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Allioui Massen - Sciences Croisées
Allioui Massen - Sciences Croisées
Allioui Massen - Sciences Croisées
Massen ALLIOUI
Sciences de l'information et de la communication
Montréal, Canada
ma_allioui@yahoo.ca
Résumé :
Internet fait émerger des phénomènes d’interactions nouveaux
impliquant des acteurs distants et déterritorialisés qui interagissent
instantanément sur un réseau sociotechnique relativement décentralisé.
L’approche des épiphénomènes découlant de cette dynamique en ligne
implique des postures et des dispositifs méthodologiques adéquats qui
tiendraient compte de l’ensemble de ces spécificités. En prenant appui sur des
travaux antérieurs, mais également sur le cheminement d'une étude empirique,
cet article propose d’approfondir la réflexion sur la méthodologie d’approche
de ces phénomènes socio-numériques.
Abstract :
Internet brings to the foreground new phenomena of interactions
involving distant and deterritorialized actors who interact instantaneously on a
relatively decentralized network : the internet. The approach of these
phenomena implies postures and adequate methodological devices which
would take into account all these specificities. By taking support on previous
works, but also on progress of an empirical study, this article suggests
deepening the reflection on the methodology of approach of these socio-digital
phenomena.
-1-
Introduction
-2-
Dalloz (Roux et Badillou, 2009 : 116) a tenté de conceptualiser à travers la
notion de « mobiquité ».
L’ensemble de ces spécificités a amené nombre de chercheurs à se
pencher sur les questions d’outils méthodologiques appropriés à l’examen des
interactions en ligne. La profusion de ces épiphénomènes typiques requiert des
sciences sociales une actualisation méthodologique notamment en ce qui a
trait aux méthodes de recueils de données ainsi qu’aux postures d’approche
(Noy, 2006). Car, bien que « les règles et les cultures des acteurs » sociaux se
renouvellent au cours de ces interactions, les phénomènes en ligne présentent
néanmoins des éléments distinctifs des situations classiques (Ibid.).
En se penchant sur les modalités de réalisation d’enquête sur internet, les
anthropologues Héas et Poutrain (2003) ont mentionné la contrainte de
« l’invisibilité corporelle » imposée par la médiatisation technique lors du
processus de l’interaction entre le chercheur et les participants à la recherche.
Cet « échange en aveugle » est susceptible d’induire des interactions
particulières (Marcotte, 2001) voire même « une distance culturelle » étant
donné que « l’expression non verbale » y est éliminée. Cela réduit du même
coup la possibilité de « décoder l’information sur l’autre et le contexte
d’interaction » (Ibid.). Draleante (2001) insiste sur le caractère neutre et
égalitaire qu’implique cette médiation technique dans le processus d’échange
en ligne qui risque d’entraîner « des erreurs de cadrage » et des
« malentendus ». L’ensemble de ces facteurs fait d’internet un terrain exotique
où le caractère incertain des identités favorise une expression anonyme.
Les spécificités des collectifs en ligne justifient ainsi la nécessaire
multiplication des démarches d’approche et une adaptation de la boîte à outils
méthodologiques. La perspective qualitative est à ce titre opportune tant elle
permet d’approfondir la compréhension des nouvelles problématiques induites
par ces phénomènes (Noy, 2006.) Car, par delà les dispositifs techniques, les
interactions se produisant sur internet mettent en relief des pratiques
d’échange qui reposent sur des procédures, des temporalités et des spatialités
spécifiques. Si les approches quantitatives abondent en travaux de recherche
sur la méthodologie d’approche des phénomènes en ligne, il en est
différemment des approches qualitatives. Bien que ces dernières se prêtent
difficilement à toute standardisation, les expériences empiriques des uns et
des autres pourraient être analysées en vue d’en extraire des pistes de réflexion
et d’approches novatrices.
Comme introduction à notre sujet, nous nous demandons au vu des
caractéristiques des phénomènes d’échange sur le réseau internet, quel type de
défis méthodologiques cela présente-t-il pour la recherche ? Et quels sont les
outils méthodologiques susceptibles de cerner pertinemment les phénomènes
d’interactions en ligne en ce qui concerne la démarche qualitative ?
Afin de répondre à toutes ces questions, une analyse théorique qui
prend appui sur une étude empirique a été réalisée. En identifiant certaines
caractéristiques des phénomènes d’interactions en ligne et leurs retombées
épistémologiques, cette étude préconise quelques apports pour contribuer à la
-3-
recherche autour des questions de méthodologie notamment qualitative à
l’aune des nouveaux réseaux de communication.
-4-
l’immigration, en France, que les militants kabyles ont délocalisé en partie
l’activité culturelle et politique (Chaker, 1999 : 79-82.). Plusieurs projets
concernant l’édition et la communication tels que la première télévision
d’expression berbère y ont vu le jour. Toutefois, l’avènement d’internet a
donné naissance à une nouvelle dynamique d’échange et d’interaction entre les
Kabyles dispersés aux quatre coins du monde. Dès 1998, des pratiques
originales en lien avec la réappropriation culturelle et identitaire se sont
multipliées sur la toile. Et c’est à travers l’analyse de ces pratiques et des
significations que leur donnent les acteurs sociaux que nous tenterons de
comprendre ces nouvelles pratiques en ligne. Nous en faisons d’emblée
l’hypothèse que ces interactions en ligne sont le prolongement d’une
dynamique identitaire antérieur au réseau internet. Leur appréhension passe
donc indubitablement par la prise en compte du contexte socio-
anthropologique qui les a produits.
Certains travaux (Proulx, 2005 ; Castells, 1998) ont évoqué les
corrélations entre la notion d’identité et internet à travers un ensemble
d’implications que l’avènement d’internet était censé produire sur la société.
Plus qu’un média supplémentaire, Proulx (2005) considère internet comme un
instrument à travers lequel s’établissent de nouvelles formes de socialisation et
d’organisation. Castels (1998) voit dans cette dynamique sociétale
l’avènement d’une « société en réseau » au cours de laquelle apparaissent de
« nouveaux modes de construction de soi, et de production de nouvelles
représentations de la société et du monde » (Proulx, Ibid. :13).
Les premiers travaux sur internet et l’identité collective ont tenté
d’approcher ces interactions en ligne en partant des notions de communauté et
de territoire telles qu’elles furent théorisées par Tönnies (2010). Ainsi, dès
1993, Rheingold (1993) a qualifié les groupes interagissant en ligne de
communautés virtuelles. Dès lors, le débat scientifique sur l’identité collective
et internet s’est déroulé essentiellement autour de ces deux concepts. Un
consensus s’est dégagé dans les travaux en question (Proulx, 2002 ; Amselle,
2001 ; Ollivier, 2007) sur le fait qu’Internet entraîne la perte des repères
spatiotemporels qui ont structuré jusque-là les groupes humains.
Conséquemment, cette « mobiquité » (Roulx et Badillo, Ibid.) qui caractérise
internet engendre une forme de nomadisme identitaire (Amselle, Ibid. ;
Ollivier, Ibid.). Les chercheurs divergent néanmoins quant aux retombées de
cet épiphénomène. Proulx (2002, Ibid.) perçoit cette rupture de lien entre
l’identité et le territoire comme une menace qui risque « d’ébranler » les
représentations identitaires des groupes (Proulx, Ibid.). Or, d’autres chercheurs
comme Ollivier (2007) et Amselle (2001) y voient dans un facteur positif et
favorable qui octroierait aux groupes ainsi qu’aux individus la possibilité
d’accéder à leur univers culturel indépendamment de leur lieu de résidence.
Pourtant, le postulat de départ de ces études assigne aux plateformes
électroniques un rôle exclusif dans l’apparition des collectifs en ligne. C’est
que ces thèses sont fondées sur une définition mutilée du territoire, réduit à
son acception géographique et physique. Di Méo (1996 : 40) le définit
-5-
comme : « une appropriation à la fois économique, idéologique et politique
(sociale, donc) de l'espace par des groupes qui se donnent une représentation
particulière d'eux-mêmes (et) de leur histoire. » En dépit de la richesse
conceptuelle de ces travaux, leur choix conceptuel, leur caractère déductif et
les défis méthodologiques que représentent internet les ont éloignés des
pratiques effectives des interactants.
Aussi, nous optons dans cette recherche pour un chemin inverse qui part
non pas des plateformes techniques, mais d’un groupe anthropologiquement
situé et constitué pour analyser sa dynamique identitaire sur le réseau internet.
Nous choisissons par ailleurs de nous écarter de la notion de communauté en
ligne afin d’éviter ses connotations et son instabilité conceptuelle. La réalité
sociologique des groupes qui interagissant en ligne nous apprend d'autre part,
que loin de constituer un ensemble homogène, les internautes mettent en place
des petits groupes interreliés. Le terme « collectif » paraît donc plus approprié
d'autant plus qu’« il ne renvoie pas à une unité déjà faite, mais à une procédure
pour collecter les associations d'humains et de non humains » (Latour, 1999 :
351).
La notion d’identité nécessite une définition avant tout emploi. Nous
choisissons, par conséquent la perspective de Lévi-Strauss (1977 : 331-332)
qui la « situe sur un plan purement relationnel ». Cependant, afin de préserver
les capacités structurantes de cette notion, nous nous référons également aux
travaux de Ollivier (2007 : 15) en SIC qui considère l’identité comme un
« ensemble de phénomènes individuels et collectifs liés à la communication ».
Outre, le fait qu’elle resitue l’identité au niveau des représentations, cette
articulation présuppose un rapport de dynamique avec les interactants. Pour
complexifier ce cadre, nous ajoutons que ce processus de construction de sens
s’effectue dans un rapport de force qui met en scènes une variété d’acteurs. La
compréhension de la construction de sens concernant l’identité implique donc
la prise en compte des rapports qu’entretiennent les individus et les groupes
avec le territoire le pouvoir (Cuche, 1990 : 89-90) et les moyens de
communication (Ollivier, Ibid. : 15).
-6-
notion large qui englobe l’ensemble « des comportements, d’attitudes et de
représentation » se rapportant à l’appropriation sociale d’un objet (Jouët,
1993 : 371). La capacité des individus à produire de nouvelles pratiques
sociales à travers des actions quotidiennes de bricolages et de braconnages a
été soulignée par De Certeau (1980) longtemps avant le développement du
réseau Internet. On retrouve par conséquent une dimension « d’action » dans
les pratiques de communication qui sont « habitées par le projet d’agir et de
faire agir » (Bernard, 2006 : 4-5).
-7-
correspondrait à la variété « des données de terrains croisées, enchevêtrées et
mises en lien permettant de (re)construire (…) le canevas de la perception et
du sens pour l’acteur ». Elle suggère en outre une démarche fondée sur une
triangulation paramétrique centrée « sur la mise en perspective d’un ou de
plusieurs des paramètres clés du phénomène étudié ». L’objectif consiste à
inscrire la recherche autour des phénomènes en ligne, dans une approche
constructiviste qui met en avant les situations impliquant l’acteur et son
interprétation.
Internet étant traversé par une diversité de pratiques socio-médiatiques
individuelles et collectives, le choix de la triangulation méthodologique
semble convenir parfaitement pour approcher les interactions en ligne. La
multiplication des techniques de recueils de données permet ainsi
d’appréhender les pratiques dans leurs diversités et de cerner les significations
qui leur sont attribuées. Car, contrairement aux médias de masse5, les
interactions en ligne s’effectuent sur une diversité de supports médiatiques qui
s’imbriquent les uns dans les autres. L’écrit côtoie l’audio et la vidéo dans une
seule et même plateforme. Une telle configuration démultiplie la singularité
des pratiques socio-médiatiques et les opportunités d’échange. Il en découle
une panoplie de pratiques d’échange qui empruntent des canaux fermés tels
que les forums, les groupes fermés sur le web 2.0, les salons de discussion sur
Skype, Paltalk, etc. De ce fait, pour appréhender l’ensemble de ces pratiques
dispersées sur le web, la triangulation méthodologique constitue un impératif
incontournable. Au demeurant, nous avons constaté que dans leurs pratiques
effectives, les internautes octroient à tout support technique une fonction
spécifique dans ce processus d’interaction. Le courriel sert par exemple de
premier moyen de prise de contact. Tandis que les internautes font appel à la
téléphonie sur internet Skype et la webcaméra en vue de vérifier les identités
et approfondir les interactions (Allioui, 2012) L’examen des traces recueillies
sur un seul support serait en conséquence inapproprié dans le cas
d’interactions sur internet. En plus d'un croisement de plusieurs instruments de
recueils de données, nous avons donc veillé à diversifier les supports
techniques des données récoltées et à tenir compte de cet aspect dans la
confection des guides d’entretien.
Par ailleurs, nous avons été attentifs aux considérations liées à la
validation c'est-à-dire à la préoccupation de « produire des résultats qui
contribuent de façon significative à comprendre le phénomène étudié »
(Mucchielli, 1999 : 289). En ce qui concerne l’échantillonnage, nous nous
sommes référé au principe de saturation (Ibid. : 226) pour arrêter aussi bien le
corpus documentaire que la population d’enquête et l’observation directe et
participante. Une fois l’analyse effectuée, nous avons repris contact avec
certains participants auxquels nous avons soumis nos interprétations. Cet
exercice a suscité un échange intéressant qui a permis d’enrichir et de remanier
certains aspects de l’analyse. C’est ainsi que nous avons procédé à la
suppression d’un chapitre consacré aux significations que donnent les
5
Nous entendons par médias de masse la radio, la télévision et la presse écrite.
-8-
interactants au concept de virtualité6. Pour vérifier la cohérence interne, nous
avons fait lire notre étude par d’autres chercheurs notamment Nacyra Abrous,
une doctorante berbérisante kabyle impliquée activement tant dans les actions
des associations kabyles que dans la recherche. Dans un souci de
« cohérence » et de « complétude » (Ibid. : 226), nous avons présenté les
résultats dans un ensemble homogène permettant une compréhension globale
du phénomène étudié. Pour ce qui est de la confirmation externe, les travaux
de l’étude ont été présentés dans une soutenance de doctorat en sciences de
l’information et de la communication, le 2 juillet 2012, à l’université d’Aix-
Marseille devant un jury composé de 4 professeurs d’université.
6
Les significations que les interactants attribuent à la virtualité se sont révélées confuses.
Certains reconnaissent utiliser ce « mot » sans savoir à quoi il renvoie au juste.
-9-
du terrain internet. Aussi préconisent-ils que le chercheur les aborde à l'instar
de n'importe quelle autre communauté.
Dans le cas de notre étude, nous nous sommes armé dès le départ d’une
grille d’observation qui nous a permis de trier et de classifier en permanence
les données récoltées. Car en dépit des apparences, l’observation des
interactions en ligne s’effectue inéluctablement à travers une médiation
technique : l’écran de l’ordinateur en l'occurrence. Ce faisant, nous avons fait
appel à deux types d’observation à savoir l’observation directe pour ce qui est
des sites web, des forums de discussion et d'autres interactions sur le réseau
Facebook et puis l’observation directe participante. Bien que l’observation se
soit déroulée de manière circulaire tout au long de l’étude, nous pouvons
néanmoins la subdiviser en quatre principales étapes :
1- Une familiarisation avec le contenu du web kabyle (berbère).
2- Une cartographie sélective de la websphère kabyle qui englobe les
sites Internet, les web-médias et les réseaux socio-numériques
(Web 2.0).
3- Une observation directe.
4- Une observation participante.
- 10 -
collectifs en ligne doivent être regardés comme n’importe quel autre groupe, il
convient néanmoins de garder à l'esprit qu’« Internet est une jungle où tout
peut être énoncé de manière anonyme » (Héas et Poutrain, 2003). La tâche qui
incombe au chercheur dans ce cas précis consisterait à surmonter les processus
de l’anonymat afin d'aller chercher l’efficience et la pertinence dans les
logiques et le sens que donnent les acteurs à leurs actions et leurs pratiques.
Il convient de souligner par ailleurs que l’exploration d’internet expose
le chercheur à un flux énorme de données et d’interactions diverses et variées.
Le risque consisterait alors à le conforter dans la prétention de vouloir tout
passer en revue. Outre une perte de temps et d’énergies substantielles, un
analyste non averti perdrait dès lors rapidement le fils conducteur qui le relie à
son objet d’étude. Il faudrait en outre tenir compte du pouvoir divertissant que
ces interactions sont susceptibles d’exercer sur l’esprit du chercheur.
Conséquemment, tout en gardant constamment à l'esprit la problématique et
les hypothèses de travail, le chercheur doit être prédisposé, et ce, dès la phase
de familiarisation, à effectuer au fur et à mesure le tri et la classification des
données tout en ayant à chaque fois le réflexe de les commenter et de les relier
à des catégories thématiques.
- 11 -
2.3. Une enquête par entretien adaptée aux caractéristiques des
collectifs en ligne
- 12 -
de faire participer à l’enquête des individus que l’on ne pourrait pas joindre
par ailleurs. L’informatique et le réseau internet permettent en outre de
segmenter les individus en groupe et de trier les profils adéquats à certains
types d’enquête (Frippiat et Marquis, 2010).
En prenant appui sur les possibilités de communication offertes par
internet, le chercheur peut désormais concevoir des enquêtes comprenant des
participants résidant dans plusieurs endroits différents. Et cela, à un coût
modique comparé à ce qu’il serait dans le cas où il serait appelé à se déplacer
pour les rencontrer individuellement. Cela est d’autant plus important que le
recours à des participants distants dans le cas des situations en ligne est plus
que jamais nécessaire pour la validation des études. Ce fut en tout cas une
condition préalable à la réussite de notre étude qui reposait sur l’interaction sur
les réseaux sociotechniques des membres d’une communauté globalisée et
déterritorialisée. Cette facilité de contact avec les populations d’enquête ne
signifie nullement que l’accès aux sources est donné. Elle doit être relativisée
d'autant plus que la prise de contact dans les situations en ligne s’effectue
inéluctablement à travers une médiation technique, l’écran de l’ordinateur en
l’occurrence.
- 13 -
Le traitement des données concernant le phénomène d’interaction en
ligne est une tâche à la fois essentielle et ardue tant elle confronte le chercheur
à des défis spécifiques tels que l’accumulation exorbitante des données et le
caractère épars de celles-ci. Aussi, dans le cas de notre recherche, nous avons
pris conscience vite que nous faisions face à un volume important de données
qui va en s’accroissant. Dans un premier temps, cela paraissait rassurant tant
ces « petites découvertes » nous prodiguaient une réelle excitation
intellectuelle en nous confortant dans la justesse de nos choix théoriques et
méthodologiques. Pourtant, nous nous sommes aperçu très vite qu’une telle
accumulation effrénée risquait de nous faire perdre le fil conducteur de notre
objet d’étude. Pour parer à de pareilles conditions, il a fallu nous armer d’une
méthodologie de traitement des données claire et précise, l’analyse de contenu
en l’occurrence. Tout au long de notre recherche, nous nous sommes donc
efforcé de trier, sélectionner et classer les données au fur et à mesure qu’elles
sont récoltées. Cette attitude nous a garanti en tout cas une exploitation
optimale du terrain sans laquelle nous serions égaré dans une foule de détails
et des pistes infructueuses. En effet, le tri et la sélection permettent d’aborder
des situations illustratives, voire représentatives des cas de pratiques à
examiner.
Grâce à la classification des données dans des catégories thématiques,
nous avons conforté la justesse de nos choix. Au cours de ces opérations qui se
sont effectuées de manière circulaire et non-linaire, nous avons dû garder
constamment à l’esprit la problématique, les hypothèses de travail et le cadre
théorique. Ces trois éléments sont appelés à orienter l’intégralité de la
démarche en servant de fil conducteur entre le terrain et l'objet d’étude.
- 14 -
nous aider à passer des questions de « comment » à celles de « pourquoi » en
vue de comprendre les patterns et les récurrences (Paillé et Mucchielli, 2008 :
113).
Le caractère nouveau et épars des interactions socio-médiatiques que
nous étions amené à explorer constituait un défi à tout point de vue. Il
s’agissait de substance d’analyser ces nouvelles pratiques en les reliant avec
les significations que leur donnent les interactants. Ce faisant, nous avons
élaboré des règles d’énumération à partir de cette dualité constituée de
représentations et de pratiques. Pour ce qui est des représentations, nous
avons retenu trois indicateurs qualitatifs traitant de l’attitude des participants à
savoir : favorable, défavorable et neutre. La présence et la fréquence des
thèmes dans les entretiens ont été soumises à une quantification. En ce qui
concerne la catégorie de codes traitant des pratiques socio-médiatiques, c’est
la fréquence du thème qui a été quantifiée. La même typologie d’indicateurs a
été retenue pour ce qui a trait à l’analyse du corpus documentaire.
Pour codifier les données, nous avons eu recours à un logiciel de
traitement de données qualitatives, Atlas.Ti. L’utilisation de cet outil a été d’un
grand secours tant il a simplifié l’accès et la navigation entre les données,
facilitant la création de liens entre les différentes unités de sens. Les options
offertes par ce programme nous ont permis également de relier l’ensemble des
données en leur adjoignant des commentaires ou des mémos accélérant ainsi et
la procédure de codage, de comparaison et de rectification. Le cheminement
de notre recherche nous autorise à dire que si les solutions informatiques sont
incapables d’effectuer l’analyse à la place du chercheur, elles n’en demeurent
pas moins nécessaires pour une opération de traitement des données pertinent,
efficace et rapide.
- 15 -
et restreints. Rassemblées sur une base sémantique, nous avons subdivisé les
catégories d’analyse en deux grands groupes : ceux traitant des représentations
et ceux concernant les pratiques. Dans le groupe des représentations, nous
avons retenu les catégories suivantes : représentation du réseau internet,
représentation de l’identité kabyle sur internet, perception de l’altérité,
représentation de la langue kabyle. Le second groupe catégoriel consacré aux
pratiques comprend : les pratiques identitaires en ligne (pratiques d’auto-
identification et pratique linguistique), les nouvelles formes d’organisation, les
pratiques d’engagement en ligne, les nouveaux médias et les nouvelles
pratiques médiatiques sur internet. Ancrée dans les données empiriques, la
première catégorisation avait un objectif classificatoire et consistait à ordonner
la matière en la reliant au cadre théorique. La recatégorisation visait quant à
elle à tirer le fil vers la conceptualisation et le cadre théorique.
- 16 -
exemples, des verbatim ainsi que des extraits des entretiens ou du corpus
documentaire.
9
Le MAK = Le Mouvement pour l’Autonomie de la Kabylie : est un mouvement politique
illégal fondé en 2001 qui a fait immédiatement l’objet d’une mise en quarantaine médiatique
et politique. Grâce à une appropriation intelligente d’internet, il a réussi à contourner la
censure, recruter des militants et imposer un débat public autour de son projet.
10
E29 : entretien réalisé le 10 juillet 2009 à Tizi-Ouzou (Algérie), avec Souhila S. (Employée
dans un cybercafé).
11
Tajmaat ou l’agora constitue le cœur de la vie sociale dans le village kabyle. Elle « renvoie
tout à la fois à l’institution et à l’édifice qui l’abrite en plein cœur du village kabyle » (Mahé,
2001 : 79).
- 17 -
Eu égard à la pluralité des références identitaires évoquées, ce
redéploiement identitaire en ligne constitue néanmoins un processus
complexe. Les interactants font appel à plusieurs niveaux d’identification
qu’ils superposent les uns sur les autres. Les identités territoriales (Algérie) et
culturelles (Kabyles) cohabitent ainsi avec les appartenances religieuses,
l’appartenance villageoise et l’appartenance aux pays de résidence, etc.
Simultanément, cette nouvelle organisation de sens se reflète dans les
actions et les pratiques des interactants (cf. figure 3). À travers des techniques
de bricolages et d’entre aide, les collectifs Kabyles en ligne ont mis en place
de nouvelles pratiques socio-médiatiques et des web-médias autonomes qui
fonctionnent en réseau. L’immersion effectuée dans les collectifs
« radionumydia.com » et « tamurt.info », permettent d’indiquer que les
principaux motifs à l’origine de ces projets sont d’ordre socio-médiatiques. À
travers ces pratiques, les collectifs en ligne visent à contourner la censure
instaurée par l’État algérien, mais aussi à mettre en place des espaces de
concertation et de mise en circulation d’un discours identitaire autonome. Les
interactants ambitionnent également de faire d’internet un espace de
retrouvailles entre les différentes diasporas kabyles dispersées aux quatre coins
de la planète.
Cette dynamique collective en ligne s’effectue par ailleurs, en parallèle
avec un processus d’engagement et de revendication porté aussi bien par des
particuliers que des associations culturelles et les mouvements politiques. À ce
titre, les potentialités d’appropriation de ce réseau incitent les différents
acteurs à converger vers cette dynamique en vue d’explorer de nouvelles
formes d’action, d’organisations et de redéploiement comme le montre le cas
du Mouvement pour l’Autonomie de la Kabylie.
Les interactions en ligne ont produit en outre des pratiques identitaires
originales. Pour les conceptualiser, nous les avons qualifiés de pratiques
d’auto-identification individuelles et collectives, car elles se déploient à
travers une mise en circulation autonome, d’un discours identitaire, construit
et diffusé collectivement sur internet. Nous avons illustré cela à travers
l’analyse de la construction du nom de profil sur le réseau Facebook ainsi que
le cas du projet de la carte d’identité kabyle.
Cette dernière fut lancée sous forme d’un concours en ligne par un
collectif affilié au mouvement pour l’autonomie de la Kabylie. À la suite du
succès qu'elle a rencontré, les initiateurs ont mis en place une instance
chargée de produire ce document qui est investie d’une fonction
exclusivement symbolique et militante. Les pratiques identitaires en lien avec
l’usage, la promotion et la défense de la langue berbère sociolinguistiques
constituent la sous-catégorie la plus récurrente des pratiques d’auto-
identification collective. En plus des sites dédiés à divers aspects linguistiques,
une multitude de petits groupes formés particulièrement sur les sites socio-
numériques comme Facebook se donne une variété de missions
sociolinguistiques comme la vulgarisation de l’écriture, la co-écriture en
kabyle, etc.
- 18 -
En reliant les interactions de ces collectifs aux contextes sociétaux,
nous avons mis en évidence que cette dynamique collective en ligne trouve en
réalité son origine dans les actions des associations culturelles diasporiques12.
Les sites pionniers tels que « kabyle.com » ou « imyura.net » sont le produit
d’une dynamique sociale antérieure au réseau internet. Un tel constat confirme
d'emblée notre postulat de départ qui voit dans ces interactions en ligne le
prolongement d’une dynamique groupale antérieure au réseau internet et aux
objets techniques. Pour comprendre la genèse de ces interactions, il fallait le
replacer dans le contexte socio-communicationnel que vivent les Kabyles. Le
mouvement de réappropriation identitaire qui a pris de l’ampleur dès 1980 a
donné naissance à un réseau d’associations culturelles diasporiques
notamment en France. Ces associations œuvrent dès lors, de façon permanente
à la mise en place d’espaces d’expression et de production
culturelle. L’avènement d’internet est vécu par ces acteurs associatifs et
militants comme un moyen supplémentaire d’étendre et d’optimiser leur
engagement culturel et politique. Ce ne sont donc point les plateformes
techniques qui ont engendré à elles seules cette dynamique en ligne, mais une
appropriation graduelle de ces objets techniques par des acteurs dont les
actions et le discours sont ancrés dans le social.
Pour comprendre la dynamique des collectifs kabyle sur internet, il nous
paraît nécessaire de faire un bref détour par la sociologie de l’émigration. Les
travaux de Sayad (1977) montrent que les deux premières générations
d’émigrants kabyles en France étaient fortement reliées à leur pays d’origine.
Le lien au territoire de l’Algérie, de la Kabylie et plus précisément au village
d’origine se manifestait principalement par l’espoir et le projet du grand
retour. Ce rapport viscéral au territoire s’illustre particulièrement à travers le
rituel d’acheminement de dépouilles funéraire vers le village. Il s’est d’ailleurs
constitué autour de cette pratique toute une structuration villageoise dans le
milieu de l’immigration kabyle en France. Pourtant, depuis 1990, les nouveaux
émigrants vivent une profonde mutation en ce sens qu’ils se différencient de
leurs ainés par des projets d’installation permanents dans les pays d’accueil.
Cela est d’autant plus remarquable dans le discours et les pratiques socio-
médiatiques des internautes kabyles qui, tout en détachant le retour au
territoire d’origine de leur projet de vie, continuent à manifester leur sentiment
d’appartenance à l’identité kabyle. Un tel constat nous amène à nous
interroger sur ce qui fait lien dans le cas de ces collectifs en ligne
déterritorialisés.
La profusion des pratiques sociolinguistiques de défense et de promotion
de la langue kabyle fait apparaître que c’est désormais autour de cet élément
anthropologique à savoir la langue que les diasporas kabyles structurent
désormais leur discours identitaire. La langue constitue un repère identitaire
« invisible » (Castells, 2001 : 70), immatériel qui s’accommode à un monde
12
« kabyle.com » est le pionnier des sites internet kabyles. Il est mis en ligne en 1998 par
l’association Awal de Lyon. En 2003, un autre collectif des militants met en place le premier
site internet rédigé exclusivement en langue kabyle, « imyura.net » en l’occurrence.
- 19 -
caractérisé par la mobilité, les flux migratoires et une interconnexion
généralisée. Ces trois facteurs semblent avoir vidé les frontières géographiques
de leur substance. Aussi, les interactants kabyles perçoivent-ils la langue qui
se moule à l’architecture du réseau internet comme le moyen par lequel ils
peuvent perpétuer leur groupe dans cet espace global. Les propos de ce
participant d’Alger précisent ce nouveau rôle qui est désormais assigné à cette
institution sociale qui est la langue. Il considère que : « … les gens qui sont à
l’étranger prennent le risque d’oublier la langue. Et le fait qu’ils soient en
contact avec leurs familles et leurs amis qui sont ici favorise la sauvegarde, la
consolidation des liens avec leurs familles, et la valorisation de la culture ! »13.
D’autre part, certains phénomènes sociohistoriques nous apprennent que
la territorialité est irréductible aux frontières géographiques d’un territoire.
Des groupes ethniques tels que les gitans et la communauté juive ont
développé des identités groupales loin de toute territorialité géographique.
Telle que théorisée par Tönnies (Ibid.), la notion du territoire semble donc
incapable d’expliquer la dynamique identitaire encore moins lorsqu’il s’agit de
collectifs en ligne. L’examen de la notion du territoire nous autorise à dire que
les travaux sur les interactions en ligne semblent avoir confondu deux
acceptions différentes du territoire. La première concerne la géographie
politique qui le définit comme l’espace de transcription des rapports de
pouvoirs (Jaillet, 2009 :115). La deuxième définition considère le territoire,
non seulement comme un lieu d'appropriation et de frontière [mais également
comme] un espace symbolique ou « le support d'une écriture chargée de sens »
(Debarbieux, 1999 : 37). Les travaux axés sur le rapport du territoire avec la
notion du pouvoir s’inscrivent dans la première définition. Ils s’attèlent à
réinterroger le concept du territoire (Badie, 1995 : 253) à l’aune de l’État
nation qui a perdu a fortiori une partie de sa souveraineté en raison de la
convergence de plusieurs facteurs internes et externes (la mondialisation).
Bien que la perception du territoire ait évolué dans le cas des diasporas
kabyles, l’analyse des pratiques et de représentations des internautes montre
que, non seulement, les identités territoriales persistent, mais connaissent
même une réelle revitalisation sur la toile. La multiplication des sites internet,
mais aussi de contenus : photographies, vidéos, etc., que des particuliers et des
associations consacrent à leurs villages, en sont la parfaite illustration. Les
succès rencontrés par des programmes tels que Google Map et Google-Earth
constituent une autre preuve que l’idée du territoire est plus que jamais vivace
à l’aune des réseaux sociotechniques, ceci d’une part. L’analyse confirme le
recul du territoire, dans sa dimension géographique et politique, ceci au profit
d’une identification faisant appel à une territorialité symbolique et culturelle.
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E14 : entretien réalisé, le 15 juillet 2009 à Alger avec Damane A (Enseignant).
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Conclusion
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