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Actes de Langage

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Chapitre 11

Langage et action : les actes de langage

Dans le chapitre 10, nous nous sommes penchés sur la signification des
mots et des phrases, objets d’étude de la sémantique. Toutefois, la valeur
sémantique d’une expression ou d’une phrase n’est que l’un des aspects
de ce qui est communiqué par le locuteur, comme nous avons déjà eu
l’occasion de le voir au chapitre 2. La compréhension de ce que le
locuteur veut dire en prononçant un énoncé est la tâche principale de
l’interlocuteur. Dans les trois derniers chapitres de cet ouvrage, nous
aborderons différents thèmes liés à la pragmatique, discipline qui a pour
objet d’étude le vouloir dire des locuteurs et les mécanismes de
compréhension qui assurent la réussite de la communication. Ce chapitre
est plus spécifiquement consacré à la théorie des actes de langage, qui a
marqué le début des travaux dans le domaine de la pragmatique.

1. Les débuts de la pragmatique : Austin

On considère généralement que la pragmatique est née dans les années


cinquante avec les travaux du philosophe anglais John Austin (1911-1960).
Le point de départ de la réflexion d’Austin a consisté à remettre en cause
l’idée selon laquelle le langage sert avant tout à décrire la réalité, et par
conséquent chaque phrase peut être évaluée comme étant vraie ou fausse.
Ce principe, qu’Austin nomme péjorativement « l’illusion descriptive »,
était l’un des fondements de la philosophie analytique anglo-saxonne de son
époque.

1.1. Constatifs et performatifs


Austin a commencé par constater que de nombreuses phrases comme (1)
à (3) ci-dessous, qui ne sont ni interrogatives ni impératives ni
exclamatives, ne servent pas à décrire un état de fait du monde. En
revanche, le simple fait de les prononcer entraîne la réalisation d’une
action : ordonner en (1), baptiser en (2) et promettre en (3).
1. Je t’ordonne de te taire.
2. Je te baptise au nom du père, du fils et du Saint-Esprit.
3. Je te promets que je viendrai demain.
Ces énoncés, qu’Austin nomme performatifs, ne peuvent pas être
évalués du point de vue de leur vérité ou de leur fausseté. Ils peuvent être
heureux ou malheureux, en d’autres termes l’acte dont il est question peut
réussir ou échouer.
Austin reconnaît toutefois que dans d’autres cas, comme (4) et (5) ci-
dessous, des énoncés qu’il appelle constatifs servent effectivement à
décrire le monde, et peuvent donc être évalués en termes de vérité et de
fausseté. Par exemple, l’énoncé en (4) est vrai s’il pleut effectivement au
moment où le locuteur prononce cette phrase et faux dans le cas contraire.
4. Il pleut.
5. Paris est la capitale de la France.
Cette première division entre énoncés constatifs et performatifs n’est
toutefois pas aussi tranchée qu’il y paraît de prime abord. En
approfondissant son analyse, Austin a également remarqué qu’en plus des
performatifs explicites comme (1) à (3) ci-dessus, qui ont pour propriété
d’être à la première personne de l’indicatif présent et de contenir un
verbe performatif comme ordonner, promettre, jurer, d’autres énoncés
comme (6) et (7) servaient également à réaliser des actions, mais de
manière implicite.
6. Tu te tais.
7. Je viendrai te voir lundi.
Même si ces énoncés, qu’Austin nomme des performatifs primaires, ne
contiennent pas explicitement de verbe performatif, ils servent néanmoins à
donner un ordre (6) et faire une promesse (7). Ainsi, leur évaluation se fait
en termes de bonheur ou de malheur, et non en termes de vérité ou de
fausseté. Afin de maintenir la distinction entre performatif et constatif tout
en tenant compte du phénomène des performatifs primaires, Austin a établi
un test de la performativité, selon lequel tout énoncé performatif doit se
ramener à un énoncé comportant un verbe à la première personne du
singulier de l’indicatif présent, voix active. Selon ce test, les énoncés (6) et
(7) correspondent aux performatifs explicites en (8) et (9).
8. Je t’ordonne de te taire.
9. Je te promets que je viendrai te voir lundi.
Malheureusement, l’extension de la catégorie des performatifs aux
performatifs implicites pose d’importants problèmes pour la distinction
entre constatifs et performatifs. En effet, tout énoncé constatif peut être
traité comme le performatif primaire d’un performatif explicite. Par
exemple, l’énoncé (4) ci-dessus pourrait correspondre au performatif
explicite en (10).
10. J’affirme qu’il pleut.
Si tel est bien le cas, alors les constatifs doivent être évalués en termes de
bonheur ou de malheur plutôt que de vérité ou de fausseté, et la distinction
entre le fait d’utiliser le langage pour décrire quelque chose (constatifs) ou
pour faire quelque chose (performatifs) devient caduque. Pour ces raisons,
Austin décide de renoncer à la distinction entre performatifs et constatifs et
de se concentrer sur les différents types d’actes qui peuvent être réalisés au
moyen d’une phrase.

1.2. Actes locutionnaire, illocutionnaire et perlocutionnaire

Austin distingue trois types d’actes qui sont réalisés en prononçant des
phrases. Il y a tout d’abord l’acte locutionnaire, qui correspond au fait de
dire quelque chose, indépendamment du sens communiqué par la phrase.
Deuxièmement, il y a l’acte illocutionnaire, qui est accompli en disant
quelque chose et à cause de la signification de la phrase. Enfin, il y a l’acte
perlocutionnaire, qui est accompli par le fait de dire quelque chose, et qui
correspond aux conséquences de ce qui a été dit. Prenons l’exemple de la
phrase (11), prononcée par un professeur à l’adresse de ses étudiants.
11. L’examen se termine dans cinq minutes.
L’acte locutionnaire correspondant à cette phrase est le fait de dire que
l’examen (celui que les étudiants sont en train de passer) se termine dans
cinq minutes (à partir du moment de la parole). On remarque ainsi que le
sens communiqué par cet énoncé n’est pas totalement déterminé par les
mots utilisés, dans la mesure où l’examen dont il est question et le moment
exact de sa fin doivent être déduits en utilisant des informations
contextuelles. En prononçant cette phrase, le professeur accomplit
également l’acte illocutionnaire d’informer les étudiants de la fin imminente
de l’examen. Si le but d’un acte illocutionnaire est simplement sa
reconnaissance par les interlocuteurs, l’acte perlocutionnaire vise quant à
lui à produire un certain effet sur l’audience. Dans le cas de notre exemple,
le professeur peut avoir l’intention de persuader les étudiants de se dépêcher
de terminer leur copie.
Ainsi, actes illocutionnaires et perlocutionnaires sont tous deux liés à
l’usage du langage et relèvent donc potentiellement de la pragmatique.
Toutefois, la principale différence entre ces deux types d’actes tient au fait
que seuls les actes illocutionnaires ont un caractère conventionnel. En
d’autres termes, il est toujours possible de reformuler un acte illocutionnaire
par la formule performative correspondante. En revanche, les actes
perlocutionnaires correspondent aux effets éventuels de l’acte
illocutionnaire sur un auditeur donné ou, en d’autres termes, des
conséquences de cet acte, qui dans certains cas ne sont pas intentionnelles.
Par exemple, l’annonce du professeur de l’exemple (11) peut entraîner une
réaction de panique chez certains étudiants et être compris comme une
simple information par d’autres. C’est pourquoi, les effets perlocutionnaires
ne peuvent pas être déterminés conventionnellement.
Selon Austin, une théorie des actes de langage, à savoir des actes réalisés
dans l’usage du langage, doit se concentrer sur les actes illocutionnaires
associés aux énoncés. Dans ce but, il a proposé une taxinomie des actes
illocutionnaires, basée sur les verbes performatifs les décrivant, qu’il divise
en cinq catégories :
a) verdictifs : actes juridiques
acquitter, condamner, prononcer, décréter, classer, évaluer, etc.
b) exercitifs : jugements que l’on porte sur ce qui devrait être fait
dégrader, commander, ordonner, léguer, pardonner, etc.
c) promissifs : obligent le locuteur à adopter une certaine attitude
promettre, garantir, parier, jurer de, etc.
d) comportatifs : attitude ou réaction face à la conduite d’autrui ou
à la situation
s’excuser, remercier, déplorer, critiquer, braver, etc.
e) expositifs : employés dans les actes d’exposition
affirmer, nier, postuler, remarquer, etc.
Le décès prématuré d’Austin à l’âge de 49 ans l’a empêché de mener plus
avant son analyse des actes illocutionnaires. Ainsi, sa principale
contribution a été de contester la théorie descriptive et de montrer que l’on
pouvait utiliser le langage pour réaliser des actes, appelés les actes de
langage. Il a également proposé une description des types d’actes réalisés
par le langage : locutionnaires, illocutionnaires et perlocutionnaires et a
fourni une première classification des actes illocutionnaires. Selon Austin,
les actes de langage qui intéressent la pragmatique sont les actes
illocutionnaires, car leur compréhension est nécessaire à la réussite de la
communication et ils correspondent au vouloir dire du locuteur.

2. La théorie des actes de langage de Searle

À la suite d’Austin, le philosophe américain John Searle (1932- ) a repris


et développé la théorie des actes de langage, en insistant sur deux de ses
composantes fondamentales : les notions d’intention et de convention. Plus
spécifiquement, Searle affirme que le locuteur qui s’adresse à un
interlocuteur a nécessairement l’intention de lui communiquer un certain
contenu. Par ailleurs, la communication de ce contenu est rendue possible
par le fait que la signification linguistique est conventionnellement associée
aux mots qu’il utilise pour ce faire.
Ces deux dimensions se retrouvent dans le principe d’exprimabilité
posé par Searle, selon lequel tout ce qu’un locuteur veut dire peut toujours
être exprimé par le langage. En vertu de ce principe, tout état mental
(pensée, croyance, désir, intention, etc.) peut être exprimé explicitement et
littéralement par une phrase. Les états mentaux sont donc transparents et
leur observation se réduit à celle des phrases qui les expriment. Le principe
d’exprimabilité implique qu’il existe des règles sémantiques fixant la
signification des actes de langage. Nous reparlerons de ces règles dans le
contexte des actes de langage indirects.
Une innovation de la théorie de Searle par rapport à celle d’Austin a
consisté à décomposer la production d’une phrase dotée d’une signification
en quatre actes plutôt que trois. Plus spécifiquement, Searle a ajouté à la
classification d’Austin l’acte propositionnel, qui correspond à la référence
(syntagme nominal) et à la prédication (syntagme verbal). Cette addition se
justifie dans la mesure où différents actes illocutionnaires peuvent être
réalisés au moyen d’un même acte propositionnel. Prenons les
exemples (12) à (14) ci-dessous.
12. Max mange.
13. Max mange-t-il ?
14. Mange, Max !
Dans chacun de ces exemples, un même acte propositionnel est accompli
au moyen d’un acte de référence (MAX) et d’un acte de prédication
(MANGER). En revanche, chacun de ces exemples correspond à un acte
illocutionnaire différent, soit une affirmation (12), une question (13) et un
ordre (14). Ainsi, selon Searle, produire un énoncé revient nécessairement à
accomplir un acte propositionnel et un acte illocutionnaire. En revanche, les
actes locutionnaires ne l’intéressent guère car ils ne relèvent pas de la
pragmatique, et il pense que les actes perlocutionnaires sont optionnels.
À partir de la distinction entre la proposition exprimée (acte
propositionnel) et l’acte illocutionnaire accompli, Searle a distingué deux
éléments de la structure syntaxique de la phrase. Il y a, d’une part, le
marqueur de contenu propositionnel et, d’autre part, le marqueur de
force illocutionnaire. Par exemple, dans la phrase (15) ci-dessous, le
marqueur de force illocutionnaire est je te promets et le marqueur de
contenu propositionnel est je viendrai.
15. Je te promets que je viendrai.
Searle justifie cette division de la phrase par le fait que certains
phénomènes linguistiques comme la négation s’appliquent différemment à
ces deux composants. En effet, dans le cas du marqueur de contenu
propositionnel, deux négations entraînent une affirmation. Dire il n’est pas
vrai que je ne viendrai pas revient à dire je viendrai. En revanche, cette
logique ne s’applique pas au marqueur de force illocutionnaire. Ainsi, dire
je ne te promets pas que je ne viendrai pas ne signifie pas je viendrai.
D’un point de vue typologique, Searle (1982) a également proposé une
version corrigée de la classification des actes illocutionnaires d’Austin.
Searle reproche notamment à cette classification de ne pas être fondée sur
un principe clair mais sur un ensemble de principes, ce qui provoque des
chevauchements entre certaines catégories, du fait que certains verbes
appartiennent à plusieurs catégories différentes. Searle propose pour sa part
une douzaine de critères permettant de classer les actes illocutionnaires en
cinq grandes catégories. Parmi les plus importants, il y a le but de l’acte, les
états psychologiques exprimés et le contenu propositionnel. Sur la base de
ces critères, Searle propose les classes d’actes illocutionnaires suivantes :
a) les représentatifs (expositifs chez Austin), qui engagent le
locuteur sur la vérité de la proposition exprimée (asserter,
conclure) ;
b) les directifs (exercitifs chez Austin), qui sont des tentatives du
locuteur de conduire l’interlocuteur à faire quelque chose
(demander, ordonner) ;
c) les commissifs (promissifs chez Austin), qui obligent le locuteur
à effectuer une action future (promettre, menacer, offrir) ;
d) les expressifs (comportatifs chez Austin), qui expriment un état
psychologique (remercier, s’excuser, accueillir, féliciter) ;
e) les déclaratifs (verdictifs chez Austin), qui entraînent des
changements immédiats d’ordre institutionnel et tendent à
impliquer des structures institutionnelles spécifiques
(excommunier, déclarer la guerre, baptiser, etc.).
En résumé, les travaux de Searle ont donné une consistance sérieuse à la
notion d’acte de langage, en fournissant une description précise des actes
illocutionnaires. Searle a proposé d’articuler intention du locuteur et
convention linguistique et fourni des critères explicites de classification des
actes illocutionnaires. Enfin, on lui doit également une théorie des actes de
langage indirects, auxquels nous allons maintenant nous intéresser.
3. Les actes de langage indirects

Un acte de langage indirect (ou primaire) peut être défini comme un acte
illocutionnaire exprimé indirectement, c’est-à-dire au moyen d’un autre acte
(ou secondaire). Ainsi, dans le cas d’un acte de langage direct, l’intention
du locuteur est rendue explicite par la construction linguistique ou la
présence d’un verbe performatif à la première personne du présent de
l’indicatif. Il n’y a donc pas de divergence entre la signification de la phrase
et le sens, à savoir le vouloir dire du locuteur. La phrase (16) ci-dessous
contient un exemple d’acte de langage direct. La requête formulée par le
locuteur est exprimée explicitement par la formule je te prie.
16. Je te prie de me passer le sel.
Dans le cas d’un acte de langage indirect, la phrase utilisée accomplit
un acte de langage différent de l’acte de langage intentionné par le locuteur.
Il y a donc divergence entre le sens de la phrase et le vouloir dire du
locuteur. La phrase (17) ci-dessous contient un exemple d’acte de langage
indirect. Dans ce cas, la requête est formulée implicitement sous forme de
question.
17. Peux-tu me passer le sel ?
Dans un acte de langage indirect comme (17), il y a non pas un, mais
deux actes de langage qui sont accomplis : un acte primaire, qui
correspond à une requête, accomplie par l’intermédiaire d’un acte
secondaire, qui est une question. Tout le problème, pour une théorie
conventionnelle de la signification telle que l’envisage Searle, est
d’expliquer par quelles conventions l’interlocuteur peut comprendre l’acte
primaire à partir de l’acte secondaire.
Pour le comprendre, il faut savoir que Searle a réalisé une description des
conditions selon lesquelles un acte illocutionnaire est ou n’est pas couronné
de succès, sur la base d’une série de règles qui doivent être respectées lors
de la réalisation d’un acte. Il y a tout d’abord les règles préliminaires, qui
portent sur la situation de communication et sur les croyances d’arrière-plan
du locuteur. Ces règles exigent notamment que les interlocuteurs parlent la
même langue. Ensuite, il y a la règle de contenu propositionnel, qui
détermine le contenu propositionnel de l’acte de langage. Il y a également la
règle de sincérité, qui porte sur l’état mental du locuteur et enfin la règle
essentielle qui spécifie le type d’obligation contractée par l’un ou l’autre
des interlocuteurs. Par exemple, dans le cas de la promesse, acte plus
spécifiquement étudié par Searle dans ce contexte, ces règles prennent la
forme suivante :
a) Règle de contenu propositionnel : prédique un acte futur Q du
locuteur L.
b) Règles préliminaires :
i. l’auditeur A préfère l’accomplissement de Q par L à son
non-accomplissement ;
ii. il n’est évident ni pour L ni pour A que L serait conduit
à effectuer Q.
c) Règle de sincérité : L a l’intention d’effectuer Q.
d) Règle essentielle : L contracte l’obligation d’effectuer Q.
C’est précisément l’existence de ces règles sémantiques qui explique la
transition entre actes de langage secondaires et primaires. En effet, selon
Searle, le fait d’interroger une condition préliminaire à la réalisation d’un
acte illocutionnaire revient à réaliser indirectement cet acte. Ainsi, pour
réaliser une requête indirecte, le locuteur peut, par exemple, interroger la
capacité de l’auditeur à accomplir l’acte comme en (18). Il peut également
mentionner son désir ou sa volonté de voir l’acte réalisé comme en (19).
Une autre possibilité consiste à interroger le consentement de l’auditeur
comme en (20). Enfin, le lien conventionnel peut également porter sur la
raison de faire l’action demandée comme en (21).
18. Peux-tu me passer le sel ?
19. J’aimerais que tu me passes le sel.
20. Veux-tu me passer le sel ?
21. Tu devrais me passer le sel.
Chacune de ces requêtes indirectes fait intervenir l’une des conditions de
succès d’un acte de langage, telles que définies par Searle. Par exemple,
(18) fait appel à une règle préliminaire à la réalisation d’une requête, qui
veut que l’interlocuteur soit en mesure d’accomplir l’acte demandé. De
même, (19) fait appel à la condition de sincérité, selon laquelle le locuteur
veut que son interlocuteur réalise l’acte.
En résumé, la théorie des actes de langage indirects a pour grand
avantage d’expliquer comment les locuteurs peuvent communiquer un acte
en se servant d’un autre. Toutefois, le fait de figer les règles de transition
dans des conditions linguistiques définies conventionnellement pose
problème, comme allons le voir.

4. Théorie des actes de langage et pragmatique contemporaine

Les travaux actuels dans le domaine de la pragmatique ont permis


d’identifier un certain nombre de problèmes et limites inhérents à la théorie
des actes de langage. Ainsi, bien que la théorie reste influente, notamment
dans des domaines connexes comme l’acquisition du langage et
l’intelligence artificielle, de nombreux modèles théoriques ont actuellement
largement revu et réduit l’importance de cette notion.

4.1. Problèmes et limites de la théorie des actes de langage

Dans la théorie des actes de langage, chaque phrase grammaticalement


correcte accomplit nécessairement un acte illocutionnaire. Du point de vue
de l’auditeur, comprendre l’énoncé du locuteur revient donc à être capable
d’identifier l’acte accompli par ce dernier. Or, cette hypothèse ne semble
pas toujours justifiée. Prenons un exemple. Dans le cadre de la théorie des
actes de langage, pour avoir compris l’énoncé (22), le locuteur devrait avoir
compris une proposition du type de (23).
22. Il va pleuvoir ce soir.
23. Le locuteur prédit qu’il va pleuvoir ce soir.
Cette contrainte semble pourtant trop forte. Dans le cas de cet exemple,
ce qui importe, ce n’est pas que l’auditeur comprenne que le locuteur avait
l’intention de réaliser un acte de prédiction mais simplement que l’énoncé
communique quelque chose à propos d’un événement futur. Ainsi,
comprendre la nature exacte de l’acte illocutionnaire n’est pas toujours
indispensable pour comprendre le sens des énoncés.
Une autre critique que l’on peut formuler à l’égard de la théorie des actes
de langage est que tous les actes de langage ne relèvent pas du domaine de
la linguistique ou de la pragmatique. Par exemple, les actes déclaratifs
comme excommunier et commissifs comme promettre comportent une forte
composante institutionnelle et leur réussite nécessite qu’ils se produisent
dans un contexte bien spécifique. Dans le cas des déclaratifs, il est
également nécessaire qu’ils soient le fait de locuteurs particuliers qui sont
institutionnellement habilités à les réaliser. Ainsi, seuls les actes
représentatifs comme asserter et directifs comme demander ne dépendent
pas de contraintes extérieures à l’usage du langage. Qui plus est, les actes
sociaux ou institutionnels comme le baptême et la promesse varient en
fonction du contexte culturel dans lequel ils ont lieu. Or, une théorie qui
vise à décrire l’usage du langage doit tendre vers l’universalité.
Enfin, la théorie des actes de langage présuppose un rapport
conventionnel entre certains mots ou tournures syntaxiques et le type d’acte
de langage qui peut être accompli. Or, il n’existe pas toujours de rapport
entre la forme linguistique de l’énoncé et le type d’acte réalisé, comme
l’illustrent les exemples ci-dessous.
24. Donne-moi la réponse, puisque tu sais tout !
25. Peut-on nier que le nazisme était un crime ?
En dépit de sa forme impérative, l’énoncé (24) n’est ni un ordre ni une
requête indirecte. Il s’agit d’un énoncé ironique qui vise à démontrer à
l’auditeur qu’il a tort de croire qu’il sait tout. De même, la forme
interrogative de (25) n’en fait ni une question (au sens d’une demande
d’information) ni une requête indirecte, c’est une question rhétorique qui
n’appelle pas de réponse. Comprendre le sens de ces énoncés ne requiert
pas d’identifier un acte de langage particulier mais d’accéder à l’intention
informative du locuteur.

4.2. Actes de langage et pragmatique cognitive

La pragmatique cognitive, notamment la théorie de la pertinence de


Sperber et Wilson (1989), a remis en cause l’idée selon laquelle le langage
est un moyen conventionnel de réaliser des actions. Comme nous l’avons
vu au chapitre 2, ce modèle met l’accent sur la sous-détermination
linguistique et la nécessité de recourir à des processus inférentiels pour
parvenir à comprendre le vouloir dire du locuteur.
Sperber et Wilson ont notamment revu le rôle des actes de langage dans
la communication verbale, et proposé de réduire les classifications de Searle
et d’Austin à trois catégories d’actes :
a) les actes de dire que, qui correspondent généralement aux
phrases déclaratives, notamment les assertions, les promesses et
les prédictions ;
b) les actes de dire de, qui correspondent à des phrases
impératives, comme les ordres, les conseils, etc. ;
c) les actes de demander si, qui correspondent aux phrases
interrogatives, telles que les questions et les demandes de
renseignement.
L’un des principaux avantages de cette classification est qu’elle contient
des catégories universelles qui se retrouvent dans toutes les langues et
toutes les cultures, ce qui n’était pas le cas de tous les types d’actes de
langage identifiés par Searle et Austin. Par ailleurs, ces catégories peuvent
être identifiées linguistiquement, par des informations lexicales et
syntaxiques. Toutefois, ces actes ne sont pas liés conventionnellement à des
catégories linguistiques. Par exemple, les énoncés (24) et (25) ci-dessus,
malgré leur forme impérative et interrogative, ne sont pas des actes de dire
de et demander si. Comme mentionné plus haut, (24) n’est ni un ordre ni
une requête indirecte. Dans les deux cas, il s’agit donc d’actes de dire que.
Ces exemples illustrent une fois encore le fait que l’accent doit être mis en
pragmatique sur l’intention du locuteur plutôt que sur les moyens
linguistiques utilisés pour la véhiculer.

5. Références de base

Reboul & Moeschler (1998a) chapitre 1 contient une présentation


succincte de la théorie des actes de langage. Une introduction plus
approfondie se trouve également chez Moeschler & Reboul (1994)
chapitre 1. Sperber & Wilson (1989), pp. 364-381, contient une critique de
la notion d’acte de langage et une révision de cette notion du point de vue
de la pragmatique cognitive.
6. Pour aller plus loin

Le texte fondateur de la théorie des actes de langage est Austin (1970).


Searle (1972) examine plus spécifiquement les conditions de félicité des
actes de langage, en se concentrant sur le cas de la promesse. Searle (1982)
contient une taxinomie des actes de langage et aborde également la notion
d’acte de langage indirect. Zufferey & Moeschler (2012) chapitre 7
explique comment la pragmatique a évolué depuis la définition
conventionnelle du sens proposée par théorie des actes de langage jusqu’à
la pragmatique inférentielle des modèles actuels.

Questions de révision
11.1. Dire si les énoncés ci-dessous sont des constatifs ou des performatifs selon la définition
d’Austin.
– Je t’assure que c’est un bon film.
– Mon bureau est situé à la rue de Candolle.
– Pourrais-tu me dire l’heure ?
– Tu vas me le payer.
11.2. Appliquer le test de la performativité aux exemples ci-dessus afin de montrer pourquoi de
tels exemples ont conduit Austin à abandonner sa distinction.
11.3. Quels sont les actes locutionnaires, illocutionnaires et perlocutionnaires réalisés dans les
énoncés ci-dessous :
– Ferme la porte en sortant !
– Répète si tu oses !
– J’affirme que l’exercice n’est pas clair.
– Je vous condamne à la prison à perpétuité.
– Bougez futé, allez à pied !
11.4. Expliquer la distinction entre le marqueur de force illocutionnaire et le marqueur de contenu
propositionnel à l’aide d’un exemple.
11.5. Dire quels sont les actes de langage primaires et secondaires réalisés par les énoncés ci-
dessous et expliquer comment le locuteur peut comprendre l’acte primaire à partir de l’acte
secondaire dans chaque cas :
– Sais-tu quelle heure il est ?
– Vous pourriez faire moins de bruit.
– J’aimerais bien que tu m’écoutes quand je te parle.
– Tu devrais être plus poli avec ton père.

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