Bernard Noel - La Comédie Intime - Jericho
Bernard Noel - La Comédie Intime - Jericho
Bernard Noel - La Comédie Intime - Jericho
La Comédie intime
Œuvres I V
P.O.L
33, rue Saint-André-des-Arts, Paris 6e
PRÉFACE
L’INTIME SANS JE
Lorsque Bernard Noël réussit à faire exister le (ou les) nous comme
personnage principal du monologue éponyme, après avoir longtemps
envisagé ce pronom comme impraticable dans l’état actuel du monde1, il
accomplit un geste au moins double : il met en fiction ses derniers textes
politiques fondés sur l’occupation – ou castration – mentale qu’opère le
pouvoir politique et médiatique sur les citoyens, induisant une
impuissance, une humiliation qui étouffe toute possibilité d’une révolte
pourtant nécessaire2, et, dans le même temps, il achève sa Comédie intime
qui n’attendait plus que le nous. Continuons – un moment encore – de
croire au nous et, connaissant l’attention portée par Bernard Noël à la
lecture comme interprétation créatrice3, lisons cette préface comme une
place faite à la lecture avant même son écriture : c’est déjà une entrée dans
sa Comédie intime, en partie issue des marques laissées par la lecture de
Mallarmé (et sa correspondance), des lettres de prison de Gramsci,
d’Aurélia de Nerval et de l’œuvre et de la vie de Bataille. Il me semble
que, toute ma vie, j’ai désiré la forme que réalise le monologue, sans doute
parce qu’il rend concordantes sa lecture et l’action qui l’anime en créant
une sorte de littéralité entre le récit et sa réception, les deux ne pouvant
que s’unir par la plongée dans le même temps, le même lieu, le même
acte…4 Et restons-en au nous, non poli mais pluriel, celui des lecteurs,
incluant Bernard Noël, car il s’agit bien de parler avec et vers ses textes
plus qu’avant.
Dans les écrits de Bernard Noël, les monologues occupent une place à
part, pensés comme un ensemble alors qu’ils ont été écrits avec plus de
vingt ans d’écart, et avec le désir devenu nécessité d’achever le cycle pour
faire apparaître plus nettement le projet. Si le projet des monologues à
pronoms ne s’est formulé que dans les années 1990, il s’inscrit dans une
pratique poétique constante, notamment présente dans les poèmes à
variations pronominales comme « Le jeu du tu au nous » dans Poèmes I
(Flammarion, 1982), ou dans L’Ombre du double (P.O.L, 1993).
L’aspiration à la forme monologue est formulée, elle, dès le début des
années 1960 : il me faudrait inventer une forme obsessionnelle, quelque
chose qui serait bâti, bien sûr, à partir du monologue intérieur (étalon de
ma réalité), mais le pousserait jusqu’à son ultime limite5. La forme va
devenir obsessionnelle suite à l’écriture du Syndrome de Gramsci puis de
La Maladie de la chair : Une figure monte du fond de l’obscur, monte par
un canal qui s’épanche dans la main, comme si le geste d’écrire débondait
le courant ténébreux. Un double d’ombre prend muettement la parole. […]
Cela prend à chaque fois la forme du monologue. Un monologue qui, dans
La Maladie de la chair, repose sur la contrainte de commencer toutes les
phrases par « vous ». Le désir m’en est venu de composer une semaine de
monologues en utilisant la suite des pronoms personnels6. Nous lirons
donc ici le monologue du « je » (La Langue d’Anna), du « tu » (Le Mal de
l’intime), du « il » (La Maladie du sens), du « elle » (Le Mal de l’espèce),
du « on » (Le Syndrome de Gramsci), du « nous » (Monologue du nous), du
« vous » (La Maladie de la chair) et du « ils » (Les Têtes d’Il je tu). C’est
donc au fur et à mesure que les monologues s’écrivaient que nous sommes
passés de la semaine de monologues à La Comédie intime qui comprend
désormais huit monologues et un roman, considéré comme la source des
monologues, Les Premiers Mots (1973), qui a été intégré, après coup, au
cycle, étendant de vingt ans sa durée : C’est mon livre fondateur (ou
refondateur) écrit dans la révélation de la mort à la suite du suicide de
François Lunven, mon ami. Sa mort fut ma mort parce que l’écriture m’a
jeté dans le « Tu ». Je ne suis pas sûr d’avoir jamais, depuis, retrouvé le
« Je »…7 explique Bernard Noël. Faire des Premiers Mots l’ouverture de
La Comédie intime, c’est ainsi souligner que les monologues construisent
un espace intime sans JE ou la langue fait du bruit en s’étirant : Qui
parle : vous, moi, ou bien seulement des mots pressés de se reproduire ? Il
n’y a peut-être au monde qu’un bruit de langue. ET qu’il dise Je, ou Tu, ou
Il, c’est toujours pour faire COMME SI8.
LA COMÉDIE INTIME
Chacun de nous est une société9. Chacun de nous porte sa comédie, que
Dante a voulue divine, Balzac humaine, Jacques Villeglé urbaine, et
Bernard Noël intime ou mentale10. La Comédie intime est la Comédie
humaine de Bernard Noël, sa comédie humaine, où il se fait non pas le
secrétaire de la société mais le porte-plume de ces voix qui travaillent en
lui, qui le constituent comme sujet de l’écriture, comme TU. Construit en
cours de route comme La Comédie humaine, La Comédie intime y met en
scène des personnages qui deviennent des types : ces personnages se
nomment je, tu, il, elle, on, nous, vous, ils. Chacun est le personnage
principal d’un des récits-monologues et chacun revient dans d’autres
monologues, selon le principe des personnages récurrents : ainsi le vous,
personnage central de La Maladie de la chair, se retrouve dans Le
Syndrome de Gramsci et La Langue d’Anna : dans les deux premiers, son
référent est singulier et féminin, dans le troisième, il semble davantage
collectif. Plus rarement, des allusions peuvent être établies d’un
monologue à l’autre11. Cet ensemble de personnages pronominaux
s’accompagne d’autres, aux noms propres cités ou non : Gramsci, Anna
Magnani, Bataille, Mallarmé, Nerval, André Masson, et tous forment le
« personnel » de la Comédie intime de Bernard Noël, ceux qui l’entourent
et constituent son intimité, ceux avec lesquels il pense12, vit, se construit.
Tous construisent le TU de l’écriture, à la fois l’autre et le silence du JE de
l’écrivain13. La Comédie intime de Bernard Noël, c’est une façon de dire
l’intime sans dire « je », dans un mouvement vers le TU, un trajet vers
l’autre : J’ai le sentiment qu’écrire construit en moi un trajet vers Tu. […]
Sans doute est-ce sa pratique qui m’a entraîné à écrire ces monologues
dont chacun repose sur l’utilisation d’un même pronom personnel comme
premier mot de chaque phrase à l’intérieur d’un monologue. […] Au fond,
j’essaie d’aller vers l’Autre plutôt que vers mon Double. Un Autre qui me
procure le sentiment de l’altérité et qui oriente mon trajet, le trajet de mon
écriture14. Cette Comédie intime est ainsi d’abord un trajet, un mouvement
dans l’espace intime, qui est doublement sens (direction et signification)
et informe le texte, le sujet de l’écriture. Un trajet orienté mais qui laisse
libre cours au hasard, comme le « tu » du Mal de l’intime : Tu ne sais ni
d’où tu viens ni où tu vas mais la certitude qu’une direction t’oriente rend
ton pas léger15, et qui va – en rêve ou dans sa folie – à la rencontre de son
double. Qui laisse la place à l’attente de rien : N’attendant rien, le tout
peut arriver… […] Un événement peut donc se produire que je n’attendais
pas. L’inconnu peut surgir, peut parler. […] Tout cela est pour moi devenu
plus sensible depuis que j’écris des monologues. J’ai en attente dans ma
tête un narrateur, qui me donne une première phrase. Cette phrase
s’affirme et se répète parfois durant des jours, mais dès que je l’écris, elle
appelle une suite avec une insistance, une nécessité irrésistible si bien que
j’ai le sentiment qu’elle crée déjà tout le trajet de l’écriture… un trajet
dont moi je ne sais rien et qui se révèle peu à peu à travers l’exercice de
l’écriture16. Non pas le dehors d’Annie Ernaux ni l’extime de Michel
Tournier17, mais l’intime conçu comme le dialogisme qui est en nous,
l’interdiscours – le fait que tout discours s’inscrive dans du déjà dit, des
mots déjà habités18, que ça parle toujours avant, ailleurs, et
indépendamment19 – qui nous construit. L’intime n’est donc pas
l’intériorité, il en est – étymologiquement aussi – le superlatif, ce à quoi
on n’a pas accès, ce qui échappe au sujet. L’intime est moins dans ce qui
ne se dit pas, se cache (comme dans ces journaux dits intimes), que dans
ce qui constitue l’auteur au plus profond de lui, auquel il n’a pas accès :
Une figure monte du fond de l’obscur, monte par un canal qui s’épanche
dans la main, comme si le geste d’écrire débondait le courant ténébreux.
[…] Je ne connaissais pas la voix qui parle, et je sais qu’après s’être
révélée, elle ne reviendra plus. Autrement dit, je ne posséderai jamais ce
qu’elle m’apporte, et qui n’aura fait que passer par moi20. L’intime est
bien cette part non adressée et inaccessible au sujet, qui n’est que le lieu
de passage éphémère des voix qui parlent par lui. Comme elle est
inaccessible, elle ne peut être que de l’ordre de la représentation, de la
comédie. Comme elle est conduite par ce que les mots portent en eux,
l’intime est construit par ce qu’il y a de plus collectif et de personnel : la
langue.
LA PAROLE VOLUBILE
Stéphane Bikialo
Imprimé en France