Georg Simmel-Repenser Le Lien Social
Georg Simmel-Repenser Le Lien Social
Georg Simmel-Repenser Le Lien Social
À LA SOCIOLOGIE CLINIQUE
2012/1 n° 29 | pages 51 à 60
ISSN 1376-0963
ISBN 9782804169718
DOI 10.3917/pp.029.0051
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-pensee-plurielle-2012-1-page-51.htm
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1
Maître de conférences de sociologie, HDR, CIAPHS EA 2241, Université Rennes 2. Ouvrages
récents : Pour une sociologie du travail social, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2010
et, avec Jean-François Garnier, Un savoir de référence pour le travail social, Ramonville Saint-
Agne, Erès, 2008.
2
Maître de conférences de sociologie, CIAPHS EA 2241, Université Rennes 2. Ouvrage récent :
Le lien social et la personne. Pour une sociologie clinique, Rennes, Presses Universitaires de
Rennes, 2010.
3
Docteur en sociologie, chercheur associé au CIAPHS EA 2241, Université Rennes 2.
DOI: 10.3917/pp.029.0051 51
La question du lien social est au cœur du projet sociologique depuis l’épo-
que des « pères fondateurs » du XIXe siècle. Cela est particulièrement net
chez Auguste Comte aussi bien que chez Émile Durkheim, très inquiet de la
montée de l’anomie qu’il croyait percevoir dans les sociétés industrialisées.
Pour ces auteurs, la sociologie devait contribuer à sauver la société et donc
le « lien social », d’une menace de désintégration grandissante. Cette disci-
pline naissante relayait ainsi une inquiétude plus ancienne, contemporaine
des grands questionnements du XVIIe siècle sur la naissance de l’ordre social
à partir de l’état de nature. Deux réponses avaient été proposées à la question
de ce qui rassemble la multiplicité des individus dans l’unité du corps social :
la réponse politique, bien représentée par le Contrat social de Rousseau, ima-
ginait un contrat primordial à partir duquel se constitue une société, alors que
la réponse économique, particulièrement représentée, elle, par l’Essai sur la
nature et les causes de la richesse des nations d’Adam Smith, considérait que
le lien social se constituait au jour le jour à travers la multiplicité des contrats
marchands (Méda, 1995). La sociologie de Comte et plus encore celle de
Durkheim visaient justement à pallier les insuffisances de ces conceptions des
fondements de la « solidarité ». Durkheim, notamment, allait rappeler à juste
titre que « tout n’est pas contractuel dans le contrat » (Durkheim, 1893).
L’inquiétude au sujet du lien social n’a pas disparu de nos jours. Au
contraire, dans des sociétés occidentales caractérisées depuis plusieurs
décennies par un taux de chômage ou de sous-emploi qui se maintient à des
niveaux élevés, on entend se multiplier les appels à « créer », « restaurer »,
« maintenir » ou « développer » le lien social. On considère ainsi que ce der-
nier relève, soit d’une carence qui se manifeste par des situations d’isolement
ou de déréliction, soit d’une détérioration se traduisant par un relâchement ou
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de socialisation : « les formes de l’action réciproque ou de la socialisation ne
peuvent être réunies et soumises à un point de vue scientifique unitaire que si la
pensée les détache des contenus, qui ne deviennent des contenus sociaux que
par elle – voilà, me semble-t-il, le seul fondement qui rende pleinement possible
une science spécifique de la société en tant que telle » (Simmel, 2010, p. 45).
Encore faut-il bien s’entendre sur ce que Simmel appelait socialisation. Pour la
sociologie actuelle, la socialisation a fini par désigner « le processus par lequel
les individus intériorisent les normes et les valeurs de la société dans laquelle
ils évoluent » (Riutort, 1996, p. 59). Il n’en allait pas de même pour Simmel. La
socialisation désignait pour lui le processus d’action réciproque par lequel se
lient et se délient les individus, se constituent et se désagrègent les groupes
(Freund, in Simmel, 1981, p. 90-91). Cela revenait à penser le « lien social »
lui-même comme un processus permanent de distinction et de séparation en
même temps que de dépassement de cette distinction et de cette séparation
aboutissant à de l’identité (ou de la ressemblance) et à de l’unité. « Sans cesse,
écrivait Simmel, la socialisation se noue et se dénoue pour se renouer à nou-
veau ; il s’agit d’un perpétuel écoulement et d’une animation qui relient les indi-
vidus, même là où l’on ne relève pas des organisations véritables » (cité par
Freund, in Simmel, 1981, p. 56). Mieux, il s’agissait là pour Simmel d’une capa-
cité spécifique à l’homme : « à l’homme seul il est donné, face à la nature, de
lier et délier les choses, et cela de la manière particulière qui consiste à faire
toujours de l’un de ces processus la présupposition de l’autre. […] Qu’il s’agisse
du sens immédiat ou du sens symbolique, du sens corporel ou du sens spirituel,
nous sommes à tout instant des êtres qui séparons ce qui est lié et lions ce qui
est séparé » (ibid., p. 14-15). C’est cette réciprocité dialectique de la liaison et de
la séparation que Simmel exprimait à travers la métaphore de la porte (Tür) et
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point de vue, la période de l’adolescence constitue un révélateur des proces-
sus de constitution du lien social.
On observe ainsi que ce processus d’émergence au social par lequel
l’adolescent ou le jeune adulte créé ses propres liens se manifeste par un pro-
cessus de différenciation. De nombreux travaux ont relevé comment l’adoles-
cent, par son comportement, sa langue ou son habillement va non seulement
se distinguer de ses parents, mais aussi d’autres groupes adolescents. L’ado-
lescence est ainsi l’âge des styles musicaux et vestimentaires. Il s’agit pour
l’adolescent de maîtriser les différents emblèmes de statut et très souvent de
contester le statut qui lui était jusque-là attribué par ses parents. Mais refuser
un certain statut (et les emblèmes qui lui sont associés), c’est du même coup
et inévitablement en adopter d’autres. C’est que l’identité est indissociable de
la différence. Adopter, avec d’autres, une identité sociale, c’est toujours aussi
se différencier d’un tiers.
Cette question de la distinction et des emblèmes est très présente dans
le travail social où il n’est pas rare d’observer des personnes qui tiennent à
afficher des « signes extérieurs » ou emblèmes d’un statut qui ne leur est pas
reconnu socialement. Elles manifestent ainsi qu’elles contestent le statut qui
leur est attribué. C’est le cas, par exemple, du « costume cravate » que l’on
exhibe fièrement lors d’une visite au centre social pour signifier au travailleur
social que l’on reste malgré tout quelqu’un, « bien qu’on n’ait plus le sou ». De
la même façon, l’achat, jugé parfois inconsidéré au regard des ressources du
ménage, du téléphone portable « dernier cri » ou du « robot ménager qui vient
de sortir », participe à l’affirmation d’un statut opposable à celui d’assisté. Mais
il arrive également que la manière de se présenter à l’autre emprunte la voie
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une déclaration séparée de revenu pour un jeune qui était rattaché jusque-là
au foyer parental est bien l’une des manifestations, dans la France actuelle en
tout cas, de l’apparition d’une nouvelle unité sociale 4.
Mais une fois que l’on a fermé la porte, tracé une frontière séparant le
privé du public, une fois que l’on a défini son chez-soi, c’est généralement
pour rouvrir la porte ou pour établir des ponts, pour reprendre la métaphore
de Georg Simmel. Mais à qui ouvre-t-on la porte ? Qui accepte-t-on de faire
entrer dans son cercle ? La question est bien celle de la maîtrise des rela-
tions, donc aussi celle de la maîtrise des frontières qui séparent les uns et
les autres. L’adolescent qui s’est émancipé de ses parents en leur fermant la
porte va vouloir recevoir les copains ou la copine. Il a posé une barrière mais
il y renonce sélectivement pour recevoir, par exemple, sa copine dans son
intimité. Nous rejoignons ici Goffman écrivant que « si deux individus veulent
se réunir par quelque lien social que ce soit, il faut bien qu’ils renoncent pour
cela à quelques-unes des limites et barrières qui les séparent ordinairement.
En effet, le fait d’avoir renoncé à ces séparations est le symbole central et la
substance de la relation, de même que l’acte d’y renoncer pour la première
fois est la marque centrale de la formation de la relation » (Goffman, 1973b,
p. 69).
La séparation, autrement dit, en établissant des positions, ouvre la voie
aux choix de partenaires, terme par lequel nous désignons ceux ou celles avec
lesquels nous établissons un lien dans une conjoncture donnée. « Nouer une
relation sociale, c’est ainsi aménager l’espace des positions [issues du proces-
sus de séparation] en fonction d’une situation où nous nous confrontons à un
partenaire. Plus précisément, c’est redistribuer les positions sur le partenaire
dont il s’agit et sur celui que nous constituons dans notre lien avec lui. C’est
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C’était l’un des critères pris en compte en 2004-2005 par le Conseil général du Finistère pour l’ex-
périmentation du contrat d’autonomie, une aide financière spécifique pour des jeunes de moins de
25 ans, non éligibles au RMI. Cf. Christophe Moreau, avec la collaboration de Jean-Michel Le Bot,
Évaluation du contrat d’autonomie – analyse qualitative et statistique du dispositif de février 2004
à janvier 2005, Rennes, LARES/Université Rennes 2, juillet 2005 (étude non publiée, réalisé pour
le Conseil Général du Finistère).
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séparant les différents degrés d’intimité et, par là même, à constituer les dif-
férents partenaires admis dans cette intimité. Il leur arrive ainsi de s’occuper
d’« usagers » dont le logement « déborde sur le palier » ou est ouvert à tout
vent, dans lequel on « entre comme dans un moulin », qui est « squatté » par
« toute une faune » ou par des rencontres de fortune, témoignant d’une diffi-
culté à poser une frontière séparant les partenaires selon une plus ou moins
grande proximité. C’est dans ce type de situation que le travailleur social peut
être amené, par l’usager, dans le cercle d’une intimité peu compatible avec
la nécessité de maintenir une distance professionnelle. Mais il n’est pas non
plus sans rencontrer des « usagers » qui, à l’inverse de la situation précé-
dente, érigent leur logement en véritable « bunker », qui ne reçoivent jamais,
qui refusent « toute visite à domicile » et ne supportent pas la moindre pré-
sence d’une quelconque altérité venant troubler la « quiétude » de leur vie
quotidienne. L’excès de frontière vient ici figer une position qui ne permet plus
de négocier avec un partenaire, si ce n’est celui qui est englobé dans la stricte
intimité.
Nous avons parlé jusqu’ici de la façon dont un processus de différen-
ciation constitue des identités sociales de statut tandis qu’un processus de
séparation constitue des unités sociales de position. L’analyse portait sur les
appartenances. Mais ces deux processus, de différenciation et de séparation,
portent également sur les compétences ou les responsabilités exercées, où
ils constituent cette fois des fonctions et des rôles. C’est ce que nous allons
aborder à présent.
De même qu’il n’existe pas de société sans classements sociaux, il n’existe
pas de société sans distinction de rôles au sein d’une « division sociale du tra-
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l’un n’étant pas celle de l’autre. Le réinvestissement de la fonction est la charge
ou l’offre de service, qui consiste à sélectionner certaines fonctions en situa-
tion, dans le cadre d’un contrat ou d’une collaboration. La charge est donc la
responsabilité que l’on assume dans une situation particulière, « à l’exclusion
de toutes les autres, qui n’en restent pas moins implicitement présentes et qui
lui donnent sa portée » (Brackelaire, 1995, p. 215). Et de même que la mesure
des statuts permet le cas échéant aux personnes de contester les états qui
leur sont socialement attribués, la mesure des fonctions permet de contester
les charges. L’attribution d’une charge qui n’est pas à la hauteur de la fonction
que l’on se donne sera généralement vécue comme une humiliation. Éviter
l’humiliation, c’est rechercher la promotion, faire en sorte que la fonction soit
reconnue à sa juste mesure.
Les travailleurs sociaux connaissent aussi ces situations où les « usagers »
revendiquent une charge à la hauteur de la fonction qu’ils entendent remplir.
Certains exigent ainsi un « vrai travail » et non un simulacre sous la forme de
stages ou de « petits boulots ». D’autres qui « ne veulent plus se faire com-
mander » et qui « n’ont pas peur des responsabilités » revendiquent « quel-
que chose d’utile à faire et qui rende service ». Les travailleurs sociaux misent
d’ailleurs constamment, dans leur pratique professionnelle, sur ce ressort que
constitue l’accès à une responsabilité pour redynamiser les personnes, leur
redonner une « estime de soi ». Mais il arrive aussi que la charge attribuée
entre en dissonance avec la fonction revendiquée. Soit que la charge appa-
raisse en deçà de la fonction escomptée, soit au contraire qu’elle apparaisse
trop lourde à porter. C’est cette distorsion qui peut expliquer, pour partie, les
« situations d’échec » des « usagers » qui interrompent brutalement leur stage
ou leur emploi, alors même que ces derniers répondaient à leur demande
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Cette conception formelle du rôle, défini moins par un contenu que par
ses relations à d’autres rôles, s’oppose certes à la conception fonctionnaliste,
mais se rapproche de la conception qu’en ont déjà formulée Michel Crozier
et Erhard Friedberg. « Au lieu de partir d’un ensemble de rôles définis a priori
comme nécessaires au bon fonctionnement d’un ensemble et intériorisés par
les acteurs, on cherchera à reconstruire les rapports de pouvoir et de négocia-
tion entre les individus et les groupes à travers lesquels ces rôles sont ou non
traduits dans des comportements effectifs, et l’articulation de ces rapports les
uns aux autres dans des jeux régulés » (Crozier et Friedberg, 1977, p. 236).
Insister ainsi sur le fait que les rôles se négocient, c’est mettre l’accent sur le
fait que les acteurs en posent eux-mêmes les frontières dans un jeu de rap-
ports réciproques. Et ce sont ces frontières de rôles qui organisent les com-
portements effectifs (les parties) que les acteurs adoptent ensuite dans telle
ou telle situation. C’est dire que les rôles doivent s’ajuster pour composer des
parties que les acteurs joueront ensemble.
C’est précisément ce qui fait parfois problème dans le cadre d’« actions
collectives » conduites par les travailleurs sociaux. Ces derniers se confron-
tent en effet, à l’occasion de la répartition des rôles pour l’organisation d’une
activité, à la difficulté chez certains « usagers » à déléguer leur part de res-
ponsabilité. Cette difficulté à déléguer peut prendre la forme d’une véritable
confiscation de rôles qui ne permet plus alors de rejouer autrement une partie
entre les participants d’une activité. La partie se fige dans l’impossibilité de
renégocier les rôles impartis à chacun. À l’inverse, on peut assister à une dif-
ficulté des « usagers » à délimiter leur rôle de sorte que la partie ne parvient
pas à être jouée sans le recours à un tiers, en l’occurrence ici le professionnel,
qui va alors, de son propre chef, procéder à une répartition des rôles. Ces diffi-
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abordé tant le statut et la position que la fonction et le rôle, comme des princi-
pes d’analyse qui trouvent une traduction, dans les situations concrètes, sous
la forme respectivement d’états, de partenaires, de charges et de parties tou-
jours révisables. Nous avons, à cette occasion, présenté quelques situations
témoignant de processus de déliaison sociale auxquels se confrontent les tra-
vailleurs sociaux dans leur pratique quotidienne. Ces processus de déliaison
sociale ne se réduisent pas, comme on a trop souvent tendance à le penser,
à des déterminations sociales posées en extériorité par rapport au « sujet ».
Ils procèdent fondamentalement d’une analyse par excès ou par défaut de
l’appartenance et de la responsabilité constitutives de tout lien social. Cette
conception permet de redonner toute sa place à l’acteur ou encore à la subjec-
tivité dans l’analyse et le traitement des situations objectives, comme nous y
invite aussi la tradition de la sociologie clinique (de Gaulejac et al., 2007).
Nous ne prétendons pas, bien sûr, que ce cadre d’analyse fournisse la clé
conceptuelle et pratique permettant d’apporter magiquement une réponse aux
processus de déliaison sociale. Mais, nous pensons que tout savoir profession-
nel, s’il veut se prémunir contre les tendances à la réification, doit pouvoir être
interrogé à la lumière d’une approche conceptuelle susceptible d’en renouve-
ler les présupposés. La sociologie, en lien avec les autres sciences humaines,
peut jouer ce rôle. À la condition qu’elle accepte, à son tour, les exigences
d’une confrontation à une réalité construite par d’autres et, notamment, d’une
réalité clinique qui peut lui offrir les conditions d’une résistance à ses propres
énonciations. C’est dire tout l’enjeu que constitue l’élaboration d’un véritable
partenariat qui, de notre point de vue, reste à construire entre les chercheurs
et les praticiens de l’action sociale.
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Quentel Jean-Claude, 2011, L’adolescence aux marges du social, Bruxelles, Fabert, 64 p.
Riutort Philippe, 1996, Premières leçons de sociologie, Paris, PUF, 120 p.
Simmel Georg, 1981, Sociologie et épistémologie, Paris, PUF, 238 p.
Simmel Georg, 2010, Sociologie. Études sur les formes de la socialisation, Paris, PUF,
756 p.
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