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Spinoza Droit

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Traité
politique/Du
Droit naturel
< Traité politique

Baruch Spinoza
Traité politique
Traduction par Émile Saisset.
Charpentier, 1861 [nouvelle édition]
(II, p. 355-365).
◄ Introducti Du Droit Du droit des
on naturel pouvoirs
:
souverains

CHAPITRE II.

DU DROIT NATUREL.

1. Dans notre Traité théologico-


politique nous avons défini le droit
naturel et civil [1], et dans notre
Éthique nous avons expliqué ce que
c’est que péché, mérite, justice,
injustice [2], et enfin en quoi consiste
la liberté humaine [3] ; mais, pour que
le lecteur n’ait pas la peine d’aller
chercher ailleurs des principes qui se
:
rapportent essentiellement au sujet
du présent ouvrage, je vais les
développer une seconde fois et en
donner la démonstration régulière.

2. Toutes les choses de la nature


peuvent être également conçues
d’une façon adéquate, soit qu’elles
existent, soit qu’elles n’existent pas.
De même donc que le principe en
vertu duquel elles commencent
d’exister ne peut se conclure de leur
définition, il en faut dire autant du
principe qui les fait persévérer dans
l’existence. En effet, leur essence
idéale, après qu’elles ont commencé
:
d’exister, est la même qu’auparavant ;
par conséquent, le principe qui les
fait persévérer dans l’existence ne
résulte pas plus de leur essence que
le principe qui les fait commencer
d’exister ; et la même puissance dont
elles ont besoin pour commencer
d’être, elles en ont besoin pour
persévérer dans l’être. D’où il suit que
la puissance qui fait être les choses
de la nature, et par conséquent celle
qui les fait agir, ne peut être autre que
l’éternelle puissance de Dieu.
Supposez, en effet, que ce fût une
autre puissance, une puissance
:
créée, elle ne pourrait se conserver
elle-même, ni par conséquent
conserver les choses de la nature ;
mais elle aurait besoin pour
persévérer dans l’être de la même
puissance qui aurait été nécessaire
pour la créer.

3. Ce point une fois établi, savoir que


la puissance des choses de la nature
en vertu de laquelle elles existent et
agissent est la propre puissance de
Dieu, il est aisé de comprendre ce
que c’est que le droit naturel. En effet,
Dieu ayant droit sur toutes choses, et
ce droit de Dieu étant la puissance
:
même de Dieu, en tant qu’elle est
considérée comme absolument libre,
il suit de là que chaque être a
naturellement autant de droit qu’il a
de puissance pour exister et pour
agir. En effet, cette puissance n’est
autre que la puissance même de
Dieu, laquelle est absolument libre.

4. Par droit naturel j’entends donc les


lois mêmes de la nature ou les règles
selon lesquelles se font toutes
choses, en d’autres termes, la
puissance de la nature elle-même ;
d’où il résulte que le droit de toute la
nature et partant le droit de chaque
:
individu s’étend jusqu’où s’étend sa
puissance ; et par conséquent tout
ce que chaque homme fait d’après
les lois de la nature, il le fait du droit
suprême de la nature, et autant il a de
puissance, autant il a de droit.

5. Si donc la nature humaine était


ainsi constituée que les hommes
vécussent selon les seules
prescriptions de la raison et ne
fissent aucun effort pour aller au
delà, alors le droit naturel, en tant
qu’on le considère comme se
rapportant proprement au genre
humain, serait déterminé par la seule
:
puissance de la raison. Mais les
hommes sont moins conduits par la
raison que par l’aveugle désir, et en
conséquence la puissance naturelle
des hommes, ou, ce qui est la même
chose, leur droit naturel, ne doit pas
être défini par la raison, mais par tout
appétit quelconque qui les détermine
à agir et à faire effort pour se
conserver. J’en conviens, au surplus :
ces désirs qui ne tirent pas leur
origine de la raison sont moins des
actions de l’homme que des
passions. Mais, comme il s’agit ici de
la puissance universelle ou, en
:
d’autres termes, du droit universel de
la nature, nous ne pouvons
présentement reconnaître aucune
différence entre les désirs qui
proviennent de la raison et ceux qui
sont engendrés en nous par d’autres
causes, ceux-ci comme ceux-là
étant des effets de la nature et des
développements de cette énergie
naturelle en vertu de laquelle
l’homme fait effort pour persévérer
dans son être. L’homme, en effet,
sage ou ignorant, est une partie de la
nature, et tout ce qui détermine
chaque homme à agir doit être
:
rapporté à la puissance de la nature,
en tant que cette puissance peut être
définie par la nature de tel ou tel
individu ; car, qu’il obéisse à la raison
ou à la seule passion, l’homme ne fait
rien que selon les lois et les règles de
la nature, c’est-à-dire (par l’article 4
du présent chapitre) selon le droit
naturel.

6. Mais la plupart des philosophes


s’imaginent que les ignorants, loin de
suivre l’ordre de la nature, le violent
au contraire, et ils conçoivent les
hommes dans la nature comme un
État dans l’État. A les en croire, en
:
effet, l’âme humaine n’est pas
produite par des causes naturelles,
mais elle est créée immédiatement
par Dieu dans un tel état
d’indépendance par rapport au reste
des choses qu’elle a un pouvoir
absolu de se déterminer et d’user
parfaitement de la raison. Or
l’expérience montre
surabondamment qu’il n’est pas plus
en notre pouvoir de posséder une
âme saine qu’un corps sain. De plus,
chaque être faisant effort, autant qu’il
est en lui, pour conserver son être, il
n’est point douteux que, s’il
:
dépendait aussi bien de nous de
vivre selon les préceptes de la raison
que d’être conduits par l’aveugle
désir, tous les hommes se
confieraient à la raison et régleraient
sagement leur vie, et c’est ce qui
n’arrive pas. Car chacun a son plaisir
particulier qui l’entraîne, trahit sua
quemque voluptas 4 ; et les
théologiens n’ôtent pas cette
difficulté en soutenant que la cause
de cette impuissance de l’homme,
c’est un vice ou un péché de la
nature humaine, lequel a son origine
dans la chute de notre premier père.
:
Car supposez que le premier homme
ait eu également le pouvoir de se
maintenir ou de tomber, donnez-lui
une âme maîtresse d’elle-même et
dans un état parfait d’intégrité,
comment se fait-il qu’étant plein de
science et de prudence il soit
tombé ? c’est, direz-vous, qu’il a été
trompé par le diable. Mais le diable
lui-même, qui donc l’a trompé ? qui a
fait de lui, c’est-à-dire de la première
de toutes les créatures intelligentes,
un être assez insensé pour vouloir
s’élever au-dessus de Dieu ? En
possession d’une âme saine, ne
:
faisait-il pas naturellement effort,
autant qu’il était en lui, pour maintenir
son état et conserver son être ? Et
puis le premier homme lui-même,
comment se fait-il qu’étant maître de
son âme et de sa volonté il ait été
séduit et se soit laissé prendre dans
le fond même de son âme ? S’il a eu
le pouvoir de bien user de sa raison, il
n’a pu être trompé, il a fait
nécessairement effort, autant qu’il
était en lui, pour conserver son être
et maintenir son âme saine. Or, vous
supposez qu’il a eu ce pouvoir ; il a
donc nécessairement conservé son
:
âme saine et n’a pu être trompé, ce
qui est démenti par sa propre
histoire. Donc il faut avouer qu’il n’a
pas été au pouvoir du premier
homme d’user de la droite raison, et
qu’il a été, comme nous, sujet aux
passions.

7. Que l’homme, ainsi que tous les


autres individus de la nature, fasse
effort autant qu’il est en lui pour
conserver son être, c’est ce que
personne ne peut nier. S’il y avait ici,
en effet, quelque différence entre les
êtres, elle ne pourrait venir que d’une
cause, c’est que l’homme aurait une
:
volonté libre. Or, plus vous concevrez
l’homme comme libre, plus vous
serez forcé de reconnaître qu’il doit
nécessairement se conserver et être
maître de son âme, conséquence
que chacun m’accordera aisément,
pourvu qu’il ne confonde pas la
liberté avec la contingence. La
liberté, en effet, c’est la vertu ou la
perfection. Donc tout ce qui accuse
l’homme d’impuissance ne peut être
rapporté à sa liberté. C’est pourquoi
on ne pourrait pas dire que l’homme
est libre en tant qu’il peut ne pas
exister ou en tant qu’il peut ne pas
:
user de sa raison ; s’il est libre, c’est
en tant qu’il peut exister et agir selon
les lois de la nature humaine. Plus
donc nous considérons l’homme
comme libre, moins il nous est
permis de dire qu’il peut ne pas user
de sa raison et choisir le mal de
préférence au bien ; et par
conséquent Dieu, qui existe d’une
manière absolument libre, pense et
agit nécessairement de la même
manière, je veux dire qu’il existe,
pense et agit par la nécessité de sa
nature. Car il n’est pas douteux que
Dieu n’agisse comme il existe, avec la
:
même liberté, et puisqu’il existe par
la nécessité de sa nature, c’est aussi
par la nécessité de sa nature qu’il
agit, c’est-à-dire librement.

8. Nous concluons donc qu’il n’est


pas au pouvoir de tout homme d’user
toujours de la droite raison et de
s’élever au faîte de la liberté humaine,
que tout homme cependant fait
toujours effort, autant qu’il est en lui,
pour conserver son être, enfin que
tout ce qu’il tente de faire et tout ce
qu’il fait (son droit n’ayant d’autre
mesure que sa puissance), il le tente
et le fait, sage ou ignorant, en vertu
:
du droit suprême de la nature. Il suit
de là que le droit naturel, sous
l’empire duquel tous les hommes
naissent et vivent, ne défend rien que
ce que personne ne désire ou ne
peut faire ; il ne repousse donc ni les
contentions, ni les haines, ni la colère,
ni les ruses, ni rien enfin de ce que
l’appétit peut conseiller. Et cela n’a
rien de surprenant ; car la nature
n’est pas renfermée dans les lois de
la raison humaine, lesquelles n’ont
rapport qu’à l’utilité vraie et à la
conservation des hommes ; mais elle
embrasse une infinité d’autres lois
:
qui regardent l’ordre éternel de la
nature entière, dont l’homme n’est
qu’une parcelle, ordre nécessaire par
qui seul tous les individus sont
déterminés à exister et à agir d’une
manière donnée.

9. Il suit encore de là que tout


homme appartient de droit à autrui
aussi longtemps qu’il tombe sous
son pouvoir, et qu’il s’appartient à lui-
même dans la mesure où il peut
repousser toute violence, réparer à
son gré le dommage qui lui a été
causé, en un mot, vivre absolument
comme il lui plaît.
:
10. Je dis qu’un homme en a un autre
sous son pouvoir, quand il le tient
enchaîné, ou quand il lui a ôté ses
armes et les moyens de se défendre
ou de s’évader, ou encore quand il le
maîtrise par la crainte, ou enfin
quand il se l’est tellement attaché par
ses bienfaits que celui-ci veut obéir
aux volontés de son bienfaiteur de
préférence aux siennes propres et
vivre à son gré plutôt qu’au sien.
Dans le premier cas et dans le
second, on tient le corps, mais point
l’âme ; dans les deux autres, au
contraire, on tient l’âme aussi bien
:
que le corps, mais seulement tant
que dure la crainte ou l’espérance ;
car, ces sentiments disparus,
l’esclave redevient son maître.

11. La faculté qu’a l’âme de porter des


jugements peut aussi tomber sous le
droit d’autrui, en tant qu’un homme
peut être trompé par un autre
homme. D’où il suit que l’âme n’est
entièrement sa maîtresse que
lorsqu’elle est capable d’user de la
droite raison. Il y a plus, comme la
puissance humaine ne doit pas tant
se mesurer à la vigueur du corps qu’à
la force de l’âme, il en résulte que
:
ceux-là s’appartiennent le plus à
eux-mêmes qui possèdent au plus
haut degré la raison et sont le plus
conduits par elle. Et par conséquent
je dis que l’homme est parfaitement
libre en tant qu’il est conduit par la
raison ; car alors il est déterminé à
agir en vertu de causes qui
s’expliquent d’une façon adéquate
par sa seule nature, bien que
d’ailleurs ces causes le déterminent
nécessairement. La liberté, en effet,
(comme je l’ai montré à l’article 7 du
présent chapitre), la liberté n’ôte pas
la nécessité d’agir, elle la pose.
:
12. La parole donnée à autrui, quand
quelqu’un s’engage, de bouche
seulement, à faire telle ou telle chose
qu’il était dans son droit de ne pas
faire, ou à ne pas faire telle ou telle
chose qu’il était dans son droit de
faire, cette parole ne reste valable
qu’autant que celui qui l’a donnée ne
change pas de volonté. Car, s’il a le
pouvoir de reprendre sa promesse, il
n’a en réalité rien cédé de son droit, il
n’a donné que des paroles. Si donc
l’individu, qui est son propre juge par
droit de nature, a jugé, à tort ou à
raison (car l’homme est sujet à
:
l’erreur), qu’il résulte de l’engagement
contracté plus de dommage que
d’utilité, il estimera qu’il y a lieu de le
violer, et en vertu du droit naturel (par
l’article 9 du présent chapitre) il le
violera.

13. Si deux individus s’unissent


ensemble et associent leurs forces,
ils augmentent ainsi leur puissance
et par conséquent leur droit ; et plus
il y aura d’individus ayant aussi formé
alliance, plus tous ensemble auront
de droit.

14. Tant que les hommes sont en


:
proie à la colère, à l’envie et aux
passions haineuses, ils sont tiraillés
en divers sens et contraires les uns
aux autres, d’autant plus redoutables
qu’ils ont plus de puissance,
d’habileté et de ruse que le reste des
animaux ; or les hommes dans la
plupart de leurs actes étant sujets
par leur nature aux passions (comme
nous l’avons dit à l’article 3 du
chapitre précédent), il s’ensuit que
les hommes sont naturellement
ennemis. Car mon plus grand
ennemi, c’est celui que j’ai le plus à
craindre et dont j’ai le plus à me
:
garder.

15. Nous avons vu (à l’article 9 du


présent chapitre) que chaque
individu dans l’état de nature
s’appartient à lui-même tant qu’il
peut se mettre à l’abri de l’oppression
d’autrui ; or, comme un seul homme
est incapable de se garder contre
tous, il s’ensuit que le droit naturel de
l’homme, tant qu’il est déterminé par
la puissance de chaque individu et
ne dérive que de lui, est nul ; c’est un
droit d’opinion plutôt qu’un droit réel,
puisque rien n’assure qu’on en jouira
avec sécurité. Et il est certain que
:
chacun a d’autant moins de
puissance, par conséquent d’autant
moins de droit, qu’il a un plus grand
sujet de crainte. Ajoutez à cela que
les hommes sans un secours mutuel
pourraient à peine sustenter leur vie
et cultiver leur âme. D’où nous
concluons que le droit naturel, qui est
le propre du genre humain, ne peut
guère se concevoir que là où les
hommes ont des droits communs,
possèdent ensemble des terres
qu’ils peuvent habiter et cultiver, sont
enfin capables de se défendre, de se
fortifier, de repousser toute violence,
:
et de vivre comme ils l’entendent
d’un consentement commun, Or (par
l’article 13 du présent chapitre), plus
il y a d’hommes qui forment ainsi un
seul corps, plus tous ensemble ont
de droit, et si c’est pour ce motif,
savoir, que les hommes dans l’état de
nature peuvent à peine s’appartenir à
eux-mêmes, si c’est pour cela que
les scolastiques ont dit que l’homme
est un animal sociable, je n’ai pas à y
contredire.

16. Partout où les hommes ont des


droits communs et sont pour ainsi
dire conduits par une seule âme, il
:
est certain (par l’article 13 du présent
chapitre) que chacun d’eux a
d’autant moins de droits que les
autres ensemble sont plus puissants
que lui, en d’autres termes, il n’a
d’autre droit que celui qui lui est
accordé par le droit commun. Du
reste, tout ce qui lui est commandé
par la volonté générale, il est tenu d’y
obéir, et (par l’article 4 du présent
chapitre) on a le droit de l’y forcer.

17. Ce droit, qui est défini par la


puissance de la multitude ; on a
coutume de l’appeler l’État. Et celui-
là est en pleine possession de ce
:
droit qui, du consentement commun,
prend soin de la chose publique,
c’est-à-dire établit les lois, les
interprète et les abolit, fortifie les
villes, décide de la guerre et de la
paix, etc. Que si tout cela se fait par
une assemblée sortie de la masse du
peuple, l’État s’appelle démocratie ; si
c’est par quelques hommes choisis,
l’État s’appelle aristocratie ; par un
seul enfin, monarchie.

18. Il résulte des points établis en ce


chapitre que dans l’état de nature il
n’y a pas de péché, ou que si
quelqu’un pèche, c’est envers soi-
:
même et non envers autrui ;
personne en effet dans l’état de
nature n’est tenu de se conformer, à
moins que ce ne soit de son plein
gré, aux volontés d’autrui, ni de
trouver bon ou mauvais autre chose
que ce que lui-même juge bon ou
mauvais selon son caractère, et rien
n’est absolument défendu par le droit
naturel que ce que nul ne peut faire
(voyez les articles 5 et 8 du présent
chapitre). Or, qu’est-ce que le
péché ? une action qui ne peut être
faite à bon droit. Que si les hommes
étaient tenus par institution naturelle
:
d’être conduits par la raison, tous
alors seraient nécessairement
conduits par la raison ; car les
institutions de la nature sont les
institutions de Dieu (par les articles 2
et 3 du présent chapitre), et Dieu les
a établies librement, aussi librement
qu’il existe ; d’où il suit qu’elles
résultent de la nature divine (voyez
l’article 7 du présent chapitre), et par
conséquent qu’elles sont éternelles
et ne peuvent être violées. Mais les
hommes sont presque toujours
conduits par l’appétit sans raison, ce
qui n’empêche pas qu’ils ne suivent
:
nécessairement l’ordre de la nature,
loin de le troubler ; et c’est pourquoi
l’ignorant, dont l’âme est
impuissante, n’est pas plus obligé
par le droit naturel de gouverner sa
vie avec sagesse que le malade n’est
tenu d’avoir un corps sain.

19. Ainsi donc le péché ne se peut


concevoir que dans un ordre social
où le bien et le mal sont déterminés
par le droit commun, et où nul ne fait
à bon droit (par l’article 16 du présent
chapitre) que ce qu’il fait
conformément à la volonté générale.
Le péché, en effet, c’est (comme
:
nous l’avons dit à l’article précédent)
ce qui ne peut être fait à bon droit, ou
ce qui est défendu par la loi ;
l’obéissance, au contraire, c’est la
volonté constante d’exécuter ce que
la loi déclare bon, ou ce qui est
conforme à la volonté générale.

20. Il est d’usage cependant


d’appeler aussi péché ce qui se fait
contre le commandement de la saine
raison, et obéissance la volonté
constante de modérer ses appétits
selon les prescriptions de la raison ; à
quoi je consentirais volontiers, si la
liberté de l’homme consistait dans la
:
licence de l’appétit et sa servitude
dans l’empire de la raison. Mais
comme la liberté humaine est
d’autant plus grande que l’homme
est plus capable d’être conduit par la
raison et de modérer ses appétits, ce
n’est donc qu’improprement que
nous pouvons appeler obéissance la
vie raisonnable, et péché ce qui est
en réalité impuissance de l’âme et
non licence, ce qui fait l’homme
esclave plutôt que libre. Voyez les
articles 7 et 11 du présent chapitre.

21. Toutefois comme la raison nous


enseigne à pratiquer la piété et à
:
vivre d’un esprit tranquille et bon, ce
qui n’est possible que dans la
condition sociale, et en outre, comme
il ne peut se faire qu’un grand
nombre d’hommes soit gouverné
comme par une seule âme (ainsi que
cela est requis pour constituer un
État), s’il n’a un ensemble de lois
instituées d’après les prescriptions
de la raison, ce n’est donc pas tout à
fait improprement que les hommes,
accoutumés qu’ils sont à vivre en
société, ont appelé péché ce qui se
fait contre le commandement de la
raison. Maintenant pourquoi ai-je dit
:
(à l’article 18 de ce chapitre) que,
dans l’état de nature, l’homme, s’il
pèche, ne pèche que contre soi-
même, c’est ce qui sera éclairci
bientôt (au chapitre IV, articles 4 et
5), quand je montrerai dans quel
sens nous pouvons dire que celui qui
gouverne l’État et tient en ses mains
le droit naturel est soumis aux lois et
peut pécher.

22. Pour ce qui regarde la religion, il


est également certain que l’homme
est d’autant plus libre et d’autant plus
soumis à lui-même qu’il a plus
d’amour pour Dieu et l’honore d’un
:
cœur plus pur. Mais en tant que nous
considérons, non pas l’ordre de la
nature qui nous est inconnu, mais les
seuls commandements de la raison
touchant les choses religieuses, en
tant aussi que nous remarquons que
ces mêmes commandements nous
sont révélés par Dieu au dedans de
nous-mêmes, et ont été révélés aux
prophètes à titre de lois divines, à ce
point de vue, nous disons que c’est
obéir à Dieu que de l’aimer d’un cœur
pur, et que c’est pécher que d’être
gouverné par l’aveugle passion. Il
faut toutefois ne pas oublier que
:
nous sommes dans la puissance de
Dieu comme l’argile dans celle du
potier, lequel tire d’une même
matière des vases destinés à
l’ornement et d’autres vases destinés
à un usage vulgaire 5 ; d’où il suit que
l’homme peut, à la vérité, faire
quelque chose contre ces décrets de
Dieu inscrits à titre de lois, soit dans
notre âme, soit dans l’âme des
prophètes ; mais il ne peut rien
contre ce décret éternel de Dieu
inscrit dans la nature universelle, et
qui regarde l’ordre de toutes choses.

23. De même donc que le péché et


:
l’obéissance, pris dans le sens le plus
strict, ne se peuvent concevoir que
dans la vie sociale, il en faut dire
autant de la justice et de l’injustice.
Car, il n’y a rien dans la nature qui
appartienne à bon droit à celui-ci
plutôt qu’à celui-là ; mais toutes
choses sont à tous, et tous ont le
pouvoir de se les approprier. Mais
dans l’état de société, du moment
que le droit commun établit ce qui
est à celui-ci et ce qui est à celui-là,
l’homme juste est celui dont la
constante volonté est de rendre à
chacun ce qui lui est dû ; l’homme
:
injuste celui qui, au contraire,
s’efforce de faire sien ce qui est à
autrui.

24. Pour ce qui est de la louange et


du blâme, nous avons expliqué dans
notre Éthique 6 que ce sont des
affections de joie et de tristesse,
accompagnées de l’idée de la vertu
ou de l’impuissance humaine à titre
de cause.

1. Voyez le Traité théologico-


politique, ch. xvi.
2. Voyez l’Ethique, part. 4, Scholie de
la Proposition 37.
:
3. Voyez l’Ethique, part. 2, Propos.
48, 49, et le Schol. de la Propos.
49.

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