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A. Buixan, Qu'est-Ce Que Débattre - en Toute Loyauté

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Qu’est-ce que débattre « en toute loyauté » ?

Les
représentations du parlementarisme au prisme de la
pratique de l’obstruction parlementaire (France, Grande-
Bretagne, Allemagne)
Alexis Buixan
Dans Revue française de droit constitutionnel 2023/3 (N° 135), pages 683 à 697
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 1151-2385
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Qu’est-ce que débattre « en toute loyauté » ?


Les représentations du parlementarisme au prisme
de la pratique de l’obstruction parlementaire
(France, Grande-Bretagne, Allemagne)

ALEXIS BUIXAN
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« We consider the importance of parliament in the
life of the modern state, and the fact that existing
constitutions make no provision for filing the gap
left by the failure of this organ to perform its func-
tions, there appears back of obstruction, as its final
issue, a condition of lawlessness which, according to
the situation of the single state, may assume the form
of despotism or of anarchy. Therefore the question
how obstruction may be overcome is an extremely
serious one ; all the more serious because the answer
to it is especially difficult. »
Georg Jellinek, « Parliamentary Obstruction »,
Political Science Quaterly,
vol. 19, no 4, 1904, p. 579.

« Crise sociale », « crise politique », « crise de régime », « guérilla


parlementaire » : autant d’expressions mobilisées dans le débat public
français pour décrire la situation parlementaire ayant conduit à l’adop-
tion de la loi relative à la réforme des retraites en avril 2023 1. Si ces
termes sont investis à outrance dans l’effervescence médiatique, ils ne
doivent être ignorés par le constitutionnaliste en raison du fait qu’ils
expriment une réalité du théâtre politique, telle qu’elle est appréhendée
par l’opinion publique. Façonnée par la réception populaire de l’usage
des instruments de la rationalisation parlementaire (et singulièrement
par le symbolique article 49 alinéa 3 de la Constitution), cette percep-
tion, qui intensifie la mobilisation sociale, s’est aggravée du fait de l’enli-
sement de la procédure législative.
Alexis Buixan, Docteur en Droit Public – Université de Rennes.
1. Loi no 2023-270 du 14 avril 2023 de financement rectificative de la sécurité sociale,
JO 15 avril 2023.

Revue française de Droit constitutionnel, 135, 2023


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La tension qui a autant embrasé les rues que le Palais Bourbon pour-
rait être mise sur le compte d’une certaine tempétuosité politique : la
singularité de notre situation parlementaire est surtout compréhensible
lorsqu’elle est soumise au jugement de nos voisins européens 2. En épou-
sant une démarche comparatiste circonscrite, l’objectif des lignes qui
suivent est d’éprouver la manière avec laquelle l’opposition se saisit des
instruments accordés par le droit parlementaire. Si l’obstruction n’est
aucunement une spécificité française, la méthode d’entrelacement des
droits constitutionnels européens invite à décentrer notre regard (le
dossier qui accueille notre contribution s’insère d’ailleurs dans une actua-
lité franco-française qu’il convient de mettre à l’épreuve). Dans le cadre
de la présente étude, il nous paraît fort malaisé d’établir un état des
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lieux exhaustif des pratiques d’obstruction parlementaire au sein de
l’ensemble des pays européens. La logique méthodologique consiste donc
à s’appuyer sur les vicissitudes françaises en acceptant de faire un détour
par les droits étrangers 3 (« un travail de comparaison entre le système
national et les systèmes étrangers permettant d’apprécier le premier à
l’aune des seconds 4 »). D’une part, la Grande-Bretagne, terre d’origine
du parlementarisme, se différencie certes de la France en raison de son
constitutionnalisme non écrit, d’un bipartisme ancestral ou de la stature
institutionnelle du Prime Minister. La situation politique récente, issue
du Brexit, a toutefois renouvelé les enjeux autour de l’obstruction parle-
mentaire 5. En dépit du fait que l’institutionnalisation de l’opposition se
soit révélée naturelle grâce à l’évolution coutumière du parlementarisme,
cette précocité historique n’annihile pas toutes les tentations d’obstruc-
tion. D’autre part, l’Allemagne a épousé, à l’instar de la France, le mou-
vement de codification du droit constitutionnel sans que les deux
systèmes parlementaires coïncident quant à leur pratique politique. S’ils
sont soumis à une rationalisation dont l’esprit diffère de la nôtre, et si
le fait majoritaire est structurant dans ces systèmes de gouvernement,
nous constatons des différences de cultures politiques qui sont des clefs
2. « Guerillakampf im Parlament », Süddeutsche Zeitung, 16 février 2023.
https://www.sueddeutsche.de/politik/frankreich-rentenreform-streik-nationalversammlung-
nupes-macron-1.5751998.
3. I. Stramignoni, « Le regard de la comparaison », in P. Legrand (dir.), Comparer les droits,
résolument, Paris, Puf, 2009, p. 147-178.
4. J. Hummel, « Léon Duguit et le droit constitutionnel comparé », in P. Charlot (dir.),
Le Traité de droit constitutionnel de Léon Duguit, Paris, IFJD, 2020, p. 115. À l’instar de
M.-Cl. Ponthoreau, Droit(s) constitutionnel(s) comparé(s), Paris, Economica, p. 125, il convient
de reconnaître que la méthode comparatiste a le mérite « d’apprendre de l’autre par les
différences et non pas de saisir et de comprendre comme l’autre ».
5. « How did parliamentary procedure change while Theresa May was Prime Minister ? »,
The UK Political Studies Association Specialist Group on Parliaments, 14 octobre 2020,
https://psaparliaments.org/2020/10/14/how-did-parliamentary-procedure-change-while-
theresa-may-was-prime-minister/.
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d’explication des pratiques parlementaires. Quand bien même des fac-


teurs historiques et théoriques expliquent les singularités de l’apparition
du parlementarisme en Allemagne et en Grande-Bretagne (outre-Rhin,
le maintien du dualisme monarchique et la prévalence du modèle de la
« monarchie limitée » ont durablement freiné l’intervention de la Diète
dans les affaires gouvernementales alors qu’en Grande-Bretagne, la
logique moniste est apparue dès la fin du XVIIIe siècle) 6, le Parlement
de Westminster et le Bundestag ont en commun d’exercer encore
aujourd’hui une puissance politique indéniable. A contrario, la France ne
résiste pas face à la comparaison à l’heure où la revalorisation du Parle-
ment se révèle être encore un vœu pieux. Au stade de ces propos limi-
naires, il se pourrait donc que l’intensité des pratiques d’obstruction
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reflète plus largement la légitimité politique accordée à une assemblée
délibérante, condition de l’effectivité du « parlementarisme » (ce terme
assimile d’ailleurs le Parlement à « un lieu d’échanges, de dialogue et
de confrontation entre la représentation nationale et le gouvernement et
entre la majorité et l’opposition » 7).
Rappelons, à cet égard, que l’obstruction parlementaire est définie
comme l’« ensemble de pratiques et comportements parlementaires dont
l’objet est de faire obstacle à la progression de la délibération vers son
terme qui est la décision majoritaire » 8. Traditionnellement associée au
terme filibustering, tel qu’il est expérimenté au sein du régime présiden-
tiel outre-Atlantique, elle renvoie à « un abus des ressources de la procé-
dure, notamment du droit de parole » 9 qui aboutit à rendre la conduite
de la délibération parlementaire plus laborieuse. L’intérêt d’un tel sujet,
révélé par l’actualité immédiate, réside dans le fait qu’il mobilise de
nombreux paramètres qui encadrent la confection de la loi, telle que la
gestion du temps parlementaire, les armes à disposition du gouverne-
ment destinées à contenir ou à supprimer les effets d’une obstruction, et
l’organisation interne des assemblées. Même si ces éléments concrétisent
la rationalisation parlementaire, conceptualisée par Boris Mirkine Guét-
zévitch au début du XXe siècle, ils connaissent des déclinaisons particu-
lières en fonction des pays 10 qui visent, par-delà leurs différences, à
6. Voir au sujet des développements historiques, D. Baranger, Parlementarisme des origines.
Essai sur les conditions de formation d’un exécutif responsable en Angleterre (des années 1740 au
début de l’âge victorien), Paris, Puf, 1996 ; J. Hummel, Le constitutionnalisme allemand (1815-
1918). Le modèle allemand de la monarchie limitée, Paris, Puf, 1998.
7. A. Le Divellec, M. De Villiers, Dictionnaire de droit constitutionnel, 12e éd., Paris, Sirey,
2020, p. 276.
8. Ibid., p. 254.
9. P. Avril, J. Gicquel, Lexique de droit constitutionnel, 5e éd., Paris, Puf, 2016, p. 55.
10. La rationalisation parlementaire britannique a précédé le début du XXe siècle en
raison de l’institutionnalisation coutumière du parlementarisme outre-Manche. À l’inverse
de la situation française où la Constitution du Général de Gaulle et de Michel Debré incarne
la quintessence d’une réglementation aiguisée des relations entre le gouvernement et le
Parlement, elle procède moins de règles écrites que de réglementations informelles et de
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« donner au gouvernement des armes pour intervenir directement, et


intensément, dans la procédure législative » 11.
L’obstruction est moins la conséquence d’une illégalité (l’opposition
parlementaire, qui en est le plus souvent à l’initiative, instrumentalise
les ressources prévues par les textes et est, à ce titre, habilitée à en
faire usage) que d’un exercice abusif et anormal des droits accordés aux
parlementaires. Si une qualification juridique de ce phénomène peut être
formulée sous ces traits, l’étude de celui-ci invite progressivement à
modifier la perspective de l’analyse : il ne s’agit pas d’étudier l’obstruc-
tion sous l’angle de la binarité légalité constitutionnelle versus illégalité
constitutionnelle, mais sous celui de l’opportunité et de la légitimité.
Effectivement, l’exercice des prérogatives accordées aux parlementaires
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procède bien souvent des stratégies partisanes qui répondent à une
logique politico-institutionnelle vis-à-vis de laquelle le droit écrit n’est
qu’une ressource d’action. Autrement dit, l’obstruction est le produit
d’un choix politique (jugé potentiellement inadéquat, paralysant ou
intempestif, mais, à première vue, légalement fondé) 12. Or, cette straté-
gie illustre la relation que l’assemblée délibérante entretient vis-à-vis du
gouvernement et informe, plus largement, sur la conception qui est la
sienne du débat. Symptôme d’un rapport de confrontation, l’obstruction
parlementaire aboutit à fragiliser la bonne tenue du débat. La qualité de
celui-ci s’en voit affectée, et une partie de l’assemblée déplore être dans
l’impossibilité de remplir sa fonction. Concrètement, le dialogue est
contrarié, car une des parties à l’échange s’adonne à un anti-jeu à l’occa-
sion duquel sont mobilisées la ruse et la duplicité. L’utilisation des
moyens constitutionnels est jugée malhonnête, car elle est détournée des
finalités que leur sont assignées. Par conséquent, le débat peut être vu
comme déloyal. Imprégnée de moralité, la loyauté « ne se conçoit que
dans le cadre d’une relation. Être loyal, c’est se lier avec une personne,
une idée » 13. La loyauté agit avec tout dans « un rapport de confiance
mutuelle » 14. En l’espèce, ce lien est rompu lorsque le gouvernement et
coutumes. Par-delà la forme prévaut une définition « finaliste » qui renvoie aux « règles
juridiques écrites et aux mécanismes formels, des modes de fonctionnement du système
parlementaire, pour les aménager dans une perspective rationnelle ».
11. J.-F. De Bujadoux, « Des rationalisations du parlementarisme en France », Droits,
no 171, 2020, p. 185.
12. Ce jugement peut être considérablement nuancé si l’obstruction parlementaire est
juridiquement appréhendée comme un « détournement des finalités du droit constitution-
nel » ou un comme « abus de droit ». Sur les qualifications juridiques du phénomène, voir,
C. Geynet-Dussauze, L’obstruction parlementaire sous la Ve République. Étude de droit constitution-
nel, Paris, IFJD, 2020, p. 157-251.
13. Ch.-É. Sénac, « Loyauté et pouvoirs publics », in S. Ferrari, S. Hourson (dir.), La
loyauté en droit public, Paris, Fondation Varennes, 2018, p. 155.
14. Ibid., p. 156. Voir également W. Cherbonnier, L. Crochet, E. Durand, et al., « La
loyauté : de la règle morale au principe juridique », Revue Juridique de l’Ouest, no 3, 2012,
p. 327-342.
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la majorité prennent conscience de la tournure irrationnelle du débat


sous l’impulsion d’une partie de l’assemblée. Dès lors, l’opposition et la
majorité cessent leur collaboration. Crispés sur la défense de leurs
propres intérêts, les deux camps politiques rompent leur concertation
bilatérale pour faire naître un conflit interne à l’assemblée au sein de
laquelle chacun se prévaut du droit au nom de considérations politiques supé-
rieures. De ce fait, la problématique qui traverse notre sujet revient à
s’interroger sur la manière avec laquelle la pratique de l’obstruction par-
lementaire façonne une image des déclinaisons nationales du parlemen-
tarisme 15.
Dans la mesure où l’obstruction constitue une gêne et un frein à
la bonne conduite de la délibération, le gouvernement se trouve dans
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l’obligation de répliquer à l’appui des instruments de rationalisation par-
lementaire, accordés par la constitution, qui lui permettent de conserver
une certaine prévalence. Dès lors, les velléités de l’opposition politique
ne sont pas dépourvues de conséquences contre-productives. Souhaitant
contester l’hégémonie du bloc majoritaire et déstabiliser le gouverne-
ment, les minorités politiques prennent le risque de se voir confisquer
le débat (I).
Par-delà l’inventaire des dispositions constitutionnelles qui endiguent
le tumulte provoqué, notre analyse s’attachera à cerner le rapport entre
légalité et légitimité, à l’œuvre dans les pratiques d’obstruction parlemen-
taire. Effectivement, l’énumération des moyens d’obstruction ne dresse
qu’un paysage partiel du phénomène, car celui-ci « ne peut être compris
et éclairé par le droit replié sur lui-même, plus exactement sur cette
partie formelle du droit écrit, ce n’est pas parce que les règles formelles
donnent des moyens à l’opposition parlementaire qu’elle s’en saisit à
bon escient » 16. Or, un usage à mauvais escient, symptomatique d’une
démarche obstructionniste, est toujours perçu comme légitime de la part
de l’opposition pour défendre les droits du Parlement. À l’inverse, un régime
parlementaire dans lequel l’obstruction parlementaire est mal perçue ou
jugée sévèrement (même par l’opposition) façonne une toute autre représen-
tation du parlementarisme (II).

15. Dès le début du XXe siècle, G. Burdeau, Le régime parlementaire dans les Constitutions
Européennes d’après-guerre, Paris, Les Éditions Internationales, 1932, p. 431, déplorait que
« les vices principaux qui affectent le travail des Assemblées sont le désordre et
l’obstruction ».
16. A. Le Divellec, « Préface » in A. Fourmont, L’opposition parlementaire en droit constitu-
tionnel. Étude comparée : France-Allemagne, Paris, LGDJ, 2016, p. X.
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688 Alexis Buixan

I – LA RÉPLIQUE À L’OBSTRUCTION PARLEMENTAIRE :


UNE ILLUSTRATION DE LA CONTRAINTE EXERCÉE
PAR LA RATIONALISATION PARLEMENTAIRE

Dans l’histoire de la Chambre des Communes, la politique d’obstruc-


tion, commence sa chronologie en 1641 et va connaître son apogée au
moment de la crise irlandaise au XIXe siècle 17. C’est d’ailleurs à la suite
de l’offensive des députés irlandais que vont apparaître des techniques
pour limiter les interventions au sein de la Chambre des Communes.
Les répliques à l’obstruction sont moins le fait du Prime Minister en
personne que de celui du Speaker, qui voit son rôle politique renforcé à
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la faveur du maintien du bon ordre durant les débats 18. L’une d’entre
elles, qualifiée de la procédure de la guillotine (guillotine motions), a
l’avantage de réglementer le temps de parole en le sectionnant
préalablement : en amont du début de la discussion parlementaire, sont
limitativement déterminées les sessions à l’occasion desquelles chaque
étape de l’examen du texte y sera consacrée. À l’initiative du Gouverne-
ment, ces motions d’attribution de temps de parole doivent être adoptées
à la majorité ; la Chambre des communes exprimant son consentement
à l’encadrement contraint de son travail parlementaire. Dès lors, le seuil
de majorité imposé empêche qu’une minorité parlementaire fasse obs-
tacle à la limitation du temps de parole. À compter de l’échéance du
temps prévu, le Speaker met fin à la discussion. En raison de son caractère
autoritaire, la procédure de la guillotine a progressivement été remplacée
par des motions de programme qui déterminent le temps attribué à
chaque étape 19. Apparue en 1919 et dorénavant codifiée au Standing
Orders of the House of Commons 20, l’autre procédure privilégiée est celle
dénommée « procédure du kangourou » (kangaroo procedure) qui accorde
au Speaker le droit d’effectuer un tri entre les amendements au point de
pouvoir écarter ceux, selon lui, dépourvus de pertinence 21. Cette faculté
est également à disposition des présidents de commissions. Une telle
précision suppose que le Speaker réalise le tri entre les amendements à la
lumière du débat préalable qui s’est tenu en commission : des amende-
17. D. Thorley, « The Irish Home Rule Party and Parliamentary Obstruction », Irish
Historical Studies, XII, no 45, 1960, p. 43, 45-51 et 53-55.
18. A. Antoine, Droit constitutionnel britannique, 2de éd., Paris, Lextenso, 2018, p. 125-127.
19. V. Barbé, « Le Parlement britannique et le temps », in G. Toulemonde,
E. Cartier (dir.), Le Parlement et le temps, Paris, LGDJ, 2017, p. 272 ; B. Ridard, L’encadrement
du temps parlementaire dans la procédure législative, Paris, Institut Universitaire Varenne, 2018,
p. 448 et s.
20. N° 32 (1) : « In respect of any motion or any bill under consideration on report or
any Lords amendment to a bill, the Speaker shall have power to select the amendments,
new clauses or new schedules to be proposed thereto ».
21. I. Jennings, Parliament, Cambridge, Cambridge University Press, 1969, p. 60.
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ments ayant un lien direct avec les thématiques discutées en commission


seront plus facilement écartés lors de la discussion générale.
L’influence de la rationalisation parlementaire sur les pratiques
d’obstruction s’observe d’autant plus lorsque l’on porte un regard sur la
vie parlementaire au sein de la Chambre des lords. En Grande-Bretagne,
le bicamérisme instaure une navette parlementaire qui impose que les
deux Chambres participent collectivement à l’élaboration des Bills. Or,
au sein de la chambre haute, le Gouvernement se trouve dans l’impossi-
bilité de limiter le temps de parole. Historiquement, le début du
XXe siècle avait été inauguré par une crise institutionnelle à l’occasion
de la loi du 18 août 1911, qui renforce la prééminence de la Chambre
des communes après que la chambre haute ait opposé son veto contre
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une loi budgétaire. À la suite de l’arrivée au pouvoir du gouvernement
libéral Campbell-Bannerman, la Chambre des lords, majoritairement
composée de conservateurs, va conduire deux stratégies à l’encontre de
lois scolaire et économique. Elles consistent « à apporter un nombre si
important de modifications au texte original d’un projet de loi qu’elles
en changent la nature » 22. Elle va même aller « plus loin et au lieu de
procéder à l’amendement d’un texte, elle le rejette purement et simple-
ment ou appose son droit de veto » 23. Cette offensive contre la Chambre
des communes et le gouvernement, qui connaît son apogée avec la loi
budgétaire de 1909, pose un véritable enjeu constitutionnel inhérent à
la faiblesse démocratique et représentative de la Chambre des lords.
Celle-ci avait abouti à faire naître une convention de la constitution,
en 1861, qui limitait considérablement son pouvoir d’amendement et de
rejet en matière fiscale (money bills). Depuis l’adoption du Parliament Act
en 1911, ont été successivement adoptées des lois qui limitent considéra-
blement les capacités obstructionnistes de la chambre haute.
À l’occasion de la bataille politique qui a émaillé le Brexit, un regain
d’efficacité des marges de manœuvre obstructionnistes a été constaté en
raison de la neutralisation politique des instruments de rationalisation
parlementaire. Même si le gouvernement est, « en principe, libre de
recourir à la procédure de la “guillotine” pour tout projet de loi, il est
naturellement des matières, telles que la dévolution ou la construction
européenne, pour lesquelles la Chambre peut se montrer plus hostile à
la restriction de la délibération » 24. La validation législative du retrait
de la Grande-Bretagne à l’Union européenne était naturellement source
de tensions idéologiques exacerbées. D’un point de vue politique, il
22. Cl. Charlot, « Autopsie d’une crise parlementaire. 1909-1911 », Études anglaises,
vol. 63, no 3, 2010, p. 322.
23. Ibidem.
24. M. Mauguin Helgeson, L’élaboration parlementaire de la loi. Étude comparative : Alle-
magne, France, Royaume-Uni, Paris, Dalloz, 2006, p. 301.
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690 Alexis Buixan

aurait été difficilement acceptable que le Parlement soit totalement des-


saisi de ces droits. L’exceptionnalité du débat sur un enjeu crucial donne
lieu à des pratiques relativement inédites. En premier lieu, la contesta-
tion contre l’accord négocié par Theresa May s’exprime par une obstruc-
tion sans pour autant qu’une solution alternative soit présentée. L’accord
de négociation devait être ratifié par le Parlement et la loi abrogeant le
European Communities Act de 1972 fit l’objet de nombreux amendements
au point d’en altérer le contenu 25. En second lieu, le rôle du Speaker s’en
est trouvé modifié. Cet acteur parlementaire se doit d’être neutre et
impartial et est chargé de mettre en œuvre les procédures de rationalisa-
tion, décidées par le Prime Minister. Or, John Bercow va s’évertuer à
redéfinir la fonction. Assumant ne pas être un vassal de Theresa May et
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ouvertement hostile aux Brexiter, il renie la nature arbitrale de sa charge
pour défendre une conception interventionniste de son rôle dans les rap-
ports de pouvoir. Cette dernière se définit par un renforcement des préro-
gatives de la Chambre des communes au point d’être plus laxiste vis-à-
vis des tentations d’obstruction et d’être plus critique à l’égard du Prime
Minister 26. Par exemple, comme l’évoque Damien Connil 27, il a permis,
« en janvier 2019, par une décision particulièrement discutée à la
Chambre et en dehors, l’examen et l’adoption (par 308 voix contre 297)
de l’Amendement de Dominic Grieve qui obligeait le Gouvernement à
revenir devant la Chambre dans les trois jours suivant un éventuel rejet
de l’accord de sortie de l’UE ». En réalité, le Speaker a profité de la
faiblesse politique de Theresa May pour interpréter librement une
convention de la constitution au profit des opposants au Brexit 28.
Dès lors, la situation à Westminster correspond légèrement à celle que
nous observons en France. Aux différents moyens mobilisés par l’opposi-
tion en France à l’occasion du débat relatif au projet de financement de
la sécurité sociale (dépôts excessifs d’amendements et de sous-amende-
ments, rappels intempestifs au règlement, motions de rejet, etc.), la
réponse du gouvernement fut à la mesure de l’étendue de la logique
obstructionniste : application de l’article 47-1 de la Constitution, vote
bloqué au Sénat et mise en jeu de la responsabilité sur un texte. Or,
comme en Grande-Bretagne, l’usage de ces dispositifs, perçu comme
potentiellement « autoritaire », dépend d’une appréciation politique qui
25. A. Antoine, « Le fonctionnement du parlement de Wesminster entre juin 2017 et
décembre 2019 : exemplarité ou obstruction ? », Politique européenne, no 73, 2021, p. 125-
129.
26. « Theresa Maw “surprised” John Bercow allowed Brexit amendment », The Guardian,
10 janvier 2019.
27. « Le Brexit au Royaume-Uni : vers une évolution du rôle de Speaker à la Chambre des
communes ? », Revue française de Civilisation Britannique, no 2, vol. XXVII, 2022, p. 6.
28. A. Guigue, « L’intervention du Speaker dans les débats portant sur le Brexit : des
élections des amendements à l’interdiction des votes répétés sur une question identique à
la Chambre des communes », JP blog, 15 avril 2019.
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s’avère risquée lorsque le gouvernement bénéficie d’une majorité relative.


D’une part, « loin de rationaliser quoi que ce soit, le parlementarisme
rationalisé repose sur un étouffement permanent de la liberté parlemen-
taire et sur une dénaturation systématique des procédures internes aux
assemblées » 29 au point de « créer un rapport de force structurellement
biaisé entre l’exécutif et les assemblées » 30. D’autre part, dégainer
l’article 49 alinéa 3 fait naître un paradoxe : le débat n’est pas totalement
anéanti, mais son objet est simplement déplacé au risque de radicaliser
davantage les parlementaires. Mécontents de ne pas pouvoir voter le
texte, ils peuvent légitimement regretter que le gouvernement ait pris
l’habitude d’utiliser « de manière plus ou moins heureuse, des dispositifs
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initialement destinés à d’autres fins […] alors que le régime parlemen-
taire britannique a imaginé toute une série d’outils uniquement ou prin-
cipalement destinés à la lutte contre le filibustering » 31. Alors qu’elle
vise habituellement à domestiquer une majorité rétive à soutenir l’action
gouvernementale, la rationalisation est, en l’espèce, exploitée contre
l’opposition.
À titre de comparaison, l’Allemagne fait figure d’exception en raison
du fait que l’obstruction est peu mobilisée par les parlementaires du
Bundestag et du Bundesrat. Cette singularité s’explique, entre autres, par
les modalités qui encadrent la procédure législative. Effectivement, le
dépôt excessif d’amendements ne relève pas d’une pratique habituelle au
sein du régime parlementaire allemand à cause du contingentement du
temps de parole. Celui-ci est attribué par groupe parlementaire en pro-
portion du nombre de députés. Prévaut ainsi une efficacité de la bonne
conduite des débats validée par la Cour constitutionnelle dans une déci-
sion du 14 juillet 1959. Selon elle, « la possibilité d’une telle limitation
découle du droit du Parlement de fixer la fin des débats. Sans ce droit,
aucun Parlement ne peut rester durablement en capacité de travail, car
il serait alors exposé à l’obstruction de n’importe quelle minorité et
même d’un député agissant à titre individuel » 32. Cette solution qui
restreint la fonction délibérative du Bundestag est une contrepartie essen-
tielle à l’impossibilité pour le gouvernement d’intervenir durant la pro-
cédure législative après avoir déposé son texte 33.
29. D. Baranger, « “Un spectacle lamentable” : la réforme des retraites entre opposition
radicale et mauvaises pratiques gouvernementales », JP Blog, 9 mars 2023.
30. Ibidem.
31. C. Vintzel, Les armes du gouvernement dans la procédure législative, Paris, Dalloz, 2009,
p. 620.
32. BVerfGE, 14 juillet 1959, cité dans A. Gaillet, T. Hochmann, N. Marsch, Y. Vilain,
M. Wendel, Droits constitutionnels allemand et français, Paris, LGDJ, 2019, p. 287-288.
33. U. Mager, B. Giescke, « Allemagne », in J.-Ph. Derosier (dir.), L’initiative de la loi,
Paris, LexisNexis, 2018, p. 39-60.
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Outre ces dispositions strictement réglementaires, l’obstruction est


empêchée par une procédure spéciale destinée à pallier la difficulté à
élire un chancelier et par une procédure juridictionnelle. D’une part,
l’article 81 de la Loi fondamentale instaure « l’état de nécessité législa-
tive » qui permet à un chancelier de se maintenir en fonction à l’issue
d’une question de confiance défavorable. Ayant exprimé une défiance, la
majorité qui lui fait défaut risque de conduire une stratégie d’obstruc-
tion féroce au point de faire échec à tout projet de texte présenté devant
le Bundestag. Avec le vote d’approbation du Bundesrat, le chancelier peut
donc faire adopter définitivement une loi en dépit du fait qu’elle ait été
rejetée ou amendée, contre l’avis du gouvernement, par le Bundestag.
Certes, depuis 1949, cette disposition n’a jamais été appliquée, mais elle
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a le mérite de faire en sorte qu’« une assemblée tentée par l’obstruction
et le harcèlement parlementaire – comme l’était le Reichstag de Weimar –
se voit directement menacée d’être privée, au moins ponctuellement, de
son pouvoir législatif » 34. À l’inverse de la pratique française de
l’article 49 alinéa 3, le chancelier allemand n’est pas totalement
dépourvu de majorité puisque celui-ci s’appuie sur la chambre des
Länders. D’autre part, il convient de ne pas négliger la juridictionnalisa-
tion des relations entre le pouvoir exécutif et les assemblées délibérantes.
Élevée au rang de juge inter-organes, la Cour constitutionnelle de Karls-
ruhe peut être saisie par une minorité parlementaire notamment lorsque
cette dernière considère que ses droits sont bafoués. La controverse poli-
tique se déplace ainsi au niveau juridictionnel et se résout par une sanc-
tion du juge. Sur le fondement de l’article 93 alinéa 1er de la Loi
fondamentale de 1949, la Cour constitutionnelle fédérale allemande est
amenée à trancher des litiges intentés par une diversité d’organes et
d’institutions (le Président fédéral, le Gouvernement fédéral, les
ministres et les chambres, mais aussi plus spécifiquement les commis-
sions et les groupes parlementaires ou encore les partis politiques). Ainsi,
un groupe de députés est autorisé à attaquer une décision du Président
du Bundestag ou à contester indirectement un traité international au
motif qu’il violerait les droits du Parlement 35. Autrement dit, le régime
parlementaire allemand nous renseigne sur l’aspect « politique » du phé-
nomène obstructionniste : celui-ci s’exprime davantage lorsqu’il n’y a
pas d’autres issues à la mauvaise entente entre le gouvernement et
l’opposition. Or, soit le conflit est évité par le jeu partisan qui fait préva-
loir la délibération collective, soit le conflit est purgé par l’intervention
34. Ph. Lauvaux, A. Le Divellec, Les grandes démocraties contemporaines, 4e éd., Paris, Puf,
2015, p. 759.
35. Voir, à ce sujet, É. Carpentier, La résolution juridictionnelle des conflits entre organes consti-
tutionnels, Paris, LGDJ, 2006, 545 p. ; A. Le Divellec, Le gouvernement parlementaire en Alle-
magne. Contribution à une théorie générale, Paris, LGDJ, 2004, p. 457-458.
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du juge. A contrario, la France n’épouse guère une tradition de juridic-


tionnalisation des conflits politiques. Quand bien même le Conseil
constitutionnel a longtemps été qualifié d’« organe régulateur des pou-
voirs publics », il ne peut être saisi comme un arbitre durant le débat
parlementaire. En dépit du fait qu’il se révèle protecteur du droit
d’amendement et, plus largement, de la clarté et de la sincérité du
débat 36, il fut fidèle à sa réputation de « canon braqué sur le Parlement »
à l’occasion de la décision relative à la réforme des retraites 37. En
l’espèce, l’instrumentalisation critiquable de la rationalisation parlemen-
taire n’est pas jugée comme « une atteinte substantielle aux exigences
de clarté et de sincérité du débat parlementaire, eu égard au contenu des
amendements, au stade de la procédure auquel la demande de priorité
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est intervenue et aux conditions générales du débat marqué par le dépôt
d’un nombre exceptionnellement élevé d’amendements ». Si l’appréhen-
sion contentieuse des désaccords au sein de l’Assemblée intervient à la
suite de l’adoption du texte, cela démontre bien que le juge « n’est
jamais directement saisi de la question obstructionniste » 38. Cet état de
fait met en lumière une culture politique à la faveur de laquelle « toute
situation conflictuelle entre le législatif et l’exécutif semble générer des
situations de crise qui se terminent par la victoire d’un pouvoir sur
l’autre » 39. Enfermé dans un cadre mental strictement politique (la posi-
tion de retrait du Conseil constitutionnel en est le témoignage), le phé-
nomène obstructionniste s’inscrit dans une logique institutionnelle qui
interroge la fonction délibérative du Parlement.

II – LA PRATIQUE DE L’OBSTRUCTION PARLEMENTAIRE :


UNE ILLUSTRATION DES CONCEPTIONS NATIONALES
DU DÉBAT PARLEMENTAIRE

Qu’elle soit le fait d’une opposition, capable de faire feu de tout


bois, ou le fait d’un gouvernement, faisant appel à toutes les armes à
sa disposition, la déloyauté durant la procédure parlementaire rend la
délibération belliqueuse et offre un spectacle regrettable de la vie parle-
mentaire. Si chaque camp politique se prévaut de son bon droit, c’est
36. C. const no 512, 21 avril 2005, Loi d’orientation sur l’avenir du l’école ; D. Chamussy,
« Le Conseil constitutionnel, le droit d’amendement et la qualité de la législation », RDP,
2007, no 4, 2007, p. 1073.
37. C. const no 2023-849, 14 avril 2023, Loi de financement rectificative de la sécurité
sociale pour 2023.
38. C. Geynet-Dussauze, L’obstruction parlementaire…, op. cit., p. 475.
39. J. Hummel, « Les conflits constitutionnels. Définition(s) d’un objet d’étude », in
J. Hummel (dir.), Les conflits constitutionnels, Rennes, PUR, 2010, p. 19.
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parce qu’il investit des représentations déformées du rôle de l’opposition


et, plus largement, de celui du Parlement.

A – ACCEPTER LA LÉGITIMITÉ D’UNE OPPOSITION PARLEMENTAIRE :


POSTULAT INDISPENSABLE POUR ENDIGUER L’OBSTRUCTION

À l’épreuve de la comparaison franco-allemande, les différences entre


les pratiques parlementaires paraissent flagrantes. Si les clefs d’explica-
tion de ces spécificités procèdent des dispositions constitutionnelles (la
centralité politique du Bundestag est bien plus étendue que celle du Parle-
ment français, enserré dans un corset juridique), l’analyse doit également
se porter sur la notion d’opposition. À l’issue de la révision constitutionnelle
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de 2008, le constituant français a souhaité reconnaître un statut juridique
à l’opposition à la faveur l’article 51-1 40. Pour autant, le phénomène obs-
tructionniste ne s’en trouve pas véritablement affecté.
En 1961, Marcel Prélot 41 écrit que « l’opposition dans le système
démocratique est aussi nécessaire que le gouvernement ; elle n’est pas un
élément hostile, un corps étranger au peuple qu’il faudrait s’efforce de
réduire et d’éliminer à tout prix ». Si cette lecture est relativement
conforme au libéralisme anglais, la France ne se défait pas d’une lecture
unanimiste de la décision majoritaire qui revient à dénier à l’opposition
sa pleine légitimité. Pétrie du mythe rousseauiste de la volonté générale,
la tradition parlementaire tolère l’opposition, mais ne l’accepte jamais
pleinement.
Bien que structuré par un parlementarisme « majoritaire » (favorisée
par l’établissement de grandes coalitions), le système politique allemand
est caractérisé par une « logique coopérative » qui incite à intégrer les
partis d’opposition au processus décisionnel. Or, cette « intelligence col-
lective » est fonctionnelle grâce à une démocratie de partis, à la disci-
pline de groupes politiques et aux accords intergroupes 42. À la faveur
de l’adoption de la Loi fondamentale de 1949, s’est imposée en Alle-
magne l’idée suivante : « l’opposition relève du contenu libéral “des
démocraties parlementaires, ou pour le dire autrement de la contre-
démocratie”. De la sorte, elle tend à régénérer l’idéal du gouvernement
modéré » 43. Ainsi, « le gouvernement de la main commune » 44, qui
matérialise le lien de solidarité noué entre le gouvernement et la majo-
40. P. Monge, Les minorités parlementaires sous la Ve République, Paris, Dalloz, 2015.
41. Cité dans É. Thiers, « La majorité contrôlée par l’opposition : pierre philosophale de
la nouvelle répartition des pouvoirs ? », Pouvoirs, no 143, 2012, p. 64.
42. A. Fourmont, « La discipline des parlementaires : une comparaison France-Alle-
magne », in F. Davansant, A. Louis, I. Thumerel (dir.), Discipline et indiscipline partisanes,
Paris, IFJD, 2020, p. 153-165.
43. A. Fourmont, L’opposition parlementaire…, op. cit., p. 27.
44. A. Le Divellec, Le gouvernement parlementaire en Allemagne…, op. cit., p. 253.
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rité, a pour corollaire la reconnaissance des droits de l’opposition. Contri-


buant à dépasser les clivages partisans, les commissions se révèlent être
« une ressource pour l’opposition » 45 alors qu’en France, le travail en
commission imite les rapports de force perceptibles lors de la discussion
en séance publique. En Allemagne, « pour peu que le contexte s’y prête,
que les forces de l’opposition le souhaitent, qu’elles utilisent adroitement
les moyens placés à leur disposition [et que] la démarche adoptée par les
groupes s’avère consensuelle et technique, une coopération surmontant
la dichotomie majorité-opposition est envisageable » 46.
À cet égard, le gouvernement d’Élisabeth Borne pourrait s’inspirer
des pratiques d’outre-Rhin à la seule condition que l’opposition « joue
le jeu » de la bonne entente. Certes, en France, le « parlementarisme
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négatif à captation présidentielle » permet à un gouvernement minori-
taire de se maintenir grâce à la confiance du chef de l’État. Les derniers
mois prouvent cependant qu’au mépris de l’article 50 de la Constitution,
« la solution constitutionnellement logique pour espérer bâtir un gou-
vernement apte à travailler de manière organisée avec le Parlement n’a
pas été sérieusement considérée par les dirigeants politiques, de quelques
côtés qu’ils viennent » 47. Si la France n’est guère habituée à faire l’expé-
rience des gouvernements minoritaires comme tel est le cas en Europe
du Nord, cette entorse au principe majoritaire oblige à repenser les com-
portements partisans 48. Ce qui ne semble pas être le cas puisque « dans
ces conditions, les minorités s’abandonnent trop volontiers, dans la
plupart des cas importants, non seulement à surjouer le conflit (en soi,
il est cependant nécessaire, en démocratie libérale, qu’il soit mis en
scène), mais surtout, dans la mesure où l’issue semble généralement cer-
taine, à se réfugier dans l’obstruction […] qui contribue à discréditer
les processus délibératifs eux-mêmes » 49.
Par conséquent, l’enjeu est moins de reconnaître juridiquement les
droits de l’opposition que de reconnaître politiquement sa légitimité et
son utilité. Or, cet aggiornamento nécessite de repenser les mentalités
politiques et les psychologies. Pour éviter que de nouvelles prérogatives
soient utilisées à des fins obstructionnistes, il est indispensable que les
45. T. Saafeld, « L’opposition au Bundestag allemand, entre négociation et rhétorique »,
in O. Rozenberg, É. Thiers (dir.), L’opposition parlementaire, Paris, La documentation française,
2013, p. 166.
46. A. Fourmont, L’opposition parlementaire…, op. cit., p. 257.
47. A. Le Divellec, « Parlementarisme négatif, gouvernement minoritaire, présidentia-
lisme par défaut : la formule politico-constitutionnelle perdante de la démocratie française »,
JP Blog, 5 avril 2023.
48. A. Buixan, « « Le parlementarisme négatif » dans les démocraties scandinaves (Suède,
Norvège, Danemark). Regards croisés sur le multipartisme nordique », in J. Hummel (dir.),
Les partis politiques et l’ordre constitutionnel. Histoire(s) et théorie(s) comparées, Paris, Mare &
Martin, 2018, p. 207-235.
49. A. Le Divellec, « Parlementarisme négatif, gouvernement minoritaire… », loc. cit.
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membres de l’opposition mettent fin à « des stratégies de compétition


sociale » 50, qui nourrissent « des comportements dysfonctionnels » 51.
En rétablissant la distinction organique entre le Parlement et le Gouver-
nement, la majorité doit, en contrepartie, accepter de voir ses opposants
comme des interlocuteurs dignes de confiance. Aucunement comme des
adversaires acharnés et encore moins comme des ennemis à abattre.
Or, une meilleure relation entre la majorité et l’opposition ne peut
s’établir que si les deux camps décident de défendre collectivement la
grandeur du travail parlementaire. Tant que les députés intégreront (à
juste titre) la dévalorisation de l’institution qu’ils incarnent, la majorité
privilégiera le confort d’un soutien pavlovien au profit du gouvernement.
L’obstruction sera « perçue comme l’une des seules manières, pour
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l’opposition d’exercer avec une visibilité certaine le rôle qui lui est
dévolu » 52.

B – PARLEMENT DE DÉBAT VERSUS PARLEMENT DE TRAVAIL :


L’OBSTRUCTION EST-ELLE UN ROUAGE DE LA THÉÂTRALITÉ
PARLEMENTAIRE ?

Si le Bundestag et le Bundesrat continuent à jouer un rôle politique


essentiel, la logique de bonne entente partisane ne saurait totalement
l’expliquer. Le prestige accordé à l’organe délibératif est lié à l’image
que l’institution souhaite renvoyer. À cet égard, l’obstruction est de facto
délégitimée, car elle fait appel à une époque historique où cette pratique
visait à menacer le régime lui-même, à l’image des tourments ayant
frappé le régime de Weimar, prisonnier des alliances partisanes contre
nature 53. À l’inverse, en France, la théâtralité parlementaire répond à
une mise en scène ancestrale liée à la fonction tribunitienne de la
chambre basse. Ce que Nicolas Roussellier qualifie de « Parlement de
l’éloquence » 54, au sujet de la Chambre des députés sous la IIIe Répu-
blique, n’est pas totalement démenti. En ayant à l’esprit la célèbre dis-
tinction établie par Max Weber entre le Parlement de débat et le Parlement
de travail, il semble que le Bundestag s’inscrive dans la seconde catégorie
(ce que Gerhard Leibholz appelle un « parlementarisme de salles de
réunion ») 55 alors que les députés français restent persuadés, nonobstant
50. A. Cagnimel, Comportement parlementaire et pathologies de la procédure législative, Aix-en-
Provence, PUAM, 2019, p. 155.
51. Ibidem.
52. A. Vidal-Naquet, « Le renouveau de l’opposition », Pouvoirs, no 146, 2013, p. 139.
53. E. Vermeil, La Constitution de Weimar et le principe de la démocratie allemande. Essai
d’histoire et de psychologies politiques, Strasbourg, Istra, 1923, p. 229.
54. N. Roussellier, Le Parlement de l’éloquence, Paris, Presses de Sciences Po, 1997.
55. Cité par A. Le Divellec, « Vues générales sur le parlementarisme en Allemagne »,
RDP, no 1, 2004, p. 265.
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Qu’est-ce que débattre « en toute loyauté » ? 697

les évolutions depuis 2008, que « l’hémicycle demeure le lieu naturel


d’exercice du droit d’amendement pour le député comme pour le séna-
teur et même pour le Gouvernement. Son auteur recherche la conflictua-
lité politique et la visibilité » 56. Indissociable d’un usage abusif de la
parole, l’obstruction parlementaire est d’ailleurs le symptôme d’une inca-
pacité à repenser les fonctions de l’organe délibérant. Elle s’apparente au
chant du cygne d’une assemblée qui échoue à peser face au gouvernement
et à accepter le leadership de ce dernier. Confrontée à des mœurs parle-
mentaires incompatibles avec une logique de consensus, la revalorisation
du Parlement français adviendra par un investissement accru dans la
fonction de contrôle (à l’instar de ce que l’on observe au Parlement de
Westminster). Encore faut-il qu’il puisse et qu’il souhaite exercer cette
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mission. Face à un gouvernement qui somme les parlementaires
d’adopter, à un rythme effréné, des textes, il est bien « plus valorisé,
visible et rentable politiquement d’être un acteur, certes modeste, de la
production de la loi » que de s’investir « dans une activité plus confi-
dentielle de contrôle et d’évaluation » 57. Le spectacle délibératif oblige
ainsi chacun à jouer indéfiniment une partition écrite à l’avance… Pour
conjurer la malédiction de la brutalisation de la vie parlementaire fran-
çaise, ne serait-il pas venu le moment de s’inspirer de cultures parlemen-
taires étrangères plus propices à une pacification des débats ? Sans renier
l’originalité des mœurs parlementaires françaises, cette tâche aurait le
mérite de purger le vice de l’obstruction, par la vertu d’une parole juste
et loyale. Sinon, on encourt le risque de conforter la critique acerbe
formulée par Gustave Flaubert, au début du XXe siècle, à l’encontre des
députés : « Trop de bavards à la Chambre. Ne font rien 58 ».

56. A. De Montis, « Les commissions permanentes dix ans après : évolution et révolu-
tion ? », RFDC, no 116, 2018, p. 793.
57. J.-É. Gicquel, « La révision du 23 juillet 2008 : une nouvelle ère pour le contrôle de
l’action du gouvernement et de l’évaluation des politiques publiques ? », RFDC, no 116,
2018, p. 851.
58. G. Flaubert, Dictionnaire des idées reçues, Paris, L. Conard, 1910, p. 423.

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