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Crises Et2001

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La théorie critique de Nancy Fraser

Paul-André Lapointe

Professeur titulaire au département des relations industrielles


Faculté des sciences sociales
Université Laval

Novembre 2019
Publié en mars 2020

Les Cahiers du CRISES


Collection Études théoriques et méthodologiques
ET2001
Le contenu de ce Cahier de recherche n’engage que son/ses auteur(s).

Cahiers du Centre de recherche sur les innovations sociales (CRISES)


Collection Études théoriques et méthodologiques - no ET2001
« La théorie critique de Nancy Fraser »
Paul-André Lapointe, professeur titulaire au département des relations industrielles, Faculté des sciences sociales,
Université Laval

ISBN : 978-2-89605-416-9

Dépôt légal : 2020

Bibliothèque et Archives nationales du Québec


Bibliothèque et Archives Canada
PRÉSENTATION DU CRISES

Le Centre de recherche sur les innovations sociales (CRISES) est un centre institutionnel de
l’Université du Québec à Montréal (UQAM) rattaché à la Faculté des sciences humaines (FSH) et à
l’École des sciences de la gestion (ESG)
Organisation interuniversitaire et pluridisciplinaire, elle regroupe 50 chercheurs réguliers et de
nombreux collaborateurs.

Les membres réguliers proviennent de 10 universités québécoises :


- Université du Québec à Montréal (UQAM) qui accueille le Bureau principal du Centre
- Université du Québec en Outaouais (UQO)
- Université Laval
- Université de Sherbrooke
- Université Concordia
- HEC Montréal
- Université de Montréal
- Université du Québec à Chicoutimi (UQAC)
- Université du Québec à Rimouski (UQAR)
- Université TÉLUQ (l’université à distance de l’Université du Québec).

Le CRISES étudie des innovations qui sont sociales par leurs processus (nouveaux rapports
sociaux, nouvelles combinaisons) et par leur portée (appropriation, institutionnalisation). Nous
définissons une innovation sociale (IS) comme une intervention initiée par des acteurs sociaux
pour répondre à une aspiration, subvenir à un besoin, apporter une solution ou profiter d’une
opportunité d’action afin de modifier des relations sociales, de transformer un cadre d’action ou
de proposer de nouvelles orientations culturelles. Le CRISES défend une conception de
l’innovation sociale n’étant ni bonne ni mauvaise a priori mais ancrée dans les rapports sociaux,
donc sujette à tensions et à conflits.

Le CRISES se distingue également en ce qu’il étudie les IS en lien avec la transformation sociale
qu’elles peuvent générer. En se combinant, les innovations peuvent avoir à long terme une
efficacité sociale qui dépasse le cadre du projet initial (entreprises, associations, etc.) et
représenter un enjeu qui questionne les grands équilibres sociétaux. Elles deviennent alors une
source de transformations sociales et peuvent contribuer à l’émergence de nouveaux modèles de
développement.

La programmation scientifique 2020-2026 du CRISES cible un défi à la fois sociétal et analytique :


analyser la contribution des innovations sociales à la justice sociale et environnementale. Cette
programmation s’appuie sur le cheminement scientifique approfondi par les chercheurs du
CRISES depuis plusieurs décennies, notamment sur le lien entre IS et transformation sociale,
mais aussi sur un profond renouvellement des appuis théoriques et des programmes de
recherche des axes, rendu nécessaire par les nouveaux enjeux qui confrontent nos sociétés.
Axe 1. La contribution des innovations sociales à la justice sociale et environnementale
dans le champ des politiques et des pratiques sociales.
L’axe étudie les IS dans leur rapport à la justice sociale selon une dimension de lutte pour la
reconnaissance et d’identité, ainsi que la redistribution des ressources socioéconomiques et de la
participation afin de questionner le renouvellement des pratiques d’intervention. Soulignons que
celui-ci a aussi pour toile de fond le lien entre inégalités sociales et crise écologique. Pour étudier
ce renouvellement, les productions de l’axe investissent cinq domaines d’études :
 Les politiques et pratiques sociales en contexte de vulnérabilité : santé mentale,
vieillissement, handicap, pauvreté, déficiences, logement social, urgence (sinistres et crises).
 Les dynamiques d’intersectionnalité en intervention sociale et développement
communautaire (genre, classe, diversité).
 La politisation de la justice sociale et environnementale.
 La recomposition du Welfare Mix : rôle des mouvements citoyens, des fondations
philanthropiques et de l’économie sociale et solidaire, en lien avec l’État.

Axe 2. La contribution des innovations sociales à la justice sociale et environnementale


dans les territoires et milieux de vie.
L’axe étudie le territoire comme un milieu où se génèrent des réponses collectives à la
déterritorialisation provoquée par la globalisation, qui fait que les principaux pouvoirs sur les
plans financiers, productifs et technologiques se détachent de toute assise territoriale et de toute
préoccupation pour les milieux de vie. De nouvelles IS permettent d’observer « à la loupe »
l’expérimentation de modèles de développement, mais aussi par le sentiment d’appartenance des
acteurs et des citoyens à leur territoire. Des arènes conflictuelles se constituent où les luttes de
classes se combinent avec des luttes territoriales motivées par la défense d’acquis menacés, ainsi
que par des aspirations à une société plus juste et équitable sur les plans environnementaux et
sociaux. Quatre thèmes mobilisent les membres de l’axe :
 Les dynamiques environnementales en lien avec la gouvernance des ressources (physiques,
humaines, culturelles, etc.).
 Les milieux de vie comme base de reconfiguration socioterritoriale.
 Les nouveaux modèles d'action en développement territorial en milieu urbain et rural.
 Les fractures socioterritoriales et les inégalités.

Axe 3. La contribution des innovations sociales à la justice sociale et environnementale


dans les organisations sociales et collectives.
Cet axe regroupe des projets qui cherchent à comprendre comment les organisations sociales et
collectives (OSC) opèrent la "mise en organisation" (en anglais "organizing") de la justice sociale
et environnementale (JSE), notamment par la voie de la démocratisation économique, au sein de
projets d’économie sociale et solidaire (ESS), circulaire ou collaborative, entrepris par et agissant
pour des populations marginalisées, tant dans les centres urbains que dans les régions ou les
économies dites périphériques. Les travaux de l’axe se déploient autour de cinq dimensions :
 La mise en formes organisationnelles de la JSE : formes hybrides (alternatives, communs,
plateformes), critique des entreprises classiques, ESS.
LA THÉORIE CRITIQUE DE NANCY FRASER V

 La mise en pratiques de la JSE au sein des OSC : entrepreneuriat alternatif (collectif, marginal,
autochtone) ; outils de gestion et de gouvernance équitables et soutenables ; stratégies de
décroissance.
 La mise en système des OSC pour la JSE : accompagnement des organisations ; écosystèmes ;
méta-organisations.
 La mise en mouvement et en lutte des OSC pour la JSE : organisation de la transformation
sociale ; relation organisation et société ; action collective organisée.
 La mise en perspective de la JSE par les OSC : indicateurs alternatifs de performance ;
performativité de la mesure d’impacts ; perspective critique du management.

Axe 4. La contribution des innovations sociales à la justice sociale et environnementale


dans le champ du travail et de l’emploi.
Les innovations sociales en matière de travail et d’emploi ont un impact sur les trois faces de la
justice sociale : la distribution, la reconnaissance et la représentation. Ces enjeux sont d’autant
plus saillants dans le contexte de la 4è révolution industrielle, avec le rôle croissant de
l’intelligence artificielle et de l’économie de plateforme. Ces processus ont des impacts sur la
qualité de l’emploi et de son encadrement, sur la division internationale du travail (sous-
traitance, migrations), mais aussi sur la conciliation entre le travail réalisé dans la sphère de la
production et celui affecté à la reproduction sociale. Face à ces mutations, des résistances, actions
collectives et IS plus progressistes émergent, afin de défendre la justice sociale dans le travail et
l’emploi, mais aussi les conditions d’une « transition juste » du point de vue écologique. Cinq
thématiques structurent les travaux de cet axe :
 Les travailleurs pauvres, les emplois faiblement qualifiés et faiblement rémunérés.
 Les innovations organisationnelles et managériales et les nouvelles modalités de dialogue
social en milieu de travail et dans l’entreprise.
 Les temporalités sociales, la gestion des temps sociaux et la conciliation emploi/famille.
 L’action collective émanant du syndicalisme et des mouvements sociaux/identitaires.
 Le syndicalisme et les innovations institutionnelles face à la transition écologique.

LES ACTIVITÉS DU CRISES


Notre Centre de recherche est d’abord un regroupement de chercheurs qui profite du partage
d’un objet de recherche commun pour stimuler l’étude de l’innovation sociale. En plus de la
conduite de nombreux projets de recherche, l’accueil de stagiaires postdoctoraux et la formation
des étudiants, le CRISES organise toute une série de séminaires et de colloques qui permettent le
partage et la diffusion de connaissances nouvelles. Le Centre dirige également plusieurs
collections de Cahiers de recherche qui permettent de rendre compte des plus récents travaux
des membres (Site internet : http://crises.uqam.ca).
Sylvain A. Lefèvre, Directeur
NOTES SUR L’AUTEUR

Paul-André LAPOINTE détient un doctorat en sociologie de l’UQAM. Il est professeur titulaire au


Département des relations industrielles de l’Université Laval. Il est directeur-adjoint du CRISES,
responsable du pôle du CRISES à l’Université Laval et chercheur-associé à l’IRIS. Il enseigne les
théories en relations industrielles, la sociologie du travail et des organisations ainsi que la
sociologie économique. Il s’intéresse particulièrement au syndicalisme, aux inégalités, à la justice
sociale et à la qualité du travail et de l’emploi. Il a publié La qualité du travail et de l’emploi au
Québec (2013) et Dialogue social, relations du travail et syndicalisme (2016) aux Presses de
l’Université Laval.
LA THÉORIE CRITIQUE DE NANCY FRASER IX

TABLE DES MATIÈRES

RÉSUMÉ / ABSTRACT ......................................................................................................XI

INTRODUCTION .............................................................................................................. 13

I. CONCEPTION DE LA JUSTICE ..................................................................................... 15

II. DIMENSIONS DE LA JUSTICE SOCIALE ...................................................................... 21

III. CAPITALISME ET ORDRES DE DOMINATION ............................................................ 27

IV. MOUVEMENT SOCIAUX ET LES LUTTES SOCIALES .................................................. 33

V. JUSTICE SOCIALE ET TRANSFORMATION SOCIALE ................................................... 39

CONCLUSION ................................................................................................................. 43

BIBLIOGRAPHIE.............................................................................................................. 47
LA THÉORIE CRITIQUE DE NANCY FRASER XI

RÉSUMÉ

Se préoccuper des inégalités sociales renvoie obligatoirement à la question de la justice sociale.


Privilégiant une approche démocratique et discursive, accordant une place importante aux
mouvements sociaux, Nancy Fraser considère la justice sociale comme une question de
participation égale de toutes les personnes concernées aux débats associés à la conception et à la
mise en œuvre des arrangements économiques, des modèles culturels et des cadres politiques
respectivement associés aux enjeux de distribution, de reconnaissance et de représentation.
Éliminer les injustices, c’est faire disparaître les obstacles institutionnalisés qui engendrent une
distribution inique, un déni de reconnaissance et un déficit de représentation et qui privent les
personnes concernées des ressources, de la reconnaissance et de l’opportunité de s’exprimer afin
qu’elles puissent pleinement participer aux interactions sociales. Prolongeant l’apport du
marxisme classique, centré sur l’exploitation et la lutte des classes, Nancy Fraser propose en
outre une théorie étendue du capitalisme considéré comme un ordre social institutionnalisé,
composé de quatre séparations (production économique et reproduction sociale, exploitation et
expropriation, activités humaines et nature, économie et politique), associant chacune des
dimensions du capitalisme à l’une ou l’autre des conditions qui le rendent possible. Ces
séparations sont porteuses de contradictions et de crises qui donnent naissance aux
mouvements sociaux et aux luttes sociales, au sujet desquels Nancy Fraser propose une nouvelle
grammaire en ajoutant une troisième dimension, soit l’émancipation, au double mouvement de
Polanyi, oscillant entre la société et l’économie. Enfin, la théorie critique de Nancy Fraser offre
des pistes de réflexion sur la transformation sociale.

Mots-clés : Justice sociale, Inégalités, Reconnaissance, Distribution, Représentation, Parité de


participation, Mouvements sociaux, Capitalisme.

ABSTRACT
Concern for social inequalities inevitably leads to the question of social justice. Favouring a
democratic and discursive approach, with a strong emphasis on social movements, Nancy Fraser
sees social justice as a matter of equal participation of all concerned in the debates associated
with the design and implementation of the economic arrangements, cultural models and political
frameworks associated with issues of distribution, recognition and representation. Eliminating
injustices means removing institutionalized barriers that result in inequitable distribution,
denial of recognition and lack of representation and that deprive those affected of the resources,
recognition and opportunity to express themselves so that they can fully participate in social
interactions. Building on the contribution of classical Marxism, which focuses on exploitation and
class struggle, Nancy Fraser also proposes an expanded theory of capitalism as an
institutionalized social order. Composed of four separations, namely, economic production and
social reproduction, exploitation and expropriation, human activities and nature, economy and
politics, this social order associates each of the dimensions of capitalism with one or other of the
XII LA THÉORIE CRITIQUE DE NANCY FRASER

conditions that make it possible. These separations entail contradictions and crises that give rise
to social movements and social struggles, about which Nancy Fraser proposes a new grammar by
adding a third dimension—emancipation—to Polanyi’s double movement that oscillates
between society and economy. Finally, Nancy Fraser’s critical theory offers avenues for reflection
on social transformation.

Key words: Social justice, Inequalities, Recognition, Distribution, Representation parity of


participation, Social movements, Capitalism.
LA THÉORIE CRITIQUE DE NANCY FRASER 13

INTRODUCTION

La conception de la justice sociale de Nancy Fraser est fondamentalement démocratique. Ce sont


les personnes concernées par toute forme d’injustice qui sont conviées à définir ou à redéfinir les
arrangements économiques relatifs à la distribution, les modèles culturels de reconnaissance
ainsi que les formes de représentation politique. Elles sont invitées à le faire sur un pied d’égalité
avec toutes les autres, à titre de partenaires à part entière. Or, il y a de nombreux obstacles à cet
exercice démocratique qui prennent la forme d’inégalités et d’injustices : distribution inique,
déni de reconnaissance et déni de représentation. Les injustices parcourent les multiples axes de
différenciation sociale, que ce soit la classe, le genre, la race ou l’orientation sexuelle. Elles
s’incarnent dans des arrangements économiques, des modèles culturels et des dispositifs
politiques qui privilégient les dominants au détriment des dominés et qui, une fois
institutionnalisés, s’installent dans une certaine pérennité toujours fragile et précaire. Il en est
ainsi parce que les injustices et les inégalités, que la doxa cherche à naturaliser, sont produites
par le capitalisme dont la reproduction est traversée par de multiples contradictions, dont
l’exacerbation entraîne des crises. C’est à l’occasion de ces dernières que, à l’initiative des
victimes des injustices, émergent les luttes sociales et les mouvements sociaux qui revendiquent
l’atténuation, voire la disparition, des inégalités qui les concernent. La grammaire des luttes
sociales s’est grandement complexifiée au cours des dernières décennies avec la crise du
fordisme et de l’État-providence et l’avènement du néolibéralisme, de la financiarisation et de la
mondialisation. Ses principales composantes se déclinent dorénavant ainsi : prédominance des
luttes pour la reconnaissance au détriment de la redistribution, alors même que les inégalités ont
connu une croissance majeure, « liaisons dangereuses » de certains mouvements sociaux avec le
néolibéralisme, résurgence du populisme réactionnaire et luttes politiques de représentation de
la part du « précariat transnational ». Enfin, leur analyse devrait permettre de mieux comprendre
leur contribution à la transformation sociale en mobilisant notamment le concept de « réformes
non réformistes ». Voilà, résumé en quelques lignes, l’argumentaire central de la théorie critique
de Nancy Fraser.

Pour déployer cet argumentaire, nous présenterons d’abord la théorie de la justice sociale en
deux temps : nous exposerons en premier lieu le principe général qui fonde la justice sociale et
que toute forme d’injustice transgresse, soit la parité de participation; ensuite, nous nous
pencherons sur les trois dimensions constitutives de la justice sociale, soit la distribution, la
reconnaissance et la représentation. Ce sera l’objet des deux premières sections (I et II). Dans la
première (section I), nous prendrons soin de bien distinguer la conception de la justice de Nancy
Fraser de celles d’autres auteurs incontournables dans le domaine comme Rawls, Honneth et
Habermas. Ce débat entre les auteurs se poursuivra dans la deuxième section (II), en insistant
davantage sur les échanges avec Honneth et sur la question de la reconnaissance.

Par la suite, nous nous concentrerons sur la présentation de la théorie de la société de Nancy
Fraser qui s’appuie sur les théories de Marx et de Polanyi, tout en les prolongeant d’une manière
substantielle et originale (Fraser, 2017 b). Cette présentation se fera également en deux temps.
14 LA THÉORIE CRITIQUE DE NANCY FRASER

En premier lieu, nous aborderons la théorie de la structure des rapports sociaux et du


capitalisme, au sein de laquelle l’analyse critique s’étend à des dimensions laissées dans l’ombre
par Marx, soit la reproduction sociale, l’expropriation, la destruction de la nature et le politique.
En deuxième lieu, nous traiterons de la théorie des mouvements sociaux qui enrichit les analyses
de Polanyi par la prise en compte des luttes pour l’émancipation. Ce sera les objets respectifs des
sections III et IV.

Enfin, après avoir analysé les formes de domination et de luttes sociales dans les sections
précédentes, la dernière partie portera sur la deuxième mission de la théorie critique, soit celle
de sa contribution à l’émancipation. Ce sera l’objet de la section V qui se penchera sur la
problématique de la transformation sociale.
LA THÉORIE CRITIQUE DE NANCY FRASER 15

I. CONCEPTION DE LA JUSTICE

Se préoccuper des inégalités sociales renvoie obligatoirement à la question de la justice.


Contrairement aux théories libérales qui se proposent de définir les principes d’une juste
distribution des biens fondamentaux, Nancy Fraser cherche à identifier et à intervenir sur les
causes qui engendrent les inégalités et les injustices. La justice sociale, selon Nancy Fraser, est
une question de participation égale de toutes les personnes concernées aux débats associés à la
conception et à la mise en œuvre des arrangements économiques, des modèles culturels et des
cadres politiques respectivement associés aux enjeux de distribution, de reconnaissance et de
représentation. Éliminer les injustices, c’est faire disparaître les obstacles institutionnalisés qui
engendrent une distribution inique, un déni de reconnaissance et un déficit de représentation et
qui privent les personnes concernées des ressources, de la reconnaissance et de l’opportunité de
s’exprimer afin qu’elles puissent pleinement participer sur un pied d’égalité avec les autres.

La conception de la justice sociale de Nancy Fraser s’insère dans la théorie critique de Marx et de
l’École de Francfort. En se distinguant de la théorie traditionnelle, la théorie critique se propose
non seulement de mettre en lumière les rapports sociaux de domination et d’exploitation, mais
aussi de le faire dans l’intérêt de l’émancipation des groupes dominés et exploités (Guégen et
Malochet, 2014: 40-41). C’est ainsi que Nancy Fraser définit la théorie critique comme étant
« opposée à la théorie traditionnelle, seulement si elle est guidée par un intérêt pratique et
émancipatoire dans le dévoilement de la domination » (traduction libre) (Fraser, 2007 b: 322).
Elle affirme plus loin, dans ce même texte, que la priorité de la théorie critique est la critique de
l’injustice institutionnalisée (Fraser, 2007 b: 328).

Au regard de l’épistémologie, la théorie critique de la justice doit pouvoir s’appuyer sur une
double base conceptuelle. Sur le plan de la philosophie morale, elle doit identifier et épouser un
seul principe général dont on peut démontrer que toutes les formes d’injustice transgressent. Sur
le plan de la théorie sociale, il est nécessaire de recourir à une approche multidimensionnelle
susceptible d’embrasser tous les genres d’injustice (Fraser, 2007 b: 328). Cette démarche
originale est également mise en œuvre dans un texte de 1998 et publié en français sous le titre
« Penser la justice : questions de théorie morale et de théorie de la société » (Fraser, 2011 a
[1998]).

Le principe général, auquel toute forme d’injustice déroge, doit aussi permettre de différencier
les multiples groupes en lutte pour la reconnaissance dont certains mettent de l’avant une
véritable émancipation, alors qu’à l’autre extrémité d’autres veulent renforcer la subordination
(Fraser, 2003 a: 89). Ce principe c’est la « parité de participation » qui « doit constituer le pivot
normatif de ce nouveau cadre théorique » qu’est la justice sociale selon Nancy Fraser (Fraser,
2011 a [1998]: 53 et Guégen et Malochet, 2014: 97). La parité de participation se définit comme
le fait de prendre part et de participer, en tant que partenaires à part entière sur un pied d’égalité
avec les autres, aux délibérations publiques relatives aux questions de justice et d’injustice
(Fraser, 2011 a [1998]: 53 et Fraser, 2003 b: 229). Toute forme d’injustice est alors considérée
16 LA THÉORIE CRITIQUE DE NANCY FRASER

comme un obstacle à la parité de participation. À l’encontre de l’approche d’Axel Honneth, qui


associe la reconnaissance à la réalisation de soi, Nancy Fraser soutient que la reconnaissance est
une question de justice et que son déni est « une affaire de manifestations publiques et
vérifiables d’obstacles au statut de membres à part entière de la société imposés à certaines
personnes, et ces obstacles sont moralement indéfendables, qu’ils distordent ou non la
subjectivité » (Fraser 2011 a [1998]: 51). Pour remédier à l’injustice, il faut éliminer les obstacles
à la participation (Fraser, 2007 b: 316). La parité de participation requiert par ailleurs que soient
réunies certaines conditions : 1) des conditions objectives, relatives à la distribution des
ressources matérielles assurant « aux participants l’indépendance et la possibilité de
s’exprimer »; 2) des conditions intersubjectives, incarnées dans des modèles culturels
caractérisés par « un égal respect pour tous les participants et assurant l’égalité des chances dans
la recherche de l’estime social » et 3) des conditions politiques qui incluent toutes les personnes
concernées par les injustices, faisant l’objet de délibérations spécifiques, lesquelles devant se
dérouler selon des procédures équitables (Fraser 2011 a [1998]: 53-54 et Fraser 2012 [2005]).

En choisissant la parité de participation comme principe général, Nancy Fraser se distingue


d’autres auteurs majeurs qui ont choisi d’autres principes généraux pour fonder leur théorie de
la justice : Rawls avec le choix rationnel et la position originelle et Habermas avec l’agir
communicationnel et le modèle libéral de la démocratie (Rawls, 1997: 50-51). Nancy Fraser se
démarque également d’Axel Honneth qui a pour sa part opté pour une toute autre démarche en
construisant sa philosophie morale sur une représentation définie de ce qu’est une « vie bonne et
réussie ».

La théorie de la justice de John Rawls s’insère dans la théorie du choix rationnel et dans celle du
contractualisme. La métaphore de la position originelle suppose que les citoyens définissent les
principes de justice qui font ensuite l’objet d’un accord originel. Les citoyens délibèrent derrière
un voile d’ignorance qui est censé assurer l’impartialité et la neutralité des principes retenus
(Rawls, 1987 [1971]). Cette métaphore illustre une démarche abstraite dans laquelle le
philosophe prête son propre raisonnement aux citoyens. Non seulement ces principes tolèrent
un niveau élevé d’inégalité, mais leur neutralité, qui suppose l’autonomie du politique par
rapport à l’économie, conformément au libéralisme politique (Rawls, 1997), pose également
problème, comme on le verra dans le paragraphe suivant à propos de la première hypothèse du
modèle d’Habermas. Par ailleurs, la théorie de la justice s’appuie sur des postulats de base qui
définissent la société comme une « association, plus ou moins autosuffisante, de personnes qui,
dans leurs relations réciproques, reconnaissent un certain nombre de règles obligatoires [… qui]
déterminent un système de coopération visant à favoriser le bien de ses membres ». Quant aux
principes de la justice sociale, « ils fournissent un moyen de fixer les droits et les devoirs dans les
institutions de la société et ils définissent la répartition adéquate des bénéfices et des charges de
la coopération sociale » (Rawls, 1987 [1971]: 30-31). Conformes à la théorie économique néo-
classique, voire au keynésianisme, ces postulats sont aux antipodes de la théorie de la justice de
Nancy Fraser qui considère les relations sociales comme étant fondamentalement des relations
de domination et de subordination.
LA THÉORIE CRITIQUE DE NANCY FRASER 17

Quant à Jürgen Habermas, il développe les concepts d’espace public et d’agir communicationnel,
pour mettre en œuvre son modèle libéral de démocratie, au sein duquel prennent place les
délibérations publiques et rationnelles entre les participants qui doivent « débattre d’égal à
égal » et dans un esprit irénique, conduisant forcément à un « consensus rationnel portant sur le
bien commun (Fraser, 2011 a [1992]: 111-112). Ce modèle repose sur quatre hypothèses que
rappelle Nancy Fraser : 1) la mise entre parenthèses des inégalités sociales; 2) le caractère
nuisible à la démocratie de la prolifération des espaces publics; 3) la limitation des délibérations
au bien commun et 4) la séparation de la société civile de l’État. Nancy Fraser considère chacune
de ces hypothèses comme étant incompatibles avec la parité de participation. La première
hypothèse est irréaliste car elle ne prend pas en compte les influences inévitables du contexte
sur les délibérations publiques, lequel contexte se caractérise par la présence importante des
inégalités sociales engendrées par les relations de domination et de subordination. En
conséquence, pour Nancy Fraser, « la suppression des inégalités sociales systémiques est une
condition nécessaire pour la parité de participation... La démocratie politique [réelle] exige une
égalité sociale substantielle » (Fraser, 2011 a [1992]: 124). Concernant la deuxième hypothèse,
elle se révèle fausse dans la mesure où l’émergence de contre-publics subalternes, au sein
desquels les groupes dominés peuvent développer leur propre argumentaire et construire leur
identité, est favorable à la démocratie réelle et à la parité de participation. En critiquant la
troisième hypothèse, Nancy Fraser rappelle que la question des frontières entre les sujets
d’intérêt public, associés au bien commun, et ceux d’intérêt privé constitue un enjeu crucial, car
les dominants cherchent à maintenir dans la vie privée et dans l’économie privée des
phénomènes générateurs d’inégalités et de relations de subordination, qui sont à leur avantage,
afin d’éviter d’en débattre. Enfin, la validité de la quatrième hypothèse est conditionnelle à la
définition de la société civile. Lorsque cette dernière est associée à l’économie dominée par le
capitalisme, la séparation en question est inacceptable. Au contraire, quand la société civile se
définit comme le « réseau des associations non gouvernementales ou secondaires qui ne sont ni
économiques ni administratives », sa séparation d’avec l’État est justifiée dans la mesure où sont
distingués les publics forts, qui délibèrent et prennent des décisions, des publics faibles qui ne
font que délibérer. La parité de participation requiert une combinaison de publics forts et faibles
dans des proportions qui restent à préciser. En somme, le modèle libéral de démocratie formelle
ne convient absolument pas à la parité de participation (Fraser, 2011 a [1992]).

Comme en témoignent notamment ses débats avec Habermas sur la sphère publique, la théorie
de la justice de Nancy Fraser s’insère dans « le tournant discursif » (Fraser 2012 [1990], Fraser,
2011 a [1992] et Fraser, 2011 a [2003]). En ce sens, la justice est le produit de délibérations
publiques. En mettant en lumière certaines injustices, les acteurs dominés et les mouvements
sociaux qui les représentent introduisent de nouvelles questions ou de nouvelles interprétations
de phénomènes déjà existants. Ils « déprivatisent » et dénaturalisent certains phénomènes. Ils les
politisent en les introduisant dans la sphère publique pour en faire l’objet d’un débat politique
dans lequel les acteurs dominants et les autres acteurs sont interpellés. L’équité du processus et
la légitimité des résultats de ces délibérations sont évaluées à l’aune de la parité de participation
et de l’ampleur des asymétries de pouvoir (Fraser 2012 [1989]; Fraser 2003 a: 42-45 et Fraser,
2007 b).
18 LA THÉORIE CRITIQUE DE NANCY FRASER

La théorie de la justice sociale de Nancy Fraser se caractérise par une approche déontologique,
au même titre d’ailleurs que les théories de Rawls et d’Habermas. Elle se distingue ainsi d’une
approche téléologique, qui considère le bien, que ce soit l’égalité, la reconnaissance ou une
« bonne vie réussie », comme l’objectif primordial à atteindre. Dans ce cas, le juste est la
maximisation du bien. John Rawls considère que le bien et le juste sont les deux principaux
concepts de l’éthique. Il définit ainsi l’approche téléologique, en précisant quel est le lien entre le
bien et le juste : « le bien est défini indépendamment du juste et, ensuite le juste est défini comme
ce qui maximise le bien » (Rawls, 1987 [1971]: 50). À l’opposé, une approche déontologique
« soit ne définit pas le bien indépendamment du juste, soit n’interprète pas le juste comme une
maximisation du bien » (Rawls, 1987 [1971]: 55). Concernant l’égalité par exemple, les deux
approches se distinguent selon les principes qui les guident : l’approche téléologique considère
que l’égalité possède une valeur intrinsèque et qu’elle n’est pas instrumentale pour atteindre
d’autres fins; dans l’approche déontologique au contraire l’égalité est recherchée, non pas parce
qu’elle est bonne en soi, mais pour d’autres fins, comme la justice par exemple. On considère
alors que l’absence d’égalité est associée à un traitement différencié des personne, certaines sont
privilégiées alors que d’autres sont négligées. Dans l’approche téléologique, les inégalités sont
mauvaises en soi, tandis que dans l’approche déontologique, elles sont injustes (Frick et Mpondo-
Dika, 2018 et Parfit, 1997). Nancy Fraser opte pour une approche déontologique en traitant les
inégalités sociales, qu’elles prennent la forme d’une distribution inique, d’un déni de
reconnaissance ou d’un défaut de représentation, comme une question de justice et en les
considérant comme autant d’obstacles à la parité de participation (Fraser 2011 a [1998]: 50-51
et Fraser, 2003 b: 230-231).

Pour sa part, Axel Honneth se distingue par une conception téléologique de la reconnaissance qui
est déployée dans trois sphères sociales, soit 1) les relations primaires (la famille), 2) les
relations juridiques (le droit) et 3) les communautés de valeurs (l’économie et le travail) ; chaque
sphère est régulée par une norme différente : 1) amour, amitié; 2) droits et 3) solidarité. Chacune
des sphères sociales est en outre caractérisée par une relation pratique à soi : 1) confiance en soi;
2) respect de soi et 3) estime de soi. En outre, sous la forme du mépris, l’injustice se manifeste
différemment selon les sphères sociales, en déniant une forme d’identité particulière : 1) sévices
et violences menaçant l’intégrité physique; 2) privation de droits et exclusion, portant atteinte à
l’intégration sociale et 3) humiliation et offense contrevenant à l’honneur et à la dignité
(Honneth, 2003 a; Honneth, 2000 [1992] et Renault, 2007 b). La philosophie morale d’Honneth
s’apparente ainsi à un fonctionnalisme normatif, basé sur des attentes réciproques de
reconnaissance mutuelle, spécifiques à chacune des sphères sociales. En conséquence, chaque
sphère sociale est dédiée à la production d’une dimension particulière de la réalisation de soi
(Guégen et Malochet, 2014: 45-52 et Le Goff, 2018). Pour Nancy Fraser, la « structure des
relations de reconnaissance sociale » d’Honneth ne satisfait pas aux exigences épistémologiques
de la philosophie morale, supposée s’appuyer sur un seul principe général que toute forme de
justice doit respecter, car elle « distingue trois sphères de reconnaissance qui, chacune, est
régulée par une norme différente » (Fraser, 2007 b: 328). Par ailleurs, elle considère que
l’approche téléologique d’Honneth, par laquelle le philosophe définit le bien à la place des
citoyens, ne convient pas à la société contemporaine, qui se caractérise par une pluralité de
valeurs et de modes de vie. Il faut, selon Nancy Fraser, plutôt laisser aux citoyens le soin de
LA THÉORIE CRITIQUE DE NANCY FRASER 19

définir pour eux ce qui représente une vie bonne et réussie. Toutefois, ces valeurs et ces modes
de vie doivent être évaluées sous l’angle de la parité de participation et de leur contribution à la
réduction des formes de domination et de subordination. En reprenant l’exemple de Ferrarese, la
parité de participation représente un critère normatif permettant de distinguer entre les
revendications de reconnaissance d’une militante syndicale victime de harcèlement sexuel de la
part de ses collègues et celles d’un chômeur blanc raciste (Ferrarese, 2017: 165). En abordant la
question du foulard en France, Nancy Fraser démontre comment le critère de la parité de
participation peut être utilisé pour analyser des cas complexes où les injustices se retrouvent au
croisement de deux axes de différenciation, soit la religion et le genre. Elle souligne alors que
certaines féministes, considérant le port du foulard comme un signe d’assujettissement des
femmes au pouvoir masculin, prônent l’interdiction du foulard dans les espaces publics. Mais, ce
faisant, elles risquent fortement de contribuer au repli des femmes portant le foulard dans leur
communauté, renforçant ainsi la domination masculine, alors que la libre circulation dans
l’espace public et l’accès à des emplois représentent une étape dans la libération des femmes
(Fraser, 2012 [2001]).

La conception de la justice de Nancy Fraser accorde une importance primordiale à la démocratie


réelle, bien qu’elle s’appuie sur l’un des principes fondamentaux du libéralisme moderne, soit
l’égale autonomie et l’égale valeur morale des personnes. Avec la parité de participation qui en
constitue le principe central (« core principle »), elle représente une « interprétation
démocratique radicale du libéralisme moderne » (Fraser, 2003 b: 228-229). Elle se distingue
ainsi nettement des conceptions formelles et procédurales de la démocratie et de la justice,
portées notamment par Rawls et Habermas. Elle se démarque aussi de ces approches, celles de
Rawls et Honneth entre autres, qui définissent, à la place des personnes concernées, les principes
de la justice ou le bien qui doit être recherché dans le cadre d’une « vie bonne et réussie ». Elle
considère que ces conceptions et ces approches « s’efforc[ent] d’établir les exigences de la justice
d’un point de vue théorique, de manière monologique. [Elles] ne prévoi[ent] donc aucun rôle,
dans la détermination de ces exigences, pour ceux qui y seraient assujettis, et moins encore pour
les personnes exclues du cadre national. […] Désavouant tout besoin d’un moment démocratique,
[elles] se content[ent] de produire des théories monologiques de la justice sociale » (Fraser, 2012
[2005]: 277-278). Nancy Fraser conclut ses réflexions sur la justice dans le nouveau contexte de
la mondialisation, en soutenant que « ce qui pouvait autrefois être appelée théorie de la justice
sociale apparaît maintenant comme une ‘théorie de la justice démocratique’ » (Fraser, 2012
[2005]: 278).

L’importance primordiale accordée à la démocratie réelle et à la participation des victimes des


injustices aux délibérations publiques pertinentes se traduit par la nécessité d’étudier les
mouvements sociaux qui représentent ces victimes. C’est ainsi que la théorie critique doit
« rendre compte de la grammaire des luttes sociales » (Fraser, 2012: 22). En s’appuyant sur ses
études du mouvement féministe, Nancy Fraser assigne à la théorie critique la tâche de
« structur[er] son programme de recherche et son cadre conceptuel en observant les finalités et
les activités des mouvements sociaux protestataires vis-à-vis lesquelles elle nourrit une
identification partisane, même si elle n’est pas acritique » (Fraser, 2012 [1984]: 31).
20 LA THÉORIE CRITIQUE DE NANCY FRASER

La priorité accordée aux mouvements sociaux nous renvoie aux questions de théorie sociale qui
représente l’autre base conceptuelle sur laquelle repose la théorie critique de Nancy Fraser. À cet
égard, la théorie doit avoir suffisamment d’ampleur pour couvrir les principales dimensions de la
justice sociale. À la différence de l’approche d’Honneth qui est centrée sur une seule dimension,
soit la reconnaissance, la conception de la justice sociale de Nancy Fraser englobe trois
dimensions, soit la distribution, la reconnaissance et la représentation. Pour Axel Honneth,
grandement influencé par les écrits de Mead (Honneth, 2000 [1992]: 120), le déni de
reconnaissance empêche la réalisation de soi, tandis qu’en revanche, pour Nancy Fraser, il est
considéré comme une injustice, au même titre que la distribution inique et le déficit de
représentation. Les injustices sont dès lors traitées comme des obstacles à la parité de
participation engendrés par les relations sociales, elles-mêmes fondamentalement caractérisées
par des rapports de domination et de subordination, traduisant une distribution asymétrique du
pouvoir.

Les injustices sont indissociablement liées aux inégalités sociales qui en sont à la fois le
symptôme et la cause. Axel Honneth analyse les inégalités sociales « sous la forme spécifique
d’une répartition inégale des chances d’être socialement reconnu et de pouvoir expérimenter un
rapport réussi à soi » (Fischbach, 2018: 1581). En revanche, Nancy Fraser considère les
injustices et les inégalités sociales comme étant engendrées par les relations de domination et de
subordination. « Dans les sociétés stratifiées, les institutions génèrent des groupes sociaux ayant
des relations structurelles de domination et de subordination » (Fraser 2011 a [1992]: 125-126)
À l’encontre de la tradition marxiste orthodoxe, elle a substitué ces dernières au concept de
rapport de production, comme facteur déterminant des inégalités sociales. Le concept de
relations de domination et de subordination a également permis de s’émanciper d’une vision
réductrice du capitalisme dominée par la seule prise en compte des rapports économiques.
Omniprésentes dans toutes les arènes sociales, les relations de domination et de subordination
s’incarnent dans trois ordres entrelacés de subordination (économique, culturel et politique) qui
correspondent chacun à une forme d’injustice (distribution inique, déni de reconnaissance et
déficit de représentation), tout en transformant en ordres hiérarchiques les multiples axes de
différenciation sociale (classe, genre, race, orientation sexuelle, nation et religion, notamment).
Chacun des ordres de subordination ainsi que le genre d’injustice qui lui est associé désignent
une asymétrie de pouvoir qui empêche certains acteurs sociaux de participer aux interactions
sociales sur un pied d’égalité avec les autres. Ce sont les acteurs sociaux, dominés et concernés
par les relations de domination et de subordination dans des situations spécifiques, qui par leurs
luttes dénoncent les « injustices subies ». Ils contribuent ainsi à la conception et à la mise en
œuvre de nouvelles formes institutionnelles sous la forme d’arrangements économiques pour
assurer une distribution équitable, de modèles culturels pour éliminer les discriminations et de
dispositifs politiques pour procurer aux dominés une meilleure représentation. En somme, en
faisant ainsi reculer les relations de domination et de subordination, ils contribuent à la
démocratisation de la société (Fraser, 2012 [2005] et Fraser, 2007 b).
LA THÉORIE CRITIQUE DE NANCY FRASER 21

II. DIMENSIONS DE LA JUSTICE SOCIALE

La théorie critique de la justice sociale se propose de rendre compte de la domination et, en


conséquence, des inégalités qui en sont constitutives. Les différentes dimensions de la justice
sociale permettent ainsi l’appréhension des principales formes d’inégalités. La justice sociale se
compose de trois dimensions : la distribution, la reconnaissance et la représentation. Les deux
premières dimensions, élaborées dans les années 1980 et 1990, composent la substance de la
justice sociale, tandis que la troisième, introduite au milieu des années 2000, concerne le cadre
politique au sein duquel les revendications substantielles sont acheminées, discutées et
acceptées ou rejetées.

Chacune des dimensions est associée à un ordre social spécifique : la distribution appartient à
l’ordre économique, la reconnaissance relève de l’ordre culturel, tandis que la représentation se
rapporte à l’ordre politique. L’ordre économique renvoie à la structure économique. Il est
principalement concerné par les « classes sociales ou les groupes s’apparentant à des classes
sociales, définis d’abord en termes économiques, selon leur rapport au marché ou aux moyens de
production » (Fraser, 2011 a [1998]: 46). L’ordre culturel réfère aux modèles institutionnalisés
de valeurs culturelles qui hiérarchisent les personnes à l’intérieur des axes de différenciation
sociale qui s’apparentent aux groupes statutaires wébériens que sont, notamment, le genre, la
race et la sexualité. Au sein de chacun de ces groupes sociaux, il existe une hiérarchie qui sépare
les groupes dominants des groupes dominés. Aux premiers sont attribuées les qualités
valorisées, qui servent de standard pour évaluer les autres groupes, qui sont plus ou moins
dépourvus de ces qualités (Fraser, 2011 a [1998]: 46). L’ordre politique, pour sa part, définit la
scène sur laquelle sont abordées les questions économiques et culturelles. Il détermine qui sont
les acteurs qui participeront aux controverses. Parmi les acteurs concernés, il établit donc qui
sont les inclus et qui sont les exclus. Il précise enfin les règles selon lesquelles les revendications
de distribution et de reconnaissance seront formulées, discutées et adjugées (Fraser, 2012
[2005]: 264).

Au sein de chaque ordre, les inégalités prennent la forme d’injustices spécifiques. Les injustices
économiques résultent d’une distribution inique susceptible de revêtir diverses formes, comme :
 l’exploitation, soit l’appropriation du surplus économique par la classe dominante ou le
fait, pour les classes dominées, de supporter une trop grande part des coûts et de
recevoir une trop petite part des bénéfices (Fraser, 2011 a [1995]: 22);
 la marginalisation économique, soit le fait d’être confinés dans des emplois pénibles,
faiblement rémunérés et faiblement qualifiés ou de se voir dénier l’accès à un emploi;
 le dénuement, soit la pauvreté ou l’absence de ressources suffisantes pour vivre
décemment.

Quant aux injustices culturelles, elles proviennent d’un déni de reconnaissance qui peut se
manifester dans les formes suivantes :
22 LA THÉORIE CRITIQUE DE NANCY FRASER

 la domination culturelle, c’est-à-dire se voir imposer un modèle culturel différent de sa


culture d’origine;
 la non-reconnaissance, qui rend soit invisible ou infériorise certaines personnes et
certains groupes sociaux à la suite de l’imposition d’une hiérarchie statutaire qui accorde
aux groupes dominants (ceux qui réunissent les qualités valorisées par les modèles
culturels dominants) la première place à partir de laquelle sont évalués les autres;
 le mépris, soit le fait d’être dépréciés par les stéréotypes dominants et dans les pratiques
quotidiennes (Fraser, 2011 a [1995]: 16-17; Fraser, 2011 a [1998]: 45-47 et Fraser, 2003
a: 12-15).

Les injustices politiques, pour leur part, sont engendrées par un déni de représentation, lequel
est susceptible de prendre l’une ou l’autre des formes suivantes :
 la représentation insuffisante de certaines minorités (insuffisamment) inclues à
l’intérieur du cadre politique de l’État national, dans la mesure où les règles de décision
leur interdisent de participer pleinement sur un pied d’égalité avec les autres;
 l’exclusion de certaines personnes et de certains groupes concernés par des enjeux de
distribution et de reconnaissance, dotés d’une dimension internationale, tandis que les
cadres politiques sont strictement limités au territoire national. Pour tenir compte de
cette nouvelle situation, Nancy Fraser a créé un néologisme, soit « misframing » que l’on
pourrait traduire par « mauvais cadrage ». Ce dernier illustre la situation de décalage
entre le niveau où des protections sont effectivement conçues et mises en œuvre pour
protéger les populations contre les risques du marché, soit l’échelle nationale, et celui où
les gens sont exposés à ces risques, soit l’échelle internationale. L’injustice est
particulièrement flagrante lorsque les arrangements institutionnels externalisent les
effets négatifs du marché sur d’autres groupes qui sont injustement exclus des dispositifs
de protection et que l’on pourrait considérer comme des « outsiders » qui assument en
outre les coûts des protections dont ils sont exclus et qui bénéficient à d’autres, qualifiés
« d’insiders » (Fraser 2011 b: 152);
 le caractère non démocratique du processus d’institution d’un cadrage international, en
vertu duquel les États et certaines institutions internationales s’octroient des pouvoirs de
régulation, de manière unilatérale et en l’absence de mécanismes de reddition de compte
(Fraser, 2012 [2005]: 265-277.

Les divers types d’injustices commandent des solutions spécifiques se distinguant selon leur
nature, correctrice ou transformatrice1. Les injustices économiques associées à la distribution
inique sont susceptibles d’être corrigées par la redistribution des revenus, la réorganisation de la
division du travail, la soumission des décisions économiques à un contrôle démocratique et la
transformation des autres structures économiques fondamentales. Quant aux injustices
culturelles, relevant du déni de reconnaissance, la solution appartient au changement culturel ou
symbolique qui peut notamment comprendre « la revalorisation des identités méprisées, la

1
Nous reviendrons sur cette distinction dans la section V.
LA THÉORIE CRITIQUE DE NANCY FRASER 23

valorisation de la diversité culturelle ou la transformation [des modèles institutionnalisés de


valeurs culturelles] de telle sorte que l’identité de tous s’en trouve affectée » (Fraser, 2011 a
[1998]: 45). Les injustices politiques trouvent pour leur part des solutions soit au sein de l’État
national, en vue d’en améliorer la représentativité et d’accroître le caractère démocratique de
son processus décisionnel, soit au plan international par la construction d’institutions
démocratiques pour accueillir et traiter les revendications des victimes de la nouvelle division
internationale du travail et des nouveaux dispositifs de domination politique internationale,
alors que ces victimes sont sans recours effectif au plan national (Fraser, 2012 [2005]: 271-272;
Fraser 2007 a et b).

Les injustices associées aux diverses dimensions de la justice sociale se distinguent également
par la nature des groupes sociaux qui en sont les victimes. En référence au marxisme, la
principale victime des injustices économiques est la classe ouvrière2. À cette dernière, s’ajoutent
les immigrants et les groupes ethniques racialisés, cantonnés dans des emplois faiblement
rémunérés et faiblement qualifiés. Il faut aussi inclure les femmes qui assument la plus grande
part des tâches domestiques, qui font partie de l’économie en un sens étendu. Elles se
concentrent en outre dans les emplois relevant du prendre soin, qui sont en quelque sorte un
prolongement des activités domestiques et qui se distinguent par de moins bonnes conditions
que les autres types d’emploi. Dans le cadre des injustices culturelles, les victimes se
caractérisent par le fait que, conformément au concept wébérien de statut, elles bénéficient d’une
estime, d’un honneur et d’un prestige inférieurs à ceux accordés aux autres groupes sociaux. Cela
concerne les groupes ethniques de statut inférieur, « que les modèles dominants de valeurs
culturelles marquent comme différent[s] et de moindre valeur »; mais cela s’étend aussi « aux
homosexuel(le)s stigmatisé(e)s par les pratiques institutionnelles, à tous les groupes racialisés
et, bien sûr aux femmes, rabaissées, transformées en objets sexuels et souffrant de multiples
manières du manque de respect » (Fraser, 2011 [1998]: 46).

Victimes des injustices politiques et mondialisation

S’agissant des injustices politiques, une distinction majeure s’impose lorsqu’il est question
d’identifier les victimes selon qu’elles s’inscrivent dans un cadre national/territorial ou dans un
cadre mondialisé. À cet égard, la question pertinente est celle de savoir si les personnes
concernées par les injustices économiques et culturelles sont également considérées comme des
sujets de justice. Lorsque les institutions et les entreprises, ainsi que leurs dirigeants, qui
engendrent des injustices économiques et culturelles habitent sur le même territoire national
que les personnes qui en sont les victimes, ils sont considérés au même titre que leurs victimes
comme des concitoyens. C’était la situation dominante dans le cadre de l’État fordiste et
keynésien des « trente glorieuses » et les injustices politiques étaient alors moins prégnantes.
Elles concernaient principalement certaines personnes et certains groupes qui, malgré leur
statut de citoyens, étaient insuffisamment représentés et dont les revendications portaient
principalement sur la représentation égale selon le genre, sur les droits des minorités culturelles

2 À la classe ouvrière traditionnelle s’ajoutent, bien que Nancy Fraser n’en fasse pas mention explicitement, les classes
professionnelles dominées dans les services.
24 LA THÉORIE CRITIQUE DE NANCY FRASER

et nationales, sur l’autonomie provinciale et sur le gouvernement autonome des premières


nations (Fraser, 2008: 407-408). Le cadre étatique territorial est encore pertinent aujourd’hui
pour nombre de questions associées aux enjeux de distribution et de reconnaissance. Mais, il est
en perte d’influence particulièrement au regard des enjeux de distribution qui résultent de la
nouvelle division internationale du travail (Milanovic, 2016) et de l’action de certaines
institutions internationales et des États, dans le cadre de traités de libre-échange et de
programmes d’ajustement structurel. En d’autres termes, la territorialité étatique correspond de
moins en moins à l’effectivité sociale, en ce sens que l’État territorial constitue de moins en moins
le cadre pertinent pour accueillir les revendications des victimes des injustices et pour adopter
des solutions à ces injustices tout en les mettant en œuvre de manière effective. Dans le cadre de
la globalisation, on passe d’une économie caractérisée par « un espace des lieux » à une autre
associée à « un espace des flux »3, accroissant ainsi sans cesse l’écart entre la territorialité
étatique et l’effectivité sociale. (Fraser 2012 [2005]: 272; Fraser 2007 a et b).

En conséquence de la mondialisation, les personnes affectées ou concernées par les injustices


n’habitent plus forcément le même territoire national et ne font plus partie de la même
communauté politique que les acteurs responsables des injustices. Ce nouveau contexte oblige à
inventer un nouveau cadre institutionnel qui serait subordonné au principe de « tous les
affectés » ou de toutes les personnes concernées. Selon ce principe, « toutes les personnes
affectées par une structure sociale ou par une institution donnée ont un statut moral, en tant que
sujets de justice, vis-à-vis de celles-ci. » Ce principe, qui jusqu’à tout récemment correspondait
avec le principe territorial-étatique, reposait sur la « proximité géographique ». Ce n’est plus
nécessairement le cas aujourd’hui. Car, « ce qui transforme une collection d’individus en sujets de
justice les uns pour les autres, ce n’est donc pas ici la proximité géographique, mais leur co-
implication dans un cadre structurel ou institutionnel commun qui définit les règles de base qui
gouvernent leur interaction sociale et transforment de cette manière leurs possibilités
respectives de vie en schémas d’avantage et de désavantage » (Fraser, 2012 [2005]: 272-273).
On peut ainsi aisément se référer aux chaînes mondiales de valeur, dans le cadre de la nouvelle
division internationale du travail. Mais ce principe de toutes les personnes affectées ou
concernées est difficile à cerner concrètement. Pour suppléer à cette difficulté, Nancy Fraser a
introduit un principe complémentaire, soit celui de toutes les personnes sujettes à la même
structure de gouvernance. Cette dernière appellation n’est surtout pas restreinte aux seuls États.
Dans le cadre de la mondialisation contemporaine, elle inclut les agences non étatiques dont les
règles structurent des dimensions importantes des interactions sociales. Il s’agit par exemple de
l’Organisation mondiale du commerce ou du Fonds monétaire international. Cela comprend aussi
les agences transnationales spécialisées ainsi que les traités internationaux de libre-échange.
Toutes ces structures de gouvernance non étatiques ont un impact majeur sur de larges
populations transnationales, que l’on peut considérer comme étant assujetties, alors même que
leurs dirigeants ne sont aucunement redevables envers elles (Fraser, 2008: 411-412).

Avec l’introduction, à sa théorie de la justice sociale, de cette troisième dimension, soit la


représentation, Nancy Fraser se propose d’élargir la portée de sa théorie, développée à

3
Nancy Fraser emprunte cette terminologie à Manuel Castells, 1998, dans La société en réseaux, Paris : Fayard.
LA THÉORIE CRITIQUE DE NANCY FRASER 25

l’intérieur du cadre étatique territorial, en une théorie générale de la justice sociale lui
permettant de tenir compte de la mondialisation et de prendre en considération l’une de ses
principales victimes, soit le « précariat transnational », qui est en fait l’appellation qu’elle suggère
pour remplacer celle de « global poor ». Comme on le verra plus bas, dans la section IV, sa théorie
adopte désormais une approche multi scalaire permettant d’appréhender les injustices sociales à
plusieurs échelles (local, national et international), selon les enjeux et les contextes donnés
(Fraser, 2008: 412-413). L’absence de sphère publique transnationale, à l’exception peut-être du
Forum social mondial, pour traiter effectivement des revendications du précariat transnational,
permet aux groupes dominants de se soustraire de toute responsabilité à l’égard des injustices
qu’ils produisent (Fraser, 2007 a et b; Fraser, 2008; Fraser, 2010 et Conway et Singh, 2009).

La reconnaissance, une question de réalisation de soi ou une question de justice ?

L’une des caractéristiques majeures de la théorie de la justice sociale est sa façon de considérer
la reconnaissance, comme une question de justice, de statut social et de subordination statutaire.
« Lorsque des modèles institutionnalisés de valeurs culturelles constituent certains acteurs en
êtres inférieurs, en exclus, en tout autres, ou les rendent invisibles, c’est-à-dire en font quelque
chose de moins que des partenaires à part entière de l’interaction sociale, on doit alors parler de
déni de reconnaissance et de subordination statutaire » (Fraser, 2011 a [2000]: 79). Il y a déni de
reconnaissance lorsque des modèles institutionnalisés de valeurs culturelles constituent un
groupe quelconque (femmes, minorités culturelles, races non blanches, homosexuels, etc.) en une
« catégorie inférieure marginalisée, radicalement autre, ou tout simplement invisible, donc en
partenaires [inégaux] dans l’interaction sociale » (Fraser, 2012 [2011]: 230). Être victime d’un
déni de reconnaissance, considérée comme une question de justice et de statut social, « ce n’est
pas simplement être victimes des attitudes, des croyances et des représentations méprisantes,
dépréciatives ou hostiles des autres ; c’est être empêché de participer en tant que pair à la vie
sociale, en conséquence de modèles institutionnalisés de valeurs culturelles qui constituent
certaines personnes en êtres ne méritant pas le respect ou l’estime… » (Fraser, 2011 A [1998]:
50).

À l’encontre d’Axel Honneth et de Charles Taylor, qui tous deux associent la reconnaissance à une
question de réalisation de soi (Fraser, 2011 a [1998]: 50), Nancy Fraser avance trois raisons pour
justifier la supériorité de sa conception de la reconnaissance comme une question de justice et de
statut situé dans les relations sociales. Cela permet :
 d’éviter une approche sectaire. Le fait pour Honneth de proposer sa définition extensive
du bien et de la vie réussie entre en contradiction avec l’époque contemporaine
caractérisée par une pluralité des valeurs. En faisant appel au principe de la liberté
subjective, une valeur fondamentale de la modernité, il revient aux personnes de définir
pour elles-mêmes ce qu’est le bien et une vie réussie. (Fraser, 2003 a 30-31 et Fraser,
2011 a [1998]: 50). Cela permet en outre d’éviter d’imposer à tous un modèle culturel
représentant les valeurs de la majorité et d’imposer aux nouveaux arrivants les valeurs
de la société d’accueil (Fraser, 2011a [2000]: 71-74).
26 LA THÉORIE CRITIQUE DE NANCY FRASER

 d’éviter de « tomber dans le piège de la psychologisation » et de la dépolitisation.


Identifier le déni de reconnaissance à un état psychologique, comme la mésestime de soi,
c’est l’attribuer à la personne plutôt qu’à des facteurs socio-économiques susceptibles
d’être changés par une action collective. « Quand on identifie déni de reconnaissance et
déformation de la conscience de soi de l’opprimé, il ne manque qu’un pas pour en arriver
à blâmer la victime, et ajouter l’insulte à l’injure. » (Fraser, 2011 a [1998]: 50).
 d’éviter de « supposer un droit à l’estime sociale égal pour tous » (Fraser, 2011 a [1998]:
51). Reconnaître ce droit à tous, peu importe la nature de l’estime sociale recherchée,
empêche de distinguer entre les revendications justes et injustes. Peut-on mettre sur un
pied d’égalité les revendications d’estime sociale d’un masculiniste blanc misogyne et
celles d’une femme noire homosexuelle ? Pour les distinguer, il faut évaluer leur impact
sur les relations de domination et de subordination ainsi que leur contribution à
l’émancipation.

Enfin, bien que les trois dimensions de la justice sociale soient distinctes sur le plan analytique, il
faut souligner que, dans la vie réelle, il est faux de les opposer, comme c’est le cas dans
l’association de la distribution à la classe et de la reconnaissance au genre, à la race et à la
sexualité. Nous aborderons ce point dans la section qui suit.
LA THÉORIE CRITIQUE DE NANCY FRASER 27

III. CAPITALISME ET ORDRES DE DOMINATION

Les inégalités et les injustices que combattent les mouvements sociaux proviennent de la société
capitaliste, justifiant ainsi la préoccupation accordée à l’analyse du capitalisme. Par ailleurs, la
crise multidimensionnelle et fondamentale du capitalisme contemporain a suscité un regain
d’intérêt et un renouvellement des approches, auxquels Nancy Fraser a largement contribué. Se
démarquant du marxisme orthodoxe centré sur l’économisme, sur le déterminisme de la
superstructure par la structure et sur les lois invariantes du capitalisme, elle se propose
d’intégrer dans son approche les dimensions culturelles, les mouvements sociaux, le
poststructuralisme et les problématiques écologiques. L’angle privilégié se concentre alors sur
les crises et les contradictions.

La théorie de la société s’opère à deux niveaux : 1) une perspective structurelle qui insiste sur la
dépendance de l’économie à l’égard de ses conditions de possibilité non-économiques et 2) une
perspective centrée sur l’action qui se préoccupe tant de l’interprétation et du sens donnés par
les acteurs sociaux à la structure que de leurs stratégies et projets (Fraser et Jaeggi, 2018: 55).
Conformément au projet de la théorie critique, l’analyse se déroule selon deux lectures à la fois
différentes et fortement complémentaires : d’une part, une lecture objective qui met en évidence
la structure des rapports sociaux, ses contradictions et ses crises; d’autre part, une lecture
subjective qui porte sur les mouvements sociaux qui réagissent à ces crises et à ces
contradictions et qui en retour contribuent à leur résolution à l’intérieur du système ou à une
transformation du système.

Marx avait envisagé une correspondance et une synchronie entre les crises et les luttes sociales
en ce sens que l’approfondissement des crises et des contradictions du capitalisme contribuerait
à l’émergence et au développement de la classe sociale qui allait renverser le capitalisme pour
mettre en accord la société et l’économie. Or, on n’observe pas aujourd’hui une telle dynamique.
Le capitalisme connaît une crise multidimensionnelle et fondamentale, mais cela ne se reflète pas
dans les luttes des mouvements sociaux qui sont très éparpillées et divisées, comme nous le
verrons dans la section suivante. (Fraser, 2011 b; Fraser et Jaeggi, 2018: 11-12).

Le capitalisme se définit par quatre traits fondamentaux :


1. La division de la société en deux classes : les propriétaires des moyens de production et
les producteurs;
2. L’institution du salariat et la vente de la force de travail;
3. La dynamique de l’accumulation du capital reposant sur l’expansion du capital et la quête
de profit au détriment de la consommation et de la satisfaction des besoins;
4. L’appropriation et l’allocation privées du surplus, donnant ainsi le pouvoir à une minorité
de capitalistes qui peut ainsi déterminer l’orientation de l’économie et de la société
(Fraser et Jaeggi, 2018, 15 et 28).
28 LA THÉORIE CRITIQUE DE NANCY FRASER

Le capitalisme est appréhendé comme un ordre social institutionnalisé. Cette conception dépasse
l’approche orthodoxe qui confine le capitalisme au système économique, à la dynamique
d’exploitation du travail et aux institutions mises en place pour en assurer la reproduction. À
l’encontre de cette orthodoxie, Nancy Fraser propose d’enrichir l’analyse du capitalisme en
prenant également en compte les conditions non économiques qui rendent possibles son
existence même et sa reproduction. Ces conditions de possibilité du capitalisme sont associées à
quatre séparations institutionnelles : 1) séparation entre la production économique et la
reproduction sociale; 2) séparation entre l’exploitation et l’expropriation; 3) séparation entre
l’activité économique (humaine) et la nature et 4) séparation entre l’économie et le politique
(Fraser, 2014 et 2015 et Fraser et Jaeggi, 2018: 52-53). Chacune de ces séparations établit une
relation de correspondance, qui évolue le plus souvent pour prendre la forme d’une
contradiction, entre une dimension essentielle de l’économie capitaliste et une condition qui la
rend possible en s’incarnant dans des formes institutionnelles spécifiques et dans une division
sociale du travail tout aussi spécifique. L’exacerbation des contradictions au sein de chacune des
séparations est due au fait que le capitalisme a tendance à détruire les conditions qui assurent
son existence et son développement. Elle représente l’élément déclencheur d’une crise majeure
du capitalisme, dont l’issue dépend largement des mouvements sociaux (Fraser, 2015). Enfin, au
cœur de chacune de ces séparations, émerge un mouvement social spécifique.

La première séparation institutionnalise la prise en charge des activités du « prendre soin » et


des tâches domestiques dans une arène d’activités séparée de la production économique des
marchandises. Ces activités de reproduction sociale, qui rendent possible la production
économique, sont largement réalisées sous la forme du travail non rémunéré assumé par les
femmes dans la famille ou dans le cadre du travail rémunéré réalisé en dehors du marché dans
des institutions publiques (écoles, garderies ou centres pour les personnes âgées) qui emploient
en très grande majorité des femmes. Il y a donc une division genrée du travail : les femmes sont
cantonnées dans la reproduction sociale et les hommes dans la production économique (Fraser
et Jaeggi, 2018: 31-35). C’est au sein de cette séparation qu’apparaît le mouvement féministe
(Arruzza et al., 2019).

La frontière entre la reproduction sociale et la production économique est aujourd’hui


considérablement affaiblie dans le cadre du capitalisme financiarisé, donnant ainsi lieu à
l’émergence de la part des ménages de solutions multiples et variables selon les classes sociales
sur une trame de fond au sein de laquelle on assiste à la généralisation des ménages à deux
revenus. À une extrémité du spectre, logent les pauvres et les classes défavorisées (« the poor
and the working classes »), qui s’efforcent de joindre les deux bouts en travaillant de longues
heures dans des emplois faiblement rémunérés et faiblement qualifiés, tout en assumant leurs
responsabilités domestiques par du travail non rémunéré ou en faisant appel à la parenté et à la
communauté. À l’autre extrémité, se retrouve la classe supérieure des cadres et des
professionnels (« the profesional-managerial strata ») au sein de laquelle les femmes
poursuivent une carrière professionnelle exigeante, tout en donnant à contrat à des immigrants
ou à des minorités ethniques les tâches domestiques qu’elles assumaient traditionnellement. On
assiste dès lors à une dualisation de la reproduction sociale qui est soit marchandisée
(« commodified »), dans les ménages à revenus élevés, soit privatisée et accomplie par du travail
LA THÉORIE CRITIQUE DE NANCY FRASER 29

non rémunéré dans les ménages à faibles revenus, qui incidemment travaillent souvent comme
aides domestiques dans les familles aisées (Fraser et Jaeggi, 2018: 169).

La deuxième séparation distingue l’exploitation de l’expropriation. Dans le cadre de


l’exploitation, le capital achète la force de travail pour une valeur égale aux coûts de sa
reproduction. Cette valeur représente le salaire. Au-delà de cette valeur, le surplus créé au cours
de la production, équivalent à la plus-value, est accaparé par le capital. Dans le cadre de
l’expropriation, le capital s’accapare du travail des personnes, de leurs terres et de leurs
ressources naturelles sans en payer les coûts de leur reproduction. C’est donc dire que dans ce
cas le salaire est inférieur à la valeur de la force de travail, dont la reproduction est assurée non
seulement par le travail non rémunéré des femmes dans le cadre du travail domestique, mais
aussi par une ponction supplémentaire de ressources dans la communauté locale qui doit fournir
une contribution supplétive aux salaires excessivement bas afin d’assurer les conditions
minimales d’existence des travailleurs et de leur famille. Cela se traduit par une pauvreté et un
dénuement quasi extrêmes, selon les standards occidentaux. L’expropriation est associée par
Marx à l’accumulation primitive du capitalisme qui a consisté à exproprier les paysans et les
artisans pour les transformer en prolétaires. Pour Marx, l’accumulation primitive était
considérée comme un épisode historique unique et préalable à l’avènement du capitalisme
industriel. En pérennisant l’expropriation, dans le cadre du capitalisme contemporain, les classes
dominantes se sont dotés d’un dispositif de captation d’une part encore plus grande de la valeur
ajoutée; car, en sus de la plus-value s’ajoute la différence entre la valeur de la force de travail et le
salaire. L’expropriation revêt principalement deux formes différentes dans le capitalisme
contemporain. Comme l’ont montré des travaux remontant aux années 1960 et 1970 (Amin,
1993; Emmanuel, 1969 et Jalée 1965), la première forme s’apparente à l’accumulation primitive
lorsque le capitalisme étend son emprise dans les pays de la périphérie à la recherche des coûts
de main-d’œuvre les plus bas et qu’il se livre aussi au pillage des ressources naturelles. La
deuxième forme prend place dans les pays du centre et concerne les emplois payés en-dessous
des coûts de reproduction de la main-d’œuvre. Elle regroupe certains emplois faiblement
rémunérés et faiblement qualifiés dans les services privés et dans le secteur agricole,
notamment. L’originalité de Nancy Fraser et d’autres auteurs contemporains, d’ailleurs, (voir
notamment le débat avec Linda Alcoff, dans Fraser 2007 b: 310-311) est d’avoir montré que ces
emplois connaissent un processus de racialisation. En effet, l’insertion dans l’une ou l’autre forme
des relations économiques, soit l’exploitation et l’expropriation, se traduit par une position
différente dans la hiérarchie des droits politiques et des statuts associés à la race. Les travailleurs
exploités jouissent des droits politiques associés à la citoyenneté et occupent une position
dominante dans la hiérarchie des statuts associés à la race, tandis que les travailleurs expropriés
sont souvent privés de la citoyenneté, comme dans le cas des travailleurs migrants et des
nouveaux arrivants de date récente, et ils occupent une position dominée dans la hiérarchie des
statuts associés à la race (Fraser et Jaeggi, 2018: 39-47). L’exploitation donne lieu aux luttes de
distribution entre le capital et le travail, tandis que pour les travailleurs expropriés, les luttes de
redistribution, de reconnaissance et de représentation s’entrecroisent. Les mouvements sociaux
qui émergent dans cette séparation entre l’exploitation et l’expropriation appartiennent aux
luttes pour la justice globale, contre le colonialisme et contre toutes les formes de discrimination
et de racialisation associées aux minorités ethnoculturelles sur le marché du travail.
30 LA THÉORIE CRITIQUE DE NANCY FRASER

Dans le cadre des deux premières divisions, on assiste à des processus de féminisation et de
racialisation de certains segments du marché du travail et de certaines activités qui assurent les
conditions de possibilité du capitalisme.

« Les différences de genre et de race sont produites par des dynamiques de pouvoir qui
assignent les individus à des positions structurelles dans la société capitaliste… La division
du genre peut bien être plus vieille que le capitalisme, par contre elle prend la forme
moderne de la suprématie masculine seulement dans et à travers la séparation au sein du
capitalisme entre la production et la reproduction. Le même raisonnement s’applique à la
race. Bien que les ‘différences raciales’, comme nous les comprenons de nos jours, puissent
avoir certaines affinités avec les formes antérieures de préjudices associés à la couleur de
la peau, elles prennent leur forme moderne impérialiste suprémaciste-blanche (« White-
supremacist guise ») seulement dans et à travers la séparation capitaliste entre
l’exploitation et l’expropriation. En l’absence de ces deux divisions et des subjectivations
qui les accompagnent, ni la domination raciale ni la domination de genre n’existeraient
sous aucune des formes qui ressemblent à celles d’aujourd’hui. » (traduction libre) (Fraser
et Jaeggi, 2018: 111).

La troisième séparation porte sur la prise en compte de la nature dans les activités humaines de
production des biens et des services. Dans le cadre du capitalisme, la nature est asservie aux
activités de production économique. Elle s’insère dans le modèle « tap and sink » alimentant le
système économique en ressources et absorbant les rebuts générés par la production. Au fil du
temps, le capitalisme détruit ses conditions naturelles de possibilité avec l’épuisement des
ressources et l’accumulation des rejets dans l’environnement au-delà de ses capacités
d’absorption. La crise écologique actuelle est d’une telle ampleur qu’elle pose des limites
objectives au développement du capitalisme (Fraser et Jaeggi, 2018: 11-12 et 35-36). Sans
surprise, le mouvement écologique émerge dans le cadre de cette séparation.

La dernière séparation concerne les relations entre l’économie et le politique. Elle s’applique au
rôle de l’État dans la régulation de l’économie. L’apparition et le développement du capitalisme
ont reposé largement sur le pouvoir de l’État. Au cours du fordisme, l’État a joué un rôle majeur
dans la conception et la mise en œuvre d’institutions qui ont assuré une distribution des revenus
compatible avec la croissance économique et l’amélioration du niveau de vie de la classe
ouvrière. Avec la mondialisation et la financiarisation du capitalisme, le pouvoir de l’État s’est
atténué considérablement dans le sillage du déploiement des firmes multinationales et de la
nouvelle division internationale du travail. On assiste même à une dé-démocratisation des
sociétés, alors que l’État est dépossédé de sa substance par le pouvoir financier et la
mondialisation (Fraser, 2015 et Fraser et Jaeggi, 2018: 37-39). Conjuguée à la marginalisation de
l’État, la mondialisation soulève, comme on l’a vu dans la section précédente, des enjeux majeurs
de représentation. Les mouvements sociaux associés à la séparation entre l’économie et le
politique sont principalement le mouvement ouvrier et la « nouvelle gauche ». Alors que le
premier a concentré, et concentre encore, ses revendications sur la défense de l’État-providence,
la nouvelle gauche a surtout critiqué ce dernier pour son « paternalisme bureaucratique » et les
LA THÉORIE CRITIQUE DE NANCY FRASER 31

formes d’exclusion que ses politiques comportaient à l’égard des femmes, des minorités
ethnoculturelles et des minorités sexuelles (Fraser 2016 b: 112).

Axes de différenciation sociale

La société capitaliste est une fabrique sociale d’injustices et de groupes sociaux. Ces derniers sont
insérés dans une structure de classes et dans une hiérarchie de statuts. La structure de classes se
caractérise par « l’existence de dispositifs économiques institutionnalisés qui systématiquement
dénient à certains de leurs membres les moyens et les opportunités dont ils ont besoin pour
participer à la vie sociale sur un pied d’égalité avec les autres » (traduction libre) (Fraser, 2003 a:
49). Comme illustration des dispositifs économiques institutionnalisés, on pourrait mentionner
l’assurance-chômage, le salaire minimum, l’aide sociale, la discrimination systémique dont sont
victimes les femmes sur le marché du travail, les frais de scolarité et l’aide financière aux
étudiants, les prestations de retraite et les politiques relatives à l’immigration. Toutes ces
mesures contribuent à la formation d’un bassin de main-d’œuvre à faible pouvoir de négociation
auquel les entreprises font appel pour occuper des emplois faiblement rémunérés et faiblement
qualifiés (Lapointe, 2013 et Lapointe et Bach, 2016).

La hiérarchie statutaire pour sa part correspond à « l’existence de modèles de valeurs culturelles


institutionnalisés qui dénient de manière persistante à certains de leurs membres la
reconnaissance dont ils ont besoin » (Fraser, 2003 a: 49). Pour illustrer le modèle typique de la
discrimination statutaire, il est fait référence aux homosexuels ou aux LGTB dont l’orientation
sexuelle les opposent à l’hétéronormativité dominante. On peut également se référer aux
processus de racialisation et de féminisation à l’œuvre sur le marché du travail, présentés
précédemment.

Les groupes sociaux issus de la fabrique sociale du capitalisme représentent autant d’ordres de
subordination et de domination. Ils s’insèrent dans des axes de différenciation sociale (figure 1).
Certains de ces groupes sont davantage associés à la structure de classe ou à la hiérarchie
statutaire, alors que d’autres sont mixtes appartenant à l’une et à l’autre. Les axes de
différentiation sociale sont aussi des axes d’oppression, car les groupes se caractérisent aussi par
une asymétrie de pouvoir, selon qu’ils sont dominants ou dominés (Fraser 2011 a [1995]: 21-31;
32 LA THÉORIE CRITIQUE DE NANCY FRASER

Fraser 2012 [2001]: 221-224 et Fraser 2007 b). Il faudrait toutefois éviter d’associer chacun des
groupes sociaux dominés à l’une ou l’autre des dimensions de la justice sociale. Bien que la classe
ouvrière et les homosexuels se caractérisent davantage par des revendications respectives de
distribution et de reconnaissance, tous les groupes, et particulièrement les groupes mixtes, sont
concernés tant par les injustices économiques que par les injustices culturelles et politiques. « Et
qui est à la fois homosexuel et ouvrier a autant besoin de redistribution que de reconnaissance »
(Fraser, 2011 A [1998]: 48). Cela est d’autant plus vrai lorsqu’on se penche sur le cas des
personnes, prises individuellement. Dans ce cas, les appartenances de groupes s’enchevêtrent,
car « [p]ersonne n’est tout simplement une femme : on est femme, blanche, juive, de la classe
moyenne, philosophe, lesbienne, socialiste et mère » (Fraser, 2012 [1990]: 192-193).
L’intersectionnalité est l’approche qui permet le mieux de cerner la multiplicité des
appartenances à notre époque contemporaine (Hill Collins et Bilge, 2016 et Fraser, 2012 [2009]:
289). Elle a pour conséquence de complexifier les luttes sociales et de rendre difficiles leur
fédération et leur unification autour d’un principe commun. C’est ici que la théorie de la justice
sociale apporte une contribution majeure en proposant la parité de participation comme
principe fédérateur des mouvements sociaux en lutte contre les multiples formes d’injustice.
LA THÉORIE CRITIQUE DE NANCY FRASER 33

IV. MOUVEMENT SOCIAUX ET LES LUTTES SOCIALES

Les mouvements sociaux occupent une place cardinale dans la théorie de Nancy Fraser
(Ferrarese, 2015). C’est en suivant le cours de leur histoire récente que cette dernière a élaboré
et enrichi sa théorie de la justice sociale. Cette importance accordée aux mouvements sociaux
découle certes de sa théorie de la société qui conjugue deux plans, la topographie structurelle et
l’action sociale. Mais elle relève aussi de sa conception de la justice dans le cadre de laquelle ce
sont les mouvements sociaux qui luttent contre les injustices. Enfin, elle réfère au projet de la
théorie critique qui se propose de contribuer tant à l’analyse des formes de domination qu’à
l’émancipation dont les mouvements sociaux sont les porteurs.

Pendant les « trente glorieuses », la distribution a représenté l’enjeu dominant des mouvements
sociaux et de la justice sociale, alors presque totalement réduite à la justice distributive. Elle s’est
incarnée principalement dans les luttes syndicales et celles du mouvement féministe de même
que dans les politiques de l’État-providence. Cette période se caractérise d’ailleurs par un
resserrement des inégalités. Avec les années 1960 et 1970, on assiste à un tournant culturel et à
la montée en régime des luttes pour la reconnaissance qui vont progressivement occuper la
première place en marginalisant les luttes pour la redistribution, malgré la croissance notable
des inégalités. C’est alors que Nancy Fraser met de l’avant sa théorie bi-dimensionnelle de la
justice sociale, alliant distribution et reconnaissance et qu’elle critique les approches qui les
opposent faussement. Dans les années 2000, avec la consolidation de la mondialisation et du
capitalisme financier, dans le cadre du néolibéralisme, alors que les mouvements sociaux sont
confrontés à la marginalisation de l’État territorial/national, elle propose d’ajouter une troisième
dimension à sa théorie de la justice sociale, soit la représentation. Avec l’approfondissement de la
crise multidimensionnelle du capitalisme, au tournant des années 2010, tout en étant alors
interpelée par la montée du populisme et par les « liaisons dangereuses » nouées par certains
mouvements sociaux avec le néo-libéralisme, Nancy Fraser redéfinit le modèle de Polanyi pour le
transformer en un triple mouvement en y introduisant l’émancipation (Fraser, 2016 a; Fraser,
2012 [2009] et [2010]; Fraser, 2011 b: 157 et Fraser, 2008: 400).

Avec le tournant culturel, on assiste à une opposition entre les luttes économiques pour la
redistribution, associées aux classes dominées, et les luttes culturelles pour la reconnaissance,
associées à des identités diverses. Les défenseurs des luttes pour la redistribution considèrent
que les luttes pour la reconnaissance représentent un facteur de division des classes dominées
dans leurs revendications de politiques redistributives. Quant aux tenants des luttes pour la
reconnaissance, ils soutiennent que ces politiques redistributives favorisent l’assimilation des
minorités au modèle dominant de valeurs culturelles et qu’elles dénient la reconnaissance des
différences. Selon la théorie de la justice sociale de Nancy Fraser, c’est là une fausse opposition,
car, comme nous l’avons vu plus haut, tous les axes de différenciation sociale comportent dans la
vie réelle un mélange spécifique de distribution et de reconnaissance (Fraser 2011 a [1998]: 47).
34 LA THÉORIE CRITIQUE DE NANCY FRASER

Dans la période contemporaine, nombre de mouvements sociaux sont animés par une quête de
reconnaissance, dont l’un des enjeux majeurs est l’importance accordée, soit aux différences et à
l’identité, soit à l’émancipation. Nancy Fraser contribue à mieux comprendre cet enjeu en
proposant deux modèles de lutte pour la reconnaissance. Le premier, le modèle identitaire,
accorde une importance centrale aux différences et à l’identité, tandis que l’autre accorde une
importance centrale à l’émancipation, tout en respectant les différences et en subordonnant les
identités à un projet de transformation sociale. Le modèle identitaire s’appuie sur la
problématique hégélienne de la reconnaissance centrée sur l’intersubjectivité et la construction
de l’estime de soi et de son identité dans le regard de l’autre. Il transpose cette problématique
dans les domaines politique et culturel, en l’appliquant aux groupes en quête de reconnaissance.
Le regard méprisant des groupes dominants à l’égard des groupes dominés entraîne chez les
membres de ces derniers une dévalorisation et une atteinte significative à leur estime de soi.
Pour remédier à cette situation dégradante, les groupes dominés doivent se construire une
identité et un culture propre qui seront valorisées et reconnues par les groupes dominants. Or, le
modèle identitaire comporte deux failles substantielles. La première faille est l’évincement de la
redistribution qui est dès lors subordonnée à la reconnaissance. Elle s’appuie sur une vision
culturaliste selon laquelle la distribution inique est une conséquence d’un déni de
reconnaissance. La deuxième faille consiste en la réification de l’identité du groupe. Lorsque
réifiée, cette dernière appartient aux caractéristiques essentielles et substantielles qui sont
« innées » et qui forment l’identité du groupe, tout en dissimulant les rapports sociaux de
domination et les processus d’attribution d’identités dévalorisées, à la manière des processus de
racialisation et de féminisation de certains segments du marché du travail, comme on l’a vu plus
haut. La réification de l’identité entraîne également la dissimulation des rapports sociaux
internes de domination au sein du groupe, en imposant une identité unique à ses membres, tout
en interdisant ou en cherchant à contrôler le regard externe jugé « inauthentique », biaisé et
considéré comme un véhicule de la culture dominante. D’une manière ironique, le modèle
identitaire entraîne une dérive communautaire de repli sur soi, contraire à la problématique
hégélienne de la reconnaissance sur laquelle il s’appuie (Fraser 2011 a [2000]: 74-79). Tout cela
n’est pas sans rappeler les débats récents autour de l’appropriation culturelle.

Le modèle statutaire de la reconnaissance associe le déni de reconnaissance à une question de


subordination statutaire. Il s’attarde au statut des personnes qui sont victimes d’injustice et qui,
le plus souvent, appartiennent à plus d’un axe d’oppression sociale. Il permet de prendre en
compte la complexité des injustices, dans le cas où les victimes souffrent d’un déni de
reconnaissance associées notamment au genre, à la religion et à une minorité ethno-culturelle
dominée. C’est le cas des femmes musulmanes qui portent le foulard. Dans le cadre d’une
approche féministe républicaine, on sera favorable à l’interdiction du foulard dans l’espace
public ou dans le cadre de l’exercice de certaines professions, parce que le port du foulard est
considéré comme un symbole de la domination masculine. L’effet pervers de ces mesures risque
fort d’entraîner un repli des femmes musulmanes dans leur communauté qui renforcera alors
son emprise sur elles. Une approche féministe inspirée du modèle statutaire, sensible aux
multiples axes d’oppression et préoccupée par l’émancipation des femmes musulmanes adoptera
plutôt une approche pragmatique. Au lieu d’interdire le port du foulard dans l’espace public et
dans l’exercice de certaines professions, elle prendra appui sur le contexte actuel de remise en
LA THÉORIE CRITIQUE DE NANCY FRASER 35

question du port du foulard au sein même des communautés musulmanes et elle incitera les
femmes portant le foulard à s’émanciper de leurs communautés, à occuper davantage la sphère
publique et à participer pleinement aux délibérations publiques sur un pied d’égalité avec les
autres. Pour ce faire, elle cherchera à réunir progressivement les conditions qui rendent cette
parité de participation possible ou, tout au moins, qui la rendent moins inégale (Fraser 2011 a
[2000]: 74-79; Fraser 2012 [2001]).

L’un et l’autre des modèles de reconnaissance sont associés à des mouvements sociaux
différents. Le modèle identitaire se combine avec des mouvements sociaux qui placent l’identité
au centre de leurs revendications qui sont davantage de nature affirmative. Par contre, le modèle
statutaire correspond davantage aux mouvements sociaux au sein desquels les aspects
identitaires découlent d’un projet de transformation sociale. Ces mouvements sociaux sont
davantage susceptibles d’intégrer les trois dimensions de la justice sociale (Fraser, 2007 a: 307-
309). Le mouvement zapatiste illustre ce type de mouvement social qui en outre se déroule sur
une base multi scalaire. En faisant appel à la mobilisation des paysans pauvres et des peuples
autochtones, il adresse des revendications aux divers paliers de la chaîne d’oppression : aux
dirigeants locaux dont il dénonce la corruption et la gestion despotique; au gouvernement
fédéral dont il critique l’autoritarisme; aux corporations transnationales accusées de piller les
ressources naturelles et d’exproprier la main-d’œuvre; à l’accord de libre-échange nord-
américain qu’il associe à la domination américaine et aux structures de gouvernance du
capitalisme mondialisé qu’il estime non démocratiques. Les Zapatistes allient des revendications
redistributives contre la dépossession de leurs terres communales, des revendications de
reconnaissance contre une hiérarchie néocoloniale ethno-raciale autoritaire à d’autres
revendications de représentation dans les diverses instances de la chaîne d’oppression (Fraser,
2010: 368-369 et Fraser, 2007 b: 317-318).

Du double mouvement au triple mouvement

C’est avec l’exacerbation de la crise actuelle que Nancy Fraser redécouvre Karl Polanyi. À la toute
fin de la Deuxième Guerre Mondiale, ce dernier publie son ouvrage intitulé La Grande
Transformation. Encore sous le choc de cette guerre dévastatrice et excessivement meurtrière, il
analyse l’histoire du capitalisme au cours du dernier siècle et demi qui précède la parution de
son ouvrage. Il soutient une thèse majeure à l’aide d’un nouveau concept, soit l’encastrement
social de l’économie et du marché. Avant l’avènement du capitalisme, ces derniers ont toujours
été insérés dans des normes sociales qui en ont régulé le fonctionnement afin de protéger la
société et notamment le travail, la terre et la monnaie. Le projet de désencastrement de
l’économie et du marché et de transformer le travail, la terre et la monnaie en marchandises, qui
en vertu de leur nature demeureront néanmoins « fictives », et de les soumettre à la loi de l’offre
et de la demande sur le marché a déclenché un vaste mouvement social de protection de la
société. Polanyi résume les luttes sociales de cette période par la métaphore d’un double
mouvement opposant les défenseurs d’un marché autorégulé aux groupes sociaux qui favorisent
le maintien et le développement de protections sociales pour assurer la reproduction de la
société. En se démarquant des approches centrées sur l’économie et marquées par le
fonctionnalisme, Polanyi place les luttes sociales au cœur de l’histoire et de la dynamique des
36 LA THÉORIE CRITIQUE DE NANCY FRASER

crises (Polanyi, 1983 [1944]). Ces dernières sont alors « moins à comprendre en termes
d’effondrement de l’économie au sens strict que de désintégration des communautés,
d’éclatement des solidarités et de pillage de la nature. [Leurs] racines se trouvent moins dans des
contradictions internes – comme la baisse tendancielle du taux de profit – que dans un
gigantesque repositionnement de l’économie par rapport à la société » (Fraser, 2012 [2010]:
311).

Tout en reconnaissant la contribution majeure de Polanyi, Nancy Fraser en souligne deux limites
majeures. En premier lieu, par son approche quasi manichéenne du marché et de la société, en
« démonisant » l’un et en « romantisant » l’autre, Polanyi s’interdit de voir que le marché peut
permettre à certains groupes sociaux de se libérer de certaines formes de domination grâce à la
liberté et aux droits individuels, à l’émergence et au développement desquels le marché
contribue. Au regard de la société, il est aveugle devant les formes de domination patriarcale
qu’elle comporte et au déni de reconnaissance qu’elle inflige aux femmes. Par ailleurs, en second
lieu, Polanyi laisse dans l’ombre un grand nombre de luttes sociales qui n’entrent pas dans son
modèle bi-dimensionnel et occidentalo-centriste. Il oublie les luttes des femmes, les luttes des
esclaves, les luttes de Noirs et les luttes des pays du Sud contre le colonialisme. Toutes ces luttes,
qui se sont déroulées tout au long de l’histoire retracée par Polanyi, sont marquées par le projet
de l’émancipation. Certaines d’entre elles sont encore plus prégnantes aujourd’hui. C’est ce qui
incite Nancy Fraser à revoir le modèle de Polanyi pour y ajouter une troisième dimension, soit
l’émancipation, afin de mieux rendre compte de la nouvelle grammaire des luttes sociales (voir
figure 2).
LA THÉORIE CRITIQUE DE NANCY FRASER 37

Chacune des dimensions du triangle est irréductible aux autres, mais chacune est ambivalente et
toujours étroitement reliée aux deux autres. La protection sociale atténue l’impact du marché sur
la société, mais elle est aussi porteuse de domination et d’exclusion, notamment dans la famille et
dans le mode de dispensation des services par l’État-providence. La marchandisation contribue à
l’émancipation au regard de la domination traditionnelle ou de celle de l’État-providence, mais
elle fragilise la protection sociale. L’émancipation est génératrice de libération, mais elle détruit
le tissu des solidarités sociales et contribue ainsi à la marchandisation (Fraser, 2017 [2013];
Fraser 2012 [2010]: 320-321 et Fraser 2011 b: 155-156).

Le triple mouvement aide à comprendre pourquoi il n’y a pas de vastes mobilisations autour de
la protection sociale contre les effets dévastateurs de la présente crise multidimensionnelle du
capitalisme :
 économique (Grande récession, 2007-2012; accroissement des inégalités et précarisation
de l’emploi);
 sociale (fragilisation des communautés et des familles; immigration et guerres);
 écologique (réchauffement du climat) et
 politique (marginalisation des États nationaux et absence de régulation démocratique
internationale).

Dans le contexte de cette crise et du projet néolibéral triomphant, c’est le retour de la Grande
Transformation (« Great Transformation redux ») (Fraser 2011 b: 137-139; Tooze, 2018).

Dans la grammaire actuelle des luttes sociales, deux facteurs expliquent la relative « inertie » des
luttes sociales progressistes. En premier lieu, il s’agit de l’alliance entre plusieurs mouvements
identitaires, porteurs d’une émancipation, et le néolibéralisme, dominé par la finance et
l’industrie des technologies de l’information et des communications (Fraser 2017 a: 57; Streeck,
2017). Cette alliance est scellée dans le cadre du néolibéralisme progressiste qui fait la
promotion de la marchandisation, de l’émancipation sur la base du marché et de la destruction
des protections sociales. C’est en ce sens, que Nancy Fraser interprète les « liaisons
dangereuses » entre le féminisme culturel, centré sur le modèle identitaire, et le néolibéralisme
(Fraser, 2012 [2009]: 295-301). On pourrait faire une relation similaire pour le mouvement
LGTB. De la rencontre entre le néolibéralisme et les nouveaux mouvements sociaux qui ont lutté
contre les discriminations associées au genre, à la race, à la religion et à l’orientation sexuelle, est
ainsi né le néo-libéralisme progressiste qui « cible la diversité, l’égalité de genre, la méritocratie,
l’émancipation, tout en abolissant les protections sociales instituées au cours du siècle dernier »
(Ferrarese, 2018: 591). D’une manière certes plus symbolique que réelle et dans des formes
d’organisation du travail ambivalentes, le néolibéralisme et son projet de marchandisation ont
également réussi à incarner la quête d’autonomie de nombre de professionnels et de salariés,
désamorçant ainsi leur opposition. Du moins, c’est la thèse du « nouvel esprit du capitalisme »
que Nancy Fraser reprend à son compte et dont le modèle idéal est celui de « l’individu libre et
sans entraves, tout occupé à se modeler lui-même » (Fraser 2012 [2009]: 297-298). En deuxième
lieu, il y a la montée du populisme réactionnaire qui s’appuie sur l’ancienne classe moyenne des
38 LA THÉORIE CRITIQUE DE NANCY FRASER

cols bleus et des cols blancs qui sont les perdants de la mondialisation (Milanovic, 2016), ceux
que la candidate à la présidence aux élections présidentielles américaines de novembre 2016,
Hilary Clinton, a associé à un « panier de déplorables », composé de « racistes, sexistes,
homophobes, xénophobes, islamophobes, choisissez », en référence à l’électorat de son
adversaire, Donald Trump (Guilly, 2018: 19-20). À ces derniers, la social-démocratie
traditionnelle, étant donné sa cooptation par le néolibéralisme dans le cadre de la troisième voie,
n’a rien à leur proposer, si ce n’est un dédain condescendant. Et il en est de même pour une
bonne partie du mouvement syndical. La troisième voie combine ainsi les politiques
progressistes de reconnaissance avec des politiques économiques néo-libérales, les premières
masquant les secondes (Fraser, 2007 b: 312). Le cours des choses pourrait changer si la social-
démocratie renouvelée pouvait mobiliser les perdants de la mondialisation, s’ouvrir davantage
aux revendications d’émancipation et nouer une alliance avec les mouvements sociaux porteurs
de ces revendications qui, pour leur part, deviendraient plus sensibles aux protections sociales
(Fraser 2017 a et 2016 a).

Il serait nécessaire de développer cette nouvelle grammaire des luttes sociales pour y introduire
le mouvement écologique, les luttes des mouvements sociaux à l’échelle internationale, comme
celui pour la justice globale (Della Porta, 2015), ainsi que les luttes des minorités ethno-
culturelles opprimées. Tous ces mouvements pourraient aisément trouver leur place dans la
théorie critique de Nancy Fraser. Le mouvement écologique fait partie du projet de protections
sociales, puisque dans l’esprit de Polanyi, la terre est l’une des « marchandises fictives » qu’il faut
protéger. Par ailleurs, dans la conception du capitalisme de Nancy Fraser, le mouvement
écologique s’insère dans l’une des séparations institutionnelles qui caractérise son approche
étendue du capitalisme. La crise écologique s’inscrit enfin dans la tendance du capitalisme à
détruire ses conditions de possibilité (voir plus haut, la section III). Quant aux mouvements
sociaux de justice globale, ils s’insèrent dans les luttes redistributives à l’échelle internationale,
tout en mettant de l’avant des revendications de représentation pour combler la situation de
mauvais cadrage (voir plus haut la section II) et ils pourraient ainsi bien s’intégrer dans la
dimension de la protection sociale du triple mouvement. Enfin, les luttes des minorités ethno-
culturelles conjuguent les revendications de reconnaissance et de redistribution (voir plus haut
les sections II et III) et pourraient s’incorporer dans les dimensions de l’émancipation et de la
protections sociale.
LA THÉORIE CRITIQUE DE NANCY FRASER 39

V. JUSTICE SOCIALE ET TRANSFORMATION SOCIALE

Conformément à sa double mission, la théorie critique doit non seulement exposer les formes de
domination, mais elle doit aussi contribuer à l’émancipation. En conséquence, force est d’avoir
une théorie de l’action collective susceptible de contribuer à la transformation sociale. Cette
théorie se doit d’être contemporaine et de tenir compte de l’histoire des mouvements sociaux, de
ses succès et de ses échecs. Dès lors, il s’impose de dépasser les approches traditionnelles
qu’elles soient réformistes ou révolutionnaires. Car, les unes ont davantage contribué à renforcer
le système capitaliste, à la suite de leur cooptation dans le néolibéralisme, tandis que les autres
ont plutôt échoué, en bradant la démocratie pour un socialisme réel à l’opposé du socialisme
utopique des premiers penseurs socialistes. Comment alors envisager la transformation sociale ?

Hier encore, on aurait abordé la question de la transformation sociale comme la transition du


capitalisme au socialisme, transition au sein de laquelle la lutte des classes et la classe ouvrière
auraient joué un rôle majeur. La phase cruciale préalable à cette transition était conçue comme
celle de la conscientisation de la classe ouvrière, c’est-à-dire sa transformation d’une classe en
soi en une classe pour soi. C’étaient là les approches de Marx et de la première génération de
l’École de Francfort qui ont jusqu’à tout récemment inspiré des générations de militants radicaux
dans les syndicats et le mouvement ouvrier. Mais cela ne s’est pas produit. Faut-il alors miser sur
le mouvement ouvrier et le syndicalisme dans les pays du Sud ? Sans écarter d’emblée cette
perspective, Nancy Fraser envisage la transformation sociale contemporaine comme la transition
d’une société stratifiée à une société égalitaire, dans laquelle les inégalités et les injustices
auraient disparu, sans pour autant éliminer les différences (Fraser, 2011 a [1992]: 129).

Pour mieux comprendre la dynamique de l’action collective, nombre de théoriciens et de


militants, notamment ceux qui se préoccupent du syndicalisme, se sont tournés vers les théories
des mouvements sociaux, développées dans les années 1970. Les approches portant sur les
nouveaux mouvements sociaux (Touraine, Melucci et Offe) ont certes insisté sur les
déterminants structurels et sur le conflit, tout en mettant de l’avant l’importance des acteurs et la
nécessité de prendre en compte l’avènement d’une société post-industrielle, mais elles sont
demeurées plutôt muettes sur le passage des tensions structurelles à l’action collective. Quant
aux autres théories, hantées par le paradoxe d’Olson, elles se sont plutôt appuyées sur la théorie
de l’action rationnelle, en faisant le plus souvent abstraction des origines structurelles de l’action
collective. La rationalité instrumentale, typique du système capitaliste, avec ses calculs
coûts/bénéfices et ses évaluations contraintes/opportunités, domine alors largement, en
« colonisant » ainsi, pour reprendre l’expression d’Habermas, l’étude et la pratique des
mouvements sociaux. Même la théorie de la mobilisation de Kelly (1998), si populaire
aujourd’hui dans les approches critiques en relations industrielles, n’y échappe pas. Avant de
passer à l’action, il y a un calcul d’opportunité, en référence notamment à Tilly. Autre élément
agaçant, il y a ce qu’on pourrait appeler le processus d’attribution (ou de cadrage et de
décadrage) qui accorde un rôle fort important aux minorités agissantes et aux intellectuels (Della
Porta et Diani, 2006; Crossley, 2002 et Heery, 2016).
40 LA THÉORIE CRITIQUE DE NANCY FRASER

Par son insertion dans l’approche discursive, la théorie critique de Nancy Fraser se situe sur un
tout autre terrain. C’est d’abord une situation vécue et ressentie d’injustice qui motive les acteurs
sociaux à dénoncer publiquement les injustices et à inventer un nouveau vocabulaire pour les
nommer. C’est ainsi que, par exemple, les comportements violents d’un conjoint, longtemps
considérés comme appartenant au domaine des relations privées au sein du ménage, deviennent
une question publique de violence conjugale. Sur un autre plan, le salaire d’abord considéré
comme le résultat du jeu de l’offre et de la demande sur le marché du travail et relevant du
domaine privé de l’entreprise et de l’économie, devient une question publique de salaire viable,
devant assurer une vie minimalement décente pour les travailleurs faiblement rémunérés. Par
leurs dénonciations et leurs revendications, les acteurs sociaux font émerger du domaine privé,
qu’il s’agisse de la famille ou de l’entreprise, qu’il s’agisse du domaine domestique ou du domaine
économique, certaines situations considérées comme des injustices dont ils revendiquent
l’élimination. En les rendant publiques et en les insérant dans le domaine politique, ils
contribuent à la politisation de ces injustices et de ces revendications. Ces dernières deviennent
alors des objets de controverses qui se déroulent dans des délibérations publiques, au cours
desquelles toutes les personnes concernées échangent, sur une base plus ou moins équitable, des
arguments et des contre-arguments. C’est au cours de ce processus que les mouvements sociaux
émergent et se développent (Fraser, 2012 [1989]: 86-93).

Concernant l’équité et la légitimité des délibérations publiques, on a vu plus haut, dans la


première section, que Nancy Fraser est en débat avec Habermas. Non seulement lui reproche-t-
elle de ne pas tenir compte des inégalités, mais elle considère que ce dernier se cantonne dans
une approche procédurale, faisant abstraction des relations sociales au cours des délibérations et
des résultats de ces dernières. Elle poursuit ce débat avec Rainer Forst en soutenant que l’équité
et la légitimité des procédures de délibération reposent non pas sur la seule syntaxe formelle des
arguments, soit sur la qualité des procédures, mais qu’elles relèvent d’abord et avant tout des
relations sociales. « Est-ce que les relations sociales permettent à chacun de participer
pleinement à titre de pair ? Est-ce que les asymétries de pouvoir institutionnalisées privent
certains interlocuteurs des ressources, du statut et du droit d’expression qui sont requis pour
pleinement participer ? » (traduction libre) (Fraser, 2007 b: 330). Ces questions renvoient à la
parité de participation à laquelle les relations de pouvoir peuvent faire obstacle. En outre, pour
bien camper son opposition au procéduralisme, Nancy Fraser insiste sur la prise en compte des
résultats des délibérations. Il est nécessaire de s’intéresser aux deux dimensions des
délibérations publiques, la procédure et les résultats, car il peut y avoir un écart entre les deux :
un processus équitable pouvant conduire à une décision injuste. Il est donc nécessaire d’évaluer
les résultats des délibérations publiques sous l’angle de leur impact sur les relations de pouvoir
existantes dans un contexte donné (Fraser, 2007 b: 331).

La parité de participation constitue le principe normatif de la qualité des délibérations, tant au


niveau du processus qu’à celui des résultats, engendrant ainsi un risque élevé de raisonnement
circulaire. Ainsi, elle est à la fois cause et conséquence de la qualité des délibérations : la parité de
participation représente une condition nécessaire pour assurer des délibérations équitables dont
les résultats sont évalués à l’aune de leur influence sur elle. Une telle circularité du raisonnement
est présente dans toute approche qui cherche à introduire plus de justice grâce à un processus
LA THÉORIE CRITIQUE DE NANCY FRASER 41

politique qui se déroule dans des circonstances injustes. Pour éviter que cela ne devienne un
cercle vicieux, il faut recourir au principe de « délibérations suffisamment bonnes » (« good
enough deliberations »). Même si elles sont biaisées par les relations de pouvoir, certaines
délibérations sont suffisamment bonnes pour engendrer des résultats qui réduisent les
asymétries de pouvoir et instaurent de meilleures conditions pour une participation équitable
qui seront garantes de résultats supérieurs dans une autre ronde de délibérations. De cette
manière, le cercle vicieux est transformé en une spirale vertueuse (Fraser, 2007 b: 331-332 et
Fraser, 2003 a: 44).

Cette spirale vertueuse s’inscrit dans une trajectoire de « réformes non-réformistes », soit un
concept que Nancy Fraser emprunte à André Gorz qui l’a développé dans son ouvrage Stratégie
ouvrière et néo-capitalisme, paru en 1964. Ce concept renvoie à des politiques publiques ou des
innovations sociales qui ont un double visage. D’un côté, elles satisfont à certaines revendications
dans le cadre du système existant. D’un autre côté, elles s’inscrivent dans une trajectoire de
changements au sein de laquelle des changements plus radicaux deviendront possibles dans le
temps. Les luttes sociales prennent appui sur ces nouvelles avancées pour exiger des réformes
plus radicales, élargissant ainsi le répertoire des solutions, pour envisager des solutions encore
plus radicales. Avec le temps, les effets cumulatifs des réformes transforment les structures sous-
jacentes qui produisent les injustices (Fraser 2011 a [2003]: 96-97). Considérés comme le
moteur de l’histoire, les luttes sociales et les mouvements sociaux s’inscrivent dans une
trajectoire dont l’horizon n’est pas établi d’avance (Ferrarese, 2015).

Tout en se démarquant du relativisme, qui considère que toutes les revendications et toutes les
solutions aux injustices se valent, parce que toutes appartiennent à un contexte donné et qu’elles
renvoient à des intérêts particuliers, Nancy Fraser apporte enfin une contribution visant à
distinguer entre les « bonnes et moins bonnes » revendications et solutions. En prenant le cas des
interprétations des besoins, elle met de l’avant deux critères de distinction. Le premier critère
concerne l’équité des procédures de délibérations que l’on peut évaluer en tenant compte du
caractère inclusif ou exclusif des débats et des acteurs concernés de même que la nature,
hiérarchique ou égalitaire, des relations entre les participants. « De manière générale, les
considérations procédurales énoncent que, toutes choses étant égales par ailleurs, les meilleures
interprétations sont celles auxquelles on parvient à l’issue de processus communicationnels qui
sont les plus proches possible des idéaux de démocratie, d’égalité et d’équité ». Le deuxième
critère s’applique aux résultats des délibérations, dont l’évaluation repose sur les indicateurs
suivants : distribution des avantages et des désavantages selon les groupes concernés; leur
conformité ou leur remise en cause des modèles sociaux de domination et de subordination; leur
contribution à la rationalisation des inégalités, du fait de la non remise en cause des « frontières
idéologiques qui séparent les sphères de la vie » (traduction libre) (Fraser, 2012 [1989]: 110).
Cette distinction peut s’avérer fort utile pour analyser la contribution des innovations sociales à
la justice sociale.
LA THÉORIE CRITIQUE DE NANCY FRASER 43

CONCLUSION

Nous souhaitons dans cette conclusion rappeler les contributions majeures de la théorie critique
de Nancy Fraser et soulever quelques critiques à l’égard de cette théorie. Du côté des
contributions majeures, elles sont nombreuses et substantielles. Soulignons d’abord sa
conception de la justice démocratique, avec comme pivot la parité de participation. Cette
conception permet d’évaluer les différentes formes de revendications et d’apprécier leur
légitimité au regard de leur contribution au rehaussement de la parité de participation et à la
réduction en conséquence des formes de domination et de subordination. La théorie de la justice
sociale se propose de répondre à trois questions essentielles :
 le « quoi » (« what ») de la justice, soit ses objets : distribution, reconnaissance et
représentation;
 le « qui » (« who ») de la justice, soit les personnes concernées par les injustices, qu’elles
soient victimes ou responsables, d’une part, et, d’autre part, l’espace politique au sein
duquel elles sont réunies en tant que sujets de justice, selon qu’il est ou non
institutionnalisé;
 et enfin le « comment » (« how ») de la justice, soit les procédures d’accueil et de
traitement des revendications des victimes et les modalités de mise en œuvre des
solutions devant y remédier.

Avec l’ajout de la représentation comme son troisième objet, la justice sociale assure la prise en
compte, dans le cadre de la mondialisation, de l’écart grandissant entre la territorialité étatique
nationale et l’impact transnational des activités productives des entreprises et des décisions des
structures de gouvernance internationale. Ceux qui sont concernés par les conséquences
négatives de ces activités et de ces décisions ne disposent pas d’espace politique pour présenter
leurs revendications auprès des acteurs dominants qui ne sont pour leur part assujettis à aucune
reddition de comptes envers les victimes. Confronté à ce problème de mauvais cadrage
(« misframing »), le précariat transnational se retrouve dans une situation d’exclusion. Ce
problème introduit la nécessité d’une approche multi scalaire pour aborder les injustices
contemporaines en prenant en compte les niveaux local, national et international. Enfin, en
faisant de la reconnaissance une question de subordination statutaire et de relations sociales, la
théorie de la justice sociale incite à prolonger les analyses sur le plan de la structure
socioéconomique et du capitalisme et à développer ainsi une théorie de la société.

Nancy Fraser propose une théorie de la société qui dépasse l’opposition traditionnelle entre une
perspective objective et une perspective subjective, entre une approche structuraliste et une
approche actionniste. Les deux perspectives et les deux approches sont prises en compte dans
une analyse qui porte à la fois sur les structures et sur les mouvements sociaux. Ces derniers
émergent des contradictions structurelles et leur action cherche à résoudre ces contradictions en
modifiant la structure. Nancy Fraser aborde le capitalisme sous l’angle de ses contradictions
fondamentales, au nombre de quatre et associées chacune à une séparation institutionnelle
44 LA THÉORIE CRITIQUE DE NANCY FRASER

spécifique (production économique et reproduction sociale, exploitation et expropriation,


activités économiques et nature ainsi qu’économie et politique). Chaque contradiction réunit une
dimension économique essentielle au capitalisme et la condition principale qui la rend possible.
Dans son développement, le capitalisme a tendance à détruire ses conditions de possibilité et à
aviver ainsi ses contradictions structurelles desquelles naissent et se développent les luttes
sociales et les mouvements sociaux.

Par ailleurs, le capitalisme produit, dans son fonctionnement, des processus de différenciation
sociale, que ce soit des processus de racialisation, de féminisation ou d’autres formes de
discrimination. Ces différences sont socialement construites en ce sens qu’elles sont attribuées à
certaines personnes et à certains groupes pour les dévaloriser, les inférioriser ou les exclure afin
de maintenir les ordres de domination et les asymétries de pouvoir au profit des dominants.
Dans le domaine de l’emploi, cela se traduit par la création de segments spécialisés d’emplois de
faible qualité et la constitution de bassins de main-d’œuvre à faible pouvoir de négociation
susceptible d’occuper des emplois faiblement rémunérés et faiblement qualifiés. Sur le plan
statutaire des personnes, cela se traduit par l’intersectionnalité, soit la multiplicité et la
complexité des identités et des appartenances, rendant ainsi difficiles l’action collective et
l’unification des luttes sociales et des mouvements sociaux. Ici, la parité de participation, comme
pivot de la justice sociale, revêt une importance toute spéciale pour unifier et fédérer les diverses
luttes sociales et les divers mouvements sociaux.

Dans l’étude des mouvements sociaux, Nancy Fraser ajoute la dimension émancipation comme
troisième objectif générique des luttes sociale aux côtés de la promotion du marché et de la
défense des protections sociales et de la société. Le double mouvement entre le marché et la
société de Polanyi est redéfini en un triple mouvement avec l’insertion de l’émancipation. Cette
reconfiguration conceptuelle permet de mieux comprendre la grammaire contemporaine des
luttes sociales qui se décline selon une certaine typologie :
 Mouvements identitaires qui dérivent vers le communautarisme répressif;
 Mouvements sociaux qui nouent des « liaisons dangereuses » avec le néolibéralisme dans
le cadre du néolibéralisme progressiste;
 Social-démocratie et mouvement syndical cooptés dans la troisième voie;
 Populisme de droite qui attire dans son giron les perdants de la mondialisation laissés
pour compte par les autres mouvements sociaux.

Pour dépasser cette grammaire désolante, Nancy Fraser se tourne vers la formation d’une
alliance entre la social-démocratie et le syndicalisme, d’une part, et, d’autre part, les écologistes,
les militants de la justice globale et les minorités ethno-raciales ainsi que les autres mouvements
sociaux aujourd’hui alliés au néolibéralisme avec lesquels il devrait rompre. Pour que cette
alliance puisse se concrétiser, les premiers devraient adopter une attitude d’ouverture aux luttes
d’émancipation tout en assumant la défense des perdants de la mondialisation, tandis que les
autres devraient être plus sensibles à la défense des protections sociales et se distancer du
modèle identitaire. Ainsi, pourrait se constituer une grande alliance arc-en-ciel semblable à celle
que Polanyi avait analysée lors de la première grande transformation.
LA THÉORIE CRITIQUE DE NANCY FRASER 45

Enfin, Nancy Fraser aborde la question de la transformation sociale, considérée comme la


transition d’une société stratifiée à une société égalitaire. Elle traite à cette occasion de l’action
collective et de la formation des mouvements sociaux. Dans la tradition habermassienne, qu’elle
renouvelle pour tenir compte des enjeux de pouvoir et des inégalités, tout en adoptant une
approche à la fois procédurale et substantialiste, elle propose alors de recourir aux délibérations
publiques pour comprendre l’émergence des luttes sociales et des mouvements sociaux. Bien
qu’elle sorte des ornières traditionnelles des théories des mouvements sociaux, la perspective
proposée demeure grandement insatisfaisante. Par contre, ses analyses, qui permettent de
transformer le cercle vicieux de la parité de participation en une spirale vertueuse et d’inscrire
les luttes sociales dans une trajectoire de réformes non-réformistes, sont fort intéressantes. Il en
est de même pour les critères de distinction des revendications et des luttes sociales, selon leur
contribution à la justice sociale et à la transformation sociale. Les analyses de Nancy Fraser
permettent enfin d’envisager la transformation sociale, bien que la trajectoire des luttes sociales
ne s’inscrive pas dans un horizon préétabli d’avance.

En dernier lieu, qu’il soit permis de soulever quelques critiques. Dans l’étude des mouvements
sociaux, on est toujours confronté à ce que l’on pourrait considérer comme un quadrilatère
réunissant action collective, luttes sociales, mouvements sociaux et organisation (les dimensions
organisationnelles des trois éléments précédents). Il est généralement reconnu qu’il n’y a pas
d’enchaînement causal entre ces diverses dimensions et que les facteurs qui déclenchent le
processus ne sont pas clairement identifiés. Néanmoins, Nancy Fraser laisse supposer qu’il y a
une certaine causalité entre les injustices vécues et l’action collective, par l’intermédiaire des
délibérations publiques, sans toutefois l’expliciter clairement, hormis dans un texte de 1989
(Fraser, 2012 [1989]). Par ailleurs bien que les concepts de « luttes sociales » et de
« mouvements sociaux » reviennent très fréquemment dans ses analyses, ils ne sont jamais
vraiment définis et il n’y a pas non plus de réflexion approfondie sur les conditions de leur
pérennité dans le monde réel. Par contre, les enjeux et les projets qui distinguent les divers
mouvements sociaux sont très bien pris en considération et les analyses de même que les
conclusions qui en découlent sont fort pertinentes. S’il en est ainsi, c’est peut-être que les
dimensions organisationnelles de l’action collective, des luttes sociales et des mouvements
sociaux sont largement ignorées. Elles sont sans doute considérées comme des « détails de
moindre importance ».

Cette expression, elle l’utilise d’ailleurs à quelques reprises dans un texte qui se propose de
résumer tout en l’enrichissant sa théorie de la justice sociale. Elle considère alors qu’il est
davantage pertinent de donner les grandes lignes de son cadre conceptuel général et d’ignorer
les détails de moindre importance (« the details are less important than the overall conceptual
structure ») (Fraser, 2008 a : 406 et 413). En conséquence, la théorie reste souvent à un niveau
élevé d’abstraction et de généralité. Cela représente une certaine force lui permettant d’englober
d’une manière compréhensive les principales dimensions des phénomènes analysés. Mais, cela
rend difficile son opérationnalisation dans des études concrètes et empiriques. Heureusement,
46 LA THÉORIE CRITIQUE DE NANCY FRASER

certains auteurs4 ont relevé ce défi (voir notamment Audebrand et Barros, 2018; Conway et
Singh, 2009; Winchester et Bailey, 2012).

Une dernière critique nous apparaît pertinente. La théorie de Nancy Fraser est évolutive et la
philosophe le justifie en soutenant qu’elle suit l’évolution du capitalisme et celle des mouvements
sociaux. C’est ainsi qu’elle a introduit la troisième dimension de la justice sociale, pour tenir
compte de la mondialisation et des mouvements sociaux en lutte pour la justice globale. Bien que
l’on soit en face d’une théorie dynamique et proche de la réalité qu’elle cherche à comprendre, ce
qui est à l’opposé des théories ossifiées et naviguant dans la stratosphère du savoir éthéré, cela
soulève des doutes sur le cadre conceptuel et ses fondements ontologiques et épistémologiques.
On peut toujours soutenir que la théorie peut aisément intégrer de nouveaux concepts, mais cela
laisse quand même subsister quelques doutes.

4
La sélection de ces quelques textes ne repose absolument pas sur une revue systématique de la littérature pertinente.
LA THÉORIE CRITIQUE DE NANCY FRASER 47

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