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L'Être Et Le Réel D'après La Philosophie de L. Lavelle - Paule Levert

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L'ÊTRE ET LE RÉEL D'APRÈS LA PHILOSOPHIE DE L.

LAVELLE1

De toutes choses sans exception je puis dire qu'elles sont, sinon je ne les penserais pas,
ni même ne les supposerais: cet arbre, ce projet, ce souvenir, ce rêve...
De toutes je ne puis dire qu'elles soient réelles. Ce chêne est réel, il est là, s'imposant à
moi dans le présent de ma perception: je le vois, je touche sa rude écorce, je respire l'odeur de
son feuillage; je lui reconnais un passé, je lui prête un avenir: il dure, il porte la marque de
l'ardeur de l'été, il a quelque peu protégé l'herbe à l'entour; il subit et transmet des actions; il
semble être, de proche en proche, en relation avec tout l'universe. L'oeuvre que je projette n'est
pas réelle, je tends à la réaliser, mes désirs et mes pensées en esquissent les formes mouvantes
et absentes, toujours reprises et toujours neuves. Mais comment pourrais-je dire qu'elle n'est
pas quand toute mon activité présente s'y subordonne?
L'affirmation de l'être et celle du réel ne se recouvrent pas. Celle du réel a un champ
plus étroit; elle définit son objet par opposition à l'irréel, reconnaît qu'il est donné, sensible,
déterminé dans l'espace, par le temps, les catégories. L'affirmation de l'être ne peut pas cerner
son objet pour l'opposer à quoi que ce soit, elle ne peut pas le définir par un donné sensible ni
par des catégories, toutes choses qui l'impliquent déjà. On peut alors se demander si cette
affirmation de l'être a un objet propre: affirmer l'être d'une chose, si ce n'est pas affirmer la
réalité de cette chose par opposition à sa possibilité par exemple, est-ce affirmer quoi que ce
soit relativement à cette chose?
C'est ne rien affirmer de particulier en effet (l'affirmation de l'être n'est pas un jugement
d'inhérence); l'être n'appartient pas à l'objet comme une certaine qualité, il est impliqué par
toutes celles qu'on peut lui découvrir, et il ne s'y ajoute pas: comment pourrait-il s'ajouter à ce
qui n'est absolument pas? Mais à ce qui est déjà, il ne s'ajout pas davantage.
Affirmer l'être d'un objet n'est-ce point alors simplement le proférer? Hume disait:
"Réfléchir à quelque chose tout simplement et y réfléchir comme à quelque chose d'existant, ne
sont pas deux choses différentes l'une de l'autre. Cette idée, jointe à l'idée d'un objet
quelconque n'y ajoute rien. Tout ce que nous concevons, nous le concevons comme existant"2.
Mais Lavelle voit dans cette reconnaissance de l'objet possible ou réel une illustration
de l'affirmation qu'il y a de l'être: quelque chose et non pas rien. Ceci suppose que nous avons
une idée de l'être irréductible à celle de l'objet. L'être en effet n'est affirmé exclusivement
d'aucun objet. Non seulement il peut être affirmé de tous, mais dès qu'il est affirmé d'un seul, il
l'est universellement. Car rien de fini ne peut être isolément, la moindre chose "en tant qu'elle
est distincte de toutes les autres suppose, comme son être même, le faisceau de relations qui
l'unit à toutes les autres et par lequel chacune dessine pour ainsi dire sur le tout de l'être, la
configuration qui lui est propre"3.
On pourrait ici évoquer le reproche adressé à Schelling par Hegel à savoir qu'il n'a pas
fait autre chose qu'accoler "une forme unique" "aux données disponibles"4. Lavelle lui-même
demande: "Toute universalité n'est-elle pas une universalité abstraite?" "Pour que l'être se
puisse dire de toutes choses de la même manière, il faut que d'aucune chose il ne dise rien."5 A
quoi il répond que les déterminations par lesquelles les choses se différencient supposent l'être
et ne font que le traduire sous un certain aspect. Ce sont elles qui prises à part se révèlent

1
Les Études philosophiques, Nouvelle Série, 15e Année, No. 2, L'ÊTRE (AVRIL - JUIN 1960), pp. 239-246
2
Traité de la nature humaine, liv. I, section VI, p. 89, trad. Maxime DAVID.
3
Introduction à l'ontologie, p. 11.
4
Phénoménologie, trad. HYPPOLITE, T. I, p. 15
5
Introductin à l'ontologie, p. 10
insuffisantes et abstraites; l'être qu'elles manifestent n'est jamais "à part" (c'est pourquoi il n'est
point immobile et sans vie). Et en tant qu'être, rien ne lui manque (c'est pourquoi il n'a pas à
être construit). Si l'on est embarrassé pour dire ce qu'il est c'est justement parce que rien de
privilégié ne le caractérise, alors que tout le révèle.
Mais qu'apporte cette "révélation"? On serait tenté de penser que l'être s'enveloppe
dans un mystère si impénétrable que loin de se révéler il est pour nous comme n'étant pas.
Selon Lavelle au contraire l'être se déploie et se manifeste en toute chose; rien n'est que par lui
et en lui; il est le Tout.
Le Tout ne peut pas être découvert comme un existant dans la chaîne de tous les autres;
il n'est pas davantage le terme vers lequel ceux-ci se dépassent – car le moindre d'entre eux le
suppose, et s'il devait être construit, le résultat reculerait à l'infini. Il est comme le fond d'horizon
sur lequel se dessinent les objets. Présence totale dont l'espace est l'image. L'être a l'extension
du Tout c'est-à-dire une extension ilimitée et sa compréhension est infinie. Elle est "la même
partout où on la retrouve, elle ne se distingue pas de l'extension qui dilate l'un dans le Tout,
comme la compréhension resserre le Tout dans l'un. Ainsi l'unité de chaque objet exprime l'unité
de l'univers"6.
Mais comment ici distinguer l'être et le réel?
Ce qui témoigne pour la réalité d'un objet n'est-ce pas aussi la possibilité d'envisager un
donné sous des relations toujours nouvelles que paradoxalement nous supposons rassemblées
et unifiées dans l'idée du Tout? Lavelle ne semble pas encore préoccupé de distinguer le réel et
l'être lorsqu'il écrit: "La nécessité où nous sommes de conférer encore l'être aux phénomènes
eux-mêmes et de les considérer comme des pièces intégrantes de l'univers réel nous interdit de
rompre tous les liens qui les unissent à l'être, en reléguant celui-ci derrière eux: il n'y a pas de
différence entre l'être et la totalité des phénomènes, à condition de joindre à tous les
phénomènes donnés tous le phénomènes possibles... ."7
Mais puisque le Tout enveloppe les possibles, il n'est pas lui-même quelque chose de
réalisé, de déterminé, de donné. Et s'il n'est pas donné, il semble plus légitime de le concevoir
comme un postulat de la pensée. Il aurait alors son origine dans la pensée, il serait norme
intellectuelle de coordination progressive. Mais l'ontologie de Lavelle refuse cette
interprétation. Le Tout précède et fonde toute exigence de distinction et de coordination. De
plus, faire dépendre l'être-Tout de la pensée c'est pour Lavelle méconnaître que la pensée
appartient aussi à l'être, non seulement la pensée formulée, devenue réalité, mais la pensée
pensente, en acte.
Mais l'être dont la pensée se reconnaît participante dans son exercice et son intériorité,
peut-il être identifié avec le Tout des choses?
Lavelle maintient l'Unité de l'être: c'est le même être qui, supposé par la présence de
l'objet, est le Tout, et qui participé par la pensée pensante est l'Acte. C'est le même être qui est
à la fois affirmé comme extériorité (le Tout) et qui s'affirme comme intériorité (l'Acte). Mais ce
même terme appliqué à la fois au Tout et à l'Acte, a-t-il bien la même signification dans les deux
cas? Le Tout se rapporte au monde et l'Acte se rapporte à soi. D'autre part, l'objet n'appelle
l'idée du Tout qu'à travers la pensée qui pense cet objet comme limité relativement à tout le
reste qu'elle suppose. La symétrie entre les deux points de vue: extériorité et intériorité peut
difficilement être maintenue. Elle est déjà rompue, il me semble, lorsque Lavelle écrit: "Les
choses sont un pur dehors et n'ont d'existence que par le dedans que nous leur prêtons, ou par

6
De l'être, 1ª éd., p. 53
7
De l'être, 2ª éd., p. 172
le dedans de nous-mêmes qui fait qu'elles sont pour nous des choses."8 On peut penser que le
réel correspond à une participation affaiblie, appauvrie, au point de donner l'illusion d'une
passivité radicale et d'un pur donné. Mais encore faut-il que s'exerce une participation active et
consciente de soi pour que cette passivité ou ce donné ait un sens relativement à elle. C'est
pourquoi Lavelle sera amené à insister toujours davantage sur la participation source d'intimité
spirituelle et à substituer l'être-acte à l'être-objet. Alors, il ne sera plus possible de confondre
l'être avec le réel.
Mais avant de suivre ce second versant de la philosophie de Lavelle, on peut noter la
différence des chemins d'abord parcourus par lui-même et par Heidegger.
Lavelle affirme, Heidegger interroge. Heidegger traverse le désert du néant avant de
pressentir l'Être; ceci lui interdit immédiatement de confondre l'Être avec un terme logique ou
avec un objet de connaissance et donne un aspect émotionnel à toute sa recherche. On
entrevoit le mystère d'une transcendance qui appelle, qui aspire l'âme d'autant plus que'elle la
fuit. Et si notre inquiétude loin d'être apaisée est avivée sans cesse, du moins ne risquons-nous
pas de nous laisser prendre aux apparences et de devenir idolâtres. Le réel est abandonné à la
banalité quotidienne de l'existence; la quête de l'Être exige une purification, un renoncement
au réel, dont la pensée de notre mort donne le meilleur exemple.
Lavelle dirait plus volontiers avec Spinoza que la philosophie est une méditation, non de
la mort mais de la vie; d'accord avec Malebranche, avec Bergson, avec Blondel, il exclut a priori
le néant, lequel dit-il ne peut pas même être supposé, puisqu'une telle supposition qui devrait
se poser comme étant serait contradictoire, donc impossible.9 Lavelle donc, part de la
considération du réel et pose l'être comme le Tout auquel renvoie la moindre détermination
parce qu'il est impliqué par elle. D'où la tentation, à laquelle il faut sans cesse résister, de
comprendre l'être comme la totalité des existants, ou la difficulté de se libérer du soupçon que
l'être reste contaminé d'étant. On lit souvent dans les textes de Lavelle que le réel est inscrit
dans l'être, qu'il en est un aspect (par exemple, "l'objet dès qu'il est susceptible de recevoir une
détermination quelconque est contenu dans l'être total")10.
Or ne faut-il pas porter le regard au delà de tout le réel et voir s'ébranler son apparente
solidité pour être saisi par sa contingence et par une inquiète exigence de l'être? : "Pourquoi y
a-t-il quelque chose?"; non pas "pourquoi ceci plutôt que cela?", mais "pourquoi de l'être plutôt
que rien?"
Lavelle pense avec raison que l'interrogation porte sur le réel et non sur l'être : de l'être
on ne peut se soustraire pour le mettre en question; il n'y a pas de problême de l'être. De même,
pourrait-on dire, que le doute cartésien enveloppe toute chose mais ne peut s'envelopper lui-
même sans se confirmer et se reconnaître comme pensée pensante, ainsi la question qui
enveloppe tout le réel ne peut se saisir elle-même sans témoigner pour l'être. Mais il faut qu'elle
aille jusqu'au bout d'elle-même, demeurant en suspens dans l'angoisse et l'attente; et l'être
auquel elle demande certitude et justification et pour lequel elle témoigne dans cette demande,
ne peut être confondu avec le réel dont elle se détache, ni avec le Tout du réel : il ne peut être
qu'intérieur à elle-même.
La pensée de Lavelle s'est infléchie peu à peu dans le sens d'une intériorisation et si l'on
peut dire d'une spiritualisation de l'être où la différence ontologique entre l'être et l'étant est

8
De l'intimité spirituelle, p. 99
9
Mais si le néant absolu ne peut être identifié ni opposé à l'être, parce qu'il n'est qu'un mot vide de
sens, le rien, ou le néant relatif joue un rôle au niveau du réel où ceci n'est pas cela, comme on le voit
dans le Sophiste. Et c'est ainsi que Lavelle écrit que le néant lui-même représente une certaine forme de
l'être (cf. De l'être, 2ª éd. p. 75)
10
De l'être, p. 76, 2ª éd.
accentuée. L'introduction à l'ontologie cherche déjà à préciser cette différence; l'être y est défini
comme "la puissance infinie de l'affirmation", comme "le principe" et non "l'effet" de celle-ci11 ;
comme l'intériorité pure. Le réel au contraire c'est le donné, l'extériorité, la manifestation : "Ce
nom ne convient qu'à ce qui est donné, qui s'impose à nous malgré nous et à l'égard de quoi
nous sommes nous-mêmmes passifs."12 Tandis que l'être est essentiellement Acte, le réel est
dépourvu "d'initiative et d'intériorité".13
Faut-il voir dans cette évolution de la pensée de Lavelle un effet de certaines influences
: de Nabert, de Le Senne, de l'existentialisme, ou même de la connaissance de Heidegger, lequel
réserve aussi le nom d'existence au sujet conscient? C'est possible. En tout cas, le réel apparaît
alors dans sa diversité qualitative, sa spatialité, sa temporalité, relatif aux consciences. Offert à
toutes et donné à chachune sous un aspect unique et sensible, représenté en tant que spectacle,
éprouvé en tant qu'affection, il n'a de sens que pour elles. Il n'est pas engendré par elles
puisqu'au contraire il leur est donné, mais il naît avec elles comme leur limitation ; il constitue
un obstacle pour leur activité, mais aussi un instrument qu'elles utilisent.
Parce qu'elles ont besoin de lui, elles finissent par être fascinées par lui, elles oublient
l'originalité irréductible de leur propre existence, elles oublient l'être. Ou bien elles imaginent
l'être sur le modèle du réel, comme un donné immense, comme un chose en soi avec laquelle
elles n'ont point d'intimité. "Le prestige de la chose et de l'objet, dont la présence ne peut être
récusée, est tel qu'il finit par annihiler la conscience que nous avons de notre propre existence
en tant que nous nous la donnons à nous-mêmmes et sans laquelle il n'y aurait pour nous ni
objet ni chose; il annihile à plus forte raison cette idée de l'être tout intérieur à lui-même et dont
l'objet ou la chose ne peut être que l'extériorité manifestée."14 Cette fascination exercée par le
réel est favorisée par la science dont l'objet est le réel et qui "ignore également l'être et
l'existence"15. Mais le propre de la philosophie est de nous en faire ressouvenir. Elle est toujours
dit Lavelle "une réaction contre le réalisme"16, non pas pour nier le réel tel qu'il est donné, mais
pour comprendre ce caractère même de donné relatif à l'existence et le distinguer de l'être. Or
Lavelle finit par distinguer si bien le réel (phénomène donné, extérieur, manifesté) de l'être (acte
pur, scrète intériorité), que ce réel ne peut plus être de plain-pied avec l'être et qu'il lui est même
étranger. Il y a "exclusion entre l'être et le phénomène", "le monde c'est ce qui est phénomène
et ne se change jamais en être sous peine de s'abolir comme monde". Le phénomène n'est
qu'une possibilité "qu'il appartient à la conscience de réaliser : il est son oeuvre et il s'écroule
avec elle"17. La médiation du sujet est donc nécessaire pour qu'apparaisse la réalité, laquelle
"est toujours la réalité d'un objet ou d'une apparence, ou d'un phénomène"18. Mais à cette
réalité cependant, Lavelle reconnaît une "épaisseur" fait de toutes les promesses qu'elle porte
et où il voit une manifestation de l'être.
Or, pour que le réel soit interprété comme manifestation de l'être, encore faut-il pouvoir
penser l'être. Et puisque celui-ci n'est pas un objet que la pensée puisse s'opposer à elle-même,
il faut qu'elle l'atteigne en elle-même. Et non point comme un état conditionné par la forme du
sens interne (il serait alors relativement séparé d'elle, déterminé comme tel ou tel, et rattaché
au réel), mais comme acte, comme condition vivante, actuelle, de toute expérience passée et à

11
Introduction à l'ontlogie, p. 13.
12
Ibid., p. 62.
13
Ibid., p. 40.
14
Ibid., p. 42.
15
Ibid., p. 43.
16
Ibid., p. 43.
17
De l'être, 2ª éd., p. 175.
18
De l'âme humaine, p. 372.
venir. Tout dépend de la possibilité de cette intuition intellectuelle de l'être au sein de la pensée;
intuition de l'acte du penser, qui, bien qu'il pense toujours quelque chose, ne se confond jamais
avec ce qu'il pense, ni avec ce qu'il sent. S'il s'en distingue, c'est qu'il est présent à lui-même,
bien que d'une manière tout autre que celle dont les choses lui sont présentes, et bien qu'il
semble difficile de parler de présence à soi là où l'intuition réalise l'identité avec soi.
Le problème est de savoir si l'idée de l'être est l'être, si l'idée de l'esprit est l'esprit en
acte. Il faut remarquer sans doute que l'idée ici a un sens privilégié, unique et n'a rien d'une
image ou d'un concept. Les idées particulières en sont les spécifications ; elles ont un objet
auquel elles s'opposent et qu'elles n'épuisent pas; et c'est pourquoi on dit qu'elles sont
seulement des idées, entendant par là qu'elles sont incapables de nous donner dans sa plénitude
la présence de l'objet qu'elles signifient; nous cherchons alors cette présence dans une
mystérieuse coîncidence avec la qualité sensible. L'idée (de) l'être au contraire n'ayant pas
d'objet particulier auquel s'opposer n'a pas besoin d'un contenu et elle devrait révéler tout ce
qu'elle signifie dans une expérience pure, de caractère quasi-mystique.
En tout cas, si l'on accepte cette identification de l'être et de son idée, on voit aussitôt
la supériorité de l'esprit sur les choses : l'esprit est et se sait être et ce savoir-être est l'être. La
chose est mais ignore qu'elle est et ignore l'être, c'est pourquoi elle est chose, non pour elle-
même mais seulement pour l'esprit. C'est pourquoi elle n'est pas "elle-même", mais autre, ou
étrangère. L'esprit au contraire est pour soi et cette intimité à soi fait que l'être lui est intime et
qu'en un sens l'esprit n'est pas autre que l'être. On peut affirmer l'identité de l'être et de l'esprit
si l'on accorde à celui-ci le privilège de s'intuitionner soi-même, car c'est l'être sans restriction
qui se révèle ici. Ce privilège, contesté par Kant, accordé par Hegel comme une limite au delà du
long détour qui met l'esprit aux prises avec les choses, comme la réconciliation ultime d'un
inévitable déchirement interne, semble être en droit, pour Lavelle, la condition première de
toute expérience. C'est l'intimité de l'être à soi dans l'esprit qui permet de distinguer les choses
de ce "soi" ; mais dès lors celui-ci devient autre que les choses ; et participant de cette altérité,
lui-même devient autre que l'être, pour soi autre que soi, opaque, imité, incarné. L'identité de
l'être et de l'esprit ne vaut donc que pour l'esprit pur, non pour l'esprit mêlé de passivité en
relation avec les choses, et en un sens devenu chose pour lui-même : moi empirique, donné à
lui-même, donc voué à l'espace, au temps, et aux luttes et aux misères qu'ils engendrent. Ce qui
devrait conduire à retrouver quelque chose de la pensée de Hegel. Mais Lavelle n'insiste pas sur
la "négativité" inévitablement liée à l'apparition des consciences multiples et limitées. Au lieu
d'une dialectique de contradiction, il invoque une dialectique de participation où la limitation
des consciences est la condition à la fois de leur existence séparée et du réel manifesté. Cette
limitation a donc un rôle positif. Et dans ce mystérieux passage de l'esprit pur au sujet fini, à
partir duquel sont déduites les formes du réel, l'être est présent comme le principe agissant
dans lequel l'intériorité du sujet se fonde. Et en effet, si le moi fini est autre que l'être (parce
qu'il est relativement autre que soi-même : corps, nature, caractère, partie intégrante du réel),
c'est en étant aboslument qu'il se distingue relativement de l'être, c'est en se sachant être qu'il
s'interroge sur son être, en étant esprit qu'il se sait corps, en étant infini qu'il se sait fini. C'est
en étant soi, intérieur à soi, qu'il se sait hors de soi et projeté dans le monde. L'être ou l'esprit
pur demeure immanent aux consciences et c'est par elles, en elles, que le réel émerge dans son
altérité. Elles sont bien, selon une formule célèbre, l'être par qui le non-être vient à l'être, si l'on
veut ; ce non-être relatif étant la conséquence de leur multiplicité et de leur différence ; mais
elles sont être, absolument être, en deçà de leur relative altérité, de leur relative passivité, de
leur relative multiplicité, sans quoi il n'y aurait ni altérité, ni passivité, ni multiplicité, ni réel.
C'est peu de dire que les consciences sont médiatrices entre l'etre et le réel, et c'est
laisser supposer que l'être leur est extérieur. Il vaut mieux dire simplement qu'à travers elles
l'intériorité se manifeste, et que les possibles projetés et le réel rencontré sont animés par l'être.
Il resterait à chercher ce qui permet à la conscience d'informer le réel : il y a chez Lavelle
plusieurs esquisses de tables des catégories19. Il resterait surtout à chercher ce qui permet de
distinguer le réel de l'irréel et par exemple du possible. Une telle distinction qui n'a aucun sens
au niveau de l'être est appelée par l'existence. Celle-ci en effet se constitue comme intériorité
dans la mesure ou son être est un devoir-être et un pouvoir-être, c'est à-dire dans la mesure où
l'être ne lui est pas donné de l'extérieur comme un tout réalisé. C'est sans doute même une
réflexion sur l'existence telle qu'elle est par nous assumée qui a conduit Lavelle à substituer
l'être-acte à l'être-objet.
Il resterait à chercher enfin comment l'être qui tolère toutes les formes du réel peut être
invoqué comme la norme qui permet de les hiérarchiser. C'est à quoi Lavelle s'est attaché dans
le Traité des valeurs. Pour que cette entreprise soit possible, il fallait en tout cas que l'être ne
soit plus confondu avec le Tout du réel (car il est évident que la Valeur n'appartient pas à la
catégorie du réel), mais soit reconnu comme l'Acte intérieur à soi et créateur de soi dont les
consciences tiennent leur être et leur raisen d'être. C'est alors en fonction de cette participation
spirituelle que peut être "évalué" le réel.

19
Cf. la déduction des formes du réel dans la Dialectique du monde sensible et la déduction des
catégories dans De l'acte et dans De l'âme humaine, à quoi l'on pourrait ajouter une autre table dans la
Méthodologie non encore publiée.

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