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Maurice Blanchot Et La Philosophie

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MAURICE BLANCHOT ET LA PHILOSOPHIE

Suivi de trois articles de Maurice Blanchot


ric Hoppenot et Alain Milon (dir.)

Anne ddition : 2010


Publication sur OpenEdition Books : 20 dcembre 2012, Nombre de pages : 437 p.
Dans Le Pas au-del, Maurice Blanchot fait le constat suivant : Derrire le discours parle le refus de
discourir, comme derrire la philosophie parlerait le refus de philosopher : parole non parlante, violente, se
drobant, ne disant rien et tout coup criant. Cette rsistance de Blanchot lgard de la philosophie
montre les limites de la qualification dune uvre, quelle soit philosophique, littraire ou potique. Lcriture
philosophique est-elle plus ou moins philosophique dans le fragment dHraclite, le systme dHegel ou
laphorisme de Nietzsche ? De tout cela, Blanchot semble se moquer. Et quimporte de savoir si Blanchot est
philosophe. Notre intention dans cet ouvrage est ailleurs. Elle est dans le souhait dinterroger le et ,
chacun avec ses lectures et ses convictions. Ce et dans Blanchot et la philosophie, faut-il lenvisager
comme une addition, une disjonction, une impossibilit, un ou bien ou bien, un ni ni, une localisation ? O
est Blanchot en fin de compte ?
Lambigut de l thique de la souffrance dans la pense franaise contemporaine
Smadar Bustan
p. 179-198
Alain Milon
Entre Blanchot et la philosophie
Lieux de bifurcation: espace littraire
Anne-Lise Large
La seule faon daimer
Alain Milon
Nuit trange : moment de modulations
Natacha Lafond
Des Forts, Blanchot et Lvinas : pour un autrement dire
Blanchot, lecteur ?

Franois Brmondy
Pascal fut-il un penseur dialectique ?
Mathieu Dubost
La littrature comme preuve : Blanchot, lecteur de Hegel
Manola Antonioli
Nietzsche et Blanchot : parole de fragment
Thierry Laus
Le Livre au tombeau, apparaissant
David Uhrig
La philosophie de laction, compagne clandestine ?
Arthur Cools
Intentionnalit et singularit. Maurice Blanchot et la phnomnologie
ric Hoppenot
De lApocalypse Amalek. Esquisse dune rflexion sur la pense du mal dans luvre de Maurice
Blanchot
Smadar Bustan
Lambigut de l thique de la souffrance dans la pense franaise contemporaine
D'un thme l'autre
Hugues Choplin
La nuit transforme-t-elle la pense ? partir de Blanchot
Yves Gilonne
Blanchot lobscur : vers une approche hraclitenne du neutre
Hugo Monteiro
Le Neutre dans les limites de la philosophie
Daiana Manoury
Le Neutre blanchotien, reflets et rflexions partir de LAmiti
Bertrand Renaud
Le passif de mort ou lthique limpossible : sur Lcriture du dsastre
Enzo Neppi
LAbsolu entre transgression et ambigut dans la rflexion de Blanchot sur la littrature
Rciprocits
ric Marty
Maurice Blanchot, Roland Barthes, une ancienne conversation
Georges Hansel
Maurice Blanchot, lecteur de Lvinas
Tmoignage
Michel Lisse
Vivre sa mort dans lcriture
Textes de Maurice Blanchot
Maurice Blanchot
Le discours philosophique
ric Hoppenot et Georges Hansel
Note de lditeur
Maurice Blanchot
Discours sur la patience(en marge des livres dEmmanuel Lvinas)
Maurice Blanchot
Notre compagne clandestine

Biographies des auteurs


TABLE DES MATIRES
Alain Milon
Entre Blanchot et la philosophie
Lieux de bifurcation: espace littraire
Anne-Lise Large
La seule faon daimer
Alain Milon
Nuit trange : moment de modulations
LESPACE DCRITURE : LES MODULATIONS DU DIRE
LESPACE LITTERAIRE : GRAMMAIRE DE LA MODULATION
LE DESEQUILIBRE
TRANGE ETRANGETE : VERS UNE AUTRE ECONOMIE DE LA PAROLE
Natacha Lafond
Des Forts, Blanchot et Lvinas : pour un autrement dire
CONTRETEMPS ET CONTRE-CHANT
IL Y A
ATTENTIONNALIT
ANACROUSE
POUR CONCLURE
Blanchot, lecteur ?
Franois Brmondy
Pascal fut-il un penseur dialectique ?
MYSTIQUE ET DIALECTIQUE
LA PENSE TRAGIQUE DU DIEU CACHE
LES PENSES, MODLE DE LATTENTE LOUBLI ?
BLANCHOT CRITIQUE DE GOLDMANN
LARGUMENTATION DE PASCAL
LA FORME LITTERAIRE DES PENSEES
CONCLUSION
Mathieu Dubost
La littrature comme preuve : Blanchot, lecteur de Hegel
LE NANT HGLIEN, OU LE JOUR INVERSE DE LA PHILOSOPHIE
LA LANGUE DE LESPRIT
LA NUIT SANS JOUR SELON BLANCHOT
LA LITTRATURE COMME VNEMENT IRRDUCTIBLE

CONCLUSIONS
Manola Antonioli
Nietzsche et Blanchot : parole de fragment
DU CT DE NIETZSCHE
LCRITURE FRAGMENTAIRE
LTERNEL RETOUR
Thierry Laus
Le Livre au tombeau, apparaissant
David Uhrig
La philosophie de laction, compagne clandestine ?
HONORER LINTELLIGENCE
LA SURVALORISATION DE SOI
DE LTERNELLEMENT ACTUEL AU REL
PASSER A LACTE
Arthur Cools
Intentionnalit et singularit. Maurice Blanchot et la phnomnologie
RDUCTION TRANSCENDANTALE ET ESPACE LITTRAIRE
INTENTIONNALIT ET CRITURE
SUBJECTIVIT TRANSCENDANTALE ET SINGULARIT
EN GUISE DE CONCLUSION
ric Hoppenot
De lApocalypse Amalek. Esquisse dune rflexion sur la pense du mal dans luvre de Maurice Blanchot
L'APOCALYPSE : LA FIN VIENT, QUELQUE CHOSE ARRIVE, LA FIN COMMENCE.
SADE ET LAUTRAMONT : UN ESPACE LITTRAIRE DU MAL
GOG ET MAGOG : LE REDOUBLEMENT DE LA QUESTION
AMALEK ET AUSCHWITZ : ZAHOR
EN GUISE DE CONCLUSION : JOB, LE SIGNIFIANT ABSENT ?
Smadar Bustan
Lambigut de l thique de la souffrance dans la pense franaise contemporaine
MA SOUFFRANCE COMME CONDITION THIQUE
LA FATALIT NATURELLE DE LA SOUFFRANCE
JE ME SOUFFRE
SUR LA CONDITION PR-MORALE DU DOLENT
D'un thme l'autre
Hugues Choplin
La nuit transforme-t-elle la pense ? partir de Blanchot
LATMOSPHRE ET LE VIDE

Premire voie : la nuit comme atmosphre qui inspire la pense


Deuxime voie : la nuit comme vide qui interdit la pense
LE MILIEU DE LA NUIT COMME QUESTION QUOTIDIENNE
Le concept de milieu
La question quotidienne
Entre philosophie et littrature ?
CRIRE EN CONFIANCE
Yves Gilonne
Blanchot lobscur : vers une approche hraclitenne du neutre
Hugo Monteiro
Le Neutre dans les limites de la philosophie
PREMIRE COUTE
DU REGARD QUI SE PERD LUI-MME DE VUE
DUNE CERTAINE VIOLENCE APPROPRIATIVE
INTERRUPTION, RESPIRATION, RYTHME
DE LACCUEIL DE LAUTRE AUTRE : COUTE !
LE CONTRETEMPS DANS LES LIMITES DE LA PHILOSOPHIE
RSONNER : LE NEUTRE
DANS LES LIMITES DUNE CONCLUSION
Daiana Manoury
Le Neutre blanchotien, reflets et rflexions partir de LAmiti
Bertrand Renaud
Le passif de mort ou lthique limpossible : sur Lcriture du dsastre
EXIGENCE SANS FOI NI LOI
MORT IMMMORIALE ET AGONIES PRIMITIVES
DUNE MORT, LAUTRE
UNE OU PLUSIEURS PASSIBILITS ?
Enzo Neppi
LAbsolu entre transgression et ambigut dans la rflexion de Blanchot sur la littrature
UN DSASTRE COURONNE PAR LA FOUDRE
PUISSANCE DU NGATIF ET AMBIGUT DU SENS
TRANSGRESSION ET LITTRATURE
Rciprocits
ric Marty
Maurice Blanchot, Roland Barthes, une ancienne conversation
Georges Hansel
Maurice Blanchot, lecteur de Lvinas

LAMITI BLANCHOT-LEVINAS, LE PACTE , LA DETTE


LVINAS DANS LA LITTRATURE OU LE DROIT A LA MORT
Langage commun et langage litteraire
O Lvinas apparat : Lil y a
LVINAS DANS LESPACE LITTRAIRE
Blanchot chez Lvinas et Lvinas chez Blanchot : un pas de deux
La mort, la possibilit et limpossibilit
LVINAS DANS LENTRETIEN INFINI
Littrature et parole neutre
Lvinas, exception la rgle
La rception de Lvinas par Blanchot
Lvinas et le neutre
Rapport du troisime genre et courbure de lespace interrelationnel
O Blanchot scarte de Lvinas
Entre le moi et autrui, une double dissymtrie
La raison de lcart
O Blanchot rejoint Lvinas
LVINAS DANS LCRITURE DU DSASTRE
Autrement qutre ou lultime secret de la subjectivit
Autrui et le tiers
Blanchot et Autrement qutre
Patience et passivit revisites
Responsabilit au sens de Lvinas
Problmes et solutions
Un rapport autrui pathologique ?
Lobjection sartrienne
Et si autrui nest pas autrui ?
Premire rponse
Seconde rponse
Autrement qutre et lcriture
Responsabilit et criture
Lamiti chez Blanchot et Lvinas
Passivit et criture fragmentaire
PROBLMES DE LANGAGE
Le visage
La subjectivit
Blanchot et le vocabulaire religieux ou thologique de Lvinas
Lvinas et la thologie
Blanchot et la thologie de Lvinas
CONCLUSION
Tmoignage
Michel Lisse
Vivre sa mort dans lcriture
LA SOLITUDE DU VIVANT
MAURICE BLANCHOT ET LTRE-POUR-LA-MORT
LA MORT DE LAMI
LE FANTASME DU MOURIR-VIVANT
Textes de Maurice Blanchot
Maurice Blanchot

Le discours philosophique
ric Hoppenot et Georges Hansel
Note de lditeur
Maurice Blanchot
Discours sur la patience(en marge des livres dEmmanuel Lvinas)
Maurice Blanchot
Notre compagne clandestine
TOUS, HONTEUSEMENT, GLORIEUSEMENT
LE SCEPTICISME INVINCIBLE
VALERY : LAUTRE HOMME... RESTE UNE CONCEPTION CAPITALE...
LINTERROGATION SUR LE LANGAGE
LA DIACHRONIE IRREDUCTIBLE
LINDISCRTION A LGARD DE LINDICIBLE
LA COMDIE DIVINE
Biographies des auteurs
Manola ANTONIOLI
Franois BRMONDY
Smadar BUSTAN
Hugues CHOPLIN
Arthur COOLS
Matthieu DUBOST
Yves GILONNE
Georges HANSEL
Eric HOPPENOT
Anne-Lise LARGE
Thierry LAUS
Michel LISSE
Daiana MANOURY
ric MARTY
Alain MILON
Hugo MONTEIRO
Enzo NEPPI
Bertrand RENAUD
David UHRIG
Entre Blanchot et la philosophie
Alain Milon
p. 11-17
BLANCHOT ET LA PHILOSOPHIE : QUEST-CE QUE CELA VEUT DIRE ? On a coutume dadmettre que la premire
mission de la philosophie est de produire des concepts. Mais Blanchot en produit-il seulement ? Dailleurs,
ce questionnement sur Blanchot et la philosophie naurait pas lieu dtre si lon disait : Platon, Spinoza ou
Kant et la philosophie, autrement que pour sous-entendre leur place dans lhistoire de la philosophie.
Lassociation du nom de Maurice Blanchot la notion de philosophie a un autre effet. Elle interroge
beaucoup moins la place de Blanchot dans lhistoire de la pense que la nature de son criture dont on ne
sait si elle est plus philosophique que littraire ou potique.

2Dans la formule Blanchot et la philosophie , Blanchot, cest qui, et la philosophie, cest quoi ? Mais, le
problme est peut-tre plus : Blanchot, cest quoi, et la philosophie, cest qui ? Luvre de Blanchot, est-ce
de la littrature, de lessai, de la posie, de la philosophie ? Et la philosophie, est-ce Platon, Spinoza, Kant ?
1 LVINAS Emmanuel, Sur Maurice Blanchot, Montpellier, Fata Morgana, 1975, p. 9.
2 BLANCHOT Maurice, Ltrange et ltranger , inNouvelle Revue Franaise, n 70, Paris, Gall (...)
3Cette question du rapport que Blanchot entretient avec la philosophie, Lvinas laborde par ricochet dans
ses rflexions Sur Maurice Blanchot1. Blanchot ne tend pas vers la philosophie crit-il, non par faiblesse,
mais tout simplement parce que la philosophie ne touche pas lultime possibilit , voire les limites de
lhumain . Doit-on voir ici le reproche habituel adress lencontre de la philosophie trop souvent dsigne
comme une matire froide ? Doit-on lire le dsintrt de Blanchot pour cette discipline ? Il semble que non.
Par nature, lcriture de Blanchot se retrouve davantage dans la pure affirmation lexpression potique ,
ou dans lespace de ce qui naffirme pas lexpression littraire que dans la manire dinterroger
lexpression philosophique. Ces trois expressions, largement expliques dans son article Ltrange et
ltranger2, montrent comment lespace de ce qui naffirme pas simpose comme la plus belle expression du
neutre.
3 BLANCHOT Maurice, Le Livre venir, Paris, Gallimard, Folio , 2003, p. 273.
4 Ibid., p. 279.
5 BLANCHOT Maurice,Lcriture du dsastre, Paris, Gallimard, 1980, p. 157.
4Si lon revient notre point de dpart nous sommes bien en peine de rpondre la question de savoir quel
concept Blanchot produit. Sil est plus ais de trouver des concepts dans lthique ou les
trois Critiqueskantiennes, cela signifie-t-il pour autant quil ny a pas de systme conceptuel chez Blanchot ?
En fait, plus que de systme conceptuel, cest despace notionnel dans lequel son travail thorique prend
forme quil faut parler, espace notionnel gravitant autour de LEspace littraire travers la question de lcrit
de lcriture. Il est vrai que souvent le philosophe est lhomme dun livre, Lthique pour Spinoza,
les Mditations mtaphysiquespour Descartes, Ainsi parlait Zarathoustra pour Nietzsche, les Critiquespour
Kant Pour Blanchot, peut-tre LEspace littraire. Mais il est difficile de dire pour de multiples raisons sil
existe un systme philosophique chez Blanchot, systme dont la mission essentielle est dasseoir et de
stabiliser une pense. Il est vrai quavec Blanchot nous sommes loin de la fixation, de la stabilit ou de la
prennisation. chapper toute dtermination essentielle3 , toute stabilit reste la mission premire de
la littrature, lacte dcriture par excellence que Blanchot qualifie derreur, de dehors, dinsaisissable,
dirrgulier4. Avec son criture, il est plutt question de tiraillement, tiraillementquilseraitrducteurdattribuerlaspcificitdelapensedu XXe sicle, tiraillements qui viennent en fait de
ce style si particulier. Non pas le style comme forme que prend lcriture dun auteur, mais comme marque
propre Blanchot, lespace de sa modulation en quelque sorte. Ces tiraillements sont les traductions de ses
propres incertitudes, tiraillements entre la profonde mlancolie dans laquelle se trouve lcrivain qui crit
vainement, et la nostalgie dun lecteur trop heureux davoir trouv un texte chappant son malheur de livre.
... Sauver un texte de son malheur de livre5 : leitmotiv lancinant et annonciateur que Blanchot reprend
Lvinas. Ces tiraillements ont toutefois un avantage. Ils sont comme des points douverture qui font de
lcriture des moments de respiration, mme si le corps de lcriture est en pleine asphyxie.
6 LVINAS Emmanuel, Sur Maurice Blanchot, op. cit., p. 74.
5Lcriture de Blanchot tue. Elle tue le lecteur qui suffoque la lecture de ses phrases qui prennent le lecteur
la gorge. Elle le tue aussi parce quelle lemprisonne dans lchec de lcriture. Elle le tue mais elle na pas
dautres solutions pour sauver le texte. Ce meurtre est en mme temps un sursis qui dure le moment de
cette variation dcriture. Lcriture de Blanchot nous rend vivant, juste linstant de cette variation, et cest en
cela quelle est encore plus dangereuse. Elle fait vibrer un point tel que Blanchot nous met dans lembarras
par cette faon si singulire dcrire avec des phrases qui nen finissent pas de se dployer sur elles-mmes
jusqu entraver le lecteur au point quil se demande chaque page si Blanchot ne dit pas une chose et son
contraire au mme moment, modulations dcriture qui se construisent comme des galeries comme
lexplique Lvinas, des galeries qui rappellent les souterrains quluard utilise pour qualifier lcriture de
Paulhan, des galeries dont on ne sait o elles mnent sinon dautres galeries. Avec Blanchot il ne peut en
tre autrement parce que lcriture et la lecture conduisent immanquablement lacceptation de labsence
dcriture et de lecture. Cette variation, cest aussi le passage, non pas dun endroit un autre, dun pont
une porte, mais le passage tout simplement quand il saffirme comme lieu de transit. La porte ouvre sur le
seul espace dune autre porte qui ouvre elle-mme sur lespace dune autre porte, et cela sans fin. Cette
impression se renforce par le fait que Blanchot est davantage un passeur quun penseur, et comme passeur
il crit en passant , cest--dire que son criture sinscrit dans la ponctuation de textes potiques ou

philosophiques quil sagisse de Char, Mallarm, Hraclite ou Nietzsche. Lcriture de Blanchot rejoint
finalement le cortge de toutes ces critures qui se dploient sur elles-mmes. Proust, Woolf, Borges,
Blanchot ces auteurs tricotent pour reprendre lexpression de Lvinas6 parce que texte, texture et
tissage sont composs du mme fil, celui qui brode limpossibilit de lcriture crire.
6Blanchot et la philosophie a pour effet de nous embarrasser, et en cela cette juxtaposition de termes met en
branle un processus philosophique. Blanchot nous embarrasse parce qu le lire on navigue sans cesse
entre cette impression dinachvement son uvre nous renvoie lide que nous sommes
continuellement dans la variante de penses qui se font en se faisant et ce sentiment daboutissement
son criture, dune rare densit, refuse lartifice. Il y a chez lui comme une sorte dimmaturit parfaitement
accomplie ; immaturit par son refus de la finitude et de la plnitude, accomplissement parce que ses failles
le renforcent. Blanchot est en tension continuelle, tension que son criture confirme, tension qui trouve un
ancrage dans son exprience de limpossibilit quil met en place dans LEspace littraire. Ce point
dimpossibilit ne rend pas compte dun refus de communiquer, il exprime plutt la volont de ne pas tre un
objet de communication. Ce refus rend compte en partie de ltat singulier de son criture. criture
philosophique, criture littraire, criture potique ? Peut-tre les trois runies ! Peu importe dailleurs car les
critures riches sont plurielles. Elles montrent quil ny a pas une criture philosophique, mais des critures
philosophiques. Une chose est sre cependant. Blanchot nest pas dans le systme philosophique au sens
classique du terme ; il est dans la correspondance, pas celle de la forme pistolaire mais celle de la strate.
tre en correspondance comme dans lespace mtropolitain qui a linconvnient ou lavantage de perdre le
voyageur. quel niveau est-il ? 1er, 2e, 3e ? Il nen sait rien mais il est quand mme dans le mtro. Cette mise
en correspondance plutt que la recherche tout prix dune pense systmatique explique aussi ce que
Lvinas dit du rapport de Blanchot la philosophie voqu plus haut. Cette rsistance de Blanchot lgard
de la philosophie montre dailleurs les limites de la qualification dune uvre, quelle soit philosophique,
littraire ou potique. Lcriture philosophique est-elle plus ou moins philosophique dans le fragment
dHraclite, la dmonstration de Spinoza ou laphorisme de Nietzsche ? De tout cela, Blanchot semble se
moquer. Et quimporte de savoir si Blanchot est philosophe. Notre intention dans cet ouvrage est ailleurs. Elle
est dans le souhait dinterroger le et , chacun avec ses lectures et ses convictions. Ce et
dans Blanchot et la philosophie, faut-il lenvisager comme une addition, une disjonction, une impossibilit, un
ou bien ou bien, un ni ni, une localisation ? O est Blanchot en fin de compte ?
7Blanchot et la philosophie pour mieux apprhender linfluence de Blanchot et ses liens avec les
philosophes, les crivains et les potes. Blanchot et la philosophie, est-ce que cela se comprend comme le
lien que lcrivain entretient avec la philosophie, mais Blanchot est-il un crivain au sens o lon dit de Victor
Hugo et de Gustave Flaubert quils sont crivains ?Blanchot et la philosophie, est-ce pour se demander
quelle est la doctrine de Blanchot comme lon parlerait de doctrine platonicienne, spinoziste, kantienne ou
bergsonienne ? Est-ce que cela se comprend comme une rflexion sur la place de la philosophie dans
luvre de Blanchot, autrement dit lempreinte de telle philosophie dans la pense blanchotienne pour se
demander sil est hracliten, hglien ou nietzschen ? Ou linverse, est-ce le moyen de rflchir sur la
marque de Blanchot sur le travail de certains intellectuels du XXe sicle comme Lvinas, Merleau-Ponty ou
dautres ? Quelles sont la nature et la valeur de ce et . A-t-il les vertus du pli de Michaux ? Est-ce un point
dobscurit qui claire, sagit-il dune sorte dondulation qui nous renvoie cette trange variante du mme ?
7 Ibid., p. 70.
8Ce et de londulation semble avoir les caractristiques de ces suites algbriques en n-1, lexpression
dune multiplicit agissant par soustraction et non par addition. Blanchot crit selon la modulation du n-1 pour
montrer que le devenir voit le jour, non pas en additionnant des choses les unes sur les autres, mais en
crivant par effacement, seul moyen pour le neutre de confirmer son impossibilit. Cet effacement traduit le
fait quil ny a plus ou pas de lecture, pas dcriture, pas dexpression7 au sens o toute lecture, criture
ou expression efface et sefface pour mieux expliquer comment les choses existent. Il nous montre aussi que
les choses ont une chance de natre si elles prservent leur effacement. Lcriture de Blanchot sinscrit en
fait dans un devenir et une mutation que la soustraction libre, seul moyen de lutter contre limaginaire
positiviste de laddition.
8 BLANCHOT Maurice, Labsence de livre , inLEntretien infini, Paris, Gallimard, 1983, p. 427.
9 SARTRE Jean-Paul,Situations II, Paris, Gallimard, 1948, p. 33.
10 BLANCHOT Maurice,Exercices de la patience, Lvinas, Paris, Obsidiane, 1980, p. 67.
9Cet effacement est un avertissement que Blanchot nous adresse, lui qui faisait de son retranchement son
propre signalement. Blanchot nous martle sans cesse qu un livre surcharge un autre livre8 . Mais
comment comprendre cet avertissement ? En crivant un autre livre ? En refusant tout livre ? En lisant ?

Sans prtendre rpondre pour autant ces interrogations sans fin, nous tenterons, en toute modestie, de
faire de toutes les lignes qui suivent une grande forme en mouvement9 plutt quun gros tas de feuilles
inertes. Mais que lon ne se mprenne pas sur le mouvement gnral de cette entreprise dont la mission
essentielle est de montrer comment les critures contemporaines nous font osciller trop souvent entre des
lectures dautant plus difficiles pour ceux qui, par manque de curiosit, ne saisissent pas la provenance et
limplicite des discours, et des lectures dautant plus faciles et ennuyeuses pour ceux qui ont pris le temps et
la peine de faire un travail gnalogique. Que retiendra lhistoire de la philosophie de la pense
du XXe sicle ? Mais cette question pour lheure est anecdotique et factuelle. Seule peut-tre persiste une
intention, celle de ne pas se laisser fasciner par lautre nuit10 , la nuit de leffacement, la nuit drisoire qui
nie le crpuscule de la philosophie. Lutter contre leffacement aux formes multiples de cette nuit :
leffacement dun livre par un autre mme si tous les livres se construisent autant les uns sur les autres que
les uns contre les autres, leffacement dun auteur par un autre, chaque auteur simaginant quil est le
premier, leffacement dune personne parce que cest une autre faon de la faire disparatre de manire plus
violente parce que plus lente. Mais surtout refuser leffacement pour mieux lutter contre la barbarie, la plus
nocive, la plus sournoise, celle qui simmisce dans le savoir, celle qui fait croire que leffacement est un
renouveau. Finalement, lutter contre leffacement pour tenter de sortir de la dsertification qui nous entoure,
dsertification qui va mme jusqu faire disparatre le dsert.
10 cette occasion nous proposons de rditer certains textes de Blanchot autour de la question de lespace
philosophique comme Le Discours philosophique (1971), le Discours sur la patience. (En marge des livres
dEmmanuel Lvinas) (1975), et Notre compagne clandestine (1980).
11Une dernire remarque nanmoins concernant lobjectif de cet ouvrage : tenter de faire sienne la formule
de Char dans Feuillets dHypnos : Notre hritage nest prcd daucun testament . Il ny a ni hritiers, ni
gardiens du temple autour des dits et crits de Blanchot. Pas de restes partager une poque o tout
devient objet faire un livre . Linterview, le journal personnel, la note de lecture, le cours, le sminaire
Tout se recycle, mais tous les cours ne sont pas LEsthtique de Hegel, toutes les correspondances ne sont
pas les Lettres Lucilius, et toutes les interviews ne sont pas lEntretien avec Burman. Au-del de la posture
anecdotique de ce genre de pratique, cest la question de la valeur du tmoignage qui est pose. Nest-il rien
de pire que le tmoignage quand il vient du tmoin qui affirme : mais jtais l le premier, jai tout vu et tout
entendu Je vais tout vous dire , celui qui fait parler les morts, celui-l mme qui simagine quil a assez
de prsence pour tre tmoin de la scne ? Finalement, celui qui na pas saisi la porte du seuil ne pas
franchir.
11 CHAR Ren, Recherche de la base et du sommet , inuvres compltes, Paris, Gallimard,
198 (...)
12Ne pas franchir le seuil, cest aussi le moment o le tmoin est encore assez vigilant. Mais lest-il quand il
construit le tmoignage autour de son propre enfermement ? Quel crdit accorder un tmoin dont le seul
objectif est de se substituer personnellement lobjet de son tmoignage ? Le tmoin, sil allait au bout de sa
dmarche, devrait sabstenir de tout tmoignage et se mettre en retrait pour viter quun autre tmoin, tout
aussi sincre, ne vienne contredire son propre tmoignage par un autre tmoignage. La prsence du
tmoignage a-t-elle un sens ? Sans doute, mais seulement pour confirmer lide quil ne sert rien si ce nest
sauver un texte de son malheur de livre pour sauver le livre du tmoignage Il existe nanmoins
des tmoignages aux qualits probatoires, celui que Char adresse Francis Curel, grand rsistant, qui,
refusant daccuser le collabo qui lavait dnonc, prononce ces mots tonnants : Puisque je ne suis pas
mort, il nexiste pas11. Finalement, le tmoignage nexiste pas quand le texte est l.
12 Sur le rapport Blanchot/Foucault, on peut lire larticle de Manola Antonioli : Blanchot et Miche (...)
13Un regret cependant, celui de navoir pas t en mesure de prsenter danalyses significatives sur
linfluence de luvre de Blanchot auprs dintellectuels comme Merleau-Ponty, Foucault, Deleuze,
Derrida12....
NOTES
1 LVINAS Emmanuel, Sur Maurice Blanchot, Montpellier, Fata Morgana, 1975, p. 9.
2 BLANCHOT Maurice, Ltrange et ltranger , in Nouvelle Revue Franaise, n 70, Paris, Gallimard, 1958,
p. 673.
3 BLANCHOT Maurice, Le Livre venir, Paris, Gallimard, Folio , 2003, p. 273.
4 Ibid., p. 279.
5 BLANCHOT Maurice, Lcriture du dsastre, Paris, Gallimard, 1980, p. 157.
6 LVINAS Emmanuel, Sur Maurice Blanchot, op. cit., p. 74.
7 Ibid., p. 70.

8 BLANCHOT Maurice, Labsence de livre , in LEntretien infini, Paris, Gallimard, 1983, p. 427.
9 SARTRE Jean-Paul, Situations II, Paris, Gallimard, 1948, p. 33.
10 BLANCHOT Maurice, Exercices de la patience, Lvinas, Paris, Obsidiane, 1980, p. 67.
11 CHAR Ren, Recherche de la base et du sommet , in uvres compltes, Paris, Gallimard, 1983, p.
639.
12 Sur le rapport Blanchot/Foucault, on peut lire larticle de Manola Antonioli : Blanchot et Michel Foucault :
htrotopies , in Blanchot de proche en proche, ric HOPPENOT et Daiana MANOURY (dir.), Paris, ditions
Complicits, 2009. Sur le rapport Blanchot/Derrida et Blanchot/Deleuze, voir LAbcdaire de Jacques
Derrida, M. ANTONIOLI (dir.),Paris/Mons,Vrin/Sils Maria, 2006 les articles dH. Couchot et M. Antonioli, p. 2225 et p. 44-48.
AUTEUR
Alain Milon
Professeur de philosophie esthtique luniversit de Paris Ouest. Directeur des Presses universitaires de
Paris Ouest. Derniers ouvrages publis : LEsthtique du livre, Alain Milon et Marc Perelman (dir.), Nanterre,
Presses universitaires de Paris Ouest, 2009, Bacon, leffroyable viande, Paris, Les Belles Lettres, Encre
marine , 2008 ; Emmanuel Lvinas, Maurice Blanchot : penser la diffrence, ric Hoppenot et Alain Milon
(dir.), Paris, codition Unesco-Presses universitaires de Paris Ouest, 2e dition 2009 ; Dictionnaire du
corps, M. Marzano (dir.), PUF, 2007 ; Le Livre et ses espaces, Alain Milon et Marc Perelman (dir.), Presses
universitaires de Paris Ouest, 2007 ; Lcriture de soi : ce lointain intrieur. Moments dhospitalit littraire
autour dAntonin Artaud, La Versanne, Encre Marine , 2005 ; La Ralit virtuelle. Avec ou sans le
corps. Paris, Autrement, Le corps plus que jamais , 2005 ; Contours de lumire : les territoires clats de
Rozelaar Green. 40 ans de voyages en pastels et dessins, Paris, Draeger, 2002 ; LArt de la Conversation,
Paris, PUF, Perspectives critiques , 1999 ; Ltranger dans la Ville. Du rap au graff mural, Paris, PUF,
Sociologie daujourdhui , 1999 ; La Valeur de linformation : entre dette et don, Paris, PUF, Sociologie
daujourdhui , 1999. paratre en 2010, La Flure du cri. Violence et criture, Paris, Les Belles Lettres,
Encre marine .
La seule faon daimer
Anne-Lise Large
p. 20-31
TEXTE NOTES AUTEUR
TEXTE INTGRAL
1PLUS QUE JAMAIS, LA PHILOSOPHIE, oui, mais comme une oscillation. Oscillation de droite gauche, du corps
droite de la pense, de la littrature gauche de la littrature. Alternance denglacement de ltregauche de la pense sa droiture, jusquau dglacement du dehors. La philosophie, oui, dailleurs le
moment serait peut-tre venu den parler, nous qui navons pas encore non pas de la faire parler, de parler
en elle, mais de parler dElle, ses cts, avec elle, de sasseoir quelques instants ct de la philosophie,
non pas dans son ombre, mais en labsence momentane de lumire, dans lintimit accidente de la
pnombre promiscuit noire soudain retrouve, entre elle et nous, le temps dune poigne de phrases,
dune incursion de silence.
2En philosophe ? Certainement pas. En ami, peut-tre. En amant, sil fallait lavouer. Mais a (se) discute,
encore une fois, a dvie et a dborde, si lon veut, de part et dautre, du rapport. Et peu importe si, ds le
dpart, le rapport en question est promis une impossible nomination. Peu importe, sil nous chappe
jusqu la fin, jusqu sa fin. Blanchot le savait plus que nul autre, lui qui a pass un temps infini, dans
lillgalit du temps, assis dans lombre, ct de la philosophie, oscillant ses cts, lui parlant tremblant
de littrature, lui livrant sa passion pour la littrature. Et la philosophie, la fin, tait prte tout entendre,
tout envisager, comme pour retenir les derniers vivants venus parler auprs delle, les derniers aussi, se
tenant distance, laissant lirrductibilit de lespace parler entre eux, pour eux. Il faudrait dire : la
philosophie a t essouffle, touffe, trangle par la philosophie otage de sa propre cause, gelire de
sa prison de pense. Alors seul ltranger, linconnu, lAutre, le dernier homme, le presque mort, pouvait venir
la dlivrer, non pas en la reconduisant au-devant de la scne, mais en lui portant secours dune manire
sourde, clandestine, la librant ne la dchargeant pas.
1 BLANCHOT Maurice, LAttente, loubli, Paris, Gallimard, 1962, p. 61.
2 Ibid., p. 62.
3 BLANCHOT Maurice, Le Pas au-del, Paris, Gallimard, 1973, p. 158.
4 BLANCHOT Maurice,Lcriture du dsastre, Paris, Gallimard, 1980, p. 73.

3Nous qui avions tant investi la philosophie, tant attendu, tant demand pour ne pas dire tant exig delle,
tant dcri et cri gare la vrit, au point de ne plus mme stre rendu compte que nous lavions perdue
en cours de route, La Philosophie. Ce quil pensait se dtournait de sa pense pour le laisser penser
purement ce dtour1. Fuite du philosophique face lespace du dtour sans digression, de lerrement
sans erreur2. Surtout ne jamais senfermer dans un face face avec la philosophie. Sil y a eu rapport
donc, ce fut toujours un rapport oblique, en biais, louche, parce que non clarifi et non clarifiable.
Philosopher, il le faut, mais comment et depuis quel lieu si ce nest depuis un tout autre lieuque celui de la
philosophie ? Comme sil tait ncessaire de se dgager du poids sans mesure de notre bien trop vieille et
communment partage responsabilit philosophique. Comme si, encore, ce ntait jamais depuis la
philosophie quil fallait philosopher. Tout dabord, parce que derrire le discours parle le refus de discourir,
comme derrire la philosophie parlerait le refus de philosopher3 . La parole nous appelle nous tenir
lcart de la gravit de ce qui se dit dans la parole. Cest toujours trop grave la philosophie, rauque par
moments : a racle du concept, maladivement. a fait parler la maladie du systme, a fait du systme une
parole parlante , sous prtexte dun travail critique de la pense sur elle-mme, et en mme temps dun
effort mrit pour rendre notre existence sa libert dans le primtre de la raison et de lexprience. Or
nest-ce pas folie ? Nest-ce pas folie de dlimiter en permanence le primtre dexprimentation de la
pense ? Ne faudrait-il pas plutt laisser un peu la folie se reposer dans le dsastre ? Vous thoriciens,
sachez que vous tes mortels et que la thorie est dj la mort en vous. Sachez-le, connaissez votre
compagnon4. Autrement dit, il faut se mfier de la philosophie, sen mfier comme de la peste ou comme
de la mort. Non pas pour la condamner elle lest dj , mais trangement, follement, secrtement, comme
une faon de laimer : Je taime donc je me mfie de toi ; toi, toi seule, tu es le danger de tout amour.
Voil ce que Blanchot nous aura silencieusement laiss entendre : un dgot pour la philosophie, un amour
allant jusquau dgot, jusqu la vie lorsquelle dborde dans le penser de la mort, cest--dire jusqu la
tristesse, lamertume, la dsesprance ultime rvrence de la pense.
5 BLANCHOT Maurice, LAmiti, Paris, Gallimard, 1971, p. 89.
6 DIDI-HUBERMAN Georges,Devant limage. Question pose aux fins de lhistoire de lart, Pari (...)
7 BLANCHOT Maurice,Lcriture du dsastre, op. cit., p. 79. et p. 80.
4Rappelons-nous ces mots issus de LAmiti, au sujet de Levi-Strauss, qui a quitt la philosophie par
dgot den rpter lenseignement et peut-tre [cest l o Blanchot parle] dgot de la philosophie, ce qui
est certes la meilleure faon de laimer et de lui tre fidle5 . Ce qui est poignant et pointe dans toute
luvre de Blanchot, cest cet amour pour la philosophie qui est la fois aversion et rpugnance : Je te
tiens au cur dans lcurement que tu gnres en moi . Dsamour de la philosophie au sens o le
souligne Didi-Huberman : de mme que celui qui dit je ne taime pas prononce tout de mme le mode de
lamour6 . Lamour est aussi cet intense sentiment de lassitude, dabsence complte dattrait, force.
force de vivre ensemble, deux, de se tenir compagnie jusqu lennui, jusquau dsenchantement,
jusquaux heures tardives du dplaisir. Cependant attach elle par ce devoir dexclusivit quelle impose,
Blanchot a su jouer de la distance dans lattachement : je ne te trompe pas puisque je reste ct, non
pas trop prs, mais trop loin, assez loin pour que tu puisses me rappeler lordre . Connaissez votre
compagnon , cest--dire connaissez que ce qui dborde la philosophie, la met hors delle, cest
limpossibilit de son systme comme limpossibilit de la russite : finalement on nen peut rien dire, et il y a
une manire de se taire (le silence lacunaire de lcriture) qui arrte le systme, le laissant dsuvr, livr
au srieux de lironie7.
8 Ibid., p. 210.
9 BLANCHOT Maurice, LAmiti,op. cit., p. 99.
10 Ibid., p. 101.
5Antiphrase du silence, l o malgr tout le questionnement se poursuit, la remise en cause travaille. Disons,
il est encore possible de risquer, comme lcrit Blanchot propos de Wittgenstein, ne serait-ce que la
simplicit dune pense qui bouleverse , et ce parce que celle-ci appartient malgr tout au respect de la
pense, dans le refus du pathtique . De sorte que si nous donnons limpression dtre lcart de
lhistoire de la philosophie , si nous faisons pressentir que nous en sommes un isol , nous comprenons
bien que personne ne peut ltre8 . Philosophes, nous le sommes, mme en ne le voulant pas, nous le
restons. Or il y a une voie propre, intouchable, non-historique , de la pense qui chappe, pour une part,
au philosophique. Et cest dans cette voie que se dcouvre enfin l abdication silencieuse du
philosophique lui-mme, sa reddition sans conditions , sa mort sans phrases9 . Dgot de la
philosophie devant sa dgnrescence, devant sa putrfaction conceptuelle, nous qui venons dsormais du
dehors la visiter sur son lit de mort, et en ce sens fidle jusqu ce que la mort spare. Aimons notre ennemi,

puisque nous le portons en terre, puisque nous pouvons encore rivaliser de la vie dans la mort. Lentes
funrailles, titre que donnait Blanchot un des chapitres deLEntretien infini : Je taime dautant plus que tu
tardes mourir et que personne ne saura prendre ta place . Or si Blanchot a constat la fin de la
philosophie, il na cess de nous mettre en garde sur la tendance continuer philosopher sur cette fin et
sans fin , chercher jusqu la dernire heure il visait l Lefevbre sauver son gagne-pain
philosophique10 . Certes, la philosophie a cess comme mode dinterrogation autonome et thorique ,
cela veut dire quen son lieu propre et en sa place vide, il ne sagit plus daffirmer, ni de vouloiraffirmer.
Chercher obtenir la rsurrection du philosophique, ce serait passer le pas dune aventure impraticable.
Pour ainsi dire, ce nest pas nous de rdiger son constat de dcs : elle meurt sans excuteur
testamentaire, cest--dire aussi sans dernires volonts, ni mandat posthume.
11 Ibid., p. 107.
12 Ibidem.
13 Ibid., p. 106.
14 Ibidem.
6 nous daccepter la perte. Or la vrit, cest que nous ne voulons rien perdre11 . Cest la raison pour
laquelle la philosophie a t paradoxalement mise mort par des philosophes qui, au fond, refusaient de la
voir mourir, usant alors dune pense du dpassement, telle quelle fut formule par Hegel, Heidegger et
Nietzsche. Le problme est l : Nous voulons dpasser, aller au-del et tout de mme demeurer. Nous
voulons congdier et conserver, rejeter et ressaisir12. Comme si ce qui justifiait ce tel vouloir antinomique,
ctait la peur, non pas de tuer la philosophie, mais de tuer ce qui de la philosophie sest insinu en nous, et
par l mme, frayeur absolue de nous tuer en voulant tuer. Lentes funrailles qui pour peu finissent par tre
les ntres : voil quelle serait, pour le philosophe, liquidateur de lui-mme et de la philosophie, lpreuve
vraiment mortelle, la mise mort qui sachve dans linsignifiance13. Ds lors, la question qui simpose
serait la suivante : comment et depuis quel lieu survivre ?S il serait videmment trop facile dentendre la fin
de la philosophie comme une fin pure et simple , si ce qui finit continue 14, comment prendre acte de
cette fin si elle sternise dans son oraison funbre ? Ou alors, si ce qui finit continue , il faudrait
suspendre la bataille du dernier mot dans le mot qui commence. Il faudrait effacer les traces de ce qui finit
comme de ce qui continue. De la fin, nous navons rien attendre. la fin, le dernier mot se doit dtre un
mot tout de silence, rpercutant, non pas sa signification, mais lespace dans lequel sa signification steint
fragilis de ne plus dire, de se sentir seul, le dernier, devoir dire ne plus dire, non-absolument.
15 BLANCHOT Maurice, Notre compagne clandestine , in Textes pour Emmanuel Lvinas, Paris,
Jean-Mi (...)
7Et si cette fin de la philosophie qui attend l o lattente persiste encore se faire discours, mot dordre, mot
dopration, tarde effectivement finir, cest peut-tre et Lvinas sur Maurice Blanchot, et Maurice
Blanchot pour Lvinas se le sont renvoys en un augenblick de lamiti parce que cette assertion a
manqu sa ponctuation vritable, se perdant et stant perdue dans des explications interminables venant
absenter, diffrer le point final de lui-mme, le ttanisant en points de suspension, en pourquoi et comment
les points de suspension sont mme denglober le point final. Saluons alors celui qui a su ponctuer cette
phrase au plus prs delle-mme, celui aussi qui a su voir en ce dbarquement exclamatif que ce qui
comptait, ce ntait pas tant de proclamer la fin de la philosophie que la manire de la proclamer, cest-dire par un point dexclamation qui en modulait le sens et peut-tre le renversait15 . Scandale de
linaugural, indignation vivante devant ce qui passe et passe autre chose, force de dissolution, ne mortifiant
pas, mais pointant lextrmit de la pense.
16 BLANCHOT Maurice,LAmiti, op. cit., p. 108.
17 DERRIDA Jacques, La Carte postale, Paris, Gallimard, 1982, p. 205.
18 Ibid., p. 190. et p. 191. Nous renvoyons galement la page 206 du mme ouvrage : Les
matres-p(...)
19 Ibid., p. 206.
20 Ibid.
21 Ibidem.
22 Ibid., p. 246.
23 DERRIDA Jacques,Positions, Paris, Les ditions de Minuit, 1972, p. 14.
24 Ibid.
8Noublions pas la note de bas de page finale des Lentes funrailles de LAmiti non loin de Lvinas, un
salut celui dont il suffit de prononcer le nom pour lui signifier notre dette infinie : Il faut bien dire ici, ft-ce
en une note brve, que, par ses crits, Jacques Derrida pose dune manire nouvelle diffrente (la posant

sans lexposer) la question de la fin de la philosophie16. Bien sr, elle est l cette fin, Derrida le dit
expressment : Cest la fin dune poque. Une fin de course aussi ou un banquet qui trane en longueur au
petit matin17 . Et dans cette fin dpoque, l o la question de la fin de la philosophie sest pose sans
sexposer, cela aura t travers ce que Derrida a nomm, dans La Carte Postale, une philosophie de la
poste ou la philosophie oprant depuis les postes18 . Quest-ce dire ici ? Dabord que la philosophie est
un principe postal et en tant que telle nest plus un principe, ni une catgorie transcendantale19 .
Ensuite que la fin dune certaine poste et laube dune autre nous arrivent depuis une philosophie
restante, l o il ny a que des diffrences qui, de surcrot, peuvent ne pas arriver. Cest l o la philosophie
trafique depuis une certaine pense de lenvoi : envoyer et ne pas livrer sur commande , envoyer et
savoir attendre , envoyer et faire attendre , jusqu mourir peut-tre, mais toujours sans rien
matriser de la destination finale20 . Si bien que la fin ou la mort de la philosophie na plus son lieu dans
cette question la question elle-mme envoye sous pli, la question finissant elle-mme la poste restante
car cette philosophie de la poste nest quun relais qui ne dpasse rien, ne sapproprie rien : un relais
pour marquer quil ny a jamais que des relais21 . Voil une philosophie qui expdie tout autrement la
question de sa fin : par des lettres damour, des mots damiti, des bouts de littrature, des prdestinations
philosophiques, des cartes postales pleine de ddicaces secrtes, de meurtres collectifs, de
dtournements de fonds22 . Ce que Blanchot visait dans ce nouvel abord, cest ce quelque chose qui
se destine tout en tant prsent nulle part, dans et par, ce que Derrida nommait encore dans Positions,
cette circulation la fois fidle et violente entre le dehors et le dedans de la philosophie23 . Fin de la
philosophie donc, dans la mesure o le philosophe essaie de se tenir la limite du discours
philosophique24 . Cest l o il faut dire limite et non mort .
25 BLANCHOT Maurice,LEntretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. 73.
26 Ibid., p. 74.
27 DERRIDA Jacques, Parages, Paris, Galile, 1986 (rd. 2005), p. 31.
9Cest l aussi o, comme lindique Blanchot dans LEntretien infini, il ne faut pas dsesprer de la
philosophie25. Parce que dans toute cette histoire de fin qui nen finit pas, de mort qui tarde mourir,
autour dacteurs proches, tour tour amis dus, amants, dserteurs, tendres ennemis qui veillent, il y a
lAutre et la mal-adresse de lAutre. Plus prcisment, il y a dans toute cette philosophie de la poste , la
question primordiale, urgente, chronoposte, dirons-nous, du destinataire. Et il y a aussi nous nous
tournons sans nous dtourner de Derrida vers Lvinas cet appel devenir responsables de ce quelle [la
philosophie] est essentiellement, en accueillant, dans tout lclat et lexigence infinie qui lui sont propres,
prcisment lide de lAutre, cest--dire la relation avec autrui. Cest l o il y a comme un nouveau
dpart de la philosophie et un saut quelle et nous-mmes serions exhorts accomplir26 . LAutre, ce nest
plus lAutre discours, cest le tout autre dans son cheminement, dans son errance et dans sa vie. Cest
lorsque lAutre demeure toujours aux alentours du philosophique que nous sommes face une pense qui
ne pense plus -partir-de ; elle se dpartit de cette ligne de pense qui rassura la philosophie ; voil une
pense qui pense, ce qui est tout autre, partir de cet loignement ; cest au venir/partir et venir-de-partir
quelle reconduit sans retour27 .
28 BLANCHOT Maurice, Notre compagne clandestine , in Textes pour Emmanuel Lvinas, op. cit.,
p. 8 (...)
29 BLANCHOT Maurice, Le Livre venir, Paris, Gallimard, 1959, p. 339.
30 BLANCHOT Maurice,LEntretien infini, op. cit., p. 71.
10Mise en voix de la philosophie sans entente. Fulgurance du dpart et de lenlvement de la lettre mme du
philosopher. Exil de langage. Parole de labme. Perte de lidentit et oubli du nom. Philosophes
anachroniques, nous le sommes tous, venant soudain jouer sous anonymat, sous pseudonyme, sous
pitaphe, dsastrant lpitaphe, faisant uvrer la littrature , le savoir , le non-savoir28 , retrouvant
finalement la philosophie comme Orphe Eurydice dans les enfers29 . Point dcisif o nous nous
trouvons, o il vaut mieux, la limite, de ne pas se faire reconnatre. Il ne faudrait pas croire trop vite avoir
vaincu la mort, dfaut davoir su faire perdurer lamour. Il y a un visage de la philosophie quil est prfrable
de ne pas regarder, de ne pas ramener la lumire en se retournant. Et si ce regard chappe, cest quil
chappe la philosophie et par l mme cest que quelque chose de dcisif chappe la
philosophie30 . Compagne clandestine, sil te plat, ne sors pas de lombre. Ensemble, seulement, nous
nous garerons dans la nuit comme dans le jour, celui qui cherche obscurment se redresser, se retenir
de partout et de nulle part. Lamour pour la philosophie se doit dtre un amour nocturne, de jour comme de
nuit : une contrebande de la pense, une non-littrature prononant des paroles que personne nentend,
un silence qui frle, fraude le secret. Comme si pour survivre aux cts de la philosophie, il fallait sjourner

dans une zone de non-droit, l o ayant peur elle-mme dtre surprise, elle cessait un instant de nous
surveiller.
31 BLANCHOT Maurice, Le Livre venir, op. cit., p. 339.
32 Ibid., p. 204.
11Contrefactrice de la pense, la philosophie nous accompagne encore, l o elle ne peut elle-mme aller.
Jusquau bout de notre tche dcriture, elle nous passionne pour cela qui ne la concerne plus. Par-del son
malheur, elle soutient ce nouvel avenir de la parole, quelle pressent mais quelle ne peut elle-mme porter,
crire. Ce qui sindique dsormais, ce qui promet une certaine fortune de la pense , malgr sa misre
intellectuelle , cest le retrait de la pense dans un brouillage de piste effacement de traces de la
pense mme, cest--dire la ncessit de penser moins quon ne pense , de penser le manque quest
aussi la pense et, parlant , de prserver ce manque en lamenant la parole31 . Ce qui se dessine au
cur de cette criture hors langage que tout discours, y compris celui de la philosophie, recouvre, rcuse,
offusque , cest le pas encore de la pense. criture hors langage ayant perdu le fil de ce qui aurait pu
la faire discourir, manquement de la parole dans la parole, drapage dans la dliaison, glissement hors du
sens. Et ce pas encore est la littrature mme32 , en ce quil poursuit ce qui ne regarde dj plus, et ne
le fera jamais davantage, lavnement du sens et de la vrit. Tout cela nest pas encore vrai, et quon sen
tienne l, quon nen parle plus. Ici, il y va dune exprience sans mesure et sans limites de ce que lcrire est
essentiellement, savoir littrature sortant de la littrature, venant elle-mme travers la non-littrature,
non-philosophie aussi de ce qui se dit passionnment dans ce qui na plus vocation rpondre.
33 Et cette prise de conscience delle-mme qui la rend manifeste et la rduit ntre rien de
plu (...)
34 BLANCHOT Maurice,Lcriture du dsastre, op. cit., p. 101.
35 BLANCHOT Maurice, Notre compagne clandestine , in Textes pour Emmanuel Lvinas, op. cit.,
p. 8 (...)
36 BLANCHOT Maurice, La Part du feu, Paris, Gallimard, 1949, p. 295.
12Lcriture ne peut rpondre que delle-mme. Et en ce sens, elle nappartient ni la philosophie ni la
littrature. Or seule la littrature sait que rien ne lui appartient. Elle seule sait crire sans jamais tre certaine
dcrire rellement, rapprochant alors lcriture delle-mme, tranchant dans lespace du vrai comme du nonvrai, tranchant dans lespace essentiellement. Si bien que la littrature peut tout revendiquer, mme la
philosophie et cela serait encore trop peu33, puisquelle nattend rien, ne veut rien, entendons, rien devenir.
Dailleurs et cette parole a trouv son lieu dans Lcriture du dsastre : Ce que Schlegel dit de la
philosophie vaut pour lcriture : on ne peut que devenir crivain sans ltre jamais ; ds quon lest, on ne
lest plus34. Et ce qui intresse Blanchot, nous le voyons une nouvelle fois, cest ce qui vaut pour lcriture
plus que pour la philosophie. Oui, philosophes, nous le sommes tous, honteusement, glorieusement, par
abus, par dfaut35 , mais avant tout, envers et contre tout, nous sommes crivains. Nous crivons crivains
ne ltant pas, et ce jamais dans ldification ni dans le rejet du philosophique lcriture ne le permet pas.
Nous crivons depuis le point dachoppement de lcriture mme. Nous ne questionnons plus. Nous sommes
la question qui chappe. Si la philosophie peut esprer sapprocher de la littrature, cela ne pourra se faire
quune fois quelle aura laiss lcriture en paix, dlaisser le rflexif, ne prtendant plus fournir de rponses,
comprendre, se rpandre, savoir, trop savoir. Car et l serait le danger si la rflexion imposante
sapproche de la littrature, la littrature devient une force caustique, capable de dtruire ce qui en elle et
dans la rflexion pouvait en imposer. Si la rflexion sloigne, alors la littrature redevient, en effet quelque
chose dimportant, dessentiel, de plus important que la philosophie36 .
37 BLANCHOT Maurice, Le Livre venir, op. cit., p. 265.
38 Ibid., p. 279. Nous soulignons.
39 BLANCHOT Maurice,LEntretien infini, op. cit., p. 449.
40 LVINAS Emmanuel, La servante et son matre , inCritique, juin 1966, Maurice Blanchot (...)
41 Ibid., p. 516. et p. 517.
13Et cet essentiel de la littrature, cest la vie mme vie dont la philosophie se doit dtre tenue distance,
si lon veut laisser la vie la vie, les mots leur absence, labsence luvre, la dsertification de luvre
venir. la question o va la philosophie ? , il nous faudrait rpondre : vers sa finvritable, vers son but
aux airs de seule issue possible, cest--dire vers la littrature . Cette rponse donne lieu la logique
immdiate dune autre question que Blanchot formulait dj dans Le Livre venir, savoir mais alors o
va la littrature ? et comme derrire cette question, o continue la philosophie ? . Il faudrait cette fois
dire : Sil y a une rponse, elle est facile : la littrature va vers elle-mme, vers son essence qui est la
disparition37. Et cette disparition nengage pas la fin de la littrature, mais son tre mme, ce qui delle

apparat lorsquelle cesse, momentanment et dj pour toujours, dtre visible. Si la littrature se dtourne
du visible et si elle demeure cette exprience de ce qui est sans entente, sans accord, sans droit38 , elle
nentre pas pour autant dans la clandestinit, puisque tout simplement, elle nentre pas, elle se refuse
finalement passer le seuil , se refuse crire, fusant au dehors, sabsentant de son espace propre. Et
cest depuis le dehors que la littrature fissure les murs du savoir, librant le sens comme fantme, hantise,
simulacre de sens, comme si le propre de la littrature tait dtre spectrale39 , et non pas hante dellemme comme le serait la philosophie, qui a toujours voulu, de manire pesante, oppressante, dominer,
rgir, affirmer le sens. Cest l o, comme lcrit Lvinas, Blanchot met en cause la prtention, en
apparence incontestable, dun certain langage dtre le porteur privilgi du sens, den tre la source,
lembouchure et le lit40 . En cela, la littrature dit la dispersion du sens, son heureuse divagation : elle
bouche louverture o sannonce, mais aussi se dnonce [] le tournoiement en rond du discours
cohrent41 . Il ne sagit pas ici de jouer la folie littraire contre la cohrence dun discours philosophique qui
se fait loi. Il ne sagit plus de dire il ne sagit pas de . Il sagit dcrire, l o tout sy refuse.
42 BLANCHOT Maurice, Notre compagne clandestine , in Textes pour Emmanuel Lvinas, op. cit.,
p. 8 (...)
43 Ibid. Nous soulignons.
14crire, rien que cela, la peine, peine, tout juste dans ce mot car lcriture est plus forte que nous,
dailleurs plus forte que la philosophie, que la littrature, que toute catgorisation, rgime disciplinaire en
tout genre. Et par l mme et toujours plus mystrieusement, nous restons resterons fidles, bien
videmment lcriture, mais aussi tout ce qui veut monstrueusement se dire en elle, tout ce qui prtend,
prsuppose, exigepar-dessus la vie, par-dessus la passion dmesure42 pour la vie, qui exige l o il ny
a plus rien exiger. Cest sans doute pourquoi cet amour pour la philosophie ne peut qutre un amour vcu
dans la distance, non pas pour en retarder laffranchissement invitable, mais pour nous rappeler que nous
sommes impossiblement lis labsence et au vieillissement du philosophique. Ce quil reste donc, cest
lamour vcu dans sa perte, pourtant et par ailleurs, bel et bien vcu, et en ce sens, choisi. Dans ce cas, oui,
il est plaisant de se rappeler que la philosophie tait la vie mme, la jeunesse mme43 .
44 BLANCHOT Maurice, Pour lAmiti, Paris, Farrago, 2000, p. 7.
45 BLANCHOT Maurice, extrait dune lettre date du 11 fvrier 1980 in Exercices de la patience,
Paris (...)
46 BLANCHOT Maurice,LAttente, loubli, op. cit., p. 87 et p. 88.
15La philosophie tait. Loin derrire nous maintenant, il y a le souvenir de toutes les heures passes auprs
delle, ltude, la patience infinie et la recherche dune tout autre patience, et lamiti la fin, rendue ellemme la fin car il ny a pas de coup de foudre de lamiti, plutt un peu peu, un lent travail du temps.
On tait amis et on ne le savait pas44 . On ne savait pas quen parlant dangereusement et en gardant
dangereusement le silence, tout en le rompant45, on demeurait fidle la philosophie, et de manire aussi
radicale, aussi amicale, quen disant et redisant le retrait de la parole. Et puis surtout, on ne savait pas. On
ne savait pas ce qutre amivoulait dire, ce quaimer ne disait pas. Tels seront nos derniers mots, ceux qui
sauront sans savoir imaginer Blanchot assis ct de la philosophie changeant maintenant ces quelques
phrases avec elle : Cest vrai : seulement proche ; je ne renierai pas ce seulement. Je lui dois de vous
tenir l. Parce que vous me tenez ? Eh bien, vous me tenez aussi ? Je vous tiens. Mais proche de
qui ? Proche : proche de tout ce qui est proche. Proche, mais pas ncessairement de vous ni de moi ?
Ni de lun ni de lautre. Mais cest ce quil faut. Cest cela, la beaut de lattrait : jamais vous ne serez
assez proche et jamais trop proche ; et pourtant toujours tenus et attenants lun lautre46.
NOTES
1 BLANCHOT Maurice, LAttente, loubli, Paris, Gallimard, 1962, p. 61.
2 Ibid., p. 62.
3 BLANCHOT Maurice, Le Pas au-del, Paris, Gallimard, 1973, p. 158.
4 BLANCHOT Maurice, Lcriture du dsastre, Paris, Gallimard, 1980, p. 73.
5 BLANCHOT Maurice, LAmiti, Paris, Gallimard, 1971, p. 89.
6 DIDI-HUBERMAN Georges, Devant limage. Question pose aux fins de lhistoire de lart, Paris, Les ditions
de Minuit, 1990, p. 267.
7 BLANCHOT Maurice, Lcriture du dsastre, op. cit., p. 79. et p. 80.
8 Ibid., p. 210.
9 BLANCHOT Maurice, LAmiti, op. cit., p. 99.
10 Ibid., p. 101.
11 Ibid., p. 107.

12 Ibidem.
13 Ibid., p. 106.
14 Ibidem.
15 BLANCHOT Maurice, Notre compagne clandestine , in Textes pour Emmanuel Lvinas, Paris, JeanMichel Place diteur, 1980, p. 79.
16 BLANCHOT Maurice, LAmiti, op. cit., p. 108.
17 DERRIDA Jacques, La Carte postale, Paris, Gallimard, 1982, p. 205.
18 Ibid., p. 190. et p. 191. Nous renvoyons galement la page 206 du mme ouvrage : Les matrespenseurs sont aussi des matres de poste.
19 Ibid., p. 206.
20 Ibid.
21 Ibidem.
22 Ibid., p. 246.
23 DERRIDA Jacques, Positions, Paris, Les ditions de Minuit, 1972, p. 14.
24 Ibid.
25 BLANCHOT Maurice, LEntretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. 73.
26 Ibid., p. 74.
27 DERRIDA Jacques, Parages, Paris, Galile, 1986 (rd. 2005), p. 31.
28 BLANCHOT Maurice, Notre compagne clandestine , in Textes pour Emmanuel Lvinas, op. cit., p. 80.
29 BLANCHOT Maurice, Le Livre venir, Paris, Gallimard, 1959, p. 339.
30 BLANCHOT Maurice, LEntretien infini, op. cit., p. 71.
31 BLANCHOT Maurice, Le Livre venir, op. cit., p. 339.
32 Ibid., p. 204.
33 Et cette prise de conscience delle-mme qui la rend manifeste et la rduit ntre rien de plus que sa
manifestation, conduit la littrature revendiquer non seulement le ciel, la terre, le pass, lavenir, la
physique, la philosophie ce serait peu , mais tout, le tout qui agit dans chaque instant et dans chaque
phnomne (Novalis) . BLANCHOT Maurice, LEntretien infini, op. cit., p. 521.
34 BLANCHOT Maurice, Lcriture du dsastre, op. cit., p. 101.
35 BLANCHOT Maurice, Notre compagne clandestine , in Textes pour Emmanuel Lvinas, op. cit., p. 80.
36 BLANCHOT Maurice, La Part du feu, Paris, Gallimard, 1949, p. 295.
37 BLANCHOT Maurice, Le Livre venir, op. cit., p. 265.
38 Ibid., p. 279. Nous soulignons.
39 BLANCHOT Maurice, LEntretien infini, op. cit., p. 449.
40 LVINAS Emmanuel, La servante et son matre , in Critique, juin 1966, Maurice Blanchot , Paris, Les
ditions de Minuit, p. 516.
41 Ibid., p. 516. et p. 517.
42 BLANCHOT Maurice, Notre compagne clandestine , in Textes pour Emmanuel Lvinas, op. cit., p. 80.
43 Ibid. Nous soulignons.
44 BLANCHOT Maurice, Pour lAmiti, Paris, Farrago, 2000, p. 7.
45 BLANCHOT Maurice, extrait dune lettre date du 11 fvrier 1980 in Exercices de la patience, Paris,
Obsidiance, 1980 : Jajouterai (le dire ne console pas de ce qui reste dire) que lune des grandes leons
que nous donne Emmanuel Lvinas, cest que la philosophie pour garder son nom, si sottement dcri
demande plus dtude, plus de patience et de recherche, en un mot une exigence beaucoup plus srieuse
quaucune autre activit de savoir. Il faut se lever tt pour cela, il faut veiller dune vigilance qui surveille la
nuit et mme se laisse pas fasciner par lautre nuit. Il faut enfin parler dangereusement et dangereusement
garder le silence, tout en le rompant.
46 BLANCHOT Maurice, LAttente, loubli, op. cit., p. 87 et p. 88.
AUTEUR
Anne-Lise Large
Docteur en philosophie, Anne-Lise Large a concentr lessentiel de ses recherches sur la question de
lirreprsentable et du fragmentaire dans lhistoire de lart et de la littrature. Elle est par ailleurs photographe
et engage dans plusieurs projets dexposition en France et ltranger. En 2008, le Muse de la
Photographie Andr Villers lui a consacr une exposition monographique et un catalogue prfac par Hlne
Cixous.
Nuit trange : moment de modulations
Alain Milon
p. 33-48

TEXTE NOTES AUTEUR


TEXTE INTGRAL
1NUIT TRANGE PARCE QUE LA NUIT EST DOUBLE. Elle est la fois ce temps mtaphorique de la philosophie
dont loiseau de Minerve nest quune expression, mais elle est aussi ce moment effroyable de
lobscurantisme que la haine de la pense rvle. Nuit trange aussi pour interroger les modulations de
lcriture de Blanchot et la singularit de ses mcanismes, criture que lon est bien en peine de qualifier :
criture littraire, potique, philosophique Cest dailleurs lexercice des modulations de son criture et non
la manire de la qualifier qui nous permet de toucher au plus prs son univers.
2Le lien que Blanchot entretient avec la philosophie a un sens, me semble-t-il, la double condition de ne
pas sarrter ses attaches avec tel ou tel philosophe, et surtout de ne pas se laisser prendre par les
propres notions de Blanchot comme le neutre, le dehors ou le fragment. Mieux vaut saisir lintention de son
criture, non pas les arrire-penses les sous-entendus ou les conventions dcriture , ni mme les
modalits les qualits extrinsques de son criture , mais les modulations de son expression la manire
dont elle fait vibrer ce dont elle parle , modulations pour tenter de sapprocher au plus prs des tensions
que Blanchot met en uvre, tensions qui sont la matire brute de sa pense, autrement dit son dispositif
philosophique.
LESPACE DCRITURE : LES MODULATIONS DU DIRE
3Rflchir sur la spcificit du travail dcriture au cur mme du dispositif de Blanchot, ce nest pas
remettre en question la profondeur de sa pense, ce nest pas non plus la rduire une simple stylistique.
Ce nest pas son style si le style se rsume une certaine faon dcrire qui est intressant, mais la
fabrication de son criture se dconstruisant au fur et mesure quelle se construit, processus qui est au
centre de son dispositif. Le corps de cette criture constitue la matire brute de son systme, ce quon
pourrait appeler son espace littraire. Dailleurs, le problme nest pas dopposer espace littraire espace
philosophique, opposition qui se rduit le plus souvent des querelles de commentateurs inutiles et
incertaines pour justifier des points de divergence ou de convergence entre Lvinas et Blanchot. Lespace
littraire nest ni une immersion dans certaines uvres littraires, ni le lieu de fabrication du concept de
littrature. Il est beaucoup plus largement le lieu de questionnement du Dire. Que Blanchot privilgie le
champ littraire et Lvinas celui de lthique ne change rien laffaire puisque tous deux recentrent leur
questionnement sur la fabrication du Dire.
1 LVINAS Emmanuel, Sur Maurice Blanchot, Montpellier, Fata Morgana, 1975, p. 46.
4Lespace littraire confronte Blanchot et son criture ses propres contradictions, mais surtout elle
lenferme dans son incapacit mettre crire et dire sur la mme chelle pour faire de lun la mesure de
lautre. Le Dire nest pas la mesure de lcrire comme lcrire ne mesure pas le Dire. Lcriture nest que
lcho sans metteur du dire de la pense, un cho avec ses avantages personne ne se fait plus dillusion
sur la relle prsence dun metteur , et ses inconvnients elle renvoie le Dire des crire multiples mais
invariants. Lcriture devient alors une sorte dexil, un signe de perdition qui nous montre quil ny a pas
dissue, ou pour tre plus prcis une issue qui se referme sur elle-mme. Cest ce qui pousse sans doute
Lvinas montrer que larticulation philosophique de Blanchotoblige le commentateur entrer dans une
double contrainte : clairer autant par ce quon en dit que par ce quon ne peut en dire1. Cet espace
littraire traduit finalement laffirmation de son impossibilit tre autre chose que lexpression de ce qui
rend le Dire improbable, infaisable, voire impossible.
2 Est-elle loccasion de justifier la prsence du dit du sujet ? Blanchot ne tranche pas. Il reste s (...)
3 BLANCHOT Maurice, Le Livre venir, Paris, Gallimard, Folio , 2003, p. 279.
4 Ibid., p. 259.
5Pour naviguer dans cet espace denfermement que limpossibilit dlimite, il faut accepter de se soumettre
aux contraintes quimpose lcriture souterraine de Blanchot, criture qui se construit partir de ses propres
bifurcations qui nen finissent pas de senchsser les unes dans les autres comme des cordages lofs dont
on ne sait plus o se situe le point de dpart. Peut-tre est-ce lune des raisons qui lincite crire
dans Notre compagne clandestine : ...le Dire nest jamais qu dire pour commenter la rflexion de
Lvinas sur Le Dire et le dit . Cette interrogation sur le Dire vise-t-elle condamner lincapacit de la
philosophie toucher la Parole ? Traduit-elle le mme reproche que Valry adresse la philosophie, savoir
dtre incapable dinventer une quelconque langue, de ntre mme pas en mesure de mettre en place une
possibilit de langage2 ? Et si le Dire est inaccessible lcriture, cette inaccessibilit prend-elle la forme du
fragment 93 dHraclite qui cherche expliquer lactivit de loracle :
(il ne dit, ni ne cache ; il signifie) ? Le langage ne dit rien, il traduit un sens port par lcriture et
cest pour toutes ces raisons que la Parole nest ni la langue, ni le langage. Le pome merge de cette

parole brute, immdiate et nue de Mallarm ou de Char. Cest dailleurs sur cette incapacit chronique de
lcriture toucher le Dire que Blanchot construit la singularit de sa propre criture, mme sil reste, et cela
fait lattrait de son travail, des interstices, ses modulations dcriture en fait, qui sont autant de refuges quil y
a de possibilits des crire dune seule impossibilit le Dire ou la nudit premire de R. Char. Ces
interstices, Blanchot les construit comme des obstacles qui permettent lcriture de ne pas perdre contact
avec le Dire. crire devient pour lcrivain, et Blanchot ne droge pas la rgle, le moyen dinscrire son
criture dans une rsistance lgard de la langue pour rendre compte du caractre insaisissable et
irrgulier de ce que lon crit3, loccasion aussi de lutter contre le convenu, tre dans le oui de laffirmation
loin du oui docile de lne qui porte la charge tout en faisant hi-han. Cest le oui affirmatif de lenfant, celui de
Zarathoustra, celui que Blanchot adresse Ponge. Quand on a tout puis, quand lcriture est presque en
faillite, il reste Ponge semble dire Blanchot : Ny a-t-il pas Francis Ponge ? Oui, Ponge4 , et le choix de
Ponge nest pas anodin car il reste avec Char, chacun sur des terrains qui leur sont propres, parmi les
potes qui ont le plus travaill la matire brute de la Parole pour chapper la langue dans lespoir de
toucher le Dire dans sa matrialit.
5 BLANCHOT Maurice, Ltrange et ltranger ,Paris, Gallimard, NRF , 1958, p. 673.
6Ponge, essentiellement, mme si Blanchot a peu crit sur lui, pour montrer comment lcrire potique peut
tre au plus proche du Dire, mais aussi pour expliquer pourquoi il substitue la pratique philosophique
habituelle (la production de concept) le travail dcriture (lespace littraire). Par les distinctions quil met en
place dans Ltrange et ltranger5, entre la pure affirmation la fabrication potique , lespace de ce qui
naffirme pas lexpression littraire et la manire dinterroger lexpression philosophique , Blanchot
place son dispositif despace littraire tout autant dans le cur de la langue comme pure affirmation (la
parole potique de Mallarm, Char ou Hlderlin), que dans la langue dans ce quelle ne peut affirmer (Kafka,
Artaud), ou dans la langue et ses interrogations (Pascal, Hegel, Nietzsche).
6 BERSON Henri, Les Deux sources de la morale et de la religion, Paris, PUF, Quadrige , 1990,
p. (...)
7 Ibid., p. 111.
7Ce dplacement de lactivit philosophique sur le terrain de lcriture sopre, et cest en cela que le recours
au oui de laffirmation potique de Ponge est significatif, non seulement en crivant contre les paroles, mais
surtout en mettant au jour le parti pris des choses. Prendre le parti pris des choses, cest avant tout prendre
les choses partie pour creuser la langue dans ce quelle a dessentiel puisque cest le seul moyen
daffirmer son effectuation comme lieu de rsistance mme si tout ceci conduit la mme impossibilit. Cette
modulation donne vie au processus mme de lcriture, processus dordre ondulatoire et non corpusculaire.
Alors que le corpuscule subit un mouvement dont il nest pas responsable, londe, elle, donne vie au
dplacement tout en restant immobile. Cest aussi cela un processus : le principe des choses lorigine de
lacte, autrement dit expliquer comment on peut tre du mouvement sans tre dans le mouvement. Sur le
registre de lcriture, cela se traduit par cette force que possde londulation pouvoir donner une impulsion
la phrase sans que les mots prennent le dessus sur la phrase. Ce mouvement si singulier est
admirablement traduit par Bergson dans lide du futur antrieur : il aura t6 . Lorang aura t du
rouge et du jaune, mais il na jamais t ni rouge, ni jaune, et il ne sera jamais ni rouge ni jaune. Il nest
mme pas du rouge et du jaune, mais il aura t du jaune et du rouge. La valeur de ce futur antrieur nest
pas de rendre compte dune action future qui sera passe avant une autre action future. Ce nest pas non
plus un conditionnel. Ce futur antrieur est plutt employ pour exprimer une supposition relative un fait
pass. On peut supposer que lorange a t jaune et rouge, mais il nen est rien. Mais pour comprendre
toutes les nuances de ce futur antrieur, il faut revenir la fonction fabulatrice voque par Bergson qui
est, pour reprendre ses termes, lacte par lequel ressurgissent les reprsentations fantasmatiques7.
8 Le neutre est une supposition au sens o il ny a pas un neutre diffrent selon celui qui en parle (...)
8 lorigine enfantine (se raconter des histoires), ou pathologique (le dlire fabulatoire), la fabulation ne
consiste pas seulement dire que la fiction peut tre une ralit. Elle est beaucoup plus significative quand
elle montre que le rel est en construction permanente. Lenfant et le fou peuvent exposer des motifs de
ralit sous la forme de rcits imaginaires vcus comme rels, mais en faisant cela ils en restent un simple
travestissement : la fiction peut tre relle et la ralit peut tre fictive. Ce renversement napporte pas
grand-chose, et surtout il nexplique pas les modulations du futur antrieur et son aptitude dire dune chose
quelle aura t sans que cela soit ni un pass, ni un futur. Par contre, quand la fabulation interroge le rel
pour montrer quil nest quune construction, elle fait ressortir la singularit du futur antrieur. Dans ces
circonstances, tenir un propos fabulatoire ce nest pas travestir une ralit, cela revient plutt inscrire la
ralit sous un mode nonciatif. Cest pour cela que la ralit ne peut tre dforme car pour quune chose

soit dforme, il faut prsupposer la prexistence dune forme. Lnonciation fabulatrice est en fait inscrite
dans la ralit ; elle fait corps avec elle ce que montre le futur antrieur par ses modulations entre ce qui a
t et ce qui sera sans tre, ni du pass, ni du futur. La supposition que propose le futur antrieur relve de
lacte de fabulation en modulant une ralit qui nexiste que si elle est construite. Et cest sur le registre de la
modulation dcriture que la phrase blanchotienne devient un vritable acte fabulatoire. Les phrases de
Blanchot module en fonction de suppositions qui ne sont ni ceci, ni cela, ni le pass, ni le futur, ni une ralit,
ni une fiction, mais une prsomption, le neutre finalement, le neutre surtout quand il est une supposition8.
Que cette supposition soit possible ou impossible ne compte pas, car elle est avant tout une supposition dont
on ne saura jamais si elle a t ou si elle sera. Seul importe le mouvement que produit ce futur antrieur, un
mouvement intrieur qui est lorigine du mouvement apparent et formel du rel. La fabulation rend
finalement compte de la vritable valeur du processus que la modulation met en scne. La phrase de
Blanchot ne dit rien, ne cache rien ; elle signifie selon les ondulations de la modulation.
9 BLANCHOT Maurice,Lcriture de dsastre, Paris, Gallimard, 1980, p. 154.
9Pour toutes ces raisons, le style, qui ne vit que par et dans les modulations quil met en uvre, ne peut pas
tre un agencement formel sans aucune intention. Il est plutt un processus qui montre, par sa puissance
dagir, des lignes de visibilits rsonnant les unes entre elles : Qui loue le style, loriginalit du style exalte
seulement le moi de lcrivain qui a refus de tout abandonner et dtre abandonn de tout9. La cration
de lartiste, de lcrivain et du philosophe renvoie en cho les multiples traductions de la ralit pour montrer
combien le rel est en mouvement et pourquoi lacte de cration nest que la manire darrter, un court
instant seulement, ce mouvement des choses comme pour le figer tout en se rendant bien compte que cet
instantan traduit une situation dchec face ce que la ralit met en scne. En fin de compte, la vritable
nature du style est dtre un lieu deffectuation que lon peut dfinir comme un processus avec dispositif par
lequel la cration se ralise. La question est de savoir maintenant comment ce lieu deffectuation, autre
manire de parler de modulation, prend forme et quels processus il met en scne.
10 BLANCHOT Maurice, Le Livre venir, Paris, Gallimard, Folio , 2003, p. 272.
11 Ibid., p. 273.
12 BLANCHOT Maurice,LEntretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. 50.
13 NIETZSCHE Freidrich, Ecce homo, Paris, Denol Gonthier, 1971, p. 76.
10Cette modulation, Blanchot lutilise chaque fois quil veut rendre compte de la puissance daffirmation de
lcriture. Elle correspond au mouvement dondulation que prend lcriture. Par ses ondulations, lcriture
donne autant voir quelle fait disparatre les choses dont elle parle : [] luvre est le mouvement qui
nous porte vers le point pur de linspiration do elle vient et o il semble quelle ne puisse atteindre quen
disparaissant10 . Lespace littraire, autrement dit le lieu de fabrication et dexpression de lcriture, est
dans le mme temps le signe dune affirmation essentielle et le lieu o elle se rinvente, remettant en cause
ce qui vient juste dtre affirm11.Cette ondulation entre le ressaisissement et lexclusion est la modulation
de lcriture de M. Blanchot, son style en fait : Comment ressaisir en ma parole, cette prsente antrieure
quil me faut exclure pour parler12. Mais Blanchot ninvente rien ; il ne fait que reformuler lide
dactualisation du possible chre Leibniz. La possibilit de limpossibilit, plus que limpossibilit de la
possibilit, devient la force de linachev. Ces possibles obissent la grammaire de la modulation dont
Buffon avait dj analys le principe dans son essai sur le style : comment la langue construit ses variations
dans sa propre continuit. Cest cela moduler : Communiquer un tat dme, une tension intrieure, une
motion, par des signes y compris lallure de ces signes voil le sens de toute espce de style Le bon
style en soi est une pure sottise de lidalisme pur, peu prs le mme que le beau en soi13. Le style
est dabord lconomie de la langue au sens o il doit lallger de ce qui lappesantit les figures de style.
LESPACE LITTERAIRE : GRAMMAIRE DE LA MODULATION
14 BUFFON Georges-Louis Leclerc de, Histoire des animaux , LHistoire naturelle, chapitre III,
B (...)
15 BUFFON Georges-Louis Leclerc de, Le discours sur le style , Discours acadmiques. Paris,
1866,(...)
11Lorsquen aot 1753, Buffon crit, loccasion de son lection lAcadmie Franaise, son Discours sur
le Style, il travaille en mme temps sur sonHistoire Naturelle dont il a dj publi plusieurs volumes,
notamment les volumes consacrs lobservation des espces et leur composition. Cest en tudiant
lvolution des espces quil esquisse lide moderne de circulation molculaire au travers des corps ; les
molcules passant dun corps lautre au fur et mesure de lvolution de ltat physique de ce corps.
partir de lide dchange molculaire, Buffon va laborer la notion de moule intrieur quil applique au corps
animal qui a une forme constante mais dont la masse et le volume peuvent augmenter proportionnellement

et que laccroissement, ou si lon veut le dveloppement de lanimal ou du vgtal, ne se fait que par
lextension de ce moule dans toutes ses dimensions extrieures et intrieures14 . Lemoule intrieur nest
pas une forme mais une modulation spcifique la structure de chaque individu. Il nest ni une dlimitation
externe des structures, ni une forme formalisante et irrversible. Il est une modulation agissant sur la
structure interne des sujets, une forme qui sactualise dans la matire du langage ; cette modulation
devenant le corps mme du langage. Quand Buffon crit que le style est de lhomme15 , il sous-entend
que chaque crivain a un style au sens o personne ne module de la mme manire. Chacun a sa langue
comme chacun a sa conversation. Les modulations dArtaud ne sont pas celles de Mallarm mme si la fin
elles se rejoignent pour retrouver ltat primitif de la langue.
16 Confidence faite par M. Proust R. Martin-du-Gard et parue dans Le Figaro littrairedu 24
dcem (...)
17 ARTAUD Antonin, uvres compltes, t. XIV (2) Suppts et suppliciations , Paris, Gallimard,
19 (...)
12Ce moule modle et module lintrieur des tres ou des volumes, quels quils soient, non en sen tenant
uniquement aux procds rhtoriques de lAntiquit, ceux qui dlimitent lextriorit des tres ou des choses,
mais en sattaquant la structure intrieure de lcriture. La force de modulation de Buffon repose sur son
aptitude dnaturer et faire exploser les figures classiques du style. Le moule comme variation de ces
modulations nest plus le moment o une forme simpose extrieurement, grossirement, presque avec
vulgarit, une matire. Il est plutt un conatus qui donne vie la matire. Cest l le vritable enjeu du
style : sortir de la rgulation rhtorique dans lesprit des confidences que Proust adresse Roger Martin du
Gard : Renoncer tre proccup par le style16. Se proccuper du style revient rduire lacte
dcriture un simple exercice dagencement. Par contre, oublier le style cest librer la langue de son
carcan syntaxique pour permettre la matire brute de la grammaire de sextraire. Cest l toute la diffrence
entre lcrivain qui a un style, qualit immanente dun acte dcriture, et le scribe, sorte de styliste de la belle
criture, celui qui nest peut-tre pas assez harcel par la brutalit des choses et des vnements pour la
saisir. Le style devient alors ce non-style qui permet de retrouver la langue premire. Cest cela avoir du
style : toucher le sens pour redcouvrir en profondeur ce qui donne vie la langue. Mais cest aussi faire
uvre de non-style afin de russir atteindre un tat de dissolution irrversible o la langue quotidienne finit
par ne plus tre homogne. Cest en ce sens quArtaud ira jusqu dire dans Suppts et suppliciations que le
style lui fait horreur : Je maperois que quand jcris jen fais toujours, alors je brle tous mes manuscrits
et il ne me reste que ceux qui me rappellent une suffocation, un haltement, un tranglement17.
18 Lorsque Aristote, dans La Rhtorique (Livre II, 1355 b 25-26) dfinit cette activit intellectuel (...)
13Cette dissolution est la grammaire de Blanchot, celle qui met au jour une criture en perptuel
mouvement. La dissolution de la langue ne sexplique pas par le refus de la rhtorique comme sil sagissait
dopposer lintriorit la langue primitive lextriorit lusage de rgles rhtoriques ; elle rend plutt
compte de lusage modul de la langue, usage qui permet de faire la distinction entre la manire dont le
rhteur construit son discours, et la faon dont le rhtoricien, sorte de chevalier de la carafe, joue de manire
excessive avec les effets de manche18 ; dissolution brutale aussi parce quelle nous renvoie notre propre
impossibilit.
LE DESEQUILIBRE
14Blanchot trouve dans la dissolution de la langue une tension permanente. Il travaille lcart jusqu tre
dsquilibr dans son propre usage de la langue. Ce dsquilibre rend compte de cette capacit quont les
grands crivains trouver une langue trangre dans leur propre langue, ce que lon appelle finalement le
style. Les analyses de Deleuze, Bene ou Barthes sur ltranget dans sa propre langue montrent de quelle
manire se construisent ces modulations qui sont boule cri chez Artaud, affouillement chez Char, ligne
de crte chez Burroughs, scansion chez Cline, mutisme chez Beckett, fissure chez Woolf ou conomie
verbale chez Sarraute. Ce travail sur lcart est violent par ncessit. Corps corps poussant lcrivain dans
ses retranchements, lcart rvle les modulations aux variantes incessantes de la langue de lcrivain
mme si cela fait courir des risques lcriture. Lcart module jusqu enfermer lcrivain dans une sorte
de bgaiement continuel, un bgaiement qui, par ses modulations, fabrique une langue. Ce bgaiement-l
nest ni mcanique le dfaut locutoire , ni psychologique la surcharge motive ; il est essentiel la
nudit dune langue en train de se faire. Et si le bgue drange, ce nest pas par le caractre rptitif et
syncop de ses bgaiements en apparence mcaniques qui font rire ceux qui y voient une dfaillance
locutoire, mais parce quil confronte lauditeur au processus dune langue en cours de construction. La
modulation comme acte de fabrication devient alors linstance par laquelle lcart rend possible une langue
apparemment familire, mais apparemment seulement.

15Cest tout cela le style, et cest sur tout cela que Blanchot crit. Il le fait de deux manires. Dans un
premier temps il ne cesse daffirmer limpossibilit du Dire autre reformulation de limpossibilit de ltre,
sorte dontologie ngative qui consiste accepter que ltre ne peut senvisager que par ce quil nest pas ,
mais dans le mme moment, il enferme son lecteur dans cette possibilit de limpossibilit, ontologie
indirecte qui confirme ltre dans ses substitutions. Ces deux temps prennent forme dans cette faon dcrire
si singulire, criture qui va bien au-del des propres formulations de Blanchot, dapparences
contradictoires. Son rapport la langue est limage des hros dHomre : plus ils parlent, plus ils
sloignent de ce dont ils parlent, et trop parler, ils finissent par ne plus combattre. Lcriture de Blanchot
tente de dire simplement que le fait de formuler quelque chose oblige lcrivain mettre son propos en
bascule . Laffirmation est une attente quune autre affirmation va confirmer dans sa posture dattente. Les
phrases sacheminent ainsi de suite vers le souterrain voqu plus haut, souterrain qui na pas dautre
objectif que de mettre le lecteur comme lcrivain en suspension, un peu la manire o Godot nattend pas
quelquun ; il est tout simplement suspendu, sans point dancrage. Lcrire nest pas l pour dire mais pour
mettre en suspension tout ce dont on parle, suspension qui chez Blanchot cherche le dsquilibre jusqu la
ligne de fracture.
19 BLANCHOT Maurice, La Part du feu, Paris, Gallimard, 1949, p. 30.
20 Ibid., p. 46.
16Quoi quil arrive, ces modulations se plient cette impossibilit inscrite dans le corps mme de la langue.
Lorsque Blanchot affirme que ce qui rend possible le langage, cest quil tend tre impossible Ds que
quelque chose est dit, quelque chose dautre a besoin dtre dit19 , il ne fait que confirmer le fait que lon
nest pas avec la langue comme avec un outil, mais que lon est dans la langue parce que lon ne peut faire
autrement. Cette immersion est nanmoins soumise limpossibilit chronique de la langue assumer
lincertitude de sa nomination. La langue ne peut faire autre chose que de substituer la chose son
absence20 . DHraclite Mallarm en passant avec beaucoup dinsistance sur Hegel, Blanchot confirme la
langue dans ses incapacits quelles soient meurtre de la nomination pour Hegel dans
la Phnomnologie de lesprit ou disparition vibratoire pour Mallarm dans Crise de vers. Cela ne veut
pas dire que les modulations de lcriture sont le signe dune disparition, dun anantissement, dune
dsagrgation de ltre, mais plutt lexpression de la permabilit de la langue et de sa capacit
dissoudre plus celui qui parle que ce dont elle parle. Et cest justement parce que la langue est permable
quelle dissout et se dissout en mme temps quelle se construit. Mais cette dissolution a un avantage ; elle
autorise ces parcours sinueux que les modulations font surgir. Cela ne veut pas dire que ce que la langue ne
peut dire linnommable de la tradition philosophique est lautre du langage, mais plutt ce que nous
voquions prcdemment partir dHomre (plus on parle plus on sloigne de ce dont on parle) nous
signale que lloignement est un signe dapproche prvisible puisque son issue est connue davance. La
duplicit du langage est dans cette situation dexclusion qui narrte pas dannoncer son inclusion. La
duplicit nest pas un signe dextriorit. Le double de la langue est la langue elle-mme, et cela ne vaut pas
seulement pour le double puisque la langue scrte sa scissiparit. Pour quelle soit double, il faut dabord
quelle soit une, pourtant la langue nest ni une, ni deux. Elle nest pas standard et uniforme, sauf loccasion
de ces grammaires dfinies par les interprtes de la statistique quvoque Valry quand il les oppose
aux agents dcart que sont les crivains.
17La langue est avant tout dans la scission et elle se multiplie partir de ses fractures qui, dans le cas de
Blanchot, deviennent des sinuosits la mesure des constructions quil fait de son propre usage de la
langue. Cet usage si particulier est loppos de celui des techniciens du langage, de ceux qui en font une
science les effets de style ; il est plutt celui de la mesure potique. Et si Blanchot a accord autant
dimportance Char, cest sans doute en raison de la manire dont le pote montre que la posie nest pas
une faon de travailler la langue, den faire une matire uvrer mais parce quelle est dabord ce qui rend
possible le langage. La mesure potique est essentiellement satisfaction de la langue au sens du satis
facere de la tradition latine. Faire assez, au sens den faire juste assez, autrement dit comprendre
limportance de lusage mesur des mots pour refuser leffet ou lagencement sec et formel. Et les
interpntrations frquentes de Blanchot et de Char relvent de la mme perception de la langue : le
potique ne se rduit pas la catgorie de lanalyse.
21 CHAR Ren, uvres compltes, Paris, Gallimard, 1983, p. 160.
22 Ibid., p. 155.
23 BLANCHOT Maurice, La Part du feu, op. cit., p. 13
18Si pour eux, il ny a de potique, dnonc, de Sens qu partir de linstant o la posie est dans la pure
affirmation de ce qui ne peut sexprimer, cest justement parce que la nomination est une tentative qui reste

vaine mme si certains russissent faire ressortir ses proprits probatoires21 . Dans tous les cas de
figure nanmoins la posie nest pas la juste dnomination ; elle est plutt le moment o le pote comprend
limpossibilit denvisager linextinguible rel incr22 qui devient chez Blanchot le Tout est abme ,
cest--dire le mouvement partir duquel celle-ci (la parole) peut vraiment parler23 . La langue est dans
cette situation paradoxale dtre la fois ce qui rend possible la nomination et en mme temps ce qui
mesure son impossibilit dire ce que lon nomme. Cest ce que tente de faire Blanchot dans ses
modulations, modulations qui embarrassent le lecteur qui, plus il avance dans la phrase blanchotienne, plus
il se perd sans espoir de se reprer. Son style est l, marqu par une sorte dtranget qui chappe autant
lcrivain quau lecteur, tranget qui pousse Blanchot crire que lcrivain ne choisit pas plus son style
quil ne choisit sa langue. La question devient davantage celle du lien qui relie lcrivain la langue que le
problme de savoir quelle est la langue de lcrivain. Dire lcrivain et la langue, cest faire de la langue
quelque chose part, une sorte de greffon halogne qui risque, en pntrant le corps de lcrivain, de le
dtruire. La langue ne fait pas corps avec lcrivain, quelle soit maternelle ou trangre. Lcrivain et la
langue se livrent un combat dont il doit sortir vainqueur. La seule langue que lcrivain sapproprie en fin de
compte est celle quil est capable de fabriquer. Dans ces circonstances, cest beaucoup moins la langue que
parle Artaud qui importe que le corps corps quil engage contre la langue, autrement dit la manire dont il
vit la langue comme un corps la fois tranger et familier. Son style est l ; il est la mesure du combat quil
engage contre la langue. tranget familire, familire tranget ces termes ne se combinent pas, ils sont
dans linterstice deux-mmes et ils affirment au mme instant lexistence du familier je suis l et de
ltranget il est ailleurs. Lcriture vit de lintrieur cette scission quintroduit ltrange tranget par le fait
quelle est la fois trangre elle en sort, elle est ailleurs , et la fois familire elle en vient.
TRANGE ETRANGETE : VERS UNE AUTRE ECONOMIE DE LA PAROLE
19Lcriture de Blanchot reste souterraine. Elle creuse la langue jusqu la faire effondrer. Ce travail de sape
est pourtant le seul moyen de la faire vivre. Blanchot se livre un corps corps avec la langue mme si
celui-ci est beaucoup moins risqu que celui livr par Artaud. Artaud risque tout, non parce quil a perdu
moiti sa raison, mais parce que sa tentative de fabrication a failli accoucher dune langue encore plus
commune. Et, il faut tout le gnie dArtaud pour que ses cholalies, ses glossolalies, ses logorrhes ne
soient pas de simples figures de style.
20Blanchot porte la nuit dans son criture, non pour faire remonter la surface la barbarie latente du monde,
mais pour montrer la prgnance du concept. Lomniprsence de cette nuit revient comme une ritournelle, une
nuit qui exprime limpossibilit Le Dit nest jamais qu dire en mme temps que lissue le possible nest
pas une alternative, un ou bien ou bien, mais simplement une voie de passage parmi mille autres.
21La nuit qui marque luvre de Blanchot est comme la ponctuation dun texte impossible crire. Il y aura
toujours des virgules, des points, des majuscules, mais au fil de son criture le texte sabsente parce que,
ds quil est crit, il efface lcrivain en nonant et en annonant les impasses de lcriture. Seul reste un
lecteur pour contempler cette dissolution qui, malgr les apparences, permet au texte de respirer. Ces
absences sauvent le texte de son tat de livre qui, dfinitif, interdit les espaces de possibilit en mme temps
quil les rend probables.
24 BLANCHOT Maurice, Ltrange et ltranger , Paris, Gallimard, NRF , 1958, p. 676.
25 BATAILLE Georges, La Notion de dpense, Paris, Les ditions de Minuit, 1949.
22Nuit trange pour saisir, par la dissolution, ltrange dans la banalit qui nous chappe ; nuit
trange pour essayer de comprendre ce que Blanchot entend par dissipation de toute identit24 pour
qualifier la figure de ltranger, non seulement quand il sagit de ltranger comme lautre, mais aussi quand il
est celui qui nous permet de comprendre limpossibilit de notre autochtonie. Cette tranget est autant celle
de lhte accueilli que celle qui scinde la langue pour en faire une matire uvrer. La nuit trange rvle
la xnia que lon porte en nous, quelle soit xnophilie ou xnophobie importe peu. Cette xnia est la qualit
constitutive de lindividu, non pas dans sa capacit tre autant soi quautrui, mais dans sa revendication de
la mixit. Ltranget ne se limite ni faire de laltrit la qualit constitutive de soi, ni faire du soi la qualit
de laltrit. Ltranget est avant tout le lieu dun dsquilibre et dune dissolution permanente, dissolution
qui, loin dtre une perte, est plutt un gain. Finalement, ltranget de la nuit, et cela sapplique parfaitement
aux modulations dcriture de Blanchot, sapprhende comme lespace de la non-affirmation, un ni-ni, le
neutre en quelque sorte, un neutre qui ne serait ni un masculin, ni un fminin mais plutt un masculin et un
fminin runis. Ce serait une soustraction qui gagnerait en effectivit et qui ferait de la perte un gain non
quantifiable ; le neutre ntant plus linstant dune impossibilit mais loccasion de saisir le devenir des
choses dans leur mouvement intrinsque. La difficult de lcriture de Blanchot est l. Elle nous propose un

autre paradigme conomique, un paradigme qui prfre lconomie gnrale lconomie restreinte25, une
conomie restreinte qui module son criture selon la figure de la dpense.
26 Ces analyses seront reprises plus tard par Deleuze et Guattari dans lAnti-dipe.
23Dans La Notion de dpense, Bataille montre que lconomie de march reste un simple instrument si elle
nest pas pense partir dune conomie gnrale dont la dpense est le moteur. La dpense nest plus une
perte mais un gain non quantifiable qui vise inscrire lchange dans un dsquilibre gnral. Cela se traduit
par la consumation des biens plutt que leur consommation, la dpense plutt que laccumulation, la perte
plutt que le bnfice, la gratuit plutt que la monnaie ; tout ce qui tend montrer en fin de compte combien
la dette premire est suprieure au don. Cette lecture dune conomie gnrale propose par Bataille
reprend les propositions faites par Nietzsche propos de la dette premire, analyses que lon retrouve
autant dans La Notion de dpense que dans La Monnaie vivante de Klossowski26.
24Figure de la responsabilit, la dette premire est le contraire de la dette seconde, celle qui vient aprs le
don, celle que lon contracte au sens davoir des dettes. La dette premire permet daffirmer sa
responsabilit. tre assez fort pour avoir des dettes au sens o Nietzsche lentend, autrement dit voir dans la
dette une vritable source dactivit pour revendiquer sa responsabilit. La dette libre lhomme dette
active du don ractif la culpabilit , conception dont la tradition judo-chrtienne ne peut videmment se
satisfaire puisque toute la stratgie repose sur le montage affectif (la croyance) dune fausse crance (Le
Rdempteur) qui produit un intrt rel (la dette) partir dun capital fictif (Dieu). Lthique pour Nietzsche
repose ainsi sur un diffrentiel fdrateur, diffrentiel car le principe thique est un principe de distinction
ce qui fait que je suis homme , et fdrateur car lthique est une manire dtre, un mode dexistence je
suis un tre singulier. La valeur dans ces circonstances nest pas lvaluation (la classification) mais
lacceptation de la diffrence (la reconnaissance). Reste savoir si cette diffrence a les mmes qualits
que lexpression du neutre chez Blanchot.
25Dans cette conomie gnrale gouverne par la dpense quand elle est un gain non quantifiable, la
modulation dcriture peut alors sexprimer dans ltranget qui est tout sauf lespace dune distinction entre
lhomogne, lallogne, lexogne ou lhtrogne. Cette tranget nest pas non plus le lieu dune addition
entre soi et lautre. Elle serait plutt linstant de la dissipation, dissipation qui prend la forme de lcriture
fragmentaire si singulire de Blanchot. Le fragment, loin dtre le morceau dun tout, ou laphorisme, voire
une inscription dans le moment dialectique dune totalit, est plutt linstant dun inachvement continuel.
Cest sans doute ce qui rend son criture si provocante parce quelle nous impose une confrontation autant
avec ltranget de notre familiarit quavec lautochtonie de notre propre tranget. Cest aussi de cette
manire que la modulation de Blanchot construit laltration de la langue, quelle soit criture fragmentaire ou
non. Ce rve trange et pntrant / Dune femme inconnue./ Et qui nest, chaque fois, ni tout fait la
mme / Ni tout fait une autre. de Verlaine met la langue en situation dexil dont les modulations de
lcriture ne font que mesurer le familier et linconnu, le lointain et le proche, pour nous confronter ce qui ne
sera jamais une issue : ce fameux lointain intrieur de Michaux. Tout ceci sexprime dans la dissipation et la
dissolution quand elles sont des gains non quantifiables. Cette dissolution rgule par une forme de
soustraction particulire, une soustraction qui nest pas le contraire de laddition, une soustraction
positive , trouve dans le mtissage sa vritable expression. Le mtissage devient lacceptation dune
prsence trangre antrieure notre propre unit. Le double est lintrieur et il y a nul besoin de mlanger
les choses pour quelles soient mixtes. Lcriture modulante de Blanchot redonne au mtissage sa vertu. Le
mtissage de la langue creuse son propre cart, et la flure est l. Elle est dans lcriture, dans la langue,
dans la voix, et plus lon parle, plus lon crit, et plus lon se dissout. La flure nest pas le dsassemblage
dun lment unique mais limpossibilit continuelle denvisager une chose assemble. Cette dissolution
relve de lconomie gnrale de lcriture par laquelle lcrivain ne perd rien, et mme sil sait quil crit en
vain, il ne perd pas ; il gagne la possibilit dune flure. La modulation annonce cette impossibilit que
linflexion des voix chres qui se sont tues tente dexprimer. Cela ne veut pas dire que les modulations de
Blanchot nous mettent en situation dchec ; elles sont simplement le signe dun devenir possible qui
senlace dans ses impossibilits.
NOTES
1 LVINAS Emmanuel, Sur Maurice Blanchot, Montpellier, Fata Morgana, 1975, p. 46.
2 Est-elle loccasion de justifier la prsence du dit du sujet ? Blanchot ne tranche pas. Il reste sur une
position trs proche de celle de E. Lvinas qui lincite sabriter derrire la figure du sujet et de la donation :
Dire est donation, perte, oui perte, mais jajouterai, perte dans limpossibilit de la perte pure et simple
( Notre Compagne clandestine , in Textes pour Emmanuel Lvinas, Franois Laruelle (dir.), Paris, ditions
Jean-Michel Place, p. 83). Dire nest jamais qu dire au sens o le Dire, en mme temps quil confirme la

prsence dautrui, lenferme dans une relation donateur-donataire. La question est de savoir si pour Blanchot
le Dire est plus du ct du don que de la dette. Mme si Blanchot ne saligne pas sur lide dune conomie
gnrale dans laquelle la dpense est gain comme le montre Bataille dans La Notion de dpense, il
envisage toute de mme la perte comme une consommation bnfique : le Dire consomme mais surtout
consume le dit. Il aurait t toutefois plus intressant daller au-del, de librer le Dire de ce que lon peut en
dire, et de prfrer le don la donation, autre moyen dchapper au sujet pour retrouver le Dire sans le dit ;
autre moyen aussi dchapper la logique donateur-donataire/bienfaiteur-oblig/crancier-dbiteur de la
tradition judo-chrtienne.
3 BLANCHOT Maurice, Le Livre venir, Paris, Gallimard, Folio , 2003, p. 279.
4 Ibid., p. 259.
5 BLANCHOT Maurice, Ltrange et ltranger , Paris, Gallimard, NRF , 1958, p. 673.
6 BERSON Henri, Les Deux sources de la morale et de la religion, Paris, PUF, Quadrige , 1990, p. 313.
7 Ibid., p. 111.
8 Le neutre est une supposition au sens o il ny a pas un neutre diffrent selon celui qui en parle, quil soit
Blanchot, Lvinas, Deleuze, Barthes ou dautres. Cela ne veut pas dire quil ny a quune faon de voir le
neutre, mais seulement que le neutre nest pas une affaire de sujet. Ces neutres diffrents et identiques sont
simplement des perspectives complmentaires dune mme ralit.
9 BLANCHOT Maurice, Lcriture de dsastre, Paris, Gallimard, 1980, p. 154.
10 BLANCHOT Maurice, Le Livre venir, Paris, Gallimard, Folio , 2003, p. 272.
11 Ibid., p. 273.
12 BLANCHOT Maurice, LEntretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. 50.
13 NIETZSCHE Freidrich, Ecce homo, Paris, Denol Gonthier, 1971, p. 76.
14 BUFFON Georges-Louis Leclerc de, Histoire des animaux , LHistoire naturelle, chapitre III, Bruxelles,
ditions Lejeune, 1828. George Canguilhem a t lun des premiers soulever loriginalit scientifique de la
notion dchange cellulaire dans son ouvrage La Connaissance de la vie. Paris, Vrin, 1985, p. 51-60.
15 BUFFON Georges-Louis Leclerc de, Le discours sur le style , Discours acadmiques. Paris, 1866, p. 15.
16 Confidence faite par M. Proust R. Martin-du-Gard et parue dans Le Figaro littraire du 24 dcembre
1955.
17 ARTAUD Antonin, uvres compltes, t. XIV (2) Suppts et suppliciations , Paris, Gallimard, 1978, p. 28.
Le non-style comme vritable expression du style de lcrivain se traduit par le passage dune langue
lautre, dune langue commune, sorte de zone sociale un langue-affect, sorte de zone intrieure de la
propre langue de lcrivain. Ce retour la langue primitive, celle qui vient avant la langue maternelle, montre
quel point limmersion langagire nest pas facile et reste sujette des drames. Artaud, Char, Ponge,
Mallarm, Cline, Beckett, Woolf, Sarraute, tous ces crivains tentent de retrouver ce sentiment
dtranget langagire, la manire de Proust lorsquil ressent, laudition des Opras de Wagner, cette
part inconnue de la langue, et lorsquil constate dansContre Sainte-Beuve que les beaux livres sont crits
dans une sorte de langue trangre , in Contre Sainte-Beuve, Paris, Gallimard, Folio , 1987, p. 297.
Dans ce cas, et seulement dans ce cas, avoir du style, ce serait retrouver sa langue. Cest le mme
avertissement que F. Kafka adresse dans son journal lcrivain quand il lui lance qucrire, cest appartenir
une langue que personne ne parle. Parler ou crire pour trouver, comme le note M. Proust, toujours
dansContre Sainte-Beuve, sous les paroles lair de la chanson, qui en chaque auteur est diffrent de ce
quil est chez tous les autres
18 Lorsque Aristote, dans La Rhtorique (Livre II, 1355 b 25-26) dfinit cette activit intellectuelle comme la
facult de dcouvrir spculativement ce qui, dans chaque cas, peut tre propre persuader. , il ne la rduit
pas un processus strile, artificiel et ornemental. Il la pressent au contraire comme une activit lie
laction. Lart de la persuasion implique en fait un jugement conforme des situations concrtes, jugement
ayant pour principal objet la mise en rapport rciproque du langage et de la pense. La rhtorique nest pas
un usage externe de la langue ; elle permet simplement au style de saccomplir. Cest justement ce que fait
observer Valry dans une lettre Cldat quand il explique que le style est avant tout le moyen de rsister
la langue, de rsister lagencement impersonnel des mots. Le style est et doit rester un cart, une
expression de la rupture et de la transgression. Valry dira mme que lcrivain est un agent dcart l o le
linguiste nest quun interprte de la statistique.
19 BLANCHOT Maurice, La Part du feu, Paris, Gallimard, 1949, p. 30.
20 Ibid., p. 46.
21 CHAR Ren, uvres compltes, Paris, Gallimard, 1983, p. 160.
22 Ibid., p. 155.
23 BLANCHOT Maurice, La Part du feu, op. cit., p. 13

24 BLANCHOT Maurice, Ltrange et ltranger , Paris, Gallimard, NRF , 1958, p. 676.


25 BATAILLE Georges, La Notion de dpense, Paris, Les ditions de Minuit, 1949.
26 Ces analyses seront reprises plus tard par Deleuze et Guattari dans lAnti-dipe.
AUTEUR
Alain Milon
Professeur de philosophie esthtique luniversit de Paris Ouest. Directeur des Presses universitaires de
Paris Ouest. Derniers ouvrages publis : LEsthtique du livre, Alain Milon et Marc Perelman (dir.), Nanterre,
Presses universitaires de Paris Ouest, 2009, Bacon, leffroyable viande, Paris, Les Belles Lettres, Encre
marine , 2008 ; Emmanuel Lvinas, Maurice Blanchot : penser la diffrence, ric Hoppenot et Alain Milon
(dir.), Paris, codition Unesco-Presses universitaires de Paris Ouest, 2e dition 2009 ; Dictionnaire du
corps, M. Marzano (dir.), PUF, 2007 ; Le Livre et ses espaces, Alain Milon et Marc Perelman (dir.), Presses
universitaires de Paris Ouest, 2007 ; Lcriture de soi : ce lointain intrieur. Moments dhospitalit littraire
autour dAntonin Artaud, La Versanne, Encre Marine , 2005 ; La Ralit virtuelle. Avec ou sans le
corps. Paris, Autrement, Le corps plus que jamais , 2005 ; Contours de lumire : les territoires clats de
Rozelaar Green. 40 ans de voyages en pastels et dessins, Paris, Draeger, 2002 ; LArt de la Conversation,
Paris, PUF, Perspectives critiques , 1999 ; Ltranger dans la Ville. Du rap au graff mural, Paris, PUF,
Sociologie daujourdhui , 1999 ; La Valeur de linformation : entre dette et don, Paris, PUF, Sociologie
daujourdhui , 1999. paratre en 2010, La Flure du cri. Violence et criture, Paris, Les Belles Lettres,
Encre marine
Des Forts, Blanchot et Lvinas : pour un autrement dire
Natacha Lafond
p. 49-60
TEXTE NOTES AUTEUR
TEXTE INTGRAL
CONTRETEMPS ET CONTRE-CHANT
1 BLANCHOT Maurice, Une Voix venue dailleurs, Paris, Gallimard, Folio/Essais , 2002.
2 DES FORETS Louis-Ren,Pomes de Samuel Wood, Montpellier, Fata Morgana, 1988.
3 BLANCHOT Maurice, Une Voix venue dailleurs, op. cit., p. 44.
1DANS LE TEXTE UNE VOIX VENUE DAILLEURS1, Maurice Blanchot fait une lecture critique de luvre du pote
moderne Louis-Ren des Forts, et notamment des Pomes de Samuel Wood2. Cette partie comporte trois
sections : Une voix venue dailleurs , Le blanc le noir , et Anacrouse . Blanchot relve une tension
fondamentale dans cette uvre, o il oppose le contretemps au contre-chant3 qui, selon mon
hypothse de lecture, sappuient sur des notions lies la philosophie de Lvinas. Le contretemps serait
le remue-mnage dune voix sans voix, qui relve de lessence, dun exister en soi, tandis que le
contre-chant serait la voix singulire de ltre dun existant, ancr dans le temps, qui est aussi un tempo.
Lvinas son tour, retrouve mon sens la valeur de ces voix dans le bruissement de parole quil relve
dans ses lectures de Blanchot :
4 LVINAS Emmanuel, Sur Maurice Blanchot, Montpellier, Fata Morgana, 1985, p. 23.
Lespace littraire o nous conduit Blanchot [] na rien de commun avec le monde heideggrien que lart
rend habitable. [] Noire lumire pour Blanchot, nuit venant den-bas, lumire qui dfait le monde, le
ramenant son origine, au ressassement, au murmure, au clapotement incessant4.
2Cette lecture semble ramener le contre-chant au contretemps et souligne en fait le va-et-vient
incessant, la tension luvre dans toute parole entre ces deux mouvements.
3Ltude se propose ainsi de mieux cerner ces deux notions et de sinterroger sur les liens la philosophie
de Lvinas quelles permettent de dceler par leur enjeu potique. Lchange des paroles critiques, entre
Lvinas et Blanchot, est dautant plus porteur quil sintresse prcisment la fonction de lart et du
potique pour fonder la profondeur et la fonction de la parole. Et luvre de Des Forts permet de mettre
lpreuve cette fonction de lart selon les deux approches, littraire et philosophique.
4Par cette tension dans le devoir de parole quil relve chez Des Forts, Blanchot montre lapparition dun
devoir de vigilance et dune tendresse qui manent de cet existant. Or, les notions de vigilance et
de tendresse appartiennent aussi mon sens lunivers philosophique de Lvinas (amiti, amour) et
permettent douvrir son approche de laltrit, dans le double refus des philosophies heideggrienne et
hglienne, malgr lhritage que lon peut trouver par ailleurs. Enfin, je voudrais montrer que, selon
Blanchot, la tension ne peut trouver son temps et sa rsolution, car elle est toujours contretemps, pour
un contre-chant, o les voix se cherchent ternellement, dans ce fond dun il y a permanent. En ce sens,

son approche se spare par certains aspects dune pense littraire de la prsence, reprsente par
Bonnefoy, ainsi que de la reprsentation du temps par Lvinas ouvert une possible fcondit.
5Il sagit ainsi de prsenter dans un premier temps lopposition des notions de contretemps et de
contre-chant , par la notion hrite du Il y a avant que de sinterroger sur lclatement luvre dans
ce lien contrecomme condition daccs laltrit, pourtant toujours reporte dans le contretemps du
poids de labsence et de la nuit. Face labsence dintentionnalit du il y a qui existe, en soi, et face
lintentionnalit du moi limite, se maintient pourtant une attentionnalit possible de ltre vers lautre,
qui est aussi remise en cause de toute unit. La lecture de Des Forts par Blanchot non seulement sappuie
ainsi sur la philosophie de Lvinas, mais sy engage et prend position.
IL Y A
5 BLANCHOT Maurice, Une Voix venue dailleurs, op. cit.,p. 31.
6 Ibid., p. 41-42.
7 LVINAS Emmanuel,Autrement qutre ou au-del de lessence, Paris, Le Livre de poche, Bi (...)
8 BLANCHOT Maurice, Une Voix venue dailleurs, op. cit., p. 39.
9 LVINAS Emmanuel,Autrement qutre ou au-del de lessence, op. cit., p. 280.
10 Je prcise que Blanchot ne place pas de tiret dans son emploi du contrechant , que jai plac
e (...)
11 VIGNAL Marc, Dictionnaire de la musique, Paris, Larousse, 2001, p. 212-213.
6 Cest une nigme, et lnigme du commencement rvle quIL Y A un rapport avec ce qui na aucun
rapport5. Cette nigme du commencement, de la cration du pote, est dramatise par la lecture de
Blanchot qui rappelle par ailleurs les annes de silence de Des Forts. Pourquoi sest-il (re)mis crire ?
Cest une rfrence lexpression il y a voque par Lvinas dans de nombreux textes, et qui bourdonne
sans cesse, contre tout silence de plnitude parfois appos en contretemps. Elle reprsente une notion de
permanence du non-tre : le non-tre ne sabolit pas dans ltre, mme sil parat se conjuguer avec lui
dans le terrible va-et-vient de lIL Y A (ltre croit rcuprer le non-tre, mais la naissance en son non-tre
sobstine Ostinato sans avoir encore dlivr son secret).6 Paradoxalement, la voix qui murmure
encore, voix de ltre est aussi le murmure de cette voix impersonnelle, voix du non-tre, dune essence en
soi, hors des contours singuliers des tres. Lvinas use du mme adjectif li la terreur pour dsigner lIL Y
A comme un remue-mnage , un bruit sans ordre, sans mesure, plus proche du timbre sans voix. Dans le
livre Autrement qutre ou au-del de lessence, il tente prcisment de dfinir comment lexistant peut
trouver par une voix autre son timbre dexistant, comme sil sagissait bien datteindre une voix venue
dailleurs par la parole potique, une voix qui soit lexpression de cet autrement qutre comme
contre-chant cet IL Y A : Lessence stirant indfiniment, sans retenue, sans interruption possible
lgalit de lessence [] cest lil y a horrifiant derrire toute finalit propre du moi thmatisant , le
bourdonnement incessant de lil y a, heurte dabsurdit le moi transcendant a l'actif commenant, prsent7 .
Dans le contretemps , Blanchot voit trois dimensions diffrentes, par limpossible retour en arrire,
limpossible immdiatet temporelle, hrite de Hegel, et la figure musicale de lanacrouse, lie la potique
de Des Forts. Cest par cette notion quil introduit l il y a dans une conception mystique du temps prise
dfaut : ce contre temps reprsenterait aussi limpossible disparition dans le non-tre, le non-tre
final ne peut empcher que le natre ne se poursuive, cest--dire quIL Y A toujours natre8 . Le
contretemps peut ouvrir alors au contre-chant , vers cet -venir proche, rompant le mouvement de
fusion/perte dans lil y a . La connotation est double. Si la notion d il y a revient sans cesse dans ce
texte de Blanchot pour dsigner la potique de Des Forts par le moment augural reprsent par lenfance,
lavant de la parole qui lui donne apparatre dans la rumeur indistincte, elle dsigne aussi son expiration
infinie toujours contre-temps du monde. La notion d il y a implique ainsi un double mouvement dans le
contretemps selon Des Forts, de lessence vers la voix natre, singulire, et va-et-vient , vers le
fond sans perception ni sens, vers le non-tre de lessence. Face elle, slve le dsir du contre-chant ,
que le pote tend faire entendre, double sens, comme imitation du timbre de lexistant, mais aussi
comme chant de lautre, et plus encore autre chant, voix venue de lailleurs et qui nest pas sans faire songer
la conception du dire selon Lvinas qui termine son livre Autrement qutre prcisment par le chapitre
Autrement dit : Seul le sens dautrui est irrcusable et interdit la rclusion et la rentre dans la coquille
de soi. Une voix vient de lautre rive. Une voix interrompt le dire du dj dit , en rappelant aussi que le Dit,
il convient de le rduire sa signification de Dire9 . Le Dit ne peut clore que dans cette double
postulation, dun Dire, qui est un nonc mis au-dehors, hors de lessence, et dun dit autrement , par son
lien lautre. Le contre-chant implique cette contrefaon de la voix, mais aussi lentre en soi dune autre
voix : elle est soit ramene son contretemps , imitation qui serait un retour impossible, soit ouverture

cet autre chant, en contrepoint la voix impersonnelle du il y a . Prcisons que les deux termes
appartiennent lunivers musical et permettent de souligner cette interrogation du Dire autrement dans le
langage potique : le contre-chant10 dsigne la partie mlodique secondaire, entendue en mme temps
quun chant principal pour mettre en relief le caractre mlodique dune ligne secondaire et le
contretemps se dit daccentuations rythmiques qui se produisent soit sur les temps dits faibles dune
mesure, soit entre les temps , indispensables la varit rythmique11 . Le contre-chant met en avant la
distinction entre deux lignes mlodiques, la prsence dune voix autre, que ce soit le timbre imit, ou le
timbre dune altrit, tandis que le contretemps fait entendre ce qui se situe entre les principaux temps
accentus, dans cet entre-deux propre lil y a . Plus encore, on peut remarquer que les deux notations
musicales sappuient sur ce qui sort de la voix (contre-chant) et de la mesure (contretemps) principales, hors
de larmature accentue et phrase. Le langage potique est ce qui tend cet autrement dire et cette
diffrenciation et varit des voix et des temps. Comme le rappelle Lvinas dans son tude sur Blanchot,
dfaut de trouver une vrit de ltre , celui-ci cherche une authenticit de son tre-au-monde, qui
nest pas non plus un habiter-au-monde heideggrien. Mais si ltre pour Blanchot est destitu de son lieu de
sjour, toujours confront son absence dans le langage face au monde (intentionnalit mise mal), il
trouve pourtant un lien dans lchange lautre, par ce travail du temps et de la voix (attentionnalit ouverte).
7Rappelons ces dernires lignes du pome de Des Forts, lorigine de cette lecture de Blanchot inspire
par Lvinas sur la fonction du Dire , o ne se retrouvent jamais compltement contretemps et
contre-chant , dans le silence mystique de plnitude, ni dans la musique ternelle. Le seul lment qui
dure est prcisment la tension, la qute entre les diffrents modes de la parole, prise entre lil y a de
ltre impersonnel, qui questionne sans cesse, et le chant dune voix singulire, autre tous les sens :
12 DES FORETS Louis-Ren,Pomes de Samuel Wood, op. cit., p. 44.
Une ombre peut-tre, rien quune ombre invente [] / Si faire entendre une voix venue dailleurs/
Inaccessible au temps et lusure/ Se rvle non moins illusoire quun rve/ Il y a pourtant en elle quelque
chose qui dure/ Mme aprs sen tre perdu le sens/ Son timbre vibre encore au loin comme un orage/ Dont
on ne sait sil se rapproche ou sen va12.
13 BLANCHOT Maurice, Une Voix venue dailleurs, op. cit., p. 34.
8Dans sa lecture, Blanchot insiste sur cette hsitation du va-et-vient au sens littral, dans lespace et dans le
temps, o sentend lopposition entre un il y a propre la philosophie de Lvinas, et ce quelque
chose , qui nest pas sans rappeler lirrductible de la voix autre. Dans cette approche, il place la possibilit
de parler, de natre la parole ou non, cest que linitial, cest toujours dabord la capacit de juger [] cest
le POUVOIR DE LA LIBERTE13 . Limpossible rsolution mystique est aussi la condition de cette libert de
lexistant et de sa capacit dintentionnalit, au fondement du moi.
ATTENTIONNALIT
14 LVINAS Emmanuel, Sur Maurice Blanchot, op. cit., 1985, p. 15.
15 BLANCHOT Maurice, Une Voix venue dailleurs, op. cit., p. 35 et p. 18.
16 Lautre assum cest autrui , LVINASEmmanuel, Le Temps et lautre, Paris, PUF, 2004, p(...)
17 Ibid., p. 82.
9Pourtant, il me semble que Blanchot, l aussi trs proche de la philosophe de Lvinas, dpasse cette
tension non tant par une rsolution, impossible, toujours contre , que par une exacerbation des termes de
la tension. Cest dire que pour donner la force dorage entendue dans cette voix venue dailleurs, selon
Des Forts, ou voix de lautre rive selon Lvinas, ce nest pas lintentionnalit du moi qui suffit mais seule
lattentionnalit vers lautre. Lvinas souligne que derrire le moi se profile toujours cet il y a qui remet en
cause sa volont de moi transcendantal et que seul le lien autrui implique une voix irrductible qui
dpasse, un temps, le il y a ; il sagit bien en effet dun temps, car cette attention ne se mesure que dans
son mouvement vers lautre inscrit par et dans le temps de son action. Lattentionnalit oblige lexistant
effectuer cet autrement dire, par le mouvement qui le mne fondamentalement au-dehors. Elle est lenvers
du parler impersonnel, sans interpellation , li au silence qui suit le dpart des dieux14 et que
Blanchot dcle dans certaines pratiques littraires. Chez Des Forts selon Blanchot, il est intressant de
noter quil nest pas question dun moi mais bien plutt de la tension entre un il y a , par le va-et-vient du
contretemps vers le temps augural hors du non-tre, et une qute dsirante, reprsente par le devoir de
vigilance dans lamour et lamiti. Blanchot cite ainsi Des Forts en italique tout en faisant le lien Lvinas :
et ne pas renoncer au souvenir du dsir des treintessilencieuses (ce que Lvinas appelle peut-tre
caresse) , passage qui rpond cet autre extrait, consacr lamiti : La tendresse qui fait strangler
la voix/le devoir de lamiti vigilante. Le devoir de lamiti vigilante. Quel trouble nous vient de ces mots
simples, si beaux. [] Il nest plus permis de se taire15 . Ce devoir reprsente le mouvement pour lautre,

o le pour rend lattention porte vers autrui reconnu dans son altrit, attentionnalit qui dpasse
lintentionnalit dun moi et ouvre ce devoir de parole que relve Blanchot. Prcisons que le terme de
vigilance ne trouve son sens selon Lvinas que par celui damiti ; la vigilance relve en effet
selon lui de la volont du moi et de sa conscience, qui ne trouve un ancrage certain dans le monde que par
le mouvement qui le guide vers un pour lautre . Par cet enjeu, il laisse place prcisment aux forces du
nocturne voques par lcriture de Blanchot, forces de la finitude de ltre, sensations et irrel. Amiti et
amour impliquent un rapport vers le dehors qui ouvre le moi cette part obscure en lui assume16 : dans
lexemple de lamour, la caresse est un mode dtre du sujet, o le sujet dans le contact dun autre va audel de ce contact. [] Cette recherche de la caresse en constitue lessence par le fait que la caresse ne
sait pas ce quelle cherche17 . Ce non-savoir reprsente lobscur de ltre qui trouve pourtant une
orientation vers o se tourner, vers o exister comme existant.
18 BLANCHOT Maurice, Une Voix venue dailleurs, op. cit., p. 25.
19 Ibid., p. 19.
10Dans le texte de Blanchot sur Des Forts, on peut relever lopposition entre le rappel de lcriture la
troisime personne de Des Forts dans Ostinato, dun moi sans moi18 , et lutilisation dun nous dans
sa propre critique, qui semble faire rfrence en acte une parole de vigilante amiti. Au il du pote
rpond ainsi le nous du lecteur critique, qui fait entendre cette rsonance pour lui : la rponse est en
chacun de nous et nous savons que, proches de la mort, nous avons encore veiller en silence, accueillir
la secrte amiti par laquelle se fait entendre quelque voix venue dailleurs19 , une voix venue dun il et
dun il y a mais qui prend sens dans ce lien autrui. Le terme dorage permet de rendre cette troue
augurale dans lil y a tout en (s)y retournant par le son qui ne finit dexpirer, par le travail potique.
ANACROUSE
20 VIGNAL Marc, Dictionnaire de la musique, op. cit., p. 21.
21 BLANCHOT Maurice, Une Voix venue dailleurs, op. cit., p. 42.
11Lexacerbation, par le sens du contretemps et du contre-chant , entre bourdonnement indistinct,
impersonnel, et distinction de la singularit dune voix autrement, est prsente par Blanchot dans lemploi
paradoxal de lanacrouse . En musique, il sagit en effet dune note, ou groupe de notes dpourvues
daccentuation, commenant une phrase musicale ou une composition et prcdant immdiatement le
premier temps fort20 . Lanacrouse est annonce dune parole natre, commencement avant laccentuation
porter par le Dire, moment de passage vers cette autre voix, parole de lattentionnalit qui nen finit pas
daller, comme lorage annonce une entre (larrive de la pluie) ; mais celui-ci est aussi clat, accent, et
soppose cette rsonance qui sen va ou se rapproche ; lorage est dchirure dans le bourdonnement du
il y a , lattendu ou le dj rvolu, contre le temps du non-tre ou contre temps du pass : Dans la
premire mesure, linaugurale, rien ne sentend ou un ton si faible quil semble faire dfaut et par l dure
sans dure ou plus quil ne dure21. Le paradoxe tient cette tension entre les temporalits de la voix, qui
va-et-vient du non-tre son tre, pour trouver une autre voix ; le dire ne se taille une attentionnalit hors de
limpersonnel, et hors de la fragile intentionnalit, que dans cette potique fonde sur le retour , qui fait
durer lorigine de lautre voix, par le contre temps du pass, au loin, qui tend au contre-chant, ou dans cette
annonce vers la parole natre. La voix de lanacrouse est travaille ainsi par le pass et le futur, voix de
passage, entre un silence et une nouvelle accentuation, un nouveau chant ; elle est tendue entre les temps
qui lui donnent son lieu dapparatre. Mais elle est aussi ce qui dsigne cette absence de pass et de futur,
ce qui sappuie sans dure et plus quil ne dure contre le non-tre qui sy rvle. Lorage qui rsonne
dans les dernires lignes du pome de Des Forts reprsente bien pour Blanchot ce remue-mnage du
il y a qui ne finit de se faire entendre au moment o le dire potique se tait. Lorage serait loppos de
lanacrouse du pome, sa fin mais aussi sa trace.
22 Do le tourment peut-tre dmentiel dune apparition qua prlude la disparition.
Contretemp (...)
23 Ce qui compte quon lappelle posie ou comme on le voudra cest quun sens puisse se
profr (...)
24 BLANCHOT Maurice, Une voix venue dailleurs, op. cit., p. 35.
25 LVINAS Emmanuel, Le Temps et lautre, op. cit., p. 72.
12Ltude de Blanchot elle-mme, qui sappuie sur les Pomes de Samuel Wood, se fait ainsi contre-chant,
au sens dimitation, de la forme fragmente dveloppe par Ostinato ; ou plutt, il me semble quelle tend
faire de ces Pomes lanacrouse dOstinato, o il sagit surtout de montrer le lien ncessaire entre ces
diffrents genres. De mme, la toute fin de sa lecture cite un autre texte de Des Forts, Une mmoire
dmentielle , extrait de La Chambre des enfants22. Blanchot y mle les rfrences et lie la prose la

posie par un mme et unique mouvement o le rcit se dfait de sa continuit et interroge sa mmoire
temporelle, devenue dmentielle . Par cette rsonance dans son texte, il montre comment Des Forts a
pu accder un autrement dire sans pour autant annihiler le dit . Lvinas y voit un fondement dans la
critique de Blanchot23 et il y va de la dfinition dun autrement dire/dit pour la potique de la langue. Sil y
a devoir de parole, cest dans cette lecture dune potique de lattentionnalit en tension avec cette voix de
lil y a et dans cette complexit de linvention potique reprsente par le va-et-vient du contretemps au
contre-chant. La potique de lanacrouse se constituerait ainsi par cette discontinuit du dire, et par cette
qute de timbres singuliers de voix qui touchent leur tour, entre attention vigilante amicale et caresse
amante, par le travail du musical dans la langue. Elle repose en outre sur lattnuation vers l peine et sur
lclat ; cela est dit et cest peine dit24 : lexpression peine dvoile une intensit du son minimale.
La voix est encore prise dans le silence de ltreinte silencieuse , silence de plnitude confront au
bourdonnement de lil y a impersonnel, ou la dette silencieuse , nant de parole. Tout le texte sur
Des Forts insiste sur la dimension temporelle de cette parole et sur lanacrouse comme expression de la
tension entre ltre, anonyme, et le verbe natre qui dit louverture du sujet une parole, hrite, selon cette
tude, de la philosophie de Lvinas : Plus que le renouvellement de nos tats dme, de nos qualits, le
temps est essentiellement une nouvelle naissance25. Le texte de Blanchot, sous le signe de cette
temporalit de la naissance, aux confins du nant, est interrogation du commencement mais aussi
commencement de rponse par la forme prise par le texte lui-mme, en rsonance Ostinato, fait plus rare
dans luvre de Blanchot.
26 Ibid., p. 20.
27 BLANCHOT Maurice, Une Voix venue dailleurs, op. cit., p. 32-33.
13 la diffrence de la lecture dYves Bonnefoy, Blanchot ne pense pas que la langue potique puisse faire
accder la Prsence de lexistant par le Dire. Paradoxalement, ils se retrouvent pourtant autour de la qute
de cette attentionnalit, fondamentale dans les liens avec Lvinas. Mais ce nest que dans la rencontre entre
ces contre-chants par des voix diffrencies, que peut se faire entendre, par la mise jour de ces
hsitations, ce que je dsigne comme Dire pluraliste . Lexpression sinspire de la notion dexistant
pluraliste appartenant la pense de Lvinas et reprsente cette autre voix comprise dans ses
contradictions et dans ses singularits. Le prfixe contre prcise la possibilit daccder ces voix
plurielles irrductibles : Ce que ces dveloppements peuvent contenir de dialectique nest en tout pas
hglien. Il ne sagit pas de traverser une srie de contradictions, ni de les concilier en arrtant lHistoire.
Cest, au contraire, vers un pluralisme qui ne fusionne pas en unit que nous voudrions nous acheminer ; et,
si cela peut tre os, rompre avec Parmnide26. Les termes employs par Blanchot sont complexes et
exigent ce dtour par la philosophie de Lvinas pour comprendre ce pluralisme qui dfinit aussi bien un
mode du dire dans lemploi de la langue, quun enjeu philosophique. En ce sens, le texte de Blanchot qui
part dune citation hglienne semble se rtracter au fur et mesure, en se tournant bien davantage du ct
de la philosophie de Lvinas : Nous nchapperons pas la tristesse de la chouette que Hegel a le premier
ressentie et dont il a fait par la suite son deuil. Mais le deuil est-il possible ? Dans cette interrogation se met
en place le tournant de la pense de Blanchot vers le Dire potique comme un Dire pluraliste qui nexiste
que par cette proximit de la mort, mlancolique, en tension, contretemps et chant, loin de la mort
rparatrice que Hegel nous laisse esprer27 , mais aussi prs de ce commencement du chant pour autrui,
selon la philosophie de Lvinas. Le choix de lanacrouse correspond limage de lenfant [qui] symbolise le
commencement dans lentre-deux , prsence stupfiante dune absence, dont la vivacit voque
lclat de lorage et le geste darrachement la mre le besoin de retrouver lAutre.
28 Ibid., p. 34.
29 Ibid., p. 40.
14De mme, lencontre de lhomme satisfait selon Hegel, Blanchot oppose le besoin de lAutre (autrui qui
accompagne et donne la main jusque dans la mort) , car pour le non-Hegel, restent questions, paroles,
silences et aussi le soleil glorieux, les cris des oiseaux, chants qui chappent la ncessit infernale du
langage28 , dans cet autrement dire du littraire. Par cette prise de position trs vive lencontre de Hegel
se lit aussi le choix engag dune philosophie fonde sur le lien autrui hrite de Lvinas. Plus encore, la
qute dun langage dli de la ncessit infernale , qui reprsente lipsit dune langue enferme sur
elle-mme, est soumise elle aussi ces liens autrui. la pense du contretemps, rpond la vaine
potique du contre-chant o pourtant Blanchot relve la perptuelle contestation , par de perptuelles
questions qui jalonnent son tude, o il reste frapp par certains moments presquapaiss o le ngatif ne
triomphe pas29 . Moments quon ne peut assimiler la satisfaction de la temporalit hglienne prsente
par Blanchot. Celui-ci me semble plutt reprendre ici des notions de Lvinas en dveloppant une potique de

sa pense, par ce dire pluraliste , ou dire dune question. Lvinas sarrte en effet cette pense du Dire
sans questionnement dans le langage. Blanchot, par sa lecture de Des Forts, tablit un change entre
langage et philosophie, o lobligation de parler prend tout son sens dans la pense de lattentionnalit,
et o, surtout, la parole trouve cette part dobscure en elle, son timbre capable de la porter pour .
30 BLANCHOT Maurice, La Communaut inavouable, Paris, Les ditions de Minuit, 1983, p. 73.
15Sil est ncessaire, ainsi, de lier la pense de Blanchot Lvinas, il est important de souligner pour finir
quelques questions divergentes mais dynamiques dans cette proximit. la figure de lenfant, mise en avant
par Blanchot, il me semble que Lvinas prfre en effet celle de la mre, pour mettre en avant la notion de
fcondit , tourne vers cet aprs, et moins vers cet -infans-, en avant de la parole. Mais, la diffrence
de Lvinas, Blanchot entend aussi lier cette potique de la question, fonde sur lantriorit, ses possibles
enjeux thiques : Prcisment, cest ce que ne dit pas Lvinas []. Il ny a possibilit de lthique que si,
lontologie -qui rduit toujours lAutre au Mme -lui cdant le pas, peut saffirmer une relation antrieure telle
que le moi [] se sent mis en question par lui au point de pouvoir lui rpondre30 . Si les accentuations
diffrent, et ouvrent dautres tudes compares entre ces deux penseurs, on peut voir quil sagit bien dun
change essentiel pour toute luvre de Blanchot. La notion dantriorit est considrer dans le
prolongement de lexigence dune distinction pluraliste, qui privilgie la discontinuit, tandis que Lvinas se
tourne vers une continuit dans la diffrence. Lthique reprsente pourtant une pierre dachoppement pour
les deux potiques, qui veulent faire part lobscur en lhomme, hors de ses catgories ; et elle est aussi
prsente dans la lecture de Des Forts, comme une ouverture possible de la philosophie de Lvinas, par
cette notion de devoir dans lattentionnalit, et dans le Dire . Du moins, ce terme, repris par celui
dobligation , pose la question et y conduit aussi la pense de Lvinas.
POUR CONCLURE
31 BLANCHOT Maurice, Une Voix venue dailleurs, op. cit., p. 23.
32 LVINAS Emmanuel, Sur Maurice Blanchot, op. cit., p. 39.
16 Je crois quil faut parler dOstinato, quil faudrait en parler, mais priv de paroles, dans un langage qui
mobsde en me faisant dfaut31 : cest ainsi que Blanchot commence son recueil Le blanc le noir .
Une chane semble stablir entre ces deux textes, entre le devoir de la vigilante amiti de Des Forts et
le devoir de parole que relve Blanchot, avec cet change autour dun autrement dire, qui sappuie sur cet
autrement tre de Lvinas. Le texte de Blanchot est aux frontires du texte critique et dun ostinato . Il fait
signe vers un sens lencontre des significations, selon la terminologie de Lvinas, sans que ce soit pour
quelque chose si ce nest dfaire les structures du langage et aller vers autrui32 . Et il dsigne un
devoir de lexistant, par la reconnaissance des limites elles-mmes.
NOTES
1 BLANCHOT Maurice, Une Voix venue dailleurs, Paris, Gallimard, Folio/Essais , 2002.
2 DES FORETS Louis-Ren, Pomes de Samuel Wood, Montpellier, Fata Morgana, 1988.
3 BLANCHOT Maurice, Une Voix venue dailleurs, op. cit., p. 44.
4 LVINAS Emmanuel, Sur Maurice Blanchot, Montpellier, Fata Morgana, 1985, p. 23.
5 BLANCHOT Maurice, Une Voix venue dailleurs, op. cit., p. 31.
6 Ibid., p. 41-42.
7 LVINAS Emmanuel, Autrement qutre ou au-del de lessence, Paris, Le Livre de poche, Biblio/Essais ,
1978, p. 254-255.
8 BLANCHOT Maurice, Une Voix venue dailleurs, op. cit., p. 39.
9 LVINAS Emmanuel, Autrement qutre ou au-del de lessence, op. cit., p. 280.
10 Je prcise que Blanchot ne place pas de tiret dans son emploi du contrechant , que jai plac entre
guillemets.
11 VIGNAL Marc, Dictionnaire de la musique, Paris, Larousse, 2001, p. 212-213.
12 DES FORETS Louis-Ren, Pomes de Samuel Wood, op. cit., p. 44.
13 BLANCHOT Maurice, Une Voix venue dailleurs, op. cit., p. 34.
14 LVINAS Emmanuel, Sur Maurice Blanchot, op. cit., 1985, p. 15.
15 BLANCHOT Maurice, Une Voix venue dailleurs, op. cit., p. 35 et p. 18.
16 Lautre assum cest autrui , LVINAS Emmanuel, Le Temps et lautre, Paris, PUF, 2004, p. 67.
17 Ibid., p. 82.
18 BLANCHOT Maurice, Une Voix venue dailleurs, op. cit., p. 25.
19 Ibid., p. 19.
20 VIGNAL Marc, Dictionnaire de la musique, op. cit., p. 21.
21 BLANCHOT Maurice, Une Voix venue dailleurs, op. cit., p. 42.

22 Do le tourment peut-tre dmentiel dune apparition qua prlude la disparition. Contretemps


quimitera en vain lhabilet du contrechant (ibid., p. 44).
23 Ce qui compte quon lappelle posie ou comme on le voudra cest quun sens puisse se profrer
au-del du discours achev de Hegel, quun sens qui oublie les prsupposs de ce discours
devienne fable , LVINAS Emmanuel,Sur Maurice Blanchot, op. cit., p. 33.
24 BLANCHOT Maurice, Une voix venue dailleurs, op. cit., p. 35.
25 LVINAS Emmanuel, Le Temps et lautre, op. cit., p. 72.
26 Ibid., p. 20.
27 BLANCHOT Maurice, Une Voix venue dailleurs, op. cit., p. 32-33.
28 Ibid., p. 34.
29 Ibid., p. 40.
30 BLANCHOT Maurice, La Communaut inavouable, Paris, Les ditions de Minuit, 1983, p. 73.
31 BLANCHOT Maurice, Une Voix venue dailleurs, op. cit., p. 23.
32 LVINAS Emmanuel, Sur Maurice Blanchot, op. cit., p. 39.
AUTEUR
Natacha Lafond
Pascal fut-il un penseur dialectique ?1
Franois Brmondy
p. 62-86
TEXTE NOTES AUTEUR
TEXTE INTGRAL
1 David Uhrig.
Nous touchons le point o la pense atteint ses plus hautes exigences et ne les atteint peuttre plus en Pascal, ni en personne.
2 HEGEL Georg Wilhelm Friedrich, Science de la Logique, Paris, Aubier, 1947, t. I., p. 42.
3 COURNOT Augustin, Essai sur les Fondements de nos Connaissances, Paris, Hachette, 1912, p.
593.
4 KAPLAN Francis, La Vrit, le dogmatisme et le scepticisme,Paris, Armand Colin, 1998, p. 118.
1PASCAL FUT-IL UN PENSEUR DIALECTIQUE ? La question nest pas nouvelle : Kant ayant montr que la
dialectique [tait] le procd ncessaire de la raison2 , Augustin Cournot, en 1851, le compara Pascal en
rappelant que tout le fond des penses de Pascal roule sur les contradictions de la raison3 . Elle reste
dactualit : en 1998 Francis Kaplan vit la prfiguration de la dialectique, dfinie comme le dpassement du
dilemme du dogmatisme et du scepticisme, dans lune des penses de Pascal o celui-ci soutient que rien
nest purement vrai4 .
5 GOLDMANN Lucien, Le Dieu cach. Essai sur la vision tragique du monde dans lesPenses de
Pascal (...)
2En 1954, Lucien Goldmann consacra un ouvrage cette question, et prsenta Pascal comme un penseur
demi dialectique : dialectique en ce quil avait affirm la vrit des contraires , mais seulement demi
parce quil avait ni la possibilit de leur synthse ; et il appela tragique cette pense qui ntait qu moiti
dialectique une tragdie expose en effet un conflit insoluble5. En dautres termes, la dialectique inclut deux
tapes, dont la premire nimplique pas la seconde. Elle est dabord constitue chez Hraclite, Nicolas de
Cues, etc.-par le refus du principe de contradiction. Mais la raison ne peut tre satisfaite que par un
dpassement de la contradiction et cest ce quont prtendu accomplir Hegel, et Marx et Engels. Pascal,
lui, aurait affirm la contradiction et ni la possibilit de la dpasser. En 1956, dans une chronique intitule
La pense tragique , Blanchot, avant de la critiquer, examina longuement linterprtation de la pense de
Pascal que venait de proposer Goldmann.
6 La Pense tragique inNRF, 1956, repris in BLANCHOTMaurice, LEntretien infini, Paris, Gall (...)
3 Quest-ce quune telle pense ? Est-elle mystique ? est-elle dialectique ? est-elle tragique ?6
MYSTIQUE ET DIALECTIQUE
7 Nicolas de Cues ,Journal des Dbats, 6 janvier 1943, repris in BLANCHOTMaurice, Chroniques
l (...)
8 Ibid. Sur le fondement mystique de la dialectique, qui serait originellement une dialectique de la (...)
4 Est-elle mystique ? est-elle dialectique ? On stonnera sans doute que Blanchot pose une telle
question et quil soit possible dhsiter si une pense relve de la dialectique ou de la mystique. Mais, en
1943, dans La Philosophie de Nicolas de Cues, Maurice de Gandillac avait tabli une relation entre lune et
lautre, et dans la recension quil avait faite de cet ouvrage Blanchot y avait t particulirement attentif. Il

avait dabord soulign le caractre dialectique de la pense du Cusain : La raison, comme lesprit, ont
dabord prendre conscience de la concidence des contraires [] Cest par une vritable dialectique que
saffirme le procs intellectuel et non par un effort de dfinition pour extraire lidentique de lidentique comme
dans le raisonnement aristotlicien7 . Et il avait ensuite indiqu que la pense de Nicolas de Cues se
rapprochait de celle de Matre Eckhart et des mystiques rhnans : Le systme cusain exprime sur le plan
de la logique et mme de la physique quelques-unes des exigences dont le matre de Thuringe avait apport
avec un admirable sens de labsolu des formulations mystiques8.
9 LArche, 1947 repris inBLANCHOT Maurice La Part du Feu, Paris, Gallimard, 1949 sous le titre de (...)
5Or ds 1947 dans une Note sur Pascal , Blanchot avait lui-mme affirm une relation entre lexprience
mystique consigne dans le Mmorial et lApologie. Il avait vu dans la premire lexprience des extrmes
de la dtresse et de lexaltation , le sentiment de laccord de ces extrmes et de leur paix au sein du
dchirement . Et il avait considr que lApologie a consist drouler [cette exprience] dans le temps
abstrait du discours et [l]articuler dune manire dialectique9 . Au sujet du Cusain, tout en notant le
rapprochement de sa pense avec celle de Matre Eckhart, Blanchot avait exprim le regret que le cardinal
[soit cependant rest] tranger toute exprience intrieure proprement dite . On devine donc la puissance
de lattrait que pouvait exercer sur lui lide quil avait de Pascal : si Eckhart navait pas exprim sur le plan
logique son intuition mystique, et si Nicolas de Cues avait dvelopp lintuition mystique dEckhart sans
lavoir intrieurement prouve, Pascal qui, daprs Blanchot, avait vcu une exprience analogue celle
dEckhart aurait constitu le cas unique dun penseur qui laurait lui-mme dveloppe dans un systme
dialectique.
10 BLANCHOT Maurice, La Part du Feu, op. cit. p. 268.
11 PASCAL, Penses, B 693 K 468. Nous citons les penses de Pascal accompagnes des
numros de l (...)
12 Lettres Mademoiselle de Roannez VII, in PASCAL,uvres compltes, Paris, Gallimard,
Bibl (...)
13 BLANCHOT Maurice, La Part du Feu, op. cit., p. 269.
6On peut cependant douter de la validit de linterprtation que Blanchot donna de l exprience intrieure
du 23 novembre 1654. Pascal, dans leMmorial qui la consigne, semble en effet tmoigner non des
extrmes de la dtresse et de lexaltation , mais du seul extrme de la joie : Certitude joie certitude
sentiment vue joie . Blanchot assura que seule la rflexion pourrait opposer [cette joie] aux tats tout
contraires qui sappellent Jentre en effroi10 . Mais cet effroi est celui que peut inspirer un univers muet,
cest--dire qui ne parle pas de Dieu : En regardant tout lunivers muet, et lhomme sans lumire,
abandonn lui-mme [], jentre en effroi, comme un homme quon aurait port endormi dans une le
dserte11 . La joie que Pascal a prouve la nuit du 23 novembre est au contraire la joie davoir trouv
Dieu , il lvoque sans doute dans la septime des lettres quil adressa Charlotte de Roannez, rappelant
ce sujet la parabole vanglique du Trsor : Celui qui a trouv le trsor dans un champ en a une telle
joie, que cette joie, selon Jsus-Christ, lui fait vendre tout ce quil a pour lacheter. Les gens du monde nont
point cette joie que le monde ne peut ni donner ni ter dit Jsus-Christ mme12. Il ny a donc pas de
raison de supposer que cette joie ait t aussi, comme le voulut Blanchot, pure dtresse , et que Pascal
ait connu une exprience o les extrmes [auraient] ts connus ensemble et o langoisse aurait t paix
et la paix ravissement13 .
7On lit certes dans le Mmorial : Joie, joie, joie, pleurs de joie. Mais ce nest pas parce que cette joie est
pousse jusquaux larmes quelle lest au point o les sentiments perdent leur sens . Ce nest pas
parce que les pleurs ne sont pas lexpression propre de la joie que celle quils expriment est aussi bien
dtresse .
14 Ibid., p. 268.
15 DELACROIX Henri, Les Grands Mystiques chrtiens, Paris, Alcan, 1938, p. 325-326.
16 ROLLAND Romain, La Vie de Ramakrishna, Paris, Stock, 1956, p. 43-44.
17 Lettre de Jacqueline Pascal Gilberte Prier, 25 janvier 1655, in STROWSKIFortunat, Pascal et
so (...)
8Blanchot justifia son interprtation en invoquant les sentiments quont rapports dautres mystiques : Il ny
a vraiment rien, le supposer, qui dpasse les descriptions les plus ordinaires dtats analogues14. En
ralit, la joie et la peine des mystiques ne semblent pas tre vcues en mme temps mais plutt
successivement. Ainsi Henri Delacroix signala comme une phase essentielle [], caractristique de
lvolution mystique, une priode de dpression profonde qui suit la priode extatique15 . Daprs Romain
Rolland au contraire mais lun nexclut pas lautre le mouvement de lextase chez Ramakrishna, suit,

comme il est naturel, le processus ordinaire des rvlations. Cest presque toujours par lpuisement de
leffort, langoisse, quelle sannonce. Le dsespoir, qui brise lancien moi, est la porte qui souvre sur le moi
nouveau16. Tel semble avoir t le cas de la joie de Pascal, laquelle suit une priode o, comme il le
confia sa sur, il prouva la peine dun si grand abandonnement du ct de Dieu quil ne sentait aucun
attrait de ce ct-l17 . Mais ces sentiments quprouvent les mystiques avant ou aprs lexprience
mystique ne sont pas lexprience mystique elle-mme.
18 Cf. GOUHIER Henri, Blaise Pascal, commentaires, Paris, Vrin, Librairie philosophique , 1966.
19 Lettres Charlotte de Roannez IV, Pascal, uvres compltes, op. cit., p. 509. Si on ne
peut (...)
9Certes la joie ne rgne que dans ce que lon a pu appeler la premire strophe du Mmorial. Car cette joie
mme veille le repentir. Je men suis spar, Ils Mont dlaiss, Moi la fontaine deau vive. Cest--dire
que ce mouvement qui vient de Dieu et qui le dtache du monde, Pascal, jadis, lavait reu, mais ne lavait
pas suivi, il fut donc comme les Juifs qui Dieu crie sa colre par la bouche de Jrmie. La joie nveille
dailleurs pas que le repentir, elle veille aussi la crainte. Le repentir et la crainte sont de sens inverse : aprs
stre repenti davoir quitt Dieu, Pascal craint que Dieu ne le quitte Mon Dieu me quitterez-vous ? ,
do la prire : Que je nen sois pas spar ternellement18. Enfin, Pascal ne craint pas seulement de perdre
la joie par sa faute, il craint, conformment lenseignement de Port-Royal, linterruption de la grce . Il
est donc vrai qu lire compltement le Mmorial Pascal exprime aussi bien la crainte que la joie. Mais
dabord cette crainte est conscutive la joie et seule la joie relve de lexprience mystique. Ensuite, cette
crainte dtre nouveau spar de Dieu qui motive la prire de Pascal (Que je nen sois jamais spar) et
lengagement quil prend ( Non obliviscar sermones tuos ) na rien voir avec l effroi devant l univers
muet dont Blanchot estima quil ne faisait quun avec la joie du Mmorial. Leffroi est le sentiment quinspire
un monde dont Dieu est absent et la joie est au contraire celui quinspire la prsence de Dieu dans loubli
du monde : Dieu se cache ordinairement , mais parfois rarement , il se dcouvre ceux quil
engage le servir , il sort [] du secret de la nature qui le couvre [] par des coups extraordinaires19 .
DES MYSTERES CHRETIENS LA DIALECTIQUE
20 Blanchot fait sans doute allusion aux clbres fragments o Pascal constate la diversit des
opini (...)
21 BLANCHOT Maurice, LEntretien infini, op. cit., p. 137.
10Dans la chronique de 1956 Blanchot affirme ex abrupto que Pascal est un penseur dialectique : Pascal
ne sarrte pas de penser, comme on le dit gnralement, que la contrarit vient du jeu des opinions20...
autrement dit, la dialectique nest pas pour lui ce que dit ltymologie ledialogue dinterlocuteurs qui se
contredisent, elle nest pas comme chez Hegel la dialectique des ides. Sil y a dialectique, cest celle
de la ralit mme. Quelle est cette ralit contradictoire ? Plus abruptement encore, Blanchot rpond que
cest celle de la cration originellement altre aussi bien que celle du mystre plus clatant et plus
auguste de lunion des deux natures en Jsus-Christ : Parce que Jsus-Christ est Dieu et homme,
affirmations indissolublement lies et pourtant rpugnant lune lautre, nous devons nous attendre trouver
la marque de la vrit dans la rpugnance et la contradiction, et il faudra non seulement accueillir des
affirmations opposes et les maintenir fermement ensemble, mais les tenir pour vraies cause de leur
opposition, ce qui nous oblige exiger un ordre plus haut qui les fonde21.
22 PASCAL, Penses B 567 & 863 K 566 & 865. On ne saurait dire de manire plus claire que
supprime (...)
23 Pour Pascal, ce serait prsomptueux, voir PensesB 430 K 429.
24 PASCAL, Penses B 863 K 865 & B 862 K 864.
11Comme il en avertit dans une note, Blanchot dmarque l un texte de Pascal. Cest lun de ceux sur
lesquels Goldmann avait fond son interprtation. Trois textes et trs brefs : on peut tre tonn dune
base si fragile, dautant que ces textes sont des notes sur un sujet trs particulier, lhrsie Pascal prpara
une Lettre Provinciale pour rpondre laccusation que les Jsuites portrent contre les Jansnistes et
contre lui-mme. Lorsque Pascal crit qu la fin de chaque vrit, il faut ajouter quon se souvient de la
vrit oppose , ou que tous errent dautant plus dangereusement quils suivent chacun une vrit [et
que] leur faute nest pas de suivre une fausset, mais de ne pas suivre une autre vrit22 , il faut en effet
se rappeler que les vrits opposes dont il parle alors sont celles quaffirment les dogmes chrtiens :
Lglise a toujours t combattue par des erreurs contraires. [] La source des hrsies est de ne pas
concevoir laccord de deux vrits opposes et de croire quelles sont [] incompatibles . Par exemple
lglise enseigne que Jsus-Christ est Dieu et homme : Les Ariens, ne pouvant allier ces choses quils
jugent incompatibles23, disent quil est homme ; en cela ils sont catholiques. Mais ils nient quil soit Dieu :

en cela ils sont hrtiques . Car la foi embrasse plusieurs vrits qui semblent se contredire [] il y a
donc un grand nombre de vrits, de foi et de morale, qui semblent rpugnantes, et qui subsistent toutes
dans un ordre admirable24 .
25 Voir LUTHER, De Praedicatione identica de diversis naturis, NEGRI Enrico de, La Teologia di
Lutero (...)
26 Voir COTTIER Georges,LAthisme du jeune Marx, Paris, Vrin, Librairie philosophique 1950, (...)
12Cette base se rvle cependant plus solide si lon se souvient du prcdent que constitue le cheminement
intellectuel de Luther, qui fut lui aussi conduit la dialectique par la mditation du paradoxe chrtien qui voit
Dieu dans un esclave crucifi : comment sous cette apparence contraire pouvait tre prsente lessence
divine ? Luther lexpliqua par lacommunicatio idiomatum, cest--dire par lunit des proprits contraires
dans cette unit chacune des proprits reste elle-mme et, par consquent elles demeurent opposes,
mais en se rencontrant elles forment une essence nouvelle qui contient les contraires et les runit dans une
unit suprieure. Dans lun de ses derniers essais, le Rformateur seffora de justifier rationnellement
cette communicatio idiomatum par labandon de la logique du syllogisme et le remplacement de la copule
est par une pense du devenir o seffectue le passage dune proprit dans son contraire. Et
lobjection selon laquelle ce passage du mme dans son contraire tait irrationnel, Luther rpondit,
prfigurant Hegel, quun tel passage dfinit la vritable raison, celle qui conoit comme la ralit non lidentit
mais le devenir25. Hegel lui-mme emprunta le terme dEntusserung la traduction luthrienne du texte de
lEptre aux Philippiens dans lequel saint Paul expose sa conception de la knose du Christ26.
27 GUITTON Jean, Pascal et Leibniz, Paris, Aubier Montaigne, 1951, p. 117. Au contraire Leibniz
app (...)
28 Lettres LXXIII et LXXVI inSPINOZA, uvres compltes, Paris, Gallimard, Bibliothque de la
Pl (...)
13Dune manire plus gnrale, on peut considrer avec Jean Guitton que Pascal fait descendre
lincomprhensibilit du ciel sur la terre : non seulement la sphre divine est incomprhensible, mais Dieu a
mis dans notre humain domaine une image de sa propre obscurit ; les choses mmes de lhomme, les
principes de la mathmatique sont incomprhensibles dans leur fond27 . Pour un rationaliste, les mystres
de la foi sont des absurdits, cest ainsi que pour Spinoza, par exemple, affirmer que Dieu a pris une forme
humaine, ne parat pas moins absurde que de dire quil a pris la forme du carr . Cessez donc, crit-il
Albert Burgh, dappeler mystres daffreuses erreurs [] ne confondez pas ce que nous ne connaissons pas
[] avec ce dont labsurdit est tablie, comme ces terribles secrets dont vous croyez quils transcendent
dautant plus lentendement quils contredisent plus la droite raison28 . De mme, comme un de ses
correspondants le rappelle Descartes, il y a contradiction, selon les Musulmans, dans lide dune trinit de
personnes qui ne font quun seul tre, et selon les Calvinistes, dans lide que le corps du Christ, dans
lEucharistie, puisse tre en mme temps en plusieurs lieux. Pour les rationalistes chrtiens au contraire, les
mystres de leur religion sont au-del du domaine de la raison : celle-ci sarrte devant Dieu, comme
lenseignrent le cardinal Bellarmin, Descartes, Arnauld, Malebranche, Locke, etc. Pour Pascal, cest
linverse : ce qui est vrai de la religion, savoir quelle affirme en mme temps des propositions
contradictoires, lest aussi de la philosophie. Mais la diffrence de Luther, il ne prtend pas dcouvrir une
vritable raison dans une pense du devenir o seffectuerait le passage dun terme dans son contraire.
Cest en quoi Goldmann pouvait parler dune pense tragique , parce quelle refuse la synthse qui
dpasse les contraires .
29 Penses B 394 K 354. Elle a t publie pour la premire fois en 1844 par Prosper Faugre.
14De fait, dans sa philosophie morale et dans sa philosophie de la connaissance, lauteur
des Penses expose des contradictions quil ne peut pas dpasser, quil dclare indpassables ainsi celle
du dogmatisme et du scepticisme dans la philosophie de la connaissance et celle du stocisme et de
lpicurisme dans la philosophie morale : Tous leurs principes sont vrais, des dogmatistes, des stociens.
Mais les principes contraires sont vrais aussi. (Il est remarquable que les premiers diteurs de Pascal aient
censur cette pense29). Les dogmatistes ont vu lide de vrit qui est en lhomme et qui fait sa
grandeur, mais ils nont pas vu son impuissance latteindre qui fait sa misre, tandis que les pyrrhoniens
ont vu cette impuissance mais nont pas vu lide de vrit. Les stociens ont cru que lhomme pouvait se
faire semblable Dieu, ignorant sa bassesse, tandis quignorant sa grandeur les picuriens lont raval au
rang des btes.
30 Cf. KANT, Critique de la Raison pure, Paris, PUF, 1965, p. 397 sq. Goldmann fait ce
rapprochement (...)
31 PASCAL, Penses, B 434 K 371.

15On objectera que pour Pascal le dogme du pch originel rsout ces contradictions, aussi bien celle du
dogmatisme et du scepticisme que celle du stocisme et de lpicurisme. Aprs avoir fait raconter la
Sagesse de Dieu lhistoire du pch originel, Pascal lui fait dire : De ce principe que je vous ouvre, vous
pouvez reconnatre la cause de tant de contrarits qui ont tonn tous les hommes et les ont partags en
de si divers sentiments. L serait la solution : ces caractres contradictoires nappartiennent pas un
mme sujet, il faut distinguer lhomme parfait qua cr Dieu et lhomme que le pch a corrompu. Il est vrai
que formellement cette rsolution ressemble la solution que propose Kant de lantinomie du libre arbitre et
du dterminisme : comme on sait lauteur de la Critique de la Raison pure, distinguant le phnomne de la
chose en soi, considre que la causalit libre relve de celle-ci tandis que la causalit stricte requise par
lantithse relve de celui-l : et le conflit se rsout par le simple fait que les jugements contradictoirement
opposs de la Thse et de lAntithse se rsolvent en jugements subcontraires qui, ne prenant pas leur sujet
dans le mme sens, seront effectivement conciliables, ds lors que leur vrai domaine leur aura t
assign30. Mais la solution kantienne est rationnelle, la solution de Pascal ne lest pas, et il le sait, car il
reconnat que cest un mystre31 , cest--dire une contradiction. Intellectuellement, Pascal reste dans ce
que Goldmann appelle le tragique.
LA PENSE TRAGIQUE DU DIEU CACHE
32 BLANCHOT Maurice, LEntretien infini, op. cit., p. 144.
16Blanchot toutefois ne sintresse ni la contradiction du dogmatisme et du scepticisme ni celle du
stocisme et de lpicurisme. Il sintresse moins la vrit des contraires en gnral quau dur mystre
[de la certitude et de lincertitude de lexistence de Dieu], une certitude et une incertitude gales et galement
absolues32 , et cest cela que lui, il appelle la pense tragique : Pascal affirmera fortement : Les
athes doivent dire des choses parfaitement claires, mais comme ils sont dans limpossibilit de les dire,
comme il est incomprhensible que Dieu soit, et incomprhensible quil ne soit pas, nous sommes conduits
[] lier comme faisceaux ces terribles incomprhensibilits
33 PASCAL, Penses, B 233 K 115.
34 PASCAL, Penses B 242 K 444.
35 GOLDMANN Lucien, Le Dieu cach, op. cit., p. 220.
17Blanchot semble ainsi adopter la thse fondamentale du Dieu cach de Goldmann et cest le sens de ce
titre. Goldmann eut le mrite de souligner que daprs Pascal la raison ne peut dmontrer ni que Dieu existe,
ni quil nexiste pas ( Dieu est, ou il nest pas [] La raison ny peut rien dterminer33 ) et quil rejette
explicitement les preuves philosophiques de lexistence de Dieu en invoquant lcriture qui enseigne que
Dieu est un Dieu cach34 . Certes, Pascal parie pour Dieu, mais ce pari implique que lexistence de Dieu
nest pas certaine, et cela encore Pascal laffirme explicitement. Goldmann exposa deux des consquences
que Pascal aurait tires de ce principe du Dieu cach , une consquence existentielle, ce que Goldmann
appela le refus intramondain du monde , et une consquence esthtique, le choix dune forme paradoxale
et fragmentaire. En effet un rationaliste doit exprimer sa pense selon un ordre logique, le dsordre est au
contraire, selon un Jansniste, le seul ordre valable pour un chrtien mais Pascal rejetterait les deux
possibilits : Il peut y avoir un ordre logique pour un rationaliste, un ordre de la persuasion pour un crit
spirituel, mais il ny a pour une uvre tragique quune seule forme dordre valable, celui du fragment, qui est
recherche dordre, mais recherche qui ne peut russir lapprocher35.
18Blanchot expose avec un rare enthousiasme le refus intramondain du monde : La prsence de Dieu
est telle que [lhomme tragique] ne peut plus se satisfaire du monde o il sait que jamais ne saccomplira rien
de valable, mais en mme temps labsence de Dieu est telle quil ne peut trouver en lui un refuge [] de
sorte que le voil rejet dans le monde que pourtant il refuse, refus qui change dsormais de sens, car cest
lintrieur du monde et dans ses limites quil lui faut sopposer au monde Ici, estime Blanchot, nous
touchons le point o la pense atteint ses plus grandes exigences
LES PENSES, MODLE DE LATTENTE LOUBLI ?
36 BLANCHOT Maurice, LEntretien infini, op. cit., p. 143, 144 & 152.
37 ric Hoppenot peut ainsi qualifier de fragmentaire avant la lettre la publication du Dernier
H (...)
38 BLANCHOT Maurice,LEntretien infini, op. cit., p. 152.
39 La premire partie en a t publie sous le titre de lAttente dans Bottheghe oscure, XXII,
p. (...)
19Blanchot napprouve pas moins lide de Goldmann que la forme littraire adquate la pense tragique
est le fragment : Quelle forme conviendrait la pense tragique ? Une forme paradoxale, dit Lucien
Goldmann, et une expression qui ne trouve sa convenance que dans le fragment36. On na pas encore

remarqu, sauf erreur, que cest l la premire occurrence, dans un texte de Blanchot, de la notion de
fragment. Et on peut faire lhypothse que cest linterprtation quavait propose Goldmann de la forme
paradoxale et fragmentaire des Penses qui dtermina la forme deLAttente lOubli, la premire des uvres
de Blanchot qui relve de ce quil a ensuite appel lcriture fragmentaire. Peut-tre cette interprtation
prcipita-t-elle une possibilit latente37. Mais en 1956, la dernire phrase de La pense tragique posait
explicitement la question de sa possibilit : Si telle est luvre tragique [ savoir fragmentaire] [] est-il
une seule uvre tragique ?38 Et en 1958 Blanchot publiait les premires pages de LAttente lOubli39. On
est invitablement tent de supposer un lien entre la question que pose la note et luvre qui est alors
entreprise. Son auteur naurait-il pas adopt la forme que Goldmann disait adquate la pense dont
Blanchot avait dclar quelle natteint en personne ses plus grandes exigences ?
40 BLANCHOT Maurice, Le Pas au-del, Paris, Gallimard, 1973. Cet ouvrage contient au moins cinq
frag (...)
41 SCHULTE-NORHOLT Anne-Lise, Maurice Blanchot, lcriture comme exprience du dehors, Genve,
Dr (...)
42 Mmorandum sur le cours des choses , inBLANCHOT Maurice, crits politiques, op. cit., p.
109 (...)
43 HOPPENOT Eric, Blanchot et lcriture fragmentaire ,op. cit., p. 22-23.
20Blanchot a consacr lcriture fragmentaire plusieurs essais La pense et lexigence de
discontinuit , La parole de fragment , Nietzsche et lcriture fragmentaire , etc. et quelques pages
du Pas au-del40. Le premier de ces essais date de 1963, celui sur Char de 1964, celui sur Nietzsche de
1966, alors que LAttente lOubli date de 1962. Cest pourquoi Anne-Lise Schulte-Norholt a pu croire que [la
pratique] de lcriture fragmentaire semble [avoir prcd] la rflexion thorique41 . Cependant, ds 1960,
prparant la Revue internationale, Blanchot proposa quelle soit faite de fragments (non darticles) . Il
imagina une rubrique intitule Le cours des choses dont le sens devait tre rvl par cette forme
fragmentaire : Il sagira, dans cette rubrique, dessayer une forme courte (dans le sens que lon donne ce
mot dans la musique daujourdhui). Nous voulons dire que chacun des textes non seulement serait court
(une demie-page trois ou quatre pages) mais constituerait comme un fragment, nayant pas
ncessairement tout son sens en lui-mme, mais ouvert plutt sur un sens plus gnral encore venir ou
bien acceptant lexigence dune discontinuit essentielle et dans un des articles destins cette revue,
Berlin , il fut amen voquer cette forme et sexpliquer sur ce quelle signifiait pour lui : Le choix
dlibr du fragment nest pas un retrait sceptique, le renoncement fatigu une saisie complte, (il pourrait
ltre), mais [] laffirmation que le sens, lintgralit du sens ne saurait tre immdiatement en nous et en
ce que nous crivons mais quelle est encore venir et que, questionnant le sens, nous ne le saisissons que
comme devenir et avenir en question42 . Eric Hoppenot a donc raison de penser qu lorigine de
lcriture fragmentaire [il y a] le mouvement de lHistoire : La dcision de sengager dans lcriture
fragmentaire va de pair avec un souci de renouer dans la dcennie 1958-1968 avec une activit politique
[]. [Cest dans le projet dune Revue internationale que] Blanchot exprime pour la premire et la dernire
fois la ncessit idologique de recourir lcriture fragmentaire43 .
44 GOLDMANN Lucien, Le Dieu cach, op. cit., p. 219,BLANCHOT Maurice, LEntretien infini, op. cit (...)
21Mais, lire ce projet, cest seulement le mouvement de lHistoire tel que Blanchot la conoit qui justifie
le projet dune revue faite de fragments, non darticles . Or cette conception, cest celle de limpossibilit
de la synthse, et cest l ce qui daprs Goldmann dfinit la pense tragique, qui daprs lui se spare de
la pense dialectique [] parce quaffirmant la valeur unique et exclusive de la synthse, elle nie toute
possibilit, non seulement de la raliser, mais de lapprocher . Blanchot semble exposer Goldmann en
crivant : Ce que cherche [la pense tragique], cest laccomplissement de la synthse quelle affirme
absolument, mais comme absolument absente44 . En ralit, cest sa propre pense quil exprime. Sil la lui
doit, ou du moins sil retrouve sa pense dans celle quavait expose Goldmann, il est naturel quil adopte
lautre ide quil trouve dansle Dieu cach que le fragment est la forme qui convient cette pense.
22Rien de fait nimpose une telle ide. Car dune part, daprs Goldmann Pascal nest que lun des
reprsentants de la pense tragique Kant en serait un autre. Or lauteur des Antinomies prsente sa
pense dans une forme qui nest pas fragmentaire. Dautre part, le premier auteur qui ait choisi ce que lon
peut bon droit appeler une forme fragmentaire La Bruyre nexprime nullement ce que Goldmann
appela une pense tragique. Ds lors que cette ide ne simpose pas, on doit supposer que Blanchot la
rencontre dans louvrage de Goldmann et la adopte.
45 BLANCHOT Maurice, LEntretien infini, op. cit., p. 152.

23Une autre confirmation de cette hypothse, cest que daprs Goldmann la forme adquate la pense
tragique tait non seulement fragmentaire mais encore paradoxale : Paradoxale : cela veut dire que quelle
porte toujours lextrme les affirmations contraires quil lui faut maintenir ensemble [] Le paradoxe
demande toujours la plus grande clart dans la plus grande contrarit ; les mots sont toujours extrmement
forts et ne sont compris quentendus dans toute leur force, entente qui pourtant ne simpose que comme
brise45 . Or, si LAttente lOubli est fragmentaire, ses fragments sont presque constamment de forme
paradoxale.
BLANCHOT CRITIQUE DE GOLDMANN
46 Ibid., p. 149.
24Si Blanchot approuve et mme semble reconnatre sa propre pense dans la pense tragique dont
Goldmann avait form le concept, il nie cependant que la pense de Pascal ait t telle. Avec la pense
tragique nous touchons le point o la pense atteint ses plus grandes exigences [mais elle] ne les atteint
peut-tre plus en Pascal46 .
47 Ibid., p. 143. Blanchot dit que ce principe est pos au commencement dans ldition Lafuma. En
ra (...)
48 BLANCHOT Maurice, LEntretien infini, op. cit., p. 143 & 150.
25Blanchot accorde Goldmann que ce qui vient au commencement comme le principe do tout doit
partir cest le nom et la pense du Deus absconditus : la prsence du Dieu qui se cache . Cela est en
effet un point de dpart sr pour tous. [] Le douteur qui refuserait ce commencement en soutenant que
pour lui Dieu nest pas l et quil ne le voit pas, ne ferait rien qutre daccord avec linvisibilit de Dieu et de
porter tmoignage de lloignement de Dieu, comme des tnbres o sont les hommes47 . Cependant
Blanchot considre que Goldmann a radicalis la pense de Pascal, quil aurait en quelque sorte purifi
[la pense du Dieu cach en la concevant] comme le mouvement incessant entre les ples opposs de la
prsence et de labsence48 .
26Dabord, Pascal parie pour lexistence de Dieu, et Blanchot considre que ce pari nest pas en accord
avec la rigueur de la pense tragique . Goldmann avait distingu la ncessit de parier et la ncessit de
parier pour lexistence de Dieu, Blanchot conteste lune et lautre.
49 Ibid., p. 147.
27Pascal rappelle notre situation : Il faut parier [] vous tes embarqu ! Lequel prendrez-vous donc ?
Blanchot commence par rpter Pascal : Il faut renoncer lambigut qui refuse le choix, qui ne le refuse
mme pas, mais le tient seulement pour possible et jamais ne laccomplit. Mais il prend bientt la parole
pour se faire lavocat de lambigut : Ici peut-tre fait-on tort lambigut pour qui le sens est toujours
en de du moment o lalternative se pose et demande choix. Lambigut occupe l une position que le
pari ne pourra atteindre. Ce nest pas quelle ne veuille sengager, mais il semble quil y ait une rgion o
simposent limpossibilit de choisir et la ncessit de ne pas choisir, non par souci des possibles, mais par
un manque essentiel de possibles, et alors tout le courage et, si lon veut, toute la morale consiste veiller
sur lindcision de ltre et la rveiller lorsquelle saline49.
50 Valeur actuelle du pari de Pascal , in SOURIAUEtienne, LOmbre de Dieu, Paris, PUF, 1955,
p. (...)
51 Ibid., p. 75-76.
52 BLANCHOT Maurice, LEntretien infini, op. cit., p. 149.
28Au sujet du pari pour Dieu Blanchot voque deux objections dtienne Souriau : Est-ce que cette faon
de choisir ne sera pas incompatible avec ce Dieu que nous choisissons ? ou, comme le dit tienne Souriau,
quadviendra-t-il si certaines manires dopter pour linfini peuvent rendre incapable dinfini ?50
Lhypothse de Souriau na rien dhyperbolique : aprs tout, Pascal a rpudi la recherche mathmatique
comme de pure curiosit et divertissant du soin du salut. Blanchot approuve ensuite une autre
objection de Souriau, ou plus exactement la condamnation morale que celui-ci semble un instant prononcer
contre le Dieu qui proposerait un tel pari : Davantage : si Dieu est vraiment prsent au bout du jeu, nest-il
pas responsable de ce jeu inique quil nous oblige jouer : inique parce quil donne une prime norme
celui qui joue dune certaine manire, inique aussi parce quil nous force jouer croix ou pile son existence
incertaine. Souriau avait en effet imagin une antinomie morale : celui qui a pari contre Dieu pourrait
lui dire : Tu mas laiss entirement libre de choisir, selon mes lumires et ma bonne foi. Et tu me punis de
ma sincrit en me privant de ton bonheur ? ; celui qui parie pour Dieu pourrait lui dire : Je reconnais,
dans le jeu inquitable quon moffre en feignant de laisser libre choix une compulsion choisir dune
certaine manire, qui est suprieure mes forces. Jai la main force. [] Mais je mincline seulement
devant le fait du prince, posant une iniquit51 . Alors que Souriau renonce cette condamnation du pari,

Blanchot, lui, prononce la faillite morale du pari de Pascal : Dieu, obtenu par pari est [] tel quil doit
rendre le pari scandaleux52 .
53 Ibid., p. 151.
29Blanchot objecte ensuite Goldmann quil y a un point [] o Pascal dit oui sans y ajouter le non
contraire : l o il affirme la correspondance entre la nature paradoxale de lhomme et le contenu paradoxal
du christianisme. En cela la religion chrtienne nest pas vraie relativement, mais tout fait53 .
54 Ibid., p. 149-150. Blanchot emprunta ces termes Goldmann, qui emploie le
terme spiritualit d (...)
55 Cf. Penses B 194 K 52.
56 BLANCHOT Maurice, LEntretien infini, op. cit., p. 150-151.
57 PASCAL, Penses B 430 K 777 cit par BlanchotLEntretien infini, op. cit., p. 151.
58 BLANCHOT Maurice, LEntretien infini, op. cit.,p.149 & 151, n.1.
30Il signale enfin que Pascal sexpose aux tentations de la spiritualit et de la mystique , incompatibles,
daprs Goldmann lui-mme, avec une pense tragique54. La spiritualit, cest--dire le dtachement
progressif du monde , le mouvement de lme vers Dieu o elle trouve vie intrieure, perfectionnement
et jouissance . La mystique cest--dire lexprience dans laquelle linfinie sparation devient union avec
linfini, et la prsence-absence de Dieu, absence qui se donne extatiquement comme le ravissement dune
prsence . De fait, la pense du Dieu cach ne se prsenterait pas chez Pascal comme lassure
Goldmann : Quand Pascal dit que Dieu a tabli des marques sensibles dans lglise pour se faire
reconnatre ceux qui le chercheraient sincrement et quil les a couvertes nanmoins de telle sorte quil ne
sera aperu que de ceux qui le cherchent de tout leur cur55, la pense quil exprime ici [] cesse dtre
une pense tragique (Dieu ne parlant que par son silence)56 . Et cest sous cette forme que [Pascal]
lexprime le plus souvent. Par exemple, aprs avoir expliqu pourquoi le Christ ne devait pas venir
dune manire visible , Pascal ajoute qu il ntait pas juste aussi quil vnt dune manire si cache quil
ne pt tre reconnu de ceux qui le chercheraient sincrement. Il a voulu se rendre parfaitement connaissable
ceux-l ; et ainsi voulant paratre dcouvert ceux qui le cherchent de tout leur cur, et cach ceux
qui le fuient de tout leur cur, en sorte quil a donn des marques de soi visibles ceux qui le cherchent, et
non ceux qui ne le cherchent pas57 Du Dieu de la pense tragique Pascal passe [donc] un Dieu avec
lesquels les rapports sont des rapports de spiritualit ou de mystique . Dautre part, ajoute Blanchot, il faut
bien voir que la pense du Dieu cach est une pense hrite, par lcriture, de la thologie ngative et
[quelle est] toujours prte donner lieu un mouvement mystique , et il rappelle que Pascal laissa avec
le Mmorial un document videmment mystique58 .
59 GOLDMANN Lucien, Le Dieu cach, op. cit., p. 238 & 240.
60 Ibid., p. 241.
61 Ibid. Comme lcrit paradoxalement Friedrich Engels, on cesse une fois pour toutes de
demand (...)
31Goldmann navait pas ignor les difficults de linterprtation quil proposait. Il navait videmment pas
ignor la correspondance [que Pascal affirme] entre la nature paradoxale de lhomme et le contenu
paradoxal du christianisme59 . Mais daprs lui, si Pascal navait pas t totalement cohrent, cest quil
ntait pas encore un penseur compltement dialectique : Le paradoxe, pour maintenir son existence, cde
devant le christianisme et devant la doctrine de Pascal. Le pousser plus loin, rendre ces positions relatives,
affirmer quelles ont besoin de vrits contraires, aurait signifi la dcouverte de la pense dialectique et par
cela mme le dpassement du paradoxe et de la tragdie60 . Fidle Engels, Goldmann estime en effet
que la dialectique nest pas une conception dfinitive et quelle peut tre elle-mme dpasse : Le
matrialisme dialectique senglobe lui-mme mme en tant que moment de lhistoire universelle. [] Il peut
viter toute incohrence en donnant la notion de progrs un contenu relatif . Daprs Goldmann, ce serait
l une des principales supriorits du marxisme par rapport la pense de Hegel, qui se veut philosophie
non pas relativement mais absolument vraie61 .
62 Penses B 559. K 771.
63 GOLDMANN Lucien, Le Dieu cach, op. cit., p. 43.
32Goldmann avait reconnu que certains fragments des Penses [semblaient] pouvoir tre interprts dans
un sens premire vue parfaitement logique [et non pas dialectique] : Dieu est cach la plupart des
hommes, mais il est visible pour ceux quil a lus en leur accordant la grce. Ainsi ce fragment : Sil navait
jamais rien paru de Dieu, cette privation ternelle serait quivoque, et pourrait aussi bien se rapporter
labsence de toute divinit, qu lindignit o seraient les hommes de le connatre ; mais de ce quil parat
quelquefois, et non toujours, cela te lquivoque. Sil parat une fois, il est toujours ; et ainsi on nen peut

conclure sinon quil y a un Dieu, et que les hommes en sont indignes62. Mais Goldmann maintint que
cette manire de comprendre lide du Dieu cach serait fausse et contraire lensemble de la pense
pascalienne qui ne dit jamais oui ou non mais toujours oui et non. [Par consquent] le Dieu cach est pour
Pascal un Dieu prsent et absent et non pas prsent quelquefois et absent quelquefois63 .
64 Ibid., p. 163.
65 Ibid., p. 160 sq.
66 Ibid., p. 159.
33Enfin, lobjection que Blanchot tire de lexprience mystique de Pascal, inconciliable avec [la pense
tragique]64 , Goldmann avait lavance rpondu que le jansnisme [tait] hostile ou tout au moins
tranger tout mysticisme65 . ce sujet Goldmann avait renvoy lanalyse dHenri Gouhier daprs qui
lexprience du Mmorial naurait prsent aucun des caractres des expriences que rapportent les
mystiques66.
34Quen penser ?
LARGUMENTATION DE PASCAL
35Blanchot a videmment raison de voir dans le Mmorial le tmoignage dune exprience mystique au
sens large de ce terme, un sens plus large que celui de Gouhier et que cette exprience lui a apport une
certitude . La mfiance de Port-Royal lgard du mysticisme na sans doute rien pu contre la ralit de
cette exprience. Mais on doit rappeler que cest un texte priv qui nappartient pas lApologie.
67 KAPLAN Francis, LesPenses de Pascal, Paris, Ellipses, 1998, p. 27.
36Pascal a expos le programme de celle-ci : Il faut commencer par montrer que la religion nest point
contraire la raison Point contraire la raison , cela implique quelle nest pas compltement
rationnelle. Rationnellement en effet, nous sommes incapables de connatre ni ce quest [Dieu], ni sil est .
Goldmann a donc raison daffirmer que Pascal est philosophiquement agnostique. Mais de cette situation o
lon ne peut choisir rationnellement entre lexistence et linexistence de Dieu, Pascal, au moyen de
largument du pari, passe rationnellement ladhsion la religion sans que la religion soit rationnellement
dmontre. Autrement dit, le pari de Pascal dmontre seulement que la religion nest point contraire la
raison67 . On peut admettre que Blanchot ny retrouve pas la pense tragique et les terribles
incomprhensibilits contradictoires que celle-ci maintient simultanment.
68 PASCAL, Pense. B 230 K 79 & B 221 K 71, cites par Blanchot, LEntretien infini,op. cit., p. (...)
69 GOLDMANN Lucien, Le Dieu cach, op. cit., p. 321-322. Cest ce quont bien vu la plupart les
comm (...)
37Les objections que Blanchot adresse au pari ne sont toutefois pas convaincantes. la ncessit de parier,
Blanchot, comme on la vu, oppose la ncessit de veiller sur lindcision de ltre . Pascal nignore certes
pas ce sentiment dune ambigut du monde : La nature ne moffre rien qui ne soit matire de doute ni
dinquitude. Si je ny voyais rien qui marqut une Divinit, je me dterminerais la ngative ; si je voyais
partout les marques dun Crateur, je reposerais en paix dans la foi. Mais [je vois] trop pour nier et trop peu
pour massurer68 Mais lobjection de Blanchot tonne, car, semble-t-il, cest celle que Pascal avait
prvenue. Blanchot semble en effet rpter lobjection de linterlocuteur de Pascal : Le juste est de ne point
parier. Or cest cette objection que Pascal rpond : Oui, mais il faut parier, cela nest pas volontaire,
vous tes embarqu . Il le rpte plus loin : Sil y avait trois [vies gagner] il faudrait jouer [que Dieu est,
(puisque vous tes dans la ncessit de jouer), et vous seriez imprudent, lorsque vous tes forc jouer, de
ne pas hasarder votre vie pour en gagner trois un jeu o il y a pareil hasard de gain et de perte. Il crit
ailleurs, au sujet de la guerre des dogmatiques et des pyrrhoniens, qu il faut que chacun prenne parti
[] car la neutralit qui est le parti des sages est le plus minent dogme de la cabale pyrrhonienne ; qui
pensera demeurer neutre sera pyrrhonien par excellence ; cette neutralit est lessence de la cabale .
Cela, Goldmann lavait vu : Pascal connaissait la principale objection dogmatique au pari, laffirmation
qutre raisonnable, cest agir seulement quand on a une science certaine et sabstenir lorsquon est plac
devant lincertain. cette objection du dogmatisme cartsien Pascal avait rpondu : Oui, mais il faut parier,
ce nest pas volontaire, car vous tes embarqu. Certes, on peut refuser tel ou tel pari, on peut refuser de
sembarquer pour un voyage en mer ou de livrer une bataille. Mais si nous considrons par contre notre vie
humaine dans sa totalit, nous sommes effectivement embarqus pour la recherche du bonheur qui est pour
Pascal essentielle la condition humaine comme telle69. Quant lobjection adresse la dmonstration
de la ncessit de parier pour Dieu, on peut lui opposer que le Dieu qui proposerait un tel pari nest pas plus
inique que le Patron de la parabole des ouvriers de la onzime heure le joueur qui offre un pari trop
avantageux, reconnat dailleurs Souriau, peut tre tout simplement un gnreux qui tient pourtant laisser
une part au libre arbitre du bnficiaire de son cadeau dguis . Et sil admet que le raisonnement de

Pascal qui devrait le conduire parier pour lexistence de Dieu est dmonstratif , le douteur sincre
devrait reconnatre le diagnostic de Pascal, que son refus de parier vient de ses passions, et quil lui propose
un remde.
38Il reste cependant quon peut demander Pascal quel est le Dieu pour lequel il faut parier celui de
Mose ? celui de Jsus-Christ ? Celui de Mahomet ?
70 BLANCHOT Maurice, LEntretien infini, op. cit., p. 151.
71 Voir la Prface de ldition de Port-Royal , dansPASCAL, uvres compltes,op. cit.
& KAPLAN(...)
72 PASCAL, Penses B 433 K 362.
73 [La religion est] vnrable, parce quelle a bien connu lhomme (PASCAL, Penses B 187 (...)
74 Quelques auteurs lont bien vu, en particulierLACOMBE Roger-E.,LApologtique de Pascal, op.(...)
75 PASCAL, Penses B 716 K 536. Voir Le Livre dIsae XLV.
39Pascal le sait, et Blanchot a raison dobjecter Goldmann que Pascal ne sen tient pas au Dieu du
pari . S il faut commencer par montrer que la religion nest pas contraire la raison , il faut enfin
montrer quelle est vraie : si Pascal rejette les preuves philosophiques de lexistence de Dieu, il nen reste
pas l sinon il naurait pas entrepris dcrire une Apologie -, il propose dautres preuves. Il semble que
Blanchot croie quil sagit de la correspondance entre la nature paradoxale de lhomme et le contenu
paradoxal du christianisme : En cela la religion chrtienne est vraie non pas relativement mais tout
fait70. Blanchot reprend ici la formulation que donne Goldmann largument tir de lide que le dogme du
pch originel expliquerait les contradictions de la nature humaine. Cependant Pascal croit-il vraiment
qu en cela il prouve la vrit de la religion chrtienne ? tienne Prier, le neveu de Pascal, avertit non
pas que le lecteur devait tre convaincu par cet argument mais qu aprs cela il ne peut plus demeurer
dans lindiffrence , quaprs cela il se rendrait toutes les preuves que [lauteur] apporta ensuite . De
fait, il est clair que personne ne croira une religion uniquement parce qu elle a bien connu lhomme71 .
Certes, Pascal crit qu il faut, pour quune religion soit vraie, quelle ait connu notre nature72 , seulement
il est trop bon logicien pour en dduire que, ds lors quelle a bien connu lhomme, elle est vraie. En ralit,
comme Goldmann lavait reconnu, il en dduit seulement quelle est vnrable73 . Quelles sont donc les
preuves que propose Pascal ? Elles sont empiriques : la Bible a prdit des vnements imprvisibles, ces
vnements sont arrivs, donc linspiration de la Bible est divine. Pour prouver Jsus-Christ nous avons les
prophties, qui sont des preuves solides et palpables. Et ces prophties, tant accomplies et prouves
vritablement par lvnement [constituent] la preuve de la divinit de Jsus-Christ. En lui et par lui, nous
connaissons donc Dieu . Loriginalit de Pascal est l, non pas, bien entendu, dans le recours
largument prophtique, mais dans le fait que Pascal ne recourt qu lui74. Il est ainsi dans son Apologie ce
quil est en science, un savant qui vrifie une hypothse au moyen de constatations empiriques
Brunschvicg la depuis longtemps soulign. Et daprs Pascal, ce fut la mthode de la Bible elle-mme : il
cite longuement le prophte Isae qui fait dire Dieu : Je lai prdit depuis longtemps afin quon st que
cest moi75.
40Seulement la plupart des prophties sont mtaphoriques, figuratives . Elles ne sont donc pas
absolument convaincantes. Pascal ladmet, les prophties, les miracles mmes et les preuves de notre
religion ne sont pas de telle nature quon puisse dire quils sont absolument convaincants. Cest alors quil
recourt la doctrine du Dieu cach : Que disent les prophtes de Jsus-Christ ? Quil sera videmment
Dieu ? Non : mais quil est vritablement un Dieu cach. Comme il lcrivait Charlotte de Roannez, Dieu
est ainsi cach non seulement sous le voile de la nature mais sous celui de lIncarnation. Mais cette dernire
difficult, Pascal la retourne, comme il en a lhabitude, en preuve : Reconnaissez donc la vrit de la
religion dans lobscurit de la religion, dans le peu de lumire que nous en avons [] [car] si Jsus-Christ
ntait venu que pour sanctifier, toute lcriture et toutes choses y tendraient, et il serait bien ais de
convaincre les infidles. Mais comme il est venu in sanctificationem et in scandalum, comme dit Isae, nous
ne pouvons convaincre les infidles et ils ne peuvent nous convaincre, mais par l, nous les convainquons,
puisque nous disons quil ny a point de conviction dans toute sa conduite de part et dautre .
76 BLANCHOT Maurice,LEntretien infini, op. cit., p. 143. PASCAL, Penses B 737 K 791. Les
mots D (...)
41La doctrine du Dieu cach constitue ainsi non pas, comme le croit Blanchot, le principe do tout doit
partir , mais le dernier argument de lapologie de la religion chrtienne : Et par l je trouve rponse
toutes les objections [Deus absconditus]76 .
LA FORME LITTERAIRE DESPENSEES
77 BLANCHOT Maurice,LEntretien infini, op. cit., p. 152, n. 2. Blanchot avait dj cette intuitio (...)

42Blanchot approuve lide de Goldmann que les Penses ne sont pas fragmentaires par accident : Pour
Goldmann, si les Penses sont restes des penses, cest que le fragment est la seule forme dexpression
convenant un ouvrage paradoxal [] Chercher le vrai plan des Penses[serait donc] une entreprise
antipascalienne par excellence . Et il est bien vrai quon ne saurait lire ce livre sans tre gn par tout plan
logique et sans reconnatre pour essentielle la dcoupure abrupte de ses parties, sans rapport, mais
fortement lies en cette absence de rapport qui nest jamais dsordre. Car les Penses sont aussi,
essentiellement, recherche dun ordre et exigence dordre et, cause de cela, penses qui ne se satisfont
daucun plan77.
78 QUIGNARD Pascal, Sur une Gne technique lgard du Fragment, Paris, Galile, 1986, p. 46.
Q (...)
43Pascal Quignard a vivement contest lide de Blanchot que les Penses de Pascal ntaient pas
fragmentaires par accident : Je suis loin de penser quon puisse soutenir avec beaucoup de jugement,
comme le fit Maurice Blanchot, que Pascal impose lide du fragment comme cohrence. la mort seule et
aux ditions posthumes, et non la volont de Blaise Pascal, sont imputables les apparences fragmentaires
et singulirement ordonnes qui se sont saisies de sa pense78. On ne peut en effet qutre tonn dune
interprtation contraire tant de faits. Il suffit de les lire pour constater que certains textes des Penses sont
trs longs, et sinterrompent au milieu dune phrase par exemple le clbre fragment des deux infinis :
ces interruptions ne sont videmment pas volontaires. Dautre part tous ses diteurs ont remarqu que la
premire partie de lApologie, celle qui concerne la misre de lhomme sans Dieu, a pu tre rdige peu
prs en entier, tandis que la seconde est beaucoup plus fragmentaire, ce qui prouve que Pascal avait
commenc de rdiger son Apologie et de la rdiger dans une forme continue. Enfin plusieurs fragments
attestent que Pascal avait lintention de la rdiger sous forme de lettres : Lettre pour porter rechercher
Dieu. Dans la Lettre de lInjustice peut venir la plaisanterie des ans qui ont tout. LApologie naurait
donc pas plus t fragmentaire que les Provinciales. Dautres fragments tmoignent quil envisageait une
srie de chapitres : Il faut mettre au chapitre des Fondements ce qui est en celui des Figuratifs touchant la
cause des figures. Pascal a donc pu hsiter sur la forme quil donnerait son Apologie. Mais il na hsit
quentre la forme de la lettre et celle du trait, et il ny a aucune raison de penser quil ait jamais envisag la
forme du fragment.
79 Ldition Lafuma [] prtend nous restituer, sinon lordre qui aurait pu tre celui
des Penses (...)
80 GOLDMANN Lucien, Le Dieu cach, op. cit., p. 225. Goldmann distingue unordre de droit et
un or (...)
81 GOLDMANN Lucien, Le Dieu cach, op. cit., p. 225.
82 On aurait dispos un certain nombre de fragments dans un ordre simple et rationnel, on aurait
la (...)
83 BLANCHOT Maurice, LEntretien infini, op. cit., p. 142.
84 KAPLAN Francis, Prface aux Penses de Pascal, op. cit., p. 84.
44On doit dautre part accorder Quignard quon ne voit pas comment labsence de rapport pourrait
ntre jamais dsordre . Quel est enfin le plan logique qui a pu gner la lecture de Blanchot ? On
peut supposer quil sagit de ldition des Penses que Jacques Chevalier venait de publier dans la
Bibliothque de la Pliade, o il stait efforc de suivre le plan jadis propos par Filleau de la Chaise, qui
laurait tenu de Pascal lui-mme, puisquil avait assist une confrence o celui-ci aurait expos son
dessein . On pourrait alors comprendre que Blanchot ait t gn par les nombreux illogismes de ce plan.
Mais en ralit il soutint que cesttout plan qui serait insatisfaisant, et au cours de larticle il dclara
incidemment que lordre [qui aurait pu tre celui des Penses] est [] peut-tre impensable79 .
Cependant, cest labsence de tout ordre qui serait, en ralit, impensable. Comme le reconnut Goldmann
lui-mme, il est matriellement impossible dviter un certain ordre de fait , et il est vident que les
diffrents ordres de fait ne sont pas dgale valeur80 : personne na jamais eu lide dditer
les Penses dans un ordre totalement arbitraire, par exemple en allant du fragment le plus bref au
fragment le plus long. Bien plus, Goldmann crut devoir reconnatre avec Zacharie Tourneur, Paul-Louis
Couchoud et Louis Lafuma que la copie qui nous reste des Penses reprsenterait lordre des liasses dans
lesquelles Pascal, daprs son neveu, classait ses papiers, et constituerait par consquent un classement
des fragments fait par Pascal lui-mme un certain moment de sa vie81 , classement dailleurs interrompu.
Or, cest dans ldition Lafuma que Blanchot lisait, en 1956, les Penses, et cest elle quil renvoyait.
Lnigme de cette absence de rapport qui nest jamais dsordre semble alors pouvoir tre rsolue :
labsence de rapport serait celle des fragments rassembls dans les liasses sans rapport de

continuit les uns avec les autres, labsence de dsordre sexpliquerait par le fait que les fragments dune
mme liasse semblent tous traiter le mme sujet. En ralit, comme la pens Brunschvicg82, et comme
Quignard la rappel, ce classement de la copie ne fut pas opr par Pascal lui-mme mais par les diteurs
de Port-Royal ils tentrent deffectuer un classement et, non sans raison, y renoncrent. On comprendrait
alors que Blanchot ait eu limpression que les Penses soient essentiellement recherche dun ordre et
exigence dordre et aussi quil ait prouv un doute ce sujet, puisquil crit que ldition Lafuma []
prtend nous restituer [] le classement des liasses et des dossiers o Pascal classait provisoirement son
travail83 . On remarquera que le classement propos depuis par Francis Kaplan ne donne plus lieu ces
complexes impressions, puisqu [il] permet une lecture peu prs continue84 .
CONCLUSION
45Lucien Goldmann a tir des Penses de Pascal les lments de ce quil appela une pense tragique ,
dans laquelle il discernait la prfiguration du matrialisme dialectique. Blanchot conteste juste titre une
interprtation qui exclut plusieurs autres lments des Penses qui ne relvent pas de cette pense
tragique : seule, on la vu, la philosophie de Pascal est dialectique ou tragique au sens de Goldmann.
Mais Blanchot semble avoir reconnu sa propre pense dans ce que Goldmann avait conu comme la pense
tragique, et linverse de celui-ci, il ne semble nullement estimer quelle est dpasse par la dialectique de
Hegel et de Marx.
85 Lessentiel [du divertissement] est lambigut, ce mlange indissociable de vrai et de faux . (...)
86 PASCAL, Penses B 385 K 167, cit par BLANCHOTMaurice, LEntretien infini, op. cit., p. 139.
87 ARISTOTE, Mtaphysique 8 1012, trad. fr. Tricot, Paris, Vrin, Librairie philosophique , 1967, (...)
46 vrai dire, il se spare une fois de cette pense tragique une seule fois, lorsquil exprime sa premire
rserve lgard du pari de Pascal : Cest l le moment essentiel, o intervient la raison tragique : il faut
parier, il faut choisir. Cest--dire : il faut renoncer lambigut []. Ici peut-tre fait-on tort lambigut
pour qui le sens est toujours en de du moment o lalternative se pose et demande raison . Il est
remarquable que Blanchot ne soppose l au pari de Pascal quen invoquant une ide quil a trouve dans
les Penses. Quest-ce en effet que cette ambigut ? Cest, dit-il, le mlange indissociable du vrai et
du faux85 . Or Blanchot en trouve lide dans la description que donne Pascal de la condition humaine :
Chaque chose est ici vraie en partie, fausse en partie : Rien nest purement vrai, et ainsi rien nest vrai,
en lentendant du pur vrai. [] Nous navons ni vrai ni bien quen partie, et ml de mal et de faux86 . Il
nest pas moins remarquable que dans ce fragment Pascal rejoint la premire pense quon a pu dire
dialectique, celle dHraclite daprs qui tout est vrai et tout est faux87 .
NOTES
1 David Uhrig.
2 HEGEL Georg Wilhelm Friedrich, Science de la Logique, Paris, Aubier, 1947, t. I., p. 42.
3 COURNOT Augustin, Essai sur les Fondements de nos Connaissances, Paris, Hachette, 1912, p. 593.
4 KAPLAN Francis, La Vrit, le dogmatisme et le scepticisme, Paris, Armand Colin, 1998, p. 118.
5 GOLDMANN Lucien, Le Dieu cach. Essai sur la vision tragique du monde dans les Penses de Pascal et le
thtre de Racine, Paris, Gallimard, Bibliothque des Ides , 1954.
6 La Pense tragique in NRF, 1956, repris in BLANCHOT Maurice, LEntretien infini, Paris, Gallimard,
1969.
7 Nicolas de Cues , Journal des Dbats, 6 janvier 1943, repris in BLANCHOTMaurice, Chroniques
littraires du Journal des Dbats, Paris, Gallimard, 2007, p. 293.
8 Ibid. Sur le fondement mystique de la dialectique, qui serait originellement une dialectique de la souffrance
et de la joie, voir HENRY Michel, Marx, Paris, Gallimard, 1976, t. I, p. 142-143.
9 LArche, 1947 repris in BLANCHOT Maurice La Part du Feu, Paris, Gallimard, 1949 sous le titre de La Main
de Pascal , p. 268-269.
10 BLANCHOT Maurice, La Part du Feu, op. cit. p. 268.
11 PASCAL, Penses, B 693 K 468. Nous citons les penses de Pascal accompagnes des numros de
ldition BRUNSCHVICG (Paris, Hachette, 1904) et de ldition KAPLAN (Paris, ditions du Cerf, 1982).
12 Lettres Mademoiselle de Roannez VII, in PASCAL, uvres compltes, Paris, Gallimard,
Bibliothque de la Pliade , 1954, p. 515
13 BLANCHOT Maurice, La Part du Feu, op. cit., p. 269.
14 Ibid., p. 268.
15 DELACROIX Henri, Les Grands Mystiques chrtiens, Paris, Alcan, 1938, p. 325-326.
16 ROLLAND Romain, La Vie de Ramakrishna, Paris, Stock, 1956, p. 43-44.

17 Lettre de Jacqueline Pascal Gilberte Prier, 25 janvier 1655, in STROWSKIFortunat, Pascal et son
temps, Paris, Plon, 1921, t. II, p. 344.
18 Cf. GOUHIER Henri, Blaise Pascal, commentaires, Paris, Vrin, Librairie philosophique , 1966.
19 Lettres Charlotte de Roannez IV, Pascal, uvres compltes, op. cit., p. 509. Si on ne peut
approuver lide de Blanchot, que la joie de Pascal davoir trouv Dieu est insparable de son effroi devant
un monde muet, cela nimplique nullement quon doive rejeter lide de Michel Henry dune dialectique de la
souffrance et de la joie (cf. HENRY Michel, LEssence de la Manifestation, Paris, PUF, 1963 et Marx, op. cit.,
p. 143).
20 Blanchot fait sans doute allusion aux clbres fragments o Pascal constate la diversit des opinions
(voir Penses, B 73 K 139)
21 BLANCHOT Maurice, LEntretien infini, op. cit., p. 137.
22 PASCAL, Penses B 567 & 863 K 566 & 865. On ne saurait dire de manire plus claire que supprimer ou
attnuer le paradoxe, cest transformer [] la vrit en erreur (GOLDMANN Lucien, Le Dieu cach, op.
cit., p. 221).
23 Pour Pascal, ce serait prsomptueux, voir Penses B 430 K 429.
24 PASCAL, Penses B 863 K 865 & B 862 K 864.
25 Voir LUTHER, De Praedicatione identica de diversis naturis, NEGRI Enrico de, La Teologia di Lutero,
Rivelation e Dialettica, Firenze, La Nuove Italia Editoria, 1967, p. 315, et HENRY Michel, Marx, op. cit., p. 145146.
26 Voir COTTIER Georges, LAthisme du jeune Marx, Paris, Vrin, Librairie philosophique 1950, p. 28.
27 GUITTON Jean, Pascal et Leibniz, Paris, Aubier Montaigne, 1951, p. 117. Au contraire Leibniz apparente
lunivers humain lunivers divin par un effort de la raison pure qui dmontre que le divin est dans son fond
aussi intelligible que lhumain. (Ibidem, p. 116-117). Cf. MICHON Hlne, LOrdre du Cur, Paris, Honor
Champion, 1998, p. 93.
28 Lettres LXXIII et LXXVI in SPINOZA, uvres compltes, Paris, Gallimard, Bibliothque de la Pliade ,
1954, p. 1283 & 1292.
29 Penses B 394 K 354. Elle a t publie pour la premire fois en 1844 par Prosper Faugre.
30 Cf. KANT, Critique de la Raison pure, Paris, PUF, 1965, p. 397 sq. Goldmann fait ce rapprochement en
crivant que [lhomme] a une double nature divine et mondaine, noumnale et phnomnale en mme
temps (GOLDMANN Lucien, Le Dieu cach, op. cit., p. 72).
31 PASCAL, Penses, B 434 K 371.
32 BLANCHOT Maurice, LEntretien infini, op. cit., p. 144.
33 PASCAL, Penses, B 233 K 115.
34 PASCAL, Penses B 242 K 444.
35 GOLDMANN Lucien, Le Dieu cach, op. cit., p. 220.
36 BLANCHOT Maurice, LEntretien infini, op. cit., p. 143, 144 & 152.
37 ric Hoppenot peut ainsi qualifier de fragmentaire avant la lettre la publication du Dernier Homme, en
1955, dans trois revues, publication qui bouleverse la lecture linaire du rcit. Cf. HOPPENOT ric, Blanchot
et lcriture fragmentaire , in Lpreuve du Temps chez Maurice Blanchot, Paris, ditions Complicits, 2006,
p. 25.
38 BLANCHOT Maurice, LEntretien infini, op. cit., p. 152.
39 La premire partie en a t publie sous le titre de lAttente dansBottheghe oscure, XXII, p. 22-33.
40 BLANCHOT Maurice, Le Pas au-del, Paris, Gallimard, 1973. Cet ouvrage contient au moins cinq
fragments sur le fragmentaire : p. 61-63, 64, 71, 72, 73-74.
41 SCHULTE-NORHOLT Anne-Lise, Maurice Blanchot, lcriture comme exprience du dehors, Genve, Droz,
1995, p. 96.
42 Mmorandum sur le cours des choses , in BLANCHOT Maurice, crits politiques, op. cit., p. 109 & 112.
Berlin crits politiques, op. cit., p. 131.
43 HOPPENOT Eric, Blanchot et lcriture fragmentaire , op. cit., p. 22-23.
44 GOLDMANN Lucien, Le Dieu cach, op. cit., p. 219, BLANCHOT Maurice, LEntretien infini, op. cit, p. 152, n.
2.
45 BLANCHOT Maurice, LEntretien infini, op. cit., p. 152.
46 Ibid., p. 149.
47 Ibid., p. 143. Blanchot dit que ce principe est pos au commencement dans ldition Lafuma. En ralit,
on ny lit aucune mention du Deus absconditus. Mais peut-tre considre-t-il que la pense en est implicite
dans le fragment : Eh ! quoi ! Ne dites-vous pas vous mme que le ciel et les oiseaux prouvent Dieu ? Non.
Et votre religion ne le dit-elle pas ? Non (Penses B 243 K 445). Ce fragment peut tre considr

comme une suite de celui qui est prsent comme la Prface de la seconde partie o Pascal affirme que
Dieu est un Dieu cach Brunchvicg et Kaplan le classent juste aprs cette Prface.
48 BLANCHOT Maurice, LEntretien infini, op. cit., p. 143 & 150.
49 Ibid., p. 147.
50 Valeur actuelle du pari de Pascal , in SOURIAU Etienne, LOmbre de Dieu, Paris, PUF, 1955, p. 67.
51 Ibid., p. 75-76.
52 BLANCHOT Maurice, LEntretien infini, op. cit., p. 149.
53 Ibid., p. 151.
54 Ibid., p. 149-150. Blanchot emprunta ces termes Goldmann, qui emploie le terme spiritualit dans un
sens restreint , lopposant dune certaine manire au mysticisme : [ce terme indique] seulement litinraire
vers ltat [mystique], lapproche par la vie intrieure de la divinit et de lextase (Le Dieu cach, op. cit., p.
160, n. 2).
55 Cf. Penses B 194 K 52.
56 BLANCHOT Maurice, LEntretien infini, op. cit., p. 150-151.
57 PASCAL, Penses B 430 K 777 cit par Blanchot LEntretien infini, op. cit., p. 151.
58 BLANCHOT Maurice, LEntretien infini, op. cit., p.149 & 151, n.1.
59 GOLDMANN Lucien, Le Dieu cach, op. cit., p. 238 & 240.
60 Ibid., p. 241.
61 Ibid. Comme lcrit paradoxalement Friedrich Engels, on cesse une fois pour toutes de demander
des vrits dfinitives (ENGELS Friedrich, Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande,
Paris, ditions sociales, 1979, p. 61).
62 Penses B 559. K 771.
63 GOLDMANN Lucien, Le Dieu cach, op. cit., p. 43.
64 Ibid., p. 163.
65 Ibid., p. 160 sq.
66 Ibid., p. 159.
67 KAPLAN Francis, Les Penses de Pascal, Paris, Ellipses, 1998, p. 27.
68 PASCAL, Pense. B 230 K 79 & B 221 K 71, cites par Blanchot, LEntretien infini, op. cit., p. 143,
et Penses B 229 K 80.
69 GOLDMANN Lucien, Le Dieu cach, op. cit., p. 321-322. Cest ce quont bien vu la plupart les
commentateurs de Pascal. Voir HAVET Ernest, Penses de PASCAL avec un commentaire suivi de Ernest
Havet, Paris, Delagrave, 1883, p. 174, LACOMBERoger-E., LApologtique de Pascal, tude critique, Paris,
PUF, 1958, p. 73,THIROUIN Laurent, Le Hasard et les Rgles, le modle du jeu dans la pense de Pascal,
Paris, Librairie philosophique Vrin, 1991 p. 133, KAPLAN Francis, LesPenses de Pascal, op. cit. p. 27, etc.
70 BLANCHOT Maurice, LEntretien infini, op. cit., p. 151.
71 Voir la Prface de ldition de Port-Royal , dans PASCAL, uvres compltes,op. cit. & KAPLAN Francis,
LAgnosticisme philosophique de Pascal , inIntroduction la Philosophie de la Religion, Paris, ditions du
Cerf, 1989, p. 424. et Les Penses de Pascal, op. cit. p. 41.
72 PASCAL, Penses B 433 K 362.
73 [La religion est] vnrable, parce quelle a bien connu lhomme (PASCAL, Penses B 187 K 54).
Goldmann avait bien vu que cet argument nest pas pour Pascal une preuve : Dire que lEvangile a bien
connu lhomme, quil est une preuve certaine, non de lexistence de Dieu, mais du fait que la religion
chrtienne est vnrable [], cest dire une vrit certaine (GOLDMANN Lucien, Le Dieu cach, op. cit., p.
240).
74 Quelques auteurs lont bien vu, en particulier LACOMBE Roger-E.,LApologtique de Pascal, op. cit., p.
202), et KAPLAN Francis, LAgnosticisme philosophique de Pascal , op. cit., p. 429 et Les Penses de
Pascal, op. cit., p. 44.
75 PASCAL, Penses B 716 K 536. Voir Le Livre dIsae XLV.
76 BLANCHOT Maurice, LEntretien infini, op. cit., p. 143. PASCAL, Penses B 737 K 791. Les mots Deus
absconditus sont entre crochets parce que Pascal les a barrs, cf. PASCAL, Penses, texte intgral tabli par
Zacharie Tourneur et Didier Anzieu, Paris, ditions de Cluny, 1960, t. II, p. 179. Brunschvicg et Kaplan ne les
reproduisent pas.
77 BLANCHOT Maurice, LEntretien infini, op. cit., p. 152, n. 2. Blanchot avait dj cette intuition en 1947 :
Personne ne peut dire que la mort qui transforme lApologie en Penses soit un accident nayant rien voir
avec le texte (BLANCHOT Maurice, La Part du Feu, op. cit., p. 272) Mais cette mort est le langage :
Le langage retrouve sa vrit qui est cet impntrable gnie de mort (ibid.).

78 QUIGNARD Pascal, Sur une Gne technique lgard du Fragment, Paris, Galile, 1986, p. 46. Quignard
nenvisage videmment pas la mort comme Blanchot, ce nest pour lui rien que ce fait contingent : Pascal,
malade, meurt avant dachever lApologie.
79 Ldition Lafuma [] prtend nous restituer, sinon lordre qui aurait pu tre celui des Penses acheves
(car peut-tre cet ordre est-il impensable), mais du moins le classement des liasses et des dossiers o
Pascal ordonnait provisoirement son travail (BLANCHOT Maurice, LEntretien infini, op. cit., p. 142).
80 GOLDMANN Lucien, Le Dieu cach, op. cit., p. 225. Goldmann distingue unordre de droit et un ordre de
fait, lordre de fait nayant aucune prtention avoir ralis, ou mme seulement approch le premier. . Et
il reconnat cet ordre de fait dans le plan quindique la pense sur laquelle Kaplan se fonde pour classer
les Penses.
81 GOLDMANN Lucien, Le Dieu cach, op. cit., p. 225.
82 On aurait dispos un certain nombre de fragments dans un ordre simple et rationnel, on aurait laiss
en-dehors du classement ceux quon se proposait dliminer (PASCAL, uvres, Paris, Hachette, 1904, t. I,
p. V).
83 BLANCHOT Maurice, LEntretien infini, op. cit., p. 142.
84 KAPLAN Francis, Prface aux Penses de Pascal, op. cit., p. 84.
85 Lessentiel [du divertissement] est lambigut, ce mlange indissociable de vrai et de faux .
(BLANCHOT Maurice, LEntretien infini, op. cit., p. 139).
86 PASCAL, Penses B 385 K 167, cit par BLANCHOT Maurice, LEntretien infini, op. cit., p. 139.
87 ARISTOTE, Mtaphysique 8 1012, trad. fr. Tricot, Paris, Vrin, Librairie philosophique , 1967, t. I, p. 241.
AUTEUR
Franois Brmondy
Franois Brmondy a publi plusieurs articles sur Maurice Blanchot, en particulier Le Trs-Haut ou
lincognito de Dieu (Revue des Sciences Humaines 1999), Blanchot, Lvinas et la Bible
(Emmanuel Lvinas, Maurice Blanchot : penser la diffrence, Presses universitaires de Paris Ouest, 2007),
et un article sur la nouvelle dition des Penses de Francis Kaplan (Revue des Sciences Thologiques et
Philosophiques, 2009).
Il a dautre part publi plusieurs tudes de la philosophie de Raymond Ruyer : Le Dieu dun philosophe et
dun savant (in Raymond Ruyer, Kim, 1995) Ruyer critique de Bergson (in Bergson et les
Neurosciences, Synthelabo, 1997) La Psychobiologie de Ruyer (in La Mtaphysique, Actes du
XXVIIe Congrs des Socits de Philosophie de Langue franaise), Ruyer et la physique quantique (Les
tudes philosophiques, 2007).
La littrature comme preuve : Blanchot, lecteur de Hegel
Mathieu Dubost
p. 87-101
TEXTE NOTES AUTEUR
TEXTE INTGRAL
1 BLANCHOT Maurice, LEspace littraire, Paris, Gallimard, Essais , 1996, p. 3.
1CEST TRS TT QUE MAURICE BLANCHOT rencontre la philosophie de Hegel. Elle constitue pour lui un
moment majeur de toute lhistoire de la pense. Blanchot affirme mme que Hegel est ses yeux celui en
qui la philosophie se rassemble et saccomplit1 . Cest dire explicitement quil manifeste lessence mme de
cette rflexion depuis ses origines jusquauXIXe sicle.
2Mais si Blanchot considre Hegel comme une figure particulirement puissante et irrductible, cest aussi
parce quil est un des rares philosophes avoir isol et dcrit une exprience capitale en assumant plus que
tout autre avant lui lexprience du ngatif.
3Conu comme le deuxime moment de la dialectique de ltre et comme le lieu ncessaire du
dveloppement de la pense, le ngatif revt chez Hegel des significations diverses mais qui toutes lui
donnent un contenu et une existence. Contre la tradition logique et mtaphysique, le principe de
contradiction se trouve malmen jusqu donner vie ce dont jusque-l on ne parlait que par dfaut. Pour
Blanchot, Hegel dveloppe ainsi une intuition capitale qui ne peut quinspirer sa conception de la Nuit. Ce
dernier donne consistance une exprience majeure dont la philosophie a trop longtemps nglig
limportance. Mme si dautres influences entrent en jeu dans la pense du Neutre comme celle de
Heidegger le poids de la lecture de Hegel reste indniable.
4Cependant, alors mme que Hegel considre le ngatif comme un moment du dveloppement de ltre
dont seule la totalit justifie sa description, Blanchot refuse le dpassement du ngatif comme ce qui se

rsorberait dans une synthse suprieure. Cest l une diffrence absolument capitale qui permet
dapercevoir comment Hegel est tour tour pour Blanchot un inspirateur, un interlocuteur puis un adversaire.
5Car cest en ralit en littraire que Blanchot lit Hegel. Et si les philosophes peuvent le lui reprocher, cest
peut-tre au contraire loccasion dinterroger un rapport original la philosophie. Venir en littraire cette
discipline, cest certes prendre le risque de la lire sans la technicit adquate, mais cela peut tre galement
le moment dune critique diffrente et enrichissante.
6Cest pourquoi, plutt que daccuser un dcalage ou une dformation, on doit interroger prcisment
larticulation blanchotienne de la philosophie et de la littrature, ou plus exactement la possibilit dune
argumentationlittraire qui puisse faire face largumentation philosophique. Car si la dissidence
blanchotienne est parfaitement sensible, on peut se demander si Blanchot peut proposer une lecture critique
pertinente dune philosophie aussi techniquement compose. En ralit, La Phnomnologie de lespritqui
se prsente comme retour rflchi sur lexprience, il oppose une autre forme dexprience : celle de
lcriture et de la lecture. Cest donc volontairement quil se situe dans lespace propre la littrature et quil
prtend lire, voire refuser, la pense philosophique de Hegel.
7En considrant les carts et les spcificits de sa lecture, il sagit donc de se demander en quoi et
comment un argument littraire suffit contester une construction philosophico-dialectique. Cette premire
interrogation renvoie de fait une rflexion plus gnrale sur les rapports de la philosophie et de la
littrature, comme deux modes de discours exigeants mais nettement distincts.
8On va voir que ce nest pas tant en insistant sur une exprience dcrite par Hegel que Blanchot constitue
une objection de taille, pas plus quen prenant ses distances avec son interprtation du ngatif. Ce qui rend
son objection solide et riche denseignements pour la philosophie tout entire, cest quelle se situe
dans lcriture elle-mme dont elle marque les spcificits. En approfondissant lexprience littraire, elle dit
ce que Hegel na pas cherch penser dans sa diffrence vritable.
9Ultimement, il sagit moins dune critique de la philosophie hglienne dans son ensemble que de son
esthtique en particulier, rendue possible par laccent port sur une situation que Hegel ne peut apercevoir
de son point de vue. Cette lecture critique de Hegel ne conduit cependant pas dvaloriser la philosophie au
profit de la littrature. Elle suggre plutt dorienter autrement le philosopher lui-mme. Il sagit de montrer ici
que Blanchot, par sa critique, prsente la littrature comme le lieu dune autre exprience du ngatif que la
philosophie spculative occulte. Tel sera le sens vritable, bien que ngatif, de la Nuit blanchotienne.
10Pour ce faire, on doit commencer par reprer ce qui a justement sduit Blanchot dans les textes de Hegel.
Autrement dit, il faut dabord prciser la place du ngatif dans la logique hglienne pour comprendre
linspiration que Blanchot y puise et cerner par la suite la teneur de ses objections. On verra que ce sont
notamment sa dfinition de la littrature et sa pratique de la critique qui lui permettent in fine de ne pas
souscrire aux dveloppements hgliens.
LE NANT HGLIEN, OU LE JOUR INVERSE DE LA PHILOSOPHIE
11Parmi les textes qui ont le plus probablement marqu Blanchot, La science de la logique a lavantage de
concentrer la fois la splendeur et les limites du raisonnement dialectique. Il sagit dun des textes les plus
tourdissants de la pense hglienne permettant de comprendre le geste fondamental qui prside aussi
son esthtique. Sa densit en fait surtout un excellent exemple pour apprcier la distance que Blanchot
prend rapidement avec le philosophe.
12Cette uvre se prsente en ralit comme la reprise, sur le plan le plus strictement conceptuel, de ce
que La Phnomnologie de lesprit a dgag partir de lhistoire de la conscience. Cela signifie que cette
criture peut maints gards paratre abstraite mais aussi quelle est loccasion parfaite dapercevoir le
gnie hglien dans son effort le plus pur. Lintroduction de la premire partie, ou Doctrine de ltre ,
prsente trois moments qui sont les trois mouvements de la dialectique elle-mme et que lon retrouve dans
toutes les uvres de Hegel : tre , nant et devenir . Le premier paragraphe souvre ainsi :
2 HEGEL Georg Wilhelm Friedrich, Science de la logique, t. I ( Logique de ltre ), Paris, Aubier, (...)
tre, tre pur, sans aucune autre dtermination. Dans son immdiatet indtermine, il nest gal qu luimme, et aussi il nest pas ingal en regard dautre chose, il na aucune diversit lintrieur de lui, ni vers le
dehors2.
13On voit que Hegel se livre ici une analyse purement conceptuelle. Il sagit dune rflexion logique qui
cherche tirer parti de la notion d tre , capitale pour toute la mtaphysique occidentale. Et Hegel le fait
avec toute lhonntet possible puisquil sagit de penser les dterminations de ce qui se dfinit par la plus
grande extension. De sorte que le texte, curieusement, avoue limpossibilit de toute spcification, cest-dire linvitable liaison de ltre au nant :
3 Ibid., p. 58.

il est seulement cet intuitionner lui-mme, pur et vide. Aussi peu y a-t-il penser quelque chose en lui, ou il
nest pareillement que ce penser vide. Ltre, limmdiat indtermin, est en fait nant, et ni plus ni moins que
nant3.
14La premire conclusion consiste affirmer que ltre nexiste pas par soi. Dire tre , cest
invitablement louvrir la diffrence. Ltre comporte comme une faille , il se dfait de lintrieur et se
perd en partie dans le nant. Cette pense se dveloppe sur un plan strictement logique et Hegel ne fait ici
que tirer les consquences dune dfinition initiale qui se veut la plus large possible. On aboutit ainsi un
rsultat tonnant : la notion la plus vidente et la plus partage est en fait en relation quasi immdiate avec
un concept beaucoup moins vident quant sa nature et son existence.
15Mais aussitt, la mme pression sexerce sur le nant :
4 Ibid., p. 59.
Le nant est donc la mme dtermination, ou plutt la mme absence de dtermination, et, partant,
absolument la mme chose que ce quest ltrepur4.
16Ce raisonnement est absolument symtrique. Cela montre que le nant a la mme importance que ltre,
ce qui distingue la position hglienne originale dans lhistoire de la philosophie.
17On comprend alors lintrt de Blanchot. Car cest une nuit, sinon la Nuit, que Hegel traverse ainsi en
mditant sur le nant. Cest le ngatif dans ce quil comporte de dfaillant que la philosophie spculative
rencontre ici, nourrissant par l mme lcriture du romancier.
18Le devenir est le dernier temps de ce dveloppement. Troisime moment de cette dialectique, le devenir
apparat en ralit comme ce qui tait prsent ds le dpart pour constituer finalement le cur de chacune
des deux notions prcdentes. Car en observant comment ltre passe dans le nant, puis le nant dans
ltre, on na fait que dvelopper une dialectique du passage. En posant spontanment ces notions comme
immobiles, on a t presque immdiatement contraint den apprcier la mobilit. Cest ainsi que Hegel dcrit
lirrductible attirance des contraires :
5 Ibid.
Ce qui est la vrit, ce nest ni ltre ni le nant, mais le fait que ltre non point passe mais est pass en
nant, et le nant en tre. [] Leur vrit est donc ce mouvement du disparatre immdiat de lun dans
lautre, le devenir5.
19Tels sont les trois temps de la dialectique spculative. Et ce schma vaut pour toute chose, quel que soit
son degr de dtermination. On peut donc lappliquer au droit, lhistoire, la beaut, au travail et chaque
fois, cest bien lintrusion du devenir dans limmobilit apparente qui oblige un tre ou une dtermination se
dpasser dans ses contraires.
20Le ngatif nexiste donc pas en soi mais par son contraire avec lequel il entretient une relation dynamique.
Il est pour Hegel lun des trois ples qui constituent le Tout conu ds lors comme mouvement.
21En cela, contrairement la Nuit de Blanchot, le nant est ici constitutif du temps et non son exception. Car
le ngatif hglien volue dans le devenir, il est dpass et ne demeure pas comme une dfaillance
incomprhensible de ltre. Cest pourquoi finalement le nant prend place dans une dialectique dont il ne
constitue pas une perturbation irrationnelle.
LA LANGUE DE LESPRIT
22Il est ds lors possible de comprendre que cest aussi sur le plan esthtique quun clivage sinstalle entre
lcrivain et le philosophe. Ne serait-ce qu partir de ces quelques pages de la Science de la logique, on
peut sentir quil en va aussi pour Hegel dune conception bien prcise du langage et de ses uvres, ce qui
bien entendu constitue pour Blanchot loccasion dune invitable confrontation. Lensemble de luvre de
Hegel soutient dailleurs une thse sur lcriture philosophique elle-mme. Que fait-il en effet sinon rflchir
sur des mots au moment o il traite de ltre et du nant ? Daucuns diront mme que ce nest quun jeu de
mots : passer du nant ltre puis de ltre au nant, nest-ce pas simplement samuser avec des
connotations tout en esquivant les vritables problmes conceptuels ?
23Cette critique oublie cependant lintime proximit de la pense et du langage que Hegel assume maintes
et maintes fois. Cest pourquoi jouer avec les mots, si on le fait avec prcaution, ce nest pas tant se perdre
que souvrir une pense authentiquement suscite.
6 HEGEL Georg Wilhelm Friedrich, Esthtique, t. I, Paris, Aubier, p. 135.
24Il en rsulte que cest aussi comme crivain que lon peut le lire et cest pour cette raison que Blanchot
peut exercer sa critique. Plus encore, cest toute lesthtique hglienne qui confirme ces divergences sur
lcriture. Car dans sa rflexion spcifique sur le Beau, Hegel ne reconnat absolument aucune diffrence
entre la dialectique quil dveloppe dans la pure logique abstraite et celle quil peroit dans lart : Le Beau
se dfinit [] comme la manifestation sensible de lIde6 , cest--dire comme un moment de lensemble de

la dialectique de lEsprit dont il constitue un temps invitable. De mme, il y a bien une dialectique dans lart,
le ngatif tant ce qui empche lEsprit de sexprimer pleinement dans une forme particulire. Ainsi la
sculpture classique permet dexprimer un quilibre de la matire et de lEsprit que larchitecture symbolique
ne peut atteindre.
25Dans cette dialectique, la littrature occupe la dernire place. En effet, aprs larchitecture, la sculpture et
la peinture, cest la musique puis la littrature que revient le rle dincarner le plus subtilement la pense :
7 Ibid., p. 87.
La posie, lart qui emploie la parole, est donc le troisime terme et, en mme temps, le tout qui runit en soi
au plus haut degr [] les deux extrmes forms par la peinture et la musique7.
26La littrature permet en effet, dans lordre de la matire et du sensible, dexprimer lEsprit en le
dchargeant le plus possible des lourdeurs du ngatif, cest--dire en loccurrence de la matire plastique. Le
verbe rend lIde plus prcisment parce quil est dabord plus lger que la pierre de larchitecture ou la
couleur de la peinture et parce quil est intrinsquement plus conceptuel que la musique.
LA NUIT SANS JOUR SELON BLANCHOT
27Pour Blanchot, la lecture de Hegel est donc doublement intressante. Dune part, luvre du philosophe
assume la question du ngatif, ce qui nest le cas que dun petit nombre de mtaphysiciens occidentaux pour
qui la prsance va toujours au positif. Dautre part, cette pense rflchit aussi le phnomne littraire en
lui donnant une place particulire, bien que toujours subordonne une dialectique gnrale et rationnelle.
28Pourtant, Blanchot ne peut adhrer aux conclusions hgliennes. On va mme voir que la distance qui
sinstalle peu peu entre les deux penseurs devient abyssale. Il ne sagit pas cependant daffirmer
benotement que cest parce quils nont pas la mme interprtation du ngatif que Blanchot et Hegel se
distinguent. Ce serait reconduire leur dialogue une divergence interprtative qui, dans le meilleur des cas,
confondrait ce dbat avec une dispute de philosophes. Autrement dit, cela reviendrait ne pas tenir compte
de ce que Blanchot peut opposer de spcifique la spculation hglienne. Car il ne propose pas un
argument diffrent mais bien une autre manire dargumenter. Il nenvisage pas une autre interprtation de
la mme exprience mais rellement une autre exprience. Et cette autre exprience spcifique, cest la
littrature, dans ce quelle a dirrductible toute dmarche conceptuelle et rationaliste.
29Pour le comprendre, il faut dtailler cette diffrence fondamentale sur deux plans. Il sagit des deux
aspects indmlables de la littrature que sont la lecture et lcriture. On sait que Blanchot ne spare jamais
ces deux dimensions.
30Dans un premier temps, cest dans lcriture que les critiques adresses Hegel peuvent sapercevoir le
plus clairement. La critique blanchotienne sancre dabord dans une pratique dcrivain. Plus prcisment,
cest bienla Nuit qui motive cette prise de distance car il sagit dune exprience qui a besoin de la littrature
pour se dire et qui ne peut se dire que par elle. On va voir que lapproche vritablement littraire de ce qui
ntait abord que logiquement chez Hegel donne lieu caractrisation bien distincte, quil sagisse du
rapport la rationalit, au temps, au devenir ou lart en gnral.
31Cest dans Thomas lObscur que lon trouve les premires descriptions de la Nuit :
8 BLANCHOT Maurice, Thomas lObscur, Paris, Gallimard, Limaginaire , 2003, p. 19.
Une mortelle angoisse battait contre son cur. Autour de son corps, il savait que la pense, confondue avec
la nuit, veillait8.
32Tel est le premier trait marquant de la Nuit : elle touffe et ne lche pas prise. Elle est toujours l, pour
veiller et ne jamais mettre fin langoisse :
9 Ibid., p. 30.
Rien ne pouvait lui permettre de saisir sous une forme ou sous une autre cette prsence. Il tait en prise
avec quelque chose dinaccessible, dtranger, quelque chose dont il pouvait dire : cela nexiste pas, et qui
nanmoins lemplissait de terreur et quil sentait errer dans laire de sa solitude9.
33La nuit confond les choses. Omniprsente, elle ne se laisse pas pour autant saisir au sens o lon saisit
une chose :
10 Ibid., p. 17.
Bientt la nuit lui parut plus sombre, plus terrible que nimporte quelle nuit, comme si elle tait rellement
sortie dune blessure de la pense qui ne pensait plus, de la pense prise ironiquement comme objet par
autre chose que la pense10.
34La nuit chappe la pure conceptualisation, mme si elle donne penser, et mme si
35pour la pense elle constitue une obsession. Elle mine toute forme de distinction, intellectuelle ou
perceptive. Cest ce que dcrit le hros dAminadab :
11 BLANCHOT Maurice, Aminadab, Paris, Gallimard, Blanche , 1991, p. 138.

La vie lhpital est un enfer. Pendant des jours nous resterons dans une pice obscure o nos yeux
devront lire sans cesse quelques lignes extraites dun livre finement transcrites. Aprs quelques heures, les
yeux se gonflent et pleurent, la vue se souille. Aprs un jour, la nuit se fait, ils saisissent quelques lettres de
flammes qui les brlent. Cette nuit heure par heure devient plus profonde, et quoi que les yeux soient
toujours ouverts, lobscurit qui les voile est si grande quils ne sont pas seulement teints mais quils
prennent conscience de leur aveuglement et quils se croient frapps de maldiction11.
36Aussi la nuit se dfinit-elle avant tout comme nigme. Comme le note Marlne Zarader :
12 ZARADER Marlne, Ltre et le neutre. partir de Maurice Blanchot, Paris, Verdier, Philia (...)
Tout le lexique de lobscur, de labme et des tnbres, voire du naufrage et de lhorreur, est convoqu pour
la dcrire12.
37Domaine du sans-forme et du rien, elle est ce qui ne se saisit pas. En cela, elle est incommunicable et il
revient lcrivain de dire cette impossibilit :
13 BLANCHOT Maurice, Faux pas, De langoisse au langage , Paris, Gallimard, Blanche , 1971,
p. (...)
Lcrivain apparat parfois trangement comme si langoisse tait propre sa fonction, plus encore comme si
le fait dcrire approfondissait langoisse au point de la rattacher lui-mme plutt qu toute autre espce
dhomme13.
38M. Blanchot dclare encore, toujours dans LEspace littraire :
14 BLANCHOT Maurice, LEspace littraire, Paris, Gallimard, Folio/Essais , 1996, p. 12.
Le signe de son importance, cest que lcrivain na rien dire. Cela aussi est risible. Mais cette plaisanterie
a dobscures exigences. Dabord, il nest pas si courant quun homme nait rien dire. [] [Lcrivain] reste
attach au discours ; il ne sort de la raison que pour lui tre fidle ; il a autorit sur le langage quil ne peut
compltement renvoyer. Navoir rien dire est pour lui le fait de quelquun qui a toujours quelque chose
dire14.
15 ZARADER Marlne, Ltre et le neutre. partir de Maurice Blanchot, op. cit., p. 69.
39Mais le vide, en sa simplicit, est dautant plus touffant quil est infini. On ne peut donner de limites
lindiscernable, si bien quespace et temps se remplissent dune indistinction sans borne. La nuit, cest donc
le rien, mais aussi lexcs de linfini : il y a une outrance caractristique de la nuit15. Ds son premier
roman, M. Blanchot dcrit Thomas de la faon suivante :
16 BLANCHOT Maurice, Thomas lObscur, op. cit., p. 31.
Il se sentait toujours plus proche dune absence toujours plus monstrueuse dont la rencontre demandait
linfini du temps16.
40Le rien, paradoxalement, est envahissant. Et cest pourquoi on ne lui chappe que de manire illusoire.
41Le style blanchotien, minimaliste et atone, rvle cette absence de tout, des choses et de soi. Les phrases
sallongent tandis que la description ne distingue plus le dehors du dedans, le microscopique du
macroscopique. Tout se confond, et lhistoire, si simple, nest plus que prtexte cette exprience de
linforme et de limpersonnel. Les adjectifs abondent, lexagration domine, jusqu la confusion parfois.
Dans Aminadab, linterrogation de Thomas est vaine du dbut la fin. Le lieu o il entre presque fortuitement
est difficilement dfinissable, et constamment labyrinthique. Cest un labyrinthe, fait de patients curieux, de
chefs et de servantes. Thomas y rejoint une femme, mais mme lorsquil lui parle, il ne fait jamais quune
seule et mme chose : dambuler dans un lieu inconnu, dont il ne perce pas le mystre. Thomas, dans cette
confusion, passe dune somnolence lautre, jusqu emprunter dautres rles : il se rve patient, puis
serviteur. Aussi, le roman sachve sur une seule question : Qui tes-vous ?
LA LITTRATURE COMME VNEMENT IRRDUCTIBLE
42On peut ds lors apercevoir toute la distance qui spare Blanchot de Hegel. partir de son exprience de
romancier, Blanchot dessine les traits de la Nuit dune manire littraire ce qui le conduit prouver des
caractristiques qui ne sont pas celles du ngatif hglien.
43Tout dabord, cest sur la question de la temporalit de la Nuit que se sparent ces deux auteurs. Alors que
le ngatif mne au devenir selon Hegel, la Nuit de Blanchot est limmobile. Et cette stase ne mne pas au
concept comme ce qui la rduirait au ngatif : au contraire, la Nuit est lirrationnel par excellence,
lincomprhensible. La Nuit nest ni ce qui devient jour par lentremise du temps, ni ce qui passe dans la
pense par le truchement dun travail.
44Autrement dit, Blanchot peroit dans la Nuit ce que Hegel nomme un mauvais infini , cest--dire un
infini qui ne se dtermine pas. Ce mauvais infini peut toujours augmenter et ne jamais rassembler ses
contradictions. Ce nest donc pas un bon infini comme le cercle qui, tout en se poursuivant sans cesse,
rassemble ses contraires pour revenir son point de dpart. Blanchot reconnat dailleurs cette exprience

chez dau-tres crivains et nhsite pas mobiliser le vocabulaire de Hegel pour affirmer que son camp reste
celui de la littrature. Cest notamment ainsi quil parle de Borges dans Le Livre ouvert :
17 BLANCHOT Maurice, Le Livre venir, Paris, Gallimard, Folio/Essais , 1998, p. 130.
Je souponne Borges davoir reu linfini de la littrature. Ce nest pas pour faire entendre quil nen a quune
calme connaissance tire duvres littraires mais pour affirmer que lexprience de la littrature est peuttre fondamentalement proche des paradoxes et des sophismes de ce que Hegel, appelait, pour lcarter, le
mauvais infini17.
45Si le devenir hglien ne peut ici accomplir son travail de rationalisation, on comprend ds lors que non
seulement la Nuit apparat en dehors de toute volution, mais plus encore que lcrivain la prsente la
manire dun autre temps. La temporalit de la Nuit est celle dune exception : un quasi hors-temps ,
notion inconcevable dans le cadre dune philosophie rationaliste.
18 BLANCHOT Maurice, LEspace littraire, op. cit., p. 20.
46Cest pourquoi crire est maintenant linterminable, lincessant18 . Car cest bien du travail du
romancier ou du pote quil sagit, non de spculation philosophique. Cest de lcriture et de lattention au
Verbe que dcoule cette exprience limite, non de la philosophie ni de la logique. Blanchot refuse ainsi lide
de Tout et dune synthse englobante. laide dun vocabulaire que lon peut penser explicitement dirig
contre Hegel, il se dfinit ainsi dans LEspace littraire :
19 Ibid., p. 23.
Quand crire, cest dcouvrir linterminable, lcrivain qui entre dans cette rgion ne se dpasse pas vers
luniversel19.
20 Ibid., p. 305.
47Luvre littraire apparat comme un vnement de rupture ou encore comme une unit dchire20
quaucune synthse ne doit ramener lidentit, sous peine den rduire la puissance.
21 BLANCHOT Maurice, La Part du feu, Paris, Gallimard, p. 281.
48Cest aussi ce qui explique lintrt que porte Blanchot des philosophes anti-hgliens comme
Nietzsche. Ce dernier assume nombre de contradictions, jusque dans son style. En le commentant, Blanchot
dclare ainsi que se contredire est un des moments essentiels de la pense21. Contre Hegel, Blanchot
prfre les philosophes de la contradiction non surmonte.
49On comprend ds lors que Blanchot insiste sur la position de lcrivain face la Nuit, ou plus
exactement dans la Nuit. En se dcrivant comme immerg et impuissant, soumis ce qui le dpasse,
Blanchot met en avant une exprience littraire authentiquement vcue comme telle, quil peut reprer
ensuite dans ses critiques. Le langage est le lieu o la Nuit saperoit et ce par quoi le statut dcrivain se
justifie.
50Chez Hegel, la littrature na pas ce privilge. Si elle peut tre loccasion daccder au ngatif, elle nen
dtient absolument pas le monopole. Cest pourquoi la description du ngatif ne se fait pas de manire
spcifique. Sil a son propre style philosophique, il ne met pas en place une criture originale qui dcoulerait
de lexprience du ngatif. Plus gnralement, le nant prend plusieurs formes, telles que la mort, la
tristesse, la conscience malheureuse, le scepticisme, lerreur, le crime et la misre mais toutes se
confondent dans une mme criture logique. En effet, les formes dexpression du ngatif, artistiques ou non,
se ramnent lEsprit lui-mme comme au Tout rationnel. Toutes les autres formes, littraires par exemple,
sont accidentelles. Elles nimposent donc pas de diffrences irrductibles.
51Ainsi, il ny a pas distinguer pour Hegel une exprience du ngatif, pas plus quun style pour la dire.
Cest sans doute pourquoi Blanchot prfre parler de lautre nuit , notamment dans LEspace littraire. La
nuit de Blanchot, contrairement celle de la dialectique, nest pas un jour ngatif. Elle se distingue nettement
de celle de Hegel par sa temporalit, son irrductibilit au concept, son infinit et surtout son inscription dans
une exprience littraire. Si Hegel constitue un interlocuteur de choix pour Blanchot, on est bien oblig de
reconnatre lcart qui sinstalle finalement entre ces deux auteurs.
52On pourrait sans doute essayer de rduire cette diffrence. On naurait ds lors qu affirmer quun cart
de ce genre est du mme ordre de celui que lon observe en permanence entre les philosophes eux-mmes,
puisque la controverse est le propre des questions les plus essentielles.
53Cependant, cela reviendrait affaiblir le sens mme de lopposition telle que lon vient de la reconstituer.
Certes, des auteurs peuvent diverger quant linterprtation dun mme phnomne. Et les philosophes sont
habitus ces dbats. Or est-ce bien une dispute entre philosophes dont il sagit ici ? Ne doit-on pas dire
plutt que cest bien un crivain qui, depuis la littrature, rpond un philosophe, ce qui signifierait une
divergence radicale quant la manire mme daborder un phnomne ?

22 Et ce nest pas l le propre dune philosophie hyperrationaliste. Platon, dans Le Sophiste,


dclar (...)
54Cest du moins ce que linsistance de Blanchot sur le caractre littraire de cette exprience laisse
penser et cest ce que la conception hglienne de la beaut tend confirmer. Car Blanchot nest pas ici un
crivain qui rpond un autre crivain mais un artiste qui oppose la froide dialectique ce que la
littrature peut lui opposer spcifiquement. La conception hglienne du nant, ds lors, nest pas tant une
autre conception quune interprtation telle que la philosophie peut seulement en laborer. La littrature,
comme nous le fait comprendre Blanchot, est le lieu dexpriences uniques : celles du Verbe. En abordant la
langue du point de vue littraire, cest--dire en lprouvant de lintrieur en sa plus grande intimit, Blanchot
propose un investissement du nant que la philosophie semble sinterdire demble22.
55Ceci se trouve encore justifi par la critique, comprise comme pratique de la lecture. Car la Nuit nest pas
une exprience que seul Blanchot pourrait faire mais ce que lattention au Verbe rvle. Si par consquent la
littrature peut nous ouvrir une exprience, on doit pouvoir la reconnatre chez dautres auteurs. Et cest
prcisment ce que Blanchot prouve dans ses critiques.
23 BLANCHOT Maurice, Faux pas, op. cit., p. 160.
24 PICON Gatan, LUsage de la lecture, Paris, Mercure de France, 1963, p. 202.
25 BLANCHOT Maurice, LEspace littraire, op. cit., p. 229.
56Blanchot fait ainsi de toute uvre un prtexte Luvre et au Livre , cest--dire loccasion dune
exploration bouleversante de la langue. Dans toutes ses critiques, au sujet de Proust, de Mallarm, de Kafka
ou encore de Claudel, il sagit toujours de dire lexprience du Verbe puisque tout est fait pour aboutir un
Beau Livre . Il faut sonder chaque fois une exprience du langage pur23 . Blanchot multiplie les
critiques, non pour distinguer mais au contraire pour confondre24, cest--dire pour relever chez des auteurs
pourtant trs diffrents ce qui relve en vrit dune exprience littraire commune. Car le but de lart cest
lart lui-mme25, dans la mesure o la littrature seule peut prsenter la Nuit.
26 POULET Georges, La Conscience critique, Paris, ditions J. Corti, 1986, p. 223.
57Blanchot admire notamment Hlderlin, Nietzsche, et Artaud pour leur manire de pousser lexprience du
Verbe jusqu la folie. Avec eux, il comprend que toute critique renvoie la solitude, limpersonnel et
labsence26. Lart comme la critique ont donc partie lie au nant car le langage est absence et ouverture
la Nuit. Pour Blanchot, la critique littraire a pour mission de nous replacer dans lauthenticit du Neutre des
uvres et de nous faire vivre lexprience absolue du langage.
58Mallarm illustre parfaitement ce que la littrature peut proposer de spcifique. Il a lu Hegel mais il est
rest attach la posie et au langage que la philosophie ne peut rduire. Il recherche un idal, celui du
Beau Livre , mais par et dans le Verbe. Blanchot dclare ainsi son propos :
27 BLANCHOT Maurice,LEspace littraire, op. cit., p. 42.
les mots, ayant linitiative, ne doivent pas servir dsigner quelque chose ni donner voix personne, mais
[ils] ont leur fin en eux-mmes27.
59Cest dire quel point le vers ouvre un absolu que la philosophie ne peut vouloir rduire, sous peine de
le perdre.
CONCLUSIONS
28 Ibid. ( Le regard dorphe , p. 225-232).
60La nuit est pour Blanchot lexprience de limpuissance. Mais elle est avant tout vcue comme
impuissance au sein du langage. Et cest ce qui le spare le plus nettement de Hegel. Plus gnralement, la
Nuit est un vnement qui ne peut se dire que par la littrature ou par la critique de la littrature. Comme
dans le mythe dOrphe, la littrature est une puissance de la nuit28. Ce que manque Hegel, cest donc une
exprience qui ne peut tre que littraire.
61Certes, aux yeux de Blanchot, il est avec Heidegger celui qui a le plus nettement assum ce thme en
philosophie. Cet auteur ne pouvait donc qutre un interlocuteur de choix. Or, limage de toute la
philosophie pr-nietzschenne, Hegel est pour lui un penseur qui, ayant aperu une exprience denvergure,
la rduite au rationnel, jusqu la perdre.
62Il reste se demander sil convient de choisir entre Hegel et Blanchot, car il faut sans doute dterminer
largumentation la plus forte des deux. Or lerreur vient peut-tre de vouloir comparer des conclusions qui
prennent racine dans des sols trop distincts. On na peut-tre pas valuer cte cte les forces de ces
deux interprtations, mais plutt considrer quavec Hegel, une certaine exprience , dabord aperue,
fait ensuite lobjet dune thmatisation logique et que ce choix est comme a priori. Aussi le philosophe ne
peut quultimement lassimiler autre chose, en loccurrence ltre et au devenir. Tandis que Blanchot
donne cet vnement la chance de se dployer totalement et de laisser sentir son irrductibilit.

63Le rapport dialectique entre la philosophie classique et la littrature pourrait ainsi passer par la prise en
compte dune ouverture des expriences non prvues par un certain langage. Autrement dit, pour ne pas
souffrir de ce type de dfauts, il faudrait que la philosophie reste ouverte linfini des horizons quelle ouvre
parfois malgr elle, notamment en laissant se dvelopper en son sein une certaine sensibilit que la
littrature investit. Cest ainsi que les phnomnologies husserliennes puis lvinassiennes peuvent se
prsenter, comme des alternatives philosophiques sans doute plus satisfaisantes aux yeux de Blanchot.
64Il ne sagit donc pas de dnoncer ce que la philosophie naperoit pas, pas plus que dinsister sur ce
quelle ne dit pas assez. Ce qui est ncessaire, cest de comprendre que dans ce type de confrontation la
littrature, cest la manire mme de philosopher qui se voit interroge.
NOTES
1 BLANCHOT Maurice, LEspace littraire, Paris, Gallimard, Essais , 1996, p. 3.
2 HEGEL Georg Wilhelm Friedrich, Science de la logique, t. I ( Logique de ltre ), Paris, Aubier,
Bibliothque de philosophie , 1972, p. 58.
3 Ibid., p. 58.
4 Ibid., p. 59.
5 Ibid.
6 HEGEL Georg Wilhelm Friedrich, Esthtique, t. I, Paris, Aubier, p. 135.
7 Ibid., p. 87.
8 BLANCHOT Maurice, Thomas lObscur, Paris, Gallimard, Limaginaire , 2003, p. 19.
9 Ibid., p. 30.
10 Ibid., p. 17.
11 BLANCHOT Maurice, Aminadab, Paris, Gallimard, Blanche , 1991, p. 138.
12 ZARADER Marlne, Ltre et le neutre. partir de Maurice Blanchot, Paris, Verdier, Philia , 2001.
13 BLANCHOT Maurice, Faux pas, De langoisse au langage , Paris, Gallimard, Blanche , 1971, p. 12.
14 BLANCHOT Maurice, LEspace littraire, Paris, Gallimard, Folio/Essais , 1996, p. 12.
15 ZARADER Marlne, Ltre et le neutre. partir de Maurice Blanchot, op. cit., p. 69.
16 BLANCHOT Maurice, Thomas lObscur, op. cit., p. 31.
17 BLANCHOT Maurice, Le Livre venir, Paris, Gallimard, Folio/Essais , 1998, p. 130.
18 BLANCHOT Maurice, LEspace littraire, op. cit., p. 20.
19 Ibid., p. 23.
20 Ibid., p. 305.
21 BLANCHOT Maurice, La Part du feu, Paris, Gallimard, p. 281.
22 Et ce nest pas l le propre dune philosophie hyperrationaliste. Platon, dansLe Sophiste, dclare ds le
commencement de la philosophie quil faut rejeter en dehors de la Cit ceux-l qui posent a priori que
certaines choses ne sauraient tre comprises. Cest donc aussi de la nature de la philosophie quil est
question chaque fois quon questionne lengagement rationaliste.
23 BLANCHOT Maurice, Faux pas, op. cit., p. 160.
24 PICON Gatan, LUsage de la lecture, Paris, Mercure de France, 1963, p. 202.
25 BLANCHOT Maurice, LEspace littraire, op. cit., p. 229.
26 POULET Georges, La Conscience critique, Paris, ditions J. Corti, 1986, p. 223.
27 BLANCHOT Maurice, LEspace littraire, op. cit., p. 42.
28 Ibid. ( Le regard dorphe , p. 225-232).
AUTEUR
Mathieu Dubost
Matthieu Dubost est professeur agrg de philosophie. Ancien lve de lENS Lettres & Sciences humaines,
il a soutenu une thse de doctorat consacre Husserl, Lvinas et Merleau-Ponty sous la direction de J.-L.
Marion. Cest notamment lauteur de La tentation pornographique. Rflexions sur la visibilit de lintime. Il
enseigne actuellement au lyce A. Fresnel de Bernay et luniversit de Rouen comme charg de cours. Il
est galement sociologue.
Nietzsche et Blanchot : parole de fragment
Manola Antonioli
p. 103-110
TEXTE NOTES AUTEUR
TEXTE INTGRAL
DU CT DE NIETZSCHE
1ON PEUT LIRE LUVRE DE NIETZSCHE comme un systme cohrent, structur autour des notions de volont
de puissance, ternel retour, surhomme, nihilisme. Au-del de cette parole nietzschenne, comme

reconstruction dun tissu conceptuel continu, Blanchot est lcoute dun langage tout autre , celui du
fragment, de la pluralit et de linterruption. La nouveaut que le style nietzschen introduit dans la pense
apparat dans sa lecture comme radicale : les fragments du philosophe ne sopposent pas, ne se
contredisent pas, mais se juxtaposent dans une exprience non dialectique de la parole et de lcriture qui
inaugure une nouvelle exprience de la pense. La parole nietzschenne constitue un tournant ds quelle
prend au srieux (comme lcriture de Blanchot et toutes les critures potiques et philosophiques quelle
choisit dinterroger) la discontinuit, lespace blanc, la csure. Le fragment dgage un champ de forces qui
se soustrait lvidence optique de la lumire et il constitue, par la force de sa forme, une tape essentielle
dans la mise en question de la mtaphysique et de lontologie. Nietzsche oppose lunit rassurante de
ltre le devenir comme multiplicit et diffrence : le monde devient texte et demande, pour tre dit, le
mouvement diffr et fragmentaire dune criture. Dans la pense de Blanchot et dans son propre style, le
fragmentaire se relie trangement la pense du neutre, quil voit luvre ds la premire parole
philosophique dHraclite jusqu la posie de Ren Char.
1 BLANCHOT Maurice, Du ct de Nietzsche , in La Part du feu, Paris, Gallimard, 1949, p.278-290.
2Dans La Part du feu1, Blanchot interroge la pense de Nietzsche partir dun essai du Pre de Lubac
consacr aux principales figures de lathisme (Feuerbach, Nietzsche, Auguste Comte) et intitul Le Drame
de lhumanisme athe. Il sagit donc dune uvre o un interprte religieux essaie de se confronter une
pense qui lui est au dpart hostile et trangre. Dans ces pages, Blanchot exprime dj le noyau essentiel
de sa propre lecture de Nietzsche, en affirmant que linfluence du philosophe ne se rduit pas ses thses
les plus connues et ses effets les plus visibles, mais rside essentiellement dans ce qui chappe le plus
souvent au commentaire savant, dans sa part dvnement philosophique et stylistique irrductible aux
contenus manifestes :
2 Ibid., p. 279.
Linfluence de Nietzsche ne se rduit pas aux formes extrieures quelle a prises ; cest probablement, au
contraire, ce qui de Nietzsche a chapp toute transmission manifeste, cette part de lui, trangre aux
influences directes, qui a exerc linfluence la plus profonde2.
3 Ibid., p. 281.
4 Ibid., p. 282.
3Louvrage comment par Blanchot fait de Nietzsche avant tout le philosophe qui a proclam la mort de
Dieu, sans atteindre, selon Blanchot, le niveau de profondeur ncessaire la comprhension de son
criture. La lecture de Nietzsche exige la patience dune rflexion infinie , et son uvre ne peut jamais
tre rduite quelques thses principales, mme si la mort de Dieu est celle qui semble avoir domin toute
la vie et luvre du philosophe : sa pense mouvante ne peut tre ramene aucune fixit. Pense de la
contradiction ( se contredire est le mouvement essentiel dune telle pense3 ), la pense nietzschenne
ne rconcilie jamais les contraires, nunifie jamais les oppositions et les contradictions dans une synthse
suprieure, mais les fait coexister dans une extrme tension. Comme toutes les notions ou les figures de
cette pense, en aucune faon, le thme de la Mort de Dieu ne peut tre lexpression dun savoir dfinitif
ou lesquisse dune proposition stable4 . La mort de Dieu nest donc jamais une certitude ou un fait
accompli, mais une tche infinie, comme le proclame le personnage du fou dans le Zarathoustra, et la
ngation de la transcendance divine ne signifie pas une affirmation dogmatique de limmanence. Le
philosophe qui avance masqu, qui fait tour tour dHraclite, de Socrate, de Napolon, de Wagner ou de
Zarathoustra des personnages conceptuels autobiographiques, ne cesse de nous chapper, de produire une
ambigut sans cesse renouvele qui est pourtant la condition paradoxale de la comprhension de son
uvre.
LCRITURE FRAGMENTAIRE
5 BLANCHOT Maurice,LEntretien infini, Paris, Gallimard, 1969. Lexprience-limite est le tit (...)
4En 1969, Nietzsche devient lune des figures centrales de Lexprience-limite voque dans LEntretien
infini5. Blanchot commence par se demander pourquoi le destin posthume de Nietzsche fut dtre livr des
faussaires, et notamment lambition de sa sur qui a motiv sa tentative de produire un ouvrage central
(La Volont de puissance), destin runir dans un systme toutes ses affirmations contradictoires.
Lentreprise dlisabeth Frster Nietzsche est ne, selon Blanchot, du prjug (toujours persistant) qui veut
quil ny ait pas de grand philosophe sans une grande uvre systmatique, sans un ouvrage solide ,
incompatible avec la manire de penser et dcrire de Nietzsche, qui tait au contraire fragmentaire par
essence.
5Blanchot distingue ainsi deux paroles nietzschennes : lune qui appartient la cohrence du discours
philosophique traditionnel, lautre qui est discours du fragment, de la pluralit et de la sparation et qui

chappe tout commentaire. Le fragment nest pas simplement laphorisme, qui peut enfermer la pense
dans sa clture apparente, et il nest pas la partie qui prcde la totalit, puisquil se dit en dehors du Tout.
La parole fragmentaire ignore la contradiction : ainsi, la Volont de Puissance peut apparatre comme un
principe dexplication ontologique, mais aussi comme ce qui permet dchapper lontologie ; lternel
Retour est parfois interprt comme une vrit cosmologique, mais peut galement tre lu comme
lexpression dune dcouverte thique ou comme une pense de ltre en tant que devenir. Aux yeux de
Blanchot, donc, la loi interne qui oriente lcriture de Nietzsche nest pas lopposition, mais la juxtaposition
qui donne lieu une exprience non dialectique de la parole. DansLEntretien infini, Blanchot rinterprte la
pense de la mort de Dieu (dj voque dans La Part du feu) comme le cong donn par Nietzsche la
pense du Dieu Un, cest--dire du dieu Unit ; la pense du surhomme, dautre ct, nest pas une
affirmation de la libert infinie de lhomme dans un monde duquel Dieu est absent, mais cong donn
lhomme comme unit.
6Le pluralisme radical introduit par Nieztsche nest pas simplement une affirmation de la pluralit du sens, de
la surabondance des significations du rel, mais une nouvelle version de la pense do ltre comme unit
et comme identit sest retir, pour laquelle le Mme nest plus le sens ultime de lAutre et le multiple ne se
rapporte plus aucune Unit. Il sagit donc dune parole intermittente, discontinue, qui va de pair avec une
affirmation philosophique du devenir, dun devenir qui nest plus la fluidit dune dure infinie (comme dans le
bergsonisme) mais qui sapparente plutt au morcellement de Dionysos.
6 DERRIDA Jacques, Lcriture et la diffrence, Paris, ditions du Seuil, Points/Essais , 196 (...)
7Suivant les analyses de Derrida dans lessai de Lcriture et la diffrenceconsacr Force et
signification6 , Blanchot lit le style de Nietzsche en termes de force et non pas simplement de forme .
En utilisant une formule deleuzienne, on pourrait dire que lcriture nietzschenne devient ainsi un instrument
qui capture des forces et qui les rend perceptibles. Penser la force, signifie demble penser le multiple,
puisque toute force est dans un rapport essentiel avec une autre force. Il sagit galement de penser une
instance dvaluation du rel qui permet le devenir : la force de lcriture fragmentaire chez Nietzsche est
une force despacement, dextriorit et de discontinuit. Le discours continu et totalisateur de la tradition
philosophique occidentale est discours sans discursus, sans interruption, qui sinscrit dans une continuit
spatiale et temporelle, sans heurts et sans conflits. La parole fragmentaire, au contraire, manifeste la
disjonction, la discontinuit, linterruption. En ce sens, elle nest pas seulement un procd stylistique : un
texte en apparence parfaitement organis, cohrent et continu peut cacher une criture profondment
fragmentaire, alors quune uvre crite sous forme daphorismes et de fragments peut tout moment
rtablir la continuit et la totalit auxquelles elle semblait vouloir chapper.
8Si le monde dcrit par Nietzsche est un texte, ouvert une infinit de lectures, lcriture qui le constitue
nest pas faite simplement de signes linguistiques. Faire du monde un texte ne signifie pas ici rduire ltre
au langage, mais fissurer durablement la continuit qui a longtemps rgi la pense de Dieu comme Unit, de
lHomme comme gardien de lUnit, de lUnivers comme Cosmos, et du Logos comme totalit du sens.
9La force de lcriture fragmentaire met ainsi en question les deux figures complmentaires sur lesquelles
sest toujours fonde lunit du monde : Dieu et lHomme. Lcriture dont parle Blanchot propos de
Nietzsche, comme larchicriture chez Derrida, nest pas un simple outil de transcription du langage, mais
linstance originaire de production du sens comme disjonction, diffraction et espacement, un autre nom de la
diffrence et du multiple. Limportance essentielle de la pense de Nietzsche dans lhistoire de la philosophie
est davoir introduit, par la force de son style et la suite dHraclite, cette puissance de devenir dans la
pense.
LTERNEL RETOUR
7 BLANCHOT Maurice,LEntretien infini, op. cit., p. 394-418.
10La figure nietzschenne qui hante lcriture de Blanchot (dans les essais critiques, mais aussi dans ses
textes de fiction) est lternel Retour, notion difficile et nigmatique sur laquelle il na jamais cess de
rflchir. DansLEntretien infini, lternel Retour est voqu dans son lien avec le thme de la fin de
lhistoire , dans lessai Sur un changement dpoque : lexigence du retour7 . En utilisant une forme
dialogique, qui naboutit aucune thse dfinitive, Blanchot analyse le sentiment diffus depuis longtemps
dans lpoque contemporaine dtre un tournant, de vivre le moment o saccomplit un changement radical
dpoque, qui reste pourtant difficile dfinir. Le tournant est associ au concept hglien de fin de
lhistoire , par o il ne faut pas entendre la fin des vnements conflictuels ou une illusoire pacification du
monde, mais un contexte (qui est encore le ntre) dans lequel les vnements ne peuvent plus tre
interprts selon la cohrence de ce quon a lhabitude dappeler histoire , si au moins par histoire on
entend un lien causal univoque et facilement dfinissable, la possibilit dinclure lensemble des vnements

dans une totalit rationnelle et de les prsenter sous la forme dun dveloppement linaire et
tlologiquement orient.
8 Ibid., p. 396.
9 Ibid., p. 397.
11Les concepts propres aux temps historiques (libert, choix, personne, conscience, vrit, et surtout ltat
comme affirmation de la structure politique) ne conviennent plus, selon Blanchot, un temps sans
histoire ou, tout au moins, ils doivent tre repenss et rinterprts en profondeur. Le trait essentiel de ce
tournant est dfini par Blanchot, la suite de Heidegger, comme lavnement de puissances impersonnelles
reprsent par lintervention des phnomnes de masse, par la suprmatie du jeu machinal et
troisimement par la saisie des forces constitutives de la matire8 . Il est important de souligner que
Blanchot, apparemment si loign de toute actualit, voque plusieurs reprises dans ses essais
philosophiques le rle essentiel jou par la technique dans le monde contemporain. La fin de lhistoire
veut dire aussi que nous sommes au terme dun discours et que, passant un autre, nous continuons de
nous exprimer par la commodit dun vieux langage sans convenance9 , en attendant dlaborer de
nouvelles catgories pour penser ce qui arrive. La technique moderne dgage une puissance indite, qui va
reconfigurer et dterminer tous les rapports de lhomme avec la nature et avec lui-mme, puissance dont
nous disposons, qui de plus en plus souvent dispose de nous, mais que nous ne comprenons pas
pleinement. En ce sens, lide de la fin de lhistoire ne peut tre pense quen rapport avec lide de
commencement, donc en dehors de toute tonalit catastrophiste ou apocalyptique.
12Laffirmation nietzschenne de lternel Retour apparat comme une des rares expriences-limites de la
philosophie aptes penser la dimension et la porte de cette fin qui cache un nouveau commencement, qui
nous impose de penser nouveaux frais lhomme, la nature, la technique, le politique. Comme Klossowski
ou Gilles Deleuze dans Diffrence et rptition, Blanchot voit dans la pense de lternel Retour non pas une
pense du Mme identique lui-mme, mais un processus o il faut une infinit de retours pour que le
mme sidentifie, laffirmation de la non-identit du Mme qui nous pousse penser ensemble la diffrence
et la rptition.
10 Ibid., p. 413-414.
11 Ibid., p. 21.
13La pense folle de Nietzsche, la rvlation de Sils Maria quil redoutait tellement et quil lui a fallu
endurer jusqu la folie, serait donc, pour Blanchot, une pense qui (comme la fin de lhistoire telle quil
linterprte) excde le tout, met hors jeu la totalit. Il ne sagit donc pas, comme le voudrait Heidegger, dune
pense qui appartient encore la mtaphysique et qui laccomplit en la terminant, mais dune parole de la
limite qui transgresse dj toute limite, et notamment les limites de la totalit et de lhistoire dans lesquelles
la philosophie occidentale sest si longtemps reconnue. Aucune communication ne parat ainsi adquate
lexigence extrme du Retour, dont Nietzsche tente de parler par lintermdiaire de Zarathoustra, par le
langage impersonnel du savoir, en se confiant des proches (Lou Salom, Overbeck) et enfin en la
proposant sous la forme dun choix thique. Les dtours infinis exigs par cette rvlation inoue sont lis
la diffrance infinie exige par lcriture selon Blanchot : Autrement dit, crire, cest dans le retour
toujours dj affirmer le dtour comme, par la rptition, la diffrence sans commencement ni fin10.
Lternel Retour du Mme est donc la pense-limite dun nouveau rgime de la temporalit comme
temporalit de lvnement, avenir toujours dj pass, pass toujours encore venir, do la troisime
instance, linstant de la prsence, sexcluant, exclurait toute possibilit identique11 .
12 BLANCHOT Maurice, Le Pas au-del, Paris, Gallimard, 1973, p. 34.
13 Ibid., p. 35.
14En 1973, dans Le Pas au-del, Blanchot prolonge ce rapprochement (quil dfinit comme
mythologique ) entre Nietzsche en tant que penseur de la loi de lternel Retour et Hegel comme le
philosophe qui invite penser la prsence comme tout et le tout comme prsence12 . Nietzsche ne peut
venir quaprs Hegel, quaprs la philosophie de la totalit et de la prsence quil branle dfinitivement,
mais cet aprs est toujours aussi un avant . Avant, car la pense de labsolu elle-mme sait que la
prsence nest jamais entirement rassemble et que la totalit du savoir nest jamais accomplie. Aprs,
parce que lternel Retour, en affirmant comme nouvelles instances temporelles le futur et le pass sans
prsent, brise toute possibilit de totalisation pour la pense : Au futur reviendra infiniment ce qui sous
aucune forme et jamais ne saurait tre prsent, ainsi quau pass infiniment a fait retour ce qui, du pass, na
jamais appartenu et sous aucune forme un prsent13.
15La pense folle du tout revient formule en langage hglien (le langage de la totalit) ce qui ne peut
que le dtruire, nous laissant donc sans aucun langage autre que celui dune criture folle , sans

fondement assur et expose la menace de perte du sens. La pense de lternel Retour se dit dans
laridit presque tautologique du langage de lidentit logique, tout en ruinant le langage auquel elle
appartient.
16Comme pour fermer provisoirement le cercle ouvert par LEntretien infini, lternel Retour du Mme est de
nouveau associ lexigence du fragmentaire et du neutre. Tout comme lcriture fragmentaire, lternel
Retour nous invite penser la dissymtrie dans la rptition mme. Le fragmentaire (qui ne sidentifie jamais
une simple criture par fragments ) napparat que quand tout a t dit, quand le Tout a t dit. Mais,
comme la pense de Nietzsche, lcriture fragmentaire nest jamais affranchie entirement dune logique de
la totalit. Une telle pense et une telle criture ne seront jamais pures , mais toujours profondment
altres, dsappropries delles-mmes.
17Comme lcriture nietzschenne, lcriture fragmentaire consiste disposer des marques de singularit
qui indiquent des parcours sans les runir ni les joindre. Il y a toujours le risque que la lecture renonce la
multiplicit des parcours transversaux espacs par le fragment, pour essayer de reconstituer une
nouvelle totalit rassurante, tout comme les interprtes et les commentateurs rudits sefforcent de
reconstituer partir des effets dcart de lcriture nietzschenne une cohrence dfinitive et un ensemble de
mots dordre philosophiques.
NOTES
1 BLANCHOT Maurice, Du ct de Nietzsche , in La Part du feu, Paris, Gallimard, 1949, p.278-290.
2 Ibid., p. 279.
3 Ibid., p. 281.
4 Ibid., p. 282.
5 BLANCHOT Maurice, LEntretien infini, Paris, Gallimard, 1969. Lexprience-limite est le titre de la
deuxime partie de cet ouvrage (p. 119-418).
6 DERRIDA Jacques, Lcriture et la diffrence, Paris, ditions du Seuil, Points/Essais , 1967, p.9-49.
7 BLANCHOT Maurice, LEntretien infini, op. cit., p. 394-418.
8 Ibid., p. 396.
9 Ibid., p. 397.
10 Ibid., p. 413-414.
11 Ibid., p. 21.
12 BLANCHOT Maurice, Le Pas au-del, Paris, Gallimard, 1973, p. 34.
13 Ibid., p. 35.
AUTEUR
Manola Antonioli
Docteur en philosophie et sciences sociales de lEHESS, ancienne responsable de sminaire au Collge
International de Philosophie, Paris (1996-2007), charge de cours lcole de Management Audencia
(Nantes), Suplec (Gif-sur-Yvette) et Telecom&Management SudParis (Evry). Elle a publi : Lcriture de
Maurice Blanchot. Fiction et thorie, Paris, Kim, 1999 ; Deleuze et lhistoire de la philosophie, Paris, Kim,
1999 et Gophilosophie de Deleuze et Guattari, Paris, LHarmattan, 2004. Elle a galement collabor aux
ouvrages collectifs Aux sources de la pense de Gilles Deleuze I, Leclercq Stfan (dir.), Mons/Paris, Sils
Maria/Vrin, 2005 et Gilles Deleuze, hritage philosophiqueBeaulieu Alain (dir.), Paris, PUF, 2005. Elle a
dirig LAbcdaire de Jacques Derrida, Mons/Paris, Sils Maria/Vrin, 2007, codirig (avec Pierre-Antoine
Chardel et Herv Rgnault) le volume Gilles Deleuze, Flix Guattari et le politique, Paris, ditions du Sandre,
2006, et (avec Frdric Astier et Olivier Fressard) louvrage collectif Gilles Deleuze et Flix Guattari. Une
rencontre dans laprs Mai 68, Paris, LHarmattan, 2009.
Le Livre au tombeau, apparaissant
Thierry Laus
p. 111-120
TEXTE NOTES AUTEUR
TEXTE INTGRAL
Le livre po urrissait sur la table.
Maurice Blanchot, Thomas lObscur
Et maintenant il ny a plus quombre et silence.
Stphane Mallarm, Igitur
1 SCHERER Jacques, Le Livre de Mallarm, Paris, Gallimard, NRF , 1957, 1977.
2 Cf. MALLARM Stphane,uvres compltes, vol. I, Paris, Gallimard, Bibliothque de la Pliade(...)

1IL FAUDRAIT COMMENCER PAR UNE DIDASCALIE, cho de lexergue que Mallarm installa en tte dIgitur : Ce
Conte sadresse lIntelligence du lecteur qui met les choses en scne, elle-mme. Un personnage attend,
le Conte ne sadressant pas. Le Livre de Mallarm, ntait dabord la clbre dition de Jacques
Scherer1, nexiste ou nexisterait pas. Le titre de ce Livre fantomal lindique assez bien, Scherer installant
le Livre entre guillemets : mot qui dit et se retire, Livre qui na plus rien de littral, apparaissant sans
apparatre, vanescent, fragmentaire. Bertrand Marchal, dans sa nouvelle dition des uvres de Mallarm,
sans doute ne se satisfaisant de la nature spectrale induite par les guillemets, indique plus franchement :
Notes en vue du Livre , lesquelles sont prises dans une section intitule uvres inacheves2 .
Lapparition du Livre sloigne dune dition lautre : toujours entre guillemets, le Livre nest plus que
Notes , seulement en vue . Mais que voit-on de ce Livre , de quelle vue, si ce nest ldition de
Jacques Scherer, ou celle de Bertrand Marchal ? Le Livre na pas t crit, na pas t publi.
3 BLANCHOT Maurice,Lcriture du dsastre, Paris, Gallimard, NRF , 1980, p. 62.
4 181 (A) chez Jacques Scherer (pagination ainsi, avec le tiret la ligne), p. 612 chez Bertrand
Ma (...)
2 Si le livre pouvait pour une premire fois vraiment dbuter, crit Maurice Blanchot, il aurait pour une
dernire fois depuis longtemps pris fin3 . Le Livre de Mallarm na pas vraiment dbut, mais il a peuttre, cest une premire hypothse, pour une dernire fois depuis longtemps pris fin . On peut lire ce
fragment, feuillet 180 (A) ou 233 du Livre de Mallarm : un livre ne commence ni ne finit : tout au plus
fait-il semblant4 . Si le livre fait semblant, tout au plus , comment en finir avec le Livre , comment
pour une premire fois vraiment dbuter ? Peut-tre, seconde hypothse, semblant de second degr,
en faisant semblant que le Livre nexiste pas, en allant ce que Blanchot appelle l essence
inessentielle du Livre , comme si le Livre tait ce semblant dunit, de sens et de prsence,
semblant se montrant tout au plus comme un semblant, pour une dernire fois depuis longtemps ayant
pris fin, cessant, pour finir, descamoter son semblant ? Ce quil y aurait en vue avec le Livre de
Mallarm, du moins tel que Blanchot le voit . En cela que le Livre scrit dans le semblant du Livre ,
fantme que le Tombeau renferme, apparaissant, le Livre dans ce quil semblait tre ou (re)prsenter ne
serait plus : tu, et (seulement) rv.
5 MALLARM Stphane, Igitur ou la Folie dElbehnon, avec un portrait grav sur bois par Georges
A (...)
6 MALLARM Stphane,uvres compltes, op. cit., p. 1352-1353.
7 Fragment lisible en p. 474 chez Marchal ; en p. 37 chez Bonniot.
3Le personnage de la didascalie attend, en de de toute patience. Non plus que le Livre , Igitur na pas
t publi. Cest au Dr Edmond Bonniot que nous devons une premire dition, en 19255. Bonniot, linstar
de Max Brod mettant de lordre dans Kafka, lintrieur du chaos, ordonne, dispose, fabrique un livre .
Encore une fois, Bertrand Marchal dsordonne, dconstruit, dsarticule : Pour rendre sensible
linachvement du conte, crit Marchal dans sa notice, il convenait de dmonter cette continuit illusoire
[invente par Bonniot] en sparant nettement les diffrentes strates du texte6 . Igitur nest pas compos,
publi. Nous pouvons lire, cependant (feuillet 3) : Quand les souffles des anctres veulent souffler la
bougie (grce laquelle peut-tre subsistent les Caractres du grimoire) il dit pas encore7 ! Il est
question dun grimoire, les Caractres sont lisibles, noir sur blanc . Le Livre nexiste pas, et cependant
le dsastre murmure : pas encore ! . On peut entendre la voix dIgitur, le Personnage et le texte , in
extremis.
8 BLANCHOT Maurice, Le Livre venir, Paris, Gallimard, Folio/Essais , 1998, p. 334-335.
9 Ibid., p. 340.
4In extremis, lintrieur du naufrage, peut-tre mieux ou du moins autrement que si le Livre avait t
publi : Publier, crit Maurice Blanchot dans un livre publi, ce nest pas se faire lire, ni donner lire quoi
que ce soit. Ce qui est public na prcisment pas besoin dtre lu ; cela est toujours dj connu, par avance,
dune connaissance qui sait tout et ne veut rien savoir. Lintrt public, toujours veill, insatiable, pourtant
toujours satisfait, qui trouve tout intressant tout en ne sintressant pas, est un mouvement que lon a bien
tort de dcrire avec un parti pris dnigrant. Nous voyons l, poursuit Maurice Blanchot, sous une forme il est
vrai relche et stabilise, la mme puissance impersonnelle qui, comme obstacle et comme ressource, est
lorigine de leffort littraire. [] Le lecteur et lauteur participent, lun une entente neutre, lautre une
parole neutre, quils voudraient suspendre un instant pour faire place une expression mieux entendue8 .
Tout se passerait ici comme si, in extremisinstant o place est faite une expression mieux entendue , le
murmure dIgitur tait surpris, le Livre suspendu ou interdit : pour ainsi direpubli, rendu ce neutre
partag entre lentente et la parole, lintrieur de ce mouvement impersonnel ou anonyme que Blanchot

nomme ici le public . Cest que la profonde rumeur originelle, crit encore Blanchot, l o quelque
chose est dit mais sans parole, o quelque chose se tait mais sans silence nest pas sans ressembler la
parole non parlante, lentente mal entendue et toujours lcoute, quest lesprit, et la voie publics9. Les
souffles des anctres, toujours dj , mieux encore que lagitation insatiable de nos contemporains,
veulent souffler la bougie ; in extremis, dans un murmure qui ne souffle pas encore la bougie, un murmure
dcriture murmure encore, o quelque chose est dit mais sans parole , o surtout quelque chose
est tu mais sans silence : pas encore ! .
10 Ibid., p. 298.
11 FOUCAULT Michel, Les Mots et les choses. Une archologie des sciences humaines, Paris,
Gallimard, (...)
12 NIETZSCHE Friedrich, Le Gai savoir, trad. de lallemand par Pierre Klossowski, d. revue,
augment (...)
5La patience du personnage de la didascalie, peut-tre lesprit et la voie publics, o le naufrage a eu lieu
toujours dj, et cependant attend . Autour de ce personnage, lintrieur, la parole et la rumeur sont
incessantes ; la carcasse, poreuse et transparente, livre linsens du sens, sans ailleurs. Un crivain,
crit Maurice Blanchot, est celui qui impose silence cette parole, et une uvre littraire est, pour celui qui
sait y pntrer, une dfense ferme et une haute muraille contre cette immensit parlante qui sadresse
nous en nous dtournant de nous10. Le Livre ne serait plus ce quil pouvait tre encore au XVIe sicle,
si Michel Foucault a raison de dire que [l]a grande mtaphore du livre quon ouvre, quon pelle et quon lit
pour connatre la nature, nest que lenvers visible dun autre transfert, beaucoup plus profond, qui contraint
le langage rsider du ct du monde, parmi les plantes, les herbes, les pierres et les animaux11 . Mais le
Livre, sans doute dj, peut-tre toujours dj, en passe de devenir justement Livre entre guillemets,
mtaphore, transfert du Livre dautres livres, de la nature aux sciences et des sciences la
nature , en un thtre dont nous navons pas fini de voir les feux, les cendres, les pitreries, les clats, les
terreurs, les ordres et les dsordres, cette folle et putrescente rverbration que Nietzsche a
su diagnostiquertrs tt : Nouvelles luttes, crit-il dans le Gai savoir. Aprs que le Bouddha fut mort, on
montra encore des sicles durant son ombre dans une caverne ombre formidable et effrayante. Dieu est
mort : mais telle est la nature des hommes que, des millnaires peut-tre, il y aura des cavernes o lon
montrera encore son ombre. Et quant nous autres il nous faut vaincre aussi son ombre12 ! Avec
Blanchot, le Livre nest plus cet envers visible dun transfert qui contraint le langage rsider du
ct du monde , du ct de l homme ou mme, du ct du langage lui-mme, contraint rsider du
ct de sa propre signification . Au contraire, hors du Livre , toujours dj, le langage parle, la parole
incessante, de tous les cts. Que devient ce qui reste, quand la parole, partout prsente, oublie de parler ?
L uvre littraire , est-elle encore un livre , en dfense ferme , haute muraille contre cette
immensit parlante qui sadresse nous en nous dtournant de nous . Le personnage de la didascalie
entend ceci : le Conte ne sadresse pas lui. On commence, doucement, respirer. Premire apparition
du dcor qui enveloppe le personnage de la didascalie : un silence, et un Espace qui ne ressemblerait plus
une caverne.
13 BLANCHOT Maurice,Lcriture du dsastre, op. cit., p. 58.
14 La chair est triste, hlas ! et jai lu tous les livres .
15 Ibid.
16 Ibid., p. 59.
17 BLANCHOT Maurice,Thomas lObscur. Nouvelle version, Paris, Gallimard, Limaginaire , 1992,
p (...)
6Que reste-t-il du Livre , que devient ce qui en reste, et o sommes-nous, si du moins nous ne sommes
plus dans la caverne des rverbrations ? Quand tout est dit, crit Maurice Blanchot, ce qui reste dire est
le dsastre, ruine de parole, dfaillance par lcriture, rumeur qui murmure : ce qui reste sans reste (le
fragmentaire)13 . Ce qui reste nest pas un reste, un reste du Livre ou ce qui nous en resterait, mais ce
qui reste sans reste, fragmentaire. Ainsi du Livre de Mallarm, dsastre, ruine de parole, dfaillance,
certes, mais dfaillance par lcriture, quand tout est dit14. Fragment, crit encore Maurice Blanchot : audel de toute fracture, de tout clat, la patience de pure impatience, le peu peu du soudainement15 . Ce
qui reste, du Livre , nest pas une fracture du Livre, un clat, une pice, un symbole . La part du
fragment nest pas de manque, le fantme, en un sens, est parfait : le peu peu du soudainement de la
pure impatience de patience nest pas le retour spectral dune prsence qui serait en rserve, quelque part,
dans quelque Temps. Blanchot prend bien soin de prciser que nul ne saurait sortir de la caverne : Ce
que sur Platon nous apprend Platon dans le mythe de la caverne, cest que les hommes en gnral sont

privs du pouvoir ou du droit de tourner ou de se retourner16 , crit-il justement. Ce que Platon nous
apprend sur Platon, au livre VII du Livre , cest la situation des hommes qui se trouvent dans une caverne,
en gnral : ni droit ni pouvoir, dans limpossibilit de tourner ou de se retourner. Platon Janus,
philosophe et crivain : philosophe rendant la possibilit de tourner ou de se retourner impossible
(justement lcriture, lart ou la littrature) ; crivain crivant, inventant le Soleil et lIde. Ne sortirait-on de
la caverne, du Livre ou de la philosophie , que par ruine de parole , dsastre, certes, mais
dsastre par lcriture o tourne et se retourne la voix, prive du pouvoir ou du droit de se tourner ou de se
retourner, sans voix et cependant capable et incapable de dire , crivant : Lhorreur seule me pntre.
Je me tourne et me retourne en faisant entendre la plainte dune bte pouvantable17.
18 BLANCHOT Maurice,LEntretien infini, Paris, Gallimard, NRF , 1969, p. 622.
7Un fantme de premier degr serait lapparition dun tre dfunt, disparu, ou bien lapparition dun tre qui
ne serait pas encore, attendu. Le personnage de la didascalie est un fantme de second degr : tre qui
nest ni du pass, ni de lavenir, apparition qui napparat que dtre l sans apparatre, et cependant. Pour le
dire du Livre , Livre fantomal de premier ou de second degr, de second degr si Blanchot a raison
de dire que le reste sans reste du fragmentaire devient la seule matrialit prsente, lexception du
leurre : ni fracture , ni clat . crire, autrement dit, se rapporte labsence duvre, mais sinvestit
dans luvre, sous forme de livre. La folie dcrire le jeu insens , cest le rapport dcriture, rapport qui
ne stablit pas entre lcriture et la production du livre, mais, par la production du livre, entre crire et
labsence duvre18 .Il y a lcriture, il y a le livre , il y a mme luvre, ici. Le Livre de Mallarm,
pour finir dit, Igitur ou les Notes en vue du Livre , de mme que nous pouvons citer LEntretien infini,
Calme bloc ici bas chu de quelque 643 pages. Je tiens pourtant que ces livres , du Livre , ne sont
pas des fantmes de premier degr, mais des fantmes loccasion parfaits, folie de lcriture et jeu
insens, sil est vrai que lcriture nest pas un rapport qui stablit en vue du Livre ( production du
livre , Livre pour finir produit ), mais, par la production du livre,LEntretien infini ou pour finir Igitur,
rapport qui stablit entre crire et labsence duvre , matrialit fragmentaire sans fracture ni
clat : sous forme de livre . Ainsi tourne et se retourne, hors de la caverne mais sans la nier, le corps
du prisonnier de ltre et de lapparatre, la carcasse dialectique de la prsence et de labsence, entre la
matire obscure, et lIdal qui nest pas.
19 SANDRAS Michel, Blanchot lecteur de Mallarm , in ChristopheBIDENT et Pierre
VILAR (dir.),Mau (...)
20 BLANCHOT Maurice, Le Livre venir, op. cit., p. 298.
21 Je me contenterai de faire remarquer que le silence, la fatigue et la souffrance, dans la phrase
d (...)
22 Pour indiquer un seul Nom qui pourrait illustrer cette inquitude porte lintrieur dun mme
c (...)
8 La rflexion de Blanchot, crit Michel Sandras, porte moins sur les pomes de Mallarm que sur sa
posie, sur la posie comme exprience, le tourment quelle introduit dans lexistence : pour Blanchot la
question de la posie dpasse lexistence des uvres comme des genres, elle a trait aussi au silence de
Rimbaud, la fatigue de Kafka, la souffrance dArtaud19 . Sans doute Sandras a-t-il raison : lcriture de
Blanchot, ft-elle critique , entend pntrer dans cet Espace o luvre devient cette dfense
ferme et cette haute muraille , contre cette immensit parlante qui sadresse nous en nous
dtournant de nous20 . bon droit, la critique littraire sinquite, comme si le texte tait menac, ici
la singularit plurielle des pomes de Mallarm, mais aussi la singularit plurielle des uvres et des
genres , la lettre et le livre, les units discrtes de la composition matrielle21. Je ne saurais dire si le
diffrend est irrductible, entre les voies quempruntent les lectures, ici et l. Seulement suggrer, linstar
du chemin de lObscur, celui qui monte et celui qui descend (le Mme), une zone vrai dire incertaine o le
diffrend, peut-tre, pourrait non pas se rsoudre, mais inquiter les voix de lecture, dune pratique
lautre22. Reste que, devant le Livre de Mallarm, Blanchot maide aussi bien quil me perd, me
provoque, aussi bien quil mabat : le Livre nexiste pas.
23 BLANCHOT Maurice,Lcriture du dsastre, op. cit., p. 23.
9Le personnage de la didascalie devient perplexe. Au moment o je vois lobscurit commencer le manger,
je maperois que jusque-l, il devait tre clair. Si le Livre nexiste pas, ne suis-je pas cependant port
lintrieur de ce qui reste (sans reste), jet contre la singularit plurielle de la lettre, conduit cette errance
du fragmentaire qui ne se rsout que dans la perte ? Langoisse de lire, crit Maurice Blanchot : cest que
tout texte, si important, si plaisant et si intressant quil soit (et plus il donne limpression de ltre), est vide
il nexiste pas dans le fond ; il faut franchir un abme, et si lon ne saute pas, on ne comprend pas23.

Comment faut-il entendre cette inexistence, dans le fond ? Le personnage de la didascalie remue la
tte : dans le fond, au fond, tu nes pas si bte, se dirait-il. Il ne se dit pas, il remue seulement la tte, comme
si, en son fond, dans le fond de ce qui le fait tre , ici, il nexistait pas. Au fond, le Livre nexiste pas,
si plaisant et si intressant quil soit : si prsent , si matriel , si subsistant quil soit
24 Saynte fidlement inspire de la notice dIgitur, in StphaneMALLARM, uvres compltes,
(...)
10Cest, je crois, en 1870, au mois daot. Accompagn de Judith Gautier et de Villiers de lIsle-Adam,
Catulle Mends fait un sjour Avignon, auprs de Stphane Mallarm. Igitur existe, sans exister : Mallarm
prte voix ses feuillets devant ses htes, dans une forme qui disparat, linstant o elle est profre.
Catulle Mends est atterr ; Villiers, quant lui, se montre intress . ma connaissance, on ne sait
rien de la raction de Judith Gautier24. Igitur nexiste pas, dans le fond, mais le voici port, traversant voix :
entre intrt, silence, et atterrement. Igitur est port, disparu.
25 Stphane MALLARM,uvres compltes, d. Bertrand Marchal, vol. II, Paris, Gallimard,
Bibliot (...)
26 Cf. Le pitre chti , inMALLARM Stphane, uvres compltes, vol. I, op. cit., p. 8.
27 Ibid., p. 44. Je dois Michel Lisse, oreille de lecteur plus fine que la mienne, davoir entendu, (...)
11La bouche ressemblerait-elle un tombeau ? Ce serait convoquer, dentre en scne, un autre fantme de
corps ( loccasion parfait) : le comdien. Le pliage, crit Stphane Mallarm, est, vis--vis de la feuille
imprime grande, un indice, quasi religieux : qui ne frappe pas autant que son tassement, en paisseur,
offrant le minuscule tombeau, certes, de lme25 . Le comdien, de soi comme de scnographie, corps de
pliage, indice de prsence, transfert dpaisseur (volume ou texte) la bouche qui finit par dire : travers
corps. Mallarm devant ses trois htes Avignon, histrion , geste , suie toujours dj ignoble
de lApparatre ironique : Jai trou dans le mur de toile une fentre26. Quelles que soient ses manires
et matires, la scne comme le livre est donne l, instrumentale. Mais o, le personnage, lIde, le
comdien, minuscule tombeau de la bouche et quand la bouche se ferme, minuscule prsence de fantme
loccasion parfait : (se) disant ? Un instant, sans que places ne soient changes (ni permutation de spectre
spectre), Mallarm profreIgitur, doralit crite mais scrivant en scne, avec linstrument des feuillets
crits, non publis. Puis la bouche qui se tait (silence, intrt ou atterrement), comme le livre qui se ferme :
Mes bouquins referms sur le nom de Paphos27 , tombeau minuscule de part et dautre, murmure de
Livre port, disparu.
12Le personnage de la didascalie se fait de plus en plus petit, de mieux en mieux muet. Savoir ce qui se
trame dans latmosphre na jamais t son fait, ni le sens quil y aurait subsister entre la surface et le
fond, le texte et le vide, sil y a un livre le livre, tel livre, et le Livre . Le personnage de la didascalie se
demande seulement, immobile, comment sauter.
28 BLANCHOT Maurice,Thomas lObscur, op. cit., p. 27.
29 Ibid., p. 9. Je dois ce saisissant pliage (au sens o Mallarm entend ce mot),
velyne GROSS (...)
30 BLANCHOT Maurice, Le Livre venir, op. cit., p. 328.
31 BLANCHOT Maurice,Thomas lObscur, op. cit., p. 9-10.
32 O se trouve Igitur, le livre ? O se trouve le Livre ? Au moment de quitter Thomas : o
s (...)
13 ma connaissance, on na pas encore russi dterminer, de savoir construit, si Thomas lObscur
connat Igitur , ni si la rciproque, titre dhypothse, prsente un intrt. Thomas demeura lire dans
sa chambre. [] Il lisait avec une minutie et une attention insurpassables. Il tait, auprs de chaque signe,
dans la situation o se trouve le mle quand la mante religieuse va le dvorer. Lun et lautre se regardaient.
Les mots, issus du livre qui prenait une puissance mortelle, exeraient sur le regard qui les touchait un attrait
doux et paisible28 . La minutie et lattention, passivit de puissance mortelle que Thomas connatrait dj
devant la mer, au dbut du rcit ? Thomas sassit et regarda la mer. Pendant quelque temps il resta
immobile, comme sil tait venu l pour suivre les mouvements des autres nageurs et, bien que la brume
lempcht de voir trs loin, il demeura, avec obstination, les yeux fixs sur ces corps qui flottaient
difficilement29. Thomas demeure devant la mer comme il demeure devant le livre : avec obstination,
minutie et attention. Les mots sont-ils ces corps, les corps sont-ils ces mots ? Ni mots ni corps, peut-tre,
mais plutt la mer, les vagues, indcision mouvante qui serait, selon Le Livre venir, la ralit mme
de lespace propre au langage30 . Indcision mouvante en tous les cas de la mer : [] une vague plus
forte layant touch, il descendit son tour sur la pente de sable et glissa au milieu des remous qui le
submergrent aussitt. La mer tait tranquille et Thomas avait lhabitude de nager longtemps sans fatigue.

Mais aujourdhui il avait choisi un itinraire nouveau. La brume cachait le visage. Un nuage tait descendu
sur la mer et la surface se perdait dans une lueur qui semblait la seule chose vraiment relle. Des remous le
secouaient, sans pourtant lui donner le sentiment dtre au milieu des vagues et de rouler dans les lments
quil aurait connus31 . Les mots et les corps, en songeant Michel Foucault : lments qui deviennent
aussi inconnus que la mer, indcision mouvante o le lecteur est submerg loccasion, itinraire
nouveau et lueur qui semble et apparat, seule chose vraiment relle32
33 MALLARM Stphane,uvres compltes, d. Bertrand Marchal, vol. I, op. cit., p. 480.
34 Ibid., p. 478.
14Le personnage de la didascalie na pas encore parl, que je sache. Calme bloc ici-bas chu dun
dsastre obscur , songeant peut-tre Edgar Poe autant quau Blasphme, il se demande encore, Igitur,
Feuillet 31 chez Bertrand Marchal : Lheure a sonn certainement prdite par le livre , ou [sic], la vision
importune du personnage qui nuisait la puret de la glace chimrique dans laquelle je mapparaissais, la
faveur de la lumire, va disparatre, ce flambeau emport par moi : disparatre comme tous les autres
personnages partis en temps de tapisseries, qui ntaient conserves que parce que le hasard tait ni par le
grimoire, avec lequel je vais galement partir33 . Oralit de livre profr non publi, Livre qui ne prdit
ni ne dit, et personnage qui ne nuit. Et cependant, murmure quand mme (le personnage de la didascalie),
reste sans reste un livre, Igitur, livre sans Livre o, avant que ne se ferme la bouche du personnage, je
puis encore lire ceci (feuillet 30) : Sur les cendres des astres, celles indivises de la famille, tait le pauvre
personnage, couch, aprs avoir bu la goutte de nant qui manque la mer. (La fiole vide, folie, tout ce qui
reste du chteau ?) Le Nant parti, reste le chteau de la puret34 .
15Manquerait la mer, encore, une goutte de nant . Mais la fiole est vide, le Livre nexiste pas ; tout
ce qui resterait, tout au plus, sans reste, serait ce fragmentaire, sans fracture ni clat : Le Nant
parti, sa guise, le personnage de la didascalie, reste, sans reste, le chteau de la puret. Avec lequel je
vais galement partir, dit sa guise le pote (grimoire, Livre , ou Personnage, Igitur).
NOTES
1 SCHERER Jacques, Le Livre de Mallarm, Paris, Gallimard, NRF , 1957, 1977.
2 Cf. MALLARM Stphane, uvres compltes, vol. I, Paris, Gallimard, Bibliothque de la Pliade , 1998.
3 BLANCHOT Maurice, Lcriture du dsastre, Paris, Gallimard, NRF , 1980, p. 62.
4 181 (A) chez Jacques Scherer (pagination ainsi, avec le tiret la ligne), p. 612 chez Bertrand Marchal
(feuillet 233 avec le tiret qui poursuit, comme dans ma citation).
5 MALLARM Stphane, Igitur ou la Folie dElbehnon, avec un portrait grav sur bois par Georges Aubert
daprs le tableau dduard Manet, d. Edmond Bonniot, Paris, Gallimard, NRF , 1925.
6 MALLARM Stphane, uvres compltes, op. cit., p. 1352-1353.
7 Fragment lisible en p. 474 chez Marchal ; en p. 37 chez Bonniot.
8 BLANCHOT Maurice, Le Livre venir, Paris, Gallimard, Folio/Essais , 1998, p. 334-335.
9 Ibid., p. 340.
10 Ibid., p. 298.
11 FOUCAULT Michel, Les Mots et les choses. Une archologie des sciences humaines, Paris, Gallimard,
Tel , 1992, p. 50.
12 NIETZSCHE Friedrich, Le Gai savoir, trad. de lallemand par Pierre Klossowski, d. revue, augmente et
corrige par Marc de Launay, Paris, Gallimard, Folio/Essais , 1990, p. 137 ( 108).
13 BLANCHOT Maurice, Lcriture du dsastre, op. cit., p. 58.
14 La chair est triste, hlas ! et jai lu tous les livres .
15 Ibid.
16 Ibid., p. 59.
17 BLANCHOT Maurice, Thomas lObscur. Nouvelle version, Paris, Gallimard, Limaginaire , 1992, p. 35-36.
18 BLANCHOT Maurice, LEntretien infini, Paris, Gallimard, NRF , 1969, p. 622.
19 SANDRAS Michel, Blanchot lecteur de Mallarm , in Christophe BIDENT et Pierre VILAR (dir.), Maurice
Blanchot. Rcits critiques, Tours-Paris, Lo Scheer-Farrago, 2003, p. 86-87.
20 BLANCHOT Maurice, Le Livre venir, op. cit., p. 298.
21 Je me contenterai de faire remarquer que le silence, la fatigue et la souffrance, dans la phrase de
Sandras, restent attribues des Noms : Rimbaud, Kafka et Artaud.
22 Pour indiquer un seul Nom qui pourrait illustrer cette inquitude porte lintrieur dun mme chemin, je
citerais volontiers CLMENT Bruno, Luvre sans qualits. Rhtorique de Samuel Beckett, Paris, ditions du
Seuil, Potique , 1989.
23 BLANCHOT Maurice, Lcriture du dsastre, op. cit., p. 23.

24 Saynte fidlement inspire de la notice dIgitur, in Stphane MALLARM,uvres compltes, d. Henri


Mondor et Georges Jean-Aubry, Paris, Gallimard, Bibliothque de la Pliade , 1945, p. 1580.
25 Stphane MALLARM, uvres compltes, d. Bertrand Marchal, vol. II, Paris, Gallimard, Bibliothque de
la Pliade , 2003, p. 224.
26 Cf. Le pitre chti , in MALLARM Stphane, uvres compltes, vol. I, op. cit., p. 8.
27 Ibid., p. 44. Je dois Michel Lisse, oreille de lecteur plus fine que la mienne, davoir entendu, en aprscoup : Paphos, Pas faux, Faux-pas Faux-pas serait dentendre Pas faux , livre ferm de voix lire en
silence, en Paphos : mythologie referme, dieux leurs tombeaux.
28 BLANCHOT Maurice, Thomas lObscur, op. cit., p. 27.
29 Ibid., p. 9. Je dois ce saisissant pliage (au sens o Mallarm entend ce mot),
velyne GROSSMAN, LAngoisse de penser, Paris, Les ditions de Minuit, Paradoxe , 2008, p. 151.
velyne Grossman, comme toujours, prcise et profonde extraordinaire. En loccurrence, la
(d)monstration est impeccable.
30 BLANCHOT Maurice, Le Livre venir, op. cit., p. 328.
31 BLANCHOT Maurice, Thomas lObscur, op. cit., p. 9-10.
32 O se trouve Igitur, le livre ? O se trouve le Livre ? Au moment de quitter Thomas : o se trouve
Thomas lObscur , entre la premire et la seconde version, pliage dire vrai qui serait facile , encore
que dj vertigineux ? Cf. Jean-Philippe RIMANN, Dun Thomas lautre , in Furor 29, Maurice Blanchot ,
Genve, sept. 1999, p. 53-72 et Arthur COOLS, Dune scne primitive lautre. Lcriture et la question de
la singularit chez Maurice Blanchot , in Maurice Blanchot. La singularit dune criture, Arthur COOLS,
Nausicaa DEWEZ, Christophe HALSBERGHE et Michel LISSE (dir.), Les Lettres romanes, Louvain-La-Neuve,
2005 (hors srie), p. 131-151.
33 MALLARM Stphane, uvres compltes, d. Bertrand Marchal, vol. I, op. cit., p. 480.
34 Ibid., p. 478.
AUTEUR
Thierry Laus
Thierry Laus, n en 1972, est matre de confrence en histoire des institutions, des thologies et des
imaginaires chrtiens luniversit de Lausanne et lcole Polytechnique Fdrale de Lausanne. Il est
membre du comit de rdaction de la collection Rsonances de Maurice Blanchot . Ses recherches et se
situent au croisement de lhistoire des religions (christianisme et judasme), de la littrature (Mallarm,
Blanchot et Beckett) et de la philosophie (Derrida, Nancy et Agamben). Il a notamment publi : La parole
infinie, cela ne sachve pas , in Emmanuel Lvinas, Maurice Blanchot : penser la diffrence, ric
Hoppenot et Alain Milon (dir.), Presses universitaires de Paris Ouest, 2007 ; Corp(u)s , in Le Corps, lieu
de ce qui nous arrive, Pierre Gisel (dir.), Labor et Fides, 2008 ; Croire Volodine. Entre biologie(s),
historicit(s) et foutoir(s) , in Les Constellations du croire, Pierre Gisel (dir.), Labor et Fides, 2009.
La philosophie de laction, compagne clandestine ?
David Uhrig
p. 121-135
TEXTE NOTES AUTEUR
TEXTE INTGRAL
HONORER LINTELLIGENCE
1 BLANCHOT Maurice, Penser avec les mains, par Denis de Rougemont , in LInsurg, n 3, 27
jan (...)
2 Ibid.
1SI MAURICE BLANCHOT A BIEN FAIT des tudes de philosophie, sans doute brillantes, luniversit de
Strasbourg dans les annes vingt, cest lcriture journalistique quil a choisie dans les annes trente comme
mode dexpression privilgi. Ce choix nest pas fortuit : il requiert tout le dynamisme intellectuel dont
Blanchot na jamais manqu et il marque lorientation profondment politique de sa pense. Cependant,
cette manire de sengager navait rien dexceptionnel lpoque et, dautre part, il ntait pas sans exemple
puisquil rptait celui de Charles Maurras qui, au mme ge environ (vers vingt-deux ou vingt-trois ans),
avait abandonn la philosophie que pourtant il interrogeait jusque-l avec passion pour se vouer corps et
me ce qui allait devenir son journal :lAction franaise. Blanchot, dailleurs, nhsite pas recourir
lemphase pour affirmer en 1937 : Maurras est le seul dont on puisse dire quil a vraiment pens1 . Cest
que, pour Blanchot alors, Maurras reste lincarnation dune pense effective : Celui-ci aurait pu se
contenter de penser []. Mais il a de plus formul sa pense et il la formule en lui donnant un caractre
defficacit remarquable. Il la voulue telle quelle et puissance dagir, quelle rendt impossible ce quelle

jugeait intolrable et quen compensation elle entrant sa responsabilit non seulement intellectuelle, mais
physique2 .
2Il y a semble-t-il, une fascination toute machiavlienne pour lefficacit de laction dans le fait de considrer
comme exemplaire ce qui parat ntre quune rduction de la pense son aspect exclusivement pratique
rduction si premptoire dailleurs quil est difficile de la considrer comme philosophique au premier abord.
Certes, ce que Blanchot retient au premier chef, cest bien la force plastique de la pense de Maurras, la
capacit quelle avait dmontre de contraindre non seulement ses mots mais, par leur biais, son corps. On
aurait peut-tre tort nanmoins de ne voir dans cette rflexion quune reconnaissance de lintgrit
intellectuelle dun Matre engag depuis quarante ans et de faon de plus en plus exclusive dans une
pratique journalistique qui avait fait la gloire de son mouvement nationaliste. Depuis le dbut des annes
trente en effet, alors mme que Blanchot commenait sa carrire de journaliste, le contenu dynamique de la
pense maurrassienne avait perdu de son allant et il ne suffisait plus contrebalancer lvolution strictement
conservatrice du mouvement quentranait encore le journal LAction franaise. Le maurrassisme en tant que
tel appelait un renouvellement que Blanchot, comme ses partenaires Fabrgues, Maxence, Maulnier,
semployait rendre possible, dabord sous le patronage dHenri Massis puis, en ce qui concerne Blanchot,
loin de lui.
3 Ibid., nous soulignons.
3Plutt que de se couvrir les yeux devant le simple fait que Blanchot ait pu faire lloge de Maurras, relisons
plus attentivement ce quil dit de lui : Celui-ci aurait pu se contenter de penser []. Mais il a de plus
formul sa pense et il la formule en lui donnant un caractre defficacitremarquable. Il la voulue telle
quelle et puissance dagir, quelle rendt impossible ce quelle jugeait intolrable et quen compensation elle
entrant sa responsabilit non seulement intellectuelle, mais physique3 . Ce nest pas le contenu de la
pense de Maurras qui intresse Blanchot, mais le fait que cette pense ait russi
associer formulation et efficacitet que, par suite, de cette association ait rsult une puissance dagir. Ce
que retient Blanchot, cest la corrlation entre la formulation dune pense et son efficacit ; le contenu dune
pense ne serait pas dissociable de sapuissance dagir, cest--dire, de sa capacit mettre en avant
certains possibles par la neutralisation de tous les autres. Par consquent, cest en termes demprise sur le
rel quil faut entendre cette puissance dagir de la pense, emprise qui lui viendrait de sa capacit mettre
en scne les possibles, de faon en estimer la valeur.
4 Ibid., nous soulignons.
5 Ibid., nous soulignons.
4La rflexion qui se fait jour ici est beaucoup plus solide quil ny paratrait premire lecture. tre sensible
limportance pour la pense de se manifester et de ntre mme jamais conue quen vue dun acte
possible4 , cela peut certes signifier que toute pense doit tendre un rsultat (sous-entendu, dans le
contexte du journalisme de Blanchot, un rsultat politique), mais cela prend aussi un sens mtaphysique si
lon largit la perspective de lecture : souligner limportance pour la pense de se manifester et de ntre
mme jamais conue quen vue dun acte possible5 , cest donner la pense la tche de prparer en
amont le passage de lintention lexcution qui lincarne et cest chercher dfinir le point initial et focal
de toute pense.
6 BLONDEL Maurice, LAction, Paris, PUF, Quadrige , 1993, p. 116.
7 Ibid., p. 236.
5En fait, un tel projet pourrait sentendre dans le sens dune philosophie aussi oppose laction de Maurras
que celle de son ancien ami Maurice Blondel qui, ds la version de 1893 de son ouvrage prcisment
intitulLAction, avait nonc que toute pense vise linitiative premire de leffort interne, soit que par
nature tout doive se borner cette opration spirituelle, soit que lon envisage, dans luvre mme, la part
toute subjective de lagent6 . Cest que pour Blondel, aucune pense ne saurait faire lconomie dune
remise en question de son mode dexpression ; cder au quotidien, ctait donc sacrifier le contenu de la
pense sur lautel de lurgence : La nature profonde et durable de linfluence quexerce une uvre, dpend
[] de la faon mme dont en elle lide est unie sa matire. [] Dans ce compos mme, par ce quil a
dobscur, subsistent des virtualits latentes que le temps fait peu peu passer lacte . Moins ce lien est
troit, moins la vie sy marque avec puissance et fcondit7 .
8 BLANCHOT Maurice, Penser avec les mains, par Denis de Rougemont , in LInsurg,op. cit.,
p. (...)
6Le dbat suscit par la philosophie de Maurice Blondel, relanc par les publications successives de La
Pense en 1934, puis de Ltre et les tresen 1935, enfin dune nouvelle version de LAction en 1936 et
1937, navait sans doute pas laiss Blanchot indiffrent, dautant moins que ce dbat permettait aux

intellectuels de se repositionner vis--vis du nothomisme comme du maurrassisme. Dailleurs, si lon


compare cette manire dentendre la pense avec celle quutilise Blanchot dans son texte de janvier 1937,
on saperoit sans mal quelle en suit parfaitement laxe problmatique, Blanchot formulant cette rflexion
rvlatrice : Il ny a pas de plus sr moyen de dshonorer lintelligence que de la considrer comme
indiffrente aux effets sensibles de ses oprations8. Sans aller jusqu faire de Blanchot un blondlien, ce
paralllisme doit au moins nous inviter considrer plus avant les raisons philosophiques qui ont loign
Blanchot du journalisme pour le rapprocher de lcriture littraire.
9 Les principes rvolutionnaires de la rflexion politique de Blanchot sont construits partir dun(...)
10 En sinstallant rue Raumur en 1924,LIntransigeant disposera de trois positions
tlphonique(...)
11 Le 22 mars 1934, Paul Lvy dclare en effet dans le dernier numro de la formule quotidienne
dAuj (...)
7Dans un premier temps, trs volontairement et trs consciemment, Blanchot avait lui-mme choisi de
consacrer toutes les ressources de sa pense au journalisme politique (quand nous disons toutes les
ressources de sa pense, nous voulons dire, bien sr, ses ressources intellectuelles dalors car, au tournant
des annes trente, philosophiquement du moins, il ny a gure trace dune pense personnelle de Blanchot,
et littrairement, Blanchot, comme il en a tmoign lui-mme, se dbattait avec un projet de roman trs
complexe et encore bien loin davoir trouv, prcisment, uneforme satisfaisante). Soumise la tyrannie de
la copie mais plus encore lpreuve des faits, lintention initialement engage (Blanchot la voulait
spirituelle9 ) sest ainsi peu peu dlite dans le journalisme, jusqu ne plus apparatre que trs
brutalement dans lexpression obsessionnelle dune rvolte haineuse. Or, si lintention initiale de Blanchot
sest finalement abme dans un journalisme de plus en plus agressif, ce nest pas en raison de la mauvaise
qualit des journaux o il a dabord dcrit :La Revue universelle de Massis avait une notorit certaine, Le
Journal des dbats tait une institution et si le Rempart tait une nouveaut, il offrait des gages de srieux
puisque son directeur, Paul Lvy (lui-mme journaliste), venait de LIntransigeant, lun des journaux les plus
modernes pour lpoque10 et avait voulu donner son propre journal toutes les conditions de la russite,
jusqu y investir la quasi-totalit de sa fortune personnelle11.
8Par suite, pour comprendre les raisons qui ont pouss Blanchot interrompre ses activits de journaliste, il
faut invoquer des raisons directement lies lapprofondissement de son engagement politique, lorsque
celui-ci, en partie cause de sa virulence, na plus trouv aucun dbouch dans la presse : Blanchot a
dabord choisi les lieux les plus appropris son ambition de journaliste, mais il na pas hsit sacrifier sur
lautel de son activisme politique une carrire bien commence, ce dont tmoigne la fin prmature
de LInsurg, priv de ses ressources par un mcne inquiet des dmls de ses rdacteurs avec la justice.
Ainsi, Blanchot a cherch se librer du journalisme, non pour renoncer ses objectifs politiques premiers,
mais pour mieux construire, travers une interprtation critique des textes littraires, une mise en
perspective philosophique de laction quil na jamais cess de poursuivre.
9Sil nous a paru utile de mentionner le plein panouissement de la philosophie de Blondel la mme
poque, cest quelle ne se contentait pas dune mise en garde contre lactivit journalistique, en tant que
telle condamne rester superficielle et phmre : cette philosophie prenait plus radicalement le contrepied de toute activit tendant rduire les diffrences de forme lineffectivit dun contenu encore ignorant
de soi. Pour Blondel, les diffrences formelles auraient par elles-mmes une effectivit apte empcher tout
processus dinterprtation de se perdre, malgr elles, dans quelque au-del de la reprsentation : la matire
( loccasion textuelle) ne serait pas seulement une condition pour la pense, sa contradiction infiniment
actuelle, elle serait aussi la marque de son irrductible incompltude. Aussi la philosophie de Blondel nous
permet-elle du moins de radicaliser notre questionnement du sens philosophique de lvolution de Blanchot
vers lcriture littraire en 1937. La forme mme du journalisme tait-elle seulement compatible avec
lintention de Blanchot quil voulait spirituelle ? Et quand bien mme, linfluence grandissante de la
communication de masse nloignait-elle pas du journalisme tout approfondissement rflexif, ft-il politique,
puisque lcriture y prenait un tour toujours plus polmique ?
LA SURVALORISATION DE SOI
12 BLANCHOT Maurice, Les Vergers sur la mer, par Charles Maurras , inLInsurg, n 29, 28 juil (...)
13 KESSLER Nicolas, Histoire politique de la jeune droite, 1929-1942 : une rvolution conservatrice
(...)
10Que Blanchot se rfre Maurras dans larticle prcdemment cit ou dans celui quil lui consacre
entirement en juillet 193712 nest en soi gure surprenant : on ne saurait imaginer limmense clbrit de
Maurras avant la guerre, ni dailleurs le poids de ses opinions dans les dbats politiques. Ce qui est plus

intressant dans un tel contexte, cest que Blanchot ne retient de Maurras que des uvres crites une
poque antrieure son succs de polmiste, lequel tendait de plus en plus effacer une uvre littraire
prcoce et riche au profit exclusif de ses talents journalistiques. On ne saurait trop insister sur ce point :
larticle logieux que Blanchot consacre Maurras en juillet 1937 dcrit une uvre de jeunesse encore
prometteuse, mais surtout inaccomplie, par suite irrductible aucun de ses termes. Par l, Blanchot remet
avant tout en question la frilosit interprtative qui tend clore la lecture de Maurras sur un dogmatisme
triqu. En soi, ce travail de rinterprtation ntait pas une singularit : il tait lambition mme dintellectuels
comme Massis avec lesquels Blanchot avait dabord travaill. En 1927, pour Massis et les proches de
la Revue universelle, le seul dfaut des thses de Maurras est dtre incompltes et ils ne doutent pas de
leur capacit les emplir de ce queux-mmes appellent un contenu de droit13 .
14 Blanchot ne dissimule pas sa sympathie pour la revue de Fabrgues : Les ides qui y sont
exprim (...)
15 Ibid., p. 190-191.
16 Sil faut accepter lide, voque par Blanchot lui-mme, que les premiers brouillons de ce qui
de (...)
11Mais les choses ont bien chang dix annes plus tard ; certes, le maurrassisme que Blanchot stait
dabord choisi tait fortement li au renouveau thomiste dsir par Massis : ctait limpulsion mme que
Massis entendait donner La Revue universelle lors de sa cration en 1920, et Blanchot a donn cette
revue, puis aux diffrentes revues de Jean de Fabrgues (Revue du Sicle, Revue du XXe sicle), lui-mme
lavant-garde dune renaissance thomiste , une bonne dizaine darticles. Seulement, aprs avoir
tent de donner un accent plus politique au discours catholique de ces revues, aprs avoir espr dans le
rapprochement de Maxence et de Fabrgues14 au nom de la commune admiration de Raction pour
Bernanos15, Blanchot na pu que prendre acte de lirrductibilit du clivage entre catholicisme thomiste et
conservatisme maurrassien16. Aussi les analyses de Blanchot ne concernent-elles pas Maurras lui-mme,
elles cherchent plutt atteindre travers lui le modle dengagement que le courant maurrassien avait fini
par faire de son personnage. Si certains disciples de Maurras voulaient faire de son emprisonnement de lt
1937 une nouvelle occasion de culte patriotique rendu ses vertus, Blanchot refusait pour sa part de cder
cette tentation idoltrique consistant idaliser lenseignement de Maurras ou imiter son engagement
singulier. Dans la semaine qui suit larrestation de Maurras et malgr lestime dans laquelle il tient son
uvre, Blanchot entame sa chronique littraire LInsurg par une dnonciation de toute survalorisation
hroque de soi :
17 BLANCHOT Maurice, Lcole du Rengat, par Jean Fontenoy , inLInsurg, n 30, 4 aot 19(...)
On na jamais publi un aussi grand nombre et sous des formes plus diverses quaujourdhui ces sortes de
Mmoires de lesprit. mi-chemin entre le roman et lessai, un rcit personnel fonde un univers o les
vnements aboutissent des cogitations pathtiques. Chaque auteur ressaisit sa destine et sa vie au fil
dor de sa pense. Chacun se donne comme un objet de cruelles mditations sa propre existence dont il ne
se rappelle que pour la comprendre et peut-tre labolir dans une ide. Entre ses aventures singulires et
celles de toute une poque, on jette la passerelle danalogies incontestables. On se pense comme un hros
impersonnel. On savance en exaltant sa propre tragdie jusqu un drame gnral o celle-ci ne parat que
peu de chose17.
12La survalorisation de soi est une impasse parce quelle empche un vritable rapport de lindividu avec le
monde en idalisant une forme impersonnelle de soi-mme, ce qui lempche dtablir un lien vritable,
cest--dire perfectible, avec le monde. Blanchot y insiste, un auteur se trompe sil croit pouvoir saisir, par un
simple retour rflexif, sa destine et sa vie , tout simplement parce que, au fil dor de sa pense , son
existence devient comme un objet ; ce qui se perd alors, neutralis par de prtendues analogies
incontestables , cest le contenu de ce questionnement sur lexistence puisquil tend au mieux la
comprendre et au pire labolir dans une ide . En filigrane se dtache la dfense dun autre type de
questionnement qui, dune part ne se rsoudrait pas en une comprhension, dautre part ne se perdrait pas
pour autant dans une forme didalisme, deux limites entre lesquelles Blanchot entend dfinir son propre
questionnement.
18 BLONDEL Maurice, LAction (1893), op. cit., p. 308.
19 En 1967, en avertissement la deuxime dition de En dcouvrant lexistence avec Husserl et
Heide (...)
13Blanchot cherche manifestement chapper lun des principaux reproches qui taient adresss en
France lintellectualisme : lidoltrie. Dveloppe par Maurice Blondel (encore lui) en 1893, cette critique
persistait depuis viser tout acte de pense qui plaait secrtement le sujet thortique au centre et au

fondement du questionnement philosophique : Et, puisque cest le secret impntrable de sa conscience


individuelle quil adore ainsi, lhomme est amen, par le progrs mme de sa rflexion, concevoir cet objet
mystrieux sur le type de son humanit ; mais dune humanit telle quelle ne peut tre ralise en lui, et qui
reste la permanente et mobile avance de son idal sur son dveloppement rel18. Paradoxalement peuttre, cette prvention vis--vis de lintellectualisme incluait, avec la publication en 1935 de Ltre et les tres,
la posture philosophique de Heidegger, comme on le voit encore ces questions que Lvinas pose en 1949,
ce que lon appelle depuis la premire philosophie19 de Heidegger :
20 LVINAS Emmanuel, De la description lexistence , in En dcouvrant lexistence avec
Husserl (...)
Cest en termes de comprhension de ses checs et de ses succs que Heidegger dcrit finalement
lexistence. La relation dun existant avec ltre est pour lui ontologie comprhension de ltre. Et par l il
rejoint la philosophie classique. [] Mais le rapport de lhomme avec ltre est-il uniquement ontologie ?
Comprhension ou comprhension inextricablement mle lincomprhension []20 ?
21 BLANCHOT Maurice, Penser avec les mains, par Denis de Rougemont , inLInsurg, n 3, 27
jan (...)
14Pour sa part, Blanchot semble la recherche dune mtaphysique qui prendrait du recul vis--vis de la
philosophie allemande de lpoque, en particulier celle de Heidegger. Au dbut de lanne 1937 en effet,
dans ce mme article o Blanchot soulignait, en prenant exemple sur Maurras, limportance pour la pense
de se manifester et de ntre mme jamais conue quen vue dun acte possible21 , Blanchot adressait
Denis de Rougemont, auteur protestant directement influenc par les diffrentes philosophies dinspiration
chrtienne (de Nicolas Berdiaev Karl Barth), le reproche de ne pas stre suffisamment interrog sur la
philosophie qui sous-tendait ses assertions et, consquemment, de stre laiss influencer par la philosophie
heideggrienne autant que par une pense dont il juge dangereuses les confusions , cest--dire le
personnalisme :
Celle [la philosophie] de Penser avec les mains, bien que consciente et parfois assez firement dellemme, nest pas assez manifeste pour consolider ladhsion que nous pouvons donner ses autres
penses. Elle se montre trop ou trop peu. Elle parat quelque fois alimente par les produits de rebut de la
philosophie allemande, en particulier celle de Heidegger, et les dangereuses confusions des penseurs
acrobates de la revue Esprit. On est surpris quun esprit comme M. de Rougemont puisse tre moins
exigeant et moins rigoureux pour ce qui soutient sa pense que pour sa pense mme.
DE LTERNELLEMENT ACTUEL AU REL
15Blanchot se juge manifestement labri de la critique quil formule lencontre de Rougemont, ce dont on
peut rendre raison : la philosophie de Blanchot, mme si elle apparat encore fort peu dans son article de
janvier 1937, se laisse dj deviner comme une mtaphysique de laction qui dborde largement le seul
cadre de la critique littraire o elle sexprime. Blanchot va la prciser au cours des mois qui suivent, ses
textes de critique littraire sattachant en effet interroger les rapports des personnages leurs actes, et le
rapport de ces mmes actes aux auteurs qui le sont conus. propos de lcrivain belge Hubert Chatelion,
Blanchot publie le 7 avril 1937 un article o il considre le roman comme un terrain dexprimentation qui
permet non seulement de mettre lpreuve, travers les personnages, le devenir fictif de certains possibles
mais encore, travers lui, de donner lintention qui les produit la facult de sextrioriser :
22 BLANCHOT Maurice, Maldagne, par Hubert Chatelion , in LInsurg, n 13, 7 avril 1937, p. 5.
Ce qui se passe dans le cur et lesprit de ses hros, M. Chatelion ne le dcrit pas, il le traduit, il le projette
dans le monde extrieur, il en suit avec anxit les ractions et lactivit efficace. Chaque sentiment se
construit une petite scne concrte o il sprouve en affrontant les choses et o il dcouvre sil est valide.
Lunivers est pendant quelques instants tenu en haleine par un tat dme qui sexprime en une srie
dactions pour montrer son sens vritable22.
16Le suspens que permet la fiction littraire est loccasion de rvler, par la mise en perspective dune
srie dactions , la teneur de ce qui nest dabord quun simple tat dme ; luvre ouvre une
parenthse temporelle dont le propre est de traduire en un langage qui lui donne son efficacit une
intention qui se dcouvre par elle. Le 5 mai 1937, Blanchot critique un essentiel dfaut dun roman de Drieu
la Rochelle,Rveuse bourgeoisie :
23 BLANCHOT Maurice, Rveuse bourgeoisie, par Drieu la Rochelle , inLInsurg, n 17, 5 mai
1 (...)
Ils [ses personnages] ne tentent pas de sengendrer dans cette existence quils reoivent. Leur psychologie
est ce quil y a de plus mince. Une ide, un dsir, une image se disputent leur esprit et le dterminent sans

mystre. Ils succombent tout de suite ce quils pensent. Et ils dtachent leurs actions deux-mmes comme
si leurs actions saccomplissaient en dehors deux23.
17Fait essentiel, les personnages ont la tche de sengendrer : lauteur est cens disparatre au cur
dun processus potique o toute image ( dsir ou ide ) est appele se transmuer en existence.
Par suite, les personnages sont soumis un principe dindtermination qui seul permet leurs actions
daccomplir le contenu de lintention qui les portent, ce que Blanchot nomme leur psychologie . Ces
actions saccomplissent en dehors deux lorsque lauteur na pas risqu, travers eux, son intention
initiale ; la fiction de lauteur dborde alors celle des personnages, si bien quils se trouvent exclus de lacte
dnonciation qui prtendait les faire tre. Le dsquilibre du roman de Drieu la Rochelle lui vient finalement
de ne pas respecter ce principe : ce quils font a beaucoup plus de poids que ce quils sont . Au contraire,
lorsque lintention de lauteur ne se substitue pas laction des personnages mais se risque jouer le jeu
dune dpossession de soi travers les personnages, cest la fiction constitutive du sujet de lnonciation qui
se trouve engage dans laction du roman. Dans ce geste potique accompli, lintention dont les
personnages sont le vecteur tend nexprimer plus que le lien irrductible de la pense et de lacte ; ainsi, le
21 juillet 1937, Blanchot juge avec svrit Montherlant lui-mme parce que, avec Le Dmon du bien, il sest
loign de ce qui a toujours fait sa force cratrice :
24 BLANCHOT Maurice, Le Dmon du Bien, par Henry de Montherlant , in LInsurg, n 28, 21
juil (...)
Ainsi vient un moment o un auteur magnifique, si persuad de sa force, si curieux de sa supriorit, sexalte
dans ses rebuts et succombe pour avoir ddaign lexercice de lasctisme littraire. Ce quil fait devient
alors de plus en plus infrieur ce quil est. Il saccouple nimporte quoi, il se survit en de misrables
btards, il pense tre assez fort pour tirer quelque chose mme du nant. [] Par contre, chaque fois que M.
de Montherlant se sert de sa fiction, non pas pour dranger par de candides audaces les conventions
sociales, mais pour tirer des choses quelque sensation pure, il se rejoint dans sa force cratrice. Alors, il
invente des mtaphores qui attaquent le rel et le sparent de sa boue ; il coule au plus intime de la vie. Quil
dcrive quelque spectacle de lunivers ou quil sinsinue dans la nuit animale, le voil dans le monde des
actes premiers ; il ny a plus dimage dans ses images, il ny a quune exacte flamme qui a consum les
choses jusqu leur forme originelle, ne laissant delles que leur noyau de cration ; dans les divines
analogies apparaissent les rivales augustes des raisons et des lois24.
18Le point saillant de ces analyses transparat dans un article de nouveau consacr Rougemont, le 18
aot 1937, propos de son ouvrage Journal dun intellectuel en chmage. Blanchot flicite cette fois
Rougemont davoir trouv une nouvelle manire de sexprimer qui vite toute forme didalisation de soi, ce
qui lui permet de traverser la seule fiction vers une vrit qui transcende la dimension du personnage comme
celle de lauteur :
25 BLANCHOT Maurice, Journal dun intellectuel en chmage, par Denis de Rougemont ,
in LInsurg (...)
Il [Denis de Rougemont] est comme un hros de fiction qui a cette supriorit dtre vrai dans une vrit qui
ne dpend pas de lui. Il sexpulse de ce quil fait et de ce quil pense. Il sannule linstant o il a rcit. Il lui
est inutile dtre sincre dans la mesure o il ne dit rien qui ne soit authentique. Attitude qui lui permet de
consulter en lui quelque chose dternellement actuel et en mme temps de retourner au rel par un grand
effort25.
19Si Blanchot flicite Rougemont, ce nest pas davoir davantage rvl la philosophie qui soutient sa
pense, mais davoir su utiliser la ressource du rcit de telle faon que la seule vrit de lnonciation y soit
mise en avant, dbarrasse des scories du sujet (personnage ou auteur) au profit dun langage dont
lactualit transcende la relativit temporelle propre toute instance dnonciation. Par le biais dun tel rcit,
Rougemont labore une fiction de lui-mme o le porte cette supriorit dtre vrai dans une vrit qui ne
dpend pas de lui , cest--dire un dpassement de soi dont toute la vrit consiste dborder non
seulement la seule vrit subjective de lauteur, mais toute vrit transcendantale, vers lacte de lnonciation
en tant que tel. Dans la mesure mme o cet acte dnonciation dborde la seule fiction de soi vers une
dimension qui ne dpend plus du sujet seul, Rougemont jette un pont entre quelque chose dternellement
actuel et le rel par un grand effort : il offre toute pense les moyens dune effectuation en maintenant
dans un mme mouvement lpreuve critique de la fiction constitutive de soi et la ncessit de retourner
ce qui sen trouve libr (quelle quen soit la teneur).
26 Ibid.
Mais M. Denis de Rougemont espre-t-il vraiment sauver les rapports de lintelligence et des choses par
cette rvolte singulire ? Compte-t-il tirer lunivers du chaos, non pas en le reconstruisant comme le voudrait

lenseignement de Goethe aussi stable, aussi ordonn que lesprit, mais en loignant lesprit de son idal de
solidit et de pouvoir qui sexprime au maximum dans luvre dart, en le dirigeant dfaillant au milieu dun
dsordre insurmontable ? Est-ce l la dernire chance quil accorde lintellectuel de rejoindre les tres ? Ce
nest pas sr26.
20Pour Blanchot, loriginalit du travail de Rougemont serait dlaborer une vritable posture critique qui ne
se donne pas pour but de comprendre la ralit, comme Heidegger semble persister le faire cette
poque, pas plus dailleurs quil ne cherche se dpasser vers luvre (comme dans le romantisme
allemand depuis ses origines). Ainsi, Rougemont aurait t conduit une volution salutaire pendant sa
retraite dintellectuel en chmage : non pas parce quil aurait congdi laction, loin sen faut, mais parce
quil serait parvenu dbarrasser celle-ci de sa rcurrente association quelque expression idalise du
sujet, vitant du mme coup lcueil de livrer lesprit un profond dsespoir au milieu dun monde absurde.
PASSER A LACTE
21On le voit, la perspective critique de laction qui se fait jour travers les analyses littraires de
Blanchotaucoursdelanne1937dbordetrslargementleseulcadredelalit-trature : Blanchot utilise la question
du rapport du crateur luvre dans un sens qui ouvre laction du personnage la question de lauteur, la
question de lauteur lacte nonciation, et lacte dnonciation lui-mme une mise en abme des pouvoirs
du langage. Le point autour duquel Blanchot articule le repositionnement critique de son propre mode
dexpression journalistique marque ainsi la limite de leffectivit de toute pense propre : cest le point o
luvre nappartient plus son auteur, non pas seulement parce quelle oblige lauteur lui-mme se
dtacher radicalement de soi, mais parce que luvre doit maintenir ouvert le lien politique le plus
lmentaire, celui-l mme que les diffrentes expressions philosophiques ou religieuses tendent clore en
une comprhension potentiellement dogmatique.
22Le champ littraire tel quil se constitue cette poque pour Blanchot serait donc un terrain de mise
lpreuve de toute fiction constitutive du sujet, mise lpreuve qui vaudrait par soi comme une posture
philosophique. La revue Esprit comme la philosophie allemande, en particulier celle de Heidegger
avaient peut-tre un seul et mme dfaut aux yeux de Blanchot en janvier 1937 : celui de confondre horizon
tlologique et perspective politique, dans un cas au nom de Dieu, dans lautre au nom de lme allemande,
en tout cas celui de plaquer un horizon tlologique sur le champ politique, ce qui en dborderait trs
largement leffectivit. Lintrt du travail de Rougemont serait ainsi davoir mnag un questionnement qui,
notamment, ne tranche pas dfinitivement la question de Dieu mais en maintienne lincertitude ; Blanchot
apprcie en effet chez Rougemont sa capacit laisser une alternative entre la croyance et le doute :
27 Ibid.
M. Denis de Rougemont, dans tout son livre, propose comme une frange de sa pense une mditation sur la
providence ou le destin. En chaque homme demeure, parent ineffaable, le mystre de sa solitude, le
problme du sens de sa vie, la question de Dieu. Ce quil y a de plus mystrieux pour chacun, de plus
personnel, cest ce qui le rapproche le plus de tous les autres27.
23Pour Blanchot, dans une mditation o la providence ou le destin schangent comme si Rougemont
les jouaient lun pour lautre, un principe dincertitude merge concernant le sens final de laction. Le Journal
dun intellectuel en chmage exprimerait ainsi avec force une posture critique qui, en de de certaines
convictions religieuses ou idologiques, interrogerait lintellectuel sur lessence du lien politique le plus
lmentaire, indpendamment de toute dtermination finale du sujet :
28 BLANCHOT Maurice, Journal dun intellectuel en chmage, par Denis de Rougemont ,
in LInsurg (...)
ce quil y a de plus mystrieux pour chacun, de plus personnel, cest ce qui le rapproche le plus de tous les
autres. Cest aussi ce qui donne lcrivain, matre de la vrit tragique, la plus grande ressemblance avec
lhomme sans culture28.
29 BLANCHOT Maurice, Les Vergers sur la mer, par Charles Maurras , inLInsurg, n 29, 29 juil (...)
24Lcriture littraire telle que lenvisage Blanchot alors aurait donc pour tche dexplorer ce quil y a de
plus mystrieux pour chacun sans le figer dans une comprhension qui en surdterminerait le contenu
puisque la supriorit de lcrivain, matre dune vrit tragique dont Blanchot semble modrer les
accents nietzschens, ne lui viendrait aprs tout que de cela mme qui inspire en de de tout socius
la philia elle-mme, ce quelque chose qui chappe lindividu mais dont se constitue sa personne, ce
quelque chose dternellement actuel qui accompagne le grand effort de retour au rel dune pense
effective, ce quelque chose que Blanchot souligne comme directement inspire du Banquet de Platon chez
le jeune Maurras : la pense de lamiti des tres29 . Cet article de Blanchot sur Maurras sattachait

dailleurs, comme pour une mise au point, rappeler la prsence dun tel principe critique dans son uvre
initiale :
Il y a dans ltre un instinct de pure convoitise, une violence damiti, une force fondamentale qui le porte
sans cesse vers un autre tre et qui, pour expliquer ce qui est hors de soi, le font tendre lexpression la
plus complte de soi, le jette au plus loin par le flot le plus haut, labreuvent par sa soif inextinguible, le
forcent en se dpassant se retirer sur toute ltendue de ses trsors, et ainsi le conduisent accder sa
plnitude.
25Ainsi, pour Blanchot en 1937, lessence de toute uvre littraire, y compris celle de Maurras, est de
tendre vers une forme daffirmation o, par lacte mme de lnonciation, le sujet se trouve engag au-del
de lui-mme vers lexpression du sens mtaphysique de son action. Blanchot insistait dailleurs en
introduction de ce mme article pour lire le recueil intitul Les Vergers sur la mer comme une manire pour
Maurras dlucider llan mtaphysique de sa propre pense,
[] dans la mesure o il laisse apparatre les fermentations et les mtamorphoses dont il na cess de
salimenter et de se soutenir sa pense, puis, tout entire, son action . Il est donc indniable que nous
avons le droit denregistrer ces confidences comme lexpression dun rve logique et thologique essentiel,
qui nest pas seulement une improvisation momentane de lme, mais une motion durable, une direction
obstine, lessor transcendant du plus profond esprit.
26Le dplacement quopre Blanchot vers le champ littraire doit donc sentendre comme un geste
philosophique part entire puisque Blanchot entend revenir sur lcriture quil pratiquait jusque-l, linstar
de Maurras, dans la perspective dune fin politique dtermine (du moins par le cadre des journaux o il
publiait) et choisit pour ce faire de prendre la pratique journalistique de Maurras rebours en extrayant de
son travail littraire antrieur un contenu mtaphysique. Ce nest plus dans le but de persuader un lecteur
quil veut dsormais pratiquer lcriture : plutt que daccumuler jusqu linvective les raisons dagir, il sagit
de laisser incertain non seulement le message mais encore toute interprtation finale de lcrit. Considre
partir dune fin devenue mme partiellement irralisable, luvre littraire pourrait devenir, dans le projet
de Blanchot pass au crible de cette perspective mtaphysique, comme lorigine obscure (pour reprendre
le terme employ par Blondel lorsquil parle de luvre) de tout sujet, origine fictive pour une part mais
capable, en tant que telle, de prserver les conditions morales peut-tre, en tout cas pratiques de
lexprience. Blanchot na labor que trs progressivement cette perspective mtaphysique, peut-tre
justement que celle-ci impliquait un travail trs approfondi sur la forme, tel point que le personnage
ponyme du premier roman de Blanchot na pu prtendre lobscur qu travers le prisme dun tel
approfondissement.
NOTES
1 BLANCHOT Maurice, Penser avec les mains, par Denis de Rougemont , inLInsurg, n 3, 27 janvier
1937, p. 5.
2 Ibid.
3 Ibid., nous soulignons.
4 Ibid., nous soulignons.
5 Ibid., nous soulignons.
6 BLONDEL Maurice, LAction, Paris, PUF, Quadrige , 1993, p. 116.
7 Ibid., p. 236.
8 BLANCHOT Maurice, Penser avec les mains, par Denis de Rougemont , inLInsurg, op. cit., p. 5, nous
soulignons.
9 Les principes rvolutionnaires de la rflexion politique de Blanchot sont construits partir dune exigence
quil faut mme dire spiritualiste : La rvolution doit, pour ne pas sannuler, rester avant tout spirituelle .
Elle doit avoir pour fin un monde o lhomme est rendu lui-mme . BLANCHOTMaurice, Le marxisme
contre la rvolution , in Revue franaise, n 4, 25 avril 1933, p. 506-517.
10 En sinstallant rue Raumur en 1924, LIntransigeant disposera de trois positions tlphoniques
manuelles et de 26 lignes de tlphone. Le standard reprsente dj un matriel de communication trs
volu. Les rsultats des courses et les cours de bourse seront assurs par deux tlprinters sommaires.
Les pigeons voyageurs de 1906 ont dfinitivement disparu. Lquipement des centres dcoute radio fait
partie de la servitude dun journal moderne. Ds 1929, la radio va permettre de tlphoner au-del des
mers (Histoire gnrale de la presse franaise, 3, De 1871 1940, Claude BELLANGER,
Jacques GODECHOT, PierreGUIRAL et Fernand TERROU (dir.), Paris, PUF, 1972, p. 122).
11 Le 22 mars 1934, Paul Lvy dclare en effet dans le dernier numro de la formule quotidienne
dAujourdhui : Le signataire de ces lignes a sacrifi tout ce quil possdait, tout ce quil avait gagn en
seize annes dun labeur acharn, dans des hebdomadaires qui ont brillamment russi. Il a perdu dans

lentreprise du Rempart et dAujourdhui trois millions sept cent mille francs . Suivent les signatures des
rdacteurs du Rempart et dAujourdhui (dont celle de Maurice Blanchot), lesquels dclarent quils ont
toujours joui, dans ces journaux, dune libert totale dexpression de leur pense, libert trop souvent
mconnue ailleurs .
12 BLANCHOT Maurice, Les Vergers sur la mer, par Charles Maurras , inLInsurg, n 29, 28 juillet 1937, p.
5.
13 KESSLER Nicolas, Histoire politique de la jeune droite, 1929-1942 : une rvolution conservatrice la
franaise, Paris, LHarmattan, 2001, p. 44 ; lauteur cite E. GALLAS, Cahiers de la Nouvelle Journe, n 10,
1927, p. 91-104.
14 Blanchot ne dissimule pas sa sympathie pour la revue de Fabrgues : Les ides qui y sont exprimes,
crit-il, me sont chres, comme vous, et surtout ce mouvement franc, sans faux dtours, o lon reconnat
dabord le souci de lessentiel (Lettre de Maurice Blanchot Jean de Fabrgues, 17 juillet 1931). Quelques
mois plus tard, une autre lettre vient confirmer son soutien au projet dune fusion entre les revues de
Maxence et de Fabrgues : Je serais trs heureux de savoir o en sont les Cahiers-Raction et ce que je
pourrais faire pour vous aider. Je forme pour eux les vux les plus vifs (Lettre de Maurice Blanchot Jean
de Fabrgues, 7 janvier 1932). Ces deux lettres sont cites inKESSLER, Nicolas, Histoire politique de la jeune
droite, 1929-1942 : une rvolution conservatrice la franaise, op. cit., p. 193.
15 Ibid., p. 190-191.
16 Sil faut accepter lide, voque par Blanchot lui-mme, que les premiers brouillons de ce qui
deviendra Thomas lObscur datent de 1932, on pourrait avancer que cest prcisment limpossible
conciliation entre deux conceptions, thologique (le nothomisme) et politique (le maurrassisme), qui aurait
ainsi dcid dun projet littraire initial encore incertain : aprs tout, Thomas nest-il pas entran loin du
rivage par une vague plus forte que les autres layant touch ?
17 BLANCHOT Maurice, Lcole du Rengat, par Jean Fontenoy , in LInsurg, n 30, 4 aot 1937, p. 5.
18 BLONDEL Maurice, LAction (1893), op. cit., p. 308.
19 En 1967, en avertissement la deuxime dition de En dcouvrant lexistence avec Husserl et
Heidegger, paru initialement en 1949, Lvinas crit : Mme les pages qui y concernent Heidegger, relatives
Sein und Zeit et o rien de la dernire philosophie de Heidegger nest encore pris en considration ont
t laisses sans changement ; LVINAS, Emmanuel, En dcouvrant lexistence avec Husserl et Heidegger,
Paris, Vrin, 1967, p. 6.
20 LVINAS Emmanuel, De la description lexistence , in En dcouvrant lexistence avec Husserl et
Heidegger, op. cit., p. 106.
21 BLANCHOT Maurice, Penser avec les mains, par Denis de Rougemont , inLInsurg, n 3, 27 janvier
1937, p. 5.
22 BLANCHOT Maurice, Maldagne, par Hubert Chatelion , in LInsurg, n 13, 7 avril 1937, p. 5.
23 BLANCHOT Maurice, Rveuse bourgeoisie, par Drieu la Rochelle , inLInsurg, n 17, 5 mai 1937, p. 5.
24 BLANCHOT Maurice, Le Dmon du Bien, par Henry de Montherlant , inLInsurg, n 28, 21 juillet 1937,
p. 5.
25 BLANCHOT Maurice, Journal dun intellectuel en chmage, par Denis de Rougemont , in LInsurg, n
32, 18 aot 1937, p. 4.
26 Ibid.
27 Ibid.
28 BLANCHOT Maurice, Journal dun intellectuel en chmage, par Denis de Rougemont , in LInsurg, n
32, 18 aot 1937, p. 4.
29 BLANCHOT Maurice, Les Vergers sur la mer, par Charles Maurras , inLInsurg, n 29, 29 juillet 1937, p.
5.
AUTEUR
David Uhrig
Professeur luniversit Amricaine de Paris pour le dpartement des Arts et des Sciences. En 2002, il a
soutenu une thse dhistoire et de smiologie du texte et de limage luniversit de Paris 7 sous la direction
de Julia Kristeva : LImage pas pas. Il a dabord consacr une grande partie de ses recherches en
philosophie et en littrature luvre de Maurice Blanchot. Soucieux den ressaisir la porte thico-politique,
il sattache aujourdhui retracer la gense historique complexe de cette criture en interrogeant la littrature
europenne de lentre-deux guerres. Membre du comit de rdaction de la collection Rsonances de
Maurice Blanchot aux Presses universitaires de Paris Ouest et vice-prsident de la Socit Internationale
de Recherche sur Emmanuel Lvinas , il fait valoir une approche pluridisciplinaire de ces deux penseurs.
ce titre, il a t lun des organisateurs des colloques internationaux Emmanuel Lvinas, Maurice Blanchot :

penser la diffrence lUNESCO (2006) et Image/Imaginaire dans luvre de Maurice Blanchot


luniversit de Paris Ouest (2007). Dernire publication : Lvinas et Blanchot dans les annes 30 ,
in Emmanuel Lvinas, Maurice Blanchot : penser la diffrence, Nanterre, Presses universitaires de Paris
Ouest, 2007, p. 93-119.
Intentionnalit et singularit. Maurice Blanchot et la phnomnologie
Arthur Cools
p. 137-155
TEXTE NOTES AUTEUR
TEXTE INTGRAL
1LE RAPPORT DE BLANCHOT la phnomnologie nest pas vident. Dans les livres de rfrence qui se
rapportent cette cole de pense inaugure par les recherches de Husserl, Blanchot nest pas mentionn.
En effet, lon ne trouve pas dans luvre de Blanchot une rflexion explicite sur lhritage de la philosophie
de Husserl ni une contribution systmatique lapproche phnomnologique. En revanche, il est possible de
reprer dans son criture plusieurs rfrences des contemporains qui ont pu articuler de nouvelles faons
de pense prcisment partir dune lecture des textes de Husserl, tels Heidegger, Sartre, Merleau-Ponty et
Lvinas. Serait-il possible de dire qu travers ces rfrences, Blanchot fait preuve de partager avec ces
contemporains un certain hritage de lapproche phnomnologique et quil contribue sa faon cet
hritage (tout en dplaant le sens de celui-ci, comme cest aussi le cas pour les autres auteurs
mentionns) ? Question qui nous confronte tout de suite avec la suivante : Comment le rapport la
phnomnologie se ralise-t-il dans lcriture de Blanchot ? Est-ce que cette criture reste tributaire dune
vise phnomnologique ou est-ce quelle est irrductible ?
1 ZARADER Marlne, Ltre et le neutre. partir de Maurice Blanchot, Lagrasse, Verdier, Phili (...)
2 ZARADER Marlne, Ltre et le neutre. partir de Maurice Blanchot, op. cit., p. 27 et p. 24.
3 BLANCHOT Maurice, Faux pas, Paris, Gallimard, 1943, p. 100.
2La question nest pas superflue. On connat la polmique suscite par le livre de Marlne Zarader1. Elle a
son origine dans la tentative de vouloir dpartager [] ce qui est du ressort dune pense possible et ce
qui ne saurait ltre et cest en soumettant luvre un critre strictement phnomnologique que
lauteur projette de raliser ce partage2. Mais comment dpartager ainsi le pensable de limpensable par
rapport un crivain qui ne cesse de montrer travers lexprience de lcriture quil nest pas possible
dentendre par pense une pure pense (toute pense aperue est un premier langage), mais un dsordre
de mots isols, de fragments de phrases, une premire expression, fortuite3 ? Cette phrase exprime
dj en tant que telle tout le bouleversement du cogito qui se produit lorsque le langage se met au premier
plan : loin dtre un instrument dont dispose le cogito pour communiquer sa pense, le langage a une ralit
propre dont merge la pense et qui la faonne.
3Or, le livre de Zarader pose un problme tout fait lgitime : elle montre quil importe de se demander en
quoi consiste le rapport de Blanchot la phnomnologie et elle cherche la fois articuler le moment de
rupture lgard dune approche strictement phnomnologique. Bien entendu, il ne sagit pas ici de vouloir
trancher pour ou contre Blanchot en valuant sa contribution un projet de fondation dune science
rigoureuse de la vie de la conscience, telle que Husserl lavait en vue, ni dailleurs en le situant par rapport
lidalisme transcendantal de ce dernier. Et pourtant, je ne pense pas que le rapport de Blanchot la
phnomnologie soit simplement accidentel ou secondaire. Il me semble quil y ait lgard de la
phnomnologie une certaine dpendance de Blanchot qui ne se limite pas quelques thmes et tournures
emprunts, mais qui dtermine son approche de la littrature et la faon dont il la transforme.
4Dans cet article, jessaierai de montrer cela partir de deux notions qui sont au cur mme de lapproche
phnomnologique, cest--dire la notion dintentionnalit et celle de singularit. La premire exprime la
structure essentiellement nomatique de toute conscience : cest en elle que se rsume tout le renouveau de
lapproche phnomnologique. La deuxime a son importance dans la dmarche qui mne vers la
dcouverte de la subjectivit transcendantale : celle-ci est chaque fois individuelle cest-dire ma conscience. Ces deux notions sont en outre intimement lies la nouveaut mthodologique sans
laquelle il ny a pas dapproche phnomnologique proprement dite. Cette nouveaut, comme il est bien
connu, consiste dans la possibilit de raliser lpoch ou la rduction transcendantale.
5Ma dmarche va donc se dvelopper en trois parties qui recoupent en fait trois questions. Dabord, dans
son approche de lespace littraire, Blanchot accomplit-il une rduction transcendantale ( 1) ? Ensuite, peuton considrer ce qui apparat partir de cet espace en termes dintentionnalit ( 2) ? Enfin, est-il possible
dinterprter ce qui conditionne cet espace en termes dune subjectivit transcendantale ( 3) ? Cest dans
cette troisime partie que je prciserai le moment de rupture avec la phnomnologie.

RDUCTION TRANSCENDANTALE ET ESPACE LITTRAIRE


4 ZARADER Marlne, Ltre et le neutre. partir de Maurice Blanchot, op. cit., p. 88.
5 BLANCHOT Maurice, La Part du feu, Paris, Gallimard, 1949, p.76 (cf. p.251 e.s.).
6Selon Zarader, il est bien possible de dire que Blanchot accomplit une manire de rduction, au sens
phnomnologique du terme : rduction de lErfahrung lErlebnis, de lexprience mondaine au vcu qui la
soutient et quil sagit dlucider en tant que pur vcu4 . Dans une telle formulation, toutefois, o elle parle
demble dans une optique husserlienne de lexprience et du pur vcu , ce par rapport quoi il
devient possible de considrer luvre de Blanchot dans la perspective dune rduction, nest pas
mentionn. Car, il nest pas sr que lapproche de Blanchot ait pour terme lexprience en tant que telle.
Si, dans La Part du feu par exemple, Blanchot soppose explicitement Paul Valry lorsque celui-ci reproche
Pascal cette dtresse qui crit si bien5 , cest parce quil est illusoire, selon le point de vue de Blanchot,
de traiter le langage comme lexpression fidle et transparente dune intriorit donne. En dautres mots, il
peroit entre lexprience et son expression un dcalage qui ncessite dabord de considrer le langage et
son pouvoir.
6 ZARADER Marlne, Ltre et le neutre. partir de Maurice Blanchot, op. cit., p.89-90.
7Cest pour cette raison prcisment que, dans les analyses de Blanchot, la rfrence lcriture a une
importance primordiale. Lcrivain a un rle privilgi : cest lui qui est aux prises avec le langage, cest lui
quincombe la tche daffronter lessence du langage afin de pouvoir sexprimer. Lexprience dont parle
Blanchot, nest donc pas le corrlat de toute vise de la conscience quelle quelle soit, comme le dcrit
Zarader qui reste fidle la perspective Husserlienne6, mais elle est intrinsquement lie ce qui se passe
et ce qui apparat dans le mouvement dcriture. Pour Blanchot, la question de la rduction et tout le
questionnement phnomnologique qui y va de pair ne se pose qu partir de lacte dcrire. De celui-ci, on
pourrait dire ce que Maurice Merleau-Ponty dit propos de lacte de peindre : il constitue une sorte de
conscience sui generis. Ce dernier cherche dans son analyse de la perception dpasser la fois
lempirisme et le rationalisme en dcouvrant une nouvelle voie daccs la visibilit partir de la peinture.
De faon analogue, lon pourrait dire que Blanchot cherche viter partir de son approche de lcriture
deux opinions rductrices du langage : celle qui le rduit un pur instrument au service dun sens (ou dune
intriorit) dj constitu(e) et celle qui le rduit une logique qui lui est inhrente, structurant par avance la
possibilit de toute exprience.
7 BLANCHOT Maurice, LEspace littraire, Paris, Gallimard, Folio/Essais , 1955, p. 37.
8 BLANCHOT Maurice,Lcriture du dsastre, Paris, Gallimard, 1980, p. 105.
9 HUSSERL Edmund, Ideen zu einer reinen Phnomenologie und phnomenologischen
Philosophie. Erstes (...)
10 BERNET Rudolf, La Vie du sujet, Paris, PUF, pimthe , p.1 2. Husserl avait relu et annot
la (...)
8Pour dceler la question de la rduction dans luvre de Blanchot, il faut donc commencer par son
approche de lcriture. En effet, par ce chemin, il nest pas difficile de trouver une tournure qui semble
renvoyer de faon explicite ce que Husserl entend par poch. Il sagit dune prcision propos de lacte
dcrire qui nest point secondaire mais se rapporte au contraire au cur mme de lvnement de lcriture.
crire, dit Blanchot plusieurs reprises, apparat comme une situation extrme qui suppose un
renversement radical7. Et ce qui se passe dans ce renversement, lcrivain ne peut latteindre quen
accomplissant un saut : Le saut mortel de lcrivain sans lequel il ncrirait pas8. Cest exactement
dans ces deux termes que Husserl cherche lucider lopration de la rduction. DansIdeen I il parle dun
renversement (eine Umwendung) pour caractriser ce qui se passe dans la rduction9. Et dans une
remarque ajoute la sixime mditation cartsienne, Husserl remarque que lhomme qui sarrache sa
fixation au monde, qui transcende son soi-mme naturel, son tre homme empirique accomplit un saut10 .
Cest travers ce saut, que la vise spcifiquement phnomnologique ouvrant la possibilit de dcrire ce
qui conditionne lapparition des phnomnes est ralise.
11 HUSSERL Edmund, Ideen zu einer reinen Phnomenologie und phnomenologischen
Philosophie. Erstes (...)
12 Ibid., p.66 (p. 101, dans la traduction).
9Sans doute, y a-t-il une dramatisation existentielle dans la formulation de Blanchot qui parle dun saut
mortel et dune rencontre de lcrivain avec sa propre mort . Cette dramatisation (o lon peut reprer
linfluence de Heidegger) est absente de lapproche de Husserl et ne semble pas saccorder avec le sens de
lpoch. Pourtant, lanalogie ne se rduit pas un simple jeu de mots. Husserl parle dun changement de
la thse gnrale de lattitude naturelle. Cette thse a son bien fond dans lvidence de la ralit du

monde dj l : La ralit (Wirklichkeit), ce mot le dit dj assez, je la dcouvre comme existant et je


laccueille, comme elle se donne moi, galement comme existant. Je peux mettre en doute et rcuser les
donnes du monde naturel : cela ne change rien la position ( la thse) gnrale de lattitude naturelle ;
Le monde est toujours l comme ralit11. Cest pourquoi Husserl prcise que lpoch na rien voir
avec le doute ni avec la ngation : lun et lautre se rapportent des entits donnes dans un monde dj l
soit pour examiner leurs proprits comme dans la science, soit pour les dtruire en les transformant
comme dans le travail. Le but de lpoch est donc de cerner et darrter leffectivit de la thse gnrale afin
de pouvoir sortir de lattitude naturelle. Elle se prsente pour cette raison en premier lieu comme une mise
entre parenthses (non pas de la conscience en tant que telle et de ce qui y apparat mais) du jugement de
validit qui est dj oprant dans cette conscience et par lequel le moi empirique est engag dans un rapport
naturel lexistence et au monde. Ce moi, tel quil se trouve de faon vidente engag dans son rapport
soi et aux autres, est neutralis. Dans Ideen I, Husserl parle de Ausschaltung ou de Au er-Aktionsetzen (ce que Ricur, dans sa traduction de ce livre, traduit respectivement par mise hors circuit et
mettre hors de jeu ) par rapport la sphre des actes et de la conscience, et il prcise que le terme de
Einklammerung (ce qui devient chez Ricur mise entre parenthses ) convient mieux au plan des
objets12.
10Cette poch, on le sait bien, ne se rsume pas en une seule dfinition, pas mme dans la philosophie de
Husserl qui parle dj dans Ideen I de plusieurs rductions conscutives et qui na cess de revenir cette
notion tout en larticulant diffremment. Mais la ncessit de lpoch sest impose lui afin de pouvoir
distinguer la phnomnologie (et son enjeu scientifique) de la psychologie descriptive :
13 Ibid., p.73 (p. 108 dans la traduction).
la ralisation pleinement consciente de lpoch savrera tre lopration ncessaire qui nous donnera
laccs de la conscience pure et ultrieurement de toute la rgion phnomnologique13.
11Car la psychologie descriptive se caractrise par la mthode de lintrospection dans laquelle le moi se
prsente avec lvidence dune donne empirique. Cest justement pour pouvoir garantir une vise
philosophique que la rduction transcendantale cherche surmonter lomniprsence de ce moi
psychologique. Cest dailleurs cette ralit du moi que Husserl prend comme point de dpart de son
analyse :
14 Ibid., p.70 (p. 106, dans la traduction).
Je suis, moi, homme rel, un objet naturel (reales) comme les autres objets inclus dans le monde nature14.
15 Genauer gesprochen, durch den Vollzug der phnomenologischen Au er-Spielsetzung der
Seinsgeltung(...)
12Mais ce que lpoch va raliser, cest une mise hors de jeu du sens mme de cette ralit, comme
Husserl laffirme dans une des notes ajoutes au manuscrit15.
16 Cf. Ibid., 57. Die Frage der Ausschaltung des reinen Ich.
17 Ibid., p. 71 : in der Methode absolut aller wandelt sich die das Psychologische selbst
geb (...)
13On connat toute la difficult que Husserl rencontre lorsquil est confront avec la question si le moi pur est
galement mis hors circuit16. Sa rponse est hsitante et va ouvrir le chemin dans les Ideen vers un
idalisme transcendantal. Il ne sagit pas ici dentrer dans le dbat que cette position a suscit entre autres
par le texte capital de Sartre, La transcendance de lego . Je voudrais seulement retenir ceci : lpoch
phnomnologique opre comme une neutralisation du rapport lexistence o le moi (et son rapport soi)
change de statut. Ce changement est explicitement thmatis par Husserl comme une nouvelle
exprience17 qui se distingue de lexprience psychologique et qui ouvre le domaine proprement
phnomnologique de la subjectivit transcendantale.
18 BLANCHOT Maurice, La Part du feu, op. cit., p. 311.
14Cest en raison de ce changement du rapport soi quil devient possible dinterprter ce qui se passe dans
lacte dcrire, tel que Blanchot sen approche, en termes dpoch. De prime abord, une telle interprtation
parat discutable, car Blanchot emploie souvent le terme hglien de ngation et mme de destruction
pour caractriser le rapport de lcrivain au monde. Ainsi, dans le fameux texte La littrature et le droit la
mort , Sade est prsent comme lcrivain par excellence [ qui] est la ngation mme : son uvre nest
que le travail de la ngation, son exprience le mouvement dune ngation acharne, qui nie les autres, nie
Dieu, nie la nature . Mais cet emploi du terme de ngation a pour but de mettre en relief labsolu de la
libert : et dans ce cercle [de ngation] sans cesse parcouru, [son uvre] jouit delle-mme comme de
labsolue souverainet18 . De faon analogue, Husserl mentionne dans Ideen I la possibilit de
lanantissement du monde (Weltvernichtung) afin de montrer ltre absolu de la conscience. Mme si

cette rflexion sur la possibilit du non-tre incluse dans lessence de toute transcendance de chose fait
partie des rductions conscutives labores dans le raisonnement des Considrations
phnomnologiques fondamentales de la deuxime section du livre, il est nanmoins impossible dy
rduire la spcificit de la rduction phnomnologique : celle-ci ne se confond pas, comme nous lavons
dj dit plus haut, avec le jeu de la ngation.
19 Ibid., p. 307.
20 Ibid., p. 44.
21 BLANCHOT Maurice,LEspace littraire, op. cit., p. 108.
22 Ibid., p. 109.
23 Ibid., p. 21 titre dexemple.
24 BLANCHOT Maurice,LEntretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. 558.
25 BLANCHOT Maurice,LEspace littraire, op. cit., p. 21.
26 BLANCHOT Maurice,LEntretien infini, op. cit., p. 556.
15Il y a pourtant dautres rfrences dans luvre de Blanchot qui permettent qui obligent mme dtablir
un rapport direct entre lexprience de lcrivain et lexprience de lpoch phnomnologique. Car, ce qui
caractrise lacte dcrire ce par quoi cet acte obtient dans la pense de Blanchot le privilge de poser la
question de la condition de lhomme dans son ensemble , cest quil ne peut commencer quen mettant
entre parenthses le caractre rel la prsence de tout rapport. Ce qui se passe dans lcriture, cest
l[a] mise hors de jeu le mot, cette fois-ci, est de Blanchot de toutes les ralits particulires19 .
plusieurs reprises, Blanchot dcrit en effet lacte dcrire comme un mouvement hors de la certitude des
valeurs donnes, hors du vrai et hors du rel, et cela non seulement par rapport la prsence du monde,
mais aussi par rapport la prsence du moi de lcrivain. Dans lacte dcrire, dit-il par exemple dansLa Part
du feu, le langage [] nous dlivre de lobsession de la prsence du monde20 et cest grce cette
rduction que souvre le domaine o lvidence du monde est suspendue. De mme, dit-il propos du
rapport soi de lcrivain dans Lespace littraire, que lacte dcrire change21 lcrivain, lexpose un
pril dont il ne sort peut-tre pas sain et sauf, qui ne se contente mme pas de mloigner de moi, de
manantir22 .Ce qui est en cause dans ce risque, Blanchot le dcrit plusieurs reprises en termes dun
passage du je au il23 , qui ne manque pas de se produire dans le rcit : Le il est lvnement
inclair de ce qui a lieu quand on raconte24. Il ne sagit pas seulement darticuler par l la diffrenciation,
oprante comme une condition au sein mme du rcit, entre le point de vue du personnage, qui se rapporte
soi en disant je , et celui du narrateur, qui a le pouvoir de substituer le il au je , mais il sagit bien
davantage de mettre en relief quel point le pouvoir mme de lcrivain est en cause, [son] pouvoir de dire
Je [] de faire dire je dautres que lui25 . Dans le rcit, derrire la vise de lcrivain, le langage
modifie la situation26. Et ce qui arrive dans cette transformation, se rsume dans le passage au il .
Tandis que le romancier veut garantir par le biais de ses personnages un rapport au monde et au vcu, le
passage au il branle lomniprsence et lvidence de la voix du narrateur. Cest ainsi que le rcit ouvre
un espace o le moi de lcrivain, son rapport soi, est neutralis .
16Cette neutralisation qui sopre dans lacte dcrire annonce dj, mais ne se confond pas avec ce que
Blanchot appelle le neutre. Ce qui importe ici de souligner, cest que son opration consiste transformer
lespace littraire tel quil a t dfini par les lois narratives du roman psychologique : il rompt avec les partis
pris de ce genre romanesque tout en mettant entre parenthses lvidence des rapports qui rgnent dans le
monde et donc aussi lvidence des rapports du moi de lcrivain engag dans le monde du rcit. En vertu de
cette analogie avec lenjeu de lpoch phnomnologique, il me semble bel et bien possible dinterprter
lespace littraire, tel que Blanchot sen approche, en termes dune rduction transcendantale.
INTENTIONNALIT ET CRITURE
17Dans la perspective de Husserl, la rduction simpose pour avoir accs ce qui jusqualors restait
dissimul pour la conscience empirique, cest--dire luvre de la constitution du monde par la conscience.
Au niveau de la subjectivit transcendantale se rvle donc la corrlation entre la conscience constituante
transcendantale et le monde constitu. Et ce que la rduction permet alors danalyser est la faon dont la
conscience est constitutive de lapparition (de la donation) du monde. Cest sous le nom dintentionnalit que
Husserl a fait de lanalyse de cette corrlation le grand apport des recherches phnomnologiques.
27 SARTRE Jean-Paul, Une ide fondamentale de la phnomnologie de Husserl :
Lintentionnalit , i (...)
18Ce quil entend par intentionnalit, cest une structure essentielle de la vie de la conscience que Sartre a
rsume dune faon trs simple dans son texte consacr ce thme : Toute conscience est conscience
de quelque chose27. Ce que recle cette formule, cest tout dabord que toute conscience se caractrise

par une vise (une intention) et deuximement quil nest pas possible de dcrire cette vise sans se
rapporter ce quelle vise. Par exemple : toute perception est conscience du peru, tout dsir est conscience
du dsir, etc. Cette deuxime remarque semble tautologique, mais elle ralise une rvolution dans la
pense occidentale. Car elle exprime que la faon dont la conscience se rapporte lobjet est constitutive du
sens de ce qui apparat. Finit donc la conception moderne qui oppose la conscience immanente avec les
structures qui lui sont propres (la res cogitans) lobjet externe tout donn en dehors de la conscience
(la res extensa). Lide dintentionnalit exprime une corrlation entre lacte de conscience et lobjet vis,
dont le premier est constitutif de la faon dont le deuxime apparat. La nouveaut de cette ide consiste en
ce quelle permet de dpasser la fois un ralisme empiriste et un idalisme classique o le rapport lobjet
se dfinit partir des diffrentes facults de la conscience. La relation tablie par lintentionnalit est une
relation de donation de sens et lanalyse de cette relation (analyse de la faon dont le phnomne est donn)
consiste examiner comment le sens de ltre de ce qui apparat est constitu par la conscience.
19Serait-il possible danalyser en termes dintentionnalit ce qui apparat partir de lespace littraire tel que
Blanchot la transform ? Nous possdons dun tmoignage dEmmanuel Lvinas qui laffirme explicitement
dans une note insre la fin de son article Intentionnalit et mtaphysique :
28 LVINAS Emmanuel, En dcouvrant lexistence avec Husserl et Heidegger, Paris, Vrin, 1994
[1967 (...)
luvre critique de Maurice Blanchot o la littrature nest ni lapproche du Beau idal, ni lun des ornements
de notre vie, ni le tmoignage de lpoque, ni la traduction de ses conflits conomiques, mais la relation
ultime avec ltre dans une anticipation, quasiment impossible, de ce qui nest plus ltre cette uvre ne se
conoit pas en dehors de lide radicale de lintentionnalit28.
20Et pour montrer limportance de cette ide dintentionnalit dans lapproche blanchotienne de la littrature,
Lvinas se rfre la fameuse loi du rcit formule au dbut du Livre venir :
29 BLANCHOT Maurice, Le Livre venir, Paris, Gallimard, Folio/Essais , 1959, p. 14.
Le rcit est mouvement vers un point, non seulement inconnu, ignor, tranger, mais tel quil ne semble
avoir, par avance et en dehors de ce mouvement, aucune sorte de ralit, si imprieux cependant que cest
de lui seul que le rcit tire son attrait, de telle manire quil ne peut mme commencer avant de lavoir
atteint, mais cependant cest seulement le rcit et le mouvement imprvisible du rcit qui fournissent lespace
o le point devient rel, puissant et attirant29.
21Mais peut-on accepter tel quel largument de Lvinas ? Pourquoi considrer la formulation de cette loi
comme une expression de lintentionnalit ? Cette loi sexprime partir dune corrlation dune
interdpendance entre une vise, un mouvement vers constitutif de la donation du sens de ce qui
apparat dune part et de lautre ce qui est vis, ce vers quoi le mouvement est attir quil faut dj avoir
atteint pour pouvoir commencer un point constitu non seulement comme inconnu, ignor, tranger, mais
aussi comme rel, puissant et attirant . Le caractre dintentionnalit consiste prcisment en ce quil est
impossible de considrer lun sans lautre. Seulement, Blanchot ne parle pas ici dune corrlation entre la
subjectivit transcendantale constituante et le monde constitu, mais il emploie les termes de rcit et dun
point. Il est donc difficile dinterprter la rduction oprante partir de lespace littraire, telle que Blanchot la
rsume ici, comme une mise en relief de ltre du monde ou comme une mise en relief de ltre dans le
monde. Un point est moins quun objet qui apparat sur fond de monde, mais il est aussi plus que le rien qui
est la ngation du monde. En dautres mots, un point est la fois trop et trop peu pour que se rvle ltre du
monde et /ou ltre-dans-le-monde , comme cest le cas dans lanalytique existentiale de Heidegger. Un
point, cest ce qui reste en dehors de la totalit des renvois constitutifs de lapparition dun monde et cest
pourquoi il est difficile de linterprter en termes dun tre constitu. Mais quel est alors le pouvoir de ce point
puissant et attirant ? Quest-ce qui apparat partir de ce point et comment le dcrire
phnomnologiquement ? Bref, pourquoi faire intervenir toute la technique complique et nuance dune
rduction phnomnologique afin de buter sur un terme si vague quun point ?
30 HUSSERL Edmund, Ideen zu einer reinen Phnomenologie und phnomenologischen
Philosophie. Erstes (...)
22Si donc, il est possible de dire, comme le fait Lvinas, que Blanchot sappuie sur un rapport
dintentionnalit pour dcrire lvnement de lcriture, il nest pas encore clair comment il faut dcrire
phnomnologiquement la vise du mouvement vers qui se ralise dans le rcit. Dans le 37 des Ideen
I, Le moi pur du cogito considr comme tre-dirig-sur : la saisie attentive de lobjet , Husserl
distingue entre le corrlat intentionnel dune conscience et lobjet saisi (erfa tes), montrant que ce dernier
constitue un acte de conscience particulier tandis que le premier est caractristique du mode du cogito en
gnral. Il prcise en outre que dans le cas des choses nous navons quune faon de nous tourner vers

elles : cest en les saisissant ; il en est de mme de toutes les objectivits justiciables dune reprsentation
simple (schlicht vorstellbaren Gegestndlichkeiten) : se tourner vers elles (serait-ce mme en imagination),
cest ipso facto les saisir, les observer30 . Il semble donc que le corrlat intentionnel qui sexprime en
termes dun point, se caractrise par une impossibilit de principe de se transformer en un objet saisi. En
dautres mots, il appartient au mouvement vers tel quil apparat partir de lespace du rcit, davoir pour
corrlat intentionnel un terme qui ne peut jamais devenir objet dune conscience saisissante. Cette
dtermination rend dj manifeste un trait essentiel caractristique du mouvement vers du rcit. Toujours
est-il que la corrlation intentionnelle dune telle vise nest pas par l suffisamment dcrite.
23Il faut pour cela faire un pas en arrire et retourner lexprience. Dans la partie prcdente, nous avons
mis en relief limportance de lcriture dans lapproche de Blanchot. Nous avons dit que lexprience dont il
parle se rapporte lcriture et que lon peut considrer lacte dcrire comme une conscience sui generis.
Cet acte dcrire ne se produit donc pas sans une vise intentionnelle. Il ne sagit pas ici dune criture
automatique. Il ny a pas pour Blanchot dexprience sans lcrivain qui veut crire quelque chose. De ce
point de vue, quel est le corrlat nomatique de lexprience de lcriture ? Ce qui est vis par lcrivain, ne
sexprime pas en une phrase. Cela ne se rduit pas ces lignes-ci plutt celles-l (ou inversement) ni
dailleurs lexpression de cette ide plutt celle dune autre. Ce qui est vis par lcrivain nest pas non
plus un aspect du langage (tel son emploi rhtorique), et ne correspond pas son pouvoir de prsenter des
images (du soi, du monde). Cest le mouvement total du langage tel quil se transforme en une uvre
littraire qui est vis par lcrivain. Mais comment le sens de ce mouvement, de cette transformation se
constitue-t-il ? Pour rpondre cette question, il faut se tourner vers lautre terme qui apparat dans la
constitution, ltre de la subjectivit transcendantale. Est-il possible dinterprter ce que Blanchot appelle le
rcit en termes de subjectivit transcendantale ?
SUBJECTIVIT TRANSCENDANTALE ET SINGULARIT
31 BLANCHOT Maurice,LEspace littraire, op. cit., p. 38.
24La tche de raliser la rduction simpose chaque conscience individuelle, soucieuse dexpliciter la faon
dont elle est implique dans luvre de la constitution du sens. Ce nest qu titre individuel que la
conscience a accs ce domaine dune nouvelle exprience, et ce qui se rvle dans cette exprience,
concerne une conscience toute personnelle. La subjectivit transcendantale revt donc toute son importance
par rapport ma conscience. Sans doute, le mouvement du rcit se caractrise aussi par un tel rapport de
singularit : il ny aurait pas de sens de se lancer dans ce mouvement, sil ny avait pas un rapport tout
personnel de lcrivain son uvre. Et pourtant, cest ici quune rupture dcisive sannonce entre Blanchot
et Husserl. Car, on le sait bien, lexprience de lcriture expose lcrivain ce qui le dpasse et cest dans
ce rapport ce qui le dpasse quil fait naufrage, disparat, rencontre sa mort comme abme31 . Il semble
que lcrivain est expos une altrit si radicale quil perd toute position.
32 BERNET Rudolf, La Vie du sujet, op. cit., en particulier p. 16 e. s.
25Or, Husserl parle aussi dune duplicit, voire dun abme et d une scission au niveau de la
subjectivit transcendantale. Dans son texte La rduction phnomnologique et la double vie du sujet , R.
Bernet a montr comment il faut entendre cette duplicit au niveau de la subjectivit transcendantale32. Pour
que se rvle dans la rduction la corrlation entre la conscience constituante transcendantale et le monde
constitu, il est ncessaire daccepter une instance qui reste lcart de cette uvre de la constitution.
26Cest pourquoi Husserl distingue entre la conscience qui est implique dans la constitution du sens et le
spectateur impassible (unbeteiligter Zuschauer) qui surveille luvre de la constitution, cest--dire la faon
dont la conscience constitue le sens du phnomne. Ce spectateur est une catgorie subjective qui reste
lie la subjectivit transcendantale, mais qui est la fois une instance neutre : il nest pas engag dans
luvre de la constitution, mais il permet dy jeter un regard. Sans ce regard, il ne serait pas possible
dlucider phnomnologiquement lactivit constituante de la conscience ; mais si ce regard ntait pas tout
tourn vers la conscience constituante, il serait impuissant rveiller la subjectivit de son immersion dans
le monde. Cest donc ce regard qui constitue lunit de la subjectivit transcendantale tout en insrant
lintrieur delle une duplicit.
27Il est intressant de constater que Blanchot dcouvre partir de son analyse de lespace du rcit un
regard qui se dfinit de prime abord en des termes analogues, comme un regard qui constitue une
duplicit lintrieur de la subjectivit. Cependant, il y ajoute immdiatement qu partir de ce mme espace,
ce regard est en mme temps subtilement branl :
33 BLANCHOT Maurice,LEntretien infini, op. cit., p. 563.

La narration cesse dtre ce qui donne voir, par lintermdiaire et sous langle de vue dun acteurspectateur choisi. Le rgne de la conscience circonspecte de la circonspection narrative (du je qui
regarde tout autour et tient sous son regard) est subtilement branl, sans bien entendu prendre fin33.
28 [S]ous langle de vue dun acteur-spectateur choisi : le rcit semble bien ouvrir un espace
transcendantal, o le regard dun spectateur se dirige vers lactivit dune donation de sens ( acteur ),
selon un rapport qui ne se conoit pas en dehors de sa fixation au ple de lego ( je qui regarde),
caractristique de toute conscience individuelle ( choisi ). En outre, il ne semble pas que le rcit ait
lintention comment le pourrait-il dailleurs ? de mettre la vise de la conscience transcendantale
fondamentalement en question : il ne sagit pas ici dune rupture avec le rgne de la conscience qui reste en
place ( sans bien entendu prendre fin ). Quen est-il alors de cet branlement ? Quest-ce qui branle
le regard ? Et comment le thmatiser sans multiplier linfini linstance dun spectateur ?
34 ZARADER Marlne, Ltre et le neutre. partir de Maurice Blanchot, op. cit., p. 133.
35 Ibid., p. 136.
29Selon Zarader, la destitution du sujet, telle quelle se trouve formule par Blanchot, signifie une rupture
dcisive et irrversible avec la phnomnologie. Car, la radicalit avec laquelle celui-ci prsente le
mouvement vers le dehors implique la suppression du ple rcepteur34 . Or, un tel projet, selon
largumentation de Zarader, consiste abolir le ple-sujet jusqu teindre le regard mme de la
conscience35 . Cest donc dans la disparition du ple conscientiel que Zarader voit le point de rupture avec
la phnomnologie. Largument central qui induit cette conclusion est la notion de passivit : cette notion
serait tellement charge dans les crits de Blanchot ( la diffrence de sa dtermination husserlienne, voire
de son acception originelle dans la philosophie de Heidegger) quelle finit par signifier rien mme que
lcrasement du sujet. Et Zarader cite le passage suivant de Lcriture du dsastre (sans se rendre compte
de la scission qui stablit dans le texte entre la part inhumaine et lhomme ) :
36 BLANCHOT Maurice,Lcriture du dsastre, op. cit., p. 30.
cette part inhumaine de lhomme qui, destitu du pouvoir, cart de lunit, ne saurait donner lieu rien
qui apparaisse ou se montre36.
30Largument de Zarader repose toutefois sur une prmisse douteuse, savoir que la passivit dont parle
Blanchot est dlie de toute forme dambigut :
37 ZARADER Marlne, Ltre et le neutre. partir de Maurice Blanchot, op. cit., p. 135.
Blanchot [] noppose donc pas Husserl, sous le titre de passivit , une ambigut que celui-ci aurait
mconnue ou insuffisamment prise en compte ; tout au contraire, il part de lambigut pour lannuler [].
Cest dans cette disparition du ple conscientiel (et non pas seulement dans la prise en compte dune
dissmination) que rside le point de rupture de Blanchot par rapport aux rquisits phnomnologiques
[]37.
31Il ne me semble toutefois pas que Blanchot dfend sous le titre de passivit un plat matrialisme. Une
telle interprtation manque de tenir compte de la modalit dapparatre caractristique de lexprience de
lcrivain. Faute darticuler cette exprience comme une conscience sui generis, Zarader passe sous silence
une ambigut inhrente cette exprience, ambigut qui est en rapport avec lapparition du langage. Par
rapport un langage qui le prcde, qui lui est toujours dj donn, lcrivain se trouve certes dans une
position de passivit qui le destitue de son pouvoir de recevoir et dassumer tout ce que lvnement du
langage voque, mais qui ne dtruit pas pour autant la conscience dun vouloir dire/crire . En fait, ce qui
est particulier lexprience de lcrivain, cest que le langage se manifeste lui en ce quil a dobscur et de
rsistant : lcrivain est aux prises avec des mots double face . Les mots lui disent toujours trop et trop
peu : ils suscitent des sens quil ne veut pas y mettre et ils nexpriment pas ce quil veut dire. Cest ainsi quil
fait lexprience quil ne peut crire quen se rapportant des mots qui chappent sa matrise et qui, de par
leur matrialit, par leur pouvoir dvocation, conditionnent lapparition dun sens qui ne relve pas
seulement du pouvoir de la conscience. Lexprience de lcrivain rvle que luvre de la constitution du
sens dpend de quelque chose (danonyme) que lon ne peut traduire en termes subjectifs et dont le pouvoir
ne se laisse pas rduire celui dun regard tout tourn vers la subjectivit transcendantale.
32Blanchot semble donc pointer dans de ce qui dpasse lcrivain dans le phnomne de sa passivit
vers une duplicit indpassable comme condition de la constitution du sens, duplicit quil nest plus possible
de thmatiser comme une scission lintrieur de la subjectivit transcendantale, mais quil faut articuler
plutt comme une jonction htroclite de deux lments qui sexcluent mutuellement : la conscience dun
vouloir dire , la subjectivit de lcrivain, qui ne peut sexprimer que dans un rapport tout personnel dune
part et de lautre lanonymat dun dehors qui ne peut que dsorienter ( branler ) tout rapport personnel.
Rupture avec la phnomnologie au sens classique de Husserl ? Oui, sans doute, dans la mesure o une

telle duplicit rompt avec la transparence de la conscience qui, elle seule, a le pouvoir de constituer le sens
de ltre et le pouvoir dlucider luvre de la constitution. Et pourtant, il reste un paradoxe. Car, pour pouvoir
noncer cette corrlation indissoluble entre une subjectivit et un dehors, il faut tout de mme supposer la
possibilit dune apparition, cest--dire la possibilit dun regard, dun spectateur qui suit ce mouvement et
veille sur lui afin de pouvoir articuler son caractre interminable. Il y a, en effet, dans les romans de Blanchot,
en particulier dans Thomas lObscur, lomniprsence dun regard. Seulement, ce regard semble destitu de
son pouvoir transcendantal, cest--dire de son pouvoir de mener bien lapparition du sens de la
constitution par la conscience. Destitu de son pouvoir, ce regard est la drive : il apparat tort et
travers, sans possibilit de le matriser ou de fixer son lieu, et il rapparat sans cesse diffremment dans le
regard dun animal, dans le regard du ciel, dans le regard dune vitre bref, dans le regard dun mot. Un tel
regard ne mne pas la subjectivit une entente plus originelle de soi et nouvre pas un accs ltre du
monde. Et pourtant, il rvle encore quelque chose il rvle comme condition de lapparition de tout sens
(du monde et de la subjectivit) une irralit indpassable dans laquelle ce sens se dfait en mme temps.
38 BLANCHOT Maurice, La Part du feu, op. cit., p. 48.
33Il est donc erron de dire que le mouvement du rcit mne une destruction du regard de la conscience.
Cest plutt linverse qui sy produit : lexprience indpassable dun regard la drive, impossible
stabiliser, cest--dire impossible subordonner une position fixe, toute tourne vers le ple de lego de la
conscience. Cest une sorte de dconstruction de la notion mme de subjectivit transcendantale (et de
son unit constitutive de sens travers sa duplicit inhrente) quaboutit lapproche blanchotienne du rcit.
Cette dconstruction sest dj exprime dans La Part du feu dans la formule suivante : sil faut encore parler
propos de la rduction qui sopre dans lcriture d une sorte de conscience sans sujet, qui, spare de
ltre, est dtachement , alors cest condition de ne plus pouvoir la distinguer d une conscience
incarne, rduite la forme matrielle des mots38 . Par l, cest une notion fondamentale pour toute
lentreprise phnomnologique qui se trouve branle : car, partir de lespace du rcit, il apparat que
ce que Husserl appelle spectateur impassible nest pas du tout une instance ralise, peut-tre mme
jamais ralisable, et que son vidence ne peut tre postule quau prix daccepter une fixation toute
naturelle lego de la conscience. Le problme avec le postulat de cette vidence, cest tout dabord
quelle srige sur loubli du rle mdiateur et dpersonnalisant du langage dans le rapport soi : pour que le
spectateur impartial ouvre la possibilit darticuler la constitution du sens par la conscience, il faut encore
quil soit lorigine dune parole vraie, mais comment le serait-il sans perdre la puret et la certitude de sa
position de cogito ? En outre, le postulat de cette vidence va lencontre de lorientation ouverte par la
rduction qui met entre parenthses toute sorte dvidence qui saffirme dans lattitude naturelle.
Contrairement ce que ce postulat affirme, la rduction qui sopre dans lespace du rcit met dcouvert le
caractre de part en part fictionnel de cette instance impassible du regard de la conscience.
39 BLANCHOT Maurice,LEspace littraire, op. cit., p. 44.
40 DLLENBACH Lucien, Le Rcit spculaire. Essai sur la mise en abyme, ditions du Seuil,
Potiq (...)
34Or, il en rsulte inversement que le sens du mouvement du rcit reste essentiellement obscur ,
mystrieux . Si linstance partir de laquelle il devient possible de jeter un regard sur la constitution du
sens dans lexprience de lcriture, est elle-mme branle , la drive , il nest plus possible de
trancher sur le sens mme de ce qui arrive dans lespace du rcit. Cest pourquoi il me semble que le mot de
mystre est un dernier mot pour Blanchot dans son approche du rcit : Cest l sa tche : tre, rendre
prsent ce mot mme : cest tout le mystre est l39. Cest en vertu dun tel rapport au mystre, la
fois inaccessible et indpassable, que Blanchot dcrit lcriture comme une exprience de linterminable .
dfaut dun sens qui se manifeste au terme du mouvement du rcit, dfaut d un signifi dernier en
avant ou en arrire du rcit40 , il nest pas possible de saisir de faon non quivoque le sens de
lvnement qui se produit par lcriture.
35Lon peut toutefois se demander si lacte dcrire ne devient pas ainsi de part en part mystrieux , sinon
insens . Car pourquoi lcrivain continuerait-il crire lorsquil voit le sens de son vouloir dire seffriter
dans un mouvement de mots sans terme ? Comment crire est-il possible lorsque le caractre indpassable
dun fond obscur finit par branler lintention mme du vouloir dire de lcrivain ? Lon ne saurait faire
travailler la notion de mystre pour rpondre cette question sans dj porter atteinte au bouleversement
qui se produit dans lcriture. Le mystre nest pas ce qui est vis par le mouvement du rcit, cest nest
pas (ne peux pas tre) le ple nomatique de la conscience intentionnelle de lcrivain au prix de se
convertir en un sens appropri. Le mystre, tel quil apparat partir de lespace du rcit, est plutt ce qui
neutralise toute intention vers titre personnel, entendue comme corrlation gologique. Mais alors la

question devient : pourquoi serait-il (devrait-il tre) la littrature qui veille par excellence sur le mystre dans
lapparition de ltre ? Pourquoi ne serait-il pas le privilge de la religion qui la fait et le fait depuis un pass
immmorial ?
36Cest l o commence peut-tre une tout autre rflexion qui peut aller dans une direction qui va
lencontre de litinraire, de lerrance de Blanchot. Celui-ci rpondrait sans doute en se rfrant lattrait qui
vient de la littrature. Sil est impossible de rfuter cet attrait ou de le ngliger, cest parce quil est li
labsolu qui se retire en donnant naissance luvre littraire. Cest parce que la question de luvre
rcupre le trait de labsolu, que lcrivain est dans un rapport lincessant de lcriture. On peut toutefois se
demander si cette rponse est suffisante du point de vue de lcrivain. Car, pour lui, Blanchot en convient,
luvre nest jamais donne. Si lon veut alors viter la conclusion quentre lattrait de la littrature et
lcrivain, il doit y avoir une interaction dterminante par laquelle lcrivain est enchan conclusion qui
rendrait illusoire toute rfrence son vouloir dire et dtruirait le sens mme de lacte dcrire comme un
acte de libert , il faut faire appel des notions comme vocation ou comme jouissance par rapport
lexprience de lcriture. De telles notions jettent encore une lumire sur le rapport de lcrivain lcriture
au moment mme o celle-ci se transforme en une exprience de linterminable et cest partir dune
approche strictement phnomnologique que leur sens, les horizons de sens quelles impliquent, peuvent
tre dcrits, ainsi que la montr Heidegger propos de la premire (cf. lappel de la conscience ),
Lvinas propos de la deuxime (cf. le vivre de ).
EN GUISE DE CONCLUSION
37La phnomnologie garde donc tout son pouvoir face lcriture. Blanchot ne la jamais ni. Aussi est-il
possible de montrer, comme nous lavons fait dans cet article, limportance de la phnomnologie pour
Blanchot. Nous avons repr lapport phnomnologique jusque dans son approche de lespace littraire :
sans la fameuse rduction transcendantale, il ne serait pas possible darticuler ce qui se passe dans lacte
dcrire comme un renversement o lvidence du soi et du monde est en cause ; sans la notion
dintentionnalit, il ne serait pas possible de formuler la loi du rcit en termes dune corrlation entre un
mouvement vers et un point dj atteint ; et de faon encore plus fondamentale, sans la rfrence cet
horizon du sens qui apparat ds que le langage intervient, il ne serait pas possible de prendre comme point
de dpart de lapproche littraire le vouloir crire de lcrivain.
38Et pourtant, il nest pas possible de dire que Blanchot contribue une tude strictement
phnomnologique. Il se sert de lapproche phnomnologique pour la confronter avec une condition
disloque dans laquelle la vise phnomnologique est la drive. Sans doute, cest encore une condition
qui apparat , mais ce qui apparat ne permet plus de mener bien lexplicitation de la constitution de
sens. Rupture, il y a donc, mais il ne sagit pas dun rejet pur et simple la disparition du primat de la vie
de la conscience, constitutif de toute vise phnomnologique. Ce qui est rejet, cest la possibilit de
dterminer partir de la vie de la conscience (et de sa modalit dtre pure , propre ou
responsable ) linstance qui permet de saisir le sens de sa constitution. Ce qui est rejet par l, cest tout
de mme quelque chose de trs fondamental : ce nest pas seulement la possibilit datteindre la puret
dune subjectivit transcendantale, mais cest bien davantage toute tentative darticuler lontologie ou
lthique comme une philosophie premire.
39En ce double sens assez paradoxal, il est bel et bien possible de dire que Blanchot partage avec ses
contemporains un certain hritage de lapproche phnomnologique tout en dplaant sa faon le sens de
celui-ci.
NOTES
1 ZARADER Marlne, Ltre et le neutre. partir de Maurice Blanchot, Lagrasse, Verdier, Philia , 2001.
Pour une critique du livre de Zarader, voir larticle deREGNIER Thomas, De Zarader Blanchot ,
sur www.blanchot.fr. Voir galementCOOLS Arthur, Langage et subjectivit. Vers une approche du diffrend
entre Maurice Blanchot et Emmanuel Lvinas, Louvain-Paris, Dudley, Peeters, Bibliothque philosophique
de Louvain , p. 33-41.
2 ZARADER Marlne, Ltre et le neutre. partir de Maurice Blanchot, op. cit., p. 27 et p. 24.
3 BLANCHOT Maurice, Faux pas, Paris, Gallimard, 1943, p. 100.
4 ZARADER Marlne, Ltre et le neutre. partir de Maurice Blanchot, op. cit., p. 88.
5 BLANCHOT Maurice, La Part du feu, Paris, Gallimard, 1949, p.76 (cf. p.251 e.s.).
6 ZARADER Marlne, Ltre et le neutre. partir de Maurice Blanchot, op. cit., p.89-90.
7 BLANCHOT Maurice, LEspace littraire, Paris, Gallimard, Folio/Essais , 1955, p. 37.
8 BLANCHOT Maurice, Lcriture du dsastre, Paris, Gallimard, 1980, p. 105.

9 HUSSERL Edmund, Ideen zu einer reinen Phnomenologie und phnomenologischen Philosophie. Erstes
Buch, DenHaag, Martinus Nijhoff, Husserliana BandI II, 31 Radikale nderungder natrlichen Thesis.
Die Ausschaltung, Einklammerung.
10 BERNET Rudolf, La Vie du sujet, Paris, PUF, pimthe , p.1 2. Husserl avait relu et annot la sixime
mditation cartsienne, rdige en 1932 par son assistant E. Fink.
11 HUSSERL Edmund, Ideen zu einer reinen Phnomenologie und phnomenologischen Philosophie. Erstes
Buch, op. cit., p. 63, cit partir de la traduction de RICUR Paul, Ides directrices pour une
phnomnologie, Paris, Gallimard, Tel , 1950, p. 95.
12 Ibid., p.66 (p. 101, dans la traduction).
13 Ibid., p.73 (p. 108 dans la traduction).
14 Ibid., p.70 (p. 106, dans la traduction).
15 Genauer gesprochen, durch den Vollzug der phnomenologischen Au er-Spielsetzung der Seinsgeltung
der objektiven Welt verliert diese immanente Seinssphre zwar den Sinn einer realen Schichte an (sic) der
Welt zugehrigen und Welt schon vorraussetzenden Realitt Mensch (bzw. Tier). Sie verliert den Sinn des
menschlichen Bewu tseinslebens, wie es jedermann in rein innerer Erfahrung fortschreitend erfassen
kann (ibid. p. 72). La traduction de Ricur se rapporte la troisime dition de Ideen I dans le Jahrbuch
fr Philosophie und phnomenologische Forschung, dit par Edmund Husserl (Max Niemeyer, Halle, 1928).
Ldition critique de Ideen I, dit par Walter Biemel dans la collection Husserliana , contient aussi tous
les remaniements que Husserl a insrs dans les manuscrits qui se trouvent dans les archives de Husserl
Louvain.
16 Cf. Ibid., 57. Die Frage der Ausschaltung des reinen Ich.
17 Ibid., p. 71 : in der Methode absolut aller wandelt sich die das Psychologische selbst gebende
psychologische Erfahrung in eine neuartige Erfahrung.
18 BLANCHOT Maurice, La Part du feu, op. cit., p. 311.
19 Ibid., p. 307.
20 Ibid., p. 44.
21 BLANCHOT Maurice, LEspace littraire, op. cit., p. 108.
22 Ibid., p. 109.
23 Ibid., p. 21 titre dexemple.
24 BLANCHOT Maurice, LEntretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. 558.
25 BLANCHOT Maurice, LEspace littraire, op. cit., p. 21.
26 BLANCHOT Maurice, LEntretien infini, op. cit., p. 556.
27 SARTRE Jean-Paul, Une ide fondamentale de la phnomnologie de Husserl : Lintentionnalit ,
in Situations I, Paris, Gallimard, 1947, p. 31-35.
28 LVINAS Emmanuel, En dcouvrant lexistence avec Husserl et Heidegger, Paris, Vrin, 1994 [1967], p.
144.
29 BLANCHOT Maurice, Le Livre venir, Paris, Gallimard, Folio/Essais , 1959, p. 14.
30 HUSSERL Edmund, Ideen zu einer reinen Phnomenologie und phnomenologischen Philosophie. Erstes
Buch, op. cit., p. 82 (p. 119 dans la traduction de Ricur).
31 BLANCHOT Maurice, LEspace littraire, op. cit., p. 38.
32 BERNET Rudolf, La Vie du sujet, op. cit., en particulier p. 16 e. s.
33 BLANCHOT Maurice, LEntretien infini, op. cit., p. 563.
34 ZARADER Marlne, Ltre et le neutre. partir de Maurice Blanchot, op. cit., p. 133.
35 Ibid., p. 136.
36 BLANCHOT Maurice, Lcriture du dsastre, op. cit., p. 30.
37 ZARADER Marlne, Ltre et le neutre. partir de Maurice Blanchot, op. cit., p. 135.
38 BLANCHOT Maurice, La Part du feu, op. cit., p. 48.
39 BLANCHOT Maurice, LEspace littraire, op. cit., p. 44.
40 DLLENBACH Lucien, Le Rcit spculaire. Essai sur la mise en abyme, ditions du Seuil, Potique ,
1977, p. 131.
AUTEUR
Arthur Cools
Arthur Cools enseigne la philosophie contemporaine, esthtique et la philosophie de la culture au
Dpartement de Philosophie luniversit dAnvers. Membre du comit de rdaction de la collection
Rsonances de Maurice Blanchot . Il est lauteur de Langage et subjectivit. Vers une approche du
diffrend entre Maurice Blanchot et Emmanuel Lvinas (Peeters, Bibliothque philosophique de Louvain ,

2007). Rcemment, il a codit The Locus of Tragedy (Brill, Studies in contemporary Phenomenology ,
2008).
De lApocalypse Amalek. Esquisse dune rflexion sur la pense du mal dans luvre de Maurice Blanchot
ric Hoppenot
p. 157-178
TEXTE NOTES AUTEUR
TEXTE INTGRAL
Le mal (moral ou physique) est toujours excessif. Il est linsupportable qui ne se laisse pas interroger.
Maurice BLANCHOT, La Communaut inavouable.
1COMMENT VIVRE, COMMENT CRIRE APRS AUSCHWITZ ? Ces questions lancinantes, maintes fois formules,
hantent la littrature et la pense contemporaines, croisant nombre danalyses thologiques et
philosophiques du mal, depuis Augustin jusqu Kant, et plus rcemment chez Jankelevitch, Ricur,
Fackenheim et Lvinas. Augustin cherchant tablir les fondements de la thologie chrtienne, identifie
lorigine du mal dans le libre arbitre et voit dans les souffrances humaines une juste sanction divine. Mais
Leibniz discutant les thses dAugustin envisage le mal comme une ncessit, une partie intgrante du projet
divin pour accder un plus grand Bien, mal moral, mal physique, auxquels Leibniz ajoute une autre forme,
un mal mtaphysique , d limperfection du monde et son inluctable dgradation naturelle. Prenant
ses distances avec la thodice de Leibniz, Kant, pour sa part, raffirme avec vigueur la totale libert
humaine, et donc, lentire responsabilit de nos actes, rfutant ainsi largument de la fatalit dfendu par
Leibniz. Pour Kant (comme pour Ricur), le mal radical apparat comme la perversion de la maxime du bien,
le mal ne serait quune inversion de la bonne volont en mauvaise volont. Les penses plus
contemporaines du mal sinscrivent majoritairement dans une discussion des thses kantiennes sur le mal,
dans la mesure o la pense de Kant affecte lhomme une entire responsabilit dans lpanchement du
mal.
1 Blanchot utilise une fois lexpression de mal radical , in BLANCHOTMaurice, Le Livre venir, (...)
2 ce sujet, on pourra lire dans le prsent volume larticle stimulant de SmadarBUSTAN :
Lambig (...)
3 Il va de soi que les propos qui vont suivre restreignent considrablement lanalyse, cest pour re (...)
2crivant propos du mal, Blanchot ne fait quasiment jamais rfrence1 cette tradition thologicophilosophique, hormis pour discuter la pense de Lvinas. Si certaines variations morphologiques du
mal , telle la maladie2 ou plus encore le malheur , sont prgnantes, la question du mal lui-mme,
parat premire vue secondaire, voire dlaisse, seffaant sans doute au profit des interrogations thiques
envisages comme rapport autrui et dun mal qui se manifesterait essentiellement dans le caractre
obsessionnel du malheur3 . Lvocation du mal chez Blanchot, napparat jamais pour elle-mme, comme
une pense thmatise, elle est plus frquemment lie une srie de noms propres, dont on peut extraire,
titre dexemples, Amalek, Sade, Lautramont, Gog et Magog, Auschwitz.
L'APOCALYPSE : LA FIN VIENT, QUELQUE CHOSE ARRIVE, LA FIN COMMENCE.4
4 BLANCHOT Maurice, La Folie du jour, Montpellier, Fata Morgana, 1980, p. 20.
5 BLANCHOT Maurice, Une tude sur lApocalypse , inChroniques littraires du Journal des
dbats (...)
3Au commencement, la finLa premire fois que Blanchot dploie une rflexion substantielle propos du
mal, cest loccasion dun commentaire du livre du Pre Henri-Marie Fret, LApocalypse de saint Jean,
vision chrtienne de lhistoire (ditions Corra, 1943). Publi en 1943, en pleine Occupation allemande, le
texte de Blanchot ne pouvait que rsonner dune manire tragique, et si par euphmisme, il dbute son
article en mentionnant les priodes troubles5 , cette expression sera la seule vocation explicite du
prsent, mme si, son texte peut tre lu aussi comme une mditation implicite sur lOccupation condition
de lire sous les noms des tyrans et des perscuteurs romains, un cho la barbarie allemande.
6 Voir par exemple, linjonction dans Apoc. 22-17. cet gard on pourra rappeler la suite de
Jacq (...)
4Une premire partie de larticle synthtise plusieurs lments exposs par le Pre Fret, notamment le
contexte politique dans lequel sinscrit lcriture de lApocalypse, celui dun temps o les chrtiens sont
soumis diverses perscutions et menacs de disparition. La gense de lHistoire se manifeste par le mal et
sachverait par lui, si les prdictions de lApocalypse ne venaient pas tmoigner de la victoire du Christ Roi.
Ainsi, loin dtre le seul dvoilement de la fin, lApocalypse de Jean, comme celle de Daniel et dHnoch, est
promesse dun avenir meilleur incarn par la restauration du Bien et de lanantissement du Mal. Blanchot
met particulirement laccent sur la concomitance de la parole apocalyptique et de sa scnographie

lectoriale, elle nest pas seulement une parole pour le futur ; lapocalypse, cest dj maintenant6. Lefficacit
pragmatique du discours apocalyptique, tient sa contemporanit, quelle que soit lpoque o elle est lue, il
y a toujours de multiples signes historico-politiques pour dcrter que lapocalypse, nous y sommes.
7 BLANCHOT Maurice, Une tude sur lApocalypse , op. cit., p. 489.
5Aprs avoir rappel certaines donnes factuelles, Blanchot prend ses distances par rapport aux
vnements de la naissance du christianisme, montrant que dans lApocalypse, Jean donne un sens
lHistoire en soulignant quelle sdifie par la guerre. La guerre christique fait le tri, elle spare les mchants
des lus. Pour Blanchot, lecteur du livre de Fret, le mal est lisible, il fait sens comme actant de lHistoire :
Cette existence du mal est le grand drame dont lhistoire humaine subit les effets et qui en expliquent le
droulement. Toute la partie centrale de lApocalypse dcrit la lutte du Bien et du mal, de Satan et de lglise,
elle montre laction de la puissance dmoniaque dans les vicissitudes de la dure7. Ainsi,
lApocalypse dvoilerait tout la fois un message moral et historique. Une Histoire construite en trois
grandes priodes : les perscutions, la destruction des mchants, la rtribution des justes. Histoire du monde
comme Histoire du mal, luvre du mal comme raison de lHistoire. Si lApocalypse sinscrit dans une
perspective eschatologique, elle dvoile galement les diffrentes tapes qui mnent cette fin. En effet,
pour tout un courant exgtique, lApocalypse se rvle comme lhistoire du monde. La lecture de Blanchot,
dans les traces de celle de Fret, semble sinscrire dans le mouvement de plusieurs interprtations idalistes
qui dclent dans le livre de Jean, lexpression allgorique du combat entre le Bien et le Mal. Lenseignement
de lApocalypse savre tragique, ce nest pas lhomme qui vainc le mal, mais Dieu qui y met fin en
interrompant lHistoire.
6Par ailleurs, Blanchot met en vidence un point qui lui semble crucial :
8 Ibid.
[] ce qui est propre au message inspir, cest le rle quil fait jouer au dmon dans la vie collective et le
mouvement de lhistoire. Saint Jean ne dvoile pas laction du mal dans les mes ; il se borne montrer
quelle matrise les puissances dmoniaques peuvent exercer sur les ralits collectives, par quelles voies
elles agissent [] et quelle dfaite mettra un terme leur empire8.
7Si lon accepte de suivre Blanchot, la vise du message apocalyptique ne serait pas tant thique, que
politique, lApocalypse serait linvitation imprative un autre ordre social dont le sujet se trouverait exclu.
Blanchot prcise encore que lHistoire est dj crite , pas dinconnu devant soi :
9 Ibid.
Car si du point de vue individuel, le triomphe du mal reste possible jusqu la fin (chacun pouvant toujours
succomber), du point de vue de lhistoire, la victoire de la vrit est certaine et le salut ds aujourdhui
assur9.
8Quimporte au final si certains sujets succombent au mal : au sein du logos apocalyptique, la communaut
est sauve.
9Quen est-il de cette odysse chrtienne dont ds le commencement, on connat dj la fin ? Blanchot est
radical, lApocalypse nannonce pas la fin, la fin a dj eu lieu, lHistoire est dj passe :
10 BLANCHOT Maurice, Une tude sur lApocalypse , op. cit., p. 491.
Dans une certaine mesure, le livre de saint Jean est construit sur cette pense que lhistoire est finie, que, du
moment que le Messie est venu, il ny a plus davenir possible ni dvnements vritables. Dsormais, il ne
se passe rien. Si toutes les visions de lApocalypse dbouchent sur la fin du monde, ce nest pas seulement
parce que cette perspective est impose par le genre prophtique, cest quaussi pour le Voyant de Patmos,
les derniers temps sont dj arrivs et que nous sommes entrs dans le cycle des vnements
eschatologiques10.
11 BLANCHOT Maurice, [] la fin arrivait, mais aussi la fin tait dj depuis longtemps arrive. , (...)
12 Voir BEAUCHAMP Paul, LUn et lautre testament. Essai de lecture, Paris, ditions du Seuil, 19 (...)
13 BLANCHOT Maurice, Une tude sur lApocalypse , op. cit., p. 491.
14 Ibid
10Cette conception de lHistoire comme tant dj accomplie, Blanchot la reprendra son compte, dans des
termes proches et dans un roman11dont la rdaction est quasi contemporaine de son article sur
lApocalypse. LHistoire acheve, nous sommes soumis une temporalit eschatologique qui nest plus celle
de lapocalyptique12, la diffrence de lapocalyptique qui date, met des bornes, instaure une limite, le logos
eschatologique confronte le sujet un avenir qui na plus de mesure. Blanchot expose deux raisons qui
justifient cette continuit du temps, au-del, et malgr lapocalyptique, dune part lacceptation de [] lide
juive suivant laquelle le seul ressort de lhistoire est lesprance messianique13 , et dautre part, la survie
de lhistoire dans la lutte du Bien et du Mal14 . La messianit donnerait-elle au mal sa Raison ? Prs de

quarante ans plus tard, dans les ultimes fragments de Lcriture du dsastre, Blanchot reviendra, sous une
forme interrogative la ncessit dune conception messianique de lHistoire, insistant de nouveau sur la
non-concidence de la venue du Messie et de la fin des temps. L esprance messianique se confond
avec lavnement dune re de justice. Cette esprance ne se formule pas en termes davenir, dans la
mesure o pour la tradition juive, la venue du Messie, cest aussi bien, maintenant, il existe toujours la
possibilit que le Messie soit dj-l.
11Lanalyse du livre se conclut par un point de vue antithtique celui du Pre Fret, ce dernier dcle dans
lApocalypse une signification optimiste, positive de lHistoire, qui voit in fine la chute des mchants, le
triomphe de lglise et la gloire du Christ, au contraire Blanchot ninterprte lHistoire que comme une suite
de catastrophes les unes plus violentes que les autres. LHistoire : dsastres.
15 BLANCHOT Maurice, LApocalypse doit , Paris, Gallimard, LAmiti, 1971, p. 118-127, et
P (...)
12Hormis cet article de 1943, on retrouve dautres rfrences explicites de Blanchot lApocalypse,
notamment dans son tude sur Lautramont, il envisage lApocalypse comme une source dimportance
de Maldoror(comme nous le verrons dans la prochaine partie). Par ailleurs, le livre de Jean est la rfrence
explicite de deux textes politiques de Blanchot, LApocalypse doit (1964) et Penser lApocalypse15
(1988). Le premier article commente une confrence de Jaspers sur la bombe atomique, Blanchot analyse la
thse de Jaspers selon laquelle, la bombe atomique marque un tournant dans lhistoire de lhumanit :
lhomme possde maintenant la capacit de sautodtruire. Lhomme peut aujourdhui, dcider tout
moment de son apocalypse, interrompant par son choix laventure de lhumanit. Ce possible tragique
conduit Jaspers noncer une alternative sous la forme dun impratif : ou lhomme opre une mtabol ou
il disparat. La critique que Blanchot adresse Jaspers est, en substance, de ne pas avoir trouv un
nouveau langage qui puisse faire face une question si radicale. Sans approfondir linterprtation de
Blanchot qui fait largement rfrence au contexte politique de la guerre froide, il est manifeste que
lvocation de lapocalypse a chang de registre, ce nest plus le livre de Jean qui interpelle Blanchot, ni
mme la question de la lutte entre le Bien et le Mal. LApocalypse ne signifie plus une quelconque rvlation
religieuse, mais limminence dune menace. Et si, comme lannonce le titre LApocalypse doit , cest
que, selon Blanchot, il nous est en ralit impossible dtre sujet de cette ventuelle autodestruction, tout un
chacun est dessaisi, le pouvoir remis entre quelques mains susceptibles dappuyer sur le bouton .
Lutopie dune apocalypse serait le moment o chacun et de concert prendrait la dcision, lunanimit den
finir. Lhumanit doit affronter cette possibilit extrme de lusage de la bombe.
13Le second article politique ne se rfre jamais lapocalypse en tant que telle, le texte de Blanchot est
une critique de lengagement nazi de Heidegger, engagement qui, au dire de Blanchot, corrompt toute la
philosophie de Heidegger, et en premier lieu ses commentaires de Hlderlin. Ce mal philosophique, aux yeux
de Blanchot pervertit toute la pense de Heidegger, et llection du site natal allemand comme nouvelle
Grce. Eriger la terre en sol sacr, cest dj sexposer la menace du nationalisme, de lexclusion de
lautre, dune sacralit paenne.
16 RICUR Paul, Temps et rcits 2. La configuration dans le rcit de fiction, Paris, ditions du S (...)
17 Ibid.
14Si la langue apocalyptique, au-del du livre du Pre Fret a pu mobiliser lattention de Blanchot, jusqu
devenir lun des principes dominant de son criture (souvenons-nous : Le dernier homme, Le dernier
parler, Le dernier mot , Le tout dernier mot et tous ces fragments narratifs ou critiques qui font signe
vers une fin imminente), cest non seulement parce que lapocalyptique traverse toute une culture judochrtienne, exposant une pense du mal et du tlologique, mais aussi parce quelle rvle quelque chose
de lessence mme du livre. LHistoire souvre et se clt dans et par le Livre. Comme lcrit Paul Ricur, lun
des pouvoirs de lApocalypse est dexposer : [] le modle dune prdiction sans cesse infirme et
pourtant jamais discrdite, et donc dune fin elle-mme sans cesse ajourne.16 Pour Ricur, cest
uniquement partir du moment o la fin imminente se convertit en fin immanente que lApocalypse devient,
crit-il un mythe de la Crise17 , produit comme passage sans fin. Lapocalypse narrative luvre chez
Blanchot, loin dtre image, foisonnante, hyperbolique, utopique, fait au contraire entendre, le dysphorique,
la rumeur, la rptition, le travail lancinant de la maladie et de la mort, lpuisement, lextnuation de la
parole.
SADE ET LAUTRAMONT : UN ESPACE LITTRAIRE DU MAL
15Sade et Lautramont, malgr leurs diffrences, ont un enjeu commun, la revendication de lloge du mal.
Dans son tude sur Lautramont, Blanchot consacrera de nouveau, plusieurs rflexions lApocalypse.
Certains auteurs du corpus critique de Blanchot, parmi lesquels, Artaud, Montherlant, Jouhandeau, Kafka,

James, Sartre, linvitent penser le mal, mais cest particulirement dans ses tudes sur Sade et
Lautramont quil dveloppe une rflexion plus aboutie sur lexpression du mal dans lespace littraire.
16En octobre 1947, Blanchot publie dans Les Temps modernes, la rencontre de Sade repris deux ans
plus tard dans Lautramont et Sade, mais un an auparavant, paraissaient une dizaine de pages consacres
Sade : Quelques remarques sur Sade , enfin en 1965, il ditera un ultime texte sur Sade :
Linconvenance majeure rdit dans LEntretien infini, sous le titre Linsurrection, la folie dcrire .
Sintresser Sade na rien de trs original en 1947, mais Blanchot est lun des premiers critiques
consacrer plusieurs articles au Marquis peu de temps aprs la guerre, dautres le suivront, Bataille, plus tard
Lacan, Barthes et bien dautres.
18 BLANCHOT Maurice, Linsurrection, la folie dcrire , LEntretien infini, Paris, Gallimard, 1 (...)
17Sade retient lattention de Blanchot, car il incarne dans la littrature un absolu, une violence totale, illimite
telle, que ce moment de la littrature ne connatra pas dau-del, une littrature aux limites de lillisibilit. Une
incarnation du mal visible dans des figures narratives, des tableaux romanesques, dune violence et dune
pornographie difficilement soutenables. Mais, la prsence malfique ne se borne pas lespace
romanesque, Sade se veut aussi un thoricien du mal, ce dernier occupe la place centrale dans la
configuration de son systme politique, dont Blanchot dnonce certaines contradictions18 internes. Dans
cette mtaphysique du cataclysme, une seule loi chez Sade, labsence de loi, ou peut-tre plus exactement,
la perversion de toute loi :
19 BLANCHOT Maurice,Lautramont et Sade, Paris, Les ditions de Minuit, Arguments , 1963, p.
23.
Il va donc descendre plus profondment dans son systme et montrer qu lhomme qui se lie avec nergie
au mal, jamais rien de mal ne peut arriver. Cest l le thme essentiel de son uvre : la vertu toutes les
infortunes, au vice le bonheur dune constante prosprit19.
18Dans un monde sans Dieu, tout est permis, et si Sade reconnat en certaines pages ltre Suprme, il lui
prte la mme violence et les mmes desseins que ses personnages. Le seul Dieu possible est un Dieu
malfique, qui ne peut donc engendrer que le mal, aussi le mal est-il inhrent la matire et donc
substantiel. Si Dieu a cr le mal, il revient au libertin de le pratiquer, au mme titre quun commandement, il
sagit de tirer le plus grand parti de toutes les formes dnergie de la Nature.
20 BLANCHOT Maurice, Linsurrection, la folie dcrire , LEntretien infini, Paris, Gallimard, 1 (...)
19Lassouvissement du plaisir en lieu et place de la loi. Comme le dmontre Blanchot, le libertin ne peut tre
lui-mme la victime du mal, mme sil le subit, il en est toujours lagent et le matre. Si le mal chez Sade ne
connat aucun obstacle cest que la loi qui rgit le libertinage est celle de lindividu, il nexiste pas de
communaut, le sujet dispose dun pouvoir absolu sur autrui, ce dernier ntant quun moyen, un objet de
jouissance. La violence sadienne rside dans la mise en scne dun mal radical, impossible compenser par
une quelconque forme de Bien. Luvre de Sade dfie tout systme qui srigerait partir de la
transcendance de la loi, un pouvoir infini de ngation20 crira Blanchot. Ds lors, les deux
problmatiques qui nous interpellent au sujet du mal, la responsabilit et la culpabilit, se trouvent dans
lunivers sadien, totalement subverties : point de culpabilit, tandis que la seule responsabilit rside dans
lexercice sans faille du mal. Dans le projet de Sade, pas dexplication mtaphysique du mal (en cela il rejoint
Kant, tous deux envisagent le mal radical ), pas dinterrogation sur le salut du sujet, seul compte la
pratique la plus excessive de la violence. Le monde de Sade, radicalement athe et matrialiste chappe
lthique : le mal tant inhrent ltre, il nest plus ncessaire de lutter contre lui, mais au contraire duvrer
de concert.
20Abandonnons le Marquis pour en venir au Comte Blanchot relve que le mal chez Sade et Lautramont
scrit de manire radicalement diffrente :
21 BLANCHOT Maurice,Lautramont et Sade, op. cit.,p. 76.
Lautramont est trs loin de Sade. Il y a en lui une rvolte naturelle contre linjustice, une tendance naturelle
la bont, une puissante exaltation qui na dabord aucun caractre pervers ni aucun dessein mauvais21.
21Pour Sade le mal, cest le mal fait autrui, signe de lemprise totale du libertin sur les autres, en revanche
lexpression du mal chez Lautramont, est empreinte de culpabilit, de mal-tre.
22 Nous avons montr ailleurs comment luvre de Lautramont avait pu inflchir lcriture
de Thomas(...)
22Dans la trace des surralistes, Blanchot accorde une place prpondrante luvre de Lautramont (il
fait partie des auteurs les plus frquemment convoqus dans le corpus critique de Blanchot). Pour Blanchot,
comme pour ses contemporains, lauteur de Maldoror est, au mme titre que Mallarm et Rimbaud, lun des
potes de la modernit, mais, si cette image rvolutionnaire existe bien, elle nest pas lessentiel22. Ce que

Blanchot dcouvre, avant tout, chez Lautramont, cest une rvolution du genre romanesque, une forme
indite qui expulse toutes les conventions de la scne narrative, en particulier le refus catgorique de toute
mention psychologique.
23 PLEYNET Marcelin,Lautramont, Paris, ditions du Seuil, crivains de toujours , 1967, p. 65.
24 BLANCHOT Maurice, Lautramont , Faux pas, Paris, Gallimard, 1943, p. 197-202.
23Maldoror, mal daurore en frontispice, luvre nonce, annonce son projet, mal de la naissance du jour
ou en mal daurore23 , mal de la gense de ltre, Ducasse entreprend de rcrire linfernale gense
humaine. Ds son premier article sur Les Chants de Maldoror, Lautramont24 , Blanchot soulignait dj
limportance du mal, quil identifie comme motif principal de luvre.
25 Blanchot cite notamment cette phrase de Lautramont : Jai chant le mal comme ont fait
Mickie(...)
24 premire vue, cette thmatique du mal est revendique par Lautramont25 comme sinscrivant dans
une longue ligne dauteurs romantiques qui ont eux-mmes mis en scne le motif du mal dans des formes
et des registres trs diversifis. Lautramont est lhritier du roman gothique, des romantiques, de
Baudelaire, qui se sont dj proccup des noirceurs de lme, mais Lautramont, comme Sade, fait un pas
de plus dans lapprhension du malfique. Nous nous limiterons, faute de place, deux formes trs
dissemblables de lexpression du mal tudies par Blanchot dans sa lecture de Maldoror, lanimalit et
lintertextualit.
25Lune des manifestations, les plus troublantes, les plus images de la personnification du mal, est
constitue par lanimalit. Dans Maldoror, endosser la peau de lanimal revient pour le narrateur chapper
lhumanit. La texture animale offre la possibilit daffronter les limites de lhumain. Lanimal vient dire
lhumain, il en expose et explore les limites. Au sein de cette radicale altrit, le devenir monstrueux est
alinant, il matrialise limage dun corps qui se dshumanise, envahit par lanimalit. Dans cette exprience
de lanimal, de lirrductibilit de lautre en soi (notamment lorsque Maldoror sapproprie la parole et le corps
du pourceau) Ducasse fait lpreuve dun corps qui dcouvre en lui-mme sa part exogne. Lanimal incarne
alors une possible mtaphore du mal, lintrieur et lextrieur de soi, une forme indite de xnogreffe de
lcriture. Il est ais de dceler dans ce motif rcurrent de la mtamorphose animalire, une image
particulirement efficace de lexhibition du mal : dune part, la mtamorphose saccompagne dun mal
physique, dune souffrance lie la transformation, et dautre part, plus souterrainement, la mtamorphose
subvertit la Cration elle-mme, dconstruisant et reconstruisant les espces. Lautramont, pote dmiurge,
iconoclaste, cre un espace littraire dans lequel lpreuve de laltrit en soi ouvre une exprience intime
du mal qui dfie les lois de lcriture et celles de la nature.
26 Ibid., p. 81.
27 Ibid., p. 71.
26Ainsi, selon Blanchot : La posie de Lautramont ne livre peut-tre rien qui linterroge navement sur
Dieu et sur le mal, mais elle se livre elle-mme par sa tendance ne pouvoir parler de Dieu que par le
moyen de fantastiques figures animales et non pas nous en parler, mais oublier de nous en parler, en
se condensant autour dpaisses substances vivantes, la fois surabondamment actives et dune tranante
inertie26. plusieurs reprises Blanchot discerne dans lcriture de Maldoror une suite de mouvements
antagonistes : faire mal / se faire mal, jouissance / remords, cruaut / piti27. Au contraire de Sade,
Lautramont ne rompt pas avec la tradition chrtienne : faire mal cest inluctablement se faire mal. Dans la
transgression, Lautramont entrevoit la possibilit daccder au double statut de victime (remords, perte de
lesprance, puisement physique) et de bourreau. La lutte avec Dieu, nanantit pas Maldoror, bien au
contraire, elle est lpreuve qui lui permet de dpasser ses propres limites et, dans ce mouvement,
datteindre linfini.
28 BLANCHOT Maurice,Lautramont et Sade, op. cit., p. 62 et 67.
27Second exemple, le recours certains hypotextes, particulirement celui de lApocalypse, une uvre que
Lautramont nhsite pas subvertir, inversant les valeurs du Bien et du Mal, les rles de Dieu et de Satan.
Maldoror lui-mme se prsentant plu-ieurs reprises comme un cavalier de la mort, un prince des tnbres,
suprieur Satan. Mais Blanchot minimise ce quil appelle le mirage des sources28 , cest--dire, voir
dans chacune des incarnations du mal, une rfrence au texte apocalyptique. Blanchot renverse galement
linterprtation propose par Linder :
29 Ibid., p. 125.
H.R. Linder en a conclu que le hros de Ducasse tait parfois au service de Dieu, comme le sont les anges
vengeurs de lApocalypse, mais cest plutt Dieu qui est au service de Maldoror jusqu lui servir de miroir
fabuleux o il peut contempler les vraies dimensions de son pouvantable image29.

28Pour Blanchot la manifestation du mal chez Lautramont senracine dans un rapport conflictuel au monde
et toute forme daltrit, quil sagisse de Dieu ou des hommes, mais le mal se dvoile surtout comme une
formidable matrice gnrative et lyrique, donnant lieu des pisodes et des images inoues
(mtamorphoses, scnes de dvoration).
29Le mal tel que lenvisage Blanchot, chez Lautramont, cest en premier lieu un geste dcriture, un motif
dvelopper, sans que celui-ci engage ncessairement une porte mtaphysique :
30 Ibid., p. 183.
[] le bien, le mal, sont-ce l des puissances quivoques avec lesquelles ruser est de rigueur. Mais ce
moment, et dans lesprit de Lautramont, il sagit de ralits bien plus prcises : de forme, de langage et de
lavenir mme de ce quil doit crire30.
31 BLANCHOT Maurice,LEntretien infini, op.cit., p. 465.
30Ce que Blanchot dcouvre travers ses lectures de Sade, de Lautramont et dautres, cest que, comme il
lcrira propos de Kafka dans LEntretien infini, Lcrivain est coupable, il se livre radicalement au mal
[]31 , le mal a aussi sa langue, son criture, reprenant ainsi une thse proche de celle affirme par
Bataille dans La Littrature et le mal. Lcrivain, est de fait un hors-la-loi, pas dcriture sans transgression,
lcriture est transgression.
GOG ET MAGOG : LE REDOUBLEMENT DE LA QUESTION
31Lespace littraire, nous offrait jusquici une rflexion sur une forme de mal essentiellement inflige
autrui, les personnages de Sade (comme Maldoror parfois), faisant subir le mal plutt que den tre les
victimes. Dans les rflexions qui vont suivre, la pense de Blanchot prend au travers des articles que nous
examinerons, un nouveau tournant, quittant lespace littraire pour revenir lhypotexte biblique, Blanchot se
proccupe davantage de la manifestation du mal comme souffrance, subissement. On peut supposer, sans
trop de risque, quun tel revirement nest pas tranger la lecture de Lvinas (par exemple, les pages sur la
souffrance dans Le Temps et lautre et Totalit et Infini). Aprs avoir crit tre juif (1961), la
problmatique du mal chez Blanchot, se trouve inextricablement lie avec sa mditation sur Auschwitz,
donnant lieu ce que daucuns nommeront son philosmitisme.
32Quelque vingt ans aprs larticle sur lApocalypse cest une nouvelle rfrence biblique, Gog et Magog qui
conduit Blanchot questionner le mal, en laissant toute possibilit de rponse en suspens. Gog et Magog
ont une signification essentielle dans la mystique juive, cette mention du mal appartient la pense
eschatologique du judasme. Selon la tradition juive, la guerre de Gog et Magog aura lieu, entre Isral et les
Nations, cette premire poque messianique qui verra le premier Messie, fils de Joseph repousser Gog
avant dtre lui-mme terrass, poque qui prcdera un deuxime moment messianique, la venue du fils de
David, lui-mme prcdant dautres vnements, dautres poques. Lre messianique, nous lavons vu
prcdemment, nest en rien le signe de la fin des temps. Cette guerre de Gog et Magog narre
dans Ezchiel, doit marquer la fin dun monde dont le systme politique se fonde sur la violence et la volont
de puissance des nations.
32 BUBER Martin, Gog et Magog. Chronique de lpoque napolonienne, trad. Jean Loewenson-Lavi,
Pa (...)
33 BLANCHOT Maurice,LAmiti, Paris, Gallimard, 1971, p. 269.
33Dans son commentaire du livre de Buber, Gog et Magog32, publi dans laNouvelle Revue Franaise en
1959, surgit, sous la plume de Blanchot cette question : Doit-on favoriser le Mal, le porter son
paroxysme, prcipiter la catastrophe, afin que la dlivrance aussi se rapproche ? Doit-on presser la fin33 ?
Cette interrogation provient de certaines mouvances de la tradition hassidique, dont Blanchot la suite de
ses lectures de Scholem, souligne le caractre envotant, mais aussi la menace hrtique qui conduit son
rejet, le judasme traditionnel voyant dans le hassidisme un loignement dangereux des principes de la
Thora. Blanchot ne le mentionne dans aucun de ses deux articles, mais il faudrait souligner que cette
question sur le mal et la dlivrance intervient aprs de nombreuses perscutions et massacres dont sont
victimes les Juifs, surtout en Russie et en Pologne, au milieu du XVIIe. Les courants hassidiques qui naissent
au dbut du XVIIIe ne cesseront de se rfrer ses souffrances et aux agissements dmoniaques dont les
Juifs furent les victimes. Le hassidisme rejoint lespace littraire que nous voquions plus haut, mais il
sagirait dune forme trange de cet espace, car si des crits sont bien rdigs, publis, il ne saurait y avoir
de vritables auteurs, la littrature hassidique est dlivre du poids de lauteur (lun des rves de Blanchot).
Tout a lieu dans loralit, dune bouche lautre, et Blanchot y reconnat limportance de lanonymat, le retrait
dune singularit qui laisse advenir la voix de lautre plutt que celle imposante du scripteur.
34 On pourra notamment lire les contes suivants : Le sermon sur Gog , Parallles , Le grand
voy(...)

34Dans Gog et Magog, recueil de contes hassidiques, la problmatique du Mal34 intervient naturellement et
maintes reprises, mme si la question, telle quelle est pose par Blanchot ny figure pas exactement dans
les mmes termes, on trouve par exemple ce dialogue dans lun des contes :
35 BUBER Martin, Gog et Magog. Chronique de lpoque napolonienne, op. cit., p. 349, voir
galem (...)
Des vnements aussi monstrueux [il sagit des dfaites de Napolon qui affaiblissent le mouvement
messianique chez les hassidiques] ne visent-ils pas ncessairement la venue de la Dlivrance ? Tout
vise la venue de la Dlivrance, mais autrement que nous sommes enclins le croire35.
35Ouverture lavenir certes, mais les promesses du futur nont-elles pas un revers ? Celui de donner
lillusion que nous serions quittes du prsent.
36 Ibid., p. 269.
36 linterrogation de Blanchot fait suite, quelques lignes plus loin, une remarque qui vise dcrire les actes
de Sabbata Zevi, coupable dapostasie : Cest que pour vaincre profondment le Mal, il faut descendre
dans la profondeur malheureuse et se revtir du Mal mme36. Existe-t-il une ncessit du Mal ? Faut-il
commencer par le Mal pour accder au Bien ? Ne rejoint-on pas lun des principes dun certain christianisme
(notamment certains mystiques allemands comme Jacob Boehme) ? Le faux Messie, loin de porter
lesprance de la dlivrance, une fois dmasqu apparat comme un agent particulirement pervers du mal,
visage double face, trahison qui menacera, selon certains commentateurs, lexistence mme du judasme.
37 BLANCHOT Maurice, Les Intellectuels en question. bauche dune rflexion, Tours, Farrago,
2000 (...)
37Ce nest pas sans tonnement que vingt-cinq ans plus tard, aprs larticle sur Gog et Magog , on
dcouvre que cette interrogation est redouble absolument lidentique, dans un nouvel article de Blanchot :
[] la question la plus risque : doit-on favoriser le Mal, le porter son paroxysme, prcipiter donc la
catastrophe, afin que la dlivrance aussi se rapproche37 ? Lors de cette seconde occurrence, la question
est formule dans un contexte politique et historique et non plus littraire, mais propos du mme livre de
Buber. Il nest plus question de faux Messie, ni mme rellement de la pense hassidique, mais du souci de
justice :
38 BLANCHOT Maurice, Les Intellectuels en question. bauche dune rflexion, op. cit.
[] la justice (la justice pour autrui) a ce trait dcisif quelle ne supporte pas de dlais et quen consquence
elle ne saurait manquer des occasions fussent-elles dangereuses ou incertaines de saccomplir38.
38On reconnatra sans peine, sous les mots de Blanchot, les accents lvinassiens dune telle proposition :
maintes fois, Lvinas insiste pour que la justice apparaisse au cur du dispositif thique. Justice, rparation,
consolation. La justice comme rponse au mal ou plutt comme substitut de la rponse, rpondant du mal.
Mais une justice toujours en retard sur le mal, venant, toujours trop tard, parfois absente, parfois impossible.
39Par deux fois la question est nonce par Blanchot, par deux fois elle demeure sans rponse. Cette
absence de rponse nest certainement pas le signe dune mconnaissance de Blanchot, mais laffirmation
que la question doit rester suspendue et quainsi elle maintienne chacun dans la stupfaction. En ne donnant
pas la rponse, Blanchot dit, dans la forme interrogative, lessentiel du mal : il est une question, une question
indfiniment rpte. Aprs la stupfaction, la venue des larmes, mais avant mme de venir la pense le
mal minterroge il est un pourquoi ? Interpellation et questionnement avant toute intelligibilit, avant tout
effort de penser. Mal pourquoi ? Le mal absolu : absence de pourquoi. Du destinataire de la question
dpend aussi, risquerons-nous, le sens ou labsence de sens donn au mal, en effet, que la question
sadresse lhomme ou Dieu nengage videmment pas la mme interprtation du mal.
40Lvinas, dploie de manire radicalement diffrente, mais dans le mme horizon que Blanchot (interroger
la signification du mal), une question dans laquelle la prophtie nest plus parole davenir, mais sactualise
dans lhorreur de lHistoire du XXe sicle :
39 LVINAS Emmanuel, Lheure des nations, Paris, Les ditions de Minuit, 1988, dans le
chapitre (...)
Aurait-il donc fallu la souffrance appele guerre de Gog et Magog : ces morsures de serpents, cette mort
des enfants affams, toute cette Passion dinnocents, toute cette Passion dIsral, pour que soit pensable
une humanit rconcilie ? et un peu plus loin : Cette guerre de Gog et Magog na-t-elle pas dj
commenc en ce sicle de la Choah39 ?
40 Ibid., p. 94.
41 LVINAS Emmanuel, Entre nous. Essais sur le penser lautre, Paris, Grasset, 1991, p. 117.
41Le mal question, disions-nous. Comme lapocalypse avait dj eu lieu pour Blanchot, la guerre de Gog
et Magog est dj en marche pour Lvinas. La prophtie toujours se ralise, question de patience. Au

contraire de Blanchot pour qui la question de Gog et Magog reste sans rponse, Lvinas, travers la page
talmudique quil commente donne grce aux Matres, toute sa signification cette guerre. Il nest pas
possible de reprendre ici lensemble du commentaire de Lvinas, mais retenons que la guerre de Gog et
Magog, nest pas un moment isol, isolable de lhistoire juive, la guerre contre le mal, signifie au mme titre
que la sortie dgypte, au mme titre que le changement de nom dAbraham, comme celui de Jacob en
Isral. Il sagit de se souvenir des trois, cest--dire pas plus du mal que de la jouissance de la sortie
dgypte, davantage encore : lHistoire ? maintenant ! Lvnement : la contemporanit du pass, comme
lcrit : La libration du joug de lgypte serait lvnement dominant du judasme et de lhumain. Il retentit
encore lpoque messianique elle-mme40. Dans lhorreur de la Shoah version moderne de Gog et
Magog, se livre, travers les chants des hassidim conduits la mort, la vrit de lirrmissibilit juive :
chanter le bonheur de ne pas tre du ct des bourreaux. Quelque chose dinaudible sentend sans doute l
du mal absolu. Blanchot ne peut lenvisager, seul Lvinas peut le suggrer du bout des lvres41.
42Les noms de Gog et Magog rappellent donc Blanchot le caractrencessairement messianique de
lexistence du mal. En effet, la question deux fois pose ne peut avoir de sens que si et seulement si elle est
examine dans cette perspective messianique, cest--dire dans la venue dun monde o la justice est enfin
restaure. La guerre de Gog et Magog sinscrit dans la pense dun messianisme apocalyptique qui
ncessite une interrogation sur la destine : lhomme est-il ou non le matre de son destin ? Mais la tradition
juive, rfute une telle question. Il nappartient pas lhomme de hter la fin, ft-ce pour rendre la dlivrance
plus proche, le monde accompli ne peut tre suscit que par la volont divine la fin des temps, lre
eschatologique nest pas la destruction du monde mais la promesse dune paix qui simposera tous.
AMALEK ET AUSCHWITZ : ZAHOR42
42 Zakhor, en hbreu Souviens-toi . La Parachat Zakhor qui prcde dune semaine la fte de
Pourim(...)
43 BLANCHOT Maurice, Lcriture consacre au silence , Pour Edmond Jabs, Paris, Instants 1,
1989
44 BLANCHOT Maurice, Grce (soit rendue) Jacques Derrida , in Revue Philosophique, n 2,
Derri(...)
43Terminons cette esquisse de parcours travers le signifiant du mal , par un dernier nom propre,
trangement prsent dans les ultimes textes de Blanchot. Le nom dAmalek (ou Amaleq), incarne dans la
tradition juive la figure du mal absolu, il est sollicit plusieurs reprises par Lvinas ; marchant dans les pas
de son ami, Blanchot mentionne par deux fois ce nom terrifiant. La premire fois dans un bref article publi
en hommage Jabs43, la seconde, dans un texte consacr, un an plus tard Derrida44.
44Plusieurs commentaires, particulirement ceux du Gaon de Vilna voient en Amalek celui qui reconnat
Dieu, mais un Dieu dont la puissance et le rgne ne devraient, pour Amalek, ne se trouver quau Ciel. Pour
rayer le nom de Dieu sur Terre, il est impratif pour Amalek de dtruire le peuple qui incarne la volont de
Dieu sur Terre, le peuple juif, celui qui par son obissance la loi, mnage une place la rsidence divine.
Cest pour dtruire lordre divin quAmalek jetait vers le Ciel les prpuces circoncis des Hbreux, signe de
lAlliance.
45 BLANCHOT Maurice, Lcriture consacre au silence , p. 239.
45Lenjeu du premier article de Blanchot, Lcriture consacre au silence est clairement nonc ds le
dbut du texte, il sagit de rpondre la question suivante : Faut-il oublier ? Faut-il se souvenir ? De ce
quon ne sait pas nommer tantt la Shoah, tantt lHolocauste, tantt lExtermination, tantt le
Gnocide45. La question que Blanchot, se pose, ntait pas exactement celle que nous lui adressions dans
notre lettre, il sagissait de lui demander, si un excs de mmoire, lobsession dun pass que lon ne veut, ne
peut effacer, ne menace pas finalement lexistence du prsent. Les gnrations actuelles, venir peuventelles, doivent-elles supporter lincommensurable poids de la Shoah ? Comment se souvenir du mal pass,
sans que celui-ci efface le prsent ?
46Blanchot met en perspective les deux mentions bibliques voquant le souvenir dAmalek, il remarque que
la premire mention (Ex. 17,14), non seulement fait rfrence lacte dcrire (le souvenir doit sinscrire dans
le Livre saint, du mal, je dois garder une trace), mais que cette premire mention est la premire personne,
alors que la seconde (Dt. 25,19) snonce la seconde personne : tu effaceras . Question : que se passet-il de lExode au Deutronome, ou pour le dire autrement, du Je au Tu ? Dans le premier verset :
cris cela dans un livre pour en garder le souvenir, et dclare Josu que jeffacerai la mmoire dAmalek
de dessous les cieux. lnonciation divine se manifeste comme promesse et projet dans lExode, dans le
second verset : tu effaceras le souvenir dAmalek de dessous les cieux. Noublie pas ! la parole se fait
injonctive, leffacement du nom dAmalek devient commandement. Lradication du Mal se mue en

responsabilit : la haine du mal est un impratif catgorique, une ncessit dexistence. Mais ce que
Blanchot ne peut dire, dans son interprtation partielle, voire lacunaire du texte biblique, cest que le souvenir
du mal ne vaut que pour le souvenir du bien. Il est proscrit de se souvenir du mal, sans se souvenir de la
sanctification du Chabat. Le souvenir du mal ne vaut que sil nest pas rature, effacement du bien.
46 Ibid.
47Une question demeure : comment articuler les deux commandements : Souviens-toi de ce que ta fait
Amalek (positif) et tu effaceras le souvenir dAmalek (ngatif) ? Blanchot y rpond sa manire :
Oubli et Souvenir vont-ils de pair ? Tu ne peux te librer du souvenir que si tu le gardes dans loubli. Audel du souvenir, il y a encore Mmoire. Loubli nefface pas limpossibilit doublier. Tout commence peuttre par loubli, mais loubli ruine le commencement, en faisant souvenir que loubli ne se rfre qu loubli
qui nous tourmente en nous refusant labsence irresponsable.46 . Si lon en croit un clbre passage
du Talmud (Talmud de Babylone, Trait Nida, page 30b) propos de la naissance, oui tout commence bien
par loubli. Se souvenir est-ce seulement se retourner ? Il faut une mmoire pour lavenir, concevoir une
mmoire du mal absolu qui ne vire pas en ternelle lamentation, est-ce possible ? Selon Blanchot, il est
impossible doublier Auschwitz, dans la mesure o loubli lui-mme est rappel, vigilance, loubli comme
injonction de se souvenir. Il faut se souvenir dAmalek jusqu son effacement du monde. La signification du
souvenir rside dans la parole, dans la narration rpte et transmise aux gnrations. Est-ce dire quil
sagit de rpter pour conjurer le retour du mal, pour mettre le vu pieux dun plus jamais a ,
connaissant pourtant linluctable rptition tragique de lHistoire ? Chez Blanchot la mmoire dAuschwitz,
nest pas historique, mais thique, la manire de limpratif kantien, reformul par Adorno que Blanchot cite
la fin deLcriture du dsastre. La mmorisation du mal absolu est une responsabilit dont on ne peut
sacquitter. Impratif qui nest pas seulement mmorisation du nom dAmalek, mais acte, reprenant ainsi la
volont mise dans le verset du Deutronome. Se souvenir dAmalek (Exode) ne prend tout son sens que si
jentends le second verset, lobligation duvrer contre Amalek. Il ne sagit pas de se lamenter du pass, de
commmorer, mais de se souvenir du mal pour lutter contre lui, la mmoire du mal est action, elle ne saurait
se restreindre la seule lgitime lamentation.
48Le texte dhommage Jabs, sachve par une suite de remarques brves dont beaucoup sont
empruntes Lvinas, Blanchot insiste sur la ncessit de transmettre lhorreur du mal, horreur toujours en
excs, que la mmoire ne peut contenir et que le langage choue circonscrire. Ce qui demeure pour
Blanchot cest la ncessit de maintenir le mal comme question, voire comme une question impossible, un
dbordement, un vacillement de lintelligible :
47 Ibid., p. 240.
Rien donc dire sur le souvenir, rien sur le pass (qui ne passe pas), rien sur la trace, rien sur la pointe qui
transperce. chacun, il incombe de se maintenir (ou de sombrer) face lvnement, vnement hors
rponse, hors question. Cest le pacte47.
49Nous le disions plus haut, la posture de Blanchot face au mal est thique, son article se termine par une
nouvelle injonction adresse chacun : prendre en acte du mal absolu, en tmoigner, ft-ce par labsence de
tmoignage, le silence.
50Le second article, consacr Derrida, nvoque pas la question du mal en tant que telle, mais propose
une rflexion sur lexistence des deux Torah (crite et orale), nanmoins le nom dAmalek apparat au dtour
dun passage dcrivant les actions de Mose lors de la sortie dgypte et de la guerre des Hbreux contre
Amalek :
48 BLANCHOT Maurice, Grce (soit rendue) Jacques Derrida , p. 172.
Fatigu [Mose] quand Amalek fait la guerre aux Hbreux [voir Ex. 17, 8-15], alors que ceux-ci viennent
peine de quitter lgypte et lesclavage et quils constituent une troupe dpareille (masse confuse,
troupeau), avec surtout des femmes, des enfants, la marmaille , dit Chouraqui. L est la mchancet
dAmalek qui lillustrera comme llu du Mal. Mose nest pas un chef de guerre. On linstalle cependant en
haut dune colline, comme font les gnraux et Napolon lui-mme. Mais il faut laider quand il donne des
consignes, lesquelles sont apparemment simples : il lve le bras afin dindiquer le ciel et les Hbreux
lemportent mais prcisment son bras est lourd, et il faut laider pour laccomplissement de son geste
sinon son bras retombe (ce nest pas seulement la lassitude, cest une leon aussi), et Amalek triomphe48.
49 Image maintes fois ritre dans la tradition juive et cite par Blanchot lui-mme, voir larticle (...)
51Blanchot ne commente pas ce clbre pisode biblique, et mme sil parle de leon , il nen dgage
pourtant pas les enjeux thologiques et thiques. Mais lenseignement nous vient des commentaires des
Matres de la tradition : chaque fois que les Hbreux se tournaient vers le Haut, Amalek perdait. Do lon
pourrait dduire cette leon dAmalek : le mal dpend de moi. Le mal triompherait-il chaque fois que les

Hbreux se dtournent de Dieu ? Est-ce dire que chaque fois que le juif sloigne de la Thora, chaque fois
quil nest pas le gardien de lquilibre des mondes, la victoire du mal absolu est possible ? Entendu dans la
sphre thologique : lEn-Bas nourrit lEn-Haut49, la prire gnre lpanchement du divin.
50 LVINAS Emmanuel, La souffrance inutile , Entre nous. Essais sur la pense--lautre, op. (...)
52Le commentaire de cet pisode par Rabbi Hayim de Volozine, lui-mme repris par Lvinas50, peut nous
secourir :
51 Rabbi HAIM de VOLOZINE,Lme de la vie, Lagrasse, Verdier, 1986, Poche , p. 204.
Le cri de leur prire [cri des Hbreux luttant contre Amalek] devant Dieu ne concernait pas leur malheur, mais
portait sur la profanation du Nom de leur Pre qui est dans les cieux alors ils taient eux-mmes victorieux.
Et sinon51.
53Et Lvinas de commenter :
52 LVINAS Emmanuel, Lheure des nations, Paris, Les ditions de Minuit, 1988, p. 150.
Le bras de Mose qui, dans la dtresse du peuple, rappelle le Trs-Haut qui le vrai culte est vou et de qui
la victoire dpend devient dans linterprtation nouvelle [celle de Rabbi Hayim de Volozine], le bras qui, dans
leur dtresse, rappelle aux hommes labaissement dun Dieu outragpour qui la prire est prie. Il justifie
ainsi la prire pour soi dun moi pcheur, mais qui ds lors nest plus hassable52.
53 LVINAS Emmanuel, Entre nous. Essais sur le penser lautre, dj cit, voir le chapitre La (...)
54La pense occidentale moderne et athe, affronte l son aporie, mme si chacun, aux cours de la
souffrance, peut faire lexprience dun appel, dune demande dinterruption de la souffrance, fut-elle tourne
vers un ciel vide. Ce que va pouvoir dire, dun Dieu lui-mme souffrant de ma souffrance, dun Dieu lui-mme
priant pour lapaisement de mes souffrances, Blanchot bien quil connaisse lanalyse de Lvinas53, parue
plusieurs annes avant la publication des articles sur Jabs et Derrida, ne veut franchir le pas, ne peut
reprendre son compte les mots de Lvinas, sans doute trop audacieux pour les oreilles dun moderne .
Cependant Blanchot, contrairement de nombreux contemporains a lintuition que quelque chose se joue,
se noue pour le Juif pour chacun dentre nous ? entre le souvenir dAmalek et limpossible exprience
dAuschwitz, entre les vieux traits vermoulus comme disait Lvinas et notre prsent. Cette ligature ne
tient lieu, ni dune prtendue rptition de lHistoire, ni mme de la seule nonciation prophtique, ni mme
de croyance, elle est pour le juif, lexister mme.
EN GUISE DE CONCLUSION : JOB, LE SIGNIFIANT ABSENT ?
54 On lira notamment :WIESEL Elie et EINSENBERGJosy, Job dans la tempte, Paris, Fayard, 1986,
405 (...)
55Un dernier mot, dans ce cheminement lintrieur du mal dans luvre de Blanchot, o nous avons
gren un certain nombre de noms propres, tmoins de la malignit, un nom propre manque lappel
Aucun ouvrage, aucun essai qui au XXe sattache la question du mal, et a fortiori depuis Auschwitz, ft-il
celui dun auteur athe, ne peut aujourdhui faire lconomie dune analyse ou au moins dune vocation du
livre de Job54. Job, est dsormais, pour chacun la figure de la souffrance par excellence.
55 BLANCHOT Maurice,Lcriture du dsastre, Paris, Gallimard, 1980, p. 187-188. Nous citons le f (...)
56O rencontre-t-on Job dans luvre de Blanchot ? peu de chose prs, nulle part. Il napparat que trois
fois dans luvre, sans rapport vritable avec la question du mal. trange absence, alors mme que
Blanchot ne cesse dcrire sur la souffrance , le malheur , quil lit presque quotidiennement la Bible Job
ne lui vient pas lide ! Une seule mention signifiante parmi les trois, et singulirement brve, dans un
fragment deLcriture du dsastre : Job : Jai parl une fois... je ne rpterai pas ; /deux fois...je
najouterai rien. Cest ce que peut-tre signifie la rptition de lcriture, rptant lextrme auquel il ny a
rien ajouter55. Job lorsquil prononce ce verset (Job, 40,5) semble au bout de la parole, comme si le mal
brisait la possibilit mme du dire, comme sil nexistait plus dautre issue que le silence.
57On ne peut que se risquer mettre des hypothses sur labsence de Job dans luvre de Blanchot et sur
cette dernire mention, qui nous laisse sur notre faim. Dune part, on peut avancer que le silence de
Blanchot sur Job, atteste peut-tre dune nigmaticit du livre biblique et du mal : il y aurait un mal pour rien,
un mal auquel le dire naurait pas accs. Et le silence de Blanchot lui-mme tmoignerait de cette indicibilit
du mal. Mais, dautre part, associer comme le fait Blanchot, Job lcriture du dsastre fait signe vers
autre chose, vers une lecture qui ne retiendrait que les malheurs de Job, oublieuse de la fin, oublieuse de
lessentiel : le dsastre nest pas le dernier mot. lencontre de Blanchot, on pourrait crire, lextrme on
peut ajouter , il ny a pas de ncessit tre condamn la rptition du mal. La fin du livre de Job ne
rpare rien (cest aussi sa merveille, sans quoi il ny aurait pas denseignement) les lamentations ne
seffacent pas (Job,47,11) et les enfants morts ne ressusciteront pas par miracle, mais pour Job, soffre une

nouvelle re, dautres enfants. Le bien comme l-venir : Job aura limmense mrite de connatre ses petits
enfants jusqu la quatrime gnration.
58Marqu par toutes les catastrophes du XXe sicle et plus fortement encore par leffroi indicible de la Shoah,
Blanchot se trouvait, peut-tre plus que dautres, devant lobligation de penser le mal. dire vrai mais
comme nous lannoncions ds le dbut, une tude prcise sur le malheur savrerait absolument ncessaire
, en effet, les quelques articles que nous venons de parcourir, sils tmoignent dun questionnement, dune
proccupation du mal, ne permettent pas, mon sens, dy dceler une vritable philosophie du mal.
Cependant, rendons justice Blanchot, sa curiosit, plus encore, son attention pour la pense et la tradition
juive, lui fait entrevoir un impens du mal, auquel, peu de philosophes de sa gnration ont cherch avoir
accs. Peut-tre pourra-t-on convenir que le mal est davantage chez Blanchot, malheur, entendu comme
hantise, comme figure scripturaire du ressassement, dun cela nen finit pas de ne pas finir , dune
attention fragile, au plus proche, comme au plus lointain.
NOTES
1 Blanchot utilise une fois lexpression de mal radical , in BLANCHOT Maurice,Le Livre venir, Paris,
Gallimard, 1959, p. 154.
2 ce sujet, on pourra lire dans le prsent volume larticle stimulant de SmadarBUSTAN : Lambigut de
lthique de la souffrance dans la pense franaise contemporaine .
3 Il va de soi que les propos qui vont suivre restreignent considrablement lanalyse, cest pour rester dans
les dimensions raisonnables dun article que nous nous focalisons presque exclusivement sur le seul
substantif de mal . Une tude approfondie ncessiterait lanalyse des quelque sept cents occurrences du
mot malheur .
4 BLANCHOT Maurice, La Folie du jour, Montpellier, Fata Morgana, 1980, p. 20.
5 BLANCHOT Maurice, Une tude sur lApocalypse , in Chroniques littraires du Journal des dbats, avril
1941-aot 1944, Paris, Gallimard, 2007, p. 486.
6 Voir par exemple, linjonction dans Apoc. 22-17. cet gard on pourra rappeler la suite de
Jacques DERRIDA, la tonalit apocalyptique des rcits de Blanchot, on se rapportera par exemple aux
interprtations des Viens , dansParages, Paris, Galile, 1986 et dans Dun ton adopt nagure en
philosophie, Paris, Galile, 1983. La sensibilit apocalyptique est particulirement luvre dans le rcit de
Maurice BLANCHOT, Le Dernier homme, Paris, Gallimard, 1957.
7 BLANCHOT Maurice, Une tude sur lApocalypse , op. cit., p. 489.
8 Ibid.
9 Ibid.
10 BLANCHOT Maurice, Une tude sur lApocalypse , op. cit., p. 491.
11 BLANCHOT Maurice, [] la fin arrivait, mais aussi la fin tait dj depuis longtemps arrive. , in Le TrsHaut, Paris, Gallimard, LImaginaire , 1948, p. 144.
12 Voir BEAUCHAMP Paul, LUn et lautre testament. Essai de lecture, Paris, ditions du Seuil, 1976, p. 200228.
13 BLANCHOT Maurice, Une tude sur lApocalypse , op. cit., p. 491.
14 Ibid
15 BLANCHOT Maurice, LApocalypse doit , Paris, Gallimard, LAmiti, 1971, p. 118-127, et Penser
lApocalypse (ce dernier titre nest pas de Blanchot mais de la rdaction du Nouvel Observateur), crits
politiques 1953-1993, Paris, Gallimard, Cahiers de la NRF , 2008.
16 RICUR Paul, Temps et rcits 2. La configuration dans le rcit de fiction, Paris, ditions du Seuil, 1984,
Points/Essais , p. 47.
17 Ibid.
18 BLANCHOT Maurice, Linsurrection, la folie dcrire , LEntretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. 323342.
19 BLANCHOT Maurice, Lautramont et Sade, Paris, Les ditions de Minuit, Arguments , 1963, p. 23.
20 BLANCHOT Maurice, Linsurrection, la folie dcrire , LEntretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. 327.
21 BLANCHOT Maurice, Lautramont et Sade, op. cit., p. 76.
22 Nous avons montr ailleurs comment luvre de Lautramont avait pu inflchir lcriture de Thomas
lObscur, ric HOPPENOT, Maurice Blanchot lecteur de Lautramont , in Cahiers Lautramont,
Ricard RIPOLL (dir.), livraison LXXVII LXXX, AAPPFI, Lautramont, lautre de la littrature , 2006, p. 165172.
23 PLEYNET Marcelin, Lautramont, Paris, ditions du Seuil, crivains de toujours , 1967, p. 65.
24 BLANCHOT Maurice, Lautramont , Faux pas, Paris, Gallimard, 1943, p. 197-202.

25 Blanchot cite notamment cette phrase de Lautramont : Jai chant le mal comme ont fait
Mickiewickz, Byron, Milton, Southey, A. de Musset, Baudelaire, etc. BLANCHOT Maurice, Lautramont et
Sade, op. cit., p. 62, soulignant aussi la forte influence baudelairienne, voir p. 65-66.
26 Ibid., p. 81.
27 Ibid., p. 71.
28 BLANCHOT Maurice, Lautramont et Sade, op. cit., p. 62 et 67.
29 Ibid., p. 125.
30 Ibid., p. 183.
31 BLANCHOT Maurice, LEntretien infini, op.cit., p. 465.
32 BUBER Martin, Gog et Magog. Chronique de lpoque napolonienne, trad. Jean Loewenson-Lavi, Paris,
Gallimard, Ides Gallimard , 1958.
33 BLANCHOT Maurice, LAmiti, Paris, Gallimard, 1971, p. 269.
34 On pourra notamment lire les contes suivants : Le sermon sur Gog , Parallles , Le grand voyage ,
Kosnitz et Napolon , Le Juif obit , Entre Lublin et Kosnitz et Le jour de rjouissance .
35 BUBER Martin, Gog et Magog. Chronique de lpoque napolonienne, op. cit., p. 349, voir galement p.
305.
36 Ibid., p. 269.
37 BLANCHOT Maurice, Les Intellectuels en question. bauche dune rflexion, Tours, Farrago, 2000, p. 44.
Le texte est paru une premire fois en 1984 dans un numro de la revue Le Dbat. On remarquera par
ailleurs que Blanchot recopie mot pour mot dautres extraits de son article Gog et Magog , les dernires
lignes de la page 43 des Intellectuels en question, reprennent exactement un passage de la page 266
de LAmiti. Ce nest pas lunique exemple dautotextualit dans luvre de Blanchot, quil sagisse de
luvre narrative ou critique. Cela atteste, si besoin tait, preuve lappui, que luvre de Blanchot ne cesse
de se construire dans la relecture, la rcriture.
38 BLANCHOT Maurice, Les Intellectuels en question. bauche dune rflexion, op. cit.
39 LVINAS Emmanuel, Lheure des nations, Paris, Les ditions de Minuit, 1988, dans le chapitre Au-del
du souvenir (1986), respectivement p. 98 et p. 101.
40 Ibid., p. 94.
41 LVINAS Emmanuel, Entre nous. Essais sur le penser lautre, Paris, Grasset, 1991, p. 117.
42 Zakhor, en hbreu Souviens-toi . La Parachat Zakhor qui prcde dune semaine la fte de Pourim,
commente ce passage de la guerre contre Amalek. Ainsi, chaque Juif est-il tenu au moins une fois lan de se
souvenir dAmalek, pour certains commentateurs, il sagit de se souvenir dAmalek chaque jour.. Plusieurs
commentateurs soulignent lobligation darticuler ces deux injonctions : Souviens-toi du jour du Chabat ! ,
Souviens-toi dAmalek . Par ailleurs, la figure dAmalek donne lieu de nombreux textes cabalistiques,
comme en tmoigne par exemple le livre de Charles MOPSIK, Les Grands textes de la cabale. Les rites qui
font Dieu, Lagrasse, Verdier, 1993.
43 BLANCHOT Maurice, Lcriture consacre au silence , Pour Edmond Jabs, Paris, Instants 1, 1989.
44 BLANCHOT Maurice, Grce (soit rendue) Jacques Derrida , in Revue Philosophique, n 2, Derrida ,
Catherine MALABOU (dir.), Paris, PUF, avril-juin 1990.
45 BLANCHOT Maurice, Lcriture consacre au silence , p. 239.
46 Ibid.
47 Ibid., p. 240.
48 BLANCHOT Maurice, Grce (soit rendue) Jacques Derrida , p. 172.
49 Image maintes fois ritre dans la tradition juive et cite par Blanchot lui-mme, voir larticle dj
mentionn, Gog et Magog , LAmiti, op. cit., p. 267 : Limpulsion den bas appelle celle den haut .
50 LVINAS Emmanuel, La souffrance inutile , Entre nous. Essais sur la pense--lautre, op. cit., p.107120. Dans cet article Lvinas cite en note la totalit dun fragment de Blanchot, extrait de Lcriture du
dsastre.
51 Rabbi HAIM de VOLOZINE, Lme de la vie, Lagrasse, Verdier, 1986, Poche , p. 204.
52 LVINAS Emmanuel, Lheure des nations, Paris, Les ditions de Minuit, 1988, p. 150.
53 LVINAS Emmanuel, Entre nous. Essais sur le penser lautre, dj cit, voir le chapitre La souffrance
inutile , p. 107-120.
54 On lira notamment : WIESEL Elie et EINSENBERG Josy, Job dans la tempte, Paris, Fayard, 1986, 405
p. NEMO Philippe, Job et lexcs du mal, Paris, Albin Michel, 1999. sans oublier la postface de Lvinas,
RICUR Paul, Le Mal. Un dfi philosophique et la thologie, Genve, Labor et Fides, 2004 p. 3233, SIBONYDaniel, Lectures bibliques, Paris, Odile Jacob, 2006, p. 293-310. Plus ancien, mais

incontournable, MAMONIDE Mose, Le Guide des gars, Lagrasse, Verdier, Les Dix Paroles , 1979, p.
480-492.
55 BLANCHOT Maurice, Lcriture du dsastre, Paris, Gallimard, 1980, p. 187-188. Nous citons le fragment
dans sa totalit.
AUTEUR
ric Hoppenot
Enseigne lIUFM de Paris-Universit Paris 4, chercheur associ au GRES (universit autonome de
Barcelone) et au groupe Modernits (universit Bordeaux 3). A fond et dirig la collection Compagnie de
Maurice Blanchot , codirige avec Alain Milon la collection Rsonances de Maurice Blanchot aux Presses
universitaires de Paris Ouest. Il a organis plusieurs colloques consacrs Blanchot et dirig plusieurs
ouvrages, dont rcemment : Emmanuel Lvinas, Maurice Blanchot : penser la diffrence, Presses
universitaires de Paris Ouest, 2007 et Maurice Blanchot, de proche en proche, Complicits, 2008. Il est
lditeur des crits politiques de Blanchot, parus sous le titre, crits politiques, 1953-2003, Gallimard, 2008.
Ses recherches actuelles portent sur les liens entre littrature et philosophie ainsi que sur Blanchot et la
tradition biblique.

TEXTE NOTES AUTEUR


TEXTE INTGRAL
1QUAND ON VIT LINSUPPORTABLE, est-ce que lon peut vritablement tre l pour lautre ? La souffrance
extrme marque, selon Blanchot, leffondrement personnel qui se dcrit en termes de dchirure et dabme.
Cest le dsastre et la perte totale du sens. Or cette souffrance inflige, o lhomme est mis lpreuve du
mal, bnficie encore chez de nombreux auteurs qui influencent Blanchot et sont influencs par lui, dune
aura humaniste qui considre le souffrant comme capable malgr lui, malgr tout, de souffrir avec lautre et
mme, en croire Lvinas, pour lautre. Avant de parler de compassion pour lhumanit en peine, cest au
nom de la prsence infinie de lautre personne en moi et de la passivit inhrente la souffrance, que
Blanchot continue considrer le sujet malheureux comme vou au prochain. Or nous cherchons initier un
mouvement inverse selon lequel la dfinition de lhomme ne repose plus sur cette disponibilit (contrainte et
subie) lautre, mais aussi sur limpossibilit dtre son coute en raison de lexcs qui blesse
profondment le sujet. Prendre conscience de la souffrance, cest donc admettre aussi limpossibilit
thique et dfinir le sujet, tout dabord, par une sensibilit excde qui lempche de rpondre dautrui.
2Nous commencerons par souligner cette ide dune morale de la souffrance qui domine bien des gards
la scne franaise contemporaine, la suite de Lvinas. Cette croyance dans les ressources inpuisables de
lhomme dans ses pires moments dincapacit fait la puissance et le mystre dune conception humaniste de
notre poque. Or il y a lieu de reconsidrer le traitement de cette disponibilit humaine dans le malheur,
constitutive de lordre thique, et cela pour deux raisons majeures. Premirement, car il est indispensable
daborder de front les hypothses et de se demander si la promesse de souvrir lautre personne dans un
tel tat de surcharge inflige nest pas, de droit comme de fait, fondamentalement illusoire. La question
mme du souffrir invite se concentrer sur lindisposition dans le ptir car cest elle qui institue le sens
propre de cet tat. Cest elle qui expose les traits par lesquels le ptir se transforme en souffrance, du fait de
(1) lexcs qui nous frappe et que nous ne pouvons supporter, (2) de larrimage un tat survenu qui nous
condamne une passivit extrme, et (3) de la diminution consquente du pouvoir dagir jusqu
limpuissance. Laxe majeur de cet article, qui cherche montrer comment le recours une rflexion sur la
souffrance vcue met en cause la thse de lthique de la souffrance, comprend du mme coup la question
dune possible frontire que dessine la douleur. Cest dans ce cas que lesquisse de cette exprience
humaine nous confronte la position de Blanchot. Dans ses narrations sur lindividu et plus tard sur le
dsastre, il ne manifeste pas une stratgie bien tranche qui sidentifie soit la thse soit au raisonnement
inverse. Chez Blanchot, rien nest plus perturbant que la cohabitation du souci thique et du souci du
souffrant, quil anime tout en crant un univers de cohabitation nigmatique entre deux faces qui ne vont pas
ncessairement ensemble. Ltrange est que tout chez lui exprime le poids dune ralit supporter qui
nautorise que des souffrances aigus sans possibilit dagir et pourtant, le dsarroi consquent devient
mouvement douverture en donnant limpression que le sujet peut toujours prouver le voisinage en
sprouvant lui-mme dans la blessure profonde. Ce mouvement apparat comme un moyen de perptuer
une humanit qui ne soit pas paralyse par la dtresse subjective. Or en mme temps se pose la question :
est-ce quune telle ouverture reste possible si nous avons si peu de force et que lextrme gravit de la
situation nous accable ?
1 Je remercie ric Hoppenot pour sa prcision au sujet du nombre des occurrences.

2 Marlne Zarader consacre une longue analyse linstant o autrui fit irruption dans luvre
de (...)

3 BLANCHOT Maurice, Le Pas au-del, Paris, Gallimard,1973, p. 167. Voir aussi p. 173-174.
4 Sur lexprience-limite voir larticle Rflexions sur lenfer , in BLANCHOT Maurice,LEntretie (...)
3En examinant lide que Blanchot se fait de la souffrance personnelle ou sociale lors des nombreuses
occurrences de cette notion dans ses rcits et commentaires (environ 300)1, il faudra deuximement se
demander pourquoi un auteur qui en parle frquemment tout en voquant de manire concerte
limpuissance du dolent, ignore en fin de compte cette difficult lorsquil adopte le grand plan humaniste ?
Blanchot se situe manifestement dans la ligne de la thse de Lvinas et reste proche de Robert Antelme qui
illustre cette thse, mais sa position reste fondamentalement ambivalente. Dans sa prsentation densemble,
elle formule un paradoxe qui ne dessine pas une simple reprise dun trait de lpoque, mais plutt une
complication survenue de ce que le consensus gnral sur ce thme laisse labandon. Avec lentre en
scne de la thmatique de lautre homme au dbut des annes soixante2, un saut dcisif sopre dans ses
ouvrages entre limage du dolent ananti, plong dans une solitude sans aucun rconfort et la conception de
ce sujet dtruit comme disponible et donc capable tout de mme de soutenir le rapport avec lautre qui
souffre3 . Ce saut incite se demander si lambigut consquente reste attache sa propre interrogation
interne sur lexprience-limite de lhomme ou si elle tmoigne dun clivage philosophique gnralement
irrsolu4. Incapable de refuser la souffrance, incapable de la supporter, totalement passif mais rpondant
la sollicitude la personne que dpeint Blanchot exprime en fait un paradoxe. Et cest le mme paradoxe
dune souffrance instauratrice de rapports intersubjectifs l o elle vide le sujet de tout pouvoir, quil convient
de retrouver chez dautres philosophes de la mme poque comme Emmanuel Lvinas, Jean-Luc Marion ou
Paul Ricur, pour tudier la lgitimit de cette perspective o le mot-cl souffrir renvoie toujours
souffrir avec . Le rsultat de cette approche nous rend sensible lexprience propre de la souffrance qui
se laisse glisser au-dessous de lhorizon de lindiffrence humaine. Or ce faisant, il nous renvoie aussi une
autre rflexion sur ce qui relve du pouvoir en moi et sur ce pouvoir face la force de lexigence dautrui (qui
marrache moi-mme), pour mesurer lintervalle abyssal entre subir et compatir.
5 Voir BLANCHOT Maurice,Lcriture du dsastre, Paris, Gallimard, 1980, p. 168-171.
6 La controverse visait essentiellement Lvinas. Voir larticle de CHRETIEN Jean-Louis, La dette
e (...)
4Puisque tout ceci se dploie dans lorbite dune vision thique, on devrait ds lors observer la place donne
limpratif moral dans le contexte dinteraction entre des penses trs diffrentes qui saffirment notre
poque travers les thmes dautrui et du don5. Seulement, cela signifierait de retomber dans le soupon
dun principe moral utopique et culpabilisant qui rgit la subjectivit, tandis que pour nous il nest pas
question de ractiver la vieille controverse sur cette forme de moralit6. Il nest pas question dpingler une
thique accuse dtre aussi irrelle quirraliste du fait quelle place lobligation de subir autrui dans sa peine
avant lobligation de se supporter soi-mme dans la douleur. Lessai est motiv par une perplexit diffrente,
prenant forme partir de la vision intersubjective que partagent Blanchot, Lvinas, Marion, mais stonnant
devant lide dune obissance servile sans exception du sujet appel au devoir. Dans cette accentuation, ni
sa prcarit, ni son intimit dpouille, ni mme son relief affectif mis en danger par une pression trop forte
ne semblent briser la pertinence dune coute praticable. Cest ainsi que malgr lespoir majeur que nous
laisse telle solidarit dans le malheur, on se demande si ce symbole dune raction toujours possible
lorsquun sujet rduit par la misre, la faim et la maladie se trouve en mesure de dire me voici au dolent
en face , ne prsuppose pas une sensibilit infidle sa vraie nature ? Une attention particulire au
phnomne du malheur comme au moi qui souffre invite donc un examen de limites internes du sujet en
peine et par consquent, aux limites de lthique tout entire. Il faudrait ainsi se demander non seulement
comment jaccueille lautre, mais si je suis toujours en mesure de le faire.
MA SOUFFRANCE COMME CONDITION THIQUE
7 LVINAS Emmanuel, Une thique de la souffrance entretien avec Emmanuel Lvinas ,
in Souffran (...)
8 Ibid., p. 134.
9 LVINAS Emmanuel, La souffrance inutile , in Entre Nous. Essais sur le penser--lautre, Pa (...)
10 LVINAS Emmanuel, Une thique de la souffrance ,op. cit., p. 134-135.
5Il convient dabord de dgager la base de la thse de lthique de la souffrance . Le point de dpart se
trouve avec Lvinas qui livre son titre dans un entretien publi en 1994, prsentant la souffrance comme le
fait de souffrir avec lautre et, plus explicitement encore, de souffrir pour lautre7 . La spcification des
genres vient ensuite compliquer les choses lorsquil prcise que le sens de ma souffrance consiste

galement souffrir pour lautre8. En dautres termes, le traitement de la douleur dautrui est plac en
premire position, conditionnant de par sa primaut la lgitimit de ma propre dchirure. Lvinas justifie cette
pense par la conviction que la souffrance en soi est pour rien , nayant donc aucune signification, aucune
importance, ne serait-ce que comme souffrance expiatoire9 . Sefforant de cerner la ralit concrte de
cette exprience, il examine lobjet du gmissement et du soupir partir dune approche phnomnologique
qui cherche un sens une exprience considre comme inutile, voyant dans lhumanit de lhomme qui
souffre [] accable par le mal qui la dchire , lexpression dun phnomne de diminution totale. Mais la
lecture de lentretien tardif et de son article intitul La souffrance inutile (1982), il faut reconnatre que la
terrible ralit du malheur afflig trouve sa raison dtre uniquement dans la non-indiffrence du sujet
lgard du prochain en dtresse et donc grce la possibilit de se donner malgr tout, en manifestant de la
compassion envers lui10. La souffrance ne saurait ainsi tre dite sans que leffraction du sujet passif et de
limpuissance paralysante du moment dvoile ltincelle dune possible bienveillance. Je ne vais pas bien, je
suis rduit rien, et pourtant, jai de lespoir car je peux encore accueillir autrui. Or, il convient de savoir
quel titre cela reste praticable.
11 Lvinas parle de dsir lautre. Voir LVINASEmmanuel, Humanisme de lautre homme, Paris,
Le (...)
12 LVINAS Emmanuel, Une thique de la souffrance ,op. cit., p. 134.
6Le seul bien que Lvinas accorde ces moments sans merci consiste dsormais en la possibilit dcarter
ses soucis pour faire place la sollicitude, sans pour autant laisser supposer une mise disposition interne
qui soit dlibre. En effet, ce qui autorise lextrme sensibilit lautre nest pas n volontairement mais
sous sa pression et son attrait, de sorte que cest encore la thse de lappel et de la rponse que le
philosophe rattache lexprience personnelle du souffrant11. Dans cette prescription force, cest le
commandement dun autre qui fait que lhumanit dfigure du malade se rtablit dans lhumanit
renaissante lors du secours port au prochain sous la forme dun sacrifice12 . Cette condition humaine
reflte pour Lvinas la condition thique par excellence :
13 LVINAS Emmanuel, La souffrance inutile , op. cit., p. 110-111.
La juste souffrance en moi pour la souffrance injustifiable dautrui, ouvre sur la souffrance la perspective
thique de linter-humain. Dans cette perspective se fait une diffrence radicale entre la souffrance en
autrui o elle est, pour moi, impardonnable et me sollicite et mappelle, et la souffrance en moi, ma propre
aventure de la souffrance dont linutilit [] peut prendre un sens, le seul dont la souffrance soit susceptible,
en devenant une souffrance pour la souffrance [] de quelquun dautre. Attention la souffrance dautrui
qui, travers les cruauts de notre sicle [] peut saffirmer [] au point de se trouver leve en un
suprme principe thique13.
14 Assurment, le non-sens est Auschwitz , confirme Blanchot.
Voir,BLANCHOT Maurice, Lcriture(...)
15 Cette matrice sinspire directement des axes quesquisse Paul Ricur au sujet de la souffrance
et (...)
16 Voir LVINAS Emmanuel, De lUn lAutre , in Entre Nous. Essais sur le penser--lautre, P (...)
17 Voir Ibid., p. 174.
7Cette vision est souvent prise pour vritable source de rconfort face au malheur vain et sans rmission
que symbolise la catastrophe dAuschwitz dans des nombreux crits de lpoque, comme dans les tentatives
toujours plus insistantes de Lvinas et de Blanchot donner une image la souffrance extrme14. Or tout
en voulant sengager absolument dans le terrain du sens, cette vision attribue la dimension principale du
souffrir au ple de la relation entre soi et lautre sans vritablement assumer la dimension dcisive du ple
de la relation entre soi et soi-mme15. Selon que lon choisit daccentuer tel ou tel aspect de cette
prdilection, on honore ou on dplore le rsultant. Car selon le premier aspect de ce parcours, mesure que
son uvre avance se forme la rgle principale qui va commander le courant entier et qui consiste dployer
un registre o le souffrir devient la cl du rapport intersubjectif. Cet enjeu est capital puisquil dgage un
mode qui permet de ressentir ensemble ce qui est suppos tre rserv soi. La souffrance, une exprience
foncirement prive, nest jamais pense chez Lvinas en dehors dun rapport une altrit. De ce fait, il est
permis de saisir le point dattache le plus intime entre des personnes enfermes dans une ralit de douleur
propre chacun. Dautant plus que lesquisse dun appel au secours non verbalis mais transmissible par les
puissantes expressions de dtresse sur le visage dautrui, perce lincommunicabilit prsume du sentiment
interne de souffrir qui demeure certes inchangeable (puisquon ne peut pas prendre sur soi lagonie dun
autre), mais devient tout de mme partageable. Cest le mode mais aussi le caractre dominant de lappel
qui le veut ainsi. Face au dilemme : ignorer ou soutenir, un regard sur lclat pur de lappel ne manque pas

de rappeler que le ressentir partag de la souffrance nest pas issu dune initiative de bonne volont qui
cherche allger le lourd tourment dautrui16. Ce ressenti partag rsulte plutt dune sensation violente
que lappel au secours transmet en imposant une alliance dans la contrainte. Il y a l quelque chose de
ncessaire qui nous libre des mots ou mme dune prise de conscience aboutie17, se tenant dans les
limites de lexpression normative pour instaurer un type fondamental de transfert affectif qui dcrit une
exprience dont chacun vit en fin de compte seul, mais quil devient justement possible de partager
puisquelle est comprise ds le dpart sur le mode de lchange interhumain (le souffrir avec ). Voil le
bon ct de la mdaille, en voici le revers. Car selon le deuxime aspect de ce parcours, le seuil du souffrant
reste ngligeable. Lorsque cesse la domination dun autre, cest--dire lorsque sarrte le choc intense de
lappel qui dpouille mon me, on devrait enfin se tourner vers ce moi destinataire pour vrifier sil a pu
prendre son mal en patience en vue dassumer le malheur dun autre qui le fait en ceci souffrir davantage.
Dans cette tension, la limite du supportable, on rencontre les deux sources daffaiblissement de soi : celle
du phnomne gnral de souffrance qui lui rend visite et celle de la souffrance dun autre qui le dpossde.
Dans la violence faite alors celui qui est suppos pouvoir tout subir car dj pris , dj passif et
pntr , lide dune accumulation sans limites des preuves insupportables nest pas mise en cause.
Cest comme sil tait toujours possible dentasser contrainte sur contrainte sans que le sujet fragilis se
brise ou se bloque. Blanchot, la diffrence de Lvinas, ne mconnat pas cette difficult mais reste tout de
mme ferme sur ce quil faudrait faire. Dans un ton fort proche de limpratif thique formul par Lvinas, il
dcrit le problme dun accueil, dun don, attendu de celui qui ne peut se donner. Et non parce que le
malheureux est trop occup par lui-mme, mais parce quil lui manque les ressources ncessaires pour le
faire. Dans La Communaut Inavouable (1983), cest la priorit du plus faible qui inspire le dpassement de
soi :
18 BLANCHOT Maurice, La Communaut inavouable, Paris, Les ditions de Minuit, 1983, p. 59.
Le mal, dans lexcs [], ne saurait tre circonscrit un je conscient ou inconscient, il concerne dabord
lautre, et lautre autrui est linnocent, lenfant, le malade dont la plainte retentit comme le scandale
inou , parce quil dpasse lentente, tout en me vouant y rpondre sans que jen aie le pouvoir18.
8De faon analogue, et sans aucune justification thorique apparente, Blanchot ordonne limpuissant
dans Le Pas au-del (1973) de faire face ses obligations. La sincrit du personnage rend le discours
encore plus poignant :
19 BLANCHOT Maurice, Le Pas au-del, op. cit., p. 161.
Il te suffit daccueillir le malheur dun seul, celui dont tu es le plus proche, pour les accueillir tous en un
seul. Cela ne mapaise pas, et comment oserais-je dire que jaccueille un seul malheur o tout malheur
serait accueilli, alors que je ne puis mme accueillir le mien ? Accueille le malheureux en son
malheur19.
20 Ibid., p. 160.
9La thse de lthique de la souffrance aide forger le concept dune souffrance signifiante en cernant le
rle dun autre qui me tourmente en me rvlant la Bont. En mme temps, il convient encore dexposer le
prsuppos structural qui oriente le discours gnral dans la direction du ptir interminable suivant lequel
lhumain, mme effondr, est prsent comme capable de tout contenir20. Cest ainsi que mme si Blanchot,
Ricur et Marion discernent lexprience intrieure comme tant la manire propre de vivre le phnomne
ultime de dtresse, accentuant ainsi le rapport de soi soi (mon agir par rapport mon ptir), leur
obstination lorganiser autour de laxe du rapport de soi un autre dgage une servitude indclinable du
dolent. Dans cette perspective, il nest pas surprenant de les voir supposer une ouverture invitable lautre,
quel que soit cet autre, en nonant la possibilit de son accueil et ceci malgr laffaiblissement indisposant
du sujet qui caractrise ce moment. Cest le mode et la structure dune souffrance relationnelle qui en fait
lexigerait et que lon saurait affronter pour souligner la critique de laquelle seule linterprtation de Paul
Ricur se dmarque.
LA FATALIT NATURELLE DE LA SOUFFRANCE
21 Je distingue trois traits fondamentaux de la souffrance : limposition (1), lexcs (2) et la dimi (...)
22 LVINAS Emmanuel, De lexistence lexistant, Paris, ditions de la Revue Fontaine, 1947, p (...)
23 Ibid., p. 95-96, 98, 113, 144.
24 Ibid., p. 19.
10Parler du ple de soi soi pour mesurer lindisposition humaine, comme nous cherchons le faire,
ncessite dexaminer le champ accablant du vcu interne qui dessine les contours et la nature du malheur.
Sur ce point, et aussi surprenant que cela puisse paratre, Lvinas joue un rle important en nonant un
des trois traits fondamentaux de la souffrance, la prsentant comme lpreuve dune fatalit impose qui

nous conduit apprendre limpuissance21. Ici, cest la vie simplement incontournable quest remise
linconvenance du malheur. Une vie parfois tellement pouvantable, insoutenable, impossible vivre mais
vcue de fait, que son rgne universel conduit dissiper toute rflexion sur les aptitudes et encore moins sur
les indispositions du sujet. De cette manire, Lvinas propose daffronter la teneur personnelle du malheur,
en abordant le mal-tre de celui qui subit la pesanteur de lexistence dans sa forme la plus gnrale et
impersonnelle, connue sous le nom de lil y a. Cette premire strate caractristique des premiers crits
claire considrablement notre enjeu sur limpuissance subjective face au poids dmesur subir. Dans De
lexistence lexistant (1947), Lvinas semploie dcrire la fatalit de ces tranges tats o la
souffrance sannonce indirectement travers le ressentiment fait de peur, dinscurit ou dtouffement22.
chaque fois, nous avons affaire une situation insupportable laquelle il est impossible de se drober : quil
sagisse de langoisse devant lespace nocturne qui envahit tout dobscurit, de lhorreur face au vide durant
la veille sans fin de linsomnie, ou encore de la peine dtre enferm dans sa solitude ressentie comme un
enchanement soi23. Dans cette suggestion de souffrance personnelle, il nest nullement question de
succomber la contrainte, mais il nest pas non plus question de se retourner contre la pesanteur
existentielle de ce quil y a, puisque laccent des analyses est mis sur le mal vcu suite lapparition de
lexistence comme dune charge assumer24 .
25 LVINAS Emmanuel, Le Temps et lautre, Paris, PUF, 1989, p. 35-36.
26 Ibid., p. 123.
27 Ibid., p. 56.
28 Ibid., p. 55-56.
11Nous sommes videmment tents de limiter lenvergure de cette damnation existentielle peinte par
Lvinas, o rien ne semble pouvoir nous sauver de lhorreur et o le sujet apparat comme incapable se
dresser contre ce qui lenvahit. Laspect macabre des premiers crits de Lvinas est triple : ni lme, ni le
corps, ni mme la conscience, ne semblent jouer un rle suffisamment prpondrant pour laisser mesurer
les vritables aptitudes subjectives qui se dmarquent du plan dterministe. Ltat motif, dabord prsent
comme une manire de se dfaire du poids de lexistence impersonnelle grce au caractre spcifique et
totalement subjectif du ressenti (suffisamment intensifi dans la douleur pour accentuer le lien fort du sujet
avec lui-mme), reste moins soutenu. Lesprit apparat, notamment dans Le Temps et lautre (1948), comme
capable dexercer son pouvoir de sujet sur son existence, mais sans que le triomphe personnel sur la fatalit
du souffrir soit mis lordre du jour25. Cela revient ter la subjectivit le statut douvrire de son propre
destin en laissant au corps sensoriel, engag dans lespace, la tche de nous tirer daffaire : une subtilit qui
constitue un espoir minime comme le sait quiconque ayant accompagn un malade grave. La simple activit
du corps qui agit, ce corps humain qui se meut dans lespace, qui prend telle position et qui ainsi saffirme,
fait videmment irruption dans cet amas impersonnel dexistence impose. Mais sa matrialit, toujours
dgrade dans de telles circonstances, ne permet pas de dire que dans la sensibilit interne, il y a une
intimit allant jusqu lidentification ; que je suis ma douleur physique et quune prise de conscience de
mes sensations internes (ma cnesthsie) suffirait pour me librer du mal-tre de la vie26. Dans ce
mouvement densemble, le dolent est frapp deux fois : une fois par ltat de fait lobligeant prouver le
tourment (dans la maladie, la dpression ou la misre), et une fois par le fait dtre accul la vie et
ltre que le philosophe choisit dinscrire dans la ralit du malheur plus que dans celle du bonheur27. Ce
qui revient ensuite dire que le sujet accul la souffrance, selon Lvinas, ne peut pas viter dtre prsent
ce qui lui arrive, non partir dune position de force mais partir dune position de faiblesse qui loblige
supporter sans pouvoir se dtacher de lirrmissible poids de cet ordre indpendant qui simpose28.
Exister rime alors avec fatalit, qui rime avec souffrir.
29 LVINAS Emmanuel,Difficile Libert, Paris, Albin Michel, 1963, p. 224, 294. Sur laspect religi (...)
30 LVINAS Emmanuel, op. cit., p. 165. Voir aussi p. 156-158, 162-163, et dans Le Temps et lautre(...)
12Ce premier niveau danalyse consiste principalement illustrer la modalit existentielle de la souffrance,
laquelle sajoute le plan thique que nous avons abord, et enfin un troisime niveau annonant
lhumanisme du serviteur souffrant au sillage de la thodice29. Paradoxalement, chez Lvinas, il y a
une insistance dans les trois niveaux danalyse sur le fait que les rapports que chaque personne en peine
entretient avec elle-mme passent dabord par ses relations avec le prochain, la divinit ou lextriorit,
transfigurant la pesanteur qui nous encombre dune figure lautre. Ce qui est donc important retenir, avant
de voir la transformation avec Blanchot, cest que la principale piste dchappatoire significative dans cette
rflexion sur la souffrance se tient rsolument, et dj trs tt, au rapport autrui. Dans le face--face de
jeunesse, autrui apparat comme source de rconfort avant de devenir une source dexigence. Cest autrui
qui me sauve de la nuit et qui allge ma peine. Cest la sociabilit entre les deux qui accorde au sujet un

souffle de vie et une force de rsistance pour ne pas se rsoudre lhorreur dune preuve sans fin
apparente. Par la caresse consolante, la lueur despoir annonant des beaux jours venir et le rconfort
dune prsence solidaire, autrui donne au sujet ce que lui-mme nest pas en mesure de se donner,
lempchant de se retourner fatalement dans sa condition solitaire dtre30. Assister et se faire assister
reprsentent ici une forme vidente de moralit. Mais lintervalle entre les deux figures quincarne autrui, lors
du passage de lexistentiel lthique, et notamment lorsquapparat la thmatique du visage, le transforme
dune source de vitalit en une source daffaiblissement. Se replier dans la douleur la demande dun autre
ajoute donc la soumission existentielle que nous venons de dcrire, un asservissement portant comme
essence la disponibilit de lindispos. Ds lors on en revient, dans les crits de la maturit qui invoquent la
thse de lthique de la souffrance, au problme principal du souffrant en pure passivit qui est cens
soudain se ressourcer pour assister autrui dans sa propre dtresse. Or, comment rsoudre la contradiction,
qui concerne lensemble des intervenants, entre cette sujtion naturelle lexprience de souffrir dune part
et lveil vif autrui dautre part, lorsque le corps et lesprit sy trouvent dpouills de force, vivant dans
lpuisement dune lutte permanente ?
JE ME SOUFFRE
31 Toute la premire page de son article est consacre cet excs quil qualifie
d inassumable . (...)
32 MARION Jean-Luc, De surcrot, Paris, PUF, 2001, p. 105-106, 110-119.
33 Voir RICUR Paul, La souffrance nest pas la douleur , in Souffrances, corps et me,
preuves (...)
34 Ibid., p. 111.
13Si lon rflchit sur cette conviction concernant laptitude humaine dans le malheur, on verra quil ne sagit
pas dun cas singulier mais dun mode de penser qui peut se pointer toujours dans la mme direction malgr
la disparit des parcours spculatifs. Lexemple de Blanchot est particulirement remarquable car on trouve
chez lui un geste parallle celui de Lvinas sans que leurs points de dpart et leurs points darrive
thoriques concordent. Dj nous voyons quavec Blanchot, le thme de la souffrance est plus
rigoureusement centr sur lintriorisation requise suite la surcharge du malheur, toujours extrme, toujours
de trop. Dans ce sens, si la force de lanalyse de Lvinas tient la fatalit naturelle dune situation sans recul
possible, cest lexcs insupportable et insurmontableen moi qui constitue, partir de Blanchot, le mode de
vie du souffrant. Cet excs demeure, y compris chez Lvinas, lindice de ce quon ne pourrait endosser31.
Son tourment marque le sentiment exacerb de devoirsupporter linsupportable, ce que Jean-Luc Marion
appellera par la suite, en crant une synthse entre les deux points de vue, le phnomne satur de la
souffrance qui massigne ma chair dans un surcrot de dcharge, me fixant moi-mme dans le malheur
par lexcs ressenti qui matteint au plus profond de moi32. Souffrir, cest souffrir trop , dira aussi Paul
Ricur33. Or il faut constater qu la diffrence de la perspective lvinasienne, linsparabilit du sujet dans
la blessure excessive tient dabord, pour Marion comme pour Blanchot, limpossible dtachement davec
soi-mme et non limpossible dtachement davec une situation. Ds que je souffre, je me souffre , dit
Marion, et en ce sens cest la sphre prive qui sert de condition de possibilit pour tout autre vnement
prouvant sur le plan existentiel34. Avant dtre accul au souffrir de lexistence ou la paralysante
oppression dune exprience vcue, cest moi-mme dans mon enfer propre que je suis retenu. Or si cest
bien lassignation soi qui exprime fidlement loutrance du souffrir, il convient dattirer lattention sur le point
suivant :
35 BLANCHOT Maurice, Le Pas au-del, op. cit., p. 175.
Le corps souffrant, signale Blanchot, ne nous force-t-il pas vivre selon un corps qui ne serait plus neutre,
[], le corps propre dautant plus quil est dsappropri et se valorisant mesure quil ne vaut rien : nous
obligeant tre attentifs nous-mmes en ce qui ne mrite nulle attention35 ?
36 BLANCHOT Maurice, Le Dernier Homme, Paris, Gallimard, 1957, p. 86, 85 (respectivement), et plus
g(...)
37 Ibid., p. 146.
38 Ibid., p. 86. comparer avec p. 127.
39 BLANCHOT Maurice,LEntretien infini, op. cit., p. 174, 191 ; BLANCHOT Maurice,Le Livre venir(...)
14Le corps abattu est le ntre, et mme en se dgradant et en perdant ainsi la vigueur du sujet, cette cause
perdue que nous sommes devenus manifeste dsormais une fragilit rvlatrice de ce que nous sommes
vritablement. Le sentir devient le mode originaire de la souffrance et une attention au corps comme lme
du malheureux permet de dcouvrir celui qui subit : passif, inerte, dtenu dans sa dfaillance et pourtant
quelquun. Blanchot consacre de longues pages cette souffrance solitaire qui dpasse toute mesure. La

condamnation souffrir qui est au cur de la condition humaine sy rsume souvent en termes de
diminution constante et dimpouvoir qui laissent le sujet dpouill. On notera particulirement le rcit de Le
Dernier Homme (1957) qui porte sur lpreuve singulire dun homme mourant, assist par deux personnes
qui dcrivent la faiblesse sans limites dune douleur qui ntait rien dautre que la sienne , tout en
racontant les difficults bien complexes de prendre en charge sa souffrance36. Lanantissement du corps
reflte dans ce texte le cri de lagonie effroyable dune personne enferme dans son mutisme, se dgradant
de plus en plus au point o son visage vide reflte uniquement lattente de lapaisement37. Cest dans ce
sens que lon ne peut concevoir la souffrance sans un ordre singulier, cest--dire sans considrer dabord le
vcu psychique et physique de celui quon dit tre engag dans le monde et dans un rapport autrui. La
lucidit et la simplicit saisissantes de la description de ce personnage dmuni, immobile, enferm dans un
univers part, donneraient penser que lexcs de souffrance de soi est plus fort que tout, tellement
surabondant quil enferme le sujet dans un lot repoussant tout appel au secours venant dautrui ou mme du
sujet. Dans ce sens, la disponibilit du bless qui ne se reconnat plus devrait se convertir en une
indisponibilit et lthique de la souffrance en une impossibilit thique dans la souffrance. Or si Le Dernier
Homme nous frappe par un flottement indcis, presque rel, entre dune part la sollicitude coute, et dautre
part, le manque dadresse de celui qui ne se communique pas puisquil ny aura personne pour recueillir ce
quil souffre38 . Les commentaires sur lEspce Humaine de Robert Antelme ou encore sur les travaux de
Simone Weil abordent une souffrance inscrite comme une condamnation morale39 . Le chemin
quentreprend ainsi Blanchot pourrait naturellement laisser croire une discussion reste ouverte, adressant
la fois lexigence dune coute parfois refuse par manque de moyens et dune rception ralise malgr la
terrible perte de soi. Or le nouveau paysage thorique que dessine lauteur se borne une option
contraignante qui reconnat leffet passif et paralysant de lpreuve singulire mais qui lestampille en mme
temps dune compassion obligatoire. Se pose alors la question de savoir pourquoi avoir ramen sur le
devant de la scne la condition dshrite du corps et de lme du souffreteux, que Lvinas a presque fait
disparatre, en les ignorant ensuite afin de privilgier un veil toujours possible la moralit ? Ds lors, la
controverse ne se joue pas uniquement autour de cette disponibilit emblmatique qui domine de haut la
thse de lthique de la souffrance. Elle se joue galement autour de la qualit dune raction possible, dont
les prtentions sont relatives trois lments de rponse.
SUR LA CONDITION PR-MORALE DU DOLENT
40 LVINAS Emmanuel,Humanisme de lautre homme, op. cit., p. 49.
41 MARION Jean-Luc, De surcrot,, op. cit., p. 111.
42 BLANCHOT Maurice,Lcriture du dsastre, op. cit., p. 37.
43 ZARADER Marlne, Ltre et le neutre. partir de Maurice Blanchot, op. cit., p. 231-239.
44 BLANCHOT Maurice,Lcriture du dsastre, op. cit., p. 37. Voir aussi p. 30, 34-35 et dans LE (...)
45 BLANCHOT Maurice,Lcriture du dsastre, op. cit., p. 30.
15Le premier lment est limpuissance face ce qui est impos. cet gard, il est vain descompter
un choix car dans le face face, le moi ne se trouve pas confront une possibilit et ne peut pas viter la
sollicitude du malheureux. Rappelons que dans la perspective lvinasienne, lveil nmane pas de la raison
mais de la sensibilit dun sujet qui trouve en lui des ressources toujours nouvelles mme lorsquil est
accabl par le chagrin40. Suit alors le rappel dune disponibilit humaine infiniment riche, surprenante et
sans rserve malgr cette mise en question par autrui et son insupportable exigence. Chaque personne est
ainsi appele rpondre presque malgr elle , devenant lotage dune situation de laquelle il ne peut pas
schapper. Il est lunique lu rpondre la convocation silencieuse qui lui est adresse, lui seul est
dsign dans une telle rencontre, disons intime, o la dtresse des autres plane au-dessus de tout.
Sagissant de passer du modle paradigmatique de lanalyse du visage au cas particulier dune rencontre
entre deux tres souffrants, lesprit de la discussion reste semblable. Sa finalit thique avec un scnario
diffrent mais suivant le mme principe tient au caractre abrupt de lchange qui permet dignorer la
condition du receveur. Ce trait souligne la violence qui relve de ce plan moral o le sujet ne sveille pas luimme aux exigences du bien car cest le malheur dautrui qui lveille lacte moral. On pourrait ainsi dire
que si la mise en avant de lide des rserves inpuisables du dolent nest pas suivie par les partisans de la
thse, le mode dinterruption violente et abrupte qui susciterait ncessairement un veil affectif, lest. Dans la
phnomnalit que partagent ce propos Marion et Lvinas, lirruption que provoquent autrui ou le
phnomne de la souffrance dans la vie du sujet, justifie son absence de recul suffisant pour mesurer ses
forces et prendre une dcision. Il est pris dassaut. Ainsi une passivit ultime est ne, le sujet se trouve en
absence de refuge, oblig de succomber aux vnements et priv de commande. On comprend alors, dans
les termes de Marion, que si la souffrance constitue le fait dtre pris dans sa chair sans pouvoir se sparer

delle, cela revient au mme pour tout ce qui lui arrive. Lenvahissement dune sensation encore non lucide
et irrvocable le prend la gorge dans un pouvoir illimit de saturation41. Curieusement, cette diminution
du sujet cause des rclamations inattendues de la part dun autre ou tout simplement suite lcrasement
par un phnomne plus fort que lui, nest pas partage par Blanchot de la mme manire. La perte de
pouvoir nest pas issue dune interruption de notre dynamisme par un vnement surprenant qui ne lui laisse
gure le choix mais dune double puissance crasante. Selon la dsignation de Blanchot, le surcrot
dvastateur qui suscite une impuissance ultime nest pas inscrit dans une orientation philosophique qui
sinspire de lexprience dune Rvlation (soudaine, dbordante et aveuglante), mais plutt du paradoxe de
la passivit responsable qui oppose le sujet lui-mme42. En ce sens, le moi effondr des premiers
rcits volue en un moi dshumanis et hors de lui-mme. Marlne Zarader nous dcrit la transformation
que subit la notion de souffrance dans son uvre, et travers cette transformation, Blanchot nous apprend
la limite humaine face la dmesure du malheur43. On imagine prsent le sujet cras sous la double
pression dune passivit qui me dtruit et dune responsabilit qui non seulement mexcde, mais que
je ne puis exercer, puisque je ne puis rien et que je nexiste plus comme moi44 . Autrefois , crit
Blanchot, jen appelais la souffrance : souffrance telle que je ne pouvais la souffrir45. Aujourdhui,
requalifie, elle est devenue cette face cache qui conduit la perte de soi. Or si le moi se perd, qui sera l
pour rpondre lappel ? Ce paradoxe que soulve Blanchot expose, selon nous, la lacune dun plan moral
qui met en suspens la condition pr-morale de lagent. Et bien quelle nempche pas lveil, elle ouvre
certainement la question sur les termes dune rponse possible.
16En deuxime lment vient donc la rponse qui napparat pas, dans la mouvance de Lvinas, comme un
acte raliser. Sur ce point, il est clair que nous ne sommes pas ici dans le registre dune philosophie de
laction. La caresse du malade, le toucher rconfortant, le soin apaisant ou la consolation au prs du mourant
constituent des interventions propres. Mais ce que la thse dune thique de la souffrance fait natre, est une
figure particulire de rapport vcu qui ne conforme pas au type idal dune raction ncessairement
oprante. En mme temps, le problme avec un don si infime, avec une coute qui sexprime peine, cest
quils peuvent tre pris pour un refus. Il faut donc tenir compte des situations extrmes comme la faim et la
lutte pour la survie auxquelles se sont confronts des milliers des prisonniers dans les camps de
concentration et auxquelles Lvinas et Blanchot font souvent allusion, car cest loccasion de la dtresse
profonde cause par le dsastre que le problme sest pos avec le plus dacuit. Lcrivain italien Primo
Levi, dport Auschwitz, analyse le sentiment de culpabilit qui hante les rescaps des camps en pleine
indisponibilit humaine :
46 LEVI Primo, I sommersi e i salvati, Torino, p. 59-60 (Les Naufrags et les Rescaps. Quarante
ans (...)
La prsence ct de vous dun copain plus faible, ou plus dsarm, ou plus vieux, ou trop jeune, qui vous
obsde, par ses demandes daide, ou par son simple tre-l qui est dj, de soi, une prire, cest une
caractristique de la vie au Lager. La demande de solidarit, dune parole humaine, dun conseil, ne ft-ce
que dune coute, tait persistante et universelle, mais trs rarement satisfaite46.
47 LVINAS Emmanuel,Ethique et Infini, Paris, Gallimard, Biblio/Essais , 1984, p. 91.
48 LVINAS Emmanuel,Transcendance et Intelligibilit, Genve, Labor et Fides, 1996, p. 62.
49 Voir BLANCHOT Maurice,LEntretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. 192.
17Dans la raret et la dfaillance, le sujet est comme manqu lui-mme bien avant de manquer un autre.
Et pourtant, quil laccepte ou le refuse, quil sache ou non comment lassumer, il est fondamentalement
dtermin, selon la perspective lvinasienne, par cette assignation laccueil, par cette responsabilit dcrite
comme la structure premire et fondamentale de la subjectivit humaine47. Comment comprendre alors
lindiffrence des hommes dans le Lager autrement que comme une structure fondamentale de la
subjectivit, mais qui cette fois ne va pas de pair avec lthique ? Comment est-il possible de rpondre
lappel du faible et de laffam lorsque je me trouve dans une mme situation de prcarit ? Il y a certes une
rponse tenir dans cette entente force mais cette rponse, dit Lvinas, nest jamais exhaustive et
nannule jamais la responsabilit48 . Le principe du don veut que, quoi que je fasse pour autrui, cela ne soit
jamais suffisant. Face la peine du malade, notre prsence est un soulagement, une participation ses
malheurs, mais jamais un comblement. Du coup, les paroles de Levi ninversent pas la thse thique car on
pourrait les lire de deux manires : soit en considrant que le malheur saccomplit lintrieur dun cercle o
il y a bien une rponse mais qui reste par dfinition minime et incomplte, soit en rompant avec cette
confiance excessive dans le pouvoir humain car lidal dune disponibilitsans rserve savre impossible
prsupposer. Dans les deux cas, la possibilit du don ne sannule pas mais simplement se dlimite. Reste,
comme le souligne Blanchot, que lassignation la passivit dans la souffrance conduit le sujet perdre sa

personne, devenir un autre, un tre mconnaissable, au point de ne plus savoir sil y a effectivement un
Je unique et immuable qui soit responsable de ses tats et de ses actes pour rpondre un appel qui lui
est adress49. En mettant ainsi de ct la relativit de la rponse, on revient au point de dpart et au besoin
dun interlocuteur capable au moins de ragir la sollicitude.
50 Ibid.
51 Cette figure domine le paysage thorique de Blanchot et se dit aussi travers les termes de
ds(...)
52 ZARADER Marlne, Ltre et le neutre. partir de Maurice Blanchot, op. cit., p. 70-71 ; POIR (...)
53 BLANCHOT Maurice,LEntretien infini, op. cit., p. 192.
54 Ibid., p. 194.
18Nous avons parl de considrer trois lments et jusquici nous nen avons abord que deux : labsence
de choix et lambigut de la rponse non exhaustive. Nous souhaitons pour conclure traiter le troisime
lment que prsuppose la situation originelle de lthique de la souffrance en touchant la nature
contradictoire de sa phnomnalit. Il a t suggr par Blanchot que la dgradation qui caractrise la
condition du souffrant fait de lui une personne dtruite. On peut alors se demander si loccurrence du
malheur qui fait disparatre le moi, le brise au point que sa figure inidentifiable et son tat grave ne lui
laissent aucun espace libre pour accueillir autrui. lintrieur du champ intime du moi-sujet seffectue une
danse macabre entre ptir et agir, entre pouvoir subir et pouvoir faire pour celui qui cherche se comporter
en matre dune situation sur laquelle il a perdu toute souverainet. puis, le dolent en est rduit
surmonter son dprissement et combattre les dmons qui le harclent. Dpass par le droulement des
vnements, il est amen mesurer les limites de son pouvoir pour dcouvrir que lhomme est
lindestructible qui peut tre dtruit50 . Une telle prise de conscience de la fragilit humaine devrait rendre
le souffrant inapte au rle de laccueil dun autre, ce poids de trop qui risque de lanantir. Or la rponse
nuance que propose Blanchot donne libre cours une ide plus large selon laquelle la modalit propre de
la souffrance reflte la possibilit de limpossible et allant dans le mme sens, laccueil du prochain est
impossible et pourtant, il est51. Dans sa phnomnalit propre, la souffrance incarne une exprience
insoutenable, impossible vivre mais qui est pourtant vcue de fait. Marlne Zaradre et Jrme Pore
lvoquent, en maintenant quil sagit dun trait essentiel de ltat de souffrir, caractristique dune approche
phnomnologique de la souffrance et constitutive de tout un courant de pense de notre poque52. Pour
nous, il sagit surtout dun argument complmentaire de la thse. Selon cette rflexion, tout peut arriver dans
le malheur et en faisant lexprience de linvivable, se dploie alors lhorizon dun accomplissement invitable
de ce quil serait impossible daccomplir et par rapport auquel le sacrifice dmesur autrui constitue une
expression supplmentaire. La souffrance devient alors un entassement dpreuves qui nous laissent goter
lexprience-limite sans toucher la fin et la suite de laquelle nous navons plus aucune chance de
nous voir jamais dbarrasss de nous, ni de notre responsabilit53 . Blanchot crit cela en commentant la
rflexion de Robert Antelme sur les camps de concentration, o lhomme est au plus prs de
limpuissance54 . Assurment, ds lors quil nous installe dans une configuration qui transpose toute
question daptitude humaine se consacrer au prochain en question mtaphysique sur le possible dans
limpossible, il parat difficile de rejeter la promesse dune thique sans rserve dans le malheur. Cest le plan
densemble qui veut que dans le fait de subir, tout reste possible.
55 RICUR Paul, La souffrance nest pas la douleur , in Souffrances, corps et me, preuves
parta(...)
56 Ibid., p. 63.
57 Ibid., p. 60.
19Et pourtant, lhomme souffrant et lhomme sollicit ne sont pas soumis au mme rgime et ce nest pas
parce que je ne peux pas assumer la souffrance tout en lassumant que je devrais ou mme pourrais
assumer autrui. Quand les intervenants mettent les deux figures sur le mme plan, ils donnent limpression
de procder par une projection du principe moral sur le vcu propre avec, pour justification, la perspective
mtaphysique en arrire-fond. De la sorte, ltat de ce vcu na aucune signification et le souci de savoir si
laccueil peut fonctionner sur le terrain na aucune importance, car ds que le possible dans limpossible est
pos, il fournit une reprsentation de linassumable et le droit une rponse au prochain devient ncessaire.
Pour nous, cette mise entre parenthses de la condition propre du dolent est errone. Dautant, quen
acceptant la transposition de cette configuration, lide du seuil sefface totalement et avec lui un des
paramtres principaux du phnomne de la souffrance. On voit l comment le recours cette thse nous
oblige choisir entre deux proprits fondamentales du phnomne, cest--dire entre le subi de ce qui ne
devrait pas tre (limpossible) et le subi de ce que je ne peux plus supporter (le seuil). En prenant appui sur

lanalyse de Paul Ricur, nous dcouvrons pourtant que ce seuil est immanquablement pos comme
lindicateur propre du souffrir, comme ce qui permet de distinguer les niveaux dinefficacit quatteint celui qui
a perdu ses forces et ses moyens. Nous navons pas reprendre ici cette analyse, mais un point dcisif
nous importe. Dans les situations limites de souffrance aigu, Ricur montre que les mcanismes de la
blessure affectent tour tour le pouvoir dire, le pouvoir faire, le pouvoir (se) raconter, le pouvoir de
sestimer soi-mme comme agent moral55. Par tous ces traits, il devient alors clair que la diminution des
pouvoirs personnels est tributaire la fois de lintensit du malheur et de laptitude y faire face et que donc,
le rapport autrui nest pas moins altr56 . Du point de vue mdical et psychologique mais aussi
phnomnologique, cela signifie que la possible raction un appel laide reste directement corollaire des
changements dans les pouvoirs du sujet. Et puisque notre discussion rfre une condition transcendantale
et non un cas particulier et quelle nest pas tributaire des capacits de tel ou tel sujet supporter son tat
ou contenir le prochain en vertu de sa solidit mentale, il apparat que le fait de mettre sous rserve la
condition pr-morale du dolent permet certes de privilgier une perspective dlection et de moralit (un
souffrir-avec sans rserve comme dirait Ricur), mais toujours en minimisant la crise que constitue la
souffrance pour le sujet qui la subit. Il semble donc bien que mme sans vouloir dclarer, comme Ricur,
que cette crise affecte le rapport au prochain de manire ngative qui se rsume en terme de sparation
entre moi et autrui, limage de lhomme souffreteux recroquevill sur lui-mme devrait avoir plus de poids
dans les convictions humanistes de lthique de la souffrance57.
NOTES
1 Je remercie ric Hoppenot pour sa prcision au sujet du nombre des occurrences.
2 Marlne Zarader consacre une longue analyse linstant o autrui fit irruption dans luvre de Blanchot,
et aux [3] modalits prcises de cette irruption (p. 231) qui dbute avec son recueil LEntretien infini en
1969. Voir Marlne ZARADER, Ltre et le neutre. partir de Maurice Blanchot, Lagrasse, Verdier, 2001, p.
231-246.
3 BLANCHOT Maurice, Le Pas au-del, Paris, Gallimard,1973, p. 167. Voir aussi p. 173-174.
4 Sur lexprience-limite voir larticle Rflexions sur lenfer , in BLANCHOTMaurice, LEntretien infini, Paris,
Gallimard, 1969, p. 256-288.
5 Voir BLANCHOT Maurice, Lcriture du dsastre, Paris, Gallimard, 1980, p. 168-171.
6 La controverse visait essentiellement Lvinas. Voir larticle de CHRETIEN Jean-Louis, La dette et
llection , in Cahiers de lHerne-Emmanuelle Lvinas, Paris, ditions de lHerne, 1991, p. 257-275.
7 LVINAS Emmanuel, Une thique de la souffrance entretien avec Emmanuel Lvinas , in Souffrances,
corps et me, preuves partages, Paris, Autrement, 1994, p. 135.
8 Ibid., p. 134.
9 LVINAS Emmanuel, La souffrance inutile , in Entre Nous. Essais sur le penser--lautre, Paris, Grasset,
1991, p. 109, 111 (note 1).
10 LVINAS Emmanuel, Une thique de la souffrance , op. cit., p. 134-135.
11 Lvinas parle de dsir lautre. Voir LVINAS Emmanuel, Humanisme de lautre homme, Paris, Le livre de
poche, Biblio/Essais , 1987, p. 48-49.
12 LVINAS Emmanuel, Une thique de la souffrance , op. cit., p. 134.
13 LVINAS Emmanuel, La souffrance inutile , op. cit., p. 110-111.
14 Assurment, le non-sens est Auschwitz , confirme Blanchot. Voir,BLANCHOT Maurice, Lcriture du
dsastre, op. cit., p. 132 ; LVINAS Emmanuel, La souffrance inutile , op. cit., p. 117.
15 Cette matrice sinspire directement des axes quesquisse Paul Ricur au sujet de la souffrance et de la
douleur. En mme temps, son plan reste attacher laxe intersubjectif (soi-autrui) que nous cherchons
pourtant largir (soi-autre et donc tout autre) et laxe de ptir-agir que nous appelons ici laxe de soi-soi
mme afin daccentuer les nuances recherches. Voir RICUR Paul, La souffrance nest pas la douleur ,
in Souffrances, corps et me, preuves partages, Paris, ditions Autrement, 1994, p. 58-67.
16 Voir LVINAS Emmanuel, De lUn lAutre , in Entre Nous. Essais sur le penser--lautre, Paris,
Grasset, 1991, p. 173.
17 Voir Ibid., p. 174.
18 BLANCHOT Maurice, La Communaut inavouable, Paris, Les ditions de Minuit, 1983, p. 59.
19 BLANCHOT Maurice, Le Pas au-del, op. cit., p. 161.
20 Ibid., p. 160.
21 Je distingue trois traits fondamentaux de la souffrance : limposition (1), lexcs (2) et la diminution du
pouvoir (3). Loriginalit de cette notion tient son caractre multiple et au fait quelle na pas dessence
correspondante. Pour une analyse approfondie, voir BUSTAN Smadar, Sur la notion de souffrance ,
inRevue du Lexique Politique de luniversit de Tel-Aviv, n 1, mai 2009, en ligne (en hbreu).

22 LVINAS Emmanuel, De lexistence lexistant, Paris, ditions de la Revue Fontaine, 1947, p. 112.
23 Ibid., p. 95-96, 98, 113, 144.
24 Ibid., p. 19.
25 LVINAS Emmanuel, Le Temps et lautre, Paris, PUF, 1989, p. 35-36.
26 Ibid., p. 123.
27 Ibid., p. 56.
28 Ibid., p. 55-56.
29 LVINAS Emmanuel, Difficile Libert, Paris, Albin Michel, 1963, p. 224, 294. Sur laspect religieux de la
souffrance, voir larticle de Orietta Ombrossi, Souffrances inutiles. La fin de la thodice daprs E.
Lvinas , in Gregorianum,Pontificia Universit Gregoriana, Roma, n 87/2, 2006, p. 368-379.
30 LVINAS Emmanuel, op. cit., p. 165. Voir aussi p. 156-158, 162-163, et dansLe Temps et lautre, op. cit., p.
67.
31 Toute la premire page de son article est consacre cet excs quil qualifie
d inassumable . LVINAS Emmanuel, La souffrance inutile , op. cit., p. 107.
32 MARION Jean-Luc, De surcrot, Paris, PUF, 2001, p. 105-106, 110-119.
33 Voir RICUR Paul, La souffrance nest pas la douleur , in Souffrances, corps et me, preuves
partages, Paris, Autrement, 1994, p. 68.
34 Ibid., p. 111.
35 BLANCHOT Maurice, Le Pas au-del, op. cit., p. 175.
36 BLANCHOT Maurice, Le Dernier Homme, Paris, Gallimard, 1957, p. 86, 85 (respectivement), et plus
gnralement p. 85-105.
37 Ibid., p. 146.
38 Ibid., p. 86. comparer avec p. 127.
39 BLANCHOT Maurice, LEntretien infini, op. cit., p. 174, 191 ; BLANCHOT Maurice,Le Livre venir, Paris,
Gallimard Folio/Essais , 1959, p. 169.
40 LVINAS Emmanuel, Humanisme de lautre homme, op. cit., p. 49.
41 MARION Jean-Luc, De surcrot,, op. cit., p. 111.
42 BLANCHOT Maurice, Lcriture du dsastre, op. cit., p. 37.
43 ZARADER Marlne, Ltre et le neutre. partir de Maurice Blanchot, op. cit., p. 231-239.
44 BLANCHOT Maurice, Lcriture du dsastre, op. cit., p. 37. Voir aussi p. 30, 34-35 et dans LEntretien
infini, op. cit., p. 259.
45 BLANCHOT Maurice, Lcriture du dsastre, op. cit., p. 30.
46 LEVI Primo, I sommersi e i salvati, Torino, p. 59-60 (Les Naufrags et les Rescaps. Quarante ans aprs
Auschwitz).
47 LVINAS Emmanuel, Ethique et Infini, Paris, Gallimard, Biblio/Essais , 1984, p. 91.
48 LVINAS Emmanuel, Transcendance et Intelligibilit, Genve, Labor et Fides, 1996, p. 62.
49 Voir BLANCHOT Maurice, LEntretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. 192.
50 Ibid.
51 Cette figure domine le paysage thorique de Blanchot et se dit aussi travers les termes de
dsuvrement et du mourir qui marquent la possibilit de faire lexprience de la mort, sans mourir
de fait. On la retrouve surtout dans les uvres tardives : BLANCHOT Maurice, Le Pas au-del, op. cit., p. 74,
77, 132-136, 147, et BLANCHOT Maurice, Lcriture du dsastre, op. cit., p. 42-43, 110-117.
52 ZARADER Marlne, Ltre et le neutre. partir de Maurice Blanchot, op. cit., p. 70-71 ; POIRE Jrme, La
Philosophie lpreuve du mal. Pour une phnomnologie de la souffrance, Paris, Vrin, 1993, p. 134-136,
288 ; Lvinas parle d une structure quasiment contradictoire , voir La souffrance inutile ,op. cit., p. 107.
53 BLANCHOT Maurice, LEntretien infini, op. cit., p. 192.
54 Ibid., p. 194.
55 RICUR Paul, La souffrance nest pas la douleur , in Souffrances, corps et me, preuves partages,
Paris, ditions Autrement, 1994, p. 62.
56 Ibid., p. 63.
57 Ibid., p. 60.
AUTEUR
Smadar Bustan
Docteur en philosophie, chercheuse luniversit de Luxembourg. Elle est traductrice en hbreu de Lvinas,
Marion et Blanchot et lauteur des plusieurs articles et prfaces de livres sur la phnomnologie, lthique et
le rapport de la pense continentale et la pense analytique. Cet article sinscrit dans le cadre de ses travaux

sur la souffrance, mens avec le groupe de travail interdisciplinaire sur la souffrance et la douleur quelle a
co-fonde Harvard.
La nuit transforme-t-elle la pense ? partir de Blanchot
Hugues Choplin
p. 200-216
TEXTE NOTES AUTEUR
TEXTE INTGRAL
1 BLANCHOT Maurice, Thomas lObscur. Premire version, 1941, Paris, Gallimard, 2005, p. 85.
Elle regarda avec stupeur cette figure tour tour plonge dans le feu, dans leau glace, ruisselante et en
fusion []1 .
2 Cf. GROSSMAN Evelyne, Les anagrammes de Blanchot. Une lecture deThomas lObscur ,
inEurope(...)
11. Feu et flammes, eau et mer, air et vent, terre et boue : les lmentstravaillent lcriture de Thomas
lObscur. Ce roman de Blanchot sattache en effet aux rapports singuliers qui stablissent entre ces
diffrents lments et les tres, tels Thomas ou Anne plus prcisment peut-tre : aux
mtamorphoses2 que connaissent les uns et les autres dans ces rapports.
3 Quil nous suffise ici de souligner combien louvrage sollicite galement des dimensions telles
qu (...)
4 Nous reprenons ici le problme pos par Marlne Zarader propos de
Blanchot.Cf. ZARADER Marlne, (...)
5 BLANCHOT Maurice,LEntretien infini, op. cit., p. 62.
22. Dans LEspace littraire, Blanchot interroge la manire dont de telles dimensions lmentaires
transforment lcriture et lcrivain eux-mmes3. Quen est-il de la pense ? En quel sens peut-elle, elle
aussi, tre transforme par ces dimensions, que nous dsignerons ici, de faon privilgie (et en cohrence
avec le titre mme du roman Thomas lObscur), par le terme de nuit4 ? Dans LEntretien infini, Blanchot
problmatise ainsi depuis lexigence dune dcouverte de lobscur5 la possibilit dune pense non
mtaphysique. Prcisment, nous proposons ici de traiter la question suivante : la transformation de la
pense par la nuit blanchotienne obit-elle la critique de la pense mtaphysique dploye
par laphilosophie franaise contemporaine ou peut-elle bien plutt instituer une pense qui soit affranchie
des ressorts de cette critique elle-mme ? Ce texte soutient que cest seulement quand Blanchot considre
la nuit comme un milieu, quil parvient instituer une pense soustraite auxinvariants du rgime
contemporain, pense que nous proposerons de caractriser, toujours partir de Blanchot, comme question
quotidienne.
LATMOSPHRE ET LE VIDE
Premire voie : la nuit comme atmosphre qui inspire la pense
6 Ibid., p. 97.
[] il la plongeait dans une atmosphre irrespirable en la maintenant trente brasses au-dessous de la
vrit parmi des mots brillants et vains6 .
7 Ibid., p. 45.
[] alors que le mot Il et le mot Je montaient sur lui comme de gigantesques cafards et, juchs sur ses
paules, commenait un interminable carnage, il reconnaissait le travail de puissances indfinissables qui,
mes dsincarnes et anges des mots, lexploraient. La premire fois quil distingua cette prsence, ctait la
nuit7 .
8 BLANCHOT Maurice, LEspace littraire, op. cit., p. 240. Nous soulignons.
9 Cf. BLANCHOT Maurice,LEntretien infini, op. cit., p. 68-69.
10 Ibid., p. 581.
11 Que la recherche de Blanchot conduise faire valoir de nouvelles formes de forces ou de
puissance (...)
31. La nuit dsigne une atmosphre qui inspire la pense : telle est la premire voie que luvre littraire et
thorique de Blanchot indique. De ce point de vue, la nuit investit ou habite la pense, la sollicitant ou
linvitant rpondre. Cette inspiration en tous les cas celle de lcrivain est dcrite en tant que telle
dans LEspace littraire. Aprs avoir considr lautre nuit soustraite au primat du jour (ou du couple
jour/nuit) , Blanchot aborde en effet linspiration comme ce qui requiert lcriture au point mme o lcrivain
est dbord : Linspiration apparat alors peu peu sous son vrai jour : elle est puissante, mais condition
que celui qui laccueille soit devenu trs faible. Elle na pas besoin des ressources du monde, ni du talent
personnel, mais il faut aussi avoir renonc ces ressources, navoir plus dappui dans le monde et tre libre

de soi8. En tant quelle inspire en tant quatmosphre , la nuit, impersonnelle, engage donc
unrenversement de rapport de force : loin de procder dune force propre lcrivain, lcriture relve en effet
dune puissance celle de la nuit qui vient inspirer lcrivain, devenu trs faible . Dans LEntretien infini,
Blanchot reprend ce motif propos de la pense, en particulier quand il met au premier plan lexigence
de rpondre limpossible9 limpossible dsignant ce qui, pour se refuser au pouvoir (au possible) dun
acteur, relve encore dune puissance (ou dune puissance souveraine10 )11.
12 Sur lautorit et lapuissance, en tant quelles dsignent les deux types de force invents par (...)
13 Penser dpend des forces qui semparent de la pense (DELEUZE Gilles,Nietzsche et la
philosop (...)
14 Cf. GROSSMAN Evelyne,LAngoisse de penser, op. cit. Relevons que les analyses de Grossman
font (...)
15 Quiconque en fait lexprience, fait lpreuve dune puissance anonyme, impersonnelle, cell (...)
16 Dans un paragraphe intitul Le dshumain , Grossman crit propos des contemporains :
Nul do (...)
42. Une pense inspire ou encore une pense rpondant une force (ou une puissance) impersonnelle
: nous touchons ici ce qui parat constituer un invariant de la philosophie franaise contemporaine. Y
obissent des auteurs aussi diffrents que Lvinas ou Deleuze : pour chacun deux en effet, la pense a
pour charge non plus de constituer le sens (comme chez Husserl par exemple) mais de rpondre une force
autorit du visage (Lvinas) ou puissance des devenirs (Deleuze)12 htrogne aussi bien au sujet qu
la pense13. Que lide dinspiration ainsi comprise comme rponse une force impersonnelle soit
dterminante chez les contemporains, cest ce que confirme Evelyne Grossman. Travaillant sur les
philosophes et crivains contemporains (dont Blanchot), elle en vient en effet rattacher langoisse de
penser des mcanismes impersonnels ou dpersonnalisant daspiration et dinspiration14. Lide
dangoisse parat ici prcieuse : elle indique en effet lpreuve que doit supporter la pense si elle veut
rpondre cette force impersonnelle15 susceptible de linspirer16.
17 Cf. BADIOU Alain,Conditions, Paris, ditions du Seuil, Lordre philosophique , 1992.
18 Nous divergeons ici des analyses dIsabelle Thomas-Fogiel, selon lesquelles ce poids de la littr (...)
19 Cf. par exemple BLANCHOTMaurice, Le Livre venir, Paris, Gallimard, Folio/Essais , 2005,
p. (...)
5Plus encore, le terme mme dinspiration suggre la manire dont la philosophie franaise contemporaine
semble, depuis Heidegger,conditionne par lart ou la littrature. Emprunte Alain Badiou17, cette ide
de condition indique non pas que la philosophie contemporaine devient elle-mme littrature18, mais plutt
quelle se dploie dune manire qui est profondment affecte par le rgime littraire (contemporain). Pour
notre part, nous mettons lhypothse suivante : cest prcisment sous limpact de ce conditionnement par
lart que lesphilosophes franais contemporains en sont venus faire valoir lapuissance ou la force dune
preuve dbordant le sujet, et il est fort probable que, sur ce point, linfluence de Blanchot et de ses
descriptions de lpreuve de la nuit (telle que lcrivain peut lendurer)19 ait t significative.
63. Du point de vue de notre question directrice, cette premire analyse atteste demble que la recherche
de Blanchot participe du rgime de la philosophie franaise contemporaine. Certes, en tant quatmosphre,
la nuit blanchotienne transforme la pense mais cette transformation obit un renversement typiquement
contemporain : dsormais, conditionne par la littrature, la pense, loin de se constituer elle-mme comme
une force (par exemple de connaissance), rpond , ou est inspire par, la force ou la puissance de
lpreuve impersonnelle de la nuit.
Deuxime voie : la nuit comme vide qui interdit la pense
20 BLANCHOT Maurice,Thomas lObscur, op. cit., p. 69-70.
Seule dans cet abme Anne rsistait. Morte une fois, dissipe dans le milieu le plus proche du vide absolu
[]20 .
21 Cest nous qui choisissons ici de privilgier ce terme, parfois utilis par ZARADERMarlne, Ltr (...)
22 Ibid., par exemple, p. 18, 80.
23 BLANCHOT Maurice,LEspace littraire, op. cit., p. 243. Nous soulignons.
24 Tout se passe comme si, avec ce type dvnement ou de dbordement de la pense, celle-ci, en
sin (...)
25 Dans la nuit ne rgne que la nuit. En elle ne se rserve nul appel susceptible de nous
veiller (...)

71. Du point de vue de Marlne Zarader, la nuit blanchotienne dsigne unvide21 qui interdit la pense.
Comment ici distinguer le vide de latmosphre ? Les analyses de Zarader dcrivent en effet la nuit
impersonnelle avec des registres en particulier ceux de lpreuve et de lvnement22 quil est galement
lgitime de rattacher latmosphre et aux invariants contemporains quelle engage. La diffrence tient en
fait prcisment ceci : en tant que vide, la nuit ne requiert pas la pense. Autrement dit, la diffrence de
latmosphre, le vide est trop dpourvu de sens pour que son dbordement de la pense puisse encore la
convoquer, la solliciter ou linspirer. Affranchie de lappel de linspiration23 , la nuit recle alors une
preuve ou un vnement qui en aucune manire nappelle penser24. Selon Zarader, cest prcisment
cet vnement sans appel cet vnement silencieux que dcrit luvre littraire de Blanchot. Mais cest
aussi, de son point de vue, cet vnement que Blanchot perd quand il propose de dployer une pense de la
nuit (ou du neutre). Car selon Zarader, lalternative est irrductible : soit on respecte la spcificit de la nuit et
alors il nest pas possible de la penser ; soit, au contraire, on la pense et alors elle est perdue : penser la
nuit, nest-ce pas en effet lui accorder une capacit ou une autorit appeler la pense, dont elle ne
saurait tre pourvue25 ?
26 Ibid., p. 297, 299. Une analyse comparable (mme si elle conduit promouvoir la philosophie,
plut (...)
82. Selon Zarader, cette alternative est aussi une alternative entre Blanchot et les philosophes
contemporains. la diffrence de ces derniers, et en particulier de ces phnomnologues post-husserliens
que sont Heidegger, Marion et Lvinas qui justement relvent la nuit par du sens ou par un appel ,
Blanchot sattache, selon Zarader, dcrire avec rigueur littrairement le phnomne de la nuit, du moins
quand il nemprunte pas ces auteurs lexigence philosophique de penser la nuit et, partant, le registre
de lappel. Car cette alternative qui est aussi celle du vide et de latmosphre est, enfin, pour Zarader,
une alternative entre le Blanchot crivain et le Blanchot philosophe (ou penseur) : La nuit engage moins la
pense se modifier qu sinterrompre. [] On peut bien accorder Blanchot que la nuit, parce quelle est
indicible, suscite par dfaut lensemble de la littrature. Mais elle ne pourrait donner lieu, dans le champ de la
pense, qu un seul mot et il est dj de trop26 .
27 ZARADER Marlne, Ltre et le neutre, op. cit., p. 297.
93. On comprend ds lors que le vide ne saurait satisfaire lexigence dune pense neuve, affranchie du
rgime contemporain. Certes, Zarader rattache bien le geste de relve de la nuit auquel selon elle Blanchot
se soustrait au renversement, typiquement contemporain, de la force de la pense en une faiblesse de la
pense27. Mais pour Zarader, refuser lexigence contemporaine dune pense faible, refuser autrement dit
de soumettre la pense lautorit dun appel ou dune inspiration ne conduit nullement ouvrir la
pense de nouvelles possibilits. Refuser ce renversement, cest en effet pour elle, plus radicalement,
disqualifier la pense elle-mme comme si la pense devait ncessairement sinscrire dans des rapports
de force ou de faiblesse, comme sil ny avait que deux manires de penser :constituer ou bien rpondre,
comme si, autrement dit encore, il ny avait pas de pense qui puisse saffranchir la fois du rgime dit
mtaphysique et du rgime contemporain (qui le renverse ou le dconstruit).
10Au regard de ces premires analyses, il semble bien en effet que lexigence darticuler la nuit une
pense dun nouveau type savre impossible satisfaire. Seules deux voies paraissent lgitimes : soit
promouvoir une pense inspire selon la puissance de lpreuve impersonnelle de latmosphre (voie de la
philosophie franaise contemporaine) ; soit considrer la nuit comme vide, qui, parce quil est dpourvu de
lautorit de lappel, ne saurait susciter, dune manire ou dune autre, la pense (voie de la littrature selon
Zarader).
LE MILIEU DE LA NUIT COMME QUESTION QUOTIDIENNE
28 BLANCHOT Maurice,Thomas lObscur, op. cit., p. 81.
Tout ce quil y a de calme dans lunivers se condensait autour delle []. Elle se sentait enveloppe par
cette grande pense silencieuse, caresse comme une main silencieuse et dj sduite par cette profonde
immobilit qui pesait sur elle28 .
Le concept de milieu
111. Nous proposons pourtant dexplorer une troisime voie. Faire valoir une authentique pense dlivre du
rgime contemporain (comme de celui de la mtaphysique) : cest bien en effet dans cette perspective
aussi ambitieuse soit-elle que nous proposons de considrer la nuit comme unmilieu.
29 La teneur de cette traverse mriterait dtre explicite. Prcisons seulement que le milieu se
di(...)
30 Des changes avec Franois-David Sebbah nous ont conduits considrer la manire dont
la demeure (...)

31 Si nous devions rattacher ce milieu un lment (aquatique) mondain, nous proposerions en


nous (...)
12Dune part, tout comme latmosphre et le vide, le milieu, impersonnel ou plus exactement transpersonnel , dborde le sujet et la pense. Mais dautre part, il se distingue la fois de latmosphre et du
vide (du moins dans la mesure o celui-ci recouvre bien encore une puissance vnementielle) sur un point
prcis : ce dbordement ne procde pas dune puissance ou dune autorit. Prcisment, de notre point de
vue, le milieu dsigne cela mme que traversent les rapports de forces, de puissance et dautorit29. Il se
dfinit donc par un double refus : du lieu subjectif quilouvre (alors que latmosphre et le vide
le percent avec puissance ou autorit)30 et des rapports de force qui le traversent. Cette ouverture et
cette traverse engagent bien, semble-t-il, les deux dimensions propres lide mme de milieu31.
32 Complexit particulirement atteste par le texte Le rapport du troisime genre. Homme sans
hori (...)
33 Limpossible nest pas l pour faire capituler la pense, mais pour la laisser sannoncer selon (...)
132. Ne peut-on penser que le milieu, ainsi dfini selon ces deux dimensions (ouverture et traverse), peut
rendre compte (au moins partiellement) de la complexit de lespace nocturne (ou neutre) blanchotien32, et
en particulier la fois de la dimension de l entre valorise par Blanchot par exemple dans ses analyses
de la relation avec autrui, en tant quelle relve dunentre-tien et de lillimitation de la nuit (ou du neutre
lesquels ne sauraient bien sr tre positionns entre deux points) ? Plus prcisment encore : lide de
milieu ne peut-elle rendre compte de la manire dont, en faisant valoir cet espace complexe, Blanchot
sattache librer la pense la fois de tout rapport soi lentretien ouvrant ou dbordant le (narcissisme
du) sujet et de tout rapport de force (ou de pouvoir)33 lequel traverse, sans les constituer, lillimitation ou
la profondeur de cet espace ? Cest bien en tous les cas toujours avec Blanchot quil est possible de
caractriser le rapport entre le milieu, ainsi dfini, et la pense.
La question quotidienne
34 BLANCHOT Maurice,Thomas lObscur, op. cit., p. 35.
Il savait quautour de son corps sa pense, confondue avec la nuit, veillait34.
35 Consacr Merleau-Ponty, le travail dEmmanuel Alloa conduit galement promouvoir lide
de mil (...)
141. Loin dinspirer ou encore dhabiter, dinvestir ou de hanter la pense, le milieu de la nuit lenveloppe (ne
disposant pas de la capacit dappel, de lautorit ou de la puissance pour linspirer, lhabiter, linvestir ou la
hanter). Comment caractriser ce rapport denveloppement que le milieu peut entretenir avec la pense sans
linspirer (comme latmosphre) ni linterdire (comme le vide)35 ?
36 En ce sens, lhomme est du ct de la rponse plutt que de celui de la question.
Cf. MEYER Miche (...)
15Ce rapport convoque en premier lieu une question. On sait que, pour Merleau-Ponty et Michel Meyer, la
question authentique sinstitue prcisment au point o lhomme est dbord : cette question nest donc pas
celle que pose lhomme, mais plutt celle non humaine qui le met lui-mme en question36. Est-il possible
de considrer quune telle mise en question procde non pas dune puissance qui dconstruirait lhomme (ou
le sujet) mais bien plutt du milieu transpersonnel (dpourvu de puissance ou dautorit) ? Blanchot semble
prcisment aborder cette mise en question singulire dans son texte : La question la plus profonde .
37 La question la plus profonde a disparu, mais elle a disparu en lhomme qui la porte et en ce
mot (...)
38 Ibid., p. 25.
39 Ibid., p. 17. Nous soulignons.
16Tout dabord, Blanchot rattache cette mise en question aux deux dimensions du milieu que sont
lanonymat37 (ou louverture du lieu subjectif) et lillimitation. Nest-ce pas cette dernire que Blanchot donne
en effet penser quand il dcrit la profondeur de la question ou encore son espace 38 ? Bien plus,
Blanchot dcrit en tant que tel le rapport avec la pense que peut engager la question (ainsi dfinie depuis le
milieu) : Elle [la question] nous prend partie sans nous concerner. [] elle fait en sorte quelle ne nous
importe pas. []. Interrogation qui ninterroge pas, ne veut pas de rponse et semble nous attirer
dans lirresponsabilit et lesquive dune fuite tranquille. Cela peut tre indiqu dune autre manire : le
pouvoir de questionner ne lui suffit pas39 .
40 Ibid., p. 21.
17Blanchot pointe bien ici un rapport de questionnement qui nest plus un rapport de pouvoir, de force ou
dautorit. Question qui, aussi paradoxal que cela puisse paratre, ne se pose pas40 , la question de la
nuit en tant que milieu questionne mais sans force, sans interroger, sans appeler rponse

ou responsabilit. De ce point de vue, la rupture savre nette avec Lvinas et les penseurs de lautorit de
lappel (auquel il faut rpondre). Ces lignes blanchotiennes paraissent galement bien marquer un cart
dterminant relativement aux analyses de Zarader. Elles conduisent en effet se soustraire aux concepts
typiquement phnomnologiques de lappel, de la rponse ou encore de la responsabilit, tout en prservant
lexigence de question et donc, la possibilit de la pense. Nattestent-elles pas ainsi quil est bien possible
de penser non seulement sans constituer (ou sans connatre) mais galement sans rpondre ou sans
inspiration ?
41 Ibid., p. 17 et, par exemple, LVINAS Emmanuel,Dieu, la mort et le temps, Paris, Le Livre de
poc (...)
42 ZARADER Marlne, Ltre et le neutre, op. cit., p. 296.
182. Dans la mesure o lide de question demeure chez les contemporains et dans ce texte mme de
Blanchot insparable de linvention de puissances ou dautorits41, il parat ncessaire de franchir un pas
supplmentaire pour caractriser cette question qui na pas la force suffisante pour convoquer la pense
rpondre. Nous proposons de la qualifier de question quotidienne : cest le quotidien qui dsigne ainsi, selon
nous, le rapport engag par le milieu, la manire dont sa question peut envelopper la pense. Ce registre
marque combien, la diffrence de latmosphre et du vide, le milieu saffranchit de tout vnement. Loin de
transgresser ou demporter la pense la manire dun vnement toujours autoritaire ou puissant , le
milieu lenveloppe quotidiennement. Le quotidien instaure ainsi peut-tre un rapport dun nouveau type : le
problme nest plus de savoir si la transgression de la nuit requiert ou non la pense si lvnement de la
nuit42 inspire ou non , mais bien plutt sil est possible dinstituer la pense depuis une transgression qui
nen est plus une, depuis une ouverture qui se refuse aussi bien lautorit qu la puissance. vnement
qui inspire (en tant quatmosphre) ou vnement qui interdit la pense (en tant que vide) : loin dtre ultime,
cette alternative nest-elle pas prcisment disqualifie par la question quotidienne ? Nest-ce pas seulement
celle-ci qui, bien plus que le vide interdisant la pense, peut se soustraire aux limites de la philosophie
franaise contemporaine ?
43 BLANCHOT Maurice,LEntretien infini, op. cit., respectivement p. 365, 360.
44 Ibid., p. 365.
45 Ibid., p. 363-365.
46 Ibid., respectivement p. 359, 362, 358, 358.
47 Ibid., p. 363.
19Est-il donc lgitime de qualifier la question la plus profonde blanchotienne de question quotidienne ? Il est
en tous les cas remarquable quici encore, touchant le quotidien, il soit possible de sappuyer
significativement sur Blanchot. Tout dabord, dans son texte La parole quotidienne , ce dernier caractrise
explicitement le quotidien depuis un milieu sans limite43 . De surcrot, si ce texte fait certes valoir la
puissance de dis-solution44 de ce milieu convoquant ainsi les forces propres aux preuves que
dsignent latmosphre et le vide , il rattache galement le quotidien aux traits de la question que nous
essayons ici de dcrire. Celui-ci saffranchit ainsi non seulement du sujet et de lvnement45, mais aussi de
toute responsabilit et autorit , de toute force datteinte ou toute relation active46 . Nengage-til pas ds lors le rapport sans force sans appel ni rponse quimplique la question en tant quelle procde
du milieu de la nuit ? Nest-il pas particulirement significatif que le quotidien suppose, selon Blanchot, une
interrogation qui ne se pose sur personne47 ?
48 Sur lincessance du quotidien, ibid., p. 361, 363.
49 Vivre quotidiennement, cest se tenir un niveau de la vie qui exclut la possibilit dun
comme (...)
50 Franoise Collin a soulign cette importance du thme de lincessance ou de la rptition et,
plus (...)
20Insistant dans luvre blanchotienne, le thme de lincessance semble galement nettement faire signe
vers la spcificit du rapport que le quotidien peut instaurer48. Que la nuit ou le neutre soit incessant, cela
nindique-t-il pas en effet quils se refusent la transgression vnementielle toujours unique ainsi quau
type de rapport engag peut-tre par la mtaphysique, rapport de fondation par uncommencement49 (ou par
une fin comme chez Hegel)50 ? Finalement, est-il donc inenvisageable de considrer que lincessance de la
question quotidienne rend possible une recherche susceptible de saffranchir des invariants propres la
philosophie franaise contemporaine sans pour autant revenir, en de de ses inventions, des conceptions
de type mtaphysique ?
Entre philosophie et littrature ?

51 Bien entendu, il conviendrait ici dargumenter une dfinition aussi rapide dela philosophie (ou
d (...)

52 Olivier Harlingue pose galement, partir de Blanchot et de la problmatique nonphilosophique (...)


53 Par cette formule, nous cherchons indiquer que les forces contemporaines qui posent question
(...)
54 LARUELLE Franois,Principes de la non-philosophie, Paris, PUF, pimthe , 1996.
55 BLANCHOT Maurice, Notre compagne clandestine , in Textes pour Emmanuel
Lvinas, LARUELLEFran (...)
211. Si elle se soustrait aux invariants contemporains, la question quotidienne relve-t-elle donc encore de la
philosophie ? Et/ou de la recherche littraire ? Tout dpend bien entendu des dfinitions que lon propose de
ces deux rgimes. Pour notre part, nous estimons, tout dabord, que dans la mesure a) o la question
quotidienne se soustrait, en tant quelle procde du milieu, la fois aux rapports soi et aux rapports de
force et b) o la philosophie se dfinit prcisment par la dnonciation et par linvention de ces deux types
de rapport51, cette question ne saurait relever de la philosophie. Pour autant, on se gardera de considrer
quelle suppose une dconstruction de la philosophie52 ou encore quelle obit une non-ou une antiphilosophie. Sur quelle force ou sur quelle puissance pourrait-elle donc encore sappuyer pour procder de
tels gestes ? Peut-tre objectera-t-on que le questionnement dfinit la philosophie et quen ce sens la
question quotidienne ne saurait sy excepter. Mais ne pourrait-on soutenir aussi que la philosophie a toujours
vocation rpondre la question qui la dfinit, serait-ce, comme chez les contemporains, sous la forme
dune rponse une question sans rponse53 ? Cette analyse sapparente celle de Zarader, ceci prs
toutefois : nous estimons quentre la question de la philosophie contemporaine toujours subordonne une
rponse (requise par lappel de cette question) et labsence de pense propre la littrature, il est possible
de faire-valoir ce qui, loin dappeler la pense, lenveloppe : une question sans appel ni rponse comme
question quotidienne. Car si la question est quotidienne, nest-ce pas aussi parce quincessante, elle ne
saurait trouver de rponse ? En ce sens, il conviendrait finalement de soutenir que la question quotidienne
relve moins de la philosophie que de ce qui laccompagne quotidiennement, celle-ci ne cessant de traverser
celle-l sans pour autant que la question quotidienne ne la transgresse ou ne la fonde (serait-ce sous le
mode non-philosophique toujours puissant invent par Laruelle54). Serait-il possible de lire en ce sens
cette affirmation de Blanchot : La philosophie serait notre compagne jamais, de jour, de nuit55 ?
56 BLANCHOT Maurice, Le Livre venir, op. cit., p. 270.
57 Ibid., p. 282.
58 Par exemple : Le travail et la recherche littraires gardons ce qualificatif contribuent (...)
59 Sur une telle approche,THOMAS-FOGIEL Isabelle, Le Concept et le lieu. Figures de la relation
entr (...)
60 SCHULTE NORDHOLTAnnelise, Le vrai bilinguisme , in Europe, n 940-941 ( Maurice
Blanchot ), (...)
61 Sur la spcificit de l entre deleuzien, cf.DELEUZE Gilles, PARNET Claire,Dialogues, Paris, (...)
62 BLANCHOT Maurice,LEntretien infini, op. cit., p. 320.
222. Mais la question quotidienne ne saurait non plus relever de la littrature. De ce point de vue, notre
divergence parat de prime abord nette avec Blanchot. Celui-ci ne soutient-il pas que la littrature dtient
une question propre56 ? Mais Blanchot ne prcise-t-il pas galement que la littrature doit conduire
ce point dabsence o elle disparat57 ? Plus prcisment peut-tre : la littrature na-t-elle pas, pour
Blanchot, ceci de spcifique quelle conduit mettre au premier plan un crire ou unerecherche dpourvue
de toute appartenance disciplinaire58 ? Faut-il alors positionner cette recherche entre philosophie et
littrature ? Difficile, ce questionnement suppose une approche spatialisante des disciplines et de leurs
relations59 que nous ne saurions ici problmatiser. Mentionnons toutefois, dune part, que ce positionnement
entre philosophie et littrature a peut-tre lavantage de rendre compte du travail dcriture propre
luvre de Blanchot, dont on peut penser quil engage lentre-deux de ses deux versions de lcriture que
sont lcriture littraire et lcriture de type philosophique60. Mais il a linconvnient de tendre localiser la
question quotidienne au milieu de la littrature et de la philosophie, comme une question quelles
partageraient ou propos de laquelle elles pourraient collaborer. Or, lide de milieu dsigne aussi ce qui ne
saurait tre localis (par exemple dans un point milieu), ce que traversetout processus de collaboration
plus encore : ce que traverse la puissancequi, chez Deleuze (et peut-tre aussi chez Derrida), pousse
l entre de la philosophie et de la littrature dans des processus de dlocalisationhtrognes la
collaboration elle-mme61. Nest-ce pas seulement ce refus de l entre ou encore de lentretien de la

philosophie et de la littrature que cet entretien soit entendu comme collaboration ou comme devenir
deleuzien qui peut librer la pense lillimit de la pense62 de son conditionnement contemporain
par la littrature (ou lart) ?
CRIRE EN CONFIANCE
63 BLANCHOT Maurice,Thomas lObscur, op. cit., p. 157.
Il lui fallait dans un dlai trs bref parvenir une solution sur une nigme quelle avait sentie autour delle
pendant tout le voyage tantt comme un soleil confiant qui lclairait tantt comme un rayon unique qui
brlait lentement sa vue63.
231. Atmosphre, vide, milieu : dans son uvre littraire comme dans son uvre thorique,
Blanchot conjugue donc, selon nous, ces trois types dlment. Cette lecture peut-elle suggrer la complexit
des dimensions qui travaillent la recherche blanchotienne ? Toujours est-il quelle montre combien celle-ci est
difficile positionner ou, plutt, combien sa spcificit tient peut-tre prcisment ce quelle participe de
plusieurs positionnements. En effet : en tant quatmosphre qui inspire ou appelle la pense, la nuit relve
du rgime de la philosophie franaise contemporaine, conditionn par la littrature (ou lart) ; en tant que
vide, elle engage une interdiction de penser un silence , qui requiert spcifiquement la littrature ; enfin,
en tant que milieu qui, sans autorit ni puissance, enveloppe la pense dune question quotidienne, elle
annonce, pensons-nous, un nouveau type de recherche, soustrait non seulement la philosophie
contemporaine ou non mais aussi lentretien de la philosophie et de la littrature.
64 Sur ce problme de la confiance, tel quil peut tre formul partir de Blanchot (et de
Lvinas) (...)
65 Sur larticulation du quotidien et de la rumeur, cf.BLANCHOT Maurice, LEntretien infini, op. cit (...)
66 Cf. par exemple FOUCAULTMichel, La Pense du dehors, Montpellier, Fata morgana, 2003, p.1314.
67 BLANCHOT Maurice,LEntretien infini, op. cit., p. 389.
242. Cest cette troisime et dernire perspective que nous entendons dployer en tant que telle. Ce texte
visait en effet suggrer la possibilit damorcer partir de Blanchot une recherche spcifique, que nous
proposons de dsigner par cette exigence : crire en confiance, la confiance sopposant en particulier la
force lautorit ou la puissance de lpreuve contemporaine64. La confiance plutt que lpreuve, le
quotidien plutt que lvnement, le milieu plutt que le rapport de force (ou de faiblesse) : peut-on,
finalement, identifier ce qui, en dernire instance, nous distingue des contemporains et de Blanchot ? Le
primat du langage : tel est peut-tre, en dfinitive, notre point principal de divergence. On sait combien ce
primat caractrise la pense contemporaine. Chez Blanchot, cest bien aussi le langage qui constitue les
lments et la nuit : leur appel, leur silence ou encore leur rumeur65. Ne peut-on mettre lhypothse selon
laquelle cest lui (le langage) qui est porteur de la logique contemporaine66 et, en particulier, de lentretien de
la philosophie et de la littrature qui semblent la dterminer en profondeur ? crire en confiance hors
langage67 comme le soutient aussi Blanchot : ce serait ds lors, non pas bien entendu revenir un
langage neutre (et ignorer les acquis contemporains) mais crire depuis ce qui ni dicible, ni indicible, ni
appel, ni silence se refuse peut-tre toute puissance ou autorit langagire : la question quotidienne que
pose, sans rumeur, le milieu de la confiance.
NOTES
1 BLANCHOT Maurice, Thomas lObscur. Premire version, 1941, Paris, Gallimard, 2005, p. 85.
2 Cf. GROSSMAN Evelyne, Les anagrammes de Blanchot. Une lecture de Thomas lObscur , in Europe, n
940-941 ( Maurice Blanchot ), aot-septembre 2007.
3 Quil nous suffise ici de souligner combien louvrage sollicite galement des dimensions telles que la nuit,
lair, la mer ou encore des ides comme celles d obscurit lmentaire (BLANCHOT Maurice, LEspace
littraire, Paris, Gallimard, Folio/Essais , 1999, p. 300) ou de profondeur lmentaire (ibid., p. 297,
soulign par Blanchot). De ce point de vue, Blanchot retrouve le problme, pos par Bachelard,
dune participation spcifique du pote des lments (tels que leau). Cf. BACHELARD Gaston, LEau et les
rves. Essai sur limagination de la matire, Paris, Le Livre de Poche, Biblio/Essais , 2005. Dans son
texte Vaste comme la nuit , Blanchot propose une analyse des forces et des limites de cette
problmatique bachelardienne. Cf. BLANCHOT Maurice,LEntretien infini, Paris, Gallimard, 2004, p. 474-475.
4 Nous reprenons ici le problme pos par Marlne Zarader propos de
Blanchot. Cf. ZARADER Marlne, Ltre et le neutre. partir de Maurice Blanchot, Lagrasse, Verdier,
Philia , 2000, p. 32.
5 BLANCHOT Maurice, LEntretien infini, op. cit., p. 62.
6 Ibid., p. 97.

7 Ibid., p. 45.
8 BLANCHOT Maurice, LEspace littraire, op. cit., p. 240. Nous soulignons.
9 Cf. BLANCHOT Maurice, LEntretien infini, op. cit., p. 68-69.
10 Ibid., p. 581.
11 Que la recherche de Blanchot conduise faire valoir de nouvelles formes de forces ou de puissances,
cest aussi ce que soutiennent Zarader et Evelyne Grossman. Cf. ZARADER Marlne, Ltre et le neutre, op.
cit., p. 272 ; GROSSMAN Evelyne, LAngoisse de penser, Paris, Les ditions de Minuit, 2008, p. 136-137.
12 Sur lautorit et la puissance, en tant quelles dsignent les deux types de force invents par les
contemporains, cf. CHOPLIN Hugues, LEspace de la pense franaise contemporaine, Paris, LHarmattan,
Nous, les sans-philosophie , 2007. Nous considrons dans ce texte Lvinas et Deleuze comme deux
tmoins exemplaires des invariants contemporains.
13 Penser dpend des forces qui semparent de la pense (DELEUZE Gilles,Nietzsche et la philosophie,
Paris, PUF, Quadrige , p. 123). Lvinas travaille explicitement lide dinspiration et
dexpiration. Cf. LVINAS Emmanuel,Autrement qutre ou au-del de lessence, Paris, Le Livre de proche,
Biblio/Essais , 1990, p. 220 et sq.
14 Cf. GROSSMAN Evelyne, LAngoisse de penser, op. cit. Relevons que les analyses de Grossman font bien
galement explicitement valoir limportance, au regard de lcriture, dlments tels que la poussire ; ibid., p.
127.
15 Quiconque en fait lexprience, fait lpreuve dune puissance anonyme, impersonnelle, celle dun
vnement qui, tant la dissolution de tout vnement [] (BLANCHOT Maurice, LEspace littraire, op. cit.,
p. 323. Nous soulignons). Blanchot rattache explicitement lide dpreuve la figure de la nuit ; ibid., p. 213.
16 Dans un paragraphe intitul Le dshumain , Grossman crit propos des contemporains : Nul doute
quils durent faire preuve dune exceptionnelle capacit en supporter la force destructrice avant de pouvoir
la transfigurer en travail de la pense (GROSSMAN Evelyne, LAngoisse de penser, op. cit., p. 25. Nous
soulignons).
17 Cf. BADIOU Alain, Conditions, Paris, ditions du Seuil, Lordre philosophique , 1992.
18 Nous divergeons ici des analyses dIsabelle Thomas-Fogiel, selon lesquelles ce poids de la lit-trature est
rattacher au thme contemporain de la mort de la philosophie elle-mme. Cf. THOMASFOGIEL Isabelle, Rfrence et auto-rfrence. tude sur le thme de la mort de la philosophie dans la
pense contemporaine. Paris, Vrin, Analyse et philosophie , 2005.
19 Cf. par exemple BLANCHOT Maurice, Le Livre venir, Paris, Gallimard, Folio/Essais , 2005, p. 335.
20 BLANCHOT Maurice, Thomas lObscur, op. cit., p. 69-70.
21 Cest nous qui choisissons ici de privilgier ce terme, parfois utilis parZARADER Marlne, Ltre et le
neutre, op. cit., p. 83.
22 Ibid., par exemple, p. 18, 80.
23 BLANCHOT Maurice, LEspace littraire, op. cit., p. 243. Nous soulignons.
24 Tout se passe comme si, avec ce type dvnement ou de dbordement de la pense, celle-ci, en
sinterrompant, tait dissipe dans les lments dans le vide.
25 Dans la nuit ne rgne que la nuit. En elle ne se rserve nul appelsusceptible de nous veiller
(ZARADER Marlne, Ltre et le neutre, op. cit., p. 298. Nous soulignons).
26 Ibid., p. 297, 299. Une analyse comparable (mme si elle conduit promouvoir la philosophie, plutt qu
en dnoncer les limites) a dj t formule lencontre du dernier Merleau-Ponty. Ainsi Eran Dorfman se
demande-t-il si, en sattelant dcrire, dans Le Visible et linvisible, une
dimension lmentaire impersonnelle, celui-ci ninterdit pas le dploiement de lapense phnomnologique.
Dorfman suggre, comme Zarader propos de Blanchot, qu ce niveau lmentaire seule la littrature
peut lgitimement se dployer comme lattesteraient les descriptions vagues ou les mtaphores
(DORFMAN Eran, Rapprendre voir le monde. Merleau-Ponty face au miroir lacanien, Dordrecht, Springer,
Phaenomenologica , 2007, p. 145) merleau-pontiennes. Cette dimension lmentaire dcrite par MerleauPonty relverait-elle donc du vide ? Mais nest-il pas significatif que Merleau-Ponty semploie rattacher
cette dimension qualifie tour tour, dans Le Visible et linvisible, dlment, datmosphre ou de milieu
lexigence dun renouvellement de linterrogation philosophique ? Nest-ce pas le signe que, loin dinterdire
ncessairement la pense, cette dimension peut la susciter ? Pour notre part, nous formulerions volontiers
lhypothse selon laquelle cette ralit lmentaire merleau-pontienne conjugue comme la nuit
blanchotienne les trois types dlment ici dcrits comme atmosphre, vide et milieu.
27 ZARADER Marlne, Ltre et le neutre, op. cit., p. 297.
28 BLANCHOT Maurice, Thomas lObscur, op. cit., p. 81.

29 La teneur de cette traverse mriterait dtre explicite. Prcisons seulement que le milieu se distingue de
plusieurs concepts scientifiques : lenvironnement toujours pris dans des jeux dinteractions ou encore le
milieu au sens scientifique du terme dans la mesure o, la diffrence de ce dernier, le milieu de la nuit
ne conditionne pas le dploiement de forces. En tant quil se refuse la fois au lieu et au rapport de force, le
milieu de la nuit soppose galement trait pour trait au concept de champ de force, lequel recouvre, au
contraire, la fois une localisation (un champ) et des forces (par exemple magntiques).
30 Des changes avec Franois-David Sebbah nous ont conduits considrer la manire dont
la demeure au sens de Lvinas peut faire signe vers cette ouverture (sans force) du lieu subjectif ouverture
que Sebbah dsigne comme lutopie du lieu. Il est vrai que, pour Lvinas, la demeure est la fois rattache
aux lmentsde lil y a son milieu (LVINAS Emmanuel, Totalit et Infini, Paris, Le Livre de poche,
Biblio/Essais , 1992, p. 167) et une douceur (nous dirions volontiers une confiance), qui relve dun
apaisement de lpreuve de lil y a, ibid., p. 164, 169, 171. Mais de notre point de vue, la demeure prserve
le primat de lexigence du lieu et dun rapport soi, primat quatteste lide lvinassienne defamiliarit (ibid.,
p. 165-166) que, pour notre part, nous distinguons soigneusement de celle de quotidien.
31 Si nous devions rattacher ce milieu un lment (aquatique) mondain, nous proposerions en nous
appuyant sur Bachelard (BACHELARD Gaston, LEau et les rves. Essai sur limagination de la matire, op.
cit.) llment de la rivire. En effet, celle-ci se refuse la fois au lieu ( la diffrence dun tang ou dun
lac) et la puissance (que peut engager la mer par exemple celle, agite, qui sert de rfrence certaines
analyses de Deleuze).
32 Complexit particulirement atteste par le texte Le rapport du troisime genre. Homme sans
horizon . BLANCHOT Maurice, LEntretien infini, op. cit., p. 94-105. Relevons que, dans ce texte, Blanchot
revendique le vide en lopposant au nant (lequel dsigne en fait peut-tre le vide au sens o nous
proposons de lentendre ici). Ibid., p. 97.
33 Limpossible nest pas l pour faire capituler la pense, mais pour la laisser sannoncer selon une autre
mesure que celle du pouvoir. [] En viendrons-nous donc jamais poser une question de ce genre :
limpossibilit, ce non-pouvoir qui ne serait pas la simple ngation du pouvoir, quest-ce que cest ? Ou bien
nous demanderons-nous : comment dcouvrir lobscur ? (BLANCHOT Maurice,LEntretien infini, op. cit., p.
62, soulign par Blanchot).
34 BLANCHOT Maurice, Thomas lObscur, op. cit., p. 35.
35 Consacr Merleau-Ponty, le travail dEmmanuel Alloa conduit galement promouvoir lide de milieu
par opposition celle de vide (et de transparence) dans la perspective de linstitution dune
phnomnologie dite du diaphane.ALLOA Emmanuel, La Rsistance du sensible. Merleau-Ponty, critique de
la transparence, Paris, Kim, Philosophie en cours , 2008.
36 En ce sens, lhomme est du ct de la rponse plutt que de celui de la question. Cf. MEYER Michel, Pour
une histoire de lontologie, Paris, PUF, Quadrige , 1999 et MERLEAU-PONTY Maurice, Le Visible et
linvisible, Paris, Gallimard, 2004, p. 46-47.
37 La question la plus profonde a disparu, mais elle a disparu en lhomme qui la porte et en ce mot
lhomme par lequel il lui a t rpondu (BLANCHOTMaurice, LEntretien infini, op. cit., p. 22).
38 Ibid., p. 25.
39 Ibid., p. 17. Nous soulignons.
40 Ibid., p. 21.
41 Ibid., p. 17 et, par exemple, LVINAS Emmanuel, Dieu, la mort et le temps, Paris, Le Livre de poche,
Biblio/Essais , 1993.
42 ZARADER Marlne, Ltre et le neutre, op. cit., p. 296.
43 BLANCHOT Maurice, LEntretien infini, op. cit., respectivement p. 365, 360.
44 Ibid., p. 365.
45 Ibid., p. 363-365.
46 Ibid., respectivement p. 359, 362, 358, 358.
47 Ibid., p. 363.
48 Sur lincessance du quotidien, ibid., p. 361, 363.
49 Vivre quotidiennement, cest se tenir un niveau de la vie qui exclut la possibilit dun
commencement (ibid., p. 366).
50 Franoise Collin a soulign cette importance du thme de lincessance ou de la rptition et, plus encore,
la rapproch du quotidien (ou du langage quotidien) ; COLLIN Franoise, Maurice Blanchot et la question de
lcriture, Paris, Gallimard, 1986, p. 182-183, 69-71.
51 Bien entendu, il conviendrait ici dargumenter une dfinition aussi rapide dela philosophie (ou
de la mtaphysique). Contentons-nous ici de suggrer que la spcificit des philosophes contemporains tient

peut-tre, dune part, ce que leur remise en cause de la mtaphysique fait systme avec une contestation
desrapports soi quelle a pu faire valoir (que lon songe, par exemple, la dconstruction derridienne de la
prsence soi) et, dautre part, que cette critique contemporaine procde elle-mme de linvention de
rapports de force(dautorit ou de puissance) singuliers invention qui atteste, pensons-nous, de la
continuit qui relie, malgr tout, les contemporains la mtaphysique.
52 Olivier Harlingue pose galement, partir de Blanchot et de la problmatique non-philosophique de
Franois Laruelle le problme dun rapport la philosophie qui soit soustrait aux gestes ses yeux
encore philosophiques propres aux dconstructions (heideggrienne ou
derridienne).HARLINGUE Olivier, Sans condition. Blanchot, la littrature, la philosophie, Paris, LHarmattan,
Nous, les sans-philosophie ( paratre).
53 Par cette formule, nous cherchons indiquer que les forces contemporaines qui posent question
dbordent probablement toute rponse, sans pour autant remettre en cause le primat de lexigence de
rponse. Chez Lvinas, par exemple, la question du visage, si elle relve dune transcendance qui dborde
toute rponse, toujours immanente, nengage pas moins une rponse, celle de laresponsabilit thique du
soi pour autrui. LVINAS Emmanuel, Dieu, la mort et le temps, op. cit.
54 LARUELLE Franois, Principes de la non-philosophie, Paris, PUF, pimthe , 1996.
55 BLANCHOT Maurice, Notre compagne clandestine , in Textes pour Emmanuel
Lvinas, LARUELLE Franois (dir.), Paris, Jean-Michel Place diteur, 1980, p. 80. Contre la philosophie,
donc, mais tout contre elle ; RABOUIN David, la philosophie pour compagne , in Magazine littraire, n
424 ( Lnigme Blanchot, Lcrivain de la solitude essentielle ), octobre 2003, p. 62 : voil la formule
propose par David Rabouin pour caractriser le rapport blanchotien la philosophie.
56 BLANCHOT Maurice, Le Livre venir, op. cit., p. 270.
57 Ibid., p. 282.
58 Par exemple : Le travail et la recherche littraires gardons ce qualificatif contribuent branler les
principes et les vrits abrits par la littrature (BLANCHOT Maurice, LEntretien infini, op. cit., p. VI).
59 Sur une telle approche, THOMAS-FOGIEL Isabelle, Le Concept et le lieu. Figures de la relation entre art et
philosophie, Paris, ditions du Cerf, La nuit surveille , 2008.
60 SCHULTE NORDHOLT Annelise, Le vrai bilinguisme , in Europe, n 940-941 ( Maurice Blanchot ), aotseptembre 2007.
61 Sur la spcificit de l entre deleuzien, cf. DELEUZE Gilles, PARNET Claire,Dialogues, Paris, Flammarion,
1996.
62 BLANCHOT Maurice, LEntretien infini, op. cit., p. 320.
63 BLANCHOT Maurice, Thomas lObscur, op. cit., p. 157.
64 Sur ce problme de la confiance, tel quil peut tre formul partir de Blanchot (et de Lvinas) ;
cf. CHOPLIN Hugues, Au-del du pouvoir ? Lvinas, Blanchot et la philosophie contem-poraine ,
in Emmanuel Lvinas, Maurice Blanchot : penser la diffrence, HOPPENOT ric, MILON Alain (dir.), Nanterre,
Presses universitaires de Paris Ouest, 2007, p. 226-228.
65 Sur larticulation du quotidien et de la rumeur, cf. BLANCHOT Maurice,LEntretien infini, op. cit., p. 362-363.
66 Cf. par exemple FOUCAULT Michel, La Pense du dehors, Montpellier, Fata morgana, 2003, p.13-14.
67 BLANCHOT Maurice, LEntretien infini, op. cit., p. 389.
AUTEUR
Hugues Choplin
Hugues Choplin est enseignant-chercheur en philosophie luniversit de Technologie de Compigne o il
dirige le dpartement Technologie et Sciences de lHomme . Sa recherche sappuie sur une analyse
critique aussi bien de la philosophie contemporaine que du mouvement qui, aujourdhui, traverse les
entreprises et les organisations. Il a crit trois livres sur Lvinas et Laruelle dont LEspace de la pense
franaise contemporaine. partir de Lvinas et Laruelle (LHarmattan, 2007). Il a dirig le numro Au-del
du pouvoir ? partir de la philosophie franaise contemporaine de la Revue de Mtaphysique et de Morale
(2008/4, PUF).
Blanchot lobscur : vers une approche hraclitenne du neutre
Yves Gilonne
p. 217-227
TEXTE NOTES AUTEUR
TEXTE INTGRAL
1 BLANCHOT Maurice,LEntretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. 440.

1 LINCONNU EST TOUJOURS PENS AU NEUTRE, nous dit Blanchot, la pense du neutre est une menace et un
scandale pour la pense. Cependant, nous nous souvenons [] que lun des premiers traits de lun des
premiers langages de la pense occidentale, celui dHraclite, est de parler au neutre singulier1 . Blanchot
dsigne ainsi au travers de la pense dHraclite lorigine dune parole neutre, prphilosophique, qui nous
expose linconnu, lobscur. Or cette obscurit, loin de se limiter la simple fascination aveugle quexerce
lapparente difficult dun texte sur certains de ses exgtes, semble essentielle pour Blanchot et nous porte
selon lui au cur mme du neutre :
2 Ibid., p. 122.
Hraclite lobscur : qualifi ainsi ds les temps anciens, il lest non pas fortuitement et non pas certes,
comme le prtendaient certains critiques grecs dj aussi lgers que les critiques de Mallarm, afin de
passer pour plus profond, mais dans le dessein rsolu de faire se rpondre, dans lcriture, la svrit et la
densit, la simplicit et larrangement complexe de la structure des formes et, partir de l, de faire se
rpondre lobscurit du langage et la clart des choses, la matrise du double sens des mots et le secret de
la dispersion des apparences, cest--dire le discours et le discours2.
3 KOFMAN Sarah, Sductions de Sartre Hraclite, Paris, Galile, 1990, p. 92.
2Ainsi pour Maurice Blanchot, lenjeu de lobscurit dHraclite est de reconduire tout discours lhorizon
bifide ( dis-cours ) dune parole neutre (ne-uter : ni lune ni lautre) qui nous invite sans cesse repenser
lcriture en tant que fracture essentielle de la langue prphilosophique. Pour Sarah Kofman, dans ce mot
est en jeu toute une conception de la philosophie, de son histoire, de la pense, du langage, de la
textualit, de la traduction : ensemble de questions qui, partir de lexamen de ce dtail lointain, lobscurit
dHraclite, nous interpelle encore aujourdhui3 .
4 CASSIN Barbara, LEffet Sophistique, Paris, Gallimard, 1995, p. 251-252.
5 Ibid., p. 12.
6 BLANCHOT Maurice,LEntretien infini, op. cit., p. 119, note 1.
7 KOJEVE Alexandre, Essai dune histoire raisonne de la philosophie paenne, vol. I., Les Prso (...)
8 BLANCHOT Maurice,LEntretien infini, op. cit., p. 440.
3Lun des premiers obstacles que lon rencontre est alors de savoir quel est le vritable Hraclite ? Celui
de Hegel ? Celui de Nietzsche ? Celui de Heidegger ? Celui de Blanchot ? Autour des impasses que
prsente la traduction de cet auteur ne cessent de se redfinir les enjeux europens de la philosophie en
tant quopration infinie de retraduction qui vise redcouvrir lorigine de loriginal par-del les autres
langues comme le souligne Barbara Cassin en citant Heidegger pour qui la pense romaine reprend les
mots grecs sans lapprhension originale correspondant ce quils disent, sans la parole grecque. Cest
avec cette traduction que souvre, sous la pense occidentale, le vide qui la prive dsormais de tout
fondement4 . Lobscurit dHraclite serait alors lobstacle persistant de la question du logos qui pour une
gnration de philosophes franais nous dit Barbara Cassin est un mot qui naura pas dabord t
grec mais de lidiome heideggrien5 . Or pour Maurice Blanchot, Hraclite nous invite penser, par-del ce
vide qui souvre sous la pense occidentale, lhorizon dune troisime langue pr-philosophique, dun tiers
exclu, nous permettant de ngocier deux prils, tous deux invitables : lun qui est de lire Platon, la
spiritualit chrtienne, Hegel, la place dHraclite ; lautre qui est de sen tenir une recherche dhistoire
capable de nous rendre, par lrudition, matres dun monde disparu et dune vrit morte6 . Pour saisir
lobscurit dHraclite non plus en tant quobstacle mais en tant que ncessit, il faut donc une traductioninter-prtation qui se situerait pour lui au-del de la philosophie et de la philologie. Or, ainsi que le rappelle
Kojve, on peut mentionner que dj pour Hraclite Philo-sophiesignifiait probablement Philo-logie, cest-dire amour non pas de la Sagesse discursive du discours vrai, mais du Discours en tant que tel et quel que
soit le sens de celui-ci7 . lobscurit dHraclite correspond donc la clart dune dmarche qui nous
expose la d(s)-articulation des concepts et lintraduisible ; notamment ce que Blanchot dsigne
comme une nomination neutre que la traduction franaise na pas le pouvoir daccueillir directement, [o]
quelque chose nous est donn dire pour lequel notre manire dabstraire et de gnraliser est inhabile
promouvoir des signes8 . Lobscurit serait le signe visible dune dmarche philosophique qui voudrait
reconduire la pense limpossibilit de sa propre traduction :
9 BLANCHOT Maurice,Lcriture du dsastre, Paris, Gallimard, 1980, p. 149.
Que telle ou telle manire de traduire engage ce point la pense [nous dit Blanchot dans lcriture du
dsastre], on peut sen tonner, sen plaindre et en conclure que la philosophie nest quune question de
mots. Rien dire contre cela, sinon quil faut toujours se demander, comme le suggrait Paulhan, pourquoi
un mot, cest toujours plus quun mot. Et Valry : La tche philosophique accomplir serait de renvoyer
lhistoire les mots de la philosophie accomplie 9.

10 CASSIN Barbara (dir.),Vocabulaire europen des philosophies dictionnaire des intraduisibles,


Par (...)
11 BLANCHOT Maurice,LEntretien infini, op. cit., p. 120.
4Lobscurit dHraclite serait ainsi lombre porte dune dmarche clairante confronte lintraduisible.
Seulement, comme le rappelle Barbara Cassin, lintraduisible nest pas ce quon ne peut pas traduire, mais
ce quon ne cesse pas de (ne pas) traduire10 . Ainsi pour Blanchot, lecteur dHraclite, il
faut traduire : du moins en recherchant dabord au regard de quelle tradition de langage, dans quelle sorte de
discours vient se situer linvention dune forme qui est nouvelle et comme ternellement neuve et
toutefois ncessairement en relation dapparentement et de rupture avec dautres manires de dire11 .
12 AXELOS Kostas, Hraclite et la philosophie, Paris, Les ditions de Minuit, 1962, p. 72.
5La critique de lobscurit de la forme discursive dHraclite nest bien sr pas nouvelle. Ainsi Kostas Axelos
nous rappelle les propos de Dmtrios de Phalre pour qui : La clart soffre de plusieurs manires :
dabord quand les termes gardent leur sens propre, et ensuite dans les phrases lies ; au contraire, le style
sans conjonctions et relch est totalement obscur. Car on ne voit pas quand la liaison fait dfaut, o
commence chaque membre dune priode, comme cest le cas dans les crits dHraclite. Cest en effet
labsence de liaison qui la plupart du temps les rend obscurs12. Mais ce que Blanchot dcle nouveau
travers lopacit de la forme, cest la pierre de touche (le skandalon) dune nouvelle grammaire de la pense
qui nest plus asservie lordre contraignant dune syn taxe, mais se dploie dans lespace de la d-liaison.
La parole dHraclite djouerait la logique rticulaire du logos en tant que liaison du sens par la
fragmentation de la forme :
13 BLANCHOT Maurice,LEntretien infini, op. cit., p. 122-123.
Vie-Mort, Veille-Sommeil, Prsence-Absence, hommes-dieux : ces mots coupls, maintenus ensemble par
leur contrarit rciproque, constituent des signes interchangeables avec lesquels le jeu scripturaire le plus
subtil sessaie en de multiples combinaisons mystrieuses, tandis que et cest aussi lessentiel se met
lpreuve la structure dalternance, le rapport de disjonction qui de couple couple, se retrouve le mme et
cependant diffrent13.
6Labsence de lien se matrialise paradoxalement dans la langue franaise, ou tout du moins celle de
Blanchot, par un trait dunion (ou peut-tre trait de sparation ) entre des termes contradictoires (vie-mort,
etc.) qui par effet de retour indique cette alliance discordante des contraires propre au neutre. Larticulation
du neutre repose donc sur une violence faite la syntaxe tout comme le rappelle Sarah Kofman :
14 KOFMAN Sarah, Sductions de Sartre Hraclite, op. cit., p. 101.
Lobscurit dHraclite, Hegel le soulignera, est mise au compte de sa grammaire, parataxique plus que
syntaxique, aux ngligences de sa ponctuation qui fait que lon ne sait pas si un mot fait partie de ce qui
prcde ou de ce qui suit14.
7Cette loi des contraires qui refuse la conciliation dune syntaxe apaisante repose sur une conception
polmique du logos o ponctuation et style sont les armes (punctum, stylet) qui illustrent le rapport de
force entre les mots et les choses et que Blanchot cherche ressaisir partir dHraclite dans lespoir de
redfinir le champ de la philosophie. Ainsi Alexandre Kojve voit en Hraclite le point de rupture de la
philosophie par rapport la sophistique :
15 KOJEVE Alexandre, Essai dune histoire raisonne de la philosophie paenne I, op. cit., p. 347 (...)
On peut mme dire que toute la philosophie de Platon (et dAristote) avait pour but de faire taire les
Rhteurs, en leur disant quelque chose quils ne pourraient plus contredire et devraient se contenter de redire [] or pour y arriver, il fallait rfuter Hraclite, en faisant tarir le fleuve hracliten15.
16 CASSIN Barbara, LEffet Sophistique, op. cit., quatrime de couverture.
17 KOFMAN Sarah, Sductions de Sartre Hraclite, op. cit., p. 102, note 1.
8Hraclite est donc non seulement le tmoin de la lutte avec cette sophistique qui [selon Barbara Cassin]
hante la philosophie [et] la met hors delle16 , fonctionnant ainsi en oprateur par excellence de
dlimitation de la philosophie mais aussi, pour Blanchot, possibilit de son renouveau. La philosophie
serait donc ne dun combat, du polemos pre de toute chose ainsi que nous le rappelle Sarah Kofman
en sappuyant sur cette remarque dAristote propos dHraclite : laurore de la philosophie, les
philosophes sont encore comme des soldats mal exercs qui portent souvent dheureux coups sans que la
science ny soit pour rien17 . Seulement ici travers le champ smantique de lristique se fait jour une
diffrence essentielle dans le choix des armes philosophiques. En effet, Platon dans le Thtte prsente
Hraclite en ces termes :
18 Ibid., p. 99, note 1.

Sur ces doctrines hraclitennes [] argumenter avec les gens dEphse en personne, pour autant quils
sont se poser en expert nest pas plus possible quavec gens que le taon affole. Quelque question que tu
poses lun deux, de leur carquois, dirait-on, ils tirent formulettes nigmatiques et les lancent comme
flches ; et si du sens de lune tu cherches te rendre compte, une autre ta dj frapp dont le sens est
chang tout neuf. Tu ne viendras jamais bout de rien avec aucun deux, pas plus dailleurs queuxmmes entre eux, bien attentif quils sont ne rien laisser se fixer ni dans leur argument ni dans leurs
propres mes18.
9On reconnatra en cette mtaphore de larcher les lieux communs dun discours philosophique emprunt
lennemi sophistique. Cet emprunt paradoxal dlimite le champ philosophique comme hantise au sens de
fascination et de rpulsion pour laltrit sophistique. Cependant si le sophiste arbore plus dune corde son
arc afin de remporter la joute verbale, larmement dHraclite semble prsenter une ambigut fondamentale.
Ainsi que le rvle Kostas Axelos citant Kierkegaard :
19 AXELOS Kostas (citant Kierkegaard), Hraclite et la philosophie, op. cit., p. 27.
Lobscur Hraclite, dposa ses penses dans ses crits et ses crits dans le temple de Diane car ses
penses avaient t son armure durant sa vie. La pense crite par lphsien ne lui servit pourtant pas
comme armure contre les malheurs de la vie ; elle fut larme la plus efficace de sa vie, pareille dans sa
tension larc, dont elle saisit lessence fuyante19.
10Larc hracliten est symbole de lharmonie et de la tension des contraires et ne se limite pas une simple
arme de jet ni son projet sous-jacent de dfaite de ladversaire. Comme le dit Marcel Conche dans son
interprtation du fragment hracliten 124 (Pour larc, le nom est vie ; mais luvre est mort) bios (arc) est
presque lhomonyme de bi-os (vie) et :
20 CONCHE Marcel, HracliteFragments, Paris, PUF, pimthe , 1986, p. 424.
Les hommes ne voient de larc que son ct dinstrument de mort. Alors lappeler bi-os vie leur semble une
drision. Larc pourtant tout en sparant absolument les contraires [] les unit absolument [] Le nom
de vie pour ce dont luvre est mort est un nom qui dit vrai, cest--dire livre la nature de larc comme nature
double, unissant les opposs20.
21 Ibid., p. 425.
22 REY Alain, Dictionnaire historique de la langue franaise, Paris, Robert, 1992.
11Larc dHraclite se fait par ailleurs lyre dans le fragment 125 : Ils ne comprennent pas comment ce qui
soppose soi-mme saccorde avec soi : ajustement par actions de sens contraire, comme de larc et de la
lyre21. Larme hraclitenne fait alors retour vers ses drivs tymologiques ars-artis art au travers de
larticulation du langage. Et si, comme le rappelle Alain Rey, les Arma sont originellement ce qui garnit ou
prolonge le bras dans la lutte ; le mot dsigne surtout les armes qui restent prs du corps22 , notamment le
bouclier et larmure dont parlait Kierkegaard. Or voici peut-tre le sens donner au mot obscur si,
loin dy voir une dficience du langage, lon souhaite comme le fait Blanchot, lui accorder une valeur active.
Pascal Quignard nous offre loccasion de ce point de rapprochement :
23 QUIGNARD Pascal, crits de lphmre, Paris, Galile, 2005, p. 52.
En latin, sy exhibent le recouvrement, la surface du corps et la peau de raisin, ongle du doigt ou coquille
duf. Le scutum cest le bouclier, cette couverture en avant, offensive-dfensive, ce qui savance en
recul . Si le scutum est dentre de jeu cette avance et ce retrait, quasi apparition de linapparaissable,
alors lobscurus est minemment indice de talit de ltre. Ob-scurus cest ce qui tient l, toujours dj :
devant23.
24 Ren Char cit par Blanchot in LEntretien infini, op. cit., p.452, note2 : Hraclite, Georges(...)
12Par le truchement dHraclite, Blanchot tente de contourner lentreprise de dlimitation de la philosophie
pour faire face linconnu, derrire lescutum de la langue, cette parole-bouclier (association que semble
indiquer, en retour, ltymologie mme de bouclier : buccula, bucca, bouche) sous laquelle se dcouvre la
fragilit de ltre, expos la violence dune pense que Ren Char nomme disloquante24 .
Le scutum dsigne le retrait propre au neutre blanchotien qui saffirme dans le ni-ni du neutre (ni
offensive , ni dfensive ) qui seul permet de sapprocher du cur du diffrend, du conflit originel du
sens. Ce double mouvement dapproche et de retrait est alors lun des lieux communs de la rhtorique
blanchotienne :
25 Ibid., p. 449.
Le neutre se rapporterait donc cela qui, dans le langage dcriture, met en valeur certains mots en les
mettant entre guillemets ou entre parenthses, par une singularit deffacement qui est dautant plus efficace
quelle ne se signale pas soustraction sous-traite, dissimule sans que pour autant il en rsulte une
duplication25.

26 Ibid.
27 Ibid., p. 123.
13Au punctum syntaxique que nous abordions tout lheure, la pointe desprit des sophistes visant
drouter le philosophe selon Platon, Blanchot semble prfrer la courbure symbolique de la parenthse
condition toutefois, prcise-t-il, que nous gardions lesprit que lopration de mise entre parenthses nest
pas telle que le neutre sy accomplisse, mais rpondrait toutefois lune des tricheries du neutre, son
ironie26 . Ironie quil dcle par ailleurs chez Hraclite lorsquil nous dit qu il ne faut pas craindre de
conclure un trs haut jeu dcriture27 :
28 Ibid., p. 441.
14Jouvre encore une parenthse. En une simplification videmment abusive, lon pourrait reconnatre, dans
toute lhistoire de la philosophie, un effort soit pour acclimater et domestiquer le neutre en y substituant la
loi de limpersonnel et le rgne de luniversel, soit pour rcuser le neutre en affirmant la primaut thique du
Moi-Sujet, laspiration mystique lUnique singulier. Le neutre est ainsi constamment repouss de nos
langages et de nos vrits28.
29 Obscur, skoteinos ; element -scurus rapprocher du sanscrit skauti il couvre , et, dans le (...)
30 BLANCHOT Maurice,Lcriture du dsastre, Paris, Gallimard, 1980, p. 165.
15Ici encore par le dtour dune remarque oblique, en retrait, entre parenthses, qui vise drouter le sens
en sopposant aux arguments mens de front , lorthots philosophique, Blanchot critique ceux qui,
contre Hraclite, assignent le langage demeure (scur, scura, grange, abri)29 sous couvert (scurus,
skauti, couvrir) dune dmarche clairante de vrit qui plonge impitoyablement linconnu , le neutre, dans
lombre (skugga) de la doxa. Il sagit de briser les chanes conceptuelles dune pense qui est en cage et
se meut indfiniment entre quatre mots30 afin daccueillir cette parole qui nexprime ni ne dissimule rien,
mais indique . Il sagit l du fragment dHraclite le plus cit par Blanchot notamment dans La Bte de
Lascaux qui porte sur les pomes de Char en son rapport Hraclite ce grand astreignant , avec lequel
Char tablit comme Blanchot une conversation souveraine :
31 BLANCHOT Maurice, Une Voix venue dailleurs, Paris, Gallimard, 2002, p. 56. Pour une
interprtat (...)
Peut-tre un commencement de rponse nous sera-t-il donn par deux penses dHraclite. Hraclite y
rpond en quelque sorte Socrate en reconnaissant, dans ce qui fait de la parole impersonnelle de loracle
un danger et un scandale, lautorit vritable du langage : Le Seigneur dont loracle est Delphes,
nexprime ni ne dissimule rien, mais indique . Le terme indique fait ici retour sa force dimage et il fait du
mot le doigt silencieusement orient []31.
16Lindex offre ici un autre usage de la main que celui qui sexprimait dans la logique polmique du discours
de lgitimation de la philosophie en son opposition la sophistique, tel que nous lexposions prcdemment.
Il ne sagit plus de cette entreprise de saisie du sens, de la projection prhensile de lintelligence quexprime
le mot comprhension . Blanchot y substitue par lintermdiaire de la parole impersonnelle dHraclite,
la(p)-prhension du danger dune parole qui fait scandale . La main et son rseau smantique
militaire (manus dsigne les troupes ou forces militaires et la logique de la force que lon retrouve par ailleurs
dans : maintenir, manier, mainmise, manipuler, manigance, manuvre) est retenue dans le retrait du geste
silencieusement orient de lindex..
17Mais aussi travers cette image de lindex apparat lun des thmes centraux de lcriture blanchotienne :
les rapports quentretiennent la parole et limage et que portait le thme mme dobscur. Je sens alors le
doigt accusateur de lun des interlocuteurs de LEntretien infini me reprochant davoir occult lune des
dimensions essentielles du terme dobscurit :
32 BLANCHOT Maurice, LEntretien infini, op. cit., p. 43-44.
Malgr tous vos efforts pour que, parlant de lobscur nous nayons pas voquer la lumire, je ne puis
mempcher de rapporter tout ce que vous dites au jour comme la seule mesure. Est-ce parce que notre
langage est devenu abusivement ncessairement un systme optique qui ne parle bien qu notre vue ?
Je me demande si Hraclite [] ne dit pas quelque chose l-dessus32.
18Lobscurit dpasse en effet le simple cadre de linterprtation hraclitenne pour rejoindre une critique
gnrale de ce que Derrida nommerait lhliotropisme dune certaine philosophie occidentale. Cependant si
parler nest pas voir , paradoxalement cette rupture avec une strotypie de la vision est ce qui permet
lclat dune pense renouvele, dune vision authentique. Lindex est le symbole de cette parole qui ne saisit
pas la chose mais qui se retire et maintient un espacement qui la rend visible. Il est le mot qui fait retour sa
force dimage. Pour saisir les rapports quentretiennent texte et image chez Blanchot relisons ce quil nous dit
de lobjet :

33 BLANCHOT Maurice,LEspace littraire, Paris, Gallimard, 1955, p. 295.


Comme on la bien souvent observ, il [lobjet] disparat tout entier dans son usage, il renvoie ce quil fait,
sa valeur utile. Lobjet nannonce jamais ce quil est, mais ce quoi il sert. Il napparat pas. Pour quil
apparaisse, cela na pas t dit moins souvent, il faut quune rupture dans le circuit de lusage, une brche,
une anomalie le fasse sortir du monde, sortir de ses gonds, et il semble alors que, ntant plus, il devienne
son apparence, son image, ce quil tait avant dtre chose utile ou valeur signifiante []33.
34 BLANCHOT Maurice, Une Voix venue dailleurs, op. cit.,p. 56.
19Ce qui est dit ici de lobjet, peut bien des gards nous clairer sur lapproche blanchotienne du langage
hracliten. Le langage-objet disparat tout entier dans son usage , devient un simple outil de
communication. Pour quil apparaisse il faut une rupture dans le circuit de lusage quintroduit la
brche de lcriture. Le langage expos la fragmentation , au dsastre , prsente alors un
clat , et devient sa propre image. Il sagit pour Blanchot de porter le langage hauteur de cette exigence
o cessant de disparatre dans un usage, ft-il rhtorique, polmique ou philosophique, il apparat dans sa
puissance infini dimaginer . Cest peut-tre le sens donner la modification que Blanchot apporte au
texte dHraclite par le prisme de Ren Char : Lindex dont longle est arrach et qui, ne disant rien, ne
cachant rien, ouvre lespace, louvre qui souvre cette venue34. Mary Ann Caws dans son livre The
Presence of Ren Char rapporte la nature de cette blessure telle que Ren Char lexprima dans sa
correspondance avec lauteur :
35 CAWS Mary Ann, The Presence of Ren Char, Princeton, Princeton University Press, 1976, p. 8.
Il ny a pas, je crois, de signe trop bavard mais un doigt essentiel, longle arrach, ce doigt-l est riche
de sa blessure. Qui montre est ensanglant de par la qualit mme de ce quil dsigne et reoit en change.
Les lvres sont la plaie prfre des dieux, elles sont source du silence pur aussi quelquefois35.
20La mutilation du corps (et par extension du texte, fragment), le scutum(ongle du doigt) arrach, symbole
de la leve des boucliers conceptuels, expose alors le langage la violence de sa force dimage . La
blessure est celle dune pense confronte linnommable et limprsentable auxquels seul sait rpondre
le silence de ce doigt port aux lvres dans la citation de Char. Silence dont Jean-Luc Nancy se fait lcho :
36 NANCY Jean-luc, Au fond des images, Paris, Galile, 2003, p. 146.
Pas de mot pour dire sans image . Qui nest pas obscurit. Ni ccit. Mais linform [] image quil faut
inimaginer, cest--dire penser si penser est une commotion, une syncope et un blouissement. Son clair
nest pas limage de lobscur, mais lclat qui jaillit de sy heurter : un clat dobscur arrach. Coup et cri,
douleur hbte, souffle coup, linimagin sans mot, dans un aboi, un brame, un rle, une leve sonore36.
37 AXELOS Kostas, Hraclite et la philosophie, op. cit., p. 69. Repris par Maurice Blanchot, Une
Voi (...)
38 BLANCHOT Maurice, Une Voix venue dailleurs, op. cit., p.65.
21On retrouve alors, dans le brame, le rle de ce langage arrach lobscur dont nous parle Nancy, la
parole hraclitenne telle que la conoit Blanchot, celle de la sibylle qui, de sa bouche dlirante [et
cumante] sexprime sans rire, sans embellissement et sans fard, [et] traverse mille ans par sa voix, grce
au dieu37 , art du toucher o sexpose ce que Blanchot nomme la suite de Char et de Heidegger la
naissance de la philosophie dans le pome38 .
NOTES
1 BLANCHOT Maurice, LEntretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. 440.
2 Ibid., p. 122.
3 KOFMAN Sarah, Sductions de Sartre Hraclite, Paris, Galile, 1990, p. 92.
4 CASSIN Barbara, LEffet Sophistique, Paris, Gallimard, 1995, p. 251-252.
5 Ibid., p. 12.
6 BLANCHOT Maurice, LEntretien infini, op. cit., p. 119, note 1.
7 KOJEVE Alexandre, Essai dune histoire raisonne de la philosophie paenne, vol. I., Les
Prsocratiques, Paris, Gallimard, 1968, p. 349.
8 BLANCHOT Maurice, LEntretien infini, op. cit., p. 440.
9 BLANCHOT Maurice, Lcriture du dsastre, Paris, Gallimard, 1980, p. 149.
10 CASSIN Barbara (dir.), Vocabulaire europen des philosophies dictionnaire des intraduisibles, Paris,
ditions du Seuil/Robert, 2004, p. XVII.
11 BLANCHOT Maurice, LEntretien infini, op. cit., p. 120.
12 AXELOS Kostas, Hraclite et la philosophie, Paris, Les ditions de Minuit, 1962, p. 72.
13 BLANCHOT Maurice, LEntretien infini, op. cit., p. 122-123.
14 KOFMAN Sarah, Sductions de Sartre Hraclite, op. cit., p. 101.

15 KOJEVE Alexandre, Essai dune histoire raisonne de la philosophie paenne I, op. cit., p. 347-348.
16 CASSIN Barbara, LEffet Sophistique, op. cit., quatrime de couverture.
17 KOFMAN Sarah, Sductions de Sartre Hraclite, op. cit., p. 102, note 1.
18 Ibid., p. 99, note 1.
19 AXELOS Kostas (citant Kierkegaard), Hraclite et la philosophie, op. cit., p. 27.
20 CONCHE Marcel, Hraclite Fragments, Paris, PUF, pimthe , 1986, p. 424.
21 Ibid., p. 425.
22 REY Alain, Dictionnaire historique de la langue franaise, Paris, Robert, 1992.
23 QUIGNARD Pascal, crits de lphmre, Paris, Galile, 2005, p. 52.
24 Ren Char cit par Blanchot in LEntretien infini, op. cit., p.452, note2 : Hraclite, Georges de la Tour, je
vous sais gr davoir rendu agile et recevable ma dislocation
25 Ibid., p. 449.
26 Ibid.
27 Ibid., p. 123.
28 Ibid., p. 441.
29 Obscur, skoteinos ; element -scurus rapprocher du sanscrit skauti il couvre , et, dans le groupe
germanique, du vieil islandais skuggi, de lancien haut allemand scuwo ombre , scur et scura grange
do langlais sky, anciennement nuage puis ciel (couvert) et enfin ciel . REY Alain,Dictionnaire
Historique de la langue franaise, op. cit.
30 BLANCHOT Maurice, Lcriture du dsastre, Paris, Gallimard, 1980, p. 165.
31 BLANCHOT Maurice, Une Voix venue dailleurs, Paris, Gallimard, 2002, p. 56. Pour une interprtation du
fragment original voir notamment Conche Marcel,Hraclite Fragments, op. cit., p. 150-153.
32 BLANCHOT Maurice, LEntretien infini, op. cit., p. 43-44.
33 BLANCHOT Maurice, LEspace littraire, Paris, Gallimard, 1955, p. 295.
34 BLANCHOT Maurice, Une Voix venue dailleurs, op. cit., p. 56.
35 CAWS Mary Ann, The Presence of Ren Char, Princeton, Princeton University Press, 1976, p. 8.
36 NANCY Jean-luc, Au fond des images, Paris, Galile, 2003, p. 146.
37 AXELOS Kostas, Hraclite et la philosophie, op. cit., p. 69. Repris par Maurice Blanchot, Une Voix venue
dailleurs, op. cit., p. 59.
38 BLANCHOT Maurice, Une Voix venue dailleurs, op. cit., p.65.
AUTEUR
Yves Gilonne
Docteur s Lettres. Enseignant/chercheur au sein du dpartement de franais de luniversit de Nottingham.
Auteur de nombreux article sur Blanchot et ses contemporains et dun ouvrage intitul La Rhtorique du
sublime dans luvre de Maurice Blanchot, LHarmattan, 2008.
Le Neutre dans les limites de la philosophie
Hugo Monteiro
p. 229-242
TEXTE NOTES AUTEUR
TEXTE INTGRAL
1UN PREMIER MOT NOUS PERMET de souligner la trace disjonctive : et. Pour dire que nous navons jamais le
premier mot et que nous commenons avant tout par rpondre, il est ncessaire de souligner ce et . Cest
sur lui que nous nous arrtons dabord, sur le titre de ce colloque, auquel nous essayons de rpondre :
Blanchot et la philosophie.
1 Voir AGACINSKI Sylviane,Apart. Conceptions et mort de Sren Kierkegaard, Paris, AubierFlammar (...)
2La marque de ce et est ncessairement plurielle : cest une main tendue lautre bout de la nuit,
associant Blanchot et la philosophie. Mais cest aussi une dsunion, un loignement avou, un geste qui
prserve la sparation. Comprenons cet lment disjoint qui les dissocie Blanchot et la philosophie
comme une limite qui se confesse, qui sentrouvre dans la blessure de lcriture, mais qui sassume comme
un apart enracin dans lexprience de la littrature1.
3Nous proposons ce sujet dattacher une attention particulire ou une coute attentive LEntretien infini.
Une attention qui commence par se dtourner du regard, de la thorie, du geste philosophique pour flner
dans laveugle confession des limites suggres. En lisant, en coutant cetEntretien infini, nous pouvons y
reconnatre une affirmation dlibre des limites de la philosophie qui, au-del du dialogue, se sert de
lentretien pour tracer son au-del.

PREMIRE COUTE
4Nous disons : en coutant. Nous insistons et nous continuerons ici insister sur le mot coute . Parce
que, quand nous suivons pas pas cet immense livre que constitue LEntretien infini, nous y trouvons une
philosophie formule en tant que regard, en tant que fidlit du modle visuel de la thorie. Il sagit dun des
premiers vecteurs sous le feu de la critique ; critique explicite dans la littrarit du texte et implicite dans le
rcit de la rencontre que constitue ce livre. Entre Blanchot et Lvinas : Pluriel ; Infini. Une rencontre qui,
comme toutes les rencontres dignes de ce nom, de Blanchot Lvinas, est asymtrique - quon ne capte
pas, quon ne regarde pas, qui est plurielle. Dans cette pluralit irrductible vit, une fois de plus, la
philosophie face ses limites.
5Parce que quand nous disons Blanchot et la philosophie une limite persiste, une limite qui est dnonce
par la marque de la disjonction : et Quel langage se dgage de lcriture dun titre ? Quelle coute nous
est impose quand, dans notre titre, nous comprenons le Neutre dans les limites de la philosophie ?
2 Cf. CELAN Paul, A arte potica. O Meridiano e outros textos, Lisbonne, Cotovia, 1996, p. 41.
6Ainsi, nous agissons comme si, dans un premier temps, le nom de Blanchot entrait en collision avec la
philosophie, pour, dans un deuxime temps, faire de mme avec le Neutre ; comme si celui-ci constituait une
espce dintromission face au cours du discours, selon le terme de Paul Celan2. Cest ltranget du
Neutre qui excde la Vision philosophique, qui dpasse le pouvoir de voir subrepticement abrit sous la
docte ignorance du philosophe. Sa rsonance, nous pouvons le supposer, justifierait alors le titre de ce
colloque : Blanchot et la philosophie.
7Nous commenons par une reconnaissance : le philosophe entretient avec le regard une relation
compromise et durable.
DU REGARD QUI SE PERD LUI-MME DE VUE
3 NANCY Jean-Luc,Chroniques philosophiques, Paris, Galile, 2004, p.74.
8Depuis laube de la pense, les mtaphores du soleil et de la clart, de lvidence comme celles de la
transparence ou de la limpidit, se rapportent lordre dune vision3 , comme nous le suggre Jean-Luc
Nancy.
9Mme si cette vision change peu peu les modes de sa vise, mme si les intentions de son gaze en
anglais changent, le regard conserve un statut rgulateur. Le savoir encore aujourdhui a lieu comme
un savoir voir, o le regard module le sens et le signifi, conduisant la lecture et dsertifiant les rgions o il
sannule, o il est dpass.
10Le regard du philosophe entretient une complicit latente avec sa faon de voir ses inconnues, de faire
face son mystre. Lnigme, le mystre, ltre se manifestent comme des intervalles du
regard, augenblicht, clin dil de la vrit.
11Nous pourrions dire, sans trop nous avancer, quil existe une mtrique du regard sur ltre en tant que
manifestation, sur la mise en ordre du temps, sur le temps comme dans ltre : dans la philosophie. Comme
lcrit Blanchot, qui revisite le thme dinnombrables moments de son criture, et travers une critique
manifeste de lhglianisme latent :
4 BLANCHOT Maurice,LEntretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. 35. Nous soulignons.
Toutefois, cette flamme [ la terrible flamme du savoir absolu ] ne manque pas de briller, partout o il y a
des yeux4.
12Le regard, le modle hgmonique du regard est mis en vidence sur le fil de la tradition philosophique et
partout o il y a des yeux , sur sa voie investigatrice. Une hgmonie dailleurs qui simpose solidement
dans le jeu rgl des savoirs : celle du regard qui voit, qui transforme en visible, qui ne cesse davoir une
vocation de Mduse.
DUNE CERTAINE VIOLENCE APPROPRIATIVE
5 Ibid., VIII.
13Lhgmonie du regard est, dans le cur de la tradition philosophique, une tendance subtilement violente.
Quand Blanchot, dans le texte intitul Parler, ce nest pas voir , lance le dfi de recenser tous les mots
par lesquels il est suggr que, pour dire vrai, il faut penser selon la mesure de lil , il ne fait que dnoncer
le processus violent par lequel la vrit est rvle dans le voir de la thorie. Soulignons ici le terme :
violence. Ce mot a une prsence discrte, parfois fantasmatique, dans les lignes deLEntretien infini. Sa
force est double et subversive, parfois dnonce dans lappropriation du regard, parfois insinue par
lavance de lcriture qui sabat sur les lois de la visibilit et sur lensemble de la loi. Ce qui est sr, cest que
ds la note introductive de LEntretien infini, nous surprenons le caractre de la violence sous-jacente
lexprience crite : crire est la violence la plus grande, car elle transgresse la Loi, toute loi et sa propre
loi5.

14Lcriture est une violence, elle se traduit par une violence ncessaire toute transgression, se constituant
avant tout comme une agression contre une autre violence : celle du regard thortique. videmment, le
pouvoir subversif de cette violence vient du langage. Le langage exerce sur les choses une violence muette,
qui rside dans la faon dont elle occulte le parcours de lvidence des choses. Les choses deviennent un
secret dans le cur des mots, qui les retire, par un processus violent, du monde de la prsence. Cest ce
que Blanchot dsignera la violence secrte quand il parlera du mouvement doccultation que le mot
exerce sur les choses.
6 LVINAS Emmanuel, Sur Maurice Blanchot, Montpellier, Fata Morgana, 1975, p. 39.
15Nous laisserons de ct, dans cette communication, les considrations tristement actuelles de Blanchot
sur la domination envahissante de la violence ouverte sur la violence secrte , quand les faits de
torture sont lgitims par lacte de faire parler , cest--dire quand on viole le droit au secret qui vit dans le
mot. Nous soulignerons ce mot sans pouvoir, ce contre-pouvoir, irrductiblement secret qui est affirm dans
la posie, en soulignant aussi cette violence scrte et pacifiste. La parole constitue justement linterruption
du cours du dialogue, de lunit de la comprhension, de la souverainet du sujet et de ltre. Elle est aussi
ce que Lvinas appelait dj, dans lEntretien infini tabli avec Blanchot, lelangage du scintillement, ajoutant
que sans elle, le monde ne connatrait que les significations qui animent les procs-verbaux ou les rapports
des conseils dadministrations de Socits Anonymes6 .
16Cela ne veut pas dire que nous tombions dans le pige, celui de dpasser la vision, dans une espce de
dpassement dialectique qui prolongerait la tradition. Il sagit avant tout de soumettre la tradition du regard
sa dchirure intempestive, la fracture violente que lcriture lui confre : un mouvement coupant, une
dchirure, une crise . Une espce d intromission , sans laquelle, comme Paul Celan la affirm, la
conversation pourrait continuer indfiniment , et qui est, selon le registre du mme Paul Celan, une
intromission potique.
7 BLANCHOT Maurice, Une Voix venue dailleurs, Paris, Gallimard, Folio/Essais , 2002, p. 81.
8 Ibid., p. 83.
17Le pome, lobsession des yeux qui vit dans le pome, dsigne autre chose que le visible7 comme
lcrit Blanchot en coutant la voix lointaine de Celan. Il sagit dune vision de distance qui interrompt le
regard de la continuit ou celui du regard appropriant de lunit de ltre. Il sagit, si lon veut, dun regard
discontinu, o lintervalle conduit laltitude infinie que le pome contient. Une distance relationnelle, un
lointain encore aimant8 encore que se trouvant en errance face lhorizontalit de lamiti qui soutient le
regard philosophique. Le mot transporte cette ccit inavouable, qui met en vidence la familiarit entre
parole et erreur , cest ltranget qui ne se dompte pas sur le terrain sr des concepts et qui est, exile et
nomade, une tranget inhabitable que la pense de Blanchot explore comme une errance, sans fin ni
cartographie.
9 Voir BLANCHOT Maurice,LEntretien infini, op. cit., p. 39.
10 CIXOUS Hlne, Stigmata, New York, Routledge, Routledge Classics , 2005.
18Revenons lacte coupant de lcriture. Lcriture et lincision se retrouvent dans le stylet , outil
propre crire qui tait aussi propre inciser9 . Du stylet dcoule la discontinuit, le fragment, la
fissure en tant que coupe dans la chair et en tant que marque sur la peau ; celle qui blesse lorgane de vision
lui-mme. Mouvement violent, provoquant les larmes et les ardeurs du visible ; une incision dans le regard et
dans le visible, qui retire le regard de son trne face la violente explosion du Neutre. Lcriture ressemble
donc au coup prothsique du bistouri mais elle est aussi la respiration discontinue : agression et vie. Elle est
ce stigmate, cestigmate, cette coupure dans la chair qui blesse, marquante et cicatrisante, marque et
cicatrice, tatouage, lacration et remde ou pharmakon[poison/remde ; poison et remde] permettant
lcriture dmerger comme une exprience de la cicatrice . Comme lcrira Derrida, partir
de Stigmate dHlne Cixous10, dans ce mme coup se trouvent la blessure et la bndiction de la
marque/trait/cicatrice :
11 DERRIDA Jacques, Foreword to Stigmata , op. cit., IX.
I hear it as a blessing of the blessure, a great poetic treatise on the scar at the origin of literary writing and
no doubt of all writing11.
19Dans cette agression brandie avant tout contre la prominence du regard du visible dans le vaste jeu de
la thorie, il faut lire une rflexion profonde et mdite visant le philosophique. Une rflexion qui non
seulement a lieu dans ses propres limites, mais qui les blesse dune certaine faon, comme elle les bnit,
comme elle dresse une pense de bndiction dans le don du pome. Il ne sagit pas l de rfuter la
philosophie, mais daccompagner sous le retraage incisif du stylo sa limite dans laquelle, ou au-del de
laquelle, le registre conomique (et aussi onto-phnomnologique) du regard nest plus possible. Ce quil

faut, finalement, cest voir ; voir dans la vision de la distance qui est encore et toujours le pome. Le sens de
cette incision, de ce geste larmoyant, conduit linterruption de la vision dans la cadence infinie
de lEntretien. Linterruption conduite la respiration du regard, qui respire laltrit et la distance. Lautre
permet au regard de Blanchot de respirer et cette respiration est criture.
20Dans laffirmation quil nous adresse, nous lecteurs, au sujet de cet autre interlocuteur privilgi que fut
Derrida, Blanchot se meut dans les limites de la philosophie quand il dclare une pense impossible ou
une sorte de rserve, une pense ne se laissant
12 BLANCHOT Maurice,LEntretien infini, op. cit., p. 62.
21pas penser sur le mode de la comprhension appropriatrice . Une limite, il faut le rappeler, qui ne prtend
pas bien sr se constituer comme une alternative, une opposition ou un dpassement ; cette pense autre
nest pas l pour faire capituler la pense, mais pour la laisser sannoncer selon une autre mesure que
celle du pouvoir12 .
22Seule laffirmation de lAutre son intromission , en accord avec la potique de Celan nous drobe
ce pouvoir, nous excluant ainsi des limites de la familiarit et de lconomie de ce dernier que la tradition
philosophique na cess de conserver. Linterruption sinsurge au sein de la philosophie et laffecte.
INTERRUPTION, RESPIRATION, RYTHME
13 Ibid., XXII.
23Pensons cette interruption, ce soubresaut, comme un rythme propre deLEntretien infini, Pensons cette
interruption chaque fois que lcriture a lieu. Pensons aussi, loin de la mesure de la vision, ce qui se
rapproche dune coute douloureuse. Le neutre, le neutre, comme cela sonne trangement pour moi13.
24Le son prend ses distances avec le moi . Le Neutre apparat comme unehantise, comme un lment
dextriorit absolue face toutes les instances du savoir solide. Il faut ajouter lchelle du regard, qui na
jamais cess de ponctuer le discours thorique, la dmesure du timbre, du ton ajouter lcoute la
dimension plantaire avec laquelle le regardimpose sa domination, ce qui mettra invitablement la
philosophie face ses propres limites, par le biais dune tranget maintenue. Le son, la rsonance du
Neutre traverse, videmment, les traditionnels archtypes thorisants de la philosophie et excute un
passage incontrl travers ses propres limites. Le timbre sentremet dans le regard, transportant
ltranget de ce qui sonne trangement pour moi . Ltranget, excusez la redondance, est lexprience
de la non-familiarit, qui habite, frquente ou tombe sur le mot rsonnant de lcriture.
14 Ibid., p. 102.
15 Au sujet de ce terme visitation voir DERRIDAJacques, Une certaine possibilit impossible
de (...)
25Plus en avant, dans un autre passage de LEntretien infini, Blanchot va inverser les termes ; et cette foisci, lunique lment en italique est le moi le neutre, le neutre, comme cela sonne trangement
pour moi14 ce moi tant raffirm comme une relation exorbitante . Le Neutre sonne trangement. Il
rsonne dans une tranget irrductible qui affecte directement le moi, litalique de Blanchot restant lcart.
Le son est la marque du Neutre en tant quextriorit absolue, indomptable rsistance qui, distance, touche
le moi dans une espce de visitation15 .
16 Ibid., p. 55.
26Parlons alors de visitation rsonnante du Neutre, pour exprimer ce qui na ni anticipation ni matrialisation
possible, pour affirmer lhospitalit de ce que lon ne voit pas venir. Extrieure au prsent comme au futur,
telle que Blanchot la nomme en lisant Hlderlin : la vision de larrive de lautre qui vient, ou la vision de
linvisible et de lindtermin16. Le Neutre est donc extrieur au moi, irrductiblement extrieur, bien quil
sabatte sur celui-ci, venant de lextrieur du monde comme une pense mtorique du ds-astre.
27Une telle pense dsarticule, non sans violence, la sereine exprience du regard philosophique,
davantage encore quand cest le texte, lhospitalitdu texte et lhospitalit face au texte qui est en
cause ; hospitalit de lexcs de ce qui est extrieur, de la lecture, de la pluralit qui drive de la trpidation
de la limite. Le Neutre sonne toujours trangement ( Le neutre, le neutre, comme cela sonne trangement
pour moi ), laissant de ct le moi, dans lextriorit dicte par lextrieur mme du Neutre. Il sonne. Le son
mest tranger, face lintriorit gologique de moi ; ainsi, seul est sonnant le territoire tranger o le
Neutre sonne, sans que la proximit daucune prsence ne le rende accueillant. Du Neutre, surgit donc (ou
sonne), la limite de laccueil lui-mme.
DE LACCUEIL DE LAUTRE AUTRE : COUTE !
17 Voir ce sujet DERRIDAJacques, Pas , in Parages, Paris, Galile, 2003, p. 19-108.
28Lcriture de Blanchot, en tant quaffirmation dbordante qui na pas sa place dans le calcul du
philosophique ou dans la marque alimente par la souverainet du Logos, comprend la donation de lAutre

comme une hyperbole thique de lcriture. Cette thique vit de limmense inflexion du viens17 ,
expression de lerrance, de linstable va-et-vient qui traverse lcriture et qui joint le sentiment dune rponse
lantriorit de lautre, qui joint le sentiment de son affirmation et de sa rsistance une marque
dimmobilit qui dborde systmatiquement des limites cartographiables et visibles du monde.
29Lappel du Viens chappe au registre de la prsence, en tant que prire et promesse qui a besoin de
la parole potique. Des pas sans traces, des pas dlimits par un pas encore qui, dictant lurgence des pas,
remettent linfinie distance dun infini sans prsence. Et ici, une fois de plus, face au monde cristallin de la
mdiation, du sens interchangeable, cest de la violence dont il sagit. La violence, ou une sorte de violence,
lextrme de la limite.
18 Voir BLANCHOT Maurice,LEntretien infini, op. cit., p. 75.
30 partir dun entendement de la relation qui ne passe pas par lontologique mais par la limite do
sexprime tout lontologique, Blanchot propose une philosophie de la sparation do on peut entendre la
voix errante de lautre, inaccessiblement extrieure18. Lappel thique qui dicte le devoir de veille
dcoute de cette voix autre, correspond laffirmation dunelimite que lon ne peut sapproprier mais qui
permet lavnement du mot ; et admettre la non-appropriabilit de cette limite passe videmment par la
critique de la tradition philosophique qui essaya davoir raison delle, la soumettant la circularit ferme du
concept et de la prcision de la raison.
19 Ibid., p. 37.
20 Ibid., p. 44.
31Le Neutre sonne, sonnant la limite. La distance sinterpose et met en vidence le fait que la parole et
lerreur sont en familiarit19 . Le mot excde la vue par le rythme, par la rptition du rythme qui insinue la
diffrence dans le mot. Le mot est une incision invisible dans la solidit des choses une incision audible,
la manire de loracle : parlant sans dire ni taire20 . Nous voici devant une nouvelle impulsion de
disjonction entre le mot et le philosophe, entre le rythme et le concept, entre Blanchot et la philosophie : la
question de lcoute.
21 NANCY Jean-Luc, lcoute, Paris, Galile, 2002, p. 13.
32Dans la fluidit musicale des choses, le philosophe comme lcrit Jean-Luc Nancy neutralise en lui
lcoute21 . Nous parlons encore une fois de ce que lon coute distance, dans cette tranget
perptuellement loigne ou le neutre, comme cela sonne trangement pour moi .
22 MALLET Marie-Louise, La Musique en respect, Paris, Galile, 2002.
33Cest cet cho qui nous apporte lvidence que, tout comme lexprience de la musique face la
philosophie chez Marie-Louise Mallet, le Neutre il faut le tenir en respect22. Nous rptons donc, laissant
cette rptition sa diffrence, ltranget souligne par Blanchot : Le neutre, le neutre, comme cela sonne
trangement pour moi.
34Dans cette tranget, il y a une fragmentation qui ne cesse daffecter la srnit du moi, dans son sens
possessif dappropriation.
35Une fragmentation module par le son, dbordant du moi , un bruit dlibrment loign de litalique du
texte, comme une syncope dans linfini du dialogue. Cet cho na ni appartenance ni souverainet, puisquon
ne lui retire pas la force volitive dun sujet. Ltranget avec laquelle le Neutre rsonne sloigne de ce
moi , mme sil est maintenu ou ncessaire, parce que cest de lui que ce Neutre/autre est si loin et si
proche. Nous nous approchons de plus en plus de la fluidit invisible de la musique quand nous parlons des
limites de lappropriable dans (lexprience de) lcriture. coutons Blanchot une fois de plus :
23 BLANCHOT Maurice, Une Voix venue dailleurs, op. cit, p. 41. Mot mis en majuscules par Blanchot.
Voix, timbre, musique. Est-ce que par ces mots souvre la question sans rponse du CONTRETEMPS23.
36Le contretemps, cest un autre temps de notre rflexion.
LE CONTRETEMPS DANS LES LIMITES DE LA PHILOSOPHIE
24 BLANCHOT Maurice,LEntretien infini, op. cit., p.74. Nous soulignons.
37Dans un texte qui questionne justement la condition du philosophe, Connaissance de linconnu ,
Blanchot dira : Autrui, cest le tout Autre ;lautre, cest ce qui me dpasse absolument24.
38Interpellation immense du philosophique que Blanchot, par le biais dune amiti avoue pour Lvinas, fait
rpercuter sur le terme philia. Lamiti, un mot trs prsent dans la philosophie classique, nest pas pense
en tant que consonance mais en tant que dissonance, dans une drive sonore qui drobe lautre au regard
thorique ; lAutre furtif face au concept, nocturne face son indice territorial. Le concept, matire servant
la construction dun rgne sr dans la vocation thorique de la philosophie, se dchire ou se pulvrise
devant le Tout Autre, qui, de lautre rive est toujours un contretemps.
25 DERRIDA Jacques,Politiques de lamiti, Paris, Galile, 1994, p.12.

39Tout lAutre, que ce soit en amiti ou en amour, a lieu dans linterruption et la discontinuit ; Tout lAutre
est, pour reprendre le mot de Jacques Derrida que Blanchot partage, en contretemps, dans le temps musical
o la rptition (de lAutre, en des temps diffrs ou dans des rythmes non renouvelables) en tant que telle
devient impossible. Comme nous dit Derrida, ds le dbut de Politiques de LAmiti : Le contretemps sourit
au rendez-vous, il sy rend sans retard mais sans renoncement : pas de rendez-vous promis sans la
possibilit du contretemps. Ds quil y a plus dun25.
40Et comme lcrit Mallet :
26 Voir MALLET Marie-Louise, Ensemble, mais pas encore , in MALLET Marie-Louise (dir.), La
Dmocr (...)
Ni amiti, ni amour, sans contretemps, parce que le temps de lautre ne sera jamais le mien, parce que nous
mourrons ncessairement contretemps et que nous le savons, que nous ne pouvons aimer sans le
savoir26.
41Toute la pense de la littrature et dans la littrature dtient en elle le temps de ce contretemps, quand
entre deux univers souvre la main invisible qui enlace et loigne, qui signe la responsabilit dans la
vulnrabilit de lAutre et qui le laisse fuir, le maintenant Autre, rendant impossible la fusion ou la certitude de
la communaut. Cette mme main invisible est la main de lcrivain qui, sans souverainet ni visibilit
stend sur le monde autre de chaque lecteur, avouant dans cet incessant mouvement, limpossibilit de la
rencontre de ces deux univers.
42Lcriture est videmment cet exercice amical qui pleure limpossibilit de lUn. Lcriture se droule ici et
la voix solitaire de Blanchot vient notre secours quand tout ce qui est prs est plus loin que tout le
lointain ; cest alors toute la proximit qui est questionne ici et qui sapproche obstinment, bien que la
force de son accolade constitue justement le cri de son loignement :
27 BLANCHOT Maurice,LAttente, loubli, Paris, Gallimard, Limaginaire , p. 87.
Quand il la tient, il touche cette force dapproche qui rassemble la proximit et, dans cette proximit, tout le
lointain et tout le dehors27.
43Cette mme ide de contretemps sert la pense du Neutre blanchotien comme le entre qui oscille entre
deux irrductibles, dans un espace vid qui est la voix naissante (mais une voix dj et, en tant que telle,
anarchiste : sans dbut ou origine) de toute lcriture en tant quexprience de lamiti. Cette mme amiti,
pense dans lcho du titre de Celui qui ne maccompagnait pas, comme une amiti solitaire de lAutre tenu
distance, dont lidentification dans lamiti est ponctue par une diffrence qui se dresse en son sein et qui
sy constitue ; la rsistance de la singularit la fusion dans le Un : contretemps.
28 En illustrant laffirmation Pas de temps physique en musique : [] la singulire logique
sen (...)
44Quest donc le mot potique sinon la marque de ce contretemps ? La marque de la diffrence qui, se
tenant en respect, diffre delle-mme chaque rptition ? Comme cho, trou dans le temps ou tic-tac,
comme le note Nancy28.
RSONNER : LE NEUTRE
45Comme cho, comme la rsonance dun cho, il faut couter. coutons ce passage dans Le Pas audel :
29 BLANCHOT Maurice, Le Pas au-del, Paris, Gallimard, 1973, p. 108.
Ni lun ni lautre, lautre, lautre , comme si le Neutre ne parlait jamais quen cho, cependant perptuant
lautre par la rptition que la diffrence, toujours comprise en lautre, ft-ce sous la forme du mauvais infini,
appelle sans cesse, balancement de tte dun homme livr au branle ternel29.
46Le Neutre est justement la marque de lexcdent dans cette rptition qui fait en sorte quun cho
retentissant se rvle, dans sa projection (cho en tant que nouvelle affirmation dans la rptition), qui est
dit uniquement dans la marque diffre qui module lcho lui-mme, au-del des limites du dit. Cet cho nonidentifi est affirmation originale dans la rptition, la rsistance au modle binaire du mouvement
dialectique, dans la perptuation et la sauvegarde de laltrit par la prservation (acoustique) de la
diffrence.
47Rptition donc qui perptue lautre en tant quautre dans la rptition, diffre en elle-mme, de sa
diffrence, ce qui laisse penser quun certain registre musical est propice lattention donne lAutre qui
est lcriture. La musique, malgr son harmonie qui la rend propice une espce de rangement capable
de synthtiser le cosmos en lui-mme, est aussi un moment fluide, non rptable, fugace ; la musique est
lexprience du perptuel mouvement, de la limite entre la rptition et le non-rptable, que lcoute
convoque dun seul coup ; elle est aussi irrductiblement fragmentaire.

48Nous passons, travers lcriture, une pense relationnelle qui chappe au dvoilement en tant que
manifestation de ce qui est occulte, critique discrte Heidegger, parce quirrductiblement extrieur au
couple visible-invisible :
30 BLANCHOT Maurice,LEntretien infini, op. cit., p. 43.
Cest quil y a peut-tre une invisibilit qui est encore une manire de se laisser voir, et une autre qui se
dtourne de tout visible et de tout invisible30.
49Le Neutre ouvre, dchire un Moi devenu impossible, glissant dune position dautonomie (qui permet
une approche phnomnologique, ontologique ou simplement du point de vue de la philosophie de la
prsence) vers une htronomie. LAutre absolu est le geste continuellement diffr de lcriture ce qui la
justifie dailleurs, en tant que geste damiti et de tmoignage dans une dimension daltrit qui est toujours
une incision dcisive sur le modle fixiste du Sujet-Auteur, de lObjet-Livre, de lHermneute-lecteur.
La composition art de coupe, de montage est le mot musical le plus appropri cette exprience sans
temps et sans lieu quest la littrature, en tant que vritable et tranchante exprience-limite. Dans cette
composition lintraductibilit est dramatiquement mis en jeu, intraductibilit qui, de faon incisive, est en jeu
dans lcriture en tant que distance quon ne peut pacifier entre le Mme et lAutre, que le dit du discours
trahit toujours dans ce mme acte dans lequel il apporte lasymtrie de cette relation.
50En rsum, la vision dans sa limite, dans la frontire de sa perte. La vision de chaque fois qui est peut-tre
une sur-vision, un regard errant que lcriture ne laisse pas sinstaller.
51Comme lcrit Blanchot dans une fulgurante lecture de Paul Celan :
31 BLANCHOT Maurice, Une Voix venue dailleurs, op. cit., p. 77.
Comme sil sagissait daller vers lappel de ces yeux qui voient au-del de ce quil y a voir : yeux aveugles
au monde, yeux que la parole submerge jusqu la ccit, et qui regardent (ou ont leur place) dans la suite
des fissures du mourir31.
DANS LES LIMITES DUNE CONCLUSION
52Avec Derrida, nous parlons peut-tre de parages, de voisinages, quand nous parlons de limite. Parages,
cest justement le titre dun livre immense, consacr Blanchot. Par parages on comprend une sorte
derrance, ncessaire lexprience de la pense. En accord avec Derrida :
32 DERRIDA Jacques, Points de suspension, Paris, Galile, 1992, p. 386.
Les parages, cela signifie un voisinage ; cest une mtaphore qui nous vient dun langage nautique ou
maritime ; cela nomme un voisinage une distance difficile mesurer, ce qui nest ni proche ni lointain32.
33 Cette suggestion a t faite par Thierry Laus au cours du colloque Blanchot et la
Philosophie (...)
53Cest notre avis un des plus grands dfis du philosophe aujourdhui : se dlivrer du grand refus du
concept rigoureux, en errant dans ses parages. Cest--dire : laisser le Neutre sonner trangement. Ce qui
se traduit par un dfi politique, dans les limites de ce que la Polis pourra et voudra entendre33. Affirmant
laccueil de cette exprience de rencontre :
34 DERRIDA Jacques, Points de suspension, op. cit., p. 387.
Lexprience suppose videmment la rencontre, la rception, la perception, mais cela indique, en un sens
peut-tre plus rigoureux, le mouvement de la traverse. Faire lexprience, cest avancer en naviguant,
marcher en traversant. Et en traversant par consquent une limite ou une frontire34.
54Revenons au titre de notre communication, Le Neutre dans les limites de la philosophie ... Certaines
tendances de la philosophie de notre temps ont essay daccomplir une certaine vocation dextriorit qui la
traverse. Blanchot, sa conception du Neutre mais aussi toute son exprience de lcriture nous enseigne la
difficult de penser la limite, mais peut-tre lurgence dune telle pense.
55Cette limite se traduit par une ouverture du sens, dont notre temps, dans ces limites si visiblement, si
srieusement dlimites, a besoin : au-del des limites gopolitiques, des frontires gardes comme
instances dextrme pouvoir, des valeurs de march qui dlimitent les champs culturels, ducatifs et mme
dmocratiques. Une autre philosophie, au-del delle-mme, doit constituer une instance critique,
irrdentiste, face ses limites territoriales, quune certaine mondialisation nous impose.
56trangement, aussi trangement que possible, le Neutre doit rsonner. Il sonne. Comme lAutre absolu
dans son extrme droit.
NOTES
1 Voir AGACINSKI Sylviane, Apart. Conceptions et mort de Sren Kierkegaard, Paris, Aubier-Flammarion,
La Philosophie en Effet , 1977, p. 110. Au sujet de Kierkegaard : Lcriture, comme la lecture, vous y
entrane toujours. lcart : dans un apart.
2 Cf. CELAN Paul, A arte potica. O Meridiano e outros textos, Lisbonne, Cotovia, 1996, p. 41.

3 NANCY Jean-Luc, Chroniques philosophiques, Paris, Galile, 2004, p.74.


4 BLANCHOT Maurice, LEntretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. 35. Nous soulignons.
5 Ibid., VIII.
6 LVINAS Emmanuel, Sur Maurice Blanchot, Montpellier, Fata Morgana, 1975, p. 39.
7 BLANCHOT Maurice, Une Voix venue dailleurs, Paris, Gallimard, Folio/Essais , 2002, p. 81.
8 Ibid., p. 83.
9 Voir BLANCHOT Maurice, LEntretien infini, op. cit., p. 39.
10 CIXOUS Hlne, Stigmata, New York, Routledge, Routledge Classics , 2005.
11 DERRIDA Jacques, Foreword to Stigmata , op. cit., IX.
12 BLANCHOT Maurice, LEntretien infini, op. cit., p. 62.
13 Ibid., XXII.
14 Ibid., p. 102.
15 Au sujet de ce terme visitation voir DERRIDA Jacques, Une certaine possibilit impossible de dire
lvnement , in Dire lvnement, est-ce possible ?, Paris, LHarmattan, 2001, p. 96.
16 Ibid., p. 55.
17 Voir ce sujet DERRIDA Jacques, Pas , in Parages, Paris, Galile, 2003, p. 19-108.
18 Voir BLANCHOT Maurice, LEntretien infini, op. cit., p. 75.
19 Ibid., p. 37.
20 Ibid., p. 44.
21 NANCY Jean-Luc, lcoute, Paris, Galile, 2002, p. 13.
22 MALLET Marie-Louise, La Musique en respect, Paris, Galile, 2002.
23 BLANCHOT Maurice, Une Voix venue dailleurs, op. cit, p. 41. Mot mis en majuscules par Blanchot.
24 BLANCHOT Maurice, LEntretien infini, op. cit., p.74. Nous soulignons.
25 DERRIDA Jacques, Politiques de lamiti, Paris, Galile, 1994, p.12.
26 Voir MALLET Marie-Louise, Ensemble, mais pas encore , in MALLET Marie-Louise (dir.), La
Dmocratie venir. Autour de Jacques Derrida, Paris, Galile, 2004, p. 526.
27 BLANCHOT Maurice, LAttente, loubli, Paris, Gallimard, Limaginaire , p. 87.
28 En illustrant laffirmation Pas de temps physique en musique : [] la singulire logique sensible
du tic-tac, c`est que le son identique, sans la variation image du i au a dans cette onomatope, diffre
pourtant de lui-mme ou diffre son identit , NANCY Jean-Luc, lcoute, op. cit., p. 39.
29 BLANCHOT Maurice, Le Pas au-del, Paris, Gallimard, 1973, p. 108.
30 BLANCHOT Maurice, LEntretien infini, op. cit., p. 43.
31 BLANCHOT Maurice, Une Voix venue dailleurs, op. cit., p. 77.
32 DERRIDA Jacques, Points de suspension, Paris, Galile, 1992, p. 386.
33 Cette suggestion a t faite par Thierry Laus au cours du colloque Blanchot et la Philosophie et nous
esprons pouvoir y revenir une autre occasion. Nous le remercions chaleureusement.
34 DERRIDA Jacques, Points de suspension, op. cit., p. 387.
AUTEUR
Hugo Monteiro
Philosophe de formation (universit de Coimbra), docteur en Philosophie la Facult de Philosophie de
Saint Jacques de Compostelle, il est professeur de Philosophie et thique lcole Suprieure dducation
de Porto. Il a publi de nombreux articles lis des thmatiques philosophiques parmi lesquels : Autour de
Derrida : cole et hospitalit(2003) ; Urbi et orbi Crer des mondes partir des lieux (2005) ; Proximit
et prise de distance entre Maurice Blanchot et Michel Foucault (2006) ; Les Savoirs et la foi, dans un
aujourdhui sans prvision (2007). En 2002 il publie son premier livre de fiction littraire : Interrupes.
Actuellement, il prpare la publication du livre La Philosophie dans les limites de la littrature. crit et pense
chez Maurice Blanchot.
Le Neutre blanchotien, reflets et rflexions partir de LAmiti
Daiana Manoury
p. 243-257
TEXTE NOTES AUTEUR
TEXTE INTGRAL
1 Nous ajoutons la majuscule.
1LORSQUE LON DCIDE DE POURSUIVRE une initiative dclairage critique dun ordre aussi nigmatique que
celle du Neutre1 dans la perception blanchotienne, on se doit demble dassumer son caractre irradiant et
de ranger ses intuitions en ordre de bataille.

2Comme lexige une certaine tradition systmique, nous allons initier la discussion autour des significations
et des mcanismes hermneutiques de cette notion en nous imposant plusieurs disciplines :
celle de la formulation priphrastique tout dabord, et nous proposons que lon entende par
Neutre , dans lacception de Blanchot, une csure tout fait part, inspire de son tymologie latine :
le neuter, littralement ni lun ni lautre. Nous passons ainsi outre les rfrences philosophiques suscites par
le terme, et notre prudence est motive par limpossibilit matrielle de reparler ici de Heidegger, Lvinas,
Barthes et tant dautres ;
celle de la figuration ensuite car il faut sexercer presque se figurer, imaginer cet espace si
particulier, qui nest pas de la ngation, mais une sorte de place intermdiaire, intercalaire, entre la prsence
et labsence.
3Afin dviter les arcanes de la recette , qui risquerait fort dannoncer trop simplement la thse qui se
construit, faisons un dtour par la notion de parole plurielle , une des rflexions critiques de Blanchot
figurant dans LEntretien infini. Il y est notamment question de linterruption et de ses innombrables
valeurs. Parmi elles, celle, si prcieuse, que nous appellerions volontiers la pause prolifique : termes en
contradiction apparente, mais qui prolongent efficacement le raisonnement blanchotien. Que voici :
2 Nous soulignons.
3 BLANCHOT Maurice,LEntretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p.106.
[] quand deux hommes parlent ensemble, ils ne parlent pas ensemble, mais tour tour2 []. Le fait que la
parole a besoin de passer de lun lautre, soit pour se confirmer, soit pour se contredire ou se dvelopper,
montre la ncessit de lintervalle3.
4Et cest cette notion dintervalle que nous souhaiterions poser en premier lieu, avant de poursuivre.
Blanchot encore, plus loin :
4 Ibid
5 Ibid., p. 107.
Pause entre les phrases, pause dun interlocuteur lautre et pause attentive, celle de lentente qui double la
puissance de locution4.
Linterruption permet lchange5.
5Elle est, plus clairement, un gage de dmocratie, lantinome du monologue ( Quelquun qui parle sans
arrt, on finit par lenfermer , allusion Hitler). Cest dire limportance de tout lment qui, dans lacte de la
parole, se prsente comme un relais ncessairement prolifique : pause, intervalle, mme silence, ce sont
l autant de solutions de continuit.
6Plusieurs hypostases de lintervalle se dessinent rapidement : le tour tour , le sinterrompre pour
sentendre soi-mme, et enfin le communiquer sans mdiation, sans prtention de comprhension
personnelle, autrement dit sans mise en jeu du je . Cest cette troisime hypostase qui prend les allures
du Neutre chez Blanchot, tant donn quelle est fondamentalement source dtranget, quelle place la
parole au-dehors du moi et quelle dsigne par elle-mme la distance qui spare de lautre. Cest une
interruption dtre , dit Blanchot, altrit par laquelle il nest pour moi, il faut le rpter, ni un autre moi, ni
une autre existence, ni une modalit ou un moment de lexistence universelle, ni une surexistence, dieu ou
non-dieu, mais linconnu dans son infinie distance (p. 109). Et cest laltrit de la parole qui dsigne le
Neutre dans le processus de lcriture, comme dailleurs dans celui de la lecture, puisque linterruption est,
dans tous les cas cits, lexcitation mme du sens communicationnel. Il suffit de se rappeler que cest le
silence qui est le rvlateur de sens dans la parole, quelle quelle soit, puisque cest lui lintervalle, la pause
prolifique qui relaie, qui brasse, qui fait tourner.
7Mais revenons LAmiti, et admettons dengager un exercice mtacritique. Suivons Blanchot au cur de
la dmonstration quil dveloppe sous le titre Rver, crire (p. 162). Il sagit dune srie de commentaires
propos de Nuits sans nuits et quelques jours sans jour de Michel Leiris. Cest en ralit, pour Blanchot, un
prtexte pour faire sa propre mise au point au sujet du rve, sur ses pouvoirs rduplicatifs plus exactement.
Thse fondatrice : comme la nuit, le rve met en scne unautre. Cet autre pose demble le problme,
essentiel, de la personne. Car comment chapper linhrent je , protagoniste et/ou auteur de cette
succession dimages quest le rve ? Bien sr, il y a ltranget du rve, devenue vrit conventionnelle, ses
fameuses incertitudes , selon la formule de Caillois, qui font la gloire de tout rcit, et mme des seules
tentatives de rcit. Bien sr, il y a limmatrialit des images qui sont gnralement vhicules par la nuit,
vanescentes, frles, fugaces. Bien sr, il y a le jeu souvent si alambiqu, amphigourique de la
reconnaissance de lun ou de lautre, de telle situation arrache au quotidien, de tel fantasme engrang par
le jour et expuls par la nuit. Toutefois, le plus prgnant des dominateurs communs de ces flagrances
demeure l trange moi qui est celui du rve, cest un hors de soi , ce nest pas vraiment moi, pas

vraiment lautre (celui que je distingue sur la scne rve). Cette absence didentit pousse Blanchot
attribuer au rve une vertu toute nouvelle, celle de lanonymat, de la possibilit de lanonymat plus
exactement :
6 BLANCHOT Maurice, Rver, crire , in LAmiti, Paris, Gallimard, 1971, p. 169. Les
commentai (...)
[] de sorte que rver, cest accepter cette invitation exister presque anonymement, hors de soi, dans
lattrait de ce dehors et sous la caution nigmatique de la semblance : un moi sans moi, incapable de se
reconnatre pour tel, puisquil ne peut tre sujet de lui-mme6.
8Mais lanonymat nest pas le vide, de la mme faon que la non-prsence nest pas labsence. On reconnat
ici le pouvoir de lintervalle que nous invoquions plus haut, cest--dire la force de lespace intermdiaire o
tout se cre, la pause prolifique au sein de laquelle se forme le sens et dont la formule grammaticale serait le
Il , expression quintessencie du Neutre.
7 BLANCHOT Maurice, LAmiti, op. cit., p.164.
Entre celui qui dort et celui qui est le sujet de lintrigue rveuse, il y a une fissure, le soupon dun intervalle
et une diffrence de structure ; certes, ce nest pas vraiment un autre, une autre personne, mais quest-ce
que cest7 ?
9Car Il ne dsigne ni lun ni lautre, mais une prsence sans personne, un Il littralement
impersonnel. On sapproche ainsi du fameux on du rve que Valry appelait pour dsigner la difficult du
narrateur fixer sa place sur la scne onirique.
10Le domaine du rcit de rve nest que la manifestation ponctuelle du Neutre, qui touche en vrit toute
forme de narration. Cest, pour exemple et toujours selon Blanchot, la leon que nous apprend Kafka lorsquil
choisit dcrire dans la distance, hors des limites gnralement imposes par la conscience alerte et
applique.
8 BLANCHOT Maurice,LEntretien infini, op. cit., 1969, p. 563-564.
La narration que rgit le neutre se tient sous la garde du il , troisime personne qui nest pas une
troisime personne, ni non plus le simple couvert de limpersonnalit []. Le il narratif destitue tout sujet,
de mme quil dsapproprie toute action transitive ou possibilit objective8.
11Deux types de manifestations rpondent cette valeur indite du il narratif. Tout dabord, la parole au
neutre se charge de signaler que ce qui est racont nest assum par personne, mme en prsence dun
je , quil soit dclar ou implicite ; dune certaine manire, personne ne parle vritablement. Ensuite, dans
cet espace nouvellement cr, les figures appeles classiquement personnages ne se reconnaissent pas
entre elles, elles se contentent de porter laction dans la non-identification de lautre, dans lanonymat, dans
linconscience dtre. Dans ces conditions, le dialogue se fait leurre :
9 Ibid., p. 564-565
Lautre parle. Mais quand lautre parle, personne ne parle, car lautre [] nest prcisment jamais seulement
lautre, il nest plutt ni lun ni lautre, et le neutre qui le marque le retire des deux, comme de lunit,
ltablissant toujours au-dehors du terme, de lacte ou du sujet o il prtend soffrir9.
10 Voir ou revoir, pour exemple, le parallle entre rve et rcit que Blanchot tablit au sujet de la (...)
12Retenons ceci : le Neutre nest pas une puissance englobante, loin de l mme, mais il est significatif dun
vide dans luvre ; cest lui qui porte la voix narrative jusque dans les mots-absence , ou les motstrou selon lexpression de M. Duras reprise par Blanchot. Cest dans cette forme de vide que nat luvre
narrative vritable. Do, inextricablement, une vision de lacte littraire place sous le rgne de lindcision
et de ltranget, voire de lin-terminable10. Le sens lui-mme est fantomal, hant, obsessionnel et
tourment ; comme si le propre de la littrature tait dtre spectrale (p. 448), dit encore Blanchot.
13Il ne serait pas tout fait impolitique de penser que la dfinition du Neutre chappe Blanchot lui-mme. Il
suffit, pour sen clairer, de relire ses diffrentes tentatives de caractrisation, qui tournent, parfois
vertigineusement, autour de limpossibilit mme darrter une quivalence synonymique crdible.
Nanmoins, cela ninquite pas outre mesure le lecteur assidu de Blanchot, rompu sa fameuse rhtorique
de lindcidable. Voici un entraperu des questionnements de Blanchot, soucieux, en outre, de faire
apparatre, en les rendant visibles, les jalons rflexifs de ses inquitudes :
11 Ibid., p. 447-450.
12 Ibid., p. 237.
13 Ibid., p. 249.
Le neutre : quentendre par ce mot ? Il ny a alors rien entendre.
Car peut-on interroger le neutre ? Peut-on crire : le neutre ? quest-ce que le neutre ? quen est-il du
neutre ?

Neutre, ce mot apparemment ferm mais fissur, qualificatif sans qualit, lev (selon lun des usages du
temps) au rang de substantif sans subsistance ni substance, terme o se ramasserait sans sy situer
linterminable : le neutre qui, portant un problme sans rponse, a la clture dun aliquid auquel ne
correspondrait pas de question11.
Mais, lorsque nous pressentons que la littrature a partie lie avec une parole neutre, nous savons que
nous sommes devant une affirmation trs difficile situer (et mme affirmer), puisquelle prcde tout ce
que nous pouvons dire delle12.
Comment penser le neutre ? Est-ce quil y a un temps, temps historique, temps sans histoire, o parler, cest
lexigence de parler au neutre ? Quest-ce quil arriverait, supposer que le neutre ft essentiellement cela
qui parle (ne parle pas) quand nous parlons13 ?
14Bien que bties sur des signifiants nigmatiques, ces formulations sont en ralit les expressions de la
lucidit mme de la rflexion blanchotienne, une rflexion au cur de laquelle la notion de Neutre ne se
rsume nullement une sorte de thorisation tantt variable et flottante, tantt mature et dhiscente, au gr
des argumentaires. Il sagit dune rhtorique symbolisante, dont la constitution annonce des pouvoirs
figuratifs dans la mesure o interrogations, antinomies, antilogies et autres paradoxismes se chargent ici de
poser, voire dimposer, la constante difficult du Neutre et de son reprage. Dans sa tentative dfinitionnelle,
Blanchot utilise presque exclusivement des sentences suivies de leur proposition contraire, ce qui nest pas
sans heurter la logique, voire sans paratre et seulement paratre gratuit :
14 Ibid., p. 447.
15 Ibid., p. 449.
16 Ibid., p. 450.
Retenons que neutre serait donn dans une position de quasi-absence, deffet de non-effet14.
Mais linterrogation nentame pas le neutre, le laissant, ne le laissant pas intact, le traversant de part en part
ou plus probablement se laissant neutraliser, pacifier ou passifier par lui (la passivit du neutre : le passif audel et toujours au-del de tout passif, sa passion propre enveloppant une action propre, action dinaction,
effet de non-effet)15.
Le neutre : cela qui porte la diffrence jusque dans lindiffrence, plus justement, qui ne laisse pas
lindiffrence son galit dfinitive. Le neutre, toujours spar du neutre par le neutre, loin de se laisser
expliquer par lidentique, reste le surplus inidentifiable16.
15Plutt que lbauche dune approche stylistique, il faut voir, dans linvocation de ces nonciations
apparemment antinomiques, le fonctionnement mme du Neutre, son mouvement, son organisation et sa
marche. Il est autant affirmation que rejet daffirmation, sans pour autant engager la ngation. De la mme
manire, le contraire de la prsence nest pas labsence mais la non-prsence. Ou encore, le terme
opposer la diffrence nest pas lindiffrence mais lcartement de la diffrence. Et quand, par exemple, la
transparence ne semble pas contre par lopacit, cest quil sagirait plus exactement soit dune opacit de
la transparence, soit encore de quelque chose de plus opaque que lopacit.
16On le voit clairement dsormais : le Neutre est une sorte de machine cratrice de sens, en dpit des
formulations contradictoires qui, mme si elles sont quelque peu exacerbes par Blanchot, demeurent sa
manifestation imprieuse et constitutive sur le plan rhtorique. Ce qui en rsulte est de la pause prolifique,
de lintervalle, un intermdiaire fcond, productif, un espace transitif au sein duquel la parole et le sujet se
mtamorphosent sans rpit ; a parle, a dsire, on meurt , dit encore Blanchot, a cre lnigme,
pourrait-on ajouter, dsigne, certes, mais jamais fixe.
17 Rver, crire , op. cit.,p. 169. Voir pour exemple, p. 168, Ainsi du rve .
17De l, le rapport ncessaire de la parole et de lcriture linconnu et ltrange, principes fondateurs de
toute communication selon Blanchot. Nous lavons hypostasi, dans le domaine du rve, dans sa constitution
impersonnelle. Il faudrait ajouter ici, et pour nous replacer dans les textes de LAmiti, que cest par la force
du Neutre que lcriture connat la tentation du rve, car dans lcriture comme dans le rve, subsiste, contre
tout dsquilibre, le pouvoir dimaginer et de ressembler17 .
18Voici, propos du livre Le Bavard, de Louis Ren des Forts, dans larticle La parole vaine :
18 Ibid., p. 146.
Bavarder, ce nest pas encore crire. Et pourtant, il se pourrait que les deux expriences, infiniment
spares, soient telles que, plus elles se rapprochent delles-mmes, cest--dire de leur centre, cest--dire
de labsence de centre, plus elles se rendent indiscernables, quoique toujours infiniment diffrentes. Parler
sans commencement ni fin, donner parole ce mouvement neutre qui est comme le tout de la parole, est-ce
faire uvre de bavardage, est-ce faire uvre de littrature18 ?

19Cest clairement dans la ressemblance et dans linfini ressassement que stablit la possibilit de la
littrature, qui ne peut rsulter que de leffacement des frontires entre la parole qui serait inspire et celle
qui serait altre, lune comme lautre ne cessant de se relayer et de se rpartir afin de stimuler les effets les
plus variables, lauthenticit, le mystrieux, le faux-semblant, bref, toutes les fluctuations signifiantes sur
lesquelles se fonde la fiction. Autrement dit, il nexiste pas de parler sans rien dire, lhypothse est impossible
dans le cadre de luvre, constamment modifie et modifiable par le fait mme du flux de la parole et quel
que soit son registre. Ce qui intresse fondamentalement lcriture, et donc, luvre littraire, est de lordre
de lambigu, tant ambigu ce qui se place doublement, ce qui se dfinit dans et par la dualit,
tymologiquement, la double entente. Chassons donc dfinitivement lide, plutt captieuse, selon laquelle la
parole littraire serait de lordre de linconscient cest linvite de Blanchot car il nen est rien : grce
lespace mdian cr par le Neutre, lcrivain comme le lecteur, sinstalle ncessairement sur un terrain de
veille, de vigilance, de lucidit puisque sa mission est de propager la double entente ; en conduisant la
pratique de lalternative (de lun ou lautre), nous promouvons lambigut et partant, nous prservons les
liens qui coordonnent la double entente. Toutefois, Blanchot nous avertit encore et encore : refuser le lun
ou lautre nautorise nullement le lun et lautre , qui est appel disparatre peine voqu, compte
tenu du caractre inexhaustible des possibles.
19 Il mest arriv de lcrire, non sans un grand excs de simplification : toute lhistoire de la (...)
20Tentons un deuxime exercice mtacritique. Il faudrait citer ici lintgralit des commentaires de Blanchot
propos du livre La Veille de Roger Laporte (repris au chapitre Traces de LAmiti), tant la question du
Neutre y est pose avec prgnance, claire et clairante, redoutable par le fait de son rayonnement, aussi
grave quelle est succinctement formule. Nous sommes dabord passablement interpells, et finalement
ports, par un certain enthousiasme de Blanchot, qui voit dans le rcit en discussion une tentative pour
conduire la pense jusqu la pense du neutre , ni plus ni moins (ce qui en outre ne change rien la
prtention et lexcs avous ailleurs sur cette mme question19). On note dabord les pralables qui
fondent la posture du Neutre nous en avons explicit une bonne partie, et il ne nous sera que plus
profitable de les colliger avec Blanchot. Premirement, le Neutre doit tre entendu tymologiquement,
comme ni lun ni lautre , postulat essentiel tant donn quil fonde la pause prolifique ; deuximement, le
Neutre semble sactiver automatiquement avec laffirmation antinomique (prsence-absence, nuit-jour, etc.) ;
troisimement, le Neutre nempite nullement sur le domaine de la naissance de ltre, il ne lui est pas
prminent en tout cas ; enfin, quatrimement, ltre reflte le Neutre, il en est le miroir, il ne peut par
consquent snoncer autrement que par le fameux il , formule sublime de limpersonnel.
21Mais la rflexion de Blanchot va bien plus loin, qui annonce que le Neutre est apte mettre en danger,
voire annihiler, toute tentative dhypostasier le sujet crivant, ou plus banalement le je qui parle
dans un rcit. Sans mme voquer directement le texte de Roger Laporte, Blanchot fait littralement
imploser toute certitude lie la notion du je crivant. On savait celui-ci assujetti, depuis longtemps
gouvern par les prestiges impressionnants du il ; mais dsormais, le premier nest plus voqu que pour
annoncer lomnipotence, pas toujours manifeste, du second. Au cur dune quation simple dont les termes
seraient crire un moi un il, il est toujours tentant de penser que seul le moi subsiste et triomphe, seul
apparemment identifiable, reprable. Sauf que lvidence est rapidement branle par une sorte de mutation
convulsive du je qui finalement ne peut pas, et nest pas en droit, dassumer la responsabilit de luvre :
20 Ibid., p. 250.
Le danger vient de la crispation du je : le je, dans ce dialogue surprenant, ne peut que projeter sur la
rgion autre sa propre unit, le dsir lgitime de ne pas se perdre, sa retenue face au mystre qui se joue
lorsque, crivant, ncrivant pas, il se voue une uvre. Et le danger est aussi dhypostasier luvre, de la
sacraliser, de telle sorte que lcrivain, une fois luvre crite et lui-mme congdi, sera rcompens
asctiquement par le sacrifice quil consent par avance une gloire impersonnelle laquelle il ne participera
pas, Fte solitaire o le Il serait, linsu de tous et dans son inapparence, clbr20.
21 BLANCHOT Maurice, LEntretien infini, op. cit., p. 447.
22Do, finalement, le ncessaire effacement du je au profit de linconnu et du fragmentaire, terme dont
nous connaissons tous limprieux talement dans luvre critique de Blanchot (voir notamment LEspace
littraire et Le Livre venir). Lincommensurable prestige du Neutre consiste en un loignement fondateur de
lunit, du cohrent, de laccord, de lindivisible au profit, bien entendu, de la dualit, voire de la multiplicit et
en accord avec les exigences qui sont celle de luvre, indfiniment ouverte, pour reprendre le terme bien
connu dUmberto Eco. Cette clbration de ce que, nous lavons compris, ne se traduit pas seulement par
un autre genre grammatical , se signale au lecteur par limpossibilit didentifier celui qui prend la parole ;

et pour cause, puisque son impratif est de ne pas intervenir dans ce quil dit. La parole ne subsiste que
grce son autodtermination : elle [laisse] parler ce qui ne peut se dire dans ce quil y a dire21 .
23Il ne reste pas moins que nous serions en droit de nous interroger au sujet de la faisabilit du Neutre.
supposer que la mthode soit suffisamment claire et ses outils disposs de faon suffisante, comment
se signale le Neutre par-dessus la discrtion qui fait la difficult de sa dfinition, sur le plan de luvre
fictionnelle ?
22 Dula-MANOURY Daiana,Queneau, Perec, Butor, Blanchot, Eminences du rve en fiction, Paris,
LHarm (...)
24Les textes narratifs de Blanchot ne bnficient pas des gloires que lon accorde volontiers aux
commentaires critiques ; ils sont pourtant le reflet immdiat des principes rflexifs poss constamment par le
critique au fil de ses exgses. Profitons des repres que nous avons avancs ailleurs22, afin de consolider
les pouvoirs du Neutre sur la fiction et sur la narration. Cest encore la problmatique de la voix narrative qui
est en cause, cest elle qui est le truchement charg dassurer laccs la voie du Neutre, elle, dont le
principal signe de reconnaissance est linvisibilit.
25Et la critique littraire, la premire, se heurte lapparente absence de cohrence des uvres de fiction
de Blanchot ; cohrence qui est souhaite interne, cela va sans dire, mais la requte demeure fastidieuse
malgr tout. Le terrain narratif est constamment rendu meuble et le texte ne sactualise que par -coups
et via lcriture fragmentaire, en une rupture dfinitive avec le roman traditionnel. Des textes
comme Aminadab, Thomas lObscur, LAttente loubli, propulsent sur lavant-scne du principe fictionnel une
fragilit sans gale, les nombreuses tensions narratives jouant de la discontinuit. Nous sommes au cur
dune esthtique de ltrange indite, tant trange ce qui relve de lextravagance et de la singularit.
Lunivers fictionnel de Blanchot fourmille de doubles imaginaires, troubles au point que la recherche
identitaire devient le but de voyages vite mtamorphoss en errances. Comme dans le cas du rve,
lattribution du moi dans la fiction est problmatique puisque celui-ci est en ralit une fonction du il ,
signe incontestable de limpersonnel et de la lucidit tel quil imprgne lcriture.
26Dans Aminadab, cest principalement le double qui rend problmatique la question, dj complexe, de
lidentit et de lautre :
23 BLANCHOT Maurice,Aminadab, Paris, Gallimard, 1942, p. 154-155.
Elle regarda attentivement Thomas ; il eut limpression quelle lavait dabord confondu dans son souvenir
avec lui :
Ce message, reprit-elle, tait peut-tre destin votre compagnon [.].
Dom vous le rappelez-vous ? Ce surnom tait de votre invention Dom ntait pas employ [].
Quaurait-il donc t23 ?
27Quant lespace, il est en perptuelle mtamorphose, indiffrent au temps ainsi qu la logique classique
du texte, il isole le personnage tout en le fortifiant. Thomas est pris par une espce de dtermination sourde
et entirement involontaire, comme dans la dynamique irrmdiablement enclenche dune mcanique :
24 Ibid., p. 78-79.
Thomas se retourna et prit lhomme par le bras ; il voulait le retenir ; mais ils recommencrent de cheminer.
Nanmoins il prouva le besoin de lentendre encore. Il cria presque : Qui tes-vous ? en lui secouant
violemment le bras. Il entendit rsonner les chanes qui le liaient Dom. Ctait Dom quil avait auprs de lui.
Lhomme tait dj parti.
Lerreur lui parut inexplicable, mais il en fut mortifi. Il avait tout fait oubli que les chanes navaient pas
t rompues []. Quy avait-il au dehors ? tait-ce la nuit ? tait-ce la rue ? []. Lon tait dj perdu.
Thomas stendit alors le long de la balustrade, tira sur lui son manteau, et lnorme corps de Dom se pressa
frileusement contre le sien24.
25 Je restai allong, mettant toute ma force ne pas faire certains gestes, ne pas crire
certai (...)
28Mme approche de lirralit dans Le Trs-Haut, roman fortement allgorique par ses allusions bibliques,
qui connat deux versions, 1948 et 1975. Au-del du fait que lexigut spatiale oblige les doubles se
rapprocher de faon inquitante, voire dangereuse, la voix narrative se fait fantomale, menant une forte
superposition instancielle au cur de laquelle les apories syntaxiques deviennent incontournables ; les
visions changent sans cesse de protagoniste, le tout sur un arrire-plan aussi flou que fluide25. Le lecteur ne
sait jamais sil a affaire de lincroyable fantastique, si le gouvernail narratif semble la drive, abandonn,
ou si le mcanisme narratif est dfinitivement dtraqu.
29Dstabilisant encore le rcit la premire personne qui est celui de Au moment voulu. Le texte prtend
rcapituler les rapports supposs entre trois personnes : le narrateur et deux jeunes femmes, Claudia et

Judith. Ici, lobscurit va de pair avec une certaine prtention dclare de dbrouiller quelque secret, de
dfaire les nigmes, de pntrer le sombre ct des choses . La recherche identitaire et la volont
dabriter lautre se traduisent par des interrogations poignantes, obsessionnelles. Un incident important
semble stre produit, mais aucune tentative de le rapporter naboutit, aucun moment du livre. Cest
quelque chose qui ne cesse darriver, une sorte dintrigue sans nom qui reinte le narrateur, une vision
impossible localiser qui signifie une forme de neutralit :
26 BLANCHOT Maurice, Au moment voulu, Paris, Gallimard, 1951, p.152.
je sais quil ne sagit ni du proche, ni du lointain, ni dun vnement mappartenant, ni dune vrit capable de
parler, ce nest pas une scne, ni le commencement de quelque chose. Une image, mais vaine, un instant,
mais strile []26.
30Lillusion du je narratif est progressivement dfaite, lintention vocatrice choue, mais il demeure un
moi prominent, exacerb mme par loubli, mortifi par limpossibilit du rcit : je suis li, non pas une
histoire, mais au fait que, lhistoire risquant de me manquer de plus en plus, cette pauvret [] attire ce qui
me reste de vie dans un mouvement souvent embrouill dont je ne sais rien. (p. 156).
31Bien sr, il ny a dans cette esquisse des principes fictionnels de luvre de Blanchot que de modestes
allusions au Neutre, quil faudrait tenter de dduire par la force de nos propres intuitions lectorales et de
notre propre enthousiasme li ltrange. Il nous faut toutefois insister sur au moins une prudence prendre
afin de contourner les cueils mtamorphiques de luvre : lesthtique de ltrange de Blanchot doit tre
spare de ce que lon a pu appeler lindcidable de la narration, et exclure ainsi toute identification avec
le phnomne de dstabilisation du sujet accompli, phnomne qui est fondamentalement le fait du rcit
autobiographique.
32On laura remarqu, le parcours de dcouverte du Neutre nest pas des plus aiss. La pause prolifique,
dont il semble pratiquement linitiateur dexception, devient vite problmatique dans la mesure o elle engage
la voix plurielle et ltranget. Or, il nest pas question, avec le Neutre, dassister, impassibles, une sorte
dtalage inoffensif de bizarreries, sous prtexte que le texte (narratif, par exemple) ressemblerait du
fantastique, quil serait donc dnu de limites fictionnelles. Il est bien question denvisager le Neutre tel un
mcanisme dont certains rouages sarrtent rgulirement (la pause) uniquement pour permettre le relais
avec dautres rouages, dans une successivit obsdante mais innovatrice et heuristique. Le Neutre nest pas
uniquement ce troisime genre grammatical destin arbitrer les antinomies de tout discours, mais indique
le principe mme selon lequel absence-prsence, nuit-jour, souvenir-oubli, transparence-opacit, etc. ne
snoncent que par leur effacement.
33Et il faudrait, dans cette optique douverture sans clture aucune, envisager de considrer le Neutre par sa
dimension communicationnelle, large perspective qui a lavantage de maintenir sa prdtermination dans
linfini et dans linterminable. Il est, par exemple, la formule implicite qui sert la construction iconique. Ainsi
de la dualit dun tableau :
27 Le muse, lart et le temps , in BLANCHOT Maurice,LAmiti, op. cit., p. 47.
On ne saurait dire toutefois que le tableau soit tout entier dans ce qui est l la toile, les taches, le
frmissement devenu paisseur , car le tableau est tout entier dans cette assurance quil nest pas l et que
ce qui est l nest rien []. Si lon veut se rendre sensible, par une image, cette dimension que luvre
acquiert dans son rapport avec labsence, on peut considrer que le Muse, dans sa totalit imaginaire, est
cette absence ralise, ralisation qui suppose un certain accomplissement, celui prcisment que lui
donnerait lart moderne. Au sein de cette absence, les uvres sont en perptuelle dissolution et en perptuel
mouvement []27.
28 Cest quil ne voit pas seulement tout ce qui manque au franais (par exemple) pour rejoindre
te(...)
34Mme domaine et moyens correspondants dans le cas du processus de la traduction qui, ds que lon y
oriente des projecteurs analytiques, savre tre une forme singulire de neutralit. Singularit dabord du
traducteur, dont loriginalit est demble destine ne pas tre revendique. Situ, matriellement, au
carrefour dau moins deux langues, il est mentalement tabli dans la diffrence ; le traducteur na pas pour
mission de coordonner les ressemblances entre luvre traduite et luvre traduire pas de traduction
littraire possible, dans ce cas, indique Blanchot en se rfrant Walter Benjamin. Son dfi est autrement
imprgn de gravit, dans la mesure o il sagit pour lui dattribuer une identit nouvelle cette uvre issue
en ralit de deux langues trangres ; identit partir dune altrit , dit Blanchot, autrement dit
naissance de la vritable uvre de traduction aprs le ncessaire effacement des deux langues concernes
et considres toutes deux comme trangres28.

35La mobilit de luvre traduire, perptuellement en tat de diffrence (diffrence delle-mme avant tout
car en rapport avec une langue vivante), nous ramne la parole littraire. Ses forces gnriques sont
rendues possibles par la neutralit qui les fonde. Ses forces gnriques et contestatrices, prcisons-le avec
Blanchot, puisque quel que soit lobjet de la rcusation le pouvoir tabli, le langage formalis, elle-mme ,
la littrature conteste, rcuse, dment les limites. Sa force subversive vient donc de la flexibilit avec laquelle
elle dispose de son pouvoir de transgression. Il resterait la littrature se dfendre contre un danger
potentiel : celui dimposer lillimit comme limite, ce qui ne manquerait pas de lhypostasier, et donc de la
faire disparatre.
29 Ce sont des points de singularit [], ils ne cessent de schanger et, identiques, de
changer (...)
36Ainsi, la littrature serait-elle continuellement vaincue par elle-mme , vnement, en outre,
indispensable lacheminement de la culture. Mais ce pouvoir de destruction est loin dtre son privilge
constitutif ; source dinfini, le dtruire porte sa neutralit jusque dans le questionnement sur les
personnages. Hommes ? Femmes ? Ombres ? Lindiffrenciation quopre la parole neutre de la destruction
intresse diamtralement luvre littraire en ce que position et identit des instances, appeles
gnralement personnages , nexistent que pour en repousser les limites. Fixes, ils nont pourtant pas de
cesse de se mouvoir suivant des jalons identitaires astatiques, cest--dire dont ltat est lquilibre
indiffrent29. Dtruire revient alors envisager une sorte dacte damour, tellement linitiative est libratrice et
cratrice dimmensit vide, cest un mot non privatif, non positif, la parole neutre qui porte le dsir neutre ,
un murmure , non pas un terme unique, glorifi par son unit, mais un mot qui se multiplie dans un
espace rarfi (p. 133).
37On le voit, le Neutre est une modalit de pense absolue, irrductible en ce quelle est la rfrence de
lillimit, le perptuel retour sur soi, sur luvre, sur sa dcision, sur la parole qui y opre, sur ce qui lannule
et la dtourne. Effet dtranget garanti, mais leurre vident car crire dans ces conditions revient ne
sinstaller dans aucune certitude, ft-elle celle de linconnu.
38Donner la parole Blanchot pour clore et mnager ainsi un retour serein vers la pause prolifique :
30 Ibid., p. 251.
crire sous la pression du neutre : crire comme en direction de linconnu. Cela ne signifie pas dire
lindicible, raconter linnarrable, faire mmoire de limmmorable, mais prparer le langage une radicale et
discrte mutation, ainsi que nous pouvons le pressentir en nous rappelant cette proposition que je me
contenterai de rpter : linconnu comme neutre, quil soit, quil ne soit pas, ne saurait trouver l sa
dtermination, mais seulement en ceci que le rapport avec linconnu est un rapport que nouvre pas la
lumire, que ne ferme pas labsence de lumire rapport neutre ; ce qui veut dire que penser au neutre,
cest penser, cest--dire crire en se dtournant de tout visible et de tout invisible30.
NOTES
1 Nous ajoutons la majuscule.
2 Nous soulignons.
3 BLANCHOT Maurice, LEntretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p.106.
4 Ibid
5 Ibid., p. 107.
6 BLANCHOT Maurice, Rver, crire , in LAmiti, Paris, Gallimard, 1971, p. 169. Les commentaires de
Blanchot sachvent sur un parallle entre le rve et lcriture ; cette dernire emprunterait au premier la
vigilance du neutre qui le caractrise, cest--dire une sorte de lucidit au cur mme de la nuit,
synonyme du mouvement indompt de linspiration.
7 BLANCHOT Maurice, LAmiti, op. cit., p.164.
8 BLANCHOT Maurice, LEntretien infini, op. cit., 1969, p. 563-564.
9 Ibid., p. 564-565
10 Voir ou revoir, pour exemple, le parallle entre rve et rcit que Blanchot tablit au sujet de la recherche
narrative pratique par Jean Paulhan : Je suis prs de penser que Jean Paulhan na jamais crit que des
rcits ou toujours sous forme de rcit []. De l encore ce sentiment dune rvlation, comme dans le rve
o tout est manifeste sauf le dfaut qui permet le rve, lassure, fonctionne en lui et, ds quon prtend le
dcouvrir, le dissipe en reflet changeants. Si tout est rcit, tout serait alors rve chez Jean Paulhan jusquau
rveil par lobscurit, de mme que lcriture est de rve, un rve si exact, si prompt se rvler, dire le
mot de lnigme, quil ne cesse de rintroduire lnigme dans le rve et, partir de l, de
se rvler nigmatique , La facilit de mourir , in BLANCHOT Maurice, LAmiti, op. cit., p.173.
11 Ibid., p. 447-450.

12 Ibid., p. 237.
13 Ibid., p. 249.
14 Ibid., p. 447.
15 Ibid., p. 449.
16 Ibid., p. 450.
17 Rver, crire , op. cit., p. 169. Voir pour exemple, p. 168, Ainsi du rve .
18 Ibid., p. 146.
19 Il mest arriv de lcrire, non sans un grand excs de simplification : toute lhistoire de la philosophie
pourrait tre considre comme un effort pour domestiquer le neutre ou pour le rcuser [] ,
in BLANCHOT Maurice, LAmiti, op. cit., p. 249.
20 Ibid., p. 250.
21 BLANCHOT Maurice, LEntretien infini, op. cit., p. 447.
22 Dula-MANOURY Daiana, Queneau, Perec, Butor, Blanchot, Eminences du rve en fiction, Paris,
LHarmattan, 2004.
23 BLANCHOT Maurice, Aminadab, Paris, Gallimard, 1942, p. 154-155.
24 Ibid., p. 78-79.
25 Je restai allong, mettant toute ma force ne pas faire certains gestes, ne pas crire certains mots, et
personne ne sait quelle vie jai brle dans ce sommeil aux yeux ouverts. Je ne la regardais pas, elle ne me
regardait pas []. Aprs son dpart, ce dgot me pressa toujours plus fort. Comme sil avait flott
lgrement devant moi, mattirant prs du lavabo, puis brusquement changeant de route et mentranant
dans le corridor, me faisant ouvrir la porte, me conduisant dans lescalier prudemment, ponctuellement, la
manire dune complice []. Finalement, sur la question dune femme, je demandai boire []. Peu de
temps aprs, elle monta BLANCHOT Maurice, Le Trs-Haut, Gallimard, 1948 et 1975, p. 220.
26 BLANCHOT Maurice, Au moment voulu, Paris, Gallimard, 1951, p.152.
27 Le muse, lart et le temps , in BLANCHOT Maurice, LAmiti, op. cit., p. 47.
28 Cest quil ne voit pas seulement tout ce qui manque au franais (par exemple) pour rejoindre tel texte
tranger dominateur, mais cest quil possde dsormais ce langage franais sur un mode privatif et riche
cependant de cette privation quil lui faut combler par les ressources dune autre langue, elle-mme rendue
autre en luvre unique o elle se ressemble momentanment , Traduire ,
in BLANCHOT Maurice, LAmiti, op. cit., p. 72.
29 Ce sont des points de singularit [], ils ne cessent de schanger et, identiques, de changer ,
Dtruire , in BLANCHOT Maurice, LAmiti, op. cit., p. 133.
30 Ibid., p. 251.
AUTEUR
Daiana Manoury
Daiana MANOURY est Docteur s Lettres. Elle enseigne la Communication luniversit de Rouen. Membre
du Comit de lecture de la collection Rsonances de Maurice Blanchot (Presses universitaires de Paris
Ouest) et du CDHET (Communication et le Dveloppement des Hommes, des Entreprises et des Territoires,
universit du Havre), elle est lauteur notamment de lessai Queneau, Perec, Butor, Blanchot : Eminences du
rve en fiction, Paris, LHarmattan, 2004.
Quelques problmatiques abordes : la littrature et la communication corporelle ; le rve sous lclairage de
la communication interpersonnelle ; la culture visuelle et les nouvelles habitudes langagires ; lintime
comme partage ; la construction du roman autobiographique travers la mise en exergue du corps.
Le passif de mort ou lthique limpossible : sur Lcriture du dsastre
Bertrand Renaud
p. 259-277
TEXTE NOTES AUTEUR
TEXTE INTGRAL
1LCRITURE DU DSASTRE EST UN LIVRE trange et redoutable : redoutable en effet ds lors que sa lecture
expose une constellation de notions extnues, et que lon aurait tt fait de rapporter quelque obsession
morbide si lon ne pressentait, dans cette force dusure mme, lintensit folle, l-vif dune haute exigence.
1 Si le livre pouvait pour une premire fois vraiment dbuter, il aurait pour une dernire fois de (...)
2Usure si rigoureuse quaux premires pages dj steint presque tout souffle duvre, livre sans lan, qui
ne commence ni ne finit1, reprend sans poursuivre et nmerge du silence que pour mieux en marquer le
retour. Livre dont chaque fragment rendra sensible, dmultiplie ou mieuxrpte, lnigme dabord dun
mme arrt.

2 Ibid., p. 87.
3Arrt du sens sans doute, et avant mme que ne sindique une direction, arrt cependant qui nest point
dfaillance mais mouvement accompli dune dispersion. Mais arrt aussi qui marque comme une juridiction,
ce quoi la pense doit sarrter, le seuil o elle doit se renoncer comme pense, se dcouvrir habite du
mouvement infini qui la porte et quelle trahirait vouloir stablir en un lieu, avoir-lieu : alors, en retrait de
tout prsent delle-mme, la pense veille2 .
EXIGENCE SANS FOI NI LOI
3 Ibid., p. 74.
4 Ibid., p. 110.
4Cet il faut antrieur toute loi, il faut passif, us par la patience3 ,Lcriture du dsastre nest
certes pas le premier livre de Blanchot y faire droit ; mais sans conteste celui o il se tient au plus prs de
son nigme. La pense sy astreint penser ce qui toujours la dj contraint, dans une torsion extrme o
elle tente dapercevoir ses prmisses, dans une rtrovision qui sait davance quelle nvitera pas les angles
morts. La pense ne peut pas accueillir cela quelle porte en elle et qui la porte, sauf si elle loublie4.
5Quest-ce que cette exigence, et dabord quel est son champ ? On sait quelle reoit dans luvre de
Blanchot une pluralit de noms : exigence de lcriture , du fragmentaire , de la pense . Il est tout
fait clair que Lcriture du dsastre tablit en outre son quivalence la responsabilit . Faut-il prciser
thique ? Cest l que gt le nerf du problme, et lon va le voir, la raison qui fait du mourir presque
tout son contenu.
5 Le chapitre en question ne concerne cependant que lexigence de lcriture . On verra
cependant (...)
6 BECKETT Samuel,LInnommable, Paris, Les ditions de Minuit, 1953.
6Reprenons le dernier mouvement de LEntretien infini, Labsence de livre . Blanchot y mdite ce
paradoxe que toute exigence5, pense dans la radicalit quelle implique, se refuse comme telle la
prcession daucune Loi. En particulier lcriture nest jamais dabord situer par rapport un ordre de fins
pratiques quune Loi dfinirait. Cest le contraire : la Loi (linterdit et le permis) nest queffet dune instabilit,
de limpossibilit pour lcriture de se maintenir au niveau de sa pure extriorit . Extrieure tout, hors
tout , trangre tout pouvoir, lcriture ne saurait nanmoins se supporter longtemps en ltat. Toute
exigence est, delle-mme, extrme : pure, spare, ne rclamant rien quelle-mme, hrosme aveugle,
enttement discret et concentr. Linnommable, disait Beckett, qui lendure sans discontinuer pendant deux
cent treize pages6.
7Cet extrme de toute exigence empche quelle en reste son premier moment , mme sil ne sagit pas
ici de dialectique.
7 BLANCHOT Maurice,LEntretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. 632.
Ds que lextriorit de lcriture se relche, cest--dire accepte, lappel de la puissance orale, de
sinformer en langage en donnant lieu au livre discours crit , cette extriorit tend apparatre, au plus
haut niveau, extriorit de la Loi []. La Loi est lcriture mme qui a renonc lextriorit de lentre-dire
pour dsigner le lieu de linterdit7.
8 Ibid., p. 636 : Il est ncessaire de savoir que, ds que la loi a lieu (a trouv son lieu), tout (...)
9 Ibid., p. 636.
8Ce second moment advenu, il ne saurait nanmoins sagir de revenir en de. La Loi une fois formule, et
toute drive quelle soit des alas de lcriture, ne peut tre abolie sans ruiner lexigence initiale8. Pour
autant celle-ci nest pas dpasse : elle continue dinsister, dans un champ dsormais marqu dtre
celui dune chute : [] on ne peut remonter quen acceptant, incapable dy consentir, la chute9 .
10 Ibid., p. 636 : La Loi est le sommet, il nen est pas dautre.
9Ainsi sachve, ou presque, LEntretien infini. Lcriture du dsastre reprend prcisment en ce point :
lcriture dchue du monde sur lequel rgne la Loi, la chute de ltoile ou du sommet10 , le dsastre.
10Tchons dclaircir un peu le statut de cette exigence initiale qui ne se laisse justifier daucune Loi. Le
point dcisif est quaucun impratif ne saurait en tre formul. Lexigence initiale exige sans prciser quoi.
Autour delle se multiplient les paradoxes.
11Le moindre nest sans doute pas quelle est la lettre inapplicable, quon ne saurait laccomplir et qu
vivre sous sa pousse on renonce au prsent. Car comment sassurer en effet, en un prsent dtermin,
quon y a satisfait, si manque prcisment lavenir dont ce prsent est lavnement suppos ? Et lavenir
manque ncessairement une exigence qui ne prescrit rien quelle-mme.
12 Tu ne tueras point : il faut la prcession dune Loi pour quil y ait un prsent o lon ne tue pas. La Loi
prend date, scande le temps humain comme thique dans la seule mesure o elle se laisse formuler. Tu ne

tueras point : on entend bien que la loi nous attend au tournant, quelle voit dj la scne, le prsent de la
scne o elle attend dtre obie.
13Que lon suppose cependant ce commandement muet ou sous-entendu , et lon sapprochera peuttre de ce que Blanchot pense sous ce terme dexigence. Ne pas tuer, alors, serait bien satisfaire cette
parole touffe, mais aucun moment particulier : abstention passive, quun sujet ne mettrait pas son actif.
11 Ibid., p. 630.
14Encore lexigence dont parle Blanchot est-elle plus radicalement indtermine : rien ne prcde
lcriture11 , pas mme un murmure.
12 Ibid., p. 67-68 : [] maintenant nous comprenons que le dsir est prcisment ce rapport
limp (...)
15Blanchot nest sans doute pas le seul auteur avoir mdit ce paradoxe dune exigence informulable. Et si
lon se souvient que LEntretien infiniappelle encore dsir cette exigence (de l) impossible12, on ne
trouvera peut-tre pas ici dplacs les termes voisins dont Lacan en approche lnigme.
13 Lacan le donne entendre par une plaisanterie : La loi en effet commanderait-elle : Jouis,
que (...)
14 Mais nous nous arrtons l encore pour revenir au statut du dsir qui se prsente comme
autonome (...)
15 Ibid., p. 268. On ne prjuge bien sr pas ici de la justesse dun tel verdict, lequel nengage que (...)
16La thse fondamentale de sa fameuse dialectique du dsir est en effet presquidentique : le dsir est
inarticulable, dsir de rien de nommable et en cela irrductible aucun commandement : exigence, pousse
plutt13. Mais parce quil est lui aussi extrme, sans gard aucun au possible, il ne tarde non plus se
renoncer, et contracter une dette envers soi quil paiera en culpabilit : qui cde sur son dsir saccable
de son poids. Cest sur ce sol o il sest couch que srige alors la Loi qui fait mine de linterdire, inversant
lexigence premire en dfense14. Alors il nest plus dautre recours que la transgression et sa
rptition ; silencieusementcependant, car qui, tel Sade, y ajouterait discours ou trompette, ne ferait
quavouer sa dvotion la Loi, sy accrocherait plutt quil ne franchirait rellement sa limite15.
17Est-il une autre voie, de court-circuit par exemple, o la Loi serait pour ainsi dire coiffe au poteau o elle
nous cloue ordinairement ? Cela reste une question chez Lacan. Cen est une encore dans Lcriture du
dsastre, o Blanchot ne se tient pas quitte de louverture quen donne LEntretien infini.
16 BLANCHOT Maurice,Lcriture du dsastre, op. cit., p. 27.
17 Ibid., p. 25.
18Revenons sur la dimension temporelle de cette exigence et aggravons-en le paradoxe. Si elle ne se laisse
prcder daucune Loi ou si, celle-ci formule, elle na cesse de sy drober, continuant daffirmer contre elle
son extriorit, cest--dire aussi sa prcession, alors elle ne peut avoir commenc, pas plus quelle ne
saurait finir. En ce sens cest la trahir que de la dsigner comme initiale ou premire . Elle est de
toujours, lcriture est de toujours, au point quon peut douter quelle soit en dfaut delle-mme alors mme
que rien ne scrirait. Toujours l, et pourtant dans nul prsent assignable : lcriture vritable, celle qui
rpond de son exigence, commence quand la question nest plus dcrire ou de ne pas crire. crire
est videmment sans importance, il nimporte pas dcrire. Cest partir de l que le rapport lcriture se
dcide16. Quand crire, ne pas crire, cest sans importance, alors lcriture change quelle ait lieu ou
non ; cest lcriture du dsastre17.
18 Ibid., p. 108.
19Non seulement rien ne prcde lcriture , mais lcriture sest toujours dj prcde : pass
immmorial18 . Aussi bien cette exigence ne peut-elle jusquau bout saccomplir, prendre forme dfinitive
duvre ou de livre. Mais quoi ? Nest-elle quun fantme thorique, linerte ayant incub en pense ?
Blanchot rpond : il y a une nergie de ce qui na nulle , une intensit de ce qui nest pas en
acte. Larrt du temps, ce temps autre sans prsent est dnergie, trahit lintensit du dtour ; et cest cela
mme que Blanchot appelle le mourir .
20Que la mort nest proprement parler pas le terme de la vie, quelle est toujours dj passe plutt qu
venir, voil la dcouverte sur laquelle Blanchot entend fonder cette rvision de lthique quest Lcriture du
dsastre.
19 Ibid., p. 12.
20 BLANCHOT Maurice,LEntretien infini, op. cit., p. 59-60.
21Comment ? Progressons lentement. Le premier pas faire est sans doute de mesurer la radicalit dune
telle thse : la mort, toujours dj passe. Je ne sais comment jen suis venu l19 , dira Blanchot. On fera

lhypothse que lapprofondissement quil mne de la mditation heideggrienne sur la mort, ainsi que le
renversement quil finit par en oprer20, ny sont pour le moins pas trangers.
22Car que dit Heidegger ? Selon la formule clbre, que la mort est la possibilit de limpossibilit . Et
bien y rflchir, cest seulement si la mort est une possibilit quelle peut, dans le temps humain, tre situe
dans lavenir.
21 HEIDEGGER Martin, tre et Temps, Paris, Gallimard, Bibliothque de Philosophie , 1986, p. 187.
22 Ibid., p. 305.
23 Ibid.
23Sans doute ne peut-on disputer Heidegger que sil tait permis de la toiser de face, cest--dire
comme terme, le temps alors rendu sa vrit dintervalle, ft-il indtermin, en aurait comme dissuad la
puissance drosion. Si je puis ma mort, si elle est possibilit ponctuelle, alors toutes mes autres possibilits,
loin de seffriter dans cette marche la mort, y deviennent les cordes tendues de ma rsolution. Entendre,
dit Heidegger, [cest--dire lentente de mon tre en ses possibilits, et ces possibilits elles-mmes puisquil
nest pas chez Heidegger de facult dagir spare], est insparable de vibrer21 . Encore faut-il quelque
chose qui nous tende , et cest quoi pourvoit la mort, la mort qui nous accorde en notre pouvoir, pouvoir
elle-mme, indpassable22 , insigne23 .
24Reste que toute largumentation dHeidegger repose sur une hypothse implicite : que lon
puisse assigner la mort en un point recul de lavenir, mme sil demeure indtermin ; do elle ne remonte
pas jusquau prsent, sinon pour le tendre ; et prservant donc entre les deux, aussi infimes quon les
pense, un cart et une tension.
25Mais que lon refuse une telle assignation de la mort un point du temps, sa rduction une possibilit, et
il se peut que la perspective thique de lexistence soit radicalement change. Car le temps ne se
temporalise partir de lavenir, lexistence nest pouvoir-tre que si leur terme est situ dans un avenir sans
contact avec le prsent ; il y faut une certaine distance absolue. Absolue, ce nest pas dire infinie, ni mme
assure dune grandeur quelconque : seulement que le terme est exclu du temps, ou ce qui revient au
mme, rduit une possibilit htrogne toutes les autres.
24 BLANCHOT Maurice,LEntretien infini, op. cit., p. 64.
26Lexistence lexigence ne sentend partir de la possibilit quaussi longtemps quon na pas
commenc de mourir et que la mort est sans agonie, cest--dire de ce bord o mourir, cest, perdant le
temps o lon peut encore prendre fin, sengager dans le prsent infini de la mort impossible mourir, ayant
aussi perdu la mort comme terme24 .
25 HEIDEGGER Martin, tre et temps, op. cit., p. 304.
26 Ibid., p. 313.
27Heidegger a beau dire que la mort est imminence25 , chaque instant possible26 , reste quelle
demeure chez lui absolument devant.
27 BLANCHOT Maurice,LEntretien infini, op. cit., p. 64.
28Mais nest-il pas une manire diffrente de penser cette imminence ? Une mort non seulement rdeuse,
indiscrte, mais remontant de cet aval et troublant ainsi jusquau cours du temps ? Une mort de hantise plus
que dvnement ? Blanchot lcrit ds LEntretien infini, ce temps autre quest celui de l exigence , temps
darrt et de dtour, temps priv de commencement et de scansion, na dautre origine que cette mort
inassignable ou scelle : cest de cette mme source [la mort], cette fois originellement scelle, et se
refusant toute ressource, que limpossibilit est originaire27 .
28 CHAR Ren, Lenteur de lavenir , in uvres compltes, Paris, Gallimard, Bibliothque de
la (...)
29Il y a l comme un carrefour de la pense dont Ren Char, ici plus proche de Heidegger mais faisant droit
aussi au soupon de Blanchot, aide nous aviser : La mort dans la vie, cest inalliable, cest rpugnant ; la
mort avec la mort, cest approchable, un ventre peureux y rampe sans trembler28.
29 BLANCHOT Maurice,LEntretien infini, op. cit., p. 62-64. Paradoxale en effet si lon savise qu (...)
30Suffit-il de dire cependant que la mort remonte de cet avenir spar o Heidegger la maintenait ? Que
flottante, elle menace et rend prcaire tout prsent ? Blanchot va en ralit beaucoup plus loin. Car linstance
de mort quivaut un pass. Larrt du temps que provoque la mort scelle , son dtour et sa privation de
prsent ne peuvent eux-mmes tre penss comme un vnement qui adviendrait au prsent. Si le temps
peut sarrter et dissoudre tout prsent comme toute prsence et cela la phnomnologie paradoxale de la
souffrance latteste29 cest quil sest, dune certaine manire, toujours dj arrt.
30 BLANCHOT Maurice,Lcriture du dsastre, op. cit., p. 108.

Mourir veut dire : mort, tu les dj, dans un pass immmorial, dune mort qui ne fut pas la tienne, que tu
nas donc ni connue ni vcue, mais sous la menace de laquelle tu te crois appel vivre, lattendant
dsormais de lavenir, construisant un avenir pour la rendre enfin possible, comme quelque chose qui aura
lieu et appartiendra lexprience30.
31Construction et perspective qui, faut-il ajouter, sont pour Blanchot parfaitement illusoires, encore que sans
doute invitables, comme formes de rsistance cette responsabilit quoi quivaut pour finir ce mourir .
32On verra plus bas le dtail et la raison de cette quivalence, mais on peut dores et dj en pressentir
quelque chose : seul le temps autre du mourir, dtre dtourn du possible, sabstient envers autrui de
tout pouvoir.
33Et le tranchant de cette responsabilit sera justement quon ne peut rpondre et dautrui quen se livrant
au mourir quil ravive.
34Il semble cet gard que Blanchot radicalise lorientation de Lvinas en ces questions : linvestigation sur
le sens de la relation thique conduit ce haut paradoxe quelle soppose peut-tre toute reprise active de
son exigence sous la forme dune thique constitue par exemple comme corps de rgles pratiques.
35 Philippe Nemo qui lui demande dans thique et infini : Est-ce partir de cette exprience thique [du
visage] que vous construisez une thique ? Car ensuite, lthique est faite de rgles ; il faut tablir ces
rgles ? , Lvinas rpond fermement :
31 LVINAS Emmanuel,thique et infini. Dialogues avec Philippe Nemo, Paris, Librairie Arthme
Faya (...)
Ma tche ne consiste pas construire lthique ; jessaie seulement den chercher le sens. [] On peut sans
doute construire une thique en fonction de ce que je viens de dire, mais ce nest pas l mon thme
propre31.
32 BLANCHOT Maurice,Lcriture du dsastre, op. cit., p. 54.
33 Ibid., p. 183.
36Mais Blanchot ne se contente ici pas dune simple rserve. Prcisment parce que la responsabilit pour
autrui mincombe, quelle mchoit sans exprimer mon pou-voir-tre, en marquant plutt la cessation ou la
ruine, lthique relve du strict impossible. Dtre responsable dautrui et pourautrui, davoir rpondre de
lui et pour lui, je nen puis pas pour autant la rponse que je lui dois. Ne pas rpondre ou ne pas recevoir
de rponse est la rgle32. Le moi responsable dautrui [est] responsable de celui qui il ne peut donner
de rponse33.
37Ou plutt, selon un paradoxe qui joue des deux sens, logique et politique, du concept de pouvoir : je
ne lui rponds, je ne lui ai dj rpondu que de l o sest depuis toujours abm mon pouvoir. La
responsabilit rpond dautrui en mettant hors-jeu le moi qui voudrait sen arroger lexercice.
38Est-ce dire quune instance impersonnelle prenne en moi la relve dun moi inapte toute
responsabilit sur le modle, par exemple, de la raison pure pratique de Kant, capable loccasion de
dterminer et sans gard pour moi , ma volont ? Non pas, et cest penser une responsabilit pour un
sujet qua cess de dfinir une doctrine des facultsque semploient les notions entrecroises de passivit,
de patience, et surtout de mourir.
39La responsabilit nest pas dun autre ordre que ce que Kant appelait les dterminations pathologiques de
la volont, et que recouvre ce que Blanchot nomme le moi . Elle en reprsente plutt lenvers, la ruine
toujours dj luvre sous linstigation de lAutre. Cest dune investigation sur lAutre comme hantise
intime, usure ou mourir du moi, que sclairera lobligation envers autrui.
40Cest pourquoi le terme mme d thique nest voqu que pour tre repouss, et son commandement
rput simulacre, dvoiement dune (autre) exigence plus rigoureuse dtre strictement passive.
34 Ibid., p. 49.
Dclar responsable du mourir (de tout mourir), je ne puis en appeler nulle thique, nulle exprience, nulle
pratique, quelle quelle soit sauf celle dun contre-vivre, cest--dire dune non-pratique, cest--dire (peuttre) dune parole dcriture34.
41Cette responsabilit passive ou impuissante a de quoi troubler. Mais elle a cet effet mritoire de mettre en
question la valeur et le sens de lthique, ou plutt le rle quautrui est amen y jouer si lon y
pense lAutrecomme un autre moi dont la rencontre ne remet pas en cause lidentit soi. Par quoi savre
quil ny a pas dthique qui ne soit simultanment la mise en chantier dune pense de lAutre, au sens
logique voire ontologique que ce terme peut avoir que lon pense au Sophiste de Platon ou luvre de
Lacan.
35 Ibid., p. 70.

42Lthique dont on se satisfait dordinaire ne consiste-t-elle pas en effet faire une part lautre dans
lexistence du sujet ? Nest-elle pas souvent le lieu auquel la pense voudrait, comme la mort, lassigner afin
quil nen dborde pas et que lon puisse, partout ailleurs, maintenir contre lui les prrogatives du pouvoir ? Et
si lAutre tait de nature nhabiter nulle part, hte oblig de la moindre pense comme de lacte en
apparence le plus ferm ? Lthique ne se dsignerait-elle pas alors une certaine tendance le refouler l o
il oblige le moins, rcuser ce quautrui a toujours dimprvisiblement autre ? Une telle tendance nestelle pas au moins sensible quand, sous le nom d thique des diffrences , une certaine pense
journalistique tmoigne quon en a toujours dj dispos et dcid de prfrence sur le modle du mme ?
Lautre est toujours autrui, et autrui est toujours son autre35.
36 Pouvoir = chef de groupe, il drive du dominateur. Macht, cest le moyen, la machine, le
fonctio(...)
37 BLANCHOT Maurice,Lcriture du dsastre, op. cit., p. 71.
43Il semble que Blanchot souponne dans toute thique, de par sa rfrence oblige une puissance dagir,
la prsence dissimule dune certaine oppression. Parce que lthique envisage le possible auprs dautrui,
et donc aussi autrui comme relevant du possible, Blanchot craint quelle ne soit une manire den disposer. Il
y a de la domination dans toutepossibilit humaine36, laquelle na jamais la neutralit quaimerait lui
confrer, par exemple, lexpression heideggrienne de pouvoir-tre . Cest en ce sens que lthique
vritable doit tre au rgime de limpossible ; et qu son tour ce rgime la ruine ou du moins la dtourne,
puisquil lexile dans lcriture . Encore faut-il ici rappeler que lcriture ne dsigne pas chez Blanchot
luvre crite mais plutt limpossible qui la dtourne de son pouvoir et lempche de saccomplir, cela qui se
marque, en marge ou au-dehors, dtre absent, sens absent37 ; et ajouter que le livre nest pas le salut
de lthique, ntant son lieu lu que pour travailler, par linterruption, par la fragmentation, faire clater
tout lieu. crire : largir lAutre de tout lieu.
44 ce stade nanmoins le mourir nest assur que dune simple convenance avec la responsabilit envers
autrui. Dans quelle mesure ce trait du temps est pourtant davantage, la marque et la brlure (lexigence)
dune dette devenue obligation, cest ce qui va sclairer dune discussion contradictoire avec Winnicott.
MORT IMMMORIALE ET AGONIES PRIMITIVES
38 WINNICOTT D.W., Fear of Breakdown , in Nouvelle revue de psychanalyse, n 11, Printemps
1975, p (...)
39 Ibid., p. 38.
45En 1975, parat en effet larticle posthume du psychanalyste, Fear of Breakdown38 , auquel tel
fragment de lcriture du dsastre se rfre manifestement, et o Winnicott soutient une thse susceptible
de rduire rien la porte thique du mourir : tout sujet subit, lore de la vie, des alas de dveloppement
assimilables des agonies , et ce avant mme que ne soit constitu le moi qui pourrait les prouver ;
do rsulte quelles sont impensables39 et impossibles remmorer, et que le sujet exprime ce passif
contract avec la mort sous la forme dune crainte dun effondrement venir. Rien l cependant, pour
Winnicott, qui excde la sphre du propre et de son dveloppement, si ce nest par la rfrence discrte aux
carences ventuelles de lenvironnement facilitant . Or cest prcisment ce que ne lui accorde pas
Blanchot.
40 BLANCHOT Maurice,Lcriture du dsastre, op. cit., p. 109.
Cette mort incertaine, toujours antrieure, attestation dun pass sans prsent, nest jamais individuelle [] :
hors tout, hors temps, elle ne saurait tre explique, ainsi que le pense Winnicott, seulement par les
vicissitudes propres la premire enfance, lorsque lenfant, encore priv de moi, subit des tats
bouleversants (les agonies primitives) quil ne peut connatre puisquil nexiste pas encore, qui se
produiraient donc sans avoir lieu, ce qui conduit plus tard ladulte, dans un souvenir sans souvenir, par son
moi fissur, les attendre (soit pour les dsirer, soit pour les redouter) de sa vie qui sachve ou seffondre.
Ou plutt ce nest quune explication, du reste impressionnante, une application fictive destine
individualiser ce qui ne saurait ltre ou encore fournir une reprsentation de lirreprsentable, laisser
croire quon pourra, laide du transfert, fixer dans le prsent dun souvenir (cest--dire dans une
exprience actuelle) la passivit de linconnu immmorial40.
41 WINNICOTT D.W., La crainte de leffondrement ,op. cit., p. 39-40 : Il faut que le patient s (...)
46Ce quil y a de frappant dans ce texte comme chaque fois que Blanchot recourt la psychanalyse, cest
que sa critique semble navoir dautre dessein que daccentuer la logique profonde des thses quil soumet
discussion. Car Winnicott ne dit en effet pas, la lettre, que lenfant fasse lexprience de sa mort ; pas plus
quun souvenir puisse mettre ce passif de mort lactif du sujet : il sagit plutt de convaincre le patient
que la mort nest jamais devant mais derrire, et comme un sas ncessaire son dification

subjective41. Quant au transfert quvoque effectivement Winnicott, il est dun genre indit puisque distinct
de toute anamnse : sorte de greffe dexprience mortelle, qui se produit lorsque lanalyste dfaille ,
cest--dire oblige le patient se passer de tout appui, et ainsi comprendre, plutt qu se remmorer, quil
a dj travers des expriences similaires.
42 WINNICOTT D.W., Jeu et ralit, Paris, Gallimard, 1975, p. 112.
47Ces agonies primitives sont en effet le rsultat dune toute premire raction aux dfaillances
dun passif dtre premier et auquel le soi, avant mme dtre , est livr. Le soi ne peut sdifier que sur
un sentiment de ltre. Ce sentiment est quelque chose dantrieur tre-un-avec, parce quil ny a encore
rien dautre que lidentit42.
43 Ibid., p. 118.
44 MALDINEY Henri, Penser lhomme et la folie, Grenoble, Jrme Millon, Krisis , 2007, p. 301.
48Ce sentiment dtre nest lui-mme rien dautre que lindistinction vitale de lenfant avec sa mre. Dans
cette absolue dpendance o il est, lendroit de lapport maternel, dune qualit particulire, nous pouvons
chercher lexprience de la toute-puissance qui est la base essentielle de lexprience de ltre43. Encore
faut-il prciser, comme le fait Henry Maldiney commentant ce passage, quil sagit l dune toute-puissance
passive qui nagit ni sur ni contre rien44 .
45 WINNICOTT D.W., Jeu et ralit, op. cit., p. 112.
49Mais ce passif dtre nest dj pas chez Winnicott exempt dune rfrence lAutre. Il se spcifie encore
dtre celui dune dette, celle des gnrations entre elles. On verra dans un instant combien Blanchot est
proche dune telle position. Ce qui est en jeu [dans lexprience de ltre], poursuit Winnicott, cest une
continuit relle de gnrations, savoir ce qui est transmis dune gnration lautre [] au nouveaun45 .
46 MALDINEY Henri, Penser lhomme et la folie, op. cit., p. 301.
50Lexprience premire de ltre nest donc dabord pas celle dun tre propre, pas davantage celle dune
facticit quil me faudrait assumer en en faisant ma propre possibilit, mais plutt celle dun fond dtre
anonyme et gnrique, radicalement impropre car dtenu par personne46, un passif insolvable en vertu ou
disgrce duquel je demeurerai jamais, au moins pour une part, dans le voisinage ou lindistinction mortelle
dautrui.
51Les agonies primitives sont les alas de la lutte du soi pour sdifier contre ce passif dtre, les formes de
cette bance qui souvre lenfant quand il commence de sen distinguer.
47 Le l tant entendre double sens, comme article dfini et comme pronom de tre soi .
48 BLANCHOT Maurice,Lcriture du dsastre, op. cit., p. 112.
49 Ibid., p. 110-115.
52Pour tre soi il a dabord fallu renoncer ltre47. Lagonie primitive, la mort immmoriale : trace du
mouvement de la ngation par quoi souvre le possible humain mais qui ne se produit pas sans reste ; mort
sans phrases , hors concept48 et dont la dialectique ne capte, sous forme de ngativit, quune partie
de lintensit49.
50 Ltre est cette fois entendre en un sens plus philosophique.
51 BLANCHOT Maurice,LEntretien infini, op. cit., p. 67.
53Pour tre soi il a dabord fallu renoncer ltre50. Cest tout ltre ou ltre tout court quun soi doit
mourir. Le soi garde jamais la trace de cette expulsion hors du tout, est vou au hors-tout soit lespace
mme du dsastre. Il faut reconnatre dans la possibilit le pouvoir souverain de nier ltre : lhomme,
chaque fois quil est partir de la possibilit, est ltre sans ltre. Le combat pour la possibilit est le combat
contre ltre51 .
54Rien ne garantit cependant que la pense ait la possibilit et le soi pour demeure, et cest le vertige
de Lcriture du dsastre que de lappeler provenir de cet en de du possible, de ramener la dialectique
cette inertie premire qui la porte et qui est cela mme quelle ne saurait dpasser.
52 BLANCHOT Maurice,Lcriture du dsastre, op. cit., p. 57.
53 Ibid., p. 12.
55Quil y ait une puissance pensante de linerte, une prolixit de la pause , comme Daiana Manoury nous
en a propos ici la formule, est peut-tre lune des questions les plus pressantes que nous pose Blanchot,
laquelle nous initie aussi ses rcits. Non pas pense passive, mais jen appellerais un passif de pense,
un toujours dj pass de la pense, ce qui, dans la pense, ne saurait se rendre prsent, entrer en
prsence, encore moins se laisser reprsenter52. Penser, ce serait nommer (appeler) le dsastre comme
arrire-pense53.

56Notre intention nest pourtant pas de prsenter Blanchot comme un pigone de Winnicott seulement un
peu plus port sur la bouteille de la mtaphysique.
DUNE MORT, LAUTRE
57En un mouvement dune originalit inoue, Blanchot va en effet articuler cette analyse des voies mortelles
de lexistence la responsabilit pour autrui telle que la pense Lvinas. Rappelons comment,
dans Lcriture du dsastre, Blanchot en reformule les termes :
54 Ibid., p. 35.
Dans la patience de la passivit je suis celui que nimporte qui peut remplacer, le non-indispensable par
dfinition et qui toutefois ne peut se dispenser de rpondre par et pour ce quil nest pas : une singularit
demprunt et de rencontre []. LAutre, sil a recours a moi, cest comme quelquun qui nest pas moi, le
premier venu ou le dernier des hommes, en rien lunique que je voudrais tre ; cest en cela quil massigne
la passivit, sadressant en moi au mourir mme.
(La responsabilit dont je suis charg nest pas la mienne et fait que je ne suis pas moi.)54
58Limportant est pourtant de remarquer ceci : si Blanchot en des formulations extrmement proches ,
semble aboutir aux mmes conclusions que Lvinas, cest nanmoins, et pour les plus fortes raisons, par de
tout autres voies.
59Ds LEntretien infini et le chapitre V o les deux interlocuteurs discutent la thse de Lvinas sur lAutre
comme Trs-Haut , Blanchot tmoigne en effet dune rticence lgard de ce qui en apparat pourtant
comme la clef de vote : savoir le tu ne tueras point cens maner du Visage, interdit qui ne sadresse
en moi rien qui ressorte une identit pralable, me constituant comme son rpondant anonyme.
55 Naturellement la proposition nest admissible que si on lui ajoute sa rciproque : lcriture, for (...)
60Or de cet interdit Blanchot entend faire lconomie et lui substituer lexigence passive dont il a dj t
question. La responsabilit blanchotienne, forme de lexigence dcrire55, ne peut tre quantrieure toute
Loi.
61Mais comment justifier alors quautrui, mon corps dfendant, me chargedune responsabilit qui va
jusqu exiger la dposition de mon identit et de mon pouvoir ? Comment, si ce nest pas par un ordre ?
Do vient quautrui moblige, et moblige infiniment, si ce nest au titre daucune autorit ni la sienne, si
celle dun Tiers dont la transcendance transparatrait travers le Visage ? Serait-ce quil est mon ennemi ?
56 LVINAS Emmanuel,thique et infini, op. cit., p. 95.
57 BLANCHOT Maurice,Lcriture du dsastre, op. cit., p. 40.
Si Autrui nest pas mon ennemi [], comment peut-il devenir celui qui marrache mon identit et dont la
pression en quelque sorte de position celle du prochain me blesse, me fatigue, me poursuit en me
tourmentant de telle sorte que moi sans moi je devienne responsable de ce tourment [cest l lcho de la
fameuse thse de Lvinas selon laquelle je suis responsable des perscutions que je subis56 ], de cette
lassitude qui me destitue, la responsabilit tant lextrme du subissement : ce de quoi il me faut rpondre,
alors que je suis sans rponse et que je suis sans moi, sauf demprunt et de simulacre57.
62Mais cest vers une tout autre rponse que le texte bientt soriente : cest parce que je tire origine dun
passif dtre, parce que jai t n par un autre, que je suis rendu passible dautrui en sa douleur. Ma
condition premire nest pas, comme limpliquait encore le schma winnicottien dun dveloppement aux
stades dtermins davance, celle dun propre qui doit sefforcer dadvenir ; mais au contraire celle
dune crature dont la dette originelle len dtourne ds labord et jamais.
58 Ibid., p. 41. Nous soulignons.
La responsabilit, ce serait la culpabilit innocente, le coup depuis toujours reu qui me rend dautant plus
sensible tous les coups. Cest le traumatisme de la cration ou de la naissance. Si la crature est celui
qui doit sa situation la faveur de lautre , je suis cr responsable, dune responsabilit antrieure ma
naissance, comme elle est extrieure mon consentement, ma libert, n, par une faveur qui se trouve
tre une prdestination, au malheur dautrui, qui est le malheur de tous58.
63Quels coups ? Ceux que je reois dautrui, ou ceux quil reoit lui-mme ? Mais cest oublier quen ce lieu
du passif dtre que ravive la proximit dautrui, ltre prcisment nest pas plus le mien quil nest celui
dautrui.
64Encore faut-il distinguer soigneusement cette proximit de l tre-avec heideggrien : car ce serait
indment y restaurer la possibilit et avec elle le pouvoir. La communication des morts est pour Blanchot
sans communaut, la responsabilit sans coprsence, le temps sans partage.
65Cest que le coup reu au signe de labsolu dnuement se produit seulement dans ce temps de
lagonie primitive dont il provoque le retour sans prsent. Et inversement je naccde la mort dautrui quen
mabmant dans celle dont mon corps porte la marque sans souvenir. Non pas le bleu du ciel et le pont quil

fait entre les tres ; mais un cho sans rciprocit des bleus que laisse la naissance et que prennise la
condition de crature.
66Si bien que la responsabilit laquelle mengage la rencontre dautrui ne moblige rien qui tienne sa
situation prsente ou son dnuement propre . La responsabilit est moins pour cet autre qui meurt ou
va mourir que pour le mourir , pour tout mourir .
67Cest l lextrme de lexigence thique selon Blanchot. Cen est peut-tre, aussi, la limite disons du
moins la trs forte singularit.
68On sen apercevra si on la confronte avec celle de Lvinas. Car la responsabilit chez celui-ci samarre
moins au mourir quelconque qu la mort soudain pressentie comme menace sur tel autre, et qui me regarde
alors par ses yeux. Il semble bien que le prochain soit chez Lvinas indiscernable de lavenir que je peux
partager avec lui. Et cest de ce futur strict que la responsabilit reoit chez lui finalement sa marque : celle
depouvoir, ce futur, le retarder par un sacrifice, que je my dcide ou non.
59 Cest l le titre auquel Lvinas avait dabord song pour sa confrence intitule Mourir
pour (...)
69Or ce partage de la mort qui peut aller jusqu la substitution, ce mourir ensemble59 est prcisment
ce que ne partage pas Blanchot
70Au point quon peut dire que Blanchot tient le milieu intenable des positions heideggriennes et
lvinassiennes, recueillant linconfort des deux : la mort nest pas la mienne, matteint toujours comme celle
dun autre et ce titre men prive, mais pour autant Nul ne saurait dcharger lautre de son trpas et il
reste chacun de le prendre chaque fois lui-mme sur soi , selon les formules clbres du 47 dtre et
temps.
60 Il sagit l bien videmment dune affirmation contestable. On ne la maintient ici que pour
stimul (...)
71La formule blanchotienne serait ainsi : Mourir seul dune mort qui nest pas la mienne, ou encore : Mourir
de la mort dun autre sans quil en soit allg. L thique blanchotienne nest sans doute pas une
transaction : la limite, une exigence de la pense, la pense mme comme exigence60.
UNE OU PLUSIEURS PASSIBILITS ?
72La force de Lcriture du dsastre est sans doute de souligner ce que les philosophies transcendantales,
celle dHusserl et jusqu un certain point celle dHeidegger, peuvent avoir dinsatisfaisant quant au rapport
autrui. Lhomme est passible dautrui, la signification dautrui ne se laisse pas constituer depuis la sphre du
propre, quon la pense comme celle de la conscience ou dun pouvoir-tre : peut-tre faut-il tenir ce pas
gagn ?
73Il est pourtant loisible dinterroger sil est dautres formes de passibilit , engageant autre chose qu
la rptition infinie du mourir.
61 MALDINEY Henri, De la transpassibilit , in Penser lhomme et la folie, op. cit.
74Pour en donner ici une simple indication, on peut rappeler la voie quemprunte Henri Maldiney, notamment
dans un article intitul De la transpassibilit61.
62 BLANCHOT Maurice,LEntretien infini, op. cit., p. 63 : un autre temps le temps comme autre, (...)
75La transpassibilit dsigne elle aussi une passibilit autrui, et un tournant par lequel un sujet bascule
dans un temps autre. Encore pour Maldiney ny disparat-il pas. Laltration du temps quun sujet subit dans
la rencontre dautrui ne se confond pas avec une d-propriation ou une absence62 . Il est au pouvoir dun
sujet de faire sien le temps autre en laccueillant par sa propre transformation.
63 MALDINEY Henri, Penser lhomme et la folie, op. cit., p. 306.
La rencontre avec lautre, si elle est vraiment rencontre, ne se laisse pas ramener un cas particulier du
rapport autrui lintrieur du monde. [] elle est fondamentalement atypique. Lautre est toujours nouveau
et nouveau lvnement. Une rencontre est justifier non pas en la rendant possible, mais en la rendant
relle. Il sagit daccomplir la transformation quen ouvrant un autre monde elle appelle, et dont la surprise de
lvnement est le moment avertisseur63.
76Aussi bien cet accueil nest-il pas congruent une responsabilit.
64 Ibid., p. 306.
La transpassibilit consiste ntre passible de rien qui puisse se faire annoncer comme rel ou possible.
Elle est une ouverture sans dessein ni dessin, ce dont nous ne sommes pas a priori passibles. Elle est le
contraire du souci. La rose est sans pourquoi, elle fleurit parce quelle fleurit, na souci delle-mme Elle
existe pour rien. Pour le rien qui la libre de toute attache pralable ltant et qui signifie en elle que son
existence est originaire. La transpassibilit sans souci implique linsouciance qui est le contraire de lesprit de
poids, le contraire duSchwermut qui tend vers le fond dans un rapport obscur []64.

77La transpassibilit, passibilit sans trauma, passibilit de limprvisible et de lavenir, chappe de ce fait
lalternative du propre et de limpropre, du pouvoir et du non-pouvoir.
65 BLANCHOT Maurice,Lcriture du dsastre, op. cit., p. 108. Blanchot souligne.
78Lvnement qui la concrtise nest sans doute pas de ce monde, ou plutt dun monde qui nest pas
encore, et cest ce hiatus que viserait encore Blanchot quand il crit que la mort immmoriale appelle
sexcepter de lordre cosmique65 . Mais rien nexclut a priori qu rpondre cet appel la faille en laquelle le
monde sengloutit ne finisse par se rsorber et quun monde renouvel ne se restaure. Rien noblige ce
que lintervalle, lentre-deux, le hiatus, demeurent leur bance.
79On voit ainsi qu cette passibilit qua pense Blanchot comme passif de mort, il est dautres destins
possibles que la responsabilit et son dsastre. Nest-ce pas ce quil arrive Blanchot lui-mme denvisager,
par exemple dans ce chapitre de LEntretien infini au titre joyeux, Le demain joueur ?
80L, sur le modle de la rencontre surraliste, lautre y est donn, si non comme la chance dune relle
transformation, du moins comme louverture dun entre-deux qui na pas limmobilit du dsastre.
81L l autre temps se ressent peut-tre de ce que lappel et la possibilit de lamour le disputent encore
lexigence thique de lamiti.
82Mais Blanchot prcisait cependant que la rencontre demeure sans venue : il y a l un choix faire, et
comme une croise des chemins.
83On sy garerait vite cependant, oublier lextrme rigueur avec laquelle Blanchot nous y oriente.
NOTES
1 Si le livre pouvait pour une premire fois vraiment dbuter, il aurait pour une dernire fois depuis
longtemps pris fin (BLANCHOT Maurice, Lcriture du dsastre, Paris, Gallimard, 1980, p. 62).
2 Ibid., p. 87.
3 Ibid., p. 74.
4 Ibid., p. 110.
5 Le chapitre en question ne concerne cependant que lexigence de lcriture . On verra cependant que le
raisonnement vaut pour toute exigence, par exemple celle du dsir.
6 BECKETT Samuel, LInnommable, Paris, Les ditions de Minuit, 1953.
7 BLANCHOT Maurice, LEntretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. 632.
8 Ibid., p. 636 : Il est ncessaire de savoir que, ds que la loi a lieu (a trouv son lieu), tout change, et cest
lextriorit dite initiale qui, au nom de la loi dsormais impossible dnoncer, se donne pour la lchet
mme, la neutralit inexigeante, de mme que lcriture hors loi, hors livre, ne semble alors rien de plus que
le retour une spontanit sans rgles, un automatisme dignorance, un mouvement dirresponsabilit, un
jeu immoral. Nous soulignons.
9 Ibid., p. 636.
10 Ibid., p. 636 : La Loi est le sommet, il nen est pas dautre.
11 Ibid., p. 630.
12 Ibid., p. 67-68 : [] maintenant nous comprenons que le dsir est prcisment ce rapport
limpossibilit .
13 Lacan le donne entendre par une plaisanterie : La loi en effet commanderait-elle : Jouis, que le sujet
ne pourrait y rpondre que par un : Jous, o la jouissance ne serait plus que sous-entendue
(LACAN Jacques, crits 2,Paris, ditions du Seuil, 1999, p. 302).
14 Mais nous nous arrtons l encore pour revenir au statut du dsir qui se prsente comme autonome par
rapport cette mdiation de la Loi, pour la raison que cest du dsir quelle sorigine (ibid., p. 294). Le
dsir, ce qui sappelle le dsir suffit faire que la vie nait pas de sens faire un lche. Et quand la loi est
vraiment l, le dsir ne tient pas, mais cest pour la raison que la loi et le dsir refoul sont une seule et
mme chose, cest mme ce que Freud a dcouvert (ibid., p. 261).
15 Ibid., p. 268. On ne prjuge bien sr pas ici de la justesse dun tel verdict, lequel nengage que Lacan
mais claire fort bien sa position.
16 BLANCHOT Maurice, Lcriture du dsastre, op. cit., p. 27.
17 Ibid., p. 25.
18 Ibid., p. 108.
19 Ibid., p. 12.
20 BLANCHOT Maurice, LEntretien infini, op. cit., p. 59-60.
21 HEIDEGGER Martin, tre et Temps, Paris, Gallimard, Bibliothque de Philosophie , 1986, p. 187.
22 Ibid., p. 305.
23 Ibid.

24 BLANCHOT Maurice, LEntretien infini, op. cit., p. 64.


25 HEIDEGGER Martin, tre et temps, op. cit., p. 304.
26 Ibid., p. 313.
27 BLANCHOT Maurice, LEntretien infini, op. cit., p. 64.
28 CHAR Ren, Lenteur de lavenir , in uvres compltes, Paris, Gallimard, Bibliothque de la
Pliade , 1995, p. 435.
29 BLANCHOT Maurice, LEntretien infini, op. cit., p. 62-64. Paradoxale en effet si lon savise que lexprience
dcrite est celle dune annulation de tout pouvoir, y compris celui de souffrir.
30 BLANCHOT Maurice, Lcriture du dsastre, op. cit., p. 108.
31 LVINAS Emmanuel, thique et infini. Dialogues avec Philippe Nemo, Paris, Librairie Arthme Fayard et
Radio-France, Biblio/Essais , 1982, p. 84-85.
32 BLANCHOT Maurice, Lcriture du dsastre, op. cit., p. 54.
33 Ibid., p. 183.
34 Ibid., p. 49.
35 Ibid., p. 70.
36 Pouvoir = chef de groupe, il drive du dominateur. Macht, cest le moyen, la machine, le fonctionnement
du possible (BLANCHOT Maurice, Lcriture du dsastre, op. cit., p. 19). Nous soulignons le dernier membre
de phrase.
37 BLANCHOT Maurice, Lcriture du dsastre, op. cit., p. 71.
38 WINNICOTT D.W., Fear of Breakdown , in Nouvelle revue de psychanalyse, n 11, Printemps 1975, p.
35-41.
39 Ibid., p. 38.
40 BLANCHOT Maurice, Lcriture du dsastre, op. cit., p. 109.
41 WINNICOTT D.W., La crainte de leffondrement , op. cit., p. 39-40 : Il faut que le patient se le
rappelle, mais il nest pas possible de se rappeler quelque chose qui nest pas encore arriv []. La seule
faon de se le rappeler dans ce cas, cest que le patient ait pour la premire fois lexprience de cette
chose passe dans le prsent, cest--dire dans le transfert. Cest lquivalent de la remmoration [] .
Nous soulignons.
42 WINNICOTT D.W., Jeu et ralit, Paris, Gallimard, 1975, p. 112.
43 Ibid., p. 118.
44 MALDINEY Henri, Penser lhomme et la folie, Grenoble, Jrme Millon, Krisis , 2007, p. 301.
45 WINNICOTT D.W., Jeu et ralit, op. cit., p. 112.
46 MALDINEY Henri, Penser lhomme et la folie, op. cit., p. 301.
47 Le l tant entendre double sens, comme article dfini et comme pronom de tre soi .
48 BLANCHOT Maurice, Lcriture du dsastre, op. cit., p. 112.
49 Ibid., p. 110-115.
50 Ltre est cette fois entendre en un sens plus philosophique.
51 BLANCHOT Maurice, LEntretien infini, op. cit., p. 67.
52 BLANCHOT Maurice, Lcriture du dsastre, op. cit., p. 57.
53 Ibid., p. 12.
54 Ibid., p. 35.
55 Naturellement la proposition nest admissible que si on lui ajoute sa rciproque : lcriture, forme de la
responsabilit.
56 LVINAS Emmanuel, thique et infini, op. cit., p. 95.
57 BLANCHOT Maurice, Lcriture du dsastre, op. cit., p. 40.
58 Ibid., p. 41. Nous soulignons.
59 Cest l le titre auquel Lvinas avait dabord song pour sa confrence intitule Mourir
pour . LVINAS Emmanuel, Mourir pour , in Entre nous.Essais sur le penser--lautre, Paris, Grasset
et Fasquelle, Biblio/Essais , 1991, p. 212.
60 Il sagit l bien videmment dune affirmation contestable. On ne la maintient ici que pour stimuler
dventuelles objections et des lectures plus fines sur ce problme dlicat.
61 MALDINEY Henri, De la transpassibilit , in Penser lhomme et la folie, op. cit.
62 BLANCHOT Maurice, LEntretien infini, op. cit., p. 63 : un autre temps le temps comme autre, comme
absence et neutralit .
63 MALDINEY Henri, Penser lhomme et la folie, op. cit., p. 306.
64 Ibid., p. 306.
65 BLANCHOT Maurice, Lcriture du dsastre, op. cit., p. 108. Blanchot souligne.

AUTEUR
Bertrand Renaud
N en 1976. Actuellement en thse de Lettres Modernes sur La Chose de Ren Char avec M. le
Professeur ric Marty Paris VII. Ancien lve de lENS-LSH, section philosophie. Matrise de Philosophie
Paris I. A donn en 2007-2008 un cycle de confrences sur Lespace du paysage dans la peinture de
Czanne Zao-Wou-Ki dans une association culturelle. Poursuit cette anne un cycle sur Lexigence du
dsir (philosophie, psychanalyse, littrature). Articles sur Ren Char : Ren Char et Celan, Ren Char et
Hraclite, Blanchot, Beckett. Participation divers colloques.
LAbsolu entre transgression et ambigut dans la rflexion de Blanchot sur la littrature
Enzo Neppi
p. 279-296
TEXTE NOTES AUTEUR
TEXTE INTGRAL
UN DSASTRE COURONNE PAR LA FOUDRE
1QUE LA QUESTION DE LABSOLU soit au cur de luvre de Blanchot, la frquence avec laquelle le terme
d absolu y apparat suffit le prouver. La plupart de ses essais nous dcrivent la littrature, ou plus
gnralement l exprience comme une qute de labsolu. Il est moins certain, en revanche, que lon
puisse, selon lui, atteindre labsolu. Pourtant, Blanchot nest pas un sceptique au sens courant du terme. Si
dans son uvre la qute de labsolu choue, ce nest pas parce que nos facults sont limites, cest parce
que la structure de lexprience dsigne tour tour comme dchirement ou inquitude, comme ngativit
ou ambigut, comme dehors ou autre nuit ne permet pas une telle qute daboutir. En ce sens, la
notion dabsolu constitue une nigme insurmontable. Cest l la diffrence fondamentale entre Sartre et
Blanchot : chez Sartre, le dsir de len-soi-pour-soi est contradictoire mais la contradiction peut tre
dpasse, en principe, par la conversion lauthenticit. Chez Blanchot aussi la notion de labsolu est
reconnue comme contradictoire, mais lattitude la plus authentique semble tre celle qui maintient, justement,
la contradiction et lambigut.
2Voil en quelques mots la thse que nous essayerons darticuler et dinterroger dans ces pages. cet effet,
il nous faudra suivre lvolution de la pense de Blanchot depuis les comptes rendus du dbut des annes
40 dans le Journal des dbats, rcemment recueillis par Christophe Bident, jusquaux essais majeurs des
annes 50. Pour des raisons despace, nous nessayerons pas dtendre notre recherche la pense en
partie nouvelle que Blanchot dveloppe partir des annes 60, surtout dans LEntretien Infini et
dans Lcriture du dsastre et nous ninclurons pas luvre littraire dans notre rflexion.
1 BLANCHOT Maurice, La Mystique dAngelus Silesius , in Chroniques littraires du Journal des
D (...)
3Commenons par les articles du Journal des dbats que Blanchot a consacrs des auteurs tels que
Matre Eckhart, Silesius, Blake et Bataille1. Tous proches des sources mystiques, ces crivains ont un trait
commun : ils dcrivent une exprience qui est dans son essence contradictoire. Cest ainsi que, par
exemple, chez Silesius, la connaissance de Dieu enferme un paradoxe fondamental. Dune part, devenir
identique Dieu explique Blanchot exige de lhomme [] quil perde tout ce qui le fait homme . Mais,
dautre part, cest seulement en lhomme que Dieu pure dit, absolument indtermine peut parvenir
la connaissance de soi. Dun seul mouvement, lhomme est donc la fois immanence et transcendance,
anantissement et glorification extraordinaire . La pense de Silesius se rsume dans cette opposition
dchirante daffirmations contradictoires quil faut cependant tenir ensemble .
4La dernire remarque sapplique aussi aux autres penseurs que nous venons dvoquer. Ceux-ci diffrent
nanmoins entre eux sur un point important. Blanchot relve par exemple chez Eckhart un dchirement qui
enlve tout repos et une tension vers limpossible . Mais il y trouve aussi une assurance noble et
magnanime qui persiste dans les tourments de la nuit . Cest que lme, selon Eckhart, peut saisir au
fond delle-mme le fait dtre , lunit absolue , savoir Dieu, et parvient ainsi un tat de
dtachement parfait qui constitue lexprience suprme de la foi . Dans les cas de Silesius et Blake,
Blanchot se demande en revanche sils ont rellement vcu lexprience mystique quils dcrivent. Il relve
chez Silesius le recours des images violentes et sensuelles, comme si la substance mystique avait t
altre par lesprit littraire et les subtilits intellectuelles , comme si les paragraphes de la thologie
mystique avaient t bouleverss par un esprit dinquitude : On dirait une scintillation dastres,
incapables de proclamer la constellation pure que pourtant ils voudraient former ensemble.
5 premire vue, la dmarche de Matre Eckhart serait donc plus cohrente et plus aboutie que celle de
Silesius. Dautres indices suggrent nanmoins le contraire. Dans un passage de larticle consacr

LExprience intrieurede Bataille Blanchot remarque que la pense religieuse nous a appris mettre en
question ce monde au nom dun principe dinquitude , mais na pas rsist la tentation dinventer un
autre monde o elle renie linquitude pour assouvir son dsir de repos . Il prcise dans la mme tude
que lexprience intrieure est un tat de violence, darrachement et de rapt qui serait en tout semblable
lextase mystique si celle-ci tait dgage de toutes les prsuppositions religieuses qui souvent laltrent .
Dans une telle perspective, lextase nest authentique que si elle reste dchirement jusquau bout, elle trahit
son essence ds quelle dbouche sur des certitudes rassurantes, sur un savoir dogmatique ou sur un
bonheur apais, du genre que Matre Eckhart semble finalement proclamer.
6De mme, chez Blake le mariage de lenfer et du ciel est une union violente , ressemblant plus un
combat qu une rconciliation . Il est donc possible que Blake ait t incapable dexprience mystique,
quil nait jamais saisi lunit profonde des choses , mais cest l toute loriginalit de sa position. Blake,
la diffrence dEckhart, mais aussi de Hegel, dont il est par avance ladversaire, na jamais cherch lunit.
Au contraire : Il accepte lenfer et le ciel [] parce quils se combattent. Il les associe comme lments
dune lutte ternelle, ferments dune relation que rien ne peut stabiliser, ressorts dun contraste irrductible,
et ce mariage na de sens que dans la mesure o il est union impensable et impossible divorce .
7Ce passage peut tre considr comme la premire tentative desquisser une certaine conception de ltre :
ltre pour Blake est guerre et contradiction constante, dsir dunit et refus de la raliser. Les oxymorons qui
deviendront plus tard la figure la plus frappante du style de Blanchot prennent ici leur origine.
2 Ibid., p. 79-85 et 273-277.
3 Blanchot mentionne notamment son mouvement irrsistible vers le fils de lAmazone, lhomme
intac (...)
4 Le thme est rcurrent dans la rflexion du premier Blanchot : aux crivains ralistes, qui imite (...)
8Dautres crits de la mme poque par exemple les deux comptes rendus respectivement consacrs
Moby Dick et Phdre de Racine2, ou lessai de 49 sur Lautramont confirment le schma que lon vient
desquisser. Les deux premiers textes prsentent des analogies assez troites. Blanchot parle dans les deux
cas d un rve de candeur qui se retourne en son contraire. Chez Phdre, sa nature prise
dinnocence3 nest que lenvers dune tout autre passion, indissociable du dsir de lorigine, de ce moment
fondateur la passion de la nuit o vie et mort sont insparables. Cette passion nocturne, nous
explique Blanchot, a besoin de labme et exige la ruine , cest un amour qui ne peut saccomplir que
dans la mort et qui laisse derrire lui un monde dvast. Melville, son tour, compare la baleine blanche
un archange et prsente sa blancheur comme le signe dune certaine prsence mystique . La chasse
lgendaire laquelle se livre le capitaine Achab renouvelle ainsi le combat de Jacob avec lAnge , et
Melville, par son biais, se donne lobjet irralisable dattirer Dieu dans son livre . Ici aussi, toutefois, le
dsir de puret devient bientt une sombre maladie de lme , une passion dmoniaque, le dsir dun
monstre interdit . Quant au combat avec la divinit, son issue est prvisible. Achab et son quipage
prissent, comme Phdre, dans un dsastre couronn par la foudre . Pour Blanchot, cest l, pourtant, le
vrai ralisme4 :
Il nimite pas mais il prtend [] accumuler au cur des tres la mme pouvante et la mme flamme qui
pourraient leur venir au spectacle des crations ou des destructions cosmiques.
5 BLANCHOT Maurice, Lexprience de Lautramont , inLautramont et Sade, Paris, Les ditions
de (...)
6 De la mme faon, lexigence du savoir, chez Blanchot, finit toujours par se retourner en son
cont (...)
9Blanchot crit, de mme, sur Lautramont que son esprit est fendu en deux , habit par deux
aspirations brutalement opposes . Blanchot se dmarque dcrivains comme Julien Gracq, qui ont vu
dans Les Chants de Maldoror la revanche de lirrationnel, [] lexplosion volcanique de nappes
souterraines incandescentes5 . Mais il met aussi en garde contre les interprtes plus rcents qui ont
soulign de manire tout aussi unilatrale sa logique implacable et sa clairvoyance6 :
7 BLANCHOT Maurice, Lautramont et Sade, op. cit., p. 150.
La vrit, cest que la volont mme de voir clair [] porte en elle un principe de mort. [] trois reprises,
Lautramont fait allusion ce moment, le plus dramatique de tous, o le dsir du jour marque une suprme
victoire tnbreuse, le travail de la raison un dlire, et o la libert souveraine, devenue fatalit trangre,
est lennemi mme contre lequel elle lutte7.
10Blanchot remarque nanmoins que lexprience dchirante ralise par lcrivain dans les premiers chants
parat aboutir un dnouement heureux la fin du cinquime. Lautramont semble avoir russi dompter
les forces les plus tnbreuses de son me et se tourne prsent vers une production romanesque o son

esprit pourra enfin exercer librement sa matrise sur les choses. Paralllement, dans Posies I et II, il
condamne la littrature moderne, coupable de stre livre aux puissances diaboliques, et annonce une
uvre qui sera rgie par toutes les promesses du jour : lordre, la sagesse, la vertu, le calme. Selon
Blanchot, il ne faut pas voir dans ce dnouement le fruit dune rgression ou dun compromis. Lauteur
des Chants, qui a pass comme Rimbaud une saison lenfer , renie toute son uvre prcdente
cause de ce mme dsir de vrit et dabsolu qui la pouss tout au long de son exprience et qui
maintenant lui interdit de tolrer une littrature qui serait entache par le moindre soupon dimmoralit. Mais
malgr lenthousiasme avec lequel il se lance dans ce nouveau projet, les rsultats sont dcevants. Le Bien
est loin de combler son me, cest un dsert tout aussi desschant que celui travers par Rimbaud en
Afrique :
8 Ibid., p. 182, 184-185.
Avec toute la sincrit et limagination dont il est capable, il clbre lordre. Et voici que ce chant la gloire
de lordre devient la voix railleuse du chaos, rendant jamais inutilisables les penses dcentes dont elle
emprunte lapparence. Quelle puissance est donc en lui, pourtant tourne vers la lumire, quelle
surabondance cratrice, en vain mise au service de la rgle, mais si grande quelle ne peut quhumilier la
rgle et, derrire elle, glorifier la libert sans mesure ? [] mesure que scrit la prface, Lautramont
commence pressentir quel reniement exige sa fidlit au jour : non pas un reniement portant sur le sens
des mots ou sur les mots seuls, mais une ngation vritable, une destruction de lui-mme, un sacrifice de
toute sa personne pour rejoindre, glorifier et assurer le froid mouvement de la raison impersonnelle8.
11Tel serait, selon Blanchot, le sens de la mort du pote. Dans une vie habite par des pulsions puissantes
et contradictoires, la mort (comme chez Phdre) devient la seule manire de parvenir ce calme, cette
vie modeste et discrte, au service du bien, qui dans la ralit est impossible.
12On le voit bien : les parcours de Silesius, Blake, Melville, Racine et Lautramont dessinent tous, partir de
situations diffrentes, le mme dsir de puret et dinnocence et la mme dcouverte de son impossibilit, la
mme exprience dune dualit dchirante, la fois ncessaire et impossible. On pourrait multiplier les
exemples, mais ils napporteraient que de nouvelles nuances au schma conceptuel que nous venons
desquisser. Le moment est venu dexplorer le cadre thorique dans lequel Blanchot a inscrit les structures
dcouvertes au cours de son exprience de critique littraire.
PUISSANCE DU NGATIF ET AMBIGUT DU SENS
9 BIDENT Christophe, Maurice Blanchot partenaire invisible, Seyssel, Champ Vallon, 1998, p. 226.
13 cet effet, relisons tout dabord De langoisse au langage , ltude qui ouvre Faux pas mais qui a t
probablement rdige juste avant la publication de louvrage, pour donner une unit thorique au recueil9.
14Ce que Blanchot y dsigne par le terme dangoisse ne diffre pas vraiment de ce quil avait nomm
auparavant dchirement ou inquitude . On ne stonnera donc pas de retrouver ici les ambiguts
dj mises en avant. Dans ce texte, tantt lexprience de lcrivain apparat comme une sorte dascse
renverse, de monte aux enfers, o le but poursuivi nest pas Dieu mais le Nant ; tantt elle apparat plutt
comme une dmarche sceptique o rien ne peut tre affirm qui ne soit immdiatement remis en question.
La source principale de cette dialectique est la phnomnologie de Hegel, mais sans le moment de synthse
o un savoir positif se reconstitue. Dans ses comptes rendus sur Matre Eckhart ou Silesius, Blanchot se
demandait sil nous est donn datteindre ce nant infiniment positif quest Dieu et sa rponse tait ngative.
prsent il demande lcrivain, mtaphysicien du nant sil est possible dprouver et dexprimer le nonsens absolu, le Rien , mais la conclusion est la mme.
10 BLANCHOT Maurice, Faux pas, op. cit., p. 14.
15Son point de dpart est le problme de la solitude. Lcrivain est hant par limpossibilit de
communiquer ; il voudrait assumer jusquau bout cette impossibilit, mais ds quil dit je suis seul , il
sadresse un lecteur, ce qui lempche justement dtre seul. La littrature se ralise ainsi comme
communication au moment mme o elle prtend la nier. On pourrait en conclure que lcrivain est insincre,
quil nest pas vraiment ladepte de la solitude et du silence, mais une telle affirmation serait son tour
inexacte. Si lcrivain tait vraiment bte aveugle , il ne saurait mme pas quil est seul, il ne serait
pas seul. De fait, la solitude nest possible que pour quelquun qui se trouve en situation de communication et
face un public. Des penseurs tels que Sartre en ont tir la conclusion optimiste quon ne peut chapper
lintersubjectivit, que la voie du dialogue est toujours ouverte. Blanchot penche plutt pour une double
ngation. Pour lui, silence et communication se dtruisent mutuellement, et cest en ce sens justement que la
littrature est possible : ni comme vrit immdiatement saisie, ni comme qute de la vrit, mais comme
ambigut dune parole dont on ne peut jamais dcider si elle est bruit insignifiant ou rvlation du sens de
ltre. Lcrivain croit saisir des vrits universelles, mais ne fait que tracer des lettres sur un papier destin

jaunir et smietter. Inversement, il croit se perdre en se consacrant une activit injustifiable, mais en
ralit il augmente le crdit de lhumanit [] il donne lart des esprances et des richesses nouvelles
[] il transforme en forces de consolation les ordres dsesprs quil reoit ; il sauve avec le nant10 .
16Do une conclusion gnrale qui semble enfin se dgager dans la dernire page de lessai :
11 Ibid., p. 23.
Leffort pour atteindre labsolue ncessit et, par l, labsolue vanit est lui-mme toujours vain. Il ne peut
aboutir, et cest cette impossibilit daboutir [] qui le rend constamment possible. Il garde un peu de sens
parce quil ne reoit jamais tout son sens, et il est angoiss parce quil ne peut tre pure angoisse. Le chefduvre inconnu laisse toujours voir dans un coin le bout dun pied charmant, et ce pied dlicieux empche
luvre dtre acheve, mais empche aussi le peintre de dire, avec le plus grand sentiment de repos,
devant le nant de sa toile : Rien, rien ! Enfin, il ny a rien 11.
12 Do le jugement svre de Blanchot sur Camus : Si le livre de Camus [Le Mythe de Sisyphe]
mrit (...)
13 Gtz : Je te dis que Dieu est mort (Il la prend dans ses bras). Nous navons plus de tmoin,
je (...)
14 BLANCHOT Maurice, La Part du feu, Paris, Gallimard, 1949, p. 291-331.
17Lorsque Blanchot crit De langoisse au langage il a, on le voit, choisi son camp. Les chemins de la foi
ne le tentent plus, mme pas sous la forme hautement problmatique de lascse mystique ou de la
thologie ngative. Il se dmarque toutefois dun Sartre ou dun Camus qui, ayant dcouvert le nant ou
labsurde croient stre dpris une fois pour toutes des illusions mtaphysiques, et sinstallent ainsi sans
regrets dans un monde fini et assum comme tel12. Blanchot, lui, est persuad que le sens ultime des
choses nous chappe toujours, mme quand nous savons quil ny a rien au-del, rien au-del de la
rptition ou du ressassement ternel du mme. Il est persuad que langoisse ne peut jamais tre
surmonte ni puise ou vcue jusquau bout. La littrature telle quil la conoit nest ni une perce
symbolique vers un ordre cach, ni un nant absolu, qui serait aussi sa manire plnitude et repos. Elle
nest pas non plus une voie daccs cette vrit terrestre et charnelle qui, par exemple, se rvle Gtz
lorsquil aboutit la conclusion que Dieu nexiste pas, que nous sommes seuls et que le ciel est vide13. Ni
nant ni extase ni ouverture sur le monde, lcriture pour Blanchot, est ambigut. Cest en tout cas ce quil
affirme en toutes lettres dans lessai qui clt La Part du feu : De la littrature comme le droit la mort14.
15 Limaginaire crit Blanchot nest pas une trange rgion situe par-del le monde, il est
le (...)
18Blanchot y oppose deux manires de concevoir la littrature. Dun ct, la littrature est prose, elle se sert
du langage pour dsigner les choses, les connatre et les communiquer. En termes hgliens, il sagit l dun
mouvement de ngation par lequel les choses sont spares delles-mmes et dtruites pour tre
connues, assujetties, communiques . Dans ce mouvement, cependant, lcrivain ne se limite pas
accueillir des rsultats fragmentaires, il veut les saisir dans leur totalit ; mais comme le savoir ne peut
jamais rassembler le tout, le voil oblig de recourir limaginaire15. La littrature, ne comme savoir,
communication et action dans le monde, sombre ainsi dans lirrel.
19Dun autre ct, et en raction contre ce premier chec, il y a dans la littrature moderne un souci de la
ralit des choses, de leur existence inconnue [] et silencieuse . Ce qui est vis prsent nest plus une
connaissance gnrale et une matrise du monde, mais lvnement dans sa vrit instantane et jamais
disparue, dans ce quil a de singulier et dphmre. Ce qui compte ds lors nest plus la signification, qui par
dfinition est universelle, mais la dimension matrielle du langage, le fait que les mots aussi ont un rythme,
une masse, une figure. Du coup, ceux-ci nagissent plus comme une force idale, mais comme une
puissance obscure, comme une incantation qui contraint les choses, les rend rellement prsentes hors
delles-mmes . Toutefois, et malgr ses efforts, la littrature choue ici de nouveau, car au lieu dexprimer
la ralit individuelle, elle aboutit un ressassement interminable de mots qui ne parviennent jamais
exprimer lexistence instantane des choses. Mais de ce ressassement une autre vrit, tout aussi
essentielle, se dgage : car cette parole vide traduit de fait lobsession de lexistence , ltre qui est
toujours rejet ltre , ce que Lvinas a appel l il y a , le non-sens ultime des choses.
20Telle serait donc la littrature. Deux versants en apparence inconciliables, mais glissant constamment lun
dans lautre, deux checs mais qui ne parviennent pas vraiment chouer. Voici par exemple ce qui arrive
Kafka :
Un romancier crit dans la prose la plus transparente. Il dcrit des hommes que nous aurons pu rencontrer
et des gestes qui sont les ntres ; son but, il le dit, cest dexprimer, la manire de Flaubert, la ralit dun
monde humain. Or, quel est, la fin, le seul sujet de son uvre ? Lhorreur de lexistence prive de monde,

le procs par lequel ce qui cesse dtre continue dtre [] ce qui meurt ne rencontre que limpossibilit de
mourir, ce qui veut atteindre lau-del est toujours en de.
21Pareillement, Sade est en apparence lcrivain le plus rationnel dans le sicle le moins potique : Et
pourtant en quelle uvre sentend un bruit aussi impersonnel, aussi inhumain, murmure gigantesque et
obsdant ? Ne de la volont de dire lessence des choses, la littrature dcouvre linhumain qui nous
hante au fond de lhumain, elle dcouvre le vide accablant de notre existence, mais elle ne parvient pas tout
fait le dire, et du coup un nouveau revirement se produit : le nant se rtracte et une lueur apparat au
fond du tunnel :
16 Ibid., p. 14.
Ce que lui-mme [Kafka] dit de la connaissance religieuse [] doit se dire de son uvre : tout y est
obstacle, mais tout aussi peut y devenir degr. Peu de textes sont plus sombres, et pourtant, mme ceux
dont le dnouement est sans espoir, restent prts se renverser pour exprimer une possibilit ultime, un
triomphe ignor, le rayonnement dune prtention inaccessible16.
22Blanchot aboutit ainsi sa conclusion principale : la littrature est, dans son essence, ambigut. Cette
ambigut est partout y compris dans la langue courante mais dans la littrature elle est comme
livre ses excs . Do une question Pourquoi y a-t-il de lambigut dans le monde ? laquelle
Blanchot rpond : Lambigut est sa propre rponse . Toutes les contradictions renvoient une
ambigut ultime, dont ltrange effet est dattirer la littrature en un point instable o elle peut changer
indiffremment et de sens et de signe :
Tout se passe comme si, au sein de la littrature et du langage, par-del les mouvements apparents qui les
transforment, tait rserv un point dinstabilit, une puissance de mtamorphose substantielle, capable de
tout en changer sans rien en changer. [] Y aurait-il, cache dans lintimit de la parole, une force amie et
ennemie, une arme faite pour construire et pour dtruire, qui agirait derrire la signification et non sur la
signification ? Faut-il supposer un sens du sens des mots qui, tout en le dterminant, envelopperait cette
dtermination dune indtermination ambigu en instance entre le oui et le non ?
17 On remarquera cependant que l o Hegel parlerait dun fond obscur (ou dun savoir trs gnral
et(...)
23Blanchot, lpoque o il crit La littrature et le droit de mort , ne semble pas nourrir de doutes sur la
rponse donner cette question. Ce sens du sens des mots est ce que Hegel a appel le pouvoir du
ngatif, cette vie qui porte la mort et se maintient en elle17 . En dfinissant son tour la mort comme ce
par quoi lexistence se dtache delle-mme et est rendue significative, Blanchot semble ainsi embrasser la
position hglienne. Mais en ralit, mme ce stade, lambigut demeure, et la pense de Blanchot ne
peut pas tre rduite celle de Hegel : Puissance toujours autre , la puissance du ngatif est son tour
ambigu, susceptible de deux interprtations complmentaires et opposes : tantt elle est ngation,
irralit, travaillant au fond du langage signifiant lavnement de la vrit dans le monde, ltre intelligible
qui se construit, le sens qui se forme , tantt au contraire elle est la folie absurde, la maldiction de
lexistence qui runit en soi mort et tre et nest ni tre ni mort . La dualit de la littrature, du langage et de
ltre se trouve ainsi encore une fois raffirme : Dans ce double sens initial, qui est au fond de toute
parole comme une condamnation encore ignore et un bonheur encore invisible, la littrature trouve son
origine.
TRANSGRESSION ET LITTRATURE
24Les deux textes que nous venons dexaminer constituent un dveloppement important par rapport aux
comptes rendus sur lesquels nous nous tions initialement arrts. Le style imag, dinspiration romantique
ou existentielle se rsout dsormais en une dialectique dempreinte hglienne, place sous le signe du
langage. Les concepts de ngation et dambigut remplacent les notions de dchirement ou dinquitude, ou
du moins sy superposent, confrant une allure plus conceptuelle des notions dont lorigine existentielle ne
peut tre entirement efface. Cette volution devient encore plus flagrante dans les textes de la maturit
que nous voudrions brivement examiner dans la dernire partie de cette tude.
18 BLANCHOT Maurice,LEspace littraire, Paris, Gallimard, Folio/Essais , 1955, p. 11-32.
25Dans La solitude essentielle (1953), lessai magistral qui ouvre LEspace littraire18, la conception de
ltre et du sens que lon vient de rsumer est tendue la notion duvre. Le point de dpart de Blanchot
est la conception habituelle de luvre comme activit cratrice dun auteur. Insistant sur le caractre infini
du travail littraire, Valry avait dj en partie branl cette thse. Blanchot rcuse toutefois son approche.
Malgr le rle jou par Valry dans sa formation, il rejette prsent une conception de la littrature qui lui
semble raffirmer la puissance de lesprit : Linfini de luvre crit-il nest que linfini de lesprit.
19 En ce sens, crit-il, une uvre nest ni achev ni inacheve ; elle est (ibid., p. 14) : ce qu (...)

20 Cest le cas de Proust, qui abandonne le manuscrit deJean Santeuil, aprs avoir dj crit des
ce (...)
26Selon Blanchot, qui reprend son compte certaines analyses de Hegel, mais en leur donnant un tour plus
aportique, la rflexion sur luvre conduit des conclusions bien plus inquitantes. Celui qui se met
crire remarque-t-il ignore si son uvre est finie ou infinie, si elle sera jamais termine19 ; il ignore si un
jour il sera amen effacer tout ce quil aura crit jusque-l et entreprendre un tout autre livre20 ; il ignore
surtout si lon peut donner un nom et attribuer un sens ce quil est en train de faire. Bref, pour lcrivain
luvre nexiste pas, cest une absence duvre : pendant quil lcrit, parce quil ne la pas encore crite.
Aprs, parce quune fois publie elle appartient au lecteur, lcrivain en est dpossd totalement et en ce
sens, il ne fait que se survivre, il est dsuvr :
Nul qui a crit luvre ne peut vivre, demeurer auprs delle. Celle-ci est la dcision mme qui le congdie,
le retranche, qui fait de lui le survivant, le dsuvr, linerte dont lart ne dpend pas.
27Plus profondment, lacte dcrire plonge lcrivain dans un tat de solitude essentielle , il lenferme
dans un espace trange, dans un dehors anonyme, interminable et incessant , marqu toutefois
par une ambigut incontournable :
28(1) Lcrivain sengouffre par lcriture dans un espace que lon peut qualifier dimaginaire ou irrel, il est
envot, fascin, il abandonne le temps intersubjectif de la vie quotidienne pour sabmer dans le temps
irrel de luvre un temps sans pass ni avenir, mais o le prsent nest quune ombre du prsent, un
temps o rien ne commence ni sachve (puisquil na pas dexistence continue dans la ralit) mais tout
recommence et revient infiniment, comme dans une sorte dternel retour nietzschen :
21 BLANCHOT Maurice, LEspace littraire, op. cit., p. 21, 25-26.
crire est linterminable, lincessant. [] Lcrivain appartient un langage que personne ne parle, qui ne
sadresse personne, qui na pas de centre, qui ne rvle rien. [] L o il est, seul parle ltre ce qui
signifie que la parole ne parle plus, mais est, se voue la pure passivit de ltre. [] crire, cest se livrer
la fascination de labsence de temps. [] Labsence de temps nest pas un mode purement ngatif. Cest le
temps o rien ne commence, o linitiative nest pas possible, o avant laffirmation il y a dj le retour de
laffirmation. [] Le temps de labsence de temps est sans prsent, sans prsence. [] De ce qui est sans
prsent, le caractre irrmdiable dit : cela na jamais eu lieu, jamais une premire fois, et pourtant cela
recommence, nouveau, nouveau, infiniment. Cest sans fin, sans commencement, sans avenir21.
22 Voir Le dehors, la nuit (11/1953) et Le regard dOrphe (6/1953) (ibid., p. 213-232), et
(...)
29On remarquera que cette exprience de labsence de temps prsente des analogies, sur le plan structurel,
avec le moment transgressif o, derrire le dsir de puret de Phdre se profile une passion nocturne et
insatiable, qui prend possession du sujet. Elle quivaut galement au moment o, derrire le rve de
matrise dAchab point le dsir obsdant dun objet monstrueux. La diffrence principale tient au fait que ce
qui auparavant tait affirm de tel personnage ou de tel auteur et lon aurait donc pu penser que cela ne
valait que pour Racine, Melville ou Lautramont nous apparat dsormais comme inhrent lactivit
littraire. Lexcs, la transgression qui caractrisent lcriture la fascination quexercent sur le pote le
chant de sirnes ou lEurydice nocturne22 prennent ainsi un relief sans prcdent : la littrature, selon
Blanchot, est ambigut, mais si elle est ambigut, cest tout dabord parce quelle est passion nocturne et
dsir monstrueux. Nous comprenons du mme coup pourquoi Blanchot peut la dcrire comme lactivit la
plus prilleuse, la marche au bord dun gouffre o lon risque tout moment de sombrer.
23 BLANCHOT Maurice, LEspace littraire, op. cit., p. 19. un autre endroit, Blanchot semble plu (...)
30(2) Lcriture, pour Blanchot, nest pas seulement fascination et passivit. Ici aussi, selon le schma dj
mis jour, un revirement se produit, lcrivain peut sarracher la passivit et retrouver linitiative, mais cette
initiative prend une forme tonnante. Selon Blanchot, lcrivain nest pas souverain quand il crit mais quand
il cesse dcrire : La matrise consiste [] dans le pouvoir de cesser dcrire, dinterrompre ce qui scrit,
en rendant ses droits et son tranchant dcisif linstant23 . lcriture comme absence de temps, murmure
obsdant et impossibilit de mourir, soppose ainsi linterruption de lcriture comme instant de la dcision,
reconqute soudaine dune temporalit active o un commencement et une fin sont possibles. Conclusion
paradoxale, mais qui ne nous tonne pas vraiment si nous admettons ce que les exemples examins dans
cette tude ont largement suggr, savoir que la littrature renvoie chez Blanchot au monde nocturne des
pulsions. Une telle conclusion est confirme par lidentification de la littrature avec le domaine de
lenvotement et de la fascination, mais elle est aussi brillamment illustre par une page de Blanchot o lon
peut lire en filigrane une scne fantasmatique au sens freudien du terme, et plus prcisment un fantasme
autorotique, chargeant la notion de solitude essentielle dun sens trs concret :

24 Ibid., p. 18-19. Que lon considre galement le passage suivant, susceptible dtre lu non pas
co (...)
Il arrive quun homme qui tient un crayon, mme sil veut fortement le lcher, sa main ne le lche pas
cependant : au contraire, elle se resserre, loin de souvrir. Lautre main intervient avec plus de succs, mais
lon voit alors la main que lon peut dire malade esquisser un lent mouvement et essayer de rattraper lobjet
qui sloigne. Ce qui est trange, cest la lenteur du mouvement. La main se meut dans un temps peu
humain, qui nest pas celui de laction viable, ni celui de lespoir, mais plutt lombre du temps, elle-mme
ombre dune main glissant irrellement vers un objet devenu son ombre. Cette main prouve, certains
moments, un besoin trs grand de saisir : elle doit prendre le crayon, il le faut, cest un ordre, une exigence
imprieuse. Phnomne connu sous le nom de prhension perscutrice . [] La matrise de lcrivain
nest pas dans la main qui crit, cette main malade qui ne lche jamais le crayon, qui ne peut le lcher,
car ce quelle tient, elle ne le tient pas rellement, ce quelle tient appartient lombre, et elle-mme est une
ombre. La matrise est toujours le fait de lautre main, celle qui ncrit pas, capable dintervenir au moment o
il faut, de saisir le crayon et de lcarter24.
25 Celui qui se prtend sous la contrainte dune vocation irrsistible, nest que sous la
dominatio (...)
31Lacte dcrire est ici dcrit par Blanchot comme sil tait la pulsion auto-rotique ou la compulsion de
rptition produite en nous par une fantaisie sexuelle. La littrature, dans cet clairage, nest pas une
mission qui nous aurait t assigne par Dieu ou par la socit25 ; elle nest pas non plus, loppos, une
leve du Surmoi ou de la loi morale, la promesse dune jouissance laquelle on pourrait enfin se livrer sans
contraintes. Elle nest ni lassouvissement ni la sublimation des pulsions, mais au contraire leur pouvoir de
nous troubler et de nous assujettir, de nous entraner dans un combat sans issue o elles sont gagnantes et
perdantes en mme temps. Cest ainsi que la littrature atteint l origine , ce nud pulsionnel que la vie
diurne dissimule et que lcriture libre, renversant limage rassurante dune posie apollinienne, qui
sentretient avec les Muses et chante les hros. La littrature est la transcendance dans limmanence
(comme la dit chez Matre Eckhart), linhumain au cur de lhumain, le fait dtre la merci dun
pouvoir tranger qui surgit au fond de nous-mmes, qui constitue notre essence mais que nous ne pouvons
pas apprivoiser :
26 BLANCHOT Maurice, Le Livre venir, op. cit., p. 9-10.
De quelle nature tait le chant des Sirnes ? [] Les uns ont toujours rpondu : ctait un chant inhumain
un bruit naturel sans doute []. Mais, disent les autres, plus trange tait lenchantement : il ne faisait que
reproduire le chant habituel des hommes, et parce que les Sirnes qui ntaient que des btes [] pouvaient
chanter comme chantent les hommes, elles rendaient le chant si insolite quelles faisaient natre en celui qui
lentendait le soupon de linhumanit de tout chant humain. Cest donc par dsespoir quauraient pri les
hommes passionns de leur propre chant ? Par un dsespoir trs proche du ravissement. Il y avait quelque
chose de merveilleux dans ce chant rel, chant commun, secret, chant simple et quotidien, quil leur fallait
tout coup reconnatre, chant irrellement par des puissances trangres et, pour le dire, imaginaires,
chant de labme qui, une fois entendu, ouvrait dans chaque parole un abme et invitait fortement y
disparatre26.
32Telle est lintriorit selon Blanchot, la face nocturne de lhomme. La littrature, pour lui, est cette
solitude essentielle o la communication avec autrui est suspendue et peut-tre dtruite, o rien ne peut
nous garantir que la solitude soit un dtour vers la gloire, et non pas un enlisement dans labject ou un rve
fascinant dinnocence animale. Mais si la littrature est tout cela, elle est aussi son contraire. Lexprience
dOrphe exige, dabord, quil se retourne pour regarder et possder lEurydice nocturne, renonant par l
mme luvre :
27 BLANCHOT Maurice, LEspace littraire, op. cit., p. 226.
Certes, en se tournant vers Eurydice, Orphe ruine luvre, luvre immdiatement se dfait, et Eurydice se
retourne en lombre ; lessence de la nuit, sous son regard, se rvle comme linessentiel. Ainsi trahit-il
luvre et Eurydice et la nuit. Mais ne pas se tourner vers Eurydice, ce ne serait pas moins trahir, tre
infidle la force sans mesure et sans prudence de son mouvement, qui ne veut pas Eurydice dans la vrit
diurne et dans son agrment quotidien, qui la veut dans son obscurit nocturne, dans son loignement, avec
son corps ferm et son visage scell, qui veut la voir, non quand elle est visible, mais quand elle est invisible,
et non comme lintimit dune vie familire, mais comme ltranget de ce qui exclut toute intimit, non pas la
faire vivre, mais avoir vivante en elle la plnitude de sa mort27.
28 Cest ce revirement cette perte ou cette absence invitable de lautre nuit qua nglig
(...)

33Mais cette mme exprience exige aussi quil la perde28 pour la faire exister dans le chant, car lui-mme
nexiste pas dans la ralit mais seulement dans le chant. Perdant Eurydice, Orphe retrouve la lumire du
jour, et transformant en parole potique son chec et son deuil, il la fait alors exister :
29 BLANCHOT Maurice,LEspace littraire, op. cit., p. 228.
Tout se passe comme si, en regardant Eurydice, Orphe navait fait quobir lexigence profonde de
luvre, comme si, par ce mouvement inspir, il avait bien ravi aux Enfers lombre obscure, lavait, son
insu, ramene dans le grand jour de luvre29.
34Lauthenticit, dans cet clairage, est le double mouvement de lexcs nocturne et de la parole : excs qui
incarne lorigine et le gouffre, parole qui en mettant distance la passion, perd lorigine, perd labsolu, perd la
mort, mais ouvre du mme coup lespace du livre, y inscrit le risque de tout perdre, et nous offre la possibilit
dy sjourner.
35Ici, toutefois, et pour conclure, il faut de nouveau se garder dune lecture trop rassurante de Blanchot.
Quand on considre cette dernire mtamorphose dune conception de ltre que Blanchot avait initialement
dcrite comme un mariage de lenfer et du ciel , on a premire vue limpression quil est dsormais trs
lointain de ses positions initiales. En ralit les thmes du dchirement et de linquitude restent
toujours au cur de sa rflexion. Latteste, entre autres, un passage voquant une fois de plus le conflit
entre Achab et la baleine, entre le chant inhumain des Sirnes et la sagesse dUlysse :
30 BLANCHOT Maurice, Le Livre venir, op. cit., p. 16 (nous soulignons).
Entre Achab et la baleine se joue un drame quon peut dire mtaphysique en se servant de ce mot
vaguement, la mme lutte qui se joue entre les Sirnes et Ulysse. Chacune de ces parties veut tre tout,
le monde absolu, ce qui rend impossible sa coexistence avec lautre monde absolu et chacun pourtant na
pas de plus grand dsir que cette coexistence et cette rencontre. Runir dans un mme espace Achab et la
baleine, les Sirnes et Ulysse, voil le vu secret qui fait dUlysse Homre, et dAchab Melville et du monde
qui rsulte de cette runion le plus grand, le plus terrible et le plus beau des mondes possibles, hlas un
livre, rien quun livre30.
36 la fois merveilleuse et terrible, habite par des dsirs imprieux et contradictoires, la ralit est si
dchirante que seule la littrature permet de la concevoir. Dans une page de 1943 sur Le fantastique de
Hoffmann Blanchot avait crit :
31 BLANCHOT Maurice, Chroniques littraires, op. cit., p. 413 (nous soulignons).
Lune des originalits de Hoffmann est davoir cherch et reprsent la ralit authentique sous une double
figure contradictoire. Dun ct, leffroi et les tnbres, les maldictions hrditaires, les fantaisies de la folie ;
de lautre, la transfiguration du rve, la chance de la beaut, lvidence potique. [] Une autre originalit de
Hoffmann est davoir sauvegard le mystre de ce mystre en refusant de le rattacher quelque chose de
connu. Quelle est cette profondeur qui se manifeste la nature humaine par le ravissement et leffroi ? []
Hoffmann ne veut pas claircir cet inconnu [] comme sil savait que ltrange obscurcit toutes les clarts
par lesquelles on cherche le saisir31.
37Blanchot affirmait ainsi lunit inconcevable, la cohabitation contradictoire du ravissement et de leffroi au
sein de la mme exprience. Quinze ans plus tard, dans La Bte de Lascaux (1958), cest encore cette unit
et cette contradiction nigmatiques, cette exaltation antagoniste du merveilleux et du terrible quil place
au centre de son uvre :
32 BLANCHOT Maurice, Une Voix venue dailleurs, Paris, Gallimard, 2002, p. 65-66.
Il est, dans lexprience de lart et dans la gense de luvre, un moment o celle-ci nest encore quune
violence indistincte tendant souvrir et tendant se fermer [] : luvre est alors lintimit en lutte de
moments irrconciliables et insparables, communication dchire entre la mesure de luvre qui se fait
pouvoir et la dmesure de luvre qui veut limpossibilit. [] Cette exaltation antagoniste est ce qui fonde la
communication [] et lon peut dire que toute uvre potique, au cours de sa gense, est retour cette
contestation initiale32.
38Ainsi aurait-on tort de penser quentre nuit et jour, entre origine et monde, un accord est possible. Tout au
long de son uvre, Blanchot na pas cess de mettre en scne ce conflit indpassable entre puret et
passion, entre dmesure et mesure, entre deux absolus dont la source commune ne peut tre conue
comme unit ou harmonie, mais seulement comme bance et fraction. Que nous le voulions ou non, nous
sommes pris dans ce cercle, dans cette alternance du oui et du non, dans cette dialectique non hglienne
de lambigut, dans cette instabilit perptuelle, structurant nos questions au sujet de nous-mmes et de
lAbsolu.
NOTES

1 BLANCHOT Maurice, La Mystique dAngelus Silesius , in Chroniques littraires du Journal des


Dbats , avril 1941-aot 1944, Christophe BIDENT (dir.), Paris, Gallimard, 2007, p. 466-473 ; Matre
Eckhart , in Faux pas, Paris, Gallimard, 1971 (1943), p. 31-36 ; Le mariage du ciel et de lenfer (ibid., p.
37-41) ; LExprience intrieure (ibid., p. 47-52).
2 Ibid., p. 79-85 et 273-277.
3 Blanchot mentionne notamment son mouvement irrsistible vers le fils de lAmazone, lhomme intact, le
Thse sans souillure dont elle souhaite en vain limpossible rsurrection .
4 Le thme est rcurrent dans la rflexion du premier Blanchot : aux crivains ralistes, qui imitent la nature
et sappuient dans leurs uvres sur la ralit quotidienne, il oppose tous ceux dont linvention potique est
comparable lacte crateur dun dieu.
5 BLANCHOT Maurice, Lexprience de Lautramont , in Lautramont et Sade, Paris, Les ditions de
Minuit, 1963 (1949), p. 84-85.
6 De la mme faon, lexigence du savoir, chez Blanchot, finit toujours par se retourner en son contraire. Il en
est ainsi avec Lonard de Vinci, dont les portraits, rsultats de combinaisons parfaitement rflchies et
lucides, refltent lindchiffrable et clbrent le mystre quils annihilent (Faux pas, op. cit., p. 89). Cest
galement le cas de Descartes dont lesprit, par sa puret mme, par son ambition duniversalit, par son
dtachement de lhistoire , est devenu une sorte de force lmentaire, comparable la vie aveugle de la
nature (Chroniques littraires, op. cit., p. 59).
7 BLANCHOT Maurice, Lautramont et Sade, op. cit., p. 150.
8 Ibid., p. 182, 184-185.
9 BIDENT Christophe, Maurice Blanchot partenaire invisible, Seyssel, Champ Vallon, 1998, p. 226.
10 BLANCHOT Maurice, Faux pas, op. cit., p. 14.
11 Ibid., p. 23.
12 Do le jugement svre de Blanchot sur Camus : Si le livre de Camus [Le Mythe de Sisyphe] mrite de
ntre pas jug comme un livre ordinaire, il faut aussi regarder pourquoi certains moments sa lecture nous
pse et nous gne. Cest que lui-mme nest pas fidle sa rgle, cest qu la longue il fait de labsurde non
pas ce qui drange et brise tout, mais ce qui est susceptible darrangement et ce qui mme arrange tout.
Dans son ouvrage, labsurde devient un dnouement, il est une solution, une sorte de salut. Lhomme qui a
analys ltranget de sa condition [] se sauve avec ce qui le perd ; il se fait une cl du fait quil ny a pas
de cl ; il maintient hors des terribles prises de labsurde labsurde lui-mme (BLANCHOT Maurice, Faux
pas, op. cit., p. 70).
13 Gtz : Je te dis que Dieu est mort (Il la prend dans ses bras). Nous navons plus de tmoin, je suis seul
voir tes cheveux et ton front. Comme tu es vraiedepuis quil nest plus. (SARTRE Jean-Paul, Le Diable et
le bon Dieu, Paris, Gallimard, Folio , 1951, p. 241 ; a. III, sc. V).
14 BLANCHOT Maurice, La Part du feu, Paris, Gallimard, 1949, p. 291-331.
15 Limaginaire crit Blanchot nest pas une trange rgion situe par-del le monde, il est le monde
mme, mais le monde comme ensemble, comme tout (ibid., p. 307).
16 Ibid., p. 14.
17 On remarquera cependant que l o Hegel parlerait dun fond obscur (ou dun savoir trs gnral et
indtermin) do se dgage peu peu la vrit de lesprit, Blanchot dcrit presque toujours le contraire : un
savoir qui se dissout dans un fond obscur, quoiquil ne puisse jamais sy perdre totalement.
18 BLANCHOT Maurice, LEspace littraire, Paris, Gallimard, Folio/Essais , 1955, p. 11-32.
19 En ce sens, crit-il, une uvre nest ni achev ni inacheve ; elle est (ibid., p. 14) : ce qui revient
dire quelle existe comme une donne brute, sans lien ncessaire avec les vises de lauteur qui la crite.
20 Cest le cas de Proust, qui abandonne le manuscrit de Jean Santeuil, aprs avoir dj crit des centaines
de pages, et entame La Recherche du temps perdu. Voir BLANCHOT Maurice, Lexprience de Proust
(1954), in Le Livre venir, Paris, Gallimard, Ides NRF , 1959, p. 20-40.
21 BLANCHOT Maurice, LEspace littraire, op. cit., p. 21, 25-26.
22 Voir Le dehors, la nuit (11/1953) et Le regard dOrphe (6/1953) (ibid., p. 213-232), et La
rencontre de limaginaire (7/1954) in BLANCHOTMaurice, Le Livre venir, op. cit., p. 9-19.
23 BLANCHOT Maurice, LEspace littraire, op. cit., p. 19. un autre endroit, Blanchot semble plutt affirmer
le contraire : il dcrit le point o inspiration et manque dinspiration se confondent, o linspiration prend le
nom daridit et en privant lcrivain du pouvoir dagir le condamne au silence (ibid., p. 241). Se mettre
crire devient alors un moyen de se soustraire linspiration : Linspiration crit Blanchot est la longue
nuit de linsomnie, et cest pour sen dfendre [] que lcrivain en vient crire vraiment, activit qui le rend
au monde o il peut dormir (ibid., p. 244). La discordance entre les deux textes semble flagrante : dans un
cas, lcrivain reprend le contrle de la situation en crivant, dans lautre en arrtant dcrire. Mais cest

toujours le mme schma qui est luvre, dans la littrature il y a toujours ces deux moments
indissociables et contradictoires : le moment de la dmesure, de linarticul et de linterminable, et le moment
o mesure et limite, conues entre autres comme pouvoir de sparer et dinterrompre, reprennent le dessus.
24 Ibid., p. 18-19. Que lon considre galement le passage suivant, susceptible dtre lu non pas comme un
fantasme tout court mais comme lanalyse de sa structure phnomnologique : Pourquoi la fascination ?
Voir suppose la distance, la dcision sparatrice, le pouvoir de ntre pas en contact et dviter dans le
contact la confusion. [] Mais quarrive-t-il quand ce quon voit, quoique distance, semble vous toucher par
un contact saisissant, quand la manire de voir est une sorte de touche, quand voir est un contact
distance ? Quand ce qui est vu simpose au regard, comme si le regard tait saisi, touch, mis en contact
avec lapparence ? Non pas un contact actif, ce quil y a encore dinitiative et daction dans un toucher
vritable, mais le regard est entran, absorb dans un mouvement immobile et un fond sans profondeur. Ce
qui nous est donn par un contact distance est limage, et la fascination est la passion de limage (ibid.,
p. 28-29).
25 Celui qui se prtend sous la contrainte dune vocation irrsistible, nest que sous la domination de sa
propre faiblesse, appelle irrsistible le fait quil ny l rien quoi rsister, appelle vocation ce qui ne lappelle
pas, et il lui faut adosser son nant contre la prtention dune contrainte (ibid., p. 223).
26 BLANCHOT Maurice, Le Livre venir, op. cit., p. 9-10.
27 BLANCHOT Maurice, LEspace littraire, op. cit., p. 226.
28 Cest ce revirement cette perte ou cette absence invitable de lautre nuit qua nglig notre avis
Marlne Zarader, et qui est lorigine de ses objections Blanchot. Zarader reconnat que la factualit
sauvage et nue est un vnement quil nest pas possible de dnier , mais elle attribue Blanchot
lambition de le prendre en charge dans une pense qui laccueillerait comme tel, qui maintiendrait la nuit
dans sa sauvagerie de nuit (ZARADER Marlne, Ltre et le neutre. partir de Maurice Blanchot, Lagrasse,
Verdier, 2001, p. 259-260). Or, cest une telle prise en charge qui est justement exige mais aussi remise en
question par Blanchot chaque fois quil insiste sur lambigut du sens et de la littrature, et lorsquil nous
rappelle en particulier lexistence seulement littraire dEurydice et dOrphe. Le neutre chez Blanchot nest
pas le rgne, prserv, du sens absent, sur lequel la pense est invite veiller , comme le prtend
Zarader, mais linquitude et linstabilit si souvent voques dans ces pages, loscillation perptuelle entre
sens et non-sens. Si la pense peut veiller sur ce sens absent , ce nest que sur le mode de lchec et du
balancement perptuel entre possible et impossible.
29 BLANCHOT Maurice, LEspace littraire, op. cit., p. 228.
30 BLANCHOT Maurice, Le Livre venir, op. cit., p. 16 (nous soulignons).
31 BLANCHOT Maurice, Chroniques littraires, op. cit., p. 413 (nous soulignons).
32 BLANCHOT Maurice, Une Voix venue dailleurs, Paris, Gallimard, 2002, p. 65-66.
AUTEUR
Enzo Neppi
N Bologne (Italie), Enzo Neppi a tudi la philosophie Jrusalem et Paris, la littrature italienne
Yale. Professeur de littrature italienne Grenoble, il travaille sur les origines du nihilisme au tournant des
Lumires, et sur thique et subjectivit au XXesicle. Parmi ses publications : Le Babil et la caresse. Pense
du maternel chez Sartre(1995) ; Ltre et le mal dans la pense dEmmanuel Lvinas , in Esprit, juillet
2000 ; Les diffrents visages du nihilisme dans les Petites uvres morales , in Lectures de Lopardi,
PUR, 2002 ; thique et absolu chez Sartre , in Cits, n 22 ; thique et matire chez Primo Levi , in La
Pense juive contemporaine, 2008.
Maurice Blanchot, Roland Barthes, une ancienne conversation
ric Marty
p. 298-313
TEXTE NOTES AUTEUR
TEXTE INTGRAL
La fatigue qui leur est commune ne les rapproche pas.
Maurice Blanchot
1 BARTHES Roland, Fragments dun discours amoureux,uvres Compltes, t.V, Paris, ditions du
Se (...)
1IL EST DIFFICILE DAVOIR UNE IDE de ce que furent les liens personnels concrets entre Roland Barthes et
Maurice Blanchot. Dun vritable contact, seule une trace en fait tat dans luvre de lun deux, grce
aux Fragments dun discours amoureux ; et encore ne le fait-elle que sous la forme dune simple

parenthse : (Il ma fallu attendre Blanchot pour que quelquun me parle de la Fatigue.)1 , et on lit en
note : Blanchot : ancienne conversation.
2 Ibid., p.149.
3 Ibid., p.147.
2Cest la clausule de la figure intitule Fading qui a trait la dsapparition de limage de lautre, son
vanouissement : texte fait de parenthses successives dont le cur est la Nuit, leffacement de la voix, ce
qui me dchire force de devoir mourir , la dsagrgation du grain sonore, de linflexion vocale : (Voix
endormie, voix dshabite, voix du constat, du fait lointain, de la fatalit blanche)2 , et dont le point
daboutissement est donc la Fatigue car cette voix est sur le point de disparatre comme ltre fatigu
est sur le point de mourir ; et Barthes ajoute La fatigue, cest linfini mme : ce qui nen finit pas de
finir3.
4 Sur cette question, voir le trs beau texte de ricHOPPENOT, criture et Fatigue dans les
uvre (...)
3En effet, Blanchot est l. Il est l par la Nuit, par leffacement et le chevauchement des voix, par la
temporalit de limminence o peut-tre, travers lui, quelque chose de Heidegger vient aussi poindre : la
suspension rptitive et retour de la menace de laccomplissement4
4Mais en fait, Barthes ne cite pas Blanchot. Le nom de Blanchot ne vient aucun moment soutenir ces
penses qui lui sont pourtant bien proches. Cest plus tard, la toute fin de la figure, hors de la mditation,
comme dans un supplment, que le nom apparat, et dailleurs sans aucune rfrence textuelle : (Il ma
fallu attendre Blanchot pour que quelquun me parle de la Fatigue).
5Blanchot nest ici nullement un auteur, mais une rencontre personnelle, rencontre qui se situe dans le seul
temps qui compte ici, le temps biographique, le temps de la mmoire, le temps de lvocation, le temps
trange de ce qui a eu lieu contre toute dtermination, contre toute prvision, contre tout possible, le temps
mystrieux de lattente : Il ma fallu attendre Blanchot crit Barthes. Et cette attente nest pas
davantage mythifie sous la forme dune rvlation comblante mais elle est dnoue par une simple (et en
ce sens parfaite) confirmation dun savoir dj l : Blanchot ne rvle rien de la Fatigue, il en parle et cela
suffit : pour que quelquun me parle de la Fatigue : quelquun : ici, lanonymat vient bien vite
neutraliser le nom, cest moins une personne que quelquun qui parle.
6Mais, il y a plus. Il y a la note : Blanchot : ancienne conversation. Le sens littral de lexpression me
parle est alors confirm, mais le mot fondamental est lpithte ancienne qui introduit dans la
temporalit si profuse des Fragments dun discours amoureux, une nuance chronologique subtile et qui date
les paroles de Blanchot sur la Fatigue, dans un avant, une antriorit non situe, ne se rfrant rien,
aucun moment prcis sinon un point du temps forcment lointain, et dont le retour la mmoire de Barthes
atteste la fois limportance de ce qui est souvenu cette conversation mais galement lloignement
temporel qui dailleurs colore la conversation elle-mme de cette anciennet , comme une photo plie par
le temps.
7Il semble alors que pour comprendre au moins du point de vue de Barthes quelque chose de la relation
des deux hommes, cette parenthse et la note qui laccompagne, sont suffisantes, et peut-tre disent tout ou
au moins disent lessentiel. Elles inscrivent tout dabord la rencontre dans le temps dune attente mais
simultanment -et cela peut paratre contradictoire -dans le temps dune contingence, dune passivit, du
temps plat de lexistence, dans la fatigue mme dexister : Il ma fallu attendre Blanchot, rencontre dune
personne dont lidentit importe en fait peu : il est seulement quelquun dont la qualit tient au fait quil peut
pallier la dfaillance, linsuffisance puisante du monde et des autres, satisfaisant tout simplement la
promesse nigmatique et opaque qui aura pouss Barthes jusqu attendre (depuis quand ?) que
quelquun [lui] parle de la Fatigue . On comprend que toute la saveur de la phrase tient au fait davoir crit
il ma fallu attendre Blanchot au lieu de lnonc plus vident : il ma fallu rencontrer Blanchot
5 BLANCHOT Maurice,LEntretien infini, Paris, Gallimard, 1969.
8Nous sommes alors dans LEntretien infini : Il lui dit dentrer, il reste prs de la porte, il est fatigu, et cest
aussi un homme fatigue qui laccueille, la fatigue qui leur est commune ne les rapproche pas5.
9Nous y sommes et nous ny sommes pas. Car si avec Blanchot, la ngation est dj l, avec Barthes, nous
sommes dans le temps suspendu, dans le temps loign, dans la fatigue du temps, dans son vieillissement,
dans le souvenir neutralisant dune mmoire sans rcompense, sans rvlation ni salut : une ancienne
conversation comme il y a des albums de vers anciens.
10La manire qua Barthes de faire venir Blanchot cette place prcise de son livre, ne dit pas seulement
quelque chose de trs profond sur lusage quil peut faire de Blanchot dans ce texte si particulier que sont

les Fragments dun discours amoureux, elle dit quelque chose de plus essentiel sur Maurice Blanchot luimme, et sur le lien, ce lien si peu reconstituable qui a uni les deux crivains.
6 Voir lartificiel hommage quil rend par exemple la critique thmatique et donc Jean-Pierr (...)
7 Je ne connaissais ni Paulhan, ni Blanchot, ni Lukacs, jignorais sans doute jusqu leur nom
(si (...)
11Tout dabord, et sur le plan le plus trivial (ce qui ne veut pas dire le plus rel), cette citation de Barthes dit
cruellement la disparition de la personne de Blanchot de lenvironnement et de lactualit de la vie de Barthes
depuis un certain temps. Les dix annes qui prcdent la parution des Fragments dun discours
amoureux (1977) sont apparemment des annes deffacement de Blanchot, effacement de sa personne que
Barthes ne voit plus, effacement de son texte, de son criture. Labsence du nom de Blanchot dans Le
Plaisir du texte et surtout dans Le Roland Barthes par Roland Barthes o Barthes noublie pourtant
personne, o il se situe et cartographie ses amitis, ses solidarits thoriques, politiques, intellectuelles
jusqu y compris ne pas couper totalement les ponts avec des travaux qui lui sont pourtant dsormais
totalement trangers6, cette absence donc doit tre prise au srieux et dit quelque chose. Elle dit, sans
doute, dans cette priode (1968-1976) o le monde intellectuel franais est dans une priode dactivisme, de
combat, de guerre, une distance prise lgard de Blanchot. Nul doute si lon sen tient lhistoire effective
que limplication de Barthes dans laventure de Tel Quel, lamiti avec Philippe Sollers a pu, a d jouer un
rle dans loubli violent dans lequel Barthes tient le nom de Blanchot, et qui est plus quun oubli mais peuttre une forme dexclusion. Cet oubli est proche de lamnsie quand, par exemple, dans un entretien
important de 1971 Rponses avec Jean Thibaudeau -, Barthes explique qu lpoque du Degr zro
de lcriture, il ne connaissait pas luvre de Blanchot7 alors que pourtant le nom de ce dernier y est cit et
comment de manire profonde ; amnsie qui peut paratre dautant plus ingrate que Blanchot a t lun des
premiers rendre compte du livre dans un article trs important paru trs vite, en septembre 1953 dans
la Nouvelle Revue Franaise, Plus loin que le degr zro , repris dans Le Livre venir sous le titre La
recherche du degr zro .
8 BARTHES Roland, uvres Compltes, t. I, op. cit., p.985.
12Lloignement de Barthes, loubli tiennent peut-tre galement pendant cette priode des raisons
politiques. Il y a eu, on le sait, le refus de Roland Barthes de signer le Manifeste de 121 pendant la guerre
dAlgrie, manifeste qui a t principalement rdig par Blanchot et qui, aux yeux de Barthes ainsi que dun
certain nombre dintellectuels, ne prend pas assez ses distances avec le fond nationaliste du FLN algrien.
Et puis, il y a eu la question de De Gaulle, vritable bte noire de Maurice Blanchot. On doit dabord noter la
rponse qua faite Barthes, en 1959, la grande enqute propose par Blanchot et ses amis sur le rgime
du gnral De Gaulle assimil par eux une forme de fascisme. Barthes prend des distances svres
avec la mythologie du fascisme propre lintelligentsia : Il se peut que nous soyons [] lis
passionnellement limage de lHomme fort, policier ou bourreau, et par consquent dus, presque, que le
gaullisme ne soit pas du fascisme8 . Puis, plus svrement encore, Barthes ajoute :
9 Ibid., p. 985-986.
Depuis des annes, le cancer du militantisme politique a touff chez lintellectuel la perception de
lidologique ; nos armes habituelles taient des armes para-politiques, tires de la panoplie rvolutionnaire
(manifestes, signatures, cercles et revues de groupe, etc.) ; la contestation intellectuelle dailleurs bien plus
dirige contre le rgime stalinien que contre le rgime bourgeois, partait dune morale politique, cest--dire
dune gestuelle dont il me semble encore voir quelque trace dans votre enqute mme qui sous-entend,
ct du sens littral des questions, un sens comminatoire, destin dpartager moralement les crivains qui
rpondront et ceux qui ne rpondront pas9.
13La rponse est violente parce quelle renvoie deux fois laccusation au visage de laccusateur, souponn
par Barthes dune fascination coupable pour ce quil dnonce (un rapport strictement fantasmatique au
fascisme), souponn galement de mthodes de type autoritaire, comminatoire , qui condamnent la
dmarche dans le fond.
10 Sur ce point, voir BIDENTChristophe, Maurice Blanchot, partenaire invisible, Seyssel, Champ
Vallo (...)
14Cette divergence profonde entre Blanchot et Barthes va ressurgir en 1967 et ce sera peut-tre cest du
moins mon hypothse le moment partir duquel les deux crivains vont perdre de ce fait le contact.
Maurice Blanchot, en mai 1967, est alors occup avec ses amis (principalement Dionys Mascolo) lancer
une nouvelle campagne contre De Gaulle10 au travers dun texte extrmement violent, dnonant le rgime
comme une dictature , et appelant les intellectuels refuser toute participation aux mdias censs tre de
part en part contrls par le gouvernement. Or, la lettre trs amicale de Blanchot qui accompagne ce texte

sur lequel il demande son avis, Barthes cette fois-ci lui oppose une fin de non-recevoir sans aucun
compromis :
11 Lettre de Roland BARTHES Maurice BLANCHOT du 22 mai 1967 (coll. particulire).
Lanalyse politique que (votre texte] implique ne me parat pas trs juste ; elle fait tout dpendre de De
Gaulle alors que, me semble-t-il, cest le procs inverse quil faudrait faire, en partant des classes, de
lconomie, de ltat, de la technocratie ; et si lanalyse nest pas juste, elle engage forcment dans des
gestes faux11.
15Le texte de Blanchot demeurera dans les tiroirs et le diffrend entre Barthes et lui naura pas de suites
publiques, mais nanmoins, il y a dans le propos de Barthes, un ton sans aucune amnit, un ton de rupture,
comme en tmoigne la fin de la lettre :
12 Ibid.
Enfin, par une disposition que vous connaissez, puisquelle nous a dj spars, une fois, un moment plus
grave quaujourdhui [Barthes fait allusion son refus de signer le Manifeste des 121 ], jprouve toujours
de la rpugnance lgard de tout ce qui, dans la vie de lcrivain, pourrait ressembler un geste, situ hors
de son criture, mais accrditant cependant lide que cette criture, indpendamment de sa consistance,
propre, et en quelque sorte institutionnellement, est un capital qui vient lester des choix extra-littraires :
comment signer, au nom dune uvre, dans le moment mme o nous attaquons de toutes parts lide
quune uvre puisse tre signe12.
16La tonalit est celle dun discours sans appel et, de fait, il semble bien que cette lettre ait t le dernier
change direct entre Barthes et Blanchot.
13 BARTHES Roland, uvres Compltes, t. III, op. cit., p. 820-821.
14 BLANCHOT Maurice, Sade et Lautramont, Paris, Les ditions de Minuit, 1963, p. 36. Tous les
texte (...)
17Leffacement de Blanchot nest pas seulement dordre circonstanciel ni dordre politique, il se manifeste de
manire plus profonde dans un certain nombre de textes, et dont le plus intressant touche Sade. Et de ce
point de vue, on peut lire le Sade du Sade, Fourier, Loyola (1971) comme un texte contre Blanchot ;
mme si, bien videmment, ce nest pas l son principal intrt. Le Sade de Barthes est un Sade de
jubilation, un Sade sexuel, heureux, un Sade de jouissance, mais surtout cest un Sade exempt
du srieux radical avec lequel Blanchot la lu la fin de la guerre, dans un dialogue intense avec Klossowski
et Bataille. Une phrase, chez Barthes, vise lvidence Blanchot Le langage a cette facult de dnier,
doublier, de dissoudre le rel [] le rel et le livre sont coups : aucune obligation ne les lie13 . Or, toute la
vision de Sade chez Blanchot est oriente prcisment sur le rel et lide de rel : le rel de la Terreur et de
la mise mort, le rel et la mort, le rel de la ngation dont Sade est lagent parfait et est donc lcrivain
absolu , puisque son uvre est le lieu unique o seffectue la souverainet de lhomme fonde sur le
pouvoir transcendant de la ngation14 .
15 BARTHES Roland, Sade, Fourrier, Loyola, uvres Compltes, t. III, op. cit., p. 850.
18 lvidence, Barthes ne prend pas Sade au srieux ou du moins ne le prend-il pas selon le srieux de
Blanchot ; et si Sade est loccasion pour Barthes de se distinguer fortement de Blanchot, cest quil est sans
doute le bon objet de distinction. Ne pas tre daccord sur Sade, cest tre en dsaccord sur lessentiel :
lapathie sadienne selon Blanchot rpond la dlicatesse ou leffervescence sadienne chez Barthes, la
terreur sadienne de Blanchot rpond la jouissance et lvocation de la fte permanente du corps. Si Sade est
pour Blanchot lespace transcendantal de la ngation, il est aux yeux de Barthes le lieu de laffirmation, lieu
de pure immanence en ce que le principe qui lorganise nest pas un principe unique (par exemple la
ngation selon Blanchot) mais un principe multiple qui parcourt le langage tout entier dans son processus le
plus ample et le plus divers, propre en cela produire une langue absolument nouvelle , la mutation
inoue appele subvertir (non pas inverser, mais plutt fragmenter, pluraliser, pulvriser) le sens
mme de la jouissance15 .
19Ds lors, il est tout fait possible de concevoir entre les deux crivains plus quun loignement, une forme
silencieuse dhostilit, et si lon veut imaginer davantage, une forme de rsistance de la part de Barthes,
lgard de Blanchot.
16 BARTHES Roland, uvres Compltes, t. IV, op. cit., p. 934.
20Mais cette rsistance peut tre tout autre chose que strictement ngative -ou alors il faudrait parler
dattraction ngative comme font des aimants quon ne peut rapprocher sans quils sloignent. Lattraction
ngative, loin deffacer les dsaccords, les gestes inamicaux que lon a relevs, permet tout simplement de
comprendre leurs sens quon ne peut situer qu leur envers, et je ne suis pas loin de penser que cette
squence les annes 68-76 est surtout pour Barthes loccasion de dplacer en profondeur Blanchot dans

le systme citationnel, intertextuel qui est le sien. Blanchot est dplac peut-tre parce que Barthes prend
acte que leurs temps respectifs nont momentanment plus rien de commun. Blanchot a cess dtre un
contemporain, et dj, il est pris dans cette sorte dantriorit, dans cette ancienne conversation dont il
est question dans les Fragments dun discours amoureux. Ce qui distingue les deux priodes, cest que dans
celle qui nous occupe prsentement, cest une antriorit sans rsonance, sans cho, une antriorit qui ne
revient pas. On en trouve une espce dattestation dans un propos, il est vrai dj un peu tardif puisquil se
situe la fin de cette priode (1976), o Barthes crit : La lecture de Proust, de Blanchot, de Kafka,
dArtaud ne ma pas donn envie dcrire sur ces auteurs (ni mme jajoute comme eux), mais dcrire16.
Blanchot apparat dans une liste qui nest nullement celle des contemporains et des modernes , mais
dans une liste de morts et une place trange, entre Proust et Kafka, qui le situe en effet dans limmmorial,
mais dans un immmorial qui abreuve, qui inspire, qui donne toute sa profondeur lenvie dcrire et qui,
depuis la mort, du mme coup fait de Barthes un vivant . Ainsi faut-il sans doute comprendre le processus
actif dloignement de Barthes lgard de Blanchot, pendant cette priode 1968-1976, plus comme une
mthode de distanciation que comme une forme vritable de rupture. Mthode de distanciation, cest-dire dsir de la part de Barthes de trouver lespace juste, lespace vide, lespace distant do approcher (et
ne pas approcher) Blanchot dune manire non factice. Ds lors, tout ce qui peut paratre hostile dans
lattitude de Barthes rsonne autrement. En rduisant nant le lien vivant avec Blanchot, Barthes lui
assigne une place, une place sans doute terrible mais peut-tre lunique place qui lui soit assignable, celle du
mort, celle de celui qui nexiste plus quentre Proust et Kafka, celle du mort qui, depuis cette rgion
silencieuse et lointaine, apparat alors comme le vrai receleur du dsir dcrire.
21Cette place de mort o Barthes place Blanchot est peut-tre dailleurs la place o il la toujours en fait
situ (cette place nest-elle pas la place idale que lon donne ceux qui lon rsiste ?), car cest aussi
cette place que dune certaine faon Blanchot occupe dj, au moins symboliquement, ds Le Degr zro
de lcriture (1953) o Barthes nonce, peut-tre pour toujours, le point de divergence qui les spare,
divergence qui a pour symbole, le symbole mme de la mort, le mot qui tue vraiment, selon Hegel, le pronom
de la troisime personne, le il , o, pour Barthes, Blanchot se situe, au moins dans la position en miroir
quil a construite lgard de Kafka. Cette position Barthes ne peut sen satisfaire et il crit :
17 BARTHES Roland, Le Degr zro de lcriture. uvres Compltes, t. I, op. cit., p. 193. Sur (...)
On comprend alors que le il soit une victoire sur le je dans la mesure o il ralise un tat la fois plus
littraire et plus absent. Toutefois la victoire est sans cesse compromise : la convention littraire du il est
ncessaire lamenuisement de la personne, mais risque chaque instant de lencombrer dune paisseur
inattendue17.
22Cette place du mort, Blanchot ne loccupe pas seulement parce quil est il , mais plus encore parce quil
se situe encore dans la littrature que Barthes aspire surmonter au profit dune catgorie dont il sagit de
construire lutopie : lcriture. Ds lors, Blanchot est plac dans une rgion que Barthes fait tout pour viter,
quil contourne dlibrment, celle dune mtaphysique des essences, quand, lui, Barthes dessine et
construit un registre strictement matrialiste de lcriture, du livre comme objet, de la surface graphique, de la
praxis quil ne cessera de dresser contre la littrature. Dune certaine manire Barthes, la manire de
Hegel, ne cesse de dire Blanchot que pour croire lessence de la littrature, il faut en tre spar, et que
pour en tre spar, il faut croire son essence.
18 Ce projet de revue occupe de manire trs large le dbut des annes soixante. Voir sur cette
quest (...)
19 Le premier dj cit surLe Degr zro de lcriture, le second porte sur Mythologiessous le (...)
20 BARTHES Roland,uvres Compltes, t. II, op. cit., p. 518.
23Tout au long de la priode des annes cinquante-soixante, priode au cours de laquelle Barthes et
Blanchot se rencontrent, dialoguent, scrivent, vont mme jusqu rflchir au projet dune revue
internationale18 , priode au cours de laquelle Blanchot crit deux articles trs importants sur Barthes19,
Barthes tout en se rfrant souvent Blanchot, le citant et manifestant son admiration, tient celui-ci
distance. Il repre trs prcisment le dni dans lequel Blanchot se place lgard de la structure , et
marque la difficult de lentreprise blanchotienne : Nantiser le sens est un projet dsespr, proportion
de son impossibilit20.
24Cette Distance nest pas exclusivement ngative, car le Il quest Blanchot aux yeux de Barthes, est un
Il qui a la fixit des points de repres, et la verticalit dune uvre admire. Barthes est lun des premiers
ce titre mettre en vidence la dimension pique de cette uvre en crivant :
21 BARTHES Roland, Essais critiques. uvres Compltes,t. II, op. cit., p. 519.

Luvre de Blanchot (critique ou romanesque ) reprsente donc, sa faon, qui est singulire (mais je
crois quelle aurait des rpondants en peinture et en musique) une sorte dpope du sens, adamique, si lon
peut dire, puisque cest celle du premier homme davant le sens21.
22 BARTHES Roland,Entretiens (1967). uvres Compltes, t. II, op. cit., p. 1303.
23 BARTHES Roland, La Prparation du roman, 1978-1980, cours du Collge de France,
Nathalie LGER ( (...)
24 Ibid., p.29.
25Cest alors que lon peut dire quaux yeux de Barthes, Blanchot est un il qui devient un Lui , un
Lui, Blanchot : Blanchot est dans lingalable, linimitable et linapplicable22. Et plus tard, avec le
dernier cours de Barthes au Collge de France, La Prparation du roman , ce sera alors lultime discours
tenu par Barthes sur Blanchot, celui du retour, celui pacifi de la rminiscence, aprs les annes
dloignement, celui de lancienne conversation , celui dune rconciliation dans la remmoration rpte
du nom de Blanchot que les Fragments dun discours amoureuxavaient amorce : Seul et dernier
tmoignage de cet Hrosme [celui de Mallarm] : Blanchot23 . Et dans le mme moment, ce
commentaire, citant Blanchot, dans une parenthse qui dit (Une fois de plus, lui24) .
26Lattitude de Barthes dont nous dcrivons ici les effets de surface dit quelque chose de profond et de
dcisif, elle dit une amiti impossible ; et cette impossibilit manifeste donc par ces rsistances, ces
dplacements, ces oublis, ces rejets, cet immmorial, ce Lui , cette impossibilit donc exprime, on le
comprend bien, plus quune divergence dordre intellectuel, elle figure trs prcisment le paradoxe de
lincompatibilit dun espace quils ont pourtant en commun et qui est central dans luvre de chacun deux :
le Neutre.
27Si les deux Neutres se recouvrent lun lautre, ils ne peuvent pour autant passer de compromis entre eux :
ils sont lespace intermdiaire dune rencontre, dune ancienne rencontre, mais ils ont en eux une puissance
particulire qui les induit sexclure. La rcusation rciproque est dautant plus ncessaire tablir pour
nous (et lon comprend alors que ni Barthes, ni Blanchot naient song le faire eux-mmes) que leurs
uvres peuvent donner lieu dinnombrables quiproquos : le fragment par exemple, mais aussi ces figures
saisies simultanment et qui sont sans rapport : Mose, Orphe Lhomonymie nest pas seulement de
lordre du pur symptme dpoque comme a lest en revanche avec le Neutre de Cioran qui est beaucoup
plus proche dune rcriture de lantique scepticisme ; il y a entre eux un voisinage qui est dune tout autre
profondeur, et du coup labme qui les distingue nen est que plus immense.
28Si lon voulait rompre lhomonymie de la manire rapide et schmatique, peut-tre suffirait-il de partir de
ceci que si le Neutre est chez Blanchot pens systmatiquement par des termes qui pour beaucoup
possdent le prfixe privatif in (infini, inconnu, interminable, indtermin, indiffrence, informul,
impossible, innommable). Et si cest une rgion, un espace o lon senfonce, o lon descend, o descend
celui qui est tomb dans labsence de temps , si ce Neutre blanchotien peut sapparenter un informe, il
apparat inversement que pour Barthes, le Neutre qui nest pas un risque mais une chance -, est au
contraire tout entier du ct de la forme exotrique, de la ligne, du trait, de la lettre, de la structure, de
linterstice, du contour, de la pause Lexemption du sens laquelle le Neutre chez Barthes conduit ou fait
signe, ne passe pas par llargissement du sens lindtermin mais sassocie une formalisation extrme,
une littralisation radicale, une formalisation exacte de ce qui est. Aussi, le Neutre, est-il chez Barthes
toujours de lordre du phnomnal et ne sassimile pas cet inframonde, cette infra-rgion murmurante o
Blanchot pointe le gouffre go-mtaphysique du Neutre. Le Neutre est toujours chez Barthes possiblement
face soi, dans un face face parfois excessif : sorte daplat de ce qui est, puisque le Neutre est pure
surface. On mesure alors en effet combien la coexistence de ces deux Neutres est peu envisageable,
combien elle est impossible, combien ces deux Neutres sont profondment hostiles lun envers lautre
(quoiquaux yeux de Blanchot, une telle image soit aberrante).
25 ZARADER Marlne, Ltre et le neutre. partir de Maurice Blanchot, Lagrasse, Verdier, Phili (...)
26 BARTHES Roland, Le Neutre, cours au Collge de France, Thomas CLERC (dir.), Paris, ditions du
Seu (...)
27 BARTHES Roland, Fragments dun discours amoureux. uvres Compltes, t. V, op. cit., p. 213.
29Si lon suit les trs belles et trs profondes analyses de Marlne Zarader sur le Neutre de Maurice
Blanchot25, on constate une sorte de triangle Heidegger, Lvinas, Blanchot, qui possde pour angle
commun un mouvement de superposition (au moins lorigine) entre le Neutre et le Rien : mouvement
dangoisse pour Heidegger, dhorreur pour Lvinas, de souffrance pour Blanchot ; mouvement de renvoi du
Neutre ltre chez Heidegger, mouvement dvasion par la transcendance de lAutre chez Lvinas,
mouvement de veille et daccueil du Neutre chez Blanchot. Ces trois mouvements, si opposs quils

paraissent, pourraient bien se superposer lun lautre si on les confrontait un quatrime mouvement, celui
de Barthes, qui est tout autre puisquil est dj de lordre de la parole articule, de larticulation mme, du
parler le Neutre, du parler Neutre, du dploiement des lignes. Le Neutre nest pas la Nuit originaire, la Nuit
originaire paenne de Heidegger et Blanchot dont Lvinas feint de seffrayer (puisquil sait, lui, que le combat
avec la Nuit, avec le Dehors possde dj depuis longtemps mais non depuis toujours-dj son rcit, son
pope post-adamique : le rcit de Jacob/Isral avec lAutre) mais dont il a sans doute raison dtre horrifi
quoique larrachement cette Nuit soit donc dj de lordre de lextase. Pour Barthes, non, la Nuit nest pas
le Neutre, la Nuit est manifestement nulle comme elle lest aux yeux du Rimbaud de Lternit . Le
Neutre est au contraire le plein jour, et cest pourquoi quand Barthes cite Blanchot en vue de dcrire le
Neutre et de lui donner place, cest un rapprochement du Neutre et de la transparence quil fait appel,
trouv dans LEntretien infini, rapprochement dont dailleurs, il ne conserve que la pointe lumineuse26, et non
aux vocations habituelles du Neutre sombre, opaque, obscur et tnbreux. Et quand il y a la Nuit, chez
Barthes, cest la bonne Nuit du Neutre ou plutt la Nuit du bon Neutre : Mais parfois aussi, cest une autre
Nuit : seul, en position de mditation (cest peut-tre un rle que je me donne ?), je pense lautre
calmement, tel quil est : je suspends toute interprtation ; jentre dans la nuit du non-sens ; le dsir continue
de vibrer (lobscurit est translumineuse), mais je ne veux rien saisir ; cest la Nuit du non-profit, de la
dpense subtile, invisible : estoy a oscuras : je suis l, assis simplement et paisiblement dans lintrieur noir
de lamour27.
28 BLANCHOT Maurice, LEntretien infini, op. cit., p. 445.
30On dira alors que pour accder au Neutre, pour le nommer, pour lentendre, pour le faire accder une
forme forcment particulire de visibilit, il faut sortir de la philosophie. Cest dailleurs ce que pressent
Blanchot, ce quoi il aspire, et cest ce quil crit par exemple dansLEntretien infini, dans lun de ses textes
sur Ren Char ( Ren Char et la pense du Neutre ), o, selon lui, lhistoire de la philosophie nest quun
effort soit pour acclimater et domestiquer le Neutre en y substituant la loi de limpersonnel et la rgle de
luniversel, soit pour rcuser le Neutre en affirmant la primaut thique du Moi-sujet, laspiration mystique
lunique singulier. Mme la position de Heidegger, dont linterrogation pourrait tre entendue comme une
tentative pour approcher le Neutre dune manire non-conceptuelle, apparat comme un nouveau retrait par
la sublimation du Neutre qui sy opre. Seul le pome, alors ? Oui, la parole pour autant que celle-ci nest
pas une prise, nest pas une saisie28.
29 Ibid., p.450.
31Mais lon peut se demander si Blanchot, lui-mme, est vraiment sorti de la philosophie ? Si Blanchot
reproche aux plus grands Heidegger et Lvinas de se dtourner du Neutre comme phnomne, soit par
la pense de ltre, soit par lApparatre de lAutre, peut-on dire vraiment que lui-mme ne sen dtourne pas
et quil ne demeure pas mdus par lIde du Neutre, en tant que le Neutre est conu sur le mode de la
sparation, jusqu la pure sparation, la plus pure concevable, la sparation davec lui-mme ( Le Neutre,
toujours spar du Neutre par le Neutre29 ) : car, prcisment la sparation est bien la marque de lIde, et
la marque de lessence, elle est la marque de reflux absolu du phnomnal. Elle est la marque de la Nuit, de
la mauvaise Nuit, celle de la Faute qui fonde toute sparation avec ce qui est, et do vient lIde. Et cest
pourquoi, en effet, le Neutre est, chez Blanchot, souffrance.
32La souffrance, nest sans doute pas absente du Neutre barthsien, mais cette souffrance alors est-elle
sans doute lie une insuffisance de Neutre et non son excs ; et par exemple la position mlancolique qui
est une approche du Neutre le du tant alors simultanment actif et passif selon la loi du Neutre ,
est souffrance en tant quelle est impuissante exprimer et dployer sa tonalit fondamentale spectre
merveilleux qui la hante quelle ne parvient pas tout fait embrasser : le Neutre, en tant quil est
prcisment abolition de toute souffrance.
30 BARTHES Roland, Le Plaisir du texte. uvres Compltes,t. IV, op. cit., p. 260.
33Et le Neutre chez Barthes est alors susceptible de procder des intensits les plus faibles celle du degr
zro par exemple -comme des intensits les plus fortes : Ne jamais assez dire la force de suspension du
plaisir ; cest une vritable poch, un arrt qui fige au loin toutes les valeurs admises (admises par soimme). Le plaisir est un neutre, la forme la plus perverse du dmoniaque)30.
31 Marlne ZARADER, Ltre et le neutre. partir de Maurice Blanchot, op. cit., p. 206.
32 BARTHES Roland, Essais critiques, uvres Compltes,t. II, op. cit., p. 279.
34On voit ici quil ny a chez Barthes, nulle puissance sparatrice, nulle sparation qui repousserait le Neutre
dans un au-del ou dans une infrargion de ltre, mais quil y a suspension et que cette suspension est la
puissance active et bonne du Neutre. Cest pourquoi dailleurs le Neutre ne peut tre considr, comme cest
le cas chez Blanchot, comme lespace repli et nigmatique de lindicible31, point dabsence ou dinanit,

puisque, selon Barthes et cest sans doute l que rside lapproche la plus clarifiante du Neutre , loin
dtre linexprimable que la pense, la parole aurait pour tche dexprimer, le Neutre renvoie une tout autre
charge, une charge absolument contraire, celle dinexprimer lexprimable32. Selon Barthes, la matire
premire du Neutre nest ni lineffable, ni la Nuit : mais au contraire le trop nomm, leffroyable abondance de
sens que fournissent la langue, le monde, les hommes, cet intelligible ruisselant de toute part et qui est le
plein du langage. Inexprimer lexprimable, cest prcisment suspendre, purifier, amaigrir jusqu
limperceptible ce trop plein dbordant quest le sens. Ce qui distingue alors Blanchot et Barthes, cest que
pour le premier, le Neutre est en quelque sorte lpope du Rien dans le Rien, pour le second au contraire, le
Neutre cest le travail dabolition du Tout (de la totalit) qui est ses yeux lalination premire de lhomme.
Pour Barthes, lhomme nest pas alin par le manque, par quelque chose qui lui manquerait, par la raret
(comme pour Blanchot) mais par le tout, labondance, par lobstination du sens.
35Mais alors si le diffrend entre Barthes et Blanchot est si radical que signifie lassociation courante qui est
faite de leurs noms ? Que signifie ce qui a pu tre, sinon une amiti, du moins, sous une forme il est vrai
discontinue, un compagnonnage intellectuel qui aura au moins dur un peu plus dune dcennie du dbut
des annes cinquante jusquau milieu des annes soixante ? Que signifie cette reconnaissance rciproque
quils se sont accorde lun lautre ? Sans doute tout cela signifie dabord que pour comprendre lespace
littraire qui est aussi lespace des individus qui la composent, il faut se dprendre de la mythologie de
lamiti qui, si souvent, sert de ciment de mauvaise qualit aux historiens des ides pour fabriquer de
lhistoire, cest--dire produire, envers et contre tout rel, du lien. Pour qui veut examiner srieusement
lhistoire de la pense, tout cela svanouit bien vite, et la place des consensus qui maquillent lhistoire, il
doit admettre tout au contraire quil ny a que diffrences, divergences, carts, diffrends, violences,
incomprhensions, malentendus et solitudes.
33 SARTRE Jean-Paul, La Nause, Paris, Gallimard, 1942, p. 224. De fait, nous divergeons sur ce
poin (...)
34 SARTRE Jean-Paul, La Nause, op. cit., p. 226-227.
36Le Neutre de Blanchot et le Neutre de Barthes nont rien voir, mais ces Neutres nont pas davantage
voir avec le Neutre que Gilles Deleuze dcrit si admirablement dans Logique du sens autour de lvnement,
pas plus quils nont voir avec le Neutre que Sartre saisit in extremis dans le Final presque parfait de La
Nause au travers de la sensation de la mesure , sous le message que quatre notes dlivrent : Il faut
faire comme nous souffrir en mesure33. Le Neutre alors, cest ce pur rythme dun morceau de jazz
compos par un Juif et chant par une ngresse34 .
37Ce qui fait lien, ce nest certainement pas quelque chose de lordre de lIde, de la clart, de la pense, de
la position, de lordre du discours. Non, ce qui fait lien et qui en effet lui donne sens, cest la force obscure
mme qui a amen ces penseurs vers quelque chose dont la recherche leur semblait simultanment
ncessaire et imprieuse, un signifiant le Neutre -, dont ils taient certains prcisment quil chappait
toute matrise, toute saisie, toute domination, bref quelque chose donc qui tait au plus proche dune
parole vraie, du dsir de savoir.
NOTES
1 BARTHES Roland, Fragments dun discours amoureux, uvres Compltes, t.V, Paris, ditions du Seuil,
2002, p.149.
2 Ibid., p.149.
3 Ibid., p.147.
4 Sur cette question, voir le trs beau texte de ric HOPPENOT, criture et Fatigue dans les uvres de
Roland Barthes et Maurice Blanchot , in Maurice Blanchot, de proche en proche, Daana MANOURY et
ric HOPPENOT (dir.), Paris, ditions Complicits, 2008.
5 BLANCHOT Maurice, LEntretien infini, Paris, Gallimard, 1969.
6 Voir lartificiel hommage quil rend par exemple la critique thmatique et donc Jean-Pierre Richard,
dans le fragment Le thme , BARTHES Roland,uvres Compltes, t. IV, op. cit., p.750.
7 Je ne connaissais ni Paulhan, ni Blanchot, ni Lukacs, jignorais sans doute jusqu leur nom (sinon peuttre celui de Paulhan). uvres Compltes, t. III, op. cit., p.1028.
8 BARTHES Roland, uvres Compltes, t. I, op. cit., p.985.
9 Ibid., p. 985-986.
10 Sur ce point, voir BIDENT Christophe, Maurice Blanchot, partenaire invisible, Seyssel, Champ Vallon,
1998, p. 470.
11 Lettre de Roland BARTHES Maurice BLANCHOT du 22 mai 1967 (coll. particulire).
12 Ibid.

13 BARTHES Roland, uvres Compltes, t. III, op. cit., p. 820-821.


14 BLANCHOT Maurice, Sade et Lautramont, Paris, Les ditions de Minuit, 1963, p. 36. Tous les textes de
Blanchot sur Sade font du rel linstance o se dvoile la puissance du texte sadien.
15 BARTHES Roland, Sade, Fourrier, Loyola, uvres Compltes, t. III, op. cit., p. 850.
16 BARTHES Roland, uvres Compltes, t. IV, op. cit., p. 934.
17 BARTHES Roland, Le Degr zro de lcriture. uvres Compltes, t. I, op. cit., p. 193. Sur la question du
il , voir la position un peu diffrente de Barthes dans limportante prface aux Essais critiques. uvres
Compltes, t. II, op. cit., p. 280-282.
18 Ce projet de revue occupe de manire trs large le dbut des annes soixante. Voir sur cette question le
numro 11 de la revue Lignes paru en septembre 1990. On trouve au tome II des uvres Compltes de
Barthes quatre textes que celui-ci avait crits pour cette revue (p. 559-563) et qui finalement parurent en
italien dans Menabo n 7 en 1964. Voir enfin le trs intressant entretien que donne Barthes en 1979 sur
cette revue et le tmoignage quil porte alors sur le rle de Blanchot et sur le fatum ngatif de celuici (uvres Compltes, t. V, op. cit., p. 778-781).
19 Le premier dj cit sur Le Degr zro de lcriture, le second porte surMythologies sous le titre La
grande tromperie , il parat dans La Nouvelle Nouvelle Revue Franaise, du juin 1957 (non repris en
volume).
20 BARTHES Roland,uvres Compltes, t. II, op. cit., p. 518.
21 BARTHES Roland, Essais critiques. uvres Compltes, t. II, op. cit., p. 519.
22 BARTHES Roland, Entretiens (1967). uvres Compltes, t. II, op. cit., p. 1303.
23 BARTHES Roland, La Prparation du roman, 1978-1980, cours du Collge de France,
Nathalie LGER (dir.), Paris, ditions du Seuil/Imec, 2004, p. 359.
24 Ibid., p.29.
25 ZARADER Marlne, Ltre et le neutre. partir de Maurice Blanchot, Lagrasse, Verdier, Philia , 2001.
26 BARTHES Roland, Le Neutre, cours au Collge de France, Thomas CLERC (dir.), Paris, ditions du
Seuil/Imec, 2002, p. 138.
27 BARTHES Roland, Fragments dun discours amoureux. uvres Compltes, t. V,op. cit., p. 213.
28 BLANCHOT Maurice, LEntretien infini, op. cit., p. 445.
29 Ibid., p.450.
30 BARTHES Roland, Le Plaisir du texte. uvres Compltes, t. IV, op. cit., p. 260.
31 Marlne ZARADER, Ltre et le neutre. partir de Maurice Blanchot, op. cit., p. 206.
32 BARTHES Roland, Essais critiques, uvres Compltes, t. II, op. cit., p. 279.
33 SARTRE Jean-Paul, La Nause, Paris, Gallimard, 1942, p. 224. De fait, nous divergeons sur ce point de la
trs belle analyse propose par Jean-Claude MILNERdans Le Pas philosophique de Roland Barthes,
Lagrasse, Verdier, 2003. nos yeux, il y a du Neutre dans La Nause.
34 SARTRE Jean-Paul, La Nause, op. cit., p. 226-227.
AUTEUR
ric Marty
ric Marty, crivain, essayiste et critique, est professeur de littrature contemporaine luniversit ParisDiderot. Il est notamment lauteur de Ren Char, Paris, Points-ditions du Seuil, Roland Barthes, le mtier
dcrire, Paris, ditions du Seuil, Fiction et Cie , et deBref sjour Jrusalem, Paris, Gallimard,
LInfini .
Maurice Blanchot, lecteur de Lvinas1
Georges Hansel
p. 315-373
TEXTE NOTES AUTEUR
TEXTE INTGRAL
1 ric Hoppenot, pour son amiti, son soutien et sa hauteur.
2 Entretien ralis par Alain David Derrida avec Lvinas : entre lui et moi dans laffection et la (...)
3 LVINAS Emmanuel, Sur Maurice Blanchot, Montpellier, Fata Morgana, 1975, p. 56.
1JACQUES DERRIDA A CRIT UN JOUR : Quoi que Lvinas et Blanchot aient dit ou laiss paratre de leur
accord, de leur alliance, un abme les spare qui pourrait, si on voulait se livrer cet exercice, donner lieu
dirrconciliables diffrends, parfois des oppositions frontales et explosives2. Quoi quil en soit de cette
affirmation, le prsent travail en prend dlibrment le contre-pied. Il prend pour rgle, suivant une direction
fixe par Lvinas, de ne pas avoir la prtention de comprendre Maurice Blanchot mieux quil ne stait
compris lui-mme3 . Ce parti pris a deux consquences.

2La premire est relative la mthode suivie : je limite mon investigation aux textes dans lesquels Blanchot
traite nommment de Lvinas ou en tout cas ceux dont la rfrence Lvinas est vidente. Par suite,
luvre romanesque et les crits politiques sont compltement absents de cette tude. Il en est de mme
des crits juifs , dans lesquels, si la prsence de Lvinas est patente, elle se combine troitement la
rfrence dautres lectures, de sorte quils exigeraient un examen spar.
3La seconde consquence est daboutir une conclusion inverse de celle de Derrida : aucun abme ne
spare Blanchot de Lvinas. Bien au contraire, Blanchot, vou la littrature, reoit Lvinas comme son
homologue philosophique, comme celui qui a produit la philosophie par excellence adapte sa propre
exploration de lespace littraire . Si Blanchot scarte de Lvinas, cest seulement dans la mesure o il
naccompagne pas Lvinas lorsque celui-ci pntre dans une rgion htrogne lespace littraire,
spcialement dans le domaine thique.
4Au surplus, Blanchot met un certain nombre de rserves sur le langage employ par Lvinas. Elles
rsultent dune diffrence notable entre lcriture de Blanchot et celle de Lvinas. Le texte de Blanchot est
tiss doxymorons, alors que Lvinas donne souvent aux vocables quil emploie un sens diffrent de leur
sens usuel. Cette diffrence dans la manire de raffiner la pense conduit Blanchot soulever des
problmes importants mais, l encore, on ne saurait parler dirrconciliables diffrends .
LAMITI BLANCHOT-LEVINAS, LE PACTE , LA DETTE
5Je ne peux commencer cette tude sans rappeler les mots vibrants par lesquels, diverses occasions,
Maurice Blanchot voque son amiti avec Emmanuel Lvinas. Notamment le texte Pour lamiti , paru en
1993, peu de temps avant le dcs de Lvinas, se conclut abruptement par un paragraphe qui ne manque
pas de surprendre et fait de la relation entre Blanchot et Lvinas un cas peut-tre unique dans les hauteurs
de la pense du XXe sicle :
4 BLANCHOT Maurice, Pour lamiti, Tours, Farrago, 2000. (Prtexte du livre de Dionys Mascolo, (...)
Cest l mon salut Emmanuel Lvinas, le seul ami, ah, ami lointain que je tutoie et qui me tutoie ; cela
est arriv, non pas parce que nous tions jeunes, mais par une dcision dlibre, un pacte auquel jespre
ne pas manquer4.
6Dans une lettre Salomon Malka, au-del de la seule amiti, Blanchot prcise que cest Lvinas quil doit
la connaissance du mouvement phnomnologique :
5 BLANCHOT Maurice, Noubliez pas , in LArche, n 373, mai 1988, rdit dans crits
politique (...)
Je crois quil est connu tout ce que je dois Emmanuel Lvinas, aujourdhui mon plus ancien ami, le seul qui
mautorise dun tutoiement. On sait aussi que nous nous sommes rencontrs lUniversit de Strasbourg en
1926, o tant de grands matres ne nous rendaient pas la philosophie mdiocre. [] En mme temps, je lui
dois lapproche de Husserl et mme de Heidegger dont il avait suivi les cours dans lAllemagne que
soulevaient dj des mouvements politiques pervers5.
7En fait, cest bien plutt la dcouverte de Heidegger qui a laiss des traces marquantes dans luvre de
Blanchot, dcouverte inaugure par le vritable choc intellectuel subi par Blanchot en 1927-1928 la
lecture de Sein und Zeit et quil voque dans une lettre soixante ans plus tard :
6 BLANCHOT Maurice, Penser lApocalypse , premire parution in Le Nouvel Observateur, 22-28
janvi (...)
Grce Emmanuel Lvinas, sans qui, ds 1927 ou 1928, je naurais pu commencer entendre Sein und
Zeit, cest un vritable choc intellectuel que la lecture de ce livre provoqua en moi. Un vnement de
premire grandeur venait de se produire : impossible de lattnuer, mme aujourdhui, mme dans mon
souvenir6.
8Toutefois, sans que nous puissions en dessiner tous les contours, limportance de Lvinas pour Blanchot
est bien plus large et recle mme des aspects quasi souterrains comme en tmoigne le post-scriptum dun
texte republi en introduction aux actes du XXXVIe colloque des intellectuels juifs de langue franaise :
7 BLANCHOT Maurice, Paix, paix au lointain et au plus proche , in Difficile justice. Dans la trac (...)
P.S. Dans ce texte, ne nommant aucun nom de commentateurs, je nen suis pas moins redevable
beaucoup. Et, un seul, je suis redevable de presque tout et dans ma vie et de ma pense7.
9Quoi quil en soit de ce que signifie le presque tout dans ma vie , la lecture de leurs uvres permet de
comprendre ce que Blanchot veut dire par le presque tout de ma pense . Je mefforcerai de montrer que
Blanchot a trouv dans luvre de Lvinas, aux diffrentes tapes de son laboration, lexpression
philosophique la plus en phase (ou mieux, la seule en phase) avec la voie si originale que lui-mme, crivain
et critique littraire, dfrichait avec tant de raffinement et de profondeur.

10Cependant cest tardivement que des rfrences explicites Lvinas apparaissent dans les crits de
Blanchot. Peut-tre son malheureux engagement politique des annes trente, puis les circonstances de la
guerre, y sont pour quelque chose, mais, de toute faon, la pense de Lvinas, dans ce quelle pouvait
frapper Blanchot, ne sest dveloppe qu partir de la Libration. On peut schmatiquement distinguer trois
phases dans la lecture de Lvinas par Blanchot, tapes troitement corrles avec celles de la pense
de Lvinas.
1.
Avant la publication par Lvinas de Totalit et Infini (1961)8 : ma connaissance, les seules
mentions de Lvinas sont deux notes en bas de page dans lessai La Littrature et le droit la
mort (1948)9 et deux notes en bas de page dans LEspace littraire (1955)10. Cependant ces notes,
relatives aux ouvrages De lExistence lExistant (1947)11 et Le Temps et lAutre (1948)12, portent sur des
points essentiels, aussi bien de la pense de Lvinas que de celle de Blanchot : dans La Littrature et le
droit la mort, Blanchot invoque Lvinas dans son chappe hors du monde hglien ; dans
LEspace littraire, cest en opposition au premier Heidegger, celui de Sein und Zeit.
2.
La raction de Blanchot Totalit et Infini : Blanchot consacre dans LEntretien infini13 des
dveloppements tendus cet ouvrage. La confirmation , selon son expression, que Blanchot trouve
chez Lvinas apparat l en pleine lumire : il sagit de poser la discontinuit comme tant le fond des
choses , chapper la rfrence lUn comme rfrence ultime, sous laquelle se rangent (entre autres)
aussi bien Hegel que le second Heidegger, aprs ce que lon appelle habituellement le tournant .
3.
Les rfrences louvrage de Lvinas Autrement qutre au-del de lessence14 contenues
dans Lcriture du dsastre15.
LVINAS DANS LA LITTRATURE OU LE DROIT A LA MORT
11Partons du langage en gnral. Selon Hegel, dans linterprtation de Kojve suivie et accepte par
Blanchot, un mot dlivre la signification dune chose, mais simultanment lui retire son existence. Lorsque
Adam se rend matre des animaux en les nommant, il les anantit en tant quexistants. Le chat nomm nest
plus un chat uniquement rel, il est devenu aussi une ide :

16 Blanchot joue en permanence sur le double sens du mot tre : ce questune chose, son sens,
son (...)

17 BLANCHOT Maurice, La littrature et le droit la mort , in La Part du feu, op. cit., p. 313.
Le mot me donne ltre, mais il me le donne priv dtre16 [] Le sens de la parole exige donc, comme
prface toute parole, une sorte dimmense hcatombe, un dluge pralable, plongeant dans une mer
complte toute la cration. Dieu avait cr les tres, mais lhomme dut les anantir. Cest alors quils prirent
un sens pour lui, et il les cra son tour partir de cette mort o ils avaient disparu ; seulement, au lieu des
tres et, comme on dit, des existants, il ny eut plus que de ltre [] cest de la fin des tres qutait venue
leur signification, qui est ltre17.

18 Ibid., p. 312.
12Le langage apparat comme un cas particulier du pouvoir du ngatif , de la possibilit de transformer
les choses et les tres, y compris les personnes, par le travail, par la culture, ou toute autre manifestation de
la force de lhumain. Le langage est par essence li la mort, au nant, au vide. la limite, le langage le
plus parfait est le langage mathmatique, qui se parle rigoureusement et auquel ne correspond aucun
tre18 .
Langage commun et langage litteraire
13Cependant, bien que relevant dune essence commune, le langage commun et le langage littraire se
distinguent et mme sopposent. Le langage commun ne regrette pas labsence de la chose dans son ide.
Cest volontiers quil y consent puisque cest justement de l que lui vient son admirable puissance . En
revanche, la littrature ne peut renoncer rechercher la chose elle-mme, ce quelle est avant sa disparition
dans lide, le chat tel quil existe, le galet dans son parti pris de chose . Comment est-ce possible ? Cest
que le mot ne se rduit pas sa signification, il est aussi une chose , le langage a une matrialit qui
donne accs ce que le passage lide occulte :

19 Ibid., p. 316.
O rside mon espoir datteindre ce que je repousse ? Dans la matrialit du langage, dans ce fait que les
mots aussi sont des choses, une nature, ce qui mest donn et me donne plus que ce que je nen
comprends. [] Le nom cesse dtre le passage phmre de la non-existence pour devenir une boule
concrte, un massif dexistence ; le langage, quittant ce sens quil voulait tre uniquement, cherche se faire
insens. Tout ce qui est physique joue le premier rle : le rythme, le poids, la masse, la figure, et puis le
papier sur lequel on crit, la trace de lencre, le livre19.

14Ainsi le mot ne renvoie pas seulement une idalit. Il a galement une puissance obscure qui permet
de rendre les choses rellementprsentes. Si on convient dappeler monde ce qui nous est donn par les
mots porteurs de sens, en revanche, par sa matrialit, la littrature nous donne accs la prsence des
choses avant que le monde ne soit, leur persvrance aprs que le monde a disparu . Elle ne se dfinit
plus comme reprsentation mais comme prsentation directe de lexistence, tmoignage de lobscurit
primordiale , expression de lobscurit de lexistence , ou aussi jour avant le jour puisquil sagit
encore dune prsence, mais sans le recours aux significations dtermines.
O Lvinas apparat : Lil y a20
20 Jai rappel en dtail comment la notion d il y a est apparue chez Lvinas dans mon article
(...)
15Ayant situ de faon aussi radicale le langage littraire en marge de limmense fresque hglienne, cest
Lvinas que Blanchot invoque pour lui associer un soubassement philosophique :
21 BLANCHOT Maurice, La littrature et le droit la mort , in La Part du feu, op. cit., p. 320.
Dans son livre De lExistence lExistant, Emmanuel Lvinas a mis en lumire sous le nom dIl ya ce
courant anonyme et impersonnel de ltre qui prcde tout tre, ltre qui au sein de la disparition est dj
prsent, qui au fond de lanantissement retourne encore ltre, ltre comme fatalit de ltre, le nant
comme existence : quand il ny a rien, il y a de ltre21.
22 Cf. BLANCHOT Maurice,Lcriture du dsastre, op. cit., p. 108, o, en ce qui concerne le neut (...)
16De fait, en lisant De lExistence lExistant, on ne peut qutre frapp par lextraordinaire congruence des
descriptions faites par Blanchot et Lvinas. La notion de lil y a, adopte trs tt par Blanchot, ne cessera
dirriguer son uvre sous des vocables divers qui en souligneront les harmoniques. On peut dire que
Blanchot restera toute sa vie le porte-parole de lil y a dans ses diverses modalits, de plus en plus raffines.
Ainsi, lautre nuit, ledehors, le neutre, notions qui scandent le parcours de pense de Blanchot, ont chaque
fois une parent marque avec lil y a22. Blanchot latteste formellement lorsque quelque trente ans plus tard
il revient une fois de plus sur lil y a pour voquer limportance de cette notion, une des propositions les
plus fascinantes de Lvinas :
23 BLANCHOT Maurice, Notre Compagne clandestine , in Textes pour Emmanuel
Lvinas, LARUELLEFran (...)
Mais quen est-il de ce que Lvinas nomme lil y a, en dehors de toute rfrence avec le es gibt de
Heidegger et mme bien avant que celui-ci nous en ait propos une analyse structurellement toute
diffrente ? Lil y aest une des propositions les plus fascinantes de Lvinas : sa tentation aussi, comme
lenvers de la transcendance, donc indistincte delle, quon peut dcrire en termes dtre, mais comme
impossibilit de ne pas tre, linsistance incessante du neutre, le bruissement nocturne de lanonyme ; ce
qui ne commence jamais (donc anarchique parce quternellement chappant la dcision dun
commencement), labsolu mais comme indtermination absolue : cela ensorcelle, cest--dire attire vers
le dehors incertain23.
24 Je parle ici seulement de louvrage De lexistence lexistant, car dans Totalit et Infini (...)
17Cependant Blanchot se voue avant tout la littrature et Lvinas la philosophie. Il en dcoule que lil y
a joue un rle diffrent dans leurs dispositifs de pense respectifs. Pour le dire schmatiquement, lil y a est
un point darrive chez Blanchot et un point de dpart chez Lvinas24.
18Comme on la vu plus haut, pour Blanchot il sagit de marquer la place spcifique dun langage littraire
qui chappe la totalit historico-rationnelle du monde hglien. Lhomme dcrit par Blanchot est lcrivain,
arrim malgr lui son uvre, dpersonnalis, plong dans une solitude bientt qualifie dessentielle .
La fascination de lil y a arrache lcrivain en tant qucrivain sa participation au processus hglien et
donne luvre littraire une place sans pareille.
19En revanche, Lvinas, tout au long de son uvre, recherche le sens de lhumain. Les tapes du chemin
suivi dans de LExistence lExistant sont les suivantes : lanonymat de lil ya, larrachement du sujet cet
anonymat, arrachement appel hypostase , la relation au monde par laquelle lenchanement lexistence
se relche, enfin la rencontre dautrui, particulirement dans leros, mettant fin la solitude du sujet et
lhorreur de lil y a . noter qu cette tape de litinraire de pense de Lvinas, le souci spcifiquement
thique est absent, si ce nest de faon indirecte.
LVINAS DANS LESPACE LITTRAIRE
20Lcart Hegel rapparat tout au long des pages de LEspace littraire, mais il se complte ou, plus
prcisment, il sentrelace de faon troite au point de parfois sy identifier, avec un cart avec Heidegger.
Avant de montrer la place que tient Lvinas pour Blanchot cet gard, je veux mettre en vidence
lextraordinaire pas de deux que leurs uvres dessinent.

Blanchot chez Lvinas et Lvinas chez Blanchot : un pas de deux


25 Le regard du pote inMonde Nouveau, n 98, 1956, repris dans LVINASEmmanuel, Sur
Maurice B(...)
26 Bien entendu, Lvinas nignore pas que LEspace littraire scarte galement du premier
He (...)
27 LVINAS Emmanuel, Sur Maurice Blanchot, op. cit., p. 19.
21Du point de vue de Lvinas, la consonance entre luvre de critique littraire de Blanchot et sa propre
recherche philosophique a t souligne de faon approfondie dans larticle Le Regard du pote25 publi
peu aprs la parution de LEspace littraire. Lvinas y insiste principalement sur lopposition entre la
conception de lart de Blanchot et celle dveloppe par le second Heidegger26. Pour celui-ci, lart fait
luire la vrit de ltre . Pour Blanchot, au contraire, lart rvle, si on peut dire, lerreur de ltre, ltre
comme errance, comme inhabitable27 :
28 Ibid., p. 23.
Lespace littraire o nous conduit Blanchot na rien de commun avec le monde heideggerien que lart rend
habitable. Lart, daprs Blanchot, loin dclairer le monde, laisse apercevoir le sous-sol dsol, ferm toute
lumire qui le sous-tend et rend notre sjour son essence dexil et aux merveilles de notre architecture, leur
fonction de cabanes dans le dsert28.
22Toutefois, comme on va le voir dans un instant, lorsque Blanchot invoque Lvinas dans lEspace littraire,
il se rfre seulement la critique par Lvinas du premier Heidegger, celui de Sein und Zeit, critique
dveloppe dans De lExistence lExistant et dans Le Temps et lAutre. La raison en est simple : la critique
du second Heidegger par Lvinas na t vritablement expose que dans Totalit et Infini, cest--dire
postrieurement lpoque de LEspace littraire.
23Cette mise en regard de Blanchot chez Lvinas et de Lvinas chez Blanchot , cette sorte de pas
de deux , montre quel point leurs uvres se font cho dans les dmarches respectives de leur
dveloppement.
La mort, la possibilit et limpossibilit
24Il est bien connu que pour Heidegger, dans Sein und Zeit, lhomme nest pas dcrit comme ayant des
possibilits mais quil faut dire lhomme est ses possibilits. Parmi ces possibilits, lune dentre elles est
privilgie, la mort : la mort est la possibilit la plus propre de lhomme, la possibilit de limpossibilit
Tout au long de LEspace littraire, Blanchot soutient que lart et la littrature introduisent la perspective
oppose, au fait que, bien au contraire, la mort est limpossibilit de la possibilit et cest l quil invoque
Lvinas.
25Dans la section La Littrature et lexprience originelle, Blanchot crit :
29 BLANCHOT Maurice,LEspace littraire, op. cit., p. 326.
Quand un philosophe contemporain nomme la mort la possibilit extrme, absolument propre de lhomme, il
montre que lorigine de la possibilit est en lhomme lie au fait quil peut mourir, que la mort est encore pour
lui une possibilit, que lvnement par lequel il sort du possible et appartient limpossible, est cependant
dans sa matrise (ce quil exprime prcisment en disant de la mort quelle est la possibilit de
limpossibilit )29.
26 cet endroit, Blanchot ajoute en note :
Emmanuel Lvinas est le premier avoir clair ce qui tait en jeu dans cette expression (Le Temps et
lAutre).
27Les analyses de la mort menes par Lvinas dans Le Temps et lAutre en prolongement de celle de la
souffrance sont marques par leur proximit avec celles conduites par Blanchot qui, de son ct, explore
lespace littraire . Voyons dabord Lvinas :
30 LVINAS Emmanuel, Le Temps et lAutre, op. cit., p. 37.
Notons tout de suite ce que cette analyse de la mort dans la souffrance prsente de particulier, par rapport
aux clbres analyses heideggeriennes de ltre pour la mort. Ltre pour la mort, dans lexistence
authentique de Heidegger, est une lucidit suprme et, par l, une virilit suprme. Cest lassomption de la
dernire possibilit de lexistence par le Dasein, qui rend prcisment possibles toutes les autres possibilits,
qui rend par consquent possible le fait mme de saisir une possibilit, cest--dire lactivit et la libert. La
mort est, chez Heidegger, vnement de libert, alors que, dans la souffrance, le sujet nous semble arriver
la limite du possible. Il se trouve enchan, dbord et en quelque manire passif30.
28Dans une note, Lvinas nhsite pas sopposer son ami et matre Jean Wahl et nonce la formule qui
reviendra maintes reprises dans ses uvres et sera reprise par Blanchot :
31 Ibid., p. 92.

La mort chez Heidegger nest pas, comme le dit M. Wahl, limpossibilit de la possibilit , mais la
possibilit de limpossibilit . Cette distinction, dapparence byzantine, a une importance fondamentale31.
29Au surplus, Lvinas est conscient dtre, selon lexpression de Blanchot, le premier donner cette
perspective limportance philosophique quelle mrite :
32 Ibid., p. 58.
Je me demande mme comment le trait principal de notre relation avec la mort a pu chapper lattention
des philosophes. Ce nest pas du nant de la mort dont prcisment nous ne savons rien que lanalyse doit
partir, mais dune situation o quelque chose dabsolument inconnaissable apparat ; absolument
inconnaissable, cest--dire tranger toute lumire, rendant impossible toute assomption de possibilit,
mais o nous-mmes sommes saisis32.
30Retournons Blanchot qui parvient des conclusions similaires partir de lart et de la littrature :
33 Il me semble quil y a l une faute dimpression et quil faut lire existence et non exigenc (...)
Mais quen est-il de lart, quen est-il de la littrature ? [] Si nous avons lart, qui est lexil de la vrit, qui est
le risque dun jeu innocent, qui affirme lappartenance de lhomme au dehors sans intimit et sans limite, l
o il est jet hors de ce quil peut et hors de toutes les formes de la possibilit, comment cela arrive-t-il ?
Comment, sil est tout entier possibilit, lhomme se donne-t-il un art ? Est-ce que cela ne signifie pas que,
contrairement son exigence33 dite authentique, celle qui saccorde la loi du jour, il a avec la mort une
relation qui nest pas celle de la possibilit, qui ne conduit pas la matrise, ni la comprhension, ni au
travail du temps, mais lexpose un renversement radical ?
31Il faut observer ici que Blanchot situe Heidegger en prolongement de Hegel, considrant que la conception
heideggerienne tait dj prfigure par ce dernier. Cest dans cette mesure que Blanchot accorde
explicitement une validit lanalyse de Heidegger, interprte comme homogne la pense hglienne :
34 BLANCHOT Maurice,LEspace littraire, op. cit., p. 326. Dans son beau livre,Heidegger, Paris, (...)
Dj Hegel avait reconnu que travail, langage, libert et mort ne sont que les aspects dun mme
mouvement et que seul le sjour rsolu auprs de la mort permet lhomme de devenir le nant actif,
capable de nier et de transformer la ralit naturelle, de combattre, de travailler, de savoir et dtre
historique. [] Que lexistence soit authentique quand elle est capable dendurer la possibilit jusqu son
point extrme, capable de slancer vers la mort comme vers le possible par excellence, cest ce
mouvement que, dans lhistoire occidentale, lessence de lhomme doit dtre devenue action, valeur, avenir,
travail et vrit34.
32Il apparat que cest seulement dans le cadre de cette articulation avec Hegel que Blanchot accorde crdit
Heidegger et la mort heideggerienne car, comme on la vu, elle saccorde la loi du jour . En
revanche considre isolment, la mort heideggerienne est seulement dite authentique et cest bien
plutt la littrature et lart qui nous mettent sur la voie de la vritable exprience originelle de la mort.
Revenant sur le renversement de perspective quils induisent, Blanchot ajoute :
Ce renversement ne serait-il pas alors lexprience originelle que luvre doit toucher, sur laquelle elle se
referme et qui risque constamment de se refermer sur elle et de la retenir ? [] Alors, la mort ne serait plus
la possibilit absolument propre , ma propre mort, cet vnement unique qui rpond la prire de Rilke :
O Seigneur, donne chacun sa propre mort , mais au contraire ce qui narrive jamais moi, de sorte que
jamais je ne meurs, mais on meurt , on meurt toujours autre que soi, au niveau de la neutralit, de
limpersonnalit dun Il ternel.
35 On le voit, entre autres, propos dIgitur (p. 42), avec la mort de Kirilov (p. 120), avec lexp (...)
33La faveur de Blanchot se porte donc clairement sur la mort comme impossibilit de Lvinas35. Cependant
la structure mise prcdemment en vidence qui diffrencie Lvinas et Blanchot relativement lil y a se
retrouve identiquement avec la mort : chez Blanchot, la mort-impossibilit est point darrive de sa rflexion
sur lart et la littrature, alors que, pour Lvinas, elle est point de dpart. Rduit ses articulations
essentielles, le mouvement de sa pense est le suivant.
36 LVINAS Emmanuel, Le Temps et lAutre, op. cit., p. 57.
37 Ibid., p. 63. Blanchot galement voque en la mort labsolument trange , sa
transcendance (...)
34Le sujet arrach lanonymat de lil y a rencontre avec la mort, vnement dont le sujet nest pas le
matre, un vnement par rapport auquel le sujet nest plus sujet 36, un vnement quil est impossible
dassumer. Lapproche de la mort indique que nous sommes en relation avec quelque chose qui est
absolument autre, quelque chose portant laltrit, non pas comme une dtermination provisoire [], mais
quelque chose dont lexistence mme est faite daltrit37 . Le sujet, jusqualors enferm dans la solitude
de son exister, rencontre ici lAutre sous la forme dune emprise mystrieuse, non pas inconnue mais

inconnaissable, rfractaire toute lumire . Par suite, premire vue paradoxalement, mais ce nest
paradoxe quen apparence, ma solitude ainsi nest pas confirme par ma mort, mais brise par la mort
ou, pour le dire de faon plus abstraite, le pluriel nest pas une multiplicit dexistants, il apparat dans
lexister mme .
35Alors, se demande Lvinas : la mort ainsi annonce comme autre, comme alination de mon existence,
est-elle encore ma mort ? Si elle ouvre une issue la solitude, ne va-t-elle pas simplement craser cette
solitude, craser la subjectivit mme ? Questions videmment rhtoriques appelant louverture dune
autre perspective, celle dune relation laltrit avec conservation du moi dans la transcendance . Do,
nouveau des questions appelant des rponses affirmatives :
38 Ibid., p. 65.
Comment lexistant peut-il exister comme mortel et cependant persvrer dans sa personnalit ,
conserver sa conqute sur l il y a anonyme, sa matrise de sujet, sa conqute de la subjectivit ? Ltant
peut-il entrer en relation avec lautre sans laisser craser par lautre son soi-mme38 ?
39 Ibid., p. 84.
36Blanchot, vou la littrature, espace dans lequel lcrivain, appartenant luvre , a fait le sacrifice
de son moi, ne peut se poser de telles questions. Il naccompagne donc pas Lvinas, philosophe, dans la
suite du chemin o la relation autrui, dans lros (et galement la paternit), dessinera une ouverture sur
le mystre sans alination : Horizon o pourra se constituer une vie personnelle au sein de
lvnement transcendant, ce que nous avons appel plus haut la victoire sur la mort39.
LVINAS DANS LENTRETIEN INFINI
40 Les chapitres V, VI et VII de la section La Parole plurielle .
37Blanchot consacre trois chapitres40 de LEntretien infini la discussion deTotalit et Infini, livre majeur de
Lvinas. Rdigs sous forme dun dialogue entre deux interlocuteurs, ils exposent ce que Blanchot retient de
la pense de Lvinas, lun ou lautre des interlocuteurs soulevant loccasion diffrentes difficults que peut
rencontrer le lecteur en gnral et, dans certains cas, les rticences ou objections dont il est clair que ce sont
celles de Blanchot lui-mme.
38Ces chapitres trouvent leur place dans le cadre danalyses sur le langage, crit ou oral, qui reprennent et
approfondissent les rflexions amorces dans les crits antrieurs, avec toujours en vis--vis dans le rle de
ce quoi il faut chapper, la figure imposante de Hegel mais aussi de plus en plus celle de Heidegger (aussi
bien celle du premier que du second Heidegger). Quitte tre excessivement schmatique, le rappel
des lignes essentielles de ces analyses claire fortement la place de choix que Blanchot affecte Lvinas
quil interprte visiblement comme un alli.
Littrature et parole neutre
41 BLANCHOT Maurice,LAmiti, Paris, Gallimard, 1971, p. 137.
39Blanchot dfinit le langage littraire, celui qui lintresse, comme parole neutre, selon cette formule
emblmatique : nous pressentons que la littrature a partie lie avec une parole neutre41 . Une telle
parole a les traits suivants :
elle traduit la discontinuit qui est le fond des choses , discontinuit ouvrant sur un infini
plusieurs facettes avec lequel il y a rapport dinfinit ;
visant linconnu en tant quinconnu, elle se dploie sans rfrence au couple visible-invisible ;
elle est parole de limpossible , donnant cong tout ce qui relve dun pouvoir .
401) Discontinuit et rapport dinfinit .
41La parole neutre nest pas le langage de lexpos, celui de la dissertation scolaire et universitaire , celui
du professeur qui parle du haut dune chaire , toutes formes qui trahissent le mouvement de la
recherche . Tournons-nous du ct du contenu. Celui du langage neutre nest ni un enseignement, ni un
savoir, ni une affirmation politique.
42Le langage vis, langage de recherche, langage de rupture, ne peut videmment avoir la cohrence ou
lunit dun dveloppement linaire, ni inversement tre une juxtaposition, autre forme dordre, mais ce nest
pas plus un dveloppement dialectique o le moment de la synthse finit toujours par prdominer avec
la mise hors jeu de la discontinuit .
43En somme, Blanchot envisage une criture sous forme de parole o rien ne se fixe, une parole errante,
faite dinterruptions, marche dcrevisse , ne dvoilant aucune vrit, ne cessant de tourner autour ou de
se dtourner dun centre qui ne cesse de se modifier, et finalement une criture ne faisant pas uvre :
42 BLANCHOT Maurice,LEntretien infini, op. cit., p. 45.
Je dirais mme que toute uvre littraire importante lest dautant plus quelle met en uvre plus
directement et plus purement le sens de ce tournant, lequel, au moment o elle va merger, la fait

trangement basculer, uvre o se retient, comme son centre toujours dcentr, le dsuvrement :
labsence duvre42.
44Quel est le sens dun langage vrifiant de telles conditions ? Blanchot rpond par une question :
43 Ibid., p. 11.
Pourquoi lhomme, en supposant que le discontinu lui soit propre et soit son uvre, ne rvlerait-il pas que
le fond des choses auquel il faut bien quen quelque faon il appartienne, na pas moins affaire lexigence
de la discontinuit qu lunit43 ?
45Du rapport matre-lve, Blanchot conserve cependant la structure dissymtrique de lespace
interrelationnel, la distance infinie de lun lautre et le rapport linconnu dans son tranget, cartant la
double dgnrescence o la personnalit du matre se confond avec linconnu et o linconnu est identifi,
rduit, la totalit de ce qui nest pas connu. Soit, pour le dire en une seule expression contractant ces deux
aspects de distance et de contenu, un rapport dinfinit . On y reviendra avec Lvinas.
44 Ibid., p. 10.
46En tout cas, par sa rfrence la discontinuit, le langage littraire sort du monde hglien, lequel est m
par lidologie du continu , mme si la continuit nest que produite, ntant quun rsultat non
immdiatement donn44.
45 Ibid., p. 33.
47Cependant posons une question : lontologie, entendons lontologie heideggerienne, ne nous conduit-elle
pas la parole neutre que nous recherchons ? premire vue, on peut le penser dans la mesure o elle
aussi fausse compagnie Hegel puisque, distinguant ltre et ltant, cette ontologie affirme que le tout
qulabore le travail dialectique concerne ltant mais non ltre45 .
48Blanchot rfute avec dtermination une telle hypothse, parfois mme avec virulence, pour plusieurs
raisons :
Lontologie na pas trouv de langage pour se dire ; le langage dans lequel elle parle reste un
langage qui lui-mme appartient au domaine de ltant. En lui, la prtendue ontologie se formule dans le
langage de la mtaphysique46.
Parce quen dfinitive lontologie heideggerienne renonce questionner , quelle ne voit pas dans
linterrogation ce qui porte authentiquement la pense car, bien au contraire, seule lentente est
authentique et non pas linterrogation .
Et surtout parce que la rfrence ultime de la question de ltre est la rfrence lUn . Tout le
contraire de la discontinuit qui est le fond des choses vers lequel nous orientent le mouvement de la
recherche et la littrature.
492) criture et parole : au-del du couple visible-invisible, linconnu en tant quinconnu.
50Le langage neutre a les attributs de la parole tels que Blanchot les dfinit. La dsorientation est
luvre dans la parole , laquelle est mue par une passion derrer sans mesure . Surtout la parole
chappe la problmatique indique par lantithse visible-invisible .
47 Ibid., p. 38.
Parler, ce nest pas voir. Parler libre de cette exigence optique qui, dans la tradition occidentale, soumet
depuis des millnaires notre approche des choses et nous invite penser sous la garantie de la lumire ou
sous la menace de labsence de lumire47.
51Que doit exprimer ou, plus prcisment, que doit indiquer la parole neutre ? Blanchot aborde
largement cette question dans le chapitre Ren Char et la pense du neutre et je nen retiens que le point
central. La parole neutre indique linconnu, non pas linconnu comme le pas encore connu , ni comme
labsolument inconnaissable , mais linconnu en tant quinconnu. Le rapport linconnu, sil carte la
connaissance objective, ncarte pas moins la connaissance intuitive par fusion mystique .
52Surtout le rapport linconnu chappe au couple visible-invisible, rapport que nouvre pas la lumire,
que ne ferme pas labsence de lumire . Or cest le rapport linconnu qui pour Blanchot, dans LEntretien
infini, est en jeu dans la posie . Nous voil donc aux antipodes de Heidegger pour qui ltre est
luisance , entendre ltre, cest saisir par la vue, entrer dans le voir . Le neutre nest pas le parent de
ltre dans sa description heideggerienne :
48 Ibid., p. 441.
La rflexion sur la diffrence de ltre et de ltant [] semble appeler la pense et le langage reconnatre
dans le Sein un mot fondamental pour le neutre, cest--dire penser au neutre. Mais il faut rectifier aussitt
et dire que la dignit qui est accorde ltre dans lappel qui nous viendrait de lui, tout ce qui rapproche
dune faon ambigu ltre du divin, [] ltre tant ce qui sclaire, souvre et se destine ltant qui se fait

ouverture de clart, ce rapport donc du Sein et de la vrit, voilement se dvoilant dans la prsence
de lumire, ne nous disposent pas la recherche du neutre telle que limplique linconnu48.
49 Ibid., p. 21.
53Avec les diffrentes notions qui entourent le neutre (discontinuit comme fond des choses, rapport
dinfinit, rapport linconnu en tant quinconnu), voici, en simplifiant lextrme, o nous parvenons : la
question du neutre, appele par Blanchot la question la plus profonde49 , chappe aussi bien la
question du tout (Hegel) qu la question de ltre (Heidegger). Ces deux questions ont un caractre
commun, celui de sen remettre lUn :
50 Ibid., p. 34. La mention apparue ici sans autre prcision de la critique de lontologie est t (...)
LUn, le Mme restent les premiers, les derniers mots. [] En ce sens, la dialectique, lontologie et la critique
de lontologie ont le mme postulat : toutes trois sen remettent lUn, soit que lUn saccomplisse comme
tout, soit quil entende ltre comme rassemblement et unit de ltre, soit que, par-del et au-dessus de
ltre, il saffirme comme lAbsolu50.
54Cette parent, cette rfrence commune de la question du tout et de la question de ltre, conduit Blanchot
poser une question, visiblement sur le mode rhtorique :
51 Ibid.
Au regard de telles affirmations, ne faudrait-il pas dire : la question la plus profonde est la question qui
chappe la rfrence de lUn ? Cest lautre question, question de lAutre, mais aussi question toujours
autre51.
55Nous voil de nouveau sur la voie qui conduira Lvinas. Mais avant dy entrer, une autre face de la
parole neutre est rappeler.
563) Les deux langages : langage du pouvoir et langage du non-pouvoir
52 Ibid., p. 60.
53 Ibid., p. 61.
57Selon une premire perspective, nos rapports dans le monde et avec le monde, sont toujours,
finalement, des rapports de puissance52 . Mme la parole est dj demble un rapport de puissance
puisque, comme Blanchot le disait dans La Littrature ou le droit la mort, le mot nomme les choses en leur
retirant la prsence. Cest cependant une violence secrte qui se mue en espoir de garantir un monde libr
de la violence. La seule comprhension est dj pouvoir, prise qui rassemble le divers en lun, identifie le
diffrent, rapporte lautre au mme53 .
54 Ibid.
58Alors, demande Blanchot, nexiste-t-il pas des rapports, cest--dire un langage chappant ce
mouvement de la puissance par lequel le monde ne cesse de saccomplir54 ? ; plus radicalement encore,
des rapports et un langage chappant la notion mme de possibilit , car la possibilit nest pas
seulement une catgorie logique, elle est bien plutt pouvoir dtre . Un langage, une pense de
limpossible , hors projet, hors action, dans un temps priv de la dimension de lavenir, voil ce que
Blanchot recherche. Quelles sont les caractristiques dun tel langage et dune telle pense ? Ce ne peut
tre quune pense de lautre en tant quautre, de ltrange en son tranget, de lobscur en tant quobscur,
pense du dehors , ou mieux passion du dehors , le mot passion tant compris au sens classique
de souffrir, prouver, endurer, puisquici le moi est destitu, passif , hors projet, hors action, hors de toute
espce de rduction de lautre au mme.
59 noter que, pour Blanchot, le rapport limpossible, au non-pouvoir, est tout sauf une fantaisie pour
abstracteur de quintessence et nest pas limit lespace littraire. Une exprience privilgie, dont la
description est faite par Blanchot avec une extrme sensibilit et dont je ne cite que les toutes premires
lignes, latteste demble :
55 Ibid., p. 62. On notera la similarit entre lanalyse de Blanchot et celle de Lvinas dans Le
Temp (...)
Exprience que nous navons pas aller chercher trs loin, si elle est donne dans la souffrance la plus
commune, et dabord physique. Sans doute, l o la souffrance est mesure, elle est encore supporte,
subie certes, mais, dans cette patience que nous sommes vis--vis delle, ressaisie et assume, reprise et
mme comprise. Mais elle peut perdre cette mesure ; cest mme son essence dtre toujours dj
dmesure. La souffrance est souffrance, lorsquon ne peut plus la souffrir et, cause de cela, en ce nonpouvoir, on ne peut cesser de la souffrir. Situation singulire55.
60Mieux encore, le rapport limpossible accompagne en vrit toute exprience, en constitue son envers :
56 Ibid., p. 64.

Quainsi, toutefois, limpossibilit ce qui chappe, sans quil y ait lieu dy chapper soit, non pas le
privilge de telle exprience exceptionnelle, mais derrire chacune delles et comme son autre dimension,
nous pouvons commencer nous en douter56.
57 Ibid., p. 68.
61Revenons au langage. De mme que le langage littraire, spcialement la posie, nous ouvre au
discontinu, au rapport dinfinit et la dimension de lau-del du visible, il nous oriente galement vers celle
du non-pouvoir. Mais orienter ne signifie pas dcrire, exprimer, clairer, formuler, bref dire
limpossibilit, car tous ces verbes nous rintroduiraient dans le domaine de la comprhension, de la
nomination, et donc du pouvoir. Do, il me semble, lnonc quelque peu nigmatique de Blanchot
caractrisant, au-del mme de la posie, toute parole essentielle : Nommant le possible, rpondant
limpossible57 , o il ne sagit pas de rpondre une question, encore moins de transmettre un contenu de
vrit, mais o la posie, langage hors pouvoir, de par sa seule existence, forme par elle-mme rponse .
58 Ibid., p. 68.
Que, par la posie, nous soyons orients vers un autre rapport qui ne serait pas de puissance, ni de
comprhension, ni mme de rvlation, rapport avec lobscur et linconnu, il ne faut pas compter sur une
simple confrontation de mots pour en recevoir la preuve. Nous pressentons mme que le langage, ft-il
littraire, la posie, ft-elle vritable, nont pas pour rle damener la clart, la fermet dun nom, ce qui
saffirmerait, informul, dans ce rapport sans rapport. La posie nest pas l pour dire limpossibilit : elle lui
rpond seulement, elle dit en rpondant. Tel est le partage secret de toute parole essentielle en nous :
nommant le possible, rpondant limpossible58.
62Les diffrentes notions par lesquelles se caractrise le langage neutre la discontinuit, le rapport
dinfinit, lau-del du visible, limpossible, etc. se font cho et se renvoient lune lautre. Faisant violence
au texte de Blanchot, lanalyse peut bien les distinguer, mais il convient de les penser ensemble pour
accder au lieu dsertique, quelque peu obsdant, o se dploient la parole et le langage du neutre.
63Lexprience de la littrature qui a conduit Blanchot dgager ce faisceau de notions et de rapports, le
conduit galement quitter les deux espaces philosophiques proposs par Hegel et Heidegger au sein
desquels elle ne trouverait pas sa place propre. La gomtrie de lespace philosophique est-elle
ncessairement incompatible avec celle de lespace littraire ? Non, rpond Blanchot, et cest l que Lvinas
entre en scne.
Lvinas, exception la rgle
64Nous savons dj que Hegel et Heidegger ne nous fournissent pas les outils pour penser le neutre. Mais,
dit Blanchot dans une simplification quil reconnat cependant abusive , cest la philosophie en gnral qui
sy refuse :
59 Ibid., p. 441.
En une simplification videmment abusive, lon pourrait reconnatre, dans toute lhistoire de la philosophie,
un effort soit pour acclimater et domestiquer le neutre en y substituant la loi de limpersonnel et le rgne
de luniversel, soit pour rcuser le neutre en affirmant la primaut thique du Moi-Sujet, laspiration mystique
lUnique singulier. Le neutre est ainsi constamment repouss de nos langages et de nos vrits59.
65Or on a vu prcdemment quen introduisant lil y a, en dehors de toute rfrence au es gibt de
Heidegger , Lvinas a donn entendre linsistance incessante du neutre laquelle nous amne la
littrature, se dmarquant ainsi de toute lhistoire de la philosophie . Je veux maintenant entrer dans les
dtails en reprenant les articulations de lanalyse prcdente. la lumire du dialogue du
chapitre Connaissance de linconnu.
66Ne doit-on pas dsesprer de la philosophie ? se demande lun des interlocuteurs :
60 Ibid., p. 73.
Oui, nous cherchions cerner laffirmation de limpossibilit, nous demandant quelle serait la pense qui ne
se laisserait pas penser sur le mode du pouvoir et de la comprhension appropriatrice [], rponse [ cette
demande] dont la philosophie avait le droit de dsesprer60.
67La rponse de lautre interlocuteur, Blanchot videmment, est sans ambigut. Elle souligne la fois la
place unique tenue par Lvinas et le fait que cest partir de lide dautrui, telle quil la propose, quun
schma philosophique accord aux structures de la parole neutre peut se dployer. Cela nest au fond pas
tonnant si on se rappelle que le foyer de cette parole est lAutre, en rupture la fois du Tout, de ltre et de
lUn. Le fait nouveau est que lAutre, en tant que neutre, qui pour Blanchot est une figure de lil y a, devient
maintenant autrui, lautre homme. On ne perdra rien admirer la sobre beaut des lignes suivantes :
61 Ibid., p. 73-74.

Mais il ne faut pas dsesprer de la philosophie. Par le livre [Totalit et Infini] dEmmanuel Lvinas o il me
semble quelle na jamais parl, en notre temps, dune manire plus grave, remettant en cause, comme il
faut, nos faons de penser et jusqu notre facile rvrence de lontologie, nous sommes appels devenir
responsables de ce quelle est essentiellement, en accueillant, dans tout lclat et lexigence infinie qui lui
sont propres, prcisment lide de lAutre, cest--dire la relation avec autrui. Il y a l comme un nouveau
dpart de la philosophie et un saut quelle et nous-mmes serions exhorts accomplir61.
68Pourtant toutes les philosophies contemporaines naccordent-elles pas cette ide [dautrui] une place
plus ou moins privilgie ? Cest exact, rpond Blanchot, mais justement, cest plus ou moins , ce qui
signifie plus ou moins subordonne . Voyons cela plus en dtail. Heidegger dabord :
62 Ibid., p. 74.
Pour Heidegger, ltre-avec nest abord quen rapport avec ltre et parce que portant, sa faon la
question de ltre62.
69Husserl, qui a trait longuement de la question de lautre dans lesMditations cartsiennes (traduites par
Lvinas), nest pas mieux loti :
63 Ibid.
Pour, Husserl, si je ne me trompe, seule la sphre de lego est originale, celle dautrui nest pour moi
qu apprsente63 .
70Passons directement au cas gnral. Cest maintenant toute la philosophie occidentale qui est congdie,
au moins partiellement :
64 Ibid.
Dune manire gnrale, presque toutes les philosophies occidentales sont des philosophies du Mme, et
quand elles se soucient de lAutre, ce nest encore que comme dun autre moi-mme, ayant, au mieux,
galit avec moi et qui cherche tre reconnu de moi comme Moi (ainsi que moi de lui), dans une lutte qui
est tantt lutte violente, tantt violence sapaisant en discours64.
71En revanche, avec Lvinas, nous sommes happs dans une perspective radicalement nouvelle, au point
que ce sont les termes des analyses qui sont modifis. Les mots dinfini et de transcendance prennent le
dessus et toute communaut entre le moi et autrui disparat, ft-elle celle dun pur concept. Enfin lautre
est ce qui me dpasse absolument . Blanchot retrouve chez Lvinas la structure dissymtrique de la
relation matre-lve quil agre :
65 Ibidem.
Mais, par lenseignement de Lvinas, cest devant une exprience radicale que nous sommes conduits.
Autrui, cest le tout Autre ; lautre, cest ce qui me dpasse absolument ; la relation avec lautre quest autrui
est une relation transcendante, ce qui veut dire quil y a une distance infinie et, en un sens, infranchissable
entre moi et lautre, lequel appartient lautre rive, na pas avec moi de patrie commune et ne peut, en
aucune faon, prendre rang dans un mme concept, un mme ensemble, constituer un tout ou faire nombre
avec lindividu que je suis65.
72La dimension trangre au couple visibilit-invisibilit de la parole neutre, dimension si importante pour
Blanchot ( parler nest pas voir ), se retrouve dans la relation autrui, dj en ce quautrui est
Ltranger , hors de tout horizon saisissable qui lannonce o le caractrise :
66 Ibidem.
Ltranger vient dailleurs, et toujours il est ailleurs quo nous sommes, nappartenant pas notre horizon et
ne sinscrivant sur aucun horizon reprsentable, de sorte que linvisible serait son lieu , condition
dentendre, par l, selon une terminologie dont nous avons parfois us : ce qui se dtourne de tout visible et
de tout invisible66.
73Blanchot soulve sous forme de question lhypothse quune pense o le moi est aussi spar dautrui
pourrait tre considre comme une sorte de solipsisme , ce qui dtruirait lensemble de la construction
de Lvinas. Blanchot rpond immdiatement que la sparation nannule aucunement le rapport mais cest
elle qui permet quil soit rapport ce qui me dpasse :
67 Dans Totalit et Infini, Lvinas introduit dans son dveloppement un chelon de plus que ne
repre (...)
Cest, il me semble, le contraire dun solipsisme, et cest pourtant en effet une philosophie de la sparation
[] mais aussi, cest par cette sparation que le rapport avec lautre simpose moi comme me dbordant
infiniment : un rapport qui me rapporte ce qui me dpasse et mchappe dans la mesure mme o, dans
ce rapport, je suis et reste spar67.

74 lobjection, si souvent faite, que le rapport autrui dcrit par Lvinas est trange, quil ny a rien de
plus incertain ni abstrait , Blanchot rpond sans mnagement, marquant nouveau son admiration pour
Lvinas :
68 Ibid., p. 75.
Rien de plus rel, au contraire. Cest lun des aspects les plus forts du livre de Lvinas que de nous avoir
amens, par ce beau langage, rigoureux, matris, surveill et cependant frmissant, qui est le sien, entrer,
dune manire dont nous nous sentions responsables, dans la considration dautrui partir de la
sparation68.
75On a vu plus haut que la parole neutre est rapport, rpond limpossible et cest de plusieurs faons
que Blanchot rceptionne le rapport autrui au sens de Lvinas comme rapport limpossible. On sait que
Lvinas a mis en vidence le caractre exceptionnel de lide de lInfini chez Descartes o le moi
pense plus quil ne pense et a vu dans la relation autrui la dformalisation du schma cartsien.
Blanchot y repre immdiatement le rapport limpossible quil recherche :
69 Ibid.
Le moi fini pense linfini. Dans cette pense, la pense pense ce qui la dpasse infiniment et dont elle ne
peut rendre compte par elle-mme : elle pense donc plus quelle ne pense. Exprience unique. Quand je
pense linfini, je pense ce que je ne puis pas penser [] ; jai donc une pense qui dpasse mon pouvoir,
une pense qui, dans la mesure mme o elle est pense de moi, est labsolu dpassement de ce moi qui la
pense, cest--dire une relation avec ce qui est absolument hors de moi-mme : lautre69.
70 Ibid., p. 66.
76Mais, dira-t-on, autrui dans sa transcendance serait aussi loin de moi que le ciel ne lest de la terre et
en consquence aussi douteux et vide, puisque se drobant toute manifestation . Nouvelle fin de nonrecevoir de Blanchot, o il fait tout naturellement appel la notion de visage avec sa
manifestation, leitmotiv central de Totalit et Infini. Il faut cependant prciser quici manifestation nest pas
prendre au sens phnomologique habituel mais est rvlation, piphanie , de ce qui est absolument
en dehors , nouvelle faon pour Blanchot dtre en convenance avec un rapport limpossible car, dit-il
ailleurs, limpossible est la passion du Dehors70 :
71 Ibid., p. 77.
Aussi loin, oui, on peut le dire. Mais cet extrme lointain non seulement peut se manifester, mais se prsente
de face. Il est la prsence mme, dans le visage o il soffre moi dcouvert, dans la franchise du regard,
dans la nudit dun abord que rien ne dfend ; et Lvinas donne prcisment le nom de visage cette
piphanie dautrui. Lorsquautrui se rvle moi comme ce qui est absolument en dehors et au-dessus
de moi, non parce quil serait le plus puissant, mais parce que, l, cesse mon pouvoir, cest le visage71.
77Blanchot insiste et afin de bien souligner que la relation autrui en guise de visage est de lordre du nonpouvoir au sens o il lentend, relation limpossible, il reprend les termes mmes de Lvinas, les combinant
troitement avec les siens que lon a vus plus haut :
72 Ibid., p. 78.
Le visage voici lessentiel, ce quil me semble , cest cette exprience que je fais, lorsque, face cette
face qui soffre moi sans rsistance, je vois se lever, du fond de ces yeux sans dfense , partir de
cette faiblesse, de cette impuissance, ce qui la fois se livre radicalement mon pouvoir et le rcuse
absolument, renversant mon plus haut pouvoir en impossibilit. Devant le visage, souligne Lvinas, je ne
puis plus pouvoir. Et cest cela, le visage : que devant lui limpossibilit de tuer le Tu ne tueras point
se prononce partir mme de ce qui sexpose compltement mon pouvoir de donner la mort72.
78On naura pas manqu de remarquer que dans lanalyse de la relation autrui telle quelle a t mene
jusquici, le moi et autrui sont uniquement dcrits comme spars, sans faire intervenir une quelconque
interaction entre eux. Quautrui chappe lordre du visible, cest acquis, mais faut-il en conclure que la
relation autrui est de lordre de lineffable, confondue avec une effusion du cur que pourrait suggrer
la rfrence aux yeux sans dfense ? Blanchot admet bien sr quautrui appartient linsaisissable
mais il ajoute :
73 Ibid., p. 78-79.
Mais sans tre rduits aux effusions du cur, car autrui parle. Autrui me parle. La rvlation dautrui qui ne
se produit pas dans lespace clair des formes est tout entire parole. Autrui sexprime et, dans cette
parole, il se propose comme autre. Sil y a un rapport o lautre et le mme, tout en se tenant en
rapport, sabsolvent de ce rapport, termes qui demeurent ainsi absolus dans la relation mme, comme le dit
fortement Lvinas, ce rapport, cest le langage73.

79Une fois pos que le langage en tant parole est au centre de la relation autrui, toutes les notions
introduites prcdemment sy retrouvent sans difficult. Les structures de cette relation reproduisent celles
qui dcrivent la parole neutre : discontinuit ou extriorit comme fond de ltre, rapport dinfinit,
transcendance lordre du visible, relation linconnu, rgne de limpossibilit ou du non-pouvoir. La relation
autrui, linstar de la parole neutre, tranche sur le Tout hglien, sur ltre heideggerien et sur lUn qui les
caractrise tous deux.
La rception de Lvinas par Blanchot
80Je veux maintenant prciser dans quelle mesure Blanchot a bien reu la pense de Lvinas comme
confirmation de sa propre exprience et mme, plus encore, comme son prsuppos et je dvelopperai
plus loin les points par lesquels il sen carte.
81Lexprience littraire de Blanchot se traduit par un collier de notions dont les perles sont nommes, entre
autres, lautre nuit , le dehors , le neutre , que, faute de mieux, on peut runir comme pointant sur
limpossibilit du Systme, comme lindication dun Dsordre qui ne sarticule pas en unit avec lOrdre de
quelque manire que ce soit, synthse, dialectique, devenir, contradiction, corrlation, ou autre. LOrdre
ressemble un habit qui, ds quon le met, se distend et se troue, et dont les reprises se dfont nouveau
dans un processus sans fin. Aucun des mots usuels que lon voudrait utiliser pour fixer une telle situation ou
la rattacher une doctrine dtermine, par exemple dualisme, anarchisme, nihilisme, ne semble adquat
pour exprimer ce vers quoi nous oriente Blanchot.
82Quest-ce donc que ce Dsordre qui transit le Systme, qui sinsinue partout ? Nous le savons dj : ce
nest autre que lil y a identifi trs tt par Lvinas, reconnu par Blanchot comme proposition fascinante .
Lautre nuit, le dehors et le neutre, sont autant de modalits de lil y a, chacune avec sa tonalit, son parfum
propre. Le cur de la mditation littraire de Blanchot est lexploration ininterrompue de lil y a dans toutes
ses rsonances et tout se passe comme si, du point de vue philosophique, Lvinas tait immdiatement
devenu son correspondant privilgi. Cela apparat ds La Littrature ou le droit la mort et LEspace
littraire, mais devient frappant dans les dveloppements de LEntretien infini.
Lvinas et le neutre
74 Dans son ouvrage Ltre et le Neutre. partir de Maurice Blanchot, Paris, Verdier, 2001, p. 2 (...)
83Le neutre est la notion centrale de LEntretien infini74. Rduite son abstraction conceptuelle, la
question du neutre , la question la plus profonde , doit tre comprise comme appartenant la question
de lAutre . Totalit et Infini soccupe galement de la question de lAutre , mais dun point de vue
diffrent, puisquil sagit maintenant de la question dAutrui . Cependant les notions au moyen desquelles
Blanchot cerne le neutre se retrouvent presque lidentique au sein de celles qui, chez Lvinas, dcrivent la
relation autrui. Cest prcisment ce que met en vidence la composition des cent premires pages
de LEntretien infiniet Blanchot trouve chez Lvinas confirmation de sa propre conception du langage
neutre :
75 Bien sr, chez Blanchot, il sagissait de la parole crite comme il lavait dit explicitement : (...)
Puis, parce que comme il nous est arriv de laffirmer et comme nous en trouvons une confirmation
magistrale dans les analyses de Lvinas le centre de gravit du langage est celui-ci : Parler dtourne de
tout visible et invisible. Parler ce nest pas voir 75.
76 Si cet espace et si la relation autrui appartenaient lordre de la connaissance, on pourrait p(...)
84Blanchot ne se contente pas de souligner que les notions et les rapports par lesquels se dcrit lAutre
comme neutre et lAutre comme autrui sont homologues. En dernire analyse, il savre que la
relation autrui mise en vidence par Lvinas est reue par Blanchot comme prsuppos de lentre dans
lespace du neutre76. En premier lieu dans la venue lesprit des significations :
77 Ibid., p. 102.
LAutre est toujours ce qui en appelle (ft-ce pour le mettre entre parenthses ou entre guillemets) l
homme , non pas autre comme Dieu ou autre comme nature, mais en tant qu homme , plus Autre que
tout ce quil y a dautre77.
85Mais aussi et surtout, la relation autrui est prsuppose en tant quexprience, ouvrant et accompagnant
lexprience du neutre, la manire de deux jumeaux dont le pun ne pourrait respirer que dans la
prsence de lan :
78 Ibid., p. 102-103. Cest moi qui souligne.
Tout le mystre du neutre passe peut-tre par autrui et nous renvoie lui, cest--dire passe par cette
exprience du langage o le rapport du troisime genre, rapport non unitaire, chappe la question de ltre
comme celle du tout, nous laissant en butte la question la plus profonde . [] Toute altrit suppose
dj lhomme comme autrui et non pas linverse78.

Rapport du troisime genre et courbure de lespace interrelationnel


79 Ibid., p. 103.
86Selon Blanchot, lexprience et lexigence humaine conduit distinguer schmatiquement trois types
de rapport entre les hommes. Le premier est une recherche de lunit par rduction de lautre au mme
travers un ensemble de mdiations, par la lutte et le travail dans lhistoire . Que lautre soit instrument ou
objet de savoir, ou bien inversement que le moi reconnaisse lautre comme alter ego dans sa libert et sa
dignit, la reconnaissance tant rciproque, cest lunit dun tout qui est vise dans ce processus
dialectique. La seconde espce de rapport vise galement lunit mais lobtient immdiatement. Extase,
fusion, participation, union et rapports mystiques, tels sont les termes qui la dcrivent. Or le langage,
lexprience du langage lcriture conduit pressentir un rapport tout autre, rapport du troisime
genre79 . Cependant bien que lon puisse trouver dans les crits antrieurs de Blanchot lbauche de ce
rapport, ce sont les analyses de Lvinas quil crditera den avoir donn une formulation explicite.
80 Ibid., p. 95.
87Le rapport autrui est un rapport de troisime genre qui, lui, ne tend pas lunit, un rapport o LUn
nest pas lhorizon ultime (ft-il au-del de tout horizon) et pas davantage ltre toujours pens mme dans
son retrait comme la continuit, le rassemblement ou lunit de ltre80.
88Ds lors, ce qui fonde le rapport, ce nest plus la proximit au sein du monde, quelle que soit la forme
quelle prenne, lutte, coopration, connaissances, ou autre, et il ny pas plus introduire la proposition
dun Dieu, ni de valeurs communes. Le rapport de troisime genre est paradoxalement fond sur
ltranget , ce qui, prcise Blanchot, va au-del de la seule sparation ou mme dune distance, moins
quelles ne soient qualifies dinfinies, nouveau paradoxe. Rapport dhomme homme quil ne faut surtout
pas considrer comme le mode dfaillant dun rapport unitaire.
89Dans un langage proche sy mprendre de celui de Lvinas, Blanchot explique que lautre homme est
sans horizon , radicalement spar , sans galit :
81 Ibid., p. 98.
LAutre : non seulement il ne tombe pas sous mon horizon, il est lui-mme sans horizon. Homme sans
horizon, et ne saffirmant pas partir dun horizon [] ainsi tranger tout visible et tout invisible, il est ce
qui vient moi comme parole, lorsque parler, ce nest pas voir. [] Et quand lAutre me parle, la parole est le
rapport de ce qui reste radicalement spar, le rapport du troisime genre, affirmant une relation sans unit,
sans galit81.
82 Je rappelle que le sous-titre de Totalit et Infini estEssai sur lextriorit.
83 Ibid., p. 98. Cf.galement lexprience du visage, cette prsence du dehors mme (Lvinas dit,
(...)
90L o Lvinas parle d extriorit82 , Blanchot parle de Dehors et, l galement, cest le rapport lautre
homme qui ouvre au Dehors : En ce rapport avec lhomme, jai rapport avec ce qui est radicalement hors
de ma porte, et cette relation mesure lvnement mme du Dehors83 .
91De mme, Blanchot insiste sur lingalit qui caractrise le rapport lautre homme Utilisant un langage
inspir par des notions mathmatiques, Blanchot crit :
84 Ibid., p. 104.
Nous savons pressentons du moins que labsence entre lun et lautre est telle que les relations, si elles
pouvaient sy dployer, seraient celles dun champ non isomorphe o le point A serait distant du point B
dune distance autre que le point B ne lest de A, distance excluant la rciprocit et prsentant une courbure
dont lirrgularit va jusqu la discontinuit84.
92Et Blanchot ajoute en note, affirmant sans ambigut sa dette envers Lvinas :
85 Ibid. La citation de cette note apparat dans Totalit et Infini, p. 267.
Je rappelle que cest Emmanuel Lvinas qui a donn ce tour sa signification dcisive : la courbure
despace exprime la relation entre tres humains85 .
O Blanchot scarte de Lvinas
93Dans ce qui prcde, jai occult le fait qu un certain stade de son dveloppement Blanchot scarte de
Lvinas. Cet cart rsulte de ce que Blanchot, en tant que vou la littrature, na aucune raison de
suivre Lvinas jusquau bout de ses dveloppements, une circonstance dj prsente dans La Littrature
et le droit la mort et dans LEspace littraire. Dans LEntretien infini, Blanchot abandonne Lvinas l o la
pense de ce dernier prend un tour spcifiquement thique et cela se traduit par une modification dans la
description du rapport autrui.
Entre le moi et autrui, une double dissymtrie
86 Ibid., p. 24.

87 Lvinas en voque une fois la possibilit, mais seulement en tant que je suis concern, non de
le (...)
94Voici le point o Blanchot se dmarque de Lvinas : pour lui, la dissymtrie qui caractrise le rapport de
lun lautre est une double dissymtrie . Blanchot sautorise parler du rapport entre lhomme et
lhomme de lextrieur, ce que Lvinas ne fait jamais car, dit-il, il y a impossibilit radicale de se voir du
dehors et de parler dans le mme sens de soi et des autres86 . Le rapport entre le mme et lautre ne se
contemple pas du dehors et cela na pas de sens de parler de ce que je suis pour lautre. Je nai aucune
possibilit de sortir de la relation de face face, relation irrductible , et dnoncer de lextrieur ce que
lautre est pour lui-mme et ce que je suis pour lautre. Je ne saurais me mettre la place de lautre87.
En revanche, Blanchot accomplit ce pas :
88 BLANCHOT Maurice,LEntretien infini, op.cit., p. 100.
Sil est vrai quautrui nest jamais moi pour moi, il en va de mme de moi pour autrui, cest--dire que lAutre
qui surgit devant moi, hors de lhorizon et comme celui qui vient de loin, nest pour lui-mme rien quun moi
qui voudrait se faire entendre de lAutre, laccueillir comme Autre et se tenir en ma prsence, comme si jtais
lAutre et parce que je ne suis rien dautre que lAutre : linidentifiable, le sans je , le sans nom, la
prsence de linaccessible88.
89 Dans son article Mtaphysique et ontologie , in Lvinas, de ltre lAutre, Paris, PUF (...)
95 plusieurs reprises, Blanchot parle ainsi de double dissymtrie (jamais de symtrie !), de double
discontinuit , de double distance , de double sparation infinie . Cet cart Lvinas prsente des
difficults, notamment le risque que ce soit une manire dialectique den revenir de faon dtourne une
galit entre lun et lautre, ce qui ruinerait tout ce qui a t obtenu89. Blanchot exclut nettement cette
perspective :
90 Ibid., p. 100.
Ce redoublement de lirrciprocit ce renversement qui fait de moi apparemment lautre de lautre ne peut
pas, au niveau o nous nous plaons, tre pris en charge par la dialectique, car il ne tend rtablir aucune
galit90.
96Je montrerai plus loin ce qui permet Blanchot de choisir cette voie et lve ces difficults dont il est
(videmment) parfaitement conscient. Je men tiens pour linstant en expliciter la consquence principale :
le rapport entre lun et lautre peut tre qualifi de neutre , qualification nonce par Blanchot
immdiatement en corollaire de la double irrciprocit du rapport :
91 Ibid., p. 100-101.
Ce redoublement de lirrciprocit [] signifie une double dissymtrie, une double discontinuit, comme si le
vide entre lun et lautre ntait pas homogne, mais polaris, comme sil constituait un champ non
isomorphe, portant une double distorsion, la fois infiniment ngative et infiniment positive et telle quon
devrait la dire neutre, si lon entend bien que le neutre nannule pas, ne neutralise pas cette infinit double
signe, mais la porte la faon dune nigme91.
97Blanchot tient souligner que ce double rapport nest pas ncessairement considrer comme un
simple retour de la thorie, comme une abstraction, mais quil indique dans la relation une absence de
privilge de lun par rapport lautre, autre manire sans doute de prciser un cart Lvinas :
92 Ibid., p. 104. Cest moi qui souligne.
Dans ce rapport que nous isolons dune manire qui nest pas ncessairement abstraite, lun nest jamais
compris par lautre, ne forme pas avec lui un ensemble, ni une dualit, ni une unit possible, est tranger
lautre, sans que cette tranget privilgie lun ou lautre. Ce rapport, nous lappelons neutre []92.
93 Notamment, pour Blanchot, dans le rapport autrui, linfinit de l Autre est double : elle se (...)
98Je ne peux mtendre ici sur le raffinement avec lequel Blanchot dveloppe la neutralit du rapport autrui
dans ses diverses structures93. Lessentiel est que, dcrite par Blanchot en y introduisant une double
dissymtrie, la relation autrui devient homologue de la relation au neutre laquelle lexprience littraire la
conduit. Les deux relations lAutre, lAutre comme Autrui et lAutre comme Neutre, se confirment
mutuellement.
99Il est facile de rcapituler en quelques mots ce que Blanchot recueille de Lvinas et le point o il ne le suit
pas. Autrui, comme le Neutre, transcende le Tout hglien et ltre heideggerien, introduit une fissure
irrductible dans labsoluit de lUn. En revanche, une fois pose la double dissymtrie du rapport humain, la
transcendance dAutrui devient apparente celle du Neutre. Alors que pour Lvinas Autrui est un Vous ,
pour Blanchot, Autrui est un Il (ou comme il le dit encore ailleurs Autrui est au cas rgime disparu de
nos grammaires). Parlant de lexprience dAutrui, il crit :
94 Ibid., p. 101-102.

Exprience ou lAutre, le Dehors mme, dborde tout positif et tout ngatif, est la prsence qui ne
renvoie pas lUn et lexigence dun rapport de discontinuit o lunit nest pas implique. LAutre, le Il, mais
dans la mesure o la troisime personne nest pas une troisime personne et met en jeu le neutre94.
100Que la relation lAutre comme Autrui ne saurait, chez Lvinas, tre rattache au neutre, Blanchot le sait
mieux que quiconque. Dj en 1958, dans la note dj mentionne de larticle Ltrange et ltranger ,
NRF, n 70, il crit : Jajoute que la pense dEmmanuel Lvinas se spare radicalement de lexprience de
lautre comme neutre . Dans LEntretien infini, Blanchot ajoute que si autrui ouvre au neutre, il peut bien y
avoir reflux du neutre sur autrui, une perspective peu attrayante qui nest peut-tre pas trangre la vie
personnelle de Blanchot :
95 Ibid., p. 103. En revanche, Blanchot nonce que, pour Lvinas, Autrui doit toujours tre
consid (...)
Seulement, il en rsulte que, pour moi, lhomme Autre quest autrui risque aussi dtre toujours lAutre
que lhomme, proche de ce qui ne peut mtre proche : proche de la mort, proche de la nuit et, certes, aussi
repoussant que tout ce qui me vient de ces rgions sans horizons95.
96 Notre compagne clandestine , op. cit., p. 86.
101Ces dernires lignes ne sont pas sans rappeler lil y a dont nous savons dj que lune de ses figures est
le neutre. Les diffrentes notions apparues dans lanalyse, la transcendance dAutrui, Autrui comme Il, do
sa neutralit, le Neutre, lil y a, dansent un trange ballet, senrichissant sans fin au gr des textes de
Blanchot, lui permettant dcrire que lil ya, proposition fascinante de Lvinas, est comme lenvers de la
transcendance, donc indistincte delle96 .
La raison de lcart
97 Lvinas le montre de plusieurs faons. Notamment : Elle simpose la mditation au nom dune
ex (...)
102Pour quelle raison, chez Blanchot, la relation autrui sexprime-t-elle en termes de double
dissymtrie et non dingalit sens unique comme chez Lvinas ? Cest parce que chez Lvinas le
rapport autrui est demble thique, ce qui entrane lunilatralit de lingalit97. En revanche, Blanchot
dont le point de dpart est lexprience du langage et de lcriture na pas de raison de suivre Lvinas dans
cette voie et de traduire lexprience de limpossibilit en prohibition :
98 BLANCHOT Maurice,LEntretien infini, op. cit., p. 78.
99 Ibid.
Je me heurte, face au visage, la rsistance de ce qui ne me rsiste en rien, et cette rsistance du moins,
Lvinas la caractrise ainsi est thique98.
cette relation impossible qui se rvle dans la rvlation dautrui [], le nom gnral dthique peut-il
convenir ? Et lexprience de limpossibilit, si elle peut prendre secondairement la forme dun Tu ne dois
pas , se rduit-elle en ce quelle a dultime, une prohibition ? Questions dune gravit telle quil faut, pour
linstant les laisser de ct99.
103Si pour linstant Blanchot hsite sur la question de limpossibilit, en revanche, en ce qui concerne
linvisibilit, il na aucun doute :
100 Ibid.
Ce qui reste dcisif, mon sentiment, cest que la manire dont autrui se prsente dans lexprience du
visage, cette prsence du dehors mme (Lvinas dit, de lextriorit) nest pas celle dune forme
apparaissant dans la lumire ou son simple retrait dans labsence de lumire : ni voile, ni dvoile100.
104Aprs cet instant dhsitation, Blanchot revient sur la question dune manire cette fois affirmative :
invoquer lthique, cest apaiser la radicalit de ce que la relation autrui rvle. Au premier interlocuteur
qui se demande quelle est la signification de l ingalit de la relation, le second rpond :
101 Ibid., p. 90.
Emmanuel Lvinas dirait quelle est thique, mais je ne trouve ce mot que des sens drivs. Quautrui me
soit suprieur, que sa parole soit parole de hauteur, dminence, ces mtaphores apaisent, en la mettant en
perspective, une diffrence si radicale quelle se drobe toute autre dtermination quelle-mme101.
105Ds lors, on ne saurait hirarchiser le moi et autrui, de sorte que lingalit est double sens et cela suffit
pour conclure un rapport dimpossibilit :
102 Ibid.
Autrui, sil est plus haut que moi, est aussi plus bas que moi, mais toujours autre : le Distant, ltranger. Mon
rapport lui est un rapport dimpossibilit, chappant au pouvoir102.
106On comprend donc pourquoi Blanchot ne suit pas Lvinas jusquau bout : vou lespace littraire,
lexprience morale ne peut venir pour lui quen second lieu, lingalit au sens de Lvinas peut tre juge

mtaphorique , elle est apaisante , faisant cran la radicalit du rapport du troisime genre quil
convient donc prserver dans sa double dissymtrie. Blanchot est dautant plus motiv sen tenir l que
dans cette optique, ce nest pas seulement le rapport du moi autrui qui, en tant que rapport du troisime
genre, partage ses caractristiques avec celles de la parole neutre, mais cest Autrui lui-mme, Autrui
comme Il, qui se rattache au rgne du neutre.
O Blanchot rejoint Lvinas
107Si, de son point de vue, Blanchot naccompagne pas Lvinas jusquau bout, il ne manque pas de
souligner que, dans lhorizon philosophique, ce quapporte Lvinas garde toute sa radicalit. Il le montre
dans une analyse qui apparat comme limage miroir de la prcdente.
108La premire consquence de la pense de Lvinas, dj marquante, est de faire de lthique la
philosophie premire et, en particulier, de quitter loptique heideggerienne :
103 Ibid., p. 78.
Cest pourquoi, si la mtaphysique est la relation transcendante avec autrui, comme cette transcendance est
dabord dordre moral mesure par une impossibilit qui est une interdiction , il faut donc dire que la
philosophie premire, ce nest pas lontologie, le souci, la question ou lappel de ltre, mais lthique,
lobligation envers autrui103.
104 Ibid.
109Blanchot ne manque pas dadmirer le courage de Lvinas : Affirmations inattendues, de plus
courageuses, en un temps o personne nattend rien de bon de la morale104. Ce nest pas tout ! Tout
se passe comme si, adoptant lui-mme la posture philosophique de Lvinas, il tenait en dployer les plus
extrmes consquences, et dans un langage qui finit par tre tellement drastique que Lvinas ne laurait pas
employ. Dabord, de toutes manires voici ce quil faut retenir de ce quapporte Lvinas :
105 Ibid., p. 82. Cest moi qui souligne.
Cest que le privilge que je dois reconnatre autrui et dont seule la reconnaissance mouvre lui,
reconnaissance de la hauteur mme, est aussi cela seul qui peut mapprendre ce que sont lhomme et linfini
qui me vient de lhomme en tant quautrui105.
110O nous conduit ou, du moins, pourrait nous conduire une telle affirmation ? Si sur le plan littraire, la
rfrence lingalit thique tait apaisante , mtaphorique et oblitrait la radicalit , en
revanche, au plan philosophique, il en va tout autrement :
106 Ibid., p. 83.
Nous discernons quelle pourrait nous engager dans la dnonciation de tous les systmes dialectiques, et
aussi bien de lontologie, et mme de presque toutes les philosophies occidentales, de celles du moins qui
subordonnent la justice la vrit ou ne tiennent pour juste que la rciprocit des relations106.
111Blanchot ayant, si lon peut dire, chauss les bottes philosophiques de Lvinas, prend sa route allant
mme dans une certaine mesure au-del du chemin parcouru par ce dernier. Dailleurs, il hsite lui-mme
devant la radicalit des perspectives quil voque, comme en tmoigne la fin du dialogue entre les
interlocuteurs :
De sorte que cette philosophie pourrait bien, son tour, signifier la fin de la philosophie107.
Et lapproche de ce quil faut nommer avec elle leschatologie prophtique, cest--dire laffirmation
dun pouvoir de jugement capable darracher les hommes la juridiction de lhistoire.
Linterruption de lhistoire, leschatologie prophtique : voil ce qui arrive lorsquon rveille la morale.
Redouteriez-vous lbranlement qui peut venir par la morale la pense ?
Je redoute lbranlement, lorsquil est provoqu par quelque Inbranlable. Mais je reconnais quil
nest rien aujourdhui qui doive donner plus rflchir.
Rflchissons et donnons-nous du temps108.
112Dernire phrase que naurait certes pas dsavoue Emmanuel Lvinas. Son itinraire de pense est-il
autre chose que sa mise en uvre ? Et Blanchot ne finit-il pas, hors littrature, par rejoindre Lvinas lorsquil
crit, en son nom propre et sans introduire aucune rserve :
109 BLANCHOT Maurice, Pour lamiti, op. cit., p. 33-34.
La philia grecque est rciprocit, change du Mme avec le Mme, mais jamais ouverture lAutre,
dcouverte dAutrui en tant que responsable de lui, reconnaissance de sa prcellence, veil et dgrisement
par cet Autrui qui ne me laisse jamais tranquille, jouissance (sans concupiscence, comme dit Pascal) de sa
Hauteur, de ce qui le rend toujours plus prs du Bien que moi 109.
LVINAS DANS LCRITURE DU DSASTRE
110 Tel est notamment le cas de Jacques Rolland qui va jusqu employer propos deTotalit et
Infini (...)

111 BLANCHOT Maurice, Discours sur la patience (en marge des livres dEmmanuel Lvinas) ,
in Le Nou (...)
113En 1974, parat Autrement qutre ou au-del de lessence, second ouvrage majeur de Lvinas,
marquant une radicalisation de sa pense que certains ont mme pu assimiler ( tort mon sens) une
rvolution110. Ds lanne suivante, Blanchot publie larticle Discours sur la patience111 qui est
visiblement sa raction aux thmes nouveaux dvelopps par son ami. Cet article est repris avec quelques
rares modifications dans Lcriture du dsastre, paru six ans plus tard. La prsence de Lvinas dans cet
ouvrage dborde la seule reprise de larticle, mme sil en constitue le noyau, et cest cette prsence que je
me propose maintenant dexaminer. Aprs avoir rappel grands traits le schma suivi par Lvinas
dans Autrement qutre, je montrerai ce quen retient Blanchot, le point o il ne le suit pas, et galement les
objections quil soulve et quil sempresse de rsoudre .
Autrement qutre ou lultime secret de la subjectivit
114Dans Totalit et Infini, Lvinas dcrit un ego primitivement spar dans son bonheur de vivre que la
rencontre du visage dautrui met en question. Mise en question de la lgitimit dune libert sre de son bon
droit qui, dans son expansion sans gard, se reconnat ds lors injuste. Totalit et Infinipeut se lire comme
lanalyse minutieuse des structures qui conditionnent et travers lesquelles se produit la rencontre dautrui,
laquelle donne son sens vritable lhumanit mme de lhomme. Autrui face au moi , cest ce dont
traite Totalit et Infini.
115Dans Autrement qutre, pntrant jusqu lultime secret de la subjectivit , Lvinas montre que le
sujet humain est demble structur comme responsabilit pour autrui, avant mme toute rencontre.
Rsumant son ouvrage, Lvinas crit :
112 LVINAS Emmanuel,thique et Infini, Paris, Arthme Fayard et Radio France, 1982, p. 100.
Dans ce livre, je parle de la responsabilit comme de la structure essentielle, premire, fondamentale, de la
subjectivit. Car cest en termes thiques que je dcris la subjectivit. Lthique, ici, ne vient pas en
supplment sur une base existentielle pralable ; cest dans lthique entendue comme responsabilit que se
noue le nud mme du subjectif112.
116La responsabilit au sens de Lvinas nest pas un attribut, une nature ou un comportement dtermins ;
ce nest pas une manire dtre. La responsabilit serait encore une manire dtre sil sagissait de
prendre ses responsabilits , den tre conscient ou dassumer une responsabilit . Mais justement
Lvinas refuse de telles expressions. La responsabilit prcde et dborde toute assomption ; elle
nappartient pas au registre des possibilits que lon peut ou non choisir. La responsabilit pour autrui
prcde la libert et mme ltre compris comme persvrance dans ltre , do lexpression autrement
qutre incluse dans le titre de louvrage. En tant que responsabilit pour autrui, la subjectivit transcende
aussi bien le couple tre-nant que la diffrence ontologique heideggerienne entre ltre et ltant.
117Antrieure tout engagement, on ne choisit pas plus la responsabilit quon ne choisit dexister. Selon
une formule souvent employe par Lvinas, la responsabilit me vient dun pass qui na jamais t
prsent . En somme, en tant que sujet humain, je nai pas une responsabilit mais je suis une
responsabilit incarne, pralablement toute rencontre empirique. La subjectivit se produit ainsi comme
une passivit plus passive que toute passivit , autre formule emblmatique de Lvinas. Cela signifie que
la passivit qui caractrise la subjectivit chappe au couple passivit-activit dont relve tout ce qui se
passe dans ltre. Si Totalit et Infini dcrit lautre face au mme , Autrement qutreatteint lautre dans
le mme , la subjectivit comme lun pour lautre , subjectivit comme sujtion.
118La responsabilit pour autrui connat une emphase selon laquelle elle se prolonge jusqu la
responsabilit pour la responsabilit dautrui dans une sorte de rcurrence infinie. Autre manire de le dire,
dans sa responsabilit pour autrui, le sujet lui est substitu, en est lotage puisquil rpond sa
place, expie pour lui. Je suis certes responsable de loppression et des malheurs dautrui mais, plus encore,
de sa faute, de sa libert et mme la limite de la perscution dont il me perscute.
119Le schma prcdent doit cependant tre complt car, ct dautrui, il y a le tiers.
Autrui et le tiers
120En tant que pour autrui , je suis requis par des obligations et une responsabilit qui saccroissent
linfini. Pouss la limite, je lui dois tout. Mais voil que je rencontre un tiers, un deuxime autrui.
ct dautrui qui me fait face survient le tiers qui ne mrite pas moins dgards. Son entre en scne modifie
la donne, introduisant un lment dgalit l o ne rgnait encore que la dissymtrie. La gnrosit et le
don de soi ne suffisent plus. Disons le mot, il faut de la justice. Il faut rflchir, comparer les droits des uns et
des autres, peser ce qui revient chacun et prendre en compte la relation entre lun et lautre. Lthique est
insuffisante, il faut de la sagesse :

113 LVINAS Emmanuel,Altrit et transcendance, Montpellier, Fata Morgana, 1995, p. 112.


114 LVINAS Emmanuel, Autrement qutre, op. cit., p. 201.
Entre le deuxime et le troisime homme, il peut y avoir des relations o lun est coupable envers lautre. Je
passe de cette relation o je suis loblig de lautre, le responsable de lautre, une relation o je me
demande qui est le premier. Je pose la question de justice, lequel dans cette pluralit est lautre par
excellence113 ?
Dans la proximit de lautre, tous les autres mobsdent et dj lobsession crie justice, rclame mesure et
savoir et conscience114.
121La prise en compte du tiers a dimportantes consquences dont la premire est daffecter ltat et aux
institutions une signification thique, perspective absente de Totalit et Infini o ils taient encore considrs
selon le modle de Hobbes ou de Hegel.
115 Ibid., p. 205.
122Dautre part, avec le moi comme responsable dautrui ou comme otage jusqu la substitution, Lvinas ne
dcrit pas le vcu empirique quotidien, ni tel quil est, ni tel quil souhaiterait quil ft. Le pour lautre de la
subjectivit est demble brid dans son passage lacte par la prsence du tiers ct de lautre. Ce serait
un contresens de sparer concrtement la responsabilit infinie et sa limitation par la justice. La
responsabilit infinie pour autrui na son sens vritable que comme dissymtrique, mais cette dissymtrie,
elle-mme lgard dautrui et du tiers exige la symtrie, lgalit dautrui et du tiers, lintroduction de la
justice qui est mesure , ce qui en appelle la philosophie en tant que prolongement de lthique : La
philosophie est cette mesure apporte linfini de ltre-pour-lautre de la proximit et comme la sagesse de
lamour115.
Blanchot et Autrement qutre
123Les perspectives ouvertes par Blanchot dans Lcriture du dsastre sont multiples et, autant lavouer,
nombre des fragments qui composent louvrage chappent pour linstant ma comprhension. En
consquence, je me limite aux passages o la prsence de Lvinas est vidente, explicitement ou
implicitement.
116 Blanchot emploie lexpression lune des formes du dsastre (p. 155).
117 Le passage lautre que ltre revient en permanence dans louvrage. Par exemple : Le
dsas (...)
124Dabord quen est-il du dsastre ? Lemploi rcurrent du mme mot renvoie-t-il dans le livre une
unit de signification ou recouvre-t-il des sens multiples irrductibles les uns aux autres116 ? Je ne saurais
rpondre cette question mais, pour autant quil sagit des textes relatifs Lvinas, il me semble que le
dsastre est le mot choisi par Blanchot pour dsigner et dcrire ce quil peut ou ne peut retenir de
lautrement qutre tel quintroduit par Lvinas. Le dsastre reprend, mais sur un mode radicalis, lide
dune discontinuit irrcuprable en rupture avec toute forme de totalit ou dunit prsente dans lEntretien
infini : radicalis notamment en ce quon ne peut parler dexprience du dsastre, alors que la notion
dexprience est omniprsente dans LEntretien infini. Lautrement qutre et le dsastre, incommensurables
avec tout ce qui se dit en terme dtre, sont les notions homologues, sinon synonymes, qui scandent les
voies o se sont engags Lvinas et Blanchot. Tel est bien le sens de la forte phrase qui ouvre le livre de
Blanchot : Le dsastre ruine tout en laissant tout en ltat117.
Patience et passivit revisites
125Le thme central autour duquel sarticule la relation de Blanchot Lvinas est celui de la patience ou,
ce qui est quivalent dans le texte de Blanchot, de la passivit . Ces notions sont prsentes dans les
crits de Blanchot bien avant que Lvinas leur ait donn la forme extrme prise dansAutrement qutre.
Passivit de la mort, plus tard du neutre, sont frquemment mentionnes. De mme la destitution du je
en tant que matrise, pouvoir, volont, est depuis longtemps la premire caractristique de qui est vou
lcriture.
118 BLANCHOT Maurice,LEntretien infini, op. cit., p. 62-63.
119 LVINAS Emmanuel, Le Temps et lAutre, op. cit., p. 55-57.
126Cependant, aprs lintroduction par Lvinas dune passivit plus passive que toute passivit ,
inassumable, pralable et htrogne au couple activit-passivit, appartenant la dimension de lautrement
qutre, Blanchot est conduit reconsidrer la question. Rappelant lanalyse de la souffrance mene
dans LEntretien infini118, elle-mme trs proche de celle dveloppe par Lvinas dans Le Temps et
lAutre119, Blanchot crit :
120 BLANCHOT Maurice,Lcriture du dsastre, op. cit., p. 30.

Autrefois, jen appelais la souffrance : souffrance telle que je ne pouvais la souffrir, de sorte que, dans ce
non-pouvoir, le moi exclu de la matrise et de son statut de sujet en premire personne, destitu, dsitu et
mme dsoblig, pt se perdre comme moi capable de subir ; il y a souffrance, il y aurait souffrance, il ny a
plus de je souffrant, et la souffrance ne se prsente pas, nest pas porte (encore moins vcue) au
prsent, cest sans prsent, comme cest sans commencement ni fin, le temps a radicalement chang de
sens120.
127Cette description ne satisfait plus Blanchot car, dit-il, le mot souffrance est par trop quivoque et ne
conduit pas au sens vritable de la passivit. Aucune description empirique ne peut latteindre car, quel que
soit le phnomne dpeint, nous ne pouvons chapper y trouver une passivit oppose lactivit. Il y a l
un obstacle infranchissable car, affirme Blanchot, cest le fait mme de dcrire la passivit, de la faire
apparatre qui la prive de son sens. Ainsi en est-il par exemple des tats dits de psychose , du ptir de
la passion , de lobissance servile , etc. En effet :
121 Ibid.
Lquivoque ne sera jamais dissipe, puisque, parlant de la passivit, nous la faisons apparatre ft-ce dans
la nuit o la dispersion la marque et la dmarque. Il nous est trs difficile [] de parler de la passivit, car
elle nappartient pas au monde et nous ne connaissons rien qui serait tout fait passif (le connaissant nous
le transformerions invitablement). La passivit oppose lactivit voil le champ toujours restreint de nos
rflexions. Toutes ces situations, mme si certaines sont la limite du connaissable, et qui dsignent une
face cache de lhumanit, ne nous parlent presque en rien de ce que nous cherchons entendre en
laissant se prononcer ce mot dconsidr : passivit121.
128Je montrerai plus loin que, pour Blanchot, un enjeu essentiel de la passivit dans sa nouvelle
configuration est relatif lcriture, au-del de la seule subjectivit. Nanmoins, dune part, cest lanalyse de
la responsabilit par Lvinas qui ly conduit, dautre part, il reprend son compte cette analyse, quitte lui
faire des objections auxquelles il apporte ses solutions.
Responsabilit au sens de Lvinas
129Au sens courant, une responsabilit choit lhomme en vertu des circonstances de sa vie qui le
conduisent (ou lobligent) lassumer, ou encore en vertu dun choix dlibr, dune dcision dterminant
son existence future. Dans les deux cas, la responsabilit se greffe sur une vie prexistante, lui fixant un
cadre, des obligations et des interdictions, ou, pour employer le langage de Lvinas, elle appartient au jeu
de ltre . Si, comme il le professe, la subjectivit humaine se dfinit demble comme responsabilit pour
autrui, alors il sagit dune tout autre intrigue de la responsabilit qui appartient lautrement qutre .
Blanchot, ds la premire occurrence du vocable responsabilit recueille pour son compte cette
perspective :
122 Ibid., p. 22.
Le dsir de mourir libre du devoir de vivre, cest--dire a cet effet quon vit sans obligation (mais non sans
responsabilit, la responsabilit tant au-del de la vie)122.
130 qui devons-nous cette nouvelle entente de la responsabilit. Lvinas et nul autre :
123 BLANCHOT Maurice,Lcriture du dsastre, op. cit., p. 45.
Responsabilit : ce mot banal, cette notion dont la morale la plus facile (la morale politique) nous fait un
devoir, il faut essayer dentendre comme Lvinas la renouvel, la ouvert jusqu lui faire signifier (au-del de
tout sens) la responsabilit dune philosophie autre (qui reste cependant, bien des gards, la philosophie
ternelle)123.
131Le texte que je viens de citer figure tel quel dans larticle du Nouveau Commerce. Dans Lcriture du
dsastre, Blanchot ajoute une note commentant lexpression philosophie ternelle , note dont on ne
saurait minimiser limportance. Lvinas se rattache la philosophie ternelle , certes, mais le surplus quil
y apporte est homogne ou sirrigue une autre source, le judasme :
124 Ibid.
Note plus tardive. Quil ny ait pas trop dquivoque : la philosophie ternelle , dans la mesure o il ny a
pas rupture dapparence avec le langage dit grec o se garde lexigence duniversalit ; mais ce qui
snonce ou plutt sannonce avec Lvinas, cest un surplus, un au-del de luniversel, une singularit quon
peut dire juive et qui attend dtre encore pense. En cela prophtique. Le judasme comme ce qui dpasse
la pense de toujours pour avoir t toujours dj pens, mais porte cependant la responsabilit de la
pense venir, voil ce que nous donnela philosophie autre de Lvinas, charge et esprance, charge de
lesprance124.
132Blanchot tient prciser o se situent lapport et les bouleversements apports par Lvinas. Il ne faut
pas confondre la responsabilit au sens banal et la responsabilit au sens de Lvinas qui nest plus un fait

de conscience ou de rflexion, qui est antrieure aussi bien la pense thorique qu lthique en tant que
systme de devoirs :
125 Ibid.
Responsable : cela qualifie, en gnral, prosaquement et bourgeoisement, un homme mr, lucide et
conscient, qui agit avec mesure, tient compte de tous les lments de la situation, calcule et dcide, lhomme
daction et de russite. Mais voici que la responsabilit responsabilit de moi pour autrui, pour tous, sans
rciprocit se dplace, nappartient plus la conscience, nest pas la mise en uvre dune rflexion
agissante, nest mme pas un devoir qui simposerait du dehors et du dedans125.
133Il faut encore prciser. Dire que la responsabilit nest pas un fait de rflexion pourrait laisser croire
quelle est de lordre de linconscient ; dire quelle nest pas choisie volontairement en ferait, soit une
contrainte, soit un consentement sans problme. Il faut carter ces erreurs dinterprtations et dautres
semblables qui ont toutes la mme origine, celle de considrer la responsabilit comme appartenant lordre
de ltre o ces alternatives ont un sens. La responsabilit au sens de Lvinas appartient lautrement
qutre et leur est htrogne :
126 Ibid., p. 46.
Car si, de la responsabilit, je ne puis parler quen la sparant de toutes les formes de la conscience
prsente (volont, rsolution, intrt, lumire, action rflexive, mais peut-tre aussi le non-volontaire,
linconsenti, le gratuit, linagissant, lobscur qui relve de la conscience-inconscience), si elle senracine l o
il ny a plus de fondement, o nulle racine ne peut se fixer []126.
134La responsabilit au sens de Lvinas implique demble rien de moins quun changement de statut du
moi , du temps et du sens mme du langage, un vritable bouleversement . L o Lvinas dfinit la
subjectivit comme lautre dans le mme , Blanchot parle de lautre aulieu de moi , semblant accepter
dentre de jeu les notions de substitution et dotage qui, chez Lvinas, marquent seulement
lemphase de la responsabilit :
127 Ibid., p. 45.
Ma responsabilit pour Autrui suppose un bouleversement tel quil ne peut se marquer que par un
changement de statut de moi , un changement de temps et peut-tre un changement de langage.
Responsabilit qui me retire de mon ordre peut-tre de tout ordre et, mcartant de moi (pour autant que
moi, cest le matre, le pouvoir, le sujet libre et parlant), dcouvrant lautre au lieu de moi127.
128 Il ne les mentionne pas explicitement mais lintention est claire.
129 Se permettant cette distinction, Blanchot scarte des formulations de Lvinas o tout est
analys (...)
135Dans un raccourci saisissant, Blanchot marque ce qui diffrencie les ouvrages Totalit et
Infini et Autrement qutre128. cet effet, il distingue rapport de moi Autrui et rapport dAutrui moi129. Le
rapport de moi Autrui est celui dvelopp dans Totalit et Infini :
130 Ibid., p. 36.
Dans le rapport de moi Autrui, Autrui est ce que je ne puis atteindre, le Spar, le Trs-Haut, ce qui
chappe mon pouvoir et ainsi le sans-pouvoir, ltranger et le dmuni130.
136 linverse, ce qui se dploie dans Autrement qutre est le rapport dAutrui moi. En premier lieu, avec
la dpossession du moi, je suis abandonn une passivit, sans initiative et sans prsent :
131 Ibid.
Mais, dans le rapport dAutrui moi, tout semble se retourner : le lointain devient le prochain, cette proximit
devient lobsession qui me lse, pse sur moi, me spare de moi, comme si la sparation (qui mesurait la
transcendance de moi Autrui) faisait son uvre en moi-mme, me dsidentifiant, mabandonnant une
passivit, sans initiative et sans prsent131.
137En second lieu, corrlativement la dfection de lidentit, Autrui prend pour une tout autre figure (on ne
saurait dire ici un autre visage ) :
Et alors autrui devient plutt le Pressant, le Surminent, voire le Perscuteur, celui qui maccable,
mencombre, me dfait, celui qui moblige non moins quil ne me contrarie en me faisant rpondre de ses
crimes, en me chargeant dune responsabilit sans mesure qui ne saurait tre la mienne, puisquelle irait
jusqu la substitution .
138Le passage de la premire perspective la seconde introduit un changement essentiel indiqu avec
nettet par Blanchot. Dans le rapport du moi Autrui, il y a bien rapport lautrement qutre , mais, de
son ct, le moi, lipsit , senracine dans ltre. En revanche dans la seconde perspective, cest dj la
subjectivit elle-mme prive de toute assise, le moi de la responsabilit, qui indique lautrement qutre :

132 Cette citation est extraite de larticle La Trace de lautre , in LVINASEmmanuel, En


dcouvr (...)
Tant quautrui est le lointain (le visage qui vient de labsolument lointain et en porte la trace, trace dternit,
dimmmorial pass), seul le rapport auquel mordonne lautrui du visage, dans la trace de labsent, est audel de ltre ce que nest pas alors le soi-mme ou lipsit (Lvinas crit : au-del de ltre, est une
Troisime personne qui ne se dfinit pas par le soi-mme 132).
139Et dans la nouvelle perspective :
Mais quand autrui nest plus le lointain, mais le prochain qui pse sur moi jusqu mouvrir la radicale
passivit du soi, la subjectivit en tant quexposition blesse, accuse et perscute, en tant que sensibilit
abandonne la diffrence, tombe son tour hors de ltre, signifie lau-del de ltre, dans le don mme
la donation de signe que son sacrifice dmesur livre autrui : elle est, au mme titre quautrui et que le
visage, lnigme qui drange lordre et tranche sur ltre : lexception de lextraordinaire, la mise hors
phnomne, hors exprience.
Problmes et solutions
140La radicalit de la conception de Lvinas laquelle Blanchot se rallie pour lessentiel ne va pas sans
soulever divers problmes auxquels, le plus souvent, il apporte une solution qui, suivant les cas, concide ou
ne concide pas avec celle apporte par Lvinas lui-mme.
Un rapport autrui pathologique ?
141Un rapport autrui o autrui est celui qui maccable, mencombre, o je rponds de ses crimes, voire o
il me perscute, nest-ce pas l un rapport pathologique ? Blanchot rejette cette hypothse qui na de sens
que dans ltre, quoi prcisment chappe la responsabilit au sens de Lvinas :
133 BLANCHOT Maurice,Lcriture du dsastre, op. cit., p. 37.
De telle sorte que, selon cette vue [dune responsabilit allant jusqu la substitution], le rapport dAutrui
moi tendrait apparatre comme sadomasochiste, sil ne nous faisait tomber prmaturment hors du monde
de ltre o seulement normal et anomalie ont un sens133.
142Autrement dit, cela na pas de sens de faire Lvinas des objections caractre empirique comme en
ont soulev tant de ses lecteurs. Blanchot rejoint ainsi Lvinas qui, de son ct, a souvent indiqu que les
structures de la subjectivit (responsabilit infinie, substitution, otage,) quil dgage ne sont nullement une
description de la vie quotidienne mais constituent les conditions a priori pour que certaines donnes
empiriquement constates au quotidien puissent avoir lieu et surtout avoir un sens. Par exemple :
134 LVINAS Emmanuel,Autrement qutre, op. cit., p. 150.
Le soi est de fond en comble otage, plus anciennement que Ego, avant les principes. Il ne sagit pas pour le
Soi, dans son tre, dtre. [] Cest de par la condition dotage quil peut y avoir dans le monde piti,
compassion, pardon et proximit. Mme le peu quon en trouve, mme le simple aprs-vous-Monsieur .
Lincondition dotage nest pas le cas limite de la solidarit, mais la condition de toute solidarit134.
Lobjection sartrienne
135 On observera que le terme mme d ennemi est absent dAutrement qutre.
143 aucun moment dans les analyses de Lvinas, autrui dont je suis responsable nest qualifi
dennemi135. Pourtant, demande Blanchot, si autrui me dpossde de mon identit, sil me tourmente
jusqu lobsession, ne revient-on pas la perspective sartrienne o autrui est mon ennemi :
136 BLANCHOT Maurice,Lcriture du dsastre, op. cit., p. 41.
Si Autrui nest pas mon ennemi (comme il lest parfois chez Hegel [] et surtout chez Sartre dans sa
premire philosophie), comment peut-il devenir celui qui marrache mon identit et dont la pression en
quelque sorte de position celle du prochain me blesse, me fatigue, me poursuit en me tourmentant de
telle sorte que moi sans moi je devienne responsable de ce tourment [] Autrui, dit Lvinas, est encombrant,
mais nest-ce pas nouveau la perspective sartrienne []136.
144La rponse de Blanchot est homogne celle quil a donne la question prcdente. Il dit en
substance que si je considre autrui comme mon ennemi, ce ne peut tre quen tant quil a une assise dans
ltre partir de laquelle il me menace. Or nous ne sommes pas dans ce cas de figure :
137 Ibid.
Voici peut-tre une rponse. Si Autrui me met en question jusqu me dnuer de moi, cest parce quil est luimme labsolu dnuement, la supplication qui dsavoue le moi en moi jusquau supplice137.
145Lvinas aurait sans doute pu reprendre son compte lnonc de Blanchot, mais peut-tre et mme plus
vraisemblablement laurait-il invers : si autrui peut tre mon ennemi, cest parce que moi-mme, aux
antipodes de la subjectivit responsable, je midentifie par ma place dans ltre, ce qui est bien selon Lvinas
la position sartrienne :

138 LVINAS Emmanuel,Autrement qutre, op. cit., p. 131. Je rappelle que dans cet ouvrage, le
te (...)
Pour Sartre comme pour Hegel le Soi-mme est pos partir du pour soi. Lidentit du je se rduirait ainsi au
repliement de lessence sur elle-mme138.
146On peut penser que cest la possibilit de cette rponse alternative qui sous-tend lhsitation de Blanchot
introduisant la sienne par un peut-tre .
Et si autrui nest pas autrui ?
147Jen viens maintenant lun des problmes la fois les plus vidents et les plus essentiels que pose la
pense de Lvinas et que ne manque pas de soulever Blanchot : quen est-il si autrui nest plus autrui, sil
nest pas, pour reprendre son expression, labsolu dnuement qui me met en question, si le tourment
dont il maccable ne tient pas sa position dautrui, de prochain, mais sa puissance goste et
dominatrice :
139 BLANCHOT Maurice,Lcriture du dsastre, op. cit., p. 37-38.
Si moi sans moi je suis lpreuve (sans lprouver) de la passivit la plus passive lorsquautrui mcrase
jusqu lalination radicale, est-ce autrui que jai encore affaire, nest-ce pas plutt au je du matre,
labsolu de la puissance goste, au dominateur qui prdomine et qui manie la force jusqu la perscution
inquisitoriale139 ?
148Cette question est aborde deux reprises dans Lcriture du dsastre et Blanchot lui apporte deux
rponses distinctes. La premire est celle de larticle du Nouveau Commerce tandis que la seconde, qui
apparat beaucoup plus loin dans louvrage, a t ajoute par la suite. Il est frappant de constater que la
premire rponse est homogne la pense de Lvinas dans Totalit et Infini alors que la seconde reprend
la solution propose dans Autrement qutre.
149Dans les deux cas, lexigence dune rsistance et du combat face la violence est affirme, mais de
manire essentiellement diffrente : dans le premier cas, hommage est rendu Hegel dont le discours doit
tre prserv paralllement celui de la relation autrui ; dans le second cas, tout dcoule de la
responsabilit pour autrui ds lors que la relation du moi autrui se complique avec la prise en compte
du tiers.
Premire rponse
150Quil faille rsister et combattre ne se discute pas. Cela fait visiblement partie, aussi bien pour Blanchot
que pour Lvinas, des vidences prphilosophiques, de sorte que ni lun ni lautre na jamais prn la nonviolence en guise de rsistance au mal. On ne saurait confondre la perscution laquelle me soumet
autrui de par sa position dautrui au sens de Lvinas et la perscution issue dune puissance goste .
Blanchot peut donc noncer :
140 Ibid., p. 38.
Autrement dit, la perscution qui mouvre la plus longue patience et qui est en moi la passion anonyme, je
ne dois pas seulement en rpondre en men chargeant hors de mon consentement, mais je dois aussi y
rpondre par le refus, la rsistance et le combat, revenant au savoir (revenant, sil est possible car il se
peut quil ny ait pas de retour), au moi qui sait, et qui sait quil est expos, non Autrui, mais au Je
adverse, la Toute-Puissance goste, la Volont meurtrire140.
151On ne peut donc viter de recourir, paralllement aux perspectives de Lvinas, tout ce que Hegel nous
a appris, son langage, la dialectique, la ngativit :
141 Ibid.
Cest pourquoi il faut toujours quil y ait au moins deux langages ou deux exigences, lune dialectique, lautre
non dialectique, lune o la ngativit est la tche, lautre o le neutre tranche sur ltre et le non-tre, de
mme quil faudrait la fois tre le sujet libre et parlant et disparatre comme le patient-passif que traverse le
mourir et qui ne se montre pas141.
152Paralllement de son ct Lvinas, en dpit de lcart au systme hglien qui donne de part en part sa
tonalit Totalit et Infini, na pas hsit lui rendre hommage :
142 LVINAS Emmanuel,Totalit et Infini, op. cit., p. 218.
La grande mditation de la libert par Hegel permet de comprendre que la bonne volont, par elle-mme,
nest pas une libert vraie, tant quelle ne dispose pas des moyens pour se raliser [] Lintriorit ne peut
remplacer luniversalit. La libert ne se ralise pas en dehors des institutions sociales et politiques qui lui
ouvrent laccs de lair frais ncessaire son panouissement, sa respiration et mme, peut-tre, sa
gnration spontane142.
Seconde rponse

143 Citation reprise de BUBER Martin, Rcits hassidiques, Monaco, ditions du Rocher, 1978, Paris,
Li(...)
153Beaucoup plus loin dans Lcriture du dsastre, Blanchot revient sur le mme problme, et cette fois, il
se rallie lanalyse de Lvinas telle quelle se dveloppe dans le chapitre 5 dAutrement qutre. Reprenant
un passage des Rcits hassidiques de Buber, Blanchot met en cause lide de Rabbi Pinhas de Koretz, une
figure majeure des dbuts du mouvement hassidique, selon laquelle nous devons aimer plus le mchant et
le haineux pour compenser par notre amour le manque damour dont il est responsable143 , Blanchot
objecte :
144 BLANCHOT Maurice,Lcriture du dsastre, op. cit., p. 187.
Mais que signifient mchancet, haine ? Elles ne sont pas des traits dAutrui qui est prcisment le dnu,
labandonn, le dmuni. Dans la mesure o lon peut parler de haine et de mchancet, cest pour autant
que, par elles, le mal atteint aussi des tiers, et alors la justice exige le refus, la rsistance et jusqu la
violence destine repousser la violence144.
154Ces paroles de Blanchot sont prcisment en consonance avec ce que soutient Lvinas qui ne rejette
pas lemploi de la violence ds que le tiers est en jeu. Par exemple :
145 LVINAS Emmanuel, Lide de Dieu , in Le Nouveau Commerce, n 36-37, printemps 1977,
repris da(...)
Sil ny avait quautrui en face de moi, je dirais jusquau bout : je lui dois tout. [] Ma rsistance commence
lorsque le mal quil me fait, est fait un tiers qui est aussi mon prochain. Cest le tiers, qui est la source de la
justice, et par l de la rpression justifie ; cest la violence subie par le tiers qui justifie que lon arrte de
violence la violence de lautre145.
Autrement qutre et lcriture
155Lintention centrale dAutrement qutre est la description de la subjectivit comme exception ltre,
subjectivit que lon peut demble caractriser comme thique puisque cest dans les structures de la
responsabilit pour autrui que Lvinas y trouve ses seules manifestations . De son ct Blanchot, tout en
soulignant et en reprenant sa manire la radicalit des analyses de Lvinas, dborde de plus du cadre
thique o elles ont trouv leur source et les applique lcriture telle quil la conoit. Je me limite ici aux
notions de responsabilit et de passivit.
Responsabilit et criture
156Dans la note introductive de LEntretien infini, Blanchot oppose le Livre et lcriture :
146 BLANCHOT Maurice,LEntretien infini, op. cit., p. VII.
Le Livre indique toujours un ordre soumis lunit, un systme de notions o saffirme le primat de la parole
sur lcriture, de la pense sur le langage et la promesse dune communication un jour immdiate et
transparente146.
157Ordre, unit, systme, transparence, ces vocables rsonnent de significations dont Blanchot na cess
de dmarquer ce quil entend tre le propre de lespace littraire . Mais si crire cest aller au-del, si cest
tre vou dpasser la totalit des concepts en uvre dans lhistoire, alors, affirme Blanchot, crire est une
responsabilit terrible :
147 Ibid
Or, il se pourrait qucrire exige labandon de tous ces principes, soit la fin et aussi lachvement de tout ce
qui garantit notre culture, non pas pour revenir idyllique-ment en arrire, mais plutt pour aller au-del, cest-dire jusqu la limite, afin de tenter de rompre le cercle de tous les cercles : la totalit des concepts qui
fonde lhistoire, se dveloppe en elle et dont elle est le fondement. [] crire devient alors une
responsabilit terrible147.
158Ce serait contraire tout ce qua en permanence dvelopp Blanchot de comprendre cette responsabilit
comme rsultant dun choix dlibr ou intress, comme la dcision dun sujet volontaire et rsolu.
Lcriture se dploie delle-mme en dehors du moi souverain de lcrivain qui, si on peut dire, assiste ce
dploiement. Disons que sa responsabilit doit donc tre qualifie de passive et telle est prcisment la
notion de responsabilit qui slabore tout au long dAutrement qutre. Layant alors recueillie, Blanchot la
met en relation avec ce quil entend de lcriture. Lexigence infinie de la responsabilit lvinassienne
transcende toute pratique (au point que je puis certes lappeler responsabilit, mais par abus ), sauf,
peut-tre , la non-pratique de lcriture :
148 Ibid., p. 46-47. Il est remarquable qu plusieurs annes de distance Blanchot, cest chaque
fois (...)
Si la responsabilit est telle quelle dgage le moi du moi, le singulier de lindividuel, le subjectif du sujet, la
non-conscience de tout conscient et inconscient, pour mexposer la passivit sans nom, au point que cest

par la passivit seulement que je dois rpondre lexigence infinie [], je ne puis plus en appeler nulle
thique, nulle exprience, nulle pratique, quelle quelle soit sauf celle dun contre-vivre, cest--dire dune
non-pratique, cest--dire (peut-tre) dune parole dcriture148.
149 Ibid., p. 47.
159 quelle criture faut-il avoir recours pour viser une responsabilit aussi extravagante, une responsabilit
qui fait du sujet une exception ltre ou, pour employer la terminologie de Blanchot, une responsabilit
dsastreuse149 ? Dispose-t-on seulement dun langage pour le faire ou, pire encore, nest-ce pas aussi
injustifiable que de justifier la mort, se demande Blanchot :
150 Ibid.
Reste que [] ce mot responsabilit vient comme dun langage inconnu que nous ne parlons qu
contrecur, contre-vie et dans une injustification semblable celle o nous sommes par rapport toute
mort, la mort de lAutre comme la ntre toujours impropre150.
160Par consquent, pour parler de cette responsabilit qui nous rend muet de la parole que nous lui
devons , cette responsabilit insupportable, il faudrait trouver un nouveau langage, justement celui de
lcriture du dsastre :
151 Ibid.
Il faudrait donc bien se tourner vers une langue jamais crite, mais toujours prescrire, pour que ce mot
incomprhensible soit entendu dans sa lourdeur dsastreuse et en nous invitant nous tourner vers le
dsastre sans le comprendre, ni le supporter151.
Lamiti chez Blanchot et Lvinas
161Toutefois la tension est trop forte et Blanchot ne peut sen tenir l. Cette responsabilit qui est la fois
indclinable et impossible, il ne peut sempcher, quitte sembler scarter de Lvinas, de lui ouvrir une
fentre de possibilit. Si la responsabilit lvinassienne est contre-vie , du moins lamiti ne lest pas,
elle reste du domaine du possible :
152 Ibidem.
Reste encore que la proximit du plus lointain, la pression du plus lger, le contact de ce qui natteint pas,
cest par lamiti que je puis y rpondre, une amiti sans partage comme sans rciprocit, amiti pour ce qui
a pass sans laisser de traces, rponse de la passivit la non-prsence de linconnu152.
153 LVINAS Emmanuel,Autrement qutre, op. cit., p. 203.
162Quen est-il de lamiti chez Lvinas ? Ce terme napparat quune fois et une seule dans Autrement
qutre153, dans sa dernire partie, lorsque lapparition du tiers dans lintrigue apporte une correction
lasymtrie de la proximit autrui en induisant la ncessit dun tat galitaire et juste . Dans cet tat,
les incomparables devenus citoyens sont ncessairement placs sur un pied dgalit. Cependant lorigine
de cet tat nest pas pour Lvinas la rgulation de la guerre de tous contre tous mais reste la responsabilit
pour autrui lorsquautrui devient un pluriel. Aussi, pour ne pas trahir cette origine, ltat des citoyens ne
peut se passer damitis et de visages . Par consquent, chez Lvinas, lamiti tient lieu de trace de
lasymtrie initiale de la responsabilit lorsque cette asymtrie a d sestomper pour laisser place la justice.
163En rsum, chez Blanchot, lamiti a les mmes caractristiques de non-rciprocit que la responsabilit,
tant ce sur quoi il faut rabattre la responsabilit pour entrer dans le domaine du possible, du je puis . En
revanche, chez Lvinas, lamiti est ce qui doit tre prserv pour que la ncessaire rciprocit de la justice
noublie pas son origine, linfinie responsabilit de la proximit.
Passivit et criture fragmentaire
154 BLANCHOT Maurice, Le cours des choses , texte prparatoire pour la Revue
internationale [vers 1 (...)
164La notion dune criture fragmentaire apparat explicitement chez Blanchot ds 1960 dans le projet dune
Revue Internationale, donc bien avant la publication dAutrement qutre par Lvinas (et mme avant celle
de Totalit et Infini), et il en a donn une description explicite en distinguant quatre types de fragments154.
Les trois premiers, le moment dialectique dun plus vaste ensemble , la forme aphoristique , le
fragment li la mobilit de la recherche [] (Nietzsche) , sont mentionns rapidement par Blanchot,
visiblement pour mettre en valeur le quatrime type quil dveloppe extensivement. En voici lessentiel :
4. Enfin une littrature de fragment qui se situe hors du tout, soit parce quelle suppose que le tout est dj
ralis (toute littrature est une littrature de fin des temps), soit parce qu ct des formes de langage o
se construit et se parle le tout, parole du savoir, du travail et du salut, elle pressent une tout autre parole
librant la pense dtre seulement pense en vue de lunit, autrement dit exigeant une discontinuit
essentielle.

165Une littrature se situant en dehors du tout de lhistoire et dont le langage chappe lunit est peuttre qualifi de projet par Blanchot en 1960, mais cest tout autant ce qui est inhrent ou en gestation
dans son uvre littraire depuis bien longtemps. Comme je lai montr plus haut, cest dans Totalit et
Infini que Blanchot a trouv la philosophie en rsonance avec un tel projet visant se librer de
lunit . Les anciennes ides de Blanchot relatives lcriture fragmentaire sont reprises et largement
dveloppes dans divers passages de Lcriture du dsastre. Cependant il est remarquable que la notion de
passivit, telle que recueillie par lui dans Autrement qutre, ajoute une nouvelle dimension au
soubassement philosophique de lcriture en gnral et en particulier lexigence du fragmentaire, allant
ainsi au-del de la seule relation interhumaine :
155 BLANCHOT Maurice,Lcriture du dsastre, op. cit., p. 29-30.
Sil y a rapport entre criture et passivit, cest que lune et lautre supposent leffacement, lextnuation du
sujet : supposent un changement de temps : supposent quentre tre et ne pas tre quelque chose qui ne
saccomplit pas arrive cependant comme tant depuis toujours dj survenu le dsuvrement du neutre,
la rupture silencieuse du fragmentaire. La passivit : nous ne pouvons lvoquer que par un langage qui se
renverse155.
166De mme, si linterruption et lincessant ont toujours t associs au fragmentaire, cest
maintenant aussi dans la passivit que ces notions trouvent leur origine :
156 Ibid., p. 40.
Linterruption de lincessant, cest le propre de lcriture fragmentaire : linterruption ayant en quelque sorte le
mme sens que cela qui ne cesse pas, tous deux effets de la passivit []156.
PROBLMES DE LANGAGE
167Blanchot met parfois dans le cours de ses dveloppements des rticences sur le langage employ par
Lvinas. Elles tiennent au fait quil existe une diffrence notable entre lcriture de Blanchot et celle de
Lvinas. Blanchot et Lvinas ont le souci commun de nuancer, de dplacer ou de complexifier le sens
courant des mots. Mais Blanchot leffectue par un procd immdiat, celui de loxymoron, alors que Lvinas,
ou bien les redfinit, ou bien introduit des nuances dans des dveloppements spars.
168Chez Blanchot, lemploi doxymorons est certainement ncessit par lessence mme du langage dont il
dit :
157 BLANCHOT Maurice, La Part du feu, op. cit., p. 30.
Il y a donc en lui, tous ses niveaux, un rapport de contestation et dinquitude dont il ne peut saffranchir.
Ds que quelque chose est dit, quelque chose dautre a besoin dtre dit. Puis nouveau quelque chose de
diffrent doit encore se dire pour rattraper la tendance de tout ce quon dit devenir dfinitif, glisser dans le
monde imperturbable des choses157.
169Au surplus, la forme choisie par Blanchot est particulirement adapte au contenu quil vise indiquer, lil
y a, contenu qui par dfinition chappe la fixit de toute dtermination.
170En revanche, lorsque Blanchot lit un mot chez Lvinas, il le munit dabord de son sens le plus courant,
sans prendre en compte la modification de sens introduite par Lvinas, ventuellement mme dans un autre
dveloppement. Blanchot pointe alors sur la difficult quune telle entente suscite, quitte le plus souvent
rpondre lui-mme cette difficult.
Le visage
158 BLANCHOT Maurice,LEntretien infini, op. cit., p. 77.
171Abordant la manire dont lextrme lointain quest autrui se manifeste, Blanchot rappelle que Lvinas
donne prcisment le nom de visage cette piphanie dautrui 158. Son interlocuteur, ravi de
rencontrer enfin une ralit plus sensible , observe que, par consquent : Le visage est ncessairement
cet abord qui, saccomplissant dans la vision, dpend et de la lumire o il se produit et de mon pouvoir de
regarder, cest--dire de dvoiler dans la lumire . Une telle formulation est lantipode du sens du visage
chez Lvinas, et Blanchot rpond :
159 Ibid.
Le visage mais, je le reconnais, le nom fait difficult est au contraire cette prsence que je ne puis
dominer du regard, qui toujours dborde et la reprsentation que je puis men faire et toute forme, toute
image, toute vue, toute ide o je pourrais laffirmer, larrter ou seulement la laisser tre prsente159.
160 LVINAS Emmanuel,Totalit et Infini, op. cit., p. 161-167.
172La difficult procde videmment de ce que le mot visage est interprt au sens premier quil a
dans lexprience sensible, alors que Lvinas redfinit son sens. En fait une section entire de Totalit et
Infini, la section Visage et Sensibilit160 , traite de cette question, commenant par cette phrase :

Le visage nest-il pas donn la vision ? En quoi lpiphanie comme visage, marque-t-elle un rapport
diffrent de celui qui caractrise toute notre exprience sensible ?
173La rponse la question passe par la redfinition du terme, explicitement atteste dans les pages
synthtiques du dbut de louvrage :
161 Ibid., p. 21.
La manire dont se prsente lAutre, dpassant lide de lAutre en moi, nous lappelons, en effet, visage161.
La subjectivit
174Dans Lcriture du dsastre, Blanchot met une rserve sur lemploi par Lvinas des notions de sujet et
de subjectivit. Ces termes ne se rfrent-ils pas ncessairement une intriorit, un moi retir en soi, le
contraire mme de la subjectivit dcrite dans Autrement qutre qui est tout entire exposition autrui :
162 BLANCHOT Maurice,Lcriture du dsastre, op. cit., p. 48.
Lusage du mot subjectivit est aussi nigmatique que lusage du mot responsabilit et plus contestable,
car cest une dsignation qui est comme choisie pour sauver notre part de spiritualit. Pourquoi subjectivit,
sinon afin de descendre au fond du sujet, sans perdre le privilge que celui-ci incarne, cette prsence prive
que le corps, mon corps sensible, me fait vivre comme mienne162.
175videmment, pour Lvinas, cette difficult nen est pas une, le sujet pouvant tout aussi bien suivant
les cas dsigner le moi comme intriorit et souverainet (le Moi avec majuscule) ou le moi comme otage et
sujtion autrui (le moi ou le soi). Blanchot, de son ct, quelques pages plus loin, rsout la difficult par la
voie de loxymore :
163 BLANCHOT Maurice,Lcriture du dsastre, op. cit., p. 52-53.
Lvinas parle de la subjectivit du sujet ; si lon veut maintenir ce mot pourquoi ? mais pourquoi non ? , il
faudrait peut-tre parler dunesubjectivit sans sujet, la place blesse, la meurtrissure du corps mourant dj
mort dont personne ne saurait tre propritaire ou dire : moi, mon corps []163.
Blanchot et le vocabulaire religieux ou thologique de Lvinas
176Le vocabulaire religieux, voire thologique, employ couramment par Lvinas est pour Blanchot lune des
pierres dachoppement pour sa lecture de Lvinas. Comme tout un chacun, Blanchot appartient une
socit o le sens mme des mots de ce vocabulaire ne peut tre dissoci de sa rfrence au christianisme
ou ventuellement lislam. Cest l une donne indpendante de ladhsion telle ou telle option religieuse.
Les notions de religion, de dogme, dunion ou de proximit Dieu, les alternatives ou oppositions telles que
foi et raison, croyance et incroyance, existence ou non-existence de Dieu, tissent un rseau de significations
fixes par ce contexte.
Lvinas et la thologie
177Or Lvinas, du commencement la fin de son itinraire de pense, tout en ayant recours ce
vocabulaire na cess de se dmarquer de ses significations, soit en les dnigrant, soit en redfinissant les
termes, soit en se plaant en dehors des oppositions et alternatives auxquelles elles donnent lieu. Voici
quelques citations recueillies ici ou l (presque) au hasard de ses textes et qui lindiquent clairement :
164 LVINAS Emmanuel,Totalit et Infini, op. cit., p. 10.
165 Ibid., p. 52.
166 LVINAS Emmanuel,Difficile Libert, op. cit., p. 156.
167 Ibid., p. 33-34.
168 Ibid., p. 137.
Nous proposons dappeler religion le lien qui stablit entre le Mme et lAutre, sans constituer une
totalit164.
Tout ce qui ne peut se ramener une relation interhumaine reprsente, non la forme suprieure mais
jamais primitive de la religion165.
Nous sommes loin des prtendus spinozistes qui lalternative croyant-non-croyant est aussi simple que
pharmacien-non-pharmacien166.
Dieu est misricordieux signifie Soyez misricordieux comme lui [] Connatre Dieu, cest savoir ce
quil faut faire. [] Le pieux, cest le juste167.
Lordre thique nest pas une prparation, mais laccession mme la Divinit. Tout le reste est chimre168.
178Dune manire gnrale, le langage thologique qui prtend formuler des noncs sur Dieu ou, pire
encore, place Dieu dans ltre en tant qutre Suprme, est rejet par Lvinas :
169 LVINAS Emmanuel,Autrement qutre, op. cit., p. 155. Cest moi qui souligne.
Ainsi le langage thologique dtruit la situation religieuse de la transcendance. LInfini se prsente
anarchiquement ; la thmatisation perd lanarchie qui, seule peut laccrditer. Le langage sur Dieu sonne
faux ou se fait mythique, cest--dire ne peut jamais tre pris la lettre169.

Blanchot et la thologie de Lvinas


179Je vais montrer comment Blanchot, aprs avoir pu se mprendre ou exprimer des rserves sur la relation
de Lvinas la thologie, na pas manqu den dceler le sens. Dans LEntretien infini, commentant et
retenant la transcendance de la relation autrui dans le langage, Blanchot la rattache initialement chez
Lvinas un contexte thologique dont il se dmarque :
170 BLANCHOT Maurice, Connaissance de linconnu , in Nouvelle Revue Franaise, n 108,
dcembre 19 (...)
Dun ct, le langage est la relation transcendante elle-mme, manifestant que lespace de la communication
est essentiellement non symtrique, quil y a comme une courbure de cet espace qui empche la rciprocit
et produit une diffrence absolue de niveaux entre les termes appels communiquer : voil, je crois, ce qui
est dcisif dans laffirmation que nous devons entendre et quil faudra maintenir indpendamment du
contexte thologique dans lequel cette affirmation se prsente170.
180Cependant, la suite dune observation de Derrida, Blanchot nuance dune hsitation son jugement et,
dans la reprise de ce texte dans LEntretien infini, il ajoute en note :
171 BLANCHOT Maurice,LEntretien infini, op. cit., p. 80.
Contexte , comme le remarque bien J. Derrida, est ici un mot que Lvinas ne pourrait que juger dplac,
sans convenance ; de mme que la rfrence une thologie171.
181Et finalement, quelques annes plus tard, Blanchot nonce clairement que si Lvinas emploie un
langage religieux, il nentre pas pour autant en religion ou en thologie :
172 BLANCHOT Maurice, Notre Compagne clandestine , in Textes pour Emmanuel Lvinas, op.
cit.,p. 8 (...)
De mme [], si Lvinas prononce, crit le nom de Dieu, il nentre pas par lui en religion ou en thologie, ni
non plus ne le conceptualise, mais nous fait pressentir que, sans tre un autre nom pour autrui, toujours
autre quautrui, autre autrement , la transcendance infinie ou de linfini laquelle nous essayons
dastreindre Dieu, sera toujours prte virer en absence, jusqu sa confusion possible avec le remuemnage de lil y a 172.
182Autre exemple significatif. Dans son article la philosophie et lide de linfini , Lvinas crit :
173 LVINAS Emmanuel, La philosophie et lide de linfini , op. cit., p. 249.
Pour me donner le savoir de linjustice, il faut que son regard me vienne dune dimension de lidal. Il faut
quAutrui soit plus prs de Dieu que Moi. Ce qui nest certainement pas une invention de philosophe, mais la
premire donne de la conscience morale que lon pourrait dfinir comme conscience du privilge dAutrui
par rapport moi. La justice bien ordonne commence par autrui173.
174 BLANCHOT Maurice,LEntretien infini, op. cit., p. 82.
183Le sens de ce passage est clairement thique, lexpression plus prs de Dieu que moi est
mtaphorique et au surplus na jamais t reprise ailleurs par Lvinas ; notamment elle ne figure pas
dans Totalit et Infini. Pourtant Blanchot, dans les dveloppements de LEntretien infini quil consacre
Totalit et Infini, reprend la formule de Lvinas en lui affectant un sens thologique, se demandant si autrui
nest pas ncessaire notre rapport la vritable transcendance qui serait la transcendance divine174 :
175 Ibid
Il y a ce versant de la pense de Lvinas : ainsi lorsquil dit quautrui doit toujours tre considr par moi
comme plus prs de Dieu que moi175.
184Le sens thique et philosophique de la formule de Lvinas sera reconnu plus tard sans ambigut par
Blanchot :
176 BLANCHOT Maurice, Noubliez pas , in crits politiques, op. cit. p. 238.
De mme quautrui est toujours plus haut que moi, plus proche que moi de Dieu (ce nom imprononable), de
mme la relation dissymtrique de lui moi est ce qui fonde lthique et moblige par une obligation
extraordinaire qui pse sur moi (lthique chez Lvinas appartient toujours au philosophique, de mme chez
Kant, o la Raison pratique prime la Raison pure)176.
CONCLUSION
185 Et, un seul, je suis redevable de presque tout et dans ma vie et de ma pense a crit Blanchot.
Nous ne saurons peut-tre jamais ce dont Blanchot est redevable Lvinas pour sa vie , face cache
dune relation sans pareille qui, aprs stre un temps relche, a atteint une profondeur que nous ne
pouvons que pressentir. La publication de leur correspondance, actuellement retarde par des circonstances
malheureuses, permettra un jour dy apporter certaines lueurs.
186Je me suis pour ma part efforc dexpliciter ce que signifie de ma pense . Blanchot na cess de
recueillir les notions cardinales apparaissant dans litinraire philosophique de Lvinas : lil y a, une

proposition fascinante , lautre homme, une conception capitale , lautrement qutre sous la forme du
dsastre, la passivit plus passive que toute passivit , pour nen rappeler que quelques-unes. Rception
qui, le plus souvent, a t pour Blanchot une adoption, aussi bien en rsonance avec son propre itinraire de
critique littraire que dans ses dimensions thiques car la philosophie est la vie mme . Mais Blanchot le
dit bien mieux que moi :
177 Ibid., p. 80.
Ds que jai rencontr [], il y a plus de cinquante ans, Emmanuel Lvinas, cest avec une sorte dvidence
que je me suis persuad que la philosophie tait la vie mme [] se renouvelant sans cesse ou
soudainement par lclat de penses toutes nouvelles, nigmatiques, ou de noms encore inconnus qui
brilleraient plus tard prodigieusement. La philosophie serait notre compagne jamais, de jour, de nuit, ft-ce
en perdant son nom, devenant littrature []177.
178 Quelques exemples : la critique, ds 1958, du paganisme de Heidegger ( Ltrange et
ltrange (...)
179 BLANCHOT Maurice, crits politiques, op. cit., p. 237.
187Le prsent travail est minemment partiel. De nombreuses convergences entre Blanchot et Lvinas ont
t omises178 mais, surtout, une dimension essentielle est absente : la relation de Blanchot au judasme.
Dans la lettre dj cite Salomon Malka, Blanchot crit : Dune certaine manire, le judasme mest si
proche que je ne me sens pas digne den parler, sauf pour faire connatre cette proximit [] et plus loin,
voquant son amiti avec Lvinas, Quelque chose de profond nous portait lun vers lautre. Je ne dirai pas
que ce fut dj le judasme []179 .
180 Cf. BIDENT Christophe,Maurice Blanchot, partenaire invisible, Seyssel, Champ Vallon, 1998, p.
466
181 BLANCHOT Maurice, Parole de fragment , inLEndurance de la pense : pour saluer Jean
Beaufret(...)
188Cest Maurice Blanchot que je laisse le dernier mot. Lors de laffaire Beaufret180 , il a impos la
publication de son article Paroles de fragment181 la ddicace suivante :
Pour Emmanuel Lvinas avec qui, depuis quarante ans, je suis li dune amiti qui mest plus proche que
moi-mme, en rapport dinvisibilit avec le judasme.
NOTES
1 ric Hoppenot, pour son amiti, son soutien et sa hauteur.
2 Entretien ralis par Alain David Derrida avec Lvinas : entre lui et moi dans laffection et la confiance
partage , in Magazine littraire, n 419, Emmanuel Lvinas, thique, religion, esthtique : une
philosophie de lAutre , avril 2003, p. 31.
3 LVINAS Emmanuel, Sur Maurice Blanchot, Montpellier, Fata Morgana, 1975, p. 56.
4 BLANCHOT Maurice, Pour lamiti, Tours, Farrago, 2000. (Prtexte du livre de Dionys Mascolo, la
recherche dun communisme de pense, Paris, Fourbis, 1993).
5 BLANCHOT Maurice, Noubliez pas , in LArche, n 373, mai 1988, rdit dans crits politiques, 19531993 (Textes choisis, tablis et annots par ric Hoppenot), Gallimard, 2008, p. 237.
6 BLANCHOT Maurice, Penser lApocalypse , premire parution in Le Nouvel Observateur, 22-28 janvier
1988, rdit dans crits politiques, 1953-1993, op. cit., p. 230.
7 BLANCHOT Maurice, Paix, paix au lointain et au plus proche , in Difficile justice. Dans la trace
dEmmanuel Lvinas, Actes du XXXVIe Colloque des intellectuels juifs de langue franaise, Paris, Albin
Michel, Prsence du judasme , 1998, p. 12. On peut galement mentionner : Jemprunte Emmanuel
Lvinas (que ne lui ai-je emprunt) [] ( Lcriture consacre au silence , in Instants, n 1, 1989, p. 239241). Voil presque 65 ans que je suis li Emmanuel Lvinas, le seul ami que je tutoie. Je lui dois
beaucoup, pour ne pas dire tout (Globe, n 44, fvrier 1990, p. 72).
8 LVINAS Emmanuel, Totalit et infini. Essai sur lextriorit, La Haye, Nijhoff, 1961.
9 BLANCHOT Maurice, La littrature et le droit la mort , in La Part du feu, Paris, Gallimard, 1949.
10 BLANCHOT Maurice, LEspace littraire, Paris, Gallimard, 1955. Il existe galement une note la fin de
larticle Ltrange et ltranger , in Nouvelle revue franaise, 1958, relative larticle de Lvinas La
philosophie et lide de linfini , in Revue de Mtaphysique et de Morale, 1957, n 3, repris
dans LVINASEmmanuel, En dcouvrant lexistence avec Husserl et Heidegger, Paris, Vrin, 1967, p. 165-178.
article sminal de Totalit et Infini.
11 LVINAS Emmanuel, De lexistence lexistant, Paris, ditions de la Revue Fontaine, 1947, deuxime
dition Paris, Vrin, 1978.

12 LVINAS Emmanuel, Le temps et lautre , in Le Choix, Le Monde, LExistence(premier des Cahiers du


Collge Philosophique), Montpellier, Arthaud, 1947, republi dans Emmanuel Lvinas, Le Temps et lAutre,
Paris, PUF, Quadrige , 1983.
13 BLANCHOT Maurice, LEntretien infini, Paris, Gallimard, 1969.
14 LVINAS Emmanuel, Autrement qutre ou au-del de lessence, La Haye, Nijhoff, 1974. Dsign dans ce
qui suit comme Autrement qutre.
15 BLANCHOT Maurice, Lcriture du dsastre, Paris, Gallimard, 1980.
16 Blanchot joue en permanence sur le double sens du mot tre : ce quest une chose, son sens, son ide,
son essence, dun ct, son existence, sa ralit dos et de chair , de lautre.
17 BLANCHOT Maurice, La littrature et le droit la mort , in La Part du feu, op. cit., p. 313.
18 Ibid., p. 312.
19 Ibid., p. 316.
20 Jai rappel en dtail comment la notion d il y a est apparue chez Lvinas dans mon article Maurice
Blanchot, son ami, son alli , in Emmanuel Lvinas, Maurice Blanchot : penser la diffrence, Nanterre,
Presses universitaires de Paris Ouest, 2007. Pour les rles successifs tenus par cette notion dans la pense
de Lvinas, voir mon tude, Lil y a, au foyer de la discorde , in Emmanuel Lvinas : Philosophie,
Thologie, Politique, Actes de la Confrence internationale pour le centime anniversaire dEmmanuel
Lvinas, Institut Adam Mickiewicz, Varsovie 2006.
21 BLANCHOT Maurice, La littrature et le droit la mort , in La Part du feu, op. cit., p. 320.
22 Cf. BLANCHOT Maurice, Lcriture du dsastre, op. cit., p. 108, o, en ce qui concerne le neutre, la parent
est explicitement nonce dans lexpression lil y a en tant que neutre . En revanche, la notion
de dsastre doit tre distingue de celle de lil y a : en effet lil y a signifie ltre pur et je montrerai plus loin
que ledsastre est le correspondant chez Blanchot de la notion dautrement qutre de Lvinas, apparue
beaucoup plus tard, et qui transcende le couple tre-tant( lamphibologie de ltre et de ltant , selon
lexpression de Lvinas).
23 BLANCHOT Maurice, Notre Compagne clandestine , in Textes pour Emmanuel
Lvinas, LARUELLE Franois (dir.), Paris, Jean-Michel Place, 1980, p. 86.
24 Je parle ici seulement de louvrage De lexistence lexistant, car dansTotalit et Infini et dans Autrement
qutre lil y a intervient dautres places de la construction de Lvinas.
25 Le regard du pote in Monde Nouveau, n 98, 1956, repris dans LVINASEmmanuel, Sur Maurice
Blanchot, op. cit., p. 7-26.
26 Bien entendu, Lvinas nignore pas que LEspace littraire scarte galement du premier Heidegger,
celui de Sein und Zeit, tmoin ce passage : La mort, pour Blanchot, nest pas le pathtique de lultime
possibilit humaine, possibilit de limpossibilit, mais ressassement incessant de ce qui ne peut tre saisi,
devant quoi le je perd son ipsit. Impossibilit de la possibilit . Jy reviens longuement ci-aprs.
27 LVINAS Emmanuel, Sur Maurice Blanchot, op. cit., p. 19.
28 Ibid., p. 23.
29 BLANCHOT Maurice, LEspace littraire, op. cit., p. 326.
30 LVINAS Emmanuel, Le Temps et lAutre, op. cit., p. 37.
31 Ibid., p. 92.
32 Ibid., p. 58.
33 Il me semble quil y a l une faute dimpression et quil faut lire existence et non exigence .
34 BLANCHOT Maurice, LEspace littraire, op. cit., p. 326. Dans son beau livre,Heidegger, Paris, Les Belles
Lettres, 1997, p. 47, Jean-Michel Salanskis, mentionnant Blanchot et reprenant cette ide, note que lon peut
considrer que Heidegger radicalise une possibilit de pense dj indique par Hegel .
35 On le voit, entre autres, propos dIgitur (p. 42), avec la mort de Kirilov (p. 120), avec lexprience de
Malte (p. 169).
36 LVINAS Emmanuel, Le Temps et lAutre, op. cit., p. 57.
37 Ibid., p. 63. Blanchot galement voque en la mort labsolument trange , sa transcendance
(LEspace littraire, p. 163 et galement p. 171).
38 Ibid., p. 65.
39 Ibid., p. 84.
40 Les chapitres V, VI et VII de la section La Parole plurielle .
41 BLANCHOT Maurice, LAmiti, Paris, Gallimard, 1971, p. 137.
42 BLANCHOT Maurice, LEntretien infini, op. cit., p. 45.
43 Ibid., p. 11.
44 Ibid., p. 10.

45 Ibid., p. 33.
46 Ibid.
47 Ibid., p. 38.
48 Ibid., p. 441.
49 Ibid., p. 21.
50 Ibid., p. 34. La mention apparue ici sans autre prcision de la critique de lontologie est trange. ma
connaissance, certes imparfaite, cette notion napparat comme telle nulle part ailleurs dans les ouvrages de
Blanchot. Serait-elle une allusion spcifique Nietzche au sujet duquel il crit : Nietzsche ne critique
dabord dans lontologie que sa dgnrescence en mtaphysique [] (LEntretien infini, p. 240) et aux
dveloppements de Blanchot autour de ce thme ?
51 Ibid.
52 Ibid., p. 60.
53 Ibid., p. 61.
54 Ibid.
55 Ibid., p. 62. On notera la similarit entre lanalyse de Blanchot et celle de Lvinas dans Le Temps et
lAutre, op. cit., elle-mme prolonge par larticle La Souffrance inutile , in Giornale di Metafisica, n 4,
1982, repris dans louvrageLVINAS Emmanuel, Entre nous, Paris, Grasset, 1991, p. 107-119.
56 Ibid., p. 64.
57 Ibid., p. 68.
58 Ibid., p. 68.
59 Ibid., p. 441.
60 Ibid., p. 73.
61 Ibid., p. 73-74.
62 Ibid., p. 74.
63 Ibid.
64 Ibid.
65 Ibidem.
66 Ibidem.
67 Dans Totalit et Infini, Lvinas introduit dans son dveloppement un chelon de plus que ne reprend pas
Blanchot : le moi spar et combl dans le bonheur de son ipsit est affect par lincertitude du lendemain,
lui donnant par l loccasion dun autre destin o se produira la rencontre dautrui (cf. Totalit et Infini, p.
123).
68 Ibid., p. 75.
69 Ibid.
70 Ibid., p. 66.
71 Ibid., p. 77.
72 Ibid., p. 78.
73 Ibid., p. 78-79.
74 Dans son ouvrage Ltre et le Neutre. partir de Maurice Blanchot, Paris, Verdier, 2001, p. 227, Marlne
Zarader qualifie mme LEntretien infini de vritable Trait du neutre .
75 Bien sr, chez Blanchot, il sagissait de la parole crite comme il lavait dit explicitement : La parole
(celle du moins dont nous tentons lapproche : lcriture) met nu, sans mme retirer le voile et parfois au
contraire (dangereusement) en revoilant dune manire qui ne couvre ni ne dcouvre (LEntretien infini, p.
41.) Parole crite chez Blanchot et parole dautrui chez Lvinas se prtent main-forte pour indiquer ltranger
au rgne de la visibilit.
76 Si cet espace et si la relation autrui appartenaient lordre de la connaissance, on pourrait parler de
condition transcendantale , mais cest l, justement et pour cause, une expression que Blanchot
nemploie jamais.
77 Ibid., p. 102.
78 Ibid., p. 102-103. Cest moi qui souligne.
79 Ibid., p. 103.
80 Ibid., p. 95.
81 Ibid., p. 98.
82 Je rappelle que le sous-titre de Totalit et Infini est Essai sur lextriorit.
83 Ibid., p. 98. Cf. galement lexprience du visage, cette prsence du dehors mme (Lvinas dit, de
lextriorit)[] , p. 78.
84 Ibid., p. 104.

85 Ibid. La citation de cette note apparat dans Totalit et Infini, p. 267.


86 Ibid., p. 24.
87 Lvinas en voque une fois la possibilit, mais seulement en tant que je suis concern, non de lextrieur,
et sans dvelopper lanalyse qui serait fort complexe : Et si lautre peut minvestir et investir ma libert
par elle-mme arbitraire, cest que moi-mme je peux en fin de compte me sentir comme lAutre de lAutre.
Mais cela ne sobtient qu travers des structures fort complexes (Totalit et Infini, p. 56).
88 BLANCHOT Maurice, LEntretien infini, op.cit., p. 100.
89 Dans son article Mtaphysique et ontologie , in Lvinas, de ltre lAutre, Paris, PUF, 2006, Adrian
Peperzak propose galement un tel cart Lvinas sur le modle dune double asymtrie , mais cest
prcisment pour aboutir une thique ontologique , au rtablissement dune galit et une
unit . La tonalit de sa construction rsonne comme la tentative dune synthse de Hegel, Heidegger et
Lvinas.
90 Ibid., p. 100.
91 Ibid., p. 100-101.
92 Ibid., p. 104. Cest moi qui souligne.
93 Notamment, pour Blanchot, dans le rapport autrui, linfinit de l Autre est double : elle se dit la fois
du rapport dinaccessibilit autrui et dautrui qui se rvle dans ce rapport dinaccessibilit.
94 Ibid., p. 101-102.
95 Ibid., p. 103. En revanche, Blanchot nonce que, pour Lvinas, Autrui doit toujours tre considr par
moi comme plus prs de Dieu que moi . Il est intressant dobserver que cet nonc est absent de Totalit
et Infini et provient certainement de larticle La philosophie et lide de linfini (op. cit.) o il est dit
propos dAutrui : Pour me donner le savoir de linjustice, il faut que son regard me vienne dune dimension
de lidal. Il faut que Autrui soit plus prs de Dieu que Moi . Blanchot a port laccent sur le langage
thologique utilis dans la formule, alors que pour Lvinas il sagissait au contraire de fonder dans le rapport
autrui lidal de justice. Je reviendrai plus loin sur ce problme.
96 Notre compagne clandestine , op. cit., p. 86.
97 Lvinas le montre de plusieurs faons. Notamment : Elle simpose la mditation au nom dune
exprience morale concrte ce que je me permets dexiger de moi-mme, ne se compare pas ce que je
suis en droit dexiger dAutrui. Cette exprience morale, si banale, indique une asymtrie mtaphysique :
limpossibilit radicale de se voir du dehors et de parler dans le mme sens de soi et des autres
(Totalit et Infini, op. cit., p. 24).
98 BLANCHOT Maurice, LEntretien infini, op. cit., p. 78.
99 Ibid.
100 Ibid.
101 Ibid., p. 90.
102 Ibid.
103 Ibid., p. 78.
104 Ibid.
105 Ibid., p. 82. Cest moi qui souligne.
106 Ibid., p. 83.
107 Lvinas a toujours cart une telle ide, de mme quil na jamais employ un langage de
dnonciation , aussi bien lgard de la dialectique que de lontologie.
108 Ibid.
109 BLANCHOT Maurice, Pour lamiti, op. cit., p. 33-34.
110 Tel est notamment le cas de Jacques Rolland qui va jusqu employer propos de Totalit et Infini les
expressions d impasse et de malencontreux cart . Cf. ROLLAND Jacques, Parcours de lAutrement,
Paris, PUF, 2000, p. 17, 158.
111 BLANCHOT Maurice, Discours sur la patience (en marge des livres dEmmanuel Lvinas) , in Le
Nouveau Commerce, Cahier 30-31, printemps 1975, p. 21-44.
112 LVINAS Emmanuel, thique et Infini, Paris, Arthme Fayard et Radio France, 1982, p. 100.
113 LVINAS Emmanuel, Altrit et transcendance, Montpellier, Fata Morgana, 1995, p. 112.
114 LVINAS Emmanuel, Autrement qutre, op. cit., p. 201.
115 Ibid., p. 205.
116 Blanchot emploie lexpression lune des formes du dsastre (p. 155).
117 Le passage lautre que ltre revient en permanence dans louvrage. Par exemple : Le dsastre
est le don, il donne le dsastre : cest comme sil passait outre ltre et au non-tre (Lcriture du
dsastre, p. 13). En schmatisant brutalement, on pourrait dire que la relation de LEntretien infini Lcriture

du dsastre savre parallle celle qui fait passer de Totalit et Infini Autrement qutre. Comme la dit
Lvinas plusieurs reprises, Autrement qutre vite le langage ontologique auquel Totalit et Infini ne
cesse de recourir (cf. la prface ldition allemande de Totalit et Infini) et on peut en dire autant
de Lcriture du dsastre compar LEntretien infini. De mme, dans ce sens, le dsastre se prsente
comme une radicalisation du neutre , tout comme la responsabilit pour autrui radicalise la relation au
visage . Dans les deux cas, soit par le langage employ, soit par le contenu des dveloppements, il sagit
dachever le passage lautre que ltre .
118 BLANCHOT Maurice, LEntretien infini, op. cit., p. 62-63.
119 LVINAS Emmanuel, Le Temps et lAutre, op. cit., p. 55-57.
120 BLANCHOT Maurice, Lcriture du dsastre, op. cit., p. 30.
121 Ibid.
122 Ibid., p. 22.
123 BLANCHOT Maurice, Lcriture du dsastre, op. cit., p. 45.
124 Ibid.
125 Ibid.
126 Ibid., p. 46.
127 Ibid., p. 45.
128 Il ne les mentionne pas explicitement mais lintention est claire.
129 Se permettant cette distinction, Blanchot scarte des formulations de Lvinas o tout est analys du
ct du moi, le rapport entre moi et autrui ne pouvant tre considr de lextrieur, alors que, comme on la
vu prcdemment, Blanchot se le permet. Toutefois les lignes qui vont suivre montrent quici, dans le
contenu de son explicitation, Blanchot reprend le point de vue de Lvinas.
130 Ibid., p. 36.
131 Ibid.
132 Cette citation est extraite de larticle La Trace de lautre , in LVINASEmmanuel, En dcouvrant
lexistence avec Husserl et Heidegger, op. cit., paru en 1963, donc peu de temps aprs Totalit et Infini et qui
se situe encore en prolongement de cet ouvrage. [Grce la gentillesse de Cidalia Blanchot et ric
Hoppenot, jai pu consulter les notes prises par Blanchot lors de sa lecture deTotalit et Infini. Dans la
prface de cet ouvrage figure lexpression le surplus de ltre sur la pense qui prtend le contenir, la
merveille de linfini . Blanchot note Pourquoi ltre ? Le surplus est prcisment ce qui dborde ltre, ou
lAutre que ltre . Cest dire si la lecture de Blanchot est attentive et perspicace, qui le conduit anticiper
les dveloppements ultrieurs de la pense de Lvinas.]
133 BLANCHOT Maurice, Lcriture du dsastre, op. cit., p. 37.
134 LVINAS Emmanuel, Autrement qutre, op. cit., p. 150.
135 On observera que le terme mme d ennemi est absent dAutrement qutre.
136 BLANCHOT Maurice, Lcriture du dsastre, op. cit., p. 41.
137 Ibid.
138 LVINAS Emmanuel, Autrement qutre, op. cit., p. 131. Je rappelle que dans cet ouvrage, le terme
essence dsigne le jeu de ltre.
139 BLANCHOT Maurice, Lcriture du dsastre, op. cit., p. 37-38.
140 Ibid., p. 38.
141 Ibid.
142 LVINAS Emmanuel, Totalit et Infini, op. cit., p. 218.
143 Citation reprise de BUBER Martin, Rcits hassidiques, Monaco, ditions du Rocher, 1978, Paris, Livre
de Poche, 1996, t. 1, p. 19. [Cette citation hors contexte na dautre rle que dintroduire les considrations
qui vont suivre. Elle ne saurait tre considre comme une vritable mise en cause de Rabbi Pinhas.
Les hassidim nont jamais prn la non violence face au mal.]
144 BLANCHOT Maurice, Lcriture du dsastre, op. cit., p. 187.
145 LVINAS Emmanuel, Lide de Dieu , in Le Nouveau Commerce, n 36-37, printemps 1977, repris
dans LVINAS Emmanuel, De Dieu qui vient lide, Paris, Vrin, 1982, p. 134.
146 BLANCHOT Maurice, LEntretien infini, op. cit., p. VII.
147 Ibid
148 Ibid., p. 46-47. Il est remarquable qu plusieurs annes de distance Blanchot, cest chaque fois sur le
mode de la possibilit que Blanchot voque lcriture quil a en vue ( il se pourrait , peut-tre ). La
raison me semble en tre que la poser sur le mode de la certitude serait en appeler un nouveau systme,
en contradiction avec son essence mme.
149 Ibid., p. 47.

150 Ibid.
151 Ibid.
152 Ibidem.
153 LVINAS Emmanuel, Autrement qutre, op. cit., p. 203.
154 BLANCHOT Maurice, Le cours des choses , texte prparatoire pour la Revue internationale [vers
1961], repris dans crits politiques, op. cit., p. 112. Comme lindique Hoppenot dans sa prsentation, cest l
que Blanchot expose pour la premire fois la ncessit dune criture fragmentaire.
155 BLANCHOT Maurice, Lcriture du dsastre, op. cit., p. 29-30.
156 Ibid., p. 40.
157 BLANCHOT Maurice, La Part du feu, op. cit., p. 30.
158 BLANCHOT Maurice, LEntretien infini, op. cit., p. 77.
159 Ibid.
160 LVINAS Emmanuel, Totalit et Infini, op. cit., p. 161-167.
161 Ibid., p. 21.
162 BLANCHOT Maurice, Lcriture du dsastre, op. cit., p. 48.
163 BLANCHOT Maurice, Lcriture du dsastre, op. cit., p. 52-53.
164 LVINAS Emmanuel, Totalit et Infini, op. cit., p. 10.
165 Ibid., p. 52.
166 LVINAS Emmanuel, Difficile Libert, op. cit., p. 156.
167 Ibid., p. 33-34.
168 Ibid., p. 137.
169 LVINAS Emmanuel, Autrement qutre, op. cit., p. 155. Cest moi qui souligne.
170 BLANCHOT Maurice, Connaissance de linconnu , in Nouvelle Revue Franaise, n 108, dcembre
1961, p. 1090.
171 BLANCHOT Maurice, LEntretien infini, op. cit., p. 80.
172 BLANCHOT Maurice, Notre Compagne clandestine , in Textes pour Emmanuel Lvinas, op. cit., p. 85.
173 LVINAS Emmanuel, La philosophie et lide de linfini , op. cit., p. 249.
174 BLANCHOT Maurice, LEntretien infini, op. cit., p. 82.
175 Ibid
176 BLANCHOT Maurice, Noubliez pas , in crits politiques, op. cit. p. 238.
177 Ibid., p. 80.
178 Quelques exemples : la critique, ds 1958, du paganisme de Heidegger ( Ltrange et ltranger ,
NRF, n 70) ; la raction lexploit de Gagarine ( La conqute de lespace , in crits politiques, op. cit.,
p.125-128) ; le scepticisme revenant aprs sa rfutation (Lcriture du dsastre, p. 123) ; la critique du
recours aux tymologies chez Heidegger (Lcriture du dsastre, p. 148-143).
179 BLANCHOT Maurice, crits politiques, op. cit., p. 237.
180 Cf. BIDENT Christophe, Maurice Blanchot, partenaire invisible, Seyssel, Champ Vallon, 1998, p. 466.
181 BLANCHOT Maurice, Parole de fragment , in LEndurance de la pense : pour saluer Jean Beaufret,
Paris, Plon, 1968.
AUTEUR
Georges Hansel
Professeur de mathmatiques mrite luniversit de Rouen. Il est intervenu plusieurs reprises dans les
Colloques des intellectuels juifs de langue franaise . Outre ses ouvrages et articles de mathmatiques, il
a publi Explorations talmudiques, Paris, Odile Jacob, 1998 et De la Bible au Talmud suivi de LItinraire de
pense dEmmanuel Lvinas, Paris, Odile Jacob, 2008. Il a publi galement Lvinas Concordance, en
collaboration avec Cristian Ciocan, Dordrecht, Springer, 2005. Il maintient un site Web :http://ghansel.free.fr.
Vivre sa mort dans lcriture
Michel Lisse
p. 376-391
TEXTE NOTES AUTEUR
TEXTE INTGRAL
1ENTRE MAURICE BLANCHOT ET JACQUES DERRIDA : la solitude. Ou mieux : des solitudes. Varies, essentielles
ou de lordre de la blessure, dites ou crites. Et surtout, rptes. Inlassablement rptes, comme si, quand
il faut traiter de la solitude ou quand il faut se dclarer seul, on ne devait surtout pas le faire une seule fois.
2Mon projet est tout dabord de tenter de mettre en vidence la place de Maurice Blanchot dans la dernire
anne du sminaire de Jacques DerridaLa Bte et le souverain (2002-2003) qui est une lecture conjointe
deRobinson Cruso de Daniel Defoe et des Concepts fondamentaux de la mtaphysique de Martin

Heidegger. La problmatique de lisolement et de la solitude y est constamment aborde, ainsi que celle de
la crainte de la mort lie aux pratiques funraires de linhumation et de lincinration et donc celle du deuil.
1 DERRIDA Jacques,Sminaire. La bte et le souverain. Volume II (20022003), LISSE Michel,MALLET(...)
3Permettez-moi une premire citation de Jacques Derrida : Je suis seul(e). Dit-il ou dit-elle. Je suis seul(e).
[] Non pas je suis seul(e) pouvoir faire ceci ou cela, dire ceci ou cela, vivre ceci ou cela, mais je
suis seul(e) , absolument. Je suis seul(e) veut dailleurs dire je suis absolu, cest--dire absous,
dtach ou dlivr de lien, absolutus, sauf de tout lien, exceptionnel, voire souverain. [] Je connais une
phrase encore plus terrifiante, plus terriblement ambigu que je suis seul(e) , et cest, isole de tout autre
contexte dterminant, la phrase qui dirait lautre je suis seul(e) avec toi . Mditez labme dune telle
phrase : je suis seul(e) avec toi, avec toi je suis seul(e), seul(e) au monde. Car il y va toujours du monde,
quand on parle de solitude. [] Je suis seul(e) avec toi au monde. Cela peut tre la plus belle dclaration
damour ou le plus dsesprant tmoignage, la plus grave attestation ou protestation de dtestation,
ltouffement, la suffocation mme : tant qu tre seul, si du moins je pouvais tre seul sans toi. tre seul(e)
avec moi1 .
2 BLANCHOT Maurice, LEspace littraire, Paris, Gallimard, Ides , 1955, p. 24.
4Ce sont les premiers mots du dernier sminaire de Jacques Derrida, sminaire tenu en 2002-2003 lcole
des Hautes tudes en Sciences Sociales. Nous savons que ce fut son dernier sminaire, mais lui le savait-il,
ft-ce dun savoir inconscient ? Ou le pressentait-il ? Avant de distinguer entre savoir et pressentir, je
voudrais marrter sur cet nonc : je suis seul . Il se retrouve dans LEspace littraire o Blanchot insiste
sur un effet que je qualifierai dunheimlich qui veut que, lorsquon est seul, on est confront au retour du moi
sous la forme de Quelquun qui ouvre au temps mort : Quand je suis seul, je ne suis pas seul, mais, dans
ce prsent, je reviens dj moi sous la forme de Quelquun. Quelquun est l, o je suis seul. Le fait dtre
seul, cest que jappartiens ce temps mort []2 .
3 Ibid., p. 23.
4 Ibid., p. 9.
5Ce temps mort est ce temps rel o la mort est prsente, arrive, mais ne cesse pas darriver, comme si,
en arrivant, elle rendait strile le temps par lequel elle peut arriver3 . Comme vous le savez, LEspace
littraire souvre par cette question tre seul , quest-ce que cela signifie4 ? Cest la mme question
qui ouvre le dernier sminaire de Jacques Derrida.
LA SOLITUDE DU VIVANT
6Jai d renoncer au projet un peu fou de relire tout luvre de Jacques Derrida pour retrouver toutes les
occurrences de lnonc je suis seul et toutes ses variations. Faute de temps ! Je me contenterai de
mentionner trois moments o auront retenti des variations de cet nonc, ainsi quune thorisation de la
solitude du vivant. Chaque variation tait lie une mort, celle de Deleuze, de Lyotard et de Gadamer,
encore que, dans ce dernier cas au moins, cette mort tait associe une autre mort, plus ancienne, celle
de Paul Celan.
5 DERRIDA Jacques, Chaque fois unique la fin du monde, Paris, Galile, La philosophie en
Effet , (...)
7 la mort de Deleuze, Jacques Derrida, interrog par le journal Libration, graine ses souvenirs et dclare
ceci : Et puis je me rappelle la mmorable dcade Nietzsche Cerisy, en 1972, et puis tant et tant
dautres moments qui me font, sans doute avec Jean-Franois Lyotard (qui sy trouvait aussi), me sentir bien
seul, survivant et mlancolique aujourdhui dans ce quon appelle de ce mot terrible et un peu faux une
gnration. Chaque mort est unique, sans doute, et donc insolite, mais que dire de 1insolite quand, de
Barthes Althusser, de Foucault Deleuze, il multiplie ainsi dans la mme gnration, comme en srie et
Deleuze fut aussi le philosophe de la singularit srielle , toutes ces fins hors du commun ?5
8Je me sens bien seul, dit Derrida, certes seul avec Lyotard, mais seul quand mme. cet gard, le titre de
larticle, repris dans le volume Chaque fois unique la fin du monde, est trs clair : Il me faudra errer tout
seul. Une autre robinsonnade sinaugure : lle, occupe par toute une gnration, est devenue dserte. Il
ne reste, avec Derrida, que Lyotard qui ne tardera pas, lui aussi, disparatre.
6 Ibid., p. 257, je souligne.
9Trois ans plus tard, toujours dans Libration, Derrida constate que la solitude deux devient la solitude du
moi seul : la mort de Deleuze, vous maviez aussi demand, hlas !, dessayer sans attendre,
travers ma tristesse, une sorte de tmoignage. Je crois me rappelera voir dit que je nous sentais dsormais
bien seuls, Jean-Franois Lyotard et moi, seuls survivants de ce quon croit identifier comme une
gnration dont je suis le dernier-n, le plus mlancolique de la bande, nen pas douter (ils taient tous

plus gais que moi). Que dirais-je alors aujourdhui ? Que je laime, Jean-Franois, et quil me manque,
comme les mots, au-del des mots : moi seul et aux siens, comme nos amis communs6.
10Mme sil reste des amis communs , la solitude ne sen trouve pas moins totale : Lyotard manque
moi seul, affirme Derrida. Comment comprendre cette affirmation ? Comment peut-on tre seul, mme sil
reste des amis communs ? La question aurait dailleurs dj d tre pose la mort de Deleuze puisque
Derrida se disait dj seul avec Lyotard. En dpit du bon sens qui voudrait quon ne puisse pas tre
absolument seul sil reste un membre de la gnration ou des amis communs , Derrida affirme cette
solitude. Pourquoi ?
7 Ibid., p. 11.
11Avant den venir la troisime variation annonce, examinons la thorisation de la solitude du vivant :
[] la mort, la mort elle-mme, sil y en a, ne laisse aucune place, pas la moindre chance, ni au
remplacement ni la survie du seul et unique monde, du seul et unique qui fait de chaque vivant (animal,
humain ou divin), un vivant seul et unique7 .
8 DERRIDA Jacques, Donner la mort, Paris, Galile, Incises , 1999, p. 71-72.
12Ce passage, assez nigmatique et interpellant, est tir de lAvant-proposdu livre qui est dit tre un livre
dadieu . Il faut ici convoquer le texte dadieu Lvinas, texte intitul Adieu et plac entre le texte
dadieu Deleuze et le texte dadieu Lyotard, pour lire un certain dcoupage du mot : -Dieu. Dcoupage
qui est hant par un autre dcoupage du mot. Avant den venir cet autre dcoupage, je rappelle que le
mot adieu, extrait dune phrase de Lvinas, a dj t comment dans Donner la mort : le mot peut signifier
1. le salut ou la bndiction donne au moment de la rencontre : bonjour, je vois que tu es l ; 2. le
salut ou la bndiction donne au moment de la sparation dont on ignore si elle sera dfinitive ou non ; 3.
l-dieu, le pour Dieu ou le devant Dieu avant tout et en tout rapport lautre8 .
9 DERRIDA Jacques, Chaque fois unique la fin du monde,op. cit., p. 11.
13Mais, bien sr, le a de ladieu peut galement tre le a privatif. Lautre dcoupage annonc ne donne plus
entendre pour Dieu ou devant Dieu , mais a Dieu, sans Dieu. Il importe de se demander que signifie
le mot ou le nom Dieu ? Rponse de Jacques Derrida : Dieu veut dire : la mort peut mettre fin
un monde, elle ne saurait signifier la fin dumonde. Un monde peut toujours survivre [ou survivre, la csure
en fin de ligne rend impossible toute dcision] un autre. II y a plus dun monde. Plus dun monde possible.
Cest ce que nous voudrions croire, si peu que nous croyions ou croyions croire en Dieu9.
10 Ibid.
14Cest pourquoi le livre da-dieu, le livre sans Dieu doit reconnatre la mort ce pouvoir souverain de mettre
fin au monde. Sans Dieu, la mort est la fin du monde : Mais la mort, la mort elle-mme, sil y en a, ne laisse
aucune place, pas la moindre chance, ni au remplacement ni la survie du seul et unique monde, du seul et
unique qui fait de chaque vivant (animal, humain ou divin), un vivant s eul et unique10.
MAURICE BLANCHOT ET LTRE-POUR-LA-MORT
11 BLANCHOT Maurice, De Kafka Kafka, Paris, Gallimard, Ides , 1981, p. 52.
15Dans La littrature et le droit la mort , on trouve une formule de Blanchot, trs proche, mais aussi
diffrente, de cette rflexion sur la fin du monde : mourir, cest briser le monde11 .
12 BLANCHOT Maurice,LEspace littraire, op. cit., p. 171-172.
16Il faut galement signaler un passage de LEspace littraire qui dit autrement et la solitude du vivant et la
solitude du mourant : Lhomme meurt peut-tre seul, mais la solitude de sa mort est trs diffrente de la
solitude de celui qui vit seul. [] II meurt seul, parce quil ne meurt pas maintenant, l o nous sommes,
mais tout dans lavenir et au point extrme de lavenir, dgag non seulement de son existence prsente,
mais aussi de sa mort prsente : il meurt seul, parce quil meurt tous, et cela fait aussi une grande solitude.
De l encore que la mort paraisse rarement acheve. Pour ceux qui demeurent et entourent le mourant, elle
vient comme une mort mourir toujours davantage, qui repose sur eux, quils doivent prserver, prolonger
jusqu linstant o, les temps tant clos, chacun mourra joyeusement ensemble. Chacun est, en ce sens, en
agonie jusqu la fin du monde12.
13 BLANCHOT Maurice, De Kafka Kafka, op. cit., p. 52.
17La mort est, dune certaine faon, toujours venir. Le mourant est en agonie jusqu la fin du monde. Les
expressions les temps tant clos , la fin du monde donnent ce passage un ct apocalyptique.
Nanmoins, mme si cette proccupation apocalyptique nest pas celle de Jacques Derrida, ce dernier
considre la mort elle-mme comme une hypothse, au mme titre que le don, par exemple : La mort ellemme, sil y en a . Il importe ici de prciser en quoi lapproche blanchotienne de la mort est la fois proche
et lointaine de celle de Jacques Derrida. Pour ce faire, examinons un passage de La littrature et le droit

la mort . [La] mort, crit Blanchot, est la possibilit de lhomme, elle est sa chance, cest par elle que nous
reste lavenir dun monde achev []13 .
14 Ibid.
18Quand nous mourrons, nous quittons et le monde et la mort .Il y a une aporie de la mort, elle est en
lhomme et donc dans le monde. Quand lhomme meurt, le monde est bris et la mort perdue : [la mort] est
en nous, comme notre part la plus humaine ; elle nest mort que dans le monde, lhomme ne la connat que
parce quil est homme, et il nest homme que parce quil est la mort en devenir. Mais mourir, cest briser le
monde []14 .
15 Ibidem.
19On trouve chez Blanchot une rfrence implicite toute la tradition philosophique qui fait de la mort le
propre de lhomme. crire que la mort est la possibilit de lhomme , cest sinscrire dans une perspective
heideggrienne. Mais, comme souvent chez Blanchot, un dplacement va tre opr : Mais mourir, cest
briser le monde ; cest perdre lhomme, anantir ltre ; cest donc aussi perdre la mort, perdre ce qui en elle
et pour moi faisait delle la mort. Tant que je vis, je suis un homme mortel, mais, quand je meurs, cessant
dtre un homme, je cesse aussi dtre mortel, je ne suis plus capable de mourir15.
16 Ibidem.
20Sur ce point, la pense de Blanchot restera constante. Je nen veux pour preuve que la formule
de Linstant de ma mort qui condense de manire fulgurante cette rflexion : mort immortel . La mort,
qui tait une possibilit, devient une impossibilit : [] et la mort qui sannonce me fait horreur, parce que
je la vois telle quelle est : non plus mort, mais impossibilit de mourir16 .
17 BLANCHOT Maurice,LEspace littraire, op. cit., p. 204.
18 Cf. ibid., p. 196 o le rapport Heidegger est explicite.
19 Ibid.
21Dans LEspace littraire, la rfrence Heidegger est, on ne peut plus claire, puisque la mort est dfinie
comme lextrme du pouvoir , donc comme la manifestation de la souverainet, et comme ma
possibilit la plus propre17 . Il sagit l dune quasi-citation de Heidegger18, mais, nouveau, Blanchot va
se dcaler par rapport au penseur allemand en mettant en cause et lauthenticit gnre par le rapport
du Dasein sa mort et la dtermination de celui-ci dtre-pour-la-mort : [] la mort comme lextrme du
pouvoir, comme ma possibilit la plus propre, mais aussi la mort qui narrive jamais moi, laquelle je ne
puis jamais dire Oui, avec laquelle il ny a pas de rapport authentique possible19 .
20 Ibid., p. 204-205.
22Considrer que ma mort est la marque de ma souverainet, la forme extrme du pouvoir revient la rater,
luder tout rapport elle : [] avec laquelle il ny a pas de rapport authentique possible, que jlude
prcisment quand je crois la matriser par une acceptation rsolue, puisqualors je me dtourne de ce qui
fait delle lessentiellement inauthentique et lessentiellement inessentiel : sous cette perspective, la mort
nadmet pas dtre pour la mort20 .
21 Ibid., p. 205.
23Les guillemets entourant la formule tre pour la mort indiquent lvidence une citation de Heidegger
et le soulignement annonce la critique de la destination. La mort narrive pas au Dasein, elle ne peut pas tre
propre, elle est quelconque en tant quelle est imposture : [] sous cette perspective, la mort
nadmet pas dtre pour la mort, [] elle est bien ce qui narrive personne, lincertitude et lindcision de
ce qui narrive jamais [] elle est sa propre imposture [] non pas le terme, mais linterminable, non pas la
mort propre, mais la mort quelconque21 .
22 BLANCHOT Maurice,Lcriture du dsastre, Paris, Gallimard, 1980, p. 114-115, cit par DERRIDA(...)
24Un passage de Lcriture du dsastre cit par Jacques Derrida dans Maurice Blanchot est mort revient
sur la mort comme possibilit et comme impossibilit. Blanchot sinterroge sur la diffrence entre deux morts,
le suicide et la mort non suicidaire : Mais quelle serait la diffrence entre la mort par suicide et la mort non
suicidaire (sil y en a une) ? Cest que la premire, en se confiant la dialectique (toute fonde sur la
possibilit de la mort, sur lusage de la mort comme pouvoir) est loracle obscur que nous ne dchiffrons pas,
grce auquel cependant nous pressentons, loubliant sans cesse, que celui qui a t jusquau bout du dsir
de mort, invoquant son droit la mort et exerant sur lui-mme un pouvoir de mort ouvrant, ainsi que la dit
Heidegger, la possibilit de limpossibilit ou encore, croyant se rendre matre de la non-matrise, se laisse
prendre une sorte de pige et sarrte ternellement un instant, videmment l o, cessant dtre un
sujet, perdant sa libert entte, il se heurte, autre que lui-mme, la mort comme ce qui narrive pas ou
comme ce qui se retourne (dmentant, la faon dune dmence, la dialectique, en la faisant aboutir)
en limpossibilit de toute possibilit22.

23 DERRIDA Jacques, Parages,op. cit., p. 289.


24 Ibid.
25Plus haut, Blanchot avait trait de la mort comme puissance impuissante , ce qui avait valu le
commentaire suivant de Jacques Derrida : formule la fois proche et lointaine de celle de Heidegger : la
possibilit de limpossible23 . Donc Derrida mesure bien un rapport double de Blanchot Heidegger, la
fois proche et lointain et il mesure galement que le geste de Blanchot est peut-tre aussi une opposition la
pense heideggrienne au moment o il associe la mort sans nom, hors concept
limpossibilit mme . ce point prcis du dveloppement, dit Derrida [] on peut entendre, mais ce
nest pas sr, une discrte objection virtuelle contre Heidegger : non pas la possibilit de limpossible mais
limpossible tout court24 . On constate, en tout cas, que la mme rhtorique est luvre dans le passage
cit : la possibilit de limpossibilit devient limpossibilit de toute possibilit , comme sil fallait
retourner la pense heideggrienne pour penser sans penser la mort.
25 Cf. LISSE Michel, Jacques Derrida, Paris, Association pour la diffusion de la pense franaise,
20 (...)
26Dans Apories, Jacques Derrida a minutieusement reconstitu largumentation heideggrienne qui tendait
montrer dans Sein und Zeitque seul le Dasein meurt alors que les animaux crvent ou prissent, pour
ensuite critiquer cette argumentation et affirmer que le Dasein na jamais accs sa propre mort ni la mort
comme telle25. Il y a l une proximit avec la pense de Blanchot, mais la diffrence tient sans doute dans le
fait que Blanchot reste au plus prs de Heidegger quand il semble accorder un statut privilgi la
mort humaine. Blanchot continue peut-tre maintenir une hirarchie entre la mort ( ?) des animaux et la
mort des hommes, alors que Derrida, sans dnier les diffrences entre tous les vivants (donc entre les
vgtaux, toutes les varits danimaux et les humains), sefforce de penser de manire non hirarchique :
si, par exemple, le deuil est une caractristique du rapport des humains la mort, nexistent-ils pas, chez
certains animaux, des formes de deuil ?
LA MORT DE LAMI
26 DERRIDA Jacques, Chaque fois unique la fin du monde,op. cit., p. 11.
27Revenons, aprs cette parenthse, lAvant-propos de Chaque fois unique la fin du monde. Cet Avantpropos se termine sur un renvoi Blierscomme vritable introduction ce livre da-dieu. Et Derrida de
prciser queBliers rode autour dun vers de Celan qui ne [le] quitte plus depuis des annes : Die Welt ist
fort, ich muss dich tragen26 .
27 DERRIDA Jacques, Bliers. Le dialogue ininterrompu : entre deux infinis, le pome, Paris, Galil (...)
28 Ibid., p. 22-23.
28Cest donc dans Bliers que nous allons trouver la troisime variation annonce. Il sagit dune confrence
en hommage la mmoire de Gadamer, du moins dans son intention dclare, mais peut-tre plus
secrtement dun hommage Paul Celan, puisquaprs avoir voqu ses rencontres, dialogues et
interruptions avec Gadamer, Derrida commentera longuement un pome de Celan. La transition entre
lvocation de Gadamer et la lecture du pome se fait par le rappel de la structure du deuil : ds quil y a
rencontre, il y a interruption, cogito de ladieu , qui va au-devant de la mort, [] la prcde, []
endeuille chacun dun implacable futur antrieur. Lun de nous deux aura d rester seul27 . Et cette
obligation rester seul signifie aussi lobligation porter [je souligne] lui seul, en lui-mme le dialogue,
poursuivre au-del de linterruption, la mmoire de cette premire interruption et le monde de lautre ,
le monde aprs la fin du monde28 . Derrida va alors passer de la problmatique du deuil celle de la
mort. La page que je vais citer est la fois un commentaire du titre du livre da-Dieu, Chaque fois unique, la
fin du monde, et un des commentaires du vers de Paul Celan cit dans ce mme livre : Car chaque fois, et
chaque fois singulirement, chaque fois irremplaablement, chaque fois infiniment, la mort nest rien de
moins quune fin du monde. Non pas seulement une fin parmi dautres, la fin de quelquun ou de quelque
chose dans le monde, la fin dune vie ou dun vivant. La mort ne met pas un terme quelquun dans le
monde, ni unmonde parmi dautres, elle marque chaque fois, chaque fois au dfi de larithmtique labsolue
fin du seul et mme monde, de ce que chacun ouvre comme un seul et mme monde, la fin de lunique
monde, la fin de la totalit de ce qui est ou peut se prsenter comme lorigine du monde pour tel et unique
vivant, quil soit humain ou non.
29 Ibid., p. 23.
29Alors le survivant reste seul [je souligne]. Au-del du monde de lautre, il est aussi de quelque faon audel ou en de du monde mme. Dans le monde hors du monde et priv du monde. II se sent du
moins seul [je souligne] responsable, assign porter [je souligne] et lautre et sonmonde, lautre

et le monde disparus, responsable sans monde (weltlos),sans le sol daucun monde, dsormais, dans un
monde sans monde, comme sans terre par-del la fin du monde29 .
30Une autre mort va survenir au cours du sminaire, celle de Maurice Blanchot. Le texte que Jacques
Derrida a lu lors de la crmonie dincinration est le dernier de Chaque fois unique la fin du monde,
Maurice Blanchot est le texte qui ferme le livre da-Dieu. Bien sr, ce livre a pris, aprs coup, une
signification trs forte. Il semble difficile, aujourdhui, de le lire sans penser la mort de Jacques Derrida et
sans donc considrer ce livre comme un livre o il nous dit adieu. Ladieu Blanchot prcde le sien, mais
aussi le prpare. Comme le texte Maurice Blanchot est mort , qui fut publi dans la nouvelle dition
de Parages et dont la deuxime partie est la reprise dune sance du dernier sminaire, prpare et analyse
lavance la phrase Jacques Derrida est mort .
30 DERRIDA Jacques,Sminaire. La bte et le souverain. Volume II (2002-2003), op. cit.
31Dans ce texte, Jacques Derrida prcise que, dans son sminaire, il a t amen traiter de la diffrence
entre lincinration et linhumation. Chronologiquement cette analyse commence lors la sance du 5 fvrier
2003. (Blanchot mourra le 20 fvrier de cette mme anne.) Pendant cette mme sance, Jacques Derrida
avait trait de cet euphmisme qui consiste appeler disparu un mort. Eh bien, disait-il, un cadavre ne
peut pas disparatre. On ne peut pas faire disparatre un cadavre et quelquun qui choisit de se suicider ne
peut pas disparatre. Lexemple pris est le suivant : Que quelquun disparaisse de lui-mme, par exemple
en se suicidant et en se jetant du pont Mirabeau, eh bien, la ville, ltat et la famille ont le devoir de se
rapproprier le corps et de dcider dune spulture dite normale, conforme aux lois de la cit, la
constitution de la polis30.
32Il sagit sans doute dune allusion Paul Celan. Dans la nuit du 19 au 20 avril 1970, Paul Celan sest
suicid en se jetant dans la Seine, probablement du pont Mirabeau, et son cadavre fut retrouv le 1er mai
dans un filtre de la Seine Courbevoie, le corps fut reconnu le 4 et lenterrement eut lieu le 12.
31 DERRIDA Jacques, Parages,op. cit., p. 284.
33Insister sur le rapport entre Jacques Derrida et Paul Celan implique de montrer la place occupe par
Maurice Blanchot au sein de celui-ci. Dans une lettre cite par Jacques Derrida dans Parages, Maurice
Blanchot dplore que, je cite, nous navons pas su prserver [Paul Celan] du naufrage31 .
34On ne peut faire disparatre un cadavre quen le gardant. Nous connaissons deux grands choix, qui sont
aussi deux double bind auto-immunitaires , cest le mot de Jacques Derrida dans son sminaire, pour
garder un cadavre, sous forme de traces : linhumation et lincinration. Ce sont, dit Derrida, les deux seuls
choix laisss pour rpondre au fantasme du mourir-vivant. Qui choisit ? Soit le vivant pas encore mort dcide
de ce que deviendra son corps quand il sera mort : il dcide souverainement, de son vivant, de la destine
de son cadavre, mais cette dcision na de force que si un tiers, savoir ltat, la garantit. Soit le vivant
choisit de ne pas dcider ou na pas eu la possibilit de dcider, alors ce sont ses hritiers qui dcideront
pour lui. Voire ltat sil na pas dhritier. Comment Jacques Derrida a-t-il mis en scne dans ses textes ces
choix en rfrence Maurice Blanchot ? Tel est le point dont je souhaite maintenant traiter.
LE FANTASME DU MOURIR-VIVANT
35Il sagit donc de sinterroger sur la dcision de Jacques Derrida quant son corps mort. Jesprais
retrouver le passage o il en parle, mais, hlas, lheure o jcris ces lignes je dois me contenter de citer de
mmoire. Jacques Derrida a dcid de ne pas dcider, de ne pas trancher entre inhumation et incinration,
dclarant que ce serait ses fils de prendre la dcision. Dcider de lindcidable est bien un motif qui
traverse le corpus derridien. Je lassocie pour ma part la lecture, ce qui ma fait dire un jour une amie que
Derrida avait plac ses fils en position de lecteurs. Je prcise encore que jignore si sa dcision de ne pas
dcider a t maintenue, comme jignore tout de ce qui a prsid la dcision dinhumer Jacques Derrida.
32 Ibid., p. 283.
36Il est nanmoins intressant de constater que Jacques Derrida va insister trois reprises sur le fait que
Maurice Blanchot avait, lui, dcid : Je savais dj, du moins me lavait-on dit rcemment, quil [Maurice
Blanchot] avait opt pour lincinration32 . Et deux phrases plus loin :
33 Ibid.
34 Ibid., p. 287.
37 Lincinration de Maurice Blanchot venait donc davoir lieu. Selon son vu, dit-on, []33 . Enfin, aprs
une citation de LAttente loubli : Le corps de Maurice Blanchot fut donc rduit en cendres. Selon ce quon
rapporte avoir t son vu34.
35 DERRIDA Jacques, Un ver soie. Points de vue piqus sur lautre voile , in CIXOUSHlne
et DE (...)

38Si la dcision de Maurice Blanchot est affirme, elle reste pourtant marque par lindcision, traverse par
le on-dit : du moins me lavait-on dit , [s]elon son vu, dit-on, , [s]elon ce quon rapporte avoir t
son vu . Lindcision entre linhumation et lincinration est mise en scne dans Un ver soie . Il sagit
dun texte plusieurs voix et il est donc difficile, si pas impossible, de dterminer qui parle , question dont
Barthes a montr quelle se posait dans nombre de textes : [] une seule question aujourdhui : savoir si
[] tu surchargeras les autres, devenus les tiens, avec ta propre mort, le deuil de ton corps en cendres ou
enseveli, avec ton propre linceul jusqu la fin prsume des temps, avec lempreinte de ton visage sur le lin,
dun suaire, jusqu la fin des temps35 .
39Nous retrouvons dans cette scne deux lments. Tout dabord, la solitude inscrite mme le mot
linceul qui peut sentendre comme suit : ton corps en cendres ou enseveli, avec ton propre lin, seul
jusqu la fin prsume des temps . Lecture renforce par le surgissement du mot lin dans la mme
phrase. Ensuite, lidentification au Christ, donc la cne (soit dit en passant, il y a dautres textes o Derrida
rejoue la cne, entre autres Passions).
40Cette mise en scne du corps mort va de pair avec la mise en scne du fantasme du mourir-vivant dans
les textes de Jacques Derrida, puisquon y trouve la fois au moins une mise en scne de lincinration et
une mise en scne de linhumation. Avant dvoquer ces deux scnes, je rappellerai que, dans Maurice
Blanchot est mort , donc, avant tout, dans le sminaire de Jacques Derrida, il piste les lieux du texte
blanchotien o se trouve le fantasme de lenterr vif, citant longuement le chapitre VII de la premire version
de Thomas lObscur, comme si ses propres mises en scne taient lies celles de Blanchot.
36 DERRIDA Jacques,Demeure. Maurice Blanchot, Paris, Galile, Incises , p. 64.
37 DERRIDA Jacques, Chaque fois unique la fin du monde,op. cit., p. 327.
41Plutt que dexaminer cette scne, je prfre me tourner vers une autre scne de mourir-vivant chez
Maurice Blanchot. Cette scne est doublement voque dans Demeure. Il y a, bien sr, la scne du peloton
dexcution de LInstant de ma mort, mais aussi le fragment de lettre envoye par Maurice Blanchot
Jacques Derrida avec cette phrase : Il y a cinquante ans, je connus le bonheur dtre presque fusill ,
phrase qui, selon Jacques Derrida, dit lanniversaire dune mort qui eut lieu sans avoir lieu36 .On pourrait
tout aussi bien insister sur laffirmation de la vie que dit cette phrase : le bonheur dtre presque fusill tient
galement dans le fait de ne lavoir pas t. On a connu une mort qui eut lieu sans avoir lieu, on a t deux
doigts de la mort (les doigts taient sur les gchettes), mais on continue vivre, ce qui est sans doute une
forme du bonheur. Comme lcrit ailleurs Jacques Derrida : Maurice Blanchot na aim, il naura affirm que
la vie et le vivre []37 .
42Examinons maintenant les mises en scne du fantasme du mourir-vivant dans les textes de Jacques
Derrida. Jaurais aim avoir eu le temps de tout relire pour tenter un relev exhaustif de telles scnes, mais
je dois me contenter de mentionner celles dont jai le souvenir.
38 DERRIDA Jacques, La Carte postale, Paris, Flammarion, La philosophie en Effet , 1980, p. 211.
43Une scne dincinration, tout dabord : Je voudrais mourir. Dans la montagne, un lac, longtemps avant
toi. Voil de quoi je rve, et ce tri postal me soulve le cur. Avant ma mort je donnerais des ordres. Si tu
nes pas l, on retire mon corps du lac, on le brle et on tenvoie mes cendres, urne bien protge
( fragile ) mais non recommande, pour tenter la chance. Ce serait un envoi de moi qui ne viendrait plus
de moi (ou un envoi venu de moi qui laurais ordonn, mais plus un envoi de moi, comme tu prfres). Alors
tu aimerais mler mes cendres ce que tu manges (caf le matin, pain brioch, th 5 heures, etc.). Pass
une certaine dose, tu commencerais tengourdir, tomber amoureuse de toi, je te regarderais tavancer
doucement vers la mort, tu tapprocherais de moi en toi avec une srnit dont nous navons pas ide, la
rconciliation absolue38.
39 DERRIDA Jacques, Circonfession , inBENNINGTON Geoffrey etDERRIDA Jacques, Jacques
Derrida, Pa (...)
44Une scne dinhumation, ensuite : [] je me demande sils voient mes larmes, aujourdhui, celles de
lenfant dont on disait il pleure pour rien , et en effet, sils devinent que ma vie ne fut quune longue
histoire des prires, et le retour incessant du jai envie de me tuer dit moins le dsir de mettre fin ma vie
quune sorte de compulsion doubler chaque seconde, comme une voiture lautre, la ddoubler plutt en y
surimprimant davance le ngatif dune photographie dj prise avec un dispositif retard , la mmoire de
qui me survit pour assister ma disparition, interprte ou se repasse le film, et dj je les surprends me
voir couch sur le dos, au fond de ma terre, jentends, ils comprennent tout, comme le gologiciel, sauf que
jai vcu dans la prire, les larmes et limminence chaque instant de leur survie, terminable survie depuis
laquelle je me vois vivre traduit je me vois mourir , je me vois mort coup de vous en vos mmoires

que jaime et je pleure comme mes propres enfants au bord de ma tombe, je pleure non seulement mes
enfants mais tous mes enfants, pourquoi vous seuls, mes enfants39 ?
40 DERRIDA Jacques etMALABOU Catherine, La Contre-alle, Paris, La Quinzaine Littraire/Louis
Vuitt (...)
45Que trouve-t-on encore ? La problmatique de la mort est associe au voyage. Dans La Contre-alle, un
livre publi dans une collection intitule Voyager avec , Jacques Derrida publie des extraits dune
correspondance avec Catherine Malabou. Son premier envoi prcise demble que le voyage est toujours
pour lui associ la possibilit de la mort, mais aussi une certaine solitude, une impossibilit de
voyager avec . Envisager de voyager avec , cest comme accepter de ne pas avoir de spulture
soi, de ne pas vivre seul linstant de sa mort : [] je ne pars jamais en voyage, je ne vais jamais, je ne
mloigne jamais de la maison, si peu que ce soit, sans penser, avec images, films et dramaturgie
orchestre, que je vais mourir avant le retour. Voyager avec : comme si jacceptais davance de partager
linstant de ma mort, voire une spulture. Avec qui vais-je tre enterr ? ou brl40 ?
41 Ibid., p. 29.
46On remarque que lalternative entre inhumation et incinration reste, sans que Derrida tranche en faveur
de lune ou de lautre. Do la question pose nouveau : que fera-t-on de mon corps si je meurs en route :
Or comme cela marrive chaque fois que je publie un livre ou que je pars en voyage (ce rapprochement
bizarre doit bien signifier quelque chance), outre langoisse de chaque instant pour les miens (mais il
suffit, pour cette angoisse-l, que jaille de Ris Orangis Paris), une seule interrogation domine toutes les
autres : men sortirai-je ? Traduisez : en reviendrai-je vivant ? Et si je meurs en voyage, quest-ce que les
miens feront de mon corps ? Voil peut-tre mon premier souci (le leur, donc, davoir prendre soin du
mort) linstant o je mloigne de chez moi41.
42 DERRIDA Jacques,Apprendre vivre enfin. Entretien avec Jean Birnbaum, Paris, Galile/ Le
Monde, (...)
47La question du livre, si chre Maurice Blanchot, du texte, de la publication, de lcriture est associe ce
devenir du corps mort. Ce fantasme du se voir mort fait partie de lexprience de lcrivain qui, en
laissant une trace ou des traces, va se signifier lui-mme sa mort : il va vivre limpossible prsent de sa
mort dans lcriture, toujours venir ou dj advenue, il va se lire mort, oserais-je dire, et, en mme temps,
faire lexprience de sa vie : Au moment o je laisse (publier) mon livre (personne ne my oblige), je
deviens, apparaissant-disparaissant, comme ce spectre inducable qui naura jamais appris vivre. La trace
que je laisse me signifie la fois ma mort, venir ou dj advenue, et lesprance quelle me survive. Ce
nest pas une ambition dimmortalit, cest structurel. Je laisse l un bout de papier, je pars, je meurs :
impossible de sortir de cette structure, elle est la forme constante de ma vie. Chaque fois que je laisse partir
quelque chose, je vis ma mort dans lcriture. preuve extrme : on sexproprie sans savoir qui proprement
la chose quon laisse est confie. Qui va hriter, et comment ? Y aura-t-il mme des hritiers42 ?
NOTES
1 DERRIDA Jacques, Sminaire. La bte et le souverain. Volume II (2002-2003),LISSE Michel, MALLET MarieLouise et MICHAUD Ginette (dir.), Paris, Galile, La philosophie en Effet , paratre.
2 BLANCHOT Maurice, LEspace littraire, Paris, Gallimard, Ides , 1955, p. 24.
3 Ibid., p. 23.
4 Ibid., p. 9.
5 DERRIDA Jacques, Chaque fois unique la fin du monde, Paris, Galile, La philosophie en Effet , 2003, p.
237.
6 Ibid., p. 257, je souligne.
7 Ibid., p. 11.
8 DERRIDA Jacques, Donner la mort, Paris, Galile, Incises , 1999, p. 71-72.
9 DERRIDA Jacques, Chaque fois unique la fin du monde, op. cit., p. 11.
10 Ibid.
11 BLANCHOT Maurice, De Kafka Kafka, Paris, Gallimard, Ides , 1981, p. 52.
12 BLANCHOT Maurice, LEspace littraire, op. cit., p. 171-172.
13 BLANCHOT Maurice, De Kafka Kafka, op. cit., p. 52.
14 Ibid.
15 Ibidem.
16 Ibidem.
17 BLANCHOT Maurice, LEspace littraire, op. cit., p. 204.
18 Cf. ibid., p. 196 o le rapport Heidegger est explicite.

19 Ibid.
20 Ibid., p. 204-205.
21 Ibid., p. 205.
22 BLANCHOT Maurice, Lcriture du dsastre, Paris, Gallimard, 1980, p. 114-115, cit
par DERRIDA Jacques, Parages, nouvelle dition revue et augmente, Paris, Galile, La philosophie en
Effet , 1986-2003, p. 290.
23 DERRIDA Jacques, Parages, op. cit., p. 289.
24 Ibid.
25 Cf. LISSE Michel, Jacques Derrida, Paris, Association pour la diffusion de la pense franaise, 2005, p.
53-54.
26 DERRIDA Jacques, Chaque fois unique la fin du monde, op. cit., p. 11.
27 DERRIDA Jacques, Bliers. Le dialogue ininterrompu : entre deux infinis, le pome, Paris, Galile, La
philosophie en Effet , 2003, p. 22, je souligne le motseul.
28 Ibid., p. 22-23.
29 Ibid., p. 23.
30 DERRIDA Jacques, Sminaire. La bte et le souverain. Volume II (2002-2003),op. cit.
31 DERRIDA Jacques, Parages, op. cit., p. 284.
32 Ibid., p. 283.
33 Ibid.
34 Ibid., p. 287.
35 DERRIDA Jacques, Un ver soie. Points de vue piqus sur lautre voile , inCIXOUS Hlne
et DERRIDA Jacques, Voile, Paris, Galile, Incises , 1998, p. 43.
36 DERRIDA Jacques, Demeure. Maurice Blanchot, Paris, Galile, Incises , p. 64.
37 DERRIDA Jacques, Chaque fois unique la fin du monde, op. cit., p. 327.
38 DERRIDA Jacques, La Carte postale, Paris, Flammarion, La philosophie en Effet , 1980, p. 211.
39 DERRIDA Jacques, Circonfession , in BENNINGTON Geoffrey et DERRIDA Jacques,Jacques Derrida,
Paris, ditions du Seuil, Les contemporains , 1991, p. 40-41.
40 DERRIDA Jacques et MALABOU Catherine, La Contre-alle, Paris, La Quinzaine Littraire/Louis Vuitton,
Voyager avec , p. 15.
41 Ibid., p. 29.
42 DERRIDA Jacques, Apprendre vivre enfin. Entretien avec Jean Birnbaum, Paris, Galile/ Le Monde, La
philosophie en Effet , 2005, p. 33-34.
AUTEUR
Michel Lisse
Michel Lisse est chercheur qualifi du Fonds National de la Recherche Scientifique (Belgique) et professeur
luniversit catholique de Louvain (Louvain-la-Neuve). En 1995, il a organis un colloque intitul Passions
de la littrature. Avec Jacques Derrida (Galile, 1996). Il a publi aux ditions Galile LExprience de la
lecture. 1. La soumission (1998) etLExprience de la lecture. 2. Le glissement (2001). Il a dirig le dossier
du Magazine littraire. Jacques Derrida. La philosophie en dconstruction (avril 2004). En 2005, il a publi
aux ditions de lADPF un livre intitul Jacques Derrida. Il a dit avec Marie-Louise Mallet et Ginette
Michaud le Sminaire. La bte et le souverain. Volume 1 (2001-2202) de Jacques Derrida (Paris, Galile,
2008).
Le discours philosophique
Maurice Blanchot
p. 394-400
TEXTE AUTEUR
TEXTE INTGRAL
1Je voudrais un instant, dans le souvenir de Merleau-Ponty et avec lui, minterroger sur le langage de la
philosophie et me demander si ce quon nomme encore de ce nom et qui a peut-tre toujours disparu, peut
se parler, scrire directement. Merleau-Ponty croyait la philosophie. Il en acceptait la tradition, il en a
prononc lloge. Il ne se pensait pas pour autant philosophe, porteur et sujet de ce que dj Hegel voulait

dsigner du titre de science : peut-tre par cette modestie, non prive de dcision ni dautorit, qui lui tait
propre, mais surtout parce que la philosophie suppose, exige leffacement de celui qui la supporterait ou du
moins un changement dans la position du sujet philosophique. En ce sens, philosophe et crivain sont trs
proches : ni lun ni lautre ne peuvent accepter dtre nomms ; non que limpersonnalit une manire
commode de sagrandir jusqu luniversel leur suffise ; et lanonymat leur reste encore suspect, sil nest
quun jeu pour cacher le nom et finalement le faire-valoir.
2La rponse pourrait nous tre donne, dune manire tautologique et donc destructrice, lorsquon dit avec
simplicit : la philosophie est son discours, le discours cohrent, historiquement li, conceptuellement unifi,
formant systme et toujours en voie dachvement ou un discours, non seulement multiple et interrompu,
mais lacunaire, marginal, rhapsodique, ressassant et dissoci de tout droit tre parl, ft-ce par ceux qui se
succderaient, anonymement, pour le soutenir et le poursuivre en le rendant prsent. Voil peut-tre un trait
quil nous faut retenir : le discours philosophique est dabord sans droit. Il dit tout ou pourrait tout dire, mais il
na pas pouvoir de le dire : cest un possible sans pouvoir. partir de l, la diffrence sur laquelle je comptais
minterroger parce quelle vient trs vite en question : si ce discours doit tre de parole ou dcriture, tombe
en partie ou momentanment ; criture et parole sont lune et lautre destitues, pour autant, et cest presque
toujours, quelles sautorisent affirmer et saffirmer, cest--dire se rclament dun droit et mme dune
souverainet. Il est vrai que le philosophe (celui qui na pas droit ce nom, sauf par ironie), dans les temps
qui sont les ntres, le plus souvent parle et ce qui est parler beaucoup enseigne, puis crit des ouvrages.
Ce fut le cas de Merleau-Ponty. Je ne doute pas que cette situation ne lui ait dune certaine manire paru
inconvenante : je le sais de lui-mme. Et je note cette phrase cite par Claude Lefort et dont nous devons
nous souvenir pour aller plus loin : Cest une question de savoir si la philosophie, comme reconqute de
ltre brut ou sauvage, peut saccomplir par les moyens du langage loquent ou sil ne faudrait pas en faire
un usage qui leur te sa puissance de signification immdiate ou directe pour lgaler ce quelle veut tout
de mme dire. Ngligeons (comme sil tait possible, aussi facilement, de le ngliger) ce qui fut pour lui,
un certain moment et peut-tre nigmatiquement, la tentation essentielle : le mot tre et le retour une
ontologie ; retenons quil rcuse le langage loquent qui nest pas ici le beau langage, capable de
convaincre, mais la parole mme, celle qui appelle llocution, ainsi que la double prsence du parlant et
dinterlocuteurs, et retenons quil semble nous proposer ou chercher un mode indirect dexpression,
cependant en rapport avec quelque chose que la philosophie veut dire ou qui veut se dire. Mais quest-ce
qui veut se dire qui ne peut se dire quindirectement ? Nous connaissons depuis toujours, mme si nous ne
lavons reconnu que depuis quelque temps, un domaine o lindirect, le non-droit, est en quelque sorte de
rigueur : cest, bien sr, la littrature et lart, mme entendus traditionnellement, l o prcisment rien ne se
dit sans dire dabord, quitte les briser, lart et la littrature. Ce qui ne signifie pas que le discours sera
littraire, mais peut-tre parce que la littrature, tant aussi radicalement mise en question que la
philosophie, nest pas mme de lui fournir un attribut. Discours vraiment sans droit et, serait-il appel
reconqurir quelque chose de brut et de sauvage, par l, nouveau sans loi et surtout sans Loi (sinon sans
rgles), toujours dtourn de ce quil aurait communiquer ou de ce qui pourrait le rendre communicatif.
3Ici, jindique quil ne sagit pas de rechercher dessein qui serait dmesur et dplac o se situerait ce
discours par rapport aux autres discours, celui des sciences notamment, et ce quil nonce et sil nonce
quelque chose ou sil doit tre critique, mtaphysique, ontologique, phnomnologique, ou encore sil est l
pour sarticuler entre pratique et thorique, rpondant moins une exigence dtermine qu linfini de toute
exigence. Il me semble quon devrait poser la question plus simplement encore : il ny a peut-tre pas de
philosophie, de mme que lon peut douter de la validit du mot littrature, mais, parlant, ne parlant pas,
crivant, ncrivant pas, il y a, dans nos socits modernes, mme sous la modeste apparence du plus
modeste professeur de philosophie, quelquun qui parle au nom de la philosophie qui peut-tre nexiste pas,
et maintient vide, pour y disparatre, la place vide dune parole toujours autre que celle quil prononce. Le
philosophe ainsi, quoi quil dise, enseigne, dans lobscurit ou dans la renomme, ce philosophe qui na pas

droit son titre, est toujours lhomme dune double parole : il y a ce quil dit et qui est important, intressant,
nouveau et propre prolonger linterminable discours, mais, derrire ce quil dit, il y a quelque chose qui lui
retire la parole, ce dis-cours prcisment sans droit, sans signes, illgitime, mal venu, de mauvais augure et,
pour cette raison, obscne, et toujours de dception ou de rupture et, en mme temps, passant par-del tout
interdit, le plus transgressif, le plus proche du Dehors intransgressible en ce sens, apparent ce quelque
chose de brut ou de sauvage (ou dgar) auquel Merleau-Ponty faisait allusion. Le philosophe doit dune
certaine manire rpondre cette autre parole, parole de lAutre, quil ne peut cependant faire entendre
directement : y rpondant, il sait, ne le sachant pas, quil nest pas seulement lui-mme injustifi, sans
garanties et sans attaches et en quelque faon frapp dinexistence, mais toujours en rapport avec ce qui
est interdit dans la socit o il a sa fonction , puisque lui-mme ne parle quen reparlant sur ce nondiscours insolent, inerte, dissident qui, ainsi que Hegel le suggrait pour un autre emploi, est, en plein jour, la
dcision du soir tomb et, en plein jour, la chute du jour, comme, dans le langage appropri, convenable
et cultiv, leffondrement du langage. De l et Merleau-Ponty nous a aussi rendus proche cette possibilit
que le philosophe cherche un compromis en maintenant son discours manifeste (afin quil ne trahisse pas
trop le discours latent ou clandestin) en position interrogative : interroger, rechercher, cest sexclure des
privilges du langage affirmatif, cest--dire tabli, parler au-del de la parole, louvrir et la tenir en suspens ;
langage dinterrogation, cependant capable de devenir son tour inquisiteur, ayant sa technique, ses
habitudes quasi institutionnelles, ses lgances et toujours anticipant sur une rponse, ne pouvant durer
qu ce prix. Le non-discours qui certes nous pose constamment, incessamment une question, nest peuttre pas lui-mme ouvert sur une ques-tion, plutt hors affirmation, comme hors ngation et quon dirait
neutre, si lon pouvait par l le disqualifier.
4Peut-tre, en fin de compte et pour autant que la philosophie le prend en charge ou la sa charge, faut-il
lestimer plus en rapport avec les incertitudes et les vicissitudes du processus oral loralit, comme on dit ;
peut-tre la philosophie nest-elle que de parole, tombant avec celle-ci et toujours la menaant du dehors
comme du dedans. Certes, lorsque le professeur de philosophie parle sa faon, et sa place qui est
toujours privilgie, mme si cest au Collge de France, il accumule les contradictions : il est l, prsent,
donnant prsence ce qui rcuse toute prsence, sujet dune parole sans sujet, remplissant une fonction
lui assigne par tout lordre social et, comme il parle apparemment librement, parlant selon une apparence
de libert au nom de cette parole qui est interdite, subversive, dangereuse au possible. Mais il arrive aussi
que, mme dans ces conditions drisoires et cause delles, de temps en temps (ft-ce dans le
balbutiement qui nest pas une dfaillance individuelle, mais la retenue du langage un niveau non-parlant),
merge quelque chose qui tonne, effraie, drange et repousse tout parlant et tous coutants de leur
situation confortable. tout moment, cela peut arriver et mme, tout moment, cela arrive. Cest comme si
lhumble ou lorgueilleux enseignant celui qui se croit matre des signes se voyait drob ce quil a dire,
priv de sa vrit et de toute vrit, effac vraiment, jet la rue dans le grand cours des paroles
quelconques et, de chute en chute, dj silencieux au terme de son dernier silence. La parole est peut-tre
trop naturellement proche de la mort : de l quelle soit ruse, la mesure de sa faiblesse, de son aptitude
disparatre, moribonde, non quelle soit celle dun mourant, mais parole du mourir mme. Cela sentend
parfois, et il revient au philosophe, travers le langage matris dont il a appris disposer par droit de
culture, de se retirer pour qu sa place, dbordant toute place, trouve son lieu lobscur et dgotant
murmure qui serait la pure-impure parole philosophique et dont il ny aurait rien dire, sinon que a suit
son cours .
5Cours toujours bris et non suivi. Je pense que Merleau-Ponty, non seulement dans le quotidien de son
enseignement, mais, dune manire plus dclare, en se voyant un jour contraint, alors que pour lui tout tait
fray, de rebrousser son chemin philosophique et mme de se diriger l o le chemin devenait malais, a pu
et d faire place cette parole autre, parole effrayante, en ce sens quon ne peut laccueillir sans devenir en
quelque sorte le dernier homme , parole qui, en tout cas, ne nous rend pas la vie facile et avec laquelle on

ne peut peut-tre pas vivre. Ici, je ne puis mempcher de dire que la mort soudaine de Merleau-Ponty, cette
manire brutale de rompre avec nous, avec notre attente, si contraire sa courtoisie, appartient aussi
lnigmatique urgence et patience de ce discours de mauvais augure dont toujours inconsidrment nous
nous chargeons ds que nous parlons et, plus forte raison, si nous faisons profession de parler. La mort
elle-mme fut ce quelle fut : une peine immrite, le sentiment pour ses amis quils lui devenaient tout
coup infidles ; de cela, il ny a rien dire. Mais lvnement a rendu sensible linaccomplissement et, par
consquent, lachvement de ce qui appartenait dsormais au cours des uvres. Que personne ne parle
jusquau bout, nous le savons, dun savoir presque distrait ; mais que la parole dite, continuant dtre une
parole encore dire, se change en lcho delle-mme, cho retentissant comme dans le vide dun tombeau,
cest cette transformation, le plus souvent malheureuse ou pnible, cet usage posthume dune pense qui
nest plus dfendue, au contraire livre aux autres, leurs querelles, aux intrigues de la comdie
intellectuelle, de la vanit, du prestige ou de linfluence, qui peut le mieux si nous aussi nous anticipons sur
cette part posthume de nous-mmes nous faire entendre la puissance dpossdante et droutante de
lautre parole qui toujours nous chappe. Lamiti a su prserver Maurice Merleau-Ponty, dans la mesure o
il tait possible, des consquences de sa disparition. Mais jinvoquerai lun des plus anciens exemples
philosophiques, celui, prcisment, dun homme qui essaya de sidentifier, parlant et ne faisant que parler,
cette parole inidentifiable, vagabonde, ressassante et drangeante, dans laquelle il se plaisait reconnatre
son dmon et qui le conduisit, avant terme, la mort. Mort qui se dtourna en apologie et le fit dsormais
survivre, par la plus grandiose des exploitations posthumes, sous le nom de Platon. Cela est sans doute
invitable. Du moins, lorsquun philosophe, un crivain se tait, apprenons de son silence, non pas nous
approprier ce quil fut pour le faire servir nos fins, mais nous dsapproprier de nous-mmes et partager
avec lui le mutisme inhumain. Le discours philosophique toujours se perd un certain moment : il nest peuttre mme quune manire inexorable de perdre et de se perdre. Cest cela aussi que nous rappelle le
murmure dgradant : a suit son cours.
6 Le discours philosophique ,
LArc, n 46, quatrime trimestre 1971, p. 1-4.
AUTEUR
Maurice Blanchot
Note de lditeur
ric Hoppenot et Georges Hansel
p. 401
TEXTE AUTEURS
TEXTE INTGRAL
1La rimpression de ce texte paru originellement dans la revue Le Nouveau Commerce, Cahier 30-31,
printemps 1975 (dans ce mme volume paraissait lun des articles majeurs de Lvinas, Dieu et la
philosophie ), nous donne loccasion de proposer une dition annote qui met en vidence les variantes
entre ce texte de 1975 et ldition de Lcriture du dsastre (Gallimard, 1980).
2Nous indiquons lorsque dans Lcriture du dsastre, les fragments de Discours sur la patience sont
parfois spars par dautres fragments.

3Nous donnons, chaque fois que le nom de Lvinas est mentionn, le ou les passages auxquels Blanchot
fait sans doute rfrence. Nous suggrons galement quelques rapprochements possibles entre certains
fragments de Blanchot et Autrement qutre ou au-del de lessence.
4Pour raliser cette dition nous avons utilis (avec lautorisation de Cidalia Da Silva Blanchot) les notes
prises par Blanchot partir des uvres de Lvinas, notamment celles de Autrement qutre ou au-del de
lessence(16 pages dactylographies, composes de citations du livre, parfois lgrement modifies).
AUTEURS
ric Hoppenot
Enseigne lIUFM de Paris-Universit Paris 4, chercheur associ au GRES (universit autonome de
Barcelone) et au groupe Modernits (universit Bordeaux 3). A fond et dirig la collection Compagnie de
Maurice Blanchot , codirige avec Alain Milon la collection Rsonances de Maurice Blanchot aux Presses
universitaires de Paris Ouest. Il a organis plusieurs colloques consacrs Blanchot et dirig plusieurs
ouvrages, dont rcemment : Emmanuel Lvinas, Maurice Blanchot : penser la diffrence, Presses
universitaires de Paris Ouest, 2007 et Maurice Blanchot, de proche en proche, Complicits, 2008. Il est
lditeur des crits politiques de Blanchot, parus sous le titre, crits politiques, 1953-2003, Gallimard, 2008.
Ses recherches actuelles portent sur les liens entre littrature et philosophie ainsi que sur Blanchot et la
tradition biblique.
Georges Hansel
Professeur de mathmatiques mrite luniversit de Rouen. Il est intervenu plusieurs reprises dans les
Colloques des intellectuels juifs de langue franaise . Outre ses ouvrages et articles de mathmatiques, il
a publi Explorations talmudiques, Paris, Odile Jacob, 1998 et De la Bible au Talmud suivi de LItinraire de
pense dEmmanuel Lvinas, Paris, Odile Jacob, 2008. Il a publi galement Lvinas Concordance, en
collaboration avec Cristian Ciocan, Dordrecht, Springer, 2005. Il maintient un site Web :http://ghansel.free.fr.

Discours sur la patience(en marge des livres dEmmanuel Lvinas)1


Maurice Blanchot
p. 403-420
TEXTE NOTES AUTEUR
TEXTE INTGRAL
1 Maurice BLANCHOT, Discours sur la patience , in Lcriture du dsastre, ditions Gallimard
2 la place des deux points, un point aprs menace dans Lcriture du dsastre(p. 7), dso (...)
3 la place du point-virgule, un point aprs dsastre (ED, 7).
1Le dsastre ruine tout en laissant tout en ltat. Il natteint pas tel ou tel, je ne suis pas sous sa
menace2 : cest dans la mesure o, pargn, laiss de ct, le dsastre me menace quil menace en moi ce
qui est hors de moi, un autre que moi qui deviens passivement autre. Il ny a pas atteinte du dsastre3 ; hors
datteinte est celui quil menace, on ne saurait dire si cest de prs ou de loin linfini de la menace a dune
certaine manire rompu toute limite. Nous sommes au bord du dsastre sans que nous puissions le situer
dans lavenir : il est plutt toujours dj pass, et pourtant nous sommes au bord ou sous la menace, toutes
formulations qui impliqueraient lavenir si le dsastre ntait ce qui ne vient pas, ce qui a arrt toute venue.
Penser le dsastre (si cest possible, et ce nest pas possible dans la mesure o nous pressentons que le
dsastre est la pense), cest navoir plus davenir pour le penser.
2Le dsastre est spar, ce quil y a de plus spar.
3Quand le dsastre survient, il ne vient pas. Le dsastre est son imminence, mais puisque le futur, tel que
nous le concevons dans lordre du temps vcu, appartient au dsastre, le dsastre la toujours dj retir ou
dissuad, il ny a pas davenir pour le dsastre, comme il ny a pas de temps ni despace o il saccomplisse.

4Il ne croit pas au dsastre, on ne peut y croire, que lon vive ou que lon meure. Nulle foi qui soit sa
mesure, et en mme temps une sorte de dsintrt, dsintress du dsastre. Nuit, nuit blanche ainsi le
dsastre, cette nuit laquelle lobscurit manque, sans que la lumire lclaire.
5Le cercle, droul sur une droite rigoureusement prolonge, reforme un cercle ternellement priv de
centre.
6La fausse unit, le simulacre dunit la compromettent mieux que sa mise en cause directe qui au reste
nest pas possible.
4 Dans ED (p. 8), Blanchot a ajout (Jabs ne nous la-t-il pas presque dit ?) .
7crire, serait-ce, dans le livre, devenir lisible pour chacun, et, pour soi-mme, indchiffrable4 ?
5 Dans ED (p. 9), Blanchot crit : serait-elle .
6 La virgule aprs codifiable est remplace par les deux points (ED, 9).
7 Aprs concerns , un point dinterrogation (ED, 9).
8 Car supprim (ED, 9).
8Si le dsastre signifie tre spar de ltoile (le dclin qui marque lgarement lorsque sest interrompu le
rapport avec le hasard den haut), il indique la chute sous la ncessit dsastreuse. La loi serait5 le dsastre,
la loi suprme ou extrme, lexcessif de la loi non codifiable6, ce quoi nous sommes destins sans tre
concerns7, car8 le dsastre ne nous regarde pas, il est lillimit sans regard, ce qui ne peut se mesurer en
terme dchec ni comme la perte pure et simple.
9 Les deux points sont remplacs par le point-virgule (ED, 9).
10 Lexpression pourrait librer est remplace dans ED par libre (p. 9).
9Rien ne suffit au dsastre9 : ce qui veut dire que, de mme que la destruction dans sa puret de ruine ne
lui convient pas, de mme lide de totalit ne saurait marquer ses limites : toutes choses atteintes et
dtruites, les dieux et les hommes reconduits labsence, le nant la place de tout, cest trop et trop peu.
Le dsastre nest pas majuscule, il rend peut-tre la mort vaine ; il ne se superpose pas, tout en y supplant,
lespacement du mourir. Mourir nous donne parfois ( tort, sans doute) le sentiment que, si nous mourions,
nous chapperions au dsastre, et non pas de nous y abandonner do lillusion que le suicide pourrait
librer10 (mais la conscience de lillusion ne la dissipe pas, ne nous laisse pas nous en dtourner). Le
dsastre dont il faudrait attnuer en la renforant la couleur noire, nous expose une certaine ide de la
passivit. Nous sommes passifs par rapport au dsastre, mais le dsastre est peut-tre la passivit mme,
en cela pass et toujours pass.
11 Dans Lcriture du dsastre, on passe de la page 10 la page 28.
10Le dsastre prend soin de tout11.
12 Voir Lvinas Emmanuel,Autrement qutre ou au-del de lessence, La Haye, Martinus Nijhoff, (...)
13 Le point-virgule est remplac par une virgule (ED, 28).
14 Lusage de litalique a disparu (ED, 29).
11 Sois patient. Parole simple. Elle exigeait beaucoup. La patience12 ma dj retir non seulement de
ma part volontaire, mais de mon pouvoir dtre patient : si je puis tre patient, cest que la patience na pas
us en moi ce moi o je me retiens. La patience mouvre de part en part jusqu une passivit qui est le
pas du tout fait passif , qui a donc abandonn le niveau de vie o passif serait seulement oppos actif,
de mme que nous tombons en dehors de linertie (la chose inerte qui subit sans ragir13 ; avec son
corollaire, la spontanit vivante, lactivit purement autonome). Sois patient. Qui dit cela ? Personne qui
puisse le dire et personne qui puisse lentendre. La patience ne se recommande ni ne sordonne : cest la
passivit du mourir par laquelle un moi qui nest plus moi rpond de lillimit du dsastre14, cela dont nul
prsent ne se souvient.
12Par la patience, je prends en charge le rapport lAutre du dsastre qui ne me permet pas de lassumer, ni
mme de rester moi pour le subir. Par la patience sinterrompt tout rapport de moi un moi patient.
13Depuis que le silence imminent du dsastre immmorial lavait fait, anonyme et sans moi, se perdre dans
lautre nuit o prcisment la nuit oppressante, vide, jamais disperse, morcele, trangre, le sparait et
le sparait pour que le rapport avec lautre lassiget de son absence, de son infini lointain, il fallait que la
passion de la patience, la passivit dun temps sans prsent absent, labsence de temps ft sa seule
identit, restreinte une singularit temporaire.
14Sil y a rapport entre criture et passivit, cest que lune et lautre supposent leffacement, lextnuation du
sujet : supposent un changement de temps : supposent quentre tre et ne pas tre quelque chose qui ne
saccomplit pas arrive cependant comme tant depuis toujours dj survenu le dsuvrement du neutre,
la rupture silencieuse du fragmentaire.

15 Motif majeur dAutrement qutre ou au-del de lessence, longuement comment par


Blanchot. (...)
16 Dans ED (p. 30), Blanchot ajoute cette phrase : Le temps sans prsent, le moi sans moi, rien
don (...)
15La passivit15 : nous ne pouvons lvoquer que par un langage qui se renverse. Autrefois, jen appelais
la souffrance : souffrance telle que je ne pouvais la souffrir, de sorte que, dans ce non-pouvoir, le moi exclu
de la matrise et de son statut de sujet en premire personne, destitu, dsitu et mme dsoblig, pt se
perdre comme moi capable de subir ; il y a souffrance, il y aurait souffrance, il ny a plus de je souffrant,
et la souffrance ne se prsente pas, nest pas porte (encore moins vcue) au prsent, cest sans prsent,
comme cest sans commencement ni fin, le temps a radicalement chang de sens16.
16Mais le mot souffrance est par trop quivoque. Lquivoque ne sera jamais dissipe, puisque, parlant de la
passivit, nous la faisons apparatre, ft-ce dans la nuit o la dispersion la marque et la dmarque. Il nous
est trs difficile et dautant plus important de parler de la passivit, car elle nappartient pas au monde et
nous ne connaissons rien qui serait tout fait passif (le connaissant, nous le transformerions invitablement).
La passivit oppose lactivit, voil le champ toujours restreint de nos rflexions. Le subir, le subissement
pour former ce mot qui nest quun doublet de subitement, le mme mot cras , limmobilit inerte de
certains tats, dits de psychose, le ptir de la passion, lobissance servile, la rceptivit nocturne que
suppose lattente mystique, le dpouillement donc, larrachement de soi soi-mme, le dtachement par
lequel on se dtache, y compris du dtachement, ou bien la chute (sans initiative ni consentement) hors de
soi toutes ces situations, mme si certaines sont la limite du connaissable, et qui dsignent une face
cache de lhumanit, ne nous parlent presque en rien de ce que nous cherchons entendre en laissant se
prononcer ce mot dconsidr : passivit.
17Il y a la passivit qui est quitude passive (figure peut-tre par ce que nous savons du quitisme), puis la
passivit qui est au-del de linquitude, tout en retenant ce quil y a de passif dans le mouvement fivreux,
ingal-gal, sans arrt, de lerreur sans but, sans fin, sans initiative.
18Le discours sur la passivit la trahit ncessairement, mais peut ressaisir certains des traits par lesquels il
est infidle : non seulement le discours est actif, il se dploie, se dveloppe selon les rgles qui lui assurent
une certaine cohrence, non seulement il est synthtique, rpondant une certaine unit de parole et
rpondant un temps qui, toujours mmoire de soi-mme, se retient en un ensemble synchronique
activit, dveloppement, cohrence, unit, prsence densemble, tous caractres qui ne peuvent se dire de
la passivit, mais il y a plus : le discours sur la passivit la fait apparatre, la prsente et la reprsente, alors
que, peut-tre (peut-tre), la passivit est cette part inhumaine de lhomme qui, destitu du pouvoir,
cart de lunit, ne saurait donner lieu rien qui apparaisse ou se montre, ne se signalant ou ne sindiquant
pas et, ainsi, par la dispersion et la dfection, tombant toujours au-dessous de ce que lon peut annoncer
delle, ft-ce titre provisoire.
19Do il rsulte que, si nous nous sentons tenus de dire quelque chose de la passivit, cest dans la mesure
o cela importe lhomme sans le faire passer du ct de limportant, dans la mesure aussi o la passivit,
chappant notre pouvoir den parler comme notre pouvoir den faire lpreuve (de lprouver), se pose ou
se dpose comme ce qui interromprait notre raison, notre parole, notre exprience.
20Ce qui est trange, cest que la passivit nest jamais assez passive : cest en cela quon peut parler dun
infini ; peut-tre seulement parce quelle se drobe toute formulation, mais il semble quil y ait en elle
comme une exigence qui lappellerait toujours en venir en de delle-mme non pas passivit, mais
exigence de la passivit, mouvement du pass vers lindpassable.
17 Dans ED (p. 33), Blanchot a supprim les dterminants de ngation , trace et
mouvement .
21Passivit, passion, pass, pas ( la fois la ngation et la trace ou le mouvement de la marche17), ce jeu
smantique nous donne un glissement de sens, mais rien quoi nous puissions nous fier comme une
rponse qui nous contenterait.
18 Dans ED (p. 33) cette phrase entre guillemets est remplace par : Je prfrerais ne pas (le
f (...)
19 Dans ED (p. 33), lnonc entre guillemets est remplac par : Je prfrerais ne pas (...)
22Le refus, dit-on, est le premier degr de la passivit mais sil est dlibr et volontaire, sil exprime une
dcision, ft-elle ngative, il ne permet pas encore de trancher sur le pouvoir de conscience, restant au
mieux un moi qui refuse. Il est vrai que le refus tend labsolu, une sorte dinconditionnel : cest le nud
du refus que rend sensible linexorable jaimerais mieux ne pas le faire18 de Bartleby lcrivain, une
abstention qui na pas eu tre dcide, qui prcde toute dcision et qui est plus quune dngation, mais

plutt une abdication, la renonciation (jamais prononce, jamais claire) rien dire lautorit dun dire ou
encore labngation reue comme labandon du moi, le dlaissement de lidentit, le refus de soi qui ne se
crispe pas sur le refus, mais ouvre la dfaillance, la perte dtre, la pense. Je ne le ferai pas , aurait
encore signifi une dtermination nergique, appelant une contradiction nergique. Jaimerais mieux...19
appartient linfini de la patience, ne laissant pas de prise lintervention dialectique : nous sommes tombs
hors de ltre, dans le champ du dehors o, immobiles, marchant dun pas gal et lent, vont et viennent les
hommes dtruits.
23La passivit est sans mesure : cest quelle dborde ltre, ltre bout dtre la passivit dun pass
rvolu qui na jamais t : le dsastre entendu, sous-entendu non pas comme un vnement du pass, mais
comme le pass immmorial (Le Trs-Haut) qui revient, en dispersant, par le retour, le temps prsent o il
serait vcu comme revenant.
24La passivit : nous pouvons voquer des situations de passivit, le malheur, lcrasement final de ltat
concentrationnaire, la servitude de lesclave sans matre, tomb au-dessous du besoin, le mourir comme
linattention lissue mortelle. Dans tous ces cas, nous reconnaissons, ft-ce dun savoir falsifiant,
approximatif, des traits communs : lanonymat, la perte de soi, la perte de toute souverainet mais aussi de
toute subordination, la perte du sjour, lerreur sans lieu, limpossibilit de la prsence, la dispersion.
20 Voir Lvinas Emmanuel,Autrement qutre : Toute mon intimit sinvestit en contre-mon-grp (...)
25Dans le rapport de moi (le mme) Autrui20, Autrui est le lointain, ltranger, mais si je renverse le
rapport, Autrui se rapporte moi comme si jtais lAutre et me fait alors sortir de mon identit, me pressant
jusqu lcrasement, me retirant (sous la pression du tout proche) du privilge dtre en premire personne
et, arrach moi-mme, laissant une passivit prive de soi (laltrit, lautre sans unit), linassujetti ou le
patient.
21 Dans ED (p. 35), otage est en italiques.
22 Voir LVINAS Emmanuel,Autrement qutre, la sous-partie, La substitution , p. 179-188,
vo (...)
26Dans la patience de la passivit, je suis celui que nimporte qui peut remplacer, le non-indispensable par
dfinition et qui toutefois ne peut se dispenser de rpondre par et pour ce quil nest pas : une singularit
demprunt et de rencontre celle de lotage21 en effet (comme parle Lvinas22), qui est le garant non
consentant, non choisi, dune promesse quil na pas faite, lirremplaable qui ne dtient pas sa place. Cest
par lautre que je suis le mme, lautre qui ma toujours retir de moi-mme. LAutre, sil a recours moi,
cest comme quelquun qui nest pas moi, le premier venu ou le dernier des hommes, en rien lunique que
je voudrais tre ; cest en cela quil massigne la passivit, sadressant en moi au mourir mme.
23 Dans ED (p. 35), la phrase est entre parenthses, par ailleurs, lexpression plus moi est
modi (...)
27La responsabilit dont je suis charg nest pas la mienne et fait que je ne suis plus moi23.
24 Dans ED (p. 36), ce fragment se situe aprs le suivant.
28La mort de lAutre : une double mort, car lAutre est dj la mort et pse sur moi comme lobsession de la
mort24.
25 Dans ED (p. 36), la parenthse a t supprime.
26 Dans ED (p. 36), la phrase se poursuit ainsi : celui de lclatement, de la dispersion infinie, (...)
29Si, dans la patience de la passivit, le moi sort du moi de telle sorte que, dans ce dehors, l o manque
ltre sans que souvre le non-tre, le temps de la patience (temps de labsence de temps, ou temps du
retour sans prsence, temps du mourir)25 na plus de support, ne trouve plus quelquun pour le porter, le
supporter, par quel langage autre que fragmentaire26 le temps peut-il tre marqu, sans que cette marque le
rende prsent, le propose une parole de nomination ? Mais le fragmentaire dont il ny a pas dexprience
nous chappe aussi bien. Le silence nen tient pas lieu, peine la rticence de ce qui ne sait plus se taire, ne
sachant plus parler.
27 Dans ED (p. 37) devient est suivi de plutt .
28 Entre guillemets (ED, 37).
29 Litalique est supprim (ED, 37).
30Dans le rapport de moi Autrui, Autrui est ce que je ne puis atteindre, le Spar, le Trs-Haut, ce qui
chappe mon pouvoir et ainsi le sans pouvoir, ltranger et le dmuni. Mais, dans le rapport dAutrui moi,
tout semble se retourner : le lointain devient le prochain, cette proximit devient lobsession qui me lse,
pse sur moi, me spare de moi, comme si la sparation (qui mesurait la transcendance de moi Autrui)
faisait son uvre en moi-mme, me dsidentifiant, mabandonnant une passivit, sans initiative et sans

prsent. Et alors autrui devient27 le Pressant, le Surminent, voire le Perscuteur, celui qui maccable,
mencombre, me dfait, celui qui moblige non moins quil ne me contrarie en me faisant rpondre de ses
crimes, en me chargeant dune responsabilit sans mesure qui ne saurait tre la mienne, puisquelle irait
jusqu la substitution28. De telle sorte que, selon cette vue, le rapport dAutrui moi tendrait apparatre
comme sado-masochiste, sil ne nous faisait tomber prmaturment hors du monde de ltre29 l o
seulement normal et anomalie ont un sens.
30 Voir LVINAS Emmanuel,Autrement qutre, en particulier Le questionnement et
lallgeance (...)
31 Litalique est supprim (ED, 37).
32 Le point dinterrogation est supprim (ED, 37).
33 Dans ED (p. 37) lexpression nest plus entre tirets mais entre parenthses.
31Il reste que, selon la description de Lvinas30, lautre remplaant le Mme, comme le Mme se
substitue31 lAutre, cest en moi dornavant un moi sans moi que les traits de la transcendance (dune
transdescendance ?32) se marquent, ce qui conduit cette haute contradiction, ce paradoxe dun haut
sens : cest que l o la passivit m et me dtruit, en mme temps je suis contraint une responsabilit qui
non seulement mexcde, mais que je ne puis exercer, puisque je ne puis rien et que je nexiste plus comme
moi. Cest cette passivit responsable qui serait Dire, parce que, avant tout dit, et hors de ltre dans ltre
il y a passivit et il y a activit, en simple opposition et corrlation, inertie et dynamisme, involontaire et
volontaire33, le Dire donne et donne rponse, rpondant limpossible et de limpossible.
34 ainsi supprim (ED, 38).
35 plus supprim (ED, 38).
36 Le pronom est crit avec une majuscule (ED, 38).
37 Blanchot a ajout au moins (ED, 38).
38 Les italiques sont supprims (ED, 38).
39 Idem.
32Mais le paradoxe ne suspend pas une ambigut : si moi sans moi je suis lpreuve (sans lprouver) de
la passivit la plus passive lorsque autrui mcrase jusqu lalination radicale, est-ce autrui que jai
encore affaire, nest-ce pas plutt alors au je du matre, labsolu de la puissance goste, au
dominateur qui prdomine et qui manie la force jusqu la perscution inquisitoriale ? Autrement dit, la
perscution qui mouvre la plus longue patience et qui est en moi la passion anonyme, je ne dois pas
seulement en rpondre en men chargeant hors de mon consentement, mais je dois aussi y rpondre par le
refus, la rsistance et le combat, revenant ainsi34au savoir (revenant, sil est possible car il se peut quil ny
ait pas de retour), au moi qui sait et qui sait quil est expos, non plus35 Autrui, mais au je36 adverse,
la Toute-Puissance goste, la Volont meurtrire. Naturellement, par l, celle-ci mattire dans son jeu et elle
me fait son complice, mais cest pourquoi il faut toujours quil y ait37 deux langages ou deux exigences, lune
dialectique, lautre non dialectique, lune o la ngativit est la tche, lautre o le neutre tranche sur ltre et
le non-tre, de mme quil faudrait la fois38 tre le sujet libre et parlant et39 disparatre comme le patientpassif que traverse le mourir et qui ne se montre pas.
40 Lexpression ce titre ainsi que les virgules sont supprims (ED, 38).
33La faiblesse, cest le pleurement sans larmes, le murmure de la voix plaintive ou le bruissement de ce qui
parle sans paroles, lpuisement, le tarissement de lapparence. La faiblesse, ce titre40, se drobe toute
violence qui ne peut rien (serait-elle la souverainet oppressive) sur la passivit du mourir.
34Nous parlons sur une perte de parole un dsastre imminent et immmorial , de mme que nous ne
disons rien que dans la mesure o nous pouvons faire entendre pralablement que nous le ddisons, par
une sorte de prolepsie, non pas finalement pour ne rien dire, mais pour que le parler ne sarrte pas la
parole, dite ou dire ou ddire : laissant pressentir que quelque chose se dit, ne se disant pas : la perte de
paroles, le pleurement sans larmes, la reddition quannonce, sans laccomplir, linvisible passivit du mourir
la faiblesse humaine.
35Quautrui nait pas dautre sens que le recours infini que je lui dois, quil soit lappel au secours sans terme
auquel nul autre que moi ne saurait rpondre, ne me rend pas irremplaable, encore moins lunique, mais
me fait disparatre dans le mouvement infini de service o je ne suis quun singulier temporaire, un simulacre
dunit : je ne puis tirer aucune justification (ni pour valoir ni pour tre) dune exigence qui ne sadresse pas
une particularit, ne demande rien ma dcision et mexcde de toutes manires jusqu me
dsindividualiser.
41 Lexpression futur, pass sont sans diffrence devient futur, pass sont vous lindiffre (...)

36Linterruption de lincessant, cest le propre de lcriture fragmentaire : linterruption ayant en quelque sorte
le mme sens que cela qui ne cesse pas, tous deux effet de la passivit ; l o ne rgne pas le pouvoir, ni
linitiative, ni linitial dune dcision, le mourir est le vivre, la passivit de la vie, chappe elle-mme,
confondue avec le dsastre dun temps sans prsent et que nous supportons en attendant, attente dun
malheur non pas venir, mais toujours dj survenu et ne pouvant se prsenter : en ce sens, futur, pass
sont sans diffrence41, puisque lun et lautre sans prsent. De l que les hommes dtruits (dtruits sans
destruction) soient comme sans apparence, invisibles mme lorsquon les voit et que sils parlent, cest par la
voix des autres, une voix toujours autre qui en quelque sorte les accuse, les met en cause, les obligeant
rpondre dun malheur silencieux quils portent sans conscience.
37Cest comme sil disait : Puisse le bonheur venir pour tous, condition que, par ce souhait, jen sois
exclu.
42 La virgule est remplace par un tiret (ED, 40).
43 Blanchot ajoute : dans sa premire philosophie (ED, 40).
44 manire est remplac par sorte (ED, 41).
45 Traumatisme est prcd de Cest le (ED, 41).
46 Une virgule aprs autrui (ED, 41).
47 Dans ED (41), la phrase sarrte aprs tous , le dsastre a t supprim.
48 quelque part a t supprime (ED, 41).
49 LVINAS Emmanuel,Autrement qutre : Rien en un sens nest plus encombrant que le
prochain(...)
50 Le tiret est remplac par les deux points (ED, 41).
51 Blanchot a ajout jusque aprs car (ED, 41).
52 Blanchot a ajout encore aprs cest (ED, 41).
53 Lexpression tout entier a t supprime (ED, 41).
38Si Autrui nest pas mon ennemi (comme il lest parfois chez Hegel42, mais un ennemi bienveillant et
surtout chez Sartre43), comment peut-il devenir celui qui marrache mon identit et dont la pression en
quelque sorte de position celle du prochain me blesse, me fatigue, me poursuit en me tourmentant de
telle manire44 que moi sans moi je devienne responsable de ce tourment, de cette lassitude qui me
destitue, la responsabilit tant lextrme du subissement : ce de quoi il me faut rpondre, alors que je suis
sans rponse et que je suis sans moi, sauf demprunt et de simulacre ou le tenant lieu du mme, le
tenant lieu canonique. La responsabilit, ce serait la culpabilit innocente, le coup depuis toujours reu qui
me rend dautant plus sensible tous les coups45. Traumatisme de la cration ou de la naissance. Si la
crature est celui qui doit sa situation la faveur de lautre , je suis cr responsable, dune responsabilit
antrieure ma naissance, comme elle est extrieure mon consentement, ma libert, n, par une faveur
qui se trouve tre une prdestination, au malheur dautrui46 qui est le malheur de tous47 : le dsastre.
Autrui, dit quelque part48 Lvinas, est encombrant49, mais nest-ce pas nouveau la perspective
sartrienne50 la nause que nous donne, non pas le manque dtre, mais le trop dtre, un surplus dont je
voudrais me dsinvestir, mais dont je ne saurais me dsintresser, car51, dans le dsintrt, cest52 lautre
tout entier53 qui me voue tenir sa place, ntre plus que son lieutenant ?
39Voici peut-tre une rponse. Si Autrui me met en question jusqu me dnuer de moi, cest parce quil est
lui-mme labsolu dnuement, la supplication qui dsavoue le moi en moi jusquau supplice.
40Le non-concernant (en ce sens que lun (moi) et lautre ne peuvent tenir ensemble, ni se rassembler dans
un mme temps : tre contemporains), cest dabord autrui pour moi, puis moi comme autre que moi, cela qui
en moi ne concide pas avec moi, mon ternelle absence, ce que nulle conscience ne peut ressaisir, qui na
ni effet ni efficace et qui est le temps passif, le mourir qui mest, quoique sans partage, commun avec tous.
54 La parenthse a t supprime (ED, 42).
41Autrui, je ne puis laccueillir, ft-ce par une acceptation infinie. Tel est le trait nouveau et difficile de
lintrigue. Autrui, comme prochain, est le rapport que je ne puis soutenir et dont lapproche est la mort mme,
le voisinage mortel (qui voit Dieu meurt : cest que mourir est une manire de voir linvisible, une manire
de dire lindicible lindiscrtion o Dieu, devenu en quelque sorte et ncessairement dieu sans vrit (sinon
un faux dieu)54, se rendrait la passivit).
42Si je ne puis accueillir lAutre dans la sommation que son approche exerce jusqu mextnuer, cest bien
par la seule faiblesse maladroite (le malgr tout malheureux, ma part de drision et de folie) que je suis
appel entrer dans ce rapport autre, avec mon moi gangren et rong, alin de part en part (ainsi, cest
parmi les lpreux et les mendiants sous les remparts de Rome que les Juifs des premiers sicles pensaient
dcouvrir le Messie).

55 LVINAS Emmanuel, La trace de lautre (1963), En dcouvrant lexistence avec Husserl et


Heide (...)
43Tant quautrui est le lointain (le visage qui vient de labsolument lointain et en porte la trace, trace
dternit, dimmmorial pass), seul le rapport auquel mordonne lautrui du visage, dans la trace de
labsent, est au-delde ltre ce que nest pas alors le soi-mme ou lipsit (Lvinas crit : au-del de
ltre, est une Troisime personne qui ne se dfinit pas par le soi-mme55 ). Mais quand autrui nest plus le
lointain, mais le prochain qui pse sur moi jusqu mouvrir la radicale passivit du soi, la subjectivit, en
tant quexposition blesse, accuse et perscute, en tant que sensibilit abandonne la diffrence, tombe
son tour hors de ltre, signifie lau-del de ltre, dans le don mme la donation de signe que son
sacrifice dmesur livre autrui : elle est, au mme titre quautrui et que le visage, lnigme qui drange
lordre et tranche sur ltre : lexception de lextraordinaire, la mise hors phnomne, hors exprience.
44La passivit et la question : la passivit est peut-tre au bout de la question, mais lui appartient-elle
encore ? Le dsastre peut-il tre interrog ? O trouver le langage o rponse, question, affirmation,
ngation interviennent peut-tre, mais sont sans effet ? O est le dire qui chappe toute marque, celle de
la prdiction, comme celle de linterdiction ?
56 Entendre ici le langage selon Lvinas comme Dire de la responsabilit par opposition au Dit
de (...)
45Quand Lvinas dfinit le langage comme contact56, il le dfinit comme immdiatet, et cela est lourd de
consquences ; car limmdiatet est labsolue prsence, cela qui branle tout et renverse tout, linfini sans
approche, sans absence, et non plus une exigence, mais le rapt dune fusion mystique. Limmdiatet nest
pas seulement la mise lcart de toute mdiation, mais limmdiat est linfini de la prsence dont il ne peut
plus tre parl, puisque la relation elle-mme quelle soit thique ou ontologique a dun seul coup brl
dans une nuit sans tnbres : il ny a plus de termes, il ny a plus de rapport, il ny a plus dau-del Dieu sy
est ananti.
46Ou bien il faudrait pouvoir entendre limmdiat au pass. Ce qui rend le paradoxe presque insoutenable.
Cest ainsi que nous pourrions parler de dsastre. Limmdiat, nous ne pouvons pas plus y penser que nous
ne pouvons penser un pass absolument passif dont la patience en nous face un malheur oubli serait la
marque, le prolongement inconscient. Lorsque nous sommes patients, cest toujours par rapport un
malheur infini qui ne nous atteint pas au prsent, mais en nous rapportant un pass sans mmoire.
Malheur dautrui et autrui comme malheur.
57 Voir LVINAS Emmanuel,Autrement qutre, voir en particulier : La responsabilit pour autr (...)
58 mme a t supprim (ED, 45).
59 Blanchot ajoutera la note suivante : Note plus tardive. Quil ny ait pas trop dquivoque : la (...)
60 Dans ED (p. 46), qui relve de la conscience-inconscience .
61 la nommer est remplac par lappeler (ED, 46).
47Responsabilit : ce mot banal, cette notion dont la morale la plus facile (la morale politique) nous fait un
devoir, il faut essayer dentendre comme Lvinas la renouvel57, la ouvert jusqu lui faire signifier (au-del
de tout sens) la responsabilit mme58 dune philosophie autre (qui reste cependant, bien des gards, la
philosophie ternelle59). Responsable : cela qualifie, en gnral, prosaquement et bourgeoisement, un
homme mr, lucide et conscient, qui agit avec mesure, tient compte de tous les lments de la situation,
calcule et dcide, lhomme daction et de russite. Mais voici que la responsabilit responsabilit de moi
pour autrui, pour tous, sans rciprocit se dplace, nappartient plus la conscience, nest pas la mise en
uvre dune rflexion agissante, nest mme pas un devoir qui simposerait du dehors et du
dedans. Ma responsabilit pour Autrui suppose un bouleversement tel quil ne peut se marquer que par un
changement de statut de moi , un changement de temps et peut-tre un changement de langage.
Responsabilit qui me retire de mon ordre peut-tre de tout ordre et, mcartant de moi (pour autant que
moi, cest le matre, le pouvoir, le sujet libre et parlant), dcouvrant lautre au lieu de moi, me donne
rpondre de labsence, de la passivit, cest--dire de limpossibilit dtre responsable, laquelle cette
responsabilit sans mesure ma toujours dj vou en me dvouant et me dvoyant. Mais paradoxe qui ne
laisse rien intact, pas plus la subjectivit que le sujet, lindividu que la personne. Car si, de la responsabilit,
je ne puis parler quen la sparant de toutes les formes de la conscience-pr-sente (volont, rsolution,
intrt, lumire, action rflexive, mais peut-tre aussi le non-volontaire, linconsenti, le gratuit, linagissant,
lobscur qui relve de60linconscience), si elle senracine l o il ny a plus de fondement, o nulle racine ne
peut se fixer, si donc elle traverse toute assise et ne peut tre prise en charge par rien dindividuel, comment,
autrement que comme rponse limpossible, par un rapport qui minterdit de me poser moi-mme, mais
seulement de me poser comme toujours dj suppos (ce qui me livre au tout fait passif), soutiendrons-

nous lnigme de ce qui sannonce, en ce vocable, dont le langage de la morale ordinaire fait lusage le plus
facile en le mettant au service de lordre ? Si la responsabilit est telle quelle dgage le moi du moi, le
singulier de lindividuel, le subjectif du sujet, la non-conscience de tout conscient et inconscient, pour
mexposer la passivit sans nom, au point que cest par la passivit seulement que je doive rpondre
lexigence infinie, alors je puis certes la nommer61 responsabilit, mais par abus et, aussi bien, par son
contraire et tout en sachant que le fait de se reconnatre responsable de Dieu nest quun moyen
mtaphorique dannuler la responsabilit (lobligation dtre dsoblig), de mme que, dclar responsable
du mourir (de tout mourir), je ne puis plus en appeler nulle thique, nulle exprience, nulle pratique quelle
quelle soit sauf celle dun contre-vivre, cest--dire dune non-pratique, cest--dire (peut-tre) dune parole
dcriture.
48Reste que, tranchant sur notre raison et sans toutefois nous livrer aux facilits dun irrationnel, ce mot
responsabilit vient comme dun langage inconnu que nous ne parlons qu contre-cur, contre-vie et
dans une injustification semblable celle o nous sommes par rapport toute mort, la mort de lAutre
comme la ntre toujours impropre. Il faudrait donc bien se tourner vers une langue jamais crite, mais
toujours prescrire, pour que ce mot incomprhensible soit entendu dans sa lourdeur dsastreuse et en
nous invitant nous tourner vers le dsastre sans le comprendre, ni le supporter. De l quelle soit ellemme dsastreuse, la responsabilit qui jamais nallge Autrui (ni ne mallge de lui), et nous rend muets de
la parole que nous lui devons.
49Reste encore que la proximit du plus lointain, la pression du plus lger, le contact de ce qui natteint pas,
cest par lamiti que je puis y rpondre, une amiti sans partage comme sans rciprocit, amiti pour ce qui
a pass sans laisser de traces, rponse de la passivit la non-prsence de linconnu.
50La passivit est une tche cela dans le langage autre, celui de lexigence non dialectique , de mme
que la ngativit est une tche : cela quand la dialectique nous propose laccomplissement de tous les
possibles, pour peu que nous sachions (en y cooprant par le pouvoir et la matrise dans le monde) laisser le
temps prendre tout son temps. La ncessit de vivre et de mourir de cette double parole, dans lambigut
dun temps sans prsent etdune histoire capable dpuiser (afin daccder au contentement de la prsence)
toutes les possibilits du temps : voil la dcision irrparable, la folie invitable, qui nest pas le contenu de la
pense, car la pense ne le contient pas, pas plus que la conscience ni linconscience ne lui offrent un statut
pour la dterminer. Do la tentation de faire appel lthique avec sa fonction conciliatrice (justice et
responsabilit), mais quand lthique son tour devient folle, comme elle doit ltre, que nous apporte-t-elle
sinon un sauf-conduit qui ne laisse notre conduite nul droit, nulle place, ni aucun salut : seulement
lendurance de la double patience, car elle est double, elle aussi, patience mondaine, patience immonde.
62 peut-tre a t supprim (ED, 48).
63 arbitrairement a t supprim (ED, 48).
64 La totalit de cette parenthse a t supprime (ED, 48).
65 afin de est remplacer par pour (ED, 48).
66 Blanchot a ajout prtendue (ED, 49).
67 elle nest a t supprim (ED, 49).
51Lusage du mot subjectivit est aussi nigmatique que lusage du mot responsabilit et peut-tre62 plus
contestable, car cest une dsignation qui est comme choisie arbitrairement63 (du moins on peut en venir
ce doute)64 afin de65 sauver notre part de spiritualit. Pourquoi subjectivit, sinon pour descendre au fond
du sujet, sans perdre le privilge que celui-ci incarne, cette prsence prive que le corps, mon corps
sensible, me fait vivre comme mienne ? Mais si la66 subjectivit est lautre au lieu de moi, elle nest pas
plus subjective quelle nest67 objective, lautre est sans intriorit, lanonyme est son nom, le dehors sa
pense, le non-concernant son atteinte et le retour son temps, de mme que la neutralit et la passivit de
mourir serait sa vie, si celle-ci est ce quil faut accueillir par le don de lextrme, don de ce qui (dans le corps
et par le corps) est la non-appartenance.
52La faiblesse ne saurait tre quhumaine, mme si cest en lhomme la part inhumaine, la gravit du nonpouvoir, la lgret insouciante de lamiti qui ne pse, ne pense pas la non-pense pensante, cette
rserve de la pense qui ne se laisse pas penser.
53La passivit ne consent, ne refuse : ni oui ni non, sans gr, seul lui conviendrait lillimit du neutre, la
patience immatrise qui endure le temps sans lui rsister. La condition passive est une incondition : cest un
inconditionnel que nulle protection ne tient sous abri, que natteint nulle destruction, qui est hors soumission
comme sans initiative avec elle, rien ne commence ; l o nous entendons la parole toujours dj parle
(muette) du recommencement, nous nous approchons de la nuit sans tnbres. Cest lirrductible
incompatible, ce qui nest pas compatible avec lhumanit (le genre humain). La faiblesse humaine que

mme le malheur ne divulgue pas, ce qui nous transit du fait qu chaque instant nous appartenons au pass
immmorial de notre mort par l indestructibles en tant que toujours et infiniment dtruits. Linfini de notre
destruction, cest la mesure de la passivit.
68 Voir LVINAS Emmanuel,Autrement qutre, la partie Exposition p. 43-99, plus particulir (...)
69 subjectivit du sujet est en italiques (ED, 53).
70 Dans ED (53), la virgule est supprime, ni est remplac par ou .
54Lvinas parle de la subjectivit du sujet68 ; si lon veut maintenir ce mot pourquoi ? mais pourquoi non ?
, il faudrait peut-tre parler dune subjectivit sans sujet69, la place blesse, la meurtrissure du corps
mourant dj mort dont personne ne saurait tre propritaire, ni70 dire : moi, mon corps, cela quanime le
seul dsir mortel : dsir de mourir, dsir qui passe par le mourir sans sy dpasser.
71 Dans ED, un fragment spare celui-ci du suivant.
55La solitude ou la non-intriorit, lexposition au-dehors, la dispersion hors clture, limpossibilit de se tenir
ferme, ferm lhomme priv de genre, le supplant qui nest supplment de rien71.
56La patience du concept : dabord renoncer au commencement, savoir que le Savoir nest jamais jeune,
mais toujours au-del de lge, dune snescence qui nappartient pas la vieillesse ; ensuite quil ne faut
pas finir trop vite, que le fin est toujours prmature, quelle est la hte du Fini auquel une fois pour toutes on
veut se confier sans pressentir que le Fini nest que le repliement de lInfini.
72 Blanchot ajoute : absence de temps .
57La patience est lurgence extrme : je nai plus le temps, dit la patience (ou le temps qui lui est laiss,
est72 temps davant commencement temps de la non-apparition o lon meurt non phnomnalement,
linsu de tous et de soi-mme, sans phrases, sans laisser de traces et donc sans mourir : patiemment).
73 Le dernier fragment deLcriture du dsastre : Solitude qui rayonne, vide du ciel, mort di(...)
58Solitude qui rayonne, vide dans le ciel, mort diffre : soleil73.
74 Ce fragment se trouve p. 15 dans ED.
59Le calme, la brlure de lholocauste, lanantissement de midi le calme du dsastre74.
75 La citation est en italiques (ED, 16).
60 Mais il ny a, mes yeux, de grandeur que dans la douceur75. (S.W). Je dirai plutt : rien dextrme
que par la douceur. La folie par excs de douceur. La folie douce.
76 Pas de saut de ligne (ED, 16).
61Penser, seffacer : le dsastre de la douceur76.
77 Ce fragment, le dernier de Discours sur la patience se trouve la page 17 de Lcriture du
d (...)
62Cest le dsastre obscur qui porte la lumire77.
NOTES
1 Maurice BLANCHOT, Discours sur la patience , in Lcriture du dsastre, ditions Gallimard.
2 la place des deux points, un point aprs menace dans Lcriture du dsastre (p. 7), dsormais
abrg en ED.
3 la place du point-virgule, un point aprs dsastre (ED, 7).
4 Dans ED (p. 8), Blanchot a ajout (Jabs ne nous la-t-il pas presque dit ?) .
5 Dans ED (p. 9), Blanchot crit : serait-elle .
6 La virgule aprs codifiable est remplace par les deux points (ED, 9).
7 Aprs concerns , un point dinterrogation (ED, 9).
8 Car supprim (ED, 9).
9 Les deux points sont remplacs par le point-virgule (ED, 9).
10 Lexpression pourrait librer est remplace dans ED par libre (p. 9).
11 Dans Lcriture du dsastre, on passe de la page 10 la page 28.
12 Voir Lvinas Emmanuel, Autrement qutre ou au-del de lessence, La Haye, Martinus Nijhoff, 1974, en
particulier la sous-partie Patience, corporit, sensibilit , p. 90-94 de ldition du Livre de Poche (toutes
les rfrences sont donnes dans cette dition).
13 Le point-virgule est remplac par une virgule (ED, 28).
14 Lusage de litalique a disparu (ED, 29).
15 Motif majeur dAutrement qutre ou au-del de lessence, longuement comment par Blanchot. Blanchot
a par exemple not : La responsabilit pour autrui est une passivit plus passive que toute passivit
exposition lautre sans assomption de cette exposition sans retenue, expression, Dire. Dire, franchise,
vracit, sincrit du dire. Dire se dcouvrant, se dnudant de sa peau, soffrant jusqu la souffrance (ainsi,

tout signe se signifiant). La substitution bout dtre aboutit au Dire la donation de signe, sexprimant.
comparer avec, Lvinas Emmanuel, Autrement qutrep. 31.
16 Dans ED (p. 30), Blanchot ajoute cette phrase : Le temps sans prsent, le moi sans moi, rien dont on
puisse dire que lexprience une forme de connaissance le rvlerait ou le dissimulerait.
17 Dans ED (p. 33), Blanchot a supprim les dterminants de ngation , trace et mouvement .
18 Dans ED (p. 33) cette phrase entre guillemets est remplace par : Je prfrerais ne pas (le faire) .
19 Dans ED (p. 33), lnonc entre guillemets est remplac par : Je prfrerais ne pas .
20 Voir Lvinas Emmanuel, Autrement qutre : Toute mon intimit sinvestit en contre-mon-gr-pour-unautre voil la signification par excellence et le sens du soi-mme, du se accusatif ne drivant daucun
nominatif le fait mme de se retrouver en se perdant. ; p. 26 (phrase copie par Blanchot dans ses notes).
21 Dans ED (p. 35), otage est en italiques.
22 Voir LVINAS Emmanuel, Autrement qutre, la sous-partie, La substitution , p. 179-188, voir
galement p. 202-203.
23 Dans ED (p. 35), la phrase est entre parenthses, par ailleurs, lexpression plus moi est modifie en
pas moi .
24 Dans ED (p. 36), ce fragment se situe aprs le suivant.
25 Dans ED (p. 36), la parenthse a t supprime.
26 Dans ED (p. 36), la phrase se poursuit ainsi : celui de lclatement, de la dispersion infinie, le temps
peut-il tre marqu, sans que cette marque le rende prsent, le propose une parole de nomination ?
27 Dans ED (p. 37) devient est suivi de plutt .
28 Entre guillemets (ED, 37).
29 Litalique est supprim (ED, 37).
30 Voir LVINAS Emmanuel, Autrement qutre, en particulier Le questionnement et lallgeance
autrui , p.43-48, ainsi que le chapitre La Subsitution , p. 156-205.
31 Litalique est supprim (ED, 37).
32 Le point dinterrogation est supprim (ED, 37).
33 Dans ED (p. 37) lexpression nest plus entre tirets mais entre parenthses.
34 ainsi supprim (ED, 38).
35 plus supprim (ED, 38).
36 Le pronom est crit avec une majuscule (ED, 38).
37 Blanchot a ajout au moins (ED, 38).
38 Les italiques sont supprims (ED, 38).
39 Idem.
40 Lexpression ce titre ainsi que les virgules sont supprims (ED, 38).
41 Lexpression futur, pass sont sans diffrence devient futur, pass sont vous lindiffrence (ED,
40).
42 La virgule est remplace par un tiret (ED, 40).
43 Blanchot ajoute : dans sa premire philosophie (ED, 40).
44 manire est remplac par sorte (ED, 41).
45 Traumatisme est prcd de Cest le (ED, 41).
46 Une virgule aprs autrui (ED, 41).
47 Dans ED (41), la phrase sarrte aprs tous , le dsastre a t supprim.
48 quelque part a t supprime (ED, 41).
49 LVINAS Emmanuel, Autrement qutre : Rien en un sens nest plus encombrant que le prochain. , p.
140. Cette phrase a t releve par Blanchot dans ses notes.
50 Le tiret est remplac par les deux points (ED, 41).
51 Blanchot a ajout jusque aprs car (ED, 41).
52 Blanchot a ajout encore aprs cest (ED, 41).
53 Lexpression tout entier a t supprime (ED, 41).
54 La parenthse a t supprime (ED, 42).
55 LVINAS Emmanuel, La trace de lautre (1963), En dcouvrant lexistence avec Husserl et Heidegger,
Paris, Vrin, 1982, p. 199.
56 Entendre ici le langage selon Lvinas comme Dire de la responsabilit par opposition au Dit de la
transmission des informations. Voir, LVINAS Emmanuel,Autrement qutre : Proximit comme dire,
contact, sincrit de lexposition ; dire davant le langage, mais sans lequel aucun langage, comme
transmission de messages, ne serait possible. p. 32. Dans les notes de Blanchot sur Autrement qutre
on peut lire : Essayer de ne pas penser la proximit en fonction de ltre : proximit comme dire, contact,

sincrit de lexposition ; dire davant le langage, mais sans lequel aucun langage, comme transmission de
messages, ne serait possible. Car la Raison qui lon prte la vertu darrter la violence, suppose dj le
dsintressement, la passivit ou la patience. [Cette dernire phrase est spare par de nombreuses lignes
de la prcdente, elle se trouve p. 33 dAutrement qutre] .
57 Voir LVINAS Emmanuel, Autrement qutre, voir en particulier : La responsabilit pour autrui , p. 2225 ainsi que le chapitre La substitution , p. 156-205.
58 mme a t supprim (ED, 45).
59 Blanchot ajoutera la note suivante : Note plus tardive. Quil ny ait pas trop dquivoque : la
philosophie ternelle , dans la mesure ou il ny a pas rupture dapparence avec le langage dit grec o
se garde lexigence duniversalit ; mais ce qui snonce ou plutt sannonce avec Lvinas, cest un surplus,
un au-del de luniversel, une singularit quon peut dire juive et qui attend dtre encore pense. En cela
prophtique. Le judasme comme ce qui dpasse la pense de toujours pour avoir t toujours dj pens,
mais porte cependant la responsabilit de la pense venir, voil ce que nous donne la philosophie autre de
Lvinas, charge et esprance, charge de lesprance (ED, 45).
60 Dans ED (p. 46), qui relve de la conscience-inconscience .
61 la nommer est remplac par lappeler (ED, 46).
62 peut-tre a t supprim (ED, 48).
63 arbitrairement a t supprim (ED, 48).
64 La totalit de cette parenthse a t supprime (ED, 48).
65 afin de est remplacer par pour (ED, 48).
66 Blanchot a ajout prtendue (ED, 49).
67 elle nest a t supprim (ED, 49).
68 Voir LVINAS Emmanuel, Autrement qutre, la partie Exposition p. 43-99, plus particulirement les
pages consacres la dnudation, p. 83-86. Toute la lecture de Blanchot sinscrit clairement dans le sillage
de la note liminaire dAutrement qutre, : Reconnatre dans la subjectivit une exception drglant la
conjonction de lessence, de ltant et de la diffrence ; apercevoir dans la substantialit du sujet, dans le
dur noyau de lunique en moi, dans mon identit dpareille, la substitution autrui ; penser cette
abngation, davant le vouloir, comme une exposition sans merci, au traumatisme de la transcendance selon
une susception plus et autrement passive que la rceptivit, la passion et la finitude ; faire driver de cette
susceptibilit inassumable la praxis et le savoir intrieurs au monde voil les propositions de ce livre qui
nomme lau-del de lessence (p. 10).
69 subjectivit du sujet est en italiques (ED, 53).
70 Dans ED (53), la virgule est supprime, ni est remplac par ou .
71 Dans ED, un fragment spare celui-ci du suivant.
72 Blanchot ajoute : absence de temps .
73 Le dernier fragment de Lcriture du dsastre : Solitude qui rayonne, vide du ciel, mort diffre :
dsastre (ED, 220).
74 Ce fragment se trouve p. 15 dans ED.
75 La citation est en italiques (ED, 16).
76 Pas de saut de ligne (ED, 16).
77 Ce fragment, le dernier de Discours sur la patience se trouve la page 17 de Lcriture du dsastre.
AUTEUR
Maurice Blanchot
Notre compagne clandestine1
Maurice Blanchot
p. 421-430
TEXTE NOTES AUTEUR
TEXTE INTGRAL
1 Notre compagne clandestine , in Textes pour Emmanuel Lvinas, LARUELLEFranois (dir.),
Paris, (...)
1Il y a une vingtaine dannes, Lvinas crivait : Ce sicle aura donc t pour tous la fin de la
philosophie , mais terminait sa phrase par un point dexclamation qui en modulait le sens et peut-tre le
renversait. Cette adjonction ponctuelle tait particulirement bien venue, puisque notre poque, destine
porter en terre la philosophie, sinscrira peut-tre comme lune des plus riches en philosophes (si le mot riche
peut encore ici passer pour pertinent), marque de part en part par les recherches philosophiques, par une

rivalit sans pareille entre sciences, littrature, philosophie, celle-ci ayant ncessairement le dernier mot qui
ne russit pas tre le dernier.
TOUS, HONTEUSEMENT, GLORIEUSEMENT
2 Cest Jean-Luc Nancy qui nous le rappelle dans son remarquable Logodaedalus.
2Philosophes, nous le sommes tous, honteusement, glorieusement, par abus, par dfaut et surtout en
soumettant le philosophique (terme choisi pour viter lemphase de la philosophie) une mise en question si
radicale quil faut toute la philosophie pour la soutenir. Mais jajouterai (tout en rptant lavertissement de
Bacon et de Kant : de nobis ipsis silemus2) que, ds que jai rencontr rencontre heureuse, au sens le plus
fort , il y a plus de cinquante ans, Emmanuel Lvinas, cest avec une sorte dvidence que je me suis
persuad que la philosophie tait la vie mme, la jeunesse mme, dans sa passion dmesure, cependant
raisonnable se renouvelant sans cesse ou soudainement par lclat de penses toutes nouvelles,
nigmatiques, ou de noms encore inconnus qui brilleraient plus tard prodigieusement. La philosophie serait
notre compagne jamais, de jour, de nuit, ft-ce en perdant son nom, devenant littrature, savoir, non-savoir,
ou sabsentant, notre amie clandestine dont nous respections aimions ce qui ne nous permettait pas
dtre lis elle, tout en pressentant quil ny avait rien dveill en nous, de vigilant jusque dans le sommeil,
qui ne ft d son amiti difficile. La philosophie ou lamiti. Mais la philosophie nest prcisment pas une
allgorie.
LE SCEPTICISME INVINCIBLE
3Lvinas a crit (cest de mmoire que je citerai parfois, donc dune manire incertaine) que le scepticisme
tait invincible. Rfut, le scepticisme lest aisment, rfutation qui le laisse intact ; se contredit-il lorsquil
sexpose en usant de raisons quil ruine ? La contradiction est aussi son essence, de mme quil combat tout
dogmatisme en en mettant au jour les prsupposs insatisfaits ou onreux (lorigine, la vrit, lauthenticit,
lexemplaire, le propre, les valeurs), mais aussi, dune manire implicite, en renvoyant un dogmatisme
si absolu que toute affirmation est menace (cela est notable dj chez les Sceptiques anciens et Sextus
Empiricus). Ce qui ne veut pas dire quil faut se plaire ce nihilisme maniaque et pathtique que dnonce
justement Lyotard et pour lequel une fois pour toutes rien ne vaut. Ce serait nouveau le repos, la scurit.
Le dfaut du nihilisme - terme sans vigueur, sans rigueur est de ne se savoir pas en dfaut et de sarrter
toujours prmaturment. Le scepticisme invincible que reconnat Lvinas, montre que la philosophie en
Lvinas, la mtaphysique par lui, ces noms si facilement dcris, naffirme rien qui ne soit surveill par un
contradicteur infatigable auquel il ne cde pas, mais qui loblige aller plus loin, non pas hors raison, dans la
facilit de lirrationnel ou leffusion mystique, mais vers une raison autre, vers lautre comme raison ou
exigence : ce qui apparat avec chacun de ses livres. Il suit sans doute le mme chemin ; linattendu qui sy
rvle rend cependant le chemin si nouveau ou si ancien que, laccompagnant, nous sommes frapps
comme dun coup au cur le cur dune raison qui nous fait dire intrieurement : mais cela aussi je lai
pens, je dois le penser .
VALERY : LAUTRE HOMME... RESTE UNE CONCEPTION CAPITALE...
4Il y a peut-tre des penseurs plus nafs que dautres. Descartes plus naf que Leibniz ; Platon plus naf que
Platon. Heidegger, ce penseur ce point dnu de la navet quil lui a fallu des disciples pour la dtenir sa
place et quon ne peut pas linvoquer pour lexcuser de ce qui arriva en 1933 (mais ce dernier point est si
grave quon ne saurait se contenter dune allusion pisodique : le nazisme et Heidegger, cest une blessure
de la pense, chacun de nous intimement bless ; on ne le traitera pas par prtrition). La navet
philosophique est peut-tre insparable de lvidence philosophique en ce que celle-ci apporte de plus
nouveau (le nouveau du plus ancien), parce que ce quelle dit l, avance l, offre ncessairement prise la
critique ; ce qui savance est vulnrable, cest toutefois le plus important. Quand Lvinas demanda si
lontologie tait fondamentale (ne faisant du reste, mais pour dautres raisons, que prcder Heidegger qui
en vint rcuser les deux termes, de mme quil mit le mot tre sous rature), il posait dune certaine manire
une question nave, inattendue et inentendue, parce que rompant avec ce qui paraissait avoir renouvel la
philosophie et quil avait le premier contribu comprendre et transmettre, rompant ainsi avec lui-mme.
De mme, et dans la suite de ce mouvement, quand il pronona le mot Autre et le rapport de moi Autrui
comme un rapport exorbitant, infini ou de transcendance, tel quon ne pouvait pas le ressaisir par une
rflexion sur ltre et ltant et tel que toute la philosophie occidentale sen tait dtourne traditionnellement
par le privilge accord au Mme, au Moi-Mme ou plus abruptement lidentit, la critique pouvait juger
cette affirmation nave, accumuler les objections, rfuter (comme il est dit de K. dans le Chteau : il a
toujours tout rfut), cest la critique qui tait nave, nentendant pas ce quil y avait de dcisif dans cette
exigence, de difficile aussi, qui mettait mal laise la raison, ft-elle pratique, sans cependant la renvoyer. (Je
relve dans les Cahiers de Valry cet crivain peu naf, qui lest cependant, parfois heureusement, parfois

malheureusement, quand il rabaisse la philosophie quil connat mal : les systmes des philosophes, qui
me sont fort peu connus, me semblent gnralement ngligeables ce pressentiment de limportance
dAutrui, mme sil lexprime insuffisamment : Autrui, un autre semblable, ou peut-tre double de moi [mais
prcisment autrui ne saurait tre alter ego], cest le gouffre le plus magntique, la question la plus
renaissante, lobstacle le plus malin... Ainsi, ajoute remarquablement Valry, lautre homme... reste une
conception capitale...
LINTERROGATION SUR LE LANGAGE
5Je suis sr que Lvinas ne se soucie pas de philosopher contre-courant. La philosophie nest jamais
quintempestive. Lpithte de nouveau est ce qui lui convient le moins. Cependant, bien que rendant la
mtaphysique et lthique lminence dont on pensait, par une irrflexion facile, navoir plus tenir compte,
Lvinas est aussi celui qui devance ou accompagne, selon ses voies propres, les proccupations qui sont
par excellence (ou par indigence) celles de notre temps. Par exemple : il ne manque pas de sinterroger sur
le langage, et de cette manire non nave, de cette manire centrale qui a pendant si longtemps t nglige
par la tradition philosophique. Valry, pour lvoquer encore, croyait mettre la philosophie en difficult en
constatant : La philosophie et le reste ne sont quun usage particulier des mots et plus loin : toute
mtaphysique rsulte dun mauvais usage des mots . Remarque qui sclaire lorsquil explique sa
conception qui est ce quon appellera une conception existentielle, savoir que ce qui compte, cest une
exprience intrieure relle que cache un systme li de concepts ou un systme de notations et de
conventions, dbordant le phnomne trs particulier et personnel et se donnant comme ayant, en
dehors de ce phnomne singulier, valeur gnrale de vrit ou de loi. Autrement dit Valry reproche la
philosophie dtre ce quil exigera que la littrature et la posie soient : possibilit de langage, invention dun
langage du second degr ( penser dans une forme quon aurait invente ) sans la prtention sotte et
invincible de faire semblant den sortir en faisant passer ce langage pour de la pense. Il est vrai que
Valry ajoutera (avertissement qui vaut encore pour les meilleurs linguistes lorsquils soccupent de
potique) : Toutes recherches sur lArt et la Posie tendent rendre ncessaire ce qui a larbitraire pour
essence ; ce qui est dnoncer toutes les tentations ou perversions mimologiques , condition
dentendre cette ncessit comme un semblant de ncessaire ou un effet de ncessit, tout de mme un
essai nigmatique de mutation du discours.
LA DIACHRONIE IRREDUCTIBLE
6Ce qui importe Lvinas est diffrent, ne passe dirais-je heureusement ? que dune manire indirecte
par les recherches linguistiques. Sil y a une extrme dissymtrie entre moi et autrui (ce quexprime cette
phrase impressionnante : Autrui est toujours plus prs de Dieu que moi , qui garde son pouvoir, quoi
quon entende par le nom innomin de Dieu), si cependant le rapport infini entre moi et Autre peut tre un
rapport de langage, sil mest permis, moi peine moi, davoir relation avec lextrme Autre le plus
prochain et le plus lointain par la parole, il ne saurait manquer quil nen rsulte pour le discours des
exigences qui le renversent ou le bouleversent, ne serait-ce que celle-ci : autrui ou lautre ne peut tre
thmatis, cest--dire je ne parlerai pas de lautre ou sur lautre, mais je parlerai si je parle Autrui
(ltranger, le pauvre, celui qui prcisment na pas la parole, le matre aussi sans matrise), non pour
linformer ou lui transmettre un savoir tche du langage ordinaire , plutt pour linvoquer (cet autrui si
autre que son mode dtre appel nest pas le tu , mais le il ), lui rendre tmoignage par une manire
de Dire qui nefface pas la distance infinie, mais soit parole par cette distance, parole dinfini. Dans chacun
de ses livres Lvinas, affinera toujours davantage par une rflexion toujours plus rigoureuse ce qui tait dit
ce sujet dans Totalit et Infini , mais justement cela tait dit, cest--dire thmatis, donc toujours dj dit
au lieu de rester dire (do lun des problmes lancinants, insolubles, de la philosophie : comment peut se
dire, sexposer, se prsenter la philosophie sans, par-l mme, par lemploi dun certain langage, se
contredire ou shypothquer ? Le philosophe ne doit-il pas tre crivain, et alors renoncer la philosophie,
quitte dnoncer la philosophie implicite de lcriture ? Ou bien prtendre lenseignement, la matrise,
cest--dire laventure de la parole orale non matrise, tout en sabaissant de temps en temps faire des
livres ? Comment maintenir la dissymtrie, la courbure de lespace qualifi ( tort) dintersubjectif, linfinit de
la parole dinfini ?). Cest dans le texte intitul Le Dire et le Dit que Lvinas ira le plus loin, texte qui nous
parle, comme si lextraordinaire nous parlait, que je nai nullement lintention, la possibilit, de reprendre ou
de rsumer. Il faut le lire et le mditer. Je puis certes rappeler vasivement que si le dit est toujours dj dit,
le Dire nest jamais qu dire, ce qui ne privilgie pas un futur (le futur prsent de lavenir), et non pas mme
du moins, je linterprte ainsi une prescription comme un dit, mais ce que nul moine peut prendre sur soi
en le gardant, sous sa sauvegarde : seulement en le donnant ; Dire est
donation,perte,ouiperte,mais,jelajouterai,pertedanslimpossibilitdelaperte pure et simple. Par le dit, nous
appartenons lordre, au monde (le cosmos), nous sommes prsents lautre avec qui nous pouvons traiter

dgal gal, nous sommes contemporains. De par le Dire, nous sommes arrachs lordre sans que lordre
disparaisse tranquillement en dsordre : la non-concidence avec autrui, limpossibilit dtre ensemble dans
une simultanit simple, la ncessit (lobligation) dassumer un temps sans prsent, ce que Lvinas
nommer a la diachronie irrductible qui nest pas la temporalisation que nous vivons, mais qui se marque
comme laps de temps (ou absence de temps), voil ce quoi le Dire nous engage dans notre responsabilit
de lAutre, responsabilit si dmesure que nous y sommes livrs passivement, lextrmit de toute
patience, plutt que capables dy rpondre par notre autonomie, notre prtention de Sujet, au contraire
assujettis, mis dcouvert (dune dcouverte qui nest pas prsence ou dvoilement), dcouverte risque de
soi, obsds ou assigs de part en part jusqu la substitution , lun qui nexiste presque pas nexistant
que pour lautre, le lun pour lautre , rapport quil ne faut pas concevoir comme didentification, puisquil
ne passe pas par ltre, sans simplement ne pas tre, car il mesure lincommensurable, un rapport dabsolue
inconvenance, dtranget et dinterruption, pourtant substitution de lun lautre, diffrence comme nonindiffrence.
LINDISCRTION A LGARD DE LINDICIBLE
7Je me souviens de phrases de Lvinas dont la rsonance est rsonance philosophique, appel de la raison
lveil dune autre raison, rappel du dire dans le dit, ce langage ancillaire qui prtend cependant ne pas
soumettre lexception : Lindiscrtion lgard de lindicible, voil peut-tre quelle serait la tche de la
philosophie. Ou encore : La philosophie nest peut-tre que lexaltation du langage o les mots (aprs
coup) se trouvent une condition laquelle religion, science et technique doivent leur quilibre... Do nous
pouvons entrevoir vers quelle exigence le langage est surlev, disant le Dire qui nest quapparente activit
sil prolonge, dans une tenue qui ne se dtient pas, la passivit la plus extrme. nigme dun Dire comme
dun Dieu parlant dans lhomme, cet homme qui ne compte sur aucun Dieu, pour qui il ny a pas habiter,
lexil de tout monde sans arrire-monde, et qui enfin na mme pas le langage comme demeure, pas plus
quil naurait le langage pour parler selon laffirmation ou la ngation. Cest pourquoi Lvinas, revenant la
rflexion sur le scepticisme invincible, dira aussi (si je ne me trompe pas) : Le langage est dj
scepticisme , o laccent peut tre mis sur dj, et non pas seulement parce que le langage serait
insuffisant ou essentiellement ngativit, ou mme parce quil excderait les limites du penser, ou bien peuttre cause de ce rapport avec lexcessif et en tant quil porte la trace de ce qui a pass sans prsence,
dune trace qui na pas laiss de traces, toujours dj efface, la portant cependant hors de ltre. Ainsi le
langage serait scepticisme, certes comme langage qui ne permet pas de sen tenir au savoir certain ou ne
permet pas la communication transparente, mais, cause de cela, langage qui excde tout langage en ne
lexcdant pas, langage de lpoch ou, selon Jean-Luc Nancy, langage de la syncope. Le scepticisme du
langage nous retire donc jusqu un certain point (limite indcise) toute garantie ; en raison de quoi il ne nous
enferme pas dans ce quil prtendrait devoir tre une caution ou une condition.
LA COMDIE DIVINE
8Je ne crois pas quune bonne approche de la pense de Lvinas serait de la figer sous des titres quelle ne
refuse pas, mais qui justifient les interprtations paresseuses ou arrtent les questions extrmes quelles ne
cessent de nous poser : par exemple, philosophie de la transcendance ou mtaphysique de lthique ; peuttre parce que nous ne savons plus entendre de tels noms, trop chargs de significations traditionnelles. Le
mot transcendance est ou trop fort, nous imposant aussitt silence, ou au contraire se maintenant et
nous maintenant dans les limites de ce quil devrait faire clater. Cest Jean Wahl qui disait, avec lesprit qui
lui tait propre, que la plus grande transcendance, la transcendance de la transcendance, est finalement
limmanence ou le perptuel renvoi de lune lautre. La transcendance dans limmanence, Lvinas est le
premier sinterroger sur cette trange structure la sensibilit, la subjectivit et ne pas se laisser
satisfaire par le heurt de telles contrarits. Mais lune de ses dmarches : commencer ou poursuivre un
expos (le plus souvent inspir par la phnomnologie) avec une telle rigueur et un savoir si fidle quil
semble que, par l, tout soit dit et quil expose la vrit mme jusqu ce que nous arrivions une petite
phrase, introduite (cest un exemple) par un moins que auquel on pourrait ne pas tre attentif et qui,
invisiblement, lzarde tout le texte prcdent et drange lordre solide auquel nous avions t appels
adhrer, ordre qui reste important. Cest peut-tre l le mouvement proprement philosophique, qui nest pas
philosophie du coup de force ou du martellement, et qui tait dj la ressource de Platon en ses dialogues
(sa probit, sa ruse aussi). Il ne sagit pas dune hermneutique, mais puisque, dune certaine manire,
Lvinas tranche et rompt avec une tradition quil ne mconnat nullement, cest elle qui lui sert de tremplin et
qui reste une rfrence au regard de laquelle linvention philosophique rend concrte lindiscrtion vis--vis
de lindicible et, tout autre que schmatique, lappel un au-del de lessence, une outrance qui ne soit

pas irrationnelle ou romantique. Ainsi, par une sorte de parricide respectueux, nous proposera-t-il de ne pas
nous fier la prsence et lidentit de conscience husserlienne, mais de substituer la raison
phnomnologique (ou ontologique) une raison entendue comme veille, incessant rveil, vigilance qui
nest pas tat dme et, sans tre lextase dune ivresse, ne sen tient pas la lucidit, faisant battre le cur
du Moi en son intrieur dnucl, lautre en moi hors de moi, ce qui ne peut plus se saisir en une
exprience (ni vnement, ni avnement), puisque toute manifestation (voire le non manifeste de
linconscience) finit toujours par se rendre la prsence qui nous retient dans ltre : ainsi sommes-nous
exposs, par la responsabilit, lnigme du non-phnomne, du non-reprsentable, dans lquivoque dune
trace dchiffrer, indchiffrable. De mme (de mme ?), si Lvinas prononce, crit le nom de Dieu, il nentre
pas par lui en religion ou en thologie, ni non plus ne le conceptualise, mais nous fait pressentir que, sans
tre un autre nom pour autrui, toujours autre quautrui, autre autrement , la transcendance infinie ou de
linfini laquelle nous essayons dastreindre Dieu, sera toujours prte virer en absence, jusqu sa
confusion possible avec le remue-mnage de lil y a . Mais quen est-il de ce que Lvinas nomme lil y a,
en dehors de toute rfrence avec le es gibt de Heidegger et mme bien avant que celui-ci nous en ait
propos une analyse structurellement toute diffrente ? Lil y a est une des propositions les plus fascinantes
de Lvinas : sa tentation aussi, comme lenvers de la transcendance, donc indistincte delle, quon peut
dcrire en termes dtre, mais comme impossibilit de ne pas tre, linsistance incessante du neutre, le
bruissement nocturne de lanonyme ; ce qui ne commence jamais (donc anarchique parce que ternellement
chappant la dcision dun commencement), labsolu mais comme indtermination absolue : cela
ensorcelle, cest--dire attire vers le dehors incertain, parlant infiniment hors vrit, la manire dun Autrui
dont nous ne pourrions nous dbarrasser simplement en le qualifiant de trompeur (le malin gnie), ni parce
quil serait raillerie, car cette parole qui nest quun rire perfidement retenu, donnant signe tout en se drobant
toute interprtation, ni gratuit, ni enjou, grave, aussi bien, comme lillusion du srieux, tant ds lors ce qui
nous drange le plus, est aussi le mouvement le plus apte nous refuser les ressources de ltre comme
lieu et lumire : don peut-tre de la littrature dont on ne sait si elle grise en dgrisant ou si sa parole qui
charme et dgote ne nous attire pas ultimement parce quelle est promesse (promesse quelle tient et ne
tient pas) dclairer lobscur de toute parole, ce qui en elle chappe la rvlation et la manifestation :
trace encore de la non-prsence, lopacit de la transparence. Que Dieu, par sa transcendance la plus
haute, le Bien au-dessus de ltre, doive soffrir cette intrigue inextricable, et ne puisse pas directement
(sauf par lappel inentendu la droiture) lever ce que Hegel nommait peut-tre le mauvais infini, le rptitif
du sans retour, voil qui nous laisse devant une exigence qui ncessairement est la ntre, parce quelle nous
excde : celle qui, dans lambigut du sacr et du saint, du temple et du thtre , nous rend
spectateurs-acteurs-tmoins de la Comdie divine o, si nous en venons rire, le rire nous reste dans la
gorge . Je voudrais maintenant ajouter ces quelques notes un rappel dobsession. Le livre quEmmanuel
Lvinas a intitul Autrement qutre ou au-del de lessence est une uvre philosophique. Il serait
difficile de ne pas la tenir pour telle. La philosophie, ft-elle de rupture, nous sollicite philosophiquement.
Pourtant le livre commence par une ddicace. Je transcris cette ddicace : la mmoire des tres les plus
proches parmi les six millions dassassins par les nationaux-socialistes, ct des millions et des millions
dhumains de toutes confessions et de toutes nations, victimes de la mme haine de lautre homme, du
mme antismitisme . Comment philosopher, comment crire dans le souvenir dAuschwitz, de ceux qui
nous ont dit, parfois en des notes enterres prs des crmatoires : sachez ce qui sest pass, noubliez pas
et en mme temps jamais vous ne saurez. Cest cette pense qui traverse, porte, toute la philosophie de
Lvinas et quil nous propose sans la dire, au-del et avant toute obligation.
NOTES
1 Notre compagne clandestine , in Textes pour Emmanuel Lvinas, LARUELLEFranois (dir.), Paris, ditions Jean-Michel Place, p.
79-87.
2 Cest Jean-Luc Nancy qui nous le rappelle dans son remarquableLogodaedalus.

Biographies des auteurs


p. 431-437
TEXTE
TEXTE INTGRAL

Manola ANTONIOLI
Docteur en philosophie et sciences sociales de lEHESS, ancienne responsable de sminaire au Collge
International de Philosophie, Paris (1996-2007), charge de cours lcole de Management Audencia
(Nantes), Suplec (Gif-sur-Yvette) et Telecom&Management SudParis (Evry). Elle a publi : Lcriture de
Maurice Blanchot. Fiction et thorie, Paris, Kim, 1999 ; Deleuze et lhistoire de la philosophie, Paris, Kim,
1999 etGophilosophie de Deleuze et Guattari, Paris, LHarmattan, 2004. Elle a galement collabor aux
ouvrages collectifs Aux sources de la pense de Gilles Deleuze I, LECLERCQ Stfan (dir.), Mons/Paris, Sils
Maria/Vrin, 2005 etGilles Deleuze, hritage philosophique BEAULIEU Alain (dir.), Paris, PUF, 2005. Elle a
dirig LAbcdaire de Jacques Derrida, Mons/Paris, Sils Maria/Vrin, 2007, codirig (avec Pierre-Antoine
Chardel et Herv Rgnault) le volume Gilles Deleuze, Flix Guattari et le politique, Paris, ditions du Sandre,
2006, et (avec Frdric Astier et Olivier Fressard) louvrage collectifGilles Deleuze et Flix Guattari. Une
rencontre dans laprs Mai 68, Paris, LHarmattan, 2009.
Franois BRMONDY
Franois Brmondy a publi plusieurs articles sur Maurice Blanchot, en particulier Le Trs-Haut ou
lincognito de Dieu (Revue des Sciences Humaines 1999), Blanchot, Lvinas et la Bible
(Emmanuel Lvinas, Maurice Blanchot : penser la diffrence, Presses universitaires de Paris Ouest, 2007),
et un article sur la nouvelle dition des Penses de Francis Kaplan (Revue des Sciences Thologiques et
Philosophiques, 2009).
Il a dautre part publi plusieurs tudes de la philosophie de Raymond Ruyer : Le Dieu dun philosophe et
dun savant (in Raymond Ruyer, Kim, 1995) Ruyer critique de Bergson (in Bergson et les
Neurosciences, Synthelabo, 1997) La Psychobiologie de Ruyer (in La Mtaphysique, Actes du
XXVIIe Congrs des Socits de Philosophie de Langue franaise), Ruyer et la physique quantique (Les
tudes philosophiques, 2007).
Smadar BUSTAN
Docteur en philosophie, chercheuse luniversit de Luxembourg. Elle est traductrice en hbreu de Lvinas,
Marion et Blanchot et lauteur des plusieurs articles et prfaces de livres sur la phnomnologie, lthique et
le rapport de la pense continentale et la pense analytique. Cet article sinscrit dans le cadre de ses travaux
sur la souffrance, mens avec le groupe de travail interdisciplinaire sur la souffrance et la douleur quelle a
co-fonde Harvard.
Hugues CHOPLIN
Hugues Choplin est enseignant-chercheur en philosophie luniversit de Technologie de Compigne o il
dirige le dpartement Technologie et Sciences de lHomme . Sa recherche sappuie sur une analyse
critique aussi bien de la philosophie contemporaine que du mouvement qui, aujourdhui, traverse les
entreprises et les organisations. Il a crit trois livres sur Lvinas et Laruelle dont LEspace de la pense
franaise contemporaine. partir de Lvinas et Laruelle (LHarmattan, 2007). Il a dirig le numro Au-del
du pouvoir ? partir de la philosophie franaise contemporaine de la Revue de Mtaphysique et de Morale
(2008/4, PUF).
Arthur COOLS
Arthur Cools enseigne la philosophie contemporaine, esthtique et la philosophie de la culture au
Dpartement de Philosophie luniversit dAnvers. Membre du comit de rdaction de la collection

Rsonances de Maurice Blanchot . Il est lauteur de Langage et subjectivit. Vers une approche du
diffrend entre Maurice Blanchot et Emmanuel Lvinas(Peeters, Bibliothque philosophique de Louvain ,
2007). Rcemment, il a codit The Locus of Tragedy (Brill, Studies in contemporary Phenomenology ,
2008).
Matthieu DUBOST
Matthieu Dubost est professeur agrg de philosophie. Ancien lve de lENS Lettres & Sciences humaines,
il a soutenu une thse de doctorat consacre Husserl, Lvinas et Merleau-Ponty sous la direction de J.-L.
Marion. Cest notamment lauteur de La tentation pornographique. Rflexions sur la visibilit de lintime. Il
enseigne actuellement au lyce A. Fresnel de Bernay et luniversit de Rouen comme charg de cours. Il
est galement sociologue.
Yves GILONNE
Docteur s Lettres. Enseignant/chercheur au sein du dpartement de franais de luniversit de Nottingham.
Auteur de nombreux article sur Blanchot et ses contemporains et dun ouvrage intitul La Rhtorique du
sublime dans luvre de Maurice Blanchot, LHarmattan, 2008.
Georges HANSEL
Professeur de mathmatiques mrite luniversit de Rouen. Il est intervenu plusieurs reprises dans les
Colloques des intellectuels juifs de langue franaise . Outre ses ouvrages et articles de mathmatiques, il
a publi Explorations talmudiques, Paris, Odile Jacob, 1998 et De la Bible au Talmud suivi de LItinraire de
pense dEmmanuel Lvinas, Paris, Odile Jacob, 2008. Il a publi galement Lvinas Concordance, en
collaboration avec Cristian Ciocan, Dordrecht, Springer, 2005. Il maintient un site Web :http://ghansel.free.fr.
Eric HOPPENOT
Enseigne lIUFM de Paris-Universit Paris 4, chercheur associ au GRES (universit autonome de
Barcelone) et au groupe Modernits (universit Bordeaux 3). A fond et dirig la collection Compagnie de
Maurice Blanchot , codirige avec Alain Milon la collection Rsonances de Maurice Blanchot aux Presses
universitaires de Paris Ouest. Il a organis plusieurs colloques consacrs Blanchot et dirig plusieurs
ouvrages, dont rcemment : Emmanuel Lvinas, Maurice Blanchot : penser la diffrence, Presses
universitaires de Paris Ouest, 2007 et Maurice Blanchot, de proche en proche, Complicits, 2008. Il est
lditeur des crits politiques de Blanchot, parus sous le titre, crits politiques, 1953-2003, Gallimard, 2008.
Ses recherches actuelles portent sur les liens entre littrature et philosophie ainsi que sur Blanchot et la
tradition biblique.
Anne-Lise LARGE
Docteur en philosophie, Anne-Lise Large a concentr lessentiel de ses recherches sur la question de
lirreprsentable et du fragmentaire dans lhistoire de lart et de la littrature. Elle est par ailleurs photographe
et engage dans plusieurs projets dexposition en France et ltranger. En 2008, le Muse de la
Photographie Andr Villers lui a consacr une exposition monographique et un catalogue prfac par Hlne
Cixous.
Thierry LAUS

Thierry Laus, n en 1972, est matre de confrence en histoire des institutions, des thologies et des
imaginaires chrtiens luniversit de Lausanne et lcole Polytechnique Fdrale de Lausanne. Il est
membre du comit de rdaction de la collection Rsonances de Maurice Blanchot . Ses recherches et se
situent au croisement de lhistoire des religions (christianisme et judasme), de la littrature (Mallarm,
Blanchot et Beckett) et de la philosophie (Derrida, Nancy et Agamben). Il a notamment publi : La parole
infinie, cela ne sachve pas , in Emmanuel Lvinas, Maurice Blanchot : penser la diffrence,
ric HOPPENOT et Alain MILON (dir.), Presses universitaires de Paris Ouest, 2007 ; Corp(u)s , in Le Corps,
lieu de ce qui nous arrive, Pierre GISEL (dir.), Labor et Fides, 2008 ; Croire Volodine. Entre biologie(s),
historicit(s) et foutoir(s) , in Les Constellations du croire, Pierre GISEL (dir.), Labor et Fides, 2009.
Michel LISSE
Michel Lisse est chercheur qualifi du Fonds National de la Recherche Scientifique (Belgique) et professeur
luniversit catholique de Louvain (Louvain-la-Neuve). En 1995, il a organis un colloque intitul Passions
de la littrature. Avec Jacques Derrida (Galile, 1996). Il a publi aux ditions Galile LExprience de la
lecture. 1. La soumission (1998) et LExprience de la lecture. 2. Le glissement (2001). Il a dirig le dossier
du Magazine littraire. Jacques Derrida. La philosophie en dconstruction (avril 2004). En 2005, il a publi
aux ditions de lADPF un livre intitul Jacques Derrida. Il a dit avec Marie-Louise Mallet et Ginette
Michaud le Sminaire. La bte et le souverain. Volume 1 (2001-2202) de Jacques Derrida (Paris, Galile,
2008).
Daiana MANOURY
Daiana Manoury est Docteur s Lettres. Elle enseigne la Communication luniversit de Rouen. Membre du
Comit de lecture de la collection Rsonances de Maurice Blanchot (Presses universitaires de Paris
Ouest) et du CDHET (Communication et le Dveloppement des Hommes, des Entreprises et des Territoires,
universit du Havre), elle est lauteur notamment de lessai Queneau, Perec, Butor, Blanchot : Eminences du
rve en fiction, Paris, LHarmattan, 2004.
Quelques problmatiques abordes : la littrature et la communication corporelle ; le rve sous lclairage de
la communication interpersonnelle ; la culture visuelle et les nouvelles habitudes langagires ; lintime
comme partage ; la construction du roman autobiographique travers la mise en exergue du corps.
ric MARTY
ric Marty, crivain, essayiste et critique, est professeur de littrature contemporaine luniversit ParisDiderot. Il est notamment lauteur deRen Char, Paris, Points-ditions du Seuil, Roland Barthes, le mtier
dcrire, Paris, ditions du Seuil, Fiction et Cie , et de Bref sjour Jrusalem, Paris, Gallimard,
LInfini .
Alain MILON
Professeur de philosophie esthtique luniversit de Paris Ouest. Directeur des Presses universitaires de
Paris Ouest. Derniers ouvrages publis :LEsthtique du livre, Alain Milon et Marc Perelman (dir.), Nanterre,
Presses universitaires de Paris Ouest, 2009, Bacon, leffroyable viande, Paris, Les Belles Lettres, Encre
marine , 2008 ; Emmanuel Lvinas, Maurice Blanchot : penser la diffrence, ric HOPPENOT et
Alain MILON (dir.), Paris, codition Unesco-Presses universitaires de Paris Ouest, 2e dition
2009 ;Dictionnaire du corps, M. MARZANO (dir.), PUF, 2007 ; Le Livre et ses espaces, Alain MILON et
Marc PERELMAN (dir.), Presses universitaires de Paris Ouest, 2007 ; Lcriture de soi : ce lointain intrieur.
Moments dhospitalit littraire autour dAntonin Artaud, La Versanne, Encre Marine , 2005 ; La Ralit

virtuelle. Avec ou sans le corps. Paris, Autrement, Le corps plus que jamais , 2005 ; Contours de lumire :
les territoires clats de Rozelaar Green. 40 ans de voyages en pastels et dessins, Paris, DRAEGER,
2002 ; LArt de la Conversation, Paris, PUF, Perspectives critiques , 1999 ; Ltranger dans la Ville. Du
rap au graff mural, Paris, PUF, Sociologie daujourdhui , 1999 ; La Valeur de linformation : entre dette et
don, Paris, PUF, Sociologie daujourdhui , 1999. paratre en 2010,La Flure du cri. Violence et criture,
Paris, Les Belles Lettres, Encre marine .
Hugo MONTEIRO
Philosophe de formation (universit de Coimbra), docteur en Philosophie la Facult de Philosophie de
Saint Jacques de Compostelle, il est professeur de Philosophie et thique lcole Suprieure dducation
de Porto. Il a publi de nombreux articles lis des thmatiques philosophiques parmi lesquels : Autour de
Derrida : cole et hospitalit (2003) ; Urbi et orbi Crer des mondes partir des lieux (2005) ; Proximit
et prise de distance entre Maurice Blanchot et Michel Foucault (2006) ; Les Savoirs et la foi, dans un
aujourdhui sans prvision (2007). En 2002 il publie son premier livre de fiction littraire : Interrupes.
Actuellement, il prpare la publication du livre La Philosophie dans les limites de la littrature. crit et pense
chez Maurice Blanchot.
Enzo NEPPI
N Bologne (Italie), Enzo Neppi a tudi la philosophie Jrusalem et Paris, la littrature italienne
Yale. Professeur de littrature italienne Grenoble, il travaille sur les origines du nihilisme au tournant des
Lumires, et sur thique et subjectivit au XXe sicle. Parmi ses publications : Le Babil et la caresse. Pense
du maternel chez Sartre (1995) ; Ltre et le mal dans la pense dEmmanuel Lvinas , in Esprit, juillet
2000 ; Les diffrents visages du nihilisme dans les Petites uvres morales , inLectures de Lopardi,
PUR, 2002 ; thique et absolu chez Sartre , inCits, n 22 ; thique et matire chez Primo Levi , in La
Pense juive contemporaine, 2008.
Bertrand RENAUD
N en 1976. Actuellement en thse de Lettres Modernes sur La Chose de Ren Char avec M. le
Professeur ric Marty Paris VII. Ancien lve de lENS-LSH, section philosophie. Matrise de Philosophie
Paris I. A donn en 2007-2008 un cycle de confrences sur Lespace du paysage dans la peinture de
Czanne Zao-Wou-Ki dans une association culturelle. Poursuit cette anne un cycle sur Lexigence du
dsir (philosophie, psychanalyse, littrature). Articles sur Ren Char : Ren Char et Celan, Ren Char et
Hraclite, Blanchot, Beckett. Participation divers colloques.
David UHRIG
Professeur luniversit Amricaine de Paris pour le dpartement des Arts et des Sciences. En 2002, il a
soutenu une thse dhistoire et de smiologie du texte et de limage luniversit de Paris 7 sous la direction
de Julia Kristeva : LImage pas pas. Il a dabord consacr une grande partie de ses recherches en
philosophie et en littrature luvre de Maurice Blanchot. Soucieux den ressaisir la porte thico-politique,
il sattache aujourdhui retracer la gense historique complexe de cette criture en interrogeant la littrature
europenne de lentre-deux guerres. Membre du comit de rdaction de la collection Rsonances de
Maurice Blanchot aux Presses universitaires de Paris Ouest et vice-prsident de la Socit Internationale
de Recherche sur Emmanuel Lvinas , il fait valoir une approche pluridisciplinaire de ces deux penseurs.
ce titre, il a t lun des organisateurs des colloques internationaux Emmanuel Lvinas, Maurice Blanchot :
penser la diffrence lUNESCO (2006) et Image/Imaginaire dans luvre de Maurice Blanchot
luniversit de Paris Ouest (2007). Dernire publication : Lvinas et Blanchot dans les annes 30 ,

inEmmanuel Lvinas, Maurice Blanchot : penser la diffrence, Nanterre, Presses universitaires de Paris
Ouest, 2007, p. 93-119.
Presses universitaires de Paris Ouest, 2010

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