuses. Ce changement était tellement fort que, lorsqu’une des élèves a eu
l’occasion de se réécouter une dizaine d’années plus tard, à la suite d’une rencontre
fortuite avec la chercheuse, elle a refusé spontanément de croire qu’il s’agissait de son
propre enregistrement et a pensé qu’il s’agissait d’une autre collègue42.
D’un autre côté, les recherches portant sur des enregistrements de locuteurs dits
« légitimes » s’intéressent certes souvent à la variation stylistique, mais celle-ci est
appréhendée surtout à travers des oppositions entre lecture / conférence / entretien
formel / conversation / narration / jeu de rôles, catégories peu nombreuses et fortement
liées aux pratiques universitaires ou médiatiques (voir par exemple Mettas 1979; Duez
1991; Fagyal et Moisset 1999; Hansen 2000; Durand, Laks, et Lyche 2009; Goldman,
Auchlin, et Simon 2009. Bien souvent, on déduit, en creux, qu’il s’agit de locuteurs
familiers des normes langagières prestigieuses uniquement du fait de l’absence de tout
43Ce constat est flagrant lorsqu’on se penche sur les lectures de texte recueillies dans le cadre du
protocole PFC (Phonologie du français contemporain).
143
notoriété les questionnements stylistiques (voir Fagyal, 1995 sur Marguerite Duras), et
aux groupes minorés les questionnements sur l’effet des langues en contact et des
propriétés articulatoires des sons (Fagyal, 2010). Les corpus sont disponibles, il faut
simplement modifier nos grilles de lecture44. Cela permettrait de compléter les
descriptions trop éparses et parcellaires sur les capacités de variation stylistique chez
des personnes réputées peu habiles dans le maniement de la langue. J’y reviendrai dans
la partie sur l’accent social, infra.
Troisièmement, on peut aller plus loin et établir un parallèle entre la critique des
limites des approches par corrélations quantitatives entre « identités » prédéfinies et
pratiques langagières et une critique parallèle de la même approche par corrélations
entre pré-catégories de genres discursifs trop simplifiants, trop vagues et trop peu
nombreux avec des régularités langagières. Ce qui a été déconstruit au sujet des
« identités » des gens doit aussi l’être au sujet des descriptions des choix et contraintes
stylistiques. Beaucoup se demandent si la démarche de croiser des identités prédéfinies
de grands groupes sociaux avec des particularités langagières a encore un sens et peut
encore apporter quoi que ce soit de nouveau ; il faut se poser la même question sur la
pertinence des catégories « conversation, lecture, entretien ». Il est peut-être temps
d’écarter cette façon de travailler, pour se concentrer sur de nouveaux paradigmes, que
j’appellerais volontiers post-variationnistes. L’objectif serait de construire des analyses
plus fines et pouvoir tirer meilleur profit des approches situées, ethnographiques et
interactionnistes, mais également d’enrichir les apports de la sociolinguistique, et en
l’occurrence de la sociophonétique à la critique sociale, au-delà de la validation ou
invalidation de quelques stéréotypes largement partagés45. Par ailleurs, un tel
changement de paradigme mettrait probablement au devant de la scène le chantier de
réflexion sur la comparabilité des données.
Ajoutons enfin à ces trois pistes que, dans le sillage des hypothèses de Fonagy
(1983) sur l’iconicité potentielle des gestes articulatoires, il serait possible
d’approfondir la complexité des relations entre ces éventuelles iconicités ou motivations
articulatoires, les conventions sociales et la créativité stylistique individuelle.
Les études linguistiques sur les rapports sociaux de sexe ont véritablement pris
leur essor seulement depuis quelques années en France (se rapporter notamment à
Chetcuti et Greco 2012; Greco 2014 pour un état de l’art, et à Duchêne et Moïse 2011
pour une collection de travaux récents pluridisciplinaires). Néanmoins, des travaux
isolés portant sur le français existent depuis plus longtemps (en particulier Michard
2002 [1982]; Michard 1996; Houdebine-Gravaud 2003; Houdebine 1979), et, dans une
44 A titre d’exemple, après avoir montré que les macro-catégories prédéterminées échouent à
rendre compte de manière satisfaisante des différences entre les collégiens étudiés, Fagyal (2010) admet
la nécessité de se pencher sur le profil particulier d’un élève (un « passeur » interculturel) et sur ses
stratégies stylistiques, ce qui donne une nouvelle direction à sa recherche.
45 Même si la déconstruction des stéréotypes nocifs peut constituer un axe intéressant
146
bénéficiaires grâce à leur privilège persistant (les personnes qui ont les moyens de
refuser d’être racialisées, à savoir les personnes « blanches », Cervulle 2013).
46 En tout cas la négation du fait que les scientifiques puissent tout à fait partager les stéréotypes du
tout venant et que cela influence leur démarche de recherche.
147
choix et de réfléchir aux éventuelles implications liées à l’image stéréotypée des jeunes
garçons des cités.
A l’inverse, dans l’étude très connue de Cutler et Scott 1990 sur l’importance de la
catégorisation genrée des individus dans la perception stéréotypée de leur temps de
parole, les juges, femmes et hommes, devaient écouter des dialogues en dyade où le
temps de parole de chacun-e était rigoureusement identique et estimer à chaque fois
quel locuteur avait parlé le plus longtemps. Leurs résultats, significatifs, ont mis en
évidence le fait que lorsque les dialogues étaient non mixtes (H-H et F-F), les juges ont
estimé que les locuteurs·trices avaient parlé aussi longtemps, tandis que lorsque les
dialogues étaient mixtes47, ils ont estimé que la locutrice F avait parlé le plus longtemps.
Les auteures ont également décelé un effet significatif du genre de la personne qui
menait l’enquête et qui incarnait donc « la recherche ». En revanche, cette étude était
totalement colorblind (les effets des stéréotypes raciaux n’étaient pas interrogés) et rien
n’est dit sur le style de prononciation des acteurs et actrices sollicité·e·s pour faire les
enregistrements. On suppose qu’il s’agissait d’une prononciation socialement
prestigieuse et que cela incitait les juges à imaginer des rapports égalitaires en termes
de classe sociale entre les personnages enregistrés pour le test. La démarche était donc
focalisée sur l’interrogation de la construction du genre, mais elle s’est avérée
homogénéisante pour d’autres rapports sociaux qui pourtant sont souvent imbriqués les
uns dans les autres, en situation réelle.
Exemple plus subtil : une étude sur l’anglais portant sur des dizaines de familles
(Foulkes, Docherty, et Watt 2005) a pu montrer comment les mères adoptent des
pratiques de prononciation différentes lorsqu’elles s’adressent à leurs enfants selon qu’il
s’agit d’une fille ou d’un garçon : elles utilisent davantage de variantes standard
lorsqu’elles parlent aux filles et davantage de variantes vernaculaires lorsqu’elles
parlent aux garçons, surtout à des âges très jeunes, contribuant ainsi à transmettre des
techniques de différenciation genrée. Sans que les pratiques étudiées soient
explicitement homogénéisées à l’échelle de toute la société étudiée (Nord-Est de
l’Angleterre), aucune autre affiliation sociale n’est prise en compte dans l’étude.
L’importance de la voix dans la perception de la féminité et de la masculinité a été
mise en évidence dans une étude récente (Arnold 2015a), déjà citée, qui avait pour
objectif de montrer comment des locuteurs et locutrices trans utilisent la fréquence
fondamentale et les fréquences de résonance pour rendre intelligibles leurs identités de
genre. Des analyses acoustiques quantitatives y sont mises en relation avec des
expériences perceptives et les résultats sont ensuite éclairés, dans une démarche
qualitative, par des entretiens ethnographiques avec les personnes trans au sujet de leur
identité sociale, notamment dans les cas d’absence de passing (notamment lorsque la
voix de certaines femmes trans est perçue comme une voix d’homme). Là encore, l’étude
ne donne pas d’indications sur les affiliations sociales des personnes interrogées et
laisse à peine deviner, par moments, leurs niveau d’éducation ou leur domaine d’activité,
sans pour autant prendre en compte la banalité ou la rareté des pratiques selon les
communautés sociales ou raciales.
Malgré leur intérêt, ces sujets restent très marginaux dans la production
scientifique d’expression française, pour des raisons que j’ai exposées au début de cette
47 Dans les deux dernières combinaisons mixtes les rôles étaient échangés, pour annuler tout biais
en rapport avec le contenu linguistique.
148
partie ; je ne connais pas d’autres études qui confrontent l’analyse de la prononciation et
les idéologies sur le genre, sur le français.
Ecueils
Il faut reconnaitre que, grâce à la multiplication des études d’abord sur les femmes,
ensuite sur le genre notamment en histoire, en sociologie et en anthropologie, les
sociolinguistes (et même les linguistes) ont pris l’habitude, ces dernières décades, à
prendre en compte la distribution par sexe des locutrices et locuteurs en interaction,
que ce soit les personnes dont les productions sont analysées ou celles sollicitées pour
répondre à un test.
Or, deux écueils importants me semblent à éviter lorsqu’on tente de mettre en
place une étude sur la parole visant à intégrer la dimension du genre.
Le premier écueil est assez basique et relève de la confusion, fréquente, entre sexe
(biologique), postulé comme binaire quitte à exclure du champ d’étude les personnes
intersexes et autres profils minoritaires (cf. Fausto-Sterling 1993), et genre
(obligatoirement social). Or, indiquer simplement l’assignation sexuelle des gens induit
une catégorisation figée qui ne permet pas d’expliquer les dynamiques sociales, les
évolutions en cours, ou la contestation des normes de genre. Au mieux, les explications
seront tautologiques ou relèveront de la prophétie auto-réalisatrice : puisque nous
observons des femmes nous allons observer des comportements féminins, et puisque
nous observons des hommes nous allons observer des comportements masculins… Si
une différence est trouvée, elle sera corrélée au genre, ou parfois, même si cela devient
de plus en plus rare, elle sera corrélée à des différences innées, sans que la corrélation
soit analysée et expliquée, sans prise en compte des rapports sociaux de sexe, et parfois
sans affichage des mesures de dispersion à l’intérieur de chaque catégorie de genre. Si
aucune différence n’est trouvée, cela ne sera pas davantage analysé de manière à
enrichir la compréhension des rapports sociaux de sexe. Pour finir, les individus
catégorisés « femmes » et dont les pratiques correspondent aux tendances majoritaires
des individus catégorisés « hommes », ou vice versa, ne feront l’objet d’aucune analyse
particulière, comme si ces individus n’existaient pas ou ne méritaient pas qu’on s’y
intéresse.
Cette conception peut avoir une certaine efficacité pour des phénomènes genrés
statiques et fossilisés, déjà analysés, mais pas pour des phénomènes émergents ou en
pleine évolution. Comment rendre compte des renégociations de frontières entre ce qui
est féminin et ce qui est masculin, si l’on se contente de deux catégories censées rendre
compte efficacement des pratiques de tous les êtres humains ?
J’ai évoqué cet écueil dans la partie I.2.5 « Zoomer/dézoomer » lorsque j’ai
commenté l’exemple d’une étude (Avanzi et al. 2012) sur deux très petits échantillons de
personnes originaires de France ou de Suisse, où le simple calcul de la moyenne des
vitesses d’articulation était ventilé par sexe, sans qu’une hypothèse sur le genre soit
formulée, à moins de deviner une théorie implicitement différentialiste sous-jacente.
Pour éviter cet écueil basique mais néanmoins encore courant, il convient d’abord
d’envisager – lors de la catégorisation des individus - le genre comme une échelle,
continue, organisée par une double polarité (masculin – féminin), dotée d’une position
médiane (« entre-deux ») et ensuite comme un dispositif doté d’une dimension
performative, capable d’expliquer les cas de non-congruence genre – sexe. Le fait
d’envisager une échelle plutôt qu’une catégorisation binaire permet de rendre compte
149
des femmes perçues comme plus ou moins féminines ou comme plus ou moins
masculines et des hommes perçus comme plus ou moins masculins ou plus ou moins
féminins. La performativité permet de faire une place à l’agentivité (Butler 2004) des
gens plutôt que de les enfermer dans des cases qui n’épuisent ni la diversité des
performances individuelles ni même les possibilités d’évolution des tendances
majoritaires.
Concrètement, en sociolinguistique, plutôt que de se contenter (typiquement) de
compter le nombre d’hommes et de femmes qui produisent un marqueur et de tirer
comme conclusion qu’il est féminin parce qu’il est produit à 65% par les femmes, ou vice
versa s’il concerne davantage les hommes, on peut envisager d’approfondir le
questionnement. On peut par exemple s’intéresser aux hommes qui produisent des
marqueurs considérés comme typiquement féminins, ou aux femmes qui produisent des
tournures réputées masculines, ou dont le profil ne correspond ni à ce qui est décrit
comme masculin ni à ce qui est décrit comme féminin, bref aux locuteurs minoritaires
mais néanmoins fort nombreux, qui ont des comportements atypiques, et tenter de
déterminer les tendances, la direction des changements, etc. On peut également
s’intéresser aux positionnements des juges sollicités, à leur degré de tolérance/rejet ou
de sympathie/antipathie pour les personnes atypiques en termes de normes de genre ;
on peut aisément utiliser les possibilités offertes par la technologie pour cela : par
exemple sur Praat, la parole filtrée pour inverser le genre perçu d’une voix enregistrée
et mesurer les effets, ou encore pour masquer toute marque de genre par des voix
rendues artificiellement robotiques ou androgynes, manipuler les courbes intonatives et
le débit, etc. On peut aussi multiplier les approches qualitatives pour mieux comprendre,
en situation, les pratiques des gens avant de se lancer dans des approches quantitatives,
afin d’élaborer des hypothèses plus nuancées et des catégories nouvelles. En règle
générale, il me semble toujours fécond de chercher à complexifier les catégories et à
analyser finement les enjeux, plutôt que de se contenter d’une bien maigre description
des personnes à l’aide des paramètres sexe / âge / niveau d’études / catégorie socio-
professionnelle des parents qui ont été importés de la sociologie et qui ont été transférés
en linguistique sur des échantillons totalement non représentatifs...
Ce premier écueil basique ne se retrouve pas, comme je l’ai déjà dit, sur la « race » :
le postulat universaliste largement partagé empêche les chercheurs de catégoriser les
gens par « race » et de compter quel groupe racial articule plus vite, utilise plus de
néologismes, fait plus de liaisons facultatives, roule plus souvent les /r/, prononce
davantage de schwas, etc., etc. … comme ils le font encore, sans distance critique, pour
les catégories de genre présentées comme strictement binaires. Force est de constater
que la prise de distance critique sur la construction des classes sociales de sexe est
globalement en retrait par rapport au mouvement critique sur les classes sociales
raciales ; la situation décrite par Guillaumin 1986 [1981] est toujours d’actualité dans
nombre de recherches :
[la notion de race] durant plus d'un siècle une sorte de vérité première, d'évidence que nul ne
songe même à remettre en cause (comme l'est encore le « sexe ») (Guillaumin, 1986, p. 55).
Le second écueil est plus subtil, et plus difficile à éviter, car il concerne les
interprétations à partir de productions orales ou jugements recueillis en situation
expérimentale auprès d’un échantillon de personnes. En effet, il s’avère bien souvent
inextricable de vouloir prendre en compte simultanément les représentations liées au
genre mais également aux classes sociales et à la race. Il est probablement utopique de
150
penser qu’un protocole expérimental permettrait de neutraliser (ou contrôler, ou
mesurer) les réactions induites par des stéréotypes. L’écueil de l’interprétation abusive
ou circulaire des données recueillies est en partie incontournable, mais le poser
explicitement comme écueil permet d’ouvrir de vastes perspectives de recherche.
Mes propres observations vont dans le sens de Campbell-Kibler (2009) pour qui le
champ d’étude de la perception en sociolinguistique/sociophonétique est à peine ouvert
sur les questions d’agentivité, d’intention, de croyances et de frontière entre réactions
automatiques et réactions contrôlées. Ces questions méritent d’être prises en compte
dans les futures études linguistiques sur le genre, la race, les classes sociales et leurs
interférences. Les recherches en sociolinguistique ont tout intérêt à entrer en dialogue
avec les études actuelles en sociologie intersectionnelle (Rollock 2014) trop peu
développées dans la recherche d’expression française.
153
mesurables, donc objectivables, et cela représente une base suffisante pour justifier la
description des accents régionaux dont on peut même tenter de mesurer la dispersion,
les degrés ou l'homogénéité. Cette vision, selon moi, se focalise sur les forces centrifuges
qui incitent les locuteurs·trices à tracer des frontières entre les gens et les territoires, à
gommer les ressemblances et à exagérer les différences. L'avantage de cette vision c'est
qu'elle rend bien compte de l'illusion répandue de perception catégorielle des accents
par les non-spécialistes et de la force des stéréotypes dans les pratiques de
catégorisation de soi et d'autrui, même si, parfois, les expert·e·s courent le risque de
contribuer à réifier les catégories par leurs propres discours. Le désavantage de cette
vision c'est qu'elle ne peut pas vraiment rendre compte des tensions idéologiques et des
évolutions des rapports de pouvoir entre les communautés qui partagent la pratique de
tel ou tel accent. En outre, en reprenant les catégories stéréotypées traditionnelles, elle
ne permet pas non plus de nommer les accents qui se rendent invisibles grâce à leur
prestige social.
D'autres chercheurs (Boughton 2006; Gasquet-Cyrus 2013a) mettent en avant la
fiction de l'homogénéité des accents régionaux, qui sont, notamment, socialement
stratifiés, ainsi que le continuum dans la variabilité des pratiques de prononciation.
Gasquet-Cyrus propose de distinguer quatre pôles qui organiseraient socialement la
perception de la variabilité des prononciations à Marseille (accent authentique, accent
bourgeois, accent des quartiers Nord, accent des néo-marseillais, avec des continuités
entre eux) tandis que Boughton et Armstrong (Boughton 2005; Armstrong et Boughton
2000; Boughton 2006) montrent comment les nancéiens qui écoutent des rennais avec
un accent perçu comme populaire pensent entendre des nancéiens des classes sociales
défavorisées (et vice-versa pour les rennais qui écoutent des nancéiens), ce qui permet
de mettre en évidence la plus forte saillance du social par rapport au régional, pour le
moins à l'intérieur d'un territoire réunissant la grande moitié nord de la France et la
Belgique francophone. L'avantage de cette vision plus centripète, plus focalisée sur le
continuum et sur ce qui fait l'unité des pratiques de prononciation en français, c'est
qu'elle permet de mieux faire ressortir le rôle des idéologies linguistiques et de susciter
une réflexion critique quant à leurs effets socialement délétères et quant aux
potentialités de changement.
Les divergences dans les angles de vue choisis pour les recherches se retrouvent
aussi au niveau des positionnements politiques des chercheur·e·s, notamment par
rapport à l'interventionnisme (inacceptable, acceptable, souhaitable, inévitable…), par
rapport aux risques de récupération politique des discours d'expertise et, plus
largement, par rapport aux conséquences des discours d'expertise. Ainsi, le fait de
comparer des accents « régionaux » à un accent non-régional construit comme une
« référence » revient à accepter – sans intervenir – l'idéologie dominante qui relie de
façon indestructible un territoire à un accent, comme si l'accent caractérisait un
territoire et s'imposait à ses habitants au même titre que la météo. Cela entérine
également, de façon paradoxale, l'idée que certains territoires n'aient « pas d'accent ». Le
fait d'accepter la notion même d'accent « régional » revient d'ailleurs à gommer la
stratification sociale, ce qui représente également un choix politique. Le fait de
s'appuyer sur les recherches disponibles sur l'histoire de la standardisation (politique et
idéologique, par exemple Armstrong et Mackenzie 2013) du français de France pour en
dénoncer les effets glottophobiques revient à forger un contre-discours politique,
déconstructiviste, visant à mettre toutes les pratiques de prononciation – tous les
'accents' – sur le même plan au risque de militer pour une injonction à la loyauté socio-
territoriale des individus et de continuer, parfois, à réifier les catégories… Ces différents
154
positionnements expliquent non seulement des divergences dans les approches
adoptées par rapport à l'objet de recherche « accent régional », mais également des
divergences dans les résultats obtenus.
Pour ma part, je n'ai pas eu à travailler sur les accents régionaux pris comme objets
d'étude en tant que tels, mais j'ai toujours été frappée par le processus de gommage de
la dimension sociale de cette notion, malgré le fait qu'elle soit rendue évidente, au moins
pour la France, par l'existence de territoires réputés « sans accent ». Or, les derniers
temps, un mouvement croissant, au moins dans certaines régions, de re-négociations de
la construction de la contre-légitimité traditionnelle fondée sur l'authenticité (Gasquet-
Cyrus 2015, Boudreau 2016) a rendu plus visible la double compétence de certains
individus qui se trouvent confrontés à la contrainte de jongler avec les différentes
pratiques de prononciation de manière médiatiquement exposée.
C'est ainsi que Marie-Hélène Carlotti48 a été épinglée par l'émission « Le Petit
Journal de Canal+ »49 précisément en raison du fait qu'elle pratiquait l'accent du pouvoir
lorsqu'elle s'exprimait publiquement en tant que ministre, et qu'elle continuait à
pratiquer l'accent de la légitimité régionale marseillaise lorsqu'elle s'exprimait
publiquement dans le cadre de la campagne électorale régionale de la ville de Marseille.
Un simple montage de quelques énoncés, en alternance, prononcés dans deux émissions
différentes suffisait pour déclencher l'hilarité des spectateurs du plateau et
probablement celle d'une partie des personnes qui regardaient l'émission à la télévision.
Cette anecdote offre un exemple intéressant et rare d'observation directe des tensions
idéologiques autour de ce sujet. Pour M.-H. Carlotti, le fait d'adapter ses pratiques de
prononciation fait partie de ses compétences professionnelles, au même titre que ce que
Léon 1993 appelait les voix professionnelles, comme la voix publicitaire ou celle du
sermon du prêtre. Il ne viendrait à l'idée de personne de penser que les prêtres ou les
acteurs et actrices des publicités parlent de la même manière, avec leur voix
professionnelle, lors d'un repas avec des membres de leur famille proche ou lors d'un
entretien en tête à tête avec un supérieur hiérarchique. Il est donc extrêmement
intéressant d'approfondir les raisons pour lesquelles la voix professionnelle de M.-H.
Carlotti en tant que ministre de la République mise en contraste avec sa voix lors d'un
débat sur les enjeux locaux à Marseille, est perçue comme tellement incongrue qu'elle
suscite le rire50.
La dimension sociale a tendance à être escamotée dans les discours sur les accents
régionaux, par idéologie, derrière une conception essentialiste du lien entre « accent » et
« territoire de naissance » d'un individu ; elle a également tendance à être escamotée
pour les accents purement sociaux.
En réalité, actuellement, il n'existe pas vraiment de dénominations largement
partagées des accents sociaux en français mobilisant des noms de groupes sociaux 51. On
La recherche portant sur l'accent dit « de banlieue » est un domaine qui rend
particulièrement visibles les débats idéologiques et politiques entre chercheur·e·s.
Fries & Deprez 2003 s’étonnent explicitement de la construction et la
dénomination de cet « accent » natif, dont la description est souvent orientée vers
l’assimilation avec les accents étrangers et n’évite pas toujours l’expression d’une
xénophobie latente.
Sa désignation est d'ailleurs loin de faire consensus. D'une part « la banlieue » (ou
« les quartiers ») est déjà une ellipse pour désigner les banlieues socialement
défavorisées caractérisées par un pourcentage élevé de bâtiments relevant de l'habitat
social, et non les banlieues ou quartiers pavillonnaires riches, et d'autre part, nous
l'avons vu, le fait de relier l'accent à un territoire plutôt qu'à un groupe précis de
personnes relève d'une technique de masquage des facteurs sociaux et d’un processus
de naturalisation. Ainsi, certains chercheurs s'approprient la dénomination en raison de
sa notoriété tout en la mettant à distance avec des guillemets autonymiques, tandis que
d'autres la rejettent et proposent des alternatives, comme par exemple « français
multiculturel parisien » (Gadet et Paternostro 2013), ou bien de longues périphrases
prudentes visant l’explicitation maximale et le refus ostensible de généralisations
naturalisantes, comme par exemple celle-ci : « pratiques langagières de jeunes
principalement issus de l’immigration et de milieux sociaux dits «populaires», évoluant, en
ville, dans des espaces culturels et linguistiques caractérisés par la pluralité et la mixité »
(Auzanneau et Juillard 2012).
Le débat sur le risque d'homogénéisation et de réification – stigmatisante – d'une
grande variabilité de pratiques sous le label « accent », « variété » ou « parler » n’est
toujours pas clos. Ce risque a été maintes fois dénoncé, par exemple par Auzanneau
2009; Trimaille et Billiez 2007 … Auzanneau ne parle d’ailleurs pas de risque, mais
d’exigence de dénonciation d’un véritable « mythe ». Et les racines de ce débat sont
157
encore plus anciennes, car Conein et Gadet 1998 dénonçaient il y a vingt ans déjà la
tendance à l'iconisation de l'innovation associée aux « parlers jeunes », quitte à gommer
l'histoire parfois ancienne des pseudo-innovations mises en avant, que ce soit en
matière de prononciation ou à d'autres niveaux linguistiques. A la même époque, en
sociologie de la communication, Derville 1997, par exemple, dénonçait la
« stigmatisation des jeunes des banlieues » ; il montrait comment le journal de droite Le
Figaro, à diffusion nationale, publiait des énoncés fallacieux à quelques jours d'intervalle
portant sur des « jeunes » : « les jeunes de cité profitent de ce climat », article défini
associé à une information négative, versus « Quand des jeunes prennent des initiatives
positives », article indéfini associé à une information positive. Selon Derville (op. cit. p.
110), en conformité avec le positionnement idéologique de ce journal, « les derniers
[sont] présentés comme exceptionnels, les autres comme une masse ».
La tendance n’a fait que s’amplifier dans les médias, durant les années 2000.
L’enquête ethnographique de Berthaut 2013 sur « la banlieue » dans les sujets des
journaux télévisés permet de mieux comprendre la fabrication de ce thème comme
repoussoir, à toutes ses étapes et avec la contribution d’un grand nombre d’acteurs. Il
est instructif de relever que Berthaut 2013 a pris en note au moins un échange explicite
entre un reporter et une monteuse portant sur l’accent imaginé des personnes
interviewées en banlieue par les journalistes. Ces notes s’insèrent dans toute une série
d’observations sur les commentaires des journalistes durant le montage, sur les
catégorisations (« racaille » « z’y-va »), sur les prénoms stéréotypés que les journalistes
attribuent aux interviewé·e·s sur un mode humoristique (Aïcha et Mohammed), et plus
largement sur l’ensemble des pratiques discursives et filmiques qui aboutissent à la
dépersonnification des individus utilisés pour illustrer des figures médiatiques
simplifiées :
Autrement dit, dans les années 2010 le mythe de l’ « accent de banlieue » semble si
ancré à l’extérieur des quartiers populaires que les observations contradictoires faites
sur le terrain ne peuvent plus l’ébranler. Des individus vivant dans une banlieue
populaire et s’exprimant « bien » (autrement dit ayant des pratiques langagières
proches de celles des journalistes) deviennent par postulat des exceptions qui
confirment la règle.
Face à l'omniprésence, déjà ancienne, de toute une phraséologie médiatique sur la
banlieue susceptible d'alimenter directement les pratiques de discrimination et les
discours de haine, il n'est pas étonnant que les sociolinguistes cherchent de plus en plus
à prendre position et à défendre des points de vue divergents. Les stratégies les plus
cohérentes et les plus abouties visent, nous l'avons vu plus haut, à dénoncer
l'homogénéisation abusive de l'accent de banlieue (et en général de la variété « français
des cités », etc. ) et à proposer une vision unifiante de ce qu'on appelle « le français », en
Je qualifie cette vision de « stratifiante » ou « centrifuge », car elle se focalise sur les
différences et sur les mécanismes d’iconisation de ces différences qui aboutissent à une
vision de la langue traversée par des frontières nettes, correspondant à une multiplicité
de catégories. Il me semble que cette vision des frontières postulant la perception
catégorielle est, en partie au moins, partagée par d’autres sociolinguistes qui ont décrit
l’accent dit « de banlieue » en français comme Fagyal et Lehka-Lemarchand.
Les deux visions décrites ci-dessus semblent profondément contradictoires. Or, je
crois qu’il serait plus productif de les voir comme complémentaires pour pouvoir faire
continuer à dialoguer les résultats obtenus par les uns et par les autres.
A ce propos, dresser un parallèle avec la notion de « race » et les recherches qui
portent sur les catégories raciales me semble une démarche intellectuellement féconde,
car j’ai l’impression de retrouver le même débat et la même complémentarité des
approches. En effet, il est possible d’argumenter scientifiquement autant pour défendre
l’inconsistance de la « race » que celle de l’« accent », et mettre en parallèle
l’impossibilité de rendre ces catégories opérationnelles si on les confronte à des
individus réels, dans toute leur diversité (race), ou à des échantillons de parole, dans
54 Le fait qu’un individu puisse « passer » pour un blanc malgré une ascendance non-blanche.
161
consistance génétique des races ?55 Ce qui semblait du nihilisme au début (ou plutôt de
l’onirisme social et politique, si on tient compte de la dimension politique de ces
théories), s’est imposé largement par la suite. Il est donc tout à fait envisageable que la
consistance des accents et la doxa sur leur caractère évident perde largement du terrain.
Mais si la notion d’accent devient obsolète dans le discours scientifique dominant,
comme l’est devenu la notion de race, cela ne veut pas dire que les discriminations à
l’accent disparaitraient par voie de conséquence, à l’instar du racisme qui n’a pas
disparu, mais s’est adapté. Et la vision unifiante (les races n’existent pas, les accents
n’existent pas) ne permet pas d’analyser cela en détail.
Cela nous conduit à la deuxième stratégie de résistance, complémentaire, qui
préserve les catégories de race et d’accent en raison de leur caractère encore
opérationnel, ou plus exactement pour dénoncer leur caractère encore opérationnel, car
il s’agit dans les deux cas de machines à fabriquer de la discrimination et de la
minoration sociale. En effet, il me semble qu’en l’état actuel de nos connaissances il est
devenu difficilement défendable, pour peu qu’on prenne les questions au sérieux,
d’utiliser les notions de race et d’accent sans les questionner, comme si elles se
fondaient sur des évidences ou comme s’il s’agissait de catégories purement
descriptives. En revanche, il est tout à fait possible de continuer à décrire leur
fonctionnement social et de mobiliser à des titres divers leurs dénominations en cours
dans le langage courant. Cela permet notamment de rendre compte des stratégies de
retournement de stigmate dans les constructions identitaires collectives : la négritude, la
fierté noire, la revitalisation d’une culture minorée, la revendication d’authenticité d’un
accent, la mise en avant d’un ancrage local… Pour le moment, au sujet du retournement
de stigmate, le parallèle entre race et accent semble fonctionner surtout pour les accents
régionaux et moins pour les accents sociaux ; en théorie, il est envisageable que les
pauvres, comme tou·tes exclu·e·s, revendiquent leur identité renégociée, mais cela ne
semble pas se produire pour le moment en France.
Un autre parallèle semble possible, au sein de cette stratégie de maintien des
catégories, et il a été trop peu exploré ; il concerne la pratique de visibilisation du
privilège par la dénomination symétrique de la variante socialement favorisée. Ainsi,
dans le domaine du racisme, on parlera de race blanche et non-blanche, pour rendre
visible ce qui est dominant. On s’attachera à inverser le processus de racialisation, pour
mieux pouvoir le dénoncer : en l’occurrence, en racialisant symétriquement les Blancs.
La même pratique de résistance idéologique a été appliquée pour rendre visible
l’hétérosexualité (et l’hétérocentrisme) ou le cis-genderisme : donner un nom à la
coïncidence entre identité de genre construite et celle assignée à la naissance, de
manière à mettre sur le même plan les individus cis-genres et trans-genres. Il peut donc
s’avérer efficace de nommer les accents sociaux prestigieux, et non seulement les
accents sociaux minorés : par conséquent, parler d’accent du pouvoir, d’accent
journalistique, d’accent bourgeois, d’accent septentrional (par symétrie avec l’accent
méridional) et d’accent de centre-ville (par symétrie avec l’accent de banlieue). Cette
pratique de nomination symétrique permettrait de rendre visible la distance critique
55 Le refus des idées de Mendel était si puissant dans certains milieux scientifiques que la principale
revue anglaise de biométrie, Biometrika, a refusé jusqu'en 1937 tout article faisant référence à la génétique.
(Jacquard 1986:44)
162
par rapport à la nomination spontanée usuelle et d’écarter le risque de fossilisation non
questionnée des catégories naïves dans les discours scientifiques.
Pour résumer, à l’issue de ce détour par le parallèle entre la race et l’accent, on
peut défendre l’intérêt d’une approche complexe de l’accent dit « de banlieue » ou « des
quartiers », susceptible de transformer en complémentarité l’apparente contradiction
entre les théories. D’une part, remettre en question son existence ainsi que la
consistance de toute notion d’accent social et aborder la variabilité des pratiques de
prononciation par le biais du style (comme stratégie de distinction sociale, d’adaptation
au contexte ou de construction située de soi) et de l’agentivité. D’autre part, reconnaitre
son existence comme catégorie ad hoc encore opérationnelle en tant que machine à
fabriquer de la discrimination sociale, et éclairer son fonctionnement et les relations
construites avec les catégories symétriques (accent du pouvoir, accent de centre-ville,
accent des beaux quartiers). En miroir parfait par rapport à la formule finale de
Guillaumin (1986 [1981]) au sujet de la persistance des systèmes de « domination
féroce » :
« Non, la race n'existe pas. Si, la race existe. Non certes, elle n'est pas ce qu'on dit qu'elle est,
mais elle est néanmoins la plus tangible, réelle, brutale, des réalités ». (Guillaumin,
1986[1981] :65).
« Les jeunes casseurs que j’ai pu rencontrer avaient pour la plupart la peau aussi sombre que
leurs capuches , un terrible accent de banlieue , et ils n’étaient visiblement pas étudiants à
Science Po ! » [commentaire posté le 19/10/2010, à la suite du billet intitulé « Coups de
bâtons ? »]
http://www.rouxdebezieux.org/2010/10/coups-de-batons/
Je suis arrivée sur ce terrain d’abord pour participer à une politique éducative anti-
discrimination et voir si la sociophonétique pouvait y contribuer. Ensuite, du point de
vue scientifique, je suis arrivée avec des questions sur la consistance de la notion
d’accent de banlieue, sur sa perceptibilité et les représentations associées chez les
lycéen-nes, sur l’importance des pratiques de prononciation dans la présentation de soi
et sur la réflexion autour de la présentation de soi chez les élèves qui préparaient le
concours à Sciences Po dans un lycée de Seine Saint-Denis (93).
Mon objectif plus général était d'explorer l'accent social en relation avec l'idéologie
du standard unique et du « ne-pas-avoir-d'accent » en français, car sans cette idéologie,
la variabilité des prononciations n'aurait pas d'existence dans les discours et les
pratiques de catégorisations, à l'instar, par exemple, de la variabilité des échelles de
taille des orteils des humains58. Je me suis intéressée dès lors, non seulement à ce qui est
mesurable ou saillant perceptivement dans les prononciations, mais également aux
processus de catégorisation des locuteurs à partir de leurs prononciations, tout en
essayant de tenir compte qu’en situation réelle les catégorisations d’autrui se fondent
sur un faisceau d’indices langagiers discursifs, lexicaux, phonétiques et non-langagiers.
J’avais un grand nombre de questions de départ. Peut-on construire des profils de
locuteurs qui soient pertinents en interaction ? Peut-on les décrire à l'aide de mesures
acoustiques, de seuils, de taux de récurrence de tel ou tel marqueur, de telle sorte qu’on
puisse catégoriser les accents et quantifier leur degré sur une échelle définie à partir de
critères perceptifs ? Ou bien s'agit-il seulement de profils stéréotypiques, pré-construits,
et susceptibles d'être renégociés dans chaque situation d’interaction, qu'elle soit
authentique ou bien de type expérimental ? Quelle place accorder aux ajustements en
58 On parle de pied « grec, celtique, égyptien … » en fonction de la configuration des tailles des
orteils : mais qui s’en sert pour catégoriser les humains ?
164
interaction (Giles, Coupland, et Coupland 1991), aux mouvements (potentiellement
permanents) d'affiliation ou de désaffiliation des locuteurs ? Quel statut accorder aux
stéréotypes si largement partagés sur l’accent « de banlieue », par exemple sa réputation
d’être agressif ou perçu comme agressif ?
Cela étant dit, mon arrivée sur le terrain n’a pas coïncidé avec le début de la récolte
d’enregistrement et le début de mes études du corpus. Loin de là… J’ai eu besoin d’un
certain temps pour m’insérer dans l’équipe pédagogique et comprendre les enjeux du
module de préparation à Sciences Po pour les enseignant·e·s impliqué·e·s et non-
impliqué·e·s ainsi que pour les élèves qui y participaient et j’ai rapidement remarqué la
circulation des discours entre ce qui se disait dans les médias et en général en dehors du
lycée, et ce qui se disait durant les module de préparation. J’ai également remarqué
autre chose, très rapidement : le fait que les pratiques de prononciation des élèves du
module ne présentaient pas – à quelques exceptions près – les traits décrits notamment
par Fagyal et Lehka-Lemarchand comme spécifiques à l’accent dit « de banlieue ». Cela
m’a incitée à m’intéresser au rôle que peuvent avoir les pratiques de prononciation dans
la construction d’une identité de « bon élève » dans un lycée situé en ZEP et en Seine-
Saint-Denis, aux discours épilinguistiques des élèves, à l’agentivité et aux stratégies
éventuelles de distinction, à l’interaction entre les attentes des enseignant·e·s, les
attentes du jury de Sciences Po – exprimées dans différents discours largement diffusés
– et les attentes des élèves… Tout cela passait par une indispensable étude fine du
contexte, par une étude des enjeux émergeant en situation. Ce n’est que dans un
deuxième temps que je pouvais espérer forger des hypothèses sur la capacité de ces
élèves à mobiliser leurs ressources phonétiques parmi d’autres ressources et sur la
perception par autrui des discours et plus particulièrement des pratiques de
prononciation de ces élèves. Il aurait été aisé de sélectionner quelques échantillons de
parole et de se contenter de monter un test de perception auprès d’un groupe aléatoire
de gens, mais cela n’aurait pas tenu compte de la complexité de ce qui se joue dans des
interactions. Je voulais éviter de tester uniquement des hypothèses issues de mes
lectures sur l’accent dit « de banlieue », hypothèses dont il est impossible de retrouver la
source et dans lesquelles il est impossible de déceler la part d’idéologie qu’elles
véhiculent.
Ainsi, avant de pouvoir étudier une notion fragilisée par des critiques sur son
inconsistance (l’« accent de banlieue »), je me suis attachée à comprendre d’abord mon
terrain et ce que ma position sur ce terrain me permettait d’y voir.
Les discours et les dispositifs visant à faire diminuer les inégalités en France sont
traversés par des courants politiques, philosophiques et militants difficilement
conciliables. Au risque d’en simplifier par trop les termes, on peut tenter de distinguer
les principaux. Le premier place au centre de la réflexion les inégalités économiques et
les déterminismes sociaux, dont dériveraient toutes les inégalités. Ce courant, de
tradition marxiste, produit des critiques virulentes de la notion de « diversité », mais
également des notions de « communauté », de « multiculturalisme » et du paradigme des
discriminations, comme par exemple dans (Michaels 2009), The Trouble with Diversity,
traduit en français en 2009 qui a connu un certain succès dans la mesure où il
rencontrait toute la tradition de critique bourdieusienne (Bourdieu et Wacquant 1998)
sur ces sujets.
165
Un deuxième courant opposé, probablement dominant actuellement, est celui qui
selon Bereni 2009 s’est répandu dans le management et la gestion des entreprises, le
management des grandes écoles (Dardelet, Hervieu-Wane, et Sibieude 2011) et même
dans la publicité selon Kunert et Seurrat 2013. Ce courant étend de manière
consensuelle la notion de diversité à toute sorte de critères - âge, sexe, culture, religion,
origine régionale, handicap etc.- mettant en avant des notions vagues d’ouverture,
richesse, harmonie … d’une manière totalement dépolitisée et occultant les rapports de
pouvoir entre les groupes sociaux. Ce qui est mis en avant ce n’est pas tellement la
justice sociale, mais le fait que la diversité peut augmenter les bénéfices en termes
d’image, en termes d’efficacité, de diversification des compétences, d’ouverture des
élites françaises à l’international, etc. Ce deuxième courant a été diffusé et soutenu
politiquement par N. Sarkozy (2006-2012) et son gouvernement. Un des faits marquants
de ce gouvernement a été de compter en son sein trois femmes ministres dont les
origines immigrées récentes ont systématiquement été mises en avant par elles-mêmes
et par les médias59 : Rachida Dati, ministre de la Justice, Rama Yade, secrétaire d’Etat aux
Affaires étrangères et aux Droits de l’Homme, puis aux Sports, et Fadela Amara,
secrétaire d’Etat chargée de la Politique de la Ville. L’idéologie de la diversité dans cette
version néolibérale vise à accréditer le mythe de l’égalité des chances et de la réussite
individuelle libérée de tout déterminisme social, à travers la mise en valeur de quelques
success stories exceptionnelles ou présentées comme exceptionnelles et largement
réécrites pour les rendre enthousiasmantes. Leur existence permet ensuite,
corolairement, de nier le caractère systémique des discriminations. Ce courant critiqué
en détail pour son conservatisme, sa capacité à miner les bases théoriques des luttes
collectives et à nier les déterminismes sociaux (Eribon 2007; Chollet 2008) n’a cessé
d’alimenter la méfiance de toute une partie de la gauche par rapport à la « diversité ».
Enfin un troisième courant de pensée attesté, tout comme le premier, en sociologie,
philosophie et aussi dans les mouvements sociaux, accorde une place centrale aux
enjeux symboliques, identitaires, à la prise en compte de la construction du vécu et de la
subjectivité, et tente de préserver un contenu politique et subversif de la notion de
« diversité ». Ce dernier courant, se revendiquant souvent de l’influence des post-colonial
studies qui ont émergé au niveau international, rassemble les chercheurs, journalistes ou
activistes qui dénoncent l’ambivalence du modèle républicain d’ « intégration » et les
limites de l’idéologie de l’universalisme à la française. Ce dernier, dénoncé comme un
idéal abstrait contredit par le vécu, devient source d’ethnicisation croissante des
rapports entre individus ce qui nourrit la persistance des « races sociales » et du racisme
(Franchi 2002; Guénif Souilamas 2006; Oberti 2007; Delphy 2008; Boggio Éwanjé-Épée
et Magliani-Belkacem 2012; Tin et Kubiak 2011)… pour n’en citer que quelques uns. En
rupture avec les mouvements syndicaux traditionnels en France et avec les partis de
tradition communiste, on peut inclure dans cette mouvance les Indigènes de la
République, le Conseil Représentatif des Associations Noires de France, les collectifs Les
Mots sont Importants, Féministes pour l’Egalité, MWASI… Ses représentants peuvent
parfois tenir compte à des degrés divers des critiques formulées par ce que j’ai appelé ci-
59 Ce choix n’est pas une obligation pour les ministres : par exemple les origines de Jean-François
Copé, roumaines par son grand père et algériennes par sa mère, ne sont pratiquement jamais thématisées
ni par lui-même, ni par les médias lorsqu’ils analysent ses décisions, sa trajectoire ou ses prises de
position.
166
dessus le premier courant, mais prennent le plus souvent leurs distances avec la gauche
traditionnelle de tradition marxiste et surtout avec l’universalisme ‘à la française’.
Avant la commission de préfiguration d’une Haute Autorité contre les
Discriminations mise en place en 2003 sous la pression des associations politiques60,
avant la Charte de la diversité mise en place au niveau national en 2004 en direction des
entreprises, et bien avant la création du mouvement des Indigènes de la République en
2005, on peut affirmer qu’en 2001, avec son programme volontariste de « diversification
du recrutement social », Sciences Po fait figure de précurseur et, compte tenu de
l’ampleur des débats suscités, également de catalyseur. Pour défendre leur projet, les
concepteurs de la Convention d’Education Prioritaire réussissent à construire une
argumentation qui coupe court aux accusations de « discrimination positive » à
l’américaine, car les élèves éligibles ne doivent satisfaire à aucun critère d’appartenance
ethno-raciale ou même de revenus ; le seul critère à remplir est d’avoir été scolarisés
durant trois ans dans un lycée signataire de la convention. Parallèlement, ils arrivent à
mettre très habilement en avant l’effet de lutte contre l’inégalité économique et de
promotion de la « diversité » à Sciences Po grâce à ce programme, dans la mesure où il
concerne des établissements situés en zone dite « sensible » qui, de fait, accueillent
majoritairement des enfants de familles à faible revenu et bien souvent issus de
l’immigration récente.
Ces thèmes sont au cœur des discours tenus par les concepteurs de la Convention
d’Education Prioritaire à Sciences Po et ils reviennent régulièrement sous la plume des
journalistes, personnalités politiques et chercheurs qui en parlent dans les médias. Ils
représentent des prédiscours (Paveau 2006) dont on trouve, bien évidemment, des
traces fréquentes dans les discussions entre enseignants impliqués dans les lycées
partenaires, ou encore dans les débats avec les élèves concernés.
60 Celle-ci avait préparé la création de la HALDE (Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations
et pour l’Egalité), autorité indépendante de 2005 à 2011 ; depuis 2011 elle a rejoint le domaine de
compétence du Défenseur des droits.
61 La première année les polémiques étaient fortes, les candidatures peu nombreuses et les
membres du jury étaient très connus ; au fur et à mesure que la Convention s’installait, les candidatures
ont été de plus en plus nombreuses, les jurys ont été élargis (et limités à trois membres), et les temps de
passage devant le jury ont été réduits (de 40 minutes à 20 minutes environ).
167
pouvoir signer une convention avec l’Institut d’Etudes Politiques. Pour que
l’établissement scolaire soit éligible, il doit remplir un certain nombre de conditions :
(site IEP 2001). Il ne s’agit pas toujours d’établissement classés en ZEP (Zone
d’Education Prioritaire) car Sciences Po a tenu compte de la diversité des stratégies
régionales en France dans ce domaine ; le but était d’éviter d’exclure des établissements
ayant des profils similaires simplement en raison du non classement ZEP dans leur
académie, et par ailleurs d’assurer le meilleur maillage possible du territoire français,
DOM-TOM y compris. Pour la première année de la convention il y avait seulement sept
lycées partenaires, mais leur nombre n’a cessé de croitre pour dépasser actuellement la
centaine.
Une fois la convention signée, chaque lycée désigne un ou une responsable de la
correspondance avec Sciences Po et de l’animation de l’atelier hebdomadaire, de deux
heures, de préparation au concours. Il est prévu que l’enseignant correspondant
bénéficie d’une décharge horaire pour l’animation de l’atelier de préparation et le suivi
de la logistique administrative (dossiers d’élèves à remplir, à centraliser, à envoyer,
documentation à lire, etc.) mais il arrive souvent que cette décharge ne couvre même
pas les deux heures de l’atelier. En outre, généralement ce n’est pas une seule personne
qui prend en charge le programme mais une petite équipe pluridisciplinaire
d’enseignant·e·s volontaires (sciences économiques et sociales, histoire-géographie,
langues vivantes, français…) et au final leur implication est assez largement bénévole ou
très peu reconnue dans leur service.
Ce n’est qu’après la signature de la convention et après la mise en place de l’équipe
pédagogique que le processus de sélection peut s’enclencher pour les élèves. Du côté de
ces derniers, la première phase éliminatoire dépend de leur accès à l’information sur
l’existence de la convention dans leur lycée et sur la possibilité de s’inscrire à l’atelier de
préparation en début d’année de classe terminale (l’année du baccalauréat). Certains
élèves, minoritaires, dont les familles sont très mobilisées sur la réussite scolaire et qui
en plus connaissent bien le système d’enseignement supérieur français, ont appris, avant
de s’inscrire au lycée, l’existence de la convention et leur choix de l’établissement
scolaire a parfois même été déterminé précisément par cette opportunité. Mais pour la
plupart, le rôle des enseignants est crucial car ce n’est que par eux qu’ils peuvent avoir
accès à ces informations. Ceux-ci ne se contentent pas de diffuser l’information brute
une fois aux élèves de première et une fois au tout début de l’année de terminale, car
cela ne suffirait pas pour susciter véritablement leur intérêt. Les enseignants répètent et
développent avec insistance les informations auprès des élèves qu’ils ont repérés
comme pouvant correspondre au profil recherché par Sciences Po ou pouvant être
intéressés par ce concours. Les témoignages des élèves admis concordent souvent sur ce
point : ceux rapportés par Delhay (2006), par Oberti, Sanselme, et Voisin 2009, comme
ceux que j’ai moi-même recueillis. Nombreux sont ceux qui racontent, avec
reconnaissance, comment un ou une enseignant-e a longtemps essayé de les convaincre
que ce projet pourrait être le leur, à une époque où eux-mêmes et leurs familles
ignoraient tout de l’existence même de Sciences Po, ainsi que de l’existence du système
des « grandes écoles » et des classes préparatoires.
Les élèves qui franchissent cette première étape s’inscrivent à l’atelier
hebdomadaire pour préparer le concours, ce qui impliquera de leur part, bien entendu,
une surcharge de travail en parallèle avec leur préparation du baccalauréat. Durant cet
atelier de préparation, les candidats et candidates suivront quelques cours dits
« d’ouverture au monde » sur la presse et l’histoire contemporaine et vont surtout être
incités à s’intéresser à l’actualité politique, économique et culturelle grâce à des sorties
168
et des séances animées par divers intervenants. Le dispositif de concours prévoit qu’ils
doivent choisir à la fin du premier semestre, individuellement, un sujet qu’ils auront à
approfondir dans un dossier écrit comportant une revue de presse, une synthèse et une
note de réflexion personnelle. Le sujet doit être actuel et avoir été traité dans la presse
française et internationale durant une assez courte période fixée par Sciences Po chaque
année, de manière à éviter les éventuelles reprises d’anciens sujets d’une année sur
l’autre. Chaque élève est libre de choisir son sujet mais les enseignants accompagnateurs
attirent l’attention sur l’importance stratégique, pour la suite du concours, de ce sujet à
approfondir. L’ensemble du dossier rédigé doit être prêt avant la fin du deuxième
trimestre. Bien entendu, pour certain·e·s élèves la tâche s’avère plus lourde que prévu et
l’atelier enregistre assez rapidement un certain nombre d’abandons. A titre d’exemple,
dans le lycée où j’ai mené mes recherches, une trentaine d’élèves (parfois un peu plus,
parfois un peu moins) s’inscrit à l’atelier en début d’année dont 13 à 17 iront jusqu’au
bout du deuxième trimestre, c’est-à-dire jusqu’à la remise du dossier au jury de sélection
interne du lycée.
Celles et ceux qui parviennent à rendre à temps leur dossier seront inscrits à
l’épreuve dite « d’admissibilité », que Sciences Po délègue à chaque établissement. Cette
épreuve consiste en un examen oral d’une quarantaine de minutes devant un jury
composé du proviseur ou de la proviseure ainsi que d’une équipe d’enseignants qui ont
ou n’ont pas eu les candidats dans leurs classes durant leurs trois années de lycée, et
parfois de quelques membres extérieurs. J’ai moi-même participé à tous les jurys
d’admissibilité durant les sept années de mon observation participante. Les élèves
doivent présenter oralement leur dossier, sur le sujet qu’ils ont choisi, durant une
vingtaine de minutes et doivent ensuite répondre à des questions diverses de la part du
jury sur des aspects qu’ils n’ont pas eu le temps ou qu’ils n’ont pas pensé développer
durant leur présentation. L’épreuve est vécue comme étant très difficile, car le cadre est
assez formel, le jury est nombreux et intimidant (de six à douze personnes durant les
séances auxquelles j’ai assisté), le temps de présentation autonome est relativement
long par rapport à leurs habitudes d’exposé. En outre, les questions sont souvent
inattendues et nécessitent une concentration maintenue après l’exposé, si bien que les
élèves sortent généralement épuisé·e·s de la salle où se déroule cette épreuve.
Certain·e·s ont du mal à organiser un exposé d’une vingtaine de minutes et finissent bien
avant, certain·e·s ont très bien préparé et chronométré leur exposé mais ont du mal à
répondre aux questions qui leur demandent d’approfondir leur réflexion et de connecter
leurs connaissances parfois peu articulées entre elles ; d’autres réussissent haut la main.
Les membres du jury d’admissibilité remplissent des fiches sur la prestation de
chaque élève, organisées selon quatre rubriques : 1/ Maîtrise de l’expression orale, 2/
Qualités de discernement et de raisonnement, curiosité intellectuelle, capacité d’écoute, 3/
Maîtrise de l’écrit, 4/ Appréciation d’ensemble. Toutes ces remarques seront synthétisées
sur une seule fiche par le/la responsable du projet Sciences Po du lycée qui sera remise
individuellement à chaque candidat-e, quel que soit son résultat à l’épreuve. Seules les
fiches des élèves déclarés admissibles à l’issue de cette étape seront conservées pour le
dossier qui sera transmis à Sciences Po.
Dès son annonce en 2000, la Convention d’éducation prioritaire a suscité des
réactions enthousiastes, mais aussi critiques voire des réactions outrées. Il est vrai que
l’établissement a toujours bénéficié d’un traitement médiatique hors du commun, que
169
certains, comme A. Garrigou par exemple dans un article du Monde Diplomatique62, ont
mis en relation avec le « système de connivences entre les milieux de l’économie, de la
politique, du journalisme, du sondage et d’autres ». Sciences Po n’a pas négligé de mettre
en place, d’emblée, une cellule de pilotage qui assurait la communication autour de la
convention CEP et servait parfois d’intermédiaire entre la presse et les élèves admis par
cette filière de sélection.
Le responsable de ce projet en 2001 était Cyril Delhay, chargé de mission dès
l’étape de préfiguration par Richard Descoings, le très médiatique directeur de l’époque
de l’IEP Paris. Delhay a joué un rôle important à la fois pour assurer le succès de ce
projet et sa médiatisation, par divers canaux y compris par la publication d’un ouvrage,
quelques années plus tard, Promotion ZEP. Des quartiers à Sciences Po (2006) où il
expose son point de vue sur la genèse et les débuts de la convention d’éducation
prioritaire et brosse le portrait de quelques élèves admis. Cet ouvrage est intéressant
dans la mesure où il consigne les difficultés et les étapes de l’ouverture de cette nouvelle
filière de sélection. Mais, compte tenu du statut de son auteur au cœur du dispositif, il est
surtout intéressant parce qu’il nous renseigne sur l’idéologie sous-jacente de ce
programme de manière plus riche que le site officiel de Sciences Po ou les interviews
accordées à la presse. Par exemple, le début de son ouvrage pose d’emblée la thèse
défendue, étayée par un remarquable bilan d’étape en termes de chiffres : selon Delhay,
Sciences Po a accompli une véritable révolution en agissant à contre-courant, dans un
contexte farouchement hostile. Sa réussite au bout de six années mérite un
retentissement national. Voici le début de l’avant-propos :
L’ascenseur social marche. Je l’ai vu fonctionner. Entre plusieurs dizaines de lycées des
quartiers défavorisés ou des campagnes isolées et Sciences Po. Deux-cents soixante-quatre
élèves admis en six ans dans le prestigieux Institut d’études politiques de Paris, dans le cadre
des Conventions d’éducation prioritaire (CEP). Eté 2006. Les premiers diplômés. Les premiers
contrats d’embauche signés. […]
Il a fallu quelques petits riens pour que Sciences Po imagine ce que personne n’avait osé
penser. Je raconte l’histoire de ces petits riens qui ont tout bouleversé. […]
J’ai eu la chance d’être chargé dans un même temps, par Richard Descoings, directeur de
Sciences Po, d’une mission de dynamitage des remparts socioculturels. […] une action
modeste par le nombre d’individus qu’elle touche mais explosive par nature. (Delhay : 2006)
Delhay raconte dans son ouvrage les prémisses de la Convention, les réticences
qu’elle a rencontrées au début au sein du corps enseignant dans les lycées, au sein des
grandes écoles, parmi certaines personnalités politiques et parmi les syndicats
étudiants ; le plus farouchement opposé ayant été au final l’UNI, syndicat situé très à
droite, qui allait continuer à faire campagne contre cette convention à l’intérieur de
Sciences Po même après l’admission de la première promotion d’élèves. Il raconte
également les détails du lancement du projet ayant nécessité un vote au parlement pour
ratifier les changements des modalités du concours, sa réception dans la presse. La
seconde partie de son ouvrage se fait l’écho de longs et nombreux témoignages d’élèves
62 Une petite trentaine d’articles sont parus en 2001 dans la presse écrite archivée dans la base de
données Factiva. Selon le décompte de Garrigou publié dans un article du Monde Diplomatique en
novembre 2006, « en juillet 2006, plus de deux cents articles avaient été publiés dans la presse écrite, dont
cinquante-trois dans Le Monde, quarante-neuf dans Le Figaro, quarante-trois dans Les Echos, trente-cinq
dans Libération, seize dans Le Point, treize dans L’Express. »
170
admis, pour lesquels il est impossible de savoir s’il s’agit de transcriptions d’entretiens
ou de réécritures fondées sur les notes ou les souvenirs de Delhay, de manière à ce que
les lecteurs puissent mesurer aisément le caractère hors du commun des trajectoires de
ces élèves. En revanche, il ne s’attarde pas de manière explicite sur les objectifs du
projet, sur ses postulats, ou sur les retombées espérées. Lorsqu’il parle, dès son avant-
propos, de « ce que personne n’avait osé penser » et de « dynamitage des remparts
socioculturels » (p.12), la référence reste allusive et sujette à diverses interprétations.
Difficile de savoir s’il s’agit simplement du fait que des élèves de milieux populaires
puissent accéder à une école publique d’élite, et si le simple fait d’en amener quelques
uns suffit pour dynamiter les remparts socioculturels. Ou bien s’il s’agit du fait de montrer
qu’en court-circuitant le processus de sélection intrinsèquement discriminatoire, les
élèves ainsi admis réussissent comme les autres ; ou encore du fait que la réussite d’un
tel dispositif puisse être interprétée comme une petite démonstration pratique et
concrète du caractère fictif de la méritocratie républicaine…
L’IEP a mis en avant, dès son premier communiqué de presse sur la Convention
CEP, qu’il entendait lever, pour les élèves qui allaient être admis, quatre types
d’obstacles qui les empêcheraient d’accéder autrement à l’enseignement d’élite : le
contenu du concours, construit pour les élèves venant d’un environnement
« socioculturel ou socioprofessionnel initié », le manque d’information sur ces filières,
l’auto-censure et les difficultés à financer des études longues. Rien n’est dit sur les
bénéfices visés pour la masse des lycéens des zones sensibles, qui ne seraient pas
concernés par cette sélection. Delhay (2006) évoque clairement ce sujet dès les
premières phrases de son avant-propos (« En quoi cette expérience réussie pourrait-elle
être utile à d’autres ? Cette question, tous ceux qui ont participé à l’incroyable aventure de
cette réforme se la sont posée. ») mais se garde bien d’avancer, au final, la moindre
hypothèse concrète allant dans ce sens, se contentant simplement de citer quelques
suggestions formulées par des élèves admis par la CEP. Cela reste entièrement à
explorer, et intéresse en fait au plus haut point les enseignant·e·s impliqué·e·s dans cette
convention.
Une dernière question, cruciale, fait l’objet de très peu de lignes dans les
communiqués de Sciences Po : pourquoi avoir retenu l’entretien oral comme épreuve
finale de sélection, et quels doivent être les critères permettant de départager les
candidats ? Delhay (2006) donne un peu plus de détails, sans pour autant être très
explicite et sans développer le sujet. Le choix de l’oral semble lié d’une part à la faiblesse
des compétences écrites censée caractériser les élèves des milieux populaires et d’autre
part au souhait de Sciences Po de repérer des personnalités plutôt « atypiques » (op.cit :
pp. 22,36) et « à haut potentiel » (idem :36) plutôt que de valider l’accumulation d’un
savoir scolaire.
Delhay insiste à différentes reprises sur leur ignorance, sur leur manque de culture
générale et de savoir abstrait, quitte à grossir parfois un peu le trait lorsqu’il évoque la
désinvolture des lycéens confrontés aux membres du jury de l’oral de Sciences Po
(« Pouvaient-ils connaître l’académicien qui présidait la commission ? Savaient-ils même
ce qu’était un académicien ? » idem :19) pour nous expliquer quelques dizaines de pages
plus loin, au détour d’un paragraphe, (idem :110,117), que les élèves recevaient avant
d’entrer à l’oral un document avec le parcours des membres de leur jury et qu’ils en
étaient très fortement impressionnés. Par ailleurs, comme dans les communiqués
officiels de Sciences Po, on retrouve à plusieurs reprises le mot « potentiel » pour
caractériser les lycéens des ZEP, censés être particulièrement « débrouillards et
171
créatifs », qualités qu’ils sont capables de montrer davantage à l’oral qu’à l’écrit, trop
empreint de normes académiques.
Quant aux critères de sélection, Delhay qualifie les jurys de « jardinier des
talents »63 (idem :24) et indique que
Le lycée classé en ZEP où j’ai mené mon étude de terrain se situe dans la périphérie
populaire de la région parisienne. C’est un grand lycée général et technologique,
accueillant plus de 1800 élèves, qui a signé la convention CEP avec Sciences Po dès 2002.
Mon observation s’est déroulée à partir du printemps 2006 et jusqu’à l’été 2013, ce qui
m’a permis de rencontrer une dizaine d’enseignants et enseignantes de différentes
matières impliqué·e·s à tour de rôle dans l’encadrement du module de préparation au
63 Dans le même sens, Hakim Hallouch, le responsable de la convention, déclare à l’AFP en juillet 2012 :
«Il n'y a pas d'objectif chiffré car on ne veut pas entrer dans une logique de quota. Nous sommes dans une
logique de recruteurs, comme une entreprise qui chercherait à attirer les meilleurs talents». Il était interrogé sur
le nombre de candidats retenus chaque année.
172
concours, certain·e·s pendant trois ou quatre ans, d’autres pendant toute la période.
Entre 2006 et 2013, une centaine d’élèves ont passé l’épreuve d’admissibilité organisée
annuellement à la fin du deuxième trimestre. Parmi eux, 59 ont été déclarés admissibles
pour la poursuite du concours et 27 ont été admis au final à Sciences Po durant cette
période.
Mon accès dans cet établissement a été facilité par les contacts personnels que
j’avais eus auparavant avec deux enseignants, lors de débats, réunions ou formations en
relation avec les activités d’associations politiques contre les discriminations et les
inégalités. Animant moi-même parfois des débats dans le domaine de l’éducation civique
dans des établissements scolaires de la région parisienne, j’étais confrontée de près,
avant 2005, à l’expression du sentiment d’exclusion par les lycéens et lycéennes des
zones dites « sensibles », plus exactement des zones où les familles pauvres issues de
l’immigration post-coloniale sont majoritaires. Les violentes émeutes de la fin 2005
(voir par exemple Mauger 2006 qui analyse ces phénomènes urbains comme des
révoltes proto-politiques) ont contribué à ma décision d’approfondir mes connaissances
sur ce terrain et de m’y investir davantage, en tant que chercheuse et non plus en tant
que militante. C’est en tant qu’enseignante-chercheuse que j’ai obtenu l’autorisation du
proviseur pour participer à l’encadrement du module de préparation à Sciences Po, et
c’est avec cette identité que j’ai été présentée aux collègues enseignant·e·s que je ne
connaissais pas ainsi qu’aux élèves. Comme j’avais fait le choix de la méthode de
l’observation participante comme mode d’entrée sur le terrain j’ai donc participé
réellement aux différentes tâches d’accompagnement des élèves. J’ai souvent rempli les
mêmes tâches que d’autres collègues du lycée qui intervenaient plus ou moins
régulièrement, de manière complémentaire par rapport aux deux enseignants « pivots »
qui étaient, quant à eux, présents toutes les semaines. Ainsi, durant les deux premières
années de mes recherches sur ce terrain, j’ai assisté régulièrement aux séances assurées
par d’autres collègues durant le premier trimestre et j’en ai moi-même assuré une
consacrée à la sociophonétique et à l’accent social en français [doc 13]. J’ai ensuite
participé à l’accompagnement personnalisé des élèves qui préparaient leur dossier de
presse durant le deuxième trimestre, aux jurys des épreuves d’admissibilité et enfin à
l’accompagnement personnalisé, aux débats, oraux blancs, autoscopies64, présentations
de soi, et autres exercices d’entrainement organisés durant les séances du dernier
trimestre pour les élèves déclarés admissibles, et également à quelques sorties
culturelles. Progressivement et assez rapidement, l’approche ethnographique de mon
terrain a pris plus d’importance et j’ai commencé à passer plus de temps avec certain·e·s
collègues enseignant·e·s : trajets communs en bus, discussions autour d’un café, parfois
d’un repas, échanges de courriers électroniques sur divers sujets, visites aux domiciles
des uns et des autres etc.
C’est mon identité d’enseignante qui a surtout été mobilisée dans mes interactions
au fil du temps. Ma pratique partagée des codes de sociabilité des enseignants ainsi que
mes routines interactionnelles acquises durant l’exercice de mon métier ont été pour
moi des ressources précieuses qui ont facilité l’entrée dans l’équipe et m’ont permis
d’être reconnue comme telle par les élèves. Certes, le fait que je ne donne pas d’autres
cours dans le lycée et que je ne sois pas amenée à noter par ailleurs les élèves, que je ne
64 Exercice pratiqué par Sciences Po et fortement suggéré aux équipes qui encadrent les modules de
préparation ; il consiste à réaliser un enregistrement vidéo d’une réponse orale d’un élève et à analyser
ensuite avec lui/elle le film. L’autoscopie peut être réalisée individuellement ou en petit groupe.
173
sois pas au courant de toute l’actualité du lycée ou que je n’y sois pas joignable un autre
jour de la semaine, en dehors du module, faisait que j’ai toujours conservé une position
perçue comme quelque peu extérieure ; mais la complicité croissante due à la richesse
de mes échanges avec les autres collègues a rapidement fait diminuer cette distance,
pour le moins aux yeux des élèves.
Après les deux premières années de mon terrain, (2006-2008) j’ai participé de
manière beaucoup plus sporadique aux séances des deux premiers trimestres, tout en
assurant chaque année une séance de sensibilisation à la sociophonétique et en
participant aux jurys d’admissibilité ; en revanche, je n’ai pas cessé de prendre part très
activement aux séances du troisième trimestre réservées aux six à huit élèves déclarés
admissibles, jusqu’en 2013.
Le matériel qui me servira de corpus actif pour cette étude est constitué d’un grand
nombre d’enregistrements (audio ou vidéo) des élèves admissibles lors des séances
d’entrainement à des exercices oraux divers, ainsi que d’entretiens avec quelques-un·e·s
de ces élèves et avec les enseignant·e·s les plus impliqué·e·s, enregistré·e·s durant ma
deuxième année de recherche. A ce corpus d’enregistrements s’ajoutent quelques
dizaines de questionnaires par écrit sur les représentations des élèves concernant leurs
pratiques langagières, distribués en début d’année auprès des quatre premières
promotions du module, un corpus de courriers électroniques d’information envoyés par
l’enseignant référent au sujet de ce concours interne du lycée, ainsi que mon propre
journal de bord contenant mes notes prises au retour de chaque déplacement sur ce
terrain, et mes annotations sur les prononciations des élèves, fondées sur mon écoute et
prises en temps réel durant les épreuves d’admissibilité.
Mais l’analyse de ce matériel serait très drastiquement appauvrie si elle ne prenait
pas en compte ma connaissance du contexte nourrie précisément par toutes les séances
que je n’ai pas pu enregistrer65, par mes échanges informels notamment avec les
collègues enseignant·e·s, parfois avec les élèves, mais aussi par les articles qui
paraissaient dans la presse ou par les émissions sur Sciences Po et qui alimentaient nos
débats.
Du fait de ma position sur ce terrain, les discours que j’ai pu recueillir et l’éclairage
que je peux en donner sont directement configurés et co-construits par ma posture
d’enseignante. J’aurais très certainement recueilli des discours différents, en grande
partie, si j’avais mené cette enquête lorsque j’étais étudiante. C’est donc le point de vue
des enseignants qui m’a servi de guide dans cette recherche, c’est ce point de vue que je
tente d’approfondir, de comprendre, d’analyser, et c’est ce point de vue que je prends
comme repère lorsque j’effectue le nécessaire travail de distanciation pour mes
analyses. Les discours des élèves auxquels j’ai eu accès sont des discours adressés aux
enseignants, que ce soit leurs propres enseignants, dont moi-même, ou bien ceux de
Sciences Po, tels qu’ils se les imaginent lors des séances d’entrainement à l’oral. Je n’ai
pas eu accès aux discours des élèves adressés à leurs pairs, ni aux discours de leurs
familles. Ces volets, qui seraient intéressants pour une enquête sociologique, ne sont
donc pas présents dans mon enquête. Je focalise mon attention sur les pratiques
langagières des lycéens au sein de l’institution : ils sont donc en interaction avec
l’institution qui a comme mission de les former, y compris en matière de compétences
langagières, et qui a également le pouvoir de les évaluer et sanctionner.
65 A commencer par les épreuves éliminatoires d’admissibilité qui ne pouvaient pas être
enregistrées pour des raisons évidentes de confidentialité et de risque de contestations des résultats.
174
Pratiques de prononciation, pratiques discursives et construction
identitaire des élèves
175
Cela dit, Delhay (2006) explicite dans son livre le fait que 15 à 20% des élèves
admis sont des « bourgeois de la ZEP », des enfants de « classes moyennes plus ou moins
aisées qui ont résisté à l’évitement de la carte scolaire » (op.cit. : 163) et s’en félicite car
selon lui ces élèves sont « le chainon manquant » qui assure « un lien indispensable, et
aussi rare que précieux, dans la société française cloisonnée » (idem).
Il s’avère, au-delà des macro-catégories statistiques préétablies par les
sociologues, que les profils, les aspirations et les trajectoires des élèves, admissibles ou
admis, sont d’une extrême diversité, comme j’ai pu les constater à travers mes
observations réunies. Tous et toutes effectuent, à l’aide des enseignant·e·s qui co-
construisent une véritable complicité, un parcours idéologique et discursif pour se
rapprocher de ce qu’ils/elles pensent être les attentes de Sciences Po. Les discours qui
participent de ce parcours me semblent intéressants à analyser de près, entre autres
parce qu’ils permettent d’appréhender les chemins de la réussite rendus possibles par
ce dispositif de sélection.
Il va de soi que tous ne partent pas du même niveau d’adéquation avec les attentes
du concours, au demeurant bien difficiles à cerner. Mais tous se confrontent avec le
même environnement au lycée et le même discours général ambiant, ce qui les oblige à
se construire des identités complexes. D’un côté leurs pairs du lycée les rejettent en
général, les appellent « les bouffons » et de l’autre côté les adultes extérieurs à la
banlieue les assimilent aux stéréotypes négatifs attachés aux « jeunes des cités » :
turbulents, ignorants, agressifs, peu subtiles… Ces élèves s’attendent donc à un rejet de
la part de leurs futurs pairs de Sciences Po : dans les entretiens, ils redoutent, en cas
d’admission, l’hostilité de leurs futurs collègues et le décalage culturel et financier.
Leurs craintes ne sont pas totalement injustifiées, car malgré une intégration
globalement réussie, la première promotion CEP de Sciences Po racontait, dans des
témoignages lors d’un bilan public organisé en janvier 2009, que les autres élèves les
avaient tout de suite surnommés les « zépreux », mot valise entre « ZEP » et
« lépreux »66. Ce mot est intéressant dans la mesure où il sanctionne clairement l’identité
hybride, improbable (élève de ZEP qui n’est pas à sa place dans une grande école),
rejetée par la majorité ; il permet aussi de pointer l’absence de mot ou de syntagme qui
puisse désigner de façon collective et positive ce groupe67.
Une partie de mes analyses a donné lieu à quelques publications sur ce sujet :
[doc 11] Sortir de ‘son’ territoire en périphérie parisienne : un mouvement
géographique, langagier et idéologique,
Je montre, à travers quelques exemples d’élèves admis, comment les candidats et
candidates qui réussissent le concours sont amenés à former tout d’abord un projet de
sortie du territoire (du lycée de périphérie vers la grande école parisienne) et une
ambition sociale. Ceci les incite à mettre en conformité leur idéologie et leurs ressources
langagières avec ce projet. Le jury de Sciences Po arrive à un moment du parcours déjà
bien lancé pour valider ce mouvement langagier et discursif, en décidant d’accorder (ou
non) l’admission dans un nouveau territoire géographique et social.
66 Troublante coïncidence avec le mot lepers (lépreux) créé en Californie pour désigner des élèves
chicanos orientés dans la filière LEP (Limited English proficiency) et rapporté par Mendoza-Denton 2008,
p.33.
67 D’ailleurs ce « groupe » ne revendique pas automatiquement une identité collective ; dans les
témoignages spontanés que j’ai notés, Leïla, une élève diplômée de Science Po m’a dit qu’elle ne précisait
jamais sur ses CV qu’elle avait été sélectionnée grâce à la CEP.
176
[doc 15] Structures de rectifications en dialogue (interactions profs-élèves),
L'article se propose d'analyser en détail un dialogue professeurs - élèves dans un
contexte d'entrainement aux épreuves orales (oral blanc filmé pour être analysé avec les
élèves). Les interlocuteurs sont d'un côté les candidat·e·s, qui s'entrainent à mener un
débat sur des sujets politiques, et de l'autre côté leurs enseignant·e·s qui jouent le rôle
du jury de Sciences Po tel qu'ils se l'imaginent. L’analyse met en évidence les
mécanismes de la rectification négociée dans un dialogue et la construction
dissymétrique d'un consensus. L’extrait qui sert d'exemple et porte sur la définition du
mot "racisme" ; la négociation s’avère particulièrement longue et complexe, et implique
plusieurs enseignant·e·s et plusieurs élèves. La rectification initiale est demandée par un
enseignant, qui n’admet pas que le racisme puisse accepter une gradation (« un peu
raciste » / « vraiment raciste ») et que sa définition donnée par les élèves rejette tout
besoin de faire appel au concept de race ; la définition des enseignant·e·s finit par être
imposée autoritairement, malgré la forme dialogale de l’interaction, par un forçage du
consensus, conjoncturel et fragile.
[doc 33] Se construire comme candidat à une Grande Ecole quand on vit en banlieue
populaire parisienne et [doc 12] Emergence du discours politique des jeunes lycéens dans
et par le dispositif de la convention « éducation prioritaire » de l’IEP
Ces deux articles se focalisent sur le processus de construction du positionnement
idéologique des élèves qui préparent leur candidature à l’IEP dans le lycée où
j’interviens. Je mets en avant l’intérêt d’étudier à la fois les discours individuels, situés,
mais aussi la manière dont la "Convention Education Prioritaire" configure les pratiques
discursives des élèves et des enseignant·e·s.
Plusieurs extraits d’interactions profs-élèves enregistrées sont analysés de près,
notamment en mettant en regard deux élèves, Ali et André, aux trajectoires différentes
et aux positionnements identitaires différents. Dans le cas d’Ali, perçu comme un jeune
d’origine maghrébine, l’analyse met en évidence le processus de racisation discursive de
l’élève candidat68, qui amène celui-ci à se conformer à une assignation identitaire
restreignant fortement sa puissance d’agir. La conclusion insiste sur l’apport central de
l’ethnographie à la compréhension des tensions sociales et questionne la performativité
des discours involontairement identitaires des enseignant·e·s impliqué·e·s dans des
dispositifs de politique anti-discriminations.
Les observations conduisent par ailleurs à questionner l'action concrète d'un
dispositif politique pour l'égalité tel que la Convention Education Prioritaire.
Le point de départ de cette étude est constitué par une observation générale : les
candidats et candidates à ce concours adoptent des pratiques de prononciation en
français qui ne correspondent pratiquement jamais à ce qui est décrit dans la littérature
comme l’ « accent de banlieue ». Outre la déconstruction plus générale de la notion
d’accent territorial, il est intéressant de mettre en lien, en détail, les pratiques de
prononciation des élèves (admissibles et admis) avec leurs discours. Durant mes années
sur ce terrain j’ai eu l’occasion de recueillir des discours de présentation de soi qui
peuvent apporter une compréhension générale des « personae » que ces élèves se
construisent, avec plus ou moins de cohérence par rapport à leurs pratiques
observables ; parfois, surtout au début, j’ai également sollicité directement des discours
sur les pratiques langagières des élèves du lycée, en général. Ces entretiens ont mis en
lumière des positionnements politiques différents, notamment par rapport à ce spectre
de l’ « accent de banlieue » ou du « parler banlieue », ou plus généralement de la figure
médiatique repoussoir du « jeune-de-banlieue » que ces élèves ne peuvent pas se
permettre d’ignorer.
En fonction de leurs trajectoires et de leurs ambitions, les élèves construisent
parfois des discours de rejet de cette figure repoussoir, parfois des discours ambivalents
– oscillant entre le devoir de solidarité et la volonté de sortir du lot – et parfois des
discours nettement solidaires, prônant le caractère performatif, fluide et ludique des
pratiques qui sont généralement perçues comme stigmatisantes. [analyse en cours,
publication en préparation]. Ces observations me conduisent à remettre en question la
catégorisation d’un certain nombre de pratiques de prononciation en tant que « accent »
dit de banlieue et à privilégier une catégorisation en tant que style indexant un certain
rapport à l’école et aux contre-cultures locales..
En complément, afin d'étayer mes hypothèses sur les perceptions socialement
partagées des prononciations, j'ai mené des tests de perception des échantillons de
parole des élèves-candidats, auprès de groupes d'étudiant·e·s en master de lettres et de
leur entourage proche. Les résultats sont exposés et comparés à d'autres tests de
perception, autour d'échantillons de parole produits par des journalistes ou autres
locuteurs reconnus comme légitimes [doc 06].
179
développer le domaine de la sociophonétique, ouvrir les sciences phonétiques non
seulement aux apports des progrès techniques – comme cela a toujours été fait – mais
également aux apports théoriques des autres sciences humaines, car cette jonction ne
s’est pas faite véritablement pour le moment.
Les pratiques de prononciation et les enjeux sociaux qui y sont liés peuvent
constituer un objet d'études pour différentes sciences humaines, en dehors de la
(socio)phonétique : la sociologie, les sciences de l'éducation, de la communication, les
sciences politiques, l’anthropologie. Il me semble que le moment est venu de multiplier
les dialogues inter- et transdisciplinaires sur des objets traditionnellement étudiés en
phonétique. Le fait que les travaux de Gasquet-Cyrus 2012 sur les discriminations à
l'accent ou ceux de Blanchet 2016 sur la glottophobie puissent susciter des échos dans
les médias montre que ces enjeux peuvent être perçus et analysés à l'extérieur des
universités et des laboratoires de recherche. Lippi-Green 1997 avait déjà essayé de
porter ce type de débats aux Etats-Unis, autour des prononciations de l'anglais.
180
faussement nouvelles, insuffisamment informées par les savoirs pointus élaborés
précédemment, au moins dans un premier temps.
Pour ma part, je pense que nous avons besoin d'alterner ces démarches en fonction
des objets d'étude et des questions de recherche que nous construisons. La
comparabilité des résultats est un domaine de recherche en soi, mais les écueils
théoriques de la comparabilité ne doivent pas nous dissuader, de manière absolue, à
tenter de répliquer certaines études ou à mettre en parallèle des résultats obtenus par
des méthodes diverses. Par ailleurs même si l'approche transdisciplinaire peut s'avérer
superficielle dans un premier temps, elle me semble une voie très prometteuse pour
renouveler le regard qu'on pose sur des objets de recherche construits par une longue
tradition monodisciplinaire.
Corolairement, l'adoption de méthodes mixtes de recherche fait son chemin de
plus en plus dans les pratiques des chercheurs et chercheuses en sciences humaines. Il
n'est pas souhaitable, selon moi, de réduire la notion de méthodes mixtes à la simple
complémentarité des approches quantitatives, qui connaissent un grand essor depuis
l'arrivée des très grandes bases de données langagières écrites ou orales, et des
approches qualitatives, analyses d'interactions écologiques ou d'entretiens, corpus
situés construits sur divers terrains. J'entends par méthodes mixtes à la fois les
protocoles d'enquête combinant analyse quantitative et qualitative, mais aussi les
approches inter- et transdisciplinaires d'un objet de recherche, incluant la confrontation
des conclusions produites par des études menées selon des postulats différents, autour
d'objets de recherche similaires ou comparables. Dans le cas qui nous intéresse ici, cela
revient à construire la prononciation en général comme un domaine de recherche : le
domaine des études sur la prononciation, « pronunciation studies ».
Je souscris au point de vue de Teddlie et Tashakkori sur les deux aspects
définitoires des méthodes mixtes de recherche :
- 1. Rejection of the either-or at all levels of the research process, which leads to
methodological eclectism
- 2. Subscription to the iterative, cyclical approach to research.
Fully integrated Mixed Methods in Research mixes top-down deductive and bottom-up
inductive processes in the same study, using both confirmatory and exploratory research
questions in a search for relatioships between entities, the processes that underlie these
relationships, and the context of these occurrences. [Tashakkori & Teddlie, 2010, pp.16-17]
181
de cas, ou l’impossibilité de comprendre les nuances à travers les grandes études
quantitatives par une réflexion constante sur la transférabilité des résultats de toute
étude.
Dans sa recherche construite selon un design mixte, Arnold 2015b formule de
manière très concise l’avantage de combiner analyse acoustique, analyse perceptive et
analyse ethnographique des discours :
Il nous paraît difficile, voire vain, de chercher à déterminer si le domaine désigné par le mot
sociophonétique représente un nouveau champ d’investigation, ayant forgé des méthodes de
recherche qui lui sont spécifiques, ou si sa nouveauté est en quelque sorte performative,
résultant de la proclamation d’une coupure symbolique dans une évolution continue et à long
terme des questionnements sur la variabilité des prononciations et les changements
linguistiques. Comme il nous est impossible de donner ici un aperçu complet des enjeux et
méthodes de la Sociophonétique actuelle (nous renvoyons pour cela aux manuels), nous
préférons insister sur les apports de domaines dont le développement est récent et encore
insuffisamment exploré pour le français : les études socioperceptives (socioperceptual
studies, Drager 2010), les approches cognitives et l’exploitation des grands corpus. [Candea
& Trimaille 2015, p.12-13]
69 Les grandes bases de données écrites me semblent également une mine de données pertinentes
pour le développement de la sociolinguistique.
183
le définit traditionnellement pour justifier le préfixe « post- » mais elles ne sont pas
suffisamment en rupture pour proposer – en tout cas pour le moment - une vision
radicalement nouvelle de l’hétérogénéité socialement organisée des pratiques
langagières qui justifierait la création d’un nouveau label, distinct du variationnisme.
En effet, il me semble que les fondamentaux du variationnisme sur l’hétérogénéité
ordonnée restent solides : la variabilité des prononciations présente des régularités
générales selon l’attention portée au langage et selon le degré de formalité ; il existe des
corrélations entre pratiques de prononciation et groupes sociaux (indicateurs /
marqueurs / stéréotypes) ; on peut décrire des changements linguistiques dans la
prononciation qui se propagent du « haut » de la société vers le « bas » ou inversement ;
on peut utiliser les observations sur le temps apparent (différences éventuelles entre les
générations) pour forger des hypothèses sur les changements en temps réel (Bailey
2004; Yaeger-Dror 1988).
Cependant, le variationnisme de la première vague a fait l’objet de nombreuses
critiques qui sont intégrées dans la construction des études actuelles. Je les ai déjà
évoquées à différents moment du mémoire et je me contente de lister celles qui me
semblent les plus importantes :
Focaliser les études sur l’hétérogénéité ordonnée, celle dont on peut
trouver / a déjà trouvé les règles et étudier tout particulièrement les
variables qui semblent être en cours de changement : Eckert 2008.
Utiliser essentiellement la corrélation statistique comme outil
argumentatif (nombreuses critiques à ce sujet).
Raisonner uniquement en termes macro- (grands groupes sociaux de
classe, genre et race/ethnicité) : Eckert 2008, 2012. Ne pas s’intéresser à
l’agentivité, aux enjeux micro- en situation.
Ne pas s’intéresser assez aux rapports entre processus conscients (savoir
social) et processus automatisés, aux aspects sociocognitifs : Chevrot
1994.
S’intéresser moins à la perception qu’à la production.
Ne pas prendre assez en compte l’interaction70 durant l’enquête lors des
recherches expérimentales (éclairages de la psychologie expérimentale et
sociale) : travaux de Hay et Drager.
Pour ma part :
Je revendique la richesse de l'héritage labovien, notamment en ce qui concerne
l'approche des changements phonétiques en cours, l'intérêt heuristique de faire varier
l'attention portée au langage dans un protocole expérimental pour l'étude de la
prononciation et, sur un plan plus épistémologique, la recherche permanente de
compatibilité entre une posture de recherche exigeante et une posture
interventionniste, politiquement engagée. Néanmoins, cet héritage ne doit pas être
exclusif, et ce serait d’ailleurs une injustice par rapport à la créativité de Labov que de
l’enfermer dans des frontières intangibles.
Je défends l'ambition de faire dialoguer les démarches variationnistes, y compris
enrichies par les apports de la linguistique de corpus, qui permettent de mettre en
évidence les grandes tendances, ainsi que de construire des hypothèses sur la
70 En variant seulement l'attention portée au langage dans la même interaction avec un-e
chercheur-e, on ne laisse pas beaucoup de marge à l’agentivité de l'interviewé-e.
184
quantification des déterminismes sociaux et sur les facteurs susceptibles d’organiser
socialement, au moins en partie, la variabilité, avec les démarches ethnographiques qui
permettent de comprendre finement les enjeux d’une situation, et le cas échéant les
tensions et les résistances locales ou individuelles aux déterminismes sociaux, en lien ou
non avec des changements en cours.
Je défends également la nécessité de renouer le lien avec la tradition de recherche
en phonostylistique du français. Cette tradition phonostylistique, riche de pistes
inexplorées, me semble rejoindre en partie le programme de recherche défendu par
(Eckert 2012)71 sous le label de « la troisième vague » dans l'étude de la variation dans
le langage. Notamment, les hypothèses anciennes sur la notion de style doivent s’enrichir
de la synthèse de l’approche par l’indexicalité et des apports du variationnisme sur le
conditionnement social. Elles méritent également de recevoir de nouveaux éclairages
grâce aux outils de la linguistique de corpus, de la psychologie sociale (expériences
perceptives ; discours méta- ou épilinguistiques spontanés ou sollicités), de l’analyse des
interactions et des théories de l'intersubjectivité. De manière complémentaire, les
apports des ethnographies menées sur différents terrains peuvent contribuer à forger
une définition interactionnelle et, dans une large mesure, performative du style. Je suis
persuadée que nous avons beaucoup à gagner si l’on explore davantage les voies de
recherche ouvertes par Eckert 2008 lorsqu’elle conteste la séparation entre la forme et
le fond et lorsqu’elle appelle à considérer que différentes façons de dire signalent de
manière inextricable différentes façons d’être (« ways of being ») et potentiellement
différentes choses à dire.
71 Il est intéressant de rappeler ici que Bell 1984 regrettait déjà, il y a une trentaine d’années,
l'absence de focalisation sur le style de la part de sociolinguistes, et leur point de vue passif sur cette
question. A l’époque il proposait une explication qui me semble entrer en résonnance avec les réflexions
d’Eckert. Selon Bell, le style en sociolinguistique a été vu comme le produit de techniques utilisées pour
manipuler le contexte, avec une attention concentrée sur l'identification des variantes impliquées et sur
les facteurs qui les font varier. « Study of what a change in styles does to the situation has been of more
interest to sociologists, ethnographers, and social psychologists, whose primary focus is people rather than
langage. » [Bell, 1984, p. 183]. Peut-être que le moment est venu d’adopter des méthodes de recherche
qui, tout en se focalisant sur le langage, ne perdent plus de vue les gens.
185
pratiques de prononciation arrivent à maintenir un statut de référence au détriment
d’autres. Cela permettrait de construire des ponts transdisciplinaires à partir d'un
questionnement linguistique tel que défendu par Foulkes et Hay 2015, à savoir :
comment émergent les identités sociales et les représentations sociophonétiques
partagées au niveau collectif, dans un groupe plus ou moins grand ? comment se
transmettent-elles d’une génération à l’autre?
Deuxièmement, il est possible, et même urgent, de contribuer davantage à la
réflexion actuelle (philosophique, didactique, sociale et politique) au sujet de la mobilité
sociale ascendante, du passage des frontières de classe y compris à travers la
construction d'une utopie alternative au standard unique. Ce dernier était à l'origine une
idée politique généreuse portée par la Révolution de 1789, qui s'est retrouvée mise à
l’épreuve d’abord par la résistance des « patois », ensuite, plus récemment, par la
mondialisation, le brassage des identités, les mobilités et la multiplication des contacts
(Gadet et Guerin 2015). Nous avons besoin d'une autre idée généreuse qui puisse être
un pôle attracteur, rassembleur. Est-il possible de construire une société où la variation
soit la règle, sans hiérarchisation postulée par définition ? Celle-ci doit échapper aux
deux paradigmes actuellement en conflit qui mènent chacun à une impasse : d'un côté
l'« universalisme » auquel seuls les dominants actuels croient encore (en l'occurrence, le
standard unique censé être accessible à tout un chacun, indistinctement, de manière
égalitaire garantie par une éducation commune censée être identique), d'un autre côté le
« repli communautaire » défendu le plus souvent en réaction à l’expérience quotidienne
de la stigmatisation par différents groupes minorés, politisés à des degrés divers (en
l'occurrence, la liberté de pratiquer la langue de son choix – ce qui dépasse en général la
question des accents régionaux ou étrangers – de manière à donner toute sa place à la
diversité des pratiques vécues comme identitaires ou comme électives). Il semble urgent
d'arriver à construire, dans une société « décente » au sens de Margalit 2007, à savoir
une société qui n’humilie pas les individus, une alternative capable de ménager un
équilibre entre les poussées vers l'homogénéité assimilationniste et les poussées vers la
diversité omniprésente, car le refus de dialogue entre ces deux paradigmes risque
d'aboutir à l'explosion pure et simple de la société depuis l'intérieur. Il semble urgent
d’avancer également dans la voie de l’intégration de la sociolinguistique dans
l’enseignement général, ce qui pour l’instant est toujours un projet à l’état
embryonnaire, selon Gadet et Guerin 2015, malgré les vœux exprimés sur ces sujets
durant les dernières dizaines d’années. Un dialogue avec les recherches sur
l'intersectionnalité parait à ce stade également indispensable : pouvoir dire de soi qu'on
« n'a pas d'accent » est un privilège, et peut être rendu saillant et opérationnel en tant
que privilège, à l'instar du « white privilege » ou de la blanchitude (Cervulle 2013).
Enfin, un troisième axe : les travaux sur la performativité des identités et sur
l'agentivité (notamment Butler 1990; Butler 2004), confrontées avec les théories sur
l’accommodation de Giles, Coupland, et Coupland 1991 pourraient renouveler
l'approche des pratiques de prononciation. Celles-ci font partie des ressources
mobilisables par les gens pour performer leurs identités ou leurs affiliations (de classe,
de genre, d'appartenance régionale) mais également les affiliations à des groupes plus
locaux, parfois de manière fluide et variable selon les enjeux intersubjectifs en contexte.
Arriver à étudier l'auto-catégorisation et l'hétéro-catégorisation de la parole d'autrui
sans avoir à mobiliser la notion d'identité peut s’avérer une piste prometteuse pour se
débarrasser, au moins provisoirement, d’une notion emprisonnée, selon Brubaker 2001,
dans un débat devenu stérile qui oppose une définition essentialiste toujours fortement
exploitée dans le champ politique à une définition constructiviste postulant une telle
186
fluidité des catégories qu'elle rend la notion quasiment absurde et inopérante. Il est
possible de mettre la problématique de la construction des identités à l'épreuve des
expériences perceptives car l'agentivité de Soi est en grande partie une réaction à la
façon dont on pense qu'on est perçu par Autrui (la perception de Soi par Autrui se rend
intelligible). Ces réflexions posent de nouvelles questions méthodologiques, cruciales,
pour lesquelles les réponses disponibles sont balbutiantes, comme par exemple le fait de
rendre possible – pratiquement et théoriquement – l’étude de la perception en
interaction, sur le terrain, de manière complémentaire par rapport aux démarches
explicites, expérimentales.
187
Curriculum Vitae
Coordonnées professionnelles
UFR LLD – Sorbonne nouvelle
Bureau 429, 13 rue Santeuil,
75005 Paris
e-mail : maria.candea@univ-paris3.fr
page internet : http://www.univ-paris3.fr/mme-candea-maria-29447.kjsp
Formation universitaire
Thèse de doctorat en sciences du langage sous la direction de Mary-Annick Morel,
Paris3
Jury : Mary-Annick Morel (dir.), Alain Deschamps (rapp.), Danielle Duez (rapp.),
Martine Adda-Decker, Jacqueline Vaissière
188
Parcours professionnel
e
2005-2008 Membre de la commission de spécialistes / comité de sélection 7 section, Université
2012-2016 Paris 3
e
2012-2013 Membre du comité de sélection 7 section, Université Grenoble 3 (Stendhal)
e
2009 Membre du comité de sélection 7 section Université de Franche-Comté
e
2005-2008 Membre de la commission de spécialistes 27 section, Université Paris 3
189
Directions de mémoires et thèses
Master
Univ. Paris 3 : direction de mémoires de master 1 depuis 2002 et de mémoires de master 2 recherche depuis
2005 (au total une trentaine de mémoires dirigés et amenés à soutenance) ; étudiants inscrits en présence ou
à distance.
Exemples :
2015 : Chloé SPERANDIO : Analyse de la perception de variantes affriquées : entendre et d[ʒ]ire (Master 1)
2015 : Camille NERANT : La perception des journalistes d’un micro phénomène de socio phonétique, l’épithèse
fricative (Master 2)
2012 : Juan Carlos AGUIRRE : Etude sociolinguistique sur la perception de la voix masculine et les stéréotypes
lies à l'orientation sexuelle (Master 2)
2011 : Bahae MRAKHA : Réussite scolaire : quelle place pour les enfants plurilingues de milieux défavorisés ?
(Master 2)
2009 : Morgane BRAVERMAN : La stratégie pausale des leaders de gauche lors de la « semaine noire », octobre
2008 . Etude de cas (Master 1).
2008 : Sandy BICHON : Étude des stratégies prosodiques et énonciatives : L'exemple d'une classe de migrants
en français langue étrangère (Master 2)
2007 : Isabelle FOUGERES : Contribution à l’étude d’un régionalisme grammatical : Le pronom Y complément
direct (Master 1)
2006 : Luiza MAXIM : Autonymie et modalité autonymique à l’oral : Réflexion sur la typologie et le fonctionnement
des séquences autonymiques dans le discours d’expert sur les qualités de la voix chantée -aspects intonatifs et
cognitifs - (Master 2)
Univ. Tizi-Ouzou : cinq directions de magistère (équivalent M2) soutenus en 2010 et 2011, devant jurys algéro-
français. Animation d’un séminaire doctoral à Tizi-Ouzou (2011).
Exemples :
2011 : Razika BOUNSIAR Gestion des tours de parole dans une situation didactique : étude d’un module de
Pratique Systématique de la langue (Magister)
2010 : Mounir AHMED-TAYEB : Discours épilinguistique et appropriation de l'espace urbain tizi-ouzéen par les
locuteurs citadins (Magister)
Doctorat
Univ. Catholique de Louvain : membre du comité de thèse de Iulia Grosman (co-dirigée par Anne-Catherine
Simon et Liesbeth Degand) ; le travail de thèse est mené dans le cadre d’un projet financé par l’ARC et
s’intitule Production & Perception des (dis)fluences : Formes prosodiques et variations prosodico-syntaxiques
à travers les genres. J’ai été sollicitée pour faire partie de ce comité de thèse notamment pour encadrer la
construction des protocoles de tests de perception. En cours.
190
Membre de jury de thèse : Edlira Cela, Univ. Paris 3, intitulée Le rôle de ‘tu’ dans les modulations du
consensus entre le formateur et l'apprenti, soutenance en 2011. Direction : Mary-Annick Morel
2006-2015 Colloques annuels avec actes Rencontres Jeunes Chercheurs, ED 268 « Langages et
langues » – Paris 3
2010-2012 Colloque avec actes Emotion, Cognition, Communication (colloque Univ. Chypre / Univ. Paris
3) ; Revue Linguistica, Slovénie (relecture ponctuelle), Colloque ISSP 2011 Montréal ;
Colloque avec publication des actes Langue et territoire, Ontario – Canada.
2007-2009 Colloque avec actes ISSP 2008, Strasbourg ; Colloque avec actes Les énoncés averbaux
autonomes (EA 182 Paris 3 et Lattice) ; Colloque avec actes Grammaire et prosodie 1
(Travaux du CerliCO) ; Colloque avec actes Grammaire et prosodie 2 (Travaux du CerliCO) ;
Revue Synergies Algérie.
2004-2006 Colloque LPSS, Taipei (Taiwan), Journée ATALA « Hésitations, disfluences, répétitions, faux
départs : quel ordre dans le désordre ? », Paris ; Colloque 2005 DISS 05, avec actes, Aix en
Provence ; Workshop international avec actes MIDL, Paris.
Activités d’enseignement
L’objectif principal de ce cours est d’amener les étudiants en tout début de cursus à découvrir la
réflexion linguistique à partir de la notion de variation, et de découvrir les niveaux d’analyse
syntaxique, morphologique et phonologique.
2001-2015. Questions d’énonciation : subjectivité et pluralité des voix : cours assuré en présence et à
distance en liaison avec une équipe pédagogique ; rédaction de chapitres de cours et de corrigés détaillés
pour les cours à distance ; responsable de l’équipe pédagogique 2009-2012.
2014-2016 : Sociolinguistique du français contemporain : cours assuré en présence pour les étudiants de
ème
3 année ; création personnelle de l’intégralité des supports de cours.
191
Ce cours prend appui sur la notion de standard ou français de référence partagée spontanément
par les étudiants de lettres pour la déconstruire et l’analyser ; il amène les étudiants à observer la
variabilité des pratiques langagières et les discours que cela suscite, à observer les régularités, les
différentes tendances et à construire un raisonnement sociolinguistique à partir de leurs
observations. Une grande importance est accordée à la discussion de différentes techniques
d’enquête et de récolte de données, à la posture du chercheur.
2009-2011. Langage et société. Culture langagière illégitime, l’exemple de la « langue des cités » (UE
libre, ouverte à tous les étudiants de deuxième année, en présence, de Paris 3) ; création personnelle.
L’objectif principal de ce cours est de susciter des réflexions sociolinguistiques sur le langage
comme pratique sociale ; il aborde quelques notions clés (variation, standard, épilinguistique,
intersubjectivité, prestige couvert, etc.) et prend appui sur des exemples attestés ou sur des
enquêtes que les étudiants étaient incités à mener auprès des personnes de leur entourage.
2014-2016 Genre et langage. Enjeux théoriques et applications pratiques (UE libre ouverte à tous les
étudiants de licence, en présence, de Paris 3) ; créée et assurée en collaboration avec Andrea Valentini.
Ce cours commence par une introduction aux études et théories féministes au sens large et se
concentre ensuite sur la déclinaison des différents paradigmes théoriques (différence / domination /
déconstruction queer) appliqués aux enjeux liés au langage. Les exemples analysés sont puisés
tout particulièrement dans le domaine francophone mais pas exclusivement.
2001-2006. Morphosyntaxe du français ; cours créé par une équipe pédagogique à laquelle j’ai participé ;
assuré en présence et à distance.
Ce cours rappelle les bases de la grammaire du français et introduit les étudiants à l’analyse
distributionnelle.
2001-2004. Sémantique lexicale ; cours assuré à distance et en présence, créé par une équipe
pédagogique ; rédaction de corrigés détaillés pour l’enseignement à distance.
Ce cours introduit les étudiants aux questions d’analyse du sens : sémantique lexicale, approches
distributionnelle et discursive ; quelques notions sur la création lexicale.
2010-2011 : Types et genres du discours médiatique (séminaire créé et assuré en collaboration avec
Georgeta Cislaru ; ouvert uniquement aux étudiants du parcours M1 « Culture, arts, médias »).
Ce cours offre une approche essentiellement discursive de la multitude des genres, écrits ou oraux,
produits par les professionnels de la communication. Les étudiants sont amenés à dégager les
aspects essentiels du fonctionnement discursif à partir de notions de base comme « type » et
192
« genre de discours », « scène d’énonciation », « embrayage énonciatif », « cohésion textuelle ».
Ils apprennent également à constituer un corpus à partir des grandes bases de données de la
presse écrite ou orale.
2009-2016 : Questions de sociolinguistique (cours à distance, M1, création personnelle de l’intégralité des
supports ; ouvert aux étudiants du master de Lettres).
L’objectif du cours est de rendre compte, au moins partiellement, de la diversité des approches en
sociolinguistique, des passerelles avec les autres sciences humaines. La sociolinguistique et ses
outils est présentée selon deux perspectives : une perspective macroscopique, proche de celle de
la sociologie, qui permet d’étudier les phénomènes sociaux, les grandes tendances, les forces en
concurrence, les rapports de domination, etc, et une perspective microscopique qui permet
d’étudier comment les locuteurs utilisent en pratique les différentes ressources langagières à leur
disposition dans une interaction, dans un contexte précis. En outre, les étudiants sont amenés à
réfléchir à leur propre profil sociolinguistique et aux représentations qu’ils ont de leurs propres
pratiques langagières en situation.
2006-2011 : Syntaxe du français écrit et oral : les mots en qu- (cours à distance, M1/M2, créé et assuré
en collaboration avec Florence Lefeuvre ; ouvert aux étudiants du master de Lettres et de Didactique du
FLE)
Ce cours se propose de donner accès à des travaux récents sur la syntaxe du français et d’aborder
les mêmes outils syntaxiques sur des échantillons d’une grande variété de textes écrits ou de
transcriptions de discours oraux (récits, entretiens). Le cours est focalisé sur les mots en qu- qui
ont un rôle fondamental en syntaxe du français en ce qu'ils fournissent les outils principaux de la
subordination et de l'interrogation. Leur description syntaxique et sémantique s’appuie sur des
exemples attestés de sources très diverses. Les étudiants sont amenés à mettre en parallèle leurs
analyses sur l’écrit et sur l’oral.
2006-2009. Introduction à la linguistique contemporaine (cours à distance, M1, dont le support principal a
été créé par Christian Puech autour de la lecture critique de deux ouvrages généraux sur les linguistiques
contemporaines (P. Le Goffic – C. Fuchs 1999 et JL. Chiss – C. Puech 1999).
Ce cours d'introduction choisit d'attirer l'attention sur quatre thèmes théoriques à portée scientifique
et culturelle significatives du développement de la linguistique au XXe siècle: - la stylistique, les
formalismes, la variation sociale en linguistique et l'émergence des linguistiques de l'énonciation
2001-2006 : Grammaire de la phrase complexe (cours à distance, M1, dont le support principal a été créé
par Mary-Annick Morel)
Ce cours est une introduction à la description grammaticale du français dans une optique de
grammaire scolaire ; l’ouvrage de référence utilisé était la Grammaire méthodique du français ; les
étudiants sont amenés à identifier les fonctions grammaticales, à décrire la construction des
phrases et à identifier les types de subordonnées dans des corpus variés, en français.
193
En tant que non titulaire, chargée de cours et ATER (1998-2001, Université de Paris 3)
ère ème
Cours assurés en 1 et 2 année de licence
Introduction à la linguistique (UFR Lettres) ; cours créé par Ch. Leroy, assuré sous la responsabilité ; centré
sur l’analyse distributionnelle en phonologie, morphologie et syntaxe et plus généralement sur l’introduction au
structuralisme.
Linguistique générale (UFR Sciences du langage, ILPGA) ; cours créé par D. Laroche-Bouvy, assuré sous sa
responsabilité ; cours introductif à la linguistique, centré sur le structuralisme et la typologie des langues.
Sociolinguistique (UE de découverte, UFR Sciences du langage, ILPGA) ; création personnelle en collaboration
avec E. Cambon, sous la responsabilité de P. Renaud ; centré sur la découverte des grands domaines de la
sociolinguistique , notamment : le variationnisme, le bilinguisme et les contextes de contact de langues, l’analyse
critique du discours, l’analyse des interactions et les politiques linguistiques.
Morphosyntaxe du français (département LEA) ; cours créé par Ch. Leroy, assuré sous la responsabilité ;
centré sur l’analyse distributionnelle et l’introduction au structuralisme.
ème
Cours assurés en 3 année de licence
Introduction à l’argumentation (département LEA) ; cours créé par Ch. Leroy, assuré sous la responsabilité ;
centré sur la grammaire de texte, la description des connecteurs et les techniques de rédaction avec contraintes.
Tutorat en traitement du signal pour les étudiants de maitrise et DEA (master 1 et 2, UFR Lettres)
Depuis 2012 Membre de l’Axe 1 Phonetic and phonological dynamics du LABEX Empirical
Foundations of Linguistics ; conception et réalisation d’un corpus de roumain oral
selon le protocole Diapix (UK) adapté pour le roumain (en collaboration avec le
laboratoire ICIA-Bucarest et LIMSI-CNRS) ; analyses en cours.
2006 et 2007 Soumission à l’ANR de deux projets « jeune chercheur » portés par
M.Candea (acronymes Multidentité – 2006 – et Margidentité – 2007 – qui n’ont pas
été retenus mais ont permis de commencer à construire un réseau de chercheurs
intéressés par des questions d’identité, de discriminations, de sociolinguistique).
2011 Participation à la rédaction d’un projet ANR thématique porté par Luca
Greco Paris 3, (PLURISOI) sur les dynamiques identitaires ; non retenu
nov 2015 Co-organisation d’une journée d’études Linguistique et études sur le genre, à
Paris 3 ; invitations de doctorants et titulaires de différentes universités de France.
avr 2009 Organisation d’une journée d’études dans le cycle « samedis de l’Ecole
doctorale Langage et langues », à Paris 3 : Didactique et prosodie (destinée aux
doctorants).
195
Paris, ENST, avec publication des actes.
→ Publications sur cette thématique : thèse ; docs [16, 20, 21, 22, 23, 24, 26, 27, 28, 29, 30, 32].
→ Publications sur cette thématique : thèse ; docs [05, 19, 21, 23, 24]
Fouille de grandes bases de données
→ Publications sur cette thématique : docs [06, 33, 11, 12, 15].
196
Collaborations
Au fil du temps j’ai été amenée à collaborer avec un certain nombre de collègues – titulaires ou
doctorants – dans différents projets et sur différentes thématiques. Certaines de ces collaborations ont donné
lieu à des publications, d’autres à des animations scientifiques organisées de manière conjointe ou encore à
des discussions informelles enrichissantes qui pourront aboutir à des collaborations plus ciblées.
C’est ici qu’il convient également de mentionner les séminaires que j’ai suivis et qui ont eu une grande
importance dans ma formation scientifique : outre les séminaires de Mary-Annick Morel, j’ai également suivi
les cours de Patrick Renaud, Françoise Gadet, Jacqueline Vaissière, Claire Blanche-Benveniste,
Danièle Dubois, Danièle Bouvet, Laurent Danon-Boileau et Jean-Yves Dommergues.
Je donne ci-dessous une liste indicative des collaborations qui ont abouti à des publications
communes :
- CLESTHIA-EA 7345 (et ancienne EA1483 RFC, Recherches sur le français contemporain), Paris
3:
Mary-Annick Morel, qui a dirigé mon travail de thèse et avec qui j’ai continué des échanges soutenus sur le
rôle de la prosodie et des marques posturo-mimo-gestuelles dans la co-énonciation en interaction.C’est
dans son séminaire que j’ai fait la connaissance de Jean-Gérard Sender et d’Edlira Cela avec qui j’ai eu
l’occasion de collaborer au sujet de certains aspects de leurs corpus qui croisaient mes propres
préoccupations sur le rôle des marques posturo-mimo-gestuelles, associées aux pauses silencieuses,
dans la structuration des énoncés et dans la progression de l’interaction. [docs 07, 16 et 20].
Séverine Morange, avec qui nous avons longuement travaillé sur l’importance du dispositif d’enquête dans la
construction des observables lors des tests de perception ; les conseils de Danièle Dubois avaient joué
également un grand rôle dans le développement de nos questionnements. [doc 14]
Dominique Delomier, avec qui j’ai d’abord travaillé pour la préparation des cours que nous assurions en
première année de licence, et aussi, de manière plus pointue, pour la conception d’un séminaire de master
sur l’analyse de l’oral. Par la suite j’ai échangé avec elle sur la diversité des expressions de la rectification
à partir d’extraits de mon corpus issu du terrain ZEP-Sciences Po, dans le cadre de la préparation de la
journée d’hommages en l’honneur de Mary-Annick Morel [doc 15]. Cette journée a donné lieu à une
publication collective [doc 01] que j’ai dirigée avec Reza Mir-Samii, de l’Université du Mans, à l’époque
membre de l’EA 1483.
Florence Lefeuvre : échanges sur des points précis de la syntaxe de l’oral, et tout particulièrement sur le rôle
possiblement syntaxique de l’intensité ; nos discussions ont abouti à un article de colloque [doc 25] mais
également à un séminaire commun de master.
Luca Greco : échanges réguliers sur l’analyse des interactions, sur le genre comme concept opérationnel et
comme paradigme d’analyse, sur l’approche ethnographique et le rapport entre chercheur et « son »
terrain... Ces échanges ont donné lieu à des dépôts de projets, des animations scientifiques, des séances
de séminaires communes et, à partir de 2010, la création et l’animation d’un réseau de recherche sur
« Genre et langage », qui rassemble à présent une centaine de membres sur la liste de diffusion interne.
C’est sur ce thème que j’ai été amenée à collaborer, outre Luca Greco, avec Andrea Valentini et
Gabriella Parussa, pour mettre en place un enseignement transversal à Paris 3 et pour amplifier les
collaborations avec d’autres universités franciliennes membres du GIS « Institut du genre ».
197
- LPP « Laboratoire de Phonétique et Phonologie », CNRS / Paris 3, UMR 7018:
Lori Lamel : collaborations (conjointes avec M. Adda-Decker) durant la délégation au LIMSI en 2012 et
2013, notamment au sujet des techniques de fouille automatique dans les corpus de médias, grâce à
l’implémentation de variantes autorisées non-standard lors du processus d’alignement automatique. [docs
03 et 18].
Ioana Vasilescu : collaborations au sujet de la perception des fillers (voyelles centrales dites d’hésitation)
dans différentes langues, dans le cadre du projet MIDL qui visait l’amélioration des systèmes de
reconnaissance automatique grâce – entre autres – à l’apport des comparaisons entre discrimination
acoustique, statistique, et discrimination par des humains. Ces études ont été menées avec M. Adda-
Decker également. [docs 21, 22, 23 et 24].
Jean Véronis : nombreux échanges durant mon doctorat et peu après au sujet de l’étude des phénomènes
dits « d’hésitation » en français oral, et au sujet de la constitution et l’étiquetage des corpus oraux. Ces
échanges, impliquant des doctorantes du séminaire de DELIC, outre Jean Véronis, ont abouti à
l’organisation ultérieure d’une journée d’études ATALA.
Ioana Chitoran, Paris 7, CLILLAC-ARP : échanges autour des tendances actuelles dans la prononciation des
voyelles moyennes en roumain ; constitution conjointe d’un corpus d’enregistrement en cours, selon le
protocole d’enquête DIAPIX. Projet de recherches sur la sociophonétique du roumain en cours, avec
Ioana Vasilescu.
Rédaction collaborative d’un livre grand public sur les positions linguistiques machistes et scientifiquement
infondées de l’Académie française ; avec Eliane Viennot (Univ. Saint-Etienne), Yannick Chevalier
(Univ. Lyon 2), Anne-Marie Houdebine (Paris 5), Sylvia Duverger (Paris 8) et Audrey Lasserre (Paris
3). Livre paru en juin 2016.
198
Liste des publications
Celles qui figurent en annexe sont suivies d’un ▲
Direction d’ouvrage
[01]
Candea M., Mir Samii R., (dir.) 2010, La Rectification à l’oral et à l’écrit, Ophrys, Paris.
[02]
Candea M., Trimaille C. (coord.) 2015, Sociophonétique du français : genèse, questions, méthodes.
Langage et société, n°151.
[34]
(soumis)
Candea M. L’« accent de banlieue » à l’épreuve du terrain, Glottopol n° 29, M. Auzanneau, P.
Lambert, N. Maillard (dir.)
[35]
Abbou J., Candea M, Coutant A., Gérardin-Laverge M., Katsiki S., Marignier N., Michel L. et Thevenet
C., 2016, GLAD! revue féministe et indisciplinée. Un projet scientifique, éditorial et
politique, n° 1, GLAD ! Revue sur le langage, le genre, les sexualités, http://www.revue-
glad.org/260.
[03] ▲
(soumis), Candea M., Adda-Decker M. et Lamel L. : How can Speech Processing Tools Renew
Perspectives on Sociophonetic Changes in French? A Case Study Based on Broadcast News
(JFLS).
[04] ▲
Candea M., & Trimaille C., 2015, Introduction. Phonétique, sociolinguistique, sociophonétique :
histoires parallèles et croisements, dans Langage et société, 151, 7-25.
[05] ▲
Arnold A. & Candea M., 2015, Comment étudier l'influence des stéréotypes de genre et de race sur la
perception de la parole ?, dans Langage et société, n°152, 75-96.
[06] ▲
Candea M., 2014, Discours sociolinguistiques et discours profanes face à la variation stylistique dans la
prononciation du français, dans Lidil. Revue de linguistique et de didactique des langues,
50 : 45-61.
[07]
Cela-Gontier E., Candea M., 2013, L’apport des indices posturo-mimico-gestuels et intonatifs à la
construction de la référence de ‘tu’ dit générique, dans l’Information grammaticale, n° 136,
12-19.
[08] ▲
199
Candea M., 2012, Au journal de RFI-chhh et dans d’autres émissions radiodiffusée-chhhs. Les
épithèses fricatives, in Le discours et la langue, n°3, Bruxelles, 136-149.
[09]
Fougères I., Candea M., 2011, Vivacité d’un régionalisme grammatical : le « y » bourguignon, on va
vous y expliquer, dans Information grammaticale, n°129, 46-52.
Chapitres de livres
[33] ▲
(à paraitre) Candea M., Se construire comme candidat à une Grande Ecole quand on vit en banlieue
populaire parisienne, dans F. Gadet (dir.) Le français dans les métropoles européennes,
Garnier.
[10]
Candea M., 2016 (rédigé en 2011), L’accent dit de banlieue, une mode ? Etude auprès de lycéens
en ZEP inscrits dans une dynamique de réussite scolaire dans Siouffi G. (dir.) Modes
langagières dans l’histoire, Champion, Paris.
[11] ▲
Candea M., 2014 , Sortir de ‘son’ territoire en périphérie parisienne : un mouvement géographique,
langagier et idéologique, Boissonneault, Julie et Ali Reguigui (dir.), Langue et territoire.
Études en sociolinguistique urbaine / Language and Territory. Studies in Urban
Sociolinguistics, Sudbury, Université Laurentienne, Série monographique en sciences
humaines / Human Sciences Monographic Series, vol. 15, 103-132.
[12] ▲
Candea M., 2012, Emergence du discours politique des jeunes lycéens dans et par le dispositif de la
convention « éducation prioritaire » de l’IEP Paris (Sciences Po), dans Pugnière-Saavedra F.,
Sitri F. et Véniard M., L’analyse du discours dans la société : engagement du chercheur et
demande sociale, Champion, Paris, 479-496.
[13] ▲
Candea M., 2012, Une expérience de didactisation de la sociophonétique centrée sur de « bons »
élèves d’un lycée classé ZEP, in M. Dreyfus et JM Prieur, Hétérogénéité et variation, Michel
Houdiard éditeur, Paris, 320-330.
[14] ▲
Morange S., Candea M., 2010, Aux frontières de l’écoute. Réflexion sur la construction des variables
pertinentes dans la mise en place des tests de perception in D. Delomier, M.A. Morel (dir.)
Frontières, du linguistique au sémiotique, Lambert-Lucas, Limoges, 79-96.
[15] ▲
Candea M., Delomier D., 2010, Structures de rectifications en dialogue (interactions profs-élèves),
dans La Rectification à l’oral et à l’écrit, Candea M. & Mir Samii R. (dir) Ophrys, Paris, 31-42.
[16] ▲
Candea M. et Morel M.A., 2002: La gestion de l’indicible à l’aide de différents types d’allongements en
français oral, in Représentations du sens linguistique, Lagorgette D., Larrivée P. (éds.),
Munich, Lincom Europa, 471-486.
200
Actes de colloques avec comité de lecture
[17] ▲
(à paraitre) Candea M. 2017, Qu’est-ce que le « genre » apporte aux études sur la perception de la
parole ? dans Actes du colloque « Genres et sciences du langage, enjeux et perspectives »,
Montpellier, 2015.
[18] ▲
Candea M., Adda-Decker M. & Lamel L. 2013, Recent evolution of non-standard consonantal variants
in French broadcast news, Proceedings of Interspeech, Lyon.
[19] ▲
Trimaille C., Candea M., Lehka-Lemarchand I., 2012, Existe-t-il une signification sociale stable et
univoque de la palatalisation/affrication en français ? Étude sur la perception de variantes
non standard, Actes du Congrès Mondial de Linguistique Française,
http://www.linguistiquefrancaise.org/index.php.
[20] ▲
Candea M., Sender JG., 2008, Prosodie et indices gestuels, quelle place dans la grammaire de l’oral ?
L’exemple des pauses in Travaux linguistiques du Cerlico n° 21, [Grammaire et Prosodie],
PUR, 95-107.
[21] ▲
Vasilescu I., Candea M., Adda-Decker M., 2005, Perceptual salience of language-specific acoustic
differences in autonomous fillers across eight languages, in Proceedings of Interspeech
2005, Lisbonne.
[22] ▲
Candea M., Vasilescu I., Adda-Decker M., 2005, Inter- and intra-language acoustic analysis of
autonomous fillers, in Proceedings of DISS 2005, Aix-en-Provence, 47-51.
[23]
Clerc-Renaud J, Vasilescu I., Candea M., Adda-Decker M.,2004, Etude acoustique et perceptive des
hésitations autonomes multilingues, in Actes des 25ème Journées d’Etudes sur la Parole, Fès.
[24]
Vasilescu I., Candea M., Adda-Decker M., 2004, Hésitations autonomes dans huit langues : une étude
acoustique et perceptive, in Identification des langues et des variétés par les humains et les
machines, MIDL2004, ENST, S003, 25-30.
[25]
Candea M. et Lefeuvre F., 2004, Les pics d'intensité dans les récits en français oral spontané, in
Travaux linguistiques du CerLiCo n°17, [Intensité, comparaison, degré], PU. Rennes, 27-35.
[26] ▲
Candea M., 2002, Le e d’appui parisien : statut actuel et progression, in Actes des 24èmes Journées
d’Etudes sur la Parole, 185-188.
[27] ▲
Candea M., 2001, Euh et allongements dits « d’hésitation », contraintes combinatoires, in Travaux
linguistiques du CerLiCo n°14, [La grammaticalisation : concepts et cas], P.U. Rennes, 35-
46.
201
[28]
Candea M., 2000, Les euh et les allongements dits « d’hésitation » : deux phénomènes soumis à
certaines contraintes en français oral non lu, in Actes des 23è Journées d’Etude sur la Parole,
75-78.
[29]
Candea M., 2000, Typologie des pauses à travers le processus de formulation/auto-reformulation en
français oral spontané, in Annales littéraires de l’Université de Franche-Comté, n°701
[Répétition, altération, reformulation], série Linguistique et Sémiotique, P.U. Franche-Comté,
119-130.
[30]
Candea M., 1998, Les facteurs désambiguïsateurs du rôle des pauses en français oral spontané, in
Proceedings of the 16th International Congress of Linguists, Pergamon, Oxford, Paper
n°0157.
[31]
Morel M.A. et al., 1998 Intonation, oral spontané, comparaison de langues (article collectif, Equipe
d’Accueil 1483 direction M.A. Morel ; j’ai rédigé la partie « Le paragraphe roumain », in
Proceedings of the 16th International Congress of Linguists, Pergamon, Oxford, Paper
n°0456.
[32]
Candea M., 1997, Peut-on définir la pause dans le discours comme un lieu d’absence de toute
marque?, in Travaux linguistiques du CerLiCo, n°10, [Absence de marques, représentation
de l’absence], P.U. Rennes, 231-244 .
202
Communications et conférences invitées
2017 : Colloque (à venir) « Prononcer les langues: variations, émotions, médiations », Apports des
études perceptives à la compréhension de la variation sociophonétique (Univ. Rouen)
2015 : Congrès du Réseau Francophone de Sociolinguistique, Grenoble : Vers des approches post-
variationnistes en sociophonétique du français ?
2014 : CJC14 Colloque Jeunes chercheurs Montpellier – DIPRALANG : Qu’est-ce que le « genre »
apporte aux études sur la perception de la parole ?
2014 : Discutante pour Intersubjectivity and stance, (international workshop) (PRISMES - Paris 3).
2014 : Discutante autour de la parution de l’ouvrage « Non le masculin ne l’emporte pas sur le
féminin » Eliane Viennot 2014 : GIS Institut du Genre - Columbia Global Center in Paris.
2012-2014 : Conférences du stage de formation continue des professeurs de français (PAF Académie
de Créteil, resp. Colin Fraigneau) intitulé « Enrichir les échanges et l’expression orale » : 1/
Questions de didactique de l’oral au collège et au lycée ; 2/ Perception et évaluation de l’oral
2012 : Communication dans le séminaire EHESS de Juliette Rennes : Avoir un accent social
2011 : Conférence pour le stage de formation continue des formateurs (IFE / ENS Lyon, resp. Patricia
Lambert & Marie-Odile Maire-Sandoz) intitulé « Diversité langagière à l’école : accueillir les
enfants nouvellement arrivés en France » : Diversité et perception des accents. Exemples.
Implications.
2014 : Conférence pour la SNCF et La Poste Région Centre, « Semaine de la Mixité » à Tours : La
langue française permet-elle l’égalité entre les femmes et les hommes ? Focus sur le langage
professionnel
2014 : Conférence à la Mairie de Toulouse, pour la Mission « Egalité, diversité et laïcité » : D’où vient
le sexisme de la langue française ?
2012 : Conférence au Centre Pompidou, Semaine de la langue française, soirée-débat organisée par
C. Trimaille : Les parlers jeunes, un danger pour la langue française ?
203
2006-2011 : Nombreuses présentations sur la prononciation et les enjeux sociaux des pratiques
langagières devant des lycéens, en Seine Saint-Denis.
Comptes rendus
Candea M., 2017 à par., Compte rendu de A. Babel (dir.), 2016, Awareness and control in
sociolinguistic research, Cambridge Univ. Press, pour Langage et société.
Candea M., 2015, Compte rendu de G. Henri-Pannebière, 2010, Les héritiers en échec scolaire, La
Dispute, pour Langage et société, n°152, 142-145.
Candea M., 2009, Compte rendu de Bouvet D., Morel MA., 2002 Le ballet et la musique de la
parole, Ophrys, pour l’Information grammaticale, n°123.
Candea M., 2008, Compte rendu de L’interjection : jeux et enjeux, n° 161 - 2006 de Langages,
dir. Claude Buridant, pour l’Information grammaticale, n°118.
2015 : Paris, Symposium du LABEX EFL, avec I. Chitoran (Paris 7) et R. Ridouane (Paris 3/CNRS),
communication orale : Phonetic and phonological dynamics
2012 : Berlin, 19th Symposium of Sociolinguistics, avec C.Trimaille (Grenoble) et I. Lehka (Rouen),
communication orale: Could the affrication of plosive dental consonants be an ongoing
process of phonetic change in French ?
2012 : Paris, Journée d’études : « Recherches linguistiques sur le genre: état des lieux, questions,
enjeux », avec A. Arnold, communication orale : Etudier l’influence des stéréotypes de genre
et de race sur la perception de la parole
2011 : Nancy, Colloque Association for French Language Studies, avec C. Trimaille et I. Lehka :
Etudier la perception de phénomènes sociophonétiques : méthodes « artisanales » et / ou
interfaces en ligne ?
2008: Montpellier, Colloque « Modes langagières dans l’histoire » : L’accent dit de banlieue, une mode
? Etude auprès de lycéens en ZEP inscrits dans une dynamique de réussite scolaire
204
2015 : Co-organisatrice de Fédérer les études de genre dans Sorbonne Paris Cité (journée de
lancement d’une Fédération de recherche – La Cité du genre – au sein de la COMUE)
2013 : Discutante, avec Valelia Muni Toke (IRD) du documentaire « Les Roses Noires », dans le cadre
des séminaires publics de l’association « GSL »
2010 : Table ronde interdisciplinaire « Quelle place pour les études de genre ? », Paris 3
Ouvrage collectif, Viennot E., Candea M., Chevalier Y ., Duverger S., Houdebine A.-M., 2016 :
L’Académie contre la langue française (éditions iXe)
Candea M., 2014, compte rendu de Viennot E. Non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin !
Petite histoire des résistances de la langue française, éditions iXe, publié sur le blog
« Féministes en tous genres », hébergé par le Nouvel Observateur :
http://feministesentousgenres.blogs.nouvelobs.com/archive/2014/07/26/le-feminin-c-est-
bien-et-non-le-masculin-ne-l-a-pas-toujours-emporte-sur-le.html
Candea M., 2013, Cachons ce féminin que nous ne saurions voir au pouvoir : de la résistance des
FrançaisEs à la féminisation des titres glorieux, entretien publié par S. Duverger sur le blog
« Féministes en tous genres », hébergé par le Nouvel Observateur :
http://feministesentousgenres.blogs.nouvelobs.com/archive/2013/12/12/cachez-moi-ce-
feminin-que-je-ne-saurais-voir-de-la-resistanc-516025.html
Arnold A., Candea M. 2013, Le mauvais 'gender' peine à séduire les linguistes, entretien publié par S.
Duverger sur le blog « Féministes en tous genres », hébergé par le Nouvel Observateur :
http://feministesentousgenres.blogs.nouvelobs.com/archive/2013/12/15/titre-de-la-note-
516027.html
Candea M., 2012, Départ : ZEP. Arrivée : Sciences Po. Moyen de transport : le langage, dans
Diversité. Ville-Ecole-Intégration, numéro 167, « Les jeunes des quartiers », 111-115.
Candea M. et Morel M.A., 2001: Interprétation des propriétés mélodiques du disque bleu de Raymond
Hains, publié dans J'ai la mémoire qui planche, R. Hains, Centre Pompidou.
205
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