Argumentation Et Analyse Du Discours 9 - 2012 - L Analyse Du Discours Entre
Argumentation Et Analyse Du Discours 9 - 2012 - L Analyse Du Discours Entre
Argumentation Et Analyse Du Discours 9 - 2012 - L Analyse Du Discours Entre
org/1343
9 | 2012
L’analyse du discours entre
critique et argumentation
Dominique Maingueneau
Introduction [Texte intégral]
Isabela Fairclough et Norman Fairclough
Analyse et évaluation de l’argumentation dans l’analyse critique du
discours (CDA) : délibération et dialectique des Lumières [Texte intégral]
Analysis and Evaluation of Argumentation in Critical Discourse Analysis:
Deliberation and the Dialectic of Enlightenment
Emmanuelle Danblon
Il y a critique et critique : épistémologie des modèles d’argumentation
[Texte intégral]
There is Critique and there is Critique: Epistemology of Argumentation Models
Ruth Amossy
Faut-il intégrer l’argumentation dans l’analyse du discours ?
Problématiques et enjeux [Texte intégral]
Should Argumentation be Integrated into Discourse Analysis?
Raphaël Micheli
Les visées de l’argumentation et leurs corrélats langagiers : une approche
discursive [Texte intégral]
The Aims of Argumentation and their Linguistic Correlates: A Discursive Approach
Dominique Maingueneau
Que cherchent les analystes du discours ? [Texte intégral]
What Do Discourse Analysts Look For?
1 de 2 05/07/2014 23:54
9 | 2012 L’analyse du discours entre critique et argumentation http://aad.revues.org/1343
Varia
Lotta Lehti
Le blog de politicien : un espace de subjectivité affichée ? [Texte intégral]
The Politician’s Blog: A Space for Displaying Subjectivity?
Comptes rendus
Thierry Herman
Fairclough, Isabela & Norman Fairclough. 2012. Political Discourse
Analysis. A Method for Advanced Students (London : Routledge) [Texte
intégral]
Ruth Amossy
Haddad, Galit. 2012. 1914-1919. Ceux qui protestaient (Paris : Les Belles
Lettres) [Texte intégral]
2 de 2 05/07/2014 23:54
Argumentation et Analyse du
Discours
9 (2012)
L’analyse du discours entre critique et argumentation
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Dominique Maingueneau
Introduction
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Référence électronique
Dominique Maingueneau, « Introduction », Argumentation et Analyse du Discours [En ligne], 9 | 2012, mis en ligne
le 15 octobre 2012, Consulté le 18 juin 2014. URL : http://aad.revues.org/1345
Dominique Maingueneau
Introduction
1 Comme l’indique clairement son titre, ce numéro spécial de la revue Argumentation et Analyse
du Discours présente une réflexion non sur un thème bien circonscrit mais sur une double
frontière : d’une part celle qui distingue analyse du discours et rhétorique (pour faire vite,
j’utilise ce terme pour désigner l’ensemble des travaux sur l’argumentation), d’autre part celle
qui distingue analyse critique et analyse non-critique (« critique » étant entendu ici dans le
sens qu’il a communément dans les recherches qui se réclament de la « Critical Discourse
Analysis »). De prime abord, ces deux frontières ne sont pas du même ordre. La seconde
est en quelque sorte interne à l’analyse du discours, tandis que la première est externe, elle
confronte l’analyse du discours à un autre champ de recherche. Si ces deux frontières sont ainsi
au centre de ce numéro, ce n’est pas seulement parce qu’elles sont problématiques, que les
divers courants de la rhétorique et de l’analyse du discours définissent des positions différentes
sur la manière dont il convient de les penser, c’est aussi parce leur mise en relation n’a rien de
contingent : la rhétorique ne peut ignorer qu’elle étudie du discours et l’analyse du discours
ne peut ignorer que le discours a le pouvoir d’influencer autrui.
2 La visée de ce dossier est avant tout épistémologique : les quelques analyses de textes qui
sont présentées – en particulier chez Isabela et Norman Fairclough et Ruth Amossy – servent
avant tout à illustrer la position de leurs auteurs, elles ne constituent pas la finalité des articles.
Pour que leur confrontation soit intéressante, il était nécessaire que les différents points de
vue présentés ici ne soient pas trop éloignés. Ce numéro spécial ne présente donc pas de
contribution de spécialiste de rhétorique qui ne réfléchirait pas en termes de discours : les
contributeurs entretiennent tous une relation privilégiée avec l’analyse du discours, voire avec
les sciences du langage. Le plus facile aurait été de s’en tenir à un noyau d’analystes du discours
francophones, mais il nous a paru essentiel d’ouvrir la perspective vers le monde anglo-saxon
en faisant appel à Isabela et Norman Fairclough, pour le monde britannique, et à Christopher
Eisenhart et Barbara Johnstone pour le monde nord-américain. La lecture de l’ensemble des
articles montre que sur les questions qu’aborde ce numéro les oppositions qui se dessinent sont
loin d’être fondées sur les seules traditions culturelles : les prises de position ne correspondent
pas nécessairement aux frontières nationales ou linguistiques. Ce qui au demeurant ne manque
pas d’être rassurant.
3 On ne peut lire ces six contributions comme autant de réponses frontales aux problèmes
que soulèvent la relation entre analyse du discours et rhétorique et celle entre approches
critique et non-critique. Il s’agit plutôt d’élaborations distinctes, en fonction de ce qui
préoccupe chacun. Certaines contributions traitent des deux questions (Norman et Isabela
Fairclough, Ruth Amossy, Dominique Maingueneau dans une moindre mesure), les autres
mettent l’accent sur l’une d’elles (le caractère « critique » pour Emmanuelle Danblon, la
relation entre argumentation et analyse du discours pour Raphaël Micheli ou Christopher
Eisenhart et Barbara Johnstone). En outre, chacune développe des perspectives qui lui sont
propres : par exemple la correspondance entre visée argumentative et organisation textuelle
pour Raphaël Micheli, les fondements épistémologiques de la rhétorique pour Emmanuelle
Danblon, la topographie de l’analyse du discours pour Dominique Maingueneau… Les
différents auteurs définissent leur position à partir d’axes différents : la réflexion d’Isabela et
Norman Fairclough tourne autour de la visée critique de l’analyse du discours ; Ruth Amossy
et Raphaël Micheli cherchent avant tout à définir un positionnement dans le champ des études
rhétoriques ; Dominique Maingueneau s’interroge sur l’identité de l’analyse du discours ;
Emmanuelle Danblon s’intéresse aux fondements épistémologiques et philosophiques de la
rhétorique ; Christopher Eisenhart et Barbara Johnstone se demandent comment la linguistique
peut enrichir l’étude des textes argumentatifs. Ils insistent sur trois points : l’approche doit
être fondée sur l’observation des faits (« empirique »), prendre en compte le point de vue
des usagers du discours (« ethnographique ») et effectuer un va-et-vient constant entre la
modélisation et les données (« étayée »). On le voit, dans l’ensemble du numéro la réflexion sur
la rhétorique joue un rôle plus important que la réflexion sur la dimension critique de l’analyse
du discours, thématique qui sera au centre d’un prochain numéro de la revue Argumentation
et Analyse du Discours, complémentaire de celui-ci.
4 Le problème que pose la relation entre analyse du discours et rhétorique reçoit des solutions
variées. Si l’on suit le point de vue de Christopher Eisenhart et Barbara Johnstone, l’analyse du
discours semble fonctionner comme un auxiliaire précieux de la rhétorique, dès lors que cette
dernière accepte de s’intéresser au « détail » des textes. De son côté Ruth Amossy plaide pour
une étude de l’argumentation ancrée dans l’analyse du discours, et pour une pleine intégration
de l’étude de l’argumentation dans l’analyse du discours. Dominique Maingueneau y voit deux
disciplines distinctes à l’intérieur du champ très vaste des études de discours. Mais tous les
auteurs n’abordent pas frontalement cette question. C’est ainsi que Raphaël Micheli ne prend
en considération que les « approches discursives » de l’argumentation et mène sa réflexion
à l’intérieur de cet espace relativement circonscrit. Quant à Emmanuelle Danblon et Isabela
et Norman Fairclough, ils centrent leur propos sur d’autres points, mais pour des raisons très
différentes. En ce qui concerne Isabela et Norman Fairclough, leur principal souci n’est pas de
s’interroger sur la rhétorique comme discipline : ils se demandent surtout comment l’analyse
de l’argumentation peut être intégrée à l’analyse critique du discours. De son côté, Emmanuelle
Danblon situe sa réflexion au niveau des fondements épistémologiques, si bien que la question
de la différence entre analyse du discours et rhétorique ne passe pas au premier plan. Ce sont
là deux attitudes bien distinctes : celle de l’analyste du discours qui cherche à façonner les
outils les plus appropriés à l’analyse de textes, et celle d’une chercheuse qui associe réflexion
sur la rhétorique et philosophie politique.
5 Le second axe de réflexion de ce numéro spécial, la manière dont l’analyse du discours doit
se situer par rapport à la visée critique, n’est pas non plus traité de la même manière dans
toutes les contributions. Isabela et Norman Fairclough l’abordent frontalement en rappelant
que leur démarche s’inscrit dans une perspective d’analyse critique, dont ils commencent
par rappeler les présupposés essentiels ; pour eux « la science sociale critique a pour but
non seulement de décrire des sociétés mais également de les évaluer par rapport à l’idéal
de ce qu’elles devraient être si elles veulent cultiver le bien-être de leurs membres. » Ruth
Amossy, tout en soulignant que ses perspectives de recherche permettent de mieux penser des
problèmes de société, considère que l’argumentation dans le discours « n’a pas de vocation
prescriptive ». Dominique Maingueneau souligne que l’analyse du discours est en un sens
critique par nature, même quand elle ne traite pas de thèmes politiquement ou socialement
sensibles. Emmanuelle Danblon est la seule qui centre sa contribution sur la signification du
terme « critique », mais elle opère sur un plan plus philosophique. Elle revient sur la rhétorique
d’Aristote pour renvoyer en quelque sorte dos à dos les conceptions normative et descriptive,
qui « présupposent une conception rationaliste de la raison, laquelle est fondée surtout sur
des critères théoriques – celui d’un jugement de l’esprit » ; pour elle, il faudrait passer à une
conception qu’elle juge moins « réductrice », qui ne sépare pas sciences humaines et sciences
de la nature.
6 Au-delà des prises de position sur tel ou tel sujet, l’une des caractéristiques essentielles de
ce numéro de la revue Argumentation et Analyse du Discours est qu’il aborde sans détour
des interrogations de fond. C’est là quelque chose de précieux : dans une conjoncture où
les études de discours sont soumises à un processus de globalisation rapide, on publie un
grand nombre de travaux éclectiques qui tendent à éluder ce type de questionnement. Il nous
rappelle également que l’analyse du discours n’est pas un domaine compact et évident mais
un espace interdisciplinaire à l’identité foncièrement problématique, où d’une certaine façon
on est toujours « entre ».
À propos de l'auteur
Dominique Maingueneau
Université Paris-Sorbonne
Droits d'auteur
Tous droits réservés
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Référence électronique
Isabela Fairclough et Norman Fairclough, « Analyse et évaluation de l’argumentation dans l’analyse critique du
discours (CDA) : délibération et dialectique des Lumières », Argumentation et Analyse du Discours [En ligne],
9 | 2012, mis en ligne le 15 octobre 2012, Consulté le 18 juin 2014. URL : http://aad.revues.org/1369
partie expliquée en termes d’effets de discours (Fairclough 1992, 2010, Fairclough & Graham
2002).
6 L’analyse sociale critique comprend une critique de certains aspects de la vie sociale.
Nous distinguons entre deux formes de critique : normative et explicative. La critique
normative évalue les réalités sociales en les mesurant aux valeurs nécessaires à l’existence
d’une « bonne société », globalement centrée sur sa contribution au « bien-être » humain,
considéré par exemple en termes de « respect du droit moral au développement des aptitudes
humaines » (Nussbaum 2000 : 83). La critique explicative cherche à expliquer pourquoi les
réalités sociales sont ce qu’elles sont, et comment elles se maintiennent ou se modifient. La
critique normative traite de l’évaluation du comportement, des actions et des pratiques sociales
comme, par exemple, de ce qui est juste ou injuste, de ce qui est équitable ou de ce qui est de
l’ordre de l’exploitation, de ce qui est ou non raciste, et des croyances comme le vrai ou le
faux. La critique explicative cherche à expliquer, par exemple, pourquoi et comment certaines
réalités sociales perdurent malgré leurs effets dommageables. Elle tente de comprendre ce qui
fait qu’un ordre social donné fonctionne, démarche évidemment nécessaire pour le changer
dans le but d’améliorer le bien-être de l’homme (Sayer 2011). Ces deux formes de critique
peuvent être étendues au discours, ce qui est l’objectif de la CDA. La critique normative inclut
par exemple la critique du discours manipulatoire lorsque celui-ci fait partie intégrante d’une
forme de domination. La critique explicative comprend à la fois des explications des types et
formes particuliers de discours en tant qu’effets de causes sociales, et celles de l’établissement,
de la continuation ou du changement d’un ordre social considéré comme étant partiellement
un effet du discours. Une partie des sujets traités concernent les idéologies, c’est-à-dire les
idées, les croyances et les préoccupations manifestées dans les discours qui contribuent à
l’établissement, au maintien et à la reproduction des ordres sociaux et des relations de pouvoir.
7 La CDA ne peut mettre en pratique par elle-même une critique normative ou explicative, mais
elle peut contribuer à se focaliser sur le discours et sur les relations qu’il entretient, de même
que d’autres éléments sociaux - avec une critique interdisciplinaire. La CDA est un ensemble
d’approches qui travaillent à étendre l’analyse sociale critique au discours ; elles sont parfois
très différentes et, à certains égards, incompatibles. Notre démarche dans ce domaine a été
élaborée dans une série de publications qui incluent Fairclough 1989, 1992, 2000a, 2003, 2006,
2010.
8 Le discours est un élément social, une partie ou un aspect de la vie sociale dialectiquement relié
aux autres (Fairclough 2001, Fairclough 2010) : même si les analystes sociaux considèrent
qu’il est nécessaire d’établir une distinction entre certains d’entre eux, ils ne sont pas
complètement séparés les uns des autres. Par exemple, les économies néo-libérales sont
apparues tout d’abord comme un ensemble d’idées et de discours néo-libéraux, qui se sont
transformés avec succès (dans des circonstances et des conditions favorables) en de nouvelles
réalités économiques, les économies néo-libérales. Il serait tout à fait erroné de dire que
les économies néo-libérales ne sont que des idées ou des discours dans la mesure où elles
possèdent un caractère en partie matériel. Mais elles n’en sont pas moins en partie idées et
discours : leurs caractéristiques matérielles sont un ensemble d’idées et de discours « rendus
réels » et « opérationnels » (voir plus loin). La CDA ne se soucie pas uniquement de l’élément
sémiotique, elle cherche également à travailler de manière interdisciplinaire (par exemple avec
des spécialistes d’économie politique) afin d’identifier et de comprendre les relations entre
éléments sémiotiques et matériels. La nature de telles relations varie selon les institutions et
les organisations et suivant les différents lieux, et peut changer avec le temps ; elle doit être
établie par l’analyse.
9 La vie sociale peut être conceptualisée et analysée comme une interaction entre trois niveaux
de réalité sociale : les « structures », les « pratiques » et les « évènements » sociaux
(Chouliaraki & Fairclough 1999). La relation entre les structures et les événements sociaux
n’est pas considérée ici comme directe, mais comme médiatisée par des pratiques sociales qui
sont des manières d’agir, de représenter et d’être, relativement stables et durables (bien que
modifiables) - telles les pratiques de discussion et de débat politiques publics dans lesquelles
on débat des réponses possibles à la crise. Les pratiques façonnent les évènements mais ne les
par exemple à la crise actuelle. La CDA fournit au CPE les moyens de traiter des questions
sémiotiques, tandis que le CPE offre à la CDA une manière de conceptualiser l’analyse du
discours dans une version d’économie politique qui manipule des dimensions matérielles et
institutionnelles en même temps que la dimension sémiotique. Nous pensons que l’analyse
de l’argumentation peut apporter une contribution significative au CPE en lui fournissant
une approche systématique et cohérente permettant de rendre les catégories de stratégie et
d’imaginaire du CPE opérationnelles pour l’analyse des textes (voir Fairclough & Fairclough
2012, et plus loin dans le texte).
d’une manière rationnelle, ou selon ses mérites, et l’argumentation est comprise comme une
procédure destinée à tester l’acceptabilité d’un point de vue à la lumière d’un questionnement
critique (van Eemeren & Grootendorst 1992, 2004, van Eemeren 2010).
16 D’autres théories dialectiques sont également fondées sur l’idée que l’argumentation prend
la forme d’un dialogue doté d’une fonction critique. Selon Walton, un dialogue est un type
de conversation dirigée vers un objectif, à laquelle deux personnes (au moins) participent par
des tours de parole ; un dialogue argumentatif est une « séquence de mouvements reliés »
entre eux (d’actes de langage) dans lesquels les participants posent des questions critiques et
y répondent, pour tester la pertinence (à valeur expérimentale, provisoire) d’un argument et
résoudre ainsi une différence d’opinion (Walton 2006 : 2).
17 Walton relie à chaque schéma argumentatif un ensemble de questions critiques. Un schéma de
raisonnement pratique peut être évalué en posant l’ensemble de questions critiques suivantes
(2007 : 221-222) :
• Quels sont les autres objectifs de l’agent susceptibles d’entrer en conflit avec son objectif
O ?
• Dans quelle mesure l’objectif s’appuie-t-il sur les valeurs de l’agent (ou du moins est
compatible avec elles) ?
• Quelles sont les lignes d’action alternatives susceptibles de conduire au même objectif
en-dehors de celle qui est préconisée, qu’il faut prendre en considération ?
• Parmi ces alternatives, quelle est la plus efficace pour atteindre l’objectif O ?
• Parmi ces alternatives, quelle est la meilleure compte tenu des valeurs de l’agent ?
• Quelles sont les raisons permettant d’affirmer qu’il est possible de réaliser l’action en
question sur le plan pratique dans une situation donnée ?
• Quelles sont les conséquences de l’action susceptibles d’avoir une valeur négative plus
importante encore que la valeur positive d’O qui doivent être prises en compte ?
18 D’après Walton, le raisonnement pratique est révisable par nature. Dans des conditions
d’information incomplète, d’incertitude et de risque, les agents sont forcés d’adopter une ligne
d’action révisable qu’ils sont généralement prêts à modifier en fonction des conséquences
susceptibles d’émerger, ou des changements qui interviennent dans le contexte de l’action.
La conclusion d’un argument pratique est par nature sujette à révision en fonction d’un
apport d’information nouveau, c’est-à-dire si l’action échoue d’une manière quelconque, si
l’agent prend conscience d’un conflit de valeurs, ou d’un conflit avec d’autres objectifs
qu’il poursuit ou de ceux d’autres agents. Les questions critiques révèlent divers problèmes
possibles que pose l’argument. Selon Walton, il existe au moins deux manières principales
de mettre un argument en doute : l’une est de « poser des questions qui soulèvent des doutes
sur l’argument », l’autre de « proposer une réfutation ou un contre-argument », ce qui est une
forme d’attaque plus forte (2006 : 27). D’après nous, ce dernier type de mise en doute demande
généralement d’évoquer les conséquences négativesde l’action proposée et de montrer qu’elles
sapent ses objectifs et ses valeurs spécifiques, ou d’autres valeurs et objectifs qu’il importe
de ne pas saper ; par conséquent, ne pas effectuer l’action, ou s’abstenir d’agir, est plus
raisonnable que d’exécuter l’action (Fairclough & Fairclough 2012 : 62-68).
19 Si l’on admet que le raisonnement pratique peut par nature être mis en échec et qu’il est de
l’ordre de la présomption, il en résulte que la revendication pratique en faveur d’une action
ne peut être avancée que provisoirement. Le caractère raisonnable d’une proposition d’action
peut toujours être mis en doute sur la base d’une information nouvelle : les circonstances
changent, les agents réalisent qu’ils doivent prendre en compte d’autres objectifs et valeurs,
ou bien l’action est susceptible d’avoir des conséquences imprévisibles et indésirables. Sans
doute, les arguments pratiques sont souvent mis en avant avec un fort degré de certitude, mais
ils peuvent conduire à une conclusion qui n’est certaine que dans la mesure où nous possédons
toutes les données pertinentes, et seulement s’il n’existe pas de conflit d’objectifs ou de valeurs
possible et que nous pouvons être sûrs que toutes les considérations possibles pointent vers
une seule et même direction. De tels scénarios ne sont guère courants dans les circonstances
quotidiennes. Cependant, dire que les arguments pratiques peuvent en principe être mis en
échec ne signifie pas qu’ils sont par nature ou toujours faibles. Un argument pratique peut
être rationnel et fort, et l’acceptation de ses prémisses peut constituer une bonne raison d’en
adopter la conclusion, s’il est le fruit d’un processus de questionnement critique. A l’inverse,
la raison pratique qui plaide en faveur de l’action proposée peut être affaiblie par l’incapacité
de l’argumentateur à répondre d’une manière satisfaisante aux questions critiques, c’est-à-dire
par l’échec de l’argumentation à tenir tête à la critique systématique des prémisses et de la
thèse.
20 Le raisonnement pratique implique en général de « peser » les raisons pour et contre l’action
proposée, et tout débat pratique qui suppose une telle évaluation des motifs est un exemple de
« délibération ». Celle-ci peut être menée par une personne seule ou par un groupe ; elle peut
s’effectuer dans un débat unique portant sur les raisons qui jouent pour ou contre une action
spécifique, mais elle consiste souvent en un questionnement critique et une évaluation des
arguments et des motifs pour et contre des lignes d’action alternatives. Une délibération peut
être pratique ou non : on peut délibérer des moyens d’atteindre un but pris en lui-même comme
une donnée, mais on peut également discuter des objectifs et même des valeurs en poursuivant
un questionnement critique sur l’objectif et les valeurs-prémisses d’arguments particuliers, et
en soupesant les objectifs et les valeurs alternatifs possibles. Le questionnement critique peut
tester les prémisses d’un argument, ou l’induction des prémisses vers la conclusion, ou il peut
remettre directement en question l’action proposée sur la base des conséquences susceptibles
de saper l’objectif, ou d’autres objectifs vis-à-vis desquels l’agent s’est engagé.
structurelles afin de promouvoir une croissance à long terme », suggérant que les propositions
du gouvernement étaient peut-être nécessaires, mais pas suffisantes (Trichet 2010). Le
rédacteur économique du Financial Times, Martin Wolf, a par ailleurs soutenu que l’action
proposée n’était pas (comme l’affirmait Osborne) nécessaire pour atteindre les objectifs à long
terme, en partie parce que son affirmation selon laquelle la Grande-Bretagne devrait, sans
cette action, faire face à un destin similaire à celui de la Grèce ou de l’Irlande, n’était pas
fondée (Wolf 2010). La proposition a également fait l’objet d’un questionnement très critique
quant aux conséquences : elles seraient susceptibles de saper les objectifs visés plutôt que
de contribuer à les atteindre. Ainsi Martin Wolf a affirmé qu’« un rapide retrait du soutien
fiscal réduirait non seulement l’actuel PIB, mais aussi la croissance éventuelle, par son impact
négatif sur les investissements », et pourrait donc nuire aux objectifs du gouvernement (Wolf
2010).
26 Le questionnement critique n’a pas été uniquement instrumental, considérant les objectifs
comme des données pour n’examiner que les moyens de les atteindre ; les objectifs eux-mêmes
ont été remis en question. Une des orientations de ce questionnement a été de se demander
si les objectifs déclarés étaient bien les véritables buts du gouvernement, ou la façade en
trompe-l’œil d’un ordre du jour idéologique utilisant le déficit comme prétexte pour ramener
le pays en arrière. Le rédacteur économique du Guardian, Larry Elliott, a affirmé que le budget
d’Osborne montrait que son « programme véritable est d’achever le travail de démolition de
l’Etat-Providence commencé dans les années 1980 » (Elliot 2010). Ceci équivaut à la thèse
selon laquelle l’argumentation du gouvernement est une rationalisation : la raison qu’il donne
en faveur de la politique qu’il préconise n’est pas la véritable raison pour laquelle il préconise
cette politique même (Fairclough & Fairclough 2012 : 95-99, Audi 2006).
27 Un autre axe de ce questionnement était centré sur l’idée que derrière les objectifs déclarés
se cache un désir de « retour à la normale » (business as usual) plutôt que de se lancer
dans la restructuration de l’économie nécessaire à une relance durable. Caroline Lucas, la
députée du parti des Verts, a déclaré qu’au lieu « de tailler dans les dépenses publiques
dans l’espoir du retour à la normale », le gouvernement « doit saisir cette occasion pour
reconfigurer le système économique totalement insoutenable qui a contribué à nous pousser
vers l’effondrement financier, la crise de l’environnement et une insécurité croissante en
matière d’énergie » (Elliott & al. 2011). Les partisans de la restructuration radicale de
l’économie préconisent dans de nombreux cas l’(objectif) imaginaire d’un « nouveau pacte
vert ». Les définitions du contexte de l’action dans le cadre des prémisses circonstancielles
font également l’objet d’un questionnement critique, y compris sur les explications avancées
par le gouvernement des causes de la crise, et sur le fait de tenir pour responsable de la dette
et du déficit le gouvernement travailliste précédent plutôt que les banquiers et l’effondrement
du système financier.
28 Les valeurs qui servent de prémisses font l’objet d’une analyse critique à la fois quant
à la plausibilité, en termes de raison, des valeurs sur lesquelles le gouvernement affirme
s’engager, et la question de savoir si les buts et l’action proposée servent véritablement les
valeurs déclarées. Sur ce point, le journaliste du Guardian Seumas Milne a avancé que les
revendications d’équité d’Osborne dans le cadre du budget de juin sont frauduleuses ; il cite
des statistiques de l’Institut des Etudes Fiscales montrant qu’en 2015, l’impact du budget sur
le dixième le plus défavorisé de la population sera cinq fois plus important que son impact
sur les plus riches. Loin d’être progressif, comme le gouvernement le prétend, le budget est
régressif, affirme-t-il, et il va frapper durement les plus pauvres ; ce sont eux et les handicapés
qui vont « payer le prix de la récession des banquiers ». En augmentant la TVA et en réduisant
une grande partie des avantages sociaux, tout en diminuant les impôts sur les entreprises et
en ne pénalisant que légèrement les banques par une « taxation que minimisent des bonus
excessifs », Osborne a tourné la « prétention à l’unité sociale » du gouvernement « en une
amère plaisanterie » (Milne 2010). Les arguments selon lesquels la politique du gouvernement
n’est pas équitable sont parfois associés avec ceux qui prétendent que les politiques alternatives
(par exemple, un programme de création d’emplois ou une taxe sur les transactions financières
commerciales) seraient plus justes. L’analyse critique s’est également concentrée sur les divers
sens du mot « équité », comprenant l’équité selon le juste mérite, comme la protection des plus
défavorisés, et comme le souci de justice intergénérationnel. Osborne fait appel à « l’équité
selon le juste mérite » lorsqu’il affirme qu’il ne devrait plus être possible pour ceux qui
choisissent de ne pas travailler de s’en tirer mieux que ceux qui travaillent, comme c’est
souvent encore le cas, prétend-il. Mais quand on en vient à la question de savoir qui doit
souffrir des coupures budgétaires, il soutient qu’il est juste que la charge en soit partagée par
la population. La question critique qui se pose alors est : est-il compatible avec le principe
d’équité (selon le juste mérite) de forcer la population à payer pour une crise qu’elle n’a pas
déclenchée, tout en demandant si peu aux banques et aux banquiers qui en sont l’origine et
devraient, par conséquent, selon la même logique, payer pour les dommages ?
29 L’équité est présentée dans le discours sur le budget et partout ailleurs comme à la fois une
préoccupation active du gouvernement (qui souhaite être équitable) et un fait institutionnel
(les gouvernements ont la tâche de l’être). Le gouvernement a clairement intérêt à montrer
qu’il reconnaît son devoir d’équité, et à affirmer qu’il veut le remplir. En effet celle-ci, en
tant que valeur publiquement partagée, bénéficie d’une légitimité indiscutable, et les appels à
l’équité sont susceptibles d’augmenter l’acceptabilité rhétorique et dialectique de l’argument.
Les gouvernements doivent essayer de convaincre les gens qu’ils reconnaissent et adoptent le
principe d’équité, car une perception du contraire assez répandue parmi la population risquerait
de porter préjudice à leur légitimité. Ceci explique pourquoi la remise en cause critique des
prétentions d’équité du gouvernement joue un rôle primordial dans le débat public.
30 L’équité peut difficilement être contestée en tant que valeur rationnellement acceptable, mais
la remise en question de son acceptabilité rationnelle peut être dirigée, comme nous l’avons
indiqué, vers l’incohérence ou l’illogisme des divers sens dans lesquels la notion est employée,
ainsi que la relation entre l’équité et d’autres valeurs. Meacher (2010b) observe que les
Conservateurs comme les Nouveaux Travaillistes ont, avec un relatif succès, mis en avant la
valeur d’équité dans leur ordre du jour. Pourtant, il est difficile de voir comment celle-ci peut
être compatible avec les énormes inégalités de richesse et de revenu qui ont inéluctablement
augmenté sur une période de trente ans et continuent à croître pendant la crise. L’acceptabilité
rationnelle des prémisses de valeur dépend de la manière dont les différentes valeurs sont
évaluées et reliées entre elles, et les relations entre ces valeurs constituent un sujet clé tout à
fait pertinent du questionnement critique.
31 Comme nous l’avons brièvement indiqué (voir chapitre 4 de Fairclough & Fairclough 2012
pour un compte rendu détaillé), le débat public sur la stratégie d’austérité du gouvernement
en réponse au budget d’Osborne présente un caractère non instrumental. Il n’examine pas
seulement les moyens proposés pour atteindre les buts visés, mais également ces objectifs
eux-mêmes, les valeurs qui les sous-tendent, et la définition du contexte de l’action et
ses explications. Par ailleurs, il ne se contente pas de remettre en question l’acceptabilité
rationnelle des prémisses et les liens inférentiels entre celles-ci et la proposition, ni de
produire des contre-arguments qui récusent la proposition elle-même : il forge également
des prémisses alternatives, des liens inférentiels et des propositions. On pourrait dire que le
questionnement est critique dans un sens négatif et positif à la fois. Le débat peut être positif
et créatif en particulier par l’apport, sur la scène publique et dans le champ du questionnement
et de l’évaluation critique, de nouveaux objectifs, de nouveaux imaginaires, de nouvelles
conceptions des valeurs et de leur interrelation, de nouvelles analyses et explications du
contexte de l’action. Nous voudrions arguer que la force de notre conception particulière de
l’argumentation et de la délibération pratiques est qu’elle peut s’adapter à cet aspect positif et
créatif du débat. Dans une dernière partie, nous suggérerons que cette caractéristique contribue
à sa capacité à concourir à la promotion des objectifs de la science sociale critique et de la
CDA.
37 Prenons un exemple dans le discours sur le budget d’Osborne. Nous avons noté que l’une
des valeurs à laquelle font appel les prémisses de son argumentation est « l’équité », mais
que la « prudence financière » et la « responsabilité » sont invoquées à ses côtés. Osborne
prétend avoir préservé un équilibre entre ces valeurs potentiellement conflictuelles : le budget
est « dur », mais il est aussi « équitable ». L’équité est interprétée comme le fait pour les
personnes de recevoir des récompenses ou de supporter des coûts en fonction de leur « juste
mérite », mais également comme le fait que les coûts (par exemple ceux de la crise) soient
répartis parmi l’ensemble de la population, toutefois selon les capacités de chacun à y faire
face. Cependant, « l’équité » n’est pas interprétée comme le fait d’atteindre ou d’augmenter
l’égalité (de richesse, de revenu etc.) entre les gens, bien que pour certains participants du
débat public, les inégalités énormes et croissantes existant en Grande-Bretagne, et qui ont
continué de croître pendant la crise, soient incompatibles avec « l’équité ». On peut dire
qu’Osborne présente « l’équité » d’une manière particulière, et que d’autres participants au
débat la représentent différemment, qu’il existe différents discours sur « l’équité ». Celui
d’Osborne fournit des raisons d’agir d’une certaine manière, d’autres donneraient des raisons
d’agir différemment (par exemple pour réduire les inégalités de richesse et de fortune). Il s’agit
de discours externes, bien qu’Osborne prétende implicitement avoir intériorisé le sien, c’est-
à-dire qu’agir pour atteindre « l’équité » dans ce sens est à la fois ce qu’il désire, et ce qui
est juste. « L’équité » comme valeur en faveur de laquelle les gouvernements doivent agir
est ancrée dans les institutions politiques des sociétés démocratiques et est reconnue comme
un test de légitimité. Le discours spécifique d’Osborne sur l’équité est externe d’une manière
différente, il appartient à une tradition politique particulière. Dans la mesure où ces discours
fournissent des raisons externes d’agir qui sont acceptées comme raisonnables, ils peuvent
avoir des effets constructifs sur le monde en réactualisant les actions qui le transforment.
L’équité en elle-même n’est pas controversée, mais le discours particulier d’Osborne sur
l’équité l’est, et est susceptible d’être moins bien reçu, par exemple, dans la mesure où l’on
remarque la contradiction que nous avons notée ci-dessus dans l’application de l’interprétation
de « l’équité » comme obtention de récompense par certains ou prise en charge des coûts en
fonction de leurs « justes mérites ».
38 Notre approche de l’argumentation, nous l’avons dit, est normative. Tant la pratique de
l’argumentation que celle de la politique (nous soutenons, bien sur, que cette dernière est
essentiellement argumentative) présentent un caractère normatif, dans le sens où l’évaluation
par les participants des arguments et des actions politiques d’autrui font partie intégrante de
ces pratiques. Dans le discours politique, les participants sont constamment en train d’évaluer
et de remettre en question les arguments d’autrui, et nous avons en effet défini la délibération
précisément en ces termes. Notre position devient plus controversée lorsque nous affirmons
qu’il ne suffit pas pour les analystes de décrire comment les agents évaluent les arguments
et d’identifier les normes qu’ils appliquent pour ce faire : ils doivent également se demander
si leurs évaluations sont raisonnables, c’est-à-dire qu’ils doivent évaluer les évaluations
des participants. Par conséquent, notre approche englobe deux sortes de normativité : la
normativité « profane » des participants, et la normativité analytique des analystes. Si les
analystes ne pratiquaient pas ce deuxième type d’évaluation, ils ne décriraient pas correctement
les pratiques argumentatives, car c’est un fait que les agents évaluent les arguments de manière
non justifiée, sans voir leurs insuffisances, ou en voyant des lacunes qui n’existent pas, et
se laissent persuader par des arguments qui ne sont pas pertinents. Par exemple, dans nos
commentaires sur le discours d’Osborne, nous avons effectivement évalué comme justifiées
les critiques des commentateurs qui l’ont perçu comme incohérent lorsqu’il a interprété la
norme « d’équité » comme « juste mérite ».
39 Nous avons distingué des motifs d’action internes et externes, mais les normes des modèles
analytiques normatifs pour l’évaluation des arguments (et leur évaluation par les participants)
ne sont pas « externes » dans le sens où elles seraient extérieures aux pratiques d’argumentation
réelles. Au contraire, on peut toujours trouver des participants qui évaluent les arguments sur
la base des mêmes normes que les analystes, et il n’y a pas de standard d’évaluation qui soit
exclusif aux analystes. Les modèles normatifs sont dérivés des normes que les participants
appliquent en évaluant les arguments, mais ils généralisent à partir d’exemples et de contextes
d’évaluation particuliers afin d’identifier des principes d’évaluation, et ils systématisent ces
principes en les reliant avec une théorie de la rationalité. Les agents n’appliquent pas toujours
ces principes d’évaluation de manière logique et complète, bien qu’il soit prouvé qu’ils les
reconnaissent comme raisonnables (van Eemeren & al. 2009).
40 A nos yeux, le caractère normatif de l’approche est essentiel pour sa capacité à promouvoir
les objectifs de l’analyse sociale critique et de la CDA. L’argument général est que, dans la
mesure où la critique possède un caractère normatif inhérent, l’analyse de l’argumentation
(et l’analyse du discours en général) qui aspire à faire avancer les objectifs de la critique,
doit elle-même être normative. Mais il existe également un argument plus spécifique, lié
aux processus d’apprentissage qui se présentent comme les conditions préliminaires à tout
développement de la rationalitésusceptible de rehausser sa capacité critique (nous reviendrons
sur ce problème plus loin). Alors que les modèles normatifs puisent leurs standards dans
la pratique argumentative réelle, la généralisation et la systématisation qu’ils effectuent
peuvent elles-mêmes contribuer à l’apprentissage social et au développement de la pratique
argumentative réelle. En rassemblant l’ensemble des possibilités de délibération de manière
systématique (sous la forme d’une liste exhaustive de questions critiques possibles, par
exemple), nous pouvons montrer plus clairement en quoi la pratique réelle ne réalise pas
ce qu’elle pourrait et devrait être, et ce faisant, indiquer plus clairement des manières
de l’améliorer, fournir des modèles pour le faire, et ainsi contribuer (dans des conditions
favorables) au développement du potentiel critique de raisonnement. Concrètement, par
exemple, nous suggérons que le fait de montrer de cette manière systématique comment la
délibération et le débat publics sur les réponses politiques à la crise actuelle restent en-deçà de
ce qui est possible et souhaitable (et parfois réalisé) pourrait, dans des circonstances favorables,
aider à améliorer la pratique actuelle, à tirer des conclusions et à prendre des décisions plus
raisonnables (et plus démocratiques) sur la stratégie et la politique à adopter.
41 On peut ainsi montrer qu’un ensemble systématique de questions critiques doit inclure la
question de savoir dans quelle mesure les valeurs particulières inhérentes aux prémisses sont
reliées à d’autres types de valeurs. Dans l’exemple tiré du discours d’Osborne discuté ci-
dessus, la relation entre « équité » et « égalité » est ignorée ; ce que les débats sur la stratégie
d’austérité tendent d’ailleurs généralement à faire. En éclairant la question cruciale mais
souvent négligée de la manière dont les différentes valeurs s’équilibrent entre elles, il devient
possible de contribuer à approfondir le débat public qui entend effectuer un examen critique
des prémisses de valeurs fournissant des raisons d’agir, en dépassant les simples appels à
« l’équité » qui peuvent mener à des concessions inconsidérées sur ce qui doit être considéré
comme légitime.
42 Nous pensons également que la manière particulière dont nous proposons d’incorporer
l’analyse et l’évaluation de l’argumentation dans la version de la CDA que nous utilisons met
en valeur les caractéristiques dialectiques de celle-ci, qui contribuent de manière significative
à sa capacité à promouvoir les objectifs de la théorie critique et de la science sociale critique4.
Tout en arguant de façon polémique que la « philosophie de la praxis » (matérialisme
historique) marxiste est réductrice lorsqu’elle établit une équation entre la praxis et le travail,
et que la communication est également praxis, Habermas (1984, 1987) souhaite préserver
le caractère dialectique de la philosophie de la praxis et du courant de la critique de la
modernité qui relie Hegel, Marx et la théorie critique, qu’il oppose favorablement au caractère
non dialectique du courant qui relie Nietzsche, Heidegger et le post-structuralisme (Derrida,
Foucault). Dans une perspective dialectique, le potentiel communicatif et critique de la
rationalité est donc considéré à la fois comme déformé (réduit à la raison instrumentalisée)
et en même temps comme développé par la société moderne, alors que, dans la perspective
non dialectique, la déformation de la raison est totale, et elle est donc soumise à une
critique radicale, opposée à la critique dialectique. Dans la perspective dialectique, la critique
de la raison (instrumentale) dans la société moderne vient de celle d’une rationalité plus
large, qu’Habermas conçoit comme la rationalité de la communication qui se manifeste
dans la recherche intersubjective de compréhension. La perspective non dialectique prend
travailliste précédent. D’autres arguments la présentent comme une crise bancaire causée par
les spéculations erronées des banques. En délibérant sur un éventail d’arguments, on peut les
passer au crible de la critique et les mettre en balance pour voir comment ils représentent et
expliquent la crise. Au cours d’une telle délibération, les argumentateurs peuvent présenter une
vision de ce qu’ils considèrent comme une explication rationnelle, qui fasse paraître comme
irrationnelles celles proposées par ailleurs – si, par exemple, les explications doivent inclure à
la fois des facteurs objectifs ou structurels et des facteurs subjectifs (comme l’irresponsabilité
ou l’erreur), et établir des liens cohérents entre les divers aspects de la crise (l’échec des
banques et la dette publique), plutôt que d’en souligner certains et d’en ignorer d’autres.
L’examen critique des arguments, de la manière dont ils représentent et expliquent les
circonstances, pourra donner naissance à un processus de connaissance, à un questionnement
général de ce qui a été communément considéré comme « explication » dans le débat public :
il pourra en offrir de nouvelles qui seront, telle est notre hypothèse, très proches d’explications
susceptibles d’être acceptées par l’analyse sociale critique.
50 Nous insistons ici sur le potentiel infini du débat délibératif comme genre. Nous avons dit plus
haut que la délibération pouvait être instrumentale, limitée au débat sur les moyens alternatifs
de réaliser des objectifs donnés, ou bien non instrumentale, incluant la délibération sur les buts,
les valeurs et les circonstances. Nous avons également remarqué précédemment que d’autres
questions critiques pouvaient être ajoutées à la liste suggérée par Walton, mais nous supposons
en fait qu’il n’existe pas de liste de questions définitive, et que de nouvelles interrogations
peuvent en principe toujours être ajoutées. Alors que la délibération concrète présente des
limites particulières, comme par exemple le fait de se limiter à la délibération instrumentale,
l’un des aspects du potentiel cognitif de la délibération est autodirigé : on peut apprendre à
transcender certaines limites de la délibération dans diverses directions. En termes concrets,
c’est la libération du potentiel communicatif et critique de la rationalité discuté par Habermas.
Ce que nous avons brièvement mentionné ici, c’est la manière dont notre compréhension de
l’argumentation et du débat délibératif pratiques améliore la capacité de notre modèle de CDA
à étendre au discours, d’une manière analytique concrète, la perspective de la « dialectique
des Lumières » développée par Habermas.
51 Nous pensons que la version de la CDA que nous développons (dans Fairclough & Fairclough
2012), qui incorpore notre vue spécifique de l’argumentation et du débat délibératif pratiques,
est particulièrement en mesure7 de faire avancer les buts de la théorie et de la science
sociale critiques, du moins telles qu’elles sont envisagées par Habermas8, et pour promouvoir
les objectifs à long terme de notre modèle de CDA : étendre la critique au discours. Elle
peut aider à résoudre la préoccupation de la critique explicative de montrer comment des
stratégies particulières et les imaginaires qui y sont associés tendent à prévaloir sur les autres,
ainsi dans le cas des réponses politiques à la crise actuelle, à travers une analyse du débat
public qui examine comment les raisons particulières pour agir que fournissent les discours
peuvent être acceptées comme support rationnel des actions, et en suggérant pourquoi elles
peuvent résister à un questionnement critique justifié, en partie en raison des limites du
potentiel critique de délibération. Ce faisant, elle peut fournir des modèles pour transcender
ces limites qui, lorsque les conditions s’y prêtent, sont susceptibles de contribuer à rendre la
délibération plus approfondie et plus efficace, à remettre en question des stratégies gagnantes
mais viciées (et à révéler leurs aspects manipulateurs et idéologiques), à faciliter le processus
de connaissance par un questionnement critique, et aider par là à la création d’un horizon de
sens du débat délibératif qui permette de produire des imaginaires et des stratégies alternatifs,
qui, sous certaines conditions, sont susceptibles de contribuer à produire des états sociaux
plus justes, plus équitables, plus honnêtes et plus sûrs que ceux qui prévalent actuellement.
Nous n’avons cependant pas l’illusion qu’un processus amélioré du débat délibératif soit une
condition suffisante pour obtenir de tels résultats, qui dépendent de facteurs tant matériels que
sémiotiques, et des relations dialectiques entre eux.
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Notes
1 Notons que, dans cet article, nous utilisons le terme « dialectique » dans deux acceptions différentes.
Nous avons discuté ci-dessus la nature dialectique des relations entre le discours et les autres éléments
sociaux. Nous utilisons le terme ici en relation avec la « dialectique » comme un aspect ou une perspective
sur l’argumentation, par opposition à la « logique » ou la « rhétorique ».
2 Trésor de Sa Majesté: département exécutifdugouvernement britanniquechargé de l’élaboration et de
la mise en place desfinances publiqueset despolitiques économiques.
3 Pour une reconstruction plus détaillée, voir Fairclough & Fairclough (2012). Une reconstruction
complète de l’argumentation du discours tout entier est parfaitement possible en principe, bien que
celle-ci soit extrêmement complexe (elle comprend par exemple des arguments distincts pour les divers
éléments de la stratégie, tels que la réforme du système d’assistance sociale, et ses applications dans les
divers domaines d’assistance).
4 Nous faisons référence au premier des deux sens du terme « dialectique » que nous avons distingué
dans la note 1.
5 D’après notre propre expérience, cette perspective non dialectique est répandue même parmi les
spécialistes de l’analyse critique du discours. Par exemple, une des réponses que nous rencontrons
souvent à notre proposition de donner la primauté à l’analyse de l’argumentation dans l’analyse du
discours politique revient souvent à l’affirmation du courant non dialectique selon laquelle la raison n’est
que le masque du pouvoir (Fairclough & Fairclough 2012 : 13-15).
6 Notons le lien étroit impliqué ici entre l’action communicative et le raisonnement pratique.
7 C’est peut-être en fait la seule qui le soit. Aucune autre version de la CDA ne possède le caractère
dialectique auquel nous faisons appel, ni ne fournit de traitement satisfaisant de l’argumentation en
général ou de l’argumentation pratique et du débat délibératif en particulier. Nous trouvons utile la
description que donne Forchtner (2011) de l’Ecole de Francfort, mais ne comprenons pas pourquoi il
considère « l’approche discursive- historique » comme particulièrement bien placée pour promouvoir
les préoccupations et les objectifs d’Habermas dans le cadre de la CDA, car à notre avis, elle ne remplit
pas certaines conditions préalables cruciales à cet égard.
8 Nous réservons pour une autre occasion la manière dont notre approche de la CDA et de
l’argumentation (pratique) appréhende les débats au sein de la théorie critique et du marxisme sur
la relation entre la critique et la raison. Ives (2004) par exemple se prononce en faveur d’une
position gramscienne sur ce problème contre Habermas, et Kompridis (2006) préconise une alternative
heideggérienne à Habermas. Notre intention n’est pas d’adopter une position habermassienne, mais
d’effectuer une première approche de ces débats en discutant les théories d’Habermas, dont l’approche
des questions de la communication et du discours est d’une qualité, d’un niveau et d’une complexité
telles qu’elles en font un point de départ évident.
Référence électronique
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Résumés
Cet article représente le développement de notre récent travail sur le discours politique, centré
sur les réactions politiques à l’actuelle crise financière et économique en Grande-Bretagne.
Considérant le discours politique comme doté d’un caractère essentiellement argumentatif,
et plus spécifiquement comme une forme d’argumentation et de délibération pratiques, nous
soutenons qu’une analyse critique de ce discours appelle à intégrer la théorie et l’analyse
de l’argumentation à la version de l’analyse critique du discours (CDA) avec laquelle nous
travaillons. La présentation de cette version de la CDA, et de notre approche de l’analyse et de
l’évaluation de l’argumentation et de la délibération pratiques, est suivie d’une illustration de
la démarche. Celle-ci se réfère à une partie du discours sur le Budget prononcé en juin 2010 par
Georges Osborne, Chancelier de l’Echiquier du gouvernement britannique de coalition entre
conservateurs et libéraux démocrates, et à la mise en cause critique de la stratégie d’austérité
du gouvernement qui eu lieu dans le débat public, particulièrement dans les média. Dans
la dernière partie de cet article, nous avançons que notre approche innovatrice de l’analyse
et de l’évaluation de l’argumentation et de la délibération pratiques contribue de manière
particulièrement efficace à promouvoir l’objectif de la CDA : étendre au discours les formes
de critique répandues dans le champ de la théorie sociale critique. Nous nous appuyons pour
ce faire sur les débats qui traitent des rapports entre critique et rationalité. Nous posons que
l’approche normative que nous adoptons est nécessaire pour intégrer l’analyse du discours
argumentatif à la critique, et que notre démarche est en parfait accord avec les objectifs de la
théorie critique, du moins tels que Habermas les conçoit.
critical discourse analysis (CDA) which we work with. We present this version of CDA, and
our approach to analysis and evaluation of practical argumentation and deliberation, and then
illustrate our approach with reference to part of the Budget speech which George Osborne,
Chancellor of the Exchequer in the British Conservative-Liberal Democratic Coalition
government, gave in June 2010 and to the critical questioning of the government’s austerity
strategy in public deliberation especially in the media. In the final section of the paper, we
argue that our innovative approach to analysing and evaluating practical argumentation and
deliberation is particularly effective in pursuing CDA’s objective to extend forms of critique
familiar in critical social theory to discourse, drawing upon debates over the relationship of
critique to rationality. We argue that the normative approach that we adopt is necessary for
integrating analysis of argumentative discourse into critique, and that our approach is strongly
consistent with the objectives of critical theory, at least as Habermas conceives them.
Entrées d'index
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Emmanuelle Danblon
Il y a critique et critique :
épistémologie des modèles
d’argumentation
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Référence électronique
Emmanuelle Danblon, « Il y a critique et critique : épistémologie des modèles d’argumentation », Argumentation
et Analyse du Discours [En ligne], 9 | 2012, mis en ligne le 15 octobre 2012, Consulté le 09 juin 2014. URL : http://
aad.revues.org/1395
Emmanuelle Danblon
Introduction
1 Les modèles actuels de rhétorique, d’argumentation ou d’analyse du discours entretiennent
chacun un lien d’héritage avec une tradition plus ancienne. Ce lien, plus ou moins explicite
en fonction des courants, va cependant toujours déterminer une certaine conception de la
critique. À partir de cette conception de la critique, l’on pourra se prononcer sur la façon dont
le chercheur envisagera son activité d’analyse du discours et des débats qui constituent son
objet de recherche. C’est à une clarification de cette question que le présent article invite. Il
plaide ensuite en faveur du modèle rhétorique antique, tout en cherchant à renforcer encore la
dimension technique et pratique de la discipline, (encore) présente chez Aristote.
Critique et raison
2 Posons que tout modèle qui vise à l’analyse du discours à caractère argumentatif et/ou
rhétorique, décrit un usage de la parole liée à l’action. De même, toute théorie de la rhétorique
réfléchit sur les liens entre la validité au sens large (« la valeur ») et l’efficacité persuasive
(« l’influence »). Or, au centre des tensions toujours d’actualité entre validité et persuasion, la
notion de critique intervient tôt ou tard. Mais celle-ci appartient-elle au locuteur engagé dans
le débat ou au théoricien qui analyse le débat ? Et en quoi cette activité de critique consiste-t-
elle au juste ? Est-elle nécessairement liée à la démarche des analyses du discours ?
3 Je voudrais montrer que cette question ne saurait se résoudre sans un examen préalable de
l’épistémologie et, même, de la culture des divers modèles argumentatifs et/ou rhétoriques des
analyse du discours. Je défendrai pour ma part le modèle rhétorique tel qu’il fut pensé à ses
débuts, dans toute sa dimension de pratique (technè), d’obédience interdisciplinaire.
4 Commençons, pour éclairer la notion de critique, par un commentaire lexicologique.
5 Le Trésor de la Langue Française la définit comme une « Capacité de l’esprit à juger un
être, une chose à sa juste valeur, après avoir discerné ses mérites et ses défauts, ses qualités
et imperfections1 ».
6 Comme dans toute définition, on peut chercher à expliciter la vision des choses, la topique,
« l’idéologie », comme l’appellent les modèles critiques, bref, les idées préconçues qui sont
à l’œuvre. Or cette définition recèle un vocabulaire éclairant pour une certaine conception de
la raison. En particulier, doivent attirer notre attention les termes « capacité », « esprit », et
« juger ». Tout d’abord, une « capacité » touche à la nature de l’homme, et à des aptitudes qui
seraient au moins en partie spontanées. Ensuite, cette capacité relève du domaine intellectuel
ou spirituel : c’est, précise la définition, l’« esprit » qui est concerné par cette aptitude. Enfin,
le jugement que produit cette capacité semble relever de critères théoriques ou tout au moins,
théorisables.
7 Il me semble que cette définition de la critique est directement inspirée d’une conception
moderne voire moderniste de la raison, laquelle est profondément anti-rhétorique. À cette
conception, on gagne à opposer une vision plus « grecque » de la raison. En effet, dans
le modèle hérité de la rhétorique grecque, le jugement que constitue la critique doit être
replacé dans le cadre d’une action, laquelle est le produit d’une délibération, dont l’élaboration
pratique est le résultat de l’apprentissage d’une technique. En outre, cette action de critique
n’est pas réalisée par un « pur » esprit, mais par un individu socialement déterminé qui fait
entrer en dialogue un ensemble de considérations parmi lesquelles sensations et émotions
occupent une place de choix. C’est du moins la conception de la rhétorique que je souhaiterais
défendre, laquelle me paraît la plus fidèle au modèle décrit par Aristote.
Rhétorique et raison
8 Dans la rhétorique d’Aristote, d’une façon remarquable, la discipline est définie à la fois (ou
plutôt tour à tour) comme une technique et comme une faculté. Lisons tout d’abord cette
première mise au point sur la visée de la rhétorique : « Il est donc manifeste que la rhétorique
n’appartient pas à un genre défini mais, tout comme la dialectique…, et qu’elle est utile, et
aussi que sa fonction propre n’est pas de persuader, mais de voir les moyens de persuader que
comporte chaque sujet […] » (Rhétorique, I, 1, 1355b). Voyons à présent une définition plus
complète : « Admettons donc que la rhétorique est la faculté de découvrir spéculativement ce
qui, dans chaque cas, peut être propre à persuader. Aucun autre art n’a cette fonction » (I, 2,
1355b). On remarquera que, dans les deux cas, le verbe qui dénote l’action produite par la
rhétorique est « découvrir spéculativement » ce qui est propre à persuader. Cette expression
est choisie par Médéric Dufour pour traduire le terme grec théôrèsai, dont l’acception est à la
fois plus large et plus variée, pouvant aller devoir, à considérer, en passant par contemplerou
découvrir. Nous y reviendrons dans un moment.
9 Grâce à cette digression philologique qui me paraît essentielle à la compréhension de la culture
rhétorique pensée par Aristote, je proposerai de rapprocher cette définition de la rhétorique
d’une certaine conception de la critique que je défendrai. Dans cette conception, la critique doit
être vue comme une activité à la fois plus pratique et plus intuitive que celle dont nous avons
hérité de la tradition d’abord platonicienne, ensuite cartésienne. Il s’agit en somme de prendre
au sérieux l’intelligence intuitive et son exercice, afin d’expliciter un impensé de la raison
moderne. Or c’est sans doute en partie ce tabou qui me paraît fonder aujourd’hui les grandes
divergences de conceptions dans nos modèles rhétoriques et argumentatifs des analyses du
discours.
La raison intuitive
10 Je propose ainsi, pour retourner à une conception plus pratique et plus « intuitionniste » de
la critique, d’aborder cette notion depuis la définition de la rhétorique qui met l’accent sur
l’activité de l’orateur dont la technique consiste à « découvrir spéculativement » (théôrèsai), ce
qui est propre à persuader. Ce qui peut relever de la connaissance intuitive dans le vocabulaire
aristotélicien, trouve un lien avec le verbe grec qui a donné le Français « critique » : crinein
qui signifie avant tout « choisir » entre plusieurs options. C’est ce que fait apparaître l’article
de Sophie Klimis, qui analyse de près la portée de la racine théôrein. Pour elle, il y a
dans l’acception du verbe une notion d’observation dans laquelle se niche une forme de
reconnaissance pré-discursive et pré-inférentielle (Klimis2003). Alors même que son analyse
ne regarde pas la Rhétorique, elle montre que le champ dans lequel intervient ce vocabulaire
aristotélicien part des sensations individuelles pour atteindre à la délibération politique, en
passant par la sensation commune d’une idée d’humanité. Il y a donc un lien intime, on est
tenté de dire « génétique », entre sensation, action, éthique et délibération. À travers ce lien
naturellement présent dans la culture grecque mais distendu pour nous, on perçoit le projet
aristotélicien d’articuler les différents aspects d’une raison humaine qui, toujours, perçoit
l’individu ancré dans une collectivité et dans l’action citoyenne. Ce qui m’intéresse ici est
bien sûr d’attirer l’attention sur cette conception des choses pour envisager une conception de
la critique à partir de cet héritage. Notons en outre que l’exercice de l’intelligence intuitive,
chez Aristote, permet à l’individu, citoyen, intégré dans une collectivité, de pratiquer l’action
délibérée, celle qui lui permettra d’agir avec discernement, et de prendre des décisions
« éclairées », si l’on veut bien pardonner l’anachronisme de l’expression. Dans cette vision
des choses, la critique est l’action du citoyen qui s’exerce sur la place publique, au cœur de
la délibération.
Il y a critique et critique
11 Ainsi, l’on voit clairement apparaître deux conceptions de la critique. L’une, héritée des Grecs
et qui met l’accent sur l’action délibérée. L’autre, héritée de la Modernité et qui insiste sur
le jugement intellectuel. C’est à partir de ces deux conceptions différentes de la critique que
je propose à présent de considérer les modèles contemporains pour les analyses du discours.
Chacun semble en effet avoir gardé des traits de ces deux visions de la critique qui héritent de
deux conceptions parfois incompatibles entre elles de la raison humaine.
12 Pour les uns, la critique est donc un jugement qui doit s’opérer à la suite d’une analyse menée
par des experts, mais elle doit avoir une utilité directe dans la vie sociale. On reconnaît là
un courant de tradition platonicienne, que l’on retrouve dans les modèles actuels qualifiés de
« normatifs ». Pour les autres, la critique est l’action des citoyens dans la vie civile. Elle n’est
donc pas nécessairement opérée par des experts. L’analyse théorique s’y trouve séparée du
champ de l’action citoyenne et se donne généralement pour visée une « description » théorique
des échanges argumentés. On retrouve l’héritage des modèles linguistiques d’analyse des
arguments, dont la vocation n’est pas prescriptive et entend s’abstenir de tout jugement sur les
échanges, pour ce qui est de leur dimension politique. Mais on sait que la frontière entre ces
deux écoles est parfois poreuse, comme nous allons à présent le découvrir.
nature. Aujourd’hui, une partie importante des sciences cognitives étend sa recherche à une
conception moins réductionniste de la raison que celle héritée d’un certain cartésianisme.
Le moment est ainsi venu de considérer des activités évidentes pour les Grecs mais à
peine pensables pour nous, comme celles de théôrèsai8. Elles nous permettront, je crois, de
comprendre d’une façon plus réaliste mais aussi plus apaisée ce que fait l’homme lorsqu’il
fait de la rhétorique. Elles nous permettront peut-être aussi de renouer avec une certaine
tradition humaniste dans laquelle on ne rechignait pas à être tour à tour philosophe, biologiste,
anthropologue et… orateur.
Bibliographie
Amossy, Ruth. (éd.). 2011. L’analyse rhétorique aux Etats Unis. Hommage à Michael Leff,
Argumentation et Analyse du discours6.
Amossy, Ruth & Roselyne Koren. (éds.). 2004. Argumentation et prises de position : pratiques
discursives, Semen 17
Aristote. 1967. Rhétorique, Traduction et commentaire établis par Médéric Dufour, 3 vol. (Paris : Les
Belles Lettres)
Doury, Marianne. 2004. « La position du chercheur en argumentation », Amossy, Ruth & Roselyne
Koren (éds.), Argumentation et prises de position : pratiques discursives, Semen 17
Fairclough, Norman. 1989. Language and Power (Londres : Longman)
Klimis, Sophie. 2003. « Voir, regarder, contempler : le plaisir de s’apprendre son humanité », La poétique
d’Aristote : les lectures morales et politiques de la tragédie, Les Etudes Philosophiques, 466-482
Paveau, Marie-Anne. 2011. « Les diseurs de vérité 6. Prendre/donner la parole. Dialogue avec Luc
Boltanski », La pensée du discours, http://penseedudiscours.hypotheses.org/1191.
Petitmengin, Claire. 2001. L’expérience intuitive, préface de Francisco Varela. (Paris : L’Harmattan)
Wodak, Ruth. 2009. « Pragmatique et Critical Discourse Analysis : un exemple d’une analyse à la
croisée des disciplines », Semen, 27, « Critical Discourse Analysis I. Les notions de contexte et d’acteurs
sociaux », Schepens, Philippe & Adèle Petitclerc (éds), pp. 97-125
Notes
1 On peut consulter le Trésor de la Langue Française en ligne à l’adresse : http://atilf.atilf.fr
2 Je ne cite ici que l’ouvrage fondateur de Norman Fairclough, 1989, Language and Power (Londres :
Longman)
3 Wodak, op. cit., p. 8. La citation suivante ibid.
4 On se reportera au volume édité par Ruth Amossy, 2011, « L’analyse rhétorique aux Etats Unis.
Hommage à Michael Leff », Argumentation et Analyse du discours 6.
5 Je me souviens ainsi d’une conversation avec Michael Leff, lors d’une rencontre organisée par
Ruth Amossy. Cet homme très ouvert écoutait attentivement mes arguments en défense d’un modèle
descriptiviste. Il semblait être en partie convaincu au plan théorique. Mais il m’a exprimé ensuite combien
il trouvait dommage, triste, pour tout dire, consternant, que nous décidions ainsi de ne pas assumer
de responsabilité vis-à-vis de la société sur la question des débats. Il m’est impossible d’oublier cette
conversation.
6 On peut découvrir la richesse et le dynamisme des interventions à l’adresse: http://penseedudiscours.
7 Pour aller jusqu’au bout de la coïncidence, on lira en particulier un échange entre Marie-Anne Paveau
et le sociologue Francis Chateaureynaud à propos de l’ouvrage de Luc Boltanski : De la critique.
Précis de sociologie de l’émancipation (Paris : Gallimard) 2009. À mes yeux, l’ironie est double. Tout
d’abord, la controverse entre les deux chercheurs s’oriente assez rapidement sur des questions d’éthique
de la discussion, l’ouvrage de Boltanski devenant finalement un prétexte à l’échange. Mais ensuite, cet
ouvrage qui porte précisément sur la critique, ne permet pas, à mon sens, de nourrir notre propre débat
sur la critique, trop préoccupé qu’il est à se situer par rapport à ses illustres prédécesseurs : Althusser,
Foucault, Bourdieu.
8 Citons pour seul exemple l’excellent livre de Claire Petitmengin, L’expérience intuitive (2001). On
y voit se développer une réflexion dont la profondeur et la sensibilité ne font en aucune façon obstacle
à la scientificité.
Référence électronique
À propos de l'auteur
Emmanuelle Danblon
Université Libre de Bruxelles, GRAL
Droits d'auteur
Tous droits réservés
Résumés
Cet article part d’un constat. La conception de la critique est toujours liée à l’épistémologie
(souvent implicite) des modèles d’analyse du discours. C’est à ce niveau que se situe le
débat entre experts de ces disciplines. Je défends ensuite le modèle rhétorique en proposant
d’insister sur sa dimension pratique laquelle est directement liée aux émotions et aux intuitions.
Ainsi, la rhétorique est avant tout une technique est c’est dans cet aspect de la discipline
qu’il faut chercher le cœur de sa rationalité. Je proposerai finalement d’ajouter ces nouveaux
critères à une conception élargie de la raison humaine qui tienne compte également d’outils
contemporains pour les analyses du discours.
Entrées d'index
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Ruth Amossy
Faut-il intégrer l’argumentation dans
l’analyse du discours ? Problématiques
et enjeux
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Référence électronique
Ruth Amossy, « Faut-il intégrer l’argumentation dans l’analyse du discours ? Problématiques et enjeux »,
Argumentation et Analyse du Discours [En ligne], 9 | 2012, mis en ligne le 15 octobre 2012, Consulté le 14 juin
2014. URL : http://aad.revues.org/1346
Ruth Amossy
Aperçus théoriques
La place du discours dans les théories de l’argumentation : la
nouvelle rhétorique et la pragma-dialectique
4 Il n’est peut-être pas inutile de rappeler que ce sont les spécialistes de l’argumentation qui se
sont en un premier temps intéressés à l’aspect linguistique de leur discipline. En effet, face
aux études centrées sur l’argument et sa validité logique (comme la logique informelle), on
trouve des courants qui mettent au centre de leurs préoccupations l’aspect communicationnel
et langagier de l’argumentation rhétorique. L’exemple le plus notable en est la nouvelle
rhétorique de Chaim Perelman et Lucie Olbrechts-Tyteca (1970 [1958]). Les auteurs partent
en effet de la dynamique qui lie un orateur et un auditoire, et consacrent une part importante
de leur réflexion à l’aspect verbal des techniques destinées à emporter l’adhésion. Cette étude
des éléments de la langue relatifs au dispositif d’énonciation, à l’allocutaire, au lexique, aux
modalisations, aux qualifications, etc. qui sont à la disposition du locuteur est très précieuse
pour l’analyse du discours persuasif. Elle ne s’en effectue pas moins, comme je l’ai montré
ailleurs (Amossy 2002), sur la base d’un appareil notionnel emprunté à une conception
très traditionnelle de la linguistique et de la grammaire. Qui plus est, le chapitre intitulé
« Présentation des données et formes du discours » ne s’articule pas sur la classification des
arguments et des topiques, qui tient le haut du pavé ; les deux entreprises restent isolées
et autonomes. Dès lors les réflexions sur le rôle de la langue n’éclairent que de biais le
fonctionnement global du discours persuasif et ne débouchent pas sur une pratique d’analyse
– entreprise qui, en tant que telle, n’intéressait d’ailleurs pas Chaim Perelman ; philosophe et
philosophe du droit, il ne vouait qu’un intérêt épisodique à la langue.
5 Il n’en va pas de même pour la pragma-dialectique, qui se fonde sur les avancées de la
philosophie du langage élaborée par Austin et Searle pour l’adapter à une vision normative
de l’argumentation. Celle-ci est perçue comme un processus verbal visant à la résolution
des différends par les voies de la discussion critique, elle-même fondée sur des normes de
rationalité. L’approche analytique est dite « ’pragmatique’ dans la mesure où elle considère
essentiellement le discours comme un échange d’actes de langage ; elle est ‘dialectique’
dans la mesure où elle considère cet échange comme une tentative méthodique de résoudre
une différence d’opinion » (van Eemeren 1996 : 291 ; je traduis). Plus précisément, dans
la discussion critique, les deux parties examinent ensemble l’acceptabilité des points de
vue antagonistes dans une confrontation en règle ; elles y vérifient la mesure dans laquelle
les positions avancées paraissent plausibles aux interlocuteurs en présence à la lumière des
contre-arguments fournis par chacun. L’échange se déroule en quatre stades, ou phases par
lesquelles passe le processus argumentatif : la confrontation (l’émergence du désaccord),
l’ouverture (l’engagement dans une procédure de résolution à partir d’un nombre minimal
de prémisses partagées), l’argumentation (la défense et la réfutation des points de vue) et
la conclusion (la détermination par les deux parties des résultats qui doivent aboutir à une
résolution du différend). Cette discussion critique en quatre stades est soumise à un ensemble
de dix règles qui assurent la bonne marche de l’échange rationnel, et où toute infraction est
considérée comme un paralogisme (fallacy). Pour reconstruire l’argumentation à partir de
données empiriques (donc du discours dans sa matérialité), il faut repérer les différents actes de
langage qui interviennent à chacun des stades énumérés (van Eemeren et Grootendorst 1984).
Ceux-ci sont de quatre sortes : les assertifs, les commissifs, les directifs et les déclaratifs,
et chacun joue un rôle particulier, et plus ou moins décisif, dans chacune des phases de la
discussion critique (un tableau synoptique en est offert à la page 289 de van Eemeren 1996)
Le repérage de ces actes de langage et l’analyse de leur enchaînement et de leur structuration
permet de faire face aux exigences de description de la pragma-dialectique. L’évaluation du
respect des règles critiques et de leur violation permet d’assurer la dimension normative de la
pragma-dialectique : elle permet d’évaluer l’échange argumentatif en examinant si les normes
rationnelles et éthiques nécessaire à la résolution des conflits d’opinion ont été respectées.
En bref, il s’agit là d’une approche qui considère que la théorie de l’argumentation doit avoir
un solide ancrage dans la pragmatique des actes de langage. En même temps, elle se veut
modalités le discours se situe dans un échange global en prise sur des argumentaires préétablis,
quelles fonctions sociales il remplit dans un espace socioculturel particulier.
10 Dans cette perspective, l’analyse des arguments ou de l’ordonnancement verbal d’un
raisonnement logique ne peut les dissocier de l’ensemble du discours dans lequel ils se
construisent. Un premier temps consiste certes à les dégager de la matérialité de ce discours : un
schème abstrait est décelé par le lecteur/analyste à partir de traces langagières et rapporté à un
modèle connu. C’est ainsi qu’on peut reconstruire un schème qui renvoie à celui de l’argument
par analogie, de l’enthymème, de l’argument par la conséquence, ou de la règle de justice. Une
fois ce schème reconstruit, il importe néanmoins de voir comment il est pris en charge par un
discours qui lui confère son sens et sa force. En bref, il ne s’agit pas de repérer et d’étiqueter
des arguments à l’aide d’une taxinomie préalable, encore moins de les évaluer, mais de voir
comment ils sont mis en discours. On notera que le logos comme raison et discours retrouve,
dans cette procédure, son unité idéale. C’est en tenant compte, à la fois des schèmes abstraits
de raisonnement (dont les analystes du discours ne se préoccupent guère) et des procédures
matérielles de mise en discours (que les théoriciens de l’argumentation négligent) qu’il est
possible d’éclairer les modalités d’utilisation du langage en situation en y intégrant ses visées
d’influence.
perspective que l’analyse du discours peut reprendre à son compte l’argumentation rhétorique
en gommant les incompatibilités qui semblaient à première vue séparer irrémédiablement les
deux disciplines.
faire partager que j’ai établi une différence entre la visée argumentative et la dimension
argumentative du discours (Amossy 2005, 2010b). Il est intéressant de noter que cette
distinction (souvent controversée – voir la critique de Raphaël Micheli dans ce même numéro)
fait écho à une remarque peu exploitée de Dominique Maingueneau sur la délimitation des
énoncés proprement argumentatifs : « est-ce que l’ensemble des énoncés ne possèdent pas,
de près ou de loin, une dimension argumentative ? Pour résoudre cette difficulté on doit en
général faire intervenir une distinction entre argumentation directe et indirecte, la première
seule produisant des séquences qui se présentent comme argumentatives » (1991 :228)5.
18 Cette conception de l’argumentation reprend selon ses modalités propres celle de Grize (1990),
qui y voit une façon d’agir sur les représentations de l’autre, et par là sur ses opinions et
attitudes, à l’aide de schématisations ; ou encore de Vignaux, qui considère qu’« énoncer
revient à argumenter, du simple fait qu’on choisit de dire ou d’avancer certains sens plutôt
que d’autres » (1981 : 91). Elle est par contre rejetée par d’autres qui, à l’instar de Christian
Plantin, y dénoncent une « dissolution de la notion d’argumentation dans le langage » (2005 :
34), dissolution que Plantin tente d’empêcher en proposant un modèle dialogal fondé sur la
« confrontation de points de vue en contradiction en réponse à une même question » (2005 : 53).
Ce modèle est certes conforme à la tradition issue d’Aristote qui ne conçoit d’argumentation
qu’autour d’une question controversée. On peut, néanmoins, y voir un cas de figure parmi
d’autres. En effet, dans une conception dialogique inspirée de Bakhtine (1977), les discours se
répondent, s’opposent et se confortent ; ils forment des constellations mouvantes qui proposent
des points de vue divergents, complémentaires ou similaires sur les questions dont débattent les
membres d’une société donnée. L’opposition explicite et forte des discours n’est alors qu’un
des pôles de la communication argumentative. On y trouve aussi d’autres modalités, comme
le renforcement de l’adhésion dans l’épidictique (Perelman et Olbrechts-Tyteca 1970 [1958]),
ou la co-construction des réponses. On pourrait dire que la confrontation des points de vue,
surtout lorsqu’elle est polémique, constitue l’un des pôles de l’argumentation, l’autre étant la
dimension argumentative des discours qui infléchissent des façons de penser, de voir et de
sentir sans se donner explicitement comme une entreprise de persuasion.
19 En l’occurrence, l’élargissement de la définition de l’argumentation mène à déceler en celle-
ci une dimension constitutive du discours. On entend par là que si le discours comporte des
éléments sine qua non qui le constituent comme tel, l’argumentation en fait partie au même
titre que l’énonciation, ou utilisation de la langue par un sujet parlant, ou le dialogisme –
qui postule que tout mot est toujours une réponse au mot de l’autre. Le courant initié par
les travaux d’Emile Benveniste a bien mis en lumière les composantes et le fonctionnement
de l’énonciation, à insérer dans le cadre d’un échange entre énonciateur(s) et énonciataire(s).
Dans son sillage, la question de la subjectivité a été repensée en termes discursifs pour voir
comment elle s’inscrivait dans la langue en termes évaluatifs ou axiologiques, et jusque
dans les pratiques d’effacement énonciatif qui tentent de la gommer. Par ailleurs, la notion
bakhtinienne de dialogisme, reprise et prolongée par celles d’intertexte et d’interdiscours, a
permis de saisir le texte dans la circulation des discours dont il participe en montrant comment
il se construit en fonction de la parole de l’autre et comment ils se tisse dans la trame du déjà-
dit. La pragmatique a de son côté insisté sur le fait que le dire est aussi un faire : la parole
est action. C’est à l’articulation de toutes ces composantes - l’usage de la langue en situation,
le dialogisme, la parole comme action – que se situe l’argumentativité du discours, entendue
comme une dimension constitutive non pas de la langue (Ducrot) mais du discours : l’échange
verbal éclaire les choses d’une certaine façon, il en renforce ou modifie la vision de même
qu’il renforce, infléchit ou modifie les valeurs communes qui le sous-tendent.
les humains dans leurs tentatives de délibération et d’échanges rationnels. L’analyse se définit
alors aussi bien comme reconstruction des arguments, que comme évaluation de leur validité
à l’aune de critères établis.
neutralise l’impact de l’appartenance au gender dans une querelle qui porte sur un vêtement et
un comportement féminin. Il reste délibérément sur le plan des principes que tout un chacun
doit accepter et reconnaître.
36 La neutralité d’un ethos de citoyen à principes qui refuse de se laisser catégoriser en termes de
genders est cependant troublée par le niveau de langue particulièrement bas de l’internaute,
qui le classe d’emblée dans la catégorie des personnes incultes. Les innombrables et grossières
fautes de grammaire et d’orthographe désignent en effet un individu sans instruction, qui
ne maîtrise pas le bon usage de la langue. Le message numérique fait entendre une voix
populaire, qui ne s’embarrasse pas de raisonnements bien développés. Il est dès lors intéressant
de voir que l’internaute exploite une caractéristique majeure du genre, la possibilité des liens
et des hypertextes : il ajoute en fin de post un lien vers une pétition « contre une nouvelle
loi islamophobe ». Sans doute, nous l’avons dit, l’insertion du lien vers la pétition renforce
le caractère du discours comme acte – un appel et une revendication. D’un autre côté, le
texte de la pétition contraste violemment avec le post, car il offre une argumentation élaborée
qu’assument les signataires. De plus, il déplace l’argumentaire d’Alier. En effet, la pétition
présente la loi contre la burqa comme une attaque contre les musulmans et une marque
d’islamophobie - ce que le post ne fait pas. L’internaute joue ainsi à faire passer le lecteur de
la défense des libertés de la femme à la défense des Musulmans de France, du féminisme à
l’antiracisme. Il adosse aussi son post bref et lapidaire à un raisonnement serré ancré dans des
raisons clairement expliquées.
37 Mais il y a plus : la pétition, qui commence par « Nous, citoyens de la République
française, enseignants, élus, intellectuels, chefs d’entreprise, membres de la société civile de
toutes confessions », insiste non seulement sur le rassemblement des citoyens, mais aussi
sur l’intervention de lettrés et d’individus dotés d’un bagage intellectuel et d’un prestige
social. L’internaute, on l’a dit, utilise un langage très simple bourré de fautes. L’ethos
involontairement mais sans doute consciemment projeté d’homme ou de femme fruste et sans
éducation est ainsi compensé par la figure du signataire que construit la pétition donnée en
hypertexte. Or, l’image d’Alier peut produire un effet double. L’ignorance de celui ou celle
qui défend les grands principes de liberté et d’égalité peut jouer contre lui/elle : en quoi serait-
il/elle habilité/e à juger dans une controverse publique ? Mais cette image d’inculture peut
aussi projeter l’ethos d’une personne simple qui fait entendre le cri du cœur, et qui parle aux
autres le langage de tous les jours, de la rue – un langage presque enfantin : « les hommes en
djellaba on leur dit rien » renvoie aux récriminations des enfants quand ils se sentent victimes
d’une injustice : « Lui, on lui dit rien ! »
prise sur l’ensemble des opinions, des croyances, des conflits qui constituent le discours social
du moment, et c’est dans cet espace socioculturel que s’élabore sa logique singulière.
39 Dans cette perspective, l’analyste ne dénonce pas la défense du voile intégral, ni n’accuse
l’opposant d’irrationalité. Il retrouve, au niveau argumentatif (les schèmes) et discursif (la mise
en mots) les éléments constitutifs du discours donné à lire dans l’espace public de l’internet ;
il examine la façon dont ces éléments sont agencés pour produire leur sens et leurs effets ; il
les met en relation avec l’interdiscours pour voir ce qui alimente le post et ce qu’il produit en
retour. Ce faisant, il donne à voir les déterminations sociales qui pèsent sur le discours aussi
bien que les possibilités de prise de position et d’action citoyenne qu’il offre au locuteur.
40 L’analyse qui décompose puis reconstruit un objet discursif pour en comprendre le
fonctionnement, la logique interne et les enjeux constitue une entreprise en nette rupture
avec les théories normatives de l’argumentation et les approches critiques de l’analyse du
discours. D’un certain point de vue, cependant, ce « désengagement » ne manque pas de
faire problème. En effet, les théories normatives de l’argumentation qui trient le bon grain
de l’ivraie, et établissent la validité logique des arguments, se donnent une mission sociale.
Elles enseignent aux citoyens à détecter les raisonnements fallacieux, à veiller à la bonne
marche de la délibération et à défendre les valeurs démocratiques sur lesquelles se fondent
leur régime. Leur démarche critique et prescriptive se donne une mission éducative. Qui plus
est, elle entend jouer un rôle social en améliorant notre capacité à construire un espace public
dans lequel les affaires de la cité peuvent être discutées de façon rationnelle afin de parvenir
à un accord négocié. Dans ce sens, les théories de l’argumentation ne sont pas de pures
entreprises scientifiques. Elles entendent contribuer à la résolution des conflits, à la bonne
gestion des affaires humaines ou à la mise en place d’une gouvernance digne de ce nom.
C’est pourquoi elles peuvent s’allier harmonieusement avec la Critical Discourse Analysis,
qui annonce d’entrée de jeu ses objectifs sociaux et met son expertise au service d’un idéal
préalable – par exemple, la critique du néo-libéralisme jugé destructeur pour nos sociétés
démocratiques.
41 Or, la théorie de l’argumentation dans le discours ne se plie pas à ces objectifs normatifs et
critiques ; elle n’a pas de vocation prescriptive. Elle tente de construire un objet (discursif)
qu’elle éclaire de l’intérieur, afin de saisir des façons de dire, qui sont aussi des façons de
faire. Elle admet la diversité, la pluralité, l’existence de rationalités alternatives. Elle a une
vocation d’exposition et de compréhension, qui la mène à sonder des phénomènes discursifs
divers. Ses corpus sont toujours situés et examinés dans le cadre social qui les engendre
et où ils remplissent des fonctions qu’il importe de déterminer. Dans ce sens, elle adopte
l’attitude détachée de l’ethnographe, qui explore des phénomènes culturels révélateurs du
système de croyances et de pensée d’un groupe humain ; ou encore celle de l’historien qui
tente de reconstituer des modes de vie et d’interactions, des « mentalités » et des pratiques
culturelles, dans leurs conditions socio-historiques. La micro-analyse du post sur la burqa
permet de voir comment les opposants à l’interdiction légale de porter le voile intégral dans
la rue raisonnent et agissent verbalement au sein d’une polémique qui déchire la France. Elle
révèle aussi les façons de penser et de communiquer de citoyens privés d’éducation formelle,
et l’usage qu’ils peuvent faire d’Internet en l’utilisant comme plateforme d’expression, de
protestation et d’appel au rassemblement sur une question controversée.
42 En même temps, l’analyste peut sélectionner des corpus – comme le post sur la burqa - en
prise sur des problèmes de société qu’il éclaire, et pour lesquels il fournit des instruments
de réflexion critique. S’il ne prend pas directement position dans la polémique en tant que
chercheur, il n’en choisit pas moins d’intervenir à sa façon dans la société dont il participe :
il découpe des problématiques, dévoile la nature des différends entre les groupes sociaux,
expose des soubassements doxiques et des modes de raisonnement divergents et souvent
incompatibles. Ce faisant, il fait plus qu’offrir un savoir – il tente de susciter la réflexion
en l’élevant au-dessus du niveau des confrontations verbales dans lesquelles sont pris les
acteurs engagés. L’« ethnographe » ou l’historien du contemporain qui décrit sa propre société
n’entend pas pour autant s’en couper : en analysant les discours qui la construisent, il tente de
fournir un regard distancié qui permet de mieux la penser. Libre à lui, en un second temps,
de se poser en citoyen qui prend parti pour ou contre ce qu’il a dévoilé, dès lors qu’il s’agit
d’intervenir sur la place publique et de lutter pour une décision collective (combattre ou
promouvoir le projet de loi contre le port de la burqa dans l’espace public, par exemple).
43 En effet, l’analyse du discours, et l’argumentation dans le discours qui en relève, fait l’objet
de divers usages. Le premier est scientifique, dans le sens de l’intégration de nouvelles
connaissances au savoir commun, et de l’apport d’un éclairage inédit sur des phénomènes de
société pris dans leur aspect discursif - c’est, dans la définition de Nathalie Heinich (2002),
le chercheur. Le second peut être pratique, dans le sens de l’utilisation que peuvent faire
divers acteurs – des institutions, des entreprises, des professionnels du savoir que leur apporte
l’analyste du discours – qui devient alors un « expert » auquel on fait appel (Heinich 2002).
De plus en plus, des conseils municipaux, des organes de décision, des chefs d’entreprise, font
appel aux compétences des analystes de discours dans des buts de réalisation concrète. Le
troisième, enfin, est sociopolitique. C’est celui qu’on peut faire de l’analyse du discours pour
dénoncer des idéologies considérées comme néfastes, et combattre des positions considérées
comme contraires à l’éthique. Heinich parle à ce propos de « penseur », synonyme de la notion
d’intellectuel, qui tente de critiquer ou justifier une situation comme n’importe quel citoyen
mais à l’aide de sa compétence intellectuelle et de sa notoriété (2002 : 118). Je préférerais y
voir un prolongement direct du travail du chercheur, autorisé par les résultats mêmes de sa
recherche. Pour l’analyste comme chercheur, la connaissance aide à « comprendre le monde
et à favoriser l’intercompréhension » ; pour l’analyste comme individu impliqué dans une
société, cette même connaissance peut contribuer à « changer le monde », appelant de ce fait un
engagement déclaré (Fleury-Vilatte et Walter 2003 : 101). Plus que d’une opposition, il s’agit
d’une distinction qui vise à maintenir la possibilité pour l’analyste d’investiguer son objet sans
parti pris, et d’en discerner toutes les facettes dans leur complexité, voire leurs tensions et leurs
apories, sans programme déterminé a priori8.
Bibliographie
Amossy, Ruth. 2002. « Nouvelle rhétorique et linguistique du discours », Koren, Roselyne & Ruth
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Vignaux, Georges. 1981. « Enoncer, argumenter : opérations du discours, logiques du discours », Langue
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Notes
1 Pour plus de détails sur la première Ecole française d’Analyse du discours, on consultera l’article de
Dominique Maingueneau dans ce numéro.
2 La question de l'agentivité à fait l'objet de nombreux débats dans la rhétorique américaine à la lumière
des théories contemporaines de la subjectivité. On en trouvera des traces, entre autres, dans Geisler 2004.
3 Je traite ici de la rhétorique définie dans la tradition aristotélicienne comme art de persuader, c’est-à-
dire comme argumentation. Les deux termes sont donc synonymes, comme dans l’ouvrage de Perelman
et Olbrechts-Tyteca intitulé Traité de l’argumentation. La nouvelle rhétorique. La traduction anglaise a
inversé l’ordre des titres, mettant en avant « La nouvelle rhétorique ». On peut donc parler indifféremment
de rhétorique argumentative (par opposition à la rhétorique des figures, par exemple), ou d’argumentation
rhétorique (par opposition à l’argumentation linguistique de Ducrot, par exemple) – selon le courant dont
on désire se différencier. Pour une mise au point sur la question, on consultera Argumentation et Analyse
du Discours 2, 2009, « Rhétorique et argumentation ».
4 Je ne prends pas ici en compte les premiers travaux de Moeschler (1985) qui étudient l’argumentation
dans le cadre d’une analyse conversationnelle dont le cadre conceptuel et méthodologique diffère
considérablement de celui de l’AD.
5 Maingueneau ajoute que « le partage des deux n’est guère aisé dans le détail » (ibid.), question qui
mérite une investigation approfondie.
6 « Cinq ans après le voile, le débat monte d’un cran : c’est la burqa, aujourd’hui, qui pose problème.
Tragique », par Bénédicte Charles, Marianne, Jeudi 18 Juin 2009, http://www.marianne2.fr/La-loi-sur-
la-burqa-ou-la-defaite-de-la-laicite_a180925.html (consulté le 1 septembre 2012).
7 Cette analyse se fonde sur une vaste littérature concernant la régulation des forums de discussion,
le phénomène des « flames » et la question de la polémique, que je ne citerai pas ici pour des raisons
d’économie.
8 La question de savoir si le rejet de la neutralité axiologique s’impose dans les cas d’atteinte flagrante
à des valeurs ou à des droits fondamentaux (Koren 2003 : 276) reste néanmoins ouverte. On imagine
mal, en effet, que l’analyse du discours ne permette pas de dénoncer les racismes ou les textes fascisants.
Cette problématique sera traitée plus à fond dans le numéro d’Argumentation et Analyse du Discours que
Roselyne Koren, auteure de divers travaux sur la question (cf. Koren 2002) y consacrera prochainement.
Référence électronique
Ruth Amossy, « Faut-il intégrer l’argumentation dans l’analyse du discours ? Problématiques et
enjeux », Argumentation et Analyse du Discours [En ligne], 9 | 2012, mis en ligne le 15 octobre 2012,
Consulté le 14 juin 2014. URL : http://aad.revues.org/1346
À propos de l'auteur
Ruth Amossy
Université de Tel-Aviv, ADARR
Droits d'auteur
Tous droits réservés
Résumés
Cet article justifie la nécessité pour l’analyse du discours d’intégrer pleinement en son sein
l’argumentation comme élément constitutif du discours. Une présentation synthétique de la
théorie de l’argumentation dans le discours, à la croisée de la Nouvelle Rhétorique et de
l’analyse du discours développée en France, montre cependant en quoi elle diffère de la
nouvelle version de la Critical Discourse Analysis qui se nourrit de l’approche normative de
la pragma-dialectique. En même temps, elle tente de résoudre les tensions théoriques entre
les conceptions de l’argumentation inspirées d’Aristote et de Perelman, et les courants de
l’analyse du discours qui reposent sur une vision contemporaine du sujet et des contraintes
sociales et institutionnelles qui modèlent le discours. La synthèse théorique est suivie d’une
exemplification concrète : une micro-analyse d’un post électronique sur le port de la burqa
en France. L’article débouche sur une discussion concernant les modalités selon lesquelles
l’analyse qui traite des discours sociaux et des problèmes de société autorise ou exclut
l’engagement politique ou éthique des chercheurs.
Entrées d'index
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Raphaël Micheli
Les visées de l’argumentation et leurs
corrélats langagiers : une approche
discursive
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Référence électronique
Raphaël Micheli, « Les visées de l’argumentation et leurs corrélats langagiers : une approche discursive »,
Argumentation et Analyse du Discours [En ligne], 9 | 2012, mis en ligne le 15 octobre 2012, Consulté le 25 juin
2014. URL : http://aad.revues.org/1406
Raphaël Micheli
comment, sur le plan méthodologique, on délimite des corpus hétérogènes du point de vue
générique et échelonnés sur une durée potentiellement longue, et comment l’on s’assure de
leur cohérence interne.
31 (b) La relation entre le discours et le contre-discours peut être saisie sur un second plan, celui de
la représentation du discours autre12. Dans une telle optique, le discours et le contre-discours ne
sont cette fois pas envisagés en tant qu’ils sont effectivement pris en charge par des locuteurs
distincts. On s’intéresse aux formes, nombreuses et hétérogènes, qui permettent à un locuteur
L1 d’inscrire au sein même du discours qu’il énonce un autre discours, présenté comme non
identique au sien relativement à une question argumentative. On voit ici que la notion de
« contre-discours » n’a pas le même sens que précédemment : il faudrait, en toute logique,
parler du contre-discours tel que représenté par un discours.On peut avoir tendance à réserver
les outils d’analyse de la représentation du discours autre à l’étude de données relevant de
contextes monologaux, caractérisés par une relation in absentia entre le discours et le contre-
discours, dans la mesure où il n’y a pas de locuteur L2 tenant effectivement le contre-discours
et partageant avec L1 un même « fil temporel ». En revanche, ces outils tendent parfois à
être quelque peu délaissés lorsqu’on en vient à des données dialogales. L’idée sous-jacente est
peut-être que, dans ce dernier cas, le contre-discours de L2 est effectivement tenu, co-présent
au discours de L1, et qu’il est donc moins important de l’analyser au second degré,à travers
la représentation qu’en donne le discours de L1. L’analyse de la représentation du discours
autre nous paraît cependant essentielle dans les deux cas de figure : la présence effective et
tangible d’un discours autre n’empêche bien sûr pas les locuteurs de le représenter au sein de
leur propre discours lors de la construction de leur position.
Conclusion
32 Le but de cet article était de participer au débat qui, au sein des approches discursives
de l’argumentation, concerne la manière de définir celle-ci, ainsi que les conditions selon
lesquelles elle est observable dans la matérialité du langage. L’enjeu était, d’une part,
de reprendre la question pragmatique des visées qui sont susceptibles de caractériser
l’argumentation en tant que « pratique du langage en contexte » et, d’autre part, de s’interroger
sur les corrélats langagiers de ces visées. Notre position part, on l’a vu, d’une critique de
l’idée très répandue selon laquelle la visée de l’argumentation consiste fondamentalement à
produire chez l’allocutaire un changement d’attitude par rapport à un point de vue. Bien que
très souvent pertinente pour décrire certains usages de l’argumentation dans le cadre de genres
discursifs spécifiques, elle ne permet selon nous pas d’aboutir à une définition générale de
l’argumentation (sauf à lui faire perdre de son tranchant). Ce qui nous paraît minimalement
circonscrire le registre argumentatif, c’est une visée de justification d’un point de vue, et une
visée de positionnement de ce dernier par rapport à un autre point de vue (ou par rapport à
d’autres raisons justifiant le même point de vue). Avec ces deux visées, on tente d’élaborer
une notion d’« argumentation » sous laquelle il soit possible de subsumer de façon simple,
explicite et rigoureuse un grand nombre d’usages qui – dans le foisonnement empirique des
discours – semblent, à divers titres, être argumentatifs.
33 Ce travail passe par une réflexion renouvelée sur les corrélats langagiers de ces visées
identifiées sur le plan pragmatique : nous avons, à ce sujet, proposé quelques réflexions sur
la description linguistique de l’étayage, d’une part, et sur celle de la relation entre le discours
et son contre-discours, d’autre part. Tenant un tel propos, nous sommes conscient de nous
exposer à la critique de favoriser une approche excessivement réductrice et de méconnaître
l’immense variété de réalisations empiriques de l’argumentation en fonction des genres
discursifs où elle trouve à se développer. Cependant, selon nous, prendre au sérieux la question
de l’observabilité des phénomènes dans la matérialité langagière – point central de toute
approche linguistique, fût-elle discursive – implique que l’on travaille sur une définition qui
saisisse ce que l’argumentation a de minimalement spécifique en tant que mode d’organisation
du discours. On espère par là pouvoir mieux « isoler » l’argumentation dans le continu de
la discursivité et mieux en envisager les multiples actualisations selon les genres discursifs
Bibliographie
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Dialectical Approach (Cambridge : CUP)
Notes
1 Notre propos porte en effet prioritairement sur cet espace, ce qui se traduit dans le choix des
travaux avec lesquels nous engageons un dialogue critique approfondi. Cela ne nous empêchera toutefois
pas, comme on le verra, d’intégrer à la réflexion des recherches non francophones qui ne s’inscrivent
pas directement dans le champ des sciences du langage (on pense ici principalement à la logique
informelle et à la pragma-dialectique – deux courants très productifs dans la recherche anglophone sur
l’argumentation).
2 On reconnaît bien sûr ici la distinction, pertinente dans l’espace francophone des sciences du langage,
entre les approches situant l’argumentation « dans le discours » et celles situant l’argumentation « dans
la langue ». Voir, pour deux points de vue opposés sur cette distinction, Amossy 2011 : 10-12 et Ducrot
2004.
3 Voir Micheli 2009, 2012, ainsi que Jacquin et Micheli 2012.
4 Nous n’entrons donc pas ici dans l’examen du couple « convaincre/persuader », qui n’est pas
directement utile à notre propos (voir, pour une synthèse actuelle, O’Keefe 2011), et nous utilisons
désormais l’expression « visée persuasive » comme terme couvrant.
5 Dans une contribution récente, Marianne Doury (2012) analyse de façon pénétrante l’une de ces
situations de consensus afin de faire ressortir les limites d’une définition de l’argumentation basée
uniquement sur la visée persuasive.
6 Nous utilisons ici une analogie pour mieux illustrer notre propos, en imaginant un filtre à travers lequel
on « passe » différents discours : le filtre devrait, s’il fonctionne bien, laisser passer les discours qui
relèvent de l’argumentation et retenir ceux qui n’en relèvent pas.
7 On retrouve ici l’influence de la célèbre définition de Perelman et Olbrechts-Tyteca, pour qui
l’argumentation ne vise pas exclusivement à « provoquer l’adhésion [à une thèse] », mais peut aussi
simplement rechercher à « accroître » celle-ci (2000 [1958] : 5).
8 Cette position, qui tend à identifier l’activité argumentative avec l’activité discursive en général,
est très inspirée des importants travaux du philosophe et logicien suisse Jean-Blaise Grize, fondateur
de la « logique naturelle ». Grize définit l’argumentation comme une schématisation, c’est-à-dire
« l’élaboration, par le moyen de la langue, d’un micro-univers que A présente à B dans l’intention
d’obtenir un certain effet sur lui » (1982 : 188). L’argumentation est ainsi abordée d’un point de vue
« large », comme « une démarche qui vise à intervenir sur l’opinion, l’attitude, voire le comportement
de quelqu’un. Encore faut-il préciser que ces moyens sont ceux du discours » (1990 : 40).
Référence électronique
Raphaël Micheli, « Les visées de l’argumentation et leurs corrélats langagiers : une approche
discursive », Argumentation et Analyse du Discours [En ligne], 9 | 2012, mis en ligne le 15 octobre
2012, Consulté le 25 juin 2014. URL : http://aad.revues.org/1406
À propos de l'auteur
Raphaël Micheli
Université de Lausanne
Droits d'auteur
Tous droits réservés
Résumés
Le présent article a pour objectif de contribuer au débat théorique et méthodologique portant
sur la définition qu’il convient d’octroyer à la notion d’« argumentation » et sur les conditions
qui président à l’observabilité des processus argumentatifs dans les discours. On tente de
montrer comment une approche discursive peut traiter deux problèmes souvent débattus dans
le champ des études argumentatives. (1) Peut-on, sur le plan pragmatique, identifier une
(ou plusieurs) visée(s) permettant de saisir ce que l’argumentation, en tant que « fait de
discours », a de spécifique par rapport à d’autres faits de discours ? (2) Peut-on corréler les
visées identifiées sur le plan pragmatique avec des formes relativement stables qui assurent le
caractère « reconnaissable » de l’argumentation dans la matérialité langagière ? C’est ainsi la
double question des visées de l’argumentation et de leurs corrélats langagiers qui est au centre
du propos : l’enjeu est de formuler une série de propositions méthodologiques, en discutant
quelques contributions récentes qui ont marqué l’approche discursive de l’argumentation dans
l’espace francophone.
put forward a series of methodological propositions, and to discuss a few recent contributions
that had an impact on the discursive approach to argumentation as developed in francophone
research.
Entrées d'index
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Référence électronique
Christopher Eisenhart et Barbara Johnstone, « L’analyse du discours et les études rhétoriques », Argumentation
et Analyse du Discours [En ligne], 9 | 2012, mis en ligne le 15 octobre 2012, Consulté le 10 juin 2014. URL : http://
aad.revues.org/1415
Vue d’ensemble
1 Rhetoric in Detail rassemble douze études rédigées par des chercheurs se définissant
principalement comme des rhétoriciens, qui empruntent leur cadre théorique et/ou
méthodologique à l’analyse du discours linguistique. Ces travaux puisent dans un éventail
de ressources offertes par l’analyse du discours, dont celles de l’analyse critique du discours
(Critical Discourse Analysis ou CDA), de la sociolinguistique interactionnelle, de l’analyse
des récits et de l’analyse de corpus informatisée. Ils illustrent l’utilité de l’analyse du discours
dans un ensemble de « sites » rhétoriques qui comprennent les discours de la mémoire publique
et de l’identité collective, la rhétorique de la science et de la technologie, l’argumentation en
langage courant, le discours médiatique et les études sur l’immigration. La méthode que ces
projets partagent est ancrée dans l’attention méticuleuse portée aux détails linguistiques des
discours sélectionnés, qu’il s’agisse de textes écrits ou de transcriptions de l’oral. Les auteurs
adoptent une approche essentiellement qualitative et interprétative, mais celle-ci diffère de la
voie qu’empruntent souvent les études rhétoriques en ce qu’elle est orientée vers les corpus
plutôt que vers la théorie. Travaillant à partir de textes et de discours oraux particuliers en
situation plutôt que de modèles abstraits, ils choisissent des approches qui explorent de façon
systématique les raisons pour lesquelles des énoncés particuliers revêtent la forme particulière
qui est la leur. Plutôt que de partir de la théorie en cherchant à l’étayer, cette approche prend
en compte, d’entrée de jeu, les multiples sources de contraintes textuelles. Si les études qui
composent les différents chapitres traitent de questions rhétoriques de façons variées, elles
n’en partagent pas moins trois caractéristiques d’ordre méthodologique. Elles sont empiriques,
dans le sens où elles sont fondées sur l’observation plutôt que sur la seule introspection ; elles
sont ethnographiques en ce qu’elles cherchent à comprendre les fonctionnements rhétoriques
du discours et de son contexte à travers les yeux et l’esprit de ceux qui les manient ; et elles
sont étayées, retournant sans cesse aux données afin de construire la théorie qui doit en rendre
compte.
2 Issues d’une heuristique analytique plutôt que d’un cadre théorique préexistant, ces études
montrent le potentiel qu’offre aux études de rhétorique et à la critique une théorie fondée sur le
discours et caractérisée par l’observation. Dans la mesure où la rhétorique élargit ses centres
d’intérêt du programmé au spontané et du public au privé, les rhétoriciens reconnaissent le
besoin de trouver de nouvelles méthodes […] L’analyse du discours peut à son tour découvrir
de nouveaux instruments. Les premiers théoriciens du discours dans la tradition intellectuelle
gréco-romaine étaient les philosophes et les sophistes qui décrivaient et enseignaient la parole
publique aux citoyens dont la voix avait un impact dans la nouvelle Athènes démocratique
du 5e siècle av. J-C ; les auteurs de cet ouvrage viennent revigorer cette tradition, plus
particulièrement en Amérique du Nord, au sein de la « nouvelle rhétorique » du 20e siècle.
Selon des modalités neuves, plusieurs de ces études empruntent les instruments analytiques
traditionnels de la rhétorique – figures du discours, topoï, lignes d’arguments, invention et
style, ethos, logos et pathos – montrant comment ils peuvent nourrir et être nourris par
l’attention que portent les analystes du discours à la façon dont le lexique et la syntaxe peuvent
évoquer des styles, des genres, des textes et locuteurs préalables, créant par là même des
relations sociales et des mondes expérimentaux dans le discours oral et écrit.
Contexte et agentivité
4 Parmi les pratiques les plus fondamentales de la rhétorique, on compte l’étude du discours en
contexte. Dans son traité de rhétorique, Aristote discutait des composantes de la situation de
discours et établissait très clairement le rapport de la rhétorique au discours public et civique.
La restriction au discours civique que s’était imposée la rhétorique n’est plus de mise, mais
la prémisse centrale selon laquelle le discours doit être modelé par le contexte est toujours
d’actualité.
5 Tout aussi fondamental est l’intérêt de la rhétorique envers le pouvoir et les choix que le rhéteur
– orateur ou scripteur – exerce dans une situation donnée. Certaines définitions du discours
rhétorique voient sa spécificité dans le fait qu’il constitue un discours destiné à effectuer un
changement dans la situation pour laquelle il a été forgé, et doté de la capacité de le faire.
Il en résulte que l’agentivité est un trait essentiel des espaces au sein desquels sont traités
des problèmes rhétoriques. Leff, par exemple, discute de l’agentivité comme d’une source
de tension entre les conceptions du moi des Lumières et les critiques post-modernes de ces
conceptualisations, dans une tradition sophistique et cicéronienne qu’il rebaptise « rhétorique
humaniste » :
l’approche humaniste implique une conception de l’agentivité dont l’ambiguïté est féconde,
et qui positionne l’orateur à la fois comme individu guidant un auditoire, et comme membre
d’une communauté façonné et contraint par les exigences de l’auditoire. [Cette tradition peut
comprendre] une certaine méfiance à l’égard de la théorie abstraite non seulement dans le domaine
de la rhétorique, mais aussi dans celui de l’éthique et du politique ; la conviction que le discours,
particulièrement celui qui permet le débat contradictoire, joue un rôle fondamental dans la vie
publique ; une valorisation et une idéalisation de l’éloquence qui implique un lien étroit avec la
vertu ; et une conception de celle-ci qui la relie résolument à l’activité politique (Leff 2011 [2003],
1 et 2).
6 La tentative de définir et d’étudier les espaces rhétoriques et les tensions entre l’agentivité
rhétorique et les contraintes qu’on reconnaît peser sur le texte, s’est avérée l’un des problèmes
théoriques les plus féconds de la rhétorique contemporaine (cf. Bitzer 1968 ; Vatz 1973). Et
c’est en relation avec cet espace de questionnement que les études rhétoriques ont relevé le
défi de rendre compte de l’interaction entre l’agentivité rhétorique et le contexte. Durant ces
dernières décennies, un travail inspiré de la théorie de la sphère publique d’Habermas (1989)
a permis de penser cette intersection de façon fructueuse. L’un des soucis majeurs des études
rhétoriques est l’étude du discours concret d’un agent dans la sphère publique. Comme l’écrit
Hauser,
Au mieux, la rhétorique de la démocratie est impure selon les critères de la raison posés par les
Lumières. En conséquence, certains penseurs comme Habermas, qui a été l’un des plus grands
champions d’une conception du discours comme point d’ancrage conceptuel de la démocratie, ont
considéré que la prédilection de la rhétorique pour la stratégie était problématique. Mais exclure
les processus rhétoriques de notre appréciation des débats courants de la démocratie exclut en
même temps l’agentivité qui permet de prendre des décisions démocratiques. Avant de pouvoir
réhabiliter la vie publique, nous devons comprendre comment les discours qui s’y déroulent
concrètement la modèlent. Sinon, toute critique ou remède mis en avant reste purement analytique,
produisant des conclusions issues d’hypothèses posées a priori sur ce que sont les standards
rationnels/idéologiques d’un accord « valide », mais qui manquent d’un référent empirique sous
la forme de la méthode discursive réelle à laquelle les membres de la sphère publique ont recours
(Hauser 1999 : 273).
7 Le programme de Hauser consiste dès lors à adopter une attitude empirique dans l’étude
de la façon dont les rhéteurs agissent dans l’espace public, valorisant l’étude des discours
vernaculaires aux dépens des généralisations théoriques fondées sur une lecture solitaire des
discours institutionnels. Ceci entre en résonance avec le conseil d’Asen (2004) suggérant
de développer un sens de la citoyenneté démocratique en passant de « ce qui constitue la
citoyenneté à la question de savoir comment la citoyenneté procède », et avec le conseil de
Simons (2000 : 448-9) de « procéder à partir du particulier, du local, de l’unique – vers
une théorie de l’événement spécifique – à partir de laquelle on pourrait dériver un sens des
limites, possibilités et compromis mis en jeu par la sélection de cette option plutôt que d’une
autre ». Illustrant cette quête, Johnstone (1996) utilise l’analyse du discours pour investiguer la
façon dont le complexe de l’agentivité rhétorique et du contexte se constitue dans le discours,
et McCormick (2003) se concentre sur les analyses rhétoriques des discours vernaculaires
susceptibles de bénéficier de l’apport de la CDA.
[…]
ou lecteurs réels, car il est clair que les participants à une situation et la manière dont leur
rôle est défini influencent ce qui est dit et la manière dont c’est dit. Nous devons penser à ce
qui a motivé le texte, dans quelle mesure il est adapté à l’ensemble de ce que les gens font
conventionnellement avec le discours dans un tel contexte, et dans quelle mesure son canal ou
ses canaux de production influencent sa forme. Nous devons réfléchir sur le langage employé,
sur le comportement que ce langage encourage les orateurs et les scripteurs à adopter, et sur ce
qu’il est relativement difficile de faire avec un tel langage. Nous devons réfléchir également à
la structure du texte et à la manière dont il s’intègre dans des structures plus larges d’ensembles
de textes ou d’interactions.
13 On peut répartir les questions à poser sur un texte en six grandes catégories. Chacune d’entre
elles correspond à une des manières dont les contextes modèlent les textes, et inversement.
Chacun de ces aspects de la construction du texte est à la fois une source de contrainte – une
raison qui fait que les textes sont d’un certain type et pas d’un autre – et une source de créativité,
dans la mesure où les locuteurs, les signataires et les scripteurs s’expriment en manipulant les
modèles devenus conventionnels.
• Le discours est modelé par le monde, et modèle le monde.
• Le discours est modelé par le langage, et façonne le langage.
• Le discours est modelé par les participants, et façonne les participants.
• Le discours est modelé par le discours antérieur, et modèle les possibilités de discours
futur.
• Le discours est modelé par son moyen de diffusion, et en transforme les possibilités.
• Le discours est modelé par son but, et il modèle des buts possibles.
14 [...] Ces six observations sur le discours constituent une heuristique de l’exploration
systématique des éléments potentiellement intéressants et importants pour l’étude d’un
texte ou d’un ensemble de textes. Une « heuristique » est un ensemble de procédures de
découverte à appliquer méthodiquement, ou un ensemble de thèmes à prendre en considération
systématiquement. Contrairement à des instructions, les procédures d’une heuristique n’ont
pas besoin d’être suivis dans un ordre particulier, et il n’existe pas de manière fixe de les suivre.
Une heuristique n’est pas une suite mécanique d’étapes, et rien ne garantit que son utilisation
conduise à une explication définitive unique. Une bonne heuristique fait appel à de multiples
théories plutôt qu’à une seule. Celle que nous utilisons ici nous oblige à penser, par exemple,
à la manière dont le discours est modelé par les idéologies qui font circuler le pouvoir dans
la société, mais nous enjoint également à penser à la façon dont le discours est modelé par la
mémoire de discours antérieurs, ainsi que par d’autres sources de créativité ou de contrainte. Il
est possible que nous finissions par décider, pour chaque cas particulier, que l’approche la plus
utile est celle qui permet de voir comment le pouvoir circule dans le discours, ou celle qui nous
aide à décrire « l’intertextualité », ou à découvrir les relations entre le texte et son support, le
langage utilisé, ou encore les buts de ses producteurs ou leurs relations sociales. L’heuristique
est un premier pas qui aide l’analyste à discerner quelles sont les théories nécessaires pour
relier les observations particulières sur le discours faites dans le cours de sa démarche, à des
affirmations générales sur le langage, la vie humaine ou la société. C’est une manière d’ancrer
l’analyse dans le discours, plutôt que de partir d’une théorie choisie d’avance et d’utiliser des
textes pour la mettre à l’épreuve ou l’illustrer.
linguistique comme le dadaïsme en poésie, ou bien être requis par un rituel. La tradition de
la pensée occidentale sur le langage a eu tendance à privilégier le discours référentiel et à
imaginer que le discours reflète (au moins idéalement) le monde préexistant. Mais, comme
nous l’ont continuellement montré les philosophes (Foucault 1980), les rhétoriciens (Burke
1945) et les linguistes (Sapir 1949 ; Whorf 1941) du 20e siècle, l’inverse est également vrai,
et peut-être plus vrai encore : l’univers humain est façonné par le discours.
16 Lorsque nous signalons la manière dont les textes et leurs interprétations sont modelés par
les ressources structurelles disponibles, nous alléguons le fait (bien connu des rhétoriciens qui
s’intéressent au style et à la disposition) qu’il existe des moyens conventionnels de structurer
des textes à tous les niveaux. Parler une langue, comme l’anglais ou le coréen, signifie
utiliser des moyens conventionnels de structurer des syllabes (un nouveau mot anglais peut
commencer par la syllabe pri mais pas par ngi), des mots (le s qui marque le pluriel d’un mot en
anglais se place après la racine, pas avant), des phrases (dans les phrases affirmatives en anglais
le sujet précède généralement le verbe). Il existe de même des manières conventionnelles
d’organiser les unités de discours plus grandes, certaines étant spécifiques d’une culture et
d’autres le résultat de processus de cognition humains. Ceci inclut des façons de passer de
l’information familière à l’information nouvelle, par exemple, de l’exemple à la généralité ou
inversement, ou bien des questions aux réponses.
17 L’affirmation selon laquelle le discours est façonné par les relations interpersonnelles des
participants et aide inversement ces relations à s’organiser, doit évoquer les conceptions
traditionnelles de l’auditoire et de l’ethos rhétorique, ou les nouvelles façons de penser la
manière dont la position et le rôle du locuteur se modèlent et s’autorisent mutuellement, dans le
contexte de structures de pouvoir plus larges. Les relations interpersonnelles liées au discours
comprennent les relations entre les locuteurs et les scripteurs, les auditoires et les allocutaires
tiers représentés dans les textes, ou impliqués dans leur production et leur interprétation.
18 Une autre observation de l’heuristique, selon laquelle le discours est façonné par les
attentes créées par le discours familier et les nouvelles instances de discours nous aident
à constituer nos attentes concernant le discours futur, devrait également être familière aux
rhétoriciens pratiquant les théories contemporaines sur le genre (Miller 1984 ; Swales 1990)
et l’intertextualité (Bakhtine 1986). Les relations intertextuelles nous permettent d’interpréter
les nouvelles instances de discours en référence aux activités et aux catégories stylistique et
formelles familières. Les utilisations du discours sont aussi variées que les cultures humaines,
mais les activités récurrentes relatives au discours engendrent des processus relativement fixes,
qui incluent souvent des façons de parler et des types de textes eux aussi fixes et passés à
l’état de routine.
19 Les spécialistes de rhétorique visuelle (Handa 2004 ; Prelli 2006) et ceux intéressés par la
multimodalité (Hodge et Kress 1988 ; Levine et Scollon 2004 ; Scollon et Scollon 2003)
devraient également être ouverts à l’idée selon laquelle le discours est tributaire des limites
et des possibilités offertes par les supports médiatiques qu’il emprunte, et inversement
les capacités de ces derniers sont forgées par leur utilisation par le discours. Finalement,
l’observation selon laquelle le discours est façonné par son but est à la racine de la discipline
de la rhétorique et, inversement, le fait que le discours puisse élaborer des buts possibles
doit recevoir un écho chez tous ceux qui se penchent sur le fonctionnement de la rhétorique
épidictique et délibérative dans des contextes contemporains.
20 Commencer à interroger les textes par tous les moyens suggérés par l’heuristique signifie
que l’analyse part des textes et d’une réflexion systématique sur les contextes pertinents
possibles. Le résultat en est une description large, multidimensionnelle et dense (Geertz 1983).
Ceci fait, le chercheur est en mesure de se concentrer sur une ou deux questions, adoptant
l’une des diverses approches possibles pour étoffer les détails. Nous accordons une attention
systématique à la manière dont les textes et les discours sont produits et prennent forme, ainsi
qu’aux caractéristiques structurelles et sémantiques des exemples particuliers de textes et de
discours.
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Référence électronique
Christopher Eisenhart et Barbara Johnstone, « L’analyse du discours et les études rhétoriques »,
Argumentation et Analyse du Discours [En ligne], 9 | 2012, mis en ligne le 15 octobre 2012, Consulté
le 10 juin 2014. URL : http://aad.revues.org/1415
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Résumés
Ce texte est une introduction à un ouvrage intitulé La rhétorique en détail, qui se propose de
montrer l’importance de l’analyse du discours pour les études de rhétorique telles qu’elles sont
aujourd’hui pratiquées aux Etats-Unis. Il insiste sur la façon dont une attention soutenue à la
matérialité du langage peut enrichir les diverses branches de la rhétorique contemporaine en
présentant une méthode fondée sur l’étude concrète des textes qui vise à dégager leur logique
interne. Il offre ce faisant une définition de l’analyse du discours, une réflexion sur la question
de l’agentivité, et une « heuristique » dans le sens d’un « un ensemble de procédures de
découverte à appliquer méthodiquement ».
Entrées d'index
Notes de la rédaction Dans ce numéro qui porte essentiellement sur la relation entre l’analyse
du discours et l’argumentation rhétorique, nous avons tenu à insérer d’importants extraits
du texte rédigé en 2008 par deux chercheurs américains, Christopher Eisenhart et Barbara
Johnstone, en introduction à un ouvrage collectif illustrant l’apport de l’analyse du discours
(sur laquelle Barbara Johnstone a écrit un important livre de synthèse [Johnstone 2008]) à la
rhétorique comme discipline doté d’un statut important aux USA. Le texte traduit est repris
à : Johnstone, Barbara & Christopher Eisenhart (éds). 2008. Rhetoric in Detail : Discourse
analyses of rhetorical talk and text (Amsterdam & Philadelphia : John Benjamins), 3-14.
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Dominique Maingueneau
Que cherchent les analystes du
discours ?
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Référence électronique
Dominique Maingueneau, « Que cherchent les analystes du discours ? », Argumentation et Analyse du Discours [En
ligne], 9 | 2012, mis en ligne le 15 octobre 2012, Consulté le 14 juin 2014. URL : http://aad.revues.org/1354
Dominique Maingueneau
l’analyse du discours une manière de renouveler les travaux sur les relations entre lexique et
société, voie déjà largement balisée par G. Matoré (1953) ou R.-L. Wagner (1967). Il était
lui-même l’auteur d’une thèse importante sur le vocabulaire social et politique à la fin du 19e
siècle (Dubois, 1962) ; le développement d’une analyse du discours lui apparaissait sans doute
comme le moyen d’associer ses préoccupations de linguiste de la langue (il a publié à partir
de 1965 une série de manuels de linguistique française, d’inspiration d’abord structuraliste
puis générativiste) et son intérêt pour l’inscription sociale de la langue. Ce qui lui importait,
c’était d’exploiter avec un éclectisme certain les ressources offertes par la linguistique. De
fait, à la suite de la publication de ce numéro 13 de Langages, la conception la plus répandue
de l’analyse du discours a été celle d’un territoire aux frontières floues où l’on étudiait 1) des
textes de tous genres (ce qui tranchait avec les corpus habituels des facultés de lettres), 2) avec
des outils empruntés à la linguistique, 3) pour améliorer notre compréhension des relations
entre les textes et des situations socio-historiques. Dans cette perspective le terme « analyse »
fonctionne comme un simple équivalent d’« étude ».
8 Michel Pêcheux n’a pas participé à ce numéro de Langages. Son projet était d’ailleurs
bien différent de celui de Dubois. Chez lui, l’analyse du discours s’ancrait essentiellement
dans la linguistique structurale et dans la psychanalyse : le courant lacano-althussérien était
alors à son zénith. Pêcheux apparaissait comme une sorte de psychanalyste du discours : on
décomposait le texte en phrases et l’ordinateur groupait celles-ci en « domaines », en ensemble
de paraphrases, qui étaient censés révéler des processus idéologiques à l’œuvre dans le texte.
Dans ce dispositif théorique et méthodologique, on comprend que des mots comme « analyse »
et « analyste » aient joué un rôle clé : « analyse » désigne en effet aussi bien la psychanalyse que
l’étude du discours et « analyste » aussi bien le psychanalyste que le spécialiste du discours.
9 L’influence de L’Archéologie du savoir de M. Foucault sur l’analyse du discours française a
été beaucoup plus indirecte que celle de Dubois ou de Pêcheux, mais considérable. Si Dubois
et Pêcheux entendaient s’appuyer sur la linguistique, l’auteur de l’Archéologie du savoir la
récuse. En outre, Foucault récuse les démarches qu’il dit « allégoriques », qui comme celles
de Pêcheux cherchent à mettre un jour une sorte d’inconscient textuel :
L’analyse de la pensée est toujours allégorique par rapport au discours qu’elle utilise. Sa question
est infailliblement : qu’est-ce qui se disait donc dans ce qui était dit ? L’analyse du champ
discursif est orientée tout autrement ; il s’agit de saisir l’énoncé dans l’étroitesse et la singularité
de son événement ; de déterminer les conditions de son existence, d’en fixer au plus juste les
limites, d’établir ses corrélations aux autres énoncés qui peuvent lui être liés, de montrer quelles
autres formes d’énonciation il exclut. On ne cherche point, au-dessous de ce qui est manifeste,
le bavardage à demi silencieux d’un autre discours ; on doit montrer pourquoi il ne pouvait être
autre qu’il n’était […] (1969 : 40).
10 Ce que Foucault nomme « discours » n’a pas de relation directe avec l’usage de la langue.
Ces lignes sont révélatrices :
Ce qu’on décrit comme des « systèmes de formation » ne constitue pas l’étage terminal des
discours, si par ce terme on entend les textes (ou les paroles) tels qu’ils se donnent avec leur
vocabulaire, leur syntaxe, leur structure logique ou leur organisation rhétorique. L’analyse reste
en deçà de ce niveau manifeste, qui est celui de la construction achevée […] si elle étudie les
modalités d’énonciation, elle ne met en question ni le style ni l’enchaînement des phrases ; bref,
elle laisse en pointillé la mise en place finale du texte (1969 : 100).
11 Dans ce passage, le mot « analyse » n’évoque aucune procédure de décomposition linguistique
des énoncés et il ne fait l’objet d’aucun investissement théorique, à la différence de ce qui se
passe dans le courant lacano-althussérien dont participe Pêcheux.
12 On le voit, même dans un espace aussi restreint que celui de Paris en 1969, dès les débuts de
l’analyse du discours des conceptions très diverses sont apparues simultanément. On n’aurait
pas grande difficulté à identifier dans la recherche contemporaine des prolongements de
ces trois attitudes. La première (Dubois) s’inscrit de manière privilégiée dans les sciences
du langage pour analyser les pratiques discursives d’une société ; une seconde (Pêcheux)
s’appuie sur la linguistique au nom d’une visée critique d’ordre à la fois philosophique et
politique ; une troisième (Foucault) s’éloigne des sciences du langage pour embrasser de vastes
configurations, où se mêlent textes, institutions, comportements.
18 Si l’analyse du discours est définie par un intérêt spécifique, cela signifie qu’elle n’a pas de
données qui lui soient réservées : elle peut étudier les mêmes données que d’autres disciplines
du discours, mais à travers son point de vue spécifique. En outre, au cours de la même
recherche, l’analyste peut prendre le point de vue de plusieurs disciplines, en les subordonnant
à l’intérêt propre de sa discipline. On ne peut pas nier néanmoins que chaque discipline
du discours ait des données préférentielles : à l’évidence, l’analyse du discours est moins
intéressée par les conversations ordinaires que par les journaux, et l’analyste des conversations
moins intéressé par la publicité qu’un spécialiste de rhétorique.
discours comme des instruments qui permettent de traiter des corpus et de les interpréter. Leur
but principal n’est pas d’enrichir les concepts et les méthodes qu’ils utilisent ; ils travaillent en
effet à l’intérieur des cadres qui ont été définis par la discipline à laquelle ils appartiennent :
géographie, sociologie, sciences politiques... Le discours est considéré comme donnant des
indices qui permettent au chercheur d’accéder à des « réalités » hors du langage.
24 Le risque d’un tel usage de l’analyse du discours est d’effacer, ou du moins de brouiller
la frontière entre l’étude du discours et l’« analyse de contenu » (Berelson 1952, Bardin
1977), qui propose des techniques pour extraire de l’information de documents mais ne prend
pas en compte leur structuration linguistique. L’opposition à l’analyse de contenu a pourtant
joué un rôle important dans certains actes fondateurs de l’espace du discours. Pêcheux, par
exemple, a mené une critique sans concession de l’analyse de contenu, qui, selon lui, prétend
« accéder au sens d’un segment de texte, en traversant sa structure linguistique (1969 : 4). Lui
fait écho Régine Robin, pour qui « ces études négligent le niveau discursif en tant que tel,
comme si les idéologies ne se donnaient pas aussi en tant que système de représentations dans
des discours et comme si l’ordre du discours, sa structure ne comportait pas d’implications
idéologiques » (1973 : 63). On retrouve des termes voisins chez N. Fairclough, qui récuse « une
tendance à considérer le langage transparent, […] à croire que le contenu social des données
linguistiques peut être lu sans prêter attention au langage proprement dit » (1992/2001 : 20).
25 Le troisième groupe de discursivistes se situe au centre de cet espace de recherche : il inclut les
chercheurs du champ des études de discours qui s’efforcent de maintenir un équilibre entre la
réflexion sur le fonctionnement du discours et la compréhension de phénomènes d’ordre socio-
historique ou psychologique. La plupart ont un fort ancrage dans les sciences du langage. C’est
ce groupe qui donne en quelque sorte son assise au champ de recherche dédié au discours.
26 En cela, ils se distinguent de ceux dont la démarche est plutôt paraphilosophique, qui
énoncent des thèses générales sur le discours qu’ils se contentent d’illustrer à l’aide d’analyses
ponctuelles de fonctionnements textuels. Ils s’opposent aussi à ceux qui, bien qu’ils se
réclament d’une approche « discursive », pratiquent en fait une forme d’analyse de contenu,
cherchant avant tout à repérer dans les textes un certain nombre d’indicateurs significatifs qui
leur permettent d’accéder à des représentations ou à des conjonctures socio-historiques.
télévisuel…), et celle des lieux d’activités, des institutions (un hôpital, un collège, une agence
immobilière, une préfecture, etc.). Dans ce dernier cas, le réseau de genres de discours est celui
des genres très divers qui coexistent dans ce lieu.
30 Le type de discours est un principe de groupement qui correspond à une logique de co-
appartenance de genres à une même sphère ou un même lieu d’activité. Mais ce n’est pas
du tout la même chose d’aborder le discours politique comme réseau de genres couvrant un
secteur déterminé de la société (les productions des partis, les discours au Parlement, les débats
télévisés, etc.) ou comme un champ discursif dans lequel s’affrontent des positionnements
concurrents, qui se délimitent réciproquement. Certes, les productions discursives que l’on
regroupe sous l’étiquette « le discours du Parti Socialiste » relèvent de multiples genres de
discours (journal quotidien, tracts, programmes électoraux, etc.), mais ce qui lui confère son
identité, c’est d’être un positionnement qui s’oppose à d’autres dans le champ politique.
31 Dans cette perspective, les mêmes genres politique peuvent être groupés et abordés de trois
manières différentes : 1) comme genres du type de discours politique, 2) comme genres
produits à l’intérieur d’un appareil de tel ou tel parti (une cellule, le siège central, un
congrès…), 3) comme relevant d’un même positionnement.
Les parcours
41 Construire un parcours, c’est déployer à travers l’interdiscours un réseau d’éléments (qui
peuvent être des unités lexicales, des groupes de mots, des phrases, des fragments de textes, des
textes), sans viser à dégager des espaces de cohérence, à constituer des totalités. Le chercheur
entend au contraire déstructurer les unités instituées en définissant des cheminements
inattendus, mettant ainsi à jour des relations insoupçonnées à l’intérieur de l’interdiscours. Les
recherches en termes de parcours sont aujourd’hui considérablement facilitées par l’existence
de logiciels qui permettent de traiter de très vastes ensembles de textes.
42 Des parcours qui portent sur un élément procédural (tel type de métaphore, telle forme
de discours rapporté, de dérivation suffixale, de construction syntaxique, de connexion
textuelle…), à moins qu’ils ne soient effectués sur un ensemble discursif bien spécifié (tel
genre ou type de discours, tel positionnement, tel registre communicationnel), n’intéressent
que faiblement l’analyste du discours. Il se consacrera plutôt à des parcours fondés sur des
matériaux d’ordre lexical ou textuel : par exemple la reprise ou les transformations d’une même
formule dans une série diversifié de textes, ou encore les multiples recontextualisations d’un
« même » texte. Le travail qui a été mené sur la formule « épuration ethnique » et ses substituts
par A. Krieg-Planque (2003) est à cet égard significatif : il n’est pas question de chercher le
« vrai » sens de la formule, mais avant tout d’explorer une dispersion, une circulation.
43 Il ne peut pas y avoir analyse du discours sans unités topiques, mais celles-ci ne peuvent à elles
seules rendre raison du fonctionnement du discours. Replier le champ de l’analyse du discours
sur les unités topiques est sans doute rassurant, mais c’est dénier la réalité du discours, qui
est par nature intrication des unités façonnées par l’usage du discours et de l’interdiscours à
travers lequel se construisent parcours et formations discursives. L’interdiscours n’est pas un
ajout contingent au discours. Pas plus qu’on ne conçoit une analyse de discours qui ignorerait
les unités topiques, on ne conçoit une analyse du discours conséquente qui pourrait ignorer que
ces unités émergent de l’interdiscours et en redistribuent sans cesse les éléments. Toute clôture
apparaît en fait traversée par une relation constitutive et multiforme à l’interdiscours ; ce que
l’analyse du discours francophone exprime en termes de « primauté de l’interdiscours sur le
discours » et d’autres, inspirés par M. Bakhtine, en termes de « dialogisme ». Comprendre le
mode d’inscription du discours dans l’interdiscours, c’est accéder à l’identité de ce discours,
et non s’en détourner.
44 La dualité unités topiques/non-topiques ne signifie pas que l’analyse du discours soit
hétérogène, mais qu’elle est creusée par une faille constitutive, dans la mesure où le discours
est inscription dans l’interdiscours. Il est impossible de faire une synthèse entre une approche
qui s’appuie sur des frontières et une approche qui les déjoue : cette dernière se nourrit des
limites par laquelle la première s’institue. Entre les deux il y a une asymétrie irréductible. Le
sens est à la fois frontière et subversion de la frontière, à la fois négociation entre des lieux de
stabilisation de la parole et des forces qui excèdent toute localité.
sources de Bien, à travers la lecture desquels l’exégète doit élaborer son identité, et une
herméneutique que je dirai « sombre », dans laquelle les relations sont inversées : les textes sont
commentés pour ruiner l’autorité qu’ils prétendent avoir, pour mettre en évidence l’inavouable
qu’ils masqueraient de façon nécessaire. Cette ambivalence trouve à se dire dans un épisode
légendaire de la vie d’Esope, qui, devant acheter l’aliment le meilleur et l’aliment le pire,
acheta chaque fois de la langue, arguant que c’était la meilleure des choses et la pire aussi.
49 L’herméneutique « claire » se voue à l’interprétation des textes prestigieux (littéraires,
philosophiques, religieux…). Les institutions qui soutiennent ce dispositif garantissent
- que le texte considéré est singulier, extra-ordinaire : par lui une Source transcendante délivre
un message ;
- que ce message traite de questions portant sur les fondements ;
- que ce message est nécessairement caché ;
- qu’il faut une exégèse, une « lecture » non immédiate du texte pour le déchiffrer : le commun
des mortels n’y a pas directement accès. Cette lecture implique à la fois 1) l’existence de
techniques complexes, qui font l’objet d’un apprentissage, 2) une relation privilégiée du lecteur
avec la Source du texte. Mais ici un débat récurrent oppose ceux qui privilégient la légitimation
conférée par la maîtrise de techniques à ceux qui privilégient l’expérience personnelle, le
charisme.
50 Tout texte qui s’inscrit dans cette herméneutique claire est un monument, il demeure, toujours
au-delà de la contingence des interprètes qui s’attachent à lui. Plus il est interprété, plus il
apparaît énigmatique. Dans un tel dispositif, le texte est censé recéler un « autre sens », qui ne
peut être ni littéral ni trivial. Toute évidence ne peut donc être que suspecte : même les textes
qui paraissent les plus transparents exigent du destinataire qu’il découvre du sens caché.
51 Face à ce dispositif herméneutique « clair » se trouve le dispositif « sombre », celui
qu’impliquent par exemple de nombreux travaux d’Analyse Critique du Discours. Ses
présupposés sont opposés :
- Le texte à interpréter n’a pas besoin d’être extra-ordinaire ; l’herméneutique sombre
peut porter sur n’importe quel texte : de la conversation ordinaire au texte religieux en
passant par les journaux. L’analyste doit résister à deux tentations symétriques : se laisser
abuser par le caractère d’évidence qu’impose subrepticement le texte « ordinaire », ou par
l’autorité trompeuse du texte qui est censé extra-ordinaire. L’exégèse a en effet ici une force
désacralisante : même quand le texte se veut extra-ordinaire, il est ramené à l’ordinaire.
A travers le texte ce n’est pas une Source transcendante qui s’exprime, mais une ou des
puissance(s) négative(s) (intérêt de classe, racisme, machisme…), qui ressortissent à la
préservation d’une domination.
52 Contrairement à l’herméneutique « claire », réservée à des textes prestigieux, l’herméneutique
« sombre » aborde toutes sortes de textes, y compris les échanges les plus familiers.
L’interprète, par son analyse, montre qu’il est supérieur aux textes qu’il étudie. L’analyse,
au lieu de rendre le texte plus énigmatique, réduit la profusion du sens : derrière la
beauté des apparences, on retrouve le racisme, le sexisme, l’intolérance... Mais comme dans
l’herméneutique « claire », il faut une méthodologie appropriée pour rendre visible ce que
les textes sont voués à cacher ; en outre, la compétence technique ne suffit pas : pour bien
travailler, l’interprète est censé adhérer à certaines valeurs reconnues par la communauté.
55 Pour la perspective « maximaliste », les sciences humaines et sociales doivent prendre part
à un projet de transformation de la société. L’analyse du discours doit critiquer à la fois
certains usages du discours et les conditions mêmes de la connaissance. Il ne saurait donc
y avoir de différence entre approches critiques et non-critiques : une véritable analyse du
discours doit être critique. C’était la position de M. Pêcheux et de ses collaborateurs qui
considéraient que l’analyse du discours impliquait une transformation sociale gouvernée par
la pensée marxiste. C’était aussi, dans un contexte théorique très différent, la position de la
« théorie critique » (Kritische Theorie) de l’école de Francfort (M. Horkheimer) qui reprenait
certains aspects du marxisme pour défendre l’idée que la philosophie et les sciences sociales
devaient développer des relations étroites entre théorie critique et pratique sociale.
56 Pour une perspective « minimaliste », en revanche, la frontière entre analyse du discours et
analyse critique du discours est préservée : l’approche critique est seulement une branche de
l’analyse du discours qui est spécialisée dans la critique de dysfonctionnements sociaux. Ainsi,
l’analyse critique ajoute seulement une orientation critique à une analyse du discours qui, par
nature, n’est pas critique. Pour le dire simplement, l’analyse du discours décrit des pratiques
alors que l’analyse critique montre comment le discours peut cacher des relations de pouvoir,
des préjugés discriminatoires, etc.
57 Mais il n’est pas besoin d’adopter une conception maximaliste pour penser que l’analyse
du discours possède par nature une dimension critique, même quand les chercheurs ne se
réclament pas explicitement d’une visée critique. L’analyse du discours, sans se prétendre
critique au sens habituel du terme, repose sur des évaluations, par la sélection même des
énoncés qu’elle étudie. L’infinité des corpus possibles fait que les objets qu’elle se donne
sont « rares », qu’à un moment donné, très peu de textes font l’objet d’une investigation
d’ordre discursif : le seul fait de s’intéresser à tel ou tel corpus est inévitablement un acte
de positionnement, l’affirmation d’une importance. Les choix qu’opèrent les chercheurs
sont nécessairement liés à des intérêts d’ordres très divers. Ce n’est pas un hasard si à ses
débuts l’analyse du discours française a privilégié les corpus politiques et parmi eux presque
exclusivement ceux empruntés à la gauche ; il a fallu attendre les années 1980 pour que les
corpus de droite soient pris en compte, et encore s’agit-il essentiellement de l’extrême droite.
Si les partis centristes ou de la droite modérée, qui jouent pourtant un rôle clé dans la vie
politique, n’ont jusqu’ici guère été étudiés, c’est sans nul doute parce que ce n’était pas de
l’intérêt des analystes. Reconnaître de tels intérêts, c’est simplement appliquer à l’étude du
discours ce qui vaut de tout discours. J. P. Gee emploie à ce propos le terme « politique » :
We will see that language-in-use is everywhere and always ‘political’ […] By ‘politics I mean
how social goods are thought about, argued over, and distributed in society. “Social goods” are
anything that a group of people believes to be a source of power, status, value, or worth (2005 :
1-2).
58 Le caractère critique des études de discours se révèle plus nettement dans leur attitude qu’on
pourrait dire foncièrement désacralisante, en ce sens qu’un « discursiviste » se refuse à
considérer que certaines zones de la production verbale pourraient être inaccessibles : une
analyse du discours philosophique ou littéraire est tout aussi légitime qu’une analyse des
graffitis, des conversations, des tracts publicitaires ou des textes administratifs. On retrouve
d’ailleurs là une des valeurs assumées dans l’histoire par la notion de « critique » : au 17e
siècle, on parlait de « critique » pour l’étude rationnelle des textes anciens et en particulier de
la Bible. On peut évoquer ici l’Histoire critique du vieux Testament (1678) de Richard Simon :
le texte sacré y était traité comme un texte profane. L’analyse du discours elle aussi a pour
effet inévitable de dissiper l’aura qui entoure certains textes fétichisés.
59 Au-delà, le seul fait d’analyser le fonctionnement d’un texte ou d’une conversation a déjà
une force critique. L’analyse du discours conteste un certain nombre d’illusions constitutives
de l’idéologie spontanée des locuteurs : en particulier celle de croire qu’ils disent ce qu’ils
pensent, qu’ils utilisent le langage comme un simple instrument, que le discours reflète une
réalité déjà là, etc. Toute analyse du discours implique que l’on assume une perte de maîtrise
des Sujets, et plus radicalement la catégorie même du Sujet, dispersée dans une pluralité de
pratiques discursives réglées et dominé par un interdiscours. Au-delà de visées militantes
immédiates, c’est par nature une activité subversive, qui touche à des illusions constitutives
des sujets parlants.
60 L’analyse du discours n’est en effet réellement critique que si elle n’autonomise pas les
textes, qu’elle les rapporte à des pratiques sociales et à des intérêts situés. Une analyse du
discours religieux ou scientifique, par exemple, implique la prise en compte des institutions
qui produisent et gèrent ces textes, et pas seulement de leurs contenus. Or une telle démarche
a une force critique considérable : l’attention prêtée aux institutions qui rendent possible un
discours est plus déstabilisante que bien des dénonciations qui ne portent que sur les contenus.
61 L’affirmation de l’existence d’un « ordre du discours » met ainsi en suspens toute tentative de
naturalisation de la relation entre le discours et le monde. En bref, toute approche du discours
implique un effort d’arrachement aux fausses évidences.
62 De toute façon, les attitudes ouvertement critiques et non-critiques s’impliquent l’une l’autre.
Une bonne analyse critique exige que l’on s’appuie sur une prise en compte précise des
fonctionnements textuels ; réciproquement, l’étude du fonctionnement du discours oblige à
assumer le fait que le discours n’est jamais neutre, qu’il est toujours porté par des intérêts.
Conclusion
63 Par nature, la position des études de discours dans les sciences humaines et sociales est à la
fois forte et faible. Elle est forte parce que ces recherches sont situées au carrefour de tous les
champs de savoir : toutes les disciplines sont soumises à l’ordre du discours, dans la mesure
où le discours est le lieu où se construit la réalité sociale et où toute entreprise de connaissance
relève du discours. Mais sa position est faible également. La plupart des chercheurs en sciences
humaines et sociales minimisent son rôle avec d’autant plus de facilité qu’elle apparaît comme
un surplus décoratif à ces massifs que sont la société, la psyché ou le langage.
64 Le monde contemporain est un monde où on étudie du « discours », comme la Grèce antique
était un monde où il y avait de la rhétorique. L’une et l’autre sont des pratiques discursives
inscrites dans l’histoire, indissociables des sociétés qui leur donnent sens. L’analyse du
discours n’est pas une discipline nouvelle, qui est venue combler un manque, prendre en
charge des phénomènes jusqu’ici négligés, comme si le monde des choses attendait qu’on
s’intéresse à un secteur jusque là en pointillés, en manque d’analyse, comme si à Saussure il
suffisait d’ajouter Bakhtine, à une linguistique de « langue » une linguistique de la « parole ».
Si l’analyse du discours a émergé, c’est parce qu’il s’est produit une transformation dans
la configuration du savoir, et pas seulement le comblement d’un vide à l’intérieur de la
linguistique. On ne dira donc pas que l’analyse du discours « exporte » ses démarches
vers la sociologie, l’histoire, la psychologie… : ces dernières n’« importent » des concepts
d’ordre discursif que dans la mesure où elles sont déjà travaillées par ce qui a rendu possible
l’émergence des études de discours.
Bibliographie
Adam, Jean-Michel.1992. Les textes : types et prototypes (Paris : Nathan)
Bardin, Laurence. 1977. L’analyse de contenu (Paris : PUF)
Berelson, Bernard.1952. Content Analysis in Communication Research (Glencoe, IL : Free Press)
Courtine, Jean-Jacques & Jean-Marie Marandin. 1981. « Quel objet pour l’analyse du discours ? »,
Conein, Bernard, Jean Jacques Courtine, Françoise Gadet, Jean-Marie Marandin & Michel Pêcheux.
(éds.). Matérialités discursives (Lille : Presses Universitaires de Lille), 21-34
Dubois, Jean.1962. Le vocabulaire politique et social en France de 1869 à 1872 (Paris : Larousse)
Dubois, Jean & Joseph Sumpf (éds.). 1969. « l’Analyse du discours », Langages 13
Fairclough, Norman. 1992/2001. Discurso e mudança social (Brasilia : Editora Universidade de
Brasilia), trad. de Discourse and Social Change (Oxford, UK, & Cambridge, MA : Polity Press &
Blackwell)
Foucault, Michel. 1969. L’Archéologie du savoir (Paris : Gallimard)
Gee, James Paul. 2005. An Introduction to Discourse Analysis (New York & London : Routledge)
Référence électronique
À propos de l'auteur
Dominique Maingueneau
Université Paris-Sorbonne
Droits d'auteur
Tous droits réservés
Résumés
Cet article s’efforce de décrire comment est structuré le champ de l’analyse du discours.
Dans un premier temps il considère la signification qui est donnée au terme « analyse », en
revenant sur les principaux courants de l’analyse du discours française à la fin des années
1960. Il réfléchit ensuite sur la diversité des études de discours et propose une distinction
entre les « études de discours » et les « disciplines du discours », qui ont chacune un
point de vue spécifique sur le discours. Il souligne ensuite la diversité des chercheurs qui
pratiquent des approches discursives ; il les divise en trois groupes : ceux dont l’approche est
paraphilosophique, ceux pour qui l’étude du discours est une simple « méthode qualitative »
des sciences humaines et sociales et ceux qui, s’appuyant en général sur la linguistique,
s’efforcent de maintenir un équilibre entre conceptualisation et travaux empiriques. Les unités
sur lesquelles travaillent ces spécialistes du discours peuvent être divisées en deux grandes
catégories : des « unités topiques », prédécoupées par l’activité sociale (en particulier le genre
de discours), et des « unités non-topiques » ; ces dernières peuvent être « transverses » (il
s’agit alors de « registres ») ou « construites » par le chercheur lui-même. Les deux dernières
sections de l’article s’intéressent à la démarche de l’analyste du discours : elle peut être
« herméneutique » ou non, « critique » ou non ; mais toute étude du discours possède par
nature une dimension critique.
Entrées d'index
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Lotta Lehti
Le blog de politicien : un espace de
subjectivité affichée ?
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Référence électronique
Lotta Lehti, « Le blog de politicien : un espace de subjectivité affichée ? », Argumentation et Analyse du Discours
[En ligne], 9 | 2012, mis en ligne le 15 octobre 2012, Consulté le 17 juin 2014. URL : http://aad.revues.org/1391
Lotta Lehti
consistant en des listes d’hyperliens. Myers (2010 : 95-128) explore les voies de la subjectivité
(stance) dans divers blogs, se concentrant sur l’expression et la formulation des opinions.
Quant aux blogs des politiciens, Janoschka (2010) les examine du point de vue de la politesse
linguistique et du marketing politique, considérant la subjectivité exprimée par exemple par
l’usage des pronoms personnels comme une stratégie persuasive, sans entrer dans le détail du
degré d’expression de la subjectivité.
l’espace soit de l’information, soit de l’opinion, selon le degré de subjectivité exprimée (cf.
notamment Adam 1997, Grosse 2001, Herman et Jufer 2001). Les conventions génériques
tacites n’éliminent pourtant pas l’omniprésence de la subjectivité. Ainsi, par exemple, Cohen-
Wiesenfeld (2004) a montré que même dans le discours diplomatique, fortement caractérisé
par l’objectivité, le langage contient des marqueurs de la position prise de l’auteur. Koren
(2004) remarque que le masque d’objectivité qu’adoptent les journalistes les empêche de voir
« l’idéologie socialement approuvée » qu’ils défendent dans leur écriture, qu’ils conçoivent
comme impartiale.
Corpus et méthode
10 Le corpus de l’étude est constitué de 874 billets de blogs, soit les billets postés dans 80 blogs de
politiciens français pendant le mois de septembre 2007. Cette période a été choisie au hasard
mais avec l’objectif d’examiner les blogs en dehors d’une période de campagne électorale. Les
politiciens auteurs de ces blogs représentent des partis différents (PS, UMP, Verts, MoDem,
FN, PRG) et des fonctions différentes (conseillers municipaux, généraux et régionaux, maires,
députés, sénateurs, ministres, députés européens). Le corpus représente la totalité des blogs
de politiciens que nous avons trouvés par la démarche suivante : d’abord, deux sites (qui
n’existent plus) nous ont fourni les adresses des blogs des socialistes et, respectivement, des
conservateurs. Nous avons également fait une recherche Google avec les noms des députés
(selon la liste du site de l’Assemblée Nationale) accompagnés par des mots tels que « blog »,
« blogue », « weblog », « journal » et « carnet ». Finalement, les blogs repérés nous ont donné
accès à tout un réseau de blogs de politiciens à travers les listes des sections permanentes,
intitulées par exemple « blogs d’amis » ou « blogs militants ». Les blogs inclus dans le corpus
répondent aux critères suivants :
11 Dans l’analyse des exemples tirés du corpus, nous respectons l’orthographe d’origine, y
compris les déviations de la norme.
12 Ce même corpus a été employé dans une catégorisation des blogs de politicien en sous-genres
en fonction de la scénographie choisie dans les différents types de billets, repérée à travers
les critères de la théorie du genre : l’usage du format, le but communicatif, les rôles des
participants et l’organisation textuelle (Lehti 2011). La typologie élaborée comprend cinq
sous-genres, à savoir le journal extime (diary), la vitrine (scrapbook), le tableau d’affichage
(notice-board), la réflexion (essay) et la polémique (polemic). Ces cinq types représentent les
pratiques communicatives suivantes : premièrement, le journal extime sert surtout à rendre
le travail du politicien plus transparent par la présentation des tâches du politicien et du
déroulement de sa journée de travail. Tisseron (2011 : 84) définit l’extimité comme « le
processus par lequel des fragments du soi intime sont proposés au regard d’autrui afin d’être
validés ». Dans notre corpus, l’extimité porte sur l’exposition de la vie de la personne politique
en public, y compris les tâches professionnelles. Quant au blog vitrine, il sert, lui aussi, à
accroître la transparence, mais également à informer les lecteurs de sujets politiques variés :
un blog vitrine est une plateforme de publication de documents parus ailleurs, par exemple
de communiqués de presse, discours, articles de presse et interviews. Un tableau d’affichage
est un sous-genre d’annonces courtes présentées pêle-mêle, avec deux tendances majeures :
ce type englobe d’une part les invitations à l’action – répondre aux questions, participer à un
événement ou acquérir un produit, entre autres – et d’autre part des faits divers portant sur
une large gamme de sujets. Les deux derniers types, la réflexion et la polémique, traitent tous
les deux de questions politiques et se différencient par leur mode d’argumentation et par leur
style : contrairement à la réflexion, qui présente une question sans prise de position intense,
la polémique est marquée par une opposition de thèses antagonistes et un ton qui s’apparente
à la violence verbale.
13 La présente analyse de la prise de position dans le genre du blog de politicien est effectuée
dans le sillage de cette typologie. A défaut de pouvoir analyser en détail le corpus entier,
nous décrirons le degré de subjectivité investi dans chaque sous-genre à travers des exemples
prototypiques. Notre méthode mobilise des critères aussi bien qualitatifs (marqueurs de
subjectivité) que quantitatifs (degré d’intensité), combinaison qui n’est pas anodine. L’accent
est pourtant mis sur les critères qualitatifs et la catégorisation quantitative est loin d’imposer
des clivages exacts entre les classes. L’identification des marqueurs de subjectivité et de
leur intensité est effectuée à travers une interprétation globale du discours plutôt que par
l’application de critères préétablis. Dans l’analyse qui suit, nous donnons pourtant la priorité
au niveau lexical. Il va de soi que l’évaluation globale de la prise de position ne peut se
faire isolément du propos référentiel ; les traits langagiers seront analysés en interaction
avec le sujet que traite le billet. C’est sous ces auspices que l’analyse qui suit présentera, à
travers huit exemples, une répartition des sous-genres – journal extime, tableau d’affichage,
vitrine, réflexion et polémique – en trois catégories selon le degré de subjectivité investi :
forte, intermédiaire et faible. Le sous-genre du journal extime manifeste des degrés nettement
variables de prise de position ; il est par conséquent présenté dans deux catégories d’intensité.
la réaction positive à l’avenir que suscite le concert : « je vais retrouver un peu de chaleur
amicale » (l. 2-3), « C’est avec un vrai plaisir que j’irai » (l. 7).
17 La prise de position dans ce billet est encore plus intense en ce qui concerne l’expression
de l’axiologie positive envers le concert à venir et la chanteuse ; il s’agit d’un discours
apologétique. L’auteur évalue le concert par : « chaleur amicale » (l. 3), « l’unique
représentation » (l. 3) et « l’applaudir dans cette salle mythique qu’est l’Olympia » (l. 7-8).
Dans ces expressions, le substantif « chaleur », les adjectifs « amicale, unique » et « mythique »
et le verbe « applaudir » (dans un sens figuratif) expriment l’affectivité en même temps
qu’ils décrivent leurs dénotés : ils « énoncent, en même temps qu’une propriété de l’objet
qu’ils déterminent, une réaction émotionnelle du sujet parlant en face de cet objet » (Kerbrat-
Orecchioni 1997 [1980] : 84). Parallèlement, l’auteur exprime son affection et admiration à la
chanteuse par : « mon amie » (l. 3-4), « l’amie » (l. 9), « la fidèle présidente » (l. 9) et « la
grande chanteuse populaire qu’elle est depuis plus de 40 ans » (l. 10). Le substantif « amie »
est à la fois une description de l’objet et une évaluation affective qualifiant la relation entre
l’auteur et la chanteuse ; les adjectifs « fidèle » et « grande » décrivent la personne mais
expriment également l’estime ; enfin, le syntagme « qu’elle est depuis plus de 40 ans » décrit
la carrière tout en soulignant son importance. L’effet conjugué de ces expressions de prise de
position tantôt face aux émotions de l’auteur, tantôt face au concert et à la chanteuse, témoigne
d’une subjectivité élevée, voire intense, qui est monnaie courante dans un billet de blog de
type journal extime.
18 Plantin (2011 : 191) constate que dans le discours politique en général, l’affichage des
émotions est souvent un outil de l’ethos, de la construction d’une image crédible de soi, et
cela est sans doute le cas dans (1) également. L’exemple (1) signale que les conventions
tacites du genre en question n’appellent pas un tel affichage des émotions. Contrairement à
(1), qui consiste en des émotions déclarées, les exemples suivants vont démontrer que le blog
de politicien permet une grande variation dans le degré d’émotivité du discours.
19 Le billet (1) peut être également interprété comme un récit personnel dans une démarche
continue de persuasion en faveur de la légalisation de l’euthanasie. Comme le montre Duranti
(2006), les récits personnels sont employés dans les campagnes politiques de différentes façons
pour construire une image crédible de la personne politique. Même si le présent récit (1) ne
porte pas directement sur l’euthanasie, il expose l’adhésion de Romero à sa cause à travers
l’émotivité par laquelle il réagit à la récente étape négative de sa lutte. Dans cette interprétation
plus globale, (1) participe également de la notion d’engagement dans le sens de militer pour
une cause politique ou sociale.
20 L’exemple (2) représente l’écriture polémique et constitue, par conséquent, un exemple
univoque de la concordance partielle des notions de prise de position et d’engagement, car le
billet représente une volonté de militer pour une cause dans la société. L’élément clé d’une
polémique consiste, selon Amossy (2008), dans l’usage d’une tonalité agressive du langage au
service de la confrontation de thèses. La tonalité agressive, pouvant aller jusqu’à la violence
verbale, est définie par Amossy comme un discours argumentatif d’opposition qui enfreint
d’une part les règles de la politesse - atteinte à la face de l’autre - et, d’autre part, les règles
de la discussion rationnelle (2008 : 99). Comme exemples de la violence verbale, on peut
citer l’attaque directe - l’accusation, la dénomination dévalorisante, etc. -, les ressources du
pathétique - la colère, la compassion envers la victime de l’opposant, etc. - et les ressources
de l’humeur - l’ironie, le sarcasme etc. (2008 : 95).
21 L’exemple (2) est tiré du blog du Conseiller régional d’Île de France et conseiller municipal
de Persan, Emmanuel Maurel (PS, http://emmanuelmaurel.canalblog.com/). Il traite l’un des
sujets politiques les plus fréquents dans les blogs des politiciens pendant le mois de septembre
2007 : l’amendement du recours aux tests ADN dans la vérification des liens familiaux des
immigrés. Le billet dont (2) est extrait est écrit entièrement dans le même style polémique :
(2) (numéros de ligne rajoutés)
1. Il y aurait beaucoup à dire de la conception purement biologique de la famille
2. qu’implique un tel dispositif. Adoption, famille recomposée, etc. : dans les cerveaux
3. malades des promoteurs de l’amendement ADN, les étrangers ne sont pas concernés par
4. ce genre de subtilités.
5. Mais il y a plus abject encore. On croyait les tests ADN réservés à la criminologie et à
6. la recherche scientifique et médicale. Des apprentis sorciers proposent désormais de
7. franchir une étape majeure : l’utilisation à des fins politiques. Comme dans « le meilleur
8. des mondes », comme dans « bienvenue à Gattaca », la génétique participerait du
9. contrôle social. Une fois la brêche ouverte, il n’y a plus de limites. Et
10. l’expérimentation sur les plus vulnérables précède souvent la généralisation à d’autres
11. catégories. Lorsque celles-ci se décident à réagir, il est trop tard. Autant que des salauds
12. Mariani et Hortefeux sont des irresponsables : ils mettent le doigt dans un engrenage
13. infernal.
(17 septembre 2007)
22 Dans (2), les pronoms de la première personne sont absents et par conséquent la subjectivité
diffère de celle qui s’exprime dans (1) : c’est la surabondance d’axiologiques, cette fois
négatifs, qui constitue le degré élevé de subjectivité. La subjectivité forte est de nature
agressive, et elle est employée pour s’opposer aux adversaires politiques – ce billet peut
par conséquent être qualifié de polémique. Il porte atteinte à la face de l’adversaire et il
enfreint également les règles de la discussion rationnelle. Par exemple, l’auteur se réfère
aux personnes en charge de l’amendement par les expressions « les cerveaux malades des
promoteurs de l’amendement ADN » (l. 3), « des apprentis sorciers » (l. 6), « salauds » (l. 11)
et « irresponsables » (l. 12) qui expriment une évaluation subjective forte et négative de leur
caractère. Sur le plan rhétorique, ces expressions sont considérées comme des arguments ad
hominem car ils attaquent la personne au lieu de se concentrer sur le sujet du litige (cf. Amossy
2006 : 139-140), ce qui transgresse les règles de la discussion rationnelle. De plus, l’auteur
décrit les étrangers comme des victimes de l’amendement en les caractérisant par « les plus
vulnérables » (l. 10), et emploie ainsi un adjectif affectif-axiologique au superlatif. L’extrait
(2) contient également une sous-estimation ironique « ce genre de subtilités » (l. 4) qui se
réfère aux formes de parenté autres que celle, biologique, auxquelles les immigrés n’auraient
pas accès si l’amendement était adopté.
23 Ensuite, les références à l’amendement en soi expriment un jugement fort, voire une
exagération. L’adjectif « abject » (l. 5) et le syntagme « un engrenage infernal » (l. 12-13)
représentent des évaluatifs affectifs-axiologiques intenses. De plus, le scénario que l’auteur
voit engendré par la possible adoption de l’amendement est décrit par des références
intertextuelles dramatiques : il se réfère à un roman et à un film (Le meilleur des mondes
d’Aldous Huxley [1931] et Bienvenue à Gattaca réalisé par Andrew Niccol [1997]), qui
portent tous deux sur la thématique de l’eugénisme extrême sous-jacent à la manipulation du
patrimoine génétique des fœtus humains. Ces scénarios sont rattachés à l’amendement actuel
par l’avertissement « Une fois la brèche ouverte, il n’y a plus de limites » (l. 9). En plus des
arguments ad hominem décrits ci-dessus, cette description dramatique et hyperbolique de la
situation causée par le parti opposé est, selon Koren (2003), typique de l’écriture polémique.
24 Une prise de position intense, telle qu’illustrée par (1) et (2), témoigne de l’aisance de
l’expression de la subjectivité dans le genre du blog de politicien. Pourtant, si l’expression
de la subjectivité est décomplexée, surtout dans les billets dits polémiques, elle ne l’est pas
automatiquement dans les journaux extimes ou dans les autres types de blogs. Dans la partie qui
suit, nous allons explorer des formes de subjectivité moins manifestes, et pourtant présentes.
2. Beaucoup d’agriculteurs rencontrés ces derniers jours m’ont fait part de leurs
3. inquiétudes quant à la réduction de leur marge financière.
4. L’indice des prix agricoles révèle une importante progression des prix des matières
5. premières : + 0,4 % pour le mois de juillet et + 3,9 % par rapport à juillet 2006.
6. Les prix de l’énergie augmentant à nouveau : + 0,8 % sur un mois.
7. La principale augmentation concerne les aliments pour animaux qui continuent à
8. progresser, majoritairement ceux pour veaux (+ 19,9 % sur un an) et pour porcins
9. (+ 14,1 %). Les prix des engrais phosphatés renchérissent également (+ 14,5 % sur
10. un an).
11. Aujourd’hui les coûts de production agricoles grimpent jusqu’à étouffer les prix
12. rémunérateurs agricoles et limiter dangereusement les revenus agricoles.
13. Je considère que l’action revendicatrice des syndicats agricoles pour une juste marge,
14. indispensable à la survie du secteur, est dès lors très légitime en ce qui concerne les
15. « marges arrières ». Les agriculteurs doivent pouvoir vivre correctement de leur
16. travail…
(14 septembre 2007)
26 Dans (3), l’auteur prend position par des termes axiologiques et affectifs mais cette subjectivité
n’est pas intense, car au cœur du billet on trouve des expressions qui énoncent « une
propriété objective, facilement vérifiable, du dénoté » (Kerbrat-Orecchioni 1997 [1980] : 73),
notamment les chiffres liés au développement des coûts de production agricole (l. 2-10). La
prise de position, de degré intermédiaire, est manifeste dans les expressions suivantes : à la
deuxième ligne, l’auteur expose son attachement à la cause en citant les discussions qu’il a
menées avec les personnes concernées. Le quantifieur « beaucoup » (l. 2) est relatif et exprime
l’évaluation du sujet parlant ; par l’usage de « beaucoup », l’auteur souligne l’importance
du problème. De plus, l’auteur décrit et évalue l’état d’âme des agriculteurs par le substantif
« inquiétudes » (l. 3). Dans les lignes 11-12, l’auteur donne son évaluation de la situation : le
verbe figuratif « étouffer » (l. 11) et l’adverbe « dangereusement » (l. 12) expriment une prise
de position relativement intense. Finalement, les deux dernières lignes explicitent l’opinion
de l’auteur. Le verbe d’opinion « considère » (l. 13), combiné au pronom de la première
personne du singulier, est une indication explicite de la prise de position de l’auteur. Les
adjectifs « juste » (l. 13), « indispensable » (l. 14) et « légitime » (l. 14) sont des évaluatifs
axiologiques qui expriment des jugements de valeur. La déclaration à la fin du billet contenant
le verbe modal « devoir » (Les agriculteurs doivent pouvoir vivre […], l. 15-16) inclut une
modalité déontique qui sert à « caractériser des jugements essentiellement prescriptifs qui […]
s’appuient sur des institutions (des systèmes de conventions) » (Gosselin 2010 : 361). Ainsi,
l’auteur exige que les tiers indéfinis rendent possible ou assurent la possibilité aux agriculteurs
de pourvoir à leur subsistance. De plus, l’adverbe « correctement » (l. 15) dans cette déclaration
implique un jugement axiologique de ce qui est un niveau de vie souhaitable et normal, sans
que l’auteur précise ce niveau.
27 Ce qui distingue (3) du billet polémique (2) est surtout le degré de subjectivité investi. Comme
nous venons de le voir, (2) manifeste une prise de position intense alors que le pivot de (3)
est l’énumération des faits. Même si (3) ne prétend pas à la neutralité, le degré de subjectivité
y est moins élevé que dans (2). De plus, l’élément d’attaque contre un opposant ou un autre
discours est absent dans (3) : il s’agit d’une simple expression de protestation contre l’état des
choses actuel.
28 La subjectivité du politicien auteur d’un blog est naturellement présente dans tous les billets
étiquetés comme journal extime car ils sont liés à sa personne et ses activités. Ces textes
sont caractérisés par un usage fréquent des pronoms de la première personne indiquant non
seulement la subjectivité déictique mais également l’expression des expériences de l’auteur.
Pourtant, l’intensité de la prise de position varie considérablement dans cette catégorie, comme
nous le montre (4), en comparaison à l’affectivité de (1) dans la sous-section précédente.
L’exemple (4) est tiré du blog du maire de Grenoble Michel Destot (PS, le site n’existe plus) :
(4) (numéros de ligne rajoutés)
1. Rencontre avec les habitants de Saint-Laurent
2. J’ai évidemment repris depuis le début du mois de septembre le rythme hebdomadaire
3. de mes rencontres avec les habitants dans les différents quartiers de Grenoble. Après
10. Schengen?
11. Avant de contribuer au débat par le biais de vos commentaires, que j’espère nombreux,
12. vous êtes invités à visionner une vidéo sur ce sujet en cliquant ici !
13. Le sujet est très sérieux et surtout délicat, c’est pourquoi il m’a semblé utile d’en faire le
14. sujet d’un débat digne entre nous. En sages, comme d’habitude.
(18 septembre 2007)
33 Parmi les 25 bloggeurs qui représentent l’UMP dans notre corpus, Lambert est l’un des
deux qui parlent de cet amendement controversé proposé par leur parti ; alors que parmi les 43
bloggeurs socialistes et les 8 bloggeurs de l’UDF-Modem, ce sujet est abordé par 12 auteurs
(écrivant au total 14 billets sur le sujet) qui, sans exception, expriment leur opposition. Dans
(5), Lambert ne révèle pas son opinion sur l’amendement ; au lieu de cela, il invite les lecteurs
à exprimer la leur. Cet acte illocutoire de requête (d’avis) est une manifestation explicite de
l’intersubjectivité, soit de la prise en compte du destinataire.
34 L’intensité de la prise de position dans (5) n’est pourtant pas à juger à l’aune de l’expression
de l’adhésion au propos référentiel de l’amendement ou de la politique d’immigration en
général, mais à celle du débat en soi, initié par les questions directes des lignes 7-10. À ce
propos, la prise de position est exprimée par l’expression « que j’espère nombreux » (l. 11),
où le verbe « espérer » indique une modalité boulique qui exprime « des désirs, des volontés,
des souhaits » (Gosselin 2010 : 351). Dans (5), l’espoir est attaché au nombre futur des
commentaires. Un autre marqueur de prise de position est le point d’exclamation (l. 12) qui
renforce l’invitation adressée au lecteur. De plus, les expressions évaluatives positives « débat
digne entre nous » (l. 14) et « en sages » (l. 14) expriment l’adhésion de l’auteur à ce débat, en
même temps qu’elles transmettent la politesse langagière par l’attention accordée au lecteur
et par son souhait que personne ne soit insulté dans le futur débat. Finalement, aux lignes
11-14, l’auteur emploie des pronoms de la première personne du singulier et du pluriel et
de la deuxième personne du pluriel. Le « nous » ici inclut le lecteur, il est employé pour
appeler celui-ci à se solidariser (cf. Charaudeau 1992 : 159). Le degré de la prise de position
exprimé dans ce billet – surtout par le biais de l’intersubjectivité – peut être caractérisé comme
intermédiaire : la subjectivité est clairement présente sans être pour autant le pivot du texte.
35 En plus des invitations à l’action, le sous-genre du tableau d’affichage contient des
annonces courtes de sujets variés qui manifestent également un degré de subjectivité investi
intermédiaire, presque faible. L’exemple (6) du blog du conseiller municipal du Havre Marc
Migraine (UDF-MoDem, http://www.auhavre.com/blog2/) représente ce type :
(6) (numéros de ligne et italiques rajoutés)
1. tout baigne
2. A fin août, le trafic cumulé du port du Havre s’établit à 52,8 millions de tonnes
3. (avitaillement inclus). soit une hausse de 8,3%.
4. L’activité conteneurs reste très bien orientée, sur les huit premiers mois de l’année 17,4
5. Mt de tonnes ont été traités. Les vracs solides progressent de 27,8%, à 3 Mt ; le trafic
6. des vracs liquides reste stable à 30,9 Mt à fin août 2007. Le trafic transmanche entre
7. Le Havre, Portsmouth et Newhaven est en hausse : 262 000 passagers transportés entre
8. janvier et août 2007 (+ 40,1 %).
9. d’autre part les travaux concernant les six nouveaux postes à quai de Port 2000 ont
10. démarré et les installations devraient être livrées entre 2009 et 2010 avec un début
11. d’exploitation en 2011 après la mise en place des équipements.
(11 septembre 2007)
36 Ce billet (6) est caractérisé par l’énumération des faits, notamment des chiffres, pourcentages
et dates concernant le trafic et les constructions du port du Havre. Ce qui distingue (6) du
sous-genre de la réflexion (exemple 3) est la brièveté du billet et l’absence de toute opinion
de l’auteur. Une prise de position positive, voire promotrice, est néanmoins repérable dans
le texte. Premièrement, le titre « tout baigne » (l. 1) exprime une évaluation positive de la
situation. Ensuite, l’expression évaluative « très bien orientée » (l. 4) marque le contentement
de l’auteur vis-à-vis des activités portuaires. Troisièmement, le verbe auxiliaire devoir au
conditionnel « devraient être livrées » (l. 10) indique non seulement une modalité épistémique
sur la probabilité de la réalisation des installations basée sur le savoir de l’auteur, mais
également, dans ce contexte, une modalité appréciative, car il inclut un effet « de mise en
perspective éventuelle » (Charaudeau 1992 : 473) qui exprime une hypothèse souhaitée. En
outre, il est nécessaire de mentionner que le registre informel du titre (l. 1) rajoute un léger
élément humoristique au billet en le distinguant ainsi d’un style complètement neutre et
objectif.
Subjectivité faible
37 Cette dernière sous-section de l’analyse se concentre sur des billets où le langage laisse voir
un taux faible de subjectivité. Cette écriture « neutre » est surtout de mise dans les billets
nommés vitrines qui publient des documents initialement parus ailleurs, tels que communiqués
de presse, discours prononcés, articles de journaux ou émissions de télévision (à travers des
hyperliens ou en format de vidéoclips). Dans les termes de Charaudeau (1992 : 649-650), dans
ces cas « le Propos est un Texte déjà produit par un autre locuteur, et le sujet parlant n’aurait
donc à jouer qu’un rôle de rapporteur (dont on sait qu’en réalité il peut être plus ou moins
objectif) ». Dans les billets vitrines, la prise de position des politiciens est souvent faible au
texte qu’ils présentent.
38 Les textes publiés sont souvent introduits d’une façon brève, comme dans (7), qui est tiré du
blog du conseiller municipal de Vertou Laurent Dejoie (UMP, http://www.laurentdejoie.com/)
et dans (8), du blog du conseiller municipal du Plessis Robinson Benoît Marquaille (PS, http://
www.benoitmarquaille.blogs.com/) :
(7)
SARKOZY à NANTES
Nicolas SARKOZY, après avoir rendu hommage à Guy MÔQUET à Chateaubriant, a prononcé
un discours sur la fonction publique à l’Institut Régional d’Administration de NANTES. Vous
pouvez lire, écouter ou voir son discours intégral. (Cliquez ici)
(19 septembre 2007)
(8)
Les élus socialistes au Conseil général demandent un « Vélib’ » pour le 92
Les élus socialistes ont interpellé le président du Conseil Général pour que soit rapidement lancée
la consultation d’appel d’offres pour doter notre département d’un réseau de location de vélos
similaire à celui existant pour la ville de Paris.
Voir le communiqué de presse sur le site du groupe socialiste
(17 septembre 2007)
39 L’auteur de (7) donne le lien vers le discours de Sarkozy et dans (8), il s’agit d’un communiqué
de presse. Les introductions à ces liens sont relativement neutres, malgré la conjonction « pour
que » (8) qui exprime un but envisagé, et par conséquent la prise de position de l’auteur. De
plus, à la fin des billets (7) et (8) respectivement, les auteurs inscrivent le destinataire dans le
langage par les actes directifs d’offre (d’hyperliens), ce qui témoigne de l’intersubjectivité ;
dans (7), le pronom « vous » est affiché, alors que dans (8) l’acte est réalisé par un infinitif.
40 Il est toutefois important de souligner que, comme le note Myers (2010 : 95), même la
publication d’une simple liste d’hyperliens dans un blog implique un positionnement, dans la
mesure où elle dévoile les préférences et intérêts de l’auteur. Mais, si le choix d’aborder sur
l’agora numérique le discours de Sarkozy ou le communiqué de presse des élus socialistes
est subjectif, ce qui est en jeu ici est plutôt la notion d’engagement que celle de la prise de
position. Les propos référentiels des deux billets sont politiques et leur affichage témoigne
d’une volonté de militer avec les siens pour des causes partagées.
41 Nous considérons néanmoins les blogs vitrines tels que (7) et (8) comme des exemples
d’une prise de position faible, car même si le choix du document présenté est subjectif et
l’intersubjectivité explicite, le langage en soi contient peu de marqueurs de prise de position.
L’auteur n’exprime pas d’émotion ou d’évaluation envers le document qu’il présente. Il nous
semble par conséquent qu’un blog vitrine est un bulletin relativement neutre et que dans ce
sous-genre, la prise de position de l’auteur est moins importante que la simple diffusion de
l’information.
Conclusion
42 L’analyse proposée dans cet article concernant la prise de position dans les blogs des
politiciens illustre un continuum du langage allant du pôle « subjectif » vers le pôle « neutre ».
Ce continuum suggère que ce genre permet de nombreux degrés et modes d’inscription de
la subjectivité dans le discours. Contrairement à l’idée générale qu’on se fait du format blog
comme le lieu d’une exposition franche et ouverte de la subjectivité, le genre du blog de
politicien ne manifeste pas nécessairement de la subjectivité : si le langage des billets du type
polémique et de certains billets du type journal extime témoigne d’un degré fort de subjectivité
investi, le tableau d’affichage, certains billets du type journal extime et la réflexion manifestent
un degré intermédiaire de prise de position – et, parmi ces trois, le tableau d’affichage est
surtout marqué par l’intersubjectivité. Finalement, les blogs vitrines révèlent un taux faible de
subjectivité : la prise de position est peu inscrite dans le langage.
43 La variation dans l’expression de la prise de position atteste de l’hétérogénéité inhérente
au genre du blog de politicien. Ce genre ne semble pas imposer de conventions tacites
en ce qui concerne les modes et le degré de subjectivité investi : il permet une variation
considérable. Le genre est également hybride ; comme le montre la dénomination des
sous-genres, c’est un lieu par excellence de mélange de genres. Qui plus est, le blog de
politicien est un lieu où s’interpénètrent de nombreux types de discours (discours politique,
discours médiatique, etc.), champs discursifs (discours socialiste, discours républicain, etc.)
et registres communicationnels (discours polémique, discours apologétique, etc.). Toute cette
hétérogénéité configure un genre dans lequel la similarité d’un texte à l’autre se trouve plus
dans les facteurs contextuels (format, participants) que dans le matériau langagier. Cette
hétérogénéité permet également l’usage du genre à des buts persuasifs variés ; en ce qui
concerne la construction d’une image crédible de l’auteur, le présent article démontre que
l’ethos créé peut varier d’un polémiqueur engagé à un médiateur neutre.
44 Le corpus de l’étude décrit un moment dans l’histoire d’un genre émergent, les blogs de
politiciens français pendant le mois de septembre 2007. Ce travail offre une possibilité de
comparaison diachronique ; l’expression de la subjectivité de ce corpus pourrait être comparée
à celle d’un corpus plus récent. En 2007, le blog était l’une des premières formes du média
social adoptées par les politiciens, alors qu’aujourd’hui, en 2012, de nombreux politiciens
emploient également Twitter et Facebook, par exemple. Il serait intéressant d’examiner si
l’arrivée de ceux-ci a eu une influence sur les blogs, et d’explorer selon quelles modalités les
politiciens gèrent leur identité numérique à travers les différents genres et formats.
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Tisseron, Serge. 2011. « Intimité et extimité », Communications, 88, 83-91
Notes
1 Ces situations varient par exemple d’une personne publiant ses tenues du jour (http://
www.estelleblogmode.com/) à un comité d’organisation d’un colloque scientifique offrant des
informations sur l’évènement (http://blogs.helsinki.fi/dialog3/).
2 Jean-Luc Romero, président de l’Association pour le Droit de Mourir dans la Dignité (ADMD) militant
pour la légalisation de l’euthanasie active, se réfère ici au décès de l’actrice française Maïa Simon.
La comédienne, atteinte d’un cancer incurable, a voyagé en Suisse pour avoir recours à un « suicide
médicalement assisté » car la législation française l’interdit.
3 En 2007, Alain Lambert avait deux blogs : l’un appelé « national » et l’autre étiqueté comme
« régional » (le site n’existe plus). Ce dernier était consacré aux sujets liés à la circonscription de l’auteur,
le département de l’Orne.
Référence électronique
Lotta Lehti, « Le blog de politicien : un espace de subjectivité affichée ? », Argumentation et Analyse
du Discours [En ligne], 9 | 2012, mis en ligne le 15 octobre 2012, Consulté le 17 juin 2014. URL :
http://aad.revues.org/1391
À propos de l'auteur
Lotta Lehti
Université de Turku
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Tous droits réservés
Résumés
Le blog de politicien est un genre discursif hybride dont les conventions tacites permettent
une large variation en ce qui concerne les sujets et les manières d’écrire. L’article examine
l’inscription de la subjectivité dans le langage des billets de blog écrits par des politiciens,
afin de présenter les différents modes et degrés de manifestation de la subjectivité dans
ce genre. L’analyse d’un corpus de 80 blogs de politiciens français, étudié à travers des
exemples prototypiques des cinq sous-genres repérés au sein du genre, démontre que les billets
constituent un continuum allant du pôle « subjectif » vers le pôle « neutre », et que le genre
permet aussi bien une affectivité et des polémiques intenses qu’une objectivité de médiateur
et l’effacement de la prise de position de l’auteur.
Entrées d'index
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Thierry Herman
Fairclough, Isabela & Norman
Fairclough. 2012. Political Discourse
Analysis. A Method for Advanced
Students (London : Routledge)
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Référence électronique
Thierry Herman, « Fairclough, Isabela & Norman Fairclough. 2012. Political Discourse Analysis. A Method for
Advanced Students (London : Routledge) », Argumentation et Analyse du Discours [En ligne], 9 | 2012, mis en ligne
le 15 octobre 2012, Consulté le 18 juin 2014. URL : http://aad.revues.org/1373
Thierry Herman
l’objectif de prise de décision ou d’action). On peut seulement regretter que cette prémisse
martelée à plusieurs reprises semble occulter du champ politique les discours purement
épidictiques, faisant du genre délibératif la condition nécessaire du discours politique.
5 Par ailleurs, ce projet implique non seulement un gain de puissance descriptive liée à une
nouvelle approche, mais aussi une prise de position quant à une démarche critique de
l’argumentation pratique. En tant que représentants de la CDA, Isabela et Norman Fairclough
considèrent description et évaluation comme l’avers et le revers d’une même pièce. Ceci
est affirmé comme une évidence se passant de justification : « L’analyse du discours
politique a besoin d’incorporer aussi bien des points de vue descriptifs que normatifs » (12).
L’introduction finit par préciser encore des possibilités de mécompréhension que les auteurs
souhaitent écarter : ils reconnaissent que le discours politique n’est pas forcément entièrement
argumentatif tout en affirmant que toute séquence narrative ou descriptive s’inscrit dans le
cadre de l’argumentation pratique qu’ils défendent ; ils affirment que le discours politique
est par essence délibératif, mais reconnaissent que toute délibération n’est pas forcément un
idéal démocratique où chaque personne concernée a pu s’exprimer ; ils refusent la dissociation
que certains proposent entre pouvoir et raison ainsi que la critique selon laquelle les modèles
normatifs de l’argumentation sont utopiques. Ils précisent encore ne pas déclarer que les
décisions sont déterminées par la raison plutôt que par l’émotion ; enfin ils attachent une
importance particulière à la question des valeurs, y compris dans les faits et leur manière de
décrire le monde.
6 Dans le premier chapitre, les auteurs précisent leur position au sein de l’analyse du discours
politique afin de justifier la prééminence qu’ils donnent à l’argumentation pratique. Tout en
marquant leur allégeance à la dimension critique inspirée de van Dijk – l’analyse doit se
concentrer sur la question de la reproduction ou de la contestation du pouvoir dans le discours
-, les auteurs inscrivent aussi leur propos dans la lignée d’Aristote, en particulier en ce qui
concerne la question de la délibération dans l’Ethique à Nicomaque. Le reste du chapitre
propose d’abord d’examiner les points communs et les différences de leur approche avec celles
de deux traditions récentes en CDA (Paul Chilton [2004], puis Ruth Wodak [2009]), puis
d’entrer en discussion avec plusieurs travaux issus de la théorie politique (Mouffe, Rancière,
Habermas entre autres) pour montrer « le rôle crucial de la délibération » (34).
7 Le cœur du propos de l’ouvrage se situe véritablement au deuxième chapitre avec la mise
en place de leur modèle d’analyse de l’argumentation pratique (décider ce qu’il faut faire),
qu’ils opposent de manière classique au raisonnement théorique (établir ce qui est vrai). En
prenant appui essentiellement sur le travail d’Audi (2006), les auteurs construisent un modèle
de base de la structure de l’argumentation pratique fondé sur cinq composantes : les prémisses
sont les circonstances (C) données de l’action (faits sociaux, naturels et institutionnels) ainsi
que l’objectif de l’acteur (G), cette dernière prémisse étant elle-même fondée sur la prémisse
des valeurs (V) qui concernent l’acteur. Ces prémisses aboutissent en conclusion à une
proposition d’action (A). Mais l’ensemble de l’argumentation pratique présentant une relation
de problème-solution, la quatrième prémisse des moyens (M-G) pour réaliser le but désiré
s’insère aussi dans le schéma. Ce premier type d’argumentation présomptive fonctionne sur
le schème suivant : en fonction des buts et des circonstances présentes, il faudrait appliquer
les moyens M pour réaliser A. Mais il existe pour les auteurs un deuxième schème de
l’argumentation pratique, fondé lui sur les conséquences. L’auteur d’une argumentation peut
prendre appui tant sur les conséquences désirables pour justifier son propos, que sur le rejet des
conséquences négatives qui empêcheraient la réalisation du but (G). Il s’agit précisément du
processus de délibération entre différents choix et leurs conséquences. Au final, leur modèle
est schématisé ainsi (51, je traduis) :
Fairclough ne proposent pas une liste a priori de questions qu’il faudrait poser devant toute
argumentation pratique, mais mettent en évidence trois familles de questions : celles qui
« défient l’acceptabilité rationnelle des prémisses (ou leur vérité) » (63), celles qui font
échouer le raisonnement proposé (64) et celles qui réfutent la conclusion (64). Au sein de
ces familles, ils suggèrent quelques questions au passage, mais semblent en fait plutôt faire
confiance à la sagacité des analystes en ce qui concerne l’établissement des questions critiques.
Il apparaît ainsi que la démarche évaluative proposée évite habilement les écueils classiques
des approches normatives : ainsi, ils promeuvent une procédure critique a posteriori et non
des prescriptions a priori, et écartent de leur vocabulaire, en mettant en évidence le caractère
raisonné et raisonnable des argumentations, la question de leur validité, de leur justesse, de
leur bienséance ou de leur qualité.
10 Dans leur troisième chapitre, les auteurs discutent d’abord des liens entre leur approche
de la CDA et la critique en sciences sociales (en distinguant une vision normative et
une vision explicative), puis des apports de leur approche argumentative à la critique des
discours propre aux différentes écoles de CDA. Leur éclairage dans cette deuxième partie du
chapitre porte sur les concepts clés de représentation, d’idéologie, de définitions persuasives,
de manipulation, d’imaginaires discursifs (Jessop 2008), de légitimation et de pouvoir. La
discussion, intéressante, permet de bien cerner le corps théorique de la CDA, d’autant qu’elle
est nourrie par l’analyse d’un exemple de discours, celui de Tony Blair déjà mentionné. Ce
chapitre est ainsi constellé de courtes mais riches réflexions, par exemple sur le langage chargé
émotionnellement, sur le schème de la rationalisation – où l’on offre des arguments qui peuvent
persuader l’auditoire mais qui ne correspondent pas aux raisons réelles – ou encore sur la
question du pouvoir « dans le discours » ou « derrière le discours » (Fairclough 1989).
11 Les trois derniers chapitres permettent de mettre à l’épreuve le modèle théorique par diverses
analyses de cas (discours parlementaires, extraits du Guardian, débat au sein de la House of
Commons). Ces exemples montrent que le modèle résiste plutôt bien à l’analyse, à ceci près
que les auteurs créent parfois de nouvelles « boîtes » dans leur schéma comme l’argument
d’autorité (142) alors que ce schème n’est explicitement pas de l’argumentation pratique. On
trouve parfois des prémisses non rubriquées (148) qui apparaissent dans un schéma sans que
l’on sache très bien les raisons de cette apparition. Le chapitre 5 est particulièrement focalisé
sur la question de la lutte entre des valeurs qui sous-tendent l’argumentation. C’est l’occasion
de relever que l’un des mérites du modèle proposé est de mettre sur table les prémisses des
valeurs qui sont souvent implicitées dans d’autres modèles ou schémas d’argumentation, alors
qu’elles déterminent, pour I. et N. Fairclough, les objectifs de l’argumentation. Le chapitre
6 enfin est consacré à la délibération en tant que genre (que les auteurs opposent au débat
en tant que type d’activité). L’exemple choisi suit les différentes étapes de l’argumentation
proposées dans l’école pragma-dialectique, entre autres, et son analyse montre que l’approche
de l’analyse du discours politique proposée ici est très structurelle ; de fait, la perspective
rhétorique, pourtant considérée au sein de l’analyse dialectique n’apparaît que rarement. Il
reste que les analyses et les évaluations faites dans ces chapitres sont souvent bien vues et
stimulantes.
12 Dans leur conclusion, les auteurs résument l’ouvrage et reviennent sur ce qu’ils considèrent
être les contributions de leur ouvrage à la théorie de l’argumentation, à la CDA et à l’analyse
politique. Ils estiment par exemple, à juste titre selon nous, que leur livre corrige une relative
négligence dans la théorie de l’argumentation à propos de l’argumentation pratique et nous ne
pouvons que saluer l’effort de clarification que propose leur modèle. Sur le plan de l’évaluation
du discours, ils estiment avoir développé le questionnement critique dans une approche
dialectique ; nous sommes un peu moins convaincus sur l’attention accordée dans le chapitre
théorique à ces questions critiques, mais convaincus que leur approche, très directement
inspirée de Walton, est la plus prometteuse pour une approche normative. Le principal apport
à la CDA est selon eux que l’analyse et l’évaluation de l’argumentation constituent une base
appropriée pour une critique normative ou explicative de la politique (241). En effet, l’effort de
reconstruction de l’argumentation, les analyses faites le montrent, permet de cerner les enjeux
et déterminer les faiblesses potentielles d’un discours politique.
13 Au final, les Fairclough proposent un ouvrage dense, rigoureux, sérieux jusque dans les
exemples analysés, qui a l’avantage de faire mieux comprendre les courants de la CDA ainsi
que l’originalité de leur position. Même si la dimension très linguistique de l’analyse française
du discours semble peu accentuée dans leur ouvrage, on trouvera un intérêt plus fort pour
l’argumentation dans cette approche que dans tout autre courant de la CDA offrant ainsi des
points de convergence certains avec, par exemple, l’analyse argumentative du discours de Ruth
Amossy (2010 [2000]).
Bibliographie
Amossy, Ruth. 2010 [2000]. L’argumentation dans le discours (Paris : Colin)
Audi, Robert. 2006. Practical Reasoning and Ethical Decision (London : Routledge)
Chilton, Paul. 2004. Analysing Political Discourse : Theory and Practice (London : Routledge)
Ietcu, Isabela. 2006. Discourse Analysis and Argumentation Theory : Analytical Framewok and
Applications (Bucarest : Editura Universitatii din Bucuresti)
Fairclough, Norman. 1989. Language and Power (London : Longman)
Fairclough, Norman. 2000. New labour, New Language (London : Routledge)
Jessop, Bob. 2008. State Power (Cambridge : Polity Press)
Walton, Douglas. (2007). « Evaluating practical reasoning », Synthese 157, 197-240
Wodak, Ruth. 2009. The Discourse of Politics in Action (London : Palgrave Macmillan)
Référence(s)
Fairclough, Isabela & Norman Fairclough. 2012. Political Discourse Analysis. A Method for
Advanced Students (London : Routledge), 266 p., ISBN 978-0-415-49923-1
Référence électronique
Thierry Herman, « Fairclough, Isabela & Norman Fairclough. 2012. Political Discourse Analysis.
A Method for Advanced Students (London : Routledge) », Argumentation et Analyse du Discours
[En ligne], 9 | 2012, mis en ligne le 15 octobre 2012, Consulté le 18 juin 2014. URL : http://
aad.revues.org/1373
À propos de l'auteur
Thierry Herman
Universités de Neuchâtel et de Lausanne
Droits d'auteur
Tous droits réservés
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Ruth Amossy
Haddad, Galit. 2012. 1914-1919. Ceux
qui protestaient (Paris : Les Belles
Lettres)
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Référence électronique
Ruth Amossy, « Haddad, Galit. 2012. 1914-1919. Ceux qui protestaient (Paris : Les Belles Lettres) », Argumentation
et Analyse du Discours [En ligne], 9 | 2012, mis en ligne le 15 octobre 2012, Consulté le 21 juin 2014. URL : http://
aad.revues.org/1413
Ruth Amossy
déterminent la façon dont il lui est donné de se déployer à l’intention d’un auditoire daté. Ce
n’est donc pas seulement d’année en année, mais aussi d’une phase de la guerre à l’autre,
qu’on suit les aléas de l’argumentation contre la guerre dans toutes ses variétés. En particulier,
on peut voir comment le discours des lettres de combattants recueillies par le contrôle postal
évolue en relation directe avec les opérations militaires et apparaît comme le résultat des
circonstances plutôt que de convictions pacifistes. L’une des conclusions importantes de la
recherche consiste à montrer que c’est dans les périodes où les soldats perdent confiance en une
possibilité de victoire qu’une parole contestataire se fait entendre dans leur correspondance.
1918, par exemple, est marqué par un discours subversif durant la première partie de l’année où
la confiance en la victoire disparaît, alors que plus tard, lorsque les alliés ont repris l’avantage
et que la victoire a semblé toute proche, le discours patriotique de l’entrée en guerre a resurgi
massivement en effaçant toute trace de protestation.
4 Si le discours combattant est directement lié aux aléas de la guerre, celui de l’arrière dit
« front intérieur », qui s’indexe à une parole doctrinaire, est beaucoup moins tributaire des
circonstances. Il n’en varie pas moins selon les périodes, et l’ouvrage suit avec attention toutes
ses manifestations au cours des ans en montrant comment il en vient à s’exprimer dans des
genres divers et à développer des argumentaires spécifiques. Il faut d’abord distinguer le
moment du pacifisme solitaire en une période de patriotisme intransigeant, de la protestation
pacifiste collective. En effet, le premier moment d’éveil qui suit la victoire de la Marne
ne fait entendre que deux voix dissidentes : celle de l’intellectuel Romain Rolland et celle
de l’anarchiste Sébastien Faure. C’est plus tard, avec la « brutalisation » de la guerre en
1915, que surgissent les protestations collectives : celle des femmes, des instituteurs et des
ouvriers ; des syndicalistes, des socialistes et des anarchistes. Les situant dans leur contexte
précis, l’ouvrage précise les genres auxquels les scripteurs ont recours en notant qu’on trouve
là une véritable littérature polémique constituée de tracts, pamphlets, brochures illégales ou
circulaires clandestines. On peut seulement regretter que l’auteure ne s’attarde pas un peu
plus longuement (comme elle le fait pour les lettres et les rapports du contrôle postal) sur
les contraintes et les possibilités de ces différents genres de discours, et se cantonne dans la
dimension factuelle (en soi intéressante pour tous les matériaux qu’elle rassemble et présente).
5 Au-delà du niveau factuel, cependant, c’est l’analyse des argumentaires qui est la plus
intéressante. Ainsi, par exemple, le discours des femmes est examiné dans sa dimension
intertextuelle pour montrer dans quelle mesure il reprend uniquement les thèses pacifistes en
vigueur ou fait intervenir la dimension du gender. Une brochure diffusée en décembre 1915
par le groupe dirigé par Gabrielle Duchêne (et saisie par la police), intitulée Un devoir urgent
pour les femmes, ne porte ainsi dans son réquisitoire contre la guerre aucune trace de genre
sexué. Mais elle offre une représentation particulière de l’homme qui, de héros, devient un être
fragile et impuissant qu’il revient désormais - dans une inversion totale des rôles - à la femme
de protéger. Si la spécificité des arguments avancés par des groupes particuliers est mise en
évidence, une étude dénommée « Le socle de la protestation pacifiste » présente dans leur
globalité les argumentaires développés en 1915 par les pacifistes de tous bords. Ainsi, après la
victoire de la Marne, s’exprime le refus d’une prolongation qui n’a plus aucune raison d’être
des combats – permettant en même temps de justifier à la fois l’élan patriotique initial des
pacifistes français au moment où il s’agissait d’une guerre de défense courte, et leur revirement
présent. En même temps, on trouve une dénonciation des raisons alléguées pour poursuivre
les combats, présentées dans leur dimension manipulatoire, et une image de la guerre imposée
et subie plutôt que consentie. Un procédé d’inversion des valeurs de la culture de guerre place
ainsi le déshonneur du côté de la guerre et l’honneur du côté de la paix. Comme l’appel à
pactiser avec l’ennemi n’a guère de chance de se faire entendre, ce sont les horreurs de la
guerre qui sont invoquées dans une tentative de « visualiser » la violence guerrière par l’image
corporelle des cadavres et des corps mutilés « dans un vocabulaire presque médical » (76).
En même temps, on fait entendre la protestation de l’ennemi contre la guerre ; on tente de
modifier l’image de l’Allemand en insistant sur le fait que la violence fait partie de l’expérience
de guerre et est partagée par les deux camps – ce qui déconstruit l’opposition de agresseur/
agressé, bourreau/victime. Haddad note que le discours pacifiste ne recourt pas à cette époque
au phénomène encore imparfaitement intériorisé du deuil, et ne fait pas un argument des larmes
et de la souffrance de ceux qui ont perdu un être cher.
6 On n’évoquera pas ici tous les argumentaires que déploie le livre en les ancrant dans leur
contexte spécifique – la richesse et la complexité de l’entreprise ne le permettent pas dans
les limites étroites de ce compte rendu. Il faut cependant souligner que, parallèlement à la
protestation de l’arrière, l’ouvrage montre comment se forment et évoluent les argumentaires
des combattants à partir de leurs correspondances. Il s’agit essentiellement d’extraits de lettres
recopiés par le contrôle postal chargé - à partir d’une grille de lecture préétablie - de repérer, de
catégoriser, voire de commenter, toute parole qui pourrait paraître subversive. Cette approche
permet de traiter de la contestation qui émerge chez les combattants sans avoir à parcourir
une masse épistolaire composée de choix nécessairement aléatoires. On peut voir ainsi – entre
autres – comment à la fin de l’année 1916, l’ennemi devient peu à peu ceux qui dirigent
la guerre, alors que le Boche apparaît de plus en plus comme une victime et un double de
l’épistolier. C’est que les combattants prennent conscience de l’impasse de la guerre aussi bien
que de l’impréparation des armées. L’analyse montre ainsi que le discours « mutin » de 1917
se trouve en fait déjà dans une phase d’incubation en 1916. Elle souligne aussi l’erreur des
autorités militaires qui, à l’époque, cherchent à expliquer la protestation combattante par la
seule influence du pacifisme de l’arrière.
7 En complément des argumentaires, le livre présente une analyse qualitative du lexique qui rend
compte de l’état d’esprit de l’époque, en tenant compte aussi bien des formules patriotiques
que du vocabulaire de la contestation. On trouve ainsi des remarques sur le verbe « tenir » ou
sur les formules « on les aura » et « aller jusqu’au bout », d’abord tout puissants, puis retournés
dans leur emploi polémique par la protestation combattante : elle montre que c’est uniquement
à l’avantage des profiteurs de la guerre que ces mots d’ordre sont brandis. De même, dans
l’utilisation massive du terme « massacre » et « abattoir », déjà utilisés dans les témoignages
antérieurs du champ de bataille, « se lit une tentative de distinguer entre une modalité de la
violence où le sujet reste actif, et une autre où seule la passivité est de mise » (211). Par
contre, des termes comme « cadavre » ou « mutilé » restent absents d’une correspondance
destinée aux proches et visant à les rassurer. Le lexique de l’animalité vient, quant à lui, révéler
les conditions inhumaines des tranchées. L’ouvrage présente également une excellente étude
qualitative – publiée antérieurement dans la revue Mots (Haddad 2004) – sur les fortunes
du terme de « défaitiste » à la fin de l’année 1917. Ces études d’unités lexicales mises en
contexte et étudiées dans leur apparition, leur évolution et leur usage argumentatif, permettent
de comprendre comment les discours du « consentement » et de la « protestation » sont ancrés
dans un vocabulaire spécifique qui vient cimenter des façons de penser et de dire.
8 En suivant minutieusement l’évolution des événements pour présenter à chaque moment les
documents qui témoignent d’une forme de contestation, Haddad prend soin de replonger
ceux-ci dans le discours social qui circule à l’époque et auquel toute protestation reste
étrangère. Ce choix permet non seulement de mettre en relief la singularité de la protestation
idéologique ou combattante, mais aussi de lui donner tout son sens en l’insérant dans
la totalité de l’interdiscours où elle émerge. C’est ainsi, par exemple, que Haddad tente
de « comprendre les mutins à travers leur discours, mais aussi à travers le discours de
ceux qui les désapprouvent » (224). On peut d’abord voir, dans le discours des mutins,
comment aux argumentaires déjà en circulation s’ajoute « un acte collectif et concret de
protestation », marqué par l’emploi du « nous ». Les rebelles construisent dans leurs
lettres un ethos individuel et collectif de bons combattants prêts à accomplir leur devoir,
mais qui ont le droit de demander des explications et de s’insurger contre les conditions
matérielles qui leur sont imposées. Dans la réaction des soldats qui les blâment, on découvre
une véritable rupture de la solidarité régimentaire. Les dénonciations sont de principe, en
termes de devoir et d’honneur du régiment, mais elles découlent aussi de la frustration
causée par les sanctions collectives. Les lettres de l’arrière, quant à elles, marquent une
nette désapprobation face aux actes d’indiscipline. Cependant, Haddad ne se contente pas
d’examiner les correspondances : elle analyse aussi le discours des rapports du contrôle postal
pour y dévoiler « les stratégies langagières qui permettaient de construire de manière cohérente
la thèse du complot révolutionnaire » que ces rapports privilégiaient. Soulignant qu’il s’agit
là d’une prise de position biaisée, l’ouvrage avance et étaye une thèse toute différente : à la
lumière des documents qu’il étudie, il s’avère que la protestation combattante portait surtout
sur la manière d’atteindre les objectifs de la Défense nationale, et non sur ces objectifs mêmes.
9 Dans ce travail qui suit d’un bout à l’autre de la guerre, et jusqu’en 1919, la parole combattante
et celle des divers individus et groupes protestataires (comme par exemplaire le député Brizon
qui a fait entendre la première protestation au Parlement et a prophétiquement dénoncé à la
fin du conflit armé une manière de sceller la paix porteuse de guerres futures), l’auteure met
en relief la configuration du discours contre la guerre pendant la guerre. La mise en avant des
argumentaires et des choix lexicologiques permet de montrer comment les tenants de la paix
justifient leurs positions à leurs propres yeux et tentent de faire partager leurs raisonnements
par un public dans l’ensemble peu disposé à leur prêter une oreille attentive. L’essentiel
de l’analyse discursive porte sur la façon dont les circonstances historiques changeantes et
l’interdiscours dans son double aspect, doctrinaire et populaire, ont pu faire émerger une
parole contre la guerre au plus fort des combats. Il se concentre sur la façon dont cette parole
contestataire a élaboré des raisonnements qui tentent de battre en brèche le credo général et
de se propager malgré la primauté de la culture de guerre et la sévérité de la censure militaire.
A travers l’attention portée aux aspects lexicologiques, argumentatifs et interdiscursifs d’une
parole de protestation toujours minutieusement située, Ceux qui protestaient permet de
retrouver la logique d’une époque sur laquelle les contemporains ne cessent de s’interroger.
En brassant large, le livre éclaire aussi bien les mystères du « consentement » que ceux
des mutineries, des protestations et du pacifisme de 14-18. Il répond ainsi à l’affirmation de
Marc Angenot selon laquelle « l’essentiel, en termes d’historicité », ce ne sont pas les thèses
elles-mêmes mais « les raisonnements par lesquels un humain du passé invitait un auditoire
déterminé à admettre pour crédible et à ‘adopter’ » les thèses en questions (2012 : 42) –
démarche qui permet de déterminer les limites du « pensable et du raisonnable » d’une époque.
C’est dans ce sens que ce travail jette un pont entre l’Histoire et l’analyse du discours dans
son versant argumentatif. Sans doute serait-il intéressant de la confronter à d’autres tentatives
de croiser les deux disciplines, et d’en tirer les enseignements – mais ceci nous mènerait trop
loin…
Bibliographie
Angenot, Marc. 2012. « La notion d’arsenal argumentatif : l’inventivité rhétorique dans l’histoire »,
Frydman, Benoît & Michel Meyer (eds), Chaim Perelman (1912-2012). De la nouvelle rhétorique à la
logique juridique (Paris : PUF)
Haddad, Galit. 2002. « Double adresse et censure : une argumentation pacifiste au Parlement français –
l’opposition de Pierre Brizon (1916). Siess, Jürgen & Gisèle Valency (éds), La double adresse (Paris :
L’Harmattan), 65-86
Haddad, Galit. 2003. « Un échange épistolaire : Romain Rolland et Jean Richard Bloch sur la guerre de
1014-1918 ». Amossy, Ruth & Dominique Maingueneau (éds), L’analyse du discours dans les études
littéraires (Toulouse : PUM), 149-160
Haddad, Galit. 2004. « La querelle du ‘défaitisme’ en 1917 », Mots 76, 59-74
Référence(s)
Haddad, Galit. 2012. 1914-1919. Ceux qui protestaient (Paris : Les Belles Lettres), 436 pages,
ISBN 978-2-251-44439-0
Référence électronique
Ruth Amossy, « Haddad, Galit. 2012. 1914-1919. Ceux qui protestaient (Paris : Les Belles Lettres) »,
Argumentation et Analyse du Discours [En ligne], 9 | 2012, mis en ligne le 15 octobre 2012, Consulté
le 21 juin 2014. URL : http://aad.revues.org/1413
À propos de l'auteur
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