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Bernard Noel - La Comédie Intime - Jericho

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Bernard Noël

La Comédie intime
Œuvres I V

P.O.L
33, rue Saint-André-des-Arts, Paris 6e
PRÉFACE

L’INTIME SANS JE
Lorsque Bernard Noël réussit à faire exister le (ou les) nous comme
personnage principal du monologue éponyme, après avoir longtemps
envisagé ce pronom comme impraticable dans l’état actuel du monde1, il
accomplit un geste au moins double : il met en fiction ses derniers textes
politiques fondés sur l’occupation – ou castration – mentale qu’opère le
pouvoir politique et médiatique sur les citoyens, induisant une
impuissance, une humiliation qui étouffe toute possibilité d’une révolte
pourtant nécessaire2, et, dans le même temps, il achève sa Comédie intime
qui n’attendait plus que le nous. Continuons – un moment encore – de
croire au nous et, connaissant l’attention portée par Bernard Noël à la
lecture comme interprétation créatrice3, lisons cette préface comme une
place faite à la lecture avant même son écriture : c’est déjà une entrée dans
sa Comédie intime, en partie issue des marques laissées par la lecture de
Mallarmé (et sa correspondance), des lettres de prison de Gramsci,
d’Aurélia de Nerval et de l’œuvre et de la vie de Bataille. Il me semble
que, toute ma vie, j’ai désiré la forme que réalise le monologue, sans doute
parce qu’il rend concordantes sa lecture et l’action qui l’anime en créant
une sorte de littéralité entre le récit et sa réception, les deux ne pouvant
que s’unir par la plongée dans le même temps, le même lieu, le même
acte…4 Et restons-en au nous, non poli mais pluriel, celui des lecteurs,
incluant Bernard Noël, car il s’agit bien de parler avec et vers ses textes
plus qu’avant.

DE LA « SEMAINE DE MONOLOGUES » À LA COMÉDIE INTIME : GENÈSE D’UN


TRAJET

Dans les écrits de Bernard Noël, les monologues occupent une place à
part, pensés comme un ensemble alors qu’ils ont été écrits avec plus de
vingt ans d’écart, et avec le désir devenu nécessité d’achever le cycle pour
faire apparaître plus nettement le projet. Si le projet des monologues à
pronoms ne s’est formulé que dans les années 1990, il s’inscrit dans une
pratique poétique constante, notamment présente dans les poèmes à
variations pronominales comme « Le jeu du tu au nous » dans Poèmes I
(Flammarion, 1982), ou dans L’Ombre du double (P.O.L, 1993).
L’aspiration à la forme monologue est formulée, elle, dès le début des
années 1960 : il me faudrait inventer une forme obsessionnelle, quelque
chose qui serait bâti, bien sûr, à partir du monologue intérieur (étalon de
ma réalité), mais le pousserait jusqu’à son ultime limite5. La forme va
devenir obsessionnelle suite à l’écriture du Syndrome de Gramsci puis de
La Maladie de la chair : Une figure monte du fond de l’obscur, monte par
un canal qui s’épanche dans la main, comme si le geste d’écrire débondait
le courant ténébreux. Un double d’ombre prend muettement la parole. […]
Cela prend à chaque fois la forme du monologue. Un monologue qui, dans
La Maladie de la chair, repose sur la contrainte de commencer toutes les
phrases par « vous ». Le désir m’en est venu de composer une semaine de
monologues en utilisant la suite des pronoms personnels6. Nous lirons
donc ici le monologue du « je » (La Langue d’Anna), du « tu » (Le Mal de
l’intime), du « il » (La Maladie du sens), du « elle » (Le Mal de l’espèce),
du « on » (Le Syndrome de Gramsci), du « nous » (Monologue du nous), du
« vous » (La Maladie de la chair) et du « ils » (Les Têtes d’Il je tu). C’est
donc au fur et à mesure que les monologues s’écrivaient que nous sommes
passés de la semaine de monologues à La Comédie intime qui comprend
désormais huit monologues et un roman, considéré comme la source des
monologues, Les Premiers Mots (1973), qui a été intégré, après coup, au
cycle, étendant de vingt ans sa durée : C’est mon livre fondateur (ou
refondateur) écrit dans la révélation de la mort à la suite du suicide de
François Lunven, mon ami. Sa mort fut ma mort parce que l’écriture m’a
jeté dans le « Tu ». Je ne suis pas sûr d’avoir jamais, depuis, retrouvé le
« Je »…7 explique Bernard Noël. Faire des Premiers Mots l’ouverture de
La Comédie intime, c’est ainsi souligner que les monologues construisent
un espace intime sans JE ou la langue fait du bruit en s’étirant : Qui
parle : vous, moi, ou bien seulement des mots pressés de se reproduire ? Il
n’y a peut-être au monde qu’un bruit de langue. ET qu’il dise Je, ou Tu, ou
Il, c’est toujours pour faire COMME SI8.

LA COMÉDIE INTIME
Chacun de nous est une société9. Chacun de nous porte sa comédie, que
Dante a voulue divine, Balzac humaine, Jacques Villeglé urbaine, et
Bernard Noël intime ou mentale10. La Comédie intime est la Comédie
humaine de Bernard Noël, sa comédie humaine, où il se fait non pas le
secrétaire de la société mais le porte-plume de ces voix qui travaillent en
lui, qui le constituent comme sujet de l’écriture, comme TU. Construit en
cours de route comme La Comédie humaine, La Comédie intime y met en
scène des personnages qui deviennent des types : ces personnages se
nomment je, tu, il, elle, on, nous, vous, ils. Chacun est le personnage
principal d’un des récits-monologues et chacun revient dans d’autres
monologues, selon le principe des personnages récurrents : ainsi le vous,
personnage central de La Maladie de la chair, se retrouve dans Le
Syndrome de Gramsci et La Langue d’Anna : dans les deux premiers, son
référent est singulier et féminin, dans le troisième, il semble davantage
collectif. Plus rarement, des allusions peuvent être établies d’un
monologue à l’autre11. Cet ensemble de personnages pronominaux
s’accompagne d’autres, aux noms propres cités ou non : Gramsci, Anna
Magnani, Bataille, Mallarmé, Nerval, André Masson, et tous forment le
« personnel » de la Comédie intime de Bernard Noël, ceux qui l’entourent
et constituent son intimité, ceux avec lesquels il pense12, vit, se construit.
Tous construisent le TU de l’écriture, à la fois l’autre et le silence du JE de
l’écrivain13. La Comédie intime de Bernard Noël, c’est une façon de dire
l’intime sans dire « je », dans un mouvement vers le TU, un trajet vers
l’autre : J’ai le sentiment qu’écrire construit en moi un trajet vers Tu. […]
Sans doute est-ce sa pratique qui m’a entraîné à écrire ces monologues
dont chacun repose sur l’utilisation d’un même pronom personnel comme
premier mot de chaque phrase à l’intérieur d’un monologue. […] Au fond,
j’essaie d’aller vers l’Autre plutôt que vers mon Double. Un Autre qui me
procure le sentiment de l’altérité et qui oriente mon trajet, le trajet de mon
écriture14. Cette Comédie intime est ainsi d’abord un trajet, un mouvement
dans l’espace intime, qui est doublement sens (direction et signification)
et informe le texte, le sujet de l’écriture. Un trajet orienté mais qui laisse
libre cours au hasard, comme le « tu » du Mal de l’intime : Tu ne sais ni
d’où tu viens ni où tu vas mais la certitude qu’une direction t’oriente rend
ton pas léger15, et qui va – en rêve ou dans sa folie – à la rencontre de son
double. Qui laisse la place à l’attente de rien : N’attendant rien, le tout
peut arriver… […] Un événement peut donc se produire que je n’attendais
pas. L’inconnu peut surgir, peut parler. […] Tout cela est pour moi devenu
plus sensible depuis que j’écris des monologues. J’ai en attente dans ma
tête un narrateur, qui me donne une première phrase. Cette phrase
s’affirme et se répète parfois durant des jours, mais dès que je l’écris, elle
appelle une suite avec une insistance, une nécessité irrésistible si bien que
j’ai le sentiment qu’elle crée déjà tout le trajet de l’écriture… un trajet
dont moi je ne sais rien et qui se révèle peu à peu à travers l’exercice de
l’écriture16. Non pas le dehors d’Annie Ernaux ni l’extime de Michel
Tournier17, mais l’intime conçu comme le dialogisme qui est en nous,
l’interdiscours – le fait que tout discours s’inscrive dans du déjà dit, des
mots déjà habités18, que ça parle toujours avant, ailleurs, et
indépendamment19 – qui nous construit. L’intime n’est donc pas
l’intériorité, il en est – étymologiquement aussi – le superlatif, ce à quoi
on n’a pas accès, ce qui échappe au sujet. L’intime est moins dans ce qui
ne se dit pas, se cache (comme dans ces journaux dits intimes), que dans
ce qui constitue l’auteur au plus profond de lui, auquel il n’a pas accès :
Une figure monte du fond de l’obscur, monte par un canal qui s’épanche
dans la main, comme si le geste d’écrire débondait le courant ténébreux.
[…] Je ne connaissais pas la voix qui parle, et je sais qu’après s’être
révélée, elle ne reviendra plus. Autrement dit, je ne posséderai jamais ce
qu’elle m’apporte, et qui n’aura fait que passer par moi20. L’intime est
bien cette part non adressée et inaccessible au sujet, qui n’est que le lieu
de passage éphémère des voix qui parlent par lui. Comme elle est
inaccessible, elle ne peut être que de l’ordre de la représentation, de la
comédie. Comme elle est conduite par ce que les mots portent en eux,
l’intime est construit par ce qu’il y a de plus collectif et de personnel : la
langue.

LA PAROLE VOLUBILE

La langue, physique et mentale, individuelle et collective, est à la fois


ce qui force à dire, contraint, et en même temps ce qui permet de dire,
réservoir inépuisable des possibilités. La contrainte pronominale
fonctionne ainsi doublement comme contrainte prescriptive, imposant la
manière dont l’intime doit se dire – l’intime sans JE est possible, mais
l’intime sans pronom personnel ? – et comme contrainte productive,
créatrice : Je ne sais pas exactement ce qui a déclenché cette volonté
d’écrire une suite de récits qui sont chacun basés sur un pronom
personnel… Il y a en effet cette raison, ironique à l’égard de moi-même,
qui est d’avoir toujours peur de ne plus pouvoir écrire, bien que je ne
fasse rien d’autre depuis quarante ans. Avec cette idée de commencer
chaque phrase par le pronom personnel, c’est vrai que j’ai toujours le
début de la phrase suivante21. Il s’agit bien de trouver des appuis contre ce
risque du silence qui a marqué l’entrée en écriture de Bernard Noël. Le
silence en arrière-plan fait que certains textes sont dominés par le
« taciturne » au sens où en parle Laurent Jenny : L’intimité essentielle de
la parole avec le « silence » plaide pour la positivité d’une expression
sinon silencieuse, au moins taciturne. Car il n’est pas de parole qui ne soit
tressée avec un silence dont, tout à la fois, elle procède et qu’elle étend
après elle. Toute profération vibre de la matité d’un non-dit qui est aussi
sa ressource rythmique. […] Il peut lui arriver de fournir les marques
sensibles de sa taciturnité (ainsi la césure du vers régulier, le jeu du blanc
à partir de Mallarmé, les points de suspension chez Céline)22. Mais à
l’inverse, ce dont témoignent les monologues – dans leur genèse aussi, car
tous ont été écrits dans une forme d’urgence23 –, c’est d’une parole
volubile, qui s’écrit à la fois contre le silence et contre le bruit de fond de
la sensure. La volubilité, c’est à la fois le fait que ces monologues mettent
en scène une parole vive et intime – en accord avec le genre du
monologue24 – mais aussi une parole continue, que signale l’absence de
ponctuation d’œuvre (chapitres, paragraphes…). Ce rythme visuel
commande un rythme de lecture ; il a sa source dans l’élan de langue que
permet le pronom personnel initial, et l’élan du texte qui construit son
espace dès que la première phrase est trouvée : Mes monologues, quand la
première phrase est écrite, ça marche, disons que ça coule… plus ou
moins vite, mais enfin ça coule25. Une première phrase donc se prépare
puis s’impose et déclenche, voire détermine, le reste du récit, qui se
poursuit grâce notamment à la contrainte pronominale, sans plan préétabli,
mais annoncé et soutenu par cette première phrase. Celle du Syndrome de
Gramsci porte ainsi déjà en elle la nécessité de la parole face au risque de
la perte de la langue que représente ce syndrome : ...... Rassurez-vous, je
parlerai. Autant reconnaître que je ne peux plus faire autrement. Celle de
La Langue d’Anna pose d’emblée la question de la représentation, le
rapport entre ce que je suis et ce que les autres croient que je suis : ...... Je
ne suis pas celle que vous croyez. Ce monologue écrit pour une actrice26 et
avec une actrice27 problématise la notion de représentation mais aussi le
fait de dire je, et l’écart entre Celui-que-je-veux-être et Celui-que-je-
suis28. Parlant avec les mots des autres29, l’actrice est devenue la suite des
images qui se trouve dans les journaux30 qui constituent sa mémoire.
Comme ces plantes qu’on dit, elles aussi, volubiles, dont la fragilité leur
impose la dépendance à l’égard d’un support, le monologue ne tient que
par cette voix fragile, qui s’énonce par un pronom, un sujet et non un
individu, une parole volubile, fragile, changeante – dans sa référence –
mais permanente – dans sa forme linguistique. Les pronoms personnels
relèvent en effet de ces références déictiques ou anaphoriques, dépendant
respectivement de la situation d’énonciation ou de l’entourage textuel. Les
pronoms personnels représentent donc les marques sensibles de cette
volubilité, comme ces discours autres, antérieurs, qui la tressent. Ces
monologues des pronoms sont une façon de réfléchir par la fiction à la
place de la personne, de l’intime dans la langue, dont les pronoms sont une
représentation. À ce titre, et si on ne peut pas penser le langage […] sans
penser ce que fait un poème, et la littérature31, cette Comédie intime
s’ancre dans une philosophie du langage, issue de Bakhtine et de
Benveniste32, qui fait de La Place de l’autre un enjeu central du discours,
constitutivement hétérogène, où les mots ne vont pas de soi33, la
représentation qu’en donnent les discours en des points ponctuels
permettant d’échapper à la menace de dépossession du langage et de
préserver l’illusion narcissique d’être à la source de son dire. C’est cette
illusion de transparence que Bernard Noël dans toute son œuvre s’est
attaché à remettre en cause, pensant que pour lutter contre la transparence
généralisée et totalitaire, que les médias installent sous la forme du
consensus, il ne nous reste que l’opacité du poème. Parce que l’obscur est
inconsommable !34 La parole volubile n’est pas la sensure, inflation
verbale, qui ruine la communication à l’intérieur d’une collectivité, et par
là même la censure, privation de sens et non privation de parole35, elle ne
se dit pas avec aisance, mais dans la nécessité et dans la crainte de la perte
de la langue (Le Syndrome de Gramsci) et de la perte du sens collectif
(Monologue du nous) : Une collectivité n’existe qu’en fonction de la
relation qui unit ses membres. Cette relation a pour cadre un lieu et pour
véhicule une langue. Traditionnellement, cette langue est garantie par
l’ordre qui gère la collectivité : l’État. […] Seulement, qu’arrive-t-il, et
qui va s’accélérant dans nos sociétés libérales ? C’est que le discours du
pouvoir, non seulement est de plus en plus vide, et insignifiant, mais qu’il
vide le langage collectif de son sens. J’ai proposé pour ce phénomène le
mot SENSURE, avec un S initial. L’écriture de recherche travaille contre
cette dégradation, d’où l’importance pour elle du mot « langue »36. La
sensure étouffe – la parole, la révolte – et, résistant à l’air conditionné,
nous sommes nombreux à manquer d’air – le pouvoir n’en manque pas,
chaque jour apporte son exemple. Prenons donc cette Comédie intime pour
un appel, un parapet d’air37 et « faisons l’effort, je vous prie, l’effort
d’imaginer ce qu’il en serait de nous si, brusquement, nous étions privés
de cette circulation des mots identique après tout à celle du sang…38 ».

Stéphane Bikialo

1. Bernard Noël, « Entretien avec Chantal Collomb-Guillaume », Europe n o 981-982, 2011, La


Place de l’autre. Œuvres III, P.O.L, 2013, p. 198.
2. « Nécessaire, mais… » (2009), « De l’impuissance ? » (2007), « Précis d’humiliation »
(2009) repris à la fin de L’Outrage aux mots. Œuvres II, P.O.L, 2011. Mais aussi plus récemment
« l’inquiétude de l’esprit » (2014) et « Une tentation » (2015) publiés dans l’atelier Bernard Noël
sur le site des éditions P.O.L.
3. Bernard Noël, « Entretien avec Alain Marc », Europe, n o 823-824, 1997, La Place de
l’autre, Œuvres III, p. 180.
4. Bernard Noël, « Entretien avec Jacques Ancet », Prétexte, 1998, La Place de l’autre.
Œuvres III, p. 178.
5. Bernard Noël, « Le chemin de ronde » [1958-1963], Le Lieu des signes, éd. Lignes et
Manifestes, 2006, p. 66.
6. Bernard Noël, « Entretien avec Jacques Ancet », p. 178.
7. Ibid., p. 168.
8. 4 e de couverture des Premiers Mots, Flammarion, 1973. On retrouve dans ce roman des
éléments présents dans les monologues à venir au niveau des modes de relations à l’autre qui
construisent l’intime.
9. Les Premiers Mots, p. 34.
10. La Comédie mentale a d’abord été envisagé comme titre du cycle.
11. Le personnage de cet extrait de La Langue d’Anna semble référer au je du Syndrome de
Gramsci : Je ne crois pas, comme le crut un personnage, qu’il est possible d’exorciser la
prolifération des cellules par la prolifération des mots (p. 242).
12. « On pense avec des livres, des films, des tableaux, des musiques, on pense ce qui vous
arrive, ce qui se passe, l’Histoire et son histoire, le monde et la vie, / et cet avec signe une forme
particulière de pensée qui tient compte de la rencontre, d’une rencontre entre un sujet et une
œuvre, à un moment donné de la vie et de ce sujet et de cette œuvre / c’est en ce sens, avec, qu’il
est dans ce livre question d’outils / d’outils pour penser » (Leslie Kaplan, Les Outils, P.O.L, 2003,
p. 9).
13. Bernard Noël, « Entretien avec Jacques Ancet », p. 164.
14. Bernard Noël & Claude Margat, Questions de mots. Entretiens, éditions Libertaires, 2009,
p. 52-53. Voir aussi « Le Tu ». Entretien avec Jean-Paul Hirsch, 15 janvier 2010 (en ligne), où il
déclare : « J’ai toujours eu le sentiment de m’adresser à tu, mais un tu qui n’est pas personnifié,
qui est sans doute l’autre en moi. »
15. Le Mal de l’intime, p. 353.
16. Bernard Noël & Claude Margat, op. cit., p. 61.
17. Où il s’agit de décrire ce qui est perçu à l’extérieur pour approcher l’intime, dans Journal
du dehors (1993) et La Vie antérieure (2000) pour Annie Ernaux et Journal extime (2002) pour
Michel Tournier.
18. Mikhaïl Bakhtine, La Poétique de Dostoïevski, Seuil, 1963, rééd. 2001, p. 236.
19. Michel Pêcheux, L’Inquiétude du discours (éd. Denise Maldidier), éditions des Cendres,
1990, p. 227.
20. Bernard Noël, « Entretien avec Jacques Ancet », p. 178.
21. Bernard Noël, « Du “tu” au “nous” », entretien avec Thierry Guichard, Le Matricule des
anges, n o 110, février 2010, p. 35.
22. Laurent Jenny, La Parole singulière, Belin, 1990, p. 164.
23. Au sujet de l’écriture de La Maladie de la chair, Bernard Noël a souligné : « C’était si
impérieux que j’en ai écrit la moitié en quelques jours » (Entretien avec Jacques Ancet, p. 177).
24. Forme qui part de la subjectivité, de l’« intime », et qui peut ou non s’extérioriser, être
adressée, mais pose quoi qu’il en soit l’enjeu du rapport entre « je » et « tu ».
25. Bernard Noël, « La première phrase ». Entretien avec Jean-Paul Hirsch,
15 janvier 2010 (en ligne).
26. Andrée Benchétrit, comme l’explique Bernard Noël dans le dossier de presse relatif à la
pièce : http://www.leverbefou.fr/dossiers-presse/2013/langue_anna.pdf
27. Anna Magnani, dont Bernard Noël ne savait rien : « Ce texte a l’air de parler d’Anna
Magnani mais parle en fait d’autre chose car Anna Magnani, je ne sais rien d’elle, enfin à peu
près rien, il n’y a pas de biographie […]. Un jour je suis allé à Milan, j’ai demandé dans une
librairie un livre sur Anna Magnani, on m’a apporté le mien. »
28. Bernard Noël, « Une rupture en soi », dans Le Corps du verbe (dir. Fabio Scotto), ENS
éditions, 2008, La Place de l’autre. Œuvres III, p. 114-126.
29. « J’ai beaucoup parlé avec les mots des autres, c’est pourquoi on m’a donné la tête de ces
mots-là. Je les parlais si bien. Je prenais soin d’ailleurs de les épouser entièrement », p. 209.
30. La Langue d’Anna, p. 223.
31. Henri Meschonnic, Pour la poétique, Gallimard, 1970.
32. Dans le trajet vers l’autre qui est déjà au cœur du dialogisme de Bakhtine et de la théorie de
l’énonciation d’Émile Benveniste : « Dès qu’il se déclare locuteur et assume la langue, il implante
l’autre en face de lui, quel que soit le degré de présence qu’il attribue à cet autre » (Problèmes de
linguistique générale, t. II, Gallimard, 1974, p. 82).
33. Voir Jacqueline Authier-Revuz, Ces mots qui ne vont pas de soi. Boucles réflexives et non-
coïncidences du dire [1995], Lambert-Lucas, 2012, pour une analyse des phénomènes
d’hétérogénéités énonciatives, dans le rapport à autrui, aux discours, aux choses et aux mots.
34. Bernard Noël, « Entretien avec Alain Marc », p. 188.
35. Bernard Noël, « L’Outrage aux mots », dans Le Château de Cène, Gallimard, 1990, p. 157-
158.
36. Bernard Noël, Le Sens la Sensure (1985), repris dans L’Outrage aux mots. Œuvres II,
p. 165.
37. La Maladie du sens, p. 258.
38. D’après Le Syndrome de Gramsci, p. 122.
LES PREMIERS MOTS
Créer une école où l’on apprenne à mourir, c’est-
à-dire à voir la mort toute nue.
René Daumal

Tu ne cries pas. Tu ne crieras pas. Tu sens une buée monter de ta


bouche. Tu fixes obstinément le même point blanc. Tu ne te demandes pas
pourquoi tes tempes sont si étroites. Tu as le fond des yeux brûlant. Tu
plies et déplies tes doigts. Tu as oublié ce que tu fais et même que tu
marches, et que ce sont tes pas autant que toi qui répètent le nom. Tu sens
que la nuit est pleine du nom, comme une page d’écolier sur laquelle vous
me le copierez cent fois. Tu remues la langue contre ton palais, et elle te
paraît si étrange qu’elle doit être la cime d’une autre langue, ou bien son
derrière. Tu pousses un peu de salive contre tes dents sèches. Tu voudrais
dénouer ta gorge et tu n’y trouves qu’un seul mot qui s’éparpille : étendue,
étant dû, étang dû, et tant dû. Tu l’aimes, tout à coup, ce mot, et il se
répand. Tu sens qu’il coule, qu’il mouille quelque chose en toi, quelque
chose où germe soudain cette phrase : Il s’agit de tout dire, mais ce n’est
pas en disant tout qu’on peut le dire. Tu souris à cette chose qui a parlé,
qui est lointaine, qui se rapproche. Tu te souris à toi-même. Tu le regrettes
aussitôt. Je ne m’aime pas. Je remplis si mal ma coquille qu’il y a toujours
quelque idée qui bouge. Tu obliges ta main droite à s’en aller devant toi.
Tu la regardes comme si elle ne t’appartenait pas : elle flotte un peu
obliquement, avec de brusques plongées. Tu te lasses. Tu baisses la tête. Je
vois quand même tes yeux : ils ont l’air de monter vers moi. Ils vont me
toucher. Ils vont entrer dans mes yeux. Tu marches plus vite. Tu comptes
tes pas. Tu remarques malgré toi des feuilles mortes qui tombent. Je leur
écrirai : J’ai perdu son visage et les feuilles mortes tombaient sur mes
épaules. Je n’écrirai pas. Je suis l’étendue qui vous est tendue. Tu respires
lentement. Tu te souviens de la façon dont il mettait ta jambe gauche dans
sa jambe droite. Tu t’arrêtes. Tu t’aperçois que tu attends, et que tu ne sais
pas quoi. Tu as trop de mains tout à coup. Tu hésites. Tu vois le souvenir
du lieu que tu cherches coïncider avec l’image du lieu où tu es. Tu devines
cependant, à l’instant même la coïncidence, une infime fêlure entre ce qui
est, ce qui devrait être. Tu voudrais y porter la main. Tu voudrais mettre ta
main dans tes yeux pour agrandir la déchirure. Vous arrivez bien tard, mais
d’abord qui êtes-vous. Tu regardes monter cette fumée de mots, qui gonfle
une bulle au bout de la bouche pâle. J’étais son amie. Tu attends un peu.
Tu guettes. Vous voulez dire. Je sais qu’il vous a parlé de moi. Vous savez
que. Je sais qu’il est mort. Tu lances ta main en avant. Tu y suspends cette
minute. Tu as mal dans la nuque. Tu vieillis. Tu te sens devenir quelqu’un
d’autrefois à force d’être déjà ici. Vous veniez m’annoncer. Je venais
simplement vous parler. Je ne suis pas une messagère. Tu te forces à
respirer profondément. Tu trouves que l’air est épais et froid. Tu as un trou
dans la tête. Je ne savais pas qu’il voulait mourir. Je me demande pourquoi
vous ne m’avez pas prévenue. Vous voulez me faire peur. Vous croyez que
je pourrais oublier que je ne le voyais pas tous les jours, alors que vous
viviez avec lui. Tu élargis ta bouche. Tu souris. Tu as l’impression de
sentir pousser tes dents. Vous êtes folle. Vous voulez rouvrir la blessure :
ce n’est pas la peine, elle ne se refermera plus. Vous pouvez compter sur
moi. Je croyais l’amitié plus perspicace que l’amour. Je n’aime pas que les
choses commencent. Je voudrais qu’elles aient toujours déjà commencé.
Tu ouvres ta main. Tu mets son visage entre tes doigts. Tu imagines un
trou d’air où tu disparaîtrais. Je n’ai jamais mis sur le même plan les
choses laides et les choses absurdes. Vous me laissez le choix. Je n’ai
jamais pensé que vous aviez pu le pousser, je n’ai jamais pensé non plus
que vous l’aviez retenu. Vous croyez que je n’ai pas conscience de votre
état. Je vous fais grâce de mon état. Je ne cherche pas la consolation. Tu
lui fais face maintenant. Tu inclines légèrement la tête. Tu ne trouves pas
les mots. Tu entends battre les grêlons d’un ancien orage. Tu avais posé ta
joue contre la sienne. Tu regardais la terre devenir blanche en te disant que
quelqu’un enfin la gommait. Vous ne pouvez pas savoir. Tu sentais monter
autour des choses une phosphorescence. Vous ne pouvez pas savoir ce
qu’il était pour moi. Je ne suis pas venue pour que nous mettions en
commun notre peine, mais le manque, le manque de lui. Vous voulez que
nous partagions son absence. Je veux que vous me la rendiez
insupportable. Vous savez que vous l’auriez fait rire avec des mots pareils.
Je peux bien défier ce rire puisque c’est aussi ce qu’il aurait fait. Tu serres
les dents. Tu aspires ta salive. Tu la rejettes dans ta gorge. Tu voudrais
créer une activité organique continuellement consciente, quelque chose de
secret, et qui t’occuperait. Tu caresses ton palais du bout de ta langue. Tu
aimerais que ton corps se sentît exister indépendamment tandis que tes
phrases passeraient ta bouche. Vous ne me comprendrez pas si je vous dis
que j’ai envie de fuir en avant, non pour oublier, mais pour donner plus
d’ampleur à mon souvenir. Tu glisses tes mains sous tes aisselles pour
sentir autour de toi ta propre chaleur. Tu t’arrondis. Tu te fais un corps qui
n’ait pas peur d’être seul. Vous n’avancerez pas dans son absence. Vous ne
réussirez même pas à la rendre plus vive. Tu écoutes dans ton oreille un
très faible bourdonnement. Tu te demandes si cela vient de ton cœur. Tu
voudrais descendre le long de cette rumeur. Je trouve qu’il est trop facile
de se prendre d’amour pour les choses aimables. Vous ne me répondez pas.
Je ne cherche pas à augmenter la vivacité de quoi que ce soit. Je désire
seulement vivre son oubli, l’accompagner jusque dans sa disparition en
moi, et savoir que ce qui le fait disparaître ainsi travaille également à
m’en faire autant. Tu comprends tout à coup que ce dont tu parles est déjà
arrivé. Tu sens que quelque chose se brise en toi, que ton corps s’ouvre et
s’écroule à la fois. Tu appuies tes doigts sur tes côtes, tous ensemble, puis
l’un après l’autre. Tu découvres que ce petit jeu te rend ta solidité. Tu
aimes constater que tu es cerclée d’os. Vous êtes venue me voir, non pour
me parler, non pour moi, ni pour vous d’ailleurs, mais pour relever une
trace qui vous échappe. Vous ne savez peut-être pas que vous voudriez
vous approprier ce que lui et moi partagions. Je suis venue vous voir
uniquement parce que je ne vous connaissais pas. Je croyais, assez
sottement, qu’un visage inconnu aurait ce pouvoir de me permettre de
m’approcher de l’inconnu. Tu as du papier de verre sur la langue, et ce
vieux crissement d’ongles dans la mémoire. Tu frissonnes. Tu te souviens
de la folle aux gencives saignantes, qui n’a pas de lèvres et qui colle un
œil sans paupières contre la vitre. Tu appuies le bout de tes doigts, encore
et encore, contre tes os. Je voudrais que tout cela ait un nom et que vous le
trouviez pour que je l’oublie. Je voudrais avoir déjà parcouru le chemin, et
qu’il ne me restât plus que du passé. J’envie les morts qui n’ont plus à
mourir. Tu as mal aux genoux. Tu t’approches d’un fauteuil. Tu t’appuies
sur son dossier. Tu décides de t’asseoir. Vous a-t-il dit qu’il était à la
recherche d’une bombe mentale. Vous touchiez ses lèvres, vous regardiez
ses yeux, et vous ne soupçonniez pas qu’il avait une machine dans la tête,
une machine que personne ne pouvait plus arrêter. Je n’ai pas de
semblables certitudes. Je pense à lui, et je me dis que je ne savais rien, que
je ne sais rien. Tu enlaces tes genoux. Tu poses ton menton sur eux. Tu
serres plus fort tes bras. Il marchait de long en large. Il criait : Rien n’a de
l’importance, mais quand on choisit, on s’y tient. Il s’en allait. Il revenait.
Il était ce va-et-vient. Il était un pas. Vous aimiez cependant qu’il ait
réponse à tout. J’aimais seulement qu’il remît chaque chose à sa place,
afin qu’il n’y ait pas d’autre question que la question introduite dans ma
vie par sa présence. Tu étires ton cou, et cela te permet de relever
légèrement ton menton sans cesser de l’appuyer. Je n’arrive plus à nous
voir ensemble que comme à travers un négatif : ce n’est pas que tout me
soit devenu noir et blanc, c’est que nous n’arrêtions pas de nous prévoir. Je
veux dire que, chacun de nous voyant d’avance le geste que l’un allait
faire vers l’autre, ce geste, quand il s’accomplissait, en était transparent,
ou bien dédoublé de lui-même. Je ne sais pas comment appeler ce
pressentiment physique, qui faisait de chaque geste une surprise, non parce
qu’il était inattendu, mais parce qu’il comblait justement son attente. Tu
fermes les yeux. Tu rêves qu’il n’y a plus rien à vivre, que tout est enfin
terminé. Tu serais complète. Tu n’aurais plus à bouger. Tu regarderais
passer le monde. Tu te renverses un peu en arrière en rouvrant les yeux. Tu
desserres tes bras. Je ne suis pas venue non plus pour que vous m’écoutiez.
Je marchais dans la rue. Je ne savais plus que je marchais. Je suivais une
rumeur. Je voyais passer des mots. J’essayais de les faire rimer : Dauphins,
gentils dauphins, les vagues ont si faim de votre bel entrain qu’elles vous
aimeront pour rien. Je me demande si je suis allée plus loin. Il me disait :
Nous sommes la réalité d’une fiction. Tu n’as qu’à te regarder vivre. Tu
verras que ta vie sert uniquement à nourrir quelque chose qui ne lui est pas
naturel, et dont elle n’aurait normalement aucun besoin. Je n’ai pas
compris. Je n’ai peut-être pas écouté. Je m’aperçois seulement que c’est
ma bouche qui mange ma réalité en la parlant. Tu poses tes yeux dans les
siens. Tu redresses ton buste et tes bras, en s’ouvrant, viennent s’allonger
le long de tes cuisses. Tu lui souris. Vous auriez dû exister pour moi à
travers lui, mais à peine mentionnait-il votre nom. Vous étiez remise à
plus tard. Vous étiez son pronom. Tu sens les plis de tes genoux devenir
moites. Tu étends les jambes. Tu fermes tes mains sur tes genoux. Vous
demandait-il parfois de l’accompagner. Je crois que nous préférions n’être
ensemble que pour nous-mêmes. Je ne vivais pas avec lui, pas
continuellement. J’ai dit pour nous-mêmes, mais ce nous tendait à être
impersonnel. Je suppose que vous connaissez le tableau qu’il a intitulé :
Nous n’aimons jamais personne plus que n’importe qui. Je pense à cette
neutralité qu’il a voulu représenter là. Vous parlait-il de moi. Je ne vous
aurais pas connu sans cela. Vous avait-il appris autre chose de moi que
mon nom. Tu croises les mains. Tu appuies tes coudes au creux de l’aine.
Tu sens tes bras contre ton ventre. Tu aimes la chaleur qui s’établit ainsi le
long de toi. Tu entres dans ta propre intimité. Je ne crois pas, et pourtant
si, mais rien qui soit dû à la confidence : cela tenait à sa façon de
prononcer votre nom. Tu sais qu’il fallait formuler cette phrase pour n’être
point dérangée dans ta chaleur, et pour la laisser croître. Tu pousses ton
ventre contre tes bras. Tu éprouves du bonheur à le sentir respirer contre
eux. Tu te portes dans ce battement, et il s’ensuit une double palpitation,
où tu laisserais volontiers se dissoudre ton identité. Vous pensez qu’il a
choisi. J’espère une lettre, un signe. Je pense qu’il est le seul homme qui
trouverait intolérable de ne pas se manifester par-delà la mort, si la mort a
un au-delà. Vous êtes venue attendre ce signe en ma compagnie. Vous vous
êtes dit que s’il y avait deux personnes susceptibles de recevoir ce signe, il
valait mieux qu’elles fussent ensemble. Je n’ai rien imaginé de pareil. Je
suis là, les bras serrés contre moi. Je me sens respirer. Je suis vivante. Tu
réussis enfin à percevoir, entre l’os de ta hanche et la pointe de ton coude
droit, l’épaisseur de ta chair. Vous aviez remarqué qu’il détestait les
miroirs. Tu as mal dans la nuque parce que tu t’efforces d’être attentive à
la fois à ton corps et à ce que dit l’Autre. Vous a-t-il expliqué qu’il
détestait rencontrer son image car, ne s’y reconnaissant pas, il se sentait
trahi par le plus intime de lui-même ; ou bien, s’il lui arrivait de se
reconnaître, il avait horreur de se voir multiplié. Tu avances ton bras
gauche, le décollant lentement de toi. Tu veux savoir si ce geste va
brouiller la perception que tu as de la chair de ta cuisse. Tu le tends petit à
petit. Tu ne bouges pas le reste du corps. Tu continues à sentir la
palpitation de ton ventre. Tu remues ta main gauche pour compliquer le
réseau des sensations. Tu la fais nager. Tu la regardes fixement monter,
descendre, puis s’ébrouer d’un bond. Vous vous êtes dit que j’aurais dû
vous prévenir, mais je ne savais rien. Vous comprenez bien qu’il était
impossible que je sache. Vous étiez mieux placée que moi. Tu regrettes
d’avoir conservé une oreille attentive. Tu vois les mots enrayer le
fonctionnement que tu voulais développer. Tu laisses retomber ta main. Je
ne me suis jamais mise entre lui et les autres, et il n’a jamais mis personne
entre nous. J’évitais même de rencontrer ses amis. Tu faisais non de la
main. Il marchait à travers l’eau trouble de la pièce. Il était la pièce et lui-
même, également. Il se rapprochait. Il était une grande bouche qui buvait
toute la chambre. Il devenait lui de plus en plus, rien que lui, avec des
mains qui touchaient, qui rendaient la peau présente. Tu fais non de la
main. Tu ramènes vivement les bras contre ton ventre. Tu es là. Tu es trop
là. Je ne vous ai pas tout dit. Je ne l’avais pas vu depuis avant-hier. J’ai
appris sa mort par hasard. Vous avez pensé, qu’avez-vous pensé à cette
minute. J’ai vu. Je ne voudrais pas me tromper. J’allais dire que j’ai vu le
vide. Je n’ai rien vu, et c’est cette impossibilité de rien voir qui,
maintenant, me fait penser au vide. J’avais peur aussi : Je me disais, si je
le rencontre à présent, je ne le reconnaîtrai plus. Tu sens de nouveau ton
ventre palpiter de chaque côté, mais cette double chaleur ne t’est plus
agréable. Tu es à l’étroit. Tu étouffes. Tu te vois en train de marcher. Tu te
lèves. Tu marches. Tu redresses ton dos. Tu t’étires. Vous avez supposé
que j’avais dans la tête une image plus vivante, un morceau de passé qui,
parce que vous ne le connaissiez pas, allait vous donner par ma bouche
l’illusion d’une vie renouvelée. Je sais que les morts ne sont plus que des
mots, et donc que peu importent ceux qu’on leur ajoute, car leur somme
demeure constante et strictement égale au mot qui les désigne, et qui est à
la fois le premier et le dernier. Tu avances vers le centre de la pièce. Tu
remarques qu’elle est très blanche et pourtant très sombre. Vous n’aviez
aucun pressentiment. Je sais que je vais mourir. J’ai l’impression de vivre
une répétition. Tu vois que la pièce s’approfondit dans un grand miroir. Tu
marches vers lui. Tu regardes ce visage qui s’approche et qui te fixe avec
des yeux très anciens. Tu sens alors que, déjà, tu t’es penchée de la même
façon à la rencontre de toi-même. Tu continues jusqu’à ce que ton front
touche la surface lisse et froide. Tu souffles doucement dans ta bouche
d’en face. Il ne voulait pas. Il se tenait derrière moi. Il me serrait aux
épaules en criant : Voile cette glace, sinon je vais croire que je suis né une
fois de trop. Il soufflait dessus pour l’embuer. Tu te rejettes en arrière. Tu
saisis ta nuque avec ta main droite, et le pouce, qui a glissé le long du cou,
presse si fortement que le sang bat, et que tu as soudain un cœur dans la
gorge. Vous demandait-il parfois de ne pas le laisser seul. Nous n’avions
pas l’impression de nous séparer. Nous savions que l’un pouvait à tout
moment appeler l’autre. Nous ne le faisions pas. Nous avions un souffle
proportionné à la longueur de la séparation. Vous êtes absolument sûre de
ce que vous dites. Je l’ai vécu de très nombreuses fois. Tu as ramené ta
main le long de toi, tout en revenant vers ta place. Tu la laisses frotter
contre ta cuisse pour doublement percevoir le mouvement de tes pas. Tu
soulèves puis abaisses ton menton afin de dégager tes vertèbres. Tu
dissimules tes petits exercices, t’efforçant par ailleurs de les prolonger
sans y penser. Je vous ai dit que nous ne vivions pas ensemble
continuellement. Je regrette de devoir ajouter qu’il n’y a pas qu’une
logique au monde, pas plus qu’un seul amour. Tu remontes lentement tes
épaules. Tu leur communiques de petites secousses que tu espères garder
invisibles. Tu t’assieds. Tu te cambres. Tu aimes que tes seins se dressent.
J’ai besoin de vous parler encore, bien qu’il me semble n’avoir rien à dire.
Je vous regarde, et c’est déjà une conversation. Tu remues
imperceptiblement ton menton de droite à gauche, puis l’inverse. Tu
commences à sentir ta colonne vertébrale, à partir de la nuque et en
descendant. Je pense à lui. Je l’entends marcher. J’ai le sentiment, tantôt
qu’il piétine son ombre, et tantôt qu’il traîne des souliers de pierre. Vous
laissait-il le regarder travailler. Je ne lui ai pas donné l’occasion de m’en
empêcher, mais il est arrivé souvent que, venant le chercher, il me
demandât d’attendre, près de lui, qu’il ait terminé de poser une couleur.
J’observais moins son travail d’ailleurs que je ne m’étonnais, à chaque
fois, du décalage assez bouleversant qu’il y a entre le geste dérisoirement
répétitif de peindre et son résultat. Je regarde un tableau. Je vois de la
lumière. J’oublie la main. Vous donnait-il des explications. Je ne crois pas
qu’il le faisait sur le moment, mais plus tard, au milieu d’autres choses.
Vous auriez aimé qu’il vous parlât de ce qu’il faisait. J’aimais ce qu’il
faisait, et il me parlait de ce qu’il cherchait. Tu as renversé ta tête en
arrière. Tu masses la peau de ta nuque en la pressant contre tes épaules. Tu
t’aperçois qu’il y a longtemps que tu n’as pas pensé à tes mains. Vous
n’avez jamais trouvé bizarre qu’il s’adonnât à pareil travail, alors qu’il
affirmait volontiers ne rien vouloir laisser derrière lui pour la raison que
l’histoire est une pourriture qui fait fermenter le passé. Tu as levé ta main
droite verticalement devant toi. Tu la casses en deux, puis la redresses. Tu
aimerais la laisser flotter. Tu poserais ton menton sur l’eau. Tu jouirais de
ce froissement sur ta gorge. Je lui ai entendu dire que l’oubli n’était pas ce
que l’on croyait, qu’il ne s’agissait pas de se faire oublier, mais d’accéder
à l’oubli par la voie dure, qui consiste à laisser flotter son nom dans la
langue, mais vide de tout visage, impersonnel, anonyme. Vous imaginez
qu’un jour, en vous-même, il aura accédé à cet oubli. Je ne le sais pas. Je
sais seulement que je me souviens davantage de son visage que de son
nom, et parfois, ayant tout à coup conscience d’ignorer quel est le nom de
ce visage qui m’obsède, je suis prise d’une angoisse, d’un vertige. Vous
m’avez dit qu’apprenant sa mort, vous aviez peur de le rencontrer et de ne
plus le reconnaître. Je sentais qu’il s’était séparé de la forme sous laquelle
je l’avais toujours connu. J’ai peur que le nom et le visage ne concordent
plus. Vous désirez peut-être le protéger contre son propre nom, le protéger
contre ce qui va dévorer ce qu’il était, dévorer sa présence, sa bouche.
Vous savez que son nom va désormais le remplacer, le détruire. Tu
voudrais le voir. Tu as mal au fond des yeux. Tu as envie de crier : taisez-
vous. Tu croises les mains. Il s’avancera dans mon dos. Il sera précédé par
son sourire. Il ne sera plus que cette main qui me touche, puis cette
poitrine qui me presse. Je me demande ce que vous, vous aimeriez
préserver de préférence. Vous a-t-il jamais cité cette parole d’un
parachutiste durant la guerre coloniale : ce qui meurt en dernier d’un
visage, c’est la bouche. Tu fais non de la tête. Tu es lasse. Tu laisses ton
dos s’affaisser. Tu allonges tes bras sur tes cuisses, et ils tendent devant toi
tes deux mains ouvertes. J’ai rêvé que j’étais assise là-bas. Je regardais un
visage posé sur mes genoux, et tout à coup il se dédoublait et les deux que
j’avais maintenant se dédoublaient à leur tour, et ainsi de suite, de telle
sorte que cette prolifération m’ensevelissait. J’essayais de me défendre.
J’essayais de ramasser tous ces visages comme on ramasserait un paquet
de cartes, et puis brusquement je n’avais plus rien dans les mains, plus
rien sur moi, ni autour de, et je riais. Tu n’as cessé de regarder le creux de
tes deux mains. Tu te demandes si l’on peut fixer de façon égale deux
objets aussi proches. Tu te rends compte que tu vois bien les deux mains,
mais que, sauf à l’instant où tu y penses, tu n’en fixes continuellement
qu’une. Tu te tais, mais pour constater que ce n’était pas la parole qui
dérangeait l’attention de tes yeux. Vous parliez de l’oubli : comment
savoir s’il n’a pas décidé un jour que le renoncement à soi-même était le
meilleur moyen de hâter la venue de l’anonymat, et dès lors il aurait
volontairement choisi le pur oubli que lui ouvrait sa mort. Vous avez dû
l’entendre répéter que nos seuls critères de réalité sont physiques, et que la
pensée n’est que l’un des mouvements du corps. Vous comprenez qu’il ait
pu en déduire que son renoncement devait passer par la destruction de son
corps. Tu as refermé tes mains, et leur index replié sous le pouce décrit,
avec celui-ci, le départ d’une spirale dont les autres doigts semblent les
anneaux superposés. Tu colles l’un contre l’autre tes deux pouces et fais
basculer tes poings autour d’eux. Tu recommences, et encore, et encore,
jusqu’à ce que la phalange centrale s’échauffe. Tu as la bizarre
impression, alors, que tu portes au bout de tes deux bras l’embryon d’un
Autre, comme si cette chaleur, qui pourtant te fait légèrement mal, se
détachait de toi pour devenir le centre d’un mouvement indépendant. Vous
avez remarqué que tout ce qui est purement physique semble relégué dans
l’inhumain, ou le non-humain, en ce sens que cela ne parle pas, n’a pas
droit à la moindre expression : il est souvent question du corps, mais
jamais du physique, jamais de l’intérieur du corps, du fonctionnement. Tu
as séparé tes poings. Tu les as ouverts. Tu as posé tes mains de chaque
côté de toi. Tu écoutes, ou plutôt tu attends. Tu diriges ton attente vers des
mots. Vous l’aviez aidé, disait-il, à s’apercevoir que son corps n’était pas
plat, qu’il n’avait pas deux dimensions, mais trois. Tu sens qu’une caverne
se creuse au-dessous de tes épaules. Tu sens tes orbites autour de tes yeux.
Tu sens qu’ils sont en train de se confondre, et tu n’as plus qu’un œil, et il
se tient dans cette caverne d’en haut, qui va verser peut-être dans celle
d’en bas. Tu n’es, toi, plus rien d’autre que cette barre dans ta nuque, et ce
bourdonnement du vide, en haut, en bas. Tu es ce suspens, tout à coup, et
puis cet à-pic au bord duquel tu préfères maintenant t’affirmer que tu es
là, assise face à l’Autre, et que cela est simple, et que tu n’es que toi, et
non pas ce versant, ce risque. Vous pensez bien qu’il ironisait toujours à
propos de cette pensée qui se réclame de la profondeur, mais qui, faute de
se reconnaître, d’abord comme physique, n’a servi qu’à interdire la vie
intérieure, puisque celle-ci ne saurait se dérouler ailleurs que dans le
corps. Tu reprends ton souffle comme après une course. Tu regardes celui
qui te parle et tu lui souris. Tu n’as jamais bougé d’ici. Tu te souviens
d’un autre lieu, mais c’était dans une autre vie. Tu vois tes mains frémir
au loin. Tu leur commandes de monter lentement sur tes genoux. Tu les
regardes faire avec l’envie de leur manquer, de les trahir brusquement
pour qu’elles tombent dans le vide où s’enfoncent tes jambes. Tu trouves
drôle de sentir tes mains à ta merci, mais voici que le regard dont tu les
enveloppes se met également à t’entourer, à te contenir. Tu n’as pas le
temps de t’arrêter à l’étrange plaisir qui s’ensuit, car, autour de toi, le
regard se retrousse, te projetant tout entière dans ta tête. Tu es, une
seconde, cet astre rond qui tourne au-dessus de tes épaules, puis tu es tout
près d’éclater de rire à cause de tes métamorphoses et de crier : si vous
saviez ! Vous me regardez bizarrement. Vous a-t-il confié quelque chose
qui démentît ce que je vous rapporte. Je commence seulement à me sentir
un peu moins en exil. Je commence à deviner en vous ce qui m’est
familier sans que je vous connaisse. Je préférais sa manière d’expliquer
que chacun de nous est une société, où il est urgent de déclencher une lutte
des classes afin que l’esprit et le corps ne se gobergent pas seuls et
éternellement de la plus-value produite par le physique. Je me moquais un
peu de cette terminologie. Je l’entends se fâcher : Tu n’acceptes ton corps
que pour raturer ce qui s’y passe, et ton corps, vis-à-vis de l’esprit, est
ainsi le bourgeois libéral, qui donne bonne mine à la fabrique en la
dissimulant. Vous a-t-il dit comment il comptait révéler la fabrique à elle-
même, et l’appeler à la révolte. Je crois qu’il n’a jamais peint autre chose.
Vous croyez que telle est la raison de son goût pour le monstrueux. Je
pensais que plus il se rapprocherait de l’excès, plus ce qu’il cherchait à
dire deviendrait vivant, et donc visible. Vous le pensez encore, à présent.
Je ne saurai jamais si sa mort fut pour lui ce qu’elle est pour moi. J’ai
senti, parfois, que je pourrais mourir par excès de vie, en offrant à la vie ce
sacrifice excessif : oui, je l’ai senti physiquement, au plus profond de mon
corps. Tu découvres tes mains, qui sont restées posées à plat sur tes
genoux. Tu t’étonnes de cette espèce de sommeil, qui fait que rien ne
bouge dans ton corps. Tu te demandes qui réveiller d’abord. Tu t’inquiètes
soudain de cette immobilité, car l’idée te revient qu’on ne sait jamais ce
qui se prépare sous la peau. Je m’étonne que tant de gens aient
l’impression d’être enfermés, pris au piège, quand ce sont eux qui
entretiennent le piège, qui le logent à l’intérieur, sous la peau. Je suppose
que c’est par une complète inversion, car la mort ne vient jamais
naturellement de l’extérieur. Je n’en avais pas conscience du temps où il
me parlait, sinon je lui aurais objecté que nous ne fermons les yeux sur ce
prolétariat intérieur que faute de notre vie dans la région de l’ombre et de
la mort. Vous devez aller plus loin et constater la coïncidence du
fonctionnement de la machine et de l’accroissement de son usure, mais
faut-il en déduire que l’on ne peut s’intéresser à la vie intérieure du corps
que par fascination de la mort. Tu étais aux aguets. Tu écoutais l’approche
de cette question. Tu te l’es tant de fois posée à toi-même que tu en
pressens facilement la venue. J’ignore si sa mort est une réponse. Tu as
senti ces quelques mots perler dans ta bouche comme une sueur. Tu les
retenais depuis longtemps. Tu reproches à ton corps de les avoir produits.
Tu voudrais les reprendre. Tu te tais. Vous accepteriez l’idée qu’il ait
voulu tuer sa mort en mourant. Je n’accepte pas sa mort, bien que
j’accepte qu’il ait choisi de mourir. Je me débats à l’intérieur de cette
contradiction, tout en me disant qu’il ne s’agit que d’un problème de
vivant qui se sent mourir, ou bien d’un bon mot inventé pour me défendre.
Tu hésites. Tu t’aperçois que tes yeux sont revenus se fixer sur tes mains,
et que celles-ci, après avoir un peu glissé, pressent maintenant, l’un contre
l’autre, leur pouce et leur index. Tu les soulèves légèrement, si bien que
l’extrémité des doigts de l’une vient s’appuyer sur l’extrémité des doigts
de l’autre, les pouces seuls demeurant accolés. Tu as alors devant toi la
visière d’un casque médiéval. Tu en précises l’image en séparant tes
pouces et en écartant tes poignets. Vous n’avez jamais lu, je ne sais plus
chez qui, que la mort n’est qu’une métaphore. J’espère que ce vivant a
d’autres masques que l’écriture en attendant celui que la mort lui fera.
Vous arrivait-il, autrefois, d’imaginer qu’il pouvait mourir, disparaître. Je
le voyais s’éloigner de moi, me faire disparaître de sa vie : je ne
l’imaginais pas mort. Je n’y arrive d’ailleurs pas plus, à présent. Je sais
qu’il est mort, mais sachant cela, je ne sais rien. Tu soulèves la visière
pour la hausser vers ton visage. Tu arrêtes ton geste. Tu laisses retomber
tes mains. Vous êtes-vous dits qu’il s’était passé quelque chose de capital,
que peut-être même vous y aviez participé, et qu’en dépit de cela vous ne
vous en étiez pas du tout aperçue. J’ai plutôt l’impression constante qu’il
se passe quelque chose qui me concerne, et que je ne le vois pas. J’ai beau
être attentive, cela m’échappe, et c’est inexorable. Tu te penches un peu en
avant. Tu sens la pression de tes coudes sur tes cuisses. Tu l’accentues,
afin de retrouver l’épaisseur de ta chair. Tu enfermes ton poing gauche
dans ta main droite. Tu soulèves le menton. Tu souris parce que trois ou
quatre points de ton corps te sont parfaitement présents et que, de l’un à
l’autre, un trajet te devient perceptible, une espèce de petite phrase
organique. Tu es cette phrase qui dit : Je suis vivante. Vous ne l’avez pas
vu mort. J’ai reçu une convocation m’invitant à me rendre à l’institut
médicolégal pour reconnaître son corps. Vous souhaitez que je vous
accompagne. Je ne suis pas venue pour cela. J’ai l’impression d’être ici
depuis toujours, bien que j’aie également conscience de n’y être que de
passage. Vous a-t-on fixé une date. Je n’ai plus envie de bouger, et dans le
même temps je sais que je vais partir. Tu as séparé tes mains. Tu croises
tes jambes, la gauche par-dessus. Tu poses ton poignet gauche sur ton
genou gauche, et puis, sur lui, ton poignet droit. Tu regardes cette pile
d’articulations. Tu les imagines nouées ensemble, agglomérées par le
temps et la putréfaction. Tu ne peux plus bouger et ton regard se fige, et
une barre de gel s’enfonce lentement entre tes épaules. Tu réagis en
rejetant ta tête en arrière. Tu la forces. Tu as mal dans la nuque et le long
de ta clavicule gauche. Vous êtes là, devant moi, et alors même que je vous
contemple, que je vous écoute, j’imagine que vous allez arriver. Vous
frappez à ma porte, et je demande : Qui êtes-vous ? Vous répondez : Je
suis SA mort. Vous ne me laissez pas le temps de réagir. Vous enfoncez ma
porte. Vous me traînez dehors. Je suis allée dans une agence de pompes
funèbres. Ils m’ont soumis tout un catalogue de modèles de cercueils. Ils
voulaient absolument savoir la date de la cérémonie. J’ai répondu que je
ne la connaissais pas. Ils ont téléphoné à l’institut médicolégal. Je ne sais
ce qui m’a poussée. Je me suis levée. J’ai pris l’écouteur, d’autorité. J’ai
entendu des bruits de papier, des bruits de voix, puis quelqu’un a crié avec
agacement : On ne le retrouve pas, les rats ont dû le bouffer. J’ai distingué
une autre voix qui disait : Pile, on le retrouve à gauche ; face, à droite. Ils
m’ont arraché l’écouteur et reconduite poliment jusqu’à ma chaise. Ils
s’excusaient : Vous comprenez, ils sont surmenés, la police ramasse des
dizaines de cadavres toutes les nuits. Ils ne parlaient pas méchamment, ce
sont des fonctionnaires. Ils ont besoin de plaisanter pour résister à ce
travail. Je crois qu’il faudrait expliquer à votre écrivain que ce n’est pas la
mort qui est une métaphore, mais le mort. Tu es resté immobile, un peu
raide. Tu avances légèrement ton buste, et ton poignet gauche glisse. Tu le
laisses aller, mais il se retrouve enserré dans ta main droite, dont l’index
se cale dans son articulation. Vous ne pouvez en être encore tout à fait
sûre. Je crois qu’il suffit de prononcer le nom de n’importe quel mort pour
s’en assurer. Vous avez deviné combien nous étions liés, et cependant il
m’arrivait d’être intimidé par lui. Vous l’avez vu marcher de long en large,
avec cette espèce d’impassibilité qui le rendait distant. Vous le regardiez,
et soudain venait de sa bouche un étrange chuchotement, comme un bruit
de page tournée. Vous écoutiez cette rumeur dont le son, bientôt, devenait
uniforme, ni haut, ni bas, une seule note, et pourtant une phrase
interminable, avec un rythme, des suspensions, des silences, et le
pressentiment d’un sens qui allait, d’une minute à l’autre, fêler le temps.
Vous vous sentiez devenir neutre, tandis que le murmure prenait la place
de l’air, la place des choses, la place du monde. Vous étiez enveloppée par
ce ruissellement, qui venait de partout depuis toujours. Tu as lâché ton
poignet gauche. Tu as décroisé tes jambes. Tu es dans l’attente. Tu attends
un geste, et ton corps s’inquiète. Tu n’écoutes plus les mots, mais leur son,
et cette mélopée monotone en révèle une autre, qui bourdonne à l’intérieur
de ton corps. Tu es prise entre deux désirs, celui de t’abandonner à ce
bourdonnement, celui de le traduire. Tu manques de mots. Tu n’arrives
même pas à nommer avec exactitude ces frémissements, ces ébrouements,
ces vibrations, ces sursauts, et à mesure que ton attention se ruine à tenter
d’y parvenir, il te vient une angoisse, qui s’augmente peut-être de
l’incompréhension où sombre ce que tu essayais de saisir. Tu as baissé la
tête, et posé tes coudes sur tes cuisses, et retrouvé cette position, qui est
moins de repos que de repliement. Tu restes un moment ainsi, comme
effondrée, puis la sensation d’être regardée te fait violence, et tu te
redresses. Je n’ai pas de problème particulier. Je ne le veux pas. Je suis
mon cours, vous comprenez. Je suis neutre. Je suis lisse : Votre ami m’a
bien polie. Je rêve de ressembler à cet archiviste dont il m’avait raconté
l’histoire : un archiviste qui savait tout, et qui avait tout oublié. Tu
t’animes. Tu laisses ta main droite se soulever, se tendre. Tu sens, à la
même seconde, que tu es toute petite. Tu lèves le poing, et ta mère recule,
lentement, et l’épouvante est sur son visage. Tu cours vers la fenêtre. J’ai
trop souvent manqué de patience. J’avais de bonnes raisons : je vivais dans
l’imminence de la fin, et tout à la fois, bien sûr, je la redoutais. Vous dites
que vous êtes neutre, mais il faut d’abord avoir bouclé sa mémoire, ou
mieux l’avoir vidée peu à peu. Vous savez encore beaucoup trop de choses.
Je crois que je les ai oubliées, comme chacun de nous oublie qu’il est le
possesseur d’un vocabulaire, ce qui n’empêche aucunement le mot juste de
surgir quand on en a besoin. Vous pensez qu’il ne s’agit plus de mémoire.
Je cherche alors à me faire une mémoire qui ne sache pas, qui ne se sente
pas la propriétaire des choses dont il lui arrive de se souvenir. Tu es de
nouveau toute petite. Tu viens d’atteindre la fenêtre. Tu l’ouvres, mais ta
mère se précipite, et elle te prend dans ses bras. Vous croyez, comme il le
croyait lui-même, qu’il existe une mémoire du corps à travers laquelle nos
ancêtres se survivent. Je ne sais s’ils survivent dans notre langue, dans
notre instinct, ou dans les deux, mais j’aimerais rester là comme une
parenthèse qu’on aurait oublié de refermer. Je sentirais les mots se presser,
s’agglutiner, faute d’oser franchir le signe qui les arrêterait. Tu as redressé
la tête, et ton regard rencontre le miroir. Tu as l’impression d’une bouche
blanche, qui souffle du froid. Tu lèves la main pour te protéger de ce
souffle, qui te paraît surgir du fond de la terre et porter encore un relent
d’humidité et de ténèbres. Vous avez froid : voulez-vous que je monte le
chauffage. Je me demande comment nous pourrions échapper au piège. Je
suppose que, vous aussi, vous sentez votre chaleur s’en aller. Je m’épuise
de minute en minute. Je crois que l’idée de la solitude m’est moins pénible
que celle du froid, et cela uniquement parce que le froid conserve.
J’imagine que les morts savent qu’ils n’en finiront pas d’être morts parce
qu’ils ont très froid, et que ce froid va les conserver sans fin. Tu as
retrouvé ta position de repliement. Tu ralentis ta respiration. Tu écoutes le
fonctionnement du système intérieur, mais tu n’arrives à saisir que le petit
bruit d’inspiration ou d’expiration qui, alternativement, monte de tes
narines. Tu y es si attentive qu’il te semble remonter peu à peu vers tes
poumons. Tu t’approfondis. Tu as réuni tes mains sur ton plexus. Tu veux
qu’elles doublent ta surveillance. Tu tiens ton souffle à présent. Tu le
précipites. Tu l’arrêtes. Tu pressens une grammaire de la respiration, mais
tu ne cherches qu’à atteindre le foyer où ta vie s’attise et se consume. Vous
devriez prendre un peu de repos. Tu te redresses. Tu te cambres, et tes
deux mains soulevées à la fois vont se rejoindre derrière ta nuque. Tu fais
glisser tes pouces le long de ton cou, cependant que tes autres doigts se
croisent, l’auriculaire de la main gauche prenant fortement appui au-
dessus de la plus haute vertèbre. Tu éprouves de légers frissons sur la
pommette gauche. Tu fais remonter tes pouces le long de tes mâchoires,
puis derrière tes oreilles. Tu leur fais ensuite masser lentement ta nuque,
et les autres doigts se dénouent. Tu ramènes tes mains devant toi. Tu
résistes au désir de les poser un instant sur ton visage. Tu les envoies sur
tes genoux. Je vous remercie. Je ne suis pas fatiguée. Je ne vous ai pas
encore dit ce que je suis venue vous dire. Je ne dois pas vous paraître très
logique, mais les choses viennent de loin, et bien que je leur laisse le
temps, elles n’arrivent pas forcément dans l’ordre. Je pense qu’à vous
aussi, il a dû citer ce mot qu’il aimait : Qu’est-ce que la logique, c’est la
pensée qui se vomit. Vous avez parlé de piège tout à l’heure. Vous en avez
apporté un ici, ou plutôt vous l’y avez fait apparaître. Vous aviez raison :
nous sommes inséparables, mon piège et moi, car il n’est piège que pour
moi tout comme je ne suis proie que pour lui. Tu regardes ta main droite
s’ouvrir, se fermer, s’ouvrir. Tu es dans les bras de ta mère, et tout à coup
tu lances ton petit poing. Tu entends la vitre dégringoler, et tu cries. Tu
vois ton poing reculer. Tu l’ouvres : il est plein de sang. Tu ne dis plus
rien. Tu as mal. Tu es heureuse. Je me souviens d’une chose qui m’est
arrivée quand j’avais cinq ou six ans. Je jouais seule, et brusquement je me
suis rendu compte qu’il y avait dans ma blouse, la belle blouse dont on
venait de me faire cadeau, un énorme accroc au-dessous de l’épaule
gauche. J’étais désespérée, mais ce qui me désespérait bien plus que
l’accroc dans ma blouse neuve, c’était la soudaineté de mon malheur, et
surtout la différence qu’il creusait entre ce moment où je me sentais
tellement coupable, et le moment précédent où j’étais tellement heureuse.
J’aurais voulu revenir au bonheur. J’essayais de remonter le temps. Je
perdais pied. Je m’affolais d’impuissance. Je voyais que je ne pouvais pas,
que je ne pourrais plus jamais, parce qu’il y avait le trou. Vous ne pensez
pas que c’est à partir du moment où l’on est enfermé dans l’irrémédiable
que l’irrémédiable peut être anéanti. Je sais qu’il vient un moment où
l’anecdote qui nous a révélé quelque chose est complètement dépassée,
mais la révélation demeure, et elle ne cesse de hanter tout ce qui est
propice à nous la rendre présente. Vous êtes, nous sommes liés par une loi,
et pourtant nous ne la servons, ni ne la respectons, c’est cela qui est
étrange. Je ne comprends pas. Vous avez dit piège, je dis maintenant loi,
mais après tout n’importe quel mot tend vers nous une double mâchoire :
il suffit de comparer ce qu’il veut dire à ce qu’il supprime, et puis
d’interroger son propre nom. Tu perçois, sous tes arcades sourcilières, une
lourdeur grandissante. Tu la sens à présent qui appuie sur le globe de tes
yeux, et ce globe devient tout à coup gigantesque : c’est une tête dans ta
tête, mais fragile et qu’un rien pourrait crever. Tu voudrais la mettre à
l’abri. Tu te dis que le mieux est de ne plus penser, de l’oublier. Tu
regardes fixement tes mains. Tu viens de comprendre qu’en devenant fixe,
ton regard se libère en fait de l’objet qu’il fixe, qu’il en fait le tour, et
qu’alors il se renverse et remonte en lui-même. Tu cherches à saisir ce
moment où il y a renversement du circuit à l’intérieur de l’œil. Tu
t’engouffres. Tu as un trou dans la tête, un entonnoir. Tu hésites. Tu te
demandes d’où vient cette impression de n’avoir qu’un œil, et quel
mouvement mental est en train de t’abuser. Tu es prise entre deux regards,
et il y a, dans le globe de tes yeux, un fourmillement de pupilles. Vous
vivez sous un nom. Vous êtes habituée à cette étiquette. Vous coïncidez
avec elle. Vous vous demandez parfois ce que l’on pense de vous, mais
vous ne doutez pas de la validité de la représentation que fournit
l’étiquette. Tu amènes tes deux mains à la hauteur de ton visage. Tu te
contentes d’appuyer l’index de chacune sur tes arcades sourcilières. Tu les
caresses en partant de la racine du nez, plusieurs fois. Tu cherches ainsi à
déterminer la légère dénivellation sur laquelle tu vas poser l’extrémité de
tes doigts, puis doucement les faire tourner afin de masser le centre
nerveux qui se trouve là. Vous allez me dire que douter est le deuxième
piège, mais vous ne me dites rien, et pas même pourquoi vous êtes venue.
Vous semblez d’ailleurs, la plupart du temps, ne pas être là. Vous
m’écoutez cependant, et si je m’égare, c’est que vous êtes tantôt présente
et tantôt absente, sans que rien ne m’en prévienne. Tu as terminé. Tu
renvoies tes mains sur tes genoux. Je venais tout vous dire. Je l’ai cru. Je
croyais que je déborderais. Je m’aperçois que je souffre moins de sa mort,
qui en somme est passée, que de l’instant de sa mort, qui est une énigme –
qui est l’énigme, dont je tourne et retourne en vain la question. Je
comprends que je ne répondrai pas, et donc que je ne pourrai pas aller plus
loin, que c’en est fini de l’illusion d’avancer. Je sais que je ne saurai
jamais, et je découvre que ce non-savoir-là était tout ce que j’étais capable
d’apprendre. Je suis venue chez vous afin de m’approprier ce que vous
saviez. J’espérais que vous saviez tout, et pourtant je ne suis pas déçue en
découvrant que vous ne savez rien, que vous n’avez jamais rien su. Je reste
ici, et même je n’ai plus envie d’en bouger, car plus je reste, plus un
nouvel espoir se forme. Je dis espoir, mais il s’agit plutôt d’un
pressentiment. Je sens que quelque chose approche. Je n’ai aucune idée de
sa nature, et cela m’est égal. J’aime cette impression d’une distance qui
est en train de fondre imperceptiblement. Vous ne craignez pas que ce soit
sa mort qui approche, et cette fois non pas comme un événement, une
nouvelle, mais comme la révélation d’un abîme. Je ne perçois pas l’abîme
de son côté. Je le perçois du mien. Je me vois au bord d’un à-pic, et lui a
déjà franchi l’abîme. Je suis seule, rendue à la solitude de mon je de
vivante. Vous seriez venue alors parce que, ensemble et parlant de lui,
nous pouvons opposer à la faille que son départ a ouverte une communauté
de vivants, une autre sorte de nous. Tu le regardes au visage. Nous
pourrions faire cela, vous croyez. Tu te replies. Tu ne seras jamais assez
petite pour échapper à ce qui te menace de partout. Tu voudrais te réduire
à cette boule qui est dans ta gorge. Tu roulerais sous le fauteuil. Il se tenait
dans ses yeux, silencieusement : des yeux si limpides que tu te sentais
regardée par eux, indépendamment de lui. Il ne bougeait pas. Il devenait
personne. Tu avais froid. Tu avais peur de tendre tes bras, peur qu’il n’y
ait rien autour de ses yeux : pas de visage, pas de corps, pas de lui. Il te
laissait devenir blanche dans l’air qui s’épaississait. Il disait plus tard :
Viens. Il te tirait en avant. Nous allons sortir dîner. Nous allons marcher
dans la nuit. Il te serre contre lui. Nous allons nous dire nous. Tu te
redresses. Je vis à la fois ma réalité et ma fiction du fait même que, tout en
étant ici, je me souviens. Je suis donc encore un peu avec lui, bien qu’il ne
puisse plus faire partie de mon présent. Je m’aperçois qu’il m’arrive ainsi
de le voir, mais sa figure se déplace comme une image mentale que rien ne
peut fixer. Je cherche alors des mots qui l’immobiliseraient en la
traduisant, et je ne trouve rien que de pauvres choses du genre : Il te serre
contre lui. Je cherche encore. Je retrouve tout à coup l’une de ses phrases :
Regarde la ville, c’est un désert qui a peur de lui-même et qui s’est
masqué. Je le perds aussitôt dans ses propres mots. Je ne le vois plus. Je ne
l’entends même plus, et ma fiction, alors, me paraît ne reposer que sur une
misérable convention, puisque la mort même ne m’en fait tirer que cela. Je
me demande avec horreur : Comment peut-on parler. Je vous le demande.
Vous ne posez cette question que pour me réduire au silence, car il ne
saurait y avoir d’autre réponse. Vous m’avez dit : Je venais tout vous dire,
et vous ne le faites pas, vous ne le tentez pas pour l’unique raison que vous
savez d’avance que cela ne se peut pas. Vous manquez d’innocence, sinon
vous parleriez d’abord au lieu de parler de parler. Vous en arrivez, dans un
même élan, à m’agresser, car celui qui nie les pouvoirs de la parole châtre
d’avance son interlocuteur. Je n’ai que faire de l’innocence depuis que j’ai
vu le trou. Je préfère indiquer moi-même la limite, plutôt que d’être
arrêtée par elle sans le savoir. Je cherche ma langue démembrée aux quatre
coins de mon corps, c’est un effort plus éprouvant que de vous la servir
intacte et belle. Je veux coïncider avec ce qui me déchire, et que la
déchirure soit ma bouche. Je m’excuse, ces mots sont un peu
grandiloquents. Tu es essoufflée, non au niveau de la gorge, mais du
ventre. Tu sens ton dos s’arquer afin de protéger cette fragilité que tu as là,
devant, et qui est toi. Tu te penches. Tu as vraiment cru que tu allais voir à
travers ta poitrine, à travers tes os. Tu es déçue. Tu entends ta respiration,
mais ce n’est qu’une rumeur. Vous ne voulez pas me raconter ce que vous
avez fait aujourd’hui. Tu te redresses. Tu lui souris. Tu sens pousser ta
colonne vertébrale. Je suis allée au commissariat. J’avais reçu une
convocation. J’ai attendu longtemps dans un couloir. Ils passaient deux par
deux, et ils riaient. Ils avaient des pipes comme au cinéma. Ils regardaient
mes jambes, puis tournaient le dos, et alors leur voix gonflait leurs
épaules. Ils avaient tous le même dos. J’ai entendu mon nom. Je suis
passée derrière une porte où il y avait du soleil. Ils me parlaient : ça durait
depuis une éternité, et je ne comprenais rien. Ils ouvraient trop grand leur
bouche. Ils faisaient des mots qui se perdaient en l’air. J’ai vu que ma
main prenait un papier. Je l’ai laissé faire, puis je lui ai crié : Lâche-le, et
le papier est tombé. Ils m’ont fixée longtemps en silence. J’avais mal aux
yeux. J’ai dit : C’est le soleil. J’ai essayé de rire comme eux, dans le
couloir, mais ma gorge est devenue si étroite que j’ai suffoqué. Ils ont
commencé à me lire quelque chose. J’ai trouvé que c’était reposant. Il est
entré pendant ce temps. Il se tenait sur l’appui de la fenêtre. Il était
tellement petit qu’ils ne l’ont pas remarqué. Il sautillait comme un lutin
sur la tablette. Il m’a crié : J’ai retrouvé mon sexe, et sa main agitait
quelque chose. J’ai dit : Chut. Il a disparu. Ils m’ont regardée encore, puis
ils ont continué à lire. J’ai vu que le même papier s’avançait vers moi au
bout d’une grosse main. J’aurais pu l’empêcher d’approcher, mais j’étais
trop fatiguée. J’ai pris aussi le crayon qu’une autre main me tendait. J’ai
pensé que tout cela n’avait pas d’importance puisque nous étions là
ensemble. Je me suis souvenue que nous avions joué à la main chaude en
attendant, puis regardé le square et parlé des arbres. Il m’avait dit : Tu
vois, à force d’être immobiles, ils sont fatigants comme des cris. J’ai
voulu me rapprocher de lui pour que nous posions nos deux ombres sur
cette lumière louche qui sortait de partout. Je suis là, chez vous, je le sais.
Je suis chez vous, maintenant. J’aimerais que vous veniez près de moi. J’ai
besoin de votre oreille. Je vous dirais tout bas : Tant que je vivrai, il
restera en vie, et la mort, elle aussi, vivra. J’ai envie de crier : Regardez,
regardez, elle n’est pas noire, mais l’on ne voit pas plus la mort qu’on ne
voit l’air, et pourtant il bouge, et pourtant elle est comme de l’air sous
notre peau. Tu te lèves. Tu marches vers la lampe. Tu poses ta main
dessus. Tu dis : Il faudrait la radiographier pendant qu’elle bouge. Tu
recules. Tu voudrais faire quelque chose de définitif. Tu vois qu’il te suit
des yeux. Tu vois que tu ne pourras jamais réussir à voir ce qui coule de
ses yeux pour se mêler à l’air invisible. Tu projettes brusquement ton
index en avant : tu voudrais boucher la source de ses yeux. Tu sens vibrer
ton épaule droite. Tu retires ton bras. Tu es au milieu du vide. Tu l’entends
ruisseler autour de toi, ruisseler depuis l’origine du monde. Tu trébuches.
Tu aperçois le tapis et la profondeur de la chambre et le fauteuil où tu vas
retourner. J’habite presque en face de chez lui, dans la rue perpendiculaire.
Je l’ai peut-être entendu mourir sans le savoir. J’ai peut-être entendu ce
bruit épouvantable dans mon sommeil. J’ai peur que mon corps l’ait
enregistré, et qu’il me le cache pour trahir mon sommeil par un
cauchemar. Tu as posé de nouveau tes mains sur tes genoux. Tu es une
statue égyptienne. Tu vas rester là sans bouger en attendant le retour
d’Osiris le démembré. Tu t’étonnes d’entendre un grognement dans ton
ventre. Tu es encore vivante. Tu n’as pas mis ta peau de pierre. Vous est-il
arrivé d’avoir envie de parler à quelqu’un et dans le même temps de vous
demander si vous n’êtes pas justement en train de lui parler. Vous sentez
alors que vous n’êtes plus le maître de vos pensées, ni le propriétaire de
vous-même. Vous devinez d’ailleurs que cela n’a pas d’importance
puisque les pensées, comme les choses, reviennent afin de ne pas
demeurer éternellement inachevées. Tu sens que ton ventre va grogner
encore. Tu crispes tes orteils. Tu veux faire taire cette voix involontaire.
Tu es tendue contre elle de la nuque aux talons. Tu rentres tes épaules, ton
estomac. Tu respires avec précaution. Vous comprenez, les pensées sont
comme les événements : elles tombent dans l’histoire, et l’histoire n’est
qu’une ébauche, une espèce de prophétie qui nous pousse en avant pour
être accomplie. Tu penses avoir enfin gagné. Tu te relâches un peu, et
aussitôt, comme pour te narguer, ton ventre est secoué d’un grognement.
Tu te laisses aller dans ton fauteuil. Tu abandonnes. Vous n’en avez pas
conscience, mais toutes ces choses, qui demeurent en suspens, pourrissent
votre cerveau en attendant de trouver le mot, le geste, le visage
susceptibles de leur donner une forme définitive. Je crois que vous
déplacez la question. Je suis moi-même une chose en suspens. Je pourris
ce qui m’entoure, ce qui est immobile et qui ne sait pas. Je le pourris parce
que, moi, je sais, et que cela me creuse et me gâte. Je me demandais
pourquoi il avait choisi cette mort-là : je crois que ce fut pour détruire la
pourriture d’un coup en écrasant sa tête. Vous rongez les mots comme les
enfants rongent leurs ongles, et cela me donne envie de vous les retirer de
la bouche. Tu es surprise. Tu ne comprends pas pourquoi cette réflexion te
rend toute petite, et puis tout à coup tu le sais. J’étais une enfant. Je
prenais les mots au mot. Je me promenais avec mon oncle, qui était un
très, très vieux monsieur. Je l’entends dire : J’ai la tête qui tourne. Je le
regarde. Je ne vois rien. Je pense : Cela doit être dedans. Je le regarde
alors droit dans les yeux afin de ne pas manquer le moment où ils vont
commencer à passer de l’autre côté. J’attends. Tu es dans cette attente. Tu
loges dans sa bulle. Elle éclate. Elle te remet au monde. Tu as la tête qui
tourne. Tu es entre deux temps. Tu découvres ce qui t’entoure et tu crois
t’en souvenir. Je suis venue ici. J’avais quelque chose à vous dire, une
chose qui nous concerne tous les deux. Je pensais que nous saurions mieux
lui répondre à deux, et jouer du décalage. Vous voulez que nous préparions
une réponse, et puis que je vous accompagne. Je n’ai pas l’impression
qu’il sera nécessaire de bouger d’ici. Vous avez donné rendez-vous à
quelqu’un. J’avais imaginé que vous l’attendiez aussi. Je me dis que, sans
doute, il faut parfois profiter de ce qu’il y a d’amer entre les êtres, et c’est
cela que j’appelle leur décalage. Il va venir. Il fera tout pour nous donner
envie de le suivre. Il expliquera que, de toute façon, nous sommes en train
de mourir. Il nous montrera la paix du déjà mort. Je veux que ce déjà nous
fasse rire du haut de notre pas encore. Vous doutez de lui, en somme, et
qu’il puisse accepter notre différence. Je doute de nous. J’ai peur de son et
de notre amour. Je me souviens que l’amour a ceci de commun avec la
mort, qu’il travaille à faire de nous des semblables dans l’anonymat de
l’espèce. Vous me disiez que vous aviez peur de ne pas le reconnaître : est-
ce parce que vous redoutiez qu’il ne soit devenu semblable à tous les
autres. Je n’ai plus de référence, vous comprenez. Je vous regarde, vous
me regardez : nous, les vivants, nous pouvons confronter sans cesse à
l’original l’image que nous nous faisons les uns des autres, mais l’image
d’un mort. Je sens que son visage se décompose en moi, comme il se
décompose déjà sur les os de son crâne. Je ne peux pas le retenir. Tu
voudrais voir cela, cette décomposition. Tu en éprouves le besoin dans ton
sexe et derrière tes yeux. Tu cherches à en former le spectacle mental. Tu
ne réussis à faire apparaître que des orbites creuses et des dents, et tu n’es
pas sûre qu’il ne s’agisse pas du simple souvenir de quelque gravure. Tu
ne peux pas imaginer la peau qui s’affaisse, la chair qui coule. Tu ne le
peux pas, penses-tu, parce que nul ne les a jamais observés suffisamment
pour créer le vocabulaire de la décomposition. J’ai parfois l’impression
d’être montée sur ma propre tête, comme les habitants d’une maison
montent sur son toit pour échapper à l’inondation. Je regarde le vide
depuis là-haut, et je découvre que le vide est un œil, le centre d’un œil
vide, qui bien entendu me fixe, exigeant que je saute pour me détacher de
moi-même. J’obéis. Je tombe. Je retrouve cette intimité qui est moi.
J’avais cru sauter dehors, je n’ai fait que tomber dedans. Je vous raconte
sans cesse autre chose. J’oublie même que je suis venue vous voir. Je me
demande si la mort nous fait sauter dehors. Vous avez vécu longtemps
avec lui. Nous nous sommes séparés, puis retrouvés. Nous avions décidé
en riant que nous serions interdépendants. Je n’allais chez lui qu’à son
appel. Je préférais qu’il vienne chez moi, où je me sentais plus facilement
chez nous. Vous arrivait-il de l’attendre, d’être inquiète. Je n’aime pas être
seule la nuit. Vous laissait-il l’être souvent. J’ai envie de répondre oui,
bien que ce ne soit pas tout à fait exact. Je m’absentais de mon côté, peut-
être parce que notre liberté n’était pas un mot. Vous l’attendiez cette nuit-
là. J’étais chez moi. J’ai lu. Je me suis couchée tôt. Vous avez su très vite.
J’ai su dès le matin. Je ne me rappelle que des choses négatives. Je n’ai
pas pleuré. Je n’ai pas crié. Je crois que, toute la journée, je me suis répété
des petites phrases du genre : Tu n’as pas crié. Tu ne crieras pas. Vous êtes
allée chez lui. J’y suis allée plus tard, beaucoup plus tard. Je ne sais ce que
j’y aurais fait si, en arrivant, je ne m’étais trouvée confrontée d’abord à ce
qui m’a paru le comble de la dérision. J’ai vu sur sa porte une grande
feuille blanche, et dessus, en lettres capitales : PRIÈRE DE FERMER LA
FENÊTRE DE LA RUE QUI EST RESTÉE OUVERTE signé LE GÉRANT. J’ai lu et relu
et relu. J’ai décollé la feuille. J’ai ouvert la porte. Je suis entrée. J’ai vu la
fenêtre. J’ai hésité un instant à m’en approcher. J’avais le vertige. Je suis
allée la fermer. Je me suis assise. Je n’ai pas eu conscience avant
longtemps de me trouver devant l’une de ses toiles, celle qui était sur le
chevalet – la dernière. Je suis partie brusquement. Vous avez décidé de
venir ici. J’ai marché. Je n’ai pas décidé de venir. Je suis venue. Voulez-
vous que je vous prépare quelque chose. Vous pourriez vous reposer en
attendant. Je n’ai besoin de rien : un peu d’eau. Tu le regardes s’éloigner.
Tu vas enfin pouvoir poser ton front sur tes genoux. Tu te courbes à
mesure qu’il s’éloigne. Tu fermes tes poings. Tu te courbes encore. Tu
touches. Tu glisses tes poings entre tes genoux et ton front. Tu les ajustes à
tes yeux, comme font les enfants quand ils jouent à la longue-vue. Tu as
calé la première phalange de tes pouces de chaque côté de ton nez. Tu
entends le va-et-vient de ta respiration. Tu as chaud, d’abord aux
pommettes, puis dans le creux entre tes seins. Tu suspends ton souffle, tes
tempes battent. Tu as mal dans la nuque. Tu te soulèves un peu en
expirant, et ton estomac remonte vers ta gorge : il brûle ta poitrine. Tu
viens de penser que si tu tombais en avant, ton sexe paraîtrait dressé au
sommet de toi. Tu aimais qu’il te prenne ainsi, la fesse en l’air, disait-il.
Tu luttes avec cette image. Tu entends de nouveau l’éternel ruissellement :
sa rumeur emplit tes oreilles. Tu es au bord du vide. Tu vois sa pente qui
bascule, qui monte vers toi. Tu te redresses. Tu jettes ta tête en arrière, la
nuque à la renverse. Tu as bientôt deux traînées de douleur le long du cou.
Tu les caresses avec le pouce et l’index de ta main droite. Vous devriez
vous mettre à l’aise et accepter de manger ceci. Vous ne savez plus ce dont
vous avez besoin. Je vous remercie. Tu enlèves ton manteau. Tu t’affaires
un moment entre ton fauteuil, la table basse, le plateau qu’il vient d’y
déposer. Tu te regardes faire en essayant de prendre au sérieux ta faim, ta
fatigue. Je me demande ce que devient la douleur dans un corps qui
mange, qui boit. Je parle, bien sûr, de la douleur mentale. Je pense que ma
douleur devrait être entièrement physique, c’est-à-dire un peu ignoble,
comme le bruit de la déglutition, le bruit d’un rot ou d’un pet. Vous ne
pensez pas qu’on peut souffrir comme on respire, sans en être occupé. Je
voulais dire que la douleur ne devrait pas être distinguée, car il est
dégoûtant de souffrir. Je souhaiterais que la douleur ait une mauvaise
odeur, qu’elle soit répugnante. Vous ne vous demandez pas ce qu’on ferait
alors des gens qui souffrent. Je suppose que cela ne changerait rien : ils
préfèrent déjà se cacher. Vous n’allez pas m’obliger à vous parler de
l’amitié… Je ne serais pas venue vous voir si vous étiez mon ami. J’aurais
préféré vous cacher cette honte. Je ne crois pas qu’on doive faire semblant
de partager ce qui ne peut pas l’être. Vous n’imaginez pas que nous
puissions souffrir à cause de la même chose. Je l’imagine très bien, mais
cette chose ne nous est commune que par l’illusion : en réalité, elle nous
renvoie à notre solitude, et même elle la redouble. Je reste ici, près de
vous, parce que, jusqu’à présent, vous m’avez épargné ce genre d’illusion.
Je sais ce qui vous unissait à lui, et vous savez également ce qui nous
unissait, cela suffit. J’appréciais, chez lui, qu’il ne mélangeât pas les
sentiments, et que, par exemple, il ne crût pas indispensable de me faire
rencontrer ses amis, ou de rencontrer les miens. Tu lui souris. Tu as mangé
les œufs qu’il avait préparés. Tu te sens plus à l’aise. Tu es étonnée de
t’apercevoir que tu as faim. Tu regardes avec plaisir le plateau sur lequel il
y a encore de la salade, du fromage et de la confiture. Tu sais que tu vas
continuer à manger et en même temps tu te répètes : Il est mort. Tu as peur
de ton corps, tout à coup, de ton corps qui vit comme si de rien n’était. Tu
touches ton poignet qui ne porte aucune marque, et ta joue qui n’en porte
pas non plus. Vous désirez autre chose. Je me disais, mais non. Je me
disais que j’avais faim quand même. Vous venez de m’expliquer que vous
aimiez qu’il ne mélangeât pas les sentiments : à quoi servirait de mêler la
vie et la mort. Je me rends compte que je suis intacte, et que cela signifie
que son oubli a déjà commencé en moi. Je sécrète contre sa mort une
espèce de coquille qui est ma vie, et je parle, je parle. J’ai l’impression
que ma bouche est une plaie, et que les mots coulent de là comme du pus.
Je dis cela et je mange. Vous me faites penser à ce poète anglais qui,
chantant la beauté de sa maîtresse, s’arrête après chaque strophe pour
constater avec horreur : Mais elle chie. Tu n’oses proférer le cogito que
cette réflexion t’inspire comme une évidence : Je mange donc je chie. Tu
es consciente, en mangeant, de tous les mouvements dont se compose
l’action de manger : mastication, déglutition. Tu suis la chute des aliments
vers l’estomac. Tu crois même la voir. J’essaie de comprendre ce qui fait
que mon corps est en vie, et ce qui fait qu’il pense. Je m’y efforce depuis
si longtemps que je devrais avoir acquis un certain pouvoir, mais la vision
du mécanisme se dérobe. Je voudrais percevoir à la fois des choses qui
existent à la fois, et dont la séparation dans le langage est trop commode.
Je cherche à dire, au moins à moi-même, ce qui ne s’exprime pas. Vous
allez découvrir que l’on n’y arrive qu’en se faisant violence. Tu écoutes ce
qui ne fait aucun bruit. Tu imagines un glissement, mais si rapide qu’il est
inaudible. Tu te souviens de cette définition donnée par l’astrologue : le
silence est l’intensité du son. Vous commencez à lui ressembler, ou peut-
être commencez-vous à occuper sa place. Je me demande ce que vous
voulez dire. Vous avez une présence sur laquelle je reporte la sienne. Je
suis tentée de vous retourner cette phrase. Vous acceptez que nous jouions
différemment le même rôle. Je n’assume pas ce que vous pouvez
éventuellement plaquer sur moi. Je ne suis pas son travesti : je suis moi.
Tu as reculé vers le fond de ton siège. Tu redresses ton buste. Tu te
montres. Tu cherches à te concentrer dans cette attitude, et cependant tu
luttes contre une chose dont tu ne sais au juste ce qu’elle est, image ou
sensation : tu luttes contre cette chaleur qui envahit tes reins, ton ventre.
Tu te raidis, mais cela qui devrait durcir ton corps ne fait que
communiquer une crispation à ton sexe. Tu t’égares. Tu ne sais plus où tu
en es. Tu retrouves brusquement tes derniers mots : Je suis moi. Vous
savez bien que notre rencontre ne nous met pas en jeu directement, qu’elle
n’est pas tout à fait personnelle. Vous êtes venue me voir à cause de lui, et
si nous sommes, vous et moi, face à face, c’est en son nom. Vous n’êtes
pas venue pour moi, et je ne vous ai pas reçue pour vous. Tu as repris ton
contrôle en réglant très lentement ta respiration. Tu tasses au fond de toi
ce qui t’a troublée. Tu écoutes. Tu sens que les mots émeuvent en toi un
système qui, presque automatiquement, produit ta réponse. Tu voudrais
observer le travail de ce système, mais déjà tu parles. Je me demande
comment il pourrait se tenir où nous sommes, et à la fois comment il
pourrait ne pas être là. Je suppose que notre présence lui fournit le seul
terrain propice, mais nous ne croyons pas aux fantômes. Vous n’avez pas
l’impression que nous ne parlons que pour l’amener à se manifester, non
pas sans doute comme une apparition, mais comme un souvenir autonome
et vivant, une présence égale à la nôtre, quoique d’une autre espèce. Je
nous vois plutôt en train de fixer une absence, et qui d’ailleurs exige
davantage de nous, car elle ne peut que croître à l’infini et nous absorber,
nous obliger à nous perdre en elle. Vous devez admettre que nous parlons
moins pour lui que pour nous, et seulement peut-être afin de nous ménager
un suspens, un répit. Je suis près d’avouer que je ne parle de lui que pour
l’oublier, car pour peu que le souvenir nous soit compté, je dilapide ma
capacité de penser à lui. Je m’excuse de vous entraîner à la même dépense
du seul fait que je me trouve ici. Vous m’aidez à m’approcher de quelque
chose qui se dérobe, et à m’y sentir lié. Vous ne sauriez être ailleurs qu’ici
pour cette raison, difficile à exprimer, qu’il faut que nous soyons
ensemble pour qu’une certaine question existe, alors même que nous
sommes incapables de la poser, car elle est située de l’autre côté de la
mort. Vous la suggérez, comme peut-être je vous la suggère, et ce que nous
articulons tourne autour, sans espoir. Vous ne dépenserez jamais que vous-
même, et il ne s’agit déjà plus de se souvenir, mais de s’avancer vers ce
lieu où, séparé de tout, il nous attend, ou plutôt ne nous attend pas, n’ayant
plus besoin d’attendre. Tu as baissé la tête. Tu voulais retrouver ton ancien
repliement, mais non : tu te cambres pour sentir ta colonne vertébrale et le
jaillissement de ta nuque hors de tes épaules. Tu tends imperceptiblement
ton menton. Tu serres tes mâchoires. Tu cherches à provoquer, à
l’intérieur de la chair de tes joues et de la peau de ton crâne, l’équivalent
d’un train de rides sur une nappe d’eau. Tu lèves et abaisses les sourcils
pour sentir bouger la peau de ton front. Tu couches une seconde ton oreille
droite contre l’épaule. Tu joues à être le médecin de ta tête en l’auscultant
de toutes ces façons. Je crois que nous avançons vers nulle part, chose qui
a l’air d’un non-sens faute de mot capable de désigner ce lieu tellement
neutre, tellement impersonnel qu’en effet aucun nom ne saurait lui
convenir. Vous retournez mon miroir. Vous nous condamnez à
l’immobilité, nous qui pourtant connaissons encore l’attente. Vous ne
pensez pas que sa haine des miroirs avait quelque chose de très puritain. Je
crois que c’était chez lui une vieille histoire. Il doutait de son apparence. Il
ne se trouvait pas beau. Il craignait d’être confronté à une réalité qu’il lui
était suffisamment pénible d’imaginer sans devoir, en plus, la contempler.
Il avait cru comprendre, étant enfant, qu’il était laid, et qu’à cause de cela
sa mère ne pouvait pas l’aimer. Il n’essayait de se faire aimer que pour
vaincre, en chaque femme, l’image de sa mère. Il faudrait, disait-il, que je
ne sois personne, que mon visage soit blanc, alors tu écrirais dessus ton
amour, et j’y croirais. Il pose sa main sur ta nuque. Il te soulève. Tu ne le
regardes pas. Tu glisses le long de lui, tournant sur toi-même au ralenti
jusqu’à ce que ton épaule vienne s’ajuster contre son épaule. Il sait où
vous allez, traversant la chambre, puis le couloir, puis toute la longueur de
son atelier. Il a mis ta jambe gauche dans sa jambe droite. Il vous arrête
devant le mur sombre, et son bras droit te serre très fort, tandis que sa
main gauche, d’un coup sec, tire le voile noir. Tu vois vos visages trembler
une seconde dans l’eau grise du miroir. Tu vois sa tempe toucher la tienne,
là, dans ce monde d’en face, et tes yeux regarder ses yeux. Tu es
immobile. Il est comme toi, et le flot de tes yeux d’ici coule dans ses yeux
de là-bas, et il en va de même pour le flot des siens, qui anime tes yeux de
là-bas. Tu sens qu’à la surface de l’autre monde les deux flots se croisent,
et que tout se joue dans ce croisement. Tu continues à faire vivre ses yeux
avec les tiens. Tu ne fixes qu’eux, mais brusquement tu t’aperçois qu’il
n’y a plus là-bas qu’un visage, et qu’il te ressemble et lui ressemble. Tu
garderas toujours l’impression que ce visage est resté pris dans la glace
quand, d’un geste sec, il a redéployé le voile noir. Vous avez dû l’entendre
parler de sa mère, et comme moi être frappée par l’intonation bizarre et
traînante qu’il adoptait pour l’appeler : la mè-re-par-ex-cel-len-ce. Je l’ai
questionné plusieurs fois à son sujet, et uniquement parce qu’il semblait
appeler cette question, mais il l’a toujours ignorée. Vous a-t-il dit que vous
ressembliez à sa mère. Je le vois mal me faire une déclaration pareille.
Vous ne savez pas s’il la voyait souvent. Je ne le crois pas. Vous l’a-t-il
fait rencontrer. Je l’ai vu fort embarrassé, un matin, parce qu’elle s’est
présentée chez lui sans l’avoir prévenu. Je crois qu’elle rentrait de voyage,
que le téléphone était détraqué, qu’elle devait absolument le voir. Vous lui
avez appris la mort. J’ai hésité à l’appeler, puis, au commissariat, j’ai su
que la police s’en était chargée, ou allait s’en charger. Tu appuies
fortement tes pieds l’un contre l’autre, et tes genoux s’ouvrent. Tu laisses
pendre tes bras entre eux. Tu emboîtes ton pouce droit dans ta main
gauche, qui se ferme sur lui. Tu fais pivoter ta main droite autour de
l’autre, et l’échauffement qui s’ensuit te fait imaginer une main chaude où
les mains tourneraient comme les pales d’une hélice. Tu ne réussis pas,
bien sûr, à faire un tour complet, et ta main droite a tendance à se replier
sur la gauche. Vous a-t-il raconté comment sa mère l’avait déguisé pour le
conduire à sa première réunion enfantine. Elle l’avait habillé en amour,
avec une tunique blanche, deux grandes ailes, un arc et un carquois. Elle
l’avait porté pour monter l’escalier, puis l’avait brusquement poussé au
milieu d’une bande d’enfants, où il ne reconnaissait pas un seul visage.
Elle l’avait abandonné aussitôt en disant : Dépêche-toi de jouer avec tes
petits camarades. Il était gêné par ses ailes et ne savait que faire de son
arc. Il regardait avec terreur ces enfants qui le bousculaient et menaçaient
de le salir. Il aurait voulu qu’il se passât quelque chose d’extraordinaire
qui mît fin à son embarras, mais les autres enfants jouaient bêtement
comme d’habitude. Il avait réussi à gagner un coin, et il commençait à s’y
sentir tranquille quand un gros besoin l’avait pris. Il n’osait pas aller
retrouver sa mère et lui avouer, devant les autres dames, ce qui le
tourmentait. Il ne s’était avancé qu’à la dernière extrémité et en pleurant.
Il espérait que cela suffirait à faire comprendre ce qui lui arrivait, mais il
avait dû tirer sa mère par la manche et expliquer à haute voix : J’ai besoin
de faire caca. Il avait entendu les autres mères s’exclamer : Comme il est
charmant. Il pensait que c’était pour se moquer de lui. Il aurait voulu se
cacher ou bien rentrer à la maison, mais au lieu de cela sa mère l’avait
reconduit au salon en claironnant : Excusez-moi, nous avons eu du mal à
cause des ailes. Tu as séparé tes mains. Tu as baissé la tête. Tu poursuis en
toi-même une image qui se dérobe. Tu crois par moments qu’elle va surgir
de toi et se matérialiser à ta portée, mais tu t’affoles alors à vouloir
localiser l’endroit par où elle va faire irruption. Tu as déjà vu cette image.
Tu sais qu’il te suffirait de te rappeler quand pour qu’elle soit à ta merci,
mais tu ne peux pas. Tu penses que c’est à cause du regard que l’Autre ne
cesse de poser sur toi. Tu ne supportes plus soudain ce regard. Tu
redresses la tête. Je ne connaissais pas cette histoire, et pourtant si, j’ai vu
la photo pour laquelle, ce jour-là, il a posé déguisé en amour. Je me
souviens qu’il me l’avait montrée en me parlant de la lumière et de
l’excrément. Il m’expliquait comment la recherche de l’identité des
contraires l’avait amené à démontrer que l’infini égale zéro, et que le petit
Jésus est un étron. Il a parlé ensuite du pénis fécal et de la lance de la
Passion. Je n’aimais pas beaucoup sa manie des symboles, ou du moins
j’en redoutais les facilités. Je n’écoutais pas ses explications. Je n’étais
sensible qu’au son de sa voix, à l’espèce de fébrilité dont s’accompagnait
son plaisir à parler. Vous avez remarqué qu’il arrive, lorsqu’on écoute
quelqu’un, qu’on entende une autre personne. Vous avez beau en appeler
au témoignage de vos yeux, un autre est là, caché derrière la bouche qui
parle, ou bien dedans. Vous vous mettez à lui répondre, et c’est au tour de
celui qui est là, vraiment là, de vous regarder avec étonnement. Tu glisses
ta main gauche sous ta cuisse droite, et cette dernière, s’aidant de ce
levier, s’amuse à balancer la jambe qui pend tout au bout d’elle. Tu retires
ta main parce qu’elle souffre d’être ainsi écrasée. Tu cales ton pied droit,
et pour faire taire toute velléité de mouvement tu poses dessus ton pied
gauche. Vous finissez cependant par vous réaccorder, et chacun oublie
cette petite absence, dont il ne reste rien qu’un trouble vague, qui s’efface
faute de mots pour la nommer. Tu as baissé les yeux. Tu cherches à
susciter une image mentale, mais comme on ouvre au hasard un
dictionnaire dans l’espoir d’une indication, d’une réponse. Tu ne vois rien
qu’une espèce de brouillard rouge. Tu penses à la fatigue. Tu te demandes
combien d’heures se sont écoulées depuis que tu sais. Tu t’aperçois que tes
mains se frottent l’une à l’autre. Tu les regardes, et ton regard rencontre
aussi la table basse, et le plateau sur lequel il reste encore de la confiture
et du fromage. Tu en prends une bouchée. Tu la mastiques longuement
avec le désir de faire coïncider ta mastication et le fonctionnement de ta
pensée. Tu constates que tu n’arrives pas à penser, car ta tête résonne du
travail de ta langue et de tes dents. Je cherche désespérément quelque
chose à vous dire. Je n’entends que le bruit de meule de mes mâchoires. Je
ne sais pas si vous avez eu déjà le goût du vide et le goût du fromage dans
la bouche. Je me dis que c’est peut-être l’image la plus proche de la mort,
et que nous sommes dans une bouche qui, imperceptiblement, nous
déglutit. Tu te souviens, tout à coup : Manger laisse des traces. Tu ne sais
plus ni où ni quand, il a crié. Tu voudrais répliquer : Non, non. Tu vois le
couteau tombé à terre, et le doigt qui saigne sur la viande rouge. Tu te
demandes si c’était ton doigt ou le mien. Vous voulez dire que nous
serions l’ordinaire de la mort, mais alors qu’est-ce que le temps : la nappe
ou le couteau. Tu cherches une cicatrice sur tes mains. Tu les tournes et les
retournes. Vous n’avez pas à craindre pour vos mains, le temps les use
mais ne les coupe pas. Tu suspends ton geste. Tu éprouves un désarroi
dont tu sais qu’il est démesuré, mais qui n’en grandit que davantage. Tu
vois le sang couler goutte à goutte, et la langue qui s’avance – une langue
si avide, si indépendante qu’elle semble se mouvoir seule. Tu la regardes
fixement s’allonger pour lécher le doigt, lécher la trace du sang, lécher
l’air. Tu la vois s’enrouler autour du couteau, le soulever, le tendre vers ta
gorge. Tu recules. Tu cries. Je vous demande pardon. Je pense à lui encore.
Je trouve que les morts sont égoïstes : ils nous laissent aux prises avec leur
absence, et il nous faut en plus nous débrouiller pour trouver une
explication à leur départ. Je l’entends hurler : La vie manque de réalité. Tu
veux me connaître. Tu as vécu dix ans avec moi. Tu peux vivre cent ans,
mille ans, tu ne sauras rien de plus. Tu peux manger ton chapelet de mots.
Tu peux t’en limer les dents. Tu n’es avide de savoir que pour te masquer
qu’il n’y a rien à apprendre. Tu n’oses ni te regarder ni me regarder en
face. Tu ne vois même pas que mon visage va se défaire sous la terre
comme une poignée de neige. Je sens mes os sonner le creux quand je
pense à tout cela, et ma chair a froid sur eux. Je vais mâcher encore un peu
de fromage. J’ai besoin de me sentir une bouche et un ventre. Tu souris.
Tu tends la main. Tu l’armes. Tu coupes un morceau de gruyère. Tu le
glisses lentement entre tes lèvres qui résistent pour te donner le plaisir de
les forcer. Tu salives à présent tout en poussant le fromage contre ton
palais. Tu veux qu’il se dissolve dans ta bouche comme le visage dans la
terre : tu essaies de te projeter toi-même dans ta propre bouche pour y
devenir ce morceau que tu travailles à faire fondre. Vous ne pouvez savoir
qu’il m’a fait à peu près la même scène : Tu devrais avaler un couteau à
ouvrir les mots, disait-il. Tu saurais peut-être enfin qu’ils sont vides. Tu
comprendrais que le vide ne peut véhiculer que le vide, et que ce n’est pas
la peine d’aller baver du vide sur ma tombe. Tu hésites à déglutir ce qui
emplit ta bouche, et qui a pris maintenant une consistance molle et
spongieuse. Tu voudrais ranger cette masse contre tes dents, mais elle se
répand sur ta langue, et tu ne réussis qu’à faire perler un peu de salive à la
commissure de tes lèvres. Tu serres les dents. Tu soulèves ta langue, et il y
a soudain un grand reflux vers ta gorge, où s’engage la pâte glaireuse. Tu
t’étrangles à la retenir. Tu étouffes. Tu sens venir une espèce d’élan à
rebours, un élan vers l’intérieur, qui précipite tout cela vers le bas. Tu
avales, et c’est plus fort que toi. Je suppose que nous échappons de temps
en temps au raisonnable, et que c’est alors seulement que nous tombons
parfois dans le vrai. Je ne sais pas pourquoi je vous dis cela. J’étais
occupée à dissoudre un morceau de fromage dans ma bouche. J’ai
l’impression, mais trop tard, d’avoir été tout près de quelque chose
d’important, une chose rouge ou noire, qui est tombée en moi, qui vient de
s’y perdre. Je suis un puits. J’ai peur de mon propre vide. Je devrais vous
demander de prendre avec votre main droite ma mâchoire supérieure, avec
votre main gauche l’autre, et d’un grand coup de retourner mon visage, de
me retourner complètement. Tu souris. Tu avances un peu ton buste en
creusant tes reins. Tu bâillonnes ta bouche avec ta main gauche, dont tu
allonges le pouce et l’index de part et d’autre de ton nez. Tu sens alors ton
souffle sur ta peau. Vous êtes comme à demi masquée. Vous savez bien
que je ne ferai rien, et pourtant, moi aussi, j’ai rêvé du geste que vous
venez de me demander. Vous avez compris que ÇA vit, là, en bas, et qu’il
n’y a pas de mot qui tienne contre cette rumeur d’organes. Vous les avez
entendus : Ils disaient : C’est la vie. Vous pensiez : C’est la mort. Vous
auriez dû lui répliquer : L’identité des contraires est dans le ventre, et
peut-être aurait-il peint l’anatomie d’un ventre en se disant : Je chie de la
pensée. Tu voudrais serrer ta main sur ton nez et ta bouche. Tu voudrais
qu’elle les suture complètement, et que l’étouffement qui s’ensuivrait la
colle toujours plus à ton visage, jusqu’à te faire mourir. Tu vois le titre de
cette image : Elle est morte de sa main. Tu desserres tes doigts, et tu
glousses. Je trouve que la langue manque de mots sales, et du coup nous ne
pouvons pas dire que la vie est louche, et nous en sommes réduits à traîner
une charogne mentale qui empeste toute la machine à penser. J’imagine
qu’il a voulu se briser la tête comme on casse un œuf pourri. Tu es toute
petite. Tu traverses la cour de la ferme avec, à ton bras, le panier en écorce
de noisetier qu’on vient de tresser pour toi. Tu entres dans le poulailler. Tu
ramasses les œufs sales, ceux qu’on appelle les gardiens. Tu en remplis
ton panier. Tu sors au soleil. Tu marches vers le vieux mur moussu qui est
derrière la maison. Tu le regardes longuement. Tu prends un œuf. Tu le
serres dans ta main droite. Tu veux n’avoir l’air de rien. Tu balances tout à
coup l’œuf contre le mur. Tu entends un plouf très sourd. Tu vois de longs
filaments jaunes s’étirer sur la mousse, cependant qu’une épouvantable
odeur de pourri t’enveloppe. Tu la sens gonfler autour de toi. Tu es dans sa
bulle. Tu aperçois, entre deux pierres, le trou que tu cherchais, tout
galonné de mousse. Tu cries : Pète, salaud, pète plus fort. Tu lances un œuf
dans sa direction. Tu as de la chance, car il est si gâté que le jaune se
répand aussitôt, imbibant les poils verts. Tu te cambres pour recevoir le
nuage de son odeur, et l’air en devient tout épais, et tu t’offres à cette
caresse répugnante. Tu poses le panier à tes pieds. Tu te courbes, tu lances,
et ainsi de suite, de plus en plus vite jusqu’à ce que le panier soit vide. Tu
cries alors très fort : Trou qui pue, trou qui pue, trou qui pue, et tu deviens
ce trou, là-bas, tout maculé de jaune. Tu te dégoûtes de l’être, et pourtant
tu l’es, et c’est aussi ta joie. Tu es assise plus tard dans le pré. Tu viens
juste d’échapper au mur. Tu es étonnée d’être toi, de nouveau, rien que toi.
Je me demande ce qu’il a pensé, non pas dans le moment qui a précédé son
geste, mais durant les quelques secondes qui l’ont suivi, et où il savait que
cette fois il était entré dans l’irrémédiable. Vous devriez sans doute vous
dire que cela ne vous regarde pas. J’ai deux ou trois souvenirs d’enfance
qui me font douter de la stabilité de la réalité. Je ne sais pas comment
expliquer cela, car il s’agit moins de souvenirs que de traces durables, de
traces physiques. Je veux dire que je ne me souviens de ces choses qu’à
travers une impression physique, mais dont je ne sais que penser, ni
exactement comment l’exprimer, bien qu’elle soit précise. Je me trouve en
face de quelque chose d’insensé, et qui pourtant fut naturel, normal, sans
excès. Je crois qu’il m’arrivait de m’identifier à un objet, et si vivement
que j’en oubliais mon corps. Je ne faisais pas d’ailleurs que l’oublier : il
me semble que j’en sortais, que je l’abandonnais, et il me semble aussi
que, lorsque j’y revenais, il lui arrivait d’avoir changé d’endroit, comme
s’il s’était éloigné de l’objet pour lequel je l’avais quitté. Je me dis que
s’il était tombé mort durant ce trajet, je ne m’en serais aperçue que plus
tard. Vous pensez qu’il aurait pu mourir sans que vous mouriez. Je ne
pense rien. Je ne cherche qu’à essayer de vous expliquer quelque chose
d’impossible. Vous y croyez. Je n’y crois pas, c’est inscrit dans mon corps,
et je ne peux ni le nier ni l’oublier. Vous lui en aviez parlé. J’entends sa
réponse : L’enfance possède encore des pouvoirs parce qu’elle n’a pas
encore choisi. Tu éprouves soudain un grand désœuvrement. Tu es trop au
large dans ton corps. Tu voudrais courir sous tes épaules, et y crier pour
que résonne le ciel d’os et de viande dure. Tu penches ta tête en avant. Tu
tires sur les vertèbres de ta nuque. Tu poses tes coudes sur tes cuisses, et
levant les bras de chaque côté de ta tête, tu viens appuyer le bout de tes
doigts derrière chacune de tes oreilles. Tu relèves un peu la tête. Tu sens
tes mains glisser sur tes joues, et bientôt leur poignet se touche, et ton
menton se trouve pris entre elles, qui couvrent toute ta mâchoire
inférieure. Tu deviens opaque. Tu te charges de brouillard. Tu sais qu’il
fait noir à l’intérieur de ta tête et que les os de ton crâne ne sont que la
boîte de cette nuit épaisse. Tu ouvres la bouche pour diminuer la pression.
Je me demande pourquoi on fait encore la toilette des morts puisqu’ils ne
se rendent plus nulle part. J’aurais aimé pourtant glisser une pièce entre
ses dents. Je me demande s’il ne l’a pas fait lui-même avant de prendre
son élan. Vous savez, les rites l’intéressaient moins que le langage
symbolique dont ils constituent les phrases, et il n’avait de cesse qu’il ne
découvrît des symboles dans sa propre vie, afin de lui faire articuler un
sens. Il m’a déclaré un jour qu’il s’attendait à se rencontrer lui-même, et
que ce serait l’événement capital. Il rentrerait chez lui. Il trouverait
quelqu’un à sa place, devant le chevalet, en train de peindre avec ses
propres gestes. Il le verrait se retourner, lentement, et lui présenter son
visage. Il aurait conscience alors de se regarder soi-même, et de
l’extérieur enfin. Il ajoutait : Je m’attends à me trouver là chaque fois que
je rentre. Tu as redressé ton buste. Tu as aimé que tes épaules, en se
soulevant, déclenchent le long de toi une caresse due à la remontée de tes
coudes vers tes hanches. Tu croises tes mains, et elles deviennent une
proue en avant de ton sexe. Vous pouvez supposer, bien sûr, que son
horreur des miroirs provenait de cette attente : Il ne voulait se voir que
pour de bon. Je devrais tout reprendre depuis le début, mais comment
faire. Je ne sais déjà plus ce que je vous ai dit. J’étais venue vous parler
d’une chose grave. Je voulais vous demander ce que vous attendiez de lui.
Vous pourriez définir ce qu’on attend d’un vivant, n’est-ce pas avant tout
qu’il soit vivant, qu’il le demeure. Je me disais que nous pourrions peut-
être faire la somme de ce qu’il était pour nous, puis en déduire un
message, une explication. Vous ne l’avez jamais entendu dire : La
déception est le meilleur enseignement. Vous voyez, par rapport à lui, il
nous laisse affreusement livrés à nous-mêmes. J’ai l’impression que nous
parlons au bord d’un abîme, mais je ne sais si nos paroles le cachent ou le
creusent. Vous devriez m’aider à mettre au point un système de questions
qui nous empêcherait, l’un comme l’autre, de rien dissimuler. Nous
pourrions commencer par : Quand l’avez-vous vu pour la dernière fois. Je
vous répondrais : L’avant-veille, et que sauriez-vous de plus. Vous devez
préciser l’heure, le lieu, les circonstances. Je l’ai vu vers la fin de l’après-
midi. Nous nous étions donné rendez-vous devant sa porte pour que je
n’aie pas à monter les étages. Nous avons marché longtemps parce qu’il
faisait doux et qu’il était content de son travail de la journée. Nous
sommes allés dîner dans un restaurant algérien : il avait envie de
couscous, son plat préféré. Nous étions heureux, je crois, d’être ensemble.
Nous sommes sortis tard du restaurant. Vous ne me dites rien. Vous
pourriez avoir vécu cette soirée avec n’importe qui. Vous oubliez la
présence, les gestes, les mots. Vous devez revivre tout cela minute par
minute. J’ai essayé en me disant que ce fut notre dernière rencontre, qu’il
le savait peut-être, et qu’il fallait qu’elle ait été exceptionnelle. Je ne me
souviens de rien de particulier malgré tous mes efforts. Je me dis : Il n’est
pas possible que ses mots n’aient pas, déjà, laissé filtrer quelque chose. Je
veux absolument découvrir le fil, et cette volonté suffit à me le faire
perdre. Je sais que nous avons parlé de ceci et de cela, mais qu’a-t-il dit au
juste je ne le sais plus. J’entends sa voix, je ne distingue aucune de ses
paroles. Tu te replies sur toi-même. Tu voudrais retrouver tes gestes pour
les enchaîner aux siens. Tu voudrais te mimer toi-même afin de te
travestir en ce qui est passé pour en redevenir la vivante. Tu presses tes
mains l’une contre l’autre, puis sur ta poitrine, et tu t’aperçois tout à coup
que, ce faisant, tu ne touches que la surface de l’inconnu. Tu étouffes
alors, car ta gorge se noue à l’idée de toute la nuit que tu enfermes et que
tu surplombes. Tu ne pourrais rien dire de l’intérieur de ton corps, à quoi
bon vouloir parler de ce qui déjà est devenu lointain. Vous avez compris
que je ne le voyais pas régulièrement, mais il ne m’en considérait pas
moins comme son meilleur ami, en tout cas l’un de ses deux meilleurs
amis. Nous avions un très grand respect l’un pour l’autre, et surtout une
très grande confiance dans nos choix. Nous les discutions uniquement pour
nous obliger à les affirmer. Je crains que vous ne soyez aussi peu concret
que moi. J’ai beau vous écouter, je ne reconnais rien, car vous ne
m’apprenez rien. Je voudrais qu’à défaut de le faire revivre, vous suscitiez
au moins son absence. Je vous en veux de ne pas déchirer le temps, afin de
me permettre de pénétrer dans cette déchirure. Vous m’écouterez quand
même. Vous saurez que je ne l’avais pas vu depuis deux semaines quand,
par hasard, j’ai appris sa mort. Vous saurez également qu’il m’avait appelé
trois jours plus tôt, mais ce n’était que pour se réjouir d’une certaine
réussite de mon travail. Vous voyez : je suis seulement une phrase qui
cherche à devenir précise. Vous nous devez maintenant d’inventer une
question plus efficace que la mienne. Je vous demanderai uniquement :
Qu’avez-vous fait dans la minute où vous avez appris sa mort. Vous
voudriez que je revive cet instant. Vous êtes là, à présent, et je ne suis plus
celui que j’étais. Vous ne pourriez pas vous-même. Je vois que vous vous
dérobez à ma question. Vous êtes trop pressée : j’essayais d’écarter ce qui
m’en sépare, ce qui me sépare de cet instant, afin de le revoir au moins de
l’extérieur. Vous ne pouvez vous douter d’où vient ma gêne : c’est de
n’avoir vu qu’un mort dans ma vie, et depuis, dès qu’il est question de
mort, c’est le visage de ce mort qui apparaît, de telle sorte qu’il m’a fallu
d’abord extraire son visage de celui-là, et que le choc s’est un peu atténué
tandis que je m’y employais. Vous comprenez, je me disais : Il est mort, et
je voyais un mort qui n’était pas lui. Je ne l’ai pas vu mort. J’ai
l’impression qu’il lui reste ainsi une chance. Je sortais de chez moi. Je
remontais la rue dans la direction de son immeuble. J’ai rencontré sa
concierge. Elle m’a dit : Comment vous ne savez pas. Je m’attendais si
peu à ce qu’elle hésitait à me dire que j’ai ri. Je l’ai regardée avec
étonnement saisir mon bras, puis balbutier : Mais mademoiselle, mais il
est mort. Je suis restée immobile. Je n’arrive plus à repenser ce que j’ai
pensé. Je vois du gris où crépitent des phosphènes. Je suis peut-être rentrée
chez moi tout de suite. Je ne me souviens que des arbres. J’étais arrêtée
dessous et des feuilles mortes tombaient sur mes épaules. Je ne sais
pourquoi ces feuilles m’ont paru si importantes. Tu rentres tes épaules. Tu
lèves au contraire ton menton le plus qu’il t’est possible. Tu entends un
froissement prolongé qui semble venir de ta nuque. Tu touches de ta main
gauche la peau tendue de ton cou. Tu fais glisser ton pouce et ton index le
long de ce tuyau dont tu n’arrives pas à te rappeler le nom, et ton menton
se rabaisse au fur et à mesure qu’ils descendent. Tu les laisses, un instant,
se reposer sur tes clavicules, puis tu engages ton index dans ce bizarre
demi-cercle d’os, qui est fait, dirait-on, pour recevoir la pointe de la lame
désireuse de fouiller la gorge. Vous voyez que nous commençons à
l’oublier. Nous croyons raconter nos souvenirs, et nous ne faisons que
donner le départ à leur dégradation. Nous sommes en train de le remplacer
par des mots. Nous ne remarquons même pas qu’il nous faut payer ces
mots d’un redoublement de son absence. Je ne pense pas qu’il y ait des
degrés dans l’absence. Je sais ce qui me manque et ce qui est
irremplaçable. J’aurais peut-être dû vivre ce temps toute seule. Je ne suis
venue vous voir que pour que vous me fassiez parler. J’imaginais que vous
tireriez de moi un secret – un secret qu’à moi seule j’ignore. Je ne sais pas
comment m’expliquer. Je suis à la fois un pont et le milieu d’un pont. Je
suis la rencontre aussi bien que ce qui l’amène. Je ne sais plus ce qu’il m’a
appris, mais je me sentirais coupable de le garder pour moi seule. Je me
sens déjà suffisamment coupable de l’avoir laissé partir sans un mot, de
telle sorte que nous voilà condamnés à passer notre vie en conjectures.
Vous croyiez que nous serions plus avancés s’il nous avait tout dit. Nous
ne comprendrions pas davantage. Nous essaierions de nous souvenir de ses
mots. Nous les ressasserions jusqu’à ne plus les comprendre. Nous
finirions par les confondre avec ce murmure qui vient de partout. Je ne
crois pas qu’il aurait parlé comme tout le monde, histoire de signer sa fin.
Je suis sûre qu’il nous aurait épargné les mots nobles, et que ses derniers
mots auraient ressemblé aux premiers : agaga viande aux vévers. Je veux
le voir tel qu’il est à présent. Je veux le voir mort. Je veux me répéter que
sa tête n’est plus représentable, que c’est un tas gluant qui n’a plus de
nom, quelque chose d’avarié. Je veux son présent dans son intégrité : son
présent de charogne, dont l’intérieur fermente et pue. Je ne sais pas ce qui
se trame sous ma peau. J’ai parfois la certitude que c’est pareil, et que ça
ne peut lutter contre la mort, là-dessous, qu’en ressemblant à la mort.
J’écoute. Je remue ma langue. Je promène ma bave. Je ne sais rien.
J’entends mon ventre qui grogne. Je ne pense plus que c’est mal élevé. Je
n’y peux rien. Je passe ma main entre mes cuisses. Je mets le doigt dans la
fente. Je le sens. Je le regarde. J’aimerais être couverte, entièrement, de
cette humeur pour que mon dehors ait quelque chose de commun avec
mon dedans. Vous oubliez qu’ensuite les morts deviennent tout propres,
qu’ils blanchissent, qu’ils finissent par être secs. Je me souviens. Il venait
de lire un poème. Il s’est planté devant moi. Il me défiait. Il a dit : Tu es
un être, tu fais caca. Tu as voulu être bardée de viande afin de jouir. Tu as
eu tort : c’est plus difficile de vivre que de mourir. Il a ri. Je voudrais le
voir à présent pour lui crier : Tu n’es plus qu’un gros caca. Je ne sais si les
morts deviennent propres dans leur trou à force d’être sucés par la terre,
mais je sais que leur mémoire pourrit comme le reste, d’une pourriture
dont on ne s’aperçoit pas parce qu’elle ne pue pas. Je pense que ce que
nous disons de lui fait déjà partie de cette pourriture-là. Vous pensez donc
que nous devrions l’oublier en silence. Je n’ai même pas confiance dans
notre silence : nos bouches sont trop molles, bien qu’elles soient armées
de dents. Tu voudrais reposer ta tête. Tu regardes l’Autre. Tu lui trouves
un air si grave que tu as envie de rire. Tu sens ton cou se gonfler, mais
aucun son ne monte. Tu as mal dans cette région, également molle, que
circonscrit l’arc de ta mâchoire inférieure. Tu l’explores avec ton pouce
gauche, qui la parcourt à petits sauts. Tu te dis que ta décomposition
commencera par là, juste sous la langue. Tu avances ton menton au-dessus
de ton épaule droite. Tu ne supportes pas la tension que cela impose à ta
nuque et à ton cou. Tu insistes néanmoins parce que la douleur descend le
long de tes vertèbres et qu’elle te donne conscience de ta colonne
vertébrale. Vous ne parlez peut-être qu’à vous-même. Vous ne faites que
semblant d’être ici. Vous n’êtes nulle part et devant personne. Je ne vous
prête pas suffisamment d’attention. Vous m’utilisez assez bien. Je ne vous
empêche pas de vous servir de moi. Vous m’évitez sans doute certaines
questions : il me suffit de vous voir les vivre. J’aimerais que la mort
progressât en nous visiblement : que les pieds pourrissent d’abord, puis les
jambes, puis les genoux, et qu’on puisse en suivre les progrès. Vous ne
croyez pas que vos mains deviendraient folles à mesurer cette progression,
ou vos yeux, et que vous finiriez par vous les arracher. Je crois que ce
serait au contraire la paix : je saurais enfin l’heure de ma vie. Vous avez
peur de la surprise. Je n’ai pas besoin de rire, sauf de votre gravité.
J’imaginais autrefois la blancheur, l’immobilité : j’avais envie d’en faire
de la poésie. J’avais vu que les morts ont de beaux visages tranquilles. Je
comprends tout à coup que c’est uniquement parce qu’on se dépêche de les
enterrer ; si on les gardait un peu plus longtemps, on assisterait au
pourrissement, on verrait la peau fermenter, éclater, on assisterait à la
seule danse macabre, la seule vraie, celle des organes, sur
accompagnement de gargouillis et de puanteur. Vous détourneriez les
yeux. Vous êtes en train de vous mettre des mots sous le nez, et vous
l’avez dit : Les mots ne puent pas. Vous ne sécrétez ni fermentation, ni
tressautements, ni dégoulis, vous ne parlez de la mort que pour supprimer
la mort. J’essaie de parler de ce qui est bas parce que c’est encore ce qui
est le moins compromis. Je crois que le moment est arrivé de faire alliance
avec l’horreur parce que tout le reste a cessé d’être humain à force d’être
galvaudé. Vous parlez encore. Je me rapproche de la seconde où je pourrai
crier : C’est maintenant que je parle – la seconde qui suit le geste
irrémédiable. Vous croyez que le dernier mot est le seul vrai. Je pense
qu’il est le premier, mais j’ignore le premier de quoi. Vous levez votre
main droite. Vous l’appliquez sur votre bouche. Vous la serrez comme un
bâillon. Vous criez : Je ne me paie pas de mots, ou bien : Je ne suis pas
encore morte. Vous étouffez un bâillement, me dis-je. Vous mordez votre
main. Vous me criez : Merde, et je n’entends toujours pas la différence.
Vous détachez votre main. Je la saisis et je la repousse, et pendant que je
tire, mon pouce gauche appuie sur le poignet, juste au creux du premier
sillon qui est au-dessous de l’os, et il sent battre mon pouls. Je pense
aussitôt que mon sang tourne et que je suis vivante. J’oublie. Je suis
heureuse, malgré tout. Tu sépares tes mains. Tu les renvoies sur tes
genoux. Tu redresses tes épaules. Tu te tiens droite devant lui. Il parle du
monsieur qui a trouvé une paire d’yeux. Il les ramasse, les enveloppe dans
son mouchoir et continue son chemin comme si de rien n’était. Il est pris
d’un doute : est-ce que ces yeux voient. Il déplie son mouchoir et les
examine, mais allez donc savoir si des yeux sans paupières sont ouverts ou
fermés, s’ils regardent ou pas. Il les remet dans sa poche et reprend sa
route. Il pense à ses propres yeux, et il se souvient qu’à l’école on lui a
expliqué que ces organes-là ont besoin d’humidité. Il s’arrête à une
fontaine, sort son mouchoir, sort les yeux, et l’un après l’autre les baigne,
puis il mouille son mouchoir pour les tenir au frais. Il remet le tout dans sa
poche, mais bientôt se trouve gêné car sa cuisse est trempée et l’eau
commence à dégouliner le long de sa jambe. Il continue néanmoins. Il est
inquiet : de plus en plus d’eau semble couler. Il s’arrête, se retourne et
constate qu’il a laissé derrière lui une large traînée. Il veut tirer son
mouchoir, mais celui-ci a tellement gonflé qu’il n’arrive pas à le faire
sortir de sa poche. Il tire plus fort, plus fort encore, et la poche se déchire
et le mouchoir sort. Il le déplie, et trouve dedans sa propre tête. Il la tourne
et la retourne avec embarras et tout à coup s’aperçoit qu’elle n’a plus
d’yeux. Il a beau fouiller sous les paupières, les yeux ont disparu. Il jette
alors sa tête dans le fossé, et désespéré se met à hurler : Je suis aveugle,
aveugle, aveugle. Il court vers l’arbre le plus proche, l’escalade, attache sa
cravate à la maîtresse branche et s’y pend. Il a juste le temps, avant de
mourir, d’entrevoir dans un nid ses deux yeux qui lui font un clin d’œil. Tu
n’as pas bougé. Tu le regardes au visage tandis qu’achève de rouler au
fond de toi un vieil écho. Tu sens son image voyager dans ton regard. Tu te
demandes s’il existe ou bien si tu le projettes. Tu bats des paupières. Tu
baisses la tête. Vous aimeriez appuyer votre menton. Vous souffrez que
votre poitrine soit si loin. Vous cherchez à vous toucher vous-même. Vous
voudriez boucler la boucle, mais où commence-t-elle. Vous essayez de
voir à travers votre peau. Vous hésitez, vous demandant si l’au-delà est au-
dessus ou bien au-dessous de la peau. Vous fermez les yeux. Vous voyez
des rangées de points blancs. Vous insistez. Vous découvrez un lac noir où
flottent des nénuphars de lumière. Vous rouvrez les yeux et je suis devant
vous. Je me trouverais coupable si je cachais quelque chose. Je veux tout
vous dire. J’aurais dû respecter un ordre, ou l’instituer. Je n’ai pas compris
d’abord que vous ne m’aideriez pas. Vous souhaitiez que je vous fasse
parler. Vous ne croyez pas qu’il suffit d’être attentif pour que l’autre se
sente encouragé à continuer. Je m’étais dit qu’en permutant tous les mots,
je finirais par découvrir le message qu’il ne m’avait pas laissé. Je suis
venue vous voir parce qu’il vous faisait confiance. Je désirais partager ce
sentiment. Vous ai-je déçue. Je n’envisage pas les choses en ces termes.
Vous imaginez qu’il faut apprendre et encore apprendre, mais à quoi bon
accumuler dans sa tête des choses qui ne servent à rien. Je me proposais
plutôt de dire en votre compagnie tout ce que je sais sans savoir que je le
sais. J’avais donc besoin que vous m’aidiez à croire que parler est
possible. Vous avez tort de penser à la langue, quand il suffit d’avoir une
bouche. J’ai connu quelqu’un qui, pour reprendre des forces, roulait sa
langue contre son palais de façon à en diriger la pointe vers la gorge. Vous
pensez que c’était une manière de prendre appui sur sa langue ou bien de
se fermer la bouche. Je ne sais pas. J’utilise ma main. Vous n’avez jamais
des vertiges intérieurs, et l’impression que vous allez tomber dans votre
propre corps. J’ai plutôt l’impression, parfois, que je m’en détache. Je me
vois sortir de moi-même pendant que mon corps demeure allongé. Je me
sens légère, comme en escapade, mais cela ne se passe pas toujours aussi
bien. Je me suis réveillée, une nuit, dans un état affreux : j’étouffais,
j’allais mourir, c’est qu’au lieu de me lever de moi-même comme on se
dresse d’ordinaire, mes jambes s’étaient levées d’abord, soulevant tout le
corps jusqu’aux épaules, de telle sorte que, ma tête n’ayant pu suivre, je
faisais l’arbre droit sur mon cou. J’ai cru que ma gorge était écrasée, et
cette sensation me poursuit souvent comme un cauchemar. Vous regardez
votre corps de haut, et il vous semble qu’un territoire se découvre, qui est
vôtre et dont les limites, de tous côtés, se confondent avec l’horizon. Vous
savez que vous avez une portée qui correspond à ces limites, mais tout en
ayant formulé vous-même le mot portée, vous doutez de ce qu’il signifie.
Tu as soulevé ta main gauche. Tu t’en aperçois. Tu contemples un instant
ses lignes. Tu la refermes. Tu la laisses tomber sur ton genou. Je crois me
rendre compte de temps à autre que la réalité n’est pas ici. Je voudrais
m’en assurer, mais je ne sais déjà plus de quoi il s’agit. Vous est-il arrivé
de vous sentir à votre place. Je pense à un certain endroit de son atelier. Je
ne m’en suis pas aperçue d’abord, mais j’allais toujours m’asseoir là, et
j’ai fini par me demander pourquoi. Je n’ai pas trouvé de réponse, mais
j’ai constaté que partout ailleurs, je me sentais agitée et mal à mon aise. Je
crois que, chez vous, j’ai spontanément trouvé ma place. Tu lui souris. Tu
pensais parler encore, mais voici tout à coup que tu ne peux plus. Tu vois
les mots s’en aller de toi comme une procession de fourmis, et chacun
emporte quelque chose, qui pourrait être la mémoire même que tu avais de
lui. Tu vas te mettre en marche immobilement derrière eux. Tu ne ressens
pas de contradiction dans ce projet : tu es ce qui marche et ce qui reste, car
ta portée ne cesse de s’accroître. Tu es devant un horizon qui toujours
s’éclaircit et recule. Tu éprouves maintenant une telle allégresse que le
paysage peut se préciser sans que tu souffres de découvrir qu’il s’agit
seulement d’un peu d’air au fond duquel flotte le visage de l’Autre. Tu
n’as d’ailleurs pas plutôt reconnu ce visage que son opacité blanchit, et
qu’à travers lui tu distingues une coulée lente. Tu le vois penser. Tu vois
l’écoulement de ce qu’il est en train de penser. Tu es prise d’un fou rire.
Tu te renverses dans son fauteuil, et tu ris. Je ne me doutais pas que penser
était si comique. Je me demandais grâce à quel mécanisme on trouve aussi
facilement les mots dont on a besoin, mais ils montent comme le mercure
au thermomètre, et c’est tout. Vous ne vous demandez pas d’où vient le
mercure. Je crois qu’il suffit d’être le mercure et de l’oublier. Je me
souviens. J’étais assise à ma place dans son atelier. J’attendais qu’il ait
fini. J’ai cru qu’il m’apostrophait, disant : Tu te préoccupes beaucoup trop
de toi-même ; c’est là ton problème et la cause de ta fatigue. Je
m’apprêtais à lui répliquer qu’on pourrait lui retourner ses paroles, quand
il a dit : J’ai lu ça dans un livre, et je me le suis répété toute la journée. Tu
vois : il suffit de quelques mots très simples, un petit dessin. Tu crois que
je pourrais peindre une phrase comme cela. Tu penses que non, je le sais.
Je lui ai souri. Je ne savais que lui répondre. Tu ne devines pas pourquoi :
je suis à la fois trop jeune et trop vieux. Je lui ai expliqué que sa peinture
le sortait de lui-même. Tu aurais raison si ce que je fais devenait invisible,
au fur et à mesure, mais tout au contraire cela me redouble et me fixe, et je
sens alors que c’est à moi de devenir invisible. Tu sais bien que je n’aime
pas tricher. Vous a-t-il dit cela il y a longtemps. Je ne me souviens pas du
temps, ce n’est ni très récent, ni très ancien. Vous n’avez pas remarqué que
ce qu’il disait là justifiait les mots, leur avantage : ils disparaissent dès
qu’on les prononce, et même si on les pose sur une page, ce qui demeure là
ne nous regarde plus, car notre propre absence ne saurait nous regarder. Je
regrette de n’avoir pas écrit notre histoire au jour le jour. Vous auriez vite
découvert qu’on n’écrit pas pour se souvenir, mais pour jouer avec l’oubli.
Tu te penches un peu en avant. Tu aimes sentir tes reins se creuser. Tu
perçois soudain ta verticalité. Tu es même si droite que tes épaules
deviennent insupportablement horizontales, espèce de couvercle sur lequel
ta tête est posée. Tu es en équilibre. Tu ne respires plus. Tu vibres au gré
des directions dont tu rayonnes : en haut, en bas, à droite, à gauche,
devant, derrière. Tu attends. Tu contemples le gris de l’air qui poudroie.
Tu vois qu’il se rassemble vers le fond, et tout à coup forme une boule
rouge – une boule qui grandit, qui monte, qui emplit toute la vue. Tu te
réveilles à ce qui t’entoure, et pourtant tu n’as jamais cessé de lui être
attentive. Vous auriez également découvert que l’écriture relève davantage
de l’absence que de la présence, et que c’est d’ailleurs ce décalage qui
ouvre en elle une fêlure propice au plaisir, ou au tourment d’écrire. Tu
vois encore la boule rouge, mais elle tourne sur elle-même et se creuse,
devenant un tunnel dont les parois peu à peu s’éclaircissent et se diluent
dans l’air. Je me suis toujours étonné que les écrivains ne s’inquiètent pas
de la façon dont leur corps produit de l’écriture. Vous avez peut-être
remarqué l’étrange bruit de houle qui monte dans les oreilles quand on tire
violemment la langue. Vous a-t-il raconté que ce bruit nous avait servi de
sujet d’expérience. Nous voulions savoir s’il provenait de l’ouverture de
nos mâchoires ou bien vraiment de la projection brusque de la langue.
Nous y avons finalement trouvé autre chose : un allié, car en essayant de le
décrire avec exactitude, nous avons appris à l’écouter et par là même à
écouter ce qu’émet le physique. Nous avons commencé par nous raconter
mutuellement ce que nous observions, l’un vérifiant par l’expérience
immédiate ce que l’autre disait, puis il m’a chargé d’écrire les résultats de
ces confrontations. Nous ne nous contentions déjà plus de nous tirer la
langue : nous voulions, de bruit en bruit, remonter jusqu’au bruissement
central. Nous avons découvert alors, ou plutôt il s’est aperçu que l’écriture
me jouait un curieux tour, car dès que je m’y abandonnais, il arrivait
qu’elle dépassât les faits et anticipât sur nos découvertes, comme si
l’imagination suppléait l’expérience. J’espère que vous n’avez pas pour
autant cessé de vous tirer la langue. Vous savez, entre l’écoute de
l’intérieur du corps et l’attente des mots, il y a une certaine analogie, et
même une sorte de convergence. Je lui ai demandé un jour s’il pensait que
c’était la vue qui créait la peinture. Il m’a répondu : Non, je pense que la
peinture est d’abord de la lumière, et c’est la lumière qui crée l’œil. Je
comprends depuis comment la peinture peut être autre chose qu’une
surface, tout en n’étant qu’une surface, mais comment parler. Vous me
donnez envie de répondre que le son des mots est leur lumière, mais il faut
savoir se contenter d’ajouter un mot à un mot comme on ferait des nœuds
sur une ficelle, et puis on la jette. Je croyais qu’on écrivait pour dire
quelque chose. Vous avez sans doute raison, mais on écrit également pour
ne rien dire, ce qui est une façon d’apprendre à voir la mort, la nudité de la
mort, et de s’illuminer au contact de ce qui nous éteint. Je cherche moi
aussi à voir la mort. Je sais qu’elle n’est pas assez propre pour que les
mots la montrent : les mots sont d’après la mort, ils sont blancs comme
des os. Vous m’écoutez. Vous fermez les yeux. Vous faites le noir. Vous
avancez sur ce noir, qui est peut-être un désert, peut-être de l’eau
solidifiée. Vous savez que vous êtes assise devant moi, mais vous savez
aussi que vous vous en allez. Vous n’avez d’ailleurs plus aucun besoin de
bouger, c’est le sol qui vous emporte. Vous avez peur de ce torrent autour
de vous, et de sa noirceur qui se confond avec la nuit, de telle sorte qu’il
n’y a plus ni haut ni bas. Vous êtes emportée depuis une éternité déjà. Vous
n’espérez plus rien. Vous avez dépassé l’attente. Vous poussez un cri. Vous
tombez en avant. Vous ouvrez les yeux. Vous ne voyez rien. Vous entendez
ma voix, mais elle parle à l’intérieur de vous, et moi, je n’existe plus.
Vous interrogez les ténèbres comme si elles étaient le vide d’une bouche
capable de parler, et tout à la fois vous craignez de ne pas peser davantage
qu’un mot. Vous dites : Je suis venue. Vous devinez des mouvements, des
reptations. Vous pensez : Pourquoi suis-je venue. Vous regrettez d’être ici,
dans un lieu qui n’est pas un lieu, à la merci de quelque chose qui n’a pas
de forme. Vous essayez de vous souvenir, mais votre mémoire, comme le
sol tout à l’heure, glisse et glisse et met le présent lui-même hors de votre
portée. Vous vous souvenez pourtant de moi. Vous avez envie de
m’appeler, mais votre appel se transforme en un bourdonnement qui, au
lieu de retentir, revient sur vous et rentre dans votre bouche, descend dans
votre gorge, roule dans votre ventre. Vous êtes grosse de ce bruit qui
s’amplifie, et contre lequel vous ne pouvez rien, car il est aussi dans vos
oreilles. Vous rêvez de vous retourner comme un gant afin de le mettre
dehors, mais alors que vous commencez de tirer sur vos mâchoires le bruit
cesse. Vous respirez, mais voici que le silence vous paraît plus terrifiant
que le bruit. Vous le sentez monter le long de vous, c’est une boue épaisse
et si lourde que sa pression vous écrase. Vous sentez l’air jaillir de vous
sous le poids de cet écrasement. Vous ne pouvez plus bouger. Vous êtes
prise. Vous allez enfin crier, mais à cet instant le silence noie votre
bouche, et vous coulez. Vous tombez sous la boue. Vous n’étouffez plus.
Vous êtes au large. Vous trouvez même que les ténèbres s’éclaircissent.
Vous attendez quelqu’un. Vous voulez absolument le voir. Vous trouez la
nuit, et vous voyez en effet s’approcher une forme, qui paraît diffuser elle-
même la clarté nécessaire pour se montrer à vous. Vous vous demandez si
elle approche vraiment, ou bien si elle était déjà là, prête à s’éclairer. Vous
la distinguez nettement. Vous n’avez pas de recul en reconnaissant un
crâne, mais disproportionné, gigantesque, à lui seul de votre taille. Vous
êtes maintenant devant lui. Vous vous penchez vers ses yeux vides, et tout
à coup ils s’animent : ils sont pleins de la nuit mouvante qui tout d’abord
vous emporta, mais cette nuit scintille de mille petits éclats qui crèvent à
sa surface comme des bulles – des bulles en chacune desquelles, une
fraction de seconde, vous apercevez votre visage. Vous êtes charmée par
ce feu d’artifice de vous-même. Vous vous penchez davantage. Vous avez
envie de vous faire face, mille fois, mais vous tremblez en découvrant
qu’il n’y a pas là mille fois votre visage, mais mille aspects de ce visage
depuis l’enfant jusqu’à la morte. Vous devenez avide. Vous essayez de
deviner le temps. Vous êtes saisie de voir aussitôt les bulles éclater toutes
à la fois. Vous sentez la nuit s’épaissir, se creuser. Vous tombez dans le
trou noir de l’œil, verticalement. Tu ne peux rien contre ce sifflement dans
tes oreilles. Tu poses tes mains sur le fauteuil, de chaque côté de toi. Tu
les ouvres. Tu fais crisser tes ongles. Tu te raidis. Tu as mal aux yeux car
la nuit clignote, tantôt noire, tantôt blanche. Tu entends ton cœur battre à
l’intérieur de ton oreille. Tu as l’impression que c’est lui qui fait clignoter
la nuit. Tu voudrais le prendre en flagrant délit de te jouer ce tour, mais
tout à coup il se tait, et le silence t’étourdit. Tu remontes lentement tes
mains le long de tes hanches. Tu les arrêtes sur ta taille. Tu reprends ton
souffle entre elles. Je confondais la mort et le mourir. Je pense qu’il faisait
de même, et c’est peut-être la raison pour laquelle il a choisi cette fin. Je
crains qu’à rêver d’être transparent, on ne finisse par se réveiller glacé.
Vous savez, dans ses tableaux, la transparence ne sert qu’à rendre
perceptibles des structures qui ne sont pas autrement indiquées, comme
s’il avait réussi justement à faire que la forme naisse de la lumière. Je me
sens condamnée à assumer le mourir à sa place, mais je ne comprends pas.
Il affirmait : Peindre c’est donner du sens. Il était du côté du Oui. Il
cherchait à re-nombrer la vie et non pas à la détruire. Vous ne devez pas
oublier qu’il disait aussi : La mort est la fente entre les mondes. Je me
demande par moments qui vous êtes, et si vous n’avez pas usurpé
l’identité de celui que j’étais venue voir. Je lui avais demandé de vous
décrire, mais il s’était contenté de me répondre : Il me ressemble. Je serais
bien en peine de dire s’il en est ainsi, car depuis qu’il a disparu tout le
monde lui ressemble. Je cherche une preuve en moi. Je sens que je vais la
trouver, que je la connais, que je la tiens, et tout à coup je m’aperçois que
je ne prononce que son nom. Je me rends compte alors que je n’ai fait que
rejeter tous les autres noms, tous les autres mots, et je ne sais si je dois me
réjouir ou bien me désespérer d’être la prisonnière d’une histoire, qui me
semblait devoir exiger tous les mots, et qui finalement tient tout entière en
un seul. Je voudrais pouvoir dévider tout mon corps à défaut de pouvoir
dévider ce mot-là, qui est le premier et le dernier, et qui est aussi son nom.
Tu te rappelles le clignotement de la nuit, il y a un instant. Tu essaies
d’écouter battre ton cœur. Tu n’entends rien. Tu places ton pouce gauche
sur ton poignet droit en espérant que la perception de ton pouls t’aidera à
te concentrer. Vous tenez ainsi la fin et le commencement. Vous les gardez.
Vous ne voudriez pas que son histoire continuât son chemin sans vous, car
si vous la surpreniez sur d’autres bouches, vous n’éprouveriez qu’effroi et
stupeur, un peu comme si quelqu’un qui cherche un souvenir dans sa
mémoire l’entendait soudain crier dans la rue par le vendeur de journaux.
Vous êtes venue ici pour voir jusqu’à quel point j’étais un rival dangereux,
et si je savais des choses que vous ne saviez pas. Vous aimeriez supprimer
ce que je sais en m’amenant à vous le dire. Vous êtes là pour me
manœuvrer, vider ma mémoire et vous l’approprier, et bizarrement
j’aimerais être votre complice contre moi-même. Vous ne pouvez admettre
que je ne sais rien, même si vous le souhaitez secrètement afin d’être la
seule à tout savoir de lui. Je sais moi-même de moins en moins de choses.
Je me demande comment accéder au souvenir. Je l’imagine comme un
magasin de moulages, ou bien un livre, mais les livres, eux aussi, sont des
moulages. Je l’entends dire : Il faut consentir à brûler, brûler d’avance et
tout de suite, non pas une chose mais ce qui nous représente toutes les
choses, pour ne pas s’exposer à brûler tout entiers. Je regrette que nous
n’ayons pas brûlé ce qu’il aurait fallu, mais qu’était-ce. Vous pourriez
penser qu’il est mort pour brûler ce qui le séparait des choses. Je ne peux,
pour l’instant, penser qu’une chose, c’est que sa mort le sépare d’abord de
moi. Vous n’avez plus besoin d’être réaliste, puisque les mots ne font pas
partie de la réalité. Je vous regarde. Je me dis que je ne sais pas qui vous
êtes, et en même temps que vous lui ressemblez. Je me dis que s’il était
vivant je ne formulerais pas une pensée pareille, car il faut que le mort
l’ait rendu indistinct pour que je trouve une ressemblance. J’aimerais
avoir la fièvre afin d’être en droit de croire que, si le monde se trouble,
c’est naturellement. J’ai rêvé autrefois d’un pressoir pour les yeux, et je le
complétais d’un filtre fait de miroirs de plus en plus fins, qui épurait la
pression du regard avant de le déverser dans une chambre noire. Vous
vouliez recueillir quoi. Je voulais recueillir le sens, bien sûr, aussi
imaginais-je en fait deux chambres noires, afin de séparer ce que le regard
importe de ce qu’il exporte, et peut-être une troisième où le regard épuré
n’aurait été que lui-même. Vous auriez dû lui demander de dessiner cette
machine. Je trouve que vous n’êtes pas conséquent. Je vous ai entendu
parler de bombe mentale, et vous ne pouvez concevoir une machine
mentale : une chose qui fonctionne sans avoir jamais été représentée. Je
croyais que vous aviez partagé son travail sur les formations et les
projections de l’imaginaire. Vous devriez savoir que je m’occupais de leur
persistance : il me laissait le temps. Je regrette de ne pas avoir assisté à
vos jeux de langue, mais il se pourrait, à présent, que vous soyez sa figure,
et que je doive, moi, servir de bouche. Je trouverais plaisant de vous
délivrer un message sans en avoir conscience moi-même : ce serait une
parfaite trahison posthume. Je pense que si l’on aime les mots, il est
normal d’être cocufié par eux. Vous êtes trop impatiente pour que l’on ait
le temps de vous tromper. Vous vous précipitez vers la fin, et bien sûr ce
n’est pas la fin. Vous allez manquer votre sortie. Vous n’avez pas
remarqué, tout à l’heure, que vous n’aviez pas vu tout ce que vous pouviez
voir. Vous m’écoutez. Vous m’écoutez de nouveau. Vous sentez la nuit
s’épaissir, se creuser. Vous tombez dans le trou noir de l’œil,
verticalement. Vous sentez le noir serrer votre crâne, vos joues, votre
gorge, vos épaules ; vous le sentez adhérer à vous, mais si fortement qu’il
vous presse hors de vous tout en précipitant votre chute, car sa pression
palpite et pousse. Vous résistez, sentant vos os autour de vous comme une
coque, et les voulant unis, serrés, solides. Vous résistez et soudain vous ne
résistez plus. Vous sentez que la nuit, toute la nuit entre en vous et c’est
elle qui se presse, devient pressée, boule d’obscur si lourde entre vos os
qui la cerclent, si réduite, si ramassée, qu’à la fin elle implose, à moins
que tout simplement elle ne se transforme en ce point lumineux qui monte,
s’échappe de votre bouche et, suspendu au-dessus de votre tête, fait de
vous un superbe i. Vous ne m’écoutez plus. Vous êtes immobile. Vous me
regardez. Vous allez vous poser une question. Vous êtes dans cet état
mental qui est analogue à la suspension du souffle. Vous devriez sourire,
c’est la seule façon de tout dire en ne disant rien. Je ne sais plus qui m’a
trompée : vos mots, mon corps. J’attends quelqu’un. Je l’ai connu, ou
plutôt : il m’a connue. J’ai l’impression que ma tête est une pelote de
chemins. Je n’imagine pas qu’aucun puisse me conduire quelque part,
mais il y en a qui ont un sens et d’autres pas. Tu sens un déclic derrière tes
yeux. Tu voudrais pénétrer dans ce nerf, ce câble creux. Tu vas y vider
l’eau de l’œil. Tu ne sais plus comment on la renverse. Tu as des lacs dans
tes orbites. Tu crains qu’ils ne se vident dehors. Tu as du mal à la pointe
de la langue. Tu serres les dents. Tu reçois un coup de couteau dans
l’oreille. Tu as peur de ce désordre et des surprises de la douleur. Tu
croises les bras. Tu les poses ainsi sur tes cuisses. Tu te tasses en avant. Tu
crispes tes mains sur tes coudes. Je n’aime pas me prendre aux mots,
encore moins y être prise. Je veux que l’idée de moi bouge, comme bouge
sans cesse la perception que j’ai de mon corps. Je ne vous ai pas tout dit au
sujet du commissariat. Ils me regardaient comme si c’était de ma faute. Ils
m’ont demandé : Vous vous entendiez bien. Ils remuaient des papiers. Ils
n’avaient pas besoin de ma réponse. Ils avaient leur opinion. Ils ont dit :
Vous lui donniez de l’argent. Ils savaient, bien sûr, qu’un peintre ne peut
pas en gagner tant qu’il est vivant. Ils me donnaient envie de rire pour
changer le jeu, mais je n’avais plus aucun sens. J’étais assise au milieu de
moi-même, et c’était le bout de tous les chemins. J’ai senti mon rire
gronder sous mes épaules. Je l’ai entendu rouler le long de mon œsophage.
Il est tombé en moi. Il s’est brisé. Je devrais encore vous supplier de me
dire tout ce que vous savez, mais peut-être, tout comme moi, avez-vous
peur, en parlant de lui, de dire autre chose que ce que vous croyez dire. Je
crains que nous ne soyons désormais liés comme l’envers et l’endroit.
J’entends son rire. Je l’entends qui s’exclame : Mais je suis mort pour ça ;
je suis votre charnière ; je vous tiens. Vous êtes sûre qu’il est mort. Vous
ne pouvez pas nous faire les prisonniers d’un mot. Vous glissez d’un temps
à un autre. Vous voulez me rendre fou. Je n’ai aucun souci. Je vous connais
suffisamment pour savoir que vous êtes condamné à la simulation ; c’est
votre enfer à vous : toujours faire semblant. Vous croyez que je ne souffre
pas comme vous. J’entends des mots, des mots, des mots, sans parler de
tous ceux que vous me faites dire. Vous mentez : vous essayez de le faire
taire en parlant. Vous avez peur de ce qu’il pourrait vous souffler. Vous le
noyez de paroles, mais sa parole à lui est à présent et pour toujours
silencieuse, et vous n’y échapperez pas. Je ne veux plus de cette
mythologie-là. Je vous ai dit que la mort n’a d’autre langage que son
odeur, et votre entreprise est désespérée : vous n’arriverez pas à la
parfumer de mots. Vous trichez. Vous êtes parfaitement à l’abri de l’odeur.
Vous rajoutez des mots aux mots. Je suis lasse des concepts, lasse de la
pensée, de la vie intérieure, de l’expérience, lasse des textes, ou alors
dites-moi qu’ils ressemblent à la terre, qui n’est pas une chose originelle,
mais le produit de millions d’années de putréfaction ; dites-moi que c’est
à force de pourrir que le langage engendre les livres, et alors, au lieu de les
lire, je les sentirais, comme la mort. Tu te penches vers la table. Tu saisis
le couteau. Tu coupes un épais morceau de fromage. Tu l’approches
lentement de ta bouche. Il est un peu cireux. Il est couvert d’une
transpiration aux gouttelettes minuscules. Il a une toute petite
boursouflure le long de l’arête qu’a découpée le couteau. Il sent. Il est
même surtout le noyau de son odeur à mesure qu’il est plus près de ta
bouche. Il te donne à déchiffrer cette odeur, dont tu voudrais faire le mot à
mot, murmurant pied, revoyant ton doigt fouiller un nombril, comptant les
yeux sur une soupe au lait. Il est huileux contre tes lèvres. Il met une fine
saveur de sel au bout de ta langue, qui le presse contre la gencive. Il se
dérobe, glissant comme un poisson. Il tire à lui ta salive, qui le baigne. Il
se laisse coincer entre les dents et la joue, du côté gauche. Tu y portes la
main. Tu palpes cet abcès indolore. Tu le pousses avec tes doigts, le
conduisant doucement derrière tes lèvres qu’il gonfle, pour le faire passer
du côté droit. Tu l’écrases contre tes dents, entre lesquelles ta langue suce
son jus poisseux plein d’une lie de filaments qu’elle rejette vers ta gorge.
Tu le serres finalement entre tes dents. Tu ne l’écrases pas. Tu abaisses
légèrement ta mâchoire inférieure et il demeure accroché à l’autre. Tu
remontes ta mâchoire, tu l’abaisses, tu la remontes, et tes dents, en se
réenfonçant dans l’empreinte qu’elles ont déjà creusée à l’intérieur de
cette pâte, en chassent violemment la salive. Tu aimes ce bruit, comme
d’un soulier luttant avec la boue. Tu recommences, mais le fromage s’est
amolli, et il s’étire à présent de l’une à l’autre rangée de dents. Tu as la
bouche débordante de bave. Tu serres tes mâchoires d’un coup sec, et il y a
une explosion molle ainsi qu’un grand reflux de salive, qui vient butter
contre l’intérieur de tes joues, de tes lèvres. Tu entreprends alors un grand
brassage de boulettes baveuses, que ta langue rassemble pour les
agglutiner en une masse qu’elle arrondit peu à peu. Tu as le moulage du
monde dans ta bouche, et ta langue joue au scarabée. Tu lui fais rouler sa
boule sur tout le pourtour, puis elle la fait grimper vers le haut du palais,
mais il y a soudain une perte d’équilibre, et la boule tombe dans ton gosier.
Tu étouffes. Tu renverses ta tête en avant, et tes mains se portent à ta
gorge. Tu sais déjà que l’étranglement n’est pas pour cette fois, mais ton
corps, un instant, l’a craint, et il n’oublie pas qu’il l’a craint. Tu sens que
deux nouvelles voyagent dans ton corps : celle de ton étouffement, celle de
ton salut, et que la seconde poursuit l’autre avec un décalage qui creuse
une microscopique tornade le long de tes nerfs. Tu sens cette course, tu
sens ta gorge obstruée : tu oscilles entre ces deux sensations. Tu vibres
d’elles, mais cette vibration, tout à coup, s’immobilise, se fixe, et aussitôt
tu es précipitée vers le bas, vers ta gorge – précipitée dans la boule. Tu es
la boule. Tu glisses maintenant, tête en avant, le long de ton œsophage. Tu
te rends compte que ton élan augmente, mais tu ne tombes pas : Tu voles.
Tu es l’oiseau de ton corps. Tu ne vois rien. Tu entends autour de toi un
bruissement très doux. Tu penses : C’est le ruissellement de l’air sur mes
ailes. Tu es la boule baveuse de fromage mâché, et pourtant tu es toi, et
aussi l’oiseau. Tu ne perçois aucune présence à proximité. Tu as beau te
répéter : Je vais voir l’intérieur, rien n’apparaît, rien ne s’éclaire. Tu es
posée sur ton dos, et l’élément te porte. Tu appelles cet élément de l’air,
mais tu sais que cela n’en est pas. Tu cherches un autre nom, mais
comment qualifier la substance de la nuit. Tu voles dans le noir de la nuit,
et une immense félicité t’envahit. Tu soulèves un peu la tête, et ta vitesse
s’accroît. Tu souris. Tu te répètes : Je suis dedans. Tu planes. Tu
t’abandonnes au fil de la nuit. Tu vas t’y dissoudre. Tu vas cesser d’être
différente, mais à l’instant où le plaisir de voler va se transformer en
union avec l’élément, tu tombes. Tu es prise à la gorge. Tu as la nausée.
Tu es enveloppée d’une bave obscure, qui te colle, et tu tombes à la
renverse, et tu ouvres les yeux, et tu vois tes mains posées sur tes genoux.
Tu es un peu essoufflée. Tu es dans le tremblement de l’air. Tu as le
vertige. Tu effaces aussitôt chacun de ces états au fur et à mesure que tu en
prends conscience. Vous regrettez vraiment que les mots soient une mort
inodore. Vous voudriez que votre bouche pue chaque fois que vous
articulez un mot. Vous nous feriez sentir ce que parler veut dire, et après.
Vous savez bien qu’on s’habituerait à l’odeur. Vous n’inventerez pas
mieux que la mort, qui effraie quand on y pense, mais on y pense si peu. Je
ne vous dérange pas. J’ai mangé votre fromage. Je ne me rendais pas
compte. Je ne vois pas le temps passer. J’étais venue vous dire qu’il n’y a
plus rien à faire, et que cela devrait nous tranquilliser. J’aimerais penser
que celui qui est mort est devenu l’Anti-mort, étant donné qu’il a accompli
la traversée. Je n’y arrive pas. Je vois quelque chose qui grouille, quelque
chose que je n’ai pas envie de voir. Je me souviens d’une histoire.
J’écoutais les cris d’un fou. J’ai demandé pourquoi. J’ai entendu une
histoire de guerre, de bombardement, de maison qui s’effondre. Je n’aurais
pas dû insister. Je me suis condamnée à ce que cela recommence. Je me
relève dans la poussière. Je n’entends plus. J’avance à travers la cour. Je
sens l’air épais contre mon visage. Je vois tout à coup le silence, puis
papa, puis maman. Je m’arrête. Je comprends qu’ils ont été jetés à terre. Je
m’approche de papa. Je reste droite. Je ne crie pas. Je me dis seulement :
Comme une mouche. Je regarde du côté de maman, et sa tête bouge. Je me
précipite. Je suis heureuse. Je fais simplement peur à notre chat, qui
s’ébouriffe et grogne, tout en secouant la tête de maman éclatée comme
une noix. J’agite le bras, et le chat recule, tirant la cervelle. Je crie. Je suis
folle. Je retourne là-bas, toujours et toujours. Je crois pourtant que je
préférerais être mangée plutôt que de devenir cette saleté. Vous ne devez
pas bouger de l’instant présent. Je ne peux pas quand je pense que la vie
nous digère, et qu’à la fin elle nous pose là comme un étron puant. Vous ne
parlez pas comme lui. Il ne se souciait pas du cadavre. Il voulait peindre
son corps de gloire. Il cherchait la pierre qui transforme, moins pour se
transformer d’ailleurs que pour saisir la couleur du changement. Il disait :
Je suis au rouge, mais en avouant bientôt qu’il n’en connaissait pas encore
la nuance. Vous savez, m’a expliqué une amie, les morts lâchent de
l’azote, ça fait une petite lumière bleue dans le noir, et il y a de quoi rêver.
Je crois que le mieux serait de se rendre sec. Je tromperais la mort en
n’ayant plus rien qui puisse pourrir. Vous vous souciez de ce qui n’existe
pas puisque ni la vie, ni le monde, ni même la mort n’existent plus pour le
mort. Je ne veux pas de cette métaphysique. Je regarde mon ventre, je
touche ma peau et je sais que la mort est à venir. Je produirai peut-être
votre lumière bleue, et si ce pet d’azur rassure celui qui me veillera, tant
mieux pour lui. Tu as la gorge sèche. Tu aspires un peu de salive, et cela
creuse tes joues. Tu la rassembles sur ta langue, puis tu essaies de la
déglutir lentement. Vous ne trouvez pas étrange que tout ait un nom, et
qu’on ne puisse pourtant pas affirmer que tout peut se dire. Tu crées ainsi
une espèce de suspens dans ta gorge, de telle sorte que, quand tu avales, il
te semble que c’est ton palais et ta langue qui descendent, et que toute ta
bouche va être retournée vers le dedans. Je pense qu’il suffit de permuter
les choses nommées pour obtenir une relation qui n’a pas de nom. J’ai
donc de quoi m’amuser toute ma vie, et les autres en ont autant, dans les
siècles des siècles. Je peux inventer des sensations, des religions, et c’est
pourquoi l’histoire continue. Vous acceptez donc que la mort ne soit qu’un
mot, et la charogne le centre d’une association de mots, et nous-mêmes
rien que des joueurs de mots. Je n’accepte rien. Je vous écoute et je ne
vous écoute pas, mais même quand je vous écoute, et que je joue moi
aussi, j’ai une vie que tout cela ne concerne pas. Je voudrais faire parler
cette vie-là, je voudrais la manifester entièrement en me réduisant à elle.
Je n’évoque peut-être le cadavre que par référence à ce qui est là, en nous,
qui grouille, qui grandit, qui est perpétuellement en train de gagner, mais
je me demande s’il ne serait pas temps de trouver autre chose. Vous
essayez de casser les mots avec des mots, et rien à faire : ils ont entre eux
des pouvoirs de passe-muraille ; ils ne se cognent pas, ils se traversent.
J’ai lu un jour, dans un livre sur la torture au cours de la dernière guerre
coloniale, qu’un célèbre engagé n’avait rien trouvé de mieux pour soigner
ses prisonniers que de les raboter avec un rabot de menuisier. Je n’arrête
pas de voir voler des copeaux de chair : c’est devenu l’image de l’horreur
méthodique. Je crois que les mots devraient nous raboter ainsi et nous user
peu à peu, de telle sorte que l’exercice du langage soit notre équarrissage.
Vous ne l’avez jamais entendu déclarer : Le langage n’a rien à redouter
que de lui-même, car il est le seul à pouvoir se contester. Il disait encore :
Je sais ce que signifient le mot malade et le mot finir, et cependant, le seul
fait que je le sache est une espèce d’attentat contre eux, tout comme leur
existence à l’intérieur de ma langue est un attentat contre moi. Vous ne
perceviez aucune menace, aucun danger. J’ai partagé beaucoup de choses
et de beaucoup j’ai été tenue à l’écart. Je n’ai jamais réclamé
d’explications. Je l’ai vu trembler de peur, une nuit, devant quelque chose
qui ne m’était ni visible ni sensible. Je ne pouvais douter de la réalité de
cette peur, il m’a donc fallu douter de la réalité tout court. J’étais seule
avec lui, et cependant pas seule. Je le voyais écouter quelqu’un bien qu’il
n’y eût personne. Je me suis aperçue, tout à coup, qu’en me parlant il ne
pensait pas ce qu’il disait, mais traduisait la pensée de quelqu’un d’autre.
Je me sentais proche de lui comme jamais, bien que notre séparation fût
manifeste, mais voilà, comment dire, cette séparation se tenait derrière
nous et non pas entre nous. J’avais le sentiment d’une complétude tandis
que sa voix établissait, de moi qui ne disais rien à l’autre qui pensait pour
lui, une circulation dont nous étions le centre aussi bien que les diamètres
croisés. J’ai dû briser cette complétude en remarquant que, tout en me
parlant, il voyait. J’aurais sans doute voulu voir aussi, car il avait l’air de
contempler le commencement. J’ai douté. Je me suis donc séparée de lui,
et la peur l’a repris. J’ai eu beau redevenir attentive, c’est la peur qui l’a
emporté, une peur que je ne partageais pas et qui nous rendait d’autant
plus étrangers. J’avais l’impression à la fois de le veiller et de l’attendre.
Je le regardais : il essayait de se ménager un refuge, tantôt à sa table, sous
la lampe, tantôt dans la blancheur de la salle de bains. Je ne pouvais rien
pour lui, sinon être là, rester éveillée. Je ne me demandais pas ce qui se
passait, car de toute évidence il se passait quelque chose qui ne me
concernait pas. Je crois que cela a duré jusqu’au lever du jour. Je l’ai vu se
rapprocher lentement, éponger son front couvert de sueur, puis s’allonger
près de moi. J’ai senti qu’il se détendait peu à peu. J’aurais voulu l’aider.
Je ne pouvais pas. J’avais du plomb sur mes mains, sur ma bouche. Je l’ai
entendu s’humecter les lèvres. Il a dit : Je ne voulais pas que cela
apparaisse, tu comprends, je ne voulais pas. J’ai répondu : Oui, et il s’est
endormi. J’ai eu le sentiment qu’il devenait un rocher, ou un arbre, et que
j’étais couchée dans son ombre. Je suis restée là, sans bouger, les yeux
ouverts. Je n’attendais plus rien. J’étais sur la terre ; oui, j’éprouvais une
joie sourde à la pensée que j’étais sur la terre. J’ai compris alors que cette
ombre, dans laquelle je me sentais, n’était ni ténébreuse ni froide, mais
qu’elle était lui et qu’elle me tenait chaud. Vous ne savez pas ce qui s’est
passé cette nuit-là. Je me suis contentée d’attendre une confidence qui
n’est pas venue. Vous n’avez pas posé de questions. Je n’y pensais pas :
c’était autre chose. Je ne sais pas comment vous expliquer. Je me disais, je
me dis toujours : Une vie, ce n’est pas assez. Je vois le point de fuite, là-
bas. Je voudrais que la perspective s’emboîtât dans une autre, qui
s’emboîterait dans une autre, à l’infini. Je n’y crois pas, bien sûr. J’ai de
petites convulsions dans les yeux à cette idée. J’ai l’impression qu’ils sont
satisfaits, qu’ils trouvent que je ne leur donne pas assez à voir. Je crois que
mes organes savent des choses que je ne sais pas. J’aimerais savoir si cette
vie leur suffit. Tu plonges tout à coup en avant. Tu es surprise de sentir ton
genou contre ton front. Tu vois que ta jambe gauche est jetée par-dessus
l’autre, et que son genou pointe très haut. Tu redresses la tête de telle sorte
que c’est à présent ton menton qui repose sur le genou. Vous voudriez que
la vie soit comme une page sur laquelle on peut faire des ratures et
recommencer. Je ne crois pas : il vaut mieux que chaque seconde soit
irrémédiable. Je me demande parfois si mes organes ne vont pas me
quitter, comme les animaux quittent leur repaire quand ils sentent
approcher le cataclysme. Je me souviens d’une scène. J’ai vu des files de
soldats qui, deux à deux, portaient des cadavres sur des planches, des tôles,
des volets. Ils marchaient vers un grand feu. Ils jetaient là les morts, dans
un trou profond où brûlaient des poutres et des traverses de chemin de fer.
Ils les lançaient dans les flammes, mais de temps en temps un cadavre
tombait sur le bord, et la chaleur le tordait, le soulevait, et il se mettait à
vomir un flot de vers, qui se tortillaient, fuyant le foyer. J’ai cru, de ce
jour-là, que ce qui remuait dans mon corps était une masse de vers. J’ai du
mal à me défendre contre cette idée, qui n’est après tout qu’une
anticipation. Vous avez vraiment assisté à cette scène. Je l’ai lue, mais
c’est la même chose : elle ne m’a tellement frappée que parce que je la
connaissais déjà. Vous a-t-il raconté ce qui lui était arrivé au moment de la
puberté. Il passait les vacances à la campagne, chez ses parents. Vous
pensez bien que nul ne l’avait mis au courant des choses du sexe. Il s’est
réveillé avec le bas-ventre gluant. Il a pensé que cela devait être une
pollution nocturne. Il tenait ce mot de son confesseur. Il n’en percevait que
le côté sale. Il a été surpris de ressentir, tout au long de la journée, un
chatouillement au bout du sexe. Il pensait que cette démangeaison
provenait de la souillure subie durant la nuit. Il n’osait ni regarder ni se
laver. Il osait encore moins se renseigner. Il redoutait déjà quelque maladie
honteuse. Il s’est couché, puis n’y tenant plus car la démangeaison
augmentait, il a regardé son sexe et découvert avec horreur, sous le
prépuce, un ver blanc qui s’agitait. Il a, bien sûr, assimilé longtemps le ver
à l’éjaculation. Il ajoutait : Les fantasmes judéo-chrétiens sont si puissants
qu’ils se matérialisent. Il ne riait pas. Tu n’aimes pas ce souvenir. Tu te
lèves. Tu fais quelques pas vers la glace. Tu t’arrêtes. Tu as l’impression
d’avoir oublié quelque chose, et cela te donne le vertige. Tu reviens vers
ton fauteuil. Tu t’appuies contre lui, visage tendu en avant. Tu voudrais
dire quelque chose, mais plus tu le veux, plus cela devient impossible, car
tu ne peux pas choisir entre tout ce qui se présente. Tu te redresses. Tu
recules. Tu as mal entre les épaules. Tu cherches un mot précis pour cette
douleur précise. Tu épelles intérieurement le mot vertèbre, le mot nuque.
Tu vas franchement vers la glace. Tu t’immobilises devant elle. Tu te
penches. Tu perçois un glissement qui s’efface aussitôt. Tu te fixes. Tu
attends. Tu n’arrives toujours pas à choisir parmi les mots. Tu te
retournes. Tu avances d’un pas, d’un autre pas. Tu t’aperçois que tes mains
s’étreignent, doigts croisés. Tu les sépares. Je ne m’y retrouve pas. Tu as
dit cela très vite. Tu espérais que l’autre enchaînerait. Tu es seulement
éclaboussée de silence. Tu mets tes mains devant toi, comme si tu
marchais à tâtons. Tu es immobile. Tu restes ainsi, un instant. Tu ramènes
tes mains le long de toi. Tu regardes ton fauteuil. Tu presses ta langue
contre ton palais. Tu aspires un peu de salive. Tu voudrais aspirer ta
mémoire. Tu comprends tout à coup qu’une image, au lieu de surgir, se
dérobe, bien qu’elle se tienne au milieu de toi. Tu es la périphérie d’un
tournoiement. Tu sens que le vertige va revenir. Tu le redoutes. Tu
soulèves ton pied droit. Tu hésites. Tu cherches le regard de l’Autre. Tu ne
vois que sa chevelure penchée. Tu rejettes ta tête en arrière. Tu respires
lentement jusqu’à sentir ton souffle prendre appui sur ton ventre. Tu
expires très vite, avec un sifflement. Vous faites un exercice. Vous devriez
vous reposer. Vous pouvez disposer de la pièce qui est dans le fond, devant
vous. J’ai besoin de veiller encore, si vous le permettez. Je ne vous ai rien
dit. Je le sais, et cela m’est insupportable. Je voudrais que nous essayions
de parler d’une autre façon. Vous voyez bien que les mots sont les mots, ni
plus ni moins. Je me suis mal fait comprendre. Je sens en moi une espèce
de cratère, et ce que je veux dire y tombe et s’y perd avant même que j’aie
réussi à en saisir les premiers mots. J’ai conscience d’être coincée entre le
trou de ma bouche, qui appelle des mots, et ce trou qui invertit ma bouche
et les dévore avant qu’ils ne soient complètement formés. J’aimerais que
vous me racontiez une nouvelle fois votre histoire. Vous voulez que je
recommence. Vous voulez que je vous parle encore du ver. Je me souviens.
J’ai eu horreur de ce souvenir. Je me suis levée. Je sentais que j’allais… Je
me méfiais de ce qui allait surgir. Je vais finir par vous dire quelque chose
que je n’ai pas envie de savoir. J’essaie de susciter une image, une idée,
n’importe quoi qui raturerait cela. Je ne réussis qu’à rendre plus profonde
cette bouche où je vais verser, et qui va parler à ma place. J’espérais que
vous parleriez et que cela se dissiperait. Je vois que vous êtes le complice
de ce qui me trahit. Vous trahissez vous-même ce qui voudrait parler. Je le
retarde seulement. Je cherche comment l’aborder. J’ai peur que cela ne
tienne en si peu de mots que la vérité en passera inaperçue. J’hésite pour
cette raison à me le formuler à moi-même. Je prolonge ma propre attente
pour qu’elle amplifie, sinon les mots, au moins leur écho. Je sais pourtant
que je n’y changerai rien. J’ai ce ver en moi. Je le garde. J’ai finalement
choisi de dire la chose discrètement, et je crois bien que vous ne l’avez
même pas remarquée. Je me demande si j’ai vraiment voulu qu’il en soit
ainsi, après avoir recherché quelque chose qui nous frapperait également,
et que je n’ai pas trouvé. Vous imaginiez que l’arrangement des mots
pouvait me toucher davantage que leur signification. Vous pouvez
maîtriser les mots, mais non pas le silence qui les double ou qui les troue.
Vous m’offriez un manque dont j’étais plus avide que d’aucune phrase. Je
ne vois pas où peut conduire ce langage-là. Je suis vivante. Je suis
présente. Je demande à être vue en tant que telle et non pas à travers mes
absences. Je n’ai pas à être déduite. J’en arrive à vouloir vous faire
violence, à désirer ressembler à votre mort. Je n’aurais plus à être écoutée,
ni interprétée : je serais là. Vous croyez que je n’ai pas entendu votre
phrase. Vous devriez pourtant bien vous douter que je n’ai pas raconté
cette histoire de ver au hasard. Vous oubliez que si la mort n’a pas de
bouche, car elle n’a rien à dire, peut-être a-t-elle un sexe pour y couver des
vers. Je n’ai pas voulu affronter directement cette idée. Je l’ai laissée
grandir peu à peu. Je la redoutais, c’est vrai, mais elle était déjà en moi. Je
ne sais si vous me l’avez soufflée : je crois plutôt que vous me poussez à
la préciser, mais vous ne mesurez probablement pas ce qui risque de
s’ensuivre. Je sais que cela ne doit plus m’arrêter. Vous avez tort : je n’ai
fait que vous répondre. Vous vouliez me défier de parler cru, alors que je
pouvais vous renvoyer à votre sexe aussi bien qu’à votre bouche. Je
l’admets, et l’admettant j’accepte de formuler ce dont j’ai par avance
horreur : Il n’a laissé en moi que son ver. Je suppose que je devrais me
taire à présent, ou bien changer de sens comme se renverse un sablier. Je
devrais tomber cul par-dessus tête, ouvrir mes jambes et laisser la parole à
ce qui remue au fond de la bouche sans langue. Vous allez devoir choisir
entre le langage et ce qui remue au fond de la bouche sans langue. Vous
allez devoir choisir entre le langage et ce qui l’annule, mais il ne suffit pas
de faire ce qui ne se dit pas pour en être quitte des mots ou les dépasser.
J’approche du moment où il va falloir que les mots agissent, c’est cela.
Vous savez bien que les mots n’agissent pas solitairement, sauf dans les
livres. Je ne vois pas ce que nous pourrions faire. Je me demande si nous
allons mourir. Vous posez mal le problème : notre rôle est de mourir de ne
pas mourir. Je crains qu’à ce jeu nous ne débouchions à la fin que sur la
caricature. Vous avez sans doute raison, mais il ne faut pas la craindre, au
contraire, car c’est peut-être le comble de l’absence de langue, le comble
de la violence. Tu fais un pas vers lui. Tu es contre son fauteuil. Tu baisses
la tête. Tu essaies d’enchaîner diverses figures, comme le joueur d’échecs.
Tu n’arrives pas à te les représenter clairement. Tu te troubles. Tu décides
de t’asseoir, d’attendre. Tu espères qu’il va parler. Tu le regardes. Tu
souris. Tu t’aperçois qu’il te regarde le regarder. Tu serres les dents. Tu
appuies la pointe de ta langue contre ton palais. Tu es furieuse. Tu lèves ta
main gauche. Tu appuies l’extrémité de ses doigts au-dessus de la racine
de ton nez. Tu masses doucement quelques secondes. Tu retires ta main.
Tu souris de nouveau. Tu croises tes jambes. Vous avez un certain nombre
de trucs pour vous retenir, mais n’est-ce pas de cette retenue que vous
devriez vous défaire d’abord. Tu te penches, frottant ton ventre contre ta
cuisse gauche. Tu abaisses puis soulèves tes épaules, tout en tirant sur ta
nuque pour la dégager. Vous êtes comme un écrivain qui ne recherche dans
la syntaxe qu’un moyen de se protéger contre la folie des mots. Vous avez
peur de vous laisser faire. Vous avez plaidé pour le grouillant, pour
l’inconnu, et vous l’enfermez. J’ai de la peau qui m’enveloppe, ni plus ni
moins que vous. Je la perçois tantôt comme un début, tantôt comme ma
fin. Je peux donc, en pensant à elle, me porter à l’extrémité. Vous êtes
encore au milieu des mots. Je ne ressasse pas : je m’écœure. Vous n’êtes
venue me voir que pour parler. Je suis venue pour changer de visage. Je
voulais me perdre. Vous ne sentez pas que nos phrases entretiennent autour
de nous une espèce de congélation, qui nous conserve intacts. Je lutte
contre elles avec ce que vous appelez mes trucs. Vous êtes sortie de la
douleur. Je cherche un autre ravage. Je suis lasse d’imaginer : je voudrais
voir. Vous m’écoutez. Vous regardez remuer mes lèvres. Vous n’entendez
plus rien. Vous voyez ce remuement. Vous attendez. Vous avez la bouche
sèche. Vous aspirez lentement. Vous sentez qu’un morceau de glace
descend dans votre gorge. Vous brûlez. Vous levez votre main droite. Vous
tenez votre souffle. Vous approchez votre main de votre visage. Vous
expirez. Vous voyez que votre main traverse votre tête comme on traverse
une ombre. Vous aspirez. Vous ramenez votre main sur votre genou. Vous
entendez ma voix au loin. Vous regardez toujours mes lèvres. Vous
attendez qu’elles deviennent immobiles. Vous vous souvenez. Vous
examinez votre main. Vous reconnaissez que les mots agissent. Je
reconnais qu’ils me laissent avide : ce sont des miettes qui donnent de plus
en plus faim. Vous savez, ils sont aussi votre estomac. Je n’ai plus envie
de découvrir que ma bouche est un théâtre, où des bruits répètent à n’en
plus finir ce qui ne devient même pas une pièce. Je suis venue vous voir
pour que nous montions un autre simulacre, mais j’ai l’impression que
vous êtes surtout soucieux de m’en détourner. Vous voulez faire parler ce
qui ne parle pas. Vous ne devinez pas que je suis votre complice, et que les
mots peuvent tout à la fois servir d’herbe et de fumée. Je voudrais
comprendre, mais je n’arrive pas à accepter que comprendre ne soit que
comprendre. Je ne sais pas choisir : chaque instant est une blessure et une
fête. Je suis vivante, je suis mourante, également. Vous pourriez fermer les
yeux à présent, et vous contenter d’écouter ce qui bouge. Vous ne sauriez
rapidement plus si ce sont des vers ou des bouches, et d’ailleurs qu’est-ce
qu’une langue. J’ai besoin de rire de mon angoisse, et j’ai besoin que ce
rire me fasse froid dans le dos. Je crois que les mots grouillent à la pliure
de ces deux extrêmes, et qu’ils en accélèrent la décomposition, car nous ne
pouvons vivre ni dans l’angoisse ni dans l’exaltation. J’ai envie de
l’apothéose de ces contraires, et qu’elle nous mène à l’agonie, mais en
nous y gelant, de telle sorte que nous vivions une fin qui n’en finisse pas.
Vous parlez plus que jamais. Vous vous trompez vous-même. Vous rêvez
d’un rôle où, même mourante, vous demeureriez entière. Vous ne voyez
pas que la mort sert avant tout à nous faire redevenir naturels, et que dans
la nature il n’y a plus rien qui articule encore un je. Vous cherchez à
mimer la mort, mais la mort abolit la conscience d’elle-même et nie
d’avance toutes les représentations. Je me souviens : il disait : La vie
existe, mourir existe, mais la mort n’existe pas ; elle est ce qui détruit sa
propre existence. J’étais impressionnée. Je me demande pourquoi, car
découvrir cela ne m’avançait à rien. Je lui ai dit : Tu es en train de mourir.
Il m’a répondu : Je détruirai le mourir quand je voudrai ; pour l’instant, je
choisis d’être vivant. Il m’a dit encore : J’aime la lumière, mais j’aime
aussi la nuit parce qu’il me semble toujours qu’en la serrant très fort dans
mon poing, je vais en tirer goutte à goutte une autre lumière, plus dense,
épaisse un peu comme de la couleur : j’ai moins envie de peindre avec
cette couleur-là que d’en manger. Il a ri, puis ajouté : C’est un désir
scathéologique. Vous le faites parler comme si vous l’écoutiez encore. Je
vois le sourire ironique, qui détend les traits de son visage tandis que sa
bouche prononce : Je ne crois pas que la mystique soit une sublimation de
la sexualité, mais plutôt une manière sublimée de manger sa merde en
mangeant le temps. Vous me rappelez une phrase qu’il m’a dite et que
j’avais prise pour une boutade : J’ai compris la nécessité de dieu en
retenant mon caca : il nous faut bien rêver parfois d’un être qui ne soit pas
contraint de renoncer à un morceau de lui-même. Il a voulu contrôler sa
propre perte. Il ne pouvait le faire qu’en se donnant la mort, aussi ai-je
envie de dire qu’en coïncidant avec son dernier instant, il l’a
métamorphosé. Je suis la lame qui fait bâiller la coquille de cet instant,
non pour m’éblouir de la perle qu’il contient, mais pour y introduire le ver.
Je ne peux me retenir de penser que l’instant le plus parfait est un fruit
véreux. Je ne veux plus des parties nobles. Je pense parce que je bouffe :
les sous-alimentés ne peuvent pas penser. J’accepte d’avoir un esprit si
mon esprit accepte d’avoir un cul, ou alors il n’est qu’une autre espèce de
ver dans mon corps. Je sais que je me répète, mais je ne me répète que par
désespoir de franchir cette limite. Je sais qu’il est urgent que je le fasse, et
c’est pourquoi je suis venue chez vous. J’attends au fond que vous déliiez
ma langue, ou bien quelque chose en moi qui pourrait servir à parler, et
qui ne le sait pas encore. Vous ne savez pas d’où vous vient l’idée de cet
organe inconnu. J’ai l’impression que les mots ne cessent d’ajouter un
nouveau vêtement à ce qu’ils devraient avoir pour tâche de découvrir. Vous
voudriez que nous trouvions une autre façon de parler, mais pour la
trouver il nous faut continuer de parler. J’attends quelque chose qui
conjuguerait mon désir éperdu d’être moi et mon désir de n’être plus rien,
quelque chose de séduisant et d’horrible. Vous croyez qu’il peut y avoir,
hors de la littérature, des menaces délicieuses. Vous creusez mentalement
votre tombe, puis vous regrettez de n’avoir fait qu’un mot. Je me demande
si, en ajoutant l’angoisse à la mort, il s’agissait seulement pour l’homme
d’inventer quelque chose qui l’éloignerait définitivement de la nature, et si
l’art n’a servi qu’à entretenir cette angoisse, à la développer. Vous prenez
encore le parti des mots contre la nudité que vous voudriez voir apparaître.
Vous prolongez le retardement de ce que vous appelez. Vous devez
maintenant essayer de vous souvenir, de vous rassembler pour que tout ne
finisse pas par avoir l’air d’un mauvais rêve. J’imagine un œil qui me
permettrait de voir latéralement ou globalement, et qui m’interdirait de
tout réduire en avant et en après. Vous allez redevenir immobile. Vous
allez fermer les yeux et tomber à travers votre corps. Je ne veux plus que
vous me dictiez ce que je vais faire. J’accepte que vous me tendiez des
pièges, mais il suffit que vous me regardiez m’y débattre. Je peux me
fournir moi-même en images, et je n’ai plus besoin que vous lui
ressembliez. Vous n’en finissez pas. Vous tournez autour. Vous pariez sur
l’inflation des mots. Je m’attends seulement moi-même. Je ne suis pas
prête. Je sais que le ver est visible, mais j’ignore comment le voir et le
faire voir. Vous êtes consciente de sa proximité, de sa présence. Je perds
conscience quand je pense à lui, je ne suis plus rien qu’une plaie, une fente
purulente. Vous en revenez aux mots. Je ne les ai jamais quittés. Je les vois
même. Je vois sur mes lèvres les déjections du ver. Je comprends enfin ce
que signifient ces traces blanches. Vous sentez que l’air est creusé de
galeries où nos souffles se perdent. Je crains que ce ne soit vous qui,
toujours, en reveniez aux mots. Vous croyez qu’ils nous cachent
l’essentiel, mais cela ne revient-il pas à penser que l’essentiel est
inavouable. Je crois que l’essentiel est en trop, mais ce qui est en trop,
c’est notre vie, aussi l’essentiel ne peut-il s’exprimer qu’à force de
suintements, de gargouillements, de défécations. Je ne peux y penser sans
me sentir prête à déborder par tous les trous. Vous parlez, nous parlons,
des choses surgissent, s’effacent ; nous ne pensons ni l’un ni l’autre faire
des exercices de langue, et pourtant, à la fin, où en sommes-nous. Vous
regardez ma tête, et je comprends que c’est une partie du corps qui a
tellement servi à s’élever qu’il est plus que temps de voir si l’on ne
pourrait pas sortir de soi par un autre endroit. Tu dresses lentement tes
deux mains. Tu les appuies sur tes yeux que tu masses un instant. Tu vois
des flammes rouge et or. Tu retires tes mains. Tu as l’impression que l’air
s’est épaissi, qu’il est laiteux. Tu sens une moiteur à la lisière de tes
cheveux, derrière tes oreilles. Tu as posé ta main droite sur ton ventre, et il
bat contre elle si fortement que des vagues remontent le long de ton bras.
Tu es attentive à cette houle au point que te voici battante tout entière. Tu
deviens ce bruit qui se répète et se répète. Tu es ronde et creuse. Tu vas
rouler sur toi-même, mais il y a cette balafre au bout de toi, cette blessure
qui se met à battre pour son compte et qui te refait longue et membrée. Tu
y portes ta main. Tu la pousses puis l’allonges doucement contre elle. Tu
t’immobilises. Tu regardes si on te regarde. Tu attends. Tu soulèves ta
jambe droite. Tu la fais passer par-dessus le bras du fauteuil, sur lequel tu
la laisses appuyée. Tu es ouverte. Tu tombes dans un grand silence. Tu es
immobile. Tu ne respires plus. Tu es au fond de ton oreille. Tu t’écoutes.
Tu perçois les deux côtés de ta tête, et comment depuis l’un et l’autre les
deux courants de ton écoute coulent et se rejoignent. Tu voudrais sentir
leur confluent, mais tu t’y perds à moins que ton attention ne dérape. Tu es
maintenant sous ton crâne, et soudain dans tes yeux. Tu vois le sommet de
ton genou droit. Tu vois ta main au milieu de toi. Tu hésites. Tu cherches à
reprendre ton écoute, mais il y a un effondrement au sommet de tes
vertèbres, et tu es emportée. Tu t’égares de nouveau, et de nouveau tu te
retrouves dans tes yeux. Tu te concentres. Tu veux voir. Tu es devant le
trou de ta gorge. Tu essaies de t’avaler toi-même. Tu as peur. Tu vois ta
main. Tu courbes la nuque. Tu entends ta respiration. Tu aspires
profondément. Tu retiens l’air. Tu écoutes un bourdonnement qui monte,
qui s’amplifie. Tu souffles très lentement, et tes lèvres s’échauffent. Tu
souffles de l’air sale. Tu voudrais détailler ce qu’il décharge. Tu
l’observes vraiment. Tu murmures : cœur, poumon, sang. Tu remplaces les
mots par des images. Tu avales un peu de salive. Tu suis son trajet dans ta
gorge. Tu recommences. Tu n’arrives pas à atteindre l’estomac. Tu te
heurtes à un mur de nuit. Tu penses qu’une épaisseur de nuit t’interdit ton
propre corps. Tu désespères. Tu raidis ta nuque, ton dos. Tu veux ainsi
aviver leur perception. Tu as bientôt un sillon douloureux entre les
épaules. Tu renverses ta tête d’avant en arrière. Tu te détends. Tu te
redresses. Tu es bien droite contre le dossier du fauteuil, et cela arque ton
dos, cependant que le glissement de ta jambe droite le long de l’accoudoir
a accentué l’écart de tes cuisses. Tu écoutes. Tu crois que ta tête va rentrer
dans tes épaules, que ton corps va se replier comme une longue-vue. Tu
vis ce repliement une seconde. Tu souris. Tu bats contre ta main. Tu
t’élargis. Tu sens, entre les rives de tes hanches, se creuser un lac
d’ombres. Tu contiens cette nuit lourde. Tu comprends, disait-il, il ne
s’agit plus de penser, mais d’être la pensée. Tu dois commencer à sentir
que seule la fumée des choses nous monte à la tête, leur feu jamais : le feu
reste en dedans. Tu crispes un peu ta main. Tu voudrais bloquer le
grondement qui monte. Tu as peur de cette voix de ténèbres. Tu
comprimes ton estomac. Tu veux oublier ce qui vient pour que cela ne
vienne pas. Tu te penches en avant pour mieux tasser la masse molle, où tu
perçois des agitations, des grouillements. Tu ne respires plus qu’avec le
haut de ta poitrine, à petites bouffées. Tu es suspendue. Tu prends
conscience que tu attends, et que tu n’as d’autre souci que de prolonger le
plus possible cette attente. Tu fermes les yeux. Tu es au milieu d’un
champ magnétique dont toutes les particules viennent se fracasser contre
tes paupières. Tu as le vertige. Tu rouvres les yeux. Tu sens un tourbillon
dans ta tête, puis un affaissement. Tu soulèves ton menton tout en
penchant un peu ton buste. Tu aimes le froissement qui emplit alors tes
oreilles. Tu crois que c’est la voix du sang, cette rumeur qui va grandir,
qui toujours va grandir, et qui cependant demeure égale comme un
murmure. Tu te perds en elle. Tu oublies. Vous ne m’écoutez plus. Tu
souris. Je cherche l’autre parole. Tu es loin. Tu as tout ton corps à
parcourir. Tu te demandes comment franchir tes côtes, comment pénétrer
dans cette région qui est l’espace même. Tu te souviens d’un chemin. Tu
as chaud dans ta poitrine. Tu sais que le souvenir et cette chaleur sont liés.
Tu ne veux pas savoir. Tu es une surface où des cercles courent l’un après
l’autre. Tu refuses ce battement, là-bas, qui te ferait épaisse et profonde.
Tu retiens tes doigts de s’énerver sur le tissu. Tu sens que ton corps
rétrécit, qu’il s’oriente, qu’il tend sa plaie. Tu luttes contre une image. Tu
te plies de nouveau en avant pour écraser ce qui t’échauffe et te rend
moite. Tu cherches des mots, mais aussitôt tu penses que tu les as chassés,
que tu n’en veux plus. Tu voudrais seulement voir, voir ce qui se passe en
toi. Tu fais un effort à l’intérieur de tes yeux. Tu te calmes soudain en
découvrant qu’après tout l’attente continue, doit continuer. Tu l’écoutes :
Et pour finir : solitude de lumière, de désert… Il n’y aurait de satiété que
si l’on devenait le tout. Je n’ai rien à révéler. Je rêve seulement de devenir
la fiction de ma propre révélation. Tu dévales. Tu es l’enfant qui glissait le
long du tablier de sa mère. Tu as mal aux jointures de tes poignets. Tu as
grandi trop vite. Tu t’es encore couronné les genoux. Tu ne te casses pas la
tête. Tu n’as qu’à t’envoyer en l’air. Tu es là. Tu touches ton visage. Tu
sais, méfie-toi de l’insignifiant, il est la vie même. Tu caresses ta joue
gauche. Tu as la peau tellement lisse que mes doigts y filent comme des
poissons dans l’eau. Tu as la gorge sèche. Tu aspires un peu de salive. Tu
l’avales en soulevant ta langue. Tu la suis. Tu es dans le noir. Tu es devant
l’infranchissable. Tu redresses la tête. Tu vois celui qui te regarde, et sur
sa droite, la glace. Tu retires la jambe que tu avais laissée sur l’accoudoir.
Tu la ranges sagement le long de l’autre, et ta main remonte, se couche
dans le pli des cuisses. Tu oscilles. Tu bruisses. Tu sens qu’on traverse ta
tête. Je me disais que ce qui nous emporte emporte aussi le temps. Je me
comptais. Je cherche une issue, non pour sortir, mais pour entrer. Il criait :
Je voudrais être sensible comme une dent malade. Il ne faisait plus
attention à moi. Il peignait l’explosion d’une tête fracassée. Tu vois, le
rouge vire au bleu, c’est la mort. Il me faut cette couleur. Tu vas te
dénuder le cul et me montrer ta fente, que je la regarde bleuir au froid. Tu
es vide comme si tu avais ruminé tout l’intérieur dans cette bouche-là. Tu
ne me sers qu’à oublier ce que je cherche. Tu redresses tes reins, et à
l’endroit où ton dos s’est creusé rayonne un bien-être qui te pousse à
redresser également tes épaules. Tu appuies tes coudes contre ta taille. Tu
contemples tes mains ouvertes devant toi. Tu les lèves lentement, et tes
doigts ont l’air d’être auréolés par tes ongles. Tu hésites. Tu laisses
retomber tes mains. Tu les poses, chacune, pouce en avant, sur tes
hanches, et tes coudes levés te font des ailes triangulaires. Tu es droite. Tu
regardes devant toi. Tu crois qu’il existe un endroit du corps qui dénonce
sa propre clôture, et par où il se connaît mortel. Tu ne bouges pas. Tu sens
la cavité de tes orbites, un peu douloureuse, un peu battante. Tu es fixée là.
Tu es ce flux continu qui monte vers les yeux, qui tourbillonne dans ta
tête. Tu t’y abandonnes jusqu’au vertige, car sa vitesse te protège des
mots. Tu es au milieu d’un chemin qui s’effondre : un chemin de lumière
grise, dont chaque particule vibre. Tu es au milieu de ton regard, et tout à
coup il n’a plus de sens, bien que tu le sentes couler. Tu ne sais plus s’il
verse ou se renverse, s’il va dehors, s’il vient dedans. Tu entends des
clapotis dans ta bouche. Tu vois ta tête s’arrondir. Tu es sous la voûte. Tu
tournes en rond. Tu devines la présence d’un puits. Tu suis ton souffle le
long de ta gorge. Tu le ramènes dans ton nez. Tu le chasses en pinçant tes
narines. Tu t’aperçois que ce n’est pas la peine, que cela va de soi. Tu as
une conscience dans la gorge. Tu as une conscience dans le nez. Tu en as
partout. Tu écoutes tomber des mots. Tu parles pour démaquiller la mort.
Tu devrais te fabriquer une bouche de rechange. Tu fais glisser tes mains :
elles remontent le long de tes cuisses et s’arrêtent sur l’aplomb des
genoux. Tu trônes. Tu attends. Tu n’as plus qu’un problème : ton attente
reflue-t-elle vers toi ou bien tombe-t-elle de toi comme une ombre. Tu es
là, immuable. Tu abaisses tes yeux pour mesurer ta hauteur. Tu retournes
ta main droite. Tu es lasse d’y lire toujours la même lettre. Tu la soulèves
et la poses sur ton foie. Tu masses, pressant tes doigts l’un après l’autre,
de plus en plus vite. Tu entends un grondement de tuyauterie qu’on
débouche. Tu es peut-être à l’écoute d’une langue qui ne sert pas à parler
mais à faire des bruits. Tu retires ta main. Tu as renoncé à comprendre. Tu
es attentive, et c’est tout. Tu te rends compte alors que quelque chose
arrive, est déjà arrivé, quelque chose qui ressemble à une pluie fine, qui
est une chute, qui est impalpable, inaudible, mais tellement présent que tu
le vois sans le voir. Tu te répètes : Je vois l’espace, je vois l’espace, et
l’espace en fait tombe dans ta poitrine, et c’est l’avènement de ta chair. Tu
n’es plus solide. Tu flottes autour de tes os. Tu deviens gélatineuse. Tu
n’oses plus te regarder. Tu renverses ta tête en arrière pour te rassurer en
éprouvant la tension de ta peau au-dessous de ton menton. Tu retrouves
ton corps. Tu sens qu’une certitude en remplace toujours une autre,
aussitôt, et qu’il n’est rien de plus instable que la réalité. Tu parles dans
ton corps, mais ton corps, lui, ne parle pas. Tu es là, et autour de ce là, il
est ce qui fait que tu es toi. Tu te déplaces au milieu de l’absence de toi.
Tu la rencontres partout, car où que tu portes ton regard, tu es absente,
mais c’est par opposition à cette absence qui t’environne que tu es là – que
tu peux te situer là. Tu es un point de vue qui essaie de se voir. Tu
sursautes. Tu as senti un remuement dans ta bouche. Tu as peur. Tu n’oses
même pas bouger la langue. Tu es en suspens. Tu repousses les mots. Tu
ne veux pas que l’un d’eux fasse surgir l’image qui mettrait fin à ton
attente. Tu as chaud. Tu poses tes deux mains sur ton visage, l’auriculaire
de chacune appuyant sa pointe à la racine de ton nez. Tu masses tes sinus,
puis de proche en proche tout ton front. Tu oublies peu à peu. Tu régresses.
Tu entres dans tes yeux. Tu rêves d’un point par où tu sortirais de toi en
amont, de telle sorte que tout ce que tu as déjà vécu serait encore ton
avenir. Tu ramènes tes mains sur ton ventre. Tu remontes d’un coup à la
surface de ta peau. Tu te souviens. Tu vois le corps qui bascule, qui
s’écrase, et maintenant il n’est plus que cette bouillie sanguinolente où
grouillent des choses blanches. Je n’ai aimé qu’un vieux fromage. Tu
enfonces tes mains entre tes cuisses. Tu voudrais les pousser dans ton
ventre, saisir enfin ce qui guette, ce qui ronge, ce qui attend, ce qui est
plus patient que toi. Tu ne supportes plus tout à coup d’être la prison de ce
qui en fait te surveille, te compte, te minute. Tu ne vas pas continuer à
rester calme, à te laisser faire. Tu ne vas pas accepter d’offrir encore ta
peau comme abri, comme cachette. Je veux la foutre en l’air. Je veux être
vide et propre. Tu vois se rapprocher celle que, jusqu’ici, tu as repoussée à
force de mots. Tu vas revêtir son image. Tu vas t’emboîter en elle. Tu vas
faire cette chose qui te paraissait insensée, et qui te semble de plus en plus
naturelle. Tu tombes à genoux, les mains toujours fourrées entre tes
cuisses. Tu demeures immobile, un moment. Tu respires à grand bruit. Tu
avances un peu le genou gauche, puis l’autre. Tu te traînes. Tu te jettes en
avant. Tu te tords par terre, te débattant, soubresautant. Tu arques ton
corps. Tu pivotes sur le moyeu que font tes mains toujours serrées. Tu
secoues tes cheveux. Tu roules sur un côté. Tu te plies, courbant la tête,
remontant les genoux jusqu’au menton. Tu te relèves d’un bond, mais
comme ferait un chien couché qui se remet d’aplomb, et tu restes ainsi, à
quatre pattes, le nez au sol. Tu remues lentement la croupe. Tu gardes la
tête basse, tes cheveux balayant le parquet. Tu surveilles entre tes jambes
celui qui te regarde. Tu te rapproches de lui à reculons, toujours davantage
te tortillant. Tu es devant lui. Tu t’affaisses sur tes épaules pour au
contraire lever très haut ton cul. Tu veux voir mon ver. Tu t’impatientes du
silence qui suit. Tu vas remplir ta bouche de terre afin de l’appâter. Tu te
rapproches encore un peu. Tu es seule. Tu attends déjà depuis un siècle. Tu
serres les dents. Tu sais au moins pourquoi tu vas continuer ce que tu as
commencé : tu ne veux pas de la paix blanche qu’on gagne au bout de ces
exercices qui réduisent le corps au silence. Tu appuies ton front contre le
parquet. Tu dégages tes mains. Tu les ramènes à ta taille. Tu hésites. Tu
n’hésites plus, et tes doigts défont les boutons. Tu diriges ensuite tes
mains vers tes hanches, et brusquement elles rabattent le fond de ton
pantalon sur tes cuisses. Tu fais glisser la culotte qui n’a pas
complètement suivi. Tu es toujours prosternée. Tu attends. Tu as un bout
de ciel dans ta gorge. Tu sais bien que la mort n’est pas là, que ce n’est pas
si simple. Tu as peur. Tu n’as pas regardé dans le trou. Tu vas remonter ça.
Tu vois pourtant que je ne suis pas folle et tu ne veux quand même pas
partager ma raison. Tu nous mènes vers un signe plus vide encore que les
mots. Tu essaies de le raturer d’avance, mais tu as beau faire : il y a
maintenant mon cul entre nous, et il nous empêche, l’un et l’autre, de
revenir en arrière. Tu te redresses. Tu es à genoux. Tu veux te lever, mais
ton pantalon rabattu t’entrave. Tu trébuches. Tu es ridicule. Tu tournes
toujours le dos à celui qui t’écoute, ou te regarde. Tu es debout à présent.
Tu te baisses pour achever de faire tomber ton pantalon, mais aussi pour
faire bâiller la fente de ton derrière. Tu restes ainsi longuement occupée à
retirer une jambe, puis l’autre, avant de lancer ton vêtement sur le fauteuil
où tu étais assise. Tu es le seul, me suis-je dit, le seul qui puisse
comprendre que je veuille nier l’ordre sans lequel cependant je ne saurais
vivre. Tu ne réussiras pas à ressembler à la mort. Tu vois, je montre mes
fesses, et cela me met déjà la bouche de la mort entre les jambes. Tu
tournes sur toi-même. Tu fais face. Tu as cru que je voulais me faire
baiser. Tu imagines que je pourrais sacrifier si facilement mon théâtre. Tu
dois bien savoir maintenant que nous n’en sortirons plus. Tu vas devenir
mon complice pour de bon. Tu me distribues déjà mon rôle. Tu es bien
plus comique en restant toi-même. Tu joues ta mort depuis toujours, à
quoi bon changer. Tu me regardes bouger : je suis une fille. Tu penses :
elle me montre son tutu. Tu crois déjà que nous sommes à tu et à toi, mais
ce sont des mots, rien que des mots. Tu m’as accueillie chez toi. Tu m’as
parlé. Tu m’as fait manger, et tu vois j’en ai profité pour jouer mon jeu.
Tu t’écartes de quelques pas. Tu es prise en fait à ton propre piège : tu es
nue et tu ne sais pas que faire, qu’inventer. Tu regardes l’Autre, et soudain
tu te vois dans ses yeux : tu n’es pas désirable, mais fragile, mais
mourante. Tu vois l’abîme. Tu hésites. Tu te rapproches. Tu n’as vraiment
pas envie de voir mon ver. Tu comprendrais enfin ce qu’il y a dans la nuit
du ventre des femmes, et à quel genre de chrysalide ton foutre vient servir
de cocon. Tu te lèveras. Tu diras : Je vais préparer la chambre froide. Tu
seras très long. Tu feras durer. Tu reviendras. Tu auras le visage blanc et
les mains glacées. Tu t’avanceras d’un pas raide. Tu auras perdu ta voix.
Tu remueras vainement les lèvres et j’y verrai suinter l’impuissance des
mots. Tu cligneras des yeux pour me faire signe de te suivre, mais mon
regard sera toujours ailleurs que dans le tien. Tu perdras peu à peu tes
forces à tenter de te faire comprendre. Tu voudras supprimer la distance
entre nous. Tu ne sauras plus comment, car déjà tu te manqueras à toi-
même. Tu sentiras tes jambes devenir molles, puis tout à coup tu ne les
sentiras plus. Tu t’apercevras alors que le monde bascule et que les choses
te dominent de haut – de plus en plus haut. Tu seras par terre, écroulé,
répandu, flasque. Tu auras fait, en tombant, un bruit que j’aurai entendu, et
du fond de tes yeux troubles, tu devineras mon ombre qui s’approche. Tu
devineras que je me penche. Tu commenceras à espérer. Tu entendras ma
voix s’exclamer : Il a fait sous lui, et tu seras achevé par mon rire. Tu
murmureras : J’ai rendu mon âme, je suis mort. Tu le regardes fixement.
Tu ne sais plus où tu en es. Tu n’as même plus l’illusion d’attendre. Tu es
beaucoup plus nue depuis que tu as cessé de parler. Tu avances d’un pas,
d’un autre. Tu es lasse. Tu te coulerais bien dans ses bras, et tant pis, que
vienne la douceur. Tu baisses la tête. Tu as senti ce mouvement se
répercuter le long de tes vertèbres, et sitôt après cette sensation, ta tête,
menton en avant, est entrée dans ta poitrine. Tu devines une grande
profondeur, mais sans rien – rien d’autre que le vide où vibrent des
particules grises. Tu te demandes si le dedans de tes yeux n’est pas en
train de fuir, et qu’est devenu ton corps, mais cette question,
immédiatement, te jette hors de toi. Tu es debout, et ton ventre est nu, et tu
tords gauchement tes bras. Tu as conscience que ce que tu as voulu jouer
s’est joué de toi. Tu croyais que ton corps soufflait la pièce. Tu n’en es
plus sûre. Tu te diriges vers la glace. Tu te vois t’approcher. Tu tends tes
bras, mais est-ce pour t’accueillir ou bien pour te tenir à distance de toi-
même. Tu découvres avec étonnement que ta nudité inscrit une question
supplémentaire, car tu te demandes à présent si elle parle pour toi ou
contre toi. Tu es de plus en plus seule. Tu te détournes. Tu regagnes
lentement le centre de la chambre. Tu te sens démembrée. Tu as mal au
bout des doigts. Tu vas perdre tes ongles. Tu replies tes mains à demi. Tu
les accroches l’une à l’autre. Tu ne sais plus qu’en faire. Tu lèves la tête
vers l’Autre. Tu rencontres son regard. Tu n’es pas fatigué de veiller. Tu te
tiens à l’abri dans ton silence. Tu es bien élevé. Tu as l’air de trouver
naturel tout ce que je fais. Tu patienteras jusqu’au bout de la nuit sans
montrer le moindre énervement. Tu es absent comme un dieu. Tu ne
cesses de parler : il faut bien que je t’écoute. Tu as mis ton derrière à l’air
en guise de point final, mais ce n’était que pour chier des mots, encore des
mots. Tu voudrais que j’en fasse autant, mais je n’ai plus envie d’être que
cette bouche morte, qui n’est au milieu d’aucune figure, et qui est un trou
tout simplement. Tu ferais le tour de ce trou. Tu dirais : Tiens, il a encore
ses dents. Tu pétrirais de la boue pour me fabriquer une paire de lèvres. Tu
t’attendrirais en y travaillant : Pauvre petit, il va enfin pouvoir tenir sa
langue au chaud. Tu ne résisterais pas, bien sûr, à me plisser un sourire,
mais moi, par la fente de ce sourire, je te montrerais les dents. Tu déplaces
toujours la question. Tu l’évites. Tu m’évites, moi qui suis le trou, parce
que ma nudité ne renvoie qu’à lui, et que si tu me regardais, tu ne pourrais
plus penser à autre chose. Tu as senti passer la mort. Tu as failli
succomber à la tentation d’aller y voir d’un peu plus près en ma
compagnie, mais finalement tu ne veux même pas voir mon véritable état.
Tu penses sans doute qu’il te faut demeurer à la hauteur du geste de ton
ami, comme si ton ami était encore quelqu’un. Tu m’obliges à demeurer
moi interminablement, alors que j’étais prête à me raturer pour entrer dans
l’autre temps, et en croyant penser à moi, tu m’aurais inventée. Tu me
donnes envie d’essayer sur toi du pathétique, mais ce serait uniquement
pour te montrer que j’ai aussi un ver dans le cœur. Tu n’as pas compris que
je cherche à me rapprocher d’une chose qui, tantôt m’échappe, et à
laquelle tantôt je me dérobe, et que si je t’invitais, c’était uniquement à
partager ce double mouvement, qui décompose celui qui s’y livre. Tu n’as
pas compris que parler c’était cela, et moi qui voulais atteindre le
borborygme et la pourriture, à cause de ton incompréhension je discours.
Tu ne vois pas que j’ai mal aux yeux, aux épaules, au sexe, que j’ai mal
partout, et que ma nudité n’est qu’un mot pour dire : J’ai mal, je meurs. Tu
te sens devenir obscure : c’est une chose qui arrive derrière tes yeux, un
mur d’opacité entre toi et toi. Tu es un visage, un regard, affichés contre
ce mur. Tu pourrais t’en détacher peut-être en faisant un immense effort
d’arrachement. Tu essaies de te rendre indépendante au moins
mentalement de cette masse hermétique. Tu t’étonnes de voir tout à coup
bouger des mains. Tu as l’impression qu’il en volette des milliers à
l’intérieur de l’espace, mais elles s’immobilisent brusquement, et tu
penses qu’elles viennent d’être prises par ce gel, qui transforme l’air,
devant toi, en quelque chose d’aussi épais, d’aussi impénétrable que le
mur noir de ton dos. Tu as un doute. Tu as peur que ce ne soient tes yeux
qui aient versé dans l’espace quelque levure amère capable, ainsi, de le
geler. Tu abaisses très lentement tes paupières. Tu entres avec la même
lenteur dans une ombre rouge, qui n’est d’abord qu’un tremblement, une
vibration, mais qui bientôt tournoie, grossit, devient un nuage, dont tu ne
sais s’il enfle démesurément le globe de tes yeux, ou bien s’il envahit ta
tête et le monde. Tu flottes jusqu’à ce que s’élève en lui un tourbillon,
dont la pression lentement te réduit à toi-même. Tu es réemballée dans ta
peau. Tu ouvres les yeux. Tu rencontres le regard de l’Autre. Tu hésites à
reconnaître ce visage qui, étant le fond de l’espace, en est aussi le point de
fuite. Tu reviens de loin. Tu redresses ton buste. Tu fais un pas de côté,
mais il se transforme en un trébuchement. Tu vas tomber. Tu tombes, mais
en douceur. Tu te reçois sur ta main droite, les jambes fléchies, le ventre
projeté en avant. Tu n’as pas voulu ce geste, et il te donne conscience de
ton impudeur. Tu ne te relèves pas cependant. Tu laisses aller tes épaules
contre le sol, le ventre demeurant soulevé. Tu écartes les genoux pour
qu’il apparaisse tout à fait offert. Tu ne sais pas, à cet instant, ce que tu
veux. Tu ne joues pas, bien que tu ne sois peut-être provocante que pour
nier ta provocation. Tu n’éprouves aucun désir. Tu te sens glisser – glisser
vers quelque chose d’insensé, dont ton geste est le signe, mais un signe qui
demeure indéchiffrable pour toi-même. Tu es malade, et plus que malade,
de n’avoir aucune prémonition de ce qui vient. Tu te rends compte soudain
que tu ne provoques sans doute que toi-même, et cette idée te déchire, car
alors il ne peut y avoir de réponse. Tu roules sur le côté, jambes repliées,
genoux au menton. Tu n’imagines plus rien. Tu attends la fin, mais en
sachant qu’elle ne saurait venir, et ton attente, en se détruisant ainsi elle-
même, ouvre une béance où, peu à peu, tu te perds. Tu as l’impression,
plus tard, d’avoir été cette poche qui s’est retournée. Tu la sens vide : tu es
vidée. Tu cherches un mot. Tu as absolument besoin d’un mot. Tu es
convaincue qu’il n’y a rien de plus urgent pour toi que de le trouver. Tu en
vois mentalement des milliers, exactement comme si tu feuilletais un
dictionnaire à toute vitesse, mais tu n’en reconnais aucun pour le bon : ce
ne sont que d’extravagants graffitis, et dès que tu tentes de fixer ton
attention sur l’un d’eux, il explose en faisant jaillir une gerbe de
phosphènes qui déroutent tes yeux. Tu insistes néanmoins, et les
phosphènes peu à peu redeviennent des mots, qui se rassemblent et
recommencent à défiler. Tu as conscience à la fin que tout cela n’est
qu’une sécrétion de l’œil, mais la chose n’en est que plus grave, car elle
signifie que tu n’as plus de langue. Tu te souviens avec douleur de cette
chose qui fut d’abord tellement étrangère et qui t’était devenue si intime
que tu l’appelais : ma langue. Tu as froid. Tu serres les dents. Tu es
parcourue de tremblements qui décollent ta viande de tes os. Tu devines
pourtant que le pire est encore à venir, et qu’il en sera toujours ainsi. Tu te
replies davantage. Tu veux être une boule et rentrer ta chaleur. Tu gardes
les yeux fermés dans l’espoir de réduire cette diarrhée de mots qui épuise
ta mémoire. Tu les rouvres, et cela ne change rien. Tu sens que ta peau
fléchit. Tu es une flaque, qui se répand. Tu ne luttes pas. Tu penses que le
grouillement qui t’habitait va sortir maintenant, et que seront expulsées
fermentation et pourriture. Tu te demandes s’il ne suffisait pas que tu te
laisses aller, et pensant à la déroute de tes mots, tu te dis : qu’ils s’en
aillent avant la fin, qu’ils s’en aillent tous, et que je ne sache plus rien. Tu
lèches tes lèvres pour les laver. Tu appuies ton front contre tes genoux
serrés. Tu ramènes tes talons au plus près de tes fesses. Tu as commencé
d’oublier. Tu entres dans le noir et la peau de ton visage se tasse. Tu
perçois encore deux ou trois soubresauts à l’intérieur, mais déjà tu ne
bouges plus, et d’ailleurs il n’y a rien en toi qui puisse encore bouger. Tu
n’as plus de souffle. Tu penses que tes orbites ont digéré tes yeux. Tu te
fermes, et ta gorge crache alors le dernier mot – non pas même un mot,
une lettre, un a qui traîne et s’accroche avant de se dissoudre dans
l’épaisseur avec laquelle désormais tu te confonds. Tu dors. Tu ne dors
pas. Tu peux te laisser aller maintenant. Tu ne sauras jamais que nous en
étions au même point, et que je t’attendais. Tu es presque aussi nue que
lui, qui n’a plus aucune image dans ses yeux ni aucune phrase sur ses
lèvres. Tu ne peux plus comprendre pourquoi je t’ai fait parler, pourquoi je
parle, pourquoi je continue de parler, et je ne suis pas sûr moi-même de
mes raisons. Tu m’incites à retourner mes yeux, afin qu’ils regardent vers
le centre de la tête la pulsation noire, que les vivants prennent pour le flux
et le reflux de leur sang, et qui est, non pas la nuit, mais son éclat et son
amande. Tu vas pouvoir durer ainsi repliée, immobile, ni vivante ni morte.
Tu m’écoutes. Tu te dis que je parle pour parler et que tout recommence.
Tu te trompes : je parle pour me donner encore un peu de temps et tenir à
l’écart celui qui nous a réunis, mais dont la pensée nous sépare. Tu ne
voulais pas savoir au fond qu’il était temps de nous débarrasser de ce
cadavre afin de le remplacer par ce qu’il annonce. Tu me laisses tout le
travail, et je dois réinventer ce que tout le monde vit et que personne ne
transmet. Tu t’es roulée en boule pour couturer ce qui te fend, mais cela
même qui t’a jetée à terre t’interdit d’y rester. Tu vas t’apercevoir que je
me confonds avec cette force-là. Tu ne m’écoutes plus. Tu sens que mes
lèvres font remuer l’espace. Tu te demandes si l’heure serait enfin venue
pour les mots de charrier dehors nos entrailles, au lieu de n’être que ce
bruit, toujours le même, entre la gorge et les dents. Tu aimerais que je
vomisse mon vocabulaire comme ce mort de la guerre vomissait des flots
de vers blancs. Tu es fatiguée d’être toi, et j’éprouve la même fatigue. Tu
sais que je suis risible parce que je n’ai jamais été ni complètement ivre ni
complètement nu, et qu’ainsi je n’ai pas osé détruire en moi ce qui
s’oppose à la destruction. Tu es belle comme l’effroi qui me vient à l’idée
que j’avance vers ma mort, jour après jour, avec une obstination qui se
moque davantage de moi que la mort même. Tu m’écoutes de nouveau. Tu
as glissé tes mains derrière la pliure de tes genoux. Tu es couchée en rond.
Tu regardes vers le centre de toi, et il en monte une rumeur dont tu ne sais
si vraiment c’est un bruit ou un mouvement. Tu rêves. Tu rêves que tu es
entrée dans la nuit de ta chair. Tu es dans le noir, mais ce noir n’est pas
uniforme, ni immobile : il se réengendre perpétuellement, de plus en plus
noir, et cependant de plus en plus brillant. Tu voudrais te pencher vers ce
miroitement. Tu te penches. Tu crois te pencher, et tu ne vois que du noir.
Tu te souviens : ce que voient tes yeux est dans tes yeux. Tu te souviens
qu’il est mort. Tu reconnais le bruit de la mort. Tu ne dormais donc pas.
Tu as pensé qu’une grosse ampoule se brisait quelque part. Tu as pensé
encore : il va faire noir. Tu t’éloignes. Tu oublies que tu oublies. Tu te
sépares. Tu remontes. Tu es quand même une surface, et déjà tu te
demandes ce qu’elle maquille. Tu es dans ta peau. Tu as trop fixé ce point,
là-bas, et il est devenu intérieur. Tu fais boule maintenant autour de lui. Tu
voulais lui donner un nom, mais pourquoi encore un mot, quand on sait
que cela fera un mort de plus. Tu penses à une odeur fade et tenace. Tu
vois quelle est sa source : ce tremblement gélatineux, ce suintement. Tu
comprends que tout ce qui est caché, enveloppé, que tout ce qui est
intérieur appartient à la nuit, et que la viande est ténébreuse. Tu sens
combien je suis proche de toi. Tu devines maintenant pourquoi tu es venue
ici. Tu voulais rencontrer ce que tu fuyais. Tu te doutais qu’en lui tournant
le dos tu l’inciterais à te surprendre, mais tu ne te doutais pas que cela
aurait mon visage. Tu es attentive, tout à coup. Tu te dis : oui, c’est bien sa
voix. Tu n’ouvres cependant pas les yeux, mais tu guettes derrière tes
paupières. Tu attends. Tu t’offres à ce qui va venir. Tu n’imagines même
pas que tu pourrais te dérober. Tu sais que ma bouche lui sert de bouche.
Tu m’obéis. Tu desserres tes mains. Tu roules sur ton dos. Tu gardes
toujours tes cuisses pliées contre toi si bien que tes jambes sont en l’air et
tes fesses tendues. Tu ne bouges plus. Tu sens que je m’approche, que je
m’agenouille près de toi. Tu ne t’inquiètes pas plus de la main que je
glisse sous ta nuque que de celle qui prend appui sur tes cuisses. Tu es
pourtant surprise quand tout à coup je te bascule en avant, tellement
surprise et affolée que ton ventre se relâche. Tu es allongée à présent. Tu
n’oses pas penser à cette boue qui s’est répandue sous toi. Tu es une morte
qui a souillé son lit. Tu voudrais l’être. Tu n’as plus besoin de savoir ce
que fait ma main, ni pourquoi l’odeur devient si forte. Tu accèdes à un
nouveau palier de l’attente. Tu ne frémis pas quand l’une de mes mains se
pose sur ton visage, et que lentement, avec deux doigts, je relève tes
paupières. Tu vois mon visage au-dessus du tien. Tu le regardes : il est
devenu maintenant semblable à l’Autre sous son masque de caca. Tu lèves
les bras. Tu presses ma nuit contre toi. Tu la presses si fort qu’à la fin elle
rend sa goutte de lumière. Tu murmures alors : Je vois. Tu tombes à la
renverse. Tu ne te demandes pas pourquoi tes tempes sont si étroites. Tu
fixes obstinément le même point blanc. Tu sens une buée monter de ta
bouche. Tu ne crieras pas. Tu ne cries pas.
LE SYNDROME DE GRAMSCI
...... Rassurez-vous, je parlerai. Autant reconnaître que je ne peux plus
faire autrement. Je vous parlerai pour toutes les raisons que vous savez et
pour toutes celles que nous allons découvrir. J’admets que cette décision
me surprend : je désirais sans doute la retarder jusqu’à la rendre inutile.
En vérité, son motif persiste : il en devient même obsédant. Ne croyez pas
qu’un mystère soit en jeu – non, rien qu’une confidence, à moins de
quelque glissement inattendu. J’aime assez votre provocation, elle n’aurait
pas été suivie d’effet cependant. Résister n’est pas toujours la meilleure
défense : vous m’en avez vous-même montré la leçon. Le plus simple
serait de vous laisser entrevoir la perspective puisque vous savez trouver
les chemins. Il se trouve que je n’aperçois rien, que je subis, que je
souffre, et que voilà justement ce qui m’a donné ce visage inexplicable.
Aussi, pardonnez-moi, je ne pouvais qu’être évasif, ce qui, je vous
l’accorde, n’était pas une raison pour paraître fuyant. Vos reproches m’ont
fait un devoir de m’expliquer. Il se peut que j’aie voulu moi-même cette
situation pour rendre inévitable l’explication. M’auriez-vous poursuivi si
je n’avais souligné ma dérobade d’une expression qui, forcément, allait
piquer votre curiosité ? Jamais auparavant, je n’avais parlé du « syndrome
de Gramsci », alors que je parle souvent – trop souvent peut-être
aujourd’hui – de ce révolutionnaire italien, de ses écrits politiques, de son
journal surtout. Vous m’avez concédé qu’il n’existe pas une seule œuvre
où l’on sente plus vivement à quel point lecture et réflexion forment le
meilleur mélange d’où puisse croître la pensée. Ne soyez pas choquée par
le mot « mélange » : il me sert à désigner une opération très concrète.
Vous savez que, visuel ou mental, l’espace est pour moi une sorte de terre
aérienne, un élément, bref un champ matériel dans l’épaisseur duquel
j’essaie d’observer les précipitations produites par les mouvements du
regard et de la pensée – oui, avec d’autant plus d’attention que ces choses
sont naturellement insaisissables. Vous savez aussi que Gramsci est mort
en prison au bout des longues années de détention que lui imposa le
régime fasciste dans le but clairement proclamé de l’empêcher de
penser… Pourquoi la prison plutôt que la mort ou la drogue ? Sans doute
pour faire durer le spectacle de l’empêchement et se donner le plaisir de
voir l’adversaire le plus intelligent, donc le plus redoutable, s’affaiblir peu
à peu… Une œuvre admirable est née de tout cela, alors qu’il ne reste des
bourreaux qu’une exemplaire bêtise, mais là n’est pas bien sûr ma raison
de vous écrire. Figurez-vous qu’au cours de mon dernier voyage en Italie,
je passais la soirée la plus heureuse dans la vieille maison toscane que
vous connaissez, à parler au coin du feu avec notre ami P., quand tout à
coup… Mais sachez d’abord que je venais d’admirer la dernière sculpture
monumentale de P., qu’il a plantée au sommet d’une colline d’où la vue
s’étend jusqu’à Sienne. Cette journée m’avait mis dans un état de
plénitude, que la soirée confirmait, et voilà que, brutalement, une
catastrophe – oh ! que j’ai pris soin de dissimuler sous une belle ironie à
mon égard de telle sorte que P. n’a pu en mesurer l’ampleur, ni peut-être
même le déchaînement… Nous parlions, qu’importe ? Je me souviens
seulement de l’allégresse légère de ce moment et non du sujet de la
conversation. Soudain, un véritable effondrement s’est produit dans ma
bouche. Imaginez quelque chose d’horrible et d’imprévisible, imaginez
une chose pire qu’imprévisible, une chose insensée, par exemple qu’un
chemin très connu s’interrompt tout à coup sous vos pas, ou qu’un abîme
s’ouvre dans le parquet de votre chambre, ou pire encore que vous
n’arrivez pas, alors qu’on vous menace, à vous rappeler les gestes de la
marche si bien que vous voilà réduit à merci parce que paralysé – paralysé
par rien, par vous-même, par le brusque oubli d’une chose élémentaire de
la vie. D’une chose indispensable. Ajoutez à cette impression, qui me
parut mortelle, et qui me le paraît encore quand je la retrouve, celle de
courir derrière mon dernier souffle. Cela fut très rapide : je parlais avec P.
et le cours naturel de la phrase s’est trouvé coupé net par l’impossibilité
de poursuivre ce qui, pourtant, impliquait déjà l’existence de la suite…
Vous êtes en train d’articuler un propos et voici que l’articulation même
vous fait défaut à l’instant où vous l’énoncez. Bref, je parlais dans
l’atmosphère de détente et de confiance que j’ai dite quand ma phrase –
une phrase, je le répète, commencée dans l’élan de la conversation – s’est
cassée sur un gouffre… Et le comble, voyez-vous, c’est que le manque,
que le trou, que la chute ont eu pour raison la brusque absence dans ma
mémoire du nom de Gramsci. Qu’y a-t-il de plus régulièrement présent
dans ma tête que ce nom depuis toujours fraternel ? Il est impensable pour
moi, en vérité incroyable, de ne pouvoir le prononcer aussi spontanément
que mon propre nom ! Pourtant, ce que je disais à P. s’est trouvé, ce soir-
là, interrompu par l’incapacité de me rappeler ce nom ; tous mes efforts
pour au moins le suggérer à P. sont restés vains. Plus tard, retiré dans ma
chambre, j’ai interrogé ce trou, comme on approche sa langue d’une dent
malade, et je n’ai réussi qu’à tituber au bord d’un cratère d’autant plus
dangereux qu’il n’était pas éruptif mais implosif. Le malaise intime a
grandi le lendemain et les jours suivants parce que le nom demeurait
introuvable : je ne pensais pas qu’à ça, bien sûr, mais j’avais beaucoup de
mal à chasser « ça » de ma pensée – un « ça » de plus en plus blessant,
dont je n’apaisais quelque peu les élancements qu’à force de visualiser la
partie de ma bibliothèque où sont rangés les livres de celui dont le nom me
manquait d’une manière irréparable. J’espérais qu’à force de visualiser cet
emplacement ma mémoire finirait par déclencher une sorte de zoom sur le
nom, et qu’elle raccommoderait ainsi la fuite qui, pour ma conscience
présente, ne la vidait que d’un nom, mais y provoquait peut-être un bien
plus grand ravage : comment savoir si je n’avais pas déjà perdu les
moyens même de le savoir ? Je redoutais une contagion qui, derrière la
perte repérée d’un mot, opérait une destruction imperceptible sur
l’ensemble de mon langage. Tel ne paraissait pas être le cas puisque je
m’exprimais encore sans difficulté sensible, mais cela ne me rassurait pas
le moins du monde tant il me revenait d’exemples de gens inconscients
d’avoir égaré des pans entiers de leur mémoire. Le plus étrange était que
le nom perdu ne m’empêchait pas de me souvenir très précisément de
l’œuvre qu’il étiquette, de son sens, de sa portée, flux vital qui s’arrêtait
brusquement dès que je le rapportais au nom introuvable de son auteur.
Jour après jour, ma reconstitution de l’essentiel ne servait qu’à rendre plus
envahissante la tache blanche sous laquelle avait disparu le nom. En
vérité, je me sentais grêlé de partout à l’intérieur, frappé d’une lèpre
invisible, qui avait dû nécroser des zones entières de la partie la plus
précieuse de mon individu : celle où l’alliage de l’énergie corporelle et de
l’élan du langage donne naissance à la pensée. Croyez-moi, je suis rentré à
Paris dans un état que je croyais désespéré, et je n’en suis pas sorti avant
de me diriger vers ma bibliothèque… Je n’ai parlé de cet événement à
personne parce que je ne supporte pas l’idée qu’on puisse le qualifier de
banal trou de mémoire. Je sais qu’il ne s’agit pas d’un trou de mémoire.
Oseriez-vous ranger sous ce qualificatif la perte soudaine du nom de votre
amante ou de votre ami le plus cher ? La qualité de la perte ne peut qu’en
modifier profondément la nature, c’est pourquoi j’ai la certitude que,
durant ces quelques jours, une maladie grave s’est installée en moi. Le
phénomène s’est répété à peu de temps de là : je défendais assez
brillamment un point de vue sur la peinture symboliste quand, au beau
milieu d’une phrase qui s’annonçait pleine d’assurance, un nom m’a si
abruptement manqué, que je n’ai su ni le remplacer ni couvrir sa
disparition. Je me suis tu en donnant à partager une gêne bizarre dont je
sentais qu’on me tenait rigueur. Cet incident désagréable m’a moins
troublé que l’autre. Il aurait dû m’inquiéter puisqu’il confirmait le mal,
mais son atteinte a seulement glissé sous la première, qui m’obsède. C’est
que, voyez-vous, si je suis théoriquement guéri depuis que j’ai retrouvé le
nom de Gramsci, je reste persuadé qu’il s’agit d’une fausse guérison. Voilà
de quoi je voudrais justement vous entretenir, tout en sachant que je suis
incapable d’aller plus loin que la confidence que je viens de vous faire.
Soyons clair : quand je m’adresse à vous, je m’exerce en réalité à scruter
une région vers laquelle cependant je n’ose diriger mes yeux. N’en va-t-il
pas de même à l’égard de tout ce qui nous menace de l’intérieur, à
commencer par la mort naturelle, qui est certainement là bien avant de
s’annoncer ? Excusez cette banalité, qui ne l’est pas quand elle vient à la
conscience, et qui l’est dès qu’on la formule. Un trou de mémoire
persistant, s’il concerne une présence capitale, est une blessure mortelle.
Je ne me résous pas à vous l’écrire sans hésitations, et si je vous l’écris,
c’est que l’écriture – il me semble – peut tâter des régions douloureuses
parce que son mouvement emporte aussitôt ce qu’il révèle. Tandis que
vous me lisez, n’oubliez pas que la blessure demeure, et que cette
persistance est la seule véritable raison de ma lettre. Entendez par là que je
ne m’adresserais pas à vous si vous n’étiez pas le dernier recours. Je me
suis toujours plu – et il vous est arrivé de m’en savoir gré – à tenter une
archéologie intime dans l’idée que le corps n’est pas seulement une
organisation éphémère, mais qu’il est aussi une sorte de livre physique, un
livre incarné, où sont inscrites les leçons de l’histoire sous-jacente, celle
de la vie même. Et rien ne me trouble plus mystérieusement que la
présence en moi de messages que je suis incapable de déchiffrer bien
qu’ils ordonnent mon existence et mes comportements (à moins que ces
derniers n’en soient tout le sens ?). Cette perception n’est liée à aucun
sentiment de fatalité, bien au contraire : elle me fait sentir qu’en dépit de
mon âge et de tous mes exercices d’observation, je demeure un illettré à
l’égard de mon propre corps. Quant au syndrome de Gramsci, ne
démontre-t-il pas que je le suis également à l’égard de mon activité
mentale, d’ailleurs inséparable de ma corporalité ? Non, je ne cherche pas,
ce disant, à me disculper par ignorance : je voudrais toucher la lisière de
cet en deçà où se tiennent les forces aux qualités obscures. Cette obscurité
me révolte : je sais qu’elle me prive tantôt de la chair de mon âme et
tantôt de la saveur du sens. Ma raison de la considérer ici est mon désir
d’opposer le noir de sa mémoire au blanc que j’ai découvert dans la
mienne, mais ne me suivez pas sur ce chemin : je n’y poursuis qu’un
égarement ou une diversion afin d’oublier que je suis atteint d’une
maladie inguérissable. En apparence, la tache blanche a disparu puisque
j’ai retrouvé le nom de Gramsci, mais ce retour ne saurait effacer la
signification de sa longue perte. Vous devinez bien que mon intimité est
désormais malade, non pas malade d’une maladie déclarée, malade d’une
maladie menaçante. Accordez-moi qu’on ne sait rien des virus mentaux,
donc qu’il n’existe aucun moyen de les prévenir ni même de les déceler.
Pire que cela, il y a le doute ! Je vous laisse deviner ses ravages en vous
priant de méditer la métaphore : le ver est dans le fruit… Supposez que je
l’aie introduit moi-même, ce ver, non pas sciemment, mais par des
exercices dangereux qui fragilisaient cette partie déjà fragile que j’aime à
désigner – faute, bien sûr, de pouvoir la saisir – comme « l’attache de la
langue ». Croyez-vous qu’il soit sain de raffiner nos sensations dans le but
de dilater leurs dimensions et leurs effets ? Pensez à nos expériences, à ce
que vous-même appeliez « la volonté de prolongation », et dites-moi si
notre corps peut s’extérioriser à ce point sans se dissoudre – en vérité, si
l’espace ne dépose pas en nous un acide aérien ? Mais ne suis-je pas
occupé, ici, à me proposer d’autres formes d’égarement ? C’est que je
n’ose pas m’arrêter ici – oui, ici même – et faire silence et regarder ce
dont je redoute plus que tout la vision, alors que je ne cesse – oui, depuis
le début et bien avant – d’en ressentir la préoccupante présence.
Comprenez par conséquent que je cherche moins à vous parler qu’à
détourner cette présence par le seul moyen dont je dispose. Pascal, dit-on,
guérissait une rage de dents par les mathématiques, pourquoi ne
repousserais-je pas ce bord envahissant – oui, ce bord, cette lèvre de
l’abîme… Maintenant que j’ai nommé ce qui m’obsède, prenez cette main
que je ne vais pas tarder à perdre. Vous savez bien que le corps s’effondre
en même temps que le langage ; vous savez bien qu’il glisse peu à peu
hors de lui-même, et qu’il n’en restera une partie de mon côté que par la
chaleur du contact. Un peu de toucher, s’il vous plaît, mais n’est-ce pas
très exactement ce qu’on ne peut plus donner aux gens qui sont dans mon
état ? Il est si facile de parler du temps à l’âge où l’on ne sait pas encore
ce qu’est sa substance, ni les dents de rats qu’elle contient par milliers.
Pourtant, n’avez-vous pas observé leur travail sur mon visage ? Ou dans
mon cœur ? Je vais me pencher sur ce bord : je l’ai déjà fait, il a reculé
devant mon regard, il s’est dérobé… Sentez-vous comme je tourne mes
yeux vers lui ? Et comme je vois que je ne vois rien ? Ce n’est pas qu’il
n’y a rien à voir : c’est que je ne trouve pas la manière de voir ce qu’il y a.
Si c’était une étendue de langue ? Comment – je vous le demande –
pourrais-je y retrouver le mot perdu ? J’ai pensé aux minuscules écailles
que perd sans arrêt notre peau ; j’ai pensé aux pellicules qui neigent
vilainement sur les cols, sur les épaules, mais en imaginant que les unes et
les autres étaient des cellules vivantes. Toutes les théories sont fausses,
chère amie, toutes, parce qu’elles n’articulent que des mécaniques : nous
sommes incapables de produire des organismes. Qu’est-ce qu’une phrase ?
Si vous la considérez sur le papier, vous n’apercevrez jamais ce qu’elle est
en l’air, et encore moins ce qu’elle est à la seconde où elle se forme,
pareille à ces filaments de sperme que les poissons laissent flotter dans
l’eau. Vous savez combien j’ai désiré voir l’instant de cette formation :
n’est-ce pas la seule vision intérieure qui puisse combler notre désir
d’intériorité ? Il y a dans la rapidité de cette formation quelque chose
comme la déflagration d’un orgasme, et sa puissance redouble en
pénétrant dans l’espace du regard et en lui communiquant sa dimension
mentale. Ah ! si l’on savait lire dans la conscience de cette
communication… Imaginez l’importance alors d’un mot perdu… Vous
êtes soudain privée d’un membre, privée du canal qui assurait la
circulation entre la chair et cette chose fluide – non, ne m’écoutez pas !
Voyez comme je me défends contre le spectacle auquel je vous ai invitée :
le spectacle de ma sénilité. Cependant, ce n’est pas devant une lèvre
baveuse que je vous ai convoquée, ni devant des yeux troubles, ni devant
aucun signe extérieur ; essayez de vous représenter ce lieu terrible : un
corps toujours aimable et déserté… Non, ce n’est pas assez : essayez de
voir, devant vous, mon corps tout pareil à ce qu’il vous paraît depuis
toujours et pourtant vide – vidé de lui-même. Je sais que cette
représentation est impossible, que vouloir la former est une entreprise
insensée que vous poursuivrez d’ailleurs en vain pour la raison que vous
en serez imperceptiblement détournée à l’intérieur même de votre effort
vers elle. Savez-vous comment je le sais ? Je le sais parce que si j’avais
réussi à me représenter ainsi à moi-même, je serais à présent guéri, faute
de quoi ma santé mentale actuelle n’est que l’apparence d’une fausse
guérison. Je crains que vous ne me suiviez pas. La chose pourtant est
facile à concevoir. J’appelle « syndrome de Gramsci » la première
manifestation d’un cancer de la langue généralement dissimulé sous la
dénomination de « trou de mémoire ». Un cancer, vous le savez, est un
foisonnement destructeur, une luxuriance, une folie cellulaire ; un cancer
de la langue est une folie inverse. Je vous ai parlé d’un cratère implosif :
c’est une plaie dévorante, une plaie dans laquelle tout le langage peu à peu
se précipite, une plaie blanche, qui absorbe toute la substance que,
d’ordinaire, la langue transforme et réhabilite sans arrêt. En somme, une
maladie dont l’évolution consiste à s’absorber soi-même… Pardon, j’ai
dépassé ce que je voulais vous dire plus haut, et qui est le projet formé
pour ma défense d’une représentation si exacte de ce dont je suis la proie
que cette projection me donnerait assez d’avance sur ma propre maladie
pour retrousser contre elle sa propre énergie. Pourquoi notre langue ne
pourrait-elle créer tout ce qu’elle permet de concevoir ? Il est bien évident
que notre manque d’audace – lui seul – l’empêche d’exercer ce pouvoir, et
ce n’est pas un hasard si je m’en aperçois au moment de perdre la parole…
Est-il trop tard ? Vous allez penser que je me rassure au moyen d’une
gymnastique imaginaire : il se peut, et que je ne la pratique ici que pour
vous suggérer d’être mon ultime secours. Observez que j’aurai d’abord
fait feu de toutes mes armes pour m’assurer de leur fonctionnement à
défaut de pouvoir juger de leur efficacité. Le véritable problème est que je
suis incapable de savoir où j’en suis d’une dégradation dont je n’ai
vraisemblablement repéré les atteintes que trop tard. Je vous entends
crier : Laissez donc votre Gramsci tranquille, il n’était que juste, que
raisonnable de l’oublier un peu dans une époque qui ne sait plus que faire
des individus de son espèce ! Cet argument est indigne de vous, et il ne
saurait me rassurer. Permettez que je reprenne : j’étais en Toscane, chez P.,
très heureux, très détendu, et soudain un désastre intérieur me détruit : je
ne me souviens plus d’un nom familier. Supposez que vous êtes devant un
ami ou une amie, votre amant ou votre amante, et voici que son nom vous
échappe, et que vous avez beau faire, beau vous insurger contre cette
absence incroyable, qui creuse un abîme dans la présence même. Ce n’est
pas possible ! Et néanmoins cet impossible est votre lot. Cela ne peut
durer ! Et néanmoins, cela dure. Vous prenez le temps de vous calmer, de
reprendre votre souffle, de repousser le désarroi : vous essayez d’agripper
cette chose dont jamais jusque-là vous n’aviez éprouvé la réalité, et qui est
le fil – oui, le fil de la pensée, le fil du discours, mais vous n’attrapez rien,
cependant que s’effondre sur vous le ciel du langage. Vous murmurez
votre nom, celui de la ville, celui de la région, celui du jour, vous vous
dites : Tiens, ça marche quand même ! Ce n’est pas un constat rassurant,
juste la preuve que le minimum fonctionne encore. Comment vérifier ce
qu’il en est du maximum ? Où est-il ? Quelle est sa mesure ? Vous pensez
tout à coup aux croisades puis à la guerre du Golfe dans un enchaînement
qui, certes, n’est pas illogique, mais dont la fonction immédiate n’a rien
d’évident. Vous bousculez les mots et les images qui se présentent afin d’y
percevoir le flux de votre continuité, cependant que votre bouche s’active
à donner le change à votre compagne ou compagnon pour qu’il ne
remarque pas le trou qui blesse votre relation. C’est le moment ou jamais,
ironisez-vous, d’être cartésien : Je pense donc je suis. La formule vous
procure d’abord le plaisir des retrouvailles spontanées, mais elle perd
aussitôt cette aura magique en cessant de vous être secourable.
Comprenez-moi : je pense, je ne fais même que penser dans l’espoir que
cette agitation mentale finira par me rassurer, mais dès que je l’observe ou
la suspends, je vois combien elle est factice à l’égard de ce que j’en
attends, et mon malaise revient. « Je pense » peut-il engendrer la certitude
que « je suis » dès lors que je doute de l’intégrité de ce « je suis » ?
Autrement dit, « je pense » peut-il en lui-même prouver que le « je suis »
dont il fait crier la présence est un « je suis » encore intact ? Mon « je
pense » peut demeurer tel qu’en lui-même et n’affirmer qu’un « je suis »
handicapé, n’est-ce pas ? Vous pensez bien que le « je suis » d’un malade
et le « je suis » d’un homme en pleine santé diffèrent du tout au tout tandis
que leur « je pense » peut fort bien être identique. Descartes a oublié
d’introduire une qualification qui, selon les cas, peut modifier
complètement la valeur de sa formule. Évitez, je vous prie, de m’irriter
par des déclarations du genre : Voyons, cher ami, vos plaintes, au contraire
de ce qu’elles affirment, démontrent que vous avez toute votre tête… Les
bons vivants se croient toujours dans l’obligation de contrarier le malade
pour défendre leur propre santé : vous ne sauriez retirer de moi la trace
qu’y a laissée le souffle de la mort. Son passage a déposé sous lui une
ombre indélébile : j’en porte la froideur par le travers de ma langue
comme une piste glacée. J’ai pris la peine d’étudier ceux qui n’ont pas
toute leur tête et constaté avec horreur qu’ils n’en souffrent pas puisqu’ils
ne s’en aperçoivent pas. L’illusion, voyez-vous, est identique à la réalité :
l’une et l’autre sont pareillement insondables. Les propos que je vous tiens
semblent indiquer que je maîtrise mon cas : c’est une illusion qui vous
décharge d’en tenir compte. Mes propos sont le pus de la plaie, ou pire
encore la plaie elle-même. Certains états se dérobent au point de vue ; l’un
des traits de leur morbidité est d’échapper à la conscience. Savoir que l’on
est malade et demeurer dans l’incapacité d’utiliser ce savoir pour observer
le mal ou pour le soigner, n’est-ce pas une situation identique à celle que
crée aujourd’hui le pouvoir ? Vous ne sauriez souffrir d’une privation que
rien ne vous signale, et c’est évidemment pour votre tête qu’une privation
de ce genre sera la moins perceptible parce que la tête sert aussi
naturellement la mémoire que l’oubli. On peut soustraire quelque chose à
votre mentalité sans qu’elle soit mise en alerte : il suffit de la
conditionner. La maladie fait cela très bien, la privation de sens peut le
faire encore mieux. Une petite panne – pardon ! ce que dans un autre
domaine on appellerait un fiasco – m’a fait deviner qu’il se passait en moi
quelque chose d’anormal : le penchant normal est de n’en plus tenir
compte dès lors que la normalité est rétablie. Souffrez que je ne me
satisfasse pas de ce rétablissement, qui barre d’un nom le blanc qui tachait
ma mémoire. Je ne peux oublier que c’est le nom qui, en premier, fut barré
par un blanc. Non, je ne tiens pas obstinément à être malade, mais à quoi
bon une santé illusoire ? Si ma défense vous paraît semblable au mal qui
la motive, ne l’enfermez pas, je vous prie, dans la même rubrique : songez
plutôt que les maladies individuelles de la langue pourraient bien refléter
aujourd’hui des épidémies secrètes résultant de manipulations mentales.
Non, je n’ai pas perdu la mémoire, j’ai seulement été privé quelque temps
de l’arme que représente le nom que je ne retrouvais plus. Notez que tout
le temps que j’ai consacré à sa recherche j’ai été inoffensif pour le
manipulateur. Traitez mon cas comme l’illustration du syndrome qu’il sert
à désigner, et consacrez maintenant toute votre activité attentive à sa
signification générale vu que la langue de l’un ne saurait être amputée
sans que la langue de l’autre ne soit menacée… Si vous gardez cela bien
en vue, vous apercevrez dans ce que je vous confie une sorte
d’avertissement, et peut-être interrogerez-vous alors, non plus seulement
le sens de mon récit, mais l’effet qu’il a sur vous. Plus exactement, l’effet
qu’il a sur le vôtre… Je veux dire celui qui se confond avec le sentiment
de votre identité. Ne pensez-vous pas que chacun de nous – sans en avoir
conscience – entretient un élan de parole qui double en lui l’élan vital ? Et
que, tout comme l’élan vital assure en chacun la permanence de la vie, cet
élan de parole assure en chacun la permanence de la mémoire ? Supposez
que votre mémoire s’interrompe et imaginez ce qu’il en sera de vous
pendant cette interruption… Mais le moment n’est-il pas venu de
reprendre ma confidence, non pour répéter ce que j’ai déjà dit, et que vous
avez dû faire vôtre… Je voudrais tenter de rapprocher l’événement afin
d’y percevoir moi-même autre chose qu’une défaillance ou qu’une
blessure : une chose qui concerne ces perpétuelles circulations de matière
mentale que la normalité nous pousse à oublier, comme si leur perception
était dangereuse pour la vie ordinaire… Dangereuse ou obscène à la
manière dont répugne la vue des viscères ! Pardonnez-moi de n’être pas
plus précis à l’instant : je le voudrais, je ne le peux pas à cause d’une
résistance profonde, qui me jette ici contre un mur noir. Et ne croyez pas
qu’il s’agit d’une métaphore ou d’une nouvelle tentative de vous égarer.
L’étrange, voyez-vous, est la parenté que je découvre entre ce mur et le
trou de ma blessure, sauf que l’un est aussi plein que l’autre m’a paru
vide. Oui, le parfait contraire, mais je retourne en Italie, dans la maison
toscane de P., et je préciserai même que je venais de découvrir un brunello
sublime par l’alliage du goût particulier d’un terroir et de l’arôme
d’histoire qui s’en élevait. Ce vin faisait sur la langue ce que, par exemple,
fait sur les yeux la vue de la place de Sienne, quand la beauté se conjugue
à la vision et la métamorphose sensiblement par l’ajout indubitable d’un
surcroît de réalité. Tout le corps intériorise alors ce qu’il voit en même
temps qu’il se répand dans la vue, et cette réciprocité entraîne un
mouvement, qui est le plaisir par excellence. J’avais donc sur ma langue
cette allégresse née de la double présence du temps et du lieu, sans autre
ivresse – je vous le garantis – que le bonheur d’éprouver leur harmonie,
quand est survenu ce que j’essaie de comprendre tout en essayant de vous
y rendre sensible. Je sais que loin de me suivre vous écartez mon aveu : les
trous de mémoire, murmurez-vous, arrivent à tout âge et ne sont le signe
que d’une fatigue momentanée ou d’une petite rébellion neuronale. Ne
croyez-vous pas que mon premier désir est de partager cette opinion.
L’impossibilité de m’arrêter dans son assurance procède en moi d’un
signal d’alarme : je sais – comment dire – je sais malgré moi, malgré mon
penchant naturel, je sais que l’événement n’a été ni fortuit ni occasionnel.
Ce savoir n’a pour fondement que la solidité de son ancrage en moi, n’a
pour raison que de repousser tout ce qui voudrait l’effacer. J’ai analysé le
terrain hypocondriaque dont il pourrait se nourrir, et m’adresser à vous
représente en quelque sorte la confirmation du résultat négatif de cette
analyse. La conséquence est que, désormais, je n’ai aucun doute quant à la
nature de mon mal, bien que je demeure incapable de circonscrire
l’ampleur de son invasion. Je parlais donc avec P. dans un mouvement de
confiance qu’accentuait ma passion pour sa dernière œuvre… De quoi
parlions-nous ? Je le sais chaque jour un peu moins, alors que l’impression
d’harmonie ne cesse au contraire de gagner de la présence. À ce propos,
sauriez-vous décrire le mouvement qui permet de voir, devant soi,
l’espace d’une impression à l’instant où on l’éprouve en soi ? J’y pense en
me reportant par la pensée vers la sculpture de P., dont je vous ai dit
qu’elle est plantée au sommet d’une colline d’où la vue s’étend jusqu’à
Sienne. Cette situation devrait créer une rivalité visuelle entre le paysage
et l’œuvre, et de toute évidence à l’avantage du premier et de son
immensité entraînante. Pourtant, dès qu’on a circulé un moment au milieu
des sept pièces de la sculpture et commencé à percevoir les dimensions
que développent leurs rapports, on a le sentiment très vif d’une attraction
précipitant toute l’immensité environnante vers l’espace de l’œuvre. Je
vous parle de ce phénomène, non pour ouvrir ici une parenthèse
déroutante, mais dans le sentiment qu’il existe une ressemblance entre
l’appel d’air provoqué par la sculpture et la bulle que formait ce soir-là
notre relation. Un événement pourrait se décrire comme l’érection d’un
espace qui en pénètre un autre si nous n’étions portés à ne voir là que du
temps. Le problème majeur de notre époque n’est-il pas que le temps y
dispose d’une telle prédominance qu’on le dirait sur le point d’effacer
l’espace ? Cette vitesse risque d’anéantir la mémoire, de la réduire à
n’offrir plus que la même poussière fascinante qui compose les images…
Vous savez que cette poussière n’est rien – en vérité, qu’elle matérialise
seulement le rien de l’illusion. Je vous en parle dans le retour vers cet
instant où l’air me manque et où je griffe la paroi d’un puits de
poussière… J’en ai dit la douleur et recouru pour le faire au mot
« blessure », mais voici qu’il me semble avoir ainsi dénaturé l’état dans
lequel je fus tout à coup jeté : un état de stupeur – oui, de stupeur intense
et grandissante à mesure que je sentais s’amplifier la dérobade
irrémédiable de cela même qui, jusque-là, permettait tout naturellement
que je sois celui que je suis. Non, ce n’est pas assez que de vous indiquer
la perte d’un moyen, car j’étais privé de bien davantage : ce qui venait de
m’échapper n’était pas un mot ni un nom, c’était la capacité d’énoncer
spontanément qui je suis… non pas en déclinant une identité ou ce qui la
qualifie, il s’agissait de bien autre chose… Il s’agissait de cet élan de la
parole faute duquel je rôde à l’intérieur de moi-même comme un fantôme.
Faites l’effort, je vous prie, l’effort d’imaginer ce qu’il en serait de vous
si, brusquement, vous étiez privée de cette circulation des mots identique
après tout à celle du sang… Ne seriez-vous pas aussi inconsistante que
l’une de ces vapeurs dont la forme supposée se dissout dès que votre
regard la touche ? Ma comparaison est faible : prenez-la pour une
suppliante venue occuper ici la place de mots qui n’existent pas, et dites-
moi plutôt ce qu’il en adviendrait de nous si une interruption du langage
nous coupait à jamais de notre propre histoire. Je cherche à vous
familiariser avec un événement dont la dénomination courante dissimule
le véritable effet. Est-il mutilation plus horrible que celle qui
transformerait notre histoire en temps perdu ? Et son horreur ne s’accroît-
elle pas du fait que, cette mutilation étant anesthésiée par l’oubli qu’elle
engendre, on n’en découvre le ravage que la chose accomplie ? Vous avez
dû lire comme moi que les pèlerins de La Mecque s’entassaient autrefois
dans les cales de bateaux infestés de rats, et qu’ils se réveillaient souvent
amputés d’orteils ou de doigts que les rongeurs avaient dévorés
insensiblement à cause de la vertu anesthésiante de leur salive. N’arrive-t-
il pas que nous subissions les attaques de rats mentaux doués du même
pouvoir ?… J’ai subi leur attaque et rien ne me protège contre leur
dévoration discrète. Il m’arrive de sentir leur approche, mais comment me
garantir contre leur maudit travail puisque je ne le sens pas ? Trop
occupé – oui, désespérément – à chercher le nom de Gramsci, je n’ai pas
pris garde aux causes et aux conséquences de sa disparition : j’étais pour
cela trop soucieux du temps qui passait. Oui, c’est moins la perte que sa
durée qui m’accablait, et en cela j’étais victime de la manipulation qui
nous pousse à privilégier le temps. Objectez-moi qu’il était tout naturel de
redouter dans cette durée une aggravation de mon mal, et je vous
répondrai que le plus irritant pour moi provenait de la fixité de mon état :
j’avais beau l’aborder comme ci et comme ça, l’envisager sous tous les
angles, il me fallait invariablement en revenir au fait qu’il ne se signalait
que par la perte d’un nom. D’un seul. J’aurais dû en conclure que, la perte
étant bien limitée, elle n’entraînait probablement pas de grands dommages
– et bien sûr j’ai essayé de m’en tenir à ce point de vue, mais plus je
voulais en tirer de quoi m’apaiser, plus j’avais le sentiment là-dessous
d’un effondrement, et si profond que mon corps en était menacé. Je dois
même vous préciser que ladite menace prenait la forme très violente d’une
aspiration interne tirant à elle tous les traits de mon visage et travaillant à
m’abîmer la face. Ainsi attaqué de l’intérieur, je levais les mains pour
m’en faire un pansement chaleureux dont l’effet calmant ne m’empêchait
pas d’avoir conscience que le principal danger n’était pas dans l’attaque
maintenant repoussée mais dans celle qui se masquait d’une menace sans
doute imaginaire afin de poursuivre imperceptiblement son œuvre de
destruction. Seriez-vous insensible au point de m’interroger sur cette
destruction ? Et de me prouver par cela même que je vous parle en vain ?
Faites-vous encore une différence entre la manière dont je vous parle et
l’action intime de mon mal ? Je tente ici une sorte de ponction dans
l’espoir de faire s’écouler l’humeur maligne et il m’arrive – puisqu’elle
est de nature verbale – il m’arrive de croire que le langage pourrait porter
à l’extérieur l’infection qui le contamine et, par ce changement d’espace,
métamorphoser le foisonnement mortel en luxuriance… Mais ne faut-il
pas, pour que cette transformation s’accomplisse, que s’ajoute à la simple
extériorité une qualité réceptive, qui ne saurait provenir que de l’écoute ?
Je vous prie d’y réfléchir, ce qui vous sera d’autant plus facile que vous
disposez à présent de tous les éléments du problème, à l’exception peut-
être du cadre précis de la circonstance. Vous avez déjà rendu visite à P.,
mais c’était, je crois, pendant la saison chaude ; vous savez que chaque
période modifie les relations en modifiant les lieux qui leur servent de
cadre. L’événement dont je vous parle puise dans la saison contraire, le
mois de février. P. avait allumé un grand feu, mais j’en regardais moins les
flammes qu’un fil à plomb, qui désignait dans l’espace je ne sais quel sens
mystérieux. Vous n’ignorez pas que P. aime cet objet et qu’il le représente
dans ses dessins aussi fréquemment qu’il le construit dans ses sculptures.
Il le dispose aussi dans son entourage, et c’était pour moi un plaisir que de
voir ledit objet participer à la vie quotidienne. Je devrais m’interroger sur
le pourquoi de ce plaisir, mais j’y reviendrai sans doute. Il m’importe pour
l’instant de vous dire la chaleur et l’équilibre, même si je ne peux faire la
part de l’une et de l’autre, ni affirmer que l’une ou l’autre jouèrent un rôle.
Le fait que j’ai besoin de signaler leur présence prouve en tout cas qu’elle
persiste. Disons que chaleur et cheminée, flammes et braises, hiver et nuit,
équilibre et silence sont pour moi des éléments dont la combinaison
produit la fluidité du songe. Ne vous en ai-je pas déjà fait la confidence à
propos de souvenirs très anciens ? Il me semble que rien ne m’a autant
marqué que jeux et rêveries dans la cheminée, si ce n’est, environ au
même âge, d’avoir pris quelques mots au pied de la lettre. Mais pourquoi
n’aurais-je pas pris le fil à plomb aussi littéralement, et prolongé son trajet
vers le lieu par excellence inaccessible qu’est le centre ? En vérité, je
n’aime pas qu’on caresse pareille direction : il existe des choses centrales,
mais qui toujours nous mettent en porte-à-faux vis-à-vis d’un centre fixe
et définitif. Qu’il y ait dans la vie trop éphémère et trop passante un
appétit de fixité, rien de plus naturel, mais quelle lâcheté de s’arrêter dans
cette illusion ! Cette fois, vous seriez en droit de m’accuser de ne pas aller
vers mon but, excusez-moi : je ne vois pas de route pour y mener tout
droit. Je vois très clairement l’instant dont il faut que je parle, mais je ne
fais que deviner, dessus et dessous, un va-et-vient de plissements qui sont
les causes et les effets en même temps que le territoire du mal. C’est par
éclairs que, dans cette agitation, j’entrevois une minuscule précision, qui
m’échappe aussitôt, emportée qu’elle est par ce qui la rend solidaire d’un
tout vers lequel je n’ai d’autre moyen d’aller qu’en revenant encore et
encore à l’événement. D’où que je vous ramène sans arrêt dans la maison
de P., un soir d’hiver, devant un grand feu, une table mise et même une
bouteille de divin brunello. Vous savez que l’acteur retrouve souvent la
phrase perdue en revenant un peu en arrière pour remettre ses pas dans ses
pas. Puis-je espérer que la même démarche me reconduira sur le bord
antérieur à ma maladie et que, étant cette fois prévenu, je pourrai observer,
de là, ce que m’a dissimulé la surprise ? Formant un tel projet, j’espère
sans doute du temps ce qu’on ne peut attendre que de l’espace. À moins
que je ne réussisse à susciter dans votre regard un excès d’attention qui le
rendrait capable d’entrevoir ce vers quoi le mien ne peut retourner, mais
ce désir ne suppose-t-il pas que l’espace du regard est aussi du temps ?
Supposition qui n’a rien d’absurde, si je pense à tout ce qu’il y a de
mémoire dans notre vision… Disant cela, j’ai levé les yeux et, ne voyant
rien, j’ai compris soudain que j’étais en train de surveiller la buée
qu’auraient dû faire mes mots… Pourquoi ? Pour surprendre leur
dissolution dans l’air de ma vue, et peut-être – en conséquence – la
formation de je ne sais quel sel aérien – un sel susceptible de servir de
révélateur et de provoquer l’apparition de la mémoire demeurée en
suspension à l’intérieur de l’espace visuel… Inutile de souligner – n’est-ce
pas ? – qu’il me paraît tout à fait raisonnable de croire à la matérialité de
mouvements que leur impalpabilité ou leur finesse rend invisibles. Je crois
que leur qualité d’échapper à nos yeux est provisoire et que l’effort de les
apercevoir prépare une révolution de la perception autrement plus
importante que tout ce qui, jusqu’ici, a porté le nom de « révolution ».
C’est la raison pourquoi des manipulateurs travaillent déjà nos sens afin
de désorienter les parties de notre organisme où s’agite la métamorphose :
le pouvoir sait qu’il est beaucoup plus rentable de dénaturer la nature que
de la contraindre. Suis-je une victime exemplaire ou un malade ? Le
résultat est le même pour moi dans un cas ou dans l’autre… Vous
admettrez que s’en prendre à la langue, ce n’est pas s’en prendre
seulement à moi puisque toute relation repose sur la capacité que nous
avons, chacun, d’articuler librement. Imaginez qu’au moment où je crois –
où vous croyez – faire à l’autre le don très précieux d’une parole intime,
vous lui transmettiez seulement un message venu d’ailleurs. Ne vous
moquez pas de mon hypothèse et de ma crainte : il ne s’agit pas d’une
situation de science-fiction. Rien ne vous avertira, rien n’éveillera votre
méfiance : comment savoir qu’on est atteint quand on ne sent rien,
n’éprouve rien, ne voit rien ? Le syndrome de Gramsci, je voudrais que sa
définition servît d’appel à la conscience. Pensez à l’accident qui lui sert de
référence, et pensez également à la manière dont Gramsci se moque
(cahier 29) du libéralisme « loufoque » qui, en recommandant
l’apprentissage spontané de la langue, exclut en réalité la masse populaire
de la culture. Je me demande si P. et moi ne parlions pas justement de
l’acte politique accompli par Dante avec la rédaction et la publication de
son De Vulgari Eloquentia. Et si je n’avais pas en tête d’invoquer Gramsci
et sa volonté de diffuser la grammaire afin de lutter contre la possession
exclusive de la langue par la classe dominante… Ne protestez pas : je
souffre moins de la perte d’un nom que de celle du contexte qui l’a
englouti. Il m’arrive même, et je vous l’ai déjà dit, de soupçonner la perte
repérée de servir de masque à beaucoup plus grave, et pardonnez-moi s’il
me faut, encore et encore, revenir sur les lieux de la déclaration du mal
pour me donner une chance d’observer enfin par quelle soustraction
morbide ma langue s’est trouvée coupée dans son élan. Le feu brûlait alors
dans mon dos. Nous étions, P. et moi, assis de part et d’autre de la grande
table où il vous est arrivé de prendre place. Je ne sais toujours pas de quoi
nous parlions : cette impuissance, qui appartient au présent, ne devrait-elle
pas m’inquiéter bien davantage que la disparition qui m’obsède et qui,
elle, appartient au passé ? L’oubli de la conversation est en fait compensé
par le souvenir de l’amitié heureuse, qui fut l’élément de cette soirée. Les
projets d’exposition, les rapports avec la galerie parisienne, la visite du
monastère de Monte Olivetto, la description enthousiaste de la voûte de
San Gargalo, de tout cela je me souviens sans retrouver le mot à mot d’une
conversation qui progressait dans l’abandon. La relation secrète une
substance aussi fluide que celle du regard, et la parole s’y fond à peu près
comme se fond dans l’espace le trajet de nos yeux… Ne me dites pas que
je suis en train de reconstituer le tissu mental que la perte d’un nom avait
déchiré : ma langue n’a jamais cessé d’en sentir la qualité, mais pour
reprendre une métaphore célèbre, à quoi bon la conscience d’une image
dans le tapis, si cette image est à jamais défigurée dans la conscience
même que j’en ai, et qu’elle s’en trouve devenue illisible, ou du moins si
gravement brouillée que sa signification demeure insaisissable ? Vous
m’objecterez que j’ai su tout de même interpréter ce brouillage puisque
j’en ai fait le syndrome de Gramsci. C’est vrai, mais pourquoi nommons-
nous les choses ? Nous leur donnons un nom pour faire disparaître leur
étrangeté. Ainsi nous éliminons la personne de la chose et tout ce qui, en
elle, pouvait demeurer rétif à notre égard. Transformer mon mal en un
syndrome exemplaire est évidemment une démarche semblable… Vous
constatez que je n’en suis pas la dupe. Le feu brûlait dans mon dos et de
temps en temps crépitait. Il faisait très froid dans les autres pièces, et ce
froid – allez savoir pourquoi ? – me fait penser à l’eau blanche que nous
tirions sur l’évier : une eau très calcaire avec un goût de litinés…
Connaissez-vous les litinés ? C’est une poudre dont on verse un sachet
dans un litre d’eau pour obtenir une boisson gazeuse, et c’est aussi un
souvenir d’enfance. Je vous ai parlé de la pièce commune et des blocs de
granit qui lui servaient de dalles ; je vous ai parlé de la cheminée…
Qu’est-ce que le passé présent ? Il se manifeste rarement sous les espèces
d’une image, qui viendrait saisir les yeux par-derrière et envahir toute la
vue actuelle au point de s’y substituer – non, c’est un souffle, un
mouvement pareil à celui d’une odeur, puis cette vague se retire et vous
êtes dans le présent comme sur un bord. J’aimerais observer la vague
depuis sa formation jusqu’à son évaporation. Je m’aperçois en cherchant
le moyen de la voir que, la plupart du temps, je soumets la vision au
langage, et que le langage agit sur elle à peu près comme fait le soleil sur
les vapeurs et les buées. Il y a bien dans les muscles de ma langue le désir
de dire tout ce qui se tient sur son bout… C’est un curieux organe,
apparemment tout d’une pièce, et qui fourmille et se multiplie dès qu’il
entre en action. De même, tirez un mot, et voici tout le langage qui vient à
la suite, mais oubliez un mot, et voilà que plus rien ne vient. Oui, vous
avez raison, je tire, je tire le fil pour envelopper le mot qui m’a manqué
dans un cocon, mais rassurez-vous, je sais que, ce faisant, je prépare une
éclosion si ravageuse qu’elle détruira toute ma langue. N’avez-vous
jamais souhaité le repos définitif ? C’est un souhait auquel la mort ne
suffit pas… Comment vous expliquer le sentiment qui est derrière cette
phrase ? La mort est impensable, ce qui est ne pouvant se représenter sa
propre inexistence. Souvenez-vous de nos essais et du trou : un trou dont
le vide résiste à la pénétration du regard. Là où le regard ne pénètre pas, la
pensée ne peut se former. Imaginez un espace où n’apparaît aucun
obstacle, et dont le vide résiste pourtant au regard. Non seulement lui
résiste, mais le refoule. Cette situation folle ressemble au syndrome que
j’essaie de vous décrire : voilà un cas clinique et j’en suis le sujet. Que fait
un sujet ? Il s’observe, non pour s’observer, mais pour reconquérir la
maîtrise de sa personne en exposant ce qui le prive de cette maîtrise. Je
vous parlais de la mort et de la difficulté de concevoir le renversement
immédiat du tout en rien. Nous savons concevoir la limite, nous ne
concevons pas le manque total de soi à soi. Sommes-nous incapables
d’imaginer une limite sans au-delà ? Vous savez que le traitement des
morts passe pour un progrès radical dans l’histoire de l’humanité.
Résultat, depuis que les morts sont traités comme des vivants, les vivants
portent la mort en eux, et n’ai-je pas soulevé la dalle intérieure pour
découvrir que la fosse était vide et parti le nom ?… Je devrais m’arrêter
ici pour faire une fin. Vous pourriez maintenant oublier la confidence
dérangeante et n’y voir qu’un récit peu à peu conduit vers une conclusion
abrupte mais passable. La tentation est forte de vous abandonner dans
cette illusion, et tant pis pour moi si je n’ai pas bénéficié de
l’épanchement escompté en vous adressant ces pages. Il est certain que
vous en avez déjà fait sourdre un sens que je ne connais pas : ce
détournement, qui serait la chance de l’écrivain, est une malédiction pour
le malade, qui a besoin d’une lecture littérale dans l’espoir qu’une
compréhension exacte le soulagera. Ne me dites pas que j’aurais dû
m’ouvrir aussitôt à P., et que ce mouvement de confiance aurait réduit
l’accident verbal à un simple défaut de mémoire. À aucun moment, je n’ai
manqué de confiance, d’ailleurs n’est-ce pas dans son mouvement que je
m’adresse à vous ? Le problème n’est pas là, il est dans une chose
innommable dont j’ai sondé la nature contagieuse sans réussir à en
déterminer l’origine, pas plus que je n’arrive à circonscrire son processus.
J’ai su tout de suite qu’en dépit de son apparence bénigne mon accident
avait une gravité, qui défiait ma vigilance. Comment l’ai-je su ? Il me fait
interroger cette certitude, qui est l’ombre blanche de l’événement et qui, à
ce titre, en fait donc partie. Je crois vous avoir déjà dit que, dans cette
affaire, je n’ai jamais cédé à notre penchant naturel pour la morbidité. Ma
certitude est à la fois claire et obscure : claire comme la connaissance de
la mort que chacun de nous possède ; obscure comme tout ce qui couvre le
chemin de la mort. Cette obscurité est principalement liée à mon
incapacité de situer l’origine du mal. C’est moi qui suis atteint, mais le
suis-je en conséquence d’une évolution interne ou d’une intervention
externe ? Je vous ai suggéré plusieurs fois cette dernière possibilité.
L’inconfort est que je puisse l’envisager sans pouvoir déceler la manière
dont le mal fut inoculé. Ma pathologie se borne à la privation d’un mot –
un nom propre. Si cette privation minime m’a tellement alerté, c’est
qu’elle fut d’une violence remarquable. Cette violence est une erreur de
l’ennemi, son intérêt étant tout au contraire d’agir subrepticement. Mais il
se peut que je n’aie été violenté ainsi qu’en raison de la réceptivité
particulière que me vaut peut-être la longue attention portée par moi aux
manipulations imperceptibles ; il se peut également que l’ennemi ait voulu
tester mes réactions. Si tel est le cas, vous constaterez que la conscience,
premièrement n’empêche pas le doute, deuxièmement ne modifie pas le
cours de ce qu’elle identifie. La raison de cette impuissance tient aux
turbulences de notre époque, et notamment aux perturbations qui affectent
la frontière du bien et du mal. Autrefois, les territoires de l’un et de l’autre
étaient aussi précisément délimités qu’ont pu l’être ceux de l’Est et de
l’Ouest par le mur de Berlin. La comparaison m’est venue tout soudain,
mais la considérant, elle me paraît fort adéquate. Songez à ce que
représentait ce mur… D’un côté, l’oppression de la censure ; de l’autre, la
légèreté de la liberté. Qui pensait alors à la difficulté d’être libre sous le
règne de la liberté ? Avouez qu’en ce temps-là cette pensée aurait paru
aussi absurde que la négation du second principe de Carnot ou de toute
autre loi incontestablement acquise. On prend toujours l’apparence pour la
réalité même si leur coïncidence réduit le monde à la platitude. Vous savez
que l’un des intérêts de la peinture est de nous inviter, au contraire, à
développer la présence du volume à partir de l’aplat du tableau : exercice
qui modifie évidemment notre relation avec la surface du monde, et aussi
avec le corps des autres et les notions fondamentales d’extérieur et
d’intérieur. Le changement de point de vue qui s’ensuit entraîne une
métamorphose. Nous en avons parlé souvent, et je n’évoque ici ce travail
du regard que pour vous rappeler qu’en faisant lever la présence de
l’espace, il ne réveille pas seulement une épaisseur aérienne autour des
choses et des visages, mais une circulation du souffle à travers le dessus et
le dessous, qui efface entre eux une solution de continuité que l’on avait
crue naturelle. Tout cela pour vous signaler que l’accident survenu dans
ma mémoire, ou plutôt dans cette partie de la mémoire qui se confond
avec la pratique spontanée du langage, ne saurait être dû à la rupture subite
d’une ligne continue ayant pour fonction de générer la surface d’un
discours… Non, cet accident s’est produit au cœur d’un volume constitué
autant par ma conscience de l’élément aérien, qui est la substance de ma
vue et de ma parole, que par ma relation avec P. et par l’environnement de
cette nuit de février. Comprenez-moi : j’ai cru d’abord qu’en vous
exposant les circonstances je recréerais la scène et dès lors – pourquoi
pas ? – le spectacle de l’intrusion du mal, mais je me rends compte à
présent que les circonstances ne représentent pas le décor influent que
j’imaginais : elles sont tout au plus des repères dont la séduction me
retenait au bord du territoire dans les profondeurs duquel l’accident a son
véritable lieu. « Territoire » et « profondeurs » sont des mots vaille que
vaille : je les caresse du bout de la langue en leur cherchant des
remplaçants plus fidèles. L’un comme l’autre disent une solidité, une
épaisseur, alors qu’il s’agit d’un espace fluide et léger, d’une région
interne dont la nature est pareille à celle – externe – que mes yeux
transforment en regard. Je connais le moyen d’aller dans le regard et, de
lui, dans la langue, mais en quoi est leur lien, je l’ignore même si je le
sens passer à travers mes yeux, puis se dilater et se fondre… Vous savez
mieux que moi qu’il est impossible – oui, que la langue ne peut saisir le
tout d’un regard ni de l’une de ses parties : contenu, sens, dimensions.
Vous ne savez peut-être pas – non, je ne vous ai jamais réclamé une telle
attention – à quel point je me suis acharné à suivre ce lien, à m’y glisser
comme on se laisse glisser dans un courant – j’allais dire un courant
d’air ! Ce qui n’a aucune apparence ne peut nous tromper par un dehors
captivant, mais notre penchant – inné ou non – à ne considérer toute chose
que par son apparence nous fait bien vite douter de l’existence même de ce
qui ne dispose de rien pour retenir notre vue. D’autant que toute chose qui
ne retient pas notre vue se trouve refoulée par une difficulté de nomination
accentuant son caractère douteux. Nous sommes formés à croire que notre
langue n’a pas de limites, en vérité qu’elle a un mot pour tout, si bien
qu’un manque éventuel de sa part ne peut tenir qu’à notre défaillance. Je
vous accorde que rien n’est indicible, ou si vous préférez que l’indicible
est interne à la langue, autrement dit qu’il est produit par elle et non hors
de sa portée. Comment rendre avec précision ce qui est fluide par nature,
ou fugitif, ou bien pareil à l’écho lointain, à la rumeur ? Tant de choses en
nous sont mouvantes et vives : ce n’est pas qu’elles refusent d’avoir un
nom, c’est qu’un nom les épinglerait. Il vous est sans doute arrivé de
conclure à une certaine volonté mortifère du langage, amplement
compensée il est vrai par des élans, des présences, de l’amour. Tout ce qui
nomme le fait pour arrêter un savoir, et le savoir en finit avec cela même
qu’il sait. Nous avons besoin qu’une bonne partie du monde ne bouge plus.
Considérez aussi que le langage est du passé qui juge le présent, même si
l’énergie de la parole y met de l’avenir. Vous et moi, nous sommes assez
fréquemment interrogés sur le rôle de l’écriture et sur les inconnues de son
influence. À quel point a-t-elle modelé nos perceptions ? Et cette fluidité
même qui lui échappe ? Vous sentez – n’est-ce pas ? – que j’essaie de
prendre un peu de hauteur par rapport au champ du langage, afin d’en
apercevoir une surface plus large, qui pourrait me renseigner sur
l’effondrement que je veux comprendre. Remarquez au passage combien
le locuteur a le désir de voir avec des mots… Vous me disiez, rappelant les
théories d’un savant que nous aimons, les méfaits de la ligne, qui a soumis
le développement du récit et de la pensée à la flèche du temps, donc –
ajoutez-vous toujours – au mouvement qui nous fait mourir. Mais –
répliqué-je – n’est-ce pas la force de l’écriture que d’aller comme la vie ?
Ce soir-là, dans la maison toscane pleine de fils à plomb et de reflets de
leur équilibre, j’écoutais le feu comme autrefois j’écoutais le vent. C’était
encore dans la cheminée de mon enfance. Une mer rouge s’étendait à perte
de vue, une mer de braises, et je l’affrontais à bord de mes vaisseaux de
papier. Je savais que ma flotte n’avait aucune chance : l’aventure n’en était
que meilleure. Les proues brûlaient, puis les mâts, avec une fumée dont
j’aimais l’odeur. Tout effort de mémoire fait lever cette odeur de papier
qui brûle. Je monte sur la bulle d’air chaud pour voyager vers le souvenir.
Le bruit du feu dans mon dos, ce soir-là, avait la douceur de l’envol vers le
silence et la lumière, le bleu du ciel où bout l’éternité. Je ne sais plus
devant quel ciel m’est venue pour la première fois cette sensation. Oui,
l’écriture va comme la vie, mais en lui inventant une doublure. Que sont la
pensée, la parole, la relation : toutes ces raisons de vivre sont-elles
l’envers ou l’endroit ? Je pense à votre sexe, à sa double manière d’aimer
– ne sont-elles pas inséparables ? – la langue qui le lèche et la langue qui
lui parle. Le toucher, à partir de l’excitation qu’il procure, ne développe-t-
il pas un espace où la chair s’augmente d’un volume aérien tout
bouillonnant d’une vastitude où s’épanouissent le désir et son
intelligence ? Cette bulle, qui se forme au point de contact, métamorphose
en ciel la ligne du toucher… Dites-moi si ce qui vient alors au bout des
doigts – ou de la langue – ne crée pas à la surface de la peau une zone en
tout point semblable à celle que crée la parole au-devant de celui qui
l’émet, au-dedans de celui qui la reçoit ? Ce n’est pas vous qui verrez dans
ce que je viens de dire une simple image : vous savez qu’il s’agit de
l’expression du mouvement le plus concret. Notre corps ne se projette pas
qu’en pensée : il va plus loin que sa peau et s’enveloppe d’une chose où
l’on veut bien reconnaître de la présence tout en refusant d’y percevoir
davantage et de s’interroger sur sa nature. Qu’est-ce que la présence ? Et
comment dire que je vous sens entrer dans mon regard – oui, dans son
élément ? Je ne suis pas le seul qui a conscience d’un tel remous à
l’intérieur de sa vue, mais à quoi mènerait le développement de cette
conscience ? La pauvreté du vocabulaire nous en préserve : elle permet de
jeter la suspicion sur des sensations qui représentent pourtant l’une des
activités les plus crues, les plus physiques – celle justement où l’activité
organique ressemble à l’activité dite spirituelle… Vous avez deviné
l’importance de cette émanation et de son déplacement d’énergie. Je
voudrais la retenir le temps d’apprendre à l’exprimer. Il arrive – n’est-ce
pas ? – qu’on voie ce qui n’est pas visible par la brusque attention portée à
un éclat, à un tremblement. Cette vue-là laisse en nous une empreinte qui,
parfois, se ranime, mais qui, le plus souvent, est effacée par le doute. C’est
une acuité que nous refusons comme l’ivresse. La vie deviendrait-elle
menaçante en devenant trop vivace ? Excusez-moi, ces considérations
morales ne font pas partie de mon propos : elles m’en écartent et
pourraient bien m’être soufflées dans ce but. Non que je redoute ici
l’intervention de quelque manipulateur dangereux et discret – non, je sais
que l’écriture nous conduit tout naturellement dans le jardin aux sentiers
qui bifurquent, et donc provoque de perpétuels glissements chez celui qui
se croit toujours sur le même chemin. Ne me dites pas que, ce faisant,
l’écriture sécrète un remède à sa propre linéarité : je me le suis déjà dit
sans conviction. Et voyez comme le phénomène me déporte sans cesse
loin de la scène dont je veux que vous deveniez le témoin. Et voyez
également comme elle rend difficile sa reconstitution. Ma seule chance
d’y parvenir est d’induire chez vous un effet de sérenpidité… Ne vous
effrayez pas de ce mot barbare : j’ai découvert son existence dans un
article scientifique qui, par extraordinaire, en donnait aussi le sens :
« découverte heureuse et inattendue ». Autrement dit : découverte faite par
hasard à l’occasion d’une recherche portant sur un autre domaine. Je sais
qu’il ne sera pas d’un grand secours, ni pour vous ni pour moi, de
convoquer une nouvelle fois la maison toscane et la chaleur de la soirée.
Fais un effort, me dis-je, et tâche de retrouver la qualité de la présence, la
circulation des regards. Je pense à tous les mots qu’il faudrait, toutes les
pages, pour seulement traduire la consistance d’un instant. Vais-je savoir
vous dire ce qui vient de me traverser comme un éclair ? J’ai entrevu des
lignes et des lignes qui tremblaient : leur tremblement ressemblait à ce qui
danse à l’intérieur d’un rayon de lumière, à ce qui frétille sous la lame du
microscope… Je vois ces mouvements et je murmure le mot « temps », le
mot « espace » avec le sentiment que je vais enfin comprendre quelque
chose – une chose qui ne va pas se transformer en compréhension, mais
que je vois fondre en moi comme un morceau de sucre fond et disparaît.
Riez donc, car me voilà sucré par un sucre dont je ne sais ni ce qu’il est, ni
d’où il vient, ni comment il agit alors même que son action m’exalte. Mais
où en suis-je ? Il me semble que je viens de ressentir le contraire de ce que
je voudrais établir ici. Est-ce à partir d’un plein qu’on peut regarder le
vide ? La situation va de soi dans la nature, mais qu’en est-il dans la tête ?
Je revois le fil à plomb et la petite figure géométrique que la pointe
inférieure du poids désignait. Était-ce un triangle ou bien ? Autant vous
avouer que je la vois sans être sûr de distinguer sa forme : c’est sa couleur
que je vois, sa blancheur. Et par la faute de quelque brutalité subite, de
quelque orage d’air, voici que tout cela tourbillonne et disperse mon
attention en même temps que l’image. Il me semble remarquer alors une
relation entre le souvenir et le temps, entre la mémoire et l’espace. Vous
souvenez-vous des petits lacs dans les plis des collines ? Ils vous font un
clin d’œil et se révèlent à travers ce signe. Après quoi, ils ne sont plus
qu’un peu d’eau entre deux pentes propices au ruissellement. Il avait
beaucoup plu depuis l’automne. La terre en paraissait brune. Les
premières pousses y mettaient un soupçon de vert, que la vue répandait
comme un souffle en parcourant la surface. Le paysage n’est pas dans ma
mémoire. Je vous ai dit que j’ai marché d’une pièce à l’autre de la
sculpture, que je me suis assis sur l’une, que j’ai marché encore, changé de
siège… Oui, j’ai dû vous dire que ces divers exercices, qui n’avaient pour
but que d’essayer des angles pour trouver le meilleur regard – que ces
divers exercices ont suscité… Pardonnez-moi : je suis confus. Je sens une
confusion qui m’envahit… C’est qu’à souligner mes déplacements, je
perds de vue que l’immobilité seule fut la cause de… Bref, j’ai senti un
engouffrement… J’hésite, non sur le caractère de la sensation, mais sur le
mot. Il ne manque pas de justesse. Il me déplaît. Sa rugosité, sa scansion
conviennent parfaitement au torrent que je voudrais vous faire entendre…
Imaginez que le ciel crève brusquement et se déverse, et que ce
déversement, après avoir chuté sur vous, coule maintenant à travers vous,
et en douceur… Je dois commencer par là. Je me vois assis sur le cercueil
de pierre et tout est calme alentour et en moi-même. Il y a une densité, une
concentration. Je sens des nappes d’air… Pensez-vous que notre corps
n’est qu’une masse opaque ? Une masse qui demeure stable dans ses
dimensions ? Je dois vous dire qu’en cet instant tel n’était pas le
comportement du mien. Je vois du silence et cette lumière qui coule par la
porte de pierre. L’embrasure contient un volume d’air identique au volume
du cercueil qui me sert de siège. Ce rapport occupe ma pensée, qui le
charge d’une signification capitale. Remarquez combien la vision qui se
reforme ici lutte avec le langage, alors même qu’il la soutient. On dirait
que la mémoire est soudain distancée par la chose qu’elle voulait répéter :
cette chose est trop vive pour ne pas redevenir présente, et le redevenant,
elle abolit ce qui la retenait. Les yeux ne peuvent regarder que du présent :
il leur arrive donc d’effacer l’image pour que revienne ce qu’elle rendait
passé. N’est-ce pas le moment de découvrir, vous et moi, que les choses
dont je vous parle – dont j’essaie de vous parler, ces choses n’ont pas
d’apparence et ne sont par conséquent jamais révolues ? Je m’assieds sur
le cercueil de pierre et le ciel me tombe sur la tête, puis cette violence
s’apaise et voici que s’établit une harmonie entre mon corps, l’embrasure,
le cercueil et le siège. Ne m’interrompez pas, je suis tout près maintenant
de ce que je souhaite vous dire, bien que je coure toujours à sa poursuite.
Vous savez bien que notre vie ne nous attend pas, qu’on ne peut la fixer, et
qu’il arrive seulement qu’on la prenne parfois de vitesse, un instant. Cette
fois, j’ai tenté de voir l’accident de plus loin. Dois-je m’en éloigner
davantage encore et le considérer depuis mon état présent ? Le nom
retrouvé ne m’a pas guéri : on dirait qu’il ne couvre plus son
emplacement, tout comme une dalle qui a trop joué. Ce matin, je me
demandais où en était la contagion : une curiosité subite m’a poussé vers
le dictionnaire. J’étais néanmoins persuadé que ce mot n’avait rien à
m’apprendre. Vous partagez sans doute cet avis. Détrompez-vous, mon
Littré m’a révélé un sens premier, qui est « communication par contact ».
Comment mon langage ne serait-il pas malade puisqu’un mot, n’importe
lequel, est au contact de tous les mots ? Je me suis mis à vous écrire sous
le choc de cette question, après quoi l’écriture m’a fait oublier son point
de départ. Quand nous sommes arrivés chez P., il était environ quatorze
heures. Nous avions quitté Florence vers midi et pris par les collines. Il
faisait beau. Nous avons déjeuné dans la galerie qui longe l’étage. J’ai
parlé de Piero di Cosimo pour une raison qui m’échappe. Ensuite, P. m’a
mené à la découverte de sa sculpture. Nous sommes rentrés après la nuit.
P. a préparé le feu pendant que je regardais quelques grands dessins. Vous
sentez mon calme. En le retrouvant, j’ai su qu’il m’avait quitté. La
contagion est un mouvement redoutable, qui se propage par affinité.
L’envie de rire m’est venue d’une pensée plutôt sinistre, celle que le
contagieux ressemble à l’amoureux… Devinez pourquoi ? Le contagieux
garde sa maladie bien qu’il la donne ; l’amoureux entretient son amour en
le donnant. Je ne sais pas à quel moment de la soirée le nom de Gramsci
m’a manqué. J’en éprouve toujours la même blessure – une blessure qui
déchire mon souffle. C’est la première fois que je la désigne de cette
façon. La désigner ainsi est pourtant absurde : comment pourrait-on
blesser le souffle ? Autant vouloir faire un trou en l’air. Mais plus je
caractérise cette absurdité, plus elle résiste à la critique. La réflexion
apaise la douleur qu’elle avait réveillée. N’est-ce pas également absurde ?
Je pose ma main droite sur mon bras gauche. Je sens la peau qui touche la
peau, le double battement qui ourle le contact. Que se passerait-il si, tout à
coup, un morceau de la sensation se détachait ? Disons plutôt, si une zone
glaciale apparaissait au milieu du contact chaleureux ? Cela me jetterait
dans une situation insensée, alors que la perte du nom de Gramsci me
confronte à un événement que tout un chacun jugera de très petite
importance. On parle à tort et à travers de la nécessité du dépistage
précoce et nul ne veut prendre au sérieux mon syndrome. M’écoutez-
vous ? Dois-je vous rappeler une fois de plus ce que la perte du nom de
Gramsci signifie ? Vous pensez bien que ce n’est pas la première fois que
je souffre d’un trou de mémoire : c’est la première fois que j’en suis
blessé, mais comment me faire comprendre quand le simple exercice du
langage réduit mon accident à la banalité ? Ne suis-je pas en train de tirer
une traite trop élevée sur votre attention ? À moins que vous n’ayez déjà
déduit de mon insistance que la répétition est ma seule chance d’entourer
mon mal d’un peu de crédibilité… Que faire ? J’insiste afin de provoquer
un trouble égal à celui qui m’habite. Et de toute urgence, car le mal peut
faire s’effondrer brusquement ce qu’il ronge pour l’instant avec discrétion.
Je vous ai dit que j’essayais de prévenir l’effondrement interne par une
abondance, un débordement externes. Peut-être ne dois-je qu’à l’angoisse
cette projection excessive ? En somme, je ne me retiens plus dans l’espoir
que ce relâchement compensera la perte d’une retenue intérieure dont le
mécanisme naturel s’est détérioré. Je ne savais rien de lui tant qu’il
fonctionnait sans problème, et maintenant j’invente une homéopathie.
Tandis que je prononçais cette dernière phrase, j’ai vu le visage de mon
père. Il venait de mourir étouffé par son propre cerveau, qui ne
commandait plus la respiration. Est-ce bien le cerveau ? Il y a chez nous
des fonctions programmées, qui n’ont besoin ni de conscience ni d’effort.
On pourrait dire qu’elles sont la vie même, et donc que le propre de la vie
est, en chacun de nous, d’exister à l’écart de ce qui, en chacun de nous,
constitue le caractère, la personnalité. Mon père avait le visage cyanosé. Je
n’ai pas pensé alors que les pendus ont ce même visage violacé. Je n’ai pas
pensé que la vie venait de le tuer. Une chose identique peut arriver à la
langue, sauf que pareil étranglement lui coupe le souffle sans la tuer tout
de suite. Notre langue dépérit lentement. Nous sommes rentrés après la
nuit. La maison s’est animée avec les premiers crépitements du feu, puis P.
s’est mis à préparer le repas pendant que je continuais à regarder les
dessins. Mon regard tirait un grand plaisir du contact de la matière noire et
blanche. Il faudrait que je sois plus précis quant à ce phénomène, mais le
visage de mon père me poursuit. Plus exactement, il occupe l’espace dans
lequel je voudrais que revienne la forme des dessins – une forme à la
matière généreuse et profonde. Le visage de mon père, violacé par la mort,
s’est peu à peu métamorphosé en un visage détendu, apaisé. On avait
installé le cadavre sur une civière, et j’avais été prié de m’asseoir à ses
côtés dans une ambulance, comme s’il était encore vivant. Tout cela pour
que le mort puisse rentrer chez lui en échappant aux lois qui régissent le
transport des défunts. Pendant le trajet, le visage est passé d’un trépas
violent à un repos tranquille cependant que, dans le rayonnement de sa
métamorphose, je faisais, moi, le voyage des morts. Je vous parle dans un
but inverse : je vous parle pour remonter vers l’instant fatal et le dépasser
en amont. Le langage vit en chacun de nous comme la vie. Je veux dire
qu’il nous anime sans que nous ayons à solliciter son mouvement ou sa
présence. Mais interrogez un moment ce naturel : quelle observation
faites-vous ? Je vous ai souvent posé cette question, sans doute pour que
vous me rendiez clair ce que je ne réussis pas à éclaircir moi-même. Il faut
faire silence, puis monter brutalement sur ce silence pour voir sourdre au
fond de lui – quoi ? Les mots sont toujours là bien avant que je ne les aie
vus venir. Ils surgissent dans l’épaisseur d’un silence dont, je crois, la
substance est toute pareille à celle qui compose le regard – mais n’est-ce
pas une illusion liée au fait que je tente d’y plonger mes yeux ? J’allais
vous dire que, revoyant à l’instant cette substance, je me demandais si elle
n’est pas le milieu pathogène où s’envenime le mal de ma langue ? Ce
serait supposer que les mots ont pour texture la matière du silence. Mais
j’ai pensé tout à coup à la vie, à son courant, pour en conclure que la vie en
soi n’est jamais malade. Nos organes, et eux seuls, tombent malades et
deviennent inaptes à porter la circulation de la vie, et la vie alors se retire,
les abandonne. Sans doute en va-t-il de même du langage : il n’est pas
malade en moi, c’est moi qui suis malade en lui, moi qui l’oblige en
quelque sorte à m’expulser de sa circulation pour que mon trou n’y
répande pas la gangrène. La direction vers laquelle me voici tourné n’est
pas celle que je voulais vous faire prendre, mais qu’est devenue celle où je
désirais vous entraîner ? La maladie a sa logique, qui consiste à élargir le
territoire qu’elle gouverne : je suis sûr que cette logique se glisse dans le
mouvement du langage afin d’y provoquer des bifurcations incontrôlables.
Je vous invite d’ailleurs à considérer de loin ce que je vous confie, d’assez
loin pour ne pas en subir l’attraction. Il se pourrait alors que vous
aperceviez des figures comme en produit l’aimant sur le champ de
limaille, et qu’ainsi vous puissiez m’aider à situer ledit aimant, c’est-à-
dire à m’indiquer le foyer de mon mal. À plusieurs reprises déjà, j’ai dû
me trouver tout près de la confidence définitive que je souhaite vous
faire : elle concerne bien sûr l’attaque dont j’ai été la victime chez P., mais
avec le désir de donner à mon cas une valeur d’exemple. Je vous ai parlé
du brunello que nous avions acheté sur la route, dans un château devenu
auberge et point de vente de produits régionaux ; je ne vous ai rien dit des
pâtes que nous mangions parce que vous savez que P. les prépare à
merveille. L’attaque a eu lieu pendant le repas, et elle chasse de ma
mémoire les circonstances qui l’entourent. Ce travail d’effacement est-il
vraiment significatif ? Il appartient peut-être à mon système de défense.
Qu’en pensez-vous ?… Je crains d’avoir été beaucoup trop sec à l’égard
des dessins, c’est que je n’arrive pas à me replacer dans leur effet… Je
viens encore d’essayer pour m’apercevoir une fois de plus qu’ils
apparaissent si je fais silence, et disparaissent dès que je cherche les mots
qui pourraient leur convenir. En vérité, leur image quitte ma vue dès que
mon attention veut s’appuyer sur le langage et non plus sur la vision :
dois-je en conclure que les mots sont aveugles ou bien qu’ils
m’aveuglent ? J’ai l’impression que ce phénomène n’est pas sans
ressemblance avec mon mal, bien que je sois incapable d’analyser leur
rapport. Vous savez bien que nous n’avançons dans l’expression de nos
douleurs tout comme dans celle de nos sensations qu’en bricolant tout un
jeu de similitudes, simulacres et simulations dans les entrelacs duquel il
nous arrive d’égarer notre propos. C’est parfois notre chance, parfois notre
malheur, et c’est probablement pourquoi l’expression échoue à remplir le
rôle curatif qui est sa raison d’être. Pourtant, je ne renonce pas à me
soigner moi-même en vous parlant, et me revoilà sur la piste – oh ! sans
illusion, car le mouvement auquel je me fie encore implique, et je
l’accepte, la possibilité de vous confier l’essentiel de la chose, ou même la
chose en son entier, sans que je m’en aperçoive. Bizarre odyssée, qui a
pour but, non pas le retour au pays, mais le voyage vers l’envers de ce
pays. Je pense à la terre d’ombre : comment saurai-je que j’en ai passé la
frontière, moi qui n’y vais pas en marchant, moi qui me déplace en
parlant ? Vous constatez que je parle droit devant moi : vous me voyez
venir. N’atteindrai-je pas mon but quand, ayant fait vers vous le dernier
pas et attendant – oui, tout à l’attente du cri de la reconnaissance –, je ne
recevrai de vous que mots vite jetés pour couvrir votre frayeur ? Qu’as-tu
fait, criera votre bouche, qu’as-tu fait de ton visage ? Et moi, pris de peur
soudain, j’avancerai mes deux mains à la rencontre de ce qui, sur mes
épaules, a pris la place de ma tête. Pour calmer leur tremblement, je
chercherai le mot qui n’existe pas encore, et peut-être le nom de Gramsci
me viendra-t-il tout naturellement, à moins que je ne pense alors au
premier jour, histoire de m’émerveiller que la lumière et les ténèbres aient
pu être mêlées avant le geste divin de la séparation, et ce sera, vous le
devinez bien, pour me placer dans un avant où mémoire et oubli ne sont
pas encore en contradiction. Mes mains peuvent toucher maintenant le
bord du trou sans redouter l’absence de moi qui est au sommet de moi :
bientôt je ne sais plus si c’est une bouche qui a grandi sur ma face jusqu’à
la dévorer toute ou bien… Excusez-moi, cette direction ne vaut rien si elle
ne vous conduit pas vers l’espace qui paraît vide et ne l’est pas. Rappelez-
vous le fil à plomb et le manteau de la cheminée et les spaghettis que nous
sommes en train de manger, ajoutez-y la chaleur qui se répand, à partir du
feu évidemment mais aussi à partir des cœurs, et mettez encore dans
l’élément que je vous invite à brasser la présence des grands dessins et
celle de la sculpture tout à l’heure visitée. Attention, il faut que vous ayez
tout cela en tête, et pas seulement à l’état d’image ! Est-ce possible ? Je
n’en sais rien. Je ne sais même pas si je les vois ou vous en parle. Je
m’appuie de tout mon poids contre un flot d’air pour qu’il remonte dans la
bouche obscure – la bouche qui toujours souffle au lieu d’articuler ce que
je voudrais enfin entendre. Comment vous faire entendre ce que je
n’entends pas moi-même ? Je me bats peut-être contre un défaut de mon
entendement et non pas contre le mal, à moins que ce défaut ne soit le seul
moyen pour moi d’appréhender le mal. Tout ce que j’entends me paraît
insignifiant… Je ne sais plus où porter mon effort, et cependant je ne peux
pas en rester là. Il n’y aura plus jamais de repos jusqu’à la fin, plus rien
pour garantir le retour à la vie normale. Peut-on vivre sans illusion ?
Autant vous l’avouer : je poursuis un dialogue de sourds avec moi-même
comme si, à coups de mots, je pouvais cogner sur mon ignorance et
l’ausculter à la manière du médecin qui, le doigt plié, cogne sur votre dos.
Vous seule peut-être écoutez le résultat et en tirez les conclusions. Le
silence de l’autre est le miroir de notre parole. Soyez mon silence et
renvoyez-moi ce que ma parole ne me révèle pas. Je ne sais plus si le vent
balayait les collines. Je me souviens de grandes herbes, de tiges d’avoine
et de l’air essayant là-dessus toute une gamme de caresses. Était-ce bien
durant la visite du Site transitoire ? Vous devez savoir que tel est le titre
de la grande sculpture de P. : titre qui fait allusion à son installation
provisoire dans le paysage toscan, et qui désigne également l’une de ses
qualités les plus sensibles et les moins visibles. Je vous ai dit qu’on y
éprouve une forte orientation de l’espace, mais je n’ai pas su vous décrire
l’expansion qu’elle provoque en vous dès que vous restez un moment
immobile, par exemple en vous asseyant sur le cercueil de pierre. Je vous
ai parlé – je crois – du peintre qui, dans l’un de ses écrits, déclare :
« Quand je peins, je vois dans mon dos. » Si ces quelques mots m’ont
tellement marqué, c’est qu’ils nomment un phénomène que, jusqu’à leur
rencontre, je n’avais justement pas su, ou pas osé, nommer… Assis à
l’intérieur du périmètre de la sculpture de P., je me suis vu assis à
l’intérieur d’une forme dont les dimensions s’articulaient si bien avec les
miennes que mes limites en devenaient perceptibles. L’étrange à dire, c’est
que lesdites limites, qui correspondent à celles de mon corps, m’étaient
devenues sensibles tout à coup parce qu’elles étaient dépassées. Je
voudrais être plus précis : le suis-je en vous assurant que je voyais de la
transparence où, d’ordinaire, se tient l’opacité ? La phrase de Matisse
résume ce que j’éprouvais parce qu’elle désigne la région la plus opaque et
son franchissement. La partie visible du monde est toujours devant nous,
toujours devant notre face, aussi en étais-je arrivé à considérer mon dos
comme la cloison arrière de ma vue. La phrase de Matisse a détruit cette
cloison. L’événement s’est-il produit dans le temps de la lecture ? J’en
doute. La lecture l’a autorisé, mais il s’était déjà produit dans un arrière-
pays de la conscience. Je ne crois pas qu’assis au milieu de la sculpture
j’ai pensé à tout cela. L’expérience ne se souvient pas de ce qui l’a
préparée. Maintenant, je rôde autour de chacun des faits de cette journée
afin d’identifier celui qui apporta le mal. Je dis chacun des faits tout en
voyant que la majorité d’entre eux m’échappe. Pardonnez-moi : je suis
incapable de mener mon enquête directement vers son but. C’est que j’ai
le désavantage de connaître ce but, alors que tout bon limier est dans la
situation contraire : il remonte ; moi, je redescends. À moins que – mais je
me refuse à penser cette pensée –, à moins que je ne sois en train
d’enquêter sur ma propre mort et que tout cela, tout ce que je vous dis, ne
serve qu’à me dissimuler à moi-même le sens de mon entreprise. Vous
devinez le doute qui m’agite : est-ce la volonté de guérir qui me conduit
ou le désir d’assister consciemment à ma fin ? Le désir de me glisser dans
son mouvement pour en être l’agent en même temps que la victime.
Imaginez le sacrifice bizarre qui pourrait ainsi être consommé : le
sacrifice de soi par soi. Je me demande – et quelle violence dans cette
question ! si l’accomplissement d’un tel sacrifice ne permettrait pas de
faire communiquer le présent et la durée autrement qu’à travers la
mémoire… Partagez l’idée folle qui me vient d’une continuité de notre
temps individuel pareille à la continuité de l’air ou de l’eau. Et voici que
je me sens plongé dans la vie en cédant au courant qui va me jeter hors
d’elle. Je vous parlais de la sculpture de P., ou plutôt de l’influence qu’elle
exerçait sur ma perception de l’espace : ai-je bien fait comprendre qu’elle
me jetait littéralement hors de moi ? Cette dernière phrase dit très
précisément ce qui m’est arrivé : je crains pourtant que l’état dont je vous
parle échappe à la précision. Pensez-vous qu’il puisse y avoir un lien entre
la mise hors de soi – pardon, hors de moi – durant la visite de la sculpture
et l’attaque soudaine dont a souffert ma langue ? Sans doute ne vous ai-je
pas encore fourni assez d’éléments. Je vous ai parlé de ma crainte d’une
manipulation. Cette crainte doit vous paraître absurde, si même vous ne
l’attribuez pas à quelque névrose de la persécution. Il faut que je vous
conduise à l’envisager fût-ce au moyen de quelques détours. La sortie de
soi n’est pas une situation exceptionnelle. Chacun ne cesse de sortir de soi
ne serait-ce qu’en s’exprimant. Il y a différents degrés dans cette sortie, et
le langage lui sert tantôt de seuil, tantôt de véhicule. Pas seulement le
langage, mais le silence aussi bien ou le travail ou l’amour ou l’une de ces
activités absorbantes qui nous donnent le curieux pouvoir d’être intérieurs
à l’extérieur de nous-même. Ne pensez-vous pas que, dans cet état et aussi
longtemps qu’il dure, chacun se trouve dans une position fragile parce
qu’il expose ce que d’habitude il protège ? Nous sommes, en cet état, plus
nus que nus, et nous n’en avons pas conscience en raison du flux de
confiance et d’abandon qu’il implique. Trouvez donc normal que je vous
demande si quelqu’un ou quelque chose n’aura pas profité de ma nudité –
comment dire ? – de ma nudité mentale tandis que je m’ouvrais
entièrement à l’espace de la sculpture ? Pour vous rassurer quant à ce qui
me fait concevoir cette possibilité, sachez qu’elle succède à la vue d’un
spectacle on ne peut plus courant aujourd’hui et non pas à quelque
élucubration laborieuse. Le facteur m’avait remis un paquet pour mes
voisins absents. Je suis allé frapper à leur porte quand le bruit de leur
appareil de télévision m’a averti de leur retour. Peut-être ai-je assisté cent
fois à la scène que je vais dire : elle ne m’avait pas encore frappé à ce
point… Ayant dit mon nom à la porte, je suis entré sans attendre – ainsi
faisons-nous d’habitude et vous pouvez en déduire quelle familiarité est la
nôtre. Mes quatre voisins étaient dans la seule lumière de leur appareil, et
dans cette lumière, tous les quatre m’ont semblé immobiles à l’intérieur
d’une eau grise. Si j’avais regardé l’écran, il est probable que mon
attention serait allée au récit ou à l’information en cours, donc que je les
aurais immédiatement partagés avec mes voisins. Au lieu de quoi, tout le
monde gardant le silence, j’ai continué à fixer l’élément aérien dans la
stupéfaction de m’y sentir soudain un étranger. Cette sensation était si
violente que j’ai tenté de la repousser comme incongrue, mais elle
résistait : j’ai laissé le paquet en évidence et suis parti… Drôle de vision !
me suis-je dit pour venir à bout de l’obsession persistante d’une scène qui
refusait l’insignifiance à laquelle j’aurais voulu la réduire. Me poursuivait
surtout la lumière grise et sa fluidité envahissante, où les quatre
spectateurs étaient comme les poissons d’un élément innommable. Mais
que j’aurais voulu nommer d’urgence pour défendre mon intégrité. Il se
peut que la décision de m’adresser à vous me soit venue alors. C’est que
l’impossibilité de nommer une chose pourtant sans arrêt présente dans
mes yeux, et l’impossibilité de retrouver le nom d’une personne pourtant
sans arrêt présente – oui, ces deux impossibilités se reflétaient l’une sur
l’autre et m’étouffaient entre elles. Cette oppression a duré jusqu’à ce que
je commence à vous murmurer tout cela. Puis, cependant que je soufflais
vers vous cette rumeur, il m’est venu un cri, une de ces exclamations
muettes qui n’en résonnent pas moins dans le silence de la bouche. Je
devrais pouvoir vous la redire mot à mot, mais j’en ai dispersé les
syllabes. N’ai-je pas crié : J’ai vu la substance de leur âme ? Je ne suis pas
sûr d’avoir désigné leur « âme » parce que, n’usant pas de ce mot, il est
peu probable que je l’aie appliqué à ce que je voyais, mais je suis sûr
d’avoir nommé une partie que mes yeux n’auraient pas dû voir, et qu’ils
voyaient cependant se mêler à la lumière basse. Un peu plus tard,
réfléchissant à la nature de cette lumière, j’ai compris qu’elle émanait,
non pas d’une source naturelle, mais d’un leurre, et qu’en conséquence
elle n’avait pas pour fonction d’éclairer. Et pourtant elle éclaire ! me
disais-je, toujours la regardant en moi telle qu’elle y persistait, obsédante.
Un leurre ! Rien qu’un leurre ! protestais-je. À quoi servent les leurres ? Je
me suis débattu longuement dans la très désagréable impression d’être
violé par la présence interne d’une lumière vainement repoussée, et que je
voyais désormais sans la voir. Ensuite, la pensée m’est venue que cette
lumière servait d’appelant – qu’elle m’appelait vers une image que
j’aurais dû voir et dont elle n’occuperait pas maintenant la place si je
l’avais vue. Cette substitution m’a beaucoup troublé : substitution d’un
rien lumineux à une chose illusoire qui m’aurait fait croire sans problème
à sa réalité. Je voudrais savoir ici dédoubler des dimensions qui se
recouvrent et s’occultent : je vois que la luminosité, qui m’obsède, est
douée d’une réalité que ne possède pas l’illusion engendrée par l’image,
mais cette luminosité devient fictive à l’intérieur de l’image tout en dotant
celle-ci d’un espace réel. Comment faire la part de ces choses tremblantes
et solides autant que de la buée ? Illusion et illusion se tressent si bien que
n’importe quelle référence au monde visible nous y tient lieu de réalité.
Aucune image ne contient la moindre parcelle de ce qu’elle nous montre,
mais nous y voyons sans aucune peine la totalité du montrable. Inutile de
poursuivre, je ne vous parle pas pour reconstituer : je vous parle pour
organiser ma résistance à un mal dont je mesure les progrès dès que j’en
ausculte la présence. Vous devinez bien que je ne vous raconte pas sans
raison la scène que je viens d’exposer. Oui, pas sans raison, mais cette
raison se forme en même temps que je vous parle, et je compte justement
sur cette formation pour voir apparaître une connaissance que je n’ai pas.
Voilà qui éclaire un peu mon mouvement – ma volonté de parler,
éventuellement de raisonner ! N’y a-t-il pas une ressemblance entre ma
position au milieu de la sculpture de P. et la position de mes voisins au
milieu de cette luminosité ? Sans doute étais-je dans un état de projection
tout autre que le leur : moi, dans un élan ; eux, dans une passivité. Cette
différence ne me satisfait pas même si je la trouve assez justement
formulée. Pourquoi ? Pour la raison qu’on ne saurait s’extérioriser sans se
porter hors de soi. Mais que porte-t-on hors de soi sinon son intérieur ? Et
c’est alors – n’est-ce pas ? – comme si effaçant la peau, effaçant ses
limites, le corps se répandait dans l’espace environnant, ou bien comme
s’il se l’incorporait. Quel rapport, direz-vous, avec le mal dont vous
m’entretenez depuis des heures ? Oh ! je proteste, ne sentez-vous pas venir
ce que j’attends, moi qui vous parle dans l’espoir que votre bouche,
brusquement, reflétera le sens de ce que la mienne déverse en elle sans
savoir ? Ma vie tiendrait-elle encore sans cette activité qui la prolonge ? Je
sais que ma peau va devenir pareille à l’enveloppe du ballon qui se
dégonfle. Croyez-vous que j’exagère ? Je voudrais souffrir d’une maladie
normale et bien visible pour que vos doutes soient levés – et les miens.
L’espace dans lequel je suis atteint devrait pouvoir se montrer. Je vous
donne à voir cette lumière dans laquelle flottaient mes voisins. Vous
l’avez déjà vue sans doute, c’est une lumière anémique. Et anémiante, le
contraire du flot jailli de la légendaire fontaine de Jouvence. Voyez
comme chacun, désormais, possède chez soi une source mortifère. Elle
coule et votre vitalité dépérit. Vous n’y êtes pas, me criez-vous, et il est
vrai que je ne suis pas dans cette lumière. Vous n’y étiez pas là-haut non
plus, continuez-vous, là-haut sur la colline toscane, où vous craignez à
présent d’avoir attrapé le mal. Cela, faites-vous dans un sourire, cela ne
s’attrape pas comme un rhume ! Je me défends d’avoir exprimé cette
crainte, puis je reconnais vous l’avoir suggéré. C’est qu’étant là-haut, sous
l’influence désarmante de l’œuvre de P., je me suis ouvert à tous les vents.
Entendez bien qu’il ne s’agit pas d’une image. Vous savez que je n’aime
pas le mot « esprit » parce qu’il s’emploie depuis toujours pour désigner
une existence déliée de celle du corps. Tant pis, faute d’un mot plus
régionalisé, je dirai d’abord que l’esprit est cet espace que le corps dégage
en soi-même pour s’y penser, et que cet espace, parfois, se répand à
l’extérieur, au risque d’y être pollué. Pourquoi pas volontairement ? Le
langage circule de l’intérieur vers l’extérieur et réciproquement : il peut
donc devenir l’agent secret par excellence, le traître qu’on introduit chez
soi sans le moindre soupçon puisqu’il en fait déjà partie. Imaginez les
conséquences de cette intimité soudain devenue perverse… Aucun moyen
d’être prévenu, aucun moyen de se défendre. Pourriez-vous cesser de
parler afin d’interdire votre bouche au mal ? Oui, certains l’ont fait
autrefois. Mais comment cesser de penser ? Vous voyez-vous démasquer
tel ou tel mot douteux, puis l’écarter ? Attention, police de la langue ! À
quoi bon, ferait bien vite le cerveau, il est toujours trop tard puisque ces
mots qu’il faudrait exclure, je les ai déjà pensés. Pouvez-vous relever le
trajet de leur pénétration et voir ce qu’il en est du contact ? Il en va des
mots comme des virus ou des germes, c’est une peste invisible, mais
capable aussi bien de remplir le rôle de contrepoison. Retournons, si vous
le permettez, une dernière fois en Italie, non que j’espère de ce retour la
chose que j’y cherchais – quelle est-elle d’ailleurs ? Ne vous est-il jamais
arrivé d’être malade sans réussir à localiser votre mal ? Je vous ai parlé de
la sculpture et du dîner : de rien d’autre me semble-t-il… P. est venu me
chercher à Florence. Nous avons quitté la ville très vite, après voir rendu
visite à une seule peinture, dans une église. N’était-ce pas le portrait d’un
condottiere ? Je devrais souffrir du trou qui se creuse ici, mais s’enfonce-
t-il, pour la vider, dans ma mémoire ou dans ma vue ? Force m’est de
reconnaître que je m’en fiche. La première blessure de ce genre serait-elle
la seule douloureuse, toutes les autres étant neutralisées par la souffrance
déjà subie ? Il me vient une autre pensée : elle voudrait que les blessures
reçues dans le temps ne soient pas de même nature que celles reçues dans
l’espace. Je crie aussitôt que pareille fadaise ne sert qu’à me faire oublier
l’oubli. La pensée rentre donc ses éventuelles conséquences et me revoilà
sur l’autoroute, qui mène à Sienne. La campagne est verte à part quelques
labours récents. Campagne, labours : ces mots ont surgi spontanément,
mais à partir de quelle région intérieure ? La mémoire ne les aurait-elle
pas soufflés pour vite passer à autre chose ? Je ne vois rien, ni champs, ni
prairies. Peut-être ma question a-t-elle interrompu le souvenir trop tôt ?
L’interruption, en tout cas, fait à présent barrage, et je ne trouve rien en
amont, rien que du gris, du flou, du silence. Faut-il appeler silence un… Je
cherche en vain le mot qui pourrait désigner la terre vaste, la zone morte,
la partie cotonneuse, la région atone ? Nous avons quitté l’autoroute pour
aller faire des courses dans un village, puis en avant parmi les collines ! Je
vois des crêtes, des vallons, de vastes maisons inhabitées, désirables. Je
me souviens d’un concert sur la terrasse d’un château : c’était dans un
autre temps, et je le sais, parmi les vignes de chianti classico, parmi les
oliviers qui ne poussent pas ici. Nous avions cueilli des mûres, puis
marché vers un petit bois. Ce bois désormais monte la garde autour d’une
stèle couchée dans l’herbe et les feuilles mortes. En me penchant, j’ai
aperçu des mots gravés en creux : Tutto cio che è corpo / diventera
danzante / Tutto cio che è spirito / diventera uccello… P. m’a fait visiter
sa maison. Nous avons déjeuné puis repris la route des collines pour aller
voir la sculpture. Je vous ai déjà dit que nous sommes rentrés après la nuit,
et que j’ai regardé les grands dessins pendant que P. allumait un feu,
préparait des pâtes, etc. Quel rapport, selon vous, entre ces quelques faits
et l’épaisseur de la réalité ? Un peintre dispose une pomme, un couteau, un
morceau de pain et l’on voit sourdre la lumière de son amour. Qu’est-ce
qui vous empêche, me direz-vous, d’en faire autant ? Rien, sinon cette
obsession de vous prendre à témoin et donc de vous fournir des éléments
concrets dans l’espoir de provoquer à la fois la répétition essentielle et,
grâce à elle, votre témoignage. Oui, un doublet absurde ! Vous disant mon
projet, je ne peux l’énoncer sans me rendre compte qu’il tremble, et que
son tremblement est aussi le mien à l’idée que je pourrais vous faire voir
ce que je cherche à voir. Oui, le représenter si bien qu’il en deviendrait
visible ! Pensez-vous que le lépreux réclame un miroir ? Il a trop peur de
son visage. Moi aussi j’ai peur d’apercevoir au centre de ma tête quelque
carie repoussante. Tous ces mots que je dépense dans votre oreille vous
évitent de me regarder en face. Désirez-vous vraiment lever les yeux ?
Vous n’y pensiez même plus, avertie que vous êtes du danger par cette
ondulation qui court à la surface de ma voix. Pourtant, vous et moi savons
parfaitement qu’il n’y a rien à voir, sauf un reflet sur mon visage – je
n’ose dire de quoi ? Qu’est-ce qu’un reflet ? Une chose douteuse, et qui
donc permet le doute, n’est-ce pas ? Trouvez-moi bonne mine : vantez
mon apparence, et je me sentirai mieux. C’est une très vieille
thérapeutique. P. ne vous a-t-il rien confié à mon sujet ? Est-il entré dans
mon jeu au point de ne pas remarquer l’accident ? Posez-lui la question
sans qu’il sache de quoi il retourne. Je revois la lumière malade et mes
voisins : j’aurais pu attraper la mort chez eux, si la chose n’était déjà faite.
Remarquez la fréquence du mot « chose », c’est le joker qui me permet de
réserver le mot unique, le mot que je prétends chercher et que je vous prie
de trouver à ma place. Je ne sais pas s’il faut annoncer au malade – je le
suis – que sa maladie est mortelle. Je crois que oui. Décidez-en : je vous
aime suffisamment pour supporter que vous soyez mon ange noir, mais si
vous le devenez, ce sera en dépit de vos ailes de ténèbres que je vous
aimerai. Voyez comme je m’emploie à retarder le moment de vérité. De
même faisions-nous pour retarder l’instant de la petite mort. Pardonnez-
moi si je profite obstinément de l’obligation de parler, c’est vous qui
m’avez reproché d’être évasif. Je n’avais inventé cette formule – le
syndrome de Gramsci – que pour vous cacher ma douleur et orienter votre
attention vers des affaires moins intimes. N’ai-je pas essayé de vous
expliquer la passion de Gramsci pour la langue ? Et surtout pour la syntaxe
dont il disait qu’elle est bien plus essentielle que le lexique. C’est la
syntaxe, par exemple, qui fait de l’anglais une langue germanique en dépit
d’une majorité de mots d’origine latine ; la syntaxe qui fait du roumain
une langue néo-latine en dépit d’une majorité de mots d’origine slave. Je
vous cite cela de loin et en me demandant si, ce soir-là, je n’ai pas espéré
minimiser mon mal en le rapportant au lexique. Un mot manquant, quelle
importance quand il y en a des milliers, des dizaines de milliers, sauf que
tous les mots ne se valent pas… Ni tous les visages, ni tous les jours. Vous
pouvez comprendre par conséquent combien me désespère la résistance du
jour que vous savez à se fondre tout entier dans la confidence que je veux
vous en faire. Il existe sans doute un rapport entre le temps et la syntaxe,
entre l’insaisissable et la manière dont se combinent les différentes
propositions. Toujours en pensant à Gramsci qui, dans une lettre de 1936,
distingue « imagination concrète » et « imagination abstraite », je crains
que cette dernière ne m’interdise la reconstitution susceptible d’indiquer
l’irruption du mal. Il est impossible qu’un nom pareil m’ait manqué
brutalement. Quelqu’un ou quelque chose a dû anesthésier en moi une
faculté particulière, une sorte de nuancier de la mémoire, et cette
anesthésie est la raison pourquoi je n’arrive pas à vous dire autre chose
que : le feu crépitait dans mon dos, nous mangions des spaghettis, l’eau du
robinet était blanche… Je m’étonne de voir aussi nettement cette couleur,
qui coule et se répand, et qui est en tout point semblable à la luminosité
dans laquelle baignaient mes voisins. Il y a dans cette blancheur je ne sais
quelle neutralité universelle, mais comment puis-je la qualifier de cette
façon alors que je pense aussi à du sperme ? Je me souviens aussi tout à
coup, et pardonnez-moi si je titube d’une pensée à une autre, que Paul
Klee parle d’une détermination spermatique de la forme, et parle
également, à propos de la force créatrice, d’une forme de matière qui n’est
pas perceptible aux mêmes sens que les autres espèces connues de matière.
M’accuserez-vous de divagation si, m’appuyant là-dessus, je vous souffle
que, ce soir-là, dans le calme de la maison de P., où circulait tant de
matière imperceptible, quelqu’un a pu profiter de la confiance ambiante
pour passer à l’attaque avec toute la discrétion que permettent les
connaissances actuelles. Je n’en ai pour indice que le pouvoir aliénant de
la lumière blanche, et voyez à quoi tiennent les choses : je n’y ai pensé
qu’en revoyant mentalement couler l’eau minérale sur l’évier. Il vous
faudra inventer un détecteur d’influences, mais n’est-ce pas vous qui m’en
suggérez la nécessité à travers votre écoute et l’attraction qu’elle exerce
sur moi ? Souvenez-vous de la passion dans laquelle nous jeta ce livre sur
la réalité où nous apprîmes d’un physicien très sérieux que la formation –
aujourd’hui – de telle ou telle pensée dans notre corps pouvait fort bien
faire écho à l’activité d’un cerveau futur. Pour nous, tout devint alors sans
bornes, et le temps, lui aussi, perdit le dos que lui fait le passé. Je ne sais
plus où porter ma vigilance ni à quel temps conjuguer le verbe qui s’agite
sur ma langue. Supposé que notre ennemi ne soit pas encore né, mais
néanmoins actif. Il a sur nous l’avantage que lui donnent la connaissance
de notre syntaxe et l’impossibilité où nous sommes d’en modifier les
circuits si nous voulons continuer à nous entendre. Le 20 juillet 1931,
Antonio Gramsci écrit à sa très chère Tatiana : « Je tourne dans ma cellule
comme une mouche qui ne sait pas où aller mourir. » Il précise que cette
expression est d’origine sarde. Je fais – n’est-ce pas ? – la même chose : se
pourrait-il que vous m’y poussiez ? Que ce soit vous qui rendiez folle la
mouche ? Je n’osais pas vous le dire, mais sachez pour finir que je ne suis
pas dupe. Je détruisais votre emprise en vous dissimulant que je la
mesurais. Vous ne saurez jamais ce que j’ai croisé dans la maison de P. ni
ce qu’il y avait dans l’air de la maison voisine. Vous rêvez d’une séduction
souveraine, qui mettrait chacun sous votre pouvoir. Regardez comme je
vous observe à travers mon trou : il faut déplacer le point de vue à défaut
de pouvoir déplacer la syntaxe. Quel coup prévoyez-vous à présent que j’ai
balayé l’échiquier mental ? Moquez-vous : je me défends comme je peux,
seul contre tous. Mon cerveau est une fourmilière en déroute : j’assiste à
la débandade en suivant des yeux le un à un alors qu’il me faudrait
visionner l’ensemble pour voir enfin l’image radiographique tant
recherchée. Vous savez trop bien quelle autoscopie j’ai poursuivie : je
voulais que vous lui serviez de plaque réfléchissante, et que ma parole soit
la décharge lumineuse… Allons-nous continuer à mourir chacun pour soi
dans notre coin ? Et à quoi sert alors de se comprendre si c’est pour
constater au bout une séparation de plus ? Tutto cio che è corpo / diventera
danzante, est-il écrit dans les collines et : Tout ce qui est esprit / deviendra
oiseau… Ne m’en veuillez pas de l’effort que je fais vers vous, ni d’avoir
douté de vous. La langue me manquera bientôt, et cependant je la trouve
trop inusable. Les amantes redeviennent intouchées, intouchables, dès
qu’elles quittent vos bras. J’essaie maintenant de vous étreindre en l’air,
mais que faites-vous de mon souffle ? Pardonnez-moi de déplacer ainsi ma
douleur et dites-moi franchement ce que vous en pensez, ce que vous en
savez. Rappelez-vous ce qui arrive quand on regarde la surface du miroir
au lieu d’y regarder le reflet : pourquoi ne regarderiez-vous pas la peau de
mes yeux au lieu d’en observer le message ? Question de méthode, disait
Gramsci, en recommandant une étude philologique minutieuse afin
d’identifier les éléments stables et permanents. Je ne vous crois pas
complice de l’agression, mais je devais en émettre l’hypothèse dans le
souci philologique de distinguer tous les éléments de mon mal. J’aurais
pu, ce soir-là, penser à vous et non pas à Gramsci. Qu’aurais-je éprouvé si
votre nom m’avait manqué ? J’imagine que P. vous aurait retrouvée
aussitôt, mais cela m’aurait-il comblé ? J’ai lieu de supposer tout le
contraire, et je me vois furieux – discrètement – d’en avoir tiré la
confirmation qu’à trop fréquenter votre trou, P. y gagnait de l’aise avec les
autres. Laissons cela, il y a beaucoup moins de sensualité dans l’air de la
maison que dans celui des dessins, et je ne crois pas que vous aimiez à
vous rouler dans le fusain. N’allez pas croire que l’attaque contre ma
langue a pu être facilitée par la distraction qu’un moment de jalousie
aurait suscitée en moi. Je vous suis très librement attaché, tout le
démontre, et d’ailleurs il ne s’agissait pas de vous. J’aurais dû vous faire
parler davantage. Pourquoi P. ne vous aurait-il pas appelée depuis, et
justement pour vous raconter ce que je ne réussis pas à vous dire ? Tout le
monde possède la clé de son mal, sauf moi. Je ne veux pas être l’un de ces
moribonds que l’on bassine d’avenir : j’ai le droit de tout savoir de mon
état tout comme vous avez le devoir de m’en instruire. Que me cache-t-
on ? Je ne sais pas quel spécialiste consulter : existe-t-il des spécialistes en
mort prochaine ? Quelques philosophes, bien sûr, mais ceux-là vous
enveloppent la chose dans un système où Ariane elle-même ne saurait plus
dans quel sens va le fil. Il y a si longtemps qu’aucun philosophe n’a pris
son verre de ciguë, tant de siècles que tous vivent d’après l’expérience
d’un seul. Avant de juger, il faut connaître – écrit Gramsci, cahier 17 –, et
pour connaître il faut savoir tout ce qu’il est possible de savoir… Je
partage ce principe et c’est pourquoi je suis incapable de juger un mal qui
ne me laisse pas le temps de tout savoir de lui. Qu’attendez-vous pour
intervenir ? Vous pourriez au moins me prendre dans vos bras. Je ne vous
demande pas de l’amour. Je ne suis plus à même d’apprécier nos jeux
anciens. Une noirceur m’a pris, une sorte de lumière noire. J’avance
parfois ma main dans cette direction : je me dis qu’arrivent par là les
vitamines du mal. Cette absurdité ou une autre, qu’importe ? À défaut de
juger, il faut bien sentir et interpréter vaille que vaille la sensation. Je suis
un peu trop émotif. Cela faisait dire à ma mère : Le pauvre enfant,
comment supportera-t-il la vie ? Ma mère manquait de cœur : elle posait
la question devant moi, et je me détournais pour cacher mes larmes – ou
pour confirmer son jugement. Sans doute dois-je à cette situation répétée
ma petite déréliction particulière : j’ai sous la peau l’équivalent d’un rire
jaune qui, tout à coup, me prend dans le bonheur. Ce mal a peut-être appelé
l’autre. Et il fallait bien que ce dernier finisse par convoquer la fin.
Accordez-moi que j’aurai tout envisagé, y compris cette autotrahison
permanente. A-t-on jamais analysé la peur de soi ? Non pas comme un
Jekyll peut craindre son Mister Hyde, mais comme… Attendez, les mots
me manquent ! Comme une pulsion de vie découvre en pivotant sur elle-
même qu’un élan de mort la pousse en avant. Pensez-vous que cette vision
est le fait d’une imagination abstraite ? J’y vois plutôt un mouvement
sauvage, un comportement digne des temps originels, quand l’âme avait
encore des dents pour mordre le destin à la gorge. La compréhension, le
savoir sont des morsures dégradées. Ne me dites pas que penser est un
acte, incitez-moi plutôt à replanter les dents que la pensée a limées. Je
vous remercierai en mordant votre nuque, exactement comme vous aimez.
Puis nous marcherons sous les arbres, dont les oiseaux font parfois des
bouquets de cris, puis nous serons arrivés devant la porte de pierre et je
vous lirai les quelques mots inexplicables que P. y a gravés pour me serrer
le cœur : La boue a envahi la cour où s’assemblaient les joueurs de marelle
l’herbe folle efface les fins lacets du labyrinthe abandonné…
LA MALADIE DE LA CHAIR
Les yeux morts n’en sont pas moins les yeux, et
qu’ils ne voient pas attire le regard plus
sournoisement que des yeux vivants, désigne au
milieu du visage un trou (une fente ?) où celui-ci
acquiert une sorte d’étrange force qui est une
vérité plus nue que l’organe de la miction […] :
un enfant peut-il se défendre d’en être fasciné ?
Michel Surya,
Georges Bataille, la mort à l’œuvre1

...... Vous évitiez ma parole tout en multipliant les tentations capables de


briser mon silence. Vous faisiez battre en retraite votre écoute comme s’il
vous était possible d’augmenter la profondeur de votre oreille. Vous
reculiez devant mes confidences à mesure que, grâce à vous, elles
devenaient inévitables, et tant pis pour ma mémoire mise ainsi à
l’estrapade par les tiraillements que lui infligeait l’égalité de votre
distance et de votre intérêt. Vous faisais-je peur en mêlant mon cœur aux
mouvements de l’aveu ou bien vouliez-vous me faire subir je ne sais
quelle épreuve de la glace et du feu ? Vous ne pouviez ignorer ni ce qu’il
m’en coûtait ni ce que j’engageais. Vous pouviez seulement douter de
l’incroyable, mais de manière à m’en faciliter l’aveu. Vous désiriez peut-
être que mûrisse en moi ce qui pourtant s’y trouvait mieux enterré… Vous
accepterez, cette fois, que je reprenne tout pour tenter d’y mettre de
l’ordre : tout depuis le début. Vous me devez cette attention même si, je le
sais, vous ne me devez rien – en vérité, vous me la devez parce que vous
ne me devez rien. Vous avez déjà compris que je supplie sous mon air de
réclamer. Vous ne sauriez me tenir rigueur d’une duplicité que je dévoile
aussitôt. Vous connaissez d’ailleurs le fonctionnement de ma mécanique.
Vous avez deviné à quelle urgence j’obéis enfin en vous priant de
m’écouter. Vous n’êtes pas insensible à une certaine tonalité, à une
vibration, et vous pardonnerez aux mots qui tremblent là-dessous de ne
convenir ni à votre pudeur, ni à votre réserve. Vous savez un peu d’où je
viens, ce que j’ai traversé, mais vous le savez en quelque sorte
formellement, comme si vous n’aviez jusqu’ici connu que mon vêtement
et jamais ma peau. Vous m’avez dit une fois : J’aurais voulu tenir votre
main quand vous étiez enfant pour vous conduire le long des couloirs vers
le sommeil. Vous pensiez aux terreurs illusoires que provoquent les
craquements d’une vieille maison, les soupirs exhalés par les choses
nocturnes : vous touchiez mon territoire sans soupçonner que, sous lui,
j’étais dans la crispation, dans l’horreur et la honte. Vous ne pouviez
imaginer la cave, ni moi dans sa noirceur, ni surtout cette chose dans ma
main, cette chose dont j’ignorais encore la nature sans pouvoir
m’empêcher de la deviner par l’intuition terrible de la chair. Vous
repoussez bien sûr cette image, voulant, ne voulant pas que je vous jette le
nom exact de cette crudité. Vous ne souhaitez pas qu’apparaisse au milieu
de notre relation cet encombrement douloureux, et je vous comprends, moi
qui suffoque à sa simple évocation. Vous ne pouvez me suspecter de
vouloir que pétille en vous quelque curiosité malsaine ou, pire encore,
quelque élan pitoyable vu le temps que j’aurai mis à passer devant vous
aux aveux. Vous les avez préparés, ces aveux, par des semaines, des mois
d’attention même s’il vous arrivait de les couper de froideur ; par des
tendresses quand vous remarquiez que mon entrain ou mon sourire se
fanaient trop brusquement. Vous avez été présente quand mes fantasmes
réclamaient un pansement, quand mes questions désiraient des réponses.
Vous savez que jamais je ne me prête facilement, donc que ma démarche a
quelque chose d’insolite, et même d’exceptionnel. Vous avez noté ma
répulsion instinctive pour les caves, les bouches d’égout, les escaliers qui
mènent sous la terre ; ma raison de fuir ces derniers est double : elle doit
beaucoup à mes souvenirs et un petit quelque chose à cette ombre que le
feu atomique imprima sur des marches de pierre. Vous avez deviné, j’en
suis sûr, que l’évocation de cette dernière n’a surgi qu’afin de me
permettre de bifurquer, ici, vers une direction impersonnelle dont le
parcours me permettrait, mine de rien, de fatiguer mon désir de
confidence. Vous devriez me répliquer que telle est ma démarche ordinaire
depuis le temps que j’essaie de vous parler. Vous pourriez même préciser
que ce glissement devenu spontané est le trait de caractère qui vous séduit
chez moi parce qu’il entretient, chez vous, le sentiment qu’un de ces jours
vous l’arrêterez en provoquant une révélation. Vous avez raison, sauf sur
un point : c’est moi qui cherche cet arrêt, moi seul, mais je vous accorde
que je le cherche beaucoup plus activement depuis que je vous connais, ce
qui signifie probablement que nos désirs se complètent, ou bien que vous
représentez vis-à-vis du mien la sollicitation la plus efficace. Vous n’usez
cependant pas de vos charmes pour me presser, et voilà ce qui augmente la
qualité de votre attrait… Vous riez de moi : vous riez de la diversion que
je fais durer. Vous ignorez une chose capitale : vous ignorez que ma
décision est prise et que, coûte que coûte, elle sera immédiatement suivie
d’effets. Vous avez pu mesurer déjà mon obstination et constater qu’elle
me sert de volonté. Vous ai-je dit que la cave était sous la maison, qu’on y
descendait par une trappe dont on soulevait le battant dans le parquet de la
cuisine, ce qui me faisait croire que la surface dudit parquet n’était pas
sûre, qu’elle pouvait à tout moment s’ouvrir comme une paire de
mâchoires. Vous n’avez pas idée du repoussoir qu’était pour moi cette
partie d’une pièce que, par ailleurs, je préférais à toute autre pour sa
chaleur, ses odeurs, son mélange justement de lumière et d’ombre. Vous
savez que la grande cheminée y était ma hutte d’hiver, ma caverne d’été.
Vous avez fait griller des soldats de plomb sur la braise avec mes
souvenirs, et saupoudré de cendres chaudes le crâne fraîchement scalpé
des poupées habillées de bure et de cornettes. Vous trouvez incroyable que
mon père ait pu soulever la trappe et descendre le raide petit escalier de
chêne : moi aussi. Vous avez sur moi le désavantage que la chose me
paraît incroyable tant que je raisonne comme vous, mais qu’elle se
transforme en certitude dès que je me souviens. Vous avez refusé de venir
dans cette maison – refusé avec un entêtement bizarre : il vous manquera
toujours d’avoir senti l’haleine qui monte de la trappe ouverte. Vous
pouvez imaginer le petit garçon près de l’infirme, et comment son épaule
sert de soutien : vous ne pouvez imaginer le souffle dont le voilà aussitôt
enveloppé et sur lequel j’ai essayé tous les adjectifs qui vont de la fétidité
à la décomposition sans pouvoir me satisfaire d’aucun. Vous repoussez
maintenant ces images en usant du fait que, moi-même, je vous ai décrit
l’infirme complètement grabataire, et ne quittant jamais un fauteuil qui
n’était pas roulant. Vous me renvoyez ainsi à mes fantasmes, à moins que
vous n’utilisiez ce renvoi pour détruire mes souvenirs d’enfance. Vous
prétendez que cette destruction est pour mon bien car elle chassera les
fumées où dansent mes débuts dans la vie. Vous me ramenez à la trappe
pour vous inquiéter du système d’ouverture, du poids, de la position
finale – et alors, était-elle entièrement rabattue ou non ? Vous savez que la
mémoire oublie les détails ou bien les grossit au contraire de telle sorte
que, si l’on peut hésiter sur la manière dont se rabattait une trappe, on n’a
pas la moindre chance en tout cas de rabattre parfaitement le passé sur le
présent – ou l’inverse. Vous jouez tantôt avec aigreur de cette difficulté
fondamentale et tantôt avec une ironie qui met à mal la décision que, ce
soir, je veux conduire à son terme. Vous l’avez sentie, cette décision, et
vous avez tout à coup changé de tactique afin de retarder ce que jusque-là
vous souhaitiez m’aider à faire venir au plus vite. Vous en savez
certainement plus long que vous-même ne le soupçonnez faute d’avoir
jamais rassemblé les éléments que je vous ai livrés d’une façon éparse afin
d’en réduire la teneur. Vous auriez pu me surprendre en faisant leur somme
ou leur synthèse, et me jeter dans la peur, découvrant que j’en avais trop
dit, d’avoir tout mal dit. Vous auriez pu également faire ainsi de l’aveu
complet un moindre mal. Vous n’avez pas risqué cet effort, faute sans
doute d’avoir deviné derrière mon visage l’équivalent de la cave, mais en
bien plus profond, plus sale, plus désastreux. Vous regardez ma bouche
avec inquiétude : elle ne peut pas s’ouvrir dangereusement, et quel danger
pourriez-vous courir à l’écouter ? Vous m’avez dit l’autre jour – était-ce
pour m’encourager ? – que les mots effacent parfois dans la mémoire les
vieilles douleurs, oui, qu’ils en font monter les vapeurs vers la lumière, et
que celle-ci les dissout. Vous auriez pris ma main, assuriez-vous, mais
attention les choses n’étaient pas si tranchées : j’aimais de tout mon cœur
l’infirme en dépit du mal que sa vue me faisait, ou à cause de lui ; je
l’aimais à travers le désir qu’il m’inspirait de m’offrir en sacrifice à ma
propre répulsion, ou au moyen d’elle, pour que soit avivée sans cesse la
plaie d’amour. Vous n’acceptez pas qu’un petit garçon de six ou sept ans
ait pu éprouver un tel sentiment, c’est que vous ne savez pas ce que
pouvait le catéchisme en ce temps-là, ce que pouvaient les images du
purgatoire et de l’enfer, et par-dessus tout les images des supplices
supportés par les saints martyrs. Vous n’avez pas oublié les blasphèmes
que je vous ai racontés, mais ils étaient sans dates comme les histoires de
fantômes dans les couloirs ou les sonneries des calendes. Vous avez
l’image d’un enfant sevré de toute foi par les circonstances, vous devriez
plutôt réfléchir à ceci : quel exutoire pour l’imaginaire d’un très jeune
garçon plongé chaque jour dans l’horreur au point que cette dernière lui
paraît la norme naturelle ? Vous m’objectez que ce garçon, même s’il vit
dans l’univers clos d’une petite ville de province, silencieuse et
catholique, n’ignore pas que la situation est différente dans les maisons
voisines. Vous auriez raison si l’enfant n’éprouvait, par la combinaison de
la douleur et de l’éducation, une attirance folle pour son propre malheur,
et la volonté par conséquent de transformer en signe d’élection ce qu’il
devrait au contraire ressentir comme la preuve de sa déréliction. Vous ne
voyez là, je le sens, qu’une attitude propre à l’autodéfense, et c’est hélas
un point de vue superficiel, lié sans doute à la sensibilité d’aujourd’hui,
alors qu’il s’agissait d’une sorte d’exorcisme comme savent en inventer
les enfants quand ils redécouvrent des structures qu’ils ne sauraient
concevoir, mais dont ils développent les vertus animistes avec une
maîtrise parfaite. Vous comprenez à présent, si toutefois vous m’avez
suivi, que je n’ai pas avancé au hasard le mot de « sacrifice », et dans le
même mouvement vous devez comprendre que la répulsion était l’arme
dont se servait l’enfant pour s’ouvrir le cœur. Vous voilà donc capable de
saisir dans la scène de la cave un sens quelque peu différent de celui
qu’elle proposera si je vous en fais le récit tout crûment, ce qui me reste
d’ailleurs difficile pour la raison que cette crudité est le couteau, plus
exactement le couperet sous lequel j’hésite à pousser ma tête à présent que
le temps, ou plutôt mon âge, m’a donné la certitude qu’en vous disant le
tout de cette affaire, je ne vous livrerai pas le fond de sa réalité. Vous
voyez que je ne tergiverse plus, que je suis lancé sur les traces d’une vérité
dont je sais, à mesure que j’en relève les brisées, qu’il me faudra
patiemment les imbriquer l’une à l’autre pour avoir une chance de vous
livrer autre chose que des souvenirs. Vous avouer ce que j’ai ressenti
devant la trappe soulevée, à l’instant où j’ai posé le pied sur la première
marche et où la main de l’infirme est devenue plus lourde sur mon épaule,
vous étonnera : j’ai ressenti ce que mon vocabulaire d’adulte appelle une
« illumination » et que ma bouche d’enfant n’a jamais nommé parce que
ma conscience d’alors était entièrement baignée dans la sensation. Vous
devez cependant apercevoir ici que cette impression première, très forte,
et qui mêlait à ma fierté de servir de guide et de soutien je ne sais quel
vertigineux sentiment de puissance, s’est presque immédiatement
métamorphosée en quelque chose d’aussi violent et de sens contraire par
l’effet d’une prémonition, mais que l’extrême proximité de ces deux
impressions a provoqué entre elles une contamination réciproque qui m’a
durablement désorienté. Vous savez que ces caves sont peu profondes et
que, par conséquent, leur escalier a peu de marches, si bien que la descente
a dû prendre un temps mesurable en secondes malgré la maladresse de
l’infirme. Vous allez deviner que, souvent, j’ai tenté de me représenter la
succession des efforts de cette descente pour écarter la suite, ou du moins
la retarder, mais je me suis heurté toujours à une sorte de mutisme de la
mémoire, à un silence obstiné. Vous n’avez cure de ce problème de surdité
interne, qui peut-être n’a aucune importance, bien qu’il soit la charnière
dont le rabattement fait paraître la terreur sous l’exaltation. Vous avez
sans doute anticipé ce qu’il me faut tout de même préciser – oui, en dépit
du trou dans lequel ma mémoire l’efface – c’est-à-dire comment la main
quitta mon épaule pour venir s’emparer de ma droite et la diriger
fermement vers l’organe qui m’a fait naître. Vous n’avez pas besoin de
porter votre imagination vers cette scène parce qu’elle est déjà irréelle, le
choc puis le détraquement qu’elle a provoqués m’ayant à l’instant même
jeté dans un autre monde. Vous ne sauriez, nul ne saurait envisager la
précipitation qui s’est alors accomplie en moi, moins par la violence du
toucher que par la soudaine certitude de l’existence du mal. Vous
m’interrogerez plus tard là-dessus afin de ne pas rompre le fil que j’essaie
de tenir pour revoir, non le geste que je n’ai jamais vu, mais le visage vers
lequel, j’en suis sûr, j’ai tourné des yeux étonnés plus qu’effrayés. Vous
ai-je dit que les yeux de ce malheureux étaient morts ? Vous ne me croyez
pas ? Vous avez raison de ne pas croire qu’il ait voulu descendre à la cave
dans cet état : il avait encore ses yeux ce jour-là, mais peut-être a-t-il
achevé de les perdre, à moins que je n’aie oublié ses yeux vivants tant
m’ont impressionné ceux qu’il eut par la suite et que ma mère appelait ses
yeux blancs. Vous avez rencontré des yeux malades ou aveugles : la vie
vous regarde encore à travers eux, alors qu’à travers les yeux de mon père,
c’est la mort qui vous regardait – une mort qui me semblait familiale…
Vous souhaitez, n’est-ce pas, que je précise ce qualificatif : je peux vous
dire que je l’ai employé sciemment, et qu’il me vient d’aussi loin que la
conscience de cette lèpre du regard, dont j’étais persuadé qu’elle
contaminait tous les proches. Vous sentez, bien sûr, que des yeux pareils
étaient un objet de fascination pour l’enfant, et qu’il passait son temps à
inventer des explications et des dangers sans les rapporter à quiconque ni
s’aventurer à demander des renseignements sur une maladie qu’il pensait
unique, et par conséquent incomparable. Vous auriez été ma voisine, et
aussi prévenante et dévouée que l’était celle qui occupait ce poste, que
j’aurais baissé la tête et serré bien fort les lèvres à la seule pensée de vous
interroger ou de recevoir de vous une interrogation au sujet du malade.
Vous auriez d’ailleurs pratiqué spontanément cette pudeur des gens qui
sentent l’affliction et la partagent au moins par le silence : vous l’avez
pratiquée dans notre relation en ne forçant jamais la venue de ce qui ne
devait venir que de moi. Vous avez accepté que le temps ait à faire son
œuvre, et il se peut que votre patience l’ait aidé dans ce travail. Vous
saurez à la fin si grâce à lui mes obsessions se dirigent vers l’effacement,
ou bien s’il n’a usé que leur surface. Vous commencez, dirait-on, à me
suivre, mais ne dois-je pas votre écoute à l’illusion qu’a enfin ma
conscience d’être observée par une autre de telle sorte qu’elle ne glisse
plus sur les images et pénètre dans leur épaisseur ? Vous m’obligez à faire
face du seul fait que j’ai osé, devant vous, fixer un premier souvenir, mais
le mot « fixer » en suscite un autre, qui concerne les yeux de mon père et
qui, soudain, arrache mon souffle. Vous m’accorderez de prendre un peu
d’écart en vous disant que ma mémoire ne me présente aucun autre état du
regard, ou plus exactement de l’absence de regard, de celui que je revois
toujours assis dans un vieux fauteuil et enveloppé d’une couverture à
carreaux bruns et rouges. Vous auriez vu le corps d’un fantôme et la tête
d’un supplicié drogué par sa propre douleur – une douleur qui tirait de lui
des quintes de cris terrifiants, où je ne distinguais aucun mot et que je
prenais pour les éclats de voix d’un dialogue secret entre mon père et je ne
sais quelle puissance cachée sous la couverture. Vous apprendrez
maintenant que cette couverture était souvent mal assujettie, et qu’il lui
arrivait de laisser à découvert ce que mon père, un jour, au bas de
l’escalier, avait mis dans ma main. Vous aviez raison de douter : je doute
moi aussi, me demandant tout à coup si je n’ai pas transposé, ou plutôt
déplacé la scène pour répondre à l’ordre qui règle en nous les images et les
oblige à se disposer selon les lois d’une mythologie très profonde,
inscrites à la charnière de la chair et de la langue. Vous avez prétendu un
jour que cette charnière se trouve dans notre bouche : oui, dans votre
bouche basse, ai-je crié, et vous m’avez plaint d’en être privé. Vous me
pardonnerez ce rappel : il a surgi à la pensée de cette région familiale vers
laquelle nous ne portons jamais le regard, mais qui a captivé le mien à
cause d’une situation anormale. Vous avez compris quel mélange de
bouches s’opère ici, mais par défi à l’égard d’une capacité d’association
qu’un manque de vocabulaire met en défaut. Vous ne devez pas profiter
cependant du fait que je suis prêt à rechercher par quel glissement la
couverture entrebâillée a pu devenir la trappe soulevée. Vous n’aimez pas
plus que moi ces jeux explicatifs, mais ne faut-il pas en affronter les
méandres ne serait-ce que pour se convaincre que leur labyrinthe est sans
issue ? Vous devriez m’écrire ce que vous n’arrivez pas à me dire, m’avez-
vous recommandé maintes fois, mais comment aurais-je pu déposer sur le
papier ce qui exige d’entrer dans l’air afin de s’y perdre ? Vous sentez mon
hésitation et moi, je sens votre sexe, je veux dire que je ressens le naturel
qu’avait ma mère pour traiter les parties basses de mon père avec une
espèce de précision tranquille dans laquelle, j’en prends conscience, je
lisais pour la première fois la différence entre l’homme et la femme. Vous
ne pouvez mesurer l’effet de cette impression – moi non plus, qui la
découvre – ni quel bizarre barattement elle a produit dans ma vision du
monde en combinant le geste maternel et l’apparition de l’organe paternel,
tout cela dans des yeux où l’intuition tuait l’innocence sans tuer pour
autant l’ignorance. Vous en dire les conséquences, j’en suis incapable pour
la raison que je les éprouve sans pouvoir en prendre la mesure quand je
vois l’une des mains maternelles saisir l’urinoir sous le fauteuil et le
positionner tandis que l’autre – je veux dire l’autre main – va au bas du
ventre et y attrape ce qu’il faut pour le glisser dans le col de verre. Vous ne
devez pourtant pas vous arrêter sur cette image, mais sur la suivante, et
cette suivante aurait quelque chose de commun avec l’Angélus de Millet si
vous pouviez vous en tenir à l’attitude recueillie de la femme qui, par cette
posture efface l’activité de ses mains – oui, si vous pouviez ne pas penser
en même temps à la peinture la plus noire de la période noire en
considérant l’attitude de l’homme, qui a jeté sa nuque en arrière et qui
tourne vers le ciel absent des yeux révulsés au fond d’orbites creuses et
une bouche ouverte tout armée de dents. Vous supporteriez mal que je
mime pour vous cette attitude dont les mots ne restituent que le schéma, et
dont j’ai parfois pensé m’exorciser moi-même par ce moyen, mais
imaginez d’une part ces paupières baissées, et de l’autre ces globes
humides et vaguement nacrés, puis l’enfant debout dans un coin, qui se
livre tout entier à son observation fervente et à sa répulsion amoureuse.
Vous avez entendu que j’aime l’infirme, celui que les saintes fureurs de
ma mère désignent comme le « déchet », mais que je l’ai en horreur, que
j’ai pour lui une horreur qui me donne des palpitations d’amour, de telle
sorte que je n’ai plus jamais séparé depuis les composants contradictoires
de ma passion, l’un réduisant à l’état de guenilles les objets d’adoration de
l’autre. Vous connaissez les résultats de ce mélange contre nature pour les
avoir éprouvés quelques fois, mais je voudrais vous montrer le visage levé
de mon père, non pour la beauté que la maigreur donne à ses traits, mais
pour la folie qui émane de cette bouche béante et de ces œufs luisants
qu’une mauvaise plaisanterie du destin a disposés dans ses orbites. Vous
verriez que c’est ainsi que je vois la sainteté côtoyer la démence, la
sagesse côtoyer la furie, chacune adressant à l’autre sa prière et son
outrage pendant que l’enfant s’abandonne à une supplication terrible et
douce, à un tremblement qui se propage en l’air pour, tout là-bas, s’en
aller caresser le visage tendu par la crampe de la miction. Vous concevez –
n’est-ce pas ? – qu’une grande affliction puisse avoir sa compensation
immédiate et qu’un petit garçon, à cause justement des facultés de
métamorphoses propres à l’enfance, soit capable d’en faire jouer
spontanément les mécanismes. Vous êtes dans une pièce ténébreuse et nue,
où la lumière est renvoyée derrière les fenêtres par d’épais rideaux, qui
servent à l’occasion de repaire à l’enfant, quand il n’en plaque pas les plis
contre ses oreilles afin d’échapper aux cris. Vous pouvez estimer à trois
mètres la distance qui sépare lesdits rideaux du dossier du fauteuil, mais il
suffit que l’orientation de ce dossier dissimule un peu, beaucoup,
complètement l’infirme pour que la dose de distance paraisse augmenter
selon une gradation que l’enfant connaît bien et qu’il lui arrive de
composer lui-même, encore qu’il préfère la laisser d’habitude au hasard,
c’est-à-dire aux mains de sa mère. Vous n’entendrez jamais les cris, ou
leur équivalent, parce qu’on évite aujourd’hui le voisinage de l’inhumain,
ce qui ne paraît pas être la meilleure incitation à respecter l’humain. Vous
n’avez pas un grand effort à fournir pour voir le vide sous le plafond gris,
la cheminée de marbre noir, le grabat et ses draps sales que le vieux a
souvent conchiés au matin, et qu’on laisse à leur souillure et à leur
puanteur pour ajouter cette punition à celle de la maladie qui, elle-même,
est venue en punition du péché de la chair. Vous êtes trop raisonnable pour
voir circuler dans les airs une sorte de nuée dont je distinguais fort bien
alors l’épaisseur, et qui était la substance mauvaise. Vous savez qu’on
trouve dans les couloirs d’entrée de ces vieilles maisons provinciales un
grand miroir destiné aux visiteurs, et moi, j’allais me planter devant lui en
quittant le déchet afin d’interroger la limpidité de mes yeux pour,
éventuellement, y déceler le trouble qu’avait pu susciter mon séjour parmi
les haleines contagieuses de la chambre – oui, autant de fois je séjournais
près du mauvais, autant de fois j’allais en sortant questionner le miroir,
peinant à y distinguer ce qui venait du délabrement du tain et ce qui
relevait des altérations de mon âme. Vous êtes invitée à pousser la porte,
qui annonce déjà la couleur du bran, et à constater qu’une odeur
épouvantable emplit la pièce, l’odeur de la gangrène et de ces maladies qui
contraignent le patient à expulser sous lui les trop-pleins que l’éducation
et la santé permettent de rejeter au loin. Vous apprendrez à oublier cette
odeur devant le spectacle – non, c’est lui qui vous la fera oublier tout
comme une douleur plus vive chasse la précédente. Vous êtes devant le
résultat d’une infirmité qui dégrade l’apparence humaine sans dégrader
pareillement la conscience de la victime, mais l’entourage assimile bientôt
l’être du malade à son enveloppe, surtout quand la langue cesse d’articuler
clairement réclamations et souffrances. Vous remarquez que nous en
sommes bien là, et que l’individu paternel est moins pitoyable que
répugnant. Vous éprouvez peut-être en sa faveur un sursaut de compassion
en pensant que les puissances du mal travaillent comme les puissances
policières sur l’état des gens, et qu’elles s’efforcent de les rendre
méprisables, mais rassurez-vous, ma mère va venir réparer les apparences
avec sa cuvette, son éponge, ses soupirs et ses litanies – avec aussi le jeu
parfaitement au point de son calvaire. Vous partagerez, je vous prie, mon
rideau : il rend invisible, à moins – pourquoi pas ? – que vous ne préfériez
tenir le rôle du médecin, qui passe tous les mois, et qui vérifie
ponctuellement que le châtiment suit son cours normal. Vous sembliez
étonnée de ma prédilection pour l’histoire de Job : vous comprenez à
présent pourquoi je parlais si familièrement du contact nauséeux du corps
et du fumier, du jaunissement de la peau par la fermentation, des vertiges
que donne la puanteur. Vous tirerez peut-être de ma mère les confidences
que la pudeur ou la honte l’empêchaient de faire à son fils quand il voulait
savoir depuis quand et pourquoi ? Vous me direz s’il était aveugle à
l’époque de ma conception et s’il est bien vrai que j’ai été fabriqué à
tâtons ; vous me direz s’il est possible que j’aie vu la maladie envahir son
corps sans m’en apercevoir tant elle remontait naturellement du bas vers
le haut… Vous avancerez votre main plus vite que ma mère la sienne et
saisirez le réceptacle de verre qui est sous le fauteuil, puis vous glisserez
l’organe dans le col et vous entendrez le jet que par habitude je n’entends
plus – que je n’entends plus parce que toute mon attention se porte vers le
visage, non pour fuir le spectacle ou l’odeur de la miction, mais parce
qu’il se passe là-haut quelque chose que la répétition n’use pas,
n’amoindrit pas, ne défraîchit pas. Vous observez que mon père, dès qu’il
se met à pisser, et par l’effet sans doute de la projection que cet acte exige
de lui, renverse en même temps sa nuque, ouvre grand sa bouche et fait
rouler des yeux qui, je vous l’ai dit, deviennent alors deux formes ovoïdes
et luisantes autour desquelles suinte une espèce de glu limpide. Vous
n’avez jamais rien vu de comparable à l’air d’égarement et d’abandon qui
monte du visage renversé, un air où la folie le dispute à la concentration,
et qui vous déchire entre angoisse et ravissement. Vous voici devant quoi
j’ai grandi. Vous pouvez comprendre qu’en m’affrontant, jour après jour, à
cette vision silencieuse et violente, j’ai senti se consumer très vite en moi
ce dont il faut une vie pour se décaper, aussi ai-je fini par mettre au
compte de la chance la chose qui passait pour faire mon malheur. Vous
pensez bien que j’ai gardé cela pour moi, dans le secret d’un cœur capable
d’opérer discrètement cette transformation. Vous sentez maintenant
grincer dans le rire de mon père la porte qui donne sur la région la moins
fréquentée du monde, celle de l’urgence et de l’épouvante, celle de la
nudité véritable et jamais nommée. Vous connaissez quelques-unes des
inconvenances qui servent de cilice à ma pensée : vous venez d’apercevoir
leur raison d’être dans ce visage à qui l’excès d’ouverture de la bouche
donne l’apparence d’avoir éclaté. Vous voyez combien sa mort est à
mourir de rire, surtout si vous gardez en tête que, plusieurs fois par jour, il
en répète l’explosion. Vous voyez également combien les exercices de la
sainteté paraissent laborieux devant un corps pareillement secoué par la
maladie ou le destin. Vous devez cependant vous méfier de son mutisme,
qui peut céder à tout instant sous la poussée d’un torrent verbal, dont la
véhémence vous emportera dans sa fureur contagieuse, à moins de vous
laisser aller au fil de son délire jusqu’aux cris de rage. Vous me direz peut-
être pourquoi j’aime à nouveau cet homme dès que je vous en parle, moi
qui l’ai tellement haï à partir du moment où, conscient de sortir de
l’enfance, je me suis réjoui de son malheur parce qu’il faisait de nous des
hommes opposés par leur différence : l’un impuissant, l’autre viril. Vous
protestez que je l’aimais auparavant, et je l’aimais en effet pour les
mêmes raisons : n’est-ce pas de cet amour que je suis en train d’énumérer
les ingrédients ? Vous avez pu constater qu’aucun d’eux n’est aimable, et
qu’ils pouvaient par conséquent entrer dans un mélange différent pour
composer de la haine. Vous devez maintenant revenir vers le visage
renversé parce que je ne sais plus en détacher ma pensée aussitôt que j’en
forme l’image. Vous noterez cette fois les détails, et d’abord l’ombre des
dents sur la langue, plus frappante que tout dans le balancement misérable
d’une ampoule sans abat-jour, encore que les deux petits tunnels ténébreux
des narines soient assez fascinants eux aussi, bien davantage en tout cas
que les bizarres circonvolutions des lobes des oreilles. Vous savez bien sûr
que ces détails font ici l’objet d’un grossissement dû au fait que j’ai forcé
votre tête à se rapprocher du sujet dans la pauvre lumière. Vous oubliez
tout cela pour ne fixer que les yeux parce que tout le visage paraît les
tendre vers vous, plus exactement vous les servir. Vous devez, je vous prie,
porter sur ces parties, qui appartiennent encore à la vie, un regard froid.
Vous n’avez qu’à vous aider, si nécessaire, d’un peu de révolte contre moi
à la pensée de tout ce que j’ai manigancé derrière les rideaux, car vous
avez deviné – n’est-ce pas ? — que les diverses turpitudes dont je vous ai
suggéré l’existence ont eu ce théâtre. Vous n’en doutez plus comme si
votre intuition prenait les devants et faisait mine de vous fournir les
renseignements que vous ne devez qu’à ma confiance. Vous tournez à
l’instant vers moi le genre de regard qu’en ce temps-là je tournais vers
lui : un regard de haine et de vengeance qui fait de vous un moi à
retardement. Vous ne pouvez cependant pas me jeter dans le rôle que je lui
faisais tenir pour la bonne raison que je n’ai pas la tête de l’emploi même
s’il m’arrive de me la faire pour me préparer à la mort. Vous pouvez
imaginer des gestes, des attitudes, des provocations, mais vous ne
trouverez jamais la clé de leur fonctionnement parce qu’elle obéit à une
obscénité si profonde qu’il faut y avoir été précipité dès l’enfance pour la
saisir et la pratiquer. Vous êtes déjà lasse de la tentation que vous venez
d’éprouver alors que tout le secret est d’aller vers l’épuisement de sa
propre lassitude afin, par cet écœurement, de se tenir dans le voisinage de
ce qui nous tue. Vous êtes au bord d’une vérité vers laquelle je vous ai
conduite à travers des images brutales, mais pouvez-vous tout à coup voir
le suintement dont, peu à peu, je suis devenu le suaire ? Vous ne pouvez –
nul ne le pourrait – estimer la part de l’imprégnation, et vous devez me
croire si j’affirme qu’elle a pénétré toutes les fibres de mon corps de telle
sorte que je ne porte pas seulement l’empreinte de la déréliction
paternelle, je la suis devenue pour incarner le défi que mon père ne
pouvait pas relever, et que moi j’affronte en me jetant à la tête de ma
propre vie. Vous trouverez cela obscur, même à la réflexion, mais vous y
avez votre rôle : vous le jouez passivement comme l’infirme, sauf qu’à
vous il n’arrache aucun cri. Vous brûliez de questions à propos du petit
théâtre qu’il m’arrivait d’installer dans le dos de l’aveugle, entre le
dossier du fauteuil et les rideaux, comme si j’avais voulu tromper sa
cécité, alors que nous poussions des râles semblables aux siens afin de
remplir ses oreilles des scènes qu’il ne pouvait voir. Vous aimeriez ma
complice pour peu que le temps se retrousse, et pourquoi n’aurait-il pas
des extravagances comme nous en avons ? Vous savez les manigancer, et il
vous arrive même de m’en faire profiter. Vous ne sauriez douter qu’en ce
domaine également j’ai pu être précoce puisque l’impudeur pour ainsi dire
naturelle de la situation m’avait privé d’innocence. Vous n’avez qu’à vous
représenter les yeux blancs pour imaginer la tétanie qu’ils provoquèrent
chez ma petite amie lors de son premier face à face avec le déchet. Vous
pensez bien que je ne l’avais pas prévenue afin de m’assurer le plaisir
d’une réaction pure, mais j’ignorais vers quoi, je vous le jure, cette
observation pouvait m’entraîner. Vous reconnaîtrez que ma préméditation
n’avait aucune chance d’aller jusque-là pour la raison toute simple qu’on
ne saurait préméditer l’inconnu. Vous constaterez que l’événement
survient au cours de l’hiver parce qu’il faut qu’à son heure, qui est la fin
de l’après-midi, le jour soit déjà mort pour que j’aie pu conduire la fillette
dans le noir, la planter devant l’infirme, et que ce dernier ait été invisible
au fond de son fauteuil. Vous devinez que l’ayant laissée là, presque au
contact du corps terrifiant, je suis allé vers le bouton de porcelaine et que,
soudain… Vous doutez de ce détail, mais la lumière n’en jaillit pas moins
subitement, et déjà la fillette est dressée sur ses pointes comme si elle
dansait la figure d’un hurlement muet. Vous voyez comment cette posture
fait saillir ce que son corps a de plus typiquement féminin et comment, par
un élan tout naturel vers ces attraits, j’y porte aussitôt la main avec une
insistance, et même une opiniâtreté qui, je vous assure, ne sont
révélatrices chez moi que d’un appétit encore irrévélé. Vous pensez qu’une
spontanéité enfantine entraîne la fillette à repousser mon assaut : il n’en
est rien, peut-être par l’influence venimeuse du lieu, peut-être par
l’injonction silencieuse des yeux morts qui fascinent ma petite camarade
et la rendent docile aux élans que j’excite chez elle. Vous me pardonnerez
de n’être pas plus précis vu qu’à l’instant nous ne savons, ni elle ni moi, ce
que nous sommes en train de faire, d’autant qu’un bruit dans le couloir
annonce l’approche de ma mère, et que je trouve à la fois le moyen
d’éteindre et d’aller me dissimuler avec mon amie derrière l’un des grands
rideaux. Vous ne saurez jamais, moi non plus, si ma mère ne donne qu’un
coup d’œil à l’infirme ou bien si elle reste longuement campée devant lui ;
si je prends ce soir-là ou un autre ma revanche sur l’horreur de la cave en
saisissant la fille au ventre devant les deux adultes qui m’ont condamné à
la turpitude écœurante de la dissimulation et à l’exaltation perverse de la
faute invisible. Vous êtes en droit de me demander si c’est plus tard que
j’ai conçu le sentiment de revanche ou bien s’il m’est venu dans l’instant
même de l’acte… Vous penchez probablement pour plus tard, et je n’ai
aucune preuve du contraire, étant bien incapable de détacher de moi pour
vous l’offrir cette commotion que le temps n’affaiblit pas, et qui mêle au
trajet brutal de mon geste la conscience brusque d’un soulagement infini.
Vous en apercevez peut-être la lumière dans mes yeux à la seconde où j’en
retrouve l’éclat, ou plus exactement l’éclair dans mes ténèbres. Vous
saurez cependant que, dès cet instant, je ne suis plus le même, bien que
cette transformation ne m’apparaisse pas encore parce qu’elle a besoin de
toute une vie pour s’affirmer à travers mon comportement. Vous avez
devant vous l’homme en qui cet instant se perpétue et se prolonge, et qui
le sait chaque fois qu’il retrouve en lui-même, et c’est souvent, le coup de
foudre déclenché par ce geste autrement dérisoire si je dis que ma main
pénètre alors sous la culotte et touche. Vous devez entendre que le geste
par lequel chacun est supposé perdre son innocence réalise chez moi
l’inverse si bien qu’à l’instant je la retrouve. Vous accepterez que je ne
sache pas établir une gradation dans un événement qui me foudroie : j’y
contemple parfois ce qu’aucun homme ne peut apercevoir de sa propre vie,
et qui en est l’origine. Vous concevrez qu’à l’occasion cela puisse me
donner un sentiment de puissance folle et qu’en même temps je puisse en
rire aux larmes en pensant que cette puissance a pour commencement ma
main dans une culotte. Vous devez appuyer cette image sur l’arrière-pays
que lui font les yeux morts de mon père vers lesquels je m’avance dès que
ma mère a claqué la porte en laissant la lumière – vers lesquels je
m’avance sans lâcher ce qui palpite jusque dans mon cœur. Vous voyez que
cette posture est difficile à tenir, et que cette difficulté nous protège de la
terreur parce que, notre équilibre y étant menacé, elle nous porte au jeu :
voilà du moins ce que j’éprouve et que je communique à mon amie alors
qu’elle n’éprouverait sans doute que le vertige de l’horreur devant le
visage renversé, la bouche ouverte sur les dents, les yeux révulsés. Vous
partagez peut-être son effroi et le mouvement qui s’ensuit et qui, en la
jetant contre moi, facilite la chose sexuelle et la transforme en chose
tendre, en apaisement naturel de la déchirure terrible et de son inconnu.
Vous ne saurez jamais, faute d’avoir partagé mon enfance, qu’il y a bien
pire que la mort, laquelle brise net le bord de l’abîme, c’est la mort
vivante qui, jour après jour, vous inflige ravages et putréfaction en les
mêlant à la trame de votre existence quotidienne de telle sorte que, nulle
part, vous ne trouviez un lieu où vous reposer de la pourriture. Vous
n’imaginez pas la fatigue du contact permanent avec le fumier de la vie,
qui n’est pas qu’une crudité insupportable, qui est l’étalage sans cesse
renouvelé d’une vomissure… Vous voyez ce qu’affronte à l’instant ma
petite compagne, et ce qui s’enfonce dans sa mémoire en même temps que
j’introduis ma main, bien qu’elle ne sache pas encore quelle double
pénétration est en train d’envenimer la conscience qui, désormais, sera la
sienne et fera d’elle ma semblable. Vous n’avez pas besoin d’un grand
effort de représentation pour comprendre à quel point ses yeux sont ici
plus ouverts que son sexe, ni combien elle se trouve davantage foutue par
le haut que par le bas, cependant que le vieux débris se met à râler comme
s’il partageait notre excitation. Vous ressentez notre surprise – une
surprise effroyable, devant ces va-et-vient de langue et de salive, qui
reflètent au cœur de notre vue l’obscur remue-ménage dont l’intérieur de
notre corps est secoué : il me semble qu’alors nous sommes suspendus au
bord de cette bouche, mais la séparons-nous du reste de la face qu’elle
abîme ? Vous me direz si c’est pour me défendre d’une impression
d’effondrement central, ou bien pour protéger mon amie de la désolation
de cet affreux spectacle, que je murmure soudain contre sa nuque :
Regarde, regarde les yeux au plat… Vous avez remarqué – n’est-ce pas ? –
le fléchissement de ma voix, comme s’il était concevable que la sonorité
puisse mimer ce qui n’appartient qu’à l’espace de l’image et, si je puis
dire, au mouvement atomique du visible. Vous devriez m’arrêter ici, et par
une réflexion quelconque m’obliger à remarquer que, depuis le début, je
vous parle en suivant des images, tantôt fixes, tantôt mouvantes, dont il
serait temps que je me demande si elles bougent au bout de ma langue ou
si elles glissent sur elle en l’obligeant à bouger à leur cadence ? Vous
n’avez pas oublié la trappe dans la cave, ni ma peur devant son bâillement,
ni surtout l’haleine que son ouverture faisait monter dans mon regard
d’enfant, lequel regard ne séparait pas odeur et vision quitte à se
représenter l’irreprésentable sous la forme de quelque fumet diabolique, et
quitte à jouer inconsciemment des mots pour que fume dans sa vue une
abominable fumée bourrée de maléfices. Vous avez deviné depuis
longtemps que la trappe de la cave et la bouche de mon père doivent
parfois s’articuler pour que se confondent leurs souffles au gré des
contractions qui travaillent l’imaginaire et lui font produire des signes,
dont nous avons tendance à réduire le sens en les considérant comme de
simples souvenirs. Vous avez dû constater que la cave n’est plus ce qui
m’obsède dès que je remonte de l’enfance vers mes douze ans, qui sont à
peu près l’âge où me voici penché sur l’étendue atrocement accidentée que
devient le visage de mon père quand j’en fixe successivement les diverses
parties. Vous me paniqueriez si vous me réclamiez une description de ce
visage parce qu’il me faudrait vous avouer – et d’abord m’avouer à moi-
même – que je n’en vois plus les traits, mais uniquement deux détails
désormais emblématiques, qui sont la bouche ouverte et les yeux
révulsés : la bouche aux lèvres devenues rétractiles par la volonté d’une
mémoire qui joue à en couvrir et à en découvrir les dents ; les yeux pareils
à quelque masse gélatineuse que le temps aurait battue puis durcie pour en
faire du blanc jauni. Vous ai-je dit déjà que les années n’ont jamais
amoindri la fascination que j’éprouve pour ces deux choses mortes ? Vous
m’avez fait remarquer – est-ce bien vous ? – que notre regard va toujours
vers les yeux quand il considère un visage parce qu’ils sont le lieu de la
vie, tant que la vie est là, et toujours le lieu où l’on guette son retour, dès
qu’elle n’est plus là, et moi, je balançais sans doute entre la quête de
l’affirmation et celle de la dénégation en contemplant ce visage où la vie
était et n’était pas, où la mort était et n’était pas. Vous devez savoir que
c’est à force de contempler cet impossible voisinage qu’il m’est venu la
faculté de me jeter sans transition de la tragédie dans la bouffonnerie,
comme si leur voisinage était sans distance, mais n’allez pas croire que la
scène dont je vous entretiens depuis un moment a revêtu de mon fait ce
caractère, car je n’y ai cherché qu’une libération. Vous n’en douterez pas
si je résume ma situation d’alors en vous disant que l’arrivée à l’âge de
l’amour m’a immédiatement signifié qu’il était trop tard déjà pour
l’amour, tout comme l’enfance n’avait servi qu’à me chasser hors de
l’enfance. Vous avez toutefois raison de me remettre en quelque sorte la
main à la culotte en me ramenant à la réalité d’une situation où je brille
moins par la générosité du sentiment que par sa duplicité tandis que je
m’amuse de la terreur de ma petite compagne pour lui faire accomplir
sans résistance le saut qu’autrement elle refuserait. Vous n’aurez pas à
m’écouter davantage là-dessus, sinon le temps de vous dire que la scène
jouée pour la première fois ce soir-là fut répétée et répétée bien souvent,
ce qui l’enrichit de quelques variantes sur lesquelles peut-être je
reviendrai. Vous voilà, somme toute, à m’entendre en confession, et je
vous dois la confidence d’avoir recouru, vers le début de mon adolescence,
à ce sacrement pour voir s’il ne pourrait pas, par hasard, purifier ma vie,
non des excitations que je viens de vous dire, mais des pensées morbides
liées au spectacle que je devais subir tous les jours. Vous entendrez sans
peine que la répétition quotidienne de ce spectacle ait pu développer chez
moi une précocité exceptionnelle qui, certes, était une espèce
d’autodéfense, un contrepoison mental sécrété spontanément, mais qui ne
me dispensait pas d’avoir aussi mon âge, et par conséquent de subir les
influences que les adultes vous infligent pour votre bien, c’est-à-dire pour
compenser le mal qu’ils vous font. Vous savez que ma mère ne comptait
que sur la fréquentation de l’église pour faire un bon placement de ses
malheurs, et qu’elle avait moins le souci de diminuer les miens que d’en
tirer une augmentation de ses mérites. Vous pouvez en déduire que notre
relation, réglée de son côté sur un ton uniforme, passait du mien par des
tonalités fortement discordantes dont je dissimulais systématiquement les
variations pour jouir des avantages bien repérés d’une bonne conduite
apparente. Vous me savez bouillant de révolte et toujours prêt à quelque
esclandre, choses qui détonnent avec une mine dont l’onction vous agace :
j’étais le même au temps de ma jeunesse, mais avec davantage de
dissimulation parce qu’il était pour moi d’une importance capitale de ne
pas compromettre la liberté que m’assuraient mes masques. Vous m’auriez
surveillé en vain : je savais tenir mon rôle et l’assaisonner de tous les
ingrédients capables de me rendre irréprochable. Vous enquêteriez là-bas
sur mon compte qu’au simple énoncé de mon nom, on vous parlerait de
sainte femme et d’enfant modèle avant d’en venir à voix basse au père
dénaturé. Vous verriez comment notre affaire a formé une pieuse légende
du bien et du mal, mais je ne fais allusion à l’observance qui m’a valu de
faire cette figure que dans le but d’amener votre compréhension vers une
situation très ambiguë dans le cours de laquelle je m’échappe à moi-même
au point de n’être pas sûr d’avoir été celui que j’y suis. Vous creuserez
cela plus tard, mais le jeune garçon qui tout à coup se met à croire en
Dieu, et qui est moi, est également un autre garçon auquel je fais face avec
surprise bien que la foi du premier ne surprenne pas le second – non, pas
du tout, ce qui me surprend, c’est la capacité d’y adhérer, alors que
l’enfant qui précède et l’homme qui suit se distinguent au contraire par la
distance qu’ils savent toujours prendre à l’égard même de leur passion.
Vous ne sauriez soupçonner quelle joie féroce était la mienne à méditer les
Collationes d’Odon de Cluny, où m’exaltait notamment cette tirade dont je
n’ai jamais pu oublier la déclamation : « Si les hommes voyaient ce qui
est sous la peau, la vue seule des femmes leur serait nauséabonde : cette
féminine grâce n’est que suburre, sang, humeur, fiel ; considérez ce qui se
cache dans les narines, dans la gorge, dans le ventre : saletés partout, et
nous qui répugnons à toucher même du bout du doigt de la vomissure ou
du fumier, comment pouvons-nous désirer de serrer dans nos bras un
simple sac d’excréments ! […] » Vous allez me dire que la fréquentation
du déchet vivant qu’était mon père m’avait familiarisé avec l’ordure de la
chair, et qu’il m’était facile, sinon salutaire, d’écouter un discours qui me
fournissait une espèce de compensation explicative. Vous seriez plus près
de la vérité en me disant que je me vengeais indirectement de ma mère en
méditant ces lignes. Vous entrerez dans l’ambiguïté que j’ai annoncée si
vous imaginez que l’enfant essaie de reporter vers sa mère l’amour qu’il
éprouve pour l’ignominie paternelle, mais qu’il ne peut opérer ce transfert
qu’en se représentant sous l’enveloppe respectable du corps féminin un
fumier charnel tout aussi répugnant. Vous devinerez maintenant que le
jeune garçon, encouragé dans ce projet par ses lectures médiévales, rêve
d’unir son père et sa mère en étant le révélateur de la pourriture commune
que l’un étale et que l’autre dissimule. Vous aurez à découvrir pourquoi
l’enfant se considère dans ce rôle comme un « sacrifié » : j’ai oublié au
terme de quel processus je m’étais forgé cette certitude dont je sais
aujourd’hui qu’elle a rendu indissociables, pour moi, les formes qui
suscitent mon appétit et ce goût de la souillure, qui est le levain de mes
plaisirs. Vous m’avez reproché un jour d’être inconsolable : vous ne
pensiez pas à mon incapacité de croire à la rédemption, vous ne pensiez
qu’à une morte, et j’ai ri de votre pensée parce que le cadavre dont je suis
le tombeau n’a pas de visage, mais l’amour en a-t-il un ? Vous croyez que
tout est stratégie chez moi, et que le désir ne sert d’aiguillon qu’à mes
yeux. Vous me créditez d’une maîtrise, qui fut toujours la part
inaccessible, moi qui souffre de l’obscurité dont s’enveloppe obstinément
la vie. Vous auriez dû noter cela depuis longtemps puisque je n’essaie
même pas de donner le change, mais vous êtes comme chacun sourde à
l’évidence de l’autre, et vous faites de cette évidence un secret, ainsi
pouvez-vous raisonnablement vous ranger du côté de l’inattention
générale des hommes pour leurs semblables, attitude dont le seul avantage
est de nous préparer à la solitude finale. Vous m’épargnerez l’accusation
de complaisance si j’en reviens à l’infirme que ma mère arrache à son
fauteuil et qu’elle appuie contre moi le temps de lui retirer son pantalon
d’où monte une odeur épouvantable. Vous imaginez le débris accroché à
mon cou et bavant sur moi pendant que ma mère dégage et nettoie son
fondement merdeux. Vous n’arrivez pas à former cette image alors qu’elle
est pour moi si quotidienne que je la vois tout naturellement posée sur
chaque jour de mon enfance : vous n’arrivez pas à la voir parce que rien
n’assaille vos sens à l’instant, et que votre mémoire ne vous représente, et
pour cause, rien de semblable. Vous devriez extraire de mon cœur le
souvenir de moi les bras serrés, les jambes fléchies pour soutenir le poids,
l’oreille tendue pour suivre la progression des bruits de la toilette, mais
tout cela n’est pas plus un souvenir qu’une plaie vive n’est le souvenir de
la blessure. Vous sentez, je l’espère, que c’est mon corps qui parle ici, et
non pas ma mémoire… Vous me pardonnerez de ne pas m’en tenir là
même si les mots ne peuvent contenir la chose qui, pourtant, a eu besoin
d’eux pour venir à ma conscience : une chose qui tient à l’influence de
cette horreur, ou à sa contagion, et qui s’est greffée sur mon sexe. Vous
devinez que cette pourriture vivante ne pouvait être mon lot journalier
sans infecter en moi la partie dont les va-et-vient sont inséparables des
mouvements de la vie. Vous savez que les gens comme ma mère logent là
le mal, et que l’état de mon père semblait lui donner raison : voilà ce qui
m’a fait chrétien, et voilà ce qui m’a empêché de l’être dès que je me suis
mis à aimer le sexe, non pour jouir de lui, mais pour jouir du mal qu’il
représentait. Vous devez, ici, faire l’effort de concevoir une situation qui
me portait – je vous l’ai déjà dit – à marier en moi la chair souillée du père
et l’esprit qui me souillait de ma mère – qui me souillait dans la mesure
où son exemple m’amenait à pratiquer une foi hostile à ma nature virile.
Vous constatez qu’il s’agit là d’entrelacs obscurs que je tressais moi-
même et dans les pièges desquels je me prenais en trahissant l’amour
paternel au bénéfice d’un amour que je n’avais de cesse de trahir à son
tour dans un vertige. Vous admettrez facilement qu’à partir de là il ne
restait aucune place dans mon comportement pour la stratégie, sinon celle
du désespoir : un désespoir qui a pour principal effet de me faire rire de
moi-même quand ses hoquets deviennent trop rudes. Vous devriez
m’interrompre car je suis en train d’omettre l’essentiel : c’est qu’en
apprenant à jouir du sexe, j’ai appris à jouir de la mort, en ce sens qu’au
lieu de me précipiter vers la fin, mouvement qui était ma tentation, j’ai
découvert à quel point l’art de la chair consiste à savoir faire durer… oui,
à prolonger l’envie de sauter dans l’abîme au lieu de s’y jeter. Vous évitiez
probablement de vous avouer que l’appétit de l’irrémédiable vaut mieux
que le goût de la vie pour intensifier les quelques qualités de cette
dernière. Vous sentez que je déclare cela sans dérision, mais je dois vous
dire quelques mots encore de ma conversion au tympan de laquelle je vois
deux images, qui président l’une à mon entrée, l’autre à ma sortie. Vous
disposez d’éléments de la première, qui comprend la dévotion routinière
de ma pauvre mère et la prostration somme toute bestiale de mon père, ces
deux figures contradictoires composant un assez bel emblème de la
condition humaine ; quant à la seconde image, elle est presque vide, en
apparence du moins, son seul contenu étant de la lumière… Vous
connaissiez des représentations de l’extase : la mienne eut pour
conséquence de me combler si bien par le haut que, dès le lendemain, je
fis en sorte de m’arracher la tête pour en finir avec une volonté d’élévation
qui galvaudait le terrestre. Vous comprenez pourquoi j’aime le soleil : il
aveugle le regard servile et ramone l’orbite, action qui métamorphose la
substance de notre vision, et donc de notre âme. Vous supposez avec raison
que je n’en étais pas encore là puisqu’il me restait à méditer l’exemple de
mon père. Vous revenez donc avec moi dans la chambre, et comme elle
n’existe plus, ni mon père d’ailleurs, vous partagez ma surprise en
constatant que de toute chose il ne reste bientôt plus rien, sinon cette
fumée que nous savons nous arracher du cœur pour en faire l’air de nos
paroles. Vous trouvez opportun de tempérer mon émotion en me rappelant
que je n’ai jamais adressé le moindre mot à mon père, et que j’évitais
également de parler devant lui, sauf à l’oreille de ma petite camarade,
mais c’était presque du silence ! Vous ai-je dit que j’étais certain que mon
père comprenait tout ? Vous devez savoir qu’en m’avançant dans la
chambre, j’avais le sentiment de m’avancer dans cette compréhension, et
je lui prêtais des pouvoirs quasi divins du fait qu’elle demeurait
imperturbable et muette. Vous voyez dans mes yeux que mon père avait à
la fois l’étrange consistance fantomatique d’un cauchemar, et la réalité
violente d’un agresseur. Vous devinez comment, par le transfert de cette
dualité vers un personnage plus énigmatique, j’ai pu croire en Dieu, mais
la propreté inusable de Dieu m’a vite paru écœurante alors que la merde
incurable de mon père exigeait de moi un effort gratifiant. Vous méritez
que je tente de préciser que mon détour religieux – ne devrais-je pas dire
plutôt « déiste » parce que mon cœur est resté religieux ? – m’a conduit à
revenir maintes fois vers le visage aux yeux blancs. Vous entrez derrière
moi dans la chambre, vous arrêtez votre regard sur les rideaux en pensant
qu’ils vont s’écarter pour le spectacle : vous n’êtes pas dupe de cet arrêt,
dont vous savez qu’il a pour but de vous préparer à supporter la vision.
Vous êtes déchirée entre le vide et le plein : le vide insensé qui donne à la
pièce une vastitude qu’elle n’a pas ; le plein qu’y met la puanteur. Vous
sentez que l’espace gravite autour de la forme que composent le fauteuil,
la couverture et la chose fragile que l’un supporte et l’autre enveloppe, le
tout servant de socle à ce qui capte maintenant votre attention et qui est
horriblement humain. Vous n’oublierez jamais l’arête pathétique du nez, la
tendre grisaille des joues – ne dirait-on pas d’une momie encore fraîche ?
Vous ne les oublierez pas pour la raison qu’elles vous signalent le
territoire d’un cataclysme… Vous repoussez le mot, et cependant il
s’impose devant le désastre de la bouche ténébreuse où tremble ce
morceau de vieille viande. Vous ne faites d’ailleurs défiler d’autres mots
que pour déglutir en quelque sorte votre vue, et qu’elle descende en vous,
à l’état non pas d’image, mais de noir secret. Vous faites alors un pas vers
le cadavre vivant, et voici que vous dominez les deux trous au creux
desquels stagne cette petite masse blanchâtre, qui tout à coup vous paraît
sur le point de déborder des orbites. Vous vous risquez à murmurer dans
ma direction : Pourquoi ne fermez-vous pas ses paupières ? Vous reprenez
aussitôt devant mon air courroucé : Quel mal y aurait-il puisqu’il est
aveugle ? Vous couvrez bien son sexe, ajoutez-vous, ses yeux sont d’une
crudité bien pire. Vous êtes stupide, ai-je envie de crier, mais c’est un mot
bien plus grossier que je retiens, et le désir surtout de vous faire violence
en vous renversant, par exemple, sur le cadavre. Vous devinez la tentation
qui me secoue et, faisant face avec courage, vous remontez lentement
votre jupe, mais celle-ci est d’un modèle conçu pour la descente, non pour
la montée, si bien que vous voici dans la posture de la retenue tandis que
vous méditez la provocation. Vous me permettez de rire, dis-je, et faites
donc de même ! Vous ne regardez mon père qu’à travers mes mots : ce
n’est pas assez. Vous avez compris que je ne peux parler de lui qu’en
retournant dans sa présence, et qu’il faut par conséquent que vous entriez
dans l’image. Vous m’y accompagnez parce que je vous veux là comme un
témoin et non comme une confidente. Vous m’avez entendu, je l’espère,
quand je vous ai dit que mon corps parlait – que mon corps, et lui seul,
vous parlait ce soir, nullement ma mémoire. Vous n’écoutez pas des
souvenirs : vous pénétrez dans une présence qui est la plaie de mes yeux,
et que pour une fois je laisse s’épancher de moi vers vous au point que je
vous vois regarder ce que le passé n’a jamais guéri ni le temps effacé.
Vous ne pouvez vous absenter de votre propre vue à l’instant où la mienne
vous expose ce qui l’habite : vous ne sauriez me trahir quand je fonde
notre communication sur le don le plus révélateur. Vous n’avez qu’à
penser à la trappe, à revoir son soulèvement, à vous servir de ce
mouvement si facile à visionner pour vous représenter la succession des
ouvertures qui, maintenant, vous conduisent devant la figure misérable.
Vous concevez – n’est-ce pas ? – que, devant ce dieu malade et trop
humain, j’aie pu former la pensée d’une religion particulière, qui passe par
l’exercice de la déréliction au lieu de vouloir surmonter cette dernière
dans le projet d’en être sauvé. Vous êtes invitée ce soir à recevoir un
sacrement et non pas un aveu : pardonnez-moi si cette administration ne
peut être exempte de quelque duplicité pour la raison que vous parler et
vous administrer sont deux actes inséparables. Vous avez à présent toute
votre conscience et vous me suivez vers la chambre en me donnant la main
pour franchir la porte et avancer dans le noir. Vous me repoussez bientôt
en disant : Vite, allume ! Vous connaissez tellement bien le rite que vous
en précédez les règles. Vous êtes prête à tendre votre corps dans l’élan
d’une fausse surprise dès que le bouton de cuivre frappera contre la
porcelaine et transformera l’air en petite lumière. Vous savez que je
prendrai le temps de me retourner, de vous contempler, avant de me jeter
vers vous et de porter une main sournoise à votre cul sous le prétexte de
vous soutenir d’une manière qui avantagera ma prise. Vous n’ignorez pas
cependant que tout cela n’est rien : qu’il ne se passe en réalité jamais rien
parce que nous ne sommes pas dans nos actes – parce que nous sommes
seulement de la fumée pensive. Vous espérez que cette fumée finira par
étouffer en moi les images, mais cet espoir est fatigué par l’évidence
qu’on ne peut cesser de voir ce qu’on a vu. Vous terminez en me
reprochant de vous avoir gavée de mots impuissants puisqu’ils ne
réussissent pas à mettre fin au spectacle dans ma tête sans réussir pour
autant à l’installer dans la vôtre. Vous ne pouvez juger de l’usure de ma
vision, dis-je avec fermeté : il se peut que son exhibition y ait porté
l’effacement comme un virus. Vous me connaissez suffisamment pour
subodorer que mon projet apparent n’est peut-être pas celui que je
poursuis, et c’est pourquoi il est fort possible que vous ne soyez pas en
train d’écouter un récit. Vous avez l’expérience du glissement par lequel
tout ce qui vient de la bouche abandonne déjà sur la langue une partie de
son contenu et même de sa raison d’être pour se métamorphoser en
quelque chose d’autre, qui nous trompe sur sa qualité en jouant de la
ressemblance. Vous ne voyez certainement pas mon père tel qu’il fut parce
qu’il était littéralement irregardable et qu’il fallait, pour franchir cet
interdit visuel, une obligation qui n’incombait qu’à ma mère et à moi.
Vous devez comprendre clairement ici que tout le monde avait le droit
d’échapper à cette vision tandis que ma mère et moi avions le devoir de
nous y plonger – oui, le devoir de nous avancer hors de nos propres yeux
pour entrer dans le regard que nous portions sur ce corps privé de fond,
privé de limites par l’impossibilité où il était de nous rétorquer sa propre
vue, donc de nous arrêter à la surface de lui-même. Vous pensez bien que
j’avance à tâtons dans cet espace interminable, qui est le labyrinthe dont je
ne suis jamais sorti parce qu’il se complique sans cesse de l’effet qu’il
produit sur moi. Vous ai-je trop poussée vers l’image quand il s’agissait
seulement de la crever, mais comment faire ceci sans avoir d’abord fait
cela ? Vous me pardonnerez d’approcher aussi lourdement cette chose
qu’aperçut l’enfant et qu’il ne sut pas nommer : cette chose qui passe par
la conscience d’avoir chez soi, d’avoir au cœur même de son intimité, un
semblable dont l’existence défie le sens commun. Vous n’avez aucune
raison de reprocher une quelconque grandiloquence à la phrase que je
viens de dire : elle n’a pour défaut que sa simplicité, qui expédie sans la
souligner une situation terrifiante, celle d’un homme en état de mort et
néanmoins vivant. Vous sentez bien sûr que cet état l’arrache à l’univers
commun pour en faire la figure de l’impossible. Vous n’avez pas besoin de
réfléchir longtemps pour comprendre qu’une telle figure agit par
contagion sur son entourage de telle sorte que l’enfant n’a même pas
besoin, quant à lui, d’en comprendre le sens pour se trouver sous son
emprise et devenir un individu dont le comportement échappe aux lois
naturelles parce qu’au lieu d’être au service de la vie il est au service de la
mort. Vous ne serez jamais engagée dans une perversion de ce genre aussi
ne pouvez-vous en deviner l’avantage : c’est qu’un homme ayant fait le
choix de la souffrance et de la destruction, s’il a le courage de s’en tenir à
ce choix, se trouve bientôt porté dans un au-delà. Vous me questionneriez
en vain sur cet au-delà, mais regardez donc le puits noir qui est au centre
de mes yeux, et fixez-le jusqu’à y voir surgir les orbites où stagnent les
deux bavures blanches. Vous saurez ainsi qu’on ne sort de la destruction
que par la destruction : remuez cette pensée et souffrez cependant que je
vous ramène un instant dans la pièce où demeure le misérable déchet.
Vous ne vous arrêterez pas cette fois devant une déchéance que vous
connaissez suffisamment, vous considérerez uniquement l’interrogation
qu’encore et toujours jette en moi son visage au moment où la pisse
résonne dans le machin de verre. Vous constatez comme moi que la
bouche baveuse où flotte un bout de langue et les abominables trous
d’yeux prennent soudain une évidente beauté, qui nous apparaît à travers
l’horreur et le désastre devenus, dirait-on, transparents. Vous oubliez
l’insupportable : il s’est évaporé dans votre vue comme s’y évapore
l’ombre quand survient la lumière, et pourtant, à la différence de l’ombre,
il est toujours là, prêt à réoccuper le visage. Vous avouerai-je que, tout en
ayant assisté mille fois à ce phénomène, la répétition ne l’a jamais épuisé,
au contraire puisqu’il gagnait en intensité, si bien – oui, c’est là que prend
place mon aveu – si bien qu’à force de voir s’élever du fond de l’horreur
cette beauté impossible, j’ai fini par y apercevoir l’âme de mon père…
Vous contempliez la calamité à laquelle la maladie réduit la chair, et
comme moi vous l’avez vue se métamorphoser, mais vous ne savez déjà
plus en quoi tant votre raison ne supporte pas ce qui la brouille. Vous
devriez faire un effort et vous souvenir qu’un instant il y a eu dans vos
yeux ce qui d’ordinaire manque à tous les visages. Vous me pardonnerez
de ne pas répéter le nom que j’ai subrepticement donné à cette apparition,
et tant pis pour vous si j’écarte ce faisant la possibilité que la même vision
se reforme. Vous retiendrez ou ne retiendrez pas que le visage de mon père
fut, une seconde, le territoire d’un changement sans pareil de la nature
humaine. Vous admettrez qu’une chose aussi extrême ne pouvait survenir
que là pour la simple raison qu’il n’existe nulle part de lieu aussi défait.
Vous déduirez de cela qu’il est assez normal que je n’arrive pas à fixer
ailleurs ma demeure mentale, quitte à paraître rabâcher toujours la même
image. Vous supporterez à présent que j’ajoute quelques détails : ils ne
sauraient augmenter ce qui ne peut recevoir aucun supplément, mais ils
préciseront sans doute ce qui obséda l’enfant. Vous avez remarqué que
mon récit n’avait semblé d’abord conduire qu’au pied de l’escalier de la
cave afin d’y mettre en scène un geste aussitôt escamoté. Vous n’avez
certainement pas oublié que, tout en contestant cette explication, j’ai
admis qu’il avait pu se produire une contamination entre la trappe et la
couverture, entre ce que le glissement de ladite couverture obligeait mes
yeux à saisir et ce que ma main avait dû saisir elle aussi. Vous accepterez
que je doive en passer ici par le rappel de l’érection, non pas du sexe, mais
des épaules, du cou, de la nuque – l’érection qui soulevait le haut du corps
de mon père au moment où sa pisse giclait dans le vase. Vous devinez
qu’un mouvement de curiosité folle me poussait alors à chercher du regard
quelle relation existait entre le bout de chair visible dans le col de verre et
l’élan qui tendait la partie supérieure du corps. Vous avez suffisamment
partagé mon regard pour savoir qu’il assistait ainsi à une pénétration par
en bas, du côté du réceptacle, et un orgasme par en haut, du côté de la tête.
Vous ignorez que, sous un certain angle assez vite repéré par moi en dépit
de la tendance qu’avait ma mère à tâcher de masquer la scène – mais
n’était-ce pas à cause de cette tendance que je l’avais repérée ? – bref, que
sous cet angle, j’assistais à quelque chose d’incompréhensible pour moi,
dont la violence me fascinait. Vous devez additionner cette fascination à
l’autre, celle que j’ai déjà dite pour la face convulsée, terrible et
rayonnante – oui, vous devez désormais les combiner en vous préparant à
un acte qu’un jour ou l’autre je ne pouvais pas ne pas accomplir. Vous
hésitez sur la manière ou le prétexte, et il est vrai que je n’y suis pas allé
carrément, moins à cause de la perversion que vous me prêtez trop
volontiers qu’à cause de l’innocence que vous êtes incapable de
reconnaître chez cet enfant que je ne suis plus – ce qui vous le rend à tout
jamais inconnu… Vous percevez quel regret de l’irréversible s’exprime
ici, mais je vous fais grâce de votre impuissance à visionner tous mes états
tandis que je m’avance vers mon père, et d’une main soulève la couverture
pendant que l’autre empoigne le col et le pousse de telle sorte que le bout
de chair y prenne place. Vous avez remarqué que j’évite le toucher – oui,
que j’évite de saisir, donc de réitérer le geste primitif tout en lui procurant
une manière de substitut en ne serrant que la chose de verre autour de la
viande. Vous pouvez constater que j’ai beau secouer le col bien empoigné,
lui donner même un mouvement de va-et-vient, tous mes efforts
demeurent sans résultats et j’enrage en voyant que rien n’émeut le déchet
humain ni son débris. Vous avez discerné bien sûr dans le mouvement que
j’imprime à l’appareil de verre la pensée d’un autre mouvement dont je ne
sais rien encore étant dans l’ignorance que je vous ai dite : une ignorance
en quelque sorte tellement amincie par la situation qu’elle est sans cesse
traversée par des intuitions blessantes, qui font suinter à sa surface un
savoir purulent. Vous concevrez donc que je mette au compte des secrets
de ma mère l’inertie obstinée de la machine paternelle, et bien entendu je
ne récidiverai pas de longtemps mais redoublerai de vigilance dans
l’observation du phénomène déclenché par la prévenance maternelle. Vous
ne devez pas toutefois surestimer les pensées qui m’occupent à ce
spectacle ni les projets que je peux formuler : j’essaie seulement de
comprendre l’incompréhensible liaison entre le geste tranquille de ma
mère et les secousses extraordinaires qui s’emparent de la tête de mon
père comme si quelque force invisible la possédait tout à coup. Vous
n’avez pas oublié que je n’ai aucune idée alors de la possession spirituelle
ou physique, et que j’en associe la mécanique à une pénétration aérienne
de la chair épaisse ou des parties sensibles qui entourent le cœur. Vous ne
serez pas plus avancée si je vous dis que ces supputations solitaires
m’occupent pendant des semaines, et qu’en attendant je n’ose rien tenter
bien que je ne cesse de comploter une nouvelle tentative et d’en multiplier
les manières afin d’envisager toutes les adversités. Vous n’auriez sans
doute pas tort de situer là, dans cette espèce de ratiocination acharnée,
l’origine de mon goût aussi destructeur que maniaque pour un
raisonnement qui toujours se conteste et n’avance qu’en laissant derrière
lui le vide. Vous avez dû remarquer que cette façon de penser évite à la
pensée de se donner en spectacle à elle-même, donc d’avoir une
conscience déplacée de sa progression. Vous n’aimez pas cette façon, je le
sais, tout comme vous n’aimez pas que je décrive tel geste au moment où
je vous l’adresse bien que vous éprouviez un surcroît de plaisir à la suite
de l’action parallèle des mots. Vous m’écoutez sans doute en refrénant une
impatience à l’égard de cette doublure verbale dont j’enveloppe un récit
que vous limiteriez plutôt à la succession des faits, mais qu’est-ce qu’un
fait si on le prive du double écho mental et charnel qu’il a déclenché ?
Vous savez tout de la pièce et de sa puanteur, du fauteuil et de la
couverture, de la lumière basse et des lourds rideaux : vous avez même
entrevu le visage où ne subsiste plus que le déchet du regard, une sorte de
dépôt laissé par la consumation de la vue, une cendre blanche et
mouillée… Vous préférez filer la comparaison, et la mener même jusqu’à
la morve, qu’envisager la chose qui pend sous le ventre ou, le plus
souvent, s’y recroqueville. Vous êtes pardonnable puisque j’ai dû moi-
même traverser à l’envers presque toute ma vie avant de retrouver au fond
de mes yeux ce que l’enfant avait devant les siens : j’ajoute que cette
traversée n’aurait pas suffi sans l’action de la volonté raisonneuse et
opiniâtre que vous me reprochez et à laquelle je dois le surgissement de la
vision jetée sous des tas d’années d’oubli – de cet oubli précieux au milieu
duquel chacun de nous garde son secret comme le noyau garde l’amande.
Vous tiquez devant cette image : je l’ai choisie, non pour la résistance du
noyau, mais pour la capacité de germination qui est incluse dans l’amande
puisque notre secret pousse dans toutes les parties de notre comportement.
Vous ne remarquez pas plus son influence invisible que vous n’avez
remarqué le changement de notre relation au moment où j’ai retiré mon
visage. Vous avez vu tourner dans mes yeux la porte brunâtre : je l’ai
même dévergondée pour que l’ouverture en demeure béante. Vous pouvez
désormais voir à volonté le mauvais fauteuil auquel ma mère avait laissé
sa housse pour limiter l’effet des saletés paternelles : il ne reste de cette
housse que des haillons, qui sont en parfaite harmonie à présent avec la
peau de mon père, et ses plis, et ses lambeaux. Vous êtes là-devant
partagée entre l’horreur et la pitié : laissez, je vous prie, la seconde qui n’a
jamais servi qu’à boucher les yeux avec un peu de cœur, et ressentez plutôt
combien cette misère de la chair parle crûment de notre destin. Vous
n’aurez plus besoin ensuite de faire un très grand pas en vous-même pour
toucher le fond, ni pour me réclamer le geste décisif de soulever la
couverture. Vous allez même m’encourager à commettre enfin l’acte que
l’enfant a retardé longtemps en se représentant une scène au cours de
laquelle il l’avait déjà involontairement commis. Vous flairez ma
suggestion avec méfiance, vous demandant ce que je suis en train de
commettre à l’instant en machinant ces entrelacs de reflets, qui ne sont
peut-être pas seulement verbaux. Vous aimeriez en revenir à l’imaginaire,
mais vous avez maintenant accompli tout le trajet jusqu’au fauteuil –
pardon ! jusqu’au sexe de mon père, et vous n’ignorez pas quelle
malédiction chancreuse a frappé ce dernier à la suite de jeux pourtant
naturels. Vous voyez que l’organe en est réduit à une peau vide comme si
tout l’ancien contenu caverneux de cette peau avait été dévoré par la
maladie de la chair. Vous évitiez ce constat, et voici que son évidence ne
vous quitte plus, qu’elle pénètre dans vos yeux, qu’elle y installe cette
molle pendeloque. Vous ne détournez pas la tête : il est trop tard, ma
longue insistance ayant enfoncé dans votre regard cette image abominable
bien avant que vous ne l’ayez vue. Vous avez cet excrément derrière vos
paupières, que serait-ce si vous l’aviez au bout des doigts ? Vous sentiez
venir cet aveu, n’est-ce pas ? Vous sentiez que la tentation, pour
répugnante qu’elle soit, ne pouvait que déclencher l’acte. Vous n’y pouvez
plus rien. Vous êtes-vous demandé pourquoi je m’étais enfin décidé à vous
entraîner vers cette maison maudite – non pas celle qui se dresse dans une
quelconque petite ville d’Auvergne, mais celle dont la pièce fétide
empuantit ma tête ? Vous tentez d’en repousser l’espace concret en vous
disant que je n’ai fait que le mot à mot de mon malheur, mais vous savez
bien que j’ai semé en vous quelque chose de plus terrible encore que la
vision directe, quelque chose qui ne vous lâchera plus. Vous partagez avec
moi, non pas un savoir – le savoir n’est jamais assez ; non pas même une
connaissance, mais une chair qui n’a de nom dans aucune langue parce
qu’elle se compose d’une substance qu’il vaut mieux ne pas désigner : une
substance incertaine dont la sanie a le double pouvoir d’infester à la fois le
cœur, la tête et la vue. Vous savez que je n’exagère pas : vous le savez à
l’instant même en regardant votre main suivre la trace de la mienne et
accomplir l’impensable en allant traire le bout de viande flasque. Vous
n’avez pas hésité : la décision n’est-elle pas la meilleure façon de se jeter
dans la première fois quelle qu’en soit la nature ? Vous allez si j’ose dire
de l’avant comme s’il suffisait à présent que vous entreteniez le
mouvement jusqu’à ce que – non, attendez, je ne savais jusqu’où, étant
tout à fait ignorant comme je vous l’ai dit. Vous n’avez pas écarté
franchement la couverture : vous avez saisi la chose au hasard, en glissant
le long des cuisses maigres une main qui ne pouvait qu’atteindre son but
puisqu’il n’y a pas le choix. Vous avez l’air de commettre un acte sournois
et prémédité, un acte vicieux, alors que vous êtes en train de vous appuyer
sur votre volonté pour franchir la limite du dégoût. Vous n’oublierez
jamais ce moment où vous sollicitez moins une réaction de l’organe
qu’une force intérieure susceptible de métamorphoser le contact de la
mort. Vous n’êtes pas encore capable de former cette pensée, mais vous en
éprouvez le sens avec une émotion qui fait trembler votre main et lui
confère ainsi le mouvement d’excitation dont elle ignore qu’il correspond
exactement à l’effet que recherche son empoignade. Vous découvrez peu à
peu que votre répugnance a fondu tandis que le débris se réchauffe, et vous
écarteriez maintenant la couverture si votre père, tout à coup, ne se
réveillait en projetant vers vous le bas de son ventre autant que sa
paralysie le lui permet, cependant qu’une éructation distend sa bouche et
la laisse ouverte sur des remous très bruyants de la langue et de la salive.
Vous ne cédez ni à la surprise ni à la peur si bien que leur seul résultat est
de crisper votre main. Vous sentez monter en vous une brutalité, qui raidit
votre bras et qui tient vos yeux braqués sur le visage où se répand un
désastre de plissements, de suintements, tout un travail sous-cutané dont
l’activité menace de faire éclater la surface afin de projeter vers vous cette
lave malade que votre geste fait bouillir. Vous êtes dans le sentiment d’une
correspondance horrible entre la volonté qui vous anime et l’ardeur dont le
corps de votre père est à la fois le cratère et la prison. Vous ne lâchez
cependant pas le bout de chair, qui reste mou : son possesseur se tortille à
présent sans que vous puissiez en déduire l’intention claire de s’offrir
mieux ou d’échapper à votre prise. Vous continuez d’une main inexorable
et dans le même temps curieuse d’une issue inconnue, mais un hurlement
soudain et formidable éclate au milieu du visage et le soulève au point que
vous voyez se soulever dans les orbites les deux blancs battus. Vous
entendez votre mère courir dans le couloir et vous lâchez tout tandis que
retombe le silence. Vous ne bougez pas à l’approche de maman qui
interroge à bout de souffle : « Serions-nous enfin délivrés, mon Dieu ? »
Vous comprenez en même temps que votre conduite ne fait l’objet d’aucun
soupçon et que la sainte femme souhaite la mort de son mari. Vous prenez
aussitôt le parti de vous jeter dans le cou de la méritante et d’y murmurer :
« Il n’a pas encore fini d’expier, ma petite maman. » Vous êtes alors
repoussé d’un sec et sévère : « Nous non plus, hélas ! » qui suscite un de
ces mouvements de révolte invisible dont vous avez le secret. Vous sortez
de la pièce en méditant de tirer vengeance, non pas de la mère, mais de la
femme en elle puisque le sexe féminin ne se contente pas d’infliger la
maladie, qu’il surveille en plus l’évolution de la souffrance tout en se
plaignant de sa durée. Vous allez donc former des plans qui, les uns, font
de vous le sauveur du père, et les autres, le bourreau délicat de la mère.
Vous ne sauriez mesurer combien je me suis complu dans ce double rôle,
qui me donnait constamment l’avantage sur l’un puis l’autre de mes
parents : j’y trouvais le moyen de m’écarter quelque peu de la malédiction
quotidienne. Vous ne soupçonnez pas à quel point le désir de vengeance
peut ouvrir l’imagination, à moins que vous n’ayez déjà repéré les rouages
de cette mécanique dans mes confidences pendant que j’en orientais vers
vous le fonctionnement. Vous auriez dû me faire le reproche de ne rien
dire du mutisme de mon père, de me borner à rapporter ses cris et le
bizarre entretien silencieux qu’il lui arrivait d’avoir avec sa couverture.
Vous devriez me demander quels étaient les signes de cet entretien : je
vous décrirais alors l’émotion de l’enfant, qui restait immobile des heures
et des heures quand il voyait les vieilles mains palper le tissu et en suivre
les dessins du bout des doigts. Vous protestez que ce ne pouvait être qu’au
hasard, et il est bien possible que le hasard ait déterminé les premiers
gestes, ceux du commencement, mais je vous assure qu’à chaque fois le
trajet principal était le même, et les arrêts, les frémissements des doigts, si
bien que j’y reconnaissais la répétition exacte de ce que ma mémoire avait
enregistré – oui, le reconnaissais avec une joie mêlée d’angoisse parce que
je redoutais l’erreur qui brouillerait le sens. Vous devinez au tremblement
de ma voix combien m’impressionnait cette exactitude et combien j’aurais
voulu savoir ce qu’elle signifiait : c’est pourquoi l’enfant pouvait
demeurer des heures dans l’attente d’une révélation, tout en fixant un
regard fasciné sur le cheminement des mains. Vous savez que, dans les
campagnes, on dit que l’approche de la mort s’annonce par un semblable
travail des mains, qui serait une façon de faire ses bagages : je n’ignorais
pas cela et, l’ayant pris en compte, j’imaginais que mon père avait su
transformer les préparatifs ordinaires en un langage redoutable qui lui
permettait, jour après jour, de se tenir dans le seuil même de la mort en
l’empêchant de se refermer sur lui pour l’engloutir. Vous pouvez en
déduire que, pour moi, observer le cheminement des mains, c’était suivre
un office mystérieux, mi-prière et mi-conjuration, où la moindre erreur
pouvait rompre le charme et déclencher la fin. Vous pressentez qu’à force
de fixer mon attention sur cette langue du silence, j’ai pu prêter des vertus
particulières aux intervalles qui séparent les mots. Vous pouvez même
supposer que si je m’efforce de dérouler pour vous cette longue histoire, je
ne le fais longuement que pour multiplier les intervalles afin d’articuler
peut-être ainsi le grand silence dont je porte l’empreinte, et qui n’est pas
le mien puisqu’il s’est seulement gravé dans l’enfance que je porte en moi.
Vous serez contrainte alors de vous former une tout autre idée de moi en
apprenant que l’homme, chez moi, n’est qu’une enveloppe dans laquelle
s’est enroulé l’enfant – mais je vous en dis trop sur mes défenses, et cet
aveu risque de me mettre prématurément à votre merci. Vous souffrirez
donc que je vous ramène une fois de plus dans la chambre que ma mère a
décidé de faire nettoyer, ce qui l’a conduite à garer le fauteuil sous
l’escalier, et mon père avec bien entendu : « Tu sais bien qu’il n’y voit
plus rien », m’a-t-elle déclaré en rabattant sur lui le rideau qui ferme le
réduit. Vous, les femmes, avez de ces décisions pratiques, qui dissimulent
la pire des cruautés sous l’apparence de la nécessité ordinaire de telle sorte
que ma mère n’a fait, en somme, que mettre son mari à l’abri de la
poussière du ménage. Vous prenez le parti de ma mère parce que vous
n’imaginez pas le mal que me fait cette image qui, loin de se dissoudre
dans le temps, ne cesse de me rappeler le statut que ma mère rêvait de
donner à mon père : celui d’un déchet qu’on met sous l’escalier avec les
seaux, les serpillières et les balais – je veux dire que « déchet » jusque-là
n’était qu’un mot jeté par le dépit, la colère ou la douleur, et qu’il est
devenu ce jour-là une réalité. Vous me pardonnerez de ne pas vous avoir
fait visiter la chambre après ce nettoyage puisqu’il n’aggrava qu’à mes
yeux le sort de mon père. Vous êtes-vous demandé pourquoi je n’ai de
vision de mon père qu’assis dans un fauteuil, le bas du corps enveloppé
dans une vieille couverture à carreaux comme si ce malheureux grabataire
n’était jamais allongé dans un lit ? Vous savez qu’on ne gouverne pas sa
mémoire, ni les images qu’elle fait pousser tout à coup à travers les mots :
le seul lit où je vois mon père est son lit de mort, mais je ne le regarde pas
dans ce lit, car en le voyant là, j’ai toujours essayé de le voir – oui, de me
le représenter – dans cet autre qui fut la cour de récréation où il contracta
la maladie de la mort. Vous ne m’en voudrez pas de vous apprendre qu’il
m’est arrivé de superposer cette cour à votre lit, mais rassurez-vous, je n’y
jouais que mon rôle, et c’était pour poser sur vous les yeux de l’enfant.
Vous voyez d’ailleurs qu’ils ne sont pas différents des miens même si je
leur ajoute une inquiétude qui vient de plus loin qu’eux. Vous auriez dû
réagir à la scène de l’escalier, où votre sexe n’est pas à son avantage, et
me fournir je ne sais quelle consolation tardive – j’allais dire posthume,
sans doute parce que ma mère est morte entre-temps, c’est-à-dire entre le
moment où, pour toujours, elle a déchu mon père, et celui où je vous dis ce
mal. Vous ne tenez pas à savoir quelle fut la fin de ma mère, une fin tout à
fait pieuse et conforme à sa vie, mais une fin dont la perfection ne pouvait
que m’être insupportable, que m’accabler. Vous avez oublié qu’il y a peu
je vous parlais de vengeance : vous pensez peut-être que la lecture d’Odon
de Cluny et des litanies sadiques de ses contemporains l’avaient satisfaite.
Vous me connaissez suffisamment pour être sûre en tout cas que mon
premier mouvement fut toujours contre moi-même et que, par conséquent,
il est assez peu probable que j’aie dirigé contre l’extérieur ce que je
pouvais lancer contre l’intérieur, mais en voyant ma mère morte, et
irréversiblement scellée en sa faveur sa conduite à l’égard de mon père,
j’ai su qu’il fallait que je commette contre elle quelque chose de terrible et
de secret – une chose qui, à ses propres yeux, l’aurait souillée à jamais,
surtout venant du fils d’un pareil père. Vous ne pouvez douter que, cette
chose, je l’ai commise étant seul à seul avec son cadavre : je vous laisse
supputer ce qu’elle a pu être et vous prie de revenir vers mon père qui,
jour après jour, subit le double martyre de sa maladie et de la culpabilité
dont ma mère l’afflige. Vous défendez ma mère en déclarant que sa
victime après tout n’en est pas une puisqu’elle est inconsciente. Vous y
ajoutez que ma mère fait preuve d’un dévouement qui, pour elle, est un
calvaire quotidien, et qu’il est humain qu’elle en fasse parfois payer la
dureté par un comportement acerbe. Vous avez raison sur le plan de la
psychologie, sauf qu’il n’est pas celui où se situe ma mère, qui ne prétend
à rien d’autre qu’à l’expiation et au salut, mais dites-moi ce que vaut ce
plan s’il n’est pas également celui de l’amour ? Vous avez l’avantage de
voir porté d’emblée à votre compte, je veux dire au compte de votre sexe,
un capital de tendresse et d’attention qui ne vous sera jamais retiré pour
peu que vous respectiez les apparences – et voilà l’unique mérite de ma
mère : un art sans pareil des apparences. Vous n’allez pas secouer ce
rideau, ni le tirer, pour voir la haine qui, dans le cœur, se nourrissait des
gestes de dévouement. Vous ne tenez pas à ce que j’insiste là-dessus : vous
partagez une solidarité que je respecte parce que la bêtise de mon propre
sexe à l’égard du vôtre m’a toujours révolté, mais cela ne justifie pas le
traitement qu’a subi mon père pas plus que le désastre que fut mon
enfance. Vous n’avez le droit de douter de mes intentions que si vous ne
m’avez pas écouté comme la confiance que je vous fais le mérite : cette
confiance plaide pour moi, elle constitue même une preuve. Vous avez
compris, je suppose, que je ne suis pas en quête de votre approbation :
pourquoi parle-t-on à quelqu’un, c’est seulement pour être entendu, n’est-
ce pas ? Vous voyez donc dans cette chambre un corps assez misérable
pour donner à penser sur la race humaine et sur la conduite des rapports
humains. Vous n’éprouvez pour lui aucune sympathie, vous n’arrivez pas
non plus à le considérer froidement parce que sa présence est en soi un
témoignage qui vous dérange. Vous me regardez comme si j’allais effacer
votre malaise ou lui apporter l’éclaircissement. Vous savez pourtant que
nous n’en sommes plus là, vous savez que mon récit ne saurait connaître
une amélioration – non, aucune issue du côté de la guérison ou du salut,
rien que la montée inexorable de la mort sous le silence de la victime.
Vous êtes dans cette chambre pour assister à une fin qui, par rapport à
toutes les autres, possède la particularité de se dérouler au ralenti et de
créer ainsi une dimension finale imperceptible ailleurs, à cause de la
brutalité ou de la brusquerie dont s’accompagnent en général toutes les
fins, mais attention, si je vous en parle, c’est pour y introduire une
accélération qui me permettra enfin de voir venir, comme vient la vitesse
au visage du conducteur – oui, de voir venir ce que j’ai attendu pendant
toute une vie. Vous pourriez là-dessus, histoire de faire preuve de bon sens
ou d’ironie, me rétorquer qu’à l’évidence il faut toujours toute une vie
pour toucher à la fin de cette vie. Vous disposez d’une distance que je
n’aurai jamais : il se peut que je rêve de vous l’emprunter en vous parlant
comme je vous parle. Vous ne pouvez rien pour moi, et je le sais, et je ne
m’y résigne pas : vous non plus d’ailleurs, ne vous y résignez pas dans la
mesure où vous me donnez votre patience à défaut du don majeur, du don
total que personne n’a jamais pu faire, sauf dans l’illusion d’offrir, par
exemple, sa vie – mais de quelle utilité est la mort d’autrui ? Vous n’avez
pas la cruauté de faire semblant : je vous en remercie de tout cœur, et
d’autant plus que tout un chacun fait semblant avec sincérité comme s’il
n’y avait pas d’autre relation possible dès lors qu’on est entre gens doués
de parole et de civilité. Vous me pardonnerez, n’est-ce pas, ces
considérations marginales et donc inutiles parce qu’elles déclarent
indirectement la raison pourquoi je n’avais encore parlé à personne faute,
jusqu’à ce soir, d’avoir pu ouvrir ma chambre mentale. Vous m’aideriez
sans doute en me priant de vous dire en quoi sont dans ma tête le fauteuil
et le déchet humain qu’il supporte. Vous ne pourriez en définir la
substance, ni moi non plus, mais en m’obligeant à me poser la question
vous me conduisez bien sûr vers quelque chose d’inadmissible, c’est-à-
dire vers une décomposition dont ma propre pensée est la matière, chose
qu’en effet elle ne saurait admettre sans trembler. Vous devinez à présent
qu’en réalité je recherche ce tremblement, et que ce n’est pas pour prendre
la mesure de mon malheur comme il est de règle dans toute tragédie bien
menée où le héros, un instant au moins, doit réfléchir sur son destin afin
que son cas puisse devenir un miroir raisonnable. Vous savez que je ne
pourrai, et c’est tout le problème, me contenter de figurer dans l’une de
ces représentations qui, depuis toujours, occupent la place de la vie, mais
sentez à quel point je peine à me situer sur un autre versant du corps
humain, et très exactement dans le fil de cette activité mystérieuse de la
chair qu’on expédie sous le nom de « pensée ». Vous devez encore
regarder du côté de mon père, qu’il s’agisse de celui qui a mouru sa vie
dans la petite ville d’Auvergne que vous connaissez, ou bien de celui qui
aura vécu interminablement sa mort dans ce lieu incertain et cependant
repérable qu’est ma tête. Vous regardez donc du côté que je viens de dire,
et c’est encore fatalement dans le trou qui noircit le centre de mes yeux.
Vous n’y distinguez cette fois aucun fantasme parce que j’ai tué les images
pour ne vous offrir que la substance qui les forme. Vous allez fixer un
moment cette chose vaporeuse, puis la fuir parce qu’il est insupportable de
ne faire face qu’à de la pure présence. Vous n’avez pas besoin de
commenter vos efforts ni de justifier votre retraite : je sais qui vous
regardez en moi, et je sais aussi que vous n’arrivez pas à le voir si je garde
le silence parce que mon silence est un voile posé sur lui. Vous en
concluez que, si j’ai parlé, c’est dans le désir que l’Autre déchire le voile
et devienne visible pour qu’il sorte de moi et vous rencontre. Vous me
pardonnerez ces dernières phrases trop vagues sans doute sous la fermeté
de leur syntaxe. Vous serez une fois de plus compréhensive, autrement dit
moins soucieuse du présent que de l’ombre qu’y projette ma parole en
vous ramenant vers une chambre dont vous savez maintenant ouvrir la
porte en fermant vos paupières. Vous remarquez que mon récit piétine
depuis un moment – en vérité depuis que je vous ai fait une confidence
que j’aurais dû retenir. Vous dites qu’il est assez naturel d’hésiter devant le
dernier obstacle parce qu’après lui l’obscurité est plus épaisse. Vous êtes
comme ma mère, qui aurait voulu massacrer mon imagination parce
qu’elle me rendait mon père aimable. Vous saviez, dès la première fois,
que le mot « déchet » créait une situation irrémédiable, alors que sa portée
définitive ne m’est apparue qu’en voyant mon père jeté sous l’escalier.
Vous savez que cette compréhension a installé en moi un pourrissement
dont la contagion n’a cessé de se développer jusqu’à ce soir. Vous dis-je
cela parce que je vois enfin où j’en suis ou bien est-ce pour une raison qui
va se préciser ? Vous savez tout de mon affaire comme un buvard sait tout
de l’encre qu’il absorbe mais qu’a-t-il compris ? Vous avez une patience
que j’admire tout en la mettant à l’épreuve parce que je veux en mesurer la
résistance. Vous bénéficiez d’une espèce de garantie en ce sens qu’étant
incapable de m’arrêter en chemin, vous êtes sûre que j’irai jusqu’au bout
de mon histoire. Vous pourriez m’objecter que vous représentez vous-
même cette fin et l’objection me précipiterait dans l’embarras parce
qu’elle m’obligerait à envisager pour vous un rôle beaucoup plus
important que celui de simple confidente. Vous avez la maîtrise du silence,
je n’ai que le désarroi d’une parole qui se prend elle-même en défaut. Vous
devriez arrêter là mon supplice et me demander en quoi sont, dans ma tête,
le fauteuil et le déchet humain qu’il supporte… Vous verriez alors, à
travers mon hésitation et ma crainte, la peur d’être mis en face de
l’irrévocable. Vous avez deviné qu’en vous racontant, comme je l’ai fait,
les choses extérieures, j’ai pu les laisser au-dehors même si j’en subissais
la présence, tandis que ces mêmes choses, pour peu que je les considère en
moi, changent complètement de nature. Vous ne souffrez pas que je m’en
tienne à cette généralité : vous m’ordonnez de m’avancer vers l’intime et
d’y saisir – dites-moi quoi ? – d’y saisir le dessous de mon histoire,
l’ombre qu’elle promène dans ma chair, son ombre froide à la surface de
mes os. Vous avez raison : le moment vient toujours où il faut en finir,
bien ou mal, sans conclure, je veux dire sans avoir obtenu satisfaction.
Vous exigez un aveu devant lequel j’ai successivement élevé l’écran
d’autres aveux, qui le maintenaient à une distance respectable… Vous
sentez peut-être ce que je mets dans ce dernier mot, et combien il fait
paraître moins horrible le passé que le présent. Vous allez devoir m’aider à
découdre mon visage : puis-je vous montrer la suite sans procéder à son
arrachement ? Vous me direz que les derniers mots sont ceux qui
confortent… Vous voyez comme je titube au bord de ce qu’il vaudrait
mieux que je garde. Vous ne souhaitez pas vraiment – n’est-ce pas ? – que
je sois plus précis. Vous ne le souhaitez pas pour la raison que nul ne peut
souhaiter provoquer le désastre en suscitant, par exemple, une éruption de
poussière là où, d’ordinaire, ne s’élève que de la pensée. Vous trouvez
l’image quelque peu excessive, c’est une erreur : ne vous ai-je pas dit, il y
a un instant, que j’ai tué les images, toutes les images ? Vous devriez en
déduire qu’il vous faut, maintenant, redoubler de vigilance afin
d’identifier des signes dans ce qui paraît ne contenir que des confidences.
Vous n’avez pas oublié que j’ai tué ma mère après sa mort en lui faisant
subir un outrage dont son âme portera toujours l’affliction. Vous évitez,
j’en suis sûr, cette réalité parce qu’elle vous contraint à vous figurer l’acte
que j’ai commis, et que cet acte est irreprésentable. Vous devez savoir
qu’il a jailli de moi comme on se rend à l’évidence : savoir donc que je ne
l’ai pas prémédité. Vous ne discutez pas cette affirmation : vous en
épousez le mouvement parce qu’il vous porte vers la brèche intérieure que
j’ai pour dessein final de vous faire visiter. Vous êtes entrée dans la
chambre, vous avez constaté l’état de l’infirme, vous avez même touché
son sexe et subi un instant le sort que ce lieu et ces choses m’ont
construit : il est superflu que je poursuive un récit devenu impotent à votre
égard, mais que peut-on substituer au récit ? Vous avez sûrement noté que
je suis passé de la chambre d’enfance à la chambre mentale, ou plutôt que
j’ai vainement tenté de le faire, d’autant que vous ne m’y avez pas aidé en
me faisant remarquer, par exemple, qu’on y trouvait après tout les mêmes
choses. Vous n’aviez pas besoin de souligner que la ressemblance nous
sert de socle principal aussi longtemps que nous ne savons pas mettre en
scène les idées seules. Vous commencez à deviner pourquoi ce que je vous
dis n’avance plus, tourne sur soi, touche au vide, même si vous
n’apercevez pas encore le désir qui conditionne tout cela, ni la raison pour
laquelle je souhaiterais que mes mots creusent ici un trou, quelque chose
d’abrupt, de vertigineux et en somme de désespérément définitif, vous
avez retenu sans doute tous les détails de l’histoire de mon père : je crains
que trop sensible à l’anecdote et à ses horreurs, vous n’ayez pas remarqué
que cette chambre pleine de malheur était vide aussi. Vous devez entendre
à travers cette contradiction que le spectacle de l’infinie souffrance
appelait une chose qui l’équilibre, et qui manquait : comprenez que,
devant mon père, on avait besoin que le monde ait un sens, mais que son
état niait la possibilité même qu’il en ait un. Vous dites : À quoi bon
reprocher à votre mère des pratiques et une abnégation qui justement
équilibraient l’horreur si, de votre côté, vous rêviez d’inventer un
équivalent ? Vous avez raison parce que je ne vous parle pas encore
d’assez loin, depuis l’extrémité où il est évident que rien d’extérieur à elle
ne peut racheter la condition humaine, mais à supposer que je me sois
porté jusque-là, ce serait trop loin pour que vous m’entendiez. Vous
m’écoutez d’ailleurs sans vous apercevoir du but que je poursuis. Vous
avez tort de croire que je viens de me libérer de mon enfance en vous
confiant ce qui l’a faite abominable : rien ne peut effacer ce qui a eu lieu à
moins d’effacer le lieu, autrement dit moi-même. Vous supportez mal
cette évidence : elle rend votre écoute dérisoire. Vous m’écouterez
cependant quelques minutes de plus pour vivre avec moi la difficulté de la
fin. Vous avez cru jouer la partie du confesseur alors que je vous entraînais
dans celle du mort. Vous découvrez soudain que le rôle le plus naturel est
aussi celui qu’on tient le plus mal. Vous trouvez que je parle trop, c’est
que mes phrases grouillent autour d’une chose qu’elles voudraient dévorer
tout comme les vers s’affairent sur un cadavre – oui, je voudrais faire
disparaître ce qu’il me reste à vous confier et que ma langue soulève
néanmoins dans un dernier effort. Vous êtes coupable de ne pas avoir
formulé vous-même cette vérité qui est la mienne, et dont j’ai vainement
réclamé l’articulation ma vie durant : Je n’aurais pas dû naître ! Vous en
savez assez sur mon géniteur pour souscrire à ma protestation au vu de
l’état de ce malheureux. Vous devez donc proclamer mon droit à
l’inexistence. Vous reconnaissez que ma mère n’avait pas à recueillir une
semence malade, qu’elle avait en tout cas le devoir de s’en débarrasser si
par hasard elle avait cédé à un mouvement d’humanité en la recueillant.
Vous admettez avec moi qu’il n’y a pas la moindre faute du côté de mon
père, qui obéissait à un dernier élan naturel, tandis que ma mère, pour
favoriser un salut égoïste, transformait une abomination en acte charitable.
Vous déplorerez que la précarité de mon être ait pour origine une précarité
encore plus grande fondée sur le peu de chances qu’avait la semence de
mon père de satisfaire la fécondité de ma mère. Vous imaginez la glaire
asthénique en train de remonter la pente maternelle vers ce qui va devenir
mon destin, et la révolte qui s’empare de moi à la pensée de cette
progression aussi aveugle que les yeux de l’imbécile débris. Vous savez
qu’à lui je pardonne parce qu’il ne sait pas ce qu’il fait, mais qu’à elle, je
ne peux rien pardonner parce qu’elle me condamne déjà à l’impossible.
Vous partagez mon dégoût devant un choix qui me crée dénaturé sous le
prétexte de respecter la volonté de Dieu. Vous n’avez qu’à vous
représenter le fourreau dans lequel se développe cette volonté pour
m’obliger à vivre : n’y suis-je pas traité comme l’un de ces enfants qu’on
estropie pour qu’ils fassent de plus efficaces mendiants ? Vous voyez que,
chez moi, on maltraite d’emblée la capacité d’être afin que je sois le digne
avorton de mon père – oui, le déchet qui perpétuera sa mémoire en
illustrant sa seule déchéance. Vous dont je connais la féminité, vous ne
l’auriez pas laissé venir à terme sauf pour tramer quelque vengeance plus
impitoyable qu’un meurtre. Vous avez déjà deviné quel plan diabolique
germa dans le cœur de ma mère quand elle sentit tressaillir et fructifier la
semence. Vous avez même deviné que, cette semence, elle ne l’a pas reçue
de force ni par abnégation, mais à la suite d’une manœuvre délibérée qui
la conduisit à s’emparer de la babiole paternelle et à se la mettre au con un
peu moins facilement qu’elle ne la fourre depuis dans le col de verre. Vous
comprenez maintenant quelle mauvaise surprise je fus en venant au monde
sous une apparence normale : la belle enveloppe d’une monstruosité
secrète dont je suis le seul à faire les frais. Vous venez, je l’espère, de
saisir la raison de ma fermeté intellectuelle, c’est le masque de fer sous
lequel je rebâtis sans cesse les ruines de mon esprit. Vous avez cru que je
vous parlais pour procéder à ma propre libération : je ne vous ai parlé que
pour m’abandonner enfin à la décomposition mentale et ressembler ainsi à
mon créateur. Vous me verriez à l’instant même devenir en vous ce
grouillement affreux si vous étiez un bon miroir. Vous devez arracher mon
masque et faire ce qu’il faut pour qu’une femme rachète ce que ma mère a
commis en me mettant au monde. Vous êtes l’ultime témoin de ma
solitude : effacez-la en effaçant une vie qui, grâce à vous, n’aura jamais
existé…

1. Gallimard, 1992, p. 16.


LA LANGUE D’ANNA
...... Je ne suis pas celle que vous croyez. Je ne sais pas pour autant qui
je suis, et si je le savais serais-je vraiment celle-là ? Je ne manque
pourtant pas d’identité : elle me déborde, elle me jette hors de moi. J’en ai
trop fait peut-être afin d’avoir un visage tout à moi. Je crois que ce travail
a pris mon temps. Je n’y pensais pas bien sûr : je veux dire que je ne
pensais pas que mon temps et mon visage avaient un lien. Je crois que les
choses sont poussées vers nous par l’appétit que nous avons d’elles. Je ne
me suis jamais trompée de désir, sans doute parce que le désir me tient
lieu de certitude, et par conséquent de volonté. J’hésite ici, non que je
doute de la justesse de cette affirmation : je crains seulement de ne pas
m’expliquer assez alors même que cela me suffit. J’ai beaucoup parlé avec
les mots des autres, c’est pourquoi on m’a donné la tête de ces mots-là. Je
les parlais si bien. Je prenais soin d’ailleurs de les épouser entièrement. Je
n’aurais pas été sans cela convaincante à ce point. J’avais le goût d’être
identique à leur sens. Je jouissais de cette pénétration verbale parce
qu’elle était en moi bien plus vive que l’autre. Je me demande si le fait
d’avoir chanté d’abord a favorisé cette sensation intime, mais il ne s’agit
pas de la voix, ni même du chemin particulier qu’elle fait vibrer dans le
corps, il s’agit bien du sens que je sentais circuler comme on a des
bouffées de chaleur. Je le sens toujours. Je le sens à condition – m’en
étais-je aperçue ? – à condition que les mots ne soient pas les miens. Je
veux dire à condition de ne pas parler en mon nom mais au nom du nom
que je me suis fait. J’avance en faisant cette distinction vers quelque chose
qui va me déchirer. Je vais peut-être retrouver en moi celle que j’en ai
chassée. J’ai voulu être la Diva et je tremble à présent à la pensée de n’être
plus qu’elle. Je regrette le temps où la très belle m’échappait devant le
miroir en laissant mon visage à la laide, à l’ingrate, à la vulgaire, qui se
jetait sur moi en poussant la porte de ma peau. Je la regardais faire, puis
ne le voyais plus parce qu’elle venait de se glisser en moi derrière
l’étendue qui, de haut en bas, me sert de face. J’ai longtemps ressenti dans
ce glissement, qui signifiait l’arrêt du combat, l’arrivée de l’abandon et du
repos. Je m’endormais là-dessus en attendant le jour, qui me précipitait
dans mon personnage. J’ai tort d’employer ce mot puisque rien ne me
paraissait plus naturel que d’être qui j’avais voulu être et de vivre enfin
sous des traits aimables. J’aurais dû observer le mouvement qui me
remettait sous le bon visage, et faire mien le trajet de la laide à la belle,
mais non, dès que j’avais le point de vue de la Divine, je m’y tenais si
exactement qu’il n’y avait plus aucune autre place en moi. Je me vois
marcher dans une rue, c’est dans un pays étranger et des gens sont assis à
même la terre nue, la terre pauvre qui souille et qui, par la souillure, est le
signe de la misère. Je marche là dans l’inconscience du lieu et comme si
j’étais environnée de spectateurs. Je marche tout à coup dans un regard. Je
ne l’ai pas senti se lever : il a pris la suite de l’espace et voici qu’il a
remplacé l’air autour de moi. J’ai l’habitude d’être regardée, mais cette
fois je ne suis pas regardée : je suis plongée dans un élément qui à la fois
m’enveloppe et m’imbibe. Je sors très vite de ces yeux-là. Je n’ai vu ni
leur visage ni leur couleur. Je rentre dans ma loge où la maquilleuse
m’attend. Je vois qu’elle n’arrive plus à me toucher tant je suis devenue
aérienne. J’avoue que ce souvenir ne cesse de me rattraper. Je l’appelle
« souvenir » afin de le réduire : ce n’est pas un souvenir, c’est un morceau
de présent insoluble dans le temps. Je tire à moi ce morceau plus solide
qu’aucune des choses dans lesquelles j’ai cru pouvoir fixer ma demeure.
Je voudrais qu’il devienne ma face et qu’il soit aussi mon âme. J’entre sur
une scène et je me retrouve dans ma tête. Je regarde par mes yeux, et je
vois qu’il n’y a plus rien qui vaille la peine d’être regardé. Je ferme donc
mes yeux et j’entre dans un rêve, qui est ma vie. Je ne suis pas celle que
vous croyez. J’ai eu le désir puis la compréhension. J’ai eu la solitude :
j’ai fait semblant de la détruire afin de la préserver. Je sais que chacun fait
confiance aux apparences parce que cela simplifie la relation. J’habite à
présent derrière un visage enviable : il a suffisamment de gueule pour me
faire une beauté. J’aimerais mieux parler du talent qu’il représente, mais
qu’est-ce que le talent ? J’ai bien vu qu’on le juge à son effet plutôt qu’à
son mérite : il faudrait sinon reconnaître une valeur à ce qui n’en a pas.
J’ai usurpé une couronne : j’en suis fière, mais je n’en tire aucune
satisfaction. J’aurais voulu qu’on m’aime de n’être pas aimable, et non pas
que l’on me rende en quelque sorte justice. Je suis encore environnée de
trop de sourires condescendants : le passé est une corde à mon cou sur
laquelle quelqu’un peut toujours tirer. Je voudrais dire de quoi est fait mon
visage – de quelle manière très composite et de quel mélange sensible
dans cet envers où se poursuit ma vie, celle qui n’est pas visible. Je suis
entrée dans le regard dont j’ai parlé : il m’a décomposée par sa douceur,
moi qui ne connaissais que la violence. Je crois bien que cette résistance
m’avait endurcie dans le présent. J’évitais de me retourner. J’allais comme
les bêtes, le nez au sol, en vérité muselée par tous ces mots auxquels je
prête ma vie bien davantage que ma voix. J’imagine à présent que je les
arrache – oui, il arrive que je m’entrevoie penchée au bord de ma bouche.
J’accouche par en haut d’un tas d’organes qui sont des intestins cervicaux,
et c’est une façon d’extraire de moi je ne sais quel maléfice qui a soumis
le ventre à la tête. Je fais cela dans la douleur, les mains cramponnées à
ma mâchoire basse et les yeux remplis, non pas de larmes, mais d’images
coulant depuis le fond – le fond d’une mémoire qu’aucune déclamation
n’a jamais pu vider de son trop-plein. Je ne suis plus alors qu’un orifice du
temps : j’ai ce trou au milieu du visage et je comprends tout à coup que
me voilà enfin dotée de l’organe tragique, le même sans doute qui poussait
au corps de la pythie quand elle étreignait son chaudron, mais moi, c’est
toute la périphérie de mon propre corps que j’embrasse pour qu’il ne se
répande pas comme un baquet de sang. Je voulais, chaque fois que je
montais sur la scène, je voulais prophétiser une chose qui s’arrêtait dans
ma gorge pour laisser passer les mots appris. J’espérais que tout cet appris
provoquerait à la fin un entraînement, un jaillissement, l’expulsion de ce
tampon de la misère humaine qui, en chacun de nous, est la bonde
refoulant la pauvreté ou la déréliction. J’aurais dû jouer autre chose que le
réalisme pour venir à bout de la réalité. Je suis une victime de mon époque
et de ses directeurs, qui nous mettent un message sur la langue comme les
Croisés nous bouclaient sur les reins une ceinture de chasteté. Je revois
toutes les trahisons : Ça n’est rien, toi, tu as le génie ! me reprochait je ne
sais quel double, qui chuchotait contre ma nuque entre deux sanglots. Je
n’ai jamais eu que le génie de ma rage et l’énergie de ma colère. Je me
montrais les dents : mon miroir me servait ce défi à défaut de me servir un
visage rassurant. Je n’ai jamais regardé une bouche dans le désir du baiser
mais dans l’attente de la morsure. Je savais qu’une attente pareille
détruisait d’avance la relation, aussi m’en servais-je pour lui donner à
chaque fois un tour passionnel, qui m’assurait l’avantage et
métamorphosait l’échec en preuve de tempérament. J’ai su exploiter mon
propre malheur comme une fortune, ce qui pourrait servir de base à une
morale révolutionnaire si l’expérience était communicable en dépit de la
faiblesse du langage. J’ai apprécié l’aisance de mes rivales, sans doute
parce que je ne l’attribuais ni à leur fonction ni à leur gloire, mais à leur
seule nature. J’ai d’autant plus de respect pour le naturel que le mien est
fabriqué de toutes pièces, mais quand je pense à la nature de mes rivales,
c’est au sens qu’à la campagne on donne à ce mot, et il y sert à désigner la
fleur de chair qu’on aperçoit sous la queue des truies. Je n’ai pas besoin de
préciser que la vision de cette chose entre des cuisses détestées m’aidait à
franchir l’insupportable. J’aurais dû choisir le vice. Je n’y avais aucun
penchant sans doute parce que je me forçais déjà suffisamment pour me
faire un visage. Je pense à l’homme qui m’a déclaré une nuit : Il y a les
femmes que je suce, et puis les autres ! Je faisais partie des autres. Je l’ai
jeté dehors mais cette violence ne m’a pas soulagée de l’obsession acquise
cette nuit-là d’avoir au milieu de moi une plaie puante. J’ai exigé de tous
mes amants que leur langue commence par rendre hommage à cet endroit.
J’avais moins le goût de cette caresse que la volonté d’imposer une
épreuve, tout en sachant qu’elle relevait d’un fantasme venu de mon
enfance, et non pas de cet amant de passage, qui l’avait seulement ranimé.
Je me suis contrainte à rendre le même hommage à quelques femmes. Je
me souviens avec plaisir de l’odeur de chacune, et j’oublie que je fus
payée de retour comme j’oublie tout ce qui, dans ma personne, pourrait me
paraître agréable. J’ai dû me pénétrer de l’idée que, pour moi, l’excellence
passait par la nécessité d’une reconstruction complète de mon caractère
et – pourquoi pas ? – de mon corps. Je me souviens de mon professeur : il
me prenait à part, il me répétait plusieurs fois : Comme tu es douée, toi !
et sa voix s’éteignait en même temps que lui passait l’envie de me mettre
la main au cul. J’aurais pu la prendre et l’y mettre moi-même, mais
j’espérais que mon fameux don finirait par le décider. J’ai eu ma
vengeance quand la célébrité m’a parée d’un charme irrésistible aux yeux
de ce monsieur, mais je ne l’ai pas exploitée. Je lui ai seulement dit que le
cinéma avait fait de moi une image, et qu’on ne baise pas les images :
elles manquent de l’indispensable. J’aime les situations qui font battre le
cœur, et le silence qui permet alors d’entendre ce battement. J’espère
toujours l’occasion d’un moment de rage, qui me jettera définitivement
hors de moi. Je pense au visage de ma mère, à ses yeux égarés, à sa langue
agitée sans cesse par la même répétition. Je me dis : Tu aurais dans ta tête
son hanneton tournant si tu ne t’étais pas servie de la misère commune
pour faire de toi une autre. Je vois l’urine couler le long de la jambe et
répandre alentour l’odeur de la vieillesse. Je sens alors son haleine de
mère sur ma nuque, et la tendresse perdue. Je me raidis. Je vais devant la
glace et retrousse mes lèvres pour qu’apparaissent les dents. Je peux
l’instant d’après m’en servir pour sourire ou pour menacer, et il arrive que
l’extrême proximité de ces deux signes opposés m’enchante. Je comprends
alors pourquoi j’ai pu jouer la comédie aussi bien que la tragédie, c’est
qu’elles s’avancent l’une vers l’autre sur le champ d’une même bataille.
J’attends le face à face qui va tout révéler, mais il ne vient qu’un coup de
vent – un coup de vent en tête pareil à celui qui, sur la scène, emporte tout
à coup la mémoire, et on ne comprend rien à ce que vous soufflent les
camarades parce que la réalité, soudain, a déchiré votre rôle. Je sais que je
me contredis : je ne suis pas celle que vous croyez, et je la suis, et je ne la
suis pas dans la mesure où je me vois l’être, et tant pis si j’ai l’air
d’embrouiller l’écheveau que je me proposais de démêler. J’ai du mal à
fixer le moment où j’explose et où les spectateurs s’accordent à me
trouver du génie. Je me demande ce que les possédés savent de la
possession dans l’instant où elle les chevauche, et qu’ils vont à son allure.
Je sais quel plaisir cela fait sans être sûre que la comparaison sexuelle soit
adéquate. Je n’ai jamais cherché à me maîtriser tout en souhaitant disposer
de cette maîtrise qui me rassurerait – non ! ce fut toujours un risque à
courir, et souvent la chute dans un trou. Je suppose que le trou est
impressionnant puisqu’il n’a jamais suscité les sifflets : c’est qu’il doit
faire vibrer les nerfs d’une jouissance plus saisissante que l’envolée. Je me
soupçonne d’avoir désiré faire paraître ce trou plutôt que mes rôles. Je me
revois allant au rendez-vous que m’avait fixé une célébrissime et très
belle, qui voulait m’honorer d’être son égale, et j’arrive là si défaite
qu’elle croit voir la mort ou la folie. Je la regarde me tourner le dos, et je
suis Médée coupant la gorge de ses enfants, et je suis la plus forte, celle
dont un regard peut glacer le cœur le plus chaud. Je crie, je pleure, je pars :
on m’admire et on me plaint parce que la pitié rend plus supportable
l’admiration. Je n’aime pas la vie : elle est trop lente ; je n’aime pas ma
gloire parce qu’elle est acquise. Je me suis jetée à la tête de ma laideur
comme Nietzsche à la tête des chevaux, mais lui, par ce geste réel, signe la
perte de la réalité tandis que moi, par mon geste mental, je retrouve la
réalité. J’aimerais attacher Nietzsche à mon petit chariot comme fit la
Salomé, sauf qu’en le fouettant pour de bon je le garderais de ce côté du
monde. J’ai beaucoup de corps, c’est-à-dire une viande assez lourde pour
supporter le labour du délire. Je garde pour moi l’aigu, le trop vif, en
vérité je les engloutis dans cette profondeur charnelle qui fait aussi bien
mon désespoir que ma chance – une chance que je n’accepte pas tout en
reconnaissant l’aide qu’elle m’apporte. Je me fais maigre, j’enrage de
cette coquetterie ; je bois, je mange, j’enrage de ce laisser-aller. J’accepte
un nouveau rôle, j’enrage d’être à cause de lui privée d’un autre. Je prends
maintenant la main qu’on hésite à lancer à l’assaut de mon cul, et je lui
fais toucher la crème de mon désir. J’enrage de cette vulgarité. J’enrage
qu’elle ne puisse d’un coup racheter tous les viols, les tortures, les
inégalités, les oppressions, les tracas, le racisme, l’injustice. Je monte sur
la scène pour être un piège, une trappe, et je le suis parce que je n’ai pas
peur de m’y prendre moi-même afin d’être le leurre et la proie qu’il faut
être pour captiver la méfiance de l’adversaire. Je me tuerais là, devant
tous, si cela pouvait changer la qualité de la représentation et racheter à
jamais le théâtre de n’être pas la réalité : les gens le sentent, et ils
m’aiment d’être excessive assez pour braver le bon goût et me porter
jusqu’où nul n’ose aller. Je le sais. Je gesticule derrière cette carotte
mortelle. Je la promène sous le nez du spectateur qui n’en revient pas de
sentir pour de bon passer l’odeur du danger. Je force encore un peu, et
voilà que défilent les ombres sur la paroi de la caverne cardiaque, et
qu’elles font monter vers le cerveau des tremblements chamaniques. Je
pourrais aller plus loin. Je le pourrais quand ces mêmes présences
fumeuses s’agitent au milieu des sonorités verbales et plantent sur mes
lèvres leur déraisonnable défilé. Je sens leur foulée froide, un léger flocon
qui touche et disparaît. Je voudrais passer de même sur toutes les bouches
dont je suis le murmure au lieu de tomber dans les cœurs. J’aime que l’on
m’aime mais je n’aime pas les raisons de cet amour, aussi m’arrive-t-il de
planter mes ongles dans mon front et de tirer. J’ai mal et cela me fait
penser au crétin qui m’assurait qu’au cinéma le talent ne compte pas,
seulement la photogénie. J’ai eu l’Oscar, à Hollywood, au mépris de la
photogénie. Je me souviens qu’Orson Welles m’a téléphoné : Tu es si
grande que même avec une barbe, ils t’auraient trouvée très féminine ! Je
crois que c’était un compliment. J’avais dans la bouche la poussière de
mes vingt ans. J’écoutais le bruit des trois coups qui, chaque soir,
cognaient pour la première fois. Je me disais : Qui suis-je ? dans le patois
de ma banlieue, et ça n’était pas une interrogation philosophique mais une
exclamation d’étonnement. Je vais jouer, ajoutais-je tout bas en
contemplant l’envers mité du rideau, qui s’ouvrait en tressautant. Je jouais
des histoires de passions contrariées, d’adultères honteux, de midinettes
débiles et, dans le même temps, j’apprenais à vivre. Je jouais ce qu’à
l’époque j’aurais pu vivre mais dont j’ai fait l’économie en le jouant : cela
m’a préservée de la bêtise et de la sentimentalité. J’ai reçu en échange une
maturité sans âge, qui est venue me doubler d’une sorte de savoir
instinctif. J’ai trop de nez, trop de seins, trop de hanches, trop pour un
monde où compte seulement la peau, mais c’est avec ce nez, ces seins et
ces hanches que je construis un corps assez souple pour se glisser dans
toutes les têtes. Je crois que la beauté n’est pas une chose belle. Je ne crois
pas ce que je viens de dire. Je le rends crédible dès que ce n’est pas moi
qui le dis mais ma bouche, et cette langue qui bande au milieu pour faire
jouir la foule. Je pense au regard dont l’air m’a remplie de douceur, là-bas,
dans je ne sais quelle rue indienne. J’ai toujours été la furieuse, la
braillarde, l’excessive pour faire rire ou pour faire pleurer. Je ne suis pas
une diva, je suis une harpie, un corps plein de griffes et de dents emballé
dans de la belle graisse humaine, celle qui fond si bien dans les fours et
fait monter vers le ciel la fumée noire qui rassure les dieux. J’ai un tel
appétit de vie que je n’aurais jamais pu me suffire à moi-même en n’étant
que moi. Je l’ai compris dès mes débuts en poussant la chansonnette : ça
plaisait mais c’était trop petit. Je n’ai probablement rien compris du tout :
j’ai senti, j’ai poussé d’autres portes qui étaient dans ma gorge ou dans
mon cœur ou dans mes yeux. J’avais pour bâtons des hommes que je
confonds à présent les uns avec les autres, d’ailleurs qu’importe si je mets
la tête de Massimo sur les épaules de Roberto ou l’inverse puisqu’il s’agit
de fantômes. Je pense qu’à l’âge qui est le mien, je devrais jouer ma
propre vie. Je suis prise d’effroi en y pensant, cela prouverait que je ne
suis pas plus celle que vous croyez que celle que je crois être. J’ai peur
tout à coup de voir venir une revenante, et je tremblerais devant elle parce
qu’elle ne serait ni l’enfant, ni la femme, ni l’amante, mais une espèce
d’hydre agitant les mille têtes qui furent d’autant plus les miennes
qu’aucune ne l’était vraiment : je les essayais une à une, voilà tout, et elles
m’allaient aussi bien l’une que l’autre. Je me vois au sommet d’un grand
escalier, le cou posé sur un billot et mille fois décapitée de têtes qui, l’une
après l’autre, roulent vers le bas. Je me demande qui peut s’apercevoir que
la dernière est bien la mienne, et tout ce sang répandu mon propre sang.
J’ai tant rêvé, soir après soir, d’entrer dans le définitif, et qu’il condense
enfin l’évaporation de mon énergie dans une belle statue de sel.
J’imaginais le dernier soleil tombant au bout du dernier vers et son dernier
rayon m’épinglant sur place pour toujours. J’aimais cette image. J’ai
proposé à Fellini de la réaliser, mais il s’est contenté de me faire passer
dans une ruelle déserte et de me planter là, devant une grande porte de
bois. Je le soupçonne d’avoir projeté de me clouer sur cette porte comme
une chouette. Je l’ai même provoqué : Vas-y, crucifie-moi, j’ouvre les
bras ! J’ai fait le geste, et il a eu ce rire obscène qui change la substance
des images en poudre charnelle. Je lui faisais peur : il aimait ça – de loin.
Je l’entends : Tu devrais te peigner quelquefois. Je réplique : Avec mon
nez, sans doute ! Je vois qu’il est choqué parce qu’il a peur que je me
mette à jouer avec des morceaux de mon corps : il m’en détourne en me
jetant : Je ne peux pas te mettre dans mes images, tu les ferais déborder !
Je me dis que sa petite vengeance est aussi un compliment, et nous allons
boire un verre dans un bouge de plâtre et de carton qu’il vient de dessiner.
Je crois que je représentais pour lui une tentation ambiguë parce que mon
corps allait dans le sens de ses fantasmes alors que ma langue les dissipait.
J’aurais voulu mon portrait en marchande des quatre saisons qu’il fit ce
soir-là – il l’a déchiré en déclarant : C’est trop ressemblant ! Je n’ai pas
osé prendre sa main coupable pour lui faire toucher ce qu’il laissait chez
moi parfaitement sec. Je crois qu’il m’aurait murmuré : Ça ne sert donc à
rien d’avoir du génie ! J’ai gloussé doucement à cette pensée, et il s’est
plaint : Pourquoi tu ris dans ta barbe ? Je ne sais plus ce que nous buvions.
Je faisais semblant de n’aimer que le champagne, sans doute pour chasser
de moi la marchande, ses légumes et son accent. J’ai vu tous ses films, il
n’y manque que moi, mais c’est évident : j’y aurais été en trop si j’y avais
été davantage que la passante d’une scène furtive. Je comprends qu’il m’a
traitée là comme une morte, comme une revenante, comme le spectre de
sa pensée. J’ai hésité entre « pensée » et « désir ». J’étais bien plutôt le
spectre de son désir, mais ce mot m’a fait reculer devant la soudaine
conscience qu’il était aussi le spectre du mien. Je suppose que les deux
spectres se sont repoussés faute de s’être donné rendez-vous sur l’espace
scénique qui convenait à leurs ébats. Je ne m’en étais jamais rendu compte
alors que lui avec son intelligence perverse – une intelligence qui était la
perversion de la sensibilité – a dû bien vite s’en apercevoir et s’amuser
chez moi d’une ignorance qui m’empêchait de comprendre la raison de ses
caprices à mon égard. Je l’entends se moquer : Ton truc, à toi, c’est de
faire battre les cœurs assez fort pour qu’on les entende, mais ça ne sert à
rien au cinéma. J’ai détesté le rire qu’il a eu là-dessus, un rire qui n’en
finissait pas de casser de la vaisselle. J’aimerais jouer son rôle quand il
sera mort afin de lui arracher son masque de bonhomie : on verrait alors la
grimace tragique du type invité chaque soir à dîner avec le Commandeur.
Je ne sais pas écrire. J’ai essayé sans conviction parce que ma langue n’est
pas faite pour le papier. Je suis trop directe en ce sens que j’ai besoin de la
réplique pour faire avancer ma parole. J’ai toujours beaucoup de bruit en
moi, des cris, un brouhaha, une rumeur, et tout cela, qui monte
spontanément vers ma bouche, ne saurait descendre vers ma main. Je
n’apprends pas un rôle, je le retrouve parmi toutes les voix enfouies dans
ce bruit, et j’en fais monter le ton afin de l’identifier puis de le tirer de là
comme on tire d’un écheveau embrouillé le fil choisi. Je ne sais pas le
texte : je sens chaque soir le filet de sa voix particulière devenir la
sonorité de la mienne, et c’est un plaisir sans pareil que cette copulation
vocale dont les mouvements sont aussi bien des pulsions de sens que des
flux de vie. Je ne fais pas battre les cœurs avec du talent : je le fais en
m’abandonnant si bien à l’Autre qu’il apparaît en moi. Je deviens sa
présence réelle – non ! ce n’est pas assez, je ne suis pas, sur la scène, celle
que vous croyez : je suis sa victime ! Je ne lui offre pas que ma voix : je
lui offre toute la masse viandeuse avec mes nerfs, mes impulsions, mes
circuits d’air et de sang pour qu’il la métamorphose et fasse paraître à la
vue de tous un insupportable : Ceci est mon corps ! Je veux ce silence et je
veux que le sacrifice y soit visible assez pour que l’apparition triomphante
de l’Autre ne dissimule pas que mon corps, sous lui, agonise de plaisir par
l’effet de la possession à laquelle il se livre. Je ne suis pas sûre que les
spectateurs aperçoivent jamais le fond de l’affaire parce que les mots sont
le feuillage bruissant où se dissimule la jouissance, qui doit demeurer mon
secret. Je ne suis pas pour la divulgation, et rien d’ailleurs n’est mieux
caché qu’au milieu du regard ou dans le vent du nom. Je crie souvent pour
que le son sonne l’alerte et annonce que, tout comme Dieu tira Ève du
flanc d’Adam, je tire des mots une forme. Je ris de la confusion entre la
côte et le côté en regardant ces images, toujours naïves, où l’on voit
l’homme accoucher de la femme, celle-ci encore engagée jusqu’à mi-
cuisse dans le corps originel, dont le sommeil préserve l’inconscience. Je
cherche en vain pour moi-même l’explication du secret que j’agite sous le
nez des gens : il est ma force dans la mesure où il m’échappe ; c’est autour
de moi une chevelure de sens qu’aucune Dalila ne pourra couper parce
qu’elle est invisible. Je sais que le spectateur voit l’invisible mais il ne le
sait pas : il ne voit que ma colère ou mon amour ou ma révolte sans savoir
davantage qu’ils sont en lui quand il croit les regarder en moi. Je n’ose
dire que le spectateur est ma marionnette parce qu’il faudrait alors récrire
le paradoxe en l’attribuant cette fois au spectateur. Je pense à mon premier
mari – non, ce n’était pas le premier – mais le premier qui soit célèbre et
qui m’ait fait jouir. Je n’avais pas jusqu’ici aligné côte à côte ces deux
considérations. Je crains tout à coup d’avoir à les rapprocher, d’avoir à me
dire, à oser me dire, qu’il m’a fait jouir parce qu’il était célèbre. J’avais un
corps étroitement serré sur soi-même à cause de la misère et de ses
conséquences. Je voulais ne plus jamais retomber dans cet état, mais un
petit succès n’avait pas aboli la possibilité de cette retombée. Je me voyais
à tout instant lâcher la rampe et glisser vers le bas. J’avais quelques petites
économies, une petite vie et des amours petites : j’avais peur du pas à
franchir pour avoir plus parce que j’y voyais aussi bien le risque d’avoir
moins. Je continuais à sentir ce que j’appelais la « cuisine », et qui était la
salade d’odeurs que composent le rance, l’aigre, l’humide, le moisi, le
renfermé. J’imaginais que cela venait de mon sexe, que j’avais là, au plus
intime, une sueur mauvaise et qui se répandait. Je ne m’interrogeais pas
sur la nature de cette chose répugnante parce qu’elle me paraissait
l’épanchement normal d’une puanteur accumulée dans quelque poche
interne. J’avais peur de me représenter cette poche que l’angoisse gonflait
souvent, et il m’en venait des images épouvantables de main tendue, de
prostitution sous les porches, et c’était ma robe de gamine qu’on souillait
là-bas dans le noir tout en me déchirant le ventre. J’éprouvais alors le
cuisant de la plaie et l’horreur – l’horreur de l’humain qui toujours finit
par basculer dans la sauvagerie, le geste crapuleux, le rire méchant. J’avais
envie de me cacher sous le lit, et il m’est arrivé de le faire pour fuir la
dimension ordinaire du monde et me plier là-dessous le menton aux
genoux comme un fœtus qu’on a jeté dans la poussière. Je hurlais sous ma
peau et ce cri rentré faisait coulisser dans ma gorge un bout de viande que
je prenais pour ma langue intérieure – la langue de la bête silencieuse qui
dévore en moi les épouvantes et les douleurs, puis qui en expulse les restes
sanglants entre mes cuisses. Je voyais tout cela dans le miroir, cette
circulation et cette patience, par le moyen d’une immobilité folle qui
faisait doucement frissonner ma peau et lui communiquait une
transparence surnaturelle. Je restais là, toute fixe, tétanisée sans doute et
plantée dans l’épaisseur de la glace comme si, m’étant avancée hors de
moi par la porte des yeux, j’étais devenue la créature de mon propre
regard. J’ai rencontré mon mari célèbre parce qu’il chassait d’un théâtre à
l’autre le personnage qu’il avait en tête. J’étais ce personnage, et quand
l’homme s’est jeté sur moi, je n’ai entendu dans ses explications que le
désir violent de m’arracher mon visage. J’ai regardé ses lèvres : deux
petites bêtes affamées qui grignotaient l’espace et allaient venir manger à
mes yeux. J’ai cessé d’écouter, j’avais peur, et lui, tout à la joie d’avoir
trouvé, tout à l’élan de son pouvoir irrésistible, ne voyait rien. J’ai levé les
mains, et elles m’ont fait deux grandes paupières, et le noir qui tombait
dans ma tête m’a donné le courage de fuir à toutes jambes cet individu qui
voulait me prendre. J’ai bousculé des gens, couru avec le bruit du sang
dans les oreilles. Je ne savais pas qu’il s’était lancé derrière moi : j’avais
qui me talonnaient, non pas un homme, mais toutes les peurs de mon
enfance, toutes les fumées par qui les braillements de mes ancêtres étaient
montés vainement vers le ciel. Je sentais pendre en moi cette grande loque
minable qui, chez les pauvres, sera toujours la moitié de leur pensée. J’ai
cru que quelqu’un tirait là-dessus, tirait sur ce pan de misère, quand deux
bras m’ont saisie par la taille et soulevée et emportée. Je crois me
souvenir – non, c’est une sensation qui remue dans le corps, pas dans la
mémoire – que ce saisissement brise net la raideur crispée qui constituait
toute ma résistance et qu’il me vient un brusque apaisement. Je suis dans
des bras dont la force manifeste m’entoure d’une protection inattendue
cependant que l’homme répète avec une perplexité désarmante : Mais
voyons, qu’est-ce qui te prend, je suis Rossellini ! Je ne savais pas qui
était Rossellini. Je sentais seulement que son étonnement était rassurant et
ses bras agréables, si bien qu’il m’en est venu un abandon. Je ne vois
aucun intervalle entre l’instant de cette détente et celui où je me laisse
déshabiller dans une chambre et, à peine suis-je nue, que la tête de
l’homme descend vers mon ventre. J’ai déjà sa langue dans mon horreur,
et voilà qu’au lieu de me révulser, elle me réconcilie. Je suis lustrée. Je ne
sais pas d’où me vient ce mot. Je le murmure dans ma gorge et mon corps
s’éclaircit dans les yeux que l’homme ouvre devant les miens tandis qu’il
monte sur moi et, par son assurance communicative, me conduit pour la
première fois vers le plaisir. Je ne lui en fais pas l’aveu. Je suis bien trop
surprise pour cela, trop brusquement précipitée dans la confiance, et cela
donne une étrange souplesse à ma peau, à mes bras, à mes jambes : un état
physique et non pas un sentiment. Je passe de cet état à l’amour. J’entre
dans la dépendance en même temps que je découvre une liberté qui me
délie de mon passé. Je n’éprouve évidemment pas cette dépendance tant
elle fait partie d’un bonheur dont l’étendue ne m’apparaîtra qu’à travers ce
qui viendra le menacer, et qui prendra le visage de mes rivales, fictives
puis réelles. Je comprendrai trop tard que mes fictions ont fini par agacer
la réalité au point de faire sourdre de cet agacement la réalisation de mes
fantasmes. J’aurais volontiers cessé de jouer, mais Rossellini ne m’aimait
que pour avoir aperçu, chez moi, le personnage qu’il cherchait. Je n’ai pas
besoin de préciser que ce personnage, à mon tour, m’a rendue célèbre –
d’une célébrité qui s’est tout naturellement tressée à celle de mon mari. Je
ne me sentais pas célèbre : j’étais dans la continuité du saisissement
premier qui se développait à travers la vie commune, le travail commun,
le succès commun. Je n’avais pas rompu avec les craintes anciennes : elles
avaient fondu et, dans le même temps, toutes les séquelles de la misère. Je
ne revois plus cette époque à travers l’intimité de ma mémoire : elle est
devenue la suite des images qui se trouve dans les journaux, et que j’ai
mémorisée pour qu’il ne m’en reste rien que la vision impersonnelle – la
même et pas plus que celle de n’importe quel spectateur. Je dois me
mentir, bien qu’il me soit en effet possible de porter sur ces images un
regard froid, mais c’est pour la raison qu’elles m’aidèrent à refroidir une
vision trop brûlante. Je me sais beaucoup trop excessive, et capable
d’accentuer ce penchant par une lucidité qui ajoute de l’énergie à ce
qu’elle devrait tempérer. J’ai le cœur percé : sept poignards à la fois lui
font une couronne de douleur, et je la vois, cette couronne ensanglantée,
dès qu’un peu de passion remue ma poitrine. Je la vois qui cercle mon
cœur. Je joue la douleur du monde pour en délier mes spectateurs et pour
expectorer la mienne. Je n’ai pas besoin de me la représenter : elle est là
dès que je monte sur la scène ou que j’avance vers la caméra, et elle fait si
naturellement partie de mes gestes et du tremblement de ma voix qu’on la
confond avec moi. Je veux dire avec ma présence, qui est le nimbe dont on
conserve la mémoire. Je ris parfois en pensant que ma gloire ne tient qu’à
l’enveloppe lumineuse qui met en gloire ma laideur et lui procure ce
rayonnement qu’aucune beauté ne saurait donner. J’imagine que mon
souffle me fait ce panache de lumière que j’enviais si bien aux saints des
églises que je m’exerçais à des élans supposés capables de créer autour de
mon visage cette émanation. Je me regardais dans le miroir – le vieux
miroir de ma mère au tain si piqueté qu’il semblait couvert de chiures de
mouches –, non par coquetterie, mais dans l’espoir de trouver ce que
j’appelais le truc des saints. Je savais qu’on ne pouvait l’acquérir par la
prière : j’avais suffisamment essayé. Je voyais que l’éclat des yeux était
seul comparable, mais comment l’étendre à tout le visage ? Je voulais en
ce temps-là devenir une figure. Je ne savais pas ce que voulait dire ce mot.
J’avais dû le lire au bas de quelque illustration, et il me plaisait. Je
l’associais peut-être à l’expression « sage comme une image » en pensant
– qui sait ? – que la « figure » était l’aboutissement de cette sagesse, et
qu’elle était le stade précédant l’apparition du nimbe. Je préférais ce
dernier mot à celui d’auréole parce que ma mère parlait d’auréoles à
propos des taches de sueur sous les bras de mes blouses. Je détestais les
taches, toutes les taches, et que le même mot pût en désigner une catégorie
particulièrement désastreuse en même temps que son contraire me
plongeait dans un bizarre vertige. Je creusais moi-même en moi l’abîme à
mesure que j’essayais de concevoir l’inconcevable, c’est-à-dire comment
un mot peut contenir à la fois deux sens qui l’un et l’autre se repoussent et
s’excluent. Je constatais qu’à vouloir les rapprocher je ne faisais
qu’augmenter leur écartement, et il me semble – tant je m’y suis essayée –
que j’ai fini par me projeter mentalement dans l’espace de cet écart, au
point que l’exercice est devenu un jeu. J’y recours encore dans les
moments difficiles, et c’est alors comme si j’avais dans ma tête une bulle-
refuge où me voilà soudain à l’abri, le temps de considérer la situation et
de m’armer pour la résoudre. Je m’en suis beaucoup servie dans la vie et
sur la scène, mais sans jamais compter dessus de telle sorte qu’à chaque
fois que je saute dans ma cachette, c’est comme si un mécanisme secret
ouvrait pour mon salut une porte inconnue au fond de moi-même. Je me
souviens d’une rencontre, devant le buffet du petit déjeuner, dans un hôtel
quelconque : il était mathématicien, très solitaire sans doute et de passage
dans ce pays, avec un désir depuis longtemps refoulé de parler, rien de
plus. J’ai écouté des noms d’escales à venir : Francfort, Vienne, Jérusalem,
Hong Kong, Tokyo, Sydney. J’ai rêvé sur ces noms tandis qu’il passait à la
géométrie et se présentait comme une sorte d’ingénieur de l’insaisissable
tout en poursuivant à propos de machines et de machinerie et de
mécanismes enfermés dans une carapace. Je peinais à suivre son anglais
jusqu’à cette phrase que je n’ai plus oubliée : Il y a dans toute machine
une essence – une essence machinale – et c’est mon travail que de tenter
de lui définir une forme dans l’espace de la géométrie… J’ai pensé à ce
monsieur qui, autrefois, eût été abstracteur de quintessence, parce qu’il
m’a fait entrevoir les dimensions qui s’ouvraient à l’intérieur du mot
« auréole » par le travail, pour moi insoluble, de la contradiction. Je me
demande si je ne dois pas à un travail semblable le sentiment que j’ai, en
jouant, d’exposer ce qui, d’ordinaire, demeure invisible, et que je me
représente, non pas comme une essence, mais comme la mise à jour de
mes circuits nerveux, de mes plis et replis organiques. Je ne sais plus si
j’ai dit au mathématicien que le langage me paraissait plus apte que la
géométrie à saisir ce qui était trop aérien pour tenir dans une formule. Je
sais en tout cas que je n’ai jamais dit à mon mari célèbre que, depuis qu’il
m’avait ouverte au plaisir, j’apercevais certaines pièces de ma machinerie
interne, et qu’il m’arrivait même d’avoir le sentiment très net de les
donner à voir. Je ne crois pas qu’il aurait apprécié ce réalisme
radiographique, lui qui avait tendance à me reprocher mes excès dès qu’ils
n’étaient pas au service de sa néo-réalité. Je crois bien d’ailleurs n’avoir
jamais été celle qu’il croyait, ni au lit, ni dans la vie quotidienne, ni devant
sa caméra, quelle que soit, et je l’apprécie toujours, la perspicacité de son
intuition. Je suis responsable, bien sûr, de mes retraits, mais comment
expliquer à quelqu’un qui contemple votre nudité, et qui s’en satisfait, que
vous n’êtes pas encore vraiment nue ? Je ne sais pas si mes impressions
radiographiques relevaient du fantasme ou d’un désir d’exhibition lié à ce
besoin d’outrepasser la nudité. J’imagine qu’on traite chez moi d’excès ce
qui simplement fait défaut aux autres, non que j’aie rien de plus, il ne leur
manque qu’un peu d’appétit ou de révolte. Je vois ma limite, et au lieu
d’habiter paisiblement à l’intérieur du talent qu’elle protège ou fortifie, je
vais me pencher au bord. J’essaie, sans illusions, de passer par-dessus,
mais le talent – tant pis je change d’image – est une peau que l’on ne se
retire pas plus qu’on ne saurait s’écorcher de sa propre peau pour s’offrir
plus vive. J’ai eu parfois cette illusion, et finalement j’étais encore et
toujours enveloppée par cela dont je pensais m’être déshabillée. Je n’y
gagnais qu’un peu plus de lucidité décapante, celle qu’on caricature en me
qualifiant de louve, de panthère ou de Madame Volcan. Je n’ai de
volcanique que la faculté – il faut que j’accepte à la fin de me dire qu’elle
est rare –, que la faculté de m’oublier moi-même – passionnément ! Je
situe le secret de mon métier, ou son mystère, dans l’oubli de soi, un oubli
qui est le couteau du sacrifice indispensable à l’incarnation de ces
existants virtuels que sont les personnages. Je pense que, dans mon cas, le
sacrifice abolit le paradoxe du comédien. J’avais cinq ou six ans. Je
m’allongeais sur mon lit dressé dans un coin sombre. Je regardais le
plafond. Je voyais la mer, les vagues jusqu’au ciel, la baleine, les îles, le
poisson-scie. Je fermais les yeux. Je me racontais ce que je venais de voir,
et cela faisait apparaître les détails : la peau de la baleine, les dents de la
scie, le jet d’eau, l’embarcadère avec les palmiers. J’ai raconté ces
voyages immobiles à Luchino, quand je le cachais dans la chambre du
fond, la chambre noire, parce qu’il était recherché par les Allemands. Je
lui ai dit : Fais comme ça, et tu verras la paix ! Je me souviens comme il
m’a serré les mains en me disant : Je la vois déjà dans tes yeux ! Je jouais
à cette époque-là avec Totò : j’étais comique. Je faisais rire parce que le
rire était l’arme populaire contre le fascisme. J’incarnais une chanteuse
espagnole qui, je ne sais plus à quel propos, déclarait : Nous voulons la
liberté ! Je ne disais pas ces mots en raison des circonstances, mais les
circonstances leur donnaient un sens qui soulevait l’enthousiasme. J’ai
reçu l’ordre de retirer cette phrase. J’ai fait semblant de ne pas
comprendre, puis il y a eu des menaces : une bombe dans le théâtre, qui
n’a pas explosé, mais qui en annonçait une autre. Je me demandais ce que
j’allais faire. Je me le demandais encore en disant : Nous voulons… et
soudain, j’ai crié : l’air pur ! J’ai cru que la salle s’écroulait si grande fut
la violence des applaudissements. Je me souviens mal de cette longue
suite d’années vécue sous le fascisme. J’ai l’impression d’avoir eu une
jeunesse sale, confinée, privée d’air justement. J’avais cette saleté en moi,
je ne faisais pas la part des choses : celle de la misère, du régime
politique, celle de la société, car tout cela était naturellement indistinct. Je
croisais les chemises brunes dans la rue, je trouvais ces gens-là un peu
bouffons, comme tous les porteurs d’uniformes : les curés, les portiers, les
carabiniers, il n’y avait que les postiers qui trouvaient grâce à mes yeux.
Je pensais que l’uniforme fait de celui qui le porte le gardien d’une chose
qu’il garde sous ce couvercle. Je me souviens de ma terreur à l’idée que
mon ange gardien pourrait lâcher sur moi son couvercle et m’enfermer à
jamais dessous. J’enrageais d’être dotée malgré moi d’un gardien, par-
dessus le marché invisible, et qui pouvait tout voir de moi, y compris mes
pensées. J’inventais des ruses pour dissimuler mes pensées derrière ma
tête, mais je savais bien que cela ne servait à rien. Je voyais l’ange rire et
se moquer de mes efforts en brandissant son couvercle-bouclier : je boxais
l’air en vain. Je crois que l’invisible est la pire oppression, c’est un virus,
c’est même le virus par excellence. J’aurais voulu savoir me servir de
l’invisibilité, d’abord pour jouer quelques bons tours à mes spectateurs, et
puis pour protéger efficacement celui qu’il fallait dérober aux Allemands.
Je lui ai parlé un jour de ce désir, et il m’a confié : Tu sais, un nom peut en
cacher un autre sans dissimuler pour autant le visage, ainsi j’ai les papiers
d’identité d’un certain Alfredo Guidi et ma tête est toujours celle de
Visconti. J’ai compris la valeur de la confidence sans en comprendre le
motif, sinon la confiance – une confiance faite à la femme et non pas à la
comédienne que Luchino n’est jamais venu écouter au théâtre. Je lui dois
un beau rôle au cinéma, et cependant je lui en ai toujours voulu de ne pas
m’avoir découverte. Je ne sais pas qui j’étais pour lui quand je
l’hébergeais : une camarade, sans doute, qu’il fallait traiter avec respect.
J’évitais de montrer qui j’étais. Je gardais ma rage pour moi – ma rage
devant la lenteur de la vie, qui tardait à changer. J’étais heureuse de jouer
régulièrement, d’avoir un public, mais ce n’était pas assez. J’étais sortie
de la misère, pas de la mesquinerie : petits rôles, petits cachets. Je ne
rêvais pas d’être une vedette : je rêvais d’avoir une vraie vie, sans donner
un contenu précis à ce « vrai ». J’ai toujours le même rêve : j’en ai parfois
croisé la réalité, comme un fumet qui vient du milieu de la table, et si l’on
regarde par là, on n’aperçoit en guise d’apparition qu’un plat de spaghettis
au basilic. Je pense à Luchino, qui a trouvé parfois le langage de cette
vérité en prenant le risque de souffler dans le regard ce mouvement qu’on
appelle la beauté : qu’est-ce qu’une femme, bâtie comme je le suis, a de
commun avec la beauté ? Je sais qu’on peut trouver belles ma passion, ma
véhémence, mes colères, mes façons de crier, de pleurer, de réclamer
l’amour ou l’attention, et quoi ? J’en suis réduite à vivre avec cette
agitation, qui la plupart du temps n’est que la moins bancale prothèse de
ma douleur ou de mon insatisfaction. Je ne connais de la vraie vie que sa
face négative : l’absence. Je me dis que l’humanité se compose de ceux
qui peuvent se payer le luxe de manquer de « vraie » vie, et puis de ceux
qui se contentent d’avoir une vie – ou plutôt qui s’en contenteraient
volontiers s’ils n’en étaient privés par le chômage, le malheur, la maladie.
J’admire Luchino d’avoir su promener sa caméra dans les deux mondes,
celui de Senso et celui de La terre tremble. Je suis restée en panne entre
les deux, en dépit de mon argent, de ma gloire, de ma langue bien pendue
et de ma tignasse. Je ne sais où mettre mon cœur parce qu’il avait besoin
d’une autre tête, mais que serait-il devenu s’il l’avait eue ? J’ai dit un jour
à Fellini : Tu devrais raconter l’histoire d’un corps désaffecté… J’ai vu
pétiller autour de ses yeux ses plis de malice : Qu’est-ce qu’un corps
désaffecté ? J’ai dit : C’est un bâtiment vide… J’ai frémi à sa réplique :
Que fais-tu de la voix humaine ? J’ai soudain entendu ma propre voix
retentir dans mon corps. Je ne suis plus qu’une peau en forme de femme,
un gant humain. Je me demande comment j’ai pu devenir ce rien qui n’a
laissé debout que la peau. Je me reprends. J’ai devant moi Federico et son
bon sourire et sa bouche qui m’assure : Je ne pensais pas à ton film, je
pensais à ce qui résonne si vivement dans un bâtiment vide. Je n’avais pas,
moi non plus, pensé à mon film, le second tourné avec Roberto. Je n’avais
pensé à rien de précis, sauf au vide. Je me suis toujours demandé d’où
viennent les images, celles qui précèdent les mots, et qui n’ont aucun lien
avec le présent de notre pensée. Je vois souvent ma langue flotter derrière
les créneaux de mes dents comme une flamme rouge : elle bat au vent
d’un orage, reçoit la foudre, la renvoie au ciel. J’aime la tête que j’ai alors,
pleine de bruits et de fureur et tout habitée par la tragédie. Je ne sais pas ce
qui est en jeu. Je n’ai pas besoin de le savoir. Je suis dans l’élan originel,
celui qui donne aux pierres la forme des dieux, et aux hommes la volonté
de se tenir debout. Je suis au comble d’une puissance qui met à mes
tempes les rayons de lumière que les vieilles images mettent au front de
Moïse. Je retombe dans la grisaille du jour et près de moi, rien, pas même
les débris des tables de la loi, juste un petit tas de mots dont je pousse la
poussière sous le lit. Je donne quelques coups de pied sur le sol pour
frapper les trois coups du retour à la réalité, mais où suis-je ? J’ai
beaucoup plus de temps pour la solitude depuis que mon visage est devenu
la prison d’une conscience muette. Je fais semblant, semblant bien sûr
d’être le personnage que chacun croit que je suis. Je me simplifie, me dis-
je pour m’y encourager. Je n’en joue que mieux mes rôles parce que je suis
protégée contre producteurs et metteurs en scène par celle qu’ils croient
que je suis. J’ai seulement peur que celle-là ne se soit incrustée en moi
comme une tumeur. Je m’en défends. Je la tiens à petite distance comme
on soulève un peu son masque pour respirer sans montrer son visage.
J’oublie parfois de me donner ce bol d’air quand je vais au lit avec un
homme : c’est qu’il me faut garder la possibilité de m’en débarrasser sur
un apparent coup de tête, qui fait partie de l’image qu’on prend pour moi.
J’ai de moins en moins besoin de gigoter en compagnie, non que je me
suffise à moi-même, mais l’amour qu’on me fait s’adresse rarement à
moi. J’aimerais bien pouvoir prier celle que je ne suis pas d’ouvrir ses
jambes à ma place puisque c’est elle qu’on veut baiser, malheureusement
nous avons les mêmes jambes. Je sais qu’il ne faut pas trop en demander
aux doubles si l’on veut qu’ils remplissent exactement leur fonction. Je
tâte parfois l’étoffe du mien pour m’étonner de ne rien trouver de
palpable. Je devrais dire que je ne me résigne pas à ce qu’un rôle ne soit
pas la vie. Je m’engage tout entière en chacun, mais sait-on si l’on est
pleinement engagé dans la vie tant que la mort ne vous tient pas à la gorge.
J’ai peur quand je monte sur la scène, quand je me jette devant la caméra
avec une brusquerie qui choque ou qui surprend. Je vis moins bien que je
ne joue. J’oublie que je vis dans le regard de la mort. J’ai bêtement mal au
ventre au lieu de sentir dans mon ventre la pointe de la faux. Je ne sais pas
deviner la pression du doigt de Dieu dans la torsion d’un boyau, comme si
Dieu ne pouvait pincer que les parties nobles. J’avais proposé à Pier Paolo
de jouer Esaü et de laisser tomber le plat de lentilles pour une bonne
soupière de spaghettis. – Non, m’a-t-il répliqué, on va remplacer la
multiplication des pains par une tempête de pâtes ! Je le vois agiter ses
belles mains maigres pour mimer le miracle. Je crois qu’il aimait
tellement les miracles qu’il risquait la mort chez les voyous afin d’offrir
au destin la tentation de sa résurrection. Je me demande pourquoi ça n’a
pas marché : Dieu, pourtant, lui devait bien ça, mais Dieu est un ingrat qui
ne prend même pas la peine d’exister pour répondre au besoin qu’a de lui
l’humanité. Je ne vois que Pier Paolo pour raconter cette histoire. J’aurais
pu jouer Dieu s’il avait osé : un Dieu qu’on aurait vu tirer de soi la part
féminine, comme il avait obligé Adam à le faire, et chacun aurait compris
qu’il tirait de soi le mot charnel de sa propre fin. J’imagine la tête du pape
obligé de voir le divin trouver son achèvement dans le féminin. Je rêve. Je
rêve que ce féminin entre dans la bouche de Pier Paolo, monte sur sa
langue et proclame la naissance du sexe unique. Je me demande ce que
Federico, à cette vue, aurait fait des tas de viandes qui lui servaient de
déesses. Je pense qu’il est temps que la folie vienne danser sur nos
cadavres. J’ai peur que ce monde finisse dans les images, et qu’il ne reste
à la surface de la Terre qu’un peu de substance trouble où l’on ne
distinguera plus le corps de la fumée. J’ai parfois le sentiment des
sauvages, qui flèchent l’objectif afin d’éviter que cet œil rond ne dévore
leur âme. J’offre cependant la mienne parce que je partage la perversion
générale qui fait de nous la marchandise des apparences. Je ne sais pas
mourir quand il le faudrait, je sais tout juste faire semblant d’avoir une
vie, puis une autre, au gré d’histoires qui ne sont jamais la mienne.
J’exagère : on achète justement mes exagérations. J’ai peu de cul quoi
qu’on en dise et beaucoup d’exagération. Je suis une boutique, un magasin,
un artisanat d’exagérations, et avec succès depuis qu’en 1945 j’ai su lancer
ce cri sublime : Francesco ! Francesco ! Je ne sais plus quelle tête avait
Francesco. Je pense qu’il en avait deux : la sienne, et celle que je lui
faisais en moi, celle de mon amour, celle de Roberto probablement
puisqu’il ne m’avait pas encore trahi pour le glaçon venu de Suède. Je sais
que personne n’imagine la brûlure du froid. Je donne cette excuse à ce
pauvre Roberto qui agita son nom comme un grelot la première fois qu’il
me prit dans ses bras. Je ne saurais lui en vouloir à présent de n’avoir été
que son propre personnage faute d’être celui que je croyais qu’il était.
J’aimais sa manière de noter plans et dialogues sur des boîtes
d’allumettes. Je lui ai dit : Tu devrais les numéroter, et lui de répondre :
Penses-tu, je les sens venir un à un comme le pouls de mon action ! Je vois
son assurance et sa panique en les tirant par poignées de sa musette. J’ai
donc crié : Francesco ! Francesco ! avant de me casser la gueule sur les
pavés de Rome. Je ne savais pas qu’on pouvait se casser la gueule avec
génie puisque je l’ai fait seulement avec mon cœur. J’ai continué de la
même façon, et me voilà maintenant avec ce mal au ventre. Je voulais –
mais oui, quand le succès est venu et qu’il ne se distinguait pas encore de
l’amour –, je voulais devenir transparente comme ces machines dont les
mécanismes tournent dans une boîte de verre. J’aurais voulu qu’on voie
tout : les battements, les flux, les élans, les angoisses, et même les sucs,
les humeurs, et comment ces sécrétions affectent les organes ou les
excitent. J’ai encore ce désir absurde : montrer l’invisible, le démasquer,
l’exténuer. Je me dis : Tu voudrais voir ce qui travaille ton ventre ! Je ne
me disais pas cela avant la douleur. Je croyais que la douleur dans tous les
cas était mentale, qu’elle était pareille à la pensée. Je souffrais et je jouais
la souffrance avec le même organe, les mêmes nerfs. Je fais maintenant la
différence dans mes tripes. Je mens : j’ai toujours su la faire. Je ne mens
pas. Je veux savoir. Je veux tirer de moi cette corde qui est la tresse
indivisible de mes douleurs de langue et de mes douleurs de corps.
J’imagine la tête de Pier Paolo frappée à coups de planche ou de pierres, et
puis poussée sous les roues d’une voiture. Je ne peux me retenir de penser
que le bruit mat des coups, que le bruit du piétinement de la terre grasse…
J’allais dire ce que justement je me retiens de penser de crainte qu’il n’y
ait dans mon ventre un brouhaha de bruits semblables, avec des coups, des
succions, tout un clapotis de lèvres bestiales. Je crains de ne plus disposer
du moindre espace pour prendre un peu de recul, regarder venir, me jeter
de côté, bref jouer ce qu’il me reste de vie… Je crie : Allô ! Allô !
comment vas-tu ? Je vois les belles mains de Jean Cocteau qui tiennent
l’écouteur comme un dandy tient le revolver qu’il pointe sur sa tempe. Je
pense qu’il est mort en tenant de la même manière son dernier souffle. Je
voudrais avoir cette élégance et savoir me saisir ainsi de la chose qui me
mange le ventre afin de la considérer à contre-jour comme un bel objet. Je
me fatigue à penser des pensées de ce genre pour ne plus me laisser penser
par la douleur. Je m’oblige à voir une caverne et des ombres : c’est mon
quart d’heure philosophique. Je vois, je mémorise, je me promène là-
dedans, je parle aux buées, je leur dis d’aller se faire foutre, je me sens
mieux. Je sors de là en ayant perdu le sens des distances, et même la
direction de mon visage. J’ai envie de trouver une pierre, de m’asseoir
dessus et de sentir que la terre tourne. Je suis persuadée que si j’arrive à
sentir ce mouvement, il me le rendra sous la forme d’une caresse
ineffable. J’appelle ce toucher précieux, ce bonheur, puis je retombe dans
une viande épaisse et lourde. Je ferme les yeux. Je dresse la main. Je la
tends à bout de bras parce qu’elle est aveugle et qu’elle se glissera peut-
être, en vertu de cette innocence, dans la fente qui doit bien, quelque part,
séparer ce qui est de ce qui n’est pas ou du moins ce qui est moi de ce qui
ne l’est pas. Je veux dire qu’il est impensable – oui, qu’il est nécessaire
que toute limite soit signalée par une forme : bord, bourrelet, couture,
cicatrice ou lèvre que le toucher disjoint de sa jumelle. J’ajoute que ce
signe est indispensable dans l’universel tâtonnement qu’est la relation du
vivant avec la vie. J’ai en moi une ferraille d’émotions, et mon seul souci
est de dégager mon cœur de tous ces piquants pour qu’il puisse battre au
large. J’ai trop de désir pour qu’il y ait place en moi pour la rancœur. Je
voudrais parler avec ma gorge depuis que ma bouche est usée, mais
comment y faire descendre la langue ? Je devine dans son acharnement
une protestation contre ma propre fatigue, contre tout ce qui me vieillit. Je
ne serai jamais lasse d’être. Je dis « être » plutôt que « vivre » parce que
j’ai peur de baigner ce mot dans ma salive, peur qu’une ombre aux aguets
derrière mes dents ne se jette dessus pour le briser. Je trébuche à l’avant
d’une pensée qui ne suit pas, qui se refuse, qui pourrait tout changer. Je
l’ai souvent sentie venir et me pousser. Je tends l’oreille à une sorte de
suintement sonore dont les gouttes, une à une rassemblées, pourraient me
dire ce je-ne-sais-quoi dont j’espère tout. Je crois même, au fur et à
mesure que je me tourne vers cette bouche obscure, que je n’ai tant proféré
les mots des autres que pour laisser la place libre à une parole qui sauterait
sur mes lèvres à l’improviste, et pour cela devrait les trouver libres de
toute parole mienne. J’en attendais le message ancestral égaré dans
l’infinie décharge parolière qui s’entasse au fond de chaque humain. Je dis
sans doute à tort « message » car j’imagine plutôt une empreinte laissée
dans la masse sonore. Je pense aux mains sur les parois des vieilles grottes
et, cette image en tête, j’imagine dans le fond du fond de l’arrière-pays du
ventre un dépôt comparable d’empreintes de langues. Je voudrais entendre
ces langues qui ont parlé bien avant l’histoire du langage, les écouter
proférer ce que personne encore n’a eu la patience d’attendre. J’espère de
leur goutte-à-goutte ce qu’espère l’assoiffé dans le désert des quelques
perles de rosée laissées par la nuit à l’unique tige poussiéreuse. Je me
demande parfois si la douleur qui grignote mon ventre ne vient pas de
l’effort d’une bouche naissante en train de percer là dans le fleurissement
de sa petite nature. J’aimerais me reprendre depuis le début. Je veillerais
cette fois à rester ferme, à me construire un corps muni partout d’oreilles
attentives. Je serais comédienne avec parcimonie. Je me regarderais venir
depuis le fond de ma gorge. J’en ferais autant avec la peau de mes yeux.
J’éviterais la nuit et ses cavernes qui font sonner le creux autour du cœur.
Je boirais tous les matins une dose de petite lumière afin d’avoir un éclat
régulier dans le regard. J’aurais des organes sans crasse ni humeurs. Je me
demande pourquoi mes rêves n’ont semé que le désespoir de l’irréalisable
alors qu’ils sont faits pour le chasser de la tête. Je me souviens d’Ophélie
faisant la planche sur la salive d’une bouche monstrueuse : c’est ainsi que
me voyait Fellini dans un film qui aurait Shakespeare, non pas comme
référence, mais comme horizon. Je lui demande : Que veux-tu dire avec
cet horizon ? J’entends claquer sa réponse : Je veux avoir le premier mot,
car mon présent est plus fort que tout le passé, et mon film par conséquent
plus fort que tout ce qui n’était pas encore lui ! Je le regarde : il rit de tous
ses yeux. Je comprends qu’il est sans prétention, qu’il est seulement
penché sur l’évidence absolue du présent : le sien, le mien. J’ai le vertige.
J’ai cet abîme en moi, qui est tout le passé. Je lui dis : je voudrais entendre
les voix qui sont tout au fond les fossiles de la parole ancienne. Je vois
remuer ses lèvres : Ophélie, fait-il, nagera sur l’écume du passé. Je devine
alors ce que représente la grande bouche monstrueuse tandis qu’elle se
referme dans ma poitrine. Je raconte toute l’affaire à Pier Paolo, qui me
considère en silence puis murmure : Il faut inventer de nouvelles
paupières ! Je dis : Toi, tu pourrais représenter cela dans la simplicité
première. Je le vois sourire : Le bâton des mendiants, dit-il, est la
meilleure défense des Œdipe contre les Sphinx. Je ne sais pas ce que tu
veux dire, dis-je, et je sens que mon visage grimace. Je lis dans ses yeux
qu’il n’aime pas ça : Nous sommes pleins, dit-il, de fantômes qui veulent
s’épaissir de la chair de la lumière en venant la boire derrière nos yeux.
J’aimerais mieux, dis-je, que tu cesses de parler par images. J’ai honte
aussitôt de ce reproche, qui pourrait signifier que je n’aime pas ses films.
Je balbutie : Tes fantômes ont besoin de gens comme moi pour sortir dans
le jour… Je voudrais en dire plus, mais je ne trouve pas la suite. Je le vois
qui se penche, qui ramasse une pierre, qui me sourit d’en bas, qui se
relève, qui tout à coup lance la pierre contre une vitre où brille un éclat de
soleil, qui prend ma main, qui m’entraîne en criant : Viens vite, on va nous
prendre pour les voyous que nous ne sommes plus ! Je n’oublierai jamais
notre course jusqu’au bout du souffle, ni la douceur de la terre à cet
instant, ni l’étendue infinie du présent sous nos pas accordés. Je sais alors
que Pier Paolo est à jamais un gamin qui ne pourra pas vieillir. Je serre sa
main très fort, je voudrais que nous courions plus vite que son destin. Je
suis dans cet instant comme dans le regard de la rue indienne : il n’y a plus
de séparation, il n’y a que la limpidité de l’air et cette souplesse angélique
qui nous porte. Je quitte ce moment par la porte de l’oubli. J’y reviens trop
tard par un retroussement qui fait remonter le voile du temps, non pas vers
le sexe de la mémoire, mais vers ma gorge. J’aimerais qu’il reste là
soulevé afin qu’il me soit permis de mesurer l’énergie de ma détresse en
manœuvrant le nœud coulant que l’avenir serre autour du passé. Je ne
savais rien, et cependant je savais tout comme la pythie énonce un savoir
qu’elle ne sait pas. Je suis écœurée de la vie puisque chaque jour est un
jour en moins. Je l’ai dit un soir à cette Américaine, qui avait de si gros
seins qu’elle faisait bander Federico en les posant devant lui sur la table –
sauf que Federico ne bandait que mentalement. Je l’ai dit et elle a éclaté
de rire en m’assurant : Ce n’est pas vrai pour moi : mon cœur est si fragile
que chaque jour est un jour en plus. Je ne l’ai pas vue morte. J’imagine
qu’il a fallu ajouter un étage au cercueil pour y loger ses deux collines de
lait. J’ai reproché à Federico de ne pas avoir payé ce supplément. Je
n’aime pas les morts : l’immobilité leur donne une obstination stupide. Je
me souviens d’avoir attendu que ma mère se décide à bouger. Je lui
soufflais des : Viens, viens, viens ! pour l’encourager. J’ai entendu soudain
dans ma voix la voix d’un amant qui s’excitait en répétant ce mot, et la
honte m’a fait rougir. J’étais seule avec la morte. J’attendais que montent
d’elle de petites flammes bleues. J’avais lu que les cadavres lâchent des
jets d’azote, qui font des feux follets. J’espérais leur flambée, et cela me
distrayait de l’immobilité détestable. Je n’ai pas vu la dépouille de Pier
Paolo. J’ai décidé que, plus âgée que lui, je n’avais pas le droit d’aller
promener ma durée devant sa jeunesse. J’ai médité dans mon coin sur la
fatalité. J’en ai conclu que c’est un sujet de théâtre. Je suis donc remontée
sur la scène pour crier la trahison, la violence et l’amour. J’ai revu Roberto
quand il s’est débarrassé de sa Suédoise : Tu ne changes pas, m’a-t-il dit.
J’ai pensé qu’il ne me regardait pas, qu’il regardait seulement l’image
vomie sur moi par ses yeux. J’avais pu constater que son talent n’avait pas
vieilli, mais il avait, lui, vieilli pour deux. Je lui ai demandé s’il était
heureux, et il m’a répondu : Je t’emmerde aujourd’hui et à jamais, dans les
siècles des siècles… J’ai ri avec ma gorge : Tu as pris du caractère, j’ai
dit, mais tu manqueras toujours d’à-propos. Je souhaite vraiment que tu
saches vivre dans le présent comme tu le fais si bien dans tes films. J’ai
senti qu’il entrait dans l’écoute parce qu’une bulle de silence s’était
formée autour de son visage. J’ai dit : Je t’en ai voulu d’avoir fait de moi
celle que je parais être. Je ne t’en veux plus. J’étais capable d’être celle-là,
j’aurais donc fini par la devenir un jour ou l’autre. Je suis aussi passionnée
dans la vie que sur la scène, la passion n’est vivable qu’au théâtre. J’ai vu
remuer ses lèvres, et qu’il hésitait : Tu es une tueuse d’amour, a-t-il fini
par dire. Je le sais, j’ai dit, je n’ai pas un tempérament suédois ! Je
n’aurais pas dû lui jeter ce reste de jalousie. Je me suis aperçue, pendant
que Roberto me tournait le dos et s’en allait, que j’avais encore au cœur un
peu de cette ordure. J’ai failli crier à Roberto : Reviens, je n’ai voulu
blesser que moi-même parce que ta vue égratignait la vieille plaie. Je me
suis rappelé sa susceptibilité, les explications interminables qui ne
changent rien. Je venais de tirer le dernier pus de la blessure. J’ai senti se
lever le vent, et il passait doucement sur ma mémoire. Je me suis
souvenue d’une image – peut-être avait-elle glissé de mes lèvres autrefois
sur quelque scène – qui comparait les larmes et la rosée. J’en ai recueilli la
fraîcheur en pensant que les souvenirs sont les nuages d’un espace
intérieur, qui n’est pas céleste, mais comment désigner la qualité de ce qui
possède une voûte et cependant reste sans fond ? Je suis entrée dans cet
espace, et j’y étais bien à regarder passer là-haut les ombres de ma vie. Je
me suis demandé si jouer, ce n’était pas pousser ces ombres-là sous le vrai
ciel afin qu’elles y prennent des formes plus générales, et donc lisibles par
chacun. Je crains quelque complaisance dans une façon de voir, qui
adoucit les ombres durables pour en faire des nuages éphémères et
passants. Je pense à toutes les douleurs qui deviennent de la buée par la
grâce d’une expression bien ajustée, et ce sont pourtant des monstres aux
gueules saignantes de notre propre sang. J’ai cru que mes excès – pardon,
mon caractère excessif – me partageaient entre des sensations ordinaires et
une violence qui tirait d’elles des effets démesurés. Je veux dire que j’ai
cru pouvoir mettre mon intimité à l’abri derrière mon personnage, comme
s’il était possible d’être double sans être déchirée. J’entends Pier Paolo :
Aucune différence, dit-il, entre ma tête et ma main, je me verse
entièrement de l’une dans l’autre. Je lui demande : Est-ce que tu verses
aussi ton regard entièrement dans tes images ? Je l’entends qui me répond
sans hésitation : Je ne fais l’expérience d’une forme de vie qu’afin de
l’exprimer. Je suis blessée par cette réponse. Je me demande pourquoi. Je
dis : Et moi, je suis vouée à reprendre ton expression en me contentant de
ton expérience, n’est-ce pas ? Je dois me contenter de tes restes, et même
de rechier ta merde. Je ne voulais pas être aussi crue. Je ne trouve
cependant aucune raison de me reprendre, d’ailleurs ce qui est dit est dit.
Je le vois qui s’assombrit et qui hésite avant de murmurer : Je crois que
j’expérimente seulement le fait de vivre, et que l’expression que je lui
donne est une sorte de proposition historique que tu peux faire tienne ou
pas, selon qu’elle te convient – ou plutôt selon qu’elle correspond à ta
propre expérience ou bien qu’elle te demeure étrangère. Je vois que tu es
un tyran modeste, dis-je, et que tu me laisses la liberté du ton mais pas des
termes. J’ai lâché cela sans réfléchir, et lui a enchaîné si vite que j’ai failli
manquer sa réplique : J’ai parfois vu ressusciter le soleil, a-t-il dit, et
comme je ne m’y attendais pas, il m’a aveuglé, c’est cela que tu joues à
merveille : l’instant où la surprise poignarde le cœur ou les yeux. J’aime
Pier Paolo : il ne cherche jamais à se tirer d’affaire parce qu’il se tient à la
bonne distance de lui-même, ce qui le rend clair et attentif. Je me sens au
contraire toujours prise dans quelque débarras où mes jours s’empilent
comme de vieux meubles. Je l’entends ajouter : L’idée de soi n’a pas de
raison : quand elle s’exprime, elle détruit la réalité parce qu’il lui faut à
toute force la dévorer, mais l’ayant fait elle devient souveraine… Je vois
l’ombre des lunettes sous l’œil, les trois rides sur le front, la ride verticale
à droite de la bouche. Je vois les cheveux rejetés en arrière, l’ondulation –
dans ma jeunesse on disait le « cran », dans la sienne aussi. Je l’entends
qui continue : Je ne suis moi-même qu’un simple porte-voix, mais qui a
conscience de son rôle, si bien que je n’ai jamais pu être cynique. Je me
dis que je ressemble à ce qu’il vient de dire, et qu’il est un barbare, et moi
également, et que nous sommes butés, lui derrière son front barré par le
destin, moi derrière mon sourire pour photographes. Je n’ai pas assez
d’âme, dis-je, et tu ne peux pas me prêter tes ailes. Je ne sais pas ce qui a
suivi, mais sans doute m’a-t-il parlé de l’enfer qui, disait-il, est un rêve de
poète alors que les charniers, les chambres à gaz et les camps de
concentration sont la réalisation d’un poème capitaliste. J’imagine son
cadavre traîné dans la boue et dans la fraîche lumière du petit matin : le
vent joue dans sa chevelure. Je crois que la boue et la lumière sont
inséparables du pouvoir. Je le dis pour avoir parfois senti souffler le
destin, et surtout pour avoir vu autour des yeux de Pier Paolo, non pas
l’ombre des lunettes, mais la poussière de ses propres cendres. Je n’avais
pas su les voir : c’est à présent ma mémoire qui les distingue, et je me dis
que toutes les images sont faites de poussière, si bien qu’on peut la
confondre avec les cendres. Je sais qu’il n’y a rien d’autre au monde, et
que les images sont la juste représentation de la fumée universelle. Je me
souviens de ma terreur à la lecture du martyre de je ne sais quel saint : les
bourreaux décalottaient son crâne et versaient sur le cerveau palpitant une
poignée de cendres chaudes. Je me demandais comment les cendres se
mêlent à la pensée du mourant pour former la vapeur de sa dernière prière.
J’aurais dû décrire cette scène à Pier Paolo plutôt qu’à Fellini qui, tout de
suite, a voulu en faire une bouffonnerie dans les souterrains de sa Roma. Je
suis sûre que Pier Paolo aurait tiré de ce fantasme une espèce de rose,
alors que l’autre ne délirait qu’entre la graisse et la fange. Je me sentais
prise aux seins et aux fesses par sa langue, dont je craignais les
enveloppements et les subites moqueries. Je crois qu’il n’est rien de plus
redoutable que les acteurs de leur propre vie : ils vous engagent dans des
jeux labyrinthiques, et vous avez beau en courir les couloirs, il n’y a pas
d’autre issue que leur bouche venimeuse. J’ai l’impression d’avoir mordu
à je ne sais quel hameçon appâté d’amour mais mortel. Je l’entends me
parler d’une reine nocturne, et c’est moi, la Diane entourée de bêtes
humaines qui fredonnent des chansons de chiens. Je me vois me lever,
prendre mon arc, poser ma flèche sur la corde, tendre toute la machine
tueuse… Je ne sais plus quel était ce rôle promis. J’ai seulement marché
pour lui dans une rue, poussé une porte et hop : Bonne nuit ! Je voulais
autre chose. Je voulais être Juliette disant à Roméo : Ton nom seul est mon
ennemi… J’en ai rêvé, sauf que, dans ma propre vie, c’était mon nom
l’ennemi et moi qui étais en moi-même le Capulet de mon propre
Montaigu. J’aurais voulu jouer ce combat au lieu d’être la femme qui
rentre chez soi et claque la porte sur sa belle solitude. J’aurais pu, peut-
être, à la fin reprendre les mots de Roméo : Ne m’appelle plus qu’Amour
et je serai rebaptisé… J’en suis venue à penser que le seul bonheur est de
s’aimer soi-même : il m’a été refusé par quelque complexion formée dans
mon enfance. J’observe, ayant vieilli, que l’humeur qui devrait nous tuer –
je veux dire nous pousser vers la mort – fait souvent le contraire et
devient une source d’énergie. J’ai cependant beaucoup moins de
consistance que n’importe lequel de mes personnages. Je leur dois, il est
vrai, d’en être devenu un et, grâce à eux, d’avoir revêtu une peau de
serpent qui me va assez bien. J’ai quelque chose à vous dire, une chose que
je ne vous ai jamais dite… J’avais en disant cela une voix qui promettait
l’orage, et je me chargeais de noirceur pour mieux gronder. Je me vois
marcher vers le bord : suis-je Juliette sur son balcon ou bien Ophélie sur la
berge de son dernier geste ? J’éprouve à passer de l’une dans l’autre un
sentiment de moi si différent : qui suis-je ? J’ai contre ce genre de folie le
secours d’aller chez l’épicier et d’acheter du riz et des pâtes pour être
seulement moi. Je cherche parfois mon propre caractère dans ma mémoire.
Je suis celle que j’imagine être, me dis-je, mais je manque de conviction.
J’aime la Duse, la fameuse Eleonora Duse : elle est belle pour deux, et
morte. J’aimerais ajouter : elle est également morte pour deux. J’ai moi-
même fait tant de choses pour deux, mal sans doute, car les vivants
agissent toujours plus mal que les morts. J’aurais dû en faire une
comédie : celle de la pauvre vivante qui voulut devenir aussi parfaite
qu’une morte ! J’ai mal au ventre, encore une infériorité sur les morts. Je
voulais écrire. Je voulais m’ensevelir dans moi, et par-dessus jeter des
pelletées de mots. Je n’ai pas réussi : ma langue recrache tout le
vocabulaire vers l’extérieur. Je suis encore et toujours surprise par ce qui
ne devrait plus me surprendre. Je suis en train de faire une chose très
ordinaire, par exemple me laver les mains, et voilà que s’ouvre tout à coup
une poche de temps. Je me vois me laver les mains dans cette poche, c’est-
à-dire au passé. J’ai donc déjà vu ce que je vois, et je le sais très vivement,
mais je sais aussi que je ne l’avais jamais vu dans cet éclairage ou sous cet
angle. Je parle de la même manière de mon passé dans le présent. J’ai
cette douleur : elle mord régulièrement une partie de moi qui s’appelle
« ventre ». Je crois que la mémoire, elle aussi, est un ventre. Je voudrais
que ce ventre-là fasse taire l’autre. J’ai connu toute sorte de douleurs :
morales, imaginaires, amoureuses. Je les ai jouées. Je les ai subies,
supportées, souffertes : c’était du malheur et c’était de la vie – un peu trop
fortement épicée ! J’ai marché sous les fenêtres de Roberto et de la
Suédoise en criant. Je ne leur voulais pas de mal : je voulais qu’ils me
prêtent l’attention qu’ils ne pouvaient pas me prêter sauf à détruire leur
affaire. Je voulais imprimer mon sexe sur un voile et leur envoyer cette
empreinte. J’inventais des icônes d’amour faites de poils, de salive et de
traces gluantes. Je mêlais des images de supplices à des mots obscènes.
J’y pense tandis que le poignard invisible travaille en moi cette chose
molle. Je crois qu’en se retirant de nous l’enfance nous laisse un corps
meurtri qui ne comprendra jamais la raison du changement. Je sens que ce
changement ne pouvait conduire qu’à la dévoration de mes entrailles. Je
résiste. J’ai résisté au moyen de la passion, de la colère, qui sont des armes
insaisissables : ma bouche les brandit, et elles lui échappent parce que les
lèvres sont glissantes. Je parle trop. Je parle pour ne pas m’entendre. Je
parle pour que ma langue soit plus rapide que la douleur. Je parle pour que
les mots mangent le temps, mais une fois dégluti, il s’en va pourrir mes
organes. J’en ai mal au cœur, et la réalité me reprend. Je ne sais pas
penser. Je n’ai que des élans, qui bien entendu s’effondrent dès que la
conscience arrache les pauvres plumes dont j’ai doté mon âme. Je
comptais sur la vieillesse pour vivre enfin une continuité paisible, mais je
vais mourir à cet âge bâtard où l’on n’est plus jeune sans être encore
vieux. J’ose me dire cela pour la première fois. Je ne crois pas, comme le
crut un personnage, qu’il est possible d’exorciser la prolifération des
cellules par la prolifération des mots. Je ne sais pas comment ma mort va
tuer. Je pourrais jouer là-dessus, mais comment me substituer à moi-même
dans le rôle de la morte ? Je vois là un beau rôle comique mais qu’il faut
tenir dans un jeu tragique. Je devrais convoquer tous mes doubles et les
prier de me tirer au sort. Je les entends réclamer ce que j’ai de plus
précieux, criant tous à la fois : Ceci est mon corps ! Je m’aperçois que tous
mes doubles – pourquoi n’y avais-je jamais pensé ? – ont la même tête,
mais qu’ils ont derrière ce visage commun une vie différente. J’ai tort, pas
« une » vie puisqu’ils ont tous parasité la mienne afin d’animer leur seule
véritable différence, qui est l’accent particulier de leur émotion. Je me
demande si cette émotion n’a pas chez tous le même foyer, qui tient à peu
près dans cette question : Pourquoi suis-je en vie, et cela vaut-il la peine
de continuer ? Je ne la pose plus puisque me voilà tout près de la solution
qui la fera taire définitivement au moins dans un cœur, le mien. Je n’y
pense plus. J’ai droit désormais à tous les couacs puisque je ne joue plus
que pour moi-même la scène finale d’une pièce qui ne sera jamais reprise.
Je pourrais me contenter en guise de répliques de ces bruits de la sous-
conversation, c’est-à-dire de ces bruits de ventre que je refoule depuis
mon enfance. Je n’ai pas besoin d’un interlocuteur : que pourrait-il
répondre à la seule phrase que j’ai à dire, et qui est : Je vais mourir ! Je
sais qu’un imaginatif trouverait les détours pour égarer cet aveu dans les
couloirs d’un labyrinthe où j’oublierais la présence du monstre tapi au
milieu de mes organes. Je sais qu’un ami trouverait sans doute les mots du
réconfort. Je sais qu’un amant me prendrait peut-être dans ses bras afin de
couvrir sa gêne de caresses, à moins qu’il ne se lève et claque la porte. Je
n’ai pas encore tout à fait la tête de mon rôle. Je ne suis ni plus laide, ni
plus vieille, ni plus défaite sous ma chevelure en loques. J’ai lu quelque
part qu’on peut déchiffrer nos maladies dans nos yeux. Je n’y aperçois rien
de nouveau. Je me dis qu’au moins le temps passe à ces observations, puis
je le regrette parce que le temps, voilà justement ce qui va me manquer !
Je n’ai jamais été avare : pourquoi le deviendrais-je de ma vie ? Je l’ai
déjà donnée – j’allais dire : tant de fois ! Je me reprends : ne l’ai-je pas
plutôt vendue ? Je me fais mal : tellement vendue qu’il ne m’en reste plus
guère… Je suis injuste. Je pourrais aller jusqu’à me dire : Tu as été hors de
prix ! Je me souviens d’avoir ri bien des fois à la pensée que je valais si
cher. J’ai ironisé, mais à propos d’une autre, et qui ne me valait pas : Ça
met à combien le kilo de vedette ? J’entends claquer la réponse : Tu n’as
qu’à maigrir, ça fera monter le prix de ton kilo ! Je crois que c’est Luchino
qui a eu le mot de la fin : La chair divine est inestimable… Je regarde mon
visage dans le miroir : c’est de la chair ! Je me répète ce constat : Je suis
en chair, et cette chair – non, je n’ose pas la qualifier. Je pourrais quand
même aller jusqu’au mot « viande ». Je pince un peu de cette viande, sous
le menton. J’ai l’impression de verser du vinaigre dans mes yeux. Je retire
donc mes doigts. Je les sens qui m’embarrassent à présent. J’ai titillé en
eux un goût d’autocritique, et les voilà déçus. Je pose la main qui les
rassemble sur mon ventre, mais ils n’en retirent aucune satisfaction. Je
comprends qu’il y a là trop d’épaisseur, trop de graisse, trop de peau – bref
trop de distance entre le mal et la surface. Je voudrais parfois plonger la
main, l’enfoncer à travers tout ça, et arracher la chose. J’ai alors des
fantasmes de poitrine ouverte et de cœur extrait à pleine main. J’aimerais
me payer un sacrifice semblable pour le salut de mon ventre. Je n’arrive
pas à me représenter la chose qu’il faudrait arracher. J’éprouve des
douleurs, mais elles n’ont pas de forme. J’ai demandé aux médecins s’il
n’existait pas un appareil capable de fournir le diagramme d’une douleur,
et ils ont souri l’un après l’autre, le plus lâche commentant : Vous n’avez
rien de grave, juste un bobo au ventre, et le ventre chez les femmes…
J’aurais aimé que cet imbécile poursuive et s’enferre. Je me suis contentée
du silence qui est la supériorité offerte par le savoir. Je me suis regardée
passer dans le couloir comme une errante. Je suis allée aux toilettes afin
de consulter un miroir : il n’y avait rien de nouveau, rien de visible. Je me
suis demandé ce qui avait changé en moi depuis que je vais mourir. J’ai
cherché en vain. J’en ai conclu que depuis toujours j’allais mourir. J’ai tâté
du bout de ma conscience fraîchement requalifiée chacun de ces derniers
mots, et l’amertume l’a nettement emporté. Je suis allée demander un
sédatif dans une pharmacie : la blouse blanche m’a tendu un tube
d’aspirine. J’avais cru le mot assez peu naturel pour me valoir un produit
nettement plus extraordinaire. J’ai payé en souriant de mon espoir déçu. Je
savais déjà qu’il ne faut demander aux mots que d’autres mots. J’ai pensé
au vers de mon ami le poète : La vie ne nous offre qu’UNE chance. Je
crois qu’il ajoutait : et UN seul chemin… J’ai répliqué que, grâce à lui,
j’en avais eu plusieurs. Je l’entends rire : Plusieurs qui n’en font qu’UN, et
tant pis pour les talus que tu as fleuris de tes illusions. J’ai voulu protester
en invoquant mes rôles. J’aurais eu tort : beaucoup de rôles mais UNE
seule vie, et je vais la perdre. Je découvre l’unité quand disparaissent tous
les possibles. Je devine qu’elle m’offre le UN, non pas comme une
dernière chance, mais comme une sortie honorable. Je suis vaincue,
réduite à un seul corps : je dois prendre conscience de n’être que lui au
moment où je voudrais en sortir pour éviter la solidarité finale. Je ne suis
plus que moi. Je n’arrive plus à me représenter de l’amitié sur un visage.
Je me comprends trop. Je pense encore au poète : La mort, ce n’est pas / de
ne pas pouvoir se comprendre / mais de ne plus pouvoir être compris…
comprise. Je mets le dernier mot au féminin, et je vois d’où vient
l’incompréhension : c’est que me voilà dans les bras de la mort, et que
personne ne veut voir ça. Je n’ai plus de partie aimable. Je ne donne à voir
que cette chose qui n’a de nom dans aucune langue. Je n’en suis pas encore
là. Je voudrais m’y mettre afin de le jouer d’avance et de représenter le
personnage que personne n’a pu représenter. Je ferais faire un progrès
décisif au théâtre si j’y arrivais, et peut-être à la condition humaine. Je
touche ma viande : elle est encore chaude. J’ai une vague satisfaction à la
sentir vivante. Je m’en défends parce que cela m’éloigne du rôle excessif
et dernier. Je comprends qu’être encore vivant est l’infranchissable
obstacle à se concevoir mort. Je touche la peau. Je sens l’épaisseur qui la
sépare de l’os, et qui est d’une douce et palpitante mollesse. Je me
souviens d’une caresse, de la petite porte qu’elle ouvrait jusque dans le
cœur par la grâce d’une ubiquité organique dont mon doigt ne retrouve pas
le secret en appuyant sur ma peau. Je sais qu’il faudrait mettre là du froid,
et percevoir son invasion. Je m’arrête. Je dois me fixer. Je me fixe.
J’attends. Je me rappelle que je faisais venir vers moi celle que je devais
représenter. J’ai peur du visage qu’à l’instant je cherche à faire venir dans
le mien : c’est celui d’un moi qui n’est plus moi. Je comprends qu’il ne
viendra jamais si je comprends qui il est. Je comprends qu’il m’échappe
par cette extrémité insaisissable. Je suis fatiguée. Je veux et je ne veux
plus. Je sais qu’à l’instant où il deviendra mon ultime visage, je ne saurai
plus qui je suis. Je continue à parler trop, à vouloir trop, mais qu’est-ce
que ce rôle que nul n’a jamais pu tenir qu’en oubliant qu’il le tient ? Je
suis, je ne suis pas… Je n’aurai jamais le droit de dire en toute
conscience : je ne suis pas. Je… ne… suis… pas. J’écoute chacun de ces
quatre mots qui, un à un, tombent dans le rien. Je comprends ce qu’ils
disent et comprends dans le même temps qu’ils ne le disent pas puisque je
ne peux pas me représenter dans l’état qu’ils signifient. Je dois me taire.
Je déteste ne pas avoir le dernier mot, ne pas être celle qui passe la rampe.
Je dois me résigner à être vivante jusqu’à la mort. Je ne me suis jamais
résignée. Je ne veux pas me contenter, comme certains, de vivre ma mort.
Je veux voir mourir ma vie, et me glisser dans le rôle de la mourante afin
de tenir l’agonie à la distance qui en fera mon parasite et non pas mon
moi. Je m’aperçois qu’il va me falloir demander aux mots d’être mon
silence… Je vois venir une réalité qui n’existe pas. Je vois sa bouche
muette. Je vois la chose sans nom et l’inexistence qu’elle dissimule par sa
réalité. Je vois que je voudrais revêtir cette décomposition, mais je peux
seulement faire un avec elle jusqu’à ce qu’elle m’anéantisse. Je ne suis pas
ce que j’essaie d’être. Je ne l’ai jamais été. Je fus le portemanteau de
quelques dépouilles célèbres. Je sortais de scène en pliant leur peau sur
mon bras. Je la laissais dans le placard de ma loge pour le lendemain soir.
J’en gardais parfois un peu pour aller dans le monde : la peau du visage
pour la parade, la peau du cul pour la séduction brève et les jambes en
l’air. Je gardais toujours la mienne sur ma langue, et c’est ce bout de peau,
comme un greffon sur mon arbre de vie, qui me permettait d’entretenir ma
vraie nature au milieu de toutes celles que j’empruntais. Je ne joue plus. Je
me touche à présent d’une main incrédule. J’enfonce mon index dans mon
ventre, puis tout mon poing pour désigner la douleur innommable. Je te
ferai un pansement de mots, dis-je, et je me demande si je cite encore ou si
je me lance une promesse illusoire. Je ne sais plus quoi faire. Je voudrais
tailler dans le vif, couper l’organe, casser les dents de la bouche qui me
mange. Je suis devenue impuissante là même où j’excellais car il suffirait
de me représenter la chose – le cancer – pour m’emparer de son rôle, le
sortir de moi, le rendre impersonnel. Je dois pouvoir le retirer comme je
retirais et remettais à volonté ce souffle tellement plus intime, et qui est
l’âme ou le caractère. Je veux que mon ventre ne soit qu’un accessoire de
théâtre – une prothèse que je m’ajuste pour faire plus vrai, une décoration
organique. J’y planterai le poignard d’Othello pour que se vide toute la
poche de sanie : Ô bienheureuse canule, dirai-je, que ta colère a plantée
pour me libérer de ma boue secrète ! Je presserai mes flancs à deux mains
pour activer la coulée. Je laverai enfin le cloaque où s’accumulait le
fumier de la vie. Je veux cette vidange. Je veux être propre. Je plante les
ongles. Je tire, je déplisse, je balaie, je fais de la lumière. Je racle. Je
ratisse. Je place les drains, les pinces, je serre les coutures. J’ai peur
d’avoir oublié quelque chose, un germe, un accouplement de cellules, un
globule mal blanchi. Je rouvre. J’y mets le poing, je boxe la tuyauterie, je
filtre la lymphe. Je sens des menaces partout, des germinations. J’incise.
Je sépare. Je lèche. Je recolle. Je ne sais plus. J’ai trop de chair, trop de
surfaces, trop de couloirs. Je sens des fuites, des trahisons. J’envoie mes
mains partout : elles tâtent, elles sondent, elles poursuivent, elles se
découragent. Je veux atteindre quelque chose d’autre que ce petit peu de
peau parcouru et reparcouru, bien clos sur je ne sais quoi. Je retourne au
ventre. Je palpe. J’ausculte. Je me rassure. Je m’inquiète. Je cherche dans
autrefois des raisons de ne pas désespérer d’aujourd’hui. J’attends que ça
ne bouge plus, que ça s’éloigne, que ça finisse, que le fini dure, que cette
durée se confirme. Je me trouve tout à coup une odeur bizarre. Je n’en suis
pas sûre. Je renifle avec précaution. J’espère qu’il n’y a rien. J’ai peur
qu’il y ait. Je ne veux plus savoir. Je veux que l’on me rassure, que mon
ventre se mette à parler, qu’il nie sa faute et le mal – le mal qu’il me fait.
Je me souviens des jours sans problèmes, du ciel bleu, du plaisir, de la
fatigue, des paroles douces. Je veux que ma mort serve à autre chose qu’à
me faire mourir. J’ai cette ambition, cette prétention scien-ti-fi-que, cette
révolte. Je ne suis plus du tout excessive. Je résiste seulement à ce qui veut
m’excéder. Je vois les vibrations sanglantes, la tresse viscérale. Je vois les
membranes. Je me demande ce que leur folie a semé dans mes cellules. Je
retiens mon souffle. Je tends l’oreille. Je ne veux pas manquer le pas
silencieux de celle qui approche. Je pensais qu’elle viendrait dans mon
dos. Je me mettais devant un miroir afin de la surprendre. Je sais
maintenant qu’elle marche en moi. Je vais quand même devant le miroir.
Je me penche. Je fixe la surface. Je chasse mon image. Je veux voir le
vide. Je veux le voir s’ouvrir tout là-bas et voir, qui monte vers moi, cette
ouverture qui va m’engloutir. Je touche mon ventre. Je lui en veux d’être
obscur, d’être fermé, d’être si vivant qu’il prend toute ma vie. J’appuie des
deux mains. Je veux une vraie douleur. Je veux qu’elle m’obéisse. Je veux
me tuer pour mourir à ma volonté, à ma seule volonté. Je ne suis pas celle
que vous croyez, et voilà cependant que je vais l’être dès que je ne serai
plus. Je me vois diminuer dans les yeux de celle que je vais devenir. Je
n’aurai pas le dernier mot parce que ma propre image va le dévorer sur
mes lèvres. Je n’y peux rien : on va m’ensevelir dans mon propre visage et
m’oublier en le regardant. Je n’y peux rien s’il suffit de n’être plus pour
sortir enfin de la douleur et si la fin de la douleur n’ouvre que cette seule
porte. J’ai toujours salué avant de sortir : cette fois je le fais bien bas et
creuse la terre avec mon front…
LA MALADIE DU SENS
Il m’a prise par passion, puis épousée par devoir. Il est devenu un grand
homme par l’exercice combiné de ces deux sentiments. Il a su les cogner
l’un contre l’autre pour articuler son cœur et sa tête tout en rompant je ne
sais quelle raideur. Il y a gagné ce visage affable et secret, cette politesse
qui fait un vêtement si agréable au désespoir. Il avait une bonne apparence
dont j’étais la seule à savoir qu’elle était sa jaquette de civilité. Il ne m’en
avait pas prévenue. Il évitait les confidences tout en ne me cachant rien,
mais avions-nous une langue commune en dehors de la table, du lit, de
l’amour de notre fille, du deuil de notre fils ? Il a vécu près de moi une
chose capitale que je n’ai pas partagée, que sans doute je ne pouvais pas
partager. Il n’en portait aucune trace puisque son esprit, et lui seul, avait
pu en recevoir la marque. Il en tirait tantôt une exaltation et tantôt un
abattement, surtout durant nos années provinciales, mais je le soupçonne
d’en avoir utilisé les désagréments pour qu’ils occupent toute mon
attention. Il ne pouvait sans doute m’en dire davantage en dépit de sa
capacité incomparable à nuancer, dénouer, éclaircir. Il m’a donné plus de
silence que d’explications, et j’en fus mortifiée tant qu’il était la doublure
vivante de ce silence, mais depuis qu’il n’est plus là pour me faire préférer
sa voix, je comprends l’ampleur de ce qu’il voulait me faire entendre en
ne disant rien. Il ne pouvait retirer de sa gorge la pression de cette chose
trop intime pour s’en laisser extraire. Il est de ceux qui doivent mourir
pour que soit détissé le voile qui empêche de les voir. Il est mort
volontairement d’une mort naturelle. Il m’a laissé à la fois cette certitude
et ce mystère, me confiant ainsi l’héritage d’une nécessité qui me
contraint et qui m’échappe de telle sorte que j’en perçois le mouvement
sans pouvoir m’y fier. Il donnait, je pense, à peu près la même chose à ses
amis. Il les rassurait en évitant de leur apparaître pour ce qu’il était tout en
leur montrant une force dont son œuvre ne témoignait pas encore. Il est
mort méconnu. Il serait mort de même s’il avait été très célèbre. Il grandit
désormais dans le vide qu’est son propre nom. Il m’a parlé de l’absence et
du rien : c’était simple sur ses lèvres et compliqué dans ma tête où ne
circulait pas la même langue maternelle. Il prétendait que la mienne était
plus apte que la sienne à saisir ces notions, qui ne sont abstraites que faute
d’un traitement concret. Il me faisait rire par une chatouille de sa vraie
langue sur ma vraie peau. Il avait des gestes inattendus et tendres, des
attentions et ce qu’il appelait des « modesties » pour en désigner les
postures. Il a été vivant, me dis-je parfois, très vivant, et je suis le
tombeau de cette vivacité dans la mesure où moi seule j’en connais le
goût, les élans. Il aurait dû m’expliquer comment allait m’échoir la charge
de sa présence tandis que les autres s’occuperaient de son absence. Il a
pensé que cette différence n’existerait pas longtemps. Il pensait trop
derrière son visage, derrière son regard qui, brusquement, se renversait
dans ses yeux – et je me sentais abandonnée. Il n’a laissé aucune
instruction explicite, sinon la prière de détruire ce qui n’aurait pour fini
que sa fin. Il aurait dû en dire davantage, me dire quel nerf de sa langue
avait été pincé dans le combat obscur. Il arrivait qu’il fût pris de terreur
devant sa plume. Il me demandait alors de la tenir pour lui et d’écrire à ses
amis. Il me dictait ainsi des confidences qui m’ignoraient et qui me
parvenaient cependant puisque j’en recueillais l’écho en recevant la charge
d’en rédiger le message. Il trouvait à ce double jeu un soulagement ou une
consolation qui m’échappent, à moins que je ne cherche ici à me rassurer
quant à son agitation au moment où il me remettait sa plume avec une
fébrilité, une répulsion très certainement maladives. Il devait affronter
quelque chose de violent, peut-être d’impensable, qui le contraignait à
recourir à mes services. Il le faisait sans doute à contrecœur et à la
dernière limite. Il eût été soulagé, me dis-je à présent, si je l’avais poussé
à me parler, mais en ce temps-là je le voyais dans un tel désarroi que je
craignais d’y ajouter par une question. Il me mettait en position de lui
servir de scribe en ne plaidant que sa fatigue. Il me dictait d’ailleurs de
préciser à son correspondant que je lui servais de porte-plume. Il en venait
ensuite à l’aveu de son dégoût devant un objet dont il redoutait qu’en le
maniant, fût-ce du bout des doigts, il contamine son esprit qui, par ce
geste, se trouverait remis dans la situation d’attraper la Maladie. Il
insistait pour que j’inscrive bien une majuscule en tête du mot
« maladie », et c’était, par là même, m’avouer la chose dont il ne savait
comment me parler. Il pouvait après tout conclure de mon absence de
question devant cet énoncé ou que j’en savais assez, ou que je n’étais pas
concernée, ou que je n’y comprenais rien. Il était très discret quant à ce
que nous appelions ses écritures, et qui me semblait devoir rester son
domaine autrement innommé. Il me faisait parfois la lecture d’une page
récente, mais je me sentais dans ce cas moins un témoin consulté qu’une
oreille, c’est-à-dire l’occasion de faire résonner des syllabes sonores au
bord d’un organe à l’écoute plutôt qu’au bord du vide ou de la surdité. Il
me demandait pourtant mon avis, et je lui répondais une fois de plus, car
je savais lui plaire en le disant, que j’étais plus sensible au son qu’au sens.
Il désirait, cela je le savais, atteindre par le son une région qui attendait
son éveil de la sensibilité, et non pas de l’intelligence, mais qui enrichirait
cette dernière tout comme le goût enrichit les aliments. Il était persuadé
que la sonorité augmentait ses vers d’une matière concrète, et que celle-ci
leur assurait un effet beaucoup plus vif que la pseudo-clarté de
l’expression. Il espérait parvenir par ce moyen à une littéralité dont je n’ai
jamais bien compris la nature. Il la rapportait tantôt à la pensée, disant
qu’il en déposait dans son vers l’empreinte contagieuse, et tantôt à
l’exactitude, disant qu’elle avait la capacité de créer un entraînement
irrésistible. Il aurait sans doute été plus précis si je l’avais questionné plus
avant, mais j’avais un tel respect de son territoire que je ne m’autorisais
jamais à en franchir les frontières, fût-ce au nom de mon intérêt pour lui.
Il n’avait pourtant fixé aucun interdit, j’en suis sûre, aussi dois-je à
présent me demander pourquoi je l’avais construit moi-même. Il y
contribua certainement par quelque geste d’impatience, ou bien par une
réflexion, ou tout simplement par sa pudeur, sa réserve, sa distance dès
que venait entre nous le sujet de ses « études », terme par lequel il désigna
d’abord ses écritures. Il s’accommodait de mon attitude puisqu’il ne fit
rien pour la modifier. Il y trouvait, je crois, une sorte de confort dans la
mesure où elle répondait à son besoin de disposer en moi d’un rempart
solide et surtout muet, qui protégeait sa liberté – celle de mener avec lui-
même le débat pour lequel la solitude lui était aussi insupportable que
nécessaire. Il ne m’a jamais fait cet aveu. Il me l’a rendu sensible à travers
diverses allusions confiées à ses amis mais dans mon oreille. Il trouvait en
moi, ai-je entendu parfois, un appui naturel pour se déniaiser du sublime.
Il m’aurait blessée par cette confidence si je n’avais compris par une autre
qu’il puisait dans ma façon d’assumer le quotidien un encouragement à
traiter le verbe et le vers avec un naturel semblable. Il n’aurait peut-être
pas supporté pareille comparaison, ni que je réduise à si peu sa conception,
mais j’ai tout lieu d’imaginer qu’il ne m’en eût pas fait la remarque afin
de réserver cet éclat à son dialogue intérieur. Il se moquait volontiers de
son abstraction tout en la décrétant indispensable. Il l’exerçait d’autant
mieux qu’il en allégeait les lourdeurs avec des élans tirés de la marche
ordinaire du jour. Il avait une mine gourmande quand notre fille le
ramenait à ce qu’il appelait son « brouet », et qui était la réparation d’un
jouet ou bien une tâche petite et quelconque telle que se plaisent à en
inventer les enfants pour enrôler les adultes à leur dévotion. Il jouait sans
doute alors à se distraire, mais prétendait ensuite que c’était le meilleur
moyen de rafraîchir sa réflexion. Il m’assurait que l’arrangement
constituait la chose suprême, et comme ce propos était tenu en observant
ma toilette, je l’assimilais encore à son « brouet ». Il ne m’a détrompée
qu’indirectement quand, bien plus tard, je l’ai entendu expliquer à l’un de
ses amis qu’il avait en horreur les choses exprimées sans avoir été
« arrangées ». Il désirait à l’évidence que cette déclaration ne puisse
m’échapper car il la prononça au moment où, penchée entre les deux
hommes, je leur versais du thé. Il avait choisi cet instant pour m’avoir à
proximité dans une situation où il n’y aurait entre nous que de la banalité.
Il aimait que ses confidences s’inscrivent dans un contexte susceptible de
semer le doute quant à leur importance, ce qui permettait qu’on en déduise
une double leçon. Il évitait ce faisant d’alerter l’attention, et c’était bien
entendu sa manière de mesurer celle qu’on lui portait. Il la voulait si
entière qu’elle en devienne absolue pour la raison que son œuvre
demeurait, sinon, incompréhensible. Il lui arrivait de se plaindre de
n’avoir pas choisi un chemin facile, et je faussais ce qu’il voulait ainsi me
faire entendre en pensant qu’il s’agissait seulement de la difficulté
d’assembler les syllabes par douze et les vers deux par deux. Il me jetait
des choses que je comprenais encore moins tant leur excès ne
correspondait pour moi à rien de connu. Il parlait alors de sensations
menées jusqu’à l’atrocité, de vers blessant comme du fer, de mots
générateurs d’effroi. Il s’abandonnait rarement aussi loin, et sans doute ne
le faisait-il que recru de fatigue ou bien désespéré par l’ingratitude à son
égard de la matière verbale. Il s’en est excusé plusieurs fois en expliquant
que, faute de pouvoir s’isoler autant que la prudence le voudrait, il lui
arrivait de s’étudier jusqu’à la douleur. Il était très avare de ce genre de
clartés sur lui-même. Il les limitait à des éclats très espacés dont il se peut
qu’avec le temps j’aie rassemblé les étincelles au gré du travail
qu’effectue à notre insu la mémoire quand elle filtre son flot pour en
retirer les éléments qui, réunis, formeront les icônes du souvenir. Il parlait
assez régulièrement du vers devant moi, mais n’étais-je pas le miroir sans
tain de sa parole plutôt qu’une oreille vraiment sollicitée ? Il pensait que
le vers lui avait fourni l’occasion d’une expérience que d’autres
qualifieront de fondamentale. Il avait creusé le vers, disait-il, et fait ainsi
une rencontre bouleversante. Il ne m’a jamais précisé en quoi consistait le
« creusement », aussi cette opération m’échappe-t-elle car le vers n’est
pour moi qu’une suite de syllabes ordonnée par un nombre. Il entendait
bien sûr un travail plus complexe où le nombre ne sert pas à compter mais
à donner prise sur la matière verbale et sur l’énergie sensée. Il ne m’en a
même pas confié autant, ni surtout qu’il avait dû provoquer une sorte de
déflagration en jouant avec matière et énergie, et s’en trouver rudement
secoué, assez, ai-je fini par deviner, pour que vole en mille morceaux
l’apparence, et pas seulement celle qui tire sur la pensée la couverture du
langage, ni celle que le regard touche sur toute chose comme une peau. Il
s’arrêtait, au moment peut-être d’en évoquer l’effet, au bord d’une vision
qui repoussait les mots, ou bien qui reculait devant eux, et j’attendais,
sachant d’instinct que mes questions lui seraient moins secourables que
mon silence. Il ne cessa probablement sa vie durant de chercher
l’expression littérale de ce qui, corps et âme, l’avait bouleversé. Il
éprouvait la nécessité d’en compenser l’aspect désastreux par quelque
technique de révélation qui aurait un pouvoir de métamorphose. Il s’est
ouvert de ce désastre originel à deux ou trois de ses amis, leur écrivant
d’un abîme et d’un désespoir, d’une désolation et d’une pensée écrasante,
qui le précipitaient vers l’abîme inversé du rêve et du sublime. Il avait
conçu le Néant – ou bien en avait rencontré la conception – en creusant le
vers, et moi – moi qui veux l’accompagner jusque-là sans qu’il m’ait
ouvert son chemin – je doute qu’aucun de ses amis, en dépit de l’avantage
qu’il leur donna sur moi, ait compris le processus dont il leur faisait part.
Il écrit à l’un d’eux : « Oui, je sais, nous ne sommes que de vaines formes
de la matière, mais bien sublimes pour avoir inventé Dieu et notre âme. »
Il ajoute ou précise – mais quel appui peut-on trouver dans pareille
précision – « si sublimes, mon ami, que je veux me donner ce spectacle de
la matière, ayant conscience d’elle, et, cependant, s’élançant forcément
dans le Rêve qu’elle sait n’être pas, chantant l’âme et toutes les divines
impressions pareilles qui se sont amassées en nous depuis les premiers
âges, et proclamant, devant le Rien qui est la vérité, ces glorieux
mensonges ». Il a donné là, je le sais, tout ce qu’il pouvait livrer de sa
révélation. Il ne m’en a jamais dit autant, mais j’ai, moi, vécu dans le
voisinage de cette chose si bien que j’en ai partagé la présence même si
j’en ignorais la signification et n’en remarquais que le signalement par un
silence ou par une sorte d’égarement parfois lisible dans ses yeux. Il ne
pouvait probablement pas se confier à moi, non par méfiance ni dédain,
non, il ne le pouvait pas dans le moment où il vivait une découverte à ce
point dangereusement décisive qu’elle en était inexprimable. Il m’aurait
alors – à supposer que j’aie pu lui proposer cette excuse – rétorqué qu’il
n’existe rien qui ne se puisse articuler avec un peu de patience. Il mettait
d’ailleurs un grand acharnement à le faire dans le secret de son bureau et,
certes, je n’y participais pas, pas même en témoin silencieux, mais il y a
des attitudes qui traversent les murs par un rayonnement mystérieux ou,
plus simplement, par l’appel que constitue une attention vigilante. Il
devait se sentir soutenu par moi, qui le déchargeais de bien des soucis et
qui, donc, lui permettais une tranquillité relative dans l’affrontement et le
loisir de rester devant ses ratures. Il ne voulait certainement pas m’affliger
du trouble déchaîné par une découverte qui réduisait l’amour lui-même –
notre amour – à un glorieux mensonge, un beau trompe-l’œil. Il craignait
sans doute que je ne sache pas le suivre jusque-là et que je ne
mésinterprète ce qui donnait davantage de prix à sa fidélité tout comme à
la poursuite de son rêve. Il faisait ainsi plus grand usage de mon
abnégation que de mon intelligence : je ne saurais lui en faire le reproche à
retardement car il lui fallait avant tout concentrer ses forces et, en un sens,
désorienter sa jeunesse pour qu’elle soutienne un face à face qui restait
rude en dépit de sa pratique toujours plus assurée de la réflexion. Il ne
s’est pas établi constamment au bord de cet abîme, mais il en a peu à peu
assimilé le vide, si bien que son corps a fini par en être les flancs. Il est
devenu l’artisan d’une politesse très spéciale, celle qui met de l’espace
entre vous et l’autre, en vérité un parapet d’air. Il était solitaire à l’époque
du grand affrontement, solitaire en ma compagnie et, si j’ose dire, le dos
appuyé contre mon amour et le visage souffleté par le vertige. Il ne
m’appelait pas à son aide. Il ne me laissait même pas soupçonner combien
les activités quotidiennes lui servaient de masque, d’écran et de tampon. Il
allait donner ses cours. Il en revenait soulagé d’avoir tenu un jour de plus.
Il regardait le fleuve qui roulait des eaux violentes devant nos fenêtres. Il
devait trouver à ce spectacle un apaisement, ou plutôt un courage, celui
dont il avait besoin pour cultiver ce qu’il savait n’avoir aucun être, et dont
il décorerait plus tard quelques éventails. Il a dû prendre un plaisir amer à
métamorphoser ainsi un geste de désespoir en un petit vent qu’une main
inconsciente tirerait du vide sans savoir le moins du monde ce qu’elle
agitait. Il a multiplié ce genre de caresses à mesure que le Rien persistait à
lui refuser le rêve tel qu’il l’aurait changé en son fameux Livre si sa
volonté eût été efficace, mais n’était-ce pas Lui qui, pendant ce temps, se
changeait en Celui qu’il ne pouvait devenir qu’à son insu ? Il est mort, et
sa mort est l’accélérateur de ce mouvement de transmutation. Il est projeté
au moyen de l’absence dans ce qui sera sa taille véritable, et que ses
jeunes amis de la fin devinèrent. Il gagne donc, par la destruction, ce que
ne lui donna pas de son vivant la poursuite acharnée de l’Œuvre. Il fut – je
me force à le dire après m’être forcée à le penser –, il fut son propre
éventail, mais il s’agita avec un art tel, ou un si beau désespoir, qu’il
transforma l’air de l’abîme en souffle immortel. Il lui arriva, du moins je
l’espère, de sentir la qualité de cette transformation, et c’est à ce
sentiment que j’attribue l’aménité des années parisiennes. Il prit alors une
allure mondaine dans les replis de laquelle il enveloppa ce qui le hantait :
on peut, n’est-ce pas, se faire une cuirasse de la chose la moins métallique.
Il ne durcit au fond que sa phrase sous une apparence dont les contours
passent pour prenants bien qu’ils soient fort piquants. Il disait d’ailleurs
que la phrase est une bogue afin de n’être saisissable que de l’intérieur. Il
aurait voulu – mais qui le peut ? – s’en tenir à l’expérience fondamentale.
Il ne m’a laissé quant à elle que des messages indirects, qui ne m’engagent
pas à sa suite. Il a toujours voulu ne rien forcer de mon côté, laissant tout
dans la dépendance de ma perspicacité, ou bien de la bonne volonté à mon
égard de ses amis. Il a écrit à quelques-uns ce que son silence ne me disait
pas, et qu’il ne pouvait pas me chuchoter pour la raison que des
confidences, même relatives, auraient mis en péril toute l’intime solitude
indispensable à son travail. Il savait – lui seul savait – qu’on ne s’offre pas
en théâtre à l’abstraction suprême sans se ménager un retrait également
suprême. Il a fait de moi le rideau de son théâtre, un rideau qui devait
ignorer sa place afin que la représentation de l’Idée attire à elle la chance
de son avoir lieu. Il ne m’a pas sous-traitée dans ce rôle, bien au contraire,
puisque c’était faire de moi, non pas un objet, mais une compagne
indispensable. Il m’aurait sans doute rendue moins efficace en
m’instruisant d’une fonction que j’assumais tout naturellement. Il avait
besoin de m’avoir près de lui, et non en face, ce qu’il affrontait lui
fournissant une dose bien suffisante d’altérité. Il n’était pas, comme le
Comte, son ami qu’il aimait tant, l’homme des récits. Il leur préférait
l’allusion, qui provoque de brusques condensations du sens. Il comptait
que l’obscurité, forcément attachée à ce genre énigmatique, produirait
l’effort propice à l’éclairement final. Il n’entretenait à cette époque que
des amitiés rendues lointaines par sa nomination dans un lycée de
province, et je me demande ce qu’entendait l’ami auquel il avouait à si
grande distance : « Ma pensée est si nue encore et si horriblement sensible
que j’ai peur d’y toucher. » Il n’a fait cet aveu qu’en raison de la distance
et bien persuadé que celle-ci en atténuerait l’acuité. Il n’aurait pu me faire
un aveu semblable que dans la violence, celle de l’indiscrétion furieuse de
céder à la tentation de parler, ou bien celle qui recoud une blessure
spirituelle par la dérision ou par un semblant d’insignifiance. Il
connaissait mieux que personne les renversements et les transferts, qui
font du mal sans apporter un soulagement, et je ne saurais lui reprocher de
nous les avoir épargnés, à moi et à notre chère fille. Il ne m’a finalement
privée de rien puisque, aujourd’hui, ce dont il paraissait m’avoir privée me
permet de découvrir à travers son absence une vie que, là encore, la
Destruction manifeste comme si elle avait pour mission d’œuvrer
vivement. Il ne m’a laissé aucune consolation afin, semble-t-il à présent,
de me laisser libre pour celle que je viens de dire, laquelle cependant ne
pouvait être qu’imprévisible car il n’aurait su se projeter dans son propre
au-delà sans faire acte d’illusion. Il avait justement tout fait pour éliminer
de sa vie l’Illusion, et je ne peux avancer dans la compréhension de ce
qu’il a laissé derrière lui qu’en opérant la même élimination. Il me souffle
qu’elle est à reprendre sans cesse pour la raison que tout nous courbe dans
le courant de cette fumée. Il m’avait confié la gestion de sa réalité ou
plutôt – mais je tremble en le disant – il avait fait de moi le miroir grâce
auquel il se voyait exister. Il était devenu si impersonnel que j’étais la
preuve de sa personne. Il s’apercevait lui-même en venant vers notre lit,
où il entrait en me priant de murmurer son nom. Il me surprenait chaque
fois par cette demande car j’avais tout naturellement pour lui des syllabes
plus amoureuses. Il disait : Appelle-moi par le nom que tu tracerais sur
une enveloppe si j’étais absent. Il ne m’en a jamais dit davantage, et ce
n’est qu’en revoyant les circonstances de notre vie commune que j’ai fini
par comprendre le pourquoi de sa prière. Il avait placé une glace devant
son bureau, installation qui m’avait choquée bien que je ne l’aie pas
commentée, et dont je n’ai saisi l’utilité qu’en recevant de l’un de ses
amis la copie d’une lettre de ce temps-là. Il écrivait : « J’avoue, mais à toi
seul, que j’ai encore besoin de me regarder dans cette glace pour penser, et
que si elle n’était pas devant la table où je t’écris, je redeviendrais le
Néant. » Il aurait dû m’éclairer, suis-je souvent tentée de protester, mais
c’est pour reconnaître aussitôt dans mon for intérieur que cet éclairement
n’aurait pu, à l’époque, qu’obscurcir notre relation. Il ne pouvait se
conduire autrement qu’il l’a fait, car je ne doute pas qu’un aveu aurait
déséquilibré la situation et compromis notre rapport. Il savait que ladite
situation devait demeurer ce qu’elle était sous peine d’être poussée par
moi vers quelque issue inadéquate. Il ne pouvait m’instruire de mon rôle
sans risquer de me conduire à le fausser par ma volonté même d’obéir à
cette instruction. Il m’est en cela un exemple que je m’efforce aujourd’hui
de suivre en m’aidant de ce que je lis dans ses papiers, et jusque dans les
mouvements de sa graphie. Il m’étonne et me devient par là impersonnel,
ou bien me rend impersonnelle en m’amenant à plumer mon moi de tout
ce qui le fait chatoyer inutilement. Il me fait signe de si loin que je ne sais
s’il s’agit d’un geste de tendresse ou d’une invitation à suivre son chemin.
Il savait comme nous tous que la vérité est relative, il savait en plus que
nos impressions, nos pensées, nos perceptions étincellent et se consument
à la manière des étoiles filantes, si bien que, finalement, la seule vérité est
d’entrer dans les ténèbres et de s’y volatiliser. Il est donc mort bien avant
de mourir, ce que je n’ai pas remarqué parce que l’être qui nous est le plus
proche se masque toujours de cette proximité. Il m’oblige à tourner autour
de lui, à tenter de faire la somme des instants de notre vie commune qui
pourraient être encore significatifs, à constater qu’ils sont trop dispersés, à
prendre conscience que sa perte est plus criante que mes souvenirs, à
comprendre que cette perte agit sur moi comme une érosion bénéfique
puisqu’elle met au jour l’inaperçu. Il me laisse là au bord d’une apparition
dont je détruis tout à coup l’approche en me disant que ce sera la sienne. Il
n’a plus la faculté de m’expliquer comment il faut creuser le vers pour
rencontrer le Néant, et l’aurait-il que je n’apprendrais probablement rien
faute d’avoir ma voie dans cette pratique. Il a songé certainement à
m’initier : a-t-il tardé ou reculé parce qu’il lui fallait tout d’abord acquérir
la certitude de sa maîtrise ? Il a eu des disciples : les a-t-il acceptés parce
qu’il se sentait mûr ou bien pour être moins seul ? Il aurait également pu
les réunir afin de conforter au milieu d’eux sa solitude, mais il m’avait
déjà ! Il ne m’a jamais encouragée ni découragée, ce qui me précipite
dans 1’obligation de choisir sans aucun secours extérieur. Il aurait pu me
laisser des instructions : je ne dis pas, je ne pense pas qu’il aurait dû. Il est
mort presque subitement, ou du moins s’est fait mourir selon cette
apparence, circonstance qui m’incite parfois à lui en vouloir de son dernier
mot : « Brûlez ! » Il voulait que soit brûlé, par moi-même ou par notre
fille, le « monceau semi-séculaire de mes notes », et il nous flatte, dans sa
« Recommandation quant à mes papiers », d’être « les seuls êtres au
monde capables de respecter toute une vie d’artiste sincère ». Il ajoute :
« Croyez que ce devait être très beau. » Il ne savait pas que cette Beauté
apparaîtrait vite, qu’elle apparaîtrait en dépit de l’échec et de
l’inachèvement de telle sorte que son rêve de l’Œuvre en deviendrait la
réalité. Il doit rire dans sa tombe du bon tour que lui a joué le Livre en
existant de toute la force fascinante de son inexistence, et voilà le
phénomène dont je voudrais percer le secret : un secret qui, à son tour,
n’existe peut-être que par mon désir qu’il y ait une inexplicable
explication. Il eût pensé intolérable d’avoir acquis la gloire avec si peu, et
c’est pourquoi je cherche à deviner ce qu’il a conçu, et qui lui vaut d’avoir
créé davantage qu’une Œuvre. Il n’avait pas conscience de l’avoir fait,
d’où son ordre : « Brûlez ! », mais je veux en avoir conscience pour Lui
afin de vivre entièrement et avec Lui le sens d’une situation limite, qui
pourrait être aussi la limite de la vie – de notre vie. Il ne m’est d’aucune
aide dans cette tentative, ni par ses papiers, ni par son exemple, mais peut-
être existe-t-il une indication que je n’ai pas encore relevée. Il n’espérait
plus mener à bien la construction de l’Œuvre, mais il espérait tout de
même « en faire scintiller dans un fragment l’authenticité glorieuse ». Il
pensait prouver, par ce scintillement, qu’il avait conçu l’ensemble de ce
qu’il ne pouvait accomplir. Il ne m’adresserait probablement qu’un sourire
en me voyant marcher vers sa petite lumière, et ce sourire ne serait pas
sans doute un encouragement. Il savait que le désir d’imitation n’est pas
d’un grand secours dans cette affaire, et que ses amis, en dépit de
l’aiguillon de ses confidences, ne le rejoindraient jamais. Il ne voulut leur
tendre – qui peut savoir ? – qu’une belle et terrible tentation en leur
écrivant d’une agonie de la Pensée. Il ne comptait pas être suivi, encore
moins accompagné, et je me suis demandé pourquoi ce désespoir dans la
direction pourtant de la Beauté. Il était persuadé que la voie n’existe pas,
qu’il suffirait de trouver et de prendre : on chemine, on projette, et si l’on
trouve, c’est brusquement dans la précipitation d’une rencontre qui
ressemble à la mort parce qu’elle survient comme elle d’un moment à
l’autre. Il écrit à un poète : « J’ai peur de moi tant je suis calme. » Il écrit
à un autre qu’il vient de traverser « une saison de maladie qui, attaquant le
“saint des saints”, le cerveau même, lui eût fait préférer le sanglot définitif
de la folie à sa douleur funeste et unique, spirituelle à force d’intensité ».
Il n’en conservait pas moins son visage ordinaire quand, poussant derrière
lui la porte de son bureau, il venait vers moi. Il devait cependant, me dis-je
aujourd’hui, garder quelques marques manifestes de son combat et de ses
hantises, et je me reproche de n’avoir pas su apercevoir ce que ne couvrait
aucun masque, et qui n’avait besoin pour se dissimuler que de l’apparence.
Il redoutait sûrement « le sanglot définitif » mais devait penser qu’il se
rendrait ridicule en faisant état de cette crainte ou de douleurs qui ne
laissaient pas de traces physiques. Il se rendait par là inaccessible en se
dérobant à l’humain, je veux dire au mouvement de sympathie amoureuse
qui aurait pu ouvrir nos cœurs à la même émotion. Il me rétorque
évidemment qu’il ne s’agissait pas du cœur, lequel ne réussit au mieux
qu’à embuer la vision. Il n’attendait de moi que le prêt de mes lèvres au
murmure du quotidien et il trouvait une aide bien supérieure dans son
miroir tant qu’il lui renvoyait l’image d’un homme encore lui-même. Il a
dû former là-devant ce concept de la littéralité que ses disciples ont
transposé dans le but d’éradiquer le lyrisme, et ce faisant trahi. Il était
pour le chant, pour la sonorité chantante, énergique et sensée, non pour le
littéral qui, d’ailleurs, ne veut rien dire dès qu’on entre dans le langage,
donc dans le domaine des équivalences et de la représentation déviante. Il
avait appris l’anglais, simplement pour mieux lire Poe, disait-il, et
justement parce qu’il n’y a pas plus de littéralité possible entre les langues
qu’entre la langue et la réalité. Il jouait à une tout autre hauteur, ayant
souri de cela qui est, et qui justement ne l’est que dans l’espace et le
temps de la « scintillation ». Il voulait, et c’était là selon lui tout le sens de
son travail, créer le lieu propice au troisième avatar de la Beauté, après
l’avènement premier de la Vénus de Milo, puis celui de la Joconde du
Vinci. Il le voulait au sortir de la contemplation du Néant parce qu’ayant
vu la vanité de la Pensée en même temps que sa sublimité il avait à
présent la certitude que la Beauté, elle seule, méritait qu’il lui consacrât sa
vie. Il craignait que sa machine humaine, provisoire et imparfaite, ne lui
permette pas d’aller jusqu’à son but. Il avait conçu l’Œuvre, et qu’elle
serait belle nécessairement, mais, quoique absolue, cette conception ne lui
en garantissait pas l’accomplissement. Il savait que la capacité de
concevoir ne lui procurait pas celle de réaliser, et même que l’originalité
de son destin se tenait dans la brèche de cette différence. Il doit sa
grandeur à ce savoir, qui donne à sa vision une ampleur suffisante pour
apercevoir à la fois son infini et sa limite – l’apercevoir à l’intérieur
d’elle-même et à perte de vue. Il a forcément trouvé là, dans
l’affrontement de cette contradiction toujours palpitante et toujours
résolue dans l’espace mouvant de sa pensée, trouvé la force de faire
exister ce qui n’existait pas encore, et qui, sans exister davantage, continue
cependant à exister par l’étrange contamination d’existence que suffisent à
propager quelques pages. Il n’avait rien prévu de cet effet puisque, je le
répète encore, sa dernière lettre nous ordonne : « Brûlez ! », et néanmoins
il l’avait ménagé pendant la trentaine d’années, à peine plus, qui constitue
notre vie commune et le temps de son travail de poésie. Il porta donc en
lui, sa vie durant, un inconnu qui avait son visage mais qui ne devait sortir
de lui qu’à travers la porte que la mort ouvre parfois sur l’avenir. Il n’a pas
connu celui dont il était gros, et qui ne pouvait se présenter devant lui pour
la raison qu’il ressemblait comme deux gouttes d’eau à celui qu’il se
reprochait de n’être pas capable de faire exister et qui, par conséquent,
demeurait à l’état d’idée infirme parce qu’inapte à prendre figure. Il s’est
ainsi dérobé à lui-même, et très certainement devant le miroir qui
l’assurait de sa propre existence. Il a subi devant moi le même renvoi dans
la mesure où mon corps lui restituait le sien, et je pleure, non pas d’avoir
manqué de conscience à ce moment-là, mais de manquer à présent de
mémoire au point de ne pouvoir retrouver le goût exact qu’avait alors sa
présence. Il me donnerait sinon à sentir les restes du combat mené toute la
soirée dans la solitude car il n’en serait pas encore assez distant pour les
avoir effacés. Il me révélerait cette absence de moi que lui permettaient
ma veille et ma présence, et je toucherais enfin la surface au moins du
mystère – un mystère dont je fus la gardienne et même la complice sans en
recevoir l’illumination qui me reste due. Il ne m’a jamais interdit son
bureau, et cependant je n’y suis jamais entrée quand je le sentais au
travail, c’est-à-dire en proie à cette crise que provoquait – et je n’en savais
rien – le creusement du vers. Il ne fut pas constamment livré à cet excès,
dont il ne ressentit les secousses qu’au temps de notre jeunesse, mais les
conséquences s’en prolongèrent assez pour que cette crise soit la référence
toujours active au zénith de sa pensée. Il n’écrivit désormais que sous
cette influence dont la lumière noire décomposait les mots sous ses yeux :
était-ce pour lui en révéler l’énergie ou bien la seule inanité sonore ? Il
déclare dans une lettre, qui pourrait passer pour son testament :
« L’explication orphique de la terre est le seul devoir du poète et le jeu
littéraire par excellence : car le rythme même du livre alors impersonnel
et vivant, jusque dans sa pagination, se juxtapose aux équations de ce rêve,
ou Ode. » Il tenait que cette opinion fût connue, il la considérait d’ailleurs
comme une affirmation sans appel, et comme je m’étonnais du mot
« Ode », placé en finale et par cela doté d’une force dont le sens
m’échappait, il m’expliqua qu’il entendait par là « une Fable vierge de
tout, lieu, temps et personnes sus » ! Il me renvoyait ainsi à une formule
encore plus abrupte, et comme érigée à pic au-dessus du vide par le
placement du dernier mot. Il se représentait peut-être déjà la scène vierge
de tout décor où l’Idée seule fait son entrée, mais qu’aurait-il pu m’en dire
à moi qui, en ce temps-là, étais tout à fait inapte à former la moindre
abstraction, et plus inapte encore à imaginer qu’elle puisse faire chatoyer
le vide en y créant de la scintillation. Il ne me laissait jamais sans réponse,
mais sa réponse faisait en sorte que je ne manque de rien dans ma relation
avec lui sans me mettre pour autant dans la confidence de ses recherches
et de ses épreuves mentales. Il a pu me paraître par conséquent très proche
tout en gardant ses distances – une distance qui fut ma déconvenue quand
je la découvris trop tard, puis j’en admis la nécessité. Il aurait tout de
même pu m’initier, me dis-je quand j’enrage de ne faire aucun pas décisif
vers une conception qui, depuis longtemps, aurait dû métamorphoser ma
tête. Il m’apparaît, dans ces moments où grondent les reproches, avec sa
moustache abondante, son grand front, sa chevelure un peu plus folle que
ne le furent jamais ses vers. Il aimait les redingotes collet monté, les
chemises blanches, le mariage du naturel et de l’ordonné. Il est devenu
plus libre dans son allure à partir du moment où il disposa de cette maison
petite près de la Seine. Il prenait beaucoup de plaisir à contempler le fil de
l’eau ou à lui confier sa barque. Il revenait de là avec un regard si calme et
si profond qu’il me paraissait infini. Il me parlait alors de sa patience
d’alchimiste et d’un livre, qui ne serait pas le recueil d’inspirations mises
bout à bout, mais bien le Livre. Il disait encore, et ce souvenir me déchire,
qu’à ce Livre il avait sacrifié toutes les réserves de son esprit et de son
cœur comme un certain céramiste avait jeté au feu de son four tous ses
meubles, puis ses boiseries. Il ne disait pas, mais ses yeux le criaient, que
ce long sacrifice n’avait pas suffi, ne suffirait plus maintenant que sa vie
avançait vers la fin. Il ne portait les marques d’aucun désespoir, comme
s’il avait accepté d’être l’auteur seulement d’un Album et non de ce Livre,
qui était son rêve, ou plus exactement la forme rêvée de son rêve. Il fut élu
Prince des poètes, et il accepta ce titre sans que j’aie pu savoir si cette
acceptation était un geste d’ironie discrète ou de satisfaction. Il était
devenu si progressivement exemplaire que cela s’était fait sans aucun de
ces éclats qui sont la preuve du succès. Il lui est arrivé de confier, mais
loin de mon oreille, qu’il se trouvait avec dix ans d’avance du côté où se
tournaient à présent les jeunes esprits. Il devait avoir un sourire en
risquant ce constat de sa gloire secrète car lui seul savait quel échec en
était la fondation. Il a conçu sans doute cet échec dans la correspondance
exacte du Néant, et le rôle que ce dernier joue dans l’Œuvre, l’échec le
joue dans la réalisation toujours reportée du projet. Il maîtrisait, je pense,
cette inexorable correspondance, et il en tirait une lumière intime. Il ne
pouvait fixer cela, qui est mouvant et lié à des juxtapositions instables,
pour m’en faire par exemple la dépositaire. Il ne pouvait opérer la
métamorphose de ce qu’il avait compris en ce que je cherche à
comprendre pour la raison qu’on ne peut inoculer la connaissance à qui n’a
pas réussi à l’atteindre : on ne saurait ainsi empailler le vivant et le garder
vif ! Il s’est aventuré dans une région qui vous condamne ensuite à n’en
être plus que le revenant, et son Œuvre, elle aussi, est la revenante d’un
trajet intransmissible et sans retour. Il en a livré des fragments et mis dans
chacun d’eux la scintillation d’un tout qui n’existera jamais – qui n’existe
qu’à travers l’impossibilité d’habiter le lieu qui, pourtant, témoigne de sa
présence. Il aurait de cette façon construit la plus étrange des machines,
mentale entièrement, et pour l’essentiel composée d’une scène vide où le
Vide en personne viendrait se représenter chaque fois que l’acteur, c’est-à-
dire le lecteur, se risquerait à en déclencher le mécanisme par l’acte de
lire. Il n’a laissé ni règles ni mode d’emploi, sans doute parce que chacun
doit les inventer quitte à rôder interminablement dans sa tête comme je
suis en train de le faire. Il aurait dû me prévenir de la difficulté d’être dans
l’attente d’un lieu vers lequel ne conduit qu’un désir qu’on espère
entraînant. Il m’a laissé entendre que cet entraînement pouvait s’emparer
de quiconque est musicalement organisé. Il a bien vu que cet état musical
m’échappait et ajouté une précision qui ne m’a pas éclairé davantage,
disant que si j’écoutais l’arabesque spéciale et la notais, je pourrais me
faire une métrique à part moi. Il m’a impressionnée par sa conviction, et
me voilà tendue vers je ne savais quoi mais avec un tel effort d’attention
que j’ai fini par distinguer – oh, le simple équivalent d’un souffle dont le
flux circulait dans mon corps, s’embrouillait bientôt parmi d’autres
pulsions et s’y perdait. Il m’avait donné l’exemple, du temps de notre vie,
en poursuivant à mes côtés l’exercice solitaire qui s’alimente du retrait sur
soi – un exemple à vrai dire muet puisqu’il ne m’invitait pas à le partager,
aussi comment aurais-je deviné que cet exercice dégage parfois une
musique à l’instant où l’énergie enfin bien dirigée touche les cordes
vitales de la langue. Il ne m’a pas indiqué la manière de recueillir et de
canaliser ces vibrations puisqu’il ne m’a rien indiqué du tout. Il a
seulement laissé des liasses de notes, tous ces fameux papiers qu’il nous a
ordonné de brûler et que je compulse depuis sa mort pour découvrir le
secret de son artisanat verbal. Il aurait pu en laisser la clé parmi les mots
qu’il a inscrits isolément sur de petits papiers, mais c’est en vain que j’ai
battu comme des cartes les mots « idée », « drame », « dé »« globe »,
« abolir » : je n’ai trouvé là qu’un jeu brouillé, les bribes peut-être d’une
partie abandonnée dans un désordre qui en masque à jamais les règles et
les enjeux. Il jetait ces mots l’un après l’autre dans l’espace de son esprit
en observant quelles ondes et de quelle ampleur chacun d’eux y
déclenchait, et peut-être en avait-il appris que tel accouplement de
syllabes traçait plus régulièrement l’arabesque sonore. Il est resté d’une
grande pudeur quant aux perturbations physiques qu’infligeaient à son
corps ces expériences, tout au plus parlait-il parfois des faiblesses qu’y
contracta son cœur alors que la véritable menace résidait dans son souffle,
qui devait lui retourner la glotte. Il n’a jamais attiré mon regard vers la
possibilité d’en finir par « un spasme terrible d’étouffement » dont sa
dernière lettre redoute la venue. Il avait trop en horreur les choses faites
« sans arrangement » pour que je ne le soupçonne pas d’avoir « arrangé »
son dernier jour. Il a dû mettre en scène la volonté de la nature pour rendre
la sienne inapparente et ménager ainsi ma peine et celle de notre fille. Il
avait, quelques jours auparavant, répondu à un journaliste qui
l’interrogeait sur la manière dont il avait préservé l’idéal de ses vingt ans :
« Suffisamment, je me fus fidèle, pour que ma vie humble gardât un
sens. » Il avait au même, qui lui demandait un échantillon de sa pensée,
répliqué ceci que j’ai gardé : « Jamais pensée ne se présente, à moi,
détachée, je n’en ai pas de cette sorte et reste ici dans l’embarras ; les
miennes forment le trait, musicalement placées, d’un ensemble et, à
s’isoler, je les sens perdre leur vérité et sonner faux. » Il ne se départait
jamais d’une politesse qui feutrait son insolence, laquelle, comme ici, était
une pointe jamais complètement retirée du fourreau de l’aménité. Il m’a
traitée de même, me dis-je parfois en pensant à la gentillesse amoureuse
dont il savait envelopper sa solitude. Il est soudain devant moi avec ce
regard que ne couvrent pas les paupières et qui n’en est pas moins couvert
par je ne sais quel voile pensif tandis que dans sa main, posée sur le
guéridon offert par sa grand-mère, fume le cigare des instants de repos. Il
m’apparaît pathétique de tromperie dans cette attitude où n’est visible
pourtant, et où je ne voyais alors que la tranquillité de la détente. Il l’est
aussi, me dis-je, par la menace suspendue d’un nouvel accès du Néant que
voici gantée de cet air paisible, mais je n’arrive pas à me représenter cette
menace, moi qui n’ai que des souvenirs de nerfs à vif, de règles
douloureuses et de maux de dents. Il a souffert une passion d’un genre si
particulier qu’elle en demeure inconcevable pour tous, et d’abord pour
moi, y compris dans mon effort pour la saisir et me l’administrer. Il a
vainement tenté d’en révéler le mouvement à quelques amis, qui ne
pouvaient qu’être rebutés par un aveu comme celui-ci : « Ma pensée a été
jusqu’à se penser elle-même et n’a plus la force d’évoquer en un Néant
unique le vide disséminé en sa porosité. » Il termine avec un mot concret,
mais j’ai beau envisager cette porosité, je ne parviens pas à la moindre
représentation, et je m’en veux évidemment de cette faiblesse que
j’attribue tantôt à mon ignorance et tantôt à ma nature. Il n’a jamais rien
fait pour m’encourager, rien fait non plus pour me décourager à le suivre
dans son aventure mentale. Il fut peut-être surpris par elle au tournant d’un
travail qui n’avait d’autre but que de composer quelques vers nouveaux
par leur sonorité ou leur façon d’habiller l’Idée. Il a pu s’acharner ensuite
à vouloir préciser quelque intuition fugitive, situation qui m’arrange car
elle me permet d’attribuer à la chance la révélation que je lui envie, et
d’attribuer par conséquent mes échecs au manque de chance et non de
volonté ou d’intelligence. Il tirait sur lui la porte de son bureau comme
une femme se drape dans sa robe pour signifier qu’elle résistera. Il tolérait
à peine que, de temps à autre, je franchisse cette porte pour faire le
ménage, et ce n’est pourtant pas mon chiffon à poussière qui pouvait
effacer les traces ou les relever. Il s’enfermait là pour écrire à l’un de ses
proches : « Vous serez terrifié d’apprendre que je suis arrivé à l’Idée de
l’Univers par la seule sensation (et que, par exemple, pour garder une
notion ineffaçable du Néant pur, j’ai dû imposer à mon cerveau la
sensation du vide absolu). » Il précise au même : « Le miroir qui m’a
réfléchi l’Être a été le plus souvent l’Horreur et vous devinez si j’expie
cruellement ce diamant des nuits innommées. » Il me désempare par cette
préciosité finale, bien que je reconnaisse à cette formule l’avantage de me
détourner de la vision d’un sabbat infernal dont la maison aurait été
secrètement le théâtre pendant que je veillais sur le sommeil de notre fille,
ou que je cherchais le mien. Il me blesse avec ses phrases posthumes,
d’autant que l’ami, mort lui aussi, ne peut plus me les expliquer, mais
aucune explication ne saurait les réduire au point de me faire comprendre
ce que pourtant j’y entends. Il se plaint d’avoir conçu « l’Idée de
l’Univers » par « la seule sensation », confidence qui pourrait signifier que
« l’Idée » a surgi dans l’émotion, donc avant qu’elle ne soit pensée, donc
dans le seul mouvement d’une métamorphose changeant soudain la chair
en verbe. Il aurait, ce faisant, renversé l’ordre de la création qui veut que
les choses aient évolué à l’inverse, mais « l’Horreur » de cette opération,
voilà ce qui m’échappe, à moins que l’opération ne m’échappe pour la
raison que je suis incapable de faire venir cette Horreur majuscule. Il
pensait que les femmes sont préservées de certains inconvénients de la tête
par leur sexe : c’est pourquoi j’ai cru pouvoir disposer de toute ma tête
maintenant que mon sexe fait silence. Il m’aurait reproché de mêler des
genres inconciliables dans cette dernière phrase. Il n’avait pas peur de la
crudité mais voulait qu’elle soit dite au moyen d’une phrase correcte. Il
voyait même dans cette correction un geste verbal supérieurement
exécuté. Il trouvait aux excès de Sade une valeur grammaticale suprême. Il
n’est pas allé dans sa démonstration jusqu’à m’en faire goûter des
passages : j’ai dû me contenter des commentaires tandis que la pratique
me demeurait interdite. Il était pudique – pudique quant à lui-même et
dans notre relation. Il m’aurait interdit, je pense, d’interroger les postures
de notre intimité, ce que je fais seulement dans mon for intérieur quand j’y
cherche quel rapport existe entre ce qu’elles m’ont fait ressentir et ce dont
je cherche la clé. Il aurait porté peut-être un regard beaucoup moins sévère
sur ces tentatives que je ne l’ai imaginé d’abord quand je pensais m’aider
du franchissement d’un interdit afin de pénétrer sur son territoire. Il
attendait un geste que je n’ai pas osé faire, me dis-je parfois, un geste que
j’échoue à me représenter, puis, passant tout à coup de la culpabilité à la
revendication, je lui en veux d’avoir négligé mon éducation au profit de la
littérature. Il serait blessé par ce dernier mot car la littérature n’était pas
son but, mais quel était son but ? Il ne m’a pas éclairée sur sa nature. Il
m’aurait épargné, s’il l’avait fait, de me lancer dans ce qui m’occupe à
présent et qui, je le crains, ne m’aura servi que d’occupation. Il ne
détestait pas se mettre en difficulté, aussi considérerait-il ma crainte avec
un sourire. Il est dans le silence – le silence dans lequel se tiennent les
morts et qui est l’autre nom de l’absence. Il était déjà dans le silence de
son vivant, mais il le dissimulait derrière le vêtement d’une attention
touchante. Il ne retirait jamais cet habit-là, et je m’irrite à la pensée qu’il
m’a ainsi privée de sa chair jusque dans ses ardeurs – privée de découvrir
dans la caresse le creusement qu’il a trouvé dans le vers. Il a mieux chanté
la brûlure de la virginité que celle du plaisir. Il ne recherchait en moi que
sa propre noirceur, et c’était sans doute sa manière de s’en purifier avant
d’aller vers la peau blanche de la page. Il a fini par écraser le Néant sous la
Beauté, mais la Beauté n’avait pour lui qu’une seule expression parfaite :
la poésie. Il a même cru bon de préciser : « Tout le reste est mensonge –
excepté pour ceux qui vivent du corps, l’amour, et cet amour de l’esprit,
l’amitié. » Il m’a touchée quand j’ai rencontré cette phrase, et dans le
même temps blessée puisqu’elle ne me fut pas adressée. Il savait de quel
secours est la vie maritale, et aussi de quelle pesanteur, et qu’il ne faut pas
la confondre avec l’amour. Il en avait besoin comme on a besoin d’une
maison, d’un lit, d’une cuisine, d’un bureau. Il était plus à l’aise dans son
bureau que dans notre lit. Il a parlé des lourdes ténèbres de la vie
journalière. Il les a supportées avec un courage que j’admire, une
tendresse dont je ressens encore l’apaisement. Il fut humain, trop humain
même si je pense à la vie qu’il dépensa en attentions diverses, en heures de
cours, en lettres, en vers de circonstance, en sacrifices à l’éphémère. Il
pensait, je crois, qu’il faut aviver en nous la conscience du mortel car c’est
la meilleure manière de tuer l’illusion. Il ne disait rien de semblable, sauf
par un certain sourire sous sa moustache. Il cachait sa bouche. Il m’en
faisait pressentir le contact par un prélude piquant qui me troublait sans
que j’arrive à décider si ce trouble me plaisait ou me déplaisait. Il s’est
amusé de l’aveu que je lui en ai fait. Il m’a expliqué que l’effet valait
toujours mieux que la chose, de telle sorte que tout devait s’effacer devant
la sensation. Il m’a confié là un message que j’ai mal écouté ou
insuffisamment compris puisqu’il est resté sans emploi dans ma mémoire.
Il m’a donné sans doute beaucoup plus d’indices que je ne le soupçonne
faute de savoir faire le tri entre les souvenirs, la présence, l’absence, les
papiers, les amis. Il me parle dans le croisement de tout cela mais d’une
voix sourde, d’une voix qui ne va plus vers moi mais exclusivement vers
lui : la voix de la mort. Il assurait, me dit un ami, qu’on peut avoir un
tempérament humain tout à fait différent du tempérament littéraire parce
que le poète se fait devant son papier. Il insistait, paraît-il, sur la
construction qu’un auteur fait de soi face au miroir de la page, mais j’ai du
mal à croire que ce « soi » puisse ne pas être envahissant et prendre peu à
peu toute la place, quitte à s’envelopper du « tempérament humain » tantôt
comme un masque et tantôt comme un alibi. Il n’avait une vie ordinaire
que pour donner le change, et je l’admire souvent d’avoir su conduire ce
double jeu à la perfection, et plus souvent je le déteste pour cette
perfection justement, qui ne m’a laissé aucune chance de pénétrer dans son
intimité désormais engloutie dans la mort. Il a eu d’autres amours, dit-on,
j’en doute, pas du tout pour m’attribuer une exclusivité jalouse mais pour
la raison que sa vie, déjà double, n’avait aucun besoin d’une doublure
supplémentaire. Il n’était pas un homme d’appétit, et s’il aimait séduire,
c’était par l’entretien de sa légende et non par des exercices de basse-cour.
Il détestait l’anecdote, et les amours y versent fatalement dès qu’ils sont
plusieurs. Il était d’ailleurs bien plus soucieux de séduire ses disciples que
de dépenser son capital de séduction pour s’assurer la visite de quelques
entrejambes. Il m’a dit certain soir qu’il n’était qu’une ombre puérile à
côté du corps féminin, aussi ne puis-je l’imaginer jouant les coqs. Il
m’appelait « mère » quand il écrivait à notre fille, mais j’étais également
la sienne du fait que j’assumais le quotidien et la continuité qui, en s’y
déposant, transforme le temps en cet élément où nous vivons comme
poissons dans l’eau. Il appréciait dans ma présence quelque chose de
semblable à cet élément, et d’y nager avec une liberté qui lui facilitait le
travail sur la matière verbale. Il lui est arrivé de me suggérer que cette
matière était substantielle et non pas vaporeuse ou abstraite comme on le
croit un peu trop spontanément. Il rêvait un moment là-dessus puis
m’interrogeait : qu’est-ce qu’une substance négative ? Il se posait bien sûr
la question à lui-même car elle m’eût paru aberrante si je l’avais
comprise. Il m’a laissé, je l’ai dit, des liasses de notes : c’est devant elles,
en essayant de les déchiffrer, que j’ai eu pour la première fois le sentiment
d’une matière, d’une sorte de terreau de mots. Il parlait de l’Idée, je me
souviens, comme un sculpteur parlerait du bloc qu’il équarrit. Il prétendait
la dresser devant lui, la tailler, la modeler. Il se rendait inoubliable de ses
disciples en sautant ainsi du concept le plus ardu à l’artisanat le plus
concret. Il aurait dû faire de même avec moi, mais je cherche en vain le
souvenir de quelque comparaison qui m’eût fait partager l’expérience
vécue dans son bureau. Il m’a fait très mal quand j’ai lu, dans les lettres
que l’un de ses amis publiait à l’occasion d’un hommage, cette phrase :
« La Poësie me tient lieu de l’amour, parce qu’elle est éprise d’elle-même
et que sa volupté d’elle retombe délicieusement en mon âme… » Il avait
écrit cela du temps de notre jeunesse et alors qu’une passion partagée, du
moins je le croyais, nous servait de protection contre les mesquineries de
la province. Il n’y a pas le plus petit signe en ma faveur dans cette lettre,
et cela me serre le cœur même si j’ai bien conscience que notre intimité
n’aurait pu s’exprimer là qu’à son détriment. Il me souffle que je n’ai pas
à souffrir de la « Poësie », et que si j’en souffre, je dois profiter de cette
déchirure pour tenter d’apercevoir ce qui le secoua au point de casser
l’enveloppe ordinaire de l’esprit. Il m’a protégée, qu’il l’ait voulu ou pas,
en gardant pour lui l’affrontement mené derrière sa porte close. Il ne
pouvait peut-être pas le partager après l’avoir vécu seul. Il s’en est
pourtant ouvert à d’autres par des confidences qui me reviennent peu à peu
et auxquelles je ne comprends pas grand-chose parce que venues par
ricochets elles ne forment plus qu’une sorte d’écho brouillé. Il projetait
d’écrire La Gloire du mensonge pour montrer comment le Sens que
s’invente la vie humaine couvre depuis toujours d’un mensonge sublime
notre déréliction fondamentale. Il a subi l’épreuve de cette déréliction
devant l’ouverture du Néant, mais qu’est-ce que cette ouverture ? Il savait
qu’il ne suffit pas de prononcer le mot « néant » pour éprouver le Néant et
sa violence. Il se demandait quel est le « creusement » qui suscite cela ? Il
m’a laissée veuve d’un acte que j’aurais voulu commettre avec lui et
auquel il m’eût peut-être associée si dans le même temps qu’il le vivait la
conscience lui était venue que cela, pas plus que le reste, ne peut se vivre
deux fois. Il répugnait aux récits qui jamais ne rappellent la chose même
mais uniquement son fantôme. Il voulut donc ne mettre en scène que des
Idées car elles peuvent se projeter dans l’Intelligence sans passer par la
représentation, qui est la plaie de tout exercice de narration. Il lui fallait
éliminer sans cesse tout ce qui plombe l’expression de références factices.
Il aurait voulu soumettre l’amour au même régime afin de jouir d’une
volupté abstraite. Il a reculé devant la proposition qu’il aurait pu m’en
faire faute d’arriver à la formuler, ou bien parce qu’il est toujours trop tard
pour sauter ce pas. Il a laissé des notes si dépouillées de toute chair
explicite que je ne suis pas sûre de bien lire tout en étant bouleversée par
la lecture de ceci : « enfant notre / immortalité / en effet fait / d’espoirs
humains / enfouis – fils – / confiés à la femme / par l’homme déses-/
pérant après jeunesse / de trouver le mystère / et prenant femme ». Il n’est
jamais clair. Il est éclatant puisqu’il s’en tient aux brisures sur l’arête
desquelles la lumière rejaillit vivement. Il m’émeut ainsi et m’abandonne
à mon émotion. Il respecte donc les effets intimes de cette émotion au lieu
de les orienter. Il m’enseigne une responsabilité qu’il n’a jamais nommée
pour m’en laisser à la fois la découverte et l’exercice. Il aurait dû – mais
ne l’a-t-il pas fait dans le courant d’une conversation que la vie
quotidienne absorba ? – dû ne confier qu’à moi ce qu’il écrit à l’un de ses
amis : « Je n’ai créé mon Œuvre que par élimination, et toute vérité
acquise ne naissait que de la perte d’une impression qui, ayant étincelé,
s’était consumée et me permettait, grâce à ses ténèbres dégagées,
d’avancer plus profondément dans la sensation des Ténèbres absolues : la
Destruction fut ma Béatrice. » Il aurait suscité ma hargne par cette
formule finale que je trouve à présent admirable. Il devait s’en douter,
sachant que je n’entendrais dans le mot « destruction » qu’une menace
pour notre couple ou – m’eût-il opposé ironiquement – pour mon confort.
Il évitait ces conflits et réservait ses forces pour le passage de la ligne qui,
chaque soir, lui faisait franchir je ne sais quel équateur dans le silence de
son bureau. Il revenait vers moi dans la nuit, et s’il m’arrivait d’allumer la
lampe, chose qu’il m’avait une fois pour toutes recommandé de ne pas
faire, je lui trouvais un visage inqualifiable. Il ne s’endormait pas, et
j’écoutais longtemps son insomnie. Il savait que je l’écoutais et ne disait
rien. Il m’adressait ainsi un message de silence dont j’ai compris ce qu’il
signifiait quand il m’a dit un matin : « Le mutisme de l’univers s’empare
de nous parfois et cela fait en nous un silence trop assourdissant pour être
partagé… » Il me distribuait des indices que j’avais le tort, comme celui-
là, de considérer en soi au lieu de me soucier d’en tenter l’assemblage
pour voir s’il formait une figure. Il m’a peut-être fourni un à un tous les
éléments du secret que je cherche, et je ne m’en suis pas aperçue, requise
que j’étais par les soucis du ménage. Il aurait dû m’alerter, mais il se peut
qu’il l’ait fait en usant de formules si discrètes qu’elles ont chuté devant
moi comme des feuilles mortes. Il n’a pas insisté, si bien que je garderai le
doute, celui qui entretient autour de sa présence un halo incertain fait des
tremblements de mon hésitation. Il portait sur moi un regard double, plein
de tendresse d’une part et de distance de l’autre. Il n’a pas su m’expliquer
le pourquoi de cette dernière, soit de crainte de ne pas me convaincre de sa
nécessité, soit de crainte de la perdre en l’exposant. Il avait aménagé
plusieurs étages dans sa vie, chacun avait pour entrée une relation
particulière, ainsi je conduisais à l’un, le professorat à un autre, ses amis
proches à un troisième, ses disciples à un quatrième, quant à sa poésie, je
ne sais si elle était l’escalier principal ou la façade. Il l’avait en effet
rendue publique davantage le jour où il avait offert sa présence et sa parole
au lieu de se donner seulement à lire. Il avait une liaison très forte avec sa
maison de campagne où, disait-il, il s’apparaissait tout différent car
« épris de la seule navigation fluviale ». Il déclare à ce propos : « J’honore
la rivière, qui laisse s’engouffrer dans son eau des journées entières sans
qu’on ait l’impression de les avoir perdues, ni une ombre de remords. » Il
aimait se jeter dans le présent, et je suis désolée de n’avoir pas appelé le
même élan, moi qui lui servais au fond de berge ou de protection. Il m’en
a dit sa reconnaissance et surtout il l’a confirmée dans des lettres à ses
amis que j’aurais pu ne jamais lire, ce qui devrait suffire à me consoler de
n’avoir pas tout partagé d’une intimité qui, d’ailleurs, ne m’a privée de
rien avant sa mort. Il a manqué du courage de compromettre l’équilibre
que mon ignorance lui garantissait. Il eut cette mesquinerie de se garantir
à mes dépens. Il aurait pu faire de moi la Béatrice d’un désastre dans
lequel il n’aurait après tout perdu que ses masques. Il me laisse dans
l’obligation de reconstituer ce qu’il ne m’a pas confié, cette illumination
négative que sa poésie fait scintiller sans la transmettre. Il s’est réservé
une connaissance que je voudrais trahir en livrant sa recette, mais si elle
fut obtenue sur un coup de dés comment refaire ce hasard ? Il creusait le
vers, et voilà qu’apparaît soudain le vide ! Il n’a jamais su quel vers a
déclenché le phénomène. Il a seulement raconté, mais pas à moi bien sûr :
« Vous serez terrifié d’apprendre que je suis arrivé à l’Idée de l’Univers
par la seule sensation (et que, par exemple, pour garder une notion
ineffaçable du Néant pur, j’ai dû imposer à mon cerveau la sensation du
vide absolu). » Il n’a jamais précisé quel chemin le conduisit à l’Idée,
jamais décrit le travail qu’il effectua sur la sensation, jamais proposé une
méthode pour atteindre le « Néant pur ». Il savait aussi bien plier
l’expression à sa volonté que la nuancer à l’infini : je suis donc fondée à
l’accuser d’avoir seulement fait semblant de passer aux aveux, et de
manière à barrer très efficacement les voies d’accès à son expérience. Il
avait quant à lui connu cette expérience par effraction dans ce moment de
sa jeunesse où la poésie n’était pour lui qu’une chose de rythme et
d’émotion, une sorte de véhicule gratuit pour sortir de la routine et du
confort bourgeois. Il avait cependant assez d’exigence déjà pour ne pas se
contenter, comme la plupart, d’un simple épanchement ou de scansions de
pure rhétorique : il voulait une condensation qui précipitât la matière
verbale à grande vitesse pour qu’elle rende toute son énergie, et c’est alors
qu’a dû survenir le fameux événement que ma propre vie voudrait
connaître. Il avertit l’éventuel lecteur de son dernier poème que le
« papier » (ne faut-il pas entendre les blancs ?) y intervient, pour marquer
non des « traits sonores » mais des « subdivisions prismatiques de
l’Idée ». Il parle même de « mise en scène spirituelle exacte » et souligne
que « l’avantage » de « cette distance copiée » sur l’espace mental
« semble d’accélérer tantôt et de ralentir le mouvement, le scandant,
l’intimant même selon une vision simultanée de la Page : celle-ci prise
pour unité comme l’est autre part le Vers ou ligne parfaite ». Il affecte ici
le mot « Page » d’une majuscule, et il en fait une unité de l’espace tout
comme en est une le « Vers » qui, qualifié par lui de « ligne parfaite », est
une unité de temps. Il articule ainsi un rapport capital entre le temps et
l’espace, rapport vers lequel je m’avance en vain faute de savoir allumer
une explosion dans le langage. Il a su, lui, qu’il l’ait dû au hasard ou à
quelque lancer obscur, fracasser un ultime noyau verbal et provoquer un
dévoilement dont la nature s’exprime par les mots « Néant » ou « Rien » –
mots chargés d’une signification débordante mais qui n’en font pas même
peser sur la langue l’effleurement. Il a vu bien sûr leur peu de sens par
rapport à leur charge immense, et il s’est servi de cette différence pour
tendre un piège à tous les passants qui prendraient son chemin. Il voulait
diriger le poème vers une fonction idéale, qui le doterait pourtant d’un
pouvoir matériel très puissant, et sans doute visait-il de prendre ainsi sa
revanche sur ce qui lui avait donné la plus forte secousse de sa vie. Il n’y a
pas réussi, je le crains, mais il a tout de même ouvert le chemin jusqu’où il
faut aller pour réussir, et c’est là que je veux aller. Il m’a écrit :
« Brûlez ! » Il a voulu que je détruise les traces, non pas dans
l’insatisfaction de n’avoir pu faire mieux, mais afin de retarder l’arrivée
de quelqu’un d’autre au même point. Il avait beaucoup d’orgueil et le
dissimulait par une modestie qui lui allait bien. Il aimait les arabesques :
elles mettent pas mal de courbettes dans ses lettres et dissimulent derrière
elles des élancements d’une vivacité perçante. Il s’est fabriqué une belle
façade afin d’attirer le regard vers la surface. Il dissimulait là-derrière une
profondeur très spéciale dont il ne désirait pas qu’elle attirât l’attention. Il
ne m’a fait aucune confidence quant à ce creusement intérieur sans doute
en correspondance avec son travail sur le vers. Il y tenait renfermée son
expérience un peu comme le vers renferme sa règle sans l’exposer, à
moins que l’expérience n’ait aménagé en lui ce lieu. Il n’aurait pas aimé
découvrir que j’avais tout de même poussé mes investigations jusque-là. Il
faisait tout pour détruire mes questions en plaidant l’inexistence de leur
objet. Il cachait une bouche très volontaire sous sa moustache. Il m’a
toujours voulue à l’écart de sa recherche, et je recule devant ce fait pour
éviter d’en être découragée. Il m’aurait sinon laissé un signe quelconque
de sa confiance, ou bien intimé quelque part un interdit, qui me servirait
de preuve d’intérêt. Il n’a rien laissé, nulle part, rien dit à part :
« Brûlez ! » Il m’a donc condamnée à la solitude cependant qu’il privait
mon deuil du secours principal qu’eût été la charge de porter son mystère.
Il savait ce qu’il faisait en m’écartant de sa route pour me renvoyer à la
cuisine. Il a disposé ainsi de mon avenir, non pour en faire l’usage que
désire l’amour à contre-mort, mais pour infliger à ma personne la
Destruction exigée par sa Béatrice, et c’est pourquoi je le soupçonne de
poursuivre de manière posthume, et grâce à ma fidélité, la consommation
d’un sacrifice dont je suis la victime. Il me confie peut-être, ce faisant, un
rôle très supérieur à celui que ma dévotion naturelle m’aurait permis de
jouer : un rôle qui m’échappe et qui pourrait bien, peu à peu, me mettre
dans la situation qui était la sienne quand cette chose fulgurante fit
irruption dans sa vie. Il m’aurait dans ce cas dévolu d’être son Double, et
cela dans l’état d’inconscience qui était le sien avant que le Verbe, trop
manipulé par lui sans précaution, n’explosât dans sa tête en lui donnant la
leçon la plus sévère de sa vie – celle qui vous métamorphose à jamais en
vous faisant tel qu’en vous-même l’éternité n’aura plus à vous changer car
ce changement s’est accompli en un instant et pour toujours. Il eut
désormais l’obligation de vivre selon son apparence et selon cet Autre en
lui définitif dont son apparence était la coquille plus ou moins brisée. Il
affermit contre moi ce qui ne tenait plus que par le ravaudage quotidien
dont j’avais sans le savoir la charge, et si je me révolte contre cette
fonction tout en l’acceptant de tout mon cœur, c’est dans la pensée que
j’aurais été plus efficace en étant consciente, mais n’est-ce pas là que se
tient mon invérifiable illusion ? Il m’a chargée, je crains, comme on
charge une arme, qui n’a pas besoin d’être consciente pour être efficace et
meurtrière. Il n’apprécierait pas cette image étant donné son goût pour ce
qui aiguise la sensation de préférence à ce qui décrit et brutalise, mais
comme j’occupe la place de l’outil dans le plan que je devine, c’est en me
décrivant à moi-même dans cette fonction que je risque d’accomplir ce
qu’il a souhaité. Il a dû prévoir que je finirais par m’approcher de la
vérité, en dépit de mes révoltes ou grâce à elles, aussi dois-je veiller à ma
progression sur l’échiquier qu’il me faut imaginer à mesure, tantôt le
projetant et tantôt m’y projetant. Il m’a montré que, dans un poème, les
syllabes se manient comme les pions dans une partie, mais qu’en est-il sur
une aire de jeu où l’espace compte moins que le temps ? Il ne m’a laissé
là-dessus que des récits dont l’obscurité s’enténèbre encore davantage du
fait de leur état d’ébauche, et leur lecture m’égare plus qu’elle ne me
renseigne sauf si, en vertu d’une contamination liée à son secret, elle me
nourrit d’une expérience inconsciente génératrice d’orientation et non pas
de savoir. Il avait un penchant plus prononcé pour ce genre d’effet que
pour l’enseignement direct, et mieux vaut par conséquent que je surveille
chez moi les mouvements infimes plutôt que les élans. Il parle, dans l’un
de ces récits, d’ombres négatives : ombres d’une ombre, et qui portent à
son comble la substance de l’impalpable et du silence. Il situe tout cela
dans un lieu vide, qui est la scène adaptée aux évolutions de ces
évanescences si parfaitement libérées de toute pesanteur qu’elles ne
s’habillent d’aucune figure. Il crée un théâtre de souffles où mon regard se
perd, incapable qu’il est de représenter à mon intelligence des personnages
dépourvus d’apparence. Il s’est plu à se donner des spectacles de ce genre.
Il les mettait en scène dans sa tête en y ouvrant un espace en état
d’accueillir les ombres que j’ai dites. Il l’avait construit, cet espace, au
moyen d’un système de mémorisation dont j’ai deviné la disposition en
observant sa manière de ponctuer les points d’espace d’une page en
dispersant à sa surface quelques mots. Il devait contempler ces feuillets
pour faire venir la scène interne, et je veux maintenant faire de même car
toute place vide appelle certainement un vide supérieur, et pourquoi pas le
grand Vide dont il considérait la visitation comme indispensable. Il m’a
montré l’image d’un balancier, c’était un soir de notre jeunesse dans son
bureau, devant le fleuve que le couchant couvrait d’écailles rouges. Il m’a
fait remarquer d’abord que chacune de ces écailles ne pouvait avoir une
existence que si elle se concevait en train d’expirer, et comme je ne
comprenais visiblement pas ce qu’il voulait dire, il s’est avancé vers un fil
à plomb disposé face à la chaise où il se tenait d’habitude, et il l’a mis en
mouvement. Il est resté silencieux devant ce spectacle minuscule, puis
m’a dit tout bas : Vois-tu l’ombre qui double le fil et qui, comme lui, se
balance ? Il m’a laissé le temps de bien la voir, puis a continué : Je me
donne souvent cette représentation dans la pensée que l’ombre contemple
dans le fil la condition de son existence, et qu’elle en tire une vivacité
grandissante à mesure qu’elle sent expirer en elle le mouvement du
balancier. Il s’est tu là-dessus et m’a tournée vers le Rhône où les écailles
étaient déjà moins nombreuses sur la crête de remous à présent ténébreux,
et je sais que nous avons partagé alors quelque chose de merveilleusement
innommable. Il ajouta, plus tard, que la perception la plus fine procède
évidemment d’un mouvement qu’on sent s’éteindre car la tension exigée
par son écoute développe une intensité qui se répercute au plus profond de
soi. Il a pris soin de semer en moi bien davantage que je ne l’imagine, moi
qui n’aperçois dans le cours de notre vie que la part continuelle de
l’ordinaire. Il l’a fait sans alerter mon attention ni un quelconque nerf
sensible, comme il aurait semé au vent. Il m’a laissé le soin de sentir un
jour toutes ces correspondances dans la pensée que l’exercice qui
s’ensuivrait pour moi me ferait lentement découvrir ce qu’il vaut mieux
devoir à l’expérience qu’à la leçon ou à l’héritage. Il m’a dit, mais c’était
dans un tout autre temps, que les notions font en nous bouger leur
balancier avec plus de douceur encore que les ombres, et qu’en suivant par
la pensée leur mouvement on peut remonter jusqu’à elles. Il me souffle
peut-être le souvenir de cette confidence puisque j’entends soudain sa voix
former les mots. Il m’avait avertie que ces perceptions sont fuyantes à
l’excès et que c’est la raison pour laquelle, par la vigilance qu’elle
réclame, leur écoute nous affine plus que n’importe quel autre exercice. Il
se méfiait de ma propension à lui faire confiance plutôt qu’à réfléchir sur
ses propos. Il trouvait par ailleurs son compte à cette attitude, lui qui avait
besoin d’une femme plus attentive à ses embarras quotidiens qu’à ses
activités mentales. Il ne l’a jamais montré, peut-être même ne se l’est-il
jamais avoué. Il a fait comme si ce choix résultait d’une volonté
commune, aussi n’est-il pas étonnant que brusquement je me révolte
devant des intentions si peu éclaircies, et que tout aussi brusquement je
m’attendrisse devant une discrétion admirable. Il a fait beaucoup mieux
que former mon esprit, me dis-je alors, il l’inspire, et me voilà tremblante
d’amour et de nouveau dans un tel manque de lui que cette douleur me
prive de l’accès à ma pauvre pensée. Il est donc bousculé en moi par le
doute autant que par la passion, et il me faut beaucoup de temps pour
contrôler ces mouvements et davantage encore pour retrouver mon chemin
et les jalons dont il le parsema sans que je m’en aperçoive. Il aurait dû me
doter d’un système de rappels au lieu de me laisser les inventer en faisant
sonner quelques-uns de ses vers comme si le bruit mental que j’en tire
pouvait me jeter la clé sonore du mystère que je veux résoudre. Il m’aurait
déconseillé cette pratique de crainte qu’elle ne m’apporte plus d’obstacles
que de secours. Il disait que la figure dressée au centre du poème ne
saurait être personnifiée, mais comment ne reconnaîtrais-je pas les traits
de celui qui, pour moi, se tient là ? Il s’y fait très silencieux, très lointain,
puis je sens qu’il va et vient en moi avec la légèreté de l’une de ces
ombres qu’il fut le seul à me faire apercevoir. Il devient aussi fugitif, et il
me faut toute la tension qu’il me recommandait pour suivre sa respiration
mourante. Il est dans cet instant le sujet, l’objet et le maître de l’exercice,
trinité qui me réconcilie avec moi-même parce qu’il émane d’elle une
harmonie plus forte que les questions et leurs douleurs. Il parlait un jour à
des amis d’une ponctuation si justement disposée sur la feuille blanche
qu’elle pouvait suffire à y provoquer des précipitations de sens. Il a su
disposer dans l’espace de ma vie une ponctuation entre les signes de
laquelle circule un sens dont il me reste à trouver les articulations et la
langue. Il m’a faite ainsi à moi-même inconnue puisque je ne sais pas me
lire. Il a métamorphosé ma nature naturelle en une autre dont je suis le tu.
Il a peut-être fait de moi son Livre : un livre qui doit se déchiffrer soi-
même, et qui ne deviendra ce qu’il est qu’à cette condition. Il a par
conséquent pris le risque que cette œuvre existe sans jamais exister
puisqu’elle dépend d’une autorévélation qui peut ne jamais avoir lieu. Il a
construit en celle que je suis une figure virtuelle que je sais pouvoir
transformer en figure réalisée sans que je sache si, oui ou non, j’avance
vers cette réalisation. Il pourrait même avoir prévu que, parvenue au but,
je ne puisse savoir que je l’ai atteint, ce qui lui réserverait entièrement le
plaisir de ma réussite, mais le plaisir de la conception lui a peut-être suffi.
Il savait faire apparaître ses pensées sur la scène mentale et les faire
évoluer pour la répétition d’un poème. Il projetait, je pense, de porter cela
sur la scène d’un théâtre et de lui donner une grande ampleur. Il y a
renoncé avec un désespoir qui le ravagea mais qu’il sut dissimuler derrière
des prétextes d’inachèvement. Il désirait tellement la perfection qu’il
préféra passer pour stérile plutôt que d’écorner l’absolu. Il ne m’a rien
confié de ce rêve déçu mais j’en juge d’après la fragmentation de ce qu’il
m’a laissé. Il s’y amuse, dirait-on, à mettre en miettes un monument dont
on ne voit pas s’il a pilé la forme complète ou bien les ruines. Il m’a peut-
être traitée de la même manière, me dis-je parfois, et je peine à rassembler
mes restes. Il était capable de tout dans le retrait de son bureau, et pas
seulement en imagination. Il avait un esprit très pratique, mais dans
l’abstraction, ce qui lui donne des capacités ignorées de tous. Il détenait
les formules qui permettent de franchir les limites. Il m’a laissée dans
l’impuissance de cette certitude puisque rien ne m’en a été légué. Il
voulait que je me doute, et que j’invente à partir de là, et que je franchisse
ma condition. Il me contraint à une subtilité qui m’épuise tant je suis à
l’écoute des souffles et de leurs nuances. Il aurait dû me décrire les sons
silencieux, qui font résonner les régions intérieures pour accompagner
l’entrée des pensées. Il m’a ornée de ce concert, et je ne l’entends pas
alors même que je m’interroge quant à certains frémissements spirituels,
qui me semblent provoquer une aimantation interne. Il m’a parlé du lieu,
souvent, du lieu qui appelle et qui efface. Il avait pour en parler cette
gravité ironique, ce sourire en coin sous la moustache, l’air qu’il prenait
pour miner le sérieux d’une confidence. Il revenait de la rivière et vantait
les remous qu’y créait la proue de sa barque. Il en parlait comme de ses
écritures d’eau. Il aurait dû m’expliquer que la pensée, en s’avançant dans
l’espace, fait des écritures semblables. Il m’aurait épargné ce trop long
apprentissage, qui me dérobe la perspective dans laquelle pourtant il
m’introduit si bien que j’ai le sentiment de n’y faire aucun progrès. Il ne
m’a transmis qu’une sensation, et je l’ai mise en réserve dans cette partie
de la mémoire qui communique directement avec la chair. Il savait que, à
la réflexion, ce legs d’une simple sensation me paraîtrait absurde. Il
promettait un Livre qui n’existe pas, et qui doit d’être absolu à cette
inexistence. Il a cependant fait exister ce Livre dans sa tête, et son plan fut
peut-être de le glisser de la sienne dans une autre pour éviter qu’il ne soit
mis en l’air par les relativités du monde. Il savait que les souffles ne se
donnent pas à lire pour la raison qu’ils inscrivent leur trajet dans cet
espace intérieur qui, en leur absence, demeure vague et plat. Il en a donc
opéré le transfert avec le plus grand soin, c’est-à-dire avec une discrétion
dont mon mari a trouvé le modèle dans la chirurgie, qui endort le patient
afin de l’opérer en toute sécurité. Il ne m’a pas endormie : il s’est contenté
de ne pas m’avertir clairement pour me laisser la chance de trouver en moi
l’espace où sa pensée continue. Il occupe ce lieu interne : il l’occupe et me
laisse libre d’y accéder au moyen du manque créé par sa disparition, canal
par lequel je fais venir sa présence, puis l’éprouve, puis la perds dans
l’irréfutable absence du mort. Il me conduit par ce chemin vers la
conscience qu’il suffit de creuser la présence pour rencontrer le vide, car
elle est la demeure toujours en passe de s’abolir où rien n’a lieu qu’elle-
même. Il m’inspire que tout cela, toutes ces sensations, forme une
insaisissable structure pareille à celle que construisent les parfums ou les
sons et entre les vivants piliers de laquelle prend place une cérémonie qui
toujours avance à partir de sa répétition. Il me laisse là-devant, et j’hésite
par manque de sûreté, ne sachant plus d’où vient ce qui s’agite en moi, et
si le mort en est le vivant ou bien si je suis la vie de ce mort que j’appelle
et que je repousse dans un mouvement désordonné. Il me calme avec ce
geste d’effacement que sa main accomplissait souvent et que notre fille
prenait pour un signe d’adieu. Il la troublait en lui expliquant que dire
adieu à ce qui est là, c’est dire bonjour à ce qui n’est pas là, et qui va
pouvoir venir occuper la place. Il a dû creuser son vers jusqu’à voir
apparaître l’autre côté, ce nouvel espace qui est l’envers du langage. Il me
demandait : que faisait selon toi la main quand l’écriture n’existait pas
encore en elle pour la rendre capable de traverser le présent ? Il se
contentait de mon sourire et m’avouait parfois qu’il dissolvait les
problèmes nés dans la nuit. Il s’est réservé l’espace ténébreux et il a, par-
dessus, rabattu sa glotte comme le pèlerin rabattait sa capuche pour se
recueillir. Il m’a prévenue de cette action finale, et j’interroge son
message ultime dans l’espoir qu’il va enfin m’en dire plus, mais le sens a
besoin pour retentir d’enchaînements que je n’ai pas encore articulés. Il
disait que le dernier vers d’un sonnet ne saurait retentir à part. Il a repris,
repris et repris une contemplation sonore, qui visait à mettre à l’unisson
ses yeux et sa langue pour que le temps et l’espace conjuguent la disparate
de leur énergie et fracassent le noyau du Verbe. Il m’a légué un savoir qui,
faute d’en connaître la pratique, n’est qu’une suite de mots vides. Il a
laissé fermé le Livre qu’il a mis en moi, et c’est un bloc d’espace au lieu
d’une suite de pages. Il a même laissé muette la couverture comme s’il
l’avait fermée sur un silence d’une intensité dangereuse. Il ne m’a confié
aucun mode d’emploi, aucun mot clé : il pensait d’ailleurs que tous
peuvent l’être, tour à tour, selon que la langue abolit l’inanité sonore ou la
renforce. Il nous a recommandé d’éviter toute ingérence curieuse ou
amicale, et il a écrit au bout de la courte liste de ses œuvres le mot
« Mystère », qui désigne aussi bien un genre qu’un état. Il n’a pas dit s’il
fallait jouer le Mystère pour qu’il soit, non pas le sens qu’on déchiffre,
mais le sens qui nous traverse comme la vie. Il a pourtant pris soin, au
moment de disparaître, de laisser battante la porte de son avenir, donc du
mien, en nous offrant cette assurance : Croyez que ce devait être très
beau…
LE MAL DE L’ESPÈCE
...... Elle envoya des recommandations : il s’agissait de les suivre avec
ponctualité. Elle exigeait que le désir soit préservé, prolongé à l’extrême
et outré autant que possible. Elle comptait sur ta volonté pour qu’ainsi soit
ouverte dans la limite une brèche qui, certes, ne la romprait pas mais la
repousserait encore et encore jusqu’à l’illusion de l’avoir dépassée. Elle
aimait, tu l’as tout de suite compris, l’au-delà, c’est-à-dire cette région
que nous portons à fleur de peau et que, pourtant, nous ne savons pas
envahir pour nous y abandonner simplement à la floraison du bonheur. Elle
écrivit donc avec précision qu’elle attendait beaucoup de réserve le
premier jour – une réserve passionnément tendue et qui, sûrement, aurait
pour effet de créer un appétit beaucoup plus vif que la précipitation vers le
plaisir. Elle prévoyait néanmoins qu’elle-même pourrait céder à cette
précipitation sans dire très clairement ce que devrait être ta résistance.
Elle ne mentionnait d’ailleurs ce cas que marginalement, et sans doute par
ironie à son propre égard, vu qu’à l’évidence elle comptait sur
l’exaspération de l’attente et la nervosité de l’interminable. Elle évoquait
les caresses à travers le tissu et les jeux du toucher retenu, qui met de
l’aventure et, par conséquent, de la découverte au bout de chaque geste.
Elle ne parlait qu’à peine de pudeur, juste pour suggérer que sa pratique
était un excitant propice à cette mise à bout de soi qui, d’emblée, devait
maintenir entre vous la tension au plus haut. Elle énonçait tout cela d’une
plume calme tout à l’opposé des crudités dont elle hérissait d’ordinaire ses
propos afin de signifier sans doute que ces choses-là sont à dire à l’égal
des autres, et de la manière la plus simple, donc la plus directe. Elle avait
de cette manière coupé court aux mouvements d’approche, à leur
ambiguïté, à leur passe-passe, en appelant une nuit pour dire : Je veux
baiser avec toi ! Elle avait eu, ce disant, la brutalité – mais verbale
seulement – qu’elle se proposait d’écarter de notre relation et, tout
particulièrement, de notre première rencontre. Elle avait ajouté ce
commentaire qui, en y repensant, te paraissait de plus en plus bizarre : Il
ne faut pas finir dès le commencement mais savoir se regarder mourir
lentement. Elle avait avoué par ailleurs, dans ses recommandations,
vouloir se protéger. Elle avait dit cela très franchement : J’aime l’homme
mais je crains ses emportements physiques ! Elle recherchait, la chose
était devenue explicite, une tout autre violence, plus élaborée, plus
discrète, plus secrète, celle qui combine les impulsions du sexe et les
détours de l’imagination. Elle rêvait de la montée d’une parole unique, qui
occuperait à la fois ses deux bouches en créant de l’une à l’autre un
unisson qui rendrait la chair aussi spirituelle que l’âme, et l’âme aussi
sensuelle que la chair. Elle employait bien le mot « âme » pour se porter
immédiatement au bout de la contradiction et recoudre les deux extrêmes
de la vitalité humaine. Elle faisait sans doute de l’amour le fil de cette
couture afin de rassembler l’énergie sexuelle et l’énergie spirituelle dans
une même aiguillée. Elle demeurait là-dessus allusive à moins que, trop
nouvelle, notre relation ne produisît pas encore cette compréhension à
demi-mot qui fait surgir un supplément de sens de la moindre intonation.
Elle s’impatientait de ta venue, mais c’était, écrivait-elle, pour combattre
les fantasmes qui finissent par empoisonner la présence à l’intérieur de la
mémoire. Elle avait, dans ce mouvement, explicité un projet, qui n’était
qu’une proposition à laquelle tu n’étais pas obligé de souscrire. Elle
désirait que tu sois celui qui accepterait un geste plus absolu que le foutre
et qui scellerait votre rencontre, et tu avais acquiescé par une lettre
d’engagement, qui pourrait témoigner de votre volonté commune. Elle
avait eu l’initiative de l’aveu et de la franchise tout en te laissant le choix
de la date. Elle avait depuis beaucoup nuancé le caractère dudit aveu si
bien que le passage à l’acte s’était à son tour nuancé en impliquant tout ce
que l’espèce humaine invente pour diminuer dans son comportement la
part de l’espèce et métamorphoser sa condition. Elle avait, la date enfin
arrêtée, envoyé le billet d’avion et préparé l’épreuve en détaillant les
recommandations déjà dites. Elle y avait ajouté en dernier une sorte
d’itinéraire dont les étapes avaient des noms rarement prononcés à
l’avance : lèvres, langue, aisselle, nuque, ventre, seins, aine… Elle est là,
maintenant, exacte au rendez-vous décrit à l’avance. Elle est à contre-jour,
un signe dans la lumière. Elle a des cheveux rieurs aux mèches pleines de
reflets, de brillances, pleines de lèvres. Elle se jette vers toi et revoici
l’étreinte, qui fut unique et qui, d’autant plus, voulait de l’avenir. Elle
occupe toute la face du corps, toute la partie accueillante que les bras
transforment en refuge, en cabane, en nid. Elle a son crâne sous ton
menton, et sur lui, un instant, tu couches ta joue. Elle en profite pour se
dégager un peu, te montrer son sourire et l’éclat de ses yeux. Elle a dû,
dans le même mouvement, tendre ses lèvres, mais le penchant naturel des
tiennes à la conjonction a si vite répondu à l’offrande que celle-ci en a été
effacée. Elle appuie doucement l’ourlet charnu et ce contact, d’abord
frémissant, est parcouru de palpitations. Elle est aussi attentive que toi
dans cet échange : tu le sens à un léger raidissement du corps, qui cesse de
se répandre contre toi et durcit tandis que, instinctivement, tes bras serrent
plus fort. Elle passe alors la pointe de sa langue entre tes lèvres, comme on
tire un trait rapide, et tu as le sentiment de courir après l’insaisissable.
Elle renverse un peu la tête et t’adresse un clin de sourire ironique et
tendre avant de te rendre ses lèvres, ouvertes cette fois de façon à offrir sa
bouche à ta langue, puis de s’opposer aussitôt à la pénétration de celle-ci
avec la sienne par un petit combat de salive qui, dirait-on, les fait jouer à
la main chaude tant elles glissent l’une sur l’autre. Elle prolonge le jeu et
tu tentes une pénétration par surprise en suivant la ligne des dents, puis la
courbe du palais, mais elle y consent si bien par un changement de
position de l’ouverture offerte qu’il te semble atteindre la gorge. Elle se
dégage brusquement, te saisit aux épaules, te regarde en riant, dit : tu es là,
en personne, toi, le passant ! Elle se contente de l’éclat de tes yeux, prend
ta main, t’entraîne en avant : viens, j’ai tout préparé. Elle n’a pas besoin
de donner davantage d’explications, toi non plus, qui as fait un si long
chemin depuis le vieux continent qu’il vaut toutes les déclarations. Elle va
vers sa voiture, s’étonne une seconde que tu restes devant sa portière,
comprend que tu veux lui faire une politesse et s’écrie : je n’ai pas
l’habitude ! Elle se jette contre toi puis, tout aussi vivement, prend place
derrière le volant, s’installe, lance ses bras autour de ton cou dès que tu es
assis, promène sa bouche sur ton visage, l’ouvre sur la tienne et réclame ta
langue. Elle t’aspire, te veut profond, te garde à pleines lèvres, et tu as sa
nuque dans ta main que tu pinces doucement. Elle s’empare pareillement
de la tienne et te garde plaqué, bouche à bouche, tendue par l’inconfort de
sa position. Elle a tué le temps, mais le voilà qui renaît tout à coup, et elle
entre dans son rôle de femme au volant, et elle dit : je vais t’amener chez
nous, j’espère que tu aimeras mon choix. Elle met le contact, démarre
abruptement, fait crier les roues : n’aie pas peur, je n’ai jamais eu
d’accident ! Elle conduit avec des sautes de vitesse qui correspondent aux
positions de son visage, selon qu’il fait face à la route ou cherche à
rencontrer le tien. Elle a une jupe courte, qui découvre ses cuisses à la
peau ombrée par des bas noirs très fins. Elle parle de l’attente, du paysage,
de ses méditations matinales qui sont une prière à l’amour. Elle a pris ta
main gauche dans sa main droite et, de temps en temps, elle la presse
comme pour te donner à sentir une ponctuation physique. Elle parle vite.
Elle mêle au souvenir du jardin perdu, celui du hasard et de la rencontre, le
rappel des activités quotidiennes, des obligations, des études de l’enfant,
mais, ajoute-t-elle, le jardin est devenu l’arrière-pays de tout ce qui
m’occupe. Elle s’arrête, offre ses lèvres au milieu d’une tempête de
klaxons, interroge ensuite du regard et, sans doute, estime avoir reçu une
bonne réponse puisqu’elle redémarre dans un sourire. Elle conduit à
présent en silence, et il apparaît bientôt que son attention a pour motif
l’approche d’un carrefour, qui commande la dispersion des voitures dans
les divers quartiers de la ville. Elle se lance sans hésiter, comme si c’était
la seule voie possible, et tout change d’allure avec des rangées d’arbres,
des pelouses, des maisons à perrons, colonnades, balcons. Elle profite du
premier feu rouge pour se tourner vers toi et reprendre ta main qu’elle
pose sur sa cuisse quand, à cause de la manœuvre, il lui faut l’abandonner.
Elle a, te dis-tu, une peau silencieuse, puis tu en fais la remarque à voix
haute. Elle réplique : ma peau est en sommeil depuis mille ans, sais-tu
dans l’attente de qui ? Elle te regarde fixement une seconde et redevient
attentive à la circulation parce que tu as sursauté en voyant surgir un
cycliste. Elle sourit, son profil sourit, cependant qu’elle met quelque
affectation dans l’attention donnée à la conduite, et toi, ce qu’observant, tu
expédies ta conscience dans la main toujours posée sur sa cuisse où
s’anime aussitôt une palpitation discrète. Elle perçoit à l’instant cette
différence de qualité dans le contact qui devient si sensible que le peau
contre peau grandit, devient volumineux. Elle murmure : ta main fait
fleurir quelque chose dans ma cuisse, je vais m’arrêter là-bas sous les
arbres. Elle manœuvre, ta main toujours présente, et gare la voiture au
bord d’un petit square. Elle se projette alors, à demi tournée vers toi,
arquée par cet effort qui lui fait tendre son ventre tandis qu’elle défait son
bas et le roule vers le genou. Elle donne sa peau plus largement à ta main
dans un soulèvement qui t’offre si entièrement cette part d’elle-même
qu’elle en est symbolique d’une offrande plus totale. Elle te veut à l’entrée
de son corps ou de sa vie, et pour répondre à ce geste par un geste
comparable, tu crois bien faire en portant tes lèvres où était ta main et en
déposant là un baiser d’hommage. Elle devine ton intention et sa nature
avant tout respectueuse. Elle saisit ta nuque des deux mains, appuie très
fort, bloque ta retraite et te laisse dans l’alternative de prolonger la
pression des lèvres ou de promener le baiser. Elle insiste dans la pression
et tu glisses vers le genou puis remontes, tenté un peu d’aller vers le sexe
et n’osant pas à la pensée des recommandations. Elle abrège ce débat en te
prenant soudain aux cheveux et, soulevant ton visage vers le sien, elle
sépare tes lèvres d’un coup de langue et pose dessus une bouche active, qui
tourne, qui tâtonne, qui trouve le meilleur emboîtement et joue dès lors à
caresser gencives et palais, tantôt se glissant le long des dents, tantôt
parcourant la courbure, tantôt titillant sa pareille que tu maintiens rangée
au calme. Elle arrête brusquement mais demeure abouchée, toute douce et
sa tête pesant de tout le poids d’un abandon qui est aussi le poids du
présent. Elle annonce un peu plus tard : je vais te montrer le haut de la
ville et ensuite notre chambre. Elle démarre et roule avec sa cuisse nue,
qui n’est plus qu’un peu de chair découverte sans plus de rapport
maintenant avec la nudité qu’au premier abord n’en a le visage. Elle
conduit vite, toute retirée dans son rôle comme si ne comptait désormais
que le chemin et de le suivre avec exactitude. Elle désigne parfois une
enseigne, une pancarte, mais tu n’as le temps ni de lire ni de comprendre
quelle allusion s’ensuit peut-être, ni le désir de réclamer une explication
parce que le silence est un partage palpable. Elle monte à présent une rue
très pentue au sommet de laquelle s’étend une vaste esplanade barrée, au
fond, par un bâtiment d’allure académique. Elle se gare, saute hors de la
voiture, remonte son bas, claque la portière. Elle court vers toi la main
tendue, c’est une gamine pressée d’entraîner son camarade, et quelques
enjambées vous suffisent pour atteindre une balustrade devant laquelle la
ville étend ses tours et ses clochers jusqu’au fleuve. Elle se presse contre
toi, t’invite à la serrer fortement et, d’ailleurs, passe un bras autour de tes
hanches pour accentuer le serrement. Elle dit dans un même souffle : la
nuit va descendre je t’aime. Elle passe de ton flanc à ta poitrine, s’y colle
et déclenche une folie des lèvres, une danse des langues. Elle veut toujours
plus d’excitation, ouvrant des fonds successifs dans sa bouche et pressée
contre toi au point que les vêtements ne sont plus qu’une séparation en
train de fondre. Elle mène cela dans une intensité où tout commencement
est oublié, toute durée aussi, mais la revoilà soudain contre ton flanc
gauche et lancée dans l’énumération des noms de places, d’églises, de
parcs, d’avenues, de monuments. Elle s’interrompt dans un éclat de rire :
tu vois quelle guirlande j’ai mise autour de notre chambre ! Elle lève le
bras dans la direction d’une coupole et tu crois qu’elle y fait rougeoyer le
couchant. Elle jette ce même bras autour de ton cou, te courbe vers elle,
t’embrasse à la volée, prend ta main, t’entraîne vers la voiture. Elle a
bousculé le temps, brouillé les lieux, dispersé les repères, et tu es
essoufflé, près d’elle, dans la voiture qui démarre. Elle fait crisser les
roues avec un sourire ironique ou espiègle, et tu penses que le mieux est de
laisser faire puisque tu ne sais pas plus où tu te trouves qu’où tu vas. Elle
pose sa main sur ta main. Elle a repris place dans la circulation et va selon
son mouvement. Elle assure que ce ne sera plus très long, puis ajoute : je
fais juste le tour de ce jardin pour que tu voies les arbres, le lac, la
cascade. Elle va presque au pas. Elle dit : s’il faisait un peu plus noir, nous
irions là-bas, sous les buissons. Elle réclame un baiser que, très vite, tu
poses sur l’oreille. Elle s’exclame : pas maintenant, les oreilles ! Elle
éclate de rire et semble te lancer un défi en faisant une embardée puis en
calant son moteur. Elle dit : comme tu le vois, rien n’est grave ici, on se
croirait à la campagne, mais interdit de creuser là notre tombe ! Elle
ajoute : profitons un peu d’être encore en vie ! Elle jette ses bras autour de
ton cou et conduit lentement ses lèvres vers les tiennes tandis que ses deux
yeux se fondent en un, qui se fixe au-dessus du nez. Elle laisse les lèvres à
leur frémissement réciproque, ne bouge plus, ne respire plus, toute
concentrée dans le contact. Elle se dégage à bout de souffle, respire
violemment, se détourne, remet le moteur en marche, explique : il ne
s’agit que de faire connaissance ! Elle hésite, puis : j’ai su de toi quelque
chose de très profond dès la première minute, et je l’ai reçu en moi comme
une empreinte, mais te voilà, et ta présence obscurcit ce qui était clair en
moi. Elle continue, penchée en avant sur le volant : je t’attendais, je
désirais ta venue, c’était tout simple, et maintenant que tu es là, c’est
moins simple, sauf quand je te touche car l’évidence m’est soudain
rendue. Elle rit : c’est pourquoi, j’ai envie de te toucher tout le temps !
Elle marque un assez long silence, puis chuchote : il faut entre nous laisser
mûrir le projet d’aller jusqu’au bout ! Elle démarre : j’ai hâte d’être avec
toi dans notre chambre, et cependant, je suis tentée de multiplier les
stations. Elle achève le tour du parc et rentre dans la circulation du
boulevard. Elle lui dédie toute son attention même quand elle explique :
nous sommes à la périphérie de la vieille ville, à deux pas du fleuve, j’ai
pensé que tu aimerais te promener sur les quais. Elle tourne sur la droite,
encore à droite et, au bout d’une centaine de mètres, s’arrête sur un
parking privé. Elle reste un moment immobile. Elle ouvre sa portière,
descend, te regarde, dit : la cérémonie de la rencontre est à peine entamée.
Elle baisse les yeux, ajoute : nous sommes pourtant devant le lieu de la fin
pour commencer ! Elle prend son bagage, t’invite à prendre le tien et te
précède dans l’entrée de service jusqu’à la réception. Elle donne le numéro
de la chambre retenue, reçoit la clé, te la tend, et bientôt, au fond d’un
couloir assez sombre, te demande d’ouvrir la dernière porte. Elle proclame
en entrant : je l’ai choisie romantique et somptueuse. Elle vante les
rideaux, la moquette, la grande reproduction de Burne-Jones, la forme du
lit, la baignoire à tourbillons. Elle va et vient d’une chose à l’autre, et toi,
tu ne vois que ses jambes dont l’élancement est mis en valeur par la jupe
très courte. Elle s’est arrêtée devant la cheminée, plus haute qu’elle, et elle
tente d’attraper l’une des trois bougies, ce qui l’oblige à tendre les bras
dans un étirement qui bande le galbe des mollets, creuse les reins et fait
saillir les fesses. Elle est ainsi gracieuse et très jeune, comme éclaircie par
le désir qui la soulève vers cet objet. Elle dit : on va tout éteindre et ne
garder que la bougie, sa lumière rendra le temps plus vieux autour de nous
deux et plus tendre. Elle dresse la bougie sur la table de chevet, bat un
briquet, allume la mèche, puis va faire claquer l’interrupteur électrique.
Elle retourne à la bougie et, avec sa main, compose un écran autour de la
flamme. Elle murmure vers toi : je pensais que ça ferait rouge davantage,
et que tu apercevrais dans cette couleur la chose de chaleur qui est en moi,
celle que je ne peux pas te montrer bien que je te l’offre. Elle se jette dans
tes bras, le menton relevé, soucieuse avant tout de rencontrer tes yeux et
de marier vos regards pour qu’ils s’unissent dans l’espace de l’entente.
Elle met ses bras autour de ta taille et pose son ventre sur ta cuisse, te
donnant à sentir ce qu’il est prématuré de sentir mais qui pèse là tout le
poids de sa présence. Elle se soulève un peu, accentue la pression et la fait
oublier par l’éclat rapproché de ses yeux dont le bleu troué de noir exige à
tel point de l’amour que la vie n’a plus d’autre sens. Elle cherche à
provoquer un enlacement aérien dont la poussée déclenche une ivresse.
Elle titube contre toi, et il te semble que vous dansez au milieu de la bulle
de votre immobilité. Elle te serre plus fort puis, brusquement, rompt la
circulation du regard en posant sa joue contre ton épaule, visage levé,
lèvres tendues, que tu prends avec l’impression de revenir de loin. Elle ne
bouge plus. Elle s’abandonne, renversée un peu, tenue seulement par le
bras que tu viens de passer derrière ses épaules. Elle est lovée dans cette
anse que tu lui fais, comme elle pourrait l’être dans un arbre dont, à
l’instant, tu te sens être le tronc, et bien planté en terre. Elle pèse lourd et
ses lèvres gonflent sous les tiennes et battent – battent d’un battement qui
s’étend, qui envahit de telle sorte que le simple toucher de vos bouches
devient une immensité autour de laquelle vous faites bloc. Elle est moins
en observation que toi, elle adopte aussitôt la moindre nuance et l’amplifie
par un mouvement latéral spontané, à peine perceptible tant il paraît faire
partie du battement. Elle est dans ses lèvres. Elle est en suspension dans le
contact qui, toi, t’allège et dans le même temps propage en toi une étrange
faiblesse, qui vide tes jambes. Elle sent bien sûr que tu vacilles, et elle te
rééquilibre en prenant appui sur ses talons, ce qui la redresse. Elle se
dégage un peu, disjoint vos lèvres, te sourit et pivote pour t’offrir sa
nuque. Elle souligne sa proposition en soulevant ses cheveux, et te voici
mangeant des yeux la courbe des tendons et le creux délicieux où, vite,
vont ta langue puis tes dents, l’une léchant, les autres mordillant. Elle
gémit, pousse contre toi une épaule et, carrément, vire de trois quarts pour
tendre sa nuque de manière plus commode. Elle a de petits soubresauts
charmants tandis que ta langue remonte sous la chevelure et redescend en
laissant un peu de salive, qui maintenant facilite son va-et-vient. Elle aime
cette caresse puisqu’elle se positionne afin de la recevoir toujours mieux
et même entre les épaules où ta langue n’accède qu’en se glissant un peu
sous le col du corsage. Elle a beau creuser le dos pour agrandir le passage,
la langue demeure rebutée, et cela devient un jeu qui déplace le lieu de
l’action. Elle s’évade tout à coup de ton bras, se plante devant toi les deux
mains derrière la nuque et le corps cambré. Elle s’amuse d’une pensée que
tu ne connaîtras pas. Elle sourit pour demander : Tu n’as pas oublié mes
recommandations ? Elle ramène ses mains devant elle et ajoute : j’ai de
l’ambition pour nous, sais-tu ? Elle recule d’un pas et lance : je veux un
amour qui soit de toi et de moi, enrichi de ce que chacun apporte de
particulier, et cependant si nôtre que tu t’y reconnaîtras en me
reconnaissant. Elle déboutonne son corsage, laisse les bords flotter et
s’approche de tes mains. Elle dit : c’est à toi de trouver les gestes
adéquats, ceux qui purifient leur acte par le don. Elle regarde tes mains qui
se lèvent, qui traversent lentement l’espace jusqu’à son cou, qui se posent
de part et d’autre en épousant la forme. Elle remue une épaule, puis
l’autre, et les pointes du col caressent tes poignets cependant que les deux
pans du corsage s’écartent en découvrant les seins. Elle n’a rien pour en
soutenir la perfection. Elle fixe tes yeux et, peut-être, les interroge, à
moins qu’elle ne diffuse dans l’espace de votre entente une confiance
infinie. Elle sourit quand tes mains descendent vers ce qui les attire et que
chacune se fait la coupe d’un sein. Elle accompagne ton geste d’un léger
balancement du buste qui rend tes mains plus caressantes parce qu’elles
s’en trouvent soudain tapissées d’une peau plus sensible. Elle baise tes
lèvres, les fouette d’un coup de langue brusque, et tu regardes ses yeux
pour savoir vers quoi aller maintenant, mais les yeux sont clos et le visage
recueilli. Elle murmure très doucement : quand tu serrais mon cou, il y a
un instant, j’ai pensé que nous pourrions décider que c’était le moment.
Elle soupire : oui, mais je n’aurais pu te rendre le même service ! Elle
saisit ta nuque, l’incline, offre à ta bouche l’un de ses mamelons, et tu le
roules entre tes lèvres. Elle conforte ta position en avançant sa poitrine de
telle sorte que le sein dont tu t’occupes semble à présent debout, comme
dressé pour être tout disponible à ta langue, à tes dents. Elle s’abandonne
dans cette posture favorable que soutient l’un de tes bras glissé derrière
son dos. Elle accueille l’ardeur de ta langue qui va et vient, enveloppe le
galbe, monte, redescend. Elle, tenant toujours ta nuque, te dirige vers
l’autre sein et, là, te presse, te plaque le temps que lèvres et langue
trouvent leur rythme. Elle réclame alors : retire mon corsage, et tu le fais
glisser par-dessus les épaules puis le long des bras. Elle est ainsi dans une
nudité lumineuse que tu pourrais contempler sans fin parce que tu y
aperçois l’harmonie et quelque chose d’autre : une chose qui t’arrête et
qui, à l’inverse, est très obscure dans la mesure où elle te signifie
l’impénétrable, c’est-à-dire l’intimité même et la beauté. Elle coupe court
à cette vénération qui, déjà, crée de la distance en disant : il ne faut pas
que les choses deviennent difficiles si nous voulons atteindre la fin dans
un mouvement naturel. Elle se fait très proche, pivote, t’offre sa nuque et
son dos : plus de col, dit-elle, pour gêner ta langue ! Elle se penche,
mèches pendantes sur ses joues, et les fesses viennent toucher ton ventre
tandis que ta main remonte toute la courbe en caressant l’une après l’autre
chaque vertèbre. Elle frissonne quand, au bout de ce parcours, ta main
saisit la nuque, puis, un bras passé sous elle, tu la fais basculer, flanc
contre toi, mais pliée de telle façon que le dos soit offert à ta langue, que
tu promènes aussitôt de la taille aux épaules. Elle respire plus fort et
baisse la tête quand ta langue arrive à la nuque d’où, brusquement, après
l’avoir balafrée d’un trait vif, tu la retires pour éviter l’attendu et passes à
l’oreille, qui est mordillée lentement, léchée dans tous ses plis. Elle se
rebiffe alors et, redressée, déjà se dégageant de l’étreinte, elle lance des
coups de dents vers ton visage, jouant à la furieuse qui griffe et mord. Elle
a saisi ta main coupable, celle qui fut agrippée à sa nuque, et elle
emprisonne le majeur dans sa bouche où elle le serre avec violence. Elle te
regarde avec une ironie tendre puis, ayant fait mine de cracher ton doigt,
déclare : il n’y a pas que des seins à caresser devant ! Elle tire ta tête vers
son cou et invite ta langue à parcourir longuement la douce pente qui, en
effet, est léchée à petits coups pointillant toute la surface. Elle presse son
ventre contre ta cuisse et tes deux mains reviennent couvrir les seins. Elle
remue, le menton posé sur ta joue gauche, le souffle quelque peu haletant.
Elle se dégage presque brutalement : tes mains glissent vers ses hanches et
vous voilà soudain face à face. Elle a le cou un peu luisant de ta salive.
Elle n’en paraît pas moins intouchable maintenant que la faible distance la
réinstalle dans une beauté qui l’éloigne. Elle te défie sans doute, dans cet
instant, même si ce n’est pas conscient. Elle devine à ton regard qu’une
vénération monte en toi, et elle doit la trouver inadéquate puisqu’elle tire
ta tête en avant de façon à plaquer tes lèvres contre son cou, juste au-
dessous de l’oreille gauche. Elle offre ainsi cette région petite où la peau
est très douce et duveteuse assez pour que ta langue y trouve un plaisir
inédit. Elle incline un peu la tête pour rendre inévitable la rencontre de son
lobe et de tes lèvres. Elle soupire dès qu’en effet celle-ci survient, et c’est
pour toi un signal qui raidit ta langue et l’invite à courir derrière l’oreille
puis à descendre la courbe de la mâchoire et à lécher longuement la
surface horizontale située sous le menton. Elle redresse un peu ledit
menton, le tend en avant pour que tu dévales jusqu’au bas du cou
cependant qu’elle bascule pour que ta langue fasse le tour et en arrive à
parcourir la nuque. Elle propose à présent la rondeur de ses épaules que tu
lèches d’un bord à l’autre. Elle se plie pour dégager son dos et ton bras
droit, qui voulait soutenir ce mouvement, touche les seins, se frotte à leur
courbe et, bientôt, caresse toute la nudité de la poitrine, des flancs, de la
taille. Elle accueille ce toucher avec une souplesse qui rend plus
voluptueux le frôlement et qui pousse la main à se combler de son propre
trajet qui, d’ailleurs, ne fait que développer le contact, le modeler, le
répandre tandis que la langue continue à s’occuper des épaules et de la
nuque. Elle se plaît à ce double jeu et le donne à sentir par un abandon
d’une tendre mollesse parcourue de vibrations. Elle ajoute à ce remuement
très profond un léger balancement du bassin que tu perçois comme un
corps à corps très discret, en vérité une danse préliminaire dont tu contiens
l’excitation en te concentrant sur tes caresses. Elle aide ton effort en
s’écartant un peu mais son dos n’en est que plus pentu pour entraîner ta
langue qui descend de vertèbre en vertèbre. Elle s’écarte davantage, pivote
et tes mains à sa taille te fait face. Elle dit : j’hésite entre céder à
l’emportement naturel et le suspendre pour jouer de cette interruption afin
qu’elle excite et renouvelle la tension. Elle sourit en précisant : et nous
transformerions ainsi des moments de détente en excitants ! Elle lève sa
main droite, touche tes lèvres, y pose un instant le signe du silence, puis
recule en retirant son geste. Elle explique : je pourrais abolir l’un des
interdits que je nous impose et dire : je t’aime, mais si je suis la seule de
nous deux à savoir ce que je franchis, la transgression ne vaudra rien. Elle
voit ton regard sur sa nudité. Elle demande : pourrais-tu, à l’instant,
qualifier ton désir, l’exposer si bien que ton sexe l’oublierait sur ta
langue ? Elle ajoute : je me demande depuis longtemps si deux amants
furent un jour capables d’articuler leur désir au point d’atteindre en toute
conscience la pénétration verbale ? Elle hésite, puis continue : tu as été
habile dans tes attouchements qui, eux aussi, constituent un langage bien
qu’ils se bornent, en général, à lubrifier la partie que tu sais, est-ce tout
l’effet que tu souhaitais ? Elle se contente de ton sourire et d’un petit
silence, puis : je dois avouer que je ne déteste pas cet effet, d’autant que
tes soins ont le mérite, pour moi, de la nouveauté, du moins dans leur
prolongation soutenue. Elle s’assied sur le bord du lit : tu pourras donc les
reprendre pour chasser le léger froid que je viens de souffler. Elle ne
sollicite pas franchement cette reprise puisqu’elle prend une cigarette dans
son sac et l’allume. Elle s’amuse à mêler de la fumée à l’espace de son
regard. Elle t’écoute avec une attention qui transforme tes mots en
maladresse quand tu dis : voudrais-tu que nous parlions ? Elle réplique
aussitôt : que faisons-nous d’autre car, tu dois le savoir à ton âge, on ne
parle pas qu’avec des mots ! Elle observe un moment ton embarras avec
une pointe de cruauté, puis murmure : tu devrais te faire confiance pour la
raison que la confiance est contagieuse et que son contraire l’est
également. Elle ajoute avec encore un peu de cruauté : on peut détruire en
quelques secondes une relation qui, pourtant, s’était construite
longuement. Elle garde maintenant le silence et tu regardes la fumée
monter de ses lèvres et faire justement une bulle de silence. Elle ne dit
rien pendant que tu parles de la pensée silencieuse, et cela fait capoter ta
phrase qui, de ce fait, te paraît sans intérêt. Elle finit néanmoins par venir
à ton secours : tes mains parlent bien, et sans aucun bavardage ! Elle a un
sourire tendre pour ajouter : les amants que nous ne sommes pas encore
voudraient pouvoir épingler tous les instants de leur rencontre, mais un
acte plus absolu que celui de l’amour se lève dans notre dos. Elle a le
même sourire pour demander : y penses-tu ou bien l’as-tu oublié dans nos
caresses ? Elle n’attend pas une réponse tant son visage affiche soudain la
certitude. Elle écrase sa cigarette dans le cendrier posé sur la table. Elle
tend sa main vers ton visage, touche ta joue : j’aime te voir de tout près et
non plus en imagination. Elle conduit sa main vers ta nuque et courbe ta
tête vers ses lèvres. Elle prolonge le baiser à bouche fermée avant de
murmurer sur la commissure, et comme pour te donner à sentir la forme
de son souffle bien plus que le sens de ses mots : je te voulais, je te veux,
mais je veux encore davantage le nous définitif que je pressens et qui va
nous accoupler par l’effet d’une volonté commune. Elle s’étonne quand tu
ajoutes cette banalité que la volonté assure seulement la continuité
indispensable pour aller jusqu’au bout. Elle te reprend assez sèchement en
disant que la continuité n’est indispensable que pour vérifier la qualité de
la démarche. Elle a laissé sa main sur ta nuque et tout cela qui vient d’être
dit l’a été de très près et à voix basse. Elle se rapproche encore et tu la
presses contre toi en la prenant aux épaules que tu encercles d’un bras
tandis que l’autre monte et descend pour répandre une caresse longue et
répétée sur toute la surface du dos. Elle doit aimer cela puisqu’elle vibre et
s’allonge sous ta peau caresseuse comme si elle dépliait des dimensions
successives et profondes. Elle a mis sa tête sur ton épaule et, ainsi posée,
présente un visage que la tendresse illumine et qui est l’horizon de ton
regard. Elle y mêle un sourire cependant que ton bras continue son va-et-
vient alors que le sien glisse suffisamment pour que sa main tienne ton
menton comme pour maintenir toute ta face dans sa direction. Elle est en
somme contre ton cœur et ne bouge plus, développant là une chaleur qui
s’amplifie et devient foyer de détente autant que de confiance. Elle
rassemble ses bras, se fait petite dans ton creux, et tu la serres, et vous
sentez grandir la chose rayonnante qui remplace la séparation par le
sentiment d’une expansion commune si bien partagée qu’elle modifie les
dimensions du corps. Elle entretient cela par un léger frottement qui, tout
à coup, te redonne conscience – conscience de la nudité des épaules, du
buste, des seins dans une épiphanie qui te bouleverse et t’ouvre à la
sensation d’un courant que la peau n’arrête plus. Elle est souple et douce,
non plus contre toi, mais à l’intérieur d’un toi que le contact rend diffus de
sorte que ton corps est en train de s’étendre, de gonfler, et il ne s’agit pas
du sexe lequel, dans l’instant, est au contraire peu présent et même ne le
serait pas du tout si les fesses, de temps en temps, n’appuyaient sur lui.
Elle s’abandonne à ce qui fait d’elle une longue coulée. Elle serpente ainsi
entre tes bras et y devient mouvementée à tel point que la voilà devenue
ton espace. Elle est bien lèvres à lèvres, bien dans tes bras, mais ces points
de contact ne sont que les repères de quelque chose de plus vif, de plus
vaste dont ils affirment la présence. Elle ne cesse d’ailleurs d’offrir et de
retirer ses lèvres comme pour déplacer la caresse, la semer partout et
provoquer en toi des déplacements, qui entraînent des élans de bouche, de
langue, de mains. Elle rend inlassable le désir de toucher, de s’émerveiller
que la répétition ne soit pas une répétition. Elle favorise cela par une
souplesse qui la multiplie, la rend pareille à une phrase qui s’ajouterait des
nuances à l’infini. Elle se courbe, se détend, se ramasse, devient une
palpitation volumineuse et chaude, un grand souffle à bras-le-corps
saisissable et néanmoins débordant. Elle prévient, prépare, accompagne.
Elle aimante l’espace, l’oriente, et tu es pris dans cette attraction. Elle
n’est active à présent que par cette émanation dont le courant guide et
anime ton attention. Elle s’approfondit et t’emporte, est-ce dans un autre
temps ? Elle tombe peut-être en elle-même et t’y entraîne de tout le poids
d’une gravitation qui s’active derrière la peau ou, qui sait, derrière le
corps, avec la toute petite avance que sa projection vers le futur lui
procure sur le présent. Elle te saisit soudain et, suspendue à ton cou, tire
vers elle ton visage pour le couvrir de baisers dont la précipitation te
désempare en te communiquant une exigence désespérée. Elle dit : tu crois
que nous allons tenir ? Elle ne pose la question qu’à elle-même et tu souris
au doute qu’elle découvre. Elle répond à ce sourire et cela te dérange parce
que tu ne veux rien du côté du visage sans savoir ce que tu veux du côté de
quelque chose de fracassant, de définitif. Elle est encore suspendue à ta
nuque sans aucune pression des mains. Elle dit dans un souffle : le temps
m’est devenu égal et la vie de même, ils sont à présent comme l’air que
nous respirons sans y penser. Elle ramène vers elle ses bras, ses mains, et
voici qu’elle est tout étrange dans ta vue à cause de sa demi-nudité. Elle en
a aussitôt conscience puisqu’elle attrape son chemisier, enfile une manche,
hésite et te regarde. Elle éclate alors de rire et rejette le vêtement en
disant : il ne faut pas revenir en arrière, n’est-ce pas ? Elle t’adresse là-
dessus un sourire ironique. Elle attend que tu prennes l’initiative. Elle
s’appuie contre le lit et tu reviens doucement contre elle, cette fois dans
son dos, juste pour mesurer ta verticale à la sienne et te trouver un peu
idiot avec cette tête de plus, cette tête de trop. Elle ne voit pas que ton
visage s’assombrit. Elle jette ses bras en arrière, entoure ta taille, te plaque
contre elle si étroitement que tu en perds un instant toute maîtrise et laisse
tes mains aller, l’une aux seins, l’autre au pubis. Elle remue les épaules
pour caresser, puis tourne son visage pour en offrir le profil. Elle est
tendue, vibrante, ferme et souple. Elle accentue la pression de ses fesses
et, brusquement, pivote, s’arrache, te fait face si bien que tu es au
dépourvu d’être dans son regard – en vérité d’être sous ses yeux quand,
une seconde auparavant, sa position la mettait sous toi. Elle voit ta
déception. Elle dit : je voulais planter mes yeux dans les tiens. Elle
agrippe tes hanches, recule un peu les épaules et, très volontairement,
presse contre toi le bas de son ventre. Elle dit : j’ai senti ton sexe sur mes
fesses, je veux l’imprimer à présent sur mon devant. Elle te garde dans ses
yeux tout en pressant plus fort et dit : ce n’est pas l’excitation que je
recherche, rien ne m’excite davantage que l’attente, et tu dois savoir
qu’elle excite le manque et non pas l’appétit. Elle éclate de rire et se
décolle de toi en balafrant tes lèvres d’un coup de langue. Elle s’amuse et
te provoque d’un : as-tu apprécié comme ma langue bande bien ? Elle
s’écarte un peu pour ajouter : ta queue aussi, et sans que je l’aie prise en
main. Elle penche la tête et te donne à voir la courbure de ses épaules, de
son dos. Elle réclame : dis-moi ! et tu avances ta bouche vers son oreille
gauche pour y murmurer ceci qui, soudain, te poigne : nous n’avons que le
désespoir de la queue et du con pour traverser le désespoir ! Elle s’assied
sur le bord du lit et réplique en prenant une mine sévère : tu oublies le
clitoris et la bouche, l’anus, la langue et les mains ! Elle lève justement
vers toi l’une de ses mains et tu la portes à tes lèvres. Elle profite de ton
inclinaison pour te tirer en avant et tu ne te laisses faire qu’à demi en
tombant à genoux. Elle écarte ses jambes pour, de l’une et de l’autre,
serrer tes flancs. Elle redresse ensuite ton visage et vous jouez un bon
moment au face à face, tantôt dans le sourire, tantôt dans la gravité. Elle se
pousse vers toi, s’accroche des deux mains à ta nuque et, brusquement,
vous fait à la fois basculer sur le parquet où une étreinte agitée vous roule
l’un sur l’autre sans décider entre la lutte enfantine et la joute amoureuse.
Elle te chevauche un instant, plaque au sol tes épaules et fait la victorieuse
en agitant sa chevelure, pubis frottant ton sexe dans le même mouvement.
Elle s’arrête et, d’une voix douce, dit : viens sur moi, tout du long, je veux
sentir ton poids. Elle t’installe sur elle par petites secousses afin que tu la
recouvres exactement à l’exception de tes pieds qui, tout là-bas, dépassent.
Elle te donne à sentir par ondulations lentes toute la surface de sa poitrine,
de son ventre, de ses cuisses, de ses genoux, puis, les mains jointes
derrière tes épaules, elle parfait l’étreinte en y ajoutant, visage contre
visage et souffle contre souffle, la perception d’un toucher général. Elle
dit : ne perds rien de moi ! Elle dit : prends toutes mes mesures ! Elle
entretient du haut en bas une palpitation, un battement, un accord des
respirations. Elle t’embarque sur ses cuisses qui, légèrement soulevées
l’une après l’autre, font un roulis. Elle dit : j’aime la tendresse. Elle mord
tes lèvres aux commissures, puis plante sa langue entre elles. Elle dit :
j’aime la violence. Elle se cambre et, par quelques soubresauts, te fait
chuter sur le côté. Elle dit : tu vois comme je sais couper court à mon
plaisir, et sais-tu pourquoi ? Elle se dresse et te contemple à terre avec une
impertinence dont tu apprécies l’incongruité. Elle dit : lève-toi et, pendant
que tu le fais, elle te reproche d’être trop vêtu pour un amant. Elle
commente sa remarque d’un vif : et ne me réponds pas que c’est afin de
me laisser l’initiative quand j’ai depuis longtemps deviné la vraie raison !
Elle a là-dessus un sourire ironique et te voilà dans un embarras soudain.
Elle crie : tu pourrais au moins t’expliquer ! Elle s’amuse de voir ton
embarras redoubler et brusquement saute à ton cou en disant : je t’ai
tellement attendu ! Elle mordille ton oreille et cela fait circuler dans ta
peau une excitation très vive. Elle dit : j’ai oublié le mot « couilles » dans
ma petite énumération, mais ce n’est pas une raison d’y toucher pour
réparer cet oubli, et puis tu dois être puni pour n’avoir pas protesté quand
j’ai déclaré que je coupais court à mon plaisir. Elle part d’un petit rire
avant d’ajouter : et au tien, m’a-t-il semblé ! Elle hausse les épaules, et ce
geste, qui remonte les seins, te donne l’impression qu’ils te saluent. Elle a
suivi ton regard. Elle se met sur la pointe des pieds pour te les tendre en
murmurant : j’ai aussi oublié le mot « sucer », mais je n’ai pas l’intention
de te laisser passer à l’acte. Elle pousse vers tes yeux la pointe de ses seins
en criant : regarde, ils ne sont pas assez pointus pour être dangereux ! Elle
s’énerve en constatant : aucune partie de notre corps ne peut mettre le
corps de l’autre en danger ! Elle secoue la tête en précisant : oui, nos
mains bien sûr peuvent tuer… Elle arque tout à coup son dos et aussi vite
le détend de telle sorte que son buste est projeté contre ton visage. Elle
accepte le prolongement du contact et, qu’ayant entrouvert tes lèvres, tu
lèches en rond sa poitrine. Elle se cramponne à tes épaules et se frotte à toi
au gré d’une longue caresse sinueuse, qui te donne le sentiment d’une
enveloppante arabesque. Elle implore : touche-moi devant ! Elle ne laisse
pourtant aucun espace à la main qu’elle invite tant son pubis épouse ta
cuisse. Elle demande : prends mes fesses avec tes mains. Elle en profite, à
peine l’as-tu fait, pour faire de ta prise l’appui d’un balancement qui
entraîne un va-et-vient de son ventre. Elle ralentit, accélère, souffle un
peu, chacun de ses doigts bien distincts sur tes épaules et les griffant avec
précaution. Elle se cabre suspendue à toi, s’élance et monte, genoux à tes
hanches, la jupe gênant cet élan. Elle s’ébroue, tétanisée, puis retombe à
terre, s’écarte. Elle sourit, un peu aguicheuse et surtout amie. Elle prend
tes mains, les baise l’une après l’autre, déclare : elles m’ont fait du bien !
Elle secoue sa chevelure, se masque d’un flot de mèches, sourit au milieu.
Elle dit : je suis trempée là où tu sais ! Elle lâche tes mains et, devant elle,
fait avec les siennes le vieux geste de la pudeur tandis que son visage
émerge tout suintant de lumière du voile de cheveux. Elle dit : je me suis
juré d’être avec toi comme je ne l’ai jamais été, ainsi le temps et l’âge
s’uniront heureusement dans ce qui est à jamais notre première et notre
dernière fois. Elle sourit et tu vois la tendresse envahir son regard puis s’y
répandre et, à partir de ses yeux, imprégner entre vous tout l’espace si bien
que, baigné par elle, tu en éprouves une reconnaissance infinie. Elle dit :
c’est comme une danse ou, plutôt, c’est comme un roman dont il nous faut
à mesure inventer chaque épisode cependant que nous les écrivons et les
lisons avec tout notre corps. Elle recule encore un peu et, le haut des
jambes contre le lit, te fait face avec un sourire qui peut-être est une invite
et peut-être un défi. Elle secoue sa chevelure pour que ce mouvement
efface son sourire et, brusquement inquiète, dit à voix basse : n’est-ce pas
la seule façon d’écrire à deux dans un état de réciprocité parfaite ? Elle ne
saurait percevoir l’exclamation silencieuse qui te traverse à l’instant et qui
est : on n’écrit, hélas, jamais à deux ! Elle s’accroche à tes mains et dans
le même temps se laisse tomber à la renverse sur le lit, et toi, tu es projeté
en avant par la brusquerie du mouvement, et te voilà cassé au-dessus
d’elle qui se trémousse pour s’allonger tout entière. Elle s’étire dans son
sourire tandis que tu restes penché, tes bras te servant d’appui. Elle rompt
ton équilibre instable, ce qui te précipite en avant, visage contre son
ventre. Elle a repris ses mains au moment de ta chute. Elle les plaque à
présent sur ta nuque cependant que son ventre se soulève. Elle te laisse un
moment goûter ce soulèvement. Elle te prend aux cheveux, t’oblige ainsi à
remonter vers là-haut, vers son cou que tu lèches, vers ses lèvres où sa
langue guette la tienne et l’affronte. Elle mène vivement ce combat de
pointe et d’esquive, puis le gagne par une aspiration si résolue que ta
bouche réduite à merci demeure accolée à la sienne. Elle en profite pour
entourer sa prisonnière d’une agitation toute de salive caressante, si bien
que toi, requis à l’extrême par cette action, tu laisses tes épaules se rendre
à leur tour et s’abandonner sur la poitrine amoureuse. Elle apprécie ton
relâchement et t’entoure de ses bras, qui tâchent de faire comprendre à la
masse que te voilà devenu qu’elle ferait mieux de se répandre dans une
proximité plus commode. Elle tiraille un peu, insiste, mais l’acte de
bouche est si bon que tu ne veux ni le suspendre ni le déranger ce qui
t’amène à t’appuyer sur lui – à croire t’appuyer sur lui afin de pivoter très
vite dans un glissement du corps sur l’autre corps. Elle contribue peut-être
à ce passage qui vous laisse furieusement langue à langue. Elle ne bouge
que juste ce qu’il faut pour que tu sentes la courbure des seins, celle des
côtes sous ton aisselle. Elle redresse un peu sa nuque et tu devines qu’il
serait bon de porter là ta main, d’ailleurs la récompense vient dès que la
chose est faite sous la forme d’une succion plus intense et d’une
ondulation du buste. Elle ouvre les yeux et, dès que tu le remarques,
l’unisson perd de sa profondeur. Elle sent ce recul qui s’accompagne d’un
retrait de tes épaules. Elle dit : non, tu n’es pas trop lourd, mais il est
dommage de n’occuper qu’un coin de ce lit quand il est si vaste ! Elle te
pousse tendrement et défait un premier bouton de ta chemise. Elle enfonce
sa main dans cette brèche et le simple contact sur ta peau répand en toi une
jubilation qui te donne un corps libre et léger. Elle accentue sa caresse, la
promène et te lustre. Elle dit : allonge-toi, et tu obéis, trop heureux de la
voir s’agenouiller à ton flanc pour être en position de défaire plus
commodément les boutons. Elle peine un peu sur le dernier, celui du col,
puis rabat les deux pans, et tu sens l’air refluer à l’approche de sa main
dont ta peau appelle le toucher. Elle répond à cet appel par de savants
effleurements, qui suscitent chez toi un appétit général si bien qu’il te
semble être enveloppé d’une moire aux nuances innombrables, chacune
désireuse de s’offrir et de recevoir. Elle ne touche qu’avec la pulpe de ses
doigts et démultiplie ainsi la caresse, la faisant tantôt sautiller, tantôt
courir comme un léger courant interminable. Elle se penche vers toi de
plus en plus et, soudain, ses mamelons viennent seconder ses doigts, sauf
qu’au lieu de répandre comme eux une caresse diffuse, ils tracent des
sillons, quadrillent, arpentent ta peau. Elle se penche davantage afin
d’ajouter la courbure des seins aux tracés de leur pointe, mais l’excitation
te fait lancer tes bras autour de sa taille et manier brusquement tout son
corps pour le plaquer, pour l’allonger sur toi. Elle se laisse faire et, une
fois posée, ne bouge plus. Elle se contente de respirer assez fort pour que
l’inspiration et sa pulsation régulière soient des caresses. Elle s’accoude
sous tes épaules et son bas-ventre appuie sur le tien. Elle te regarde et ne
bouge plus. Elle est toute palpitante, ce qui transforme votre contact en
zone de chaleur commune, en lieu de fusion. Elle te sourit, puis pose son
front sur ta joue et s’abandonne en diffusant une détente heureuse où le
désir se dissout. Elle est à présent si légère sur toi que tes mains, après
avoir parcouru le dos, s’étonnent de rencontrer le creux de la taille et
d’avoir à remonter la pente de la croupe, tout à coup perçue comme une
masse étrangement dure. Elle tend cette masse à ton contact et, ce faisant,
dérange le calme de l’étreinte. Elle se soulève alors, s’aidant de l’appui de
tes mains sur tes épaules, et elle te regarde ainsi de haut, son pubis pesant
sur ton sexe et les fesses raidies sous tes mains. Elle vient d’installer une
distance brutale où régnait une seconde plus tôt la fusion douce. Elle est
un sphinx sur toi, qui t’épie et qui, tout à coup, sépare d’un coup de genou
le bas de ton corps, puis t’enjambe, te chevauche. Elle déchaîne à l’instant
ton désir en pressant son sexe contre le tien. Elle dit : je sens que tu sens
combien je suis mouillée, là, entre mes cuisses, mais tu ne peux pas
deviner ce que je désire. Elle sourit tendrement, fait une moue qui lui met
un visage d’enfant, puis se durcit pour dire : j’ai tellement envie de baiser
que je ne suis pas sûre d’avoir envie de toi. Elle intensifie la pression, se
penche encore : est-ce que tu me comprends ? Elle se redresse et, les
mains sur tes épaules, prend un air boudeur pour annoncer : il va falloir
que je remette un peu de conscience dans tout cela ! Elle se redresse
davantage si bien qu’elle forme avec toi un parfait angle droit. Elle te
regarde, hésite et, d’un coup, saute à bas du lit et va vers la salle de bains
où elle s’enferme. Elle revient vite et se déclare surprise que tu n’aies pas
bougé : c’est un reproche, ajoute-t-elle, car nous ne saurions repartir du
même point. Elle prend ta main et tire dessus assez rudement, ce qui
t’oblige à glisser vers le bord du lit et à t’asseoir là, jambes pendantes et
l’air quelque peu déconfit. Elle se plante alors devant toi, seins nus et
mine résolue, ce qui te fait lui déclarer : tu es un bien beau petit soldat de
l’amour ! Elle sourit, lève ses mains vers toi, puis change sans doute
d’intention car elle les ramène vers sa poitrine tandis qu’une ombre passe
très sensiblement dans ses yeux. Elle baisse d’ailleurs la tête et se
recueille un moment : crois-tu, dit-elle, que j’ai ici un rôle facile en étant à
la fois responsable de l’amour et de la scène finale ? Elle n’attend pas une
réponse, et tu le sens, mais tu dis tout de même : ne devines-tu pas que je
te suis reconnaissant, amoureusement reconnaissant, d’inventer notre
relation afin de la rendre définitive ? Elle se rapproche de toi très
lentement pour que tu sentes toute la douceur de cette progression : je
n’invente rien, dit-elle, que tu ne suggères, et tu la coupes pour préciser :
non, je t’attends avec la volonté d’être attentif le plus possible. Elle a
maintenant ses genoux contre les tiens et son visage au bord de ton visage.
Elle te frôle et te caresse avec ses genoux tout en te fixant dans les yeux et
cela – ce double contact, aérien en haut, charnel en bas – crée une étrange
unité dans l’espace que le face à face de vos corps délimite. Elle excite la
tension en élevant vers toi ses mains si lentement que ta peau frémit
d’espérer leur contact. Elle les laisse un instant dressées devant ton visage,
comme pour mettre là, entre le sien et le tien, un écran de chair, puis tout à
coup, elle les fait s’envoler vers tes épaules et se glisser sous ta chemise
ouverte. Elle les pose sur la rotondité, à la base du cou, et c’est leur
immobilité alors qui, peu à peu, aimante sous la peau, rendue par leur
présence profondément sensible, des mouvements menus qui font dans la
chair ce que font des miroitements dans l’épaisseur de l’air. Elle laisse cet
effet se développer longuement, puis tu remarques que ses deux bras
tendus délimitent vers ses seins un chemin sur lequel il te suffit d’avancer
un peu ta tête pour saisir un mamelon entre tes lèvres, l’aspirer, le rouler.
Elle te laisse faire en frémissant, puis ses bras fléchissent tandis
qu’augmente l’avidité de ta bouche, puis les tiens serrent si fort le buste
que votre étreinte rudoie l’ancienne position parce que ta tête se tord pour
manger la poitrine. Elle peine à maintenir son équilibre, ce qui te conduit à
basculer en arrière sur le lit en l’entraînant par un effort des reins. Elle se
trouve alors sur toi qui, l’une après l’autre, remontes tes épaules pour
ramper de dos vers le milieu du lit, sans que tes lèvres délaissent un seul
moment le sein dont tu flattes la pointe. Elle est toute sur toi, le visage au-
dessus du tien, les bras poussant sur tes épaules. Elle hésite, te le donne à
sentir par un tremblement, puis se cale en écartant les genoux, dont l’un
vient sur ton flanc gauche et l’autre, plus difficilement, s’installe à droite.
Elle se frotte contre toi pour faciliter cette installation et, voulant l’aider
en déplaçant ton étreinte, tu rencontres l’ourlet très remonté de sa jupe et
la chair nue des cuisses. Elle s’arrache de toi à la seconde où tu la touches
là, mais aussi vite retombe sur toi, saisit ta nuque des deux mains et,
bouche posée sur la tienne, commence un jeu de langues tandis que son
ventre monte et descend. Elle est si active que, pour suivre son rythme et
le débordement qu’il provoque, tu te soulèves à demi et, tout à coup, te
cabres. Elle épouse très souplement ta posture sans abandonner ta bouche,
mais son bas-ventre vient chevaucher le tien avec pour résultat assez
brutal que, désirant te projeter vers ce qui t’excite, tu renverses toute la
position et fais rouler son corps sous le tien. Elle ne lâche pas ta bouche
durant cette voltige et même l’occupe plus furieusement tandis qu’en toi
les dimensions se brouillent et s’affolent à mesure que les foyers
d’excitation se multiplient sans que tu puisses cultiver celui-ci et celui-là
ni les accorder. Elle en ajoute un autre en glissant sa main sous ta chemise
et en la promenant sur ton flanc. Elle a, crois-tu, chargé cette main
d’alléger toute la surface de ta peau au gré d’un effleurement qui sème la
détente. Elle trouble pourtant ce qu’elle propage par l’insistance qu’ont les
seins à rendre sensible leur petite érection, et la langue à courir dans ta
bouche, et le monticule du ventre à déclencher des soubresauts. Elle
t’étreint comme si vous n’étiez pas déjà aussi étroitement enlacés que
possible. Elle émet une chaleur si pénétrante que tu la sens t’imbiber et te
vois en buvard absorbant toute sa présence. Elle te presse de la couvrir
mieux, de la couvrir toute et s’allonge, se fait sous toi nichée, lovée,
concentrée. Elle a levé vers ta nuque la main qui scintillait sur ton flanc et
elle te tient à présent par là avec une fermeté qui te donne conscience
d’avoir au sommet de toi une sorte de pivot, une articulation au service du
baiser en train d’inventer dans vos bouches un espace inconnu. Elle
s’amuse sans doute à dérouter tes sensations en accentuant, ici puis là, des
pétillements organiques qui, individualisés par leur répétition, ne cessent
de gagner en intensité. Elle a métamorphosé l’étreinte en un espace animé,
vibrant, et qui s’illimite toujours plus. Elle serre si fort ta nuque qu’il y a,
tout en haut de toi, ce Nord à partir duquel tu es une masse d’air, un nuage
aux rivages flous. Elle replante tes dents à chaque tour de langue et celles-
ci sont tantôt une paroi, tantôt une barrière qui ne s’imposent qu’aussi
longtemps que dure le tournoiement. Elle développe à présent une
ondulation en accord avec le parcours de la langue et qui met d’accord les
seins et le ventre pour une danse qui t’emporte doucement. Elle ralentit,
précipite, ralentit, et tu accueilles ce rythme en te disant qu’il s’agit des
ponctuations de messages physiques destinés à te donner conscience des
régions de ton corps. Elle veut ainsi te parler sans paroles. Elle tient ta
langue occupée au dialogue de bouche pour qu’il demeure charnel
entièrement. Elle en gouverne les modulations par des pressions sur ta
nuque qui te font percevoir toute la pile des vertèbres, et c’est un arbre
sous lequel va toute la fête organique. Elle est maintenant si détendue sous
toi que tu lances tes mains sur ses bords, non dans l’intention de caresser,
mais pour un rassemblement. Elle se raidit pendant que l’une de ses mains
énumère tes côtes en créant une attente devant son avancée. Elle joue de
toi, penses-tu, et tu joues d’elle tout surpris de la spontanéité de la
partition. Elle a senti ta surprise. Elle détache ses lèvres, recule un peu la
tête, et les proportions de vos corps se modifient aussitôt. Elle dégage un
peu son buste et, par contraste, vous avez un instant le même bassin, les
mêmes jambes, puis la sensation se dilue et la séparation commence. Elle
s’accoude, tête posée sur sa main gauche, et promène tendrement sa droite
sous ta chemise ouverte. Elle dit : le voyage était bon, crois-tu qu’il existe
un lieu où aborder sans interrompre, juste pour récapituler les sensations.
Elle sourit : il vaut mieux relâcher sur un lit que sur une page ou, pire
encore, sur le déclic d’un téléphone raccroché. Elle continue à promener sa
main. Elle dit : as-tu remarqué que certaines régions de ta peau
communiquent avec d’autres qui n’en sont pas du tout voisines ? Elle
attend, te regarde, puis explique : j’ai au-dessus de la saignée du bras une
parcelle qui, grattée ou caressée, déclenche des élancements dans certaines
papilles de ma langue. Elle t’offre son bras et tu avances un index hésitant
vers la région désignée. Elle guide ton doigt en disant : c’est très violent et
même parfois insupportable. Elle retire son bras et constate : tu devrais
retirer ta chemise. Elle se redresse afin de t’aider à faire glisser le tissu
par-dessus l’épaule, puis elle tire sur le poignet droit pour dégager le bras
de la manche. Elle se penche pour expliquer : j’aime assez mordiller les
seins, est-ce que ça te plaît ? Elle te trouve sûrement un air assez peu
convaincu puisqu’elle s’écarte et revient à la position accoudée. Elle a un
regard qui creuse la distance. Elle attend, te dis-tu, et tu aimerais répondre
à cette attente au moyen d’un mot qui ne vient pas. Elle éclate de rire en
disant : rassure-toi, il est pour le moins naturel d’éprouver quelque
difficulté à passer brusquement d’un état à un autre surtout quand le
dernier état fut, comme je l’espère, très marquant. Elle a souligné son « je
l’espère », peut-être avec ironie, et c’est pour t’en assurer que tu lui
lances : il y a dans le corps différents niveaux et qui, contrairement à ce
qu’on pense, ne communiquent pas automatiquement car leur ouverture
dépend d’un mouvement de conscience et non d’une contagion. Elle dit :
dans ce genre d’exercice, on oublie que si l’attirance permet tous les
commencements, elle sert mieux la précipitation que la durée. Elle ajoute :
la continuité est une autre affaire, mais ce ne sera pas la nôtre vu ce que
nous avons décidé. Elle s’allonge et sa jupe remonte. Elle a un collant et
non pas, comme tu l’avais cru, des bas. Elle est belle dans la petite
lumière. Elle dit : notre décision change toutes les dimensions de la
rencontre puisque ce qui est premier est à la fois dernier, mais nous
n’avons probablement pas trouvé le langage de cette situation et courons
par conséquent le risque de ne le trouver jamais. Elle avance une main
vers toi et, la serrant, tu te dis que cette main devrait être pour toi assez
familière pour que tu la nommes à partir de la plantation de ses doigts, de
la configuration de ses lignes, des nuances qui qualifient son toucher. Elle
reprend cette main et la pose sur ta peau, juste au-dessous des côtes, puis
son corps bascule un peu cependant que tu t’allonges de manière à offrir
ton visage à son regard. Elle précise : notre langage, comme tout langage,
ne peut se composer que de termes communs qui, donc, doivent devenir
nôtres par leur agencement. Elle appuie l’un après l’autre chacun des
doigts de la main qui te touche et tu sens leur pulpe s’échauffer dans le
contact, à moins que ce ne soit l’épaisseur même de ce contact qui, par son
gonflement, produise une palpitation chaleureuse. Elle pianote ainsi un
message qui, en se répétant, pénètre en toi très profondément et diffuse
une émotion. Elle ne fait rien d’autre, et, toi tu te recueilles autour de cet
événement menu que ton attention amplifie peu à peu de sorte qu’un cœur
paraît s’installer dans ton ventre à l’aplomb de la main caressante. Elle en
règle les battements à mesure qu’elle en perçoit l’ampleur et cela
provoque chez toi une vigilance à l’égard de chaque oscillation, de chaque
pulsation. Elle sent ton attente active et le mouvement de ses doigts
accompagne ta respiration, ce qui par retour te conduit à la contrôler. Elle
te sourit d’un sourire qui plisse l’air contre ton visage en le colorant, est-
ce de lumière ou de douceur ? Elle se cambre un peu pour mieux caler ses
épaules ou son dos, mais cette nouvelle position te dérange parce que ton
regard se prend soudain aux cuisses et au ventre. Elle n’a pas remarqué la
direction de tes yeux, mais quelque chose lui donne l’alerte, une baisse de
tension peut-être dans le battement ou une distraction interne ou une
irrégularité sous sa main. Elle dit : je me suis souvent demandé pourquoi
le dialogue charnel, pourtant expression la plus pure de la présence, est
intenable. Elle retire sa main : tu éprouves une perte infinie et tu le lui dis.
Elle hésite un instant puis explique : j’ai senti un fléchissement dans ton
attention. Elle reste en suspens dans l’attente d’une approbation et tu
racontes que tes yeux, soudain, ont mangé ses cuisses et son ventre avec
une émotion qui a bouleversé tes dessous. Elle comprend que ce dernier
mot veut l’amuser pour détourner sa déception. Elle n’en tient pas compte
et réclame : dis-moi, ton désir, au lieu d’obéir au rythme de ma main, n’a
plus obéi qu’à tes yeux, n’est-ce pas ? Elle a dit cela sur un ton qui ne
t’incite pas à lui répondre en plaidant coupable, aussi prends-tu la décision
d’un geste brutal et, saisissant la main qui vient de s’éloigner, tu la portes
à ton sexe. Elle tâte mollement ce que tu lui offres et commente en retirant
sa main : j’espère que tu es dans cet état depuis longtemps et que tu sauras
le prolonger encore longtemps. Elle se détourne et se couche à plat ventre.
Elle a, ce faisant, posé son visage dans le creux de son bras et elle te
réserve un œil ironique. Elle dit : il se pourrait que l’interruption ait un
rôle, si j’ose dire, de ponctuation dans le langage du corps, mais chaque
interruption porte en soi la menace de marquer la fin, sauf… Elle éclate de
rire : sauf si tu continues à bander pour moi ! Elle avance une main que tu
voudrais secourable mais c’est vers ton visage qu’elle la dirige. Elle
touche tes lèvres et couche sur elles un doigt maintenu immobile, et qui
s’échauffe là, devient volumineux, palpitant. Elle roule alors ce doigt dont
la pression te fait sentir le double ourlet avec une précision délicieuse.
Elle insiste, presse un peu plus fort, et toi, tu résistes afin de jouir plus
vivement du jeu. Elle réussit enfin à desserrer le passage et s’installe au
milieu, contre les dents d’où suinte bientôt un filet de salive. Elle force
encore si bien qu’à leur tour les dents s’écartent et que la langue vient
tâter l’intrus en promenant sa pointe tout du long. Elle apprécie l’échange
et y répond par un va-et-vient latéral mais, tout à coup, tes dents
s’amusent à mordre avec précaution, puis libèrent le doigt et le laissent
aller explorer le palais. Elle le conduit lentement de sorte qu’il effleure
tantôt avec la pulpe et tantôt avec l’ongle. Elle apprivoise ainsi la surface
intime puis, soudain, lance une attaque, son doigt barrant ta langue pour la
plaquer contre le fond de la bouche. Elle maintiendrait cette position du
vainqueur si la langue, profitant de sa souplesse et de son humidité, ne lui
échappait par un glissement. Elle feint d’agir tout aussi promptement en
retirant ce que déjà elle te présente, droit comme un i et tout luisant. Elle
dit : j’aime ta langue, qui est agile et ferme, tu vas la passer encore sur
mes lèvres car il faut leur faire une mémoire. Elle se jette en avant, saisit
ta nuque à deux mains, prévenant tout geste et toute réponse, ses lèvres
déjà sur les tiennes. Elle s’établit dans la meilleure position tandis que tes
mains prennent le cou et que ta langue se fraie un passage vers le profond.
Elle se met sur les genoux, pousse, te renverse, t’enjambe, te place sous
elle, tout en te laissant sa bouche ouverte et pénétrée. Elle pèse maintenant
de tout son poids et te donne à percevoir la masse d’une présence dont le
poids n’est que la coque frémissante où vient battre l’animation interne,
celle de la vie. Elle détache d’un coup sa bouche de la tienne et, prenant
appui des deux mains sur tes épaules, elle remonte le long de toi par un
long frottement qui mène son sein gauche vers tes lèvres. Elle fait un
sillon de caresse avec le mamelon, que tu captures vite et roules entre tes
lèvres en t’émerveillant de sentir à la fois tes deux rebords charnus et la
petite érection. Elle se penche un peu sur le côté droit, se cambre afin que
le sein soit bien tendu, et toi, en réponse, tu mords très doucement, moins
pour mordre que pour tenir ferme le mamelon et l’offrir à ta langue qui,
déjà, l’encercle, l’environne, danse autour. Elle ferme les yeux et tu as
l’impression qu’elle se détache de son sein pour le rendre indépendant de
son corps. Elle sourit d’ailleurs et, semble-t-il, s’amuse à présent de tes
efforts pour émouvoir cette partie qui ne la concerne plus. Elle a rouvert
les yeux. Elle te regarde avec une ironie qui interrompt ta caresse. Elle
dit : tu veux toujours être payé de retour ! Elle s’écarte un peu et t’adresse
un sourire si lumineux qu’il te paraît changer la substance de l’air et venir
vers ton visage pour l’éclairer. Elle entrouvre ses lèvres qui, là-bas, ont
l’air tout à coup de se gonfler, de s’arrondir pour diffuser un souffle que tu
veux sentir, recevoir, absorber. Elle se cale plus confortablement contre un
oreiller et cela, qui dérange ta perception, creuse une distance où la
relation se refroidit. Elle n’a pas cessé pourtant de te sourire, aussi est-ce
en vain que tu te demandes d’où vient ce brutal changement qui, ne tenant
à rien de visible, n’a peut-être son lieu qu’en toi-même. Elle lève vers toi
un regard qui sans doute t’interroge mais avec une tendresse dont tu suis
heureusement la coulée. Elle dit : je crois que l’attente est une doublure
dont le corps ne se démoule que très lentement, très patiemment. Elle
éclate de rire puis ajoute : bien sûr, nous aurions pu l’arracher d’un coup,
mais il est maintenant trop tard pour la précipitation. Elle se cale pour être
plus à l’aise tandis que tu te demandes quelle attitude prendre et ce
qu’exprime ton visage. Elle saisit ta main, la porte à ses lèvres et ses yeux
pétillent et tu ne sais ce qu’ils disent : ironie ou tendre complicité ? Elle te
laisse un long moment dans ce doute, puis rapporte vers toi ta main avec le
même sourire lumineux qui, une fois de plus, est pour toi surprise et
bonheur. Elle te paraît enveloppée d’une bulle limpide, et toi, au bord de
cette transparence, tu hésites, conscient brusquement d’une limite et de la
vieille séparation et de la solitude. Elle dit alors : tu sens comme l’air de
l’attente rend l’heure moins passante et la douceur qui vient à la place du
temps. Elle a posé sa main droite sur ta joue et ce qu’elle vient de dire se
confond avec ce toucher dont le contact affirme justement le pouvoir de la
douceur. Elle passe sa langue sur ses lèvres, l’une puis l’autre, celle du
haut, celle du bas, lentement, et des mots se mêlent à ce mouvement : on
peut expliquer le désir… pas l’amour… Elle retire sa main et te regarde.
Elle voudrait peut-être une réponse mais répondre ne rencontre en toi
qu’une impuissance, un vide. Elle dit : ne crains rien, petit homme, tu
devrais savoir que nous avons dépassé le désir, donc l’illusion. Elle
caresse un instant la pente de tes lèvres du bout de son index et ajoute :
j’espère que tu n’as pas la volonté de faire durer ce qui ne doit son
intensité qu’à l’acceptation de l’éphémère. Elle hésite, puis : nous avons
jusqu’ici évité l’angoisse, et il va falloir continuer vers ce qui devrait,
naturellement, la susciter en s’aidant de l’amour. Elle s’est éloignée
derrière sa peau et tu te demandes quel geste ou quel mot pourrait être
entre vous plus liant que les inventions de l’ancienne passion. Elle a
soudain une moue ironique qui fait refluer vers toi cette interrogation et
provoque un silence. Elle s’amuse de ta perplexité en remuant les épaules
d’une manière qui froisse moins le couvre-lit sous elle que le silence. Elle
ne s’agite ainsi que pour te signifier peut-être qu’elle ne partage pas tes
doutes. Elle dit brusquement : prends garde à ne pas confondre ce qui nous
exalte et ce qui nous limite, bien que nos limites puissent devenir le point
d’appui de nos exaltations si, là encore, nous évitons l’illusion de leur
franchissement… Elle donne l’impression de rester en suspens, mais loin
de se carrer dans le tu, elle continue : sur nos limites se mêlent la
souffrance et la venue possible du miracle ou de l’horreur. Elle te fixe avec
une insistance dérangeante et tu te vois en train de t’égarer entre
l’adoration de son corps et une chose qui t’échappe et qui te ferait peur si
tu lui permettais de s’approcher. Elle te laisse longuement à ton hésitation
puis avance son visage si près du tien que ce face à face te paraît vite
insupportable. Elle pose alors sa bouche sur tes lèvres et emprisonne
celles-ci avec ses dents pour leur interdire de s’écarter. Elle assure sa
prise, et tu te laisses faire en évitant de te projeter hors de cet instant et de
céder au désir. Elle défie cette résistance en prenant ta tête à deux mains et
en mordant un peu trop fort. Elle paraît sur le point de laisser monter la
violence mais, tout à coup, s’arrache à toi et, revenue contre son oreiller,
te regarde assez froidement. Elle ne maintient cette attitude qu’un instant,
sourit, tire tendrement sur ton épaule pour t’amener contre sa poitrine et,
aussitôt, t’enlace, te presse, te mange la joue, la bouche et murmure :
l’amour n’a que des vérités animales ! Elle se donne de nouveau un peu de
distance et tu sens, toi, ton corps se partager entre abandon et raideur,
entre confiance et doute. Elle perçoit ton état, tu le devines, et devient plus
tendre avec un regard accueillant, une main douce. Elle est dans
l’invitation au supplice, te dis-tu tout en te demandant depuis quel arrière-
pays montent ces mots, cette pensée. Elle partage seulement avec toi un
jeu mortel et tu as consenti à en être le complice. Elle acquiesce à ton
constat, te dis-tu en interprétant ce mouvement dans son visage qui lui fait
une peau si aimable, si lumineuse. Elle te séduit infiniment alors même
que tu noircis votre relation en pensant qu’aucune complicité, y compris la
plus amoureuse, ne saurait éclairer l’un sur le but poursuivi par l’autre.
Elle tente d’inventer, te dis-tu, une espèce de débauche à rebours qui
métamorphose la tendresse en détergent du destin. Elle a le sourire de qui
ne se doute pas des pensées de l’Autre. Elle écarte ainsi de toi la tentation
d’une violence qui pourrait abolir votre entente. Elle passe de l’initiative
au consentement avec une facilité qui te paraît inquiétante. Elle se presse
tout à coup contre toi, te câline, t’enveloppe, mordille ta joue, ton oreille,
murmure : viens ! ajoute : la vie creuse en nous une lézarde qui nous
déchire tendrement… Elle n’est pas sûre de ce qu’elle vient de dire. Elle
s’écarte et quand vos yeux sont face à face, vous éclatez de rire. Elle se
courbe alors et cale sa tête contre ta poitrine comme si elle cherchait une
protection. Elle se redresse bientôt et son regard présente au tien
incertitude et interrogation, en vérité quelque chose de si démuni que tu la
prends aux épaules et que vous voilà agenouillés l’un contre l’autre, vous
étreignant dans une panique qui prend fin aussi vite qu’elle vous a saisis.
Elle te pousse, tombe avec toi sur le lit, s’amuse à plaquer tes épaules et,
appuyée dessus, triomphante, profite de l’élasticité du matelas, pour te
secouer au gré des rebondissements qu’elle déclenche en poussant par à-
coups. Elle stoppe brusquement ce jeu, te fixe et, comme parlant derrière
son visage devenu grave, dit : je t’ai attendu trop longtemps, on aurait
autrefois appelé ça des fiançailles, aujourd’hui ce n’est que du temps
perdu, et je me demande si, tout en y participant, tu as compris que nous
inventions la cérémonie de ce temps perdu afin d’en changer la nature…
Elle paraît à bout de souffle, mais tu te rends compte que c’est en réalité
son regard qui est à bout de regard. Elle ferme les yeux, puis les rouvre et
continue : nous sommes dans un moment excessif et sans expérience pour
en vivre les étapes… Elle s’arrête, puis : il est rare qu’un homme et une
femme se rencontrent dans un temps autre que celui de leur durée
ordinaire, entre un passé où ils ne furent jamais ensemble et un avenir où
ils ne seront pas davantage réunis, dès lors leur rencontre les arrache au
temps même qu’ils partagent puisqu’il est leur agonie… Elle se penche,
hésite, puis : je ne sais comment dire cela qui est unique… Elle hésite
encore, puis : un couple se forme d’habitude dans l’aspiration à la
continuité, laquelle est une manière de doter la vie d’une qualité
interminable, mais tel n’est pas notre cas étant donné que notre fin est en
vue. Elle peine à poursuivre mais se force à reprendre : nous ne voulons
pas que notre liaison ne soit qu’une aventure, aussi nous faut-il y intégrer
la mort prévue d’avance et nous dire peut-être que, la mort n’étant plus
dépendante du temps, elle va nous permettre d’entrer dans cette région qui
fascine les amants et que cependant ils évitent par peur de ne savoir que
faire dans le néant… Elle se tait assez longuement pour te laisser croire
que vous entrez dans le silence, puis reprend encore : le problème, c’est
qu’une fois en vue de cette région, de ce lieu sans lieu, le désir devient
désespéré pour la raison que le plaisir est impossible : il a disparu tout
comme Dieu a disparu, et il n’y a plus devant nous, devant nos sexes ou en
eux, que son absence… Elle sourit, hésite encore, et se moque en disant : il
te revenait d’annoncer la disparition du plaisir, mais tu préfères me laisser
parler à ta place comme si j’avais avalé ta bouche ! Elle insiste : tu
n’aimes pas regarder l’abîme au moment de t’y jeter car cela t’obligerait à
concevoir ton saut dans le néant… Elle se tait et tu te remémores le
chemin qu’elle a semé de mots tout en essayant de te représenter ce qui se
termine dans un espace sans image : un espace à l’opposé de la salle
d’attente qu’est encore votre chambre avec la confortable accumulation
des caresses. Elle lève le doigt qui dit « chut » et, l’ayant posé en travers
de tes lèvres, elle murmure : les amants ont l’illusion que l’amour va
combler tous les manques, aussi s’empressent-ils d’enlever leurs
vêtements en croyant effacer la séparation. Elle appuie son doigt
davantage et, par un silence, ponctue sa pensée avant de continuer : tu sais
bien que la nudité, loin d’abolir la séparation, nous signifie qu’elle la
souligne au contraire en nous indiquant que l’état propice à l’union en
rend manifeste l’impossibilité. Elle t’observe puis : j’aime que tu aies
accepté de jouer sans fin à retarder la mise à nu, car il y a plus d’excès
dans ce retardement que dans la nudité, mais il te reste peut-être à tuer une
dernière illusion. Elle retire son doigt en souriant et semble bien décidée à
n’en pas dire davantage cependant qu’un désespoir envahit ta tête à
mesure que tu affrontes ce silence. Elle se penche enfin et tout à coup te
jette ce mot : l’amour ! Elle a continué à sourire sans que tu puisses en
déduire la moindre moquerie, la moindre dérision, et maintenant elle
explique : il y avait encore cette finalité au-delà du plaisir, ce dernier étant
comme le gage d’une fusion qui fait déborder les corps, et voilà qu’ils ont
le sentiment qu’Éros est l’ultime avatar de Dieu. Elle a lourdement ajouté
une proposition à une autre et vient de s’arrêter comme si elle hésitait à
leur ajouter celles qu’elle garde en suspens. Elle prend ta main droite et la
dirige, non pas vers son sein comme tu t’y attendais, mais au-dessous en
disant que l’amant plantait là son poignard pour en finir soit avec
l’infidélité soit avec le destin. Elle déclare à présent qu’il faut en finir
avec l’amour afin de consommer le dernier sacrifice, qui autorisera le
corps à retrouver toute son énergie originelle. Elle esquisse un geste
obscène, et voulu tel, dans la direction de ton sexe en même temps qu’elle
incline sa tête vers lui. Elle interrompt presque aussitôt les deux
mouvements et te jette avec colère : il est difficile de passer de la
tendresse à la dérision, et tu n’as pas l’air décidé à m’aider ! Elle se calme,
se laisse tomber à la renverse puis dit lentement : il faut tout admettre ou
tout comprendre mais je ne peux que mal m’y prendre avec ce TOUT pour
la raison qu’on ne saurait mourir et re-mourir pour mieux mourir ! Elle
grimace un sourire, se cambre un peu pour te dire de plus près : il serait à
présent quelque peu ridicule que tu me baises, ridicule et trop simple,
n’est-ce pas ? Elle s’empare de ta main et, soulevée sur un coude, attend ta
réponse, mais tu ne sais que répondre, trop occupé que tu es à te
représenter comment l’issue naturelle de vos approches devient de moins
en moins naturelle. Elle s’irrite, griffe le creux de ta main : sais-tu, dit-
elle, qu’un sentiment bizarre m’occupe, un sentiment qui me pousse à
imaginer que nos caresses dont l’abondance servait en principe à rendre
perméables nos surfaces, et juteuses et pénétrables, oui imagine que nos
caresses soient allées beaucoup plus loin par leur excès… Elle s’arrête et
son attitude est interrogative, mais tu fais seulement oui de la tête pour
demeurer dans le silence et l’attention. Elle te regarde, hésite un peu puis
continue d’une voix plus claire : imagine donc que cet excès, non content
d’amollir nos surfaces, les ait pourries, oh d’une sorte de pourriture noble,
quelque chose sur nous comme une poussière, et même lumineuse, qui
n’en serait pas moins le début de la putréfaction. Elle sourit et tu n’es plus
sûr de rien sauf, de son côté, d’une certaine folie cependant que tu
mâchonnes le mot « pourriture » si bien que tu finis par le prononcer à
voix haute et dubitative. Elle, aussitôt, le reprend sur le ton dont elle
pourrait dire le mot « amour » puis, soudain soucieuse, elle propose que tu
t’allonges contre elle, ajoutant : il faut nous reposer, nous détendre avant
d’aborder ce qu’il nous reste à vivre… Elle s’offusque que tu l’arrêtes en
criant presque : mais que sais-tu de la suite, en tout cas de la manière de
nous conduire pour la jouer correctement ? Elle fait une moue qui t’aurait
paru charmante auparavant et qui, à présent, t’agace si bien que tu
t’étonnes avec brutalité que vous tardiez de passer à l’acte. Elle demande
ironiquement lequel et tu la pries d’excuser un mouvement d’humeur, qui
témoigne seulement de la difficulté de vivre la situation où vous voilà
engagés. Elle n’aime pas cet argument et te jette : n’aurais-tu rien
compris ? Elle se calme aussi vite et c’est d’une voix douce qu’elle dit : ne
t’ai-je pas suggéré, il y a un moment, que notre relation devait s’ordonner
autour d’une place vide – d’une place vidée de notre présence ? Elle voit
bien que tu peines à la recherche du souvenir et que tu en éprouves une
petite panique. Elle reprend avec tendresse : va-t-il falloir que je redise
tout, que je t’explique qu’au désir de me faire foutre enfin par toi a
succédé, grâce à toi, le désir d’autre chose qu’une aventure ? Elle te fixe
un peu durement et poursuit : baiser passionnément ou baiser pour obéir à
la débauche ne représentent que l’obéissance à une fin utile alors que nous
sommes dans la nécessité d’inventer une posture plus radicale… Elle
paraît se détendre et te sourit en continuant : le corps, c’est bien connu, ne
s’exalte qu’au bord du manque, et cette exaltation se change en
mouvement inventif dans la proximité de la mort. Elle se tait comme pour
prendre la mesure de ton écoute et continue : le plaisir n’est pas un but
suffisant, la perte non plus, mais si je les réunis, leur combinaison suscite
l’espace d’un égarement ou d’une désorientation dans le tourbillon duquel
j’approche d’une énigme qui donne une saveur intense à mon intimité.
Elle éclate de rire et s’écrie : pardonne-moi, je n’ai jamais eu l’intention
de faire devant toi pareille profession de foi mais on ne saurait prévoir où
vous conduit une rencontre dès lors qu’on accepte de s’égarer dans sa
nouveauté au lieu de la déplier sur le modèle du déjà vécu. Elle embrasse
le coin de ta bouche et, là, te murmure tout près : je dois te dire merci de
ta patience et de ne pas me faire taire en me baisant, ce que j’accepterais
puisque je me suis mise dans la situation d’appeler cet acte ou de
l’attendre afin de m’éviter le choix d’un chemin plus difficile. Elle s’est
écartée un peu et tu te demandes si elle n’est pas en train de te provoquer,
hypothèse absurde au vu de sa franchise, aussi réagis-tu par cette
question : ne veux-tu pas faire bander ma tête plus violemment que ma
queue ? Elle se contente de sourire et tu continues : n’est-il pas juste par
conséquent que je cède à la curiosité et veuille connaître l’expérience vers
laquelle tu me conduis ? Elle ne réagit pas davantage, ce qui t’invite à
poursuivre : j’espère que cette expérience épicera notre nuit d’une
découverte plus excitante que l’agitation sexuelle, ce qui ne nous interdit
pas de recourir à cette dernière, au cas où… Elle approuve de la tête et
dit : c’est clair et tu as mon accord, et je précise qu’en t’amenant ici je ne
songeais qu’à un rendez-vous galant, comme on disait autrefois, mais…
Elle hésite : mais dans tes bras et sous tes caresses, je me suis sentie plus
mortelle qu’amoureuse, non, je me suis sentie mortellement amoureuse, ce
qui a fortifié un désir plus sauvage que le désir habituel, celui que la baise
suffit à apprivoiser puis à détruire. Elle observe ton visage et tu la sens
curieuse de quelque réaction inattendue, peut-être d’un éclat, qui est bien
la dernière chose dont tu es dans l’instant capable. Elle sourit de ton
silence et reprend la parole : il est toujours question de consommation,
même dans l’amour, alors que toute notre attention devrait aller vers sa
consumation – et la nôtre ! Elle s’arrête comme pour rendre plus insistant
son regard, puis : il ne s’agit pas, tu le sais bien, d’un jeu de mots facile,
d’ailleurs il a fallu beaucoup de temps avant que j’ose, dans mon for
intérieur, me dire ce que je viens de te dire, et te le disant, j’ai senti
pointer un vertige, comme si j’allais vider soudain ma conscience de tout
ce qu’elle contient, savoir et messages… Elle réfléchit ou te laisse
réfléchir, puis : la flamme que j’appelle n’est pas qu’une image, c’est un
élan capable de brûler ma lourdeur en même temps que ma crainte de ne
pas pouvoir m’abandonner à sa violence car, rêvant de son instant décisif,
je n’en devine la nature qu’à travers la peur qu’il me procure… Elle est
émue et ne le cache pas. Elle a laissé son regard s’adoucir. Elle dit : il me
semble t’avoir fait comprendre à demi-mot la direction que pourrait
prendre notre rencontre mais il fallait qu’elle ait lieu pour que se forme
une certitude… Elle se tait dans l’attente d’une réponse qui fait
tourbillonner en toi des mots, des images, de l’hésitation et aussi un élan
d’amour quand tu dis d’une voix basse : sais-tu vers quoi nous conduit la
danse sur la flamme et comment tu l’allumes et comment je la partage ?
Elle a de la lumière sur le visage en disant : cela nous pouvons le décider
ensemble à partir du moment où nous sommes d’accord pour faire
ensemble le trajet. Elle tend sa main vers ton front pour une caresse
rapide, puis : inutile de prendre date, mieux vaut commencer tout de suite
afin de ne pas risquer de voir s’affaiblir l’entente, aussi allons-nous boire
à la santé de notre décision et nous reposer un moment. Elle va vers le
réfrigérateur, l’ouvre, en retire une bouteille de champagne et les deux
coupes qui vont avec. Elle en dégage déjà le bouchon, remplit les coupes
et lève la sienne en disant : à ton courage ! Elle remarque à peine que tu
réponds : au tien ! Elle t’invite à t’asseoir dans le fauteuil et s’installe sur
le bord du lit. Elle reboutonne son chemisier, efface le désordre, si bien
que tu as le sentiment d’entrer tout juste en matière. Elle devine ta pensée
puisqu’elle a ce commentaire : on ne recommence jamais rien, surtout
quand on en est où nous en sommes ! Elle évoque à nouveau l’instant
décisif pour t’assurer qu’elle en a parfois senti l’approche sans oser en
provoquer la franche venue. Elle lève sa coupe en disant : je me demande
où en est notre complicité, mais nous n’aurions pu en arriver là sans
l’entraînement d’une réciprocité. Elle remplit encore vos coupes et prend
tout à coup un ton mondain pour dire : je ne sais d’où me vient la certitude
que disposer de sa mort, c’est enfin disposer de toute sa liberté. Elle éclate
là-dessus d’un rire faux et tu sens blêmir en toi ce que tu as du mal à
nommer ton âme. Elle fixe sur toi un regard qui durcit comme pour se
défendre. Elle dit : j’aimerais que la tension ne retombe pas mais la parole
peut malgré nous devenir boueuse… Elle marque un temps, t’observe, et
tu te demandes si ton visage ne va pas te trahir sans avoir la moindre idée
de ce que pourrait être cette trahison. Elle dit précipitamment : tu te
demandes vers quoi je t’entraîne depuis que nous n’avons plus la baise en
tête – tu vois, j’ai dit « nous » – tout en y conservant le désir… le désir
d’un acte absolu comme en rêve l’amour sans aller en général jusqu’à
l’inventer ! Elle te regarde avant d’ajouter : c’est toi qui m’as donné ce
désir, et tu le sais n’est-ce pas ? Elle insiste avec ses yeux si bien qu’agacé
par cette insistance tu cries : la situation s’est construite sur ma passivité
ce qui ne veut pas dire qu’elle m’échappe ni qu’elle n’avance pas dans le
sens de ma volonté ! Elle paraît surprise : j’étais en quelque sorte l’hôtesse
d’un désir commun et sa servante, mais il se pourrait que sous ta
passivité – puis-je dire diplomatique ? – tu aies en réalité mené le jeu…
Elle réfléchit un instant puis déclare : jeu que je ne contrôlais pas, ayant
plutôt le sentiment d’en suivre la pente, en vérité comme on suit le fil
d’une pensée. Elle lève des yeux qui t’interrogent en poursuivant : oui, je
suis dans l’élan d’une pensée comme j’étais auparavant dans l’élan du
désir, et ce mouvement me porte vers un acte qui était là, dans l’ombre
interne, l’ombre intime, moins dans l’attente de son accomplissement que
de sa révélation. Elle baisse la tête et considère sa main droite, bien
ouverte : c’est amusant d’imaginer, fait-elle, tout ce dont une main est
capable. Elle la referme, serre le poing, et toi, dans un bref vertige, tu sens
que souffle dans ton corps la tempête du temps, celle que sans cesse
refoule le présent. Elle tend son poing vers toi et dit en riant : je n’ai pas le
moindre poignard pour l’armer, aussi nous faudra-t-il éviter la tragédie !
Elle se penche, te regarde bien en face, sourit et enveloppe son sourire
d’un silence. Elle se lève, retourne au réfrigérateur et y prend une seconde
bouteille. Elle l’apporte et, devant le lit, s’occupe un long moment à
l’ouvrir. Elle remplit vos coupes en constatant : il suffirait de verser là-
dedans une certaine poudre et ce serait plus propre et moins douloureux
que le poignard ! Elle fixe sur toi un regard neutre et tu t’étonnes de sentir
s’installer en toi un apaisement, une tranquillité comme si tu voyais avec
soulagement la situation présente correspondre enfin à celle qui, depuis
longtemps, était chez toi en préparation. Elle avance sa main vers la
tienne, hésite à la prendre : c’est une prise de conscience qui s’est affermie
tout au long de la soirée et qui me représente à présent la nécessité d’un
choix radical. Elle te regarde tendrement puis ajoute : j’ignore qui a parlé
d’un apprentissage de la possibilité de l’impossible, j’envisage cela
comme l’approche graduelle d’un saut à partir du tremplin dont je deviens
peu à peu la planche et son bord extrême… Elle se courbe vers toi :
écoute, dis-tu, j’ai reculé d’abord devant ce que tu savais par l’intuition,
puis j’ai cédé lentement, non pas à la suggestion latente dans notre
rencontre, mais à la contagion du mouvement qui devenait le nôtre. Elle
dit : notre projet n’avait pas besoin d’être énoncé pour être partagé ;
pourtant, ce projet s’est formé d’emblée même s’il est demeuré inconnu
de nous qui le formions à mesure que grandissait cette passion qui
orientait notre vie. Elle aimerait que tu confirmes et tu le fais disant : en
effet, j’ai pris la décision de t’accompagner jusqu’au bout bien avant
d’avoir la révélation de cette décision : c’est sans doute le fameux saut
qualitatif, qui ne livre son sens qu’une fois accompli. Elle prend ta main et
la presse contre elle pour t’inciter à continuer : je ne saurais expliquer,
dis-tu, pourquoi ta présence m’a conduit tout naturellement vers ce qu’un
humain n’accepte qu’au comble de la sagesse ou du désespoir. Elle serre ta
main et tu vois venir les mots qui se dérobaient encore à l’instant : j’ai
découvert tout à coup que l’absolu est négatif, qu’il ne peut que l’être afin
d’absorber le néant et que sa vision exige de celui qui la conçoit de ne pas
revenir en arrière, mais avec quoi allons-nous traverser ? Elle se lève, va
chercher son sac, revient en l’ouvrant et en retire un gros sachet : il y a là,
dit-elle, bien davantage qu’une double overdose, de quoi enchanter un
mois de solitude ou faire à deux que la nuit soit définitivement blanche.
Elle remplit vos coupes en disant : nous allons nous aider avec cela pour
avaler, car pour absorber une bonne quantité il n’y a que la bouche, et il
faut faire vite. Elle ouvre le paquet et divise en deux parts la poudre qu’il
contient, puis elle se dirige vers le plateau préparé sur un guéridon et en
rapporte deux cuillères, dont elle te tend l’une en expliquant : c’est pour
faciliter la prise ! Elle reste un moment le bras tendu parce que tu la
regardes en souriant, mais tu as déjà saisi la cuillère et, l’ayant en main, tu
dis : merci d’avoir choisi une fin qui trompera les survivants puisque tout
le monde pensera que le seul hasard d’une dose trop forte est la cause de
notre mort…
LES TÊTES D’ILJETU
...... Vous demandez pourquoi tant de visages et toujours, derrière eux, le
mien. Vous ne savez pas, dirait-on, qu’en chacun de nous vivent un je, un
il, un tu. Vous les sentez parfois tour à tour et parfois tous ensemble. Vous
auriez dû deviner que je cherche, non pas à sentir, mais à voir qui je suis.
Vous me regardez avec surprise car je vous prête un sentiment qui
n’appartient qu’à moi. Vous pensez probablement que chacun de nous est
unique et qu’avoir un seul visage est la garantie de notre identité. Vous
observez mes yeux. Vous y décelez des éclats et des ombres, des
instabilités, des changements. Vous devriez en conclure qu’il s’agit des
indices d’une démultiplication intérieure entre des personnalités
antagonistes. Vous imagineriez alors le combat obscur entre ces avatars et
ma main, qui peut seulement me les représenter un à un quand je voudrais
les faire surgir tous à la fois dans une monstrueuse mêlée de traits. Vous
savez quel étonnant désordre j’ai inventé en laissant mon geste épouser
mes pulsions et les traduire par un mouvement automatique. Vous voyez
des dessins et des dessins et des dessins quand il s’agit de moyens de
retourner la peau ou de la rendre transparente. Vous auriez des cauchemars
si, rompant tout à coup la distance par laquelle toute œuvre vous protège,
je vous montrais ce qui hante la mienne. Vous en avez de temps en temps
une petite idée que vous ravalez vite, et je fais de même en rôdant autour
de ce qui n’a pas de meilleure cachette que sa figuration. Vous auriez tort
de considérer ce qui précède comme un paradoxe car voilà plus de vingt
ans que j’expérimente à quel point la vision s’égare dans l’effort qui
voudrait pourtant la communiquer avec exactitude. Vous avez là l’une des
raisons qui me font revenir et revenir encore à mon visage dans la rage de
l’insatisfaction et non la complaisance du Narcisse. Vous avez devant vous
la preuve de mon obstination, de mon insistance, de ma volonté. Vous me
pardonnerez de ne pas préciser davantage ce que recherche cette
obstination puisqu’elle échoue à me livrer la clé de l’énigme. Vous devez à
son effet d’avoir devant vous cette suite d’autoportraits, qui est
interminable et qui ne devra qu’à ma fatigue, non pas de se terminer, mais
de rester suspendue. Vous portez vous-même un certain poids de temps, et
c’est à l’intérieur de vous comme une rumeur, comme un tourbillon où les
directions s’embrouillent. Vous devez percevoir un remous comparable
dans mes visages. Vous aimeriez que j’en rajoute quant à ma difficulté de
contrôler ce que je fais au moment où je le fais. Vous aimez le fini parce
qu’il est rassurant et n’a pas l’air d’être la prison de ce qu’il renferme.
Vous n’avez peut-être pas oublié le mot de Vinci disant : « Mon visage est
la prison de l’amour. » Vous m’expliquerez qu’il pensait à sa laideur, celle
dont il se croyait affligé, et que tel n’est pas mon souci, ce qui n’empêche
pas mon visage d’être lui aussi une prison derrière les portes de laquelle
ma propre vie reste à l’écart de moi. Vous ne sauriez voir ce que je
n’arrive pas à montrer. Vous passez d’un dessin à l’autre, vous préférez
celui-ci à celui-là pour des raisons de surface, qui n’ont rien de commun
avec ce que cherchait, dans ma main, cet élan venu de la région obscure où
des ombres voudraient prendre forme afin de devenir ce que… je suis !
Vous regardez mon premier visage, fleur à la bouche : est-ce le mien
d’ailleurs ou bien celui que je prêtais à un personnage qui, parti de moi,
devient l’Autre que je suis quand ma main est au travail. Vous percevez
l’énergie et la rapidité tandis que moi, pensant à cette époque, je cherche
en vain quelle sorte de révolte m’animait. Vous me demanderiez sans
succès de vous faire partager ma colère d’alors, c’était une colère qui
n’explosait pas, qui se concentrait toujours plus, et que j’essayais de
neutraliser par l’alcool. Vous constatez d’ailleurs dans l’aquarelle suivante
que la concentration a durci mes traits et qu’elle a désormais changé ma
colère en une sombre énergie, qui fait de ma tête l’équivalent de ce fruit
explosif, la grenade, que j’ai souvent représenté. Vous n’imaginez pas
combien ma main vibrait en traçant cela, et combien j’étais, moi, dans
l’attente de ce qu’elle allait faire apparaître. Vous avez l’avantage de
savoir déjà que je ne cherche pas la représentation mais l’apparition : cela
suffit à me séparer des amateurs d’images oniriques tout comme des
réalistes, mais comment faire entendre que la réalité jaillit du noir, qu’elle
est derrière le dos de chaque être, de chaque chose et non pas du côté de
leur face éclairée. Vous savez qu’il y a des périodes où l’ombre se fait
chair, où le noir occupe l’espace, et nous voilà plongés dans la nuit
originelle faite de violence et de rage, de vérité aussi, je n’ose dire de
nudité. Vous me pardonnerez si j’ai brusquement envie de rire de tout cela
et de moi-même au souvenir de l’Acéphale, l’homme sans tête que j’ai
inventé en Espagne pour que la révolte contre l’ordre d’en haut ait son
idéogramme. Vous me croirez si je vous dis que cette figure me revient à
l’instant devant ce visage renfrogné qui dresse son oreille droite pour faire
signe au temps et qui appelle son souffle comme s’il en espérait une
caresse spontanée de la mémoire. Vous trouvez que j’exagère, et pourquoi
pas ? Vous m’auriez fréquenté en ce temps-là qu’il vous en resterait sans
doute l’impression principale que je n’étais pas à prendre avec des
pincettes, ce qui serait injuste dans la mesure où j’étais seulement attentif
à la frénésie de la nature que je me tuais à égaler en travaillant comme un
forcené. Vous avez fatalement l’habitude de vous arrêter devant les choses
faites en les considérant comme un acquis définitif alors que leur auteur
n’y distingue qu’une étape incomplète. Vous ne devez pas en conclure que
je dénigre ce qui, je le sais, m’a permis d’aller plus loin, mais la chose
faite ne m’a permis cela que pour l’avoir jugée insuffisante, ce qui ne veut
pas dire qu’elle n’était pas finie : d’une finition qui était assez pour elle et
pas assez pour moi. Vous devrez vous faire à cette contradiction, qui
demeure latente sous la beauté comme un germe secret et actif. Vous
pourriez vous demander avec raison si ce n’est pas une révélation abrupte
et essentielle dans la vie d’un artiste que la perception soudaine d’un
jamais assez qui freine son élan tout en l’obligeant à en aiguiser la pointe
afin d’en poignarder le contentement de soi. Vous devinez que cette
insuffisance chronique, bien que délibérée, n’est pas facile à soutenir, et
qu’elle déclenche souvent excès et délires avec leurs pansements de
drogues et de boissons. Vous voyez que l’immobilité d’un dessin est
factice : il peut, soudain, brutaliser l’œil qui, justement, ne se méfie pas de
ce qu’il sait n’être qu’encre et papier. Vous pensez bien que ma passion
s’est enragée de cette réalité fondamentale et que l’encre ou le fusain ou le
crayon m’ont servi à bousculer le papier tant je désirais le scarifier, le
sabrer. Vous n’avez qu’à regarder ce front agité par quelque éruption sous-
jacente qui tend sa peau et déjà la crevasse. Vous avez, là-devant, la
responsabilité d’avoir à repérer au-delà de l’image l’état dont elle n’est
que l’avancée extrême et qui doit transpirer d’elle sous la pression de vos
yeux. Vous devez tenir votre rôle de spectateur jusqu’à l’exaltation afin de
sentir dans l’espace de l’image la place de la réflexion et celle – pourquoi
pas ? – de l’amitié. Vous dire la part que cette dernière a eue dans ma vie,
ce n’est pas la peine parce que ce genre de confidence reste inférieur à ce
dont il est question. Vous décèlerez dans le visage que voici maintenant
une sorte de vacarme dans les traits et une grande lucidité dans les yeux.
Vous signaler cela est une manière d’avouer que je n’ai cessé d’être
partagé entre une surexcitation, une fureur, qui déclenchaient chez moi un
emportement proche de la transe, et une lucidité propice au recueillement.
Vous devinez qu’il n’y avait jamais concomitance entre ces deux états,
mais que j’ai rêvé de les réunir dans les moments où je n’arrivais à
disposer ni de l’un ni de l’autre. Vous ai-je raconté que la fureur me
dispensait de recourir aux images car je pouvais alors laisser courir fusain
ou pinceau sur ma feuille et me sentir penché sur elle comme la pythie sur
son chaudron tant il y avait de l’oracle dans l’air. Vous n’avez pas besoin
de m’entendre préciser que, furieux ou lucide, je pars toujours de
l’inconnu à la recherche d’une forme que j’accueille avec enthousiasme et
qui, le plus souvent, est une image pour la raison que l’image possède une
vertu formatrice bien plus intense et bien plus subversive que toutes les
autres concrétions peintes. Vous me pardonnerez d’ajouter que si l’image
n’est pas corporelle, ce n’est plus de l’image parce qu’il n’y a d’image que
de notre corps. Vous ne devez pas en conclure trop vite que je vous donne
ce disant la clé de ma longue série d’autoportraits car je n’ai cessé de me
demander si le visage est corporel alors que la tête l’est très certainement.
Vous trouverez facilement le pourquoi de cette différence tandis que je
vous tends cette chose tourmentée, ce territoire en proie au plus violent
séisme bien qu’il soit limité à ce qui va des sourcils à la bouche. Vous
avez là une sorte de quintessence du visage et de sa capacité d’exprimer la
tempête intérieure, celle que le corps ne connaît sans doute qu’avec la
décomposition. Vous admettrez que je n’ai plus aucune certitude quant aux
circonstances, et qu’elles sont secondaires par rapport au cri que pousse
toujours ce morceau de papier. Vous devinez qu’on trace des traits, qu’ils
s’organisent et que cette organisation convoque une présence. Vous savez
qu’un visage n’est pas un domicile mais un lieu de passage où, je vous l’ai
dit, peuvent tour à tour s’installer je et tu et il et pourquoi pas nous afin de
rassembler le collectif de nos contradictions ? Vous devriez deviner
combien j’ai cherché à me perdre, à me pulvériser, et qu’il y avait, sans
que je le veuille, une correspondance entre ce désir d’autodestruction et
ma façon de peindre en donnant la priorité totale au rythme. Vous savez
que la composition s’apprend tandis que le rythme échappe, qu’il vous
emporte, qu’il exige une confiance furieuse et qu’il y répond en
permettant d’incorporer ses fantasmes et d’infuser dans les formes un
contenu symbolique. Vous devinez donc que l’instinct rythmique conduit à
mettre en avant les pulsions, les élans, les soupirs de la bouche d’ombre
plutôt que la ressemblance, l’imitation de la réalité ou le développement
des choses concertées. Vous en déduirez que mon goût permanent pour le
dessin automatique est lié à ma fidélité à cet instinct mais que cela
n’interdit pas la venue des figures sans doute, comme je vous l’ai dit,
parce qu’elles sont chez moi des apparitions et non pas des copies. Vous
pouvez constater que tout se joue dans le cours d’une métamorphose qui
transforme des gestes dérisoires en condensateurs d’une énergie dont les
déflagrations dépassent les actes ordinaires de la vie. Vous savez combien
les gens de ma génération se sont méfiés de l’Art, ont voulu le détruire et
l’ont servi quand même ! Vous savez encore que je partage cette opinion
de Nietzsche : « L’art véritable est toujours un dithyrambe de la vie. »
Vous admettrez que cela n’interdit pas l’inquiétude, l’angoisse, tout ce
fumier qui fait le lit de notre vitalité, pas plus que cela ne m’interdit de
représenter les drames, les cauchemars, les horreurs que notre temps
multiplie et qui, représentés sans complaisance, deviennent une force de
transformation. Vous pourriez découvrir ainsi dans cette suite
d’autoportraits une sorte de bestiaire humain dont mes traits furent le
matériau expérimental. Vous me voyez à présent, moi le sombre, le
violent, essayer ce visage tétanisé par la douleur, criant, tordu, convulsé,
hurlant, et rendu à l’anonymat de l’espèce par ce qui le torture en niant sa
qualité d’individu particulier. Vous avez le droit de penser que mon
imagination seule était mon ennemie, mais soyez assuré que, ce disant,
j’ai moins le souci de m’expliquer que de retrouver des états qui
s’imbriquent, se superposent, se complètent et ne s’appuient sur tel ou tel
dessin que pour débrider la mémoire. Vous savez que j’ai délaissé très tôt
ce que Duchamp appelle le « rétinien » pour que surgissent, désirés mais
involontaires, les réminiscences, les prodiges et les présages, bref les
apparitions ! Vous avez mille fois relevé le rôle du subconscient dans mon
travail sans distinguer suffisamment le subconscient volontaire, c’est-à-
dire attisé, recherché, appelé, du subconscient qui, par acquiescement,
nourrit l’insolite et la pulsion automatique. Vous griffonnez d’abord, puis
la main danse, s’envole, et c’est alors que l’image arrive, mais vous ne la
voyez pas, vous ne la verrez qu’au moment où la main s’arrêtera, sa course
terminée. Vous rappellerais-je qu’au moment où je dessine, je n’ai en tête
aucune recherche esthétique, ce qui n’est pas le cas quand je peins, mais
dessiner produit probablement une sorte de structuration naturelle qui
décide du genre de forme qu’aura l’inattendu. Vous êtes, quant à vous,
devant le dessin terminé, ce qui vous laisse à penser qu’il représente la
chose préalablement projetée ainsi que le voulait l’ordre traditionnel, mais
allez donc faire entendre à un esprit rationnel que vous avez fait sans le
vouloir la chose qui, une fois faite, vous apparaît comme étant celle dont
vous aviez justement le désir… Vous devinez tous les malentendus
qu’entraîne la reconnaissance d’une forme ou d’une figure parce qu’on les
envisage aussitôt comme le résultat d’un propos délibéré, de sorte qu’on
n’y aperçoit pas l’apparition que j’ai parfois obtenue. Vous ne m’en
voudrez pas d’insister là-dessus car c’est défendre l’entreprise d’une vie
en même temps qu’un regard libéré. Vous savez bien que les choses
visibles ne sont pas seulement ce qu’elles sont dès qu’elles font signe en
se revêtant d’une charge symbolique, avec quoi sinon pourrait-on
s’exprimer si les choses et les visages, sous l’air reconnaissable de leur
identité, n’en dégageaient pas un autre tout imprégné de mystère ?… Vous
admettrez que peu importe la référence puisque l’énergie que dégage la
figure est tout son sens. Vous ferez halte maintenant devant cet
« autoportrait dans l’atelier » où le peintre, debout, plante son corps au
milieu de la couleur et s’y démène tout nu comme un amant attentif aux
moindres mouvements de sa gesticulation amoureuse. Vous trouvez ce
corps bien anguleux mais n’est-il pas aussi androgyne et gaucher ? Vous
voyez comme il s’offre par tous ses angles au toucher de l’espace, comme
il s’oublie dans cette offrande et se détache de moi ! Il est tout à son
affaire et lui fait face, comme au miroir de sa pensée. Il est devenu ce
qu’il fait et y trouve un plaisir grandissant. Il est tout entier peintre dans
ce lieu dont l’air le baigne heureusement. Il s’est préparé au combat, sa
main brandissant le pinceau comme un couteau et sa palette bloquée côté
gauche comme un bouclier. Il affronte ainsi sa toile et sa vision, le regard
droit, les jambes fléchies, le corps arqué pour un bond en avant. Il a
derrière lui l’ombre et le mur du passé. Il est prêt dans son élan à poser le
pied sur la mort. Il sent que l’énergie lui fait aux tempes une aigrette de
chance. Il rentre une nouvelle fois dans l’atelier et c’est nouveau. Il court
sur place pour faire monter en lui la vitesse. Il a dans sa main droite un
bouquet de pinceaux et, bras tendu, cela lui met au bout une sorte d’hélice.
Il va tête encastrée dans ses épaules de lutteur. Il veut que tout son corps se
rassemble dans ses yeux, et que ses yeux lancent une provocation
irrésistible à l’apparition qu’ils appellent. Il est là, tout frémissant, agité,
fébrile, surexcité, tendu, boule de nerfs dont les innombrables
terminaisons crépitent. Il est dans une situation intenable et il l’intensifie
encore afin d’aiguiser à l’extrême sa sensibilité. Il est au bord – au bord de
basculer dans ce qui va le vivifier ou l’anéantir. Il aime se mettre en
danger. Il avance, recule, avance. Il se rassemble, bras en corbeille,
épaules rentrées pour plus de résistance, jambes flexibles sous le buste
pour encaisser le choc. Il veut étreindre. Il veut que son désir soit comblé,
non pour dominer, mais pour que soit réussie la venue de la forme désirée.
Il est là, courant sur place, secoué d’impatience, plein de cris, de gestes, de
passion, d’appels, plein d’horreur et d’émerveillement, plein d’amour et
de haine, intimidé par son attente et néanmoins insolent, emporté,
exigeant, décidé à jouer du couteau et de la séduction, prêt à l’extase et à
la transe, à la déception comme à la jouissance. Il se lance encore et
encore, furieux, tremblant, surexcité. Il est presque sorti de lui-même. Il se
répand. Il irradie. Il est la ligne qui explose et cette poussière de points
qu’aimante une image désireuse de s’apparaître à elle-même. Il est. Il
n’est pas. Il va être dès que sa main tirera le fil et coudra la figure. Il
aimerait crier : « Viens ! Viens ! » à la chose qui va changer sa vie. Il sait
que son attente, et elle seule, peut la faire venir, mais il n’aime pas
l’attente. Il se force. Il se tasse. Il fait les gros yeux au destin. Il accepte à
contrecœur l’insensé. Il rature son propre corps pour qu’il cesse de se
moquer des postures qu’il lui inflige. Il voudrait en finir. Il voudrait se
fracasser contre l’image qui se dérobe et la contraindre ainsi à jaillir de cet
écrasement. Il se jette en avant. Il veut croire que ce mouvement est
décisif et qu’il va provoquer la venue en sens contraire de ce qu’il désire.
Il ne veut plus rien savoir. Il écarquille les yeux. Il attend la vision qui
décidera de tout à sa place, pour le présent, pour l’avenir. Il change un peu
d’attitude pour décider l’inconnu à lui faire signe. Il se met en garde pour
boxer l’air, boxer l’espace, boxer la substance des formes. Il ne cédera
rien, ne reculera pas, restera dos au mur en injuriant le diable, en
souhaitant le vacarme, le torrent de traits, le désastre. Il avance son genou
droit, cale son pied gauche, défie l’apparition. Il sait se battre avec
l’invisible. Il marche vers son chevalet. Il a derrière lui les ténèbres et
devant lui la scène sur laquelle danse déjà son pinceau. Il pose son pied sur
la lumière. Il peint pour rompre. Il peint pour inventer autre chose que sa
peinture, et cependant la continuer. Il veut voir ce qu’il n’a jamais vu et
qui est enfoui dans son épaule. Il a oublié qui il est et où il est. Il souffre
de l’inachèvement du monde. Il voudrait y remédier. Il peint, il peint, il
peint. Il échoue et réussit. Il s’en aperçoit et ferme les yeux. Il change de
posture, de temps, de lieu. Il voit des nerfs, un fluide, une circulation. Il se
demande si la pensée a une forme, une couleur, ou bien si, comme les
éphémères, elle capte un instant la lumière, brille puis s’éteint en allumant
la pensée suivante. Il reste immobile. Il médite. Il sourit en pensant à
l’historien d’art qui l’a qualifié de « peintre des métamorphoses ». Il
sourit en pensant qu’il a remplacé le merveilleux surréaliste par une
mythologie des forces souterraines. Il est en proie tout à coup au
saisissement qui l’a pris aux environs de Montserrat quand, la nuit s’étant
déchirée, il a vu le ciel d’en bas. Il est heureux maintenant penché sur sa
feuille tandis que son crayon convoque il ne sait quoi. Il laisse faire, laisse
venir, laisse pousser, et il jouit de cette luxuriance intime. Il regarde les
traits s’enchevêtrer, et les taches, les touches, les traînées former une
végétation délirante. Il trouve soudain que ce déchaînement est trop
ordonné, qu’il y manque le danger, mais quel danger ? Il pense à la foudre,
aux météores, aux volcans. Il pense à la sève, à la sexualité, à la
subversion, à la guerre. Il défie la violence en même temps qu’il la dessine
et, ce faisant, il crée l’icône de sa conduite, lui qui préfère l’agitation à la
détente, à l’apaisement. Il se souvient qu’il aime les dieux sombres, ceux
qui ne consolent pas mais dont l’élan orgiaque est aussi bien créateur que
destructeur. Il attend d’avoir terminé son dessin pour l’examiner, c’est sa
manière d’aller de la spontanéité du geste vers son sens. Il se rappelle
avoir écrit autrefois : « J’ai vécu des cauchemars, mais, au lieu de les
écarter, je les ai, pour ainsi dire, cultivés. » Il regarde son regard et
contemple le puits qui, au centre de l’œil, donne directement sur les
ténèbres. Il se demande si les ténèbres ne sont pas en lui la nappe où il
puise la force qui fait germer ses formes, ses images. Il se dit que sa main
n’a que très rarement fait jaillir du bonheur. Il pense à l’enthousiasme qui
s’empare de lui tandis que le meurtre, le massacre, l’orgie rôdent dans le
sous-sol de son œuvre. Il s’arrête devant un autre visage, le sien encore,
mais cette fois nettement tracé en appuyant sur la mine de plomb : un
visage massif dont les parties sont taillées justement dans la masse de la
tête presque géométriquement. Il est surpris par la solidité, la force, la
résistance qui émanent de cette forme comme elle-même émane du papier.
Il contemple longuement ce qui, désormais, lui apparaît comme un signe
dans lequel la ressemblance s’efface pour laisser abonder le sens. Il
interroge le pouvoir qu’ont ces quelques traits immobiles de produire un
mouvement invisible, qui ne remue que dans son regard. Il a dix mille fois
vécu cette situation, et cependant elle demeure pour lui une surprise. Il se
voit tout à coup carré, puissant et solitaire, puis hésite et se trouve ridicule
avec son air endimanché et ce recul hautain. Il rejette cette feuille. Il se
voit jeune, avec la même énergie et quelques illusions en plus. Il a déjà le
même regard réfléchi. Il observe des massacres qui, ceux-là, n’ont pas
encore eu lieu mais dont l’avenir promet la cruauté gratuite. Il tourne une
nouvelle feuille et il vieillit. Il a des rides un peu partout et un regard
dirigé vers le bas – vers le gros orteil, aurait dit son meilleur ami. Il a
tenté de se faire les fossettes du sourire et les brides près des yeux, mais le
sourire est resté sous la peau. J’ai, se murmure-t-il, la tête d’un homme
qui n’attend plus rien. Je ne veux pas de cet air-là, mais je ne trouve pas
mieux sur la feuille suivante, où voici une tête de fauve renfrogné dont je
ne sais si la lippe retient l’envie de mordre ou la prépare. Je pense que la
violence fait partie de la vie, et qu’il faut se mithridatiser en s’y exerçant.
J’aime l’exclamation d’Apollinaire : « L’air est plein d’un terrible
alcool. » J’y trouve exprimée une sensation qui est souvent la mienne,
celle de l’intensité dont s’anime la vie devant la mort. Je me souviens
alors des deux soldats assis que j’ai croisés un jour sur le Chemin des
Dames : ils avaient l’air de regarder l’infini avec stupéfaction. Je me suis
approché et j’ai vu qu’ils n’avaient plus au sommet du corps qu’une boule
rouge. Je suis régulièrement stupéfait par cette image, mais je ne saurais la
représenter. Je me demande qui est celui-ci. Je sais qu’il est sorti de ma
main et qu’il me ressemble sans doute, sauf qu’il ne ressemble pas à mon
« je », avec ses cheveux en bataille, son gros nez, son menton fendu
comme des fesses. Je suppose qu’il est le voyou qui sort de moi pour la
bagarre, l’excès de boisson, le bordel. Je me suis toujours considéré
comme un vagabond, un qui dans son pays est en terre lointaine, comme
l’écrit de lui-même François Villon. J’ai toujours détesté le droit chemin,
la carrière, et c’est sûrement ce qui m’a évité de donner dans la formule,
chose indispensable pour assurer le succès. Je me demande qui sont tous
ces gens qui pourtant sont moi. Je les ai expulsés de moi pour les clouer
l’un après l’autre à mes poteaux de papier. J’ai toujours mené une vie sous
l’orage. Je sais que l’orage disparaît dès qu’on en parle, puis qu’il vous
retombe dessus à la sortie du discours. J’aurais mieux fait de dire : j’ai
toujours eu un orage dans la main et un volcan. J’ai pu faire ainsi des
lignes qui ne sont pas linéaires mais éruptives. J’ai inventé ce faisant le
dessin automatique. J’ai pu faire plus tard toutes ces têtes automatiques où
l’automatisme ne se voit pas pour la raison qu’on aperçoit d’abord la
ressemblance. Je me demande pourquoi on ne constate pas que la
ressemblance est le passage obligé vers la pensée. J’accepte d’accueillir
l’image quand elle surgit parce qu’elle ne me laisse pas d’autre choix tout
comme il en va dans le rêve. J’essaie d’imaginer quels plissements, quels
remous sous-cutanés, font et défont un visage, quelle fermentation
entretient derrière notre façade une activité de métamorphose. J’ai
souhaité souvent prendre l’empreinte des choses passantes, un souffle, un
coup de vent, une ombre sur la vitre. Je ne suis pas le premier qui ait
désiré saisir l’ombre des idées, mais n’est-ce pas ce que fait la peinture
pour peu qu’on voie les couleurs comme l’ombre des formes ? Je me suis
souvent préparé au travail en m’excitant pour atteindre un état de fureur
qui se tranquillisait dans la catastrophe du tableau. Je veux dire que la
violence de la scène peinte suscitait lentement chez moi une tranquillité
où se vérifiait le principe de la contradiction. Je vous montre maintenant
la calligraphie d’un poing et d’un visage, toute une végétation de virgules,
de points et de brindilles d’encre qui voudrait bâtir l’espace propice à la
concentration. Je n’ai pas besoin de savoir qui je suis puisque ce que je
fais l’affirme à ma place passagèrement. J’aime bien le visage que voici,
entre ombre et lumière. Je vois dans son regard une sévérité qui scalpe les
choses tandis que, sous son doigt, une bouche d’ombre parle des anges
déchus. J’écoute le silence ironique de ce regard et me demande quels
signes me font les rides du front, celles des joues. Je comprends seulement
que l’image déborde, qu’elle ne veut pas représenter quelqu’un, qu’elle
affronte quelque chose et qu’elle lui oppose une résistance exemplaire. Je
me demande si l’image ne veut pas crever, crever par explosion comme
l’attendait Cézanne. Tu es perdu, me dis-je. Tu vas vers ton visage et tu
glisses à travers. Tu prends parfois la mine picassienne, grosse mèche et
gros traits. Tu joues du contre-jour afin que la lumière rende cubiste la
moitié de ta tête. Tu en profites pour prendre un air de gravité, de sagesse,
et te vêtir de bonne coupe. Tu poses. Tu te regardes venir vers toi avec
satisfaction. Tu passes vite à autre chose. Tu te demandes ce qu’est
l’altérité après t’être allongé sous ton identité. Tu es né avec un crayon
dans la main. Tu es trop habile. Tu te fais une bouille bien ronde, bien
sympathique. Tu es le petit trapu aux grands yeux et au sourire en coin. Tu
as les épaules très larges et cependant peu de patience. Tu fulmines
facilement sans oublier de le faire contre toi. Tu penses que la colère vaut
mieux que l’inspiration. Tu aimes Dionysos parce que c’est un dieu noir.
Tu sais écouter la bouche d’ombre et lui emprunter ses dents. Tu n’as
jamais mangé de pain blanc. Tu te fais la tête de tes amis afin de savoir ce
qu’ils pensent. Tu profites alors de leurs yeux pour te regarder d’un air
moqueur. Tu traites les épaules comme un piédestal qui porte une
expression composée toujours de quatre éléments : le front, les yeux, le
nez, la bouche inséparable du menton. Tu accentues tantôt l’un, tantôt
l’autre, en privilégiant le deuxième à peu près constamment. Tu
calligraphies ces éléments ou bien les crayonnes ou bien les traites de la
pointe du pinceau. Tu aimes les inscrire dans un ovale que la plantation de
la chevelure transforme souvent en cœur. Tu as, à chaque fois, une
surprise : celle de ne pas avoir su à l’avance QUI allait surgir de toi. Tu
cherches quel double profond monte dans ta main pour y saisir l’occasion
d’apparaître, mais ta main est déjà occupée par un autre, qui ne ressemble
pas au précédent. Tu considères en riant ce nouveau qui écarquille les yeux
afin de t’impressionner, et tu ne le reconnais pas davantage. Tu te
demandes d’où sort le malfrat mal repenti que voici devant toi. Tu te
souviens de bagarres dans les bas quartiers. Tu désirais te battre à mort
pour te sentir excessivement vivant. Tu as le goût du sang dans la bouche.
Tu as fini dans un commissariat où l’on t’a traîné, battu. Tu trouves que
celui qui ranime tous ces souvenirs n’a pas la tête de l’emploi, mais as-tu
toi-même la tête de qui tu es ? Tu sens des ombres sortir de l’ombre de
nuages intérieurs. Tu n’as pas le regard assez rapide ou assez introverti
pour suivre leur passage. Tu es à présent devant une espèce de mage
environné de signes et de fluides. Tu as le sentiment que derrière cette
chevelure flottante et ce visage scarifié se tient un homme en creux, un
absent devant lequel on a posé pour faire illusion, beau visage et belle
tunique. Tu es frappé cependant par la vivacité des yeux, mais ne sont-ils
pas le pivot de l’illusion ? Tu reconnais du vif dans le nez, dans la bouche,
mais de quelle greffe n’est-on pas capable aujourd’hui… Tu en arrives à
imaginer un prélèvement effectué sur toi-même à ton insu. Tu finis par
t’inquiéter. Tu regardes le mouvement, qui met de l’air sous la figure et du
fantôme dans l’agitation des points, des lignes, des traits. Tu penses à la
beauté qui doit être convulsive et explosante-fixe selon le propriétaire du
surréalisme. Tu en conclus que tu ne lui ressembles pas plus qu’il ne te
ressemble. Tu as pris bien plus de risques que lui du côté de l’insolite, de
l’inattendu, de l’inquiétant et de l’abandon à leurs effets. Tu dessines alors
celui qui, peut-être, fut Toi au moment de la rencontre : un assez jeune
homme au visage lumineux derrière un nuage de temps. Tu n’aimes pas
les idées que tu es en train de ruminer. Tu constelles donc le papier de
taches, de balafres, de pointillés, et par là-dessus tu traces de larges
sourcils, une épaisse moustache. Tu voudrais que cela crie : « Je suis là ! »
à défaut d’oser proclamer : « Ceci est mon corps ! » Tu vois un
foisonnement, un fourmillement, une espèce de taillis dont personne
n’émerge. Tu vois des traits de plume mêlés de gribouillis où devraient
être une tempe, une joue, un profil. Tu remarques qu’un œil brille tout de
même au milieu de ce désordre et que cela suffit à y installer sa réalité. Tu
sais qu’il ne faut pas grand-chose pour que l’on aperçoive un visage : un
ovale, deux cercles, un triangle. Tu es agacé par cette foule qui défile sur
le papier en se réclamant de toi. Tu es pris de désespoir devant
l’impuissance de la représentation à venir à bout de quoi que ce soit. Tu te
demandes ce qui pourrait marquer un coup d’arrêt, et tu devines
brusquement ce qui t’a poussé, parfois, à rechercher la mort. Tu glisses de
là vers la « morale » dont tu as toujours assuré qu’elle n’existe pas, pour la
raison prise chez Nietzsche, qu’elle est une fabrication destinée à garantir
une belle image de l’homme. Tu n’as jamais osé proclamer que l’image la
plus juste de l’homme se trouve dans tes « massacres » parce que les avoir
faits te paraissait une proclamation suffisante. Tu ne sais plus quelle
prémonition te guidait alors, d’ailleurs c’était plutôt une réminiscence. Tu
es persuadé que l’expression visuelle n’a de sens que si elle génère du
symbole. Tu en as toujours été persuadé sans que cela te donne aucune
maîtrise du processus capable d’avoir cet effet. Tu aurais voulu que
chacune de tes œuvres provoque un scandale, c’est-à-dire un choc auquel
on ne résiste pas. Tu ne t’es jamais résigné à ce qu’il n’en soit pas ainsi, ce
qui t’a évité tout accommodement à force d’échecs. Tu tournes la page
pour examiner un portrait fait de brindilles d’encre, tout un tressage
rassurant où circule une légèreté, une douceur, une lumière. Tu respires là-
devant. Tu penses à tes amis, à la perte du temps, aux gestes sans
lendemain, à l’éphémère, à tes vagabondages, aux œuvres qui malgré tout
s’accumulent et finissent par constituer un acquis involontaire. Tu vois
s’écrire dans l’espace de ta tête ces mots que te lança un jour Matisse :
« On n’est pas sur terre pour se conserver. » Tu as souvent mâché cette
phrase en te disant que, bien davantage que Matisse, tu l’avais faite tienne.
Tu l’as souvent psalmodiée pour que vienne le vide afin d’aborder ta
feuille ou ta toile sans préméditation, dans la seule attente d’un élan
rythmique. Tu sais qu’à ce dernier tu peux confier ta main parce qu’il la
conduira vers l’apparition désirée alors que si elle traite un sujet le résultat
te confirme seulement que la réalité est pleine de défaillances. Tu aimes
d’emblée le visage barré d’une flamme de bougie qui sort de l’ombre. Tu
approuves la mèche qui coupe le front, la forte saillie de la pommette
gauche, les yeux quelque peu exorbités. Tu désapprouves les lèvres trop
minces, la raie parfaite au milieu de la chevelure, l’espèce de grosse
virgule au-dessous de l’œil droit. Tu reconnais cependant que toutes ces
parties s’accordent pour faire du vif. Tu trouves même que l’écartement
excessif des paupières souligne heureusement l’éclat tragique autour des
pupilles. Tu remarques à présent que la pommette et la virgule produisent
un soulèvement qui accentue la fixité du regard et son intensité centrale.
Tu tentes d’aller au fond des yeux mais l’un se tient à distance tandis que
l’autre s’occupe du lointain. Tu as la brusque impression d’être l’acteur
d’un échec bizarre, un échec qui t’ouvre des portes que la réussite
fermerait. Tu es dans la lumière du sang et tu y roules ta réflexion pour la
baigner dans l’espace du dessous. Tu sais que ton acte est fictif et qu’il a
pourtant une efficacité. Tu ne peux mesurer l’effet sur toi-même de cet
acte. Tu devines qu’il est d’un ordre subversif, et que le propre de la
subversion est de vous priver de vos critères et de vos certitudes, après
quoi débrouillez-vous, autrement dit : Faites du neuf ! Tu souffres de ce
que ton œuvre n’ait pas d’autre réalité que la matière de ses matériaux
alors que tout ce qu’elle exprime et pourtant concrétise demeure en elle
irréel. Tu ne cesseras jamais d’attendre le miracle et non pas le chef-
d’œuvre. Tu as souvent murmuré pourtant à ta main impatiente : Tu me
fais la guerre. Tu es parti vers quelque chose qui n’a pas eu lieu, puis le
tracé du visage t’a mis à bout de souffle. Tu vois dans ses traits une
respiration qui s’affaisse. Tu vois dans ses yeux un regard qui louche vers
le désastre. Tu suis ce regard dans la direction d’une zone fiévreuse. Tu
n’oublies jamais que l’espace est essentiel, et qu’il faut mettre dans l’air
une orientation qui le rendra sensible. Tu as choisi, afin de réaliser cela, ce
que tu appelles « la figuration latente », qui est à l’image ce que le désir
est à l’acte. Tu as trouvé la base de ce choix dans le Tao, où il est dit que la
fugacité d’un reflet est une image vraie. Tu t’es aperçu que ta main en
avait depuis longtemps l’intuition parce qu’elle ne forme des objets que
pour saisir des instants : leur reflet, leur fulguration. Tu traces une
nouvelle flamme, un regard qui coule vers elle et, dessus, dessous, un
front, un nez, une bouche, un menton. Tu sais que l’œil, pour toi,
symbolise la volonté de voir ce qu’on ne voit plus à force de le voir. Tu
veux que le dessin réalise cette volonté, et tu souffres néanmoins d’être
assujetti à l’imitation de la réalité. Tu as assumé toute ta vie cette
contradiction et le combat qui s’ensuit pour que ton art soit concret en
dépit de l’irréalité qui est sa peau de lumière. Tu sens fourmiller dans ta
main les conflits, les vertiges, les germinations, les métamorphoses, la
corporéité, l’effroi, la fureur, la fluidité, l’illusion. Tu éclates de rire en
brandissant une nouvelle feuille et tu cries : Arrêtez de confondre concept
et conception, tout comme portrait et autoportrait, on ne saurait dessiner
un visage en le ravalant au rang d’une chaussure !…
LE MAL DE L’INTIME
...... Tu marches dans les ténèbres, la tête en l’air, cherchant l’étoile. Tu
sens l’épaisseur de la nuit, qui se mêle en toi à l’espace de ta pensée. Tu ne
sais ni d’où tu viens ni où tu vas mais la certitude qu’une direction
t’oriente rend ton pas léger. Tu attends quelque chose de décisif. Tu es
dans cette attente depuis longtemps, mais ce soir l’éclaircie te paraît toute
proche. Tu remontes la pente de la rue en te disant que, là-haut, elle se
jette dans le ciel. Tu trébuches soudain contre un pavé mal enfoncé, mais
te voilà persuadé d’avoir heurté une dent. Tu cherches aussitôt dans quelle
bouche tu marches, et la légèreté qui réglait ton allure se fane tout à coup.
Tu bats l’air de tes deux bras. Tu lances ta canne dans le ruisseau d’ombre
qui s’est mis à couler sur ta gauche. Tu as peur de perdre pied d’un
moment à l’autre dans la salive, qui huile peut-être quelques
transmigrations invisibles. Tu devines des souffles, des battements
spirituels. Tu voudrais, non pas les accueillir, mais t’immerger avec eux.
Tu déboutonnes ton manteau. Tu le tends, bras écartés, pour en faire la
voile dont tu deviens le mât. Tu espères qu’une âme va se précipiter dans
ce refuge, puis te murmurer le secret de ta destinée. Tu l’invoques, cette
âme, car elle est la fille de ta mémoire, et qu’à ce titre, elle te doit une
réponse. Tu offres en vain ta voile au vent. Tu es en train de t’enfoncer
dans l’oubli. Tu te souviens seulement d’avoir plané au-dessus de la ville
dans un envol naturel. Tu te réveilles dans une chambre inconnue et ne
t’étonnes pas de voir un ange penché sur toi, qui touche ton front. Tu lui
souris et l’ange pose un doigt sur tes lèvres. Tu vois s’entrouvrir devant
Toi la porte du silence. Tu fais oui de la tête en signe d’assentiment et de
connivence. Tu retournes ensuite au pays des songes et te promènes
longuement parmi les escaliers et les portiques. Tu aimes surtout la
lumière qui, dans ce monde-là, suinte des choses et des bâtiments au lieu
de se poser dessus. Tu prends courage à la sentir autour de toi comme une
eau douce. Tu t’engages sur un sentier de pierres. Tu es brusquement à
cheval sur un mur avec, de tous côtés, un abîme profond où scintillent des
étincelles. Tu vas tomber. Tu tombes en poussant un grand cri. Tu es de
nouveau dans la chambre inconnue et l’ange accourt vers Toi et tu lui
souris en posant ton propre doigt sur tes lèvres pour lui prouver que tu
devances son désir. Tu fermes les yeux. Tu fais semblant de t’endormir. Tu
es partagé entre l’espoir d’une inspiration et celui d’un avertissement, qui
annoncerait ta convocation dans l’autre monde. Tu tires discrètement la
langue pour qu’y soit déposé le message espéré. Tu la rentres bien vite
dans la crainte de n’avoir pas été sensible à la déposition. Tu vois une
cime blanche puis, l’un après l’autre, tomber de son haut les anciens
dieux. Tu penses qu’à présent le ciel est vide et que ton rôle futur sera de
le repeupler. Tu suis derrière tes paupières des panaches de mots
qu’agitent des courants d’air jaillis du noir. Tu devines en chacun d’eux les
germes de métamorphoses qui demeureront latentes tant que tu n’auras
pas prononcé la formule. Tu vois l’aura du sens qui nimbe cette formule
mais tu n’en retrouves pas les mots, juste un fouillis de lettres que tu
permutes sans succès. Tu te fatigues enfin de cet assemblage vertigineux.
Tu dors. Tu ne dors pas. Tu gravis le grand escalier du rêve jusqu’à cette
terrasse si élevée qu’elle est tout entière dans l’azur. Tu y restes debout le
temps qu’il faut pour qu’elle redevienne terrestre, et te revoici marchant
dans cette rue pavée de dents – marchant vers ton lit où te tourmentent un
instant toutes ces lettres qui font la scie dans l’attente de leur rangement.
Tu te demandes qui vide ainsi des casses pleines, non pas de plomb, mais
de caractères aériens, fugitifs, éphémères. Tu t’endors au milieu de leurs
terribles tourbillons parce que tu as entrevu dans leur spirale le
mouvement qui va te porter vers la solution. Tu oublies tes visions et la
chambre. Tu es dans un jardin devant un coteau vert que le couchant
jaunit. Tu te souviens d’avoir été heureux au bord de ce paysage à cause
d’une ronde et d’un regard qu’accompagnait une chanson d’autrefois. Tu
vois et tu es heureux puisque le temps tourne sur lui-même et remet dans
ton présent ce que tu aimes. Tu sais qu’il y a sous l’écorce des heures et
des jours une sorte de couloir secret dans lequel circule un contretemps.
Tu as couvert de sommeil ta vieille fatigue et tu es dans le repos
maintenant. Tu constates que l’ange est de retour pour faciliter ton réveil.
Tu acceptes le bol qu’il avance vers toi et tu en bois le contenu un peu
amer. Tu dis ta reconnaissance avec un sourire, et celui-ci en fait paraître
un sur l’autre visage comme par ricochet. Tu cèdes à l’enchantement que
te procure ce reflet, puis la crainte s’intensifie en toi de n’assister qu’à un
dédoublement. Tu te souviens de l’horreur que prépare la rencontre de son
double, et tu as peur. Tu cries, tu t’agites. Tu es stupéfait de voir l’ange
devenir un homme dont la force te contraint en douceur à t’allonger, à te
calmer. Tu ne lui en veux pas de l’autorité qu’il manifeste : elle te rassure
au contraire. Tu balbuties un remerciement et l’homme prend ton bol pour
le remplir d’un liquide verdâtre gardé dans un pot que tu n’avais pas vu.
Tu te soulèves, te cales contre l’oreiller et prends le récipient à deux
mains. Tu bois d’un trait et reposes le bol en faisant signe que cela te
suffit. Tu vois qu’après avoir ramassé bol et pot, l’homme se prépare à
sortir. Tu hésites à demander une explication puis, ayant décidé que le
silence vous va bien, tu le laisses partir sans un mot. Tu éprouves une
exaltation bizarre et inattendue dès qu’il est sorti. Tu es satisfait de ce lit,
de cette chambre. Tu te laisses envahir par cette satisfaction à mesure que
tu en prends conscience. Tu as l’impression qu’un vide se retire de toi
tandis que l’émotion d’être là, d’être bien là, pénètre dans ton cœur. Tu vas
t’endormir. Tu t’endors car tout en toi s’est détendu, apaisé. Tu marches à
nouveau dans le jardin. Tu es à la recherche du bouquet de roses qu’une
main divine a préparé pour toi, mais revoici le coteau vert et le soleil
couchant. Tu vois un fantôme rose et blond se dresser sur la pente et,
tendant la main à sa suivante, il organise une ronde qui danse autour de
lui. Tu éprouves un entraînement fatal à mesure que la vision t’attire
comme un reflet courant sur une eau morte. Tu ne sais si tu regardes ou si
tu te souviens, et cette confusion entre présent et passé te procure une
liberté délicieuse. Tu as dit, et c’était peut-être à l’ange avant qu’il ne
devienne un homme : c’est une image que je poursuis, rien de plus ! Tu
prends beaucoup de plaisir à cette poursuite, qui sans cesse écarte l’image
et la rend insaisissable. Tu ne veux pas savoir que l’insaisissable n’existe
que par ta volonté car, sans lui, tout serait trop pauvre et bêtement réel. Tu
préfères que le songe entre le plus souvent possible dans la vie et mette le
monde à la merci de l’imagination. Tu nourris le désir d’une étreinte qui
soit suffisamment céleste pour que rien n’entache sa beauté. Tu rêves donc
la ronde et le fantôme et le jardin mais rien de tout cela n’est noyé sous le
sommeil puisque tu as seulement profité de sa venue pour ouvrir la porte
et te glisser dans la durée. Tu aspires à l’enlacement aérien qui se forme
tout naturellement dans l’espace des images, et tu retiens ton souffle de
crainte que s’envole la fine substance. Tu es alors le spectateur de toi-
même allant parmi les ombres rattraper le sens de sa propre histoire. Tu
prends place ainsi dans la ronde, qui ne doit qu’à la tombée du soir d’être
un simple rassemblement de silhouettes indécises. Tu reconnais d’ailleurs
chacun et chacune dès que tu les fixes un instant, mais que t’importent ces
visages sinon qu’ils soient le cortège et la couronne de l’apparition. Tu
répètes aussitôt la scène pour t’avancer, un bouquet de roses à la main,
vers l’arrivante royale et modeste, fière et timide. Tu n’oublieras jamais sa
démarche, et comme son pas effleure à peine le sol en donnant l’apparence
d’une lévitation. Tu ignorais jusque-là ce qu’est une impression quand elle
s’enfonce dans la chair comme une marque tamponnant au plus profond le
maintien, les gestes, la grâce et cette vapeur d’âme incomparable. Tu as
maintenant la certitude que rien ne finit de ce qui fut une fois assez fort
pour arrêter la vision et la transformer en un état de conscience supérieur.
Tu ne doutes pas que le hasard ait sa part dans cette métamorphose, mais
le hasard est pour toi l’autre nom de la chance. Tu reviens à présent vers
ton lit dont n’a bougé tout à l’heure que ton corps subtil libéré par la
détente, l’apaisement. Tu penses à l’invisible et à l’engourdissement
nébuleux qui en ouvre la porte. Tu hésites au bord de la chambre blanche
et du lit confortable. Tu hésites en fait au bord d’un toi-même devant
lequel tu as envie de crier : je suis l’Autre ! Tu te calmes en voyant que
quelqu’un est entré : un homme vêtu de blanc en qui il te semble
reconnaître un ami. Tu lui tends la main, et il la serre affectueusement
avant de s’asseoir à ton chevet. Tu cherches un moment tes mots pour lui
dire : j’ai marché longuement dans un pays vague parmi de pâles figures,
s’agissait-il des limbes ? Tu n’as pour réponse qu’un sourire
t’encourageant à continuer. Tu hésites puis déclares : vous savez que je
porte en moi un labyrinthe où il m’arrive de m’égarer. Tu tournes ton
visage vers le sien afin d’être rassuré. Tu ajoutes : cet égarement n’est pas
une maladie, n’est-ce pas ? Tu vois qu’il fait un signe rapide
d’approbation avec sa tête. Tu continues : il est une manière d’aller sonder
les mystères de mon esprit, et je compte en transcrire les impressions pour
vous les confier. Tu reconnais la voix qui s’éclaircit derrière le sourire :
vous devez d’abord prendre quelque repos en évitant l’exaltation nerveuse.
Tu protestes contre ces derniers mots : ne vous méprenez pas, dis-tu, je ne
cède alors qu’à des accès de lucidité ! Tu scrutes le visage, dont l’aménité
ne change pas cependant qu’il t’assure ne désirer que la fin de ta fatigue
outrée par des activités excessives. Tu es rassuré par le ton amical, et il
t’incite à la confidence : vous m’avez surpris au retour d’une promenade
dans un pays ancien où je ne pénètre jamais sans apercevoir des scènes de
mon passé. Tu hésites, craignant une objection, mais tu es visiblement
écouté avec attention. Tu poursuis donc : il se peut que pareille visitation
ne soit pas habituelle aussi dois-je dire que j’ai moins de recul que la
plupart devant les glissements du temps et les phénomènes qui s’ensuivent
pour la raison que je préfère leur enchantement à la banalité. Tu arbores un
sourire interrogatif, qui reste sans effet, aussi te risques-tu disant : sans
doute ma vision était-elle aiguisée par la certitude de l’irrémédiable, c’est-
à-dire par l’évidence de la perte d’un amour qui orientait ma vie depuis
toujours. Tu as trébuché entre les deux syllabes de ces derniers mots parce
qu’en les prononçant tu prenais conscience de leur exactitude et du fait,
par conséquent, que ton amour avait son origine très en amont de ta petite
vie. Tu lances brusquement : vous devinez ce que signifie pour moi ce
toujours ? Tu n’as pu refréner ce disant un certain énervement. Tu subis
donc sans surprise un appel au calme auquel tu fais mine de céder en
appuyant ta tête sur l’oreiller et en fermant les yeux. Tu abandonnes
ensuite ta main à la pression des siennes et il te vient par là beaucoup de
douceur. Tu assistes alors au lever de l’image de Celle qui t’a jugé
coupable d’une faute sans pardon. Tu voudrais que cette image coule
jusqu’en ta main et, de là, qu’elle soit transmise par l’étreinte amicale et
remonte dans les yeux de ton gardien. Tu tentes de l’aiguiller vers ce
passage puis, tout à coup, retires ta main en disant : j’allais vous faire le
cadeau empoisonné d’une image qui n’a de sens que pour moi, même si la
beauté qu’elle contient est universelle. Tu désires t’excuser de ce brusque
retrait et ne trouves pas la formule adéquate. Tu dis pour ne pas réfléchir
d’avantage : vous connaissez la constitution des anges, imaginez quel
étouffement surviendrait si vous deviez consommer un pain de plumes
afin de partager leur nature et de vous faire pousser des ailes… Tu
voudrais rire de la supposition que tu viens d’émettre mais ton vis-à-vis ne
semble pas partager ton sentiment : il se dresse en disant que tu dois, sans
attendre, prendre le repos recommandé. Tu ne manqueras de rien, ajoute-t-
il, car il a pris toutes les dispositions nécessaires. Tu le regardes se diriger
vers la porte, l’ouvrir, puis disparaître en tirant sur lui le battant. Tu te
demandes s’il a tourné la clef, et si te voilà enfermé. Tu décides que ce
n’est pas la peine d’aller vérifier. Tu remarques qu’on a déposé sur ta table
du papier, de l’encre, des plumes. Tu méprises soudain la tentation que ces
objets représentent et leur montres ton dos en t’allongeant sur le côté. Tu
vois le temps emplir la chambre lentement et par vagues. Tu le respires en
te disant qu’il a le goût de la mélancolie. Tu penses à la figure de Dürer et
à sa longue robe plissée à l’antique. Tu laisses tes yeux s’égarer dans ses
plis, qui se transforment en un labyrinthe. Tu devines qu’un tel système de
couloirs ne peut desservir qu’un bâtiment très vaste, sans doute le Temple
où tu dois subir des épreuves avant d’être mis en présence de la déesse. Tu
avances pas à pas, cherchant des signes sur le mur, puis, quand tu en
trouves un, le caressant avec la pulpe de tes doigts pour qu’il soit lu par
son contact et non par la seule intelligence. Tu as l’impression de te
perdre, d’être perdu, mais à l’instant où tu désespères voici des voix, des
silhouettes sous un portique et le ciel bleu nuit, à moins que ce ne soit la
mer. Tu entends le cri fameux des Grecs dans Xénophon : Thalassa,
Thalassa ! Tu te souviens que celle-ci étant mauvaise, elle fut battue à
coups de chaînes de fer pour la punir d’être en tempête quand elle aurait
dû être tout entière accueillante. Tu serres très fort les paupières pour
oublier cette belle leçon. Tu murmures pour toi-même : qu’est-il arrivé ?
Tu vois des formes nuageuses, puis un chemin parmi les oliviers. Tu
penses au Pausilippe, à la mer d’Italie. Tu es fatigué car tu n’as pas cessé
de marcher de là-bas jusqu’ici. Tu t’exclames soudain : mais où suis-je ?
Tu te rassures, ayant soulevé la tête, parce que cette chambre te paraît plus
sûre que toutes les grottes, toutes les maisons d’Égypte et du Liban. Tu te
sens chez toi bien que tu n’aies jamais disposé d’un chez-toi véritable. Tu
mesures cette impression à l’harmonie qui règne entre les proportions de
la pièce et celle des meubles. Tu aimes la blancheur des draps et celle de
ta chemise. Tu n’avais pas encore prêté attention à ta tenue. Tu t’inquiètes
d’être en chemise de nuit alors qu’il fait grand jour. Tu crois te souvenir
d’une fièvre, qui exigeait ton départ immédiat pour un pèlerinage. Tu
n’imagines pas d’autre destination que l’Orient, et dans l’instant où tu le
prononces, il ne s’agit pas d’un terme vague ni générique. Tu voudrais
clarifier ce vers quoi t’entraîne ce mot. Tu cherches et ne vois qu’une
étoile. Tu marchais vers cette étoile en remontant une rue pavée de dents
qui ont dévoré ton esprit. Tu penses qu’un sauveteur t’a ramené ici, la tête
vide. Tu palpes ton front, ton crâne, sans y découvrir la moindre blessure.
Tu n’en tires pourtant aucune certitude tant est vivement revenu le
souvenir de cette dévoration. Tu enfonces ton visage dans l’oreiller. Tu te
demandes à quel repère te fier pour sonder l’état de ton esprit. Tu revois
sur la table papier, encre, plumes. Tu penses que, là, est la solution. Tu te
lèves et te voici écrivant : Cher ami, condamné par celle que j’aimais, il
m’a semblé salutaire de déplacer les conditions du bien et du mal, ainsi
me suis-je tourné vers l’Orient en espérant de ce long voyage un
changement radical de ma condition tandis que je découvrirais d’autres
mœurs et d’autres climats… Tu hésites, puis déchires et inscris sur la
feuille suivante : Cher ami, pardonnez-moi d’ignorer ce qui m’a conduit
chez vous car mon souvenir s’arrête au besoin impérieux de remonter une
certaine rue, sans doute vers le sommet de la butte Montmartre, afin d’y
profiter de la brusque cassure qui jette sa chaussée en plein ciel, mais
chemin faisant, je fus mordu par une dent et bientôt, à force de morsures,
vidé de toute ma substance spirituelle… Tu regardes ta plume avec
méfiance te demandant ce qu’elle invente à ton détriment. Tu trouves
bizarre ce mot « substance » qu’elle t’attribue avec un naturel qui te paraît
suspect. Tu mâches plusieurs fois ce mot et tu as soudain du poison sur la
langue. Tu craches et craches encore sur la feuille et l’encre se dilue sous
ta salive en noyant le mot douteux dans une glaire où ses lettres
tourbillonnent un instant avant de disparaître. Tu fais de la feuille une
boule humide et tu la lances sous ton lit. Tu te penches pour voir si elle a
roulé sous la tête ou sous les pieds, direction qui te paraît devoir être
significative, mais tu ne sais déjà plus de quoi. Tu t’aperçois que tu as
toujours la plume à la main et qu’il est étrange d’avoir cela entre les
doigts. Tu contemples un moment l’organe et l’objet, puis décides tout à
coup d’écrire : Cher ami, devrons-nous convenir que chacun garde à part
soi un fond d’idées superstitieuses qui, de temps à autre, affecte sa santé
de telle sorte que la lumière est menacée par la nuit hérétique… Tu
considères ce dernier mot avec attention te demandant si l’emploi que tu
viens d’en faire le rend positif ou négatif. Tu ressens une commotion à la
pensée que, s’il y a dans cet emploi un double sens, c’est la preuve que tu
es toi-même double puisque tu fus le spectateur de l’acte de ta main. Tu
sens que, dans cette différence, une force terrible est à l’œuvre et que son
pouvoir est fatal. Tu en es accablé puis, soudain, révolté. Tu es prêt à
lutter, y compris contre Dieu en personne, sauf qu’il demeure une fois de
plus silencieux et que ce dédain te procure un désespoir sans limite. Tu
réagis en raturant ce que tu as écrit et en traçant plus bas : Cher ami, il faut
m’aider à chasser de moi ce qui mange mon âme et qui va prendre mon
apparence pour vous tromper, c’est votre devoir de me secourir tandis que
je me débats sous l’autre visage… Tu estimes avoir été clair cette fois et
avoir résumé au plus bref ta situation. Tu devines en conséquence qu’il te
faudrait maîtriser tes sensations au lieu de les subir. Tu ajoutes : Vous
comprenez qu’ainsi masqué, je suis dans les ténèbres si bien que la
métamorphose de mon esprit m’échappe et qu’il dépend de vous que mon
unité me soit rendue… Tu en as assez dit. Tu plies la feuille en quatre et
vas la glisser sous la porte. Tu te frottes ensuite les mains avec satisfaction
et vas vers la fenêtre. Tu es surpris de constater qu’elle donne sur un jardin
bien que tu aies, brusquement, la certitude d’être venu ici, d’y avoir peut-
être même habité. Tu aimes l’impression que te fait percevoir sous
l’actualité de ta vue le terreau du passé. Tu fixes ton regard afin que
s’élève en lui la présence désirée. Tu vois s’épaissir le halo qui est en train
de doubler la surface du sol et tu attends que s’y forme un visage mais
c’est le tien que tu vois apparaître avec une horreur, qui te fait reculer. Tu
cherches quel obstacle tu pourrais mettre entre Toi et Toi. Tu as déjà posé
tes mains sur tes yeux. Tu t’es roulé dans le rideau, mais tu étouffes d’être
à l’étroit dans ton corps. Tu te jettes à genoux au pied de ton lit et tu ne
sais si la pression du matelas sur ta poitrine te soulage ou bien la posture
de la prière. Tu assistes bientôt à un phénomène étrange qui trouble tout
l’espace en toi et autour de toi à mesure que des cercles s’y poursuivent
comme il arrive quand la chute d’un corps ride une eau jusque-là
tranquille. Tu devines que va surgir bientôt de ce soulèvement circulaire
une figure et qu’ayant figé ce mouvement, elle en fera son piédestal. Tu es
dans l’impatience de la vision et tu comprends que cette impatience
dérange l’apparition. Tu fais donc l’effort de te calmer et constates que
tout est à reprendre car l’heure est passée : l’heure que ta destinée avait
prévue pour la Rencontre. Tu devines que la condition pour qu’elle ait lieu
est à présent que tu rassembles d’abord ta vie dispersée parmi trop
d’images, qui sont les membres de ton âme – ses membres jetés aux quatre
vents de l’imagination. Tu revois le sourire de pierre d’une Isis croisée en
Égypte et c’est en toi, aussitôt, un élan de ferveur qui te fait supplier la
déesse d’être pour toi secourable tout autant qu’elle le fut pour Osiris. Tu
lui précises que, s’agissant de tes membres spirituels, l’opération doit
également être spirituelle et qu’elle lui sera par conséquent facile. Tu
crains d’avoir vexé la déesse par cette précision tout juste bonne à heurter
sa double vue. Tu pleures comme un enfant désolé d’avoir commis
l’irréparable. Tu redresses la tête et tes yeux pleins de larmes voient des
vapeurs confuses qui te semblent annoncer une arrivée. Tu attends,
soudain curieux et aux aguets. Tu regardes ces vapeurs tourner sur elles-
mêmes puis s’épaissir, se concentrer, s’allonger, et n’être plus que des
colonnes de fumée. Tu ne cèdes pas à la déception qui maintenant te
menace. Tu te lèves et tu vas vers la table, le papier, l’encre. Tu
t’appliques à faire apparaître le visage de ton amour, mais à peine le vois-
tu se former qu’un flot de larmes emplit tes yeux et coule sur le papier,
emportant le dessin. Tu ressens, suite à tous ces échecs, une grande
fatigue. Tu hésites entre la fenêtre et le lit quand ton regard s’arrête
brusquement sur ta chemise, longue et blanche. Tu cherches autour de toi
quels compagnons se dirigent comme toi vers la chambre des mystères. Tu
es seul, et ce seul-là est jugé digne de recevoir l’initiation. Tu t’étonnes
d’un privilège que tu sais mériter et, baissant les paupières, tu te
recueilles. Tu attends l’appel. Tu sais que tu ne seras pas appelé par ton
nom, mais par un autre sous lequel il faudra que tu te reconnaisses sous
peine de rester dans la solitude et les ténèbres. Tu as peur de ne pas
comprendre le mot énigmatique qui va te désigner. Tu crains qu’un
usurpateur n’ait déjà pris ta place après avoir, par quelque magie, saisi en
l’air le souffle où palpitaient les syllabes sonores qui t’étaient destinées.
Tu tends l’oreille dans un geste de désespoir et te hausses sur la pointe des
pieds pour te rapprocher de l’éventuel courant d’air apportant la parole. Tu
restes longtemps dans cette position, jarrets tendus, bientôt tremblants. Tu
essaies de tenir, les bras levés en signe d’imploration. Tu as si mal dans
les jambes que tu retombes enfin sur les talons. Tu oublies soudain ce qui
motiva ta posture et te laisses tomber sur le lit. Tu t’inquiètes de ce qui
bourdonne dans tes oreilles : et si c’était la voix ? Tu ne distingues pas le
moindre mot. Tu tentes d’aiguiser ton écoute et n’obtiens à la fin qu’un
bruissement, puis le silence. Tu soulèves ta tête et considères l’oreiller
dont la blancheur te plaît comme te plaît celle des draps en découvrant le
lit pour t’y glisser. Tu as déjà éprouvé ce sentiment. Tu voudrais savoir si
c’est dans cette vie ou dans une autre. Tu ne réussis pas à en décider. Tu
crains de t’être égaré dans le temps. Tu cries : Je suis perdu ! Tu poses tes
deux mains dans la blancheur, et tu souris. Tu te demandes ce qu’est le
temps, bien moins palpable que ce drap et pourtant dangereux. Tu penses
que les horloges nous donnent l’illusion de sa présence, mais qu’il n’existe
pas. Tu te reprends pour contredire cette inexistence en te remémorant tout
ce qu’il a réglé dans tes voyages : n’est-il pas cette poussière qui, peu à
peu, envahit tous les magasins de la mémoire si bien que les souvenirs
ternissent ? Tu te révoltes contre cette idée en te disant que, chez toi, ce
sont les souvenirs qui ont terni les rêves en les offusquant derrière des
banalités. Tu aperçois des rues, des maisons basses, dont l’absence de
splendeur fit de l’Orient le fantôme de tes songes. Tu es fatigué, d’ailleurs
la lumière baisse et ne dit-on pas que le soleil va mourir ? Tu redoutes
soudain que les temps soient accomplis, que la fin du monde approche. Tu
la devines qui te guette dans l’ombre sous la table. Tu retires ta bague et la
cales sous ta nuque, le chaton appuyant sur la troisième vertèbre cervicale.
Tu as fait graver sur ce chaton tes armes timbrées de comte, portant trois
tours d’argent en tête, trois croissants d’argent en pointe et bande d’or. Tu
éprouves déjà un soulagement. Tu es sûr que, ainsi disposée, ta bague
obstrue la porte secrète de l’âme, et qu’elle ne peut plus s’enfuir par là. Tu
peux céder à la fatigue et t’endormir. Tu n’entends pas l’homme en blanc
ouvrir ta porte, s’approcher de ton lit, te regarder longuement, puis se
retirer en souriant. Tu es dans le pays ancien. Tu marches au bord de la
Thève, l’oreille attentive au bruissement de l’eau. Tu veux cueillir ce
bruissement, qui est la palpitation de la rivière, afin de le garder dans le
creux de ta main. Tu ne doutes pas qu’il s’y comportera comme ce
papillon que tu as gardé là, main bien fermée, tout heureux de sentir le
mouvement des ailes te caresser. Tu passes très naturellement de la caresse
à la lumière qui, ce matin, a la même douceur sur ton visage. Tu trouves le
sentier qui longe le mur du parc. Tu cours te hisser dans la brèche pour
voir. Tu vois en effet le coteau vert à peine pentu dans l’ombre des tilleuls.
Tu attends d’une attente qui fait venir ce qu’on espère, et le fantôme rose
et blond glisse sur l’herbe verte, y médite un instant, puis s’en retourne
tout empanaché de blanches vapeurs. Tu n’as pas bougé. Tu n’as envoyé
vers l’apparition que ta pensée, que ton bonheur de reconnaître en elle la
tendre amie de tes songes. Tu redescends et, tout à coup, ce ne sont plus ni
le sentier ni la campagne, mais une rue qui monte et au sommet de
laquelle va se lever l’Étoile. Tu avances, la tête en l’air, et soudain tu
trébuches. Tu as heurté une chose, tu ne veux pas savoir quoi parce que
cette chose est malfaisante, surgie de rien comme un mauvais sort. Tu
prononces des mots de conjuration : Bénac, Bessis, Bétam, Boaz,
Békara… Tu les répètes comme une litanie en évitant toute pensée. Tu
sens qu’on saisit ton bras : c’est un ami dont tu avais oublié la présence
tant il se tenait près de toi telle une ombre. Tu entends sa question : Mais
où vas-tu de ce pas dans la nuit noire ? Tu lui réponds : Elle sera bientôt
blanche ! Tu sens venir des images qui vont brouiller ton attente et te
dissimuler peut-être l’apparition, mais que faire contre les images, qui
sont notre seconde vie ? Tu baisses la tête, tu veux serrer la main de ton
ami et tu ne trouves qu’une manche vide. Tu marchais à côté d’un
épouvantail, à moins que ce compagnon en loques ne soit ton Double. Tu
sais que chaque homme possède le sien, et qu’il vaut mieux ne jamais le
croiser car sa rencontre est un mauvais présage. Tu fermes les yeux et tu
entres dans un état confus où tes pensées se décomposent en petits
balbutiements fugitifs. Tu te demandes qui, de toi ou de ton double, est le
bon ou le mauvais génie ? Tu décides d’essayer ta voix pour savoir si c’est
encore la tienne qui monte et devient un cri. Tu t’es dressé dans ton lit et
tu vois ta porte s’ouvrir assez brutalement pour livrer passage à deux
hommes en blanc qui, de toute évidence, ne sont pas des anges. Tu n’as
pas le temps de les observer qu’ils sont déjà, chacun d’un côté du lit, à te
prendre aux épaules et à te maintenir. Tu les considères avec une surprise
mêlée de méfiance et cependant beaucoup de calme. Tu sens que ta mine
les impressionne, qu’ils hésitent, que leur pression se radoucit. Tu vois
arriver celui auquel tu écrivais « Cher ami » et tu lui déclares aussitôt : Ne
vous inquiétez pas, j’ai voulu vérifier simplement si ma voix était bien ma
voix ou celle de mon double. Tu l’entends répondre : Et qu’a donné la
vérification ? Tu expliques : j’ai glissé du rêve dans la vie au moment où
la voix a retenti de sorte que je n’en ai pas perçu la tonalité. Tu reconnais
le sourire amical et les mots qui apaisent : Vous avez besoin de beaucoup
de repos et d’attention, aussi vais-je vous aider à dormir et puis nous
parlerons quand vous serez dispos. Tu le regardes incliner un flacon au-
dessus d’un verre, puis ajouter de l’eau. Tu bois sans te faire prier. Tu
désires faire confiance à cet ami et même devancer sa demande. Tu
t’allonges. Tu veux t’abandonner dans la chaleur de ce lit confortable. Tu
as un doute. Tu le repousses assez vite. Tu fermes les paupières dans
l’intention de mimer le sommeil, mais le sommeil vient te surprendre. Tu
ne sauras jamais que ton ami fait signe à ses deux assistants de sortir, puis
qu’il reste devant toi très longtemps à observer ton visage et tes
mouvements de dormeur. Tu aimerais la vigilance de son regard et sa
concentration disant la volonté de comprendre. Tu es pour l’instant dans la
seconde vie, ton moi abandonné à la visitation de l’invisible. Tu as bu ce
qui permet d’entrer dans le mystère du sommeil et d’oublier ce que fut le
passage. Tu entends une voix lointaine et des mots indistincts : est-ce
Sélène, Héloïse ou Sylvie ? Tu n’es pas sur la bonne lisière ou sur le bon
sentier, d’ailleurs la nuit est si pesante qu’elle t’emplit tout entier de son
obscurité. Tu ne sais plus rien. Tu franchis sans la voir la ligne qui sépare
ce jour du jour suivant alors que tu as souvent espéré un baptême des
ténèbres en franchissant cet équateur. Tu l’as peut-être reçu de quelque
veilleur dissimulé dans les plis du temps, et ne serait-ce pas l’origine de ta
maladie ? Tu dis à qui veut bien t’entendre que cette maladie a permis que
tu te sentes mieux portant. Tu n’espères pas être compris sinon de
quelques lecteurs convaincus par la limpidité de ta langue. Tu dors cette
nuit dans le Limpide, qui est un élément aussi fluide que souverain et, par
là même, dispensateur d’une liberté sans limite. Tu n’as rien en tête, rien
d’autre en Toi que le fil de la vie. Tu sais qu’il te suffit de le suivre. Tu te
réveilles au milieu du soleil. Tu es surpris d’apercevoir ton ami à ton
chevet. Tu lui tends une main qu’il serre avec chaleur en te demandant si
la nuit fut réparatrice et si le jour commence bien. Tu regrettes d’avoir été
privé de paysages et de visages tout au long de ton sommeil – Et ne me
dites pas, fais-tu, que cette immobilité de l’âme est propice au repos. Tu
t’énerves pour lancer : je n’étais pas fatigué ! Tu apprécies que ton ami ne
bronche pas, qu’il mette sa main gauche dans la poche de sa blouse
blanche et que, de l’autre, il te tâte le pouls. Tu attends le verdict, qui tient
dans le mot « normal » tandis que la main remonte vers ton front et amène
cet autre constat : Pas de fièvre ! Tu te redresses en protestant : alors que
fais-je ici ? Tu sens chez ton ami, par un geste aussitôt retenu, la volonté
de te maintenir au lit, mais il n’en fait rien et t’explique : Ne vous agitez
pas, surtout dans le secret de votre tête, et dites-moi plutôt qu’elle pensée
vous est venue au réveil. Tu le regardes tout en cherchant à te rappeler une
privation : Il a manqué quelque chose à mon sommeil sans que je sache
quoi, exactement, sans doute un rêve assez consistant pour me faire vivre
dans son ailleurs. Tu es écouté avec attention et pourtant la réponse te
surprend : Vous nous rendriez service, à vous et à moi, en écrivant votre
vie nocturne, moins ténébreuse peut-être que celle de vos jours. Tu
t’exclames : mon oncle me disait : il n’y a qu’un dieu, c’est le soleil ! Tu
ajoutes : c’est pourquoi j’aime la lumière, mais de préférence la lumière
qu’on voit sourdre des choses et non pas celle qui va se poser dessus. Tu
sens que ton ami hésite avant de dire : Il me semble que vous parlez d’une
lumière d’automne, celle que nous donne un soleil qui ne monte plus au
zénith… Tu le coupes pour préciser : Non, j’évoquais une lumière égale,
qui émane des monuments et des choses nocturnes pour baigner mes
songes. Tu le regardes bien en face avant d’ajouter : Je voudrais qu’elle
baigne aussi mes phrases, c’est-à-dire chacun de mes mots. Tu le vois
sourire tandis que sa main étreint ton bras quelques secondes afin de te
communiquer une énergie bienfaisante. Tu es stupéfait quand, soudain, un
visage se plaque sur son visage et qu’à sa place apparaît la passante rose et
blonde. Tu mets ta main droite en visière pour adoucir la violence de cette
vision et ce geste l’efface. Tu murmures : il est toujours trop tard pour
arrêter le temps ! Tu te ressaisis aussitôt et lances à ton ami : vous savez
que, pour assurer ma situation, je dois sans tarder me présenter à la
rédaction de mon journal. Tu t’étonnes d’avoir pour réponse un nouveau
sourire, puis un silence puis ces mots : Ne vous inquiétez pas, vos amis ont
fait le nécessaire car, prévenus de votre besoin de repos, ils sont tombés
d’accord avec la rédaction pour que votre absence ne vous porte pas le
moindre préjudice. Tu t’exclames : mais je suis irremplaçable, comme
chacun de nous ! Tu as dit cela si spontanément qu’on ne saurait le retenir
à charge contre toi ; d’ailleurs la réplique vient aussitôt : Bien sûr, aussi
chacun de vos amis vous suppléera-t-il éventuellement sous votre nom,
s’il le faut. Tu n’es qu’à demi rassuré. Tu n’en laisses rien paraître. Tu
demandes brusquement : Avez-vous enfin des nouvelles de la froide
Silésie ? Tu observes avec méfiance ses lèvres disant : Un courrier est
parti vers là-bas et vous aurez des nouvelles. Tu sais qu’il est inutile de
demander quand. Tu décides de t’abandonner à ta grande fatigue et ton
ami t’aide à bien caler ta tête. Tu fermes les yeux pour être en paix avec
toi-même comme avec l’Autre. Tu penses au bol que tu as vidé jusqu’au
fond : n’était-ce pas à l’instant ? Tu passes les portes de corne et, déjà, tu
es sur la terrasse au bord du ciel. Tu prends le chemin pavé de pierres
blanches qui mène au Temple où règnent encore les maîtres du Visible et
de l’Invisible. Tu cherches en toi, sous les strates des souvenirs, le mot de
passe qui te permettra de franchir le Seuil, mais où devrait s’ouvrir le
seuil, il n’y a qu’une sorte de tremplin donnant sur l’infini. Tu comptes les
lettres que, une à une, les étoiles posent sur la terre du ciel. Tu les
assembles afin de trouver la formule du mystère que la nature inscrit pour
les seuls yeux des prédestinés. Tu sais que désormais ces lettres sont en
toi, qu’elles travaillent à y produire le mot qui te libérera car elles
viennent d’inscrire en toi un sésame efficient. Tu ne rêves pas. Tu
t’enfonces seulement dans le sommeil, et il est si profond que tu brasses
en lui son air comme le ferait un oiseau. Tu vois grandir l’arbre des
présages, où les dieux d’autrefois avaient leur nid. Tu vois qu’il est vide,
ce nid, et tu comprends que ce vide a contaminé tout l’espace si bien qu’on
ne saurait y trouver la moindre certitude. Tu hésites à faire tienne cette
vérité douloureuse puis, prenant appui sur cette hésitation, tu comprends
tout à coup que l’absence de certitude est le meilleur excitant de ton esprit.
Tu retrouves ainsi l’épaisseur fortifiante du sommeil, sa douceur ouatée,
son absence de limite. Tu dors maintenant comme on retourne au pays
natal entre la Thève et la Nonette et la forêt et les étangs. Tu longes le mur
du parc en écoutant les éclats de rire et les chansons qui ponctuent la ronde
ou le jeu de colin-maillard. Tu avances lentement, cherchant la brèche, et
la voici qui t’ouvre brusquement, non pas la vue que tu attendais, mais un
sentier très lointain dans l’espace quoique très proche dans le temps. Tu
sais qu’une fiancée t’attend là-bas quand tu auras contourné l’épaule de la
montagne et atteint la maison plantée sur la proue rocheuse. Tu ne te
presses pas afin de savourer l’attente car elle épice mieux ta vie que le
bonheur. Tu vois passer Sylvie, Adrienne et cette Éloïse dont tu ne fus pas
l’Abélard. Tu te demandes quel nom convient le mieux à ton rêve. Tu as
toujours préféré l’image à la personne et le souvenir à la présence. Tu ne
veux pas le savoir sinon comme une chose chuchotée dans l’arrière-pays
de ton cœur de telle sorte qu’elle n’arrive pas jusqu’à ta conscience. Tu as
déjà perdu de vue le sentier, la montagne et même la région. Tu vas à
tâtons dans ta mémoire, tantôt te disant c’était le Pausilippe tantôt passant
de l’Autriche au Liban. Tu éprouves une certaine jubilation à mêler ces
routes et ces paysages parce que ce mélange contredit ta pauvreté ou du
moins lui fait balance. Tu t’égares souvent dans ta pensée parce qu’elle
n’est pas aussi souple que le songe. Tu aimes que ce dernier t’initie tout
naturellement à des mystères qui s’effacent devant leur propre révélation
en te procurant pourtant une plénitude sans pareille. Tu n’as pas besoin de
prendre possession de ce que t’offre le rêve pour en être comblé. Tu n’as
jamais croisé que des passantes et chacune s’en allait avec ton cœur. Tu
veux mettre ce mouvement dans ta plume afin qu’il s’y métamorphose en
charme pour l’Autre. Tu te souviens, tu oublies, et c’est égal. Tu n’as
cependant jamais oublié la froide Silésie et le cimetière polonais. Tu n’en
connais que le nom, mais les noms seuls sont inoubliables parce qu’ils ne
changent pas à la différence des visages qui glissent et se superposent et se
recouvrent. Tu as deviné depuis longtemps qu’il est trop tard du côté de la
vie et trop tôt pour renaître. Tu t’agaces ou t’amuses selon ton humeur de
la réputation que te font tes amis de loger en toi une folle. Tu l’entends
rire parfois, cette folle, et cela suffit à te jeter au bord de la fontaine, qui
papote dans son bassin sur la route de Plailly. Tu as recueilli là, aussi clair
que le bruit de l’eau, le bruissement de vieilles chansons dont la sonorité
t’enchante plus que le sens. Tu perçois leur frémissement dans la source
d’où coulent en toi les mots comme s’il y avait une parenté d’origine entre
ta langue et la leur. Tu vas de la fontaine au château et le doux
chuchotement de la mélodie se change vite en paroles amoureuses. Tu
t’arrêtes devant la grille. Tu appelles en silence l’Unique qui ne saurait
venir et qui, du fait même de cette impuissance, augmente ta passion. Tu
regardes l’avenue s’ouvrir devant toi comme un livre et tu attends que,
dans ce pli, s’élève tout à coup le fantôme de ton amour. Tu lui offriras ton
âme afin que soit repeuplé son corps vide. Tu n’acceptes pas qu’au lieu de
se montrer, elle murmure dans le lointain que ton ignorance du sort des
vivants et des morts n’est pas une preuve d’innocence mais de fatras
mental. Tu tournes la tête afin de laisser le passé derrière la grille. Tu
préfères décidément être le veuf, l’inconsolé, quitte à laisser ton étoile
s’éteindre. Tu penses qu’après tout le ciel, chaque soir, recommence et
replante ses astres avant de les laisser glisser vers le couchant. Tu revois
les lumières que la ville étalait tandis que, depuis le sommet, tu en
contemplais le scintillement. Tu as oublié le nom de cette ville et si elle
était allemande ou italienne. Tu rêvais ce soir-là de l’écharpe d’Isis en
prenant le chemin de l’avenir. Tu étais amoureux, tu l’es toujours et
toujours également déshérité. Tu aimes cet état parce qu’il rend ton âme
plus sensible au destin que ne peuvent le faire la satisfaction et le bonheur.
Tu repasses devant la fontaine pour écouter le goutte-à-goutte de ses
pleurs tout en contemplant, au sommet du pilier qui s’élève au centre du
bassin, une Cybèle à la robe plissée. Tu murmures lentement et plusieurs
fois ce nom afin que revienne la présence de Celle qui, morte maintenant,
n’a plus pour amour que ton désespoir. Tu t’appuies contre la margelle et
prends un peu d’eau dans ta main pour en baigner ton visage et l’offrir,
tout brillant, au baiser de la nuit. Tu trouves à la substance des ténèbres
une douceur inqualifiable et te souviens d’avoir tenté de la prendre avec ta
main comme tu l’as fait de l’eau pour te consoler de ta solitude. Tu crois
que ce geste fut tenté pour la première fois dans le grenier de Montagny où
le noir avait la chaude texture d’une peau. Tu avais cru soudain que ta
mère morte exhalait son désir de toi dans l’épaisseur légère de cet air
noirci par la chute du soleil derrière les grands tilleuls du parc. Tu voulais
palper cette chose d’air dans laquelle tu baignais heureusement et dans le
même temps tu voulais franchir la frontière qui, à jamais, te séparait de ta
mère morte. Tu ignorais la nature définitive de la mort et ne la concevais
qu’à travers l’immense privation qu’elle t’infligeait. Tu aurais voulu
devenir aussi fluide que la douce noirceur afin d’en partager l’ubiquité
pour être ici et là-bas devant la tombe. Tu as compris, cette nuit-là,
combien nous restreint notre incarnation, et qu’elle nous réduit à n’être
que nous-même. Tu t’es révolté contre cette condition en usant de
l’instabilité que procurent les voyages, l’absence de revenus, l’errance
nocturne et l’attente pratiquée comme une ascèse. Tu n’as pas mal réussi
dans cet exercice. Tu sais même à présent te glisser entre toi et ton ombre
de manière à n’être ni l’une ni l’autre. Tu t’amuses souvent à jouer au qui-
es-tu afin d’imaginer des ascendances et des identités qui font de toi un
Lusignan aussi bien qu’un prince d’Aquitaine. Tu aimes, entre les avatars
que tu t’inventes, citer ce vers : « La matière demeure et la forme se
perd. » Tu regardes alors ta main remuer dans un temps qui n’est plus
aujourd’hui sans être d’outre-tombe car il est fait de cette matière
ancestrale sans commencement ni fin. Tu as devant toi la route de terre qui
longe le bois d’Hallate et tu forces l’allure afin d’atteindre le pavé sur
lequel ont roulé les rois. Tu aperçois déjà les métairies de Charlemagne et,
sous les arcs, des figures païennes qui se profilent en rose sur fond bleu
tendre. Tu ignores le sens de ces allégories, aussi les ramènes-tu
naturellement à ta propre histoire imaginant que tu es ici le poète
couronnant de lauriers sa muse. Tu pleures un instant parce que l’image,
cette fois comme toutes les autres, ne se change pas en réalité. Tu reprends
ta course, passant des plaines couvertes de javelle dont l’odeur te porte à
la tête. Tu as peur d’arriver trop tard, et la fête, en effet, vient de finir. Tu
cries : Vous ne m’aimez plus ! Tu la vois qui se tourne et te sourit, se
tourne encore et te sourit. Tu la perds de vue dans la répétition de ce
mouvement qui l’éloigne tandis qu’il te laisse immobile. Tu veux crier
encore : Vous ne m’aimez plus ? Tu as la gorge nouée. Tu vas vers la
vieille maison à la façade jaune et aux contrevents verts dans l’espoir d’y
trouver le refuge où le temps refluera sur lui-même pour te rendre à
l’innocence. Tu caresses les vases trouvés autrefois sous la terre et les
monnaies qui servirent aux Romains avant d’accompagner un mort qui
espérait en payer son passage. Tu te demandes ce qui pourrait à présent
payer le tien pour que tout aille à rebours et soit le bonheur de nouveau. Tu
as perdu l’espoir car Celle que tu approches se flétrit aussitôt faute d’être
reine ou déesse. Tu avoues parfois que tu n’as jamais poursuivi que des
images, et rien d’autre même si les images te déçoivent dès que tu y portes
les lèvres. Tu juges ton comportement inexplicable ou ridicule selon le
froissement des situations mais tu admets que l’amour est aussi l’un ou
l’autre selon qu’il triomphe ou s’obstine. Tu désires, bien davantage que
l’amour, redevenir le même que l’enfant que tu étais dans tes sept ans. Tu
es persuadé que rien ne meurt et que, par conséquent, tous les états anciens
subsistent et, donc, sont de nouveau habitables si on les extrait du monde
des fantômes – ou de l’espace intime. Tu interroges souvent les limites de
cet espace-là et ne les trouves pas. Tu en conclus qu’elles sont variables et
infinies, donc capables de renfermer tout ce que tu fus et tout ce que tu
seras. Tu es bouleversé par cette sensation qui rend certaine la présence
d’événements autour desquels le présent n’est qu’une mince peau tendue
pour te dissimuler ta propre vie. Tu as beau forcer ta conscience : elle ne
peut pas ou ne veut pas arracher cette peau, la fendre au moins. Tu te
rabats donc sur le souvenir, tantôt reprenant la route vers les étangs et la
forêt, tantôt refaisant paraître la pâleur d’une chère figure sous les feux de
la rampe. Tu penses alors qu’elle brille de sa seule beauté comme les
Heures divines qui, une étoile au front, se découpent sur les fonds des
vieilles fresques dégagées tout juste des cendres du volcan. Tu n’as pas
plus tôt formé cette image que tu cours vers une autre tandis que l’Heure
tend son fuseau vers la fée qui se métamorphose en jeune fille à mesure
que tu rentres dans ta jeunesse. Tu te souffles parfois à toi-même que ton
plus bel avenir est dans le passé, mais tu n’oses pas le dire à tes amis car
ils attendent la gloire, qui est leur lendemain. Tu deviens soudain la
Parque sous la fée. Tu tires sur son fuseau pour attraper le fil de ta
destinée. Tu sens qu’il va casser, qu’il casse. Tu pousses un cri et voilà
une main sur ton front, celle de ton ami qui, penché sur toi, dit : Ne vous
inquiétez pas, la nuit est tombée durant votre sommeil. Tu protestes
doucement : le fil de ma vie s’est rompu ! Tu es étonné du peu d’effet de
cet aveu, aussi veux-tu le rendre plus désespéré par cette précision : et par
ma faute ! Tu vois avec agacement que ce nouvel aveu ne provoque aucune
émotion. Tu repousses donc la main, te dégages un peu de l’oreiller, puis
déclares : ma vie donc a si peu d’importance à vos yeux ? Tu as dit cela
sur le ton de l’accablement. Tu vois la main se rapprocher de ton visage et,
à la seconde, tu prends conscience de ton collier de barbe, de l’auréole
qu’il trace et de la protection qui en émane. Tu constates en effet que la
main hésite, puis recule. Tu souris de ce pouvoir, qui te donne une belle
distance. Tu regardes l’homme dont tu viens de repousser la main : c’est
ton ami et ce n’est pas lui parce que sa blouse blanche en fait un lévite
comme tu en vis au Liban ou à Constantinople. Tu le soupçonnes de s’être
déguisé pour te tromper sur son appartenance. Tu l’attaques pour couper
court à ses éventuels sortilèges : Si vous dites Jachim, je dis Boaz, si vous
dites Boaz, je dis Jehova ou même Machenac… Tu arrêtes ta litanie
devant sa moue un peu amère. Tu vois bien qu’il ne comprend pas et qu’il
le dissimule en t’adressant un bon sourire. Tu ajoutes pourtant : Savez-
vous que je suis le frère terrible, que je peux l’être ? Tu es surpris que
cette déclaration n’entraîne aucune modification du visage, mais les lèvres
enfin s’entrouvrent et chuchotent : J’espère ne pas vous avoir réveillé par
ma visite qui se voulait discrète et n’avait pour motif que le seul souci de
vous. Tu souris. Tu es sur le point de t’excuser, sur le point de jurer que tu
n’es là que de passage et suite à un hébergement dont tu ne sais plus qui te
l’a proposé. Tu écoutes l’homme t’assurer que tu es ici chez toi et que tout
sera fait pour rendre ton séjour bénéfique et agréable. Tu dis : j’ai faim !
Tu ajoutes : nous pourrions prendre un fiacre et aller dîner aux halles. Tu
devines que ton interlocuteur n’est pas d’accord. Tu ne lui laisses pas le
temps de l’exprimer en jetant vite : pardonnez-moi, c’est une idée d’un
autre temps et seulement due au fait que je reviens de mon pays natal et
que la ronde y fut endiablée tandis que j’agitais la torche des dieux
souterrains. Tu regardes un instant les traînées d’étincelles que garde ton
souvenir, puis soudain, dans un élan : n’en doutez pas, je vous suis très
reconnaissant de votre attention, et d’autant plus que j’en ignore la raison.
Tu aimes sa repartie : Vous savez bien que l’amitié n’a pas plus de raison
que l’amour. Tu le considères avec un étonnement mêlé de tendresse : oui,
je sais, dis-tu, et cependant les choses, aussi spontanées soient-elles, ont
ensuite besoin de se nourrir de la justification qu’elles trouvent dans leur
propre exercice, et je ne vous ai guère fourni que des sujets de doute ou
d’inquiétude. Tu n’as d’abord pour réponse qu’un froncement de sourcils,
puis ces mots viennent dans un murmure : Vous fournissez chaque jour des
prétextes à mon assistance, et cela multiplie l’attachement que je vous
porte. Tu es perplexe. Tu dis sans réfléchir : j’ai le sentiment tout à coup
que vous permettez à mes rêves de s’épancher dans la vie diurne du fait
que l’espace de cette chambre est contigu à celui de mon enfance. Tu n’es
pas surpris par l’attention soudaine qui augmente l’intensité de sa
présence. Tu veux alors être plus précis : vous avez deviné sans doute que
j’essayais de franchir le mur temporel qu’une raison trop banalisée nous
impose, et je suppose que vous connaissez ma vie errante, mes longs
voyages, mon goût pour les lieux nocturnes. Tu t’arrêtes un instant, pour
voir s’il acquiesce, puis tu continues : je cherche évidemment, par ces
moyens, à user les frontières que la vie normale pose au bord de toutes nos
activités pour nous empêcher de franchir la ligne. Tu éclates de rire avant
de lancer : savez-vous que je suis allé vers l’Orient pour remonter le cours
du soleil à contre-courant, et que j’ai fait aussi l’expérience douloureuse
de l’alternance inexorable du jour et de la nuit partout et toujours ? Tu ne
recueilles qu’un geste et tu continues, disant : j’ai fini par comprendre
qu’on ne pouvait échapper à la prison de la normalité qu’en rompant avec
l’ordre qu’elle a rendu naturel, et c’est pourquoi je m’entraîne à franchir
les portes qui nous séparent du songe parce que ce dernier est un lieu où
l’avenir et le passé s’ouvrent également à celui qui fatigue suffisamment
le présent pour qu’il lui livre le passage. Tu t’étonnes de la remarque faite
alors par ton ami : Vous avez moins fatigué le présent que vous-même,
aussi ai-je le désir, que j’ai déjà formulé, de vous recommander le repos et
de vous le fournir. Tu trouves soudain que ce désir est injustifié : vous
devriez tenir compte de mes véritables besoins et en conclure qu’il me
faut une situation normale afin de m’appuyer sur ses limites pour les
franchir alors que vous me tenez dans un hors-lieu qui ne peut qu’affaiblir
mon énergie. Tu l’écoutes te dire que tu interprètes fort mal ses intentions,
qui te sont toutes favorables. Tu as relevé la tête. Tu protestes, disant : on
m’attend là-bas, savez-vous, et je dois m’y rendre avant que la nuit
éternelle ne commence, car elle sera terrible. Tu es surpris par son regard
dubitatif, aussi lui lances-tu : que va-t-il arriver quand les hommes
s’apercevront qu’il n’y a plus de soleil ? Tu as parlé avec conviction et il
en est troublé. Tu lui donnes ta main et tu ne sais bientôt plus qui rassure
l’autre. Tu murmures : il ne faut jamais faire défaut à la nécessité ! Tu
reprends ta main en ajoutant : la mienne exige que je retourne au plus tôt
dans mon pays natal. Tu observes le visage qui s’embrume et la bouche
qui dit : Vous ne tarderez pas, mais l’amitié exige que je vous retienne
encore un peu. Tu hésites puis décides brusquement de ne pas insister en
expliquant : mon pays est aussi bien dans le temps que dans l’espace :
c’est mon passé quand j’en suis loin et mon présent quand je prends un
fiacre pour m’y rendre. Tu es assez satisfait de ton explication, et il se
peut qu’elle t’éclaire à l’instant sur toi-même. Tu ne prêtes par conséquent
aucune attention à cette phrase de l’ami : Je suis sûr que le sommeil sera
pour vous comme une réflexion parce que vous savez conduire vos
songes… Tu l’interromps en lui demandant à boire, mais c’est un élixir
que tu réclames et non un verre d’eau que tu bois malgré tout. Tu rends le
verre en disant : merci, et cependant que tu fais le geste et dis le mot tu
penses à tes songes qui sont, en effet, ta manière d’entrer dans ton lieu le
plus intime et de te pencher sur ta vie. Tu demandes alors : croyez-vous
que nous soyons nombreux à faire du sommeil une réflexion sur nous-
mêmes parce que le sommeil nous libère des inconvénients de ce jour ? Tu
le vois qui fait non avec sa tête avant de murmurer : Attention, ce qui est
exceptionnel passe presque toujours pour anormal. Tu souris tandis que
ton ami se lève, va prendre un flacon, le penche au-dessus d’un verre,
laisse couler quelques gouttes, verse de l’eau par-dessus, te regarde en
disant : Vous avez déjà éprouvé le bienfait de ce que je viens de vous
préparer. Tu acceptes en tendant la main. Tu dis : il y a quelque chose que
je n’aurai jamais fini de payer de ce côté du monde où, de plus, je suis
perdu. Tu bois à regret sans pouvoir te retenir de faire cette politesse à
celui qui t’a préparé cette boisson. Tu comprends qu’il t’observe afin de
s’assurer que tu avales bien toute sa mixture. Tu as des idées de vengeance
et aussitôt de reconnaissance. Tu fais des signes avec ta tête – des signes
précipités, nerveux, insignifiants. Tu te maîtrises vite en appuyant ton
menton sur le haut de ta poitrine. Tu relèves ton visage et le diriges vers
l’ami. Tu le veux rayonnant et tel qu’il fut quand l’apparition t’a déclaré :
Je suis la même que Marie, la même que ta mère, la même que sous toutes
les formes tu as toujours aimée, aussi verras-tu bientôt mon vrai visage.
Tu as peur brusquement d’avoir toi-même prononcé tous ces mots. Tu
t’inquiètes. Tu interroges des yeux. Tu avoues : j’ai fait une faute ! Tu es
étonné que l’ami s’approche et, penché vers toi, dise : Cette nuit vous sera
favorable pour aller vers la rencontre. Tu hoches la tête pour approuver. Tu
te souviens d’avoir vu plusieurs lunes passer avec rapidité entre les
nuages. Tu passes ta main droite sur tes yeux pour effacer les images. Tu
devines que l’ami a pris ton geste pour la tentative de cacher un
bâillement. Tu le regardes s’écarter et se placer un peu à l’écart. Tu poses
ta main sur ton front. Tu veux savoir si son imposition est encore capable
de guérir. Tu te souviens qu’il y a peu encore tu étais un dieu. Tu cherches
en toi le sentiment de cette divinité. Tu te vois en train de descendre un
grand escalier. Tu as les pieds nus. Tu arrives en bas et tu rentres dans un
parterre de fleurs. Tu écoutes une voix qui te recommande d’éviter de les
cueillir. Tu sais tout à coup que cette voix est celle d’Isis. Tu aperçois au
milieu du gazon une tête de mort. Tu devines qu’on a bu dans ce crâne. Tu
voudrais le soulever parce qu’il dissimule une trappe. Tu te souviens
qu’Osiris est descendu par là. Tu songes à le rejoindre par le même
chemin. Tu te retiens à temps car tu n’as qu’un corps et aucun moyen de
ramener vers lui tes membres s’ils sont dispersés. Tu cherches un
talisman. Tu revois des combinaisons d’angles, de fentes, d’ouvertures, de
sens, de couleurs. Tu n’arrives pas à les ordonner de manière à constituer
une clef. Tu crains que des esprits hostiles ne t’en empêchent ou, pire
encore, que ton double ne soit en train de détruire ta volonté. Tu ris aux
éclats pour lui faire peur en lui démontrant l’inanité de ses efforts. Tu te
sens mieux. Tu invoques le sage Meursius et Nicolas de Cuse. Tu regardes
les murs qui deviennent vitreux. Tu t’exaltes en voyant paraître à travers
eux un paysage éclairé par la lune. Tu reconnais la figure des troncs
d’arbres et des rochers, la bouche profonde d’une grotte, le corps d’une
femme peint sur la paroi. Tu recules d’horreur en découvrant qu’on a
tranché ses membres à coups de sabre. Tu te détournes de ce fouillis
sanglant qui est le résumé de tous les crimes commis depuis qu’il y a des
hommes. Tu fermes les yeux. Tu as du sang à l’envers des paupières. Tu
les rouvres et constates que les murs sont des murs et qu’ils renferment
une lumière douce dans laquelle tu baignes. Tu sens passer un souffle qui
t’annonce la fin de ton épreuve. Tu as soudain des épaules d’ange tandis
que se lève l’Étoile. Tu désires attirer vers Toi son rayon pour qu’il
t’entraîne en remontant. Tu désespères bientôt de ne pouvoir ni le capter ni
t’empaler sur lui. Tu trembles. Tu as froid. Tu as de la fièvre. Tu as
seulement besoin de l’autre monde et sa porte t’est encore dérobée. Tu fais
en l’air le geste créateur appris dans la Cabale. Tu vois que l’air se
condense et qu’une forme va paraître. Tu hésites. Tu cherches vers le
zénith le signe prometteur. Tu aperçois le plafond qui neutralise ta vision.
Tu lèves le poing pour le crever. Tu sens que ton bras s’allonge, qu’il entre
dans le ciel. Tu l’oublies aussi vite, et le plafond de même, et le reste. Tu
es dans une lumière encore plus douce. Tu vois les Elohim, le lac salé, le
fleuve aux quatre bras et le Jardin. Tu vas sous l’arbre de l’attente espérer
le visage. Tu fixes un point, droit devant toi, et bientôt l’infini respire
autour de lui. Tu plonges là tes yeux et ils touchent l’éternité. Tu ne sais
pas que tes paupières se sont depuis longtemps fermées pour te donner à
voir l’autre côté du ciel. Tu as sur les lèvres un hymne à la pénombre et à
son mystérieux pouvoir de désincarnation. Tu ne veux plus rien que
trembler de joie au spectacle des évanescences où se combinent les
couleurs. Tu dors sans doute mais dans l’au-delà du sommeil. Tu croises
des ombres qui se brisent en mille apparences fugitives. Tu oublies au fur
et à mesure car c’est la condition de l’ouverture à l’inconnu. Tu as enfin
quitté l’incomplète existence à laquelle tu pensais être condamné. Tu
penses pourtant à ta mère, de nouveau et sans cesse une nouvelle fois
perdue. Tu cherches l’étoile depuis laquelle voyagent les apparitions. Tu
attends que vienne au moins le sourire que tu voudrais sur un visage pour
qu’il soit celui de l’amour. Tu as trop demandé. Tu t’agites pour te couler
exactement dans la posture du dormeur. Tu écartes lentement la déception
qui allait assombrir ta pensée. Tu veux rester au milieu des images et, tour
à tour, les rosir ou les bleuir pour avoir en tête tantôt le teint de ton aimée,
tantôt la présence de la pureté. Tu es patient. Tu rappelles les choses, les
formes et les couleurs en laissant faire le temps. Tu palpes la petite
broussaille qui est sous ta lèvre pour te rappeler les années où ton menton
était lisse. Tu ne cesses de vouloir retrouver cette époque où l’imagination
commandait à la réalité. Tu n’avais pas alors à courir les rédactions pour
assurer ton pain. Tu cueillais ici un baiser et là un bonheur. Tu ramassais
l’effigie d’un empereur en triant le tas d’une taupinière. Tu trouves le
présent trop incertain par rapport au passé. Tu crois naturellement à
l’immortalité parce qu’elle rend tout réversible. Tu attends la sainte de
l’abîme et le retour de la Treizième car tu masques sous ces deux noms le
secret d’un soir d’été. Tu ne te souviens pas, tu revis, et la revie a la
douceur du perpétuel. Tu t’apaises à mesure que t’imbibe cette douceur. Tu
es allongé dans une eau temporelle qui t’enveloppe d’une caresse si tendre
que la perte ancienne est réparée. Tu dors mais l’Autre veille à l’intérieur
de toi afin d’être encore et toujours celui que tu n’es plus et qu’il supplée
pour que tu n’éprouves pas un manque qui te ferait mourir. Tu es parfois
toi-même cet Autre quand la transfiguration de tes idées habituelles fait
que le rêve s’épanche dans ta vie et que tu es enchanté de dormir sans
sommeil. Tu assistes alors au défilé de tous les dieux et c’est un carnaval
où chacun embrasse une pensée avant d’aller se perdre dans le dédale des
philosophies. Tu aimes infiniment te donner ce spectacle parce que tes
réflexions s’y voient devenir concrètes à mesure que les noms divins se
changent en figures. Tu sais que ta réalité est bien plus que la réalité dont
se contentent les gens raisonnables et même la plupart de tes amis, qui
n’osent pas ouvrir toute grande à l’imagination la porte de leur esprit. Tu
n’essaies pas de les convaincre puisqu’ils s’obstinent à ne voir dans tes
poèmes qu’une matière obscure en dépit de la clarté souveraine de tes
vers. Tu as compris en revenant de tes voyages nocturnes que la clarté, la
tienne justement, appartient au songe et que les gens attachés à la
normalité n’aperçoivent autour d’elle que la nuit dont, pourtant, tout
émerge en la contrariant. Tu n’espères plus grand-chose des lectures
amicales, et que sait-on des autres ? Tu marches souvent sur un chemin
que les mots ponctuent comme le font les pierres pour former un gué. Tu
les aimes, ces mots, parce qu’ils acheminent vers toi le meilleur de tes
souvenirs…
MONOLOGUE DU NOUS
...... Nous avons perdu nos illusions, et chacun de nous se croit fortifié
par cette perte, fortifié dans sa relation avec les autres. Nous savons
cependant que nous y avons égaré quelque chose car la buée des illusions
nous était plus utile que leur décomposition. Nous oublions ce gain de
lucidité dans son exercice même. Nous n’en avons pas moins de mal à
mettre plus de raison que de sentiment dans notre action. Nous aurions dû
depuis longtemps donner toute sa place au durable, mais la séduction s’est
toujours révélée plus immédiatement efficace. Nous avions toutes les
raisons de penser grâce à notre époque qu’une approbation, si elle est
massive, ne peut qu’assurer l’avenir. Nous avons vite déchanté sans
comprendre d’abord qu’il n’en va pas de l’engagement collectif comme du
commerce, et que les lois de ce dernier ne provoquent que des excitations
éphémères. Nous n’avions pas mesuré non plus à quel point l’espace
collectif, celui que, de fait, nous respirons tous, était désormais dénaturé
par ces excitations. Nous voulions initier du partage et de la réflexion dans
un espace imperceptiblement orienté par des informations conçues pour
intensifier l’égoïsme et satisfaire ses désirs immédiats. Nous avons dû
constater que dans ce monde-là chacun est seul tout en étant en nombreuse
compagnie, situation impensable même une fois formulée tant elle se
dérobe jusque dans son énoncé. Nous sommes seuls parce que nombreux
précise un peu mieux la situation tout en l’habillant d’une absurdité
dérangeante puisqu’il faut en tirer la conclusion qu’être la majorité ne
confère à ceux qui la composent ni le pouvoir d’agir en conséquence ni le
comportement adéquat pour l’imposer. Nous ne sommes pas ce que nous
sommes est la prise de conscience amère qui devrait en découler, doublée
du désir de renverser la situation. Nous devrions, par conséquent, nier
notre Nous et tirer de cet acte, non pas la dissolution prévisible, mais un
élan de lucidité refondateur. Nous a besoin d’affronter sa défaite parce
qu’il s’est formé dans l’exaltation et, chaque fois, en oubliant qu’elle est
très périssable, ce qui n’implique pas qu’elle soit illusoire. Nous, ici,
faisons silence et contemplons un abîme. Nous fermons les yeux et serrons
les dents afin de ne pas prononcer un inutile : Qui suis-je ? Nous savons
qu’il détruirait ce qu’il interroge. Nous pensons que notre Nous devrait
choisir l’union collective dans le désespoir, mais peut-on faire du
désespoir un lien combatif ? Nous se demande ce qui le compose et sent la
menace d’un démembrement. Nous faisons face à ce danger puis, l’ayant
examiné, nous reconnaissons qu’il n’a jamais cessé d’agir pour nous
diminuer. Nous cherchons que faire pour que le Nous soit, par lui-même,
tout naturellement rebelle à cette menace en évitant toutefois de la
relativiser car c’est une façon de la servir. Nous oublions trop souvent que
ce qui nous élève est également ce qui nous fragilise, sauf que le premier
mouvement nous masque le risque qu’il suscite, puis il est trop tard. Nous
n’osons plus penser à la fatigue des révolutions et aux lendemains qui
toujours déchantent. Nous aimerions savoir marcher vers l’action en
déchantant, mais qui nous suivrait ? Nous retrouvons, ici, tout à coup, la
nécessité de l’illusion, mais n’est-ce pas elle qui fait de nous des vivants
et non de perpétuels mourants ? Nous ne savons pas doser l’illusion et la
désillusion parce que notre langue ne sait pas dire à la fois oui et non.
Nous entrons alors dans une réflexion qui nous mène au bord de
l’inexistence, puis de la révolte contre la folle impuissance où nous allons
sombrer. Nous ne faisons pas confiance à la révolte car elle n’est qu’un
mouvement sentimental tout juste capable de raturer un instant le doute ou
la douleur. Nous savons qu’elle ne conforte pas le Nous, qu’elle l’exalte
seulement et en réalité le fatigue. Nous voulons trouver une autre porte, un
autre couloir vers la constitution de ce que Nous est, de ce qu’il doit être.
Nous s’assombrit en lisant au fond de lui l’image d’une origine obscure
dans l’ombre de laquelle devraient se concilier organisation et
spontanéité : n’y a-t-il pas une irrémédiable contradiction entre ces deux
forces également indispensables ? Nous aimons l’élan et son énergie puis
nous méfions de leur effet. Nous sommes politiques dans l’élan et
seulement critiques dans son reflux. Nous manquons de conscience quand
nous souhaitons que la collectivité réagisse comme une personne et agisse
comme un groupe uni. Nous rechignons à reconnaître que l’influence qu’il
nous arrive d’exercer sur notre entourage est liée bien davantage aux
circonstances qu’à la qualité de notre démarche. Nous savons que la
remise en question est bénéfique mais beaucoup plus difficile à pratiquer
pour le groupe que pour l’individu à cause des susceptibilités. Nous
devons parler d’une seule voix pour que notre action soit crédible puis
efficace, mais cette unité suppose de résoudre les contradictions en les
assumant. Nous sommes naturellement un et volontairement multiple,
mais la difficulté est ensuite de faire que ce multiple soit un. Nous
voudrions que Nous soit une personne – une personne et non pas un
individu – et qu’il soit cependant capable d’affirmer sa diversité sous un
seul visage. Nous sommes étrangement paradoxaux dans cette volonté
d’atteindre l’unité collective. Nous avons toujours sur les lèvres un Nous
de majesté quand il s’agit de diriger une action. Nous passons alors du
personnage donnant des ordres à l’individu conscient du collectif et de la
nécessité de le convaincre. Nous décidons, nous proclamons, nous rions,
nous crions, nous émettons de l’énergie, nous balançons entre la
conviction et l’agacement. Nous écartons ainsi les uns et exaltons les
autres, qui croient assister au lever de forces capables de changer leur
condition. Nous passons alors pour les champions d’une société nouvelle
et d’une vie à l’unisson. Nous pulvérisons un instant l’oppression et la
vieille fatalité de la servilité naturelle. Nous devinons cet élan de
libération dans les regards de ceux qui applaudissent notre défilé, mais
pourquoi ne viennent-ils pas tous y prendre place ? Nous chantons plus
fort pour effacer ce décalage et, surtout, reporter à plus tard le doute qui
finira par venir ravager l’unanimité, puis la détruire. Nous allons jusqu’au
lieu prévu pour la dispersion comme s’il était un but, une conquête. Nous
plions là drapeaux et pancartes, avalons les derniers slogans tout en
distribuant les derniers tracts. Nous connaissons et ne connaissons pas la
suite. Nous savons qu’une retombée de l’énergie va fabriquer de la
désillusion et diminuer le nombre des visages que compte le Nous, ses
voix, son corps. Nous savons aussi que cette retombée, en faisant de la
place, permettra que viennent vers Nous des inconnus. Nous pensons
parfois que l’invention d’une cérémonie d’engagement ou de confirmation
susciterait un Nous plus solide, plus uni. Nous avons de temps à autre
chuchoté ce projet et compris qu’il ne saurait être fondé que sur un acte
irrémédiable. Nous n’avons pas osé prononcer ce dernier mot, mais bien
senti qu’il rôdait au bord de la conscience comme une faute, une menace,
un remords. Nous devinons, au moment de la dispersion, que ce projet
nous serait secourable et qu’il est urgent de le formuler. Nous n’avons pas
idée de ce qui le rend redoutable puisque, justement, il n’est pas formulé.
Nous risquons parfois une allusion qui, d’ailleurs, ne concerne qu’un petit
nombre d’entre nous, et cela très discrètement. Nous percevons un étrange
embarras, l’impression que quelque chose d’essentiel demeure en suspens
ou en retrait. Nous attendons que l’un ou l’autre d’entre nous se décide à
nommer la chose, tout en sachant que rien cependant ne presse, car une
fois dite, la chose provoquera une nécessité pressante. Nous aurions dû
réagir au moment où l’un de nous a jeté brusquement le mot « sacrifice »,
mais seul un silence gêné a suivi. Nous garderons ce mot dans la gorge, a
pourtant murmuré l’un des présents. Nous rangions donc pancartes et
drapeaux quand un petit groupe de très jeunes gens a crié aux policiers
pour l’instant pacifiques : Nous sommes prêts au sacrifice ! Nous avons
reconnu, dans ce qui n’était qu’une provocation ou un slogan, un rappel,
un reproche. Nous avons échangé des regards « entendus » en réprimant
tout commentaire. Nous sentions de l’imminent, du redoutable, mais
savions qu’il ne servirait à rien d’en parler car ce n’était pas le moment.
Nous partagions la conscience d’être dans l’attente d’une nécessité qui,
brusquement, déborderait les circonstances et nous désignerait la chose
que nous gardions obscure. Nous avons senti peser tout à coup un silence
sous le poids duquel l’une de nos bouches a déclaré : Quand la nécessité
bascule du côté du sacrifice, aucune hésitation n’est tolérable. Nous avons
laissé le silence assourdir les derniers mots tandis que nous envahissait
l’impression d’un manque étrange dont chacun de nous était responsable.
Nous avons accompli avec maladresse les gestes du rangement et de la
séparation. Nous savions et ne savions pas que les mots de notre camarade
exigeaient une suite, et qu’elle était suspendue à une occasion. Nous
partagions cette certitude sans que l’un de nous l’ait exprimée. Nous
sommes ainsi entrés brusquement dans « l’occasion » sans nous rendre
compte que son heure était arrivée et que nous étions déjà engagés dans
son espace. Nous avions organisé une manifestation de soutien aux
cheminots grévistes que les forces dites de l’ordre réprimaient avec une
violence relevant de la férocité tant elles mettaient d’acharnement et de
plaisir à frapper, à blesser, à piétiner nos amis jetés à terre. Nous
disposions de quelques véhicules du genre fourgons, que nous avions le
projet d’interposer éventuellement entre nous et nos ennemis : un policier
força la porte arrière de l’un d’eux et y pénétra, mais nos quatre
camarades, qui veillaient là en attendant d’entrer dans la bagarre, le
maîtrisèrent et l’assommèrent. Nous ne pouvions prévoir que le
conducteur démarrerait là-dessus, réussirait à se dégager et ferait soudain
du policier assommé notre prisonnier. Nous disposions depuis longtemps
d’un lieu à l’écart, une maison isolée, notre quartier de repos très discret
dans la campagne : le fourgon se rendit là après s’être dégagé sans aucun
dommage et sans que soit remarqué l’enlèvement. Nous n’avons été mis
au courant qu’assez tard dans la soirée, tout étant prévu pour qu’aucun
message ne permette de repérer notre refuge, lequel, par ailleurs, semblait
régulièrement et normalement habité aux yeux du voisinage. Nous
n’avions pas remarqué la prise réussie par nos amis et elle n’avait pas
encore ému les médias, sans doute parce que la direction de la police ne
disposait pas, à cette heure, de la liste des blessés hospitalisés. Nous avons
très vite réuni les responsables de notre groupe, quatre personnes, et
décidé de garder le prisonnier afin de mesurer les réactions de la police.
Nous étions d’accord pour ne rien faire qui puisse alerter l’ennemi
cependant que nous vérifierions si la « Maison » était suspecte, chose peu
probable car depuis des années que nous l’occupions nous avions
soigneusement évité de la compromettre. Nous avons décidé que le
prisonnier serait gardé dans la cave et l’avons fait savoir à nos camarades.
Nous hésitions à le traiter comme un otage et d’ailleurs en vue de quelles
négociations, car négocie-t-on avec l’Ordre ? Nous avons été fort étonnés
qu’aucun militant n’ait remarqué l’enlèvement du policier tant la chose
s’était faite rapidement et par hasard. Nous nous trouvions ainsi, et
soudain, dans une situation inattendue et imprévisible, nous, c’est-à-dire
Nous-Quatre, les seuls au courant avec nos camarades du fourgon. Nous
éprouvions cette situation comme très étrange car nous voilà, très
brutalement, dotés d’un pouvoir que nous n’avions ni prévu, ni recherché,
ni même imaginé comme pouvant nous échoir un jour : celui de disposer
du sort d’un homme. Nous n’avons pas d’abord envisagé les choses sous
cet angle comme s’il allait de soi qu’une intervention extérieure fournirait
une solution, mais laquelle ? Nous avons vite compris, du moins Nous-
Quatre, vite compris que la seule intervention possible ne pouvait être que
policière, et qu’à tout prix il nous fallait l’éviter. Nous n’avions par
conséquent pas d’autre choix que de relâcher discrètement le prisonnier ou
de le garder. Nous avons alors pris conscience que nous penchions tous
pour la seconde option, ce qui fut exprimé avec quelque embarras faute
d’oser en formuler les conséquences. Nous étions seulement du même avis
sur le fait qu’avant de prendre une décision définitive, il fallait être fixés
sur la réaction des forces de l’Ordre. Nous pensions tous que cette réaction
ne tarderait pas : ce fut une erreur, mais qui nous fit comprendre que, la
disparition du policier n’étant pas publique, le ministère de l’Intérieur
avait tout intérêt à attendre que s’en révèlent les raisons. Nous songeâmes
d’abord à faire courir le bruit d’une désertion motivée par le dégoût des
méthodes de répression, mais il y avait toutes les chances que l’analyse de
cette rumeur permette de remonter jusqu’à nous en dépit de nos
précautions. Nous avions deux fois par jour des nouvelles du prisonnier
par l’un de ses gardiens, qui se déplaçait d’une vingtaine de kilomètres
pour éviter les repérages. Nous utilisions nous-même une douzaine de
portables différents et évitions les indications et allusions précises. Nous
vivions dans l’attente d’un imprévu décisif quand l’un de nous s’indigna
tout à coup d’une conduite qui nous mettait tous en danger sans aucune
perspective. Nous fûmes alors contraints de faire un état des lieux :
pourquoi ce prisonnier capturé sans intention préalable et pourquoi le
garder ? Nous sommes tous les Quatre convenus qu’il n’y avait aucune
chance d’en faire un moyen de chantage ou d’échange. Nous faisions durer
ce débat, chacun pressentant que se rapprochait une zone obscure et
difficile. Nous savions que le prisonnier acceptait pour l’instant son sort,
quelques drogues et calmants soutenant sa patience. Nous nous sommes
livrés longuement encore à ce bavardage, tantôt évoquant un silence piège
de la part des autorités, tantôt analysant les derniers débats politiques, et
avons fini par reconnaître que nous ne faisions qu’éviter le seul sujet
important : pourquoi garder ce prisonnier, le garder dans notre cave ?
Nous avons laissé peser un lourd silence accompagné de regards indécis.
Nous avons entendu tout à coup ces mots : L’occasion est inattendue, elle
restera unique, il faut la saisir ! Nous sentions tous que cet inattendu, cet
unique, cette saisie, allaient nous mettre dans l’obligation de réussir un
acte exceptionnel qui nous engagerait tous ensemble et à jamais. Nous
avons laissé revenir le silence : il vibrait cette fois de notre accord. Nous
vivions, sans y penser, la « cérémonie » et l’un de nous a chuchoté
brusquement le mot « sacrifice » sans qu’aucun des présents ne le relève.
Nous avons mis fin à la séance après avoir décidé que Nous-Quatre irions
voir notre prisonnier dès le soir suivant. Nous avons regagné nos
domiciles sans ressentir la moindre menace et n’avons pas eu, le
lendemain, le temps d’une inquiétude quand une équipe de policiers en
civil a occupé brutalement nos locaux et entrepris une fouille générale.
Nous n’étions que deux au moment de cette intrusion aussi calme
qu’autoritaire. Nous savions que nos trois pièces ne contenaient que les
archives du journal, des brouillons, des notes, des correspondances et de
vieux numéros. Nous regardions faire les fouilleurs avec détachement
quand l’un d’eux crut bon de nous préciser : Nous ne comptons que sur le
hasard, lui seul est capable de faire tomber les masques ! Nous n’avions
pas d’autre choix que de continuer notre observation silencieuse qui, sans
doute, se prolongea deux bonnes heures et se termina par la remise d’un
certificat de fouilles et de saisie destiné, nous fut-il indiqué, à récupérer
éventuellement nos documents après analyse. Nous avons souri à l’idée
que, parmi ces documents, devait figurer notre engagement le plus
révolutionnaire, celui, non pas de faire la Révolution, mais de l’épuiser à
jamais pour en détruire toutes les illusions. Nous n’attendions nos deux
camarades que vers le début de l’après-midi, et pas question de les
prévenir de la descente de police car ordinateurs et téléphone devaient être
surveillés. Nous avions subi déjà d’autres fouilles et compris qu’elles
étaient destinées seulement à nous intimider : il devait en aller de même
de celle-ci car notre mouvement et surtout notre journal agaçaient la
domination. Nous avons joué un moment avec les divers « nous » que nous
mettions en scène : le nous-moi, majesté ; le nous-nous, solidarité ; le
nous-quatre, pouvoir. Nous-Quatre ne tardons plus longtemps à nous réunir
et à prendre la route en multipliant les précautions, arrêts-surprises,
détours, surveillance de qui suit et de qui précède. Nous arrivons à la nuit
tombée, garons au plus vite la voiture sous une tonnelle prévue à cet effet
et sommes accueillis par trois des quatre qui vivent ici, l’autre tenant pour
le moment le rôle du gardien. Nous avons hâte de voir le Gardé, mais
retardons cette rencontre pour entendre qu’il va bien, ne s’agite pas et de
toute façon ne saurait attirer l’attention vu l’épaisseur des murs de la cave.
Nous avons aménagé une sorte de vestibule, dit l’un de nos camarades,
pour faciliter la surveillance et éviter tout mauvais coup. Nous allons tour
à tour dans ce réduit d’observation : le prisonnier nous regarde sans
bouger, assis sur son lit, affichant l’indifférence. Nous entrons tous les
Quatre, la cave est vaste et vide, nous avons prévu de simuler un tribunal.
Nous ne connaissons pas votre identité, dit l’un, et l’homme nous jette un
regard de défi, tête droite et toujours assis. Nous songeons, continue l’un,
à vous tuer à coups de bâton afin de vous donner une mort conforme à vos
méthodes. Nous n’avons pas le temps d’ajuster ce propos : le prisonnier a
déjà bondi sur celui qui vient de parler et l’étrangle. Nous voyons notre
Quatrième blêmir, haleter, s’effondrer devant son assaillant avant que
nous puissions saisir ses bras, le frapper au visage, à la poitrine, au ventre.
Nous le sentons prêt à tout pour échapper à la captivité qu’il supporte
depuis quatre jours. Nous sommes dans une mêlée qui n’a pas d’autre sens
et d’autre issue que la violence : elle nous soulève et bientôt nous aveugle
parce que notre adversaire sait se battre et frappe et n’a plus rien à perdre.
Nous comprenons que la situation est désespérée quand le prisonnier
arrache et brandit l’un des montants de son lit dont il a sûrement prévu de
se faire une massue. Nous regardons tournoyer la chose qui va nous casser
la nuque ou nous écraser le visage quand surviennent deux camarades dont
les barres de fer font voler la massue puis cognent la tête. Nous ne
mesurons maintenant plus rien tandis que les mains empoignent, serrent,
enfoncent, déchirent et que les pieds écrasent et que la viande adverse
brusquement s’amollit. Nous ne connaîtrons jamais la durée du combat
tant en furent démesurées les minutes. Nous sommes debout, essoufflés,
en sueur et sales, toujours sur nos gardes alors que l’adversaire ne bouge
plus, couché, sanglant, tête éclatée, à côté de l’étranglé qui, lui, se relève
lentement. Nous voyons l’un des nôtres brandir sa barre de fer pour en
donner un inutile dernier coup. Nous reprenons conscience quand un son
assourdi monte du cadavre et ne saurons jamais quel genre de regard nous
échangeons alors, avant que la situation ne nous impose ses urgences.
Nous regardons un instant l’horreur commise et elle nous calme. Nous
déposons le cadavre sur son lit puis ceux qui résident ici vont explorer le
jardin pour décider où creuser et cacher la tombe. Nous n’avons pas de
quoi être fiers à six contre un, murmure le plus proche du cadavre : Non,
cinq, proteste aussitôt l’étranglé qui souffre de ses cervicales. Nous
aurions pu le pendre ou le crucifier et célébrer enfin la cérémonie,
remarque un autre. Nous soulevons le lit, nous en faisons la civière qui
transportera le corps. Nous avons du mal à lui faire passer le vestibule,
puis la porte. Nous nettoyons le sang et les quelques traces. Nous allons
brûler tout cela pendant que nos camarades creusent un trou dans le grand
jardin, loin des voisins. Nous sommes là depuis moins d’une heure, dit
l’un de Nous-Quatre pour dire que le temps nous trompe. Nous circulons
près du cadavre qui n’est plus quelqu’un, une simple forme couverte,
emballée. Nous regardons ailleurs au moment où les nôtres l’emportent.
Nous en tuerons sans doute d’autres, dit l’un. Nous devrons le faire avec
naturel, fait une ombre. Nous allons et venons, rangeons ici et là sans
savoir pourquoi, juste pour être actifs. Nous étalons des provisions pour
ceux qui reviennent du jardin et l’un d’eux explique : Nous vérifierons
quand il fera jour si les mottes de gazon sont bien réajustées. Nous avons
été ce soir des débutants, dit le plus âgé de Nous-Quatre, il ne s’agit pas
d’en demeurer piteusement à ce stade mais d’être conscients désormais
que nous voilà en guerre. Nous témoignons de notre accord par un silence,
puis chacun prend un verre, un bout de pain. Nous aurons le temps de
réfléchir aux conséquences : pour l’instant rien ne change en apparence,
donc bonne nuit. Nous disposons d’assez de chambres car la maison est
grande. Nous sommes debout de bon matin et examinons tout, de la cave
où il ne reste aucune trace, à la tombe dont le vague pourtour disparaîtra
vite parmi les herbes. Nous débattons en déjeunant de l’action politique
qui, toujours, nous parut vaine : ce n’est qu’un vieux pli, une habitude, un
réflexe conditionné. Nous venons d’en vivre la fin et le meurtre accompli
hier en serait la parfaite sortie s’il avait été délibéré. Nous en concluons
qu’il faudra préméditer les prochains pour qu’ils soient justement
exemplaires dans la menace qu’ils signifieront à l’adversaire. Nous
n’avons pas refait le bilan d’une situation sociale chaque jour plus
désastreuse suite aux trahisons continuelles d’un pouvoir qui a réussi à se
faire élire sous un faux nom et avec un faux programme. Nous ne cessons
de constater que ses mensonges parviennent chaque jour à distancer leur
dénonciation, aussi ne nous reste-t-il que la guerre, et nous venons d’opter
pour sa violence. Nous n’avons plus qu’à organiser de petits groupes, à les
former à la clandestinité tout en affichant l’activité politique normale d’un
mouvement d’opposition. Nous voilà déjà loin de ce que nous venons
pourtant de vivre. Nous sommes rentrés à Paris dans deux voitures et
avons regagné nos bureaux avec une petite inquiétude. Nous n’étions pas
plus surveillés qu’auparavant. Nous avons compris qu’un bulletin de
recherche du policier disparu donnerait à notre victime une réalité que tout
semble lui dénier. Nous trouvons dans ce manque l’incitation à rendre
toujours plus visibles nos positions politiques dans la presse et dans les
réseaux sociaux. Nous sentons d’autant plus cette nécessité que le pouvoir
tente de polariser l’attention du côté des menaces terroristes tandis qu’il
spécialise sa police dans leur répression. Nous devons éviter les effets de
cette politique, qui peut nous valoir des ennuis interminables, cependant
que sa menace perpétuelle met de l’aigu dans nos préparatifs. Nous et nos
semblables tirons un avantage imprévu du fait que le pouvoir, ses
commanditaires et ses penseurs médiatiques considèrent la révolution
comme une guenille démodée, impensable. Nous trouvons derrière ce
cliché un abri sans doute provisoire mais efficace. Nous voulons venger le
peuple en faisant régner la crainte, sinon la terreur, chez les profiteurs et
les licencieurs jamais punis pour les désastres humains qu’ils provoquent.
Nous en avons fait un slogan : Pas de pitié pour les patrons ! Nous mettons
en avant notre côté Robin des Bois afin d’avoir l’air inoffensifs et de
préparer très discrètement notre passage à l’acte. Nous-Quatre
expérimentons nous-même la surveillance, les repérages horaires, les
itinéraires, les manies des individus à abattre. Nous avons choisi d’abord
les mieux gardés : un ministre, un grand banquier, le propriétaire d’un
grand laboratoire pharmaceutique, en pensant que ces gens-là
représentaient de bons échantillons et que leur observation nous
permettrait d’établir des modèles. Nous avons consacré des semaines à ces
investigations après avoir, non sans mal, identifié les domiciles, les
trajets, les bureaux. Nous alternions les filatures pour confronter les
renseignements recueillis et les critiquer. Nous étions souvent découragés
en constatant l’insolente tranquillité de ces gens capables de gâcher sans
aucun trouble des milliers de vies. Nous parlions parfois de notre victime,
pauvre serviteur sans identité que pas un de ses maîtres n’avait réclamé :
nous avions tué quelqu’un qui n’était personne. Nous allions de temps à
autre dans la maison isolée : pas de traces, pas même celle de la tombe, un
crime parfait. Nous avions réussi à notre petite échelle cette élimination
que les puissants pratiquent sans en comptabiliser les victimes. Nous
prenions plaisir à lire dans la presse des articles intitulés « La colère
monte » tout en sachant qu’elle ne monterait pas plus haut que son énoncé
tant les médias ont l’art de fatiguer la révolte. Nous pratiquions très
régulièrement des « Leçons de désespoir » afin de nous pénétrer de l’échec
certain de notre action et d’en nourrir notre obstination. Nous avions
compris d’emblée que notre meilleure arme serait le suicide et qu’il
s’agissait d’en faire un sacrifice efficace, donc aussi destructeur que
possible. Nous imaginions les circonstances capables de servir et de
desservir cet acte sans oublier que la réussite tout comme l’échec de celui
d’entre nous qui agirait le premier compromettrait ses camarades. Nous
aimions rire de ce constat en nous disant que, pour une fois, le contre-
pouvoir que nous représentions n’aurait pas à se demander comment
détruire le pouvoir sans être tenté de le prendre. Nous avions organisé
plusieurs cellules identiques à celle que nous formions Nous-Quatre, et
chacune veillait à la sécurité de l’ensemble du groupe sous couvert de
relations amicales. Nous cherchions quel explosif assurerait la réussite de
notre acte aussi bien que notre disparition. Nous attachions beaucoup
d’importance à ce dernier mot car il représentait l’effacement final que
nous souhaitions. Nous aimions imaginer le brouillage mortel de nos
restes grâce à l’explosion comme un défi aux releveurs de traces. Nous
n’avions souffert d’aucune autre descente de la police en dépit du
remplacement de notre journal, jusque-là simple bulletin de liaison
militant, par un mensuel au titre ridicule et ironique : Le Coco rit haut, qui
justifiait nos réunions et nos enquêtes. Nous y dénoncions les méfaits et
les trahisons du gouvernement, mais ce comportement ordinaire du
socialisme occupait moins nos rédacteurs que la souffrance au travail et
l’oppression systématique de ceux qui disposaient encore d’un emploi.
Nous nous affichions ainsi en bons militants gauchistes, ce qui n’était
qu’un autre déguisement car nous n’attendions rien de cette opposition
tant le pouvoir sait miner la révolte en jouant de la servilité naturelle.
Nous ne pouvions pas grand-chose contre cette manipulation, sauf souffler
ici et là un peu de résistance ou provoquer une commotion subite, un petit
réveil. Nous avons pour cela publié trois numéros spéciaux du Coco rit
haut, qui firent pas mal de bruit : « Une servilité exemplaire » était le titre
du premier qui décrivait l’empressement de notre président de la
République à céder aux injonctions du Medef ou du CRIF comme s’il ne
pouvait contenir sa tendance à se comporter en valet des puissants. Nous
avons fait un montage de ses démissions, en citant simplement la presse,
et le portrait du détenteur du pouvoir s’est révélé celui d’un individu
toujours aux ordres des riches et de leurs institutions. Nous n’avons rien
trouvé pour tempérer cette caricature dont la conclusion ne pouvait être
que l’image du galant péteux tapi à l’arrière d’un scooter… Nous avons
longuement préparé le numéro suivant : « Gaza, camp de rééducation
modèle », où nous apportions les preuves que Gaza n’est pas seulement un
lieu d’oppression systématique, mais le laboratoire où un peuple est
minutieusement poussé au désespoir sans autre issue que de voir toujours
s’intensifier ce qui l’opprime. Nous pensons qu’est expérimentée là, au vu
et au su du prétendu « monde libre », une méthode propre à décourager
toute résistance par la démonstration sans cesse réitérée de son
impuissance. Nous avons logiquement publié ensuite un troisième numéro
spécial : « Comment se croire le peuple élu et ne pas être raciste ? », où
nous avons donné la parole à l’Union juive pour la paix et à divers
membres israéliens du Camp de la paix en regard d’une série de
déclarations du ministre des Affaires étrangères et autres excités du
gouvernement d’extrême droite Netanyahou. Nous qui, d’ordinaire, tirions
à deux ou trois mille exemplaires avons atteint, avec ces numéros, quinze
puis vingt-cinq mille exemplaires, preuve d’un intérêt latent. Nous avons
trouvé cela plus amusant que significatif sauf que les ennuis n’ont pas
tardé, entre les attaques du CRIF et une surveillance soudain sensible de la
police. Nous avons joué les pauvres petites souris effrayées par le gros
chat et récolté la fragile illusion d’avoir endormi la méfiance. Nous
pouvions maintenant faire le bilan de l’observation de nos cibles futures
afin de choisir à coup sûr la première. Nous hésitions, persuadés
seulement qu’il ne fallait pas débuter par une opération suicide car nous
manquions des explosifs indispensables. Nous savions quels contacts
pouvaient nous les procurer mais n’étions sûrs d’aucun, l’ETA, par
exemple, pouvant fort bien nous utiliser autant comme cobayes que
comme cadeaux aux autorités. Nous manquions de crédibilité par rapport à
ces grands guerriers et ne tenions pas à nous mesurer à leur vieille
importance. Nous ne souhaitions libérer personne, tout juste tuer quelques
traîtres ou profiteurs, et le faire désespérément en assumant tous les
risques, et cela sans en attendre aucun retour. Nous espérions par contre
que nos camarades palestiniens, mis en confiance par nos dossiers, nous
fourniraient les munitions et les engins les mieux adaptés à notre ambition
très précise et seulement désireuse d’un dispositif capable de faire de nos
corps des bombes humaines. Nous désirons que soit réalisée cette bombe
vivante en intégrant l’explosif à notre organisme et non en nous ceinturant
d’un outil plus ou moins discret. Nous sommes prêts à tout pour favoriser
cette invention, y compris à sacrifier l’un de nous pour expérimenter la
chose. Nous en témoignons sans pouvoir pour l’instant davantage. Nous
faisons le bilan de nos filatures, menées depuis quelque six mois, et il est
clair que notre première victime sera un grand banquier fort peu gardé tant
il est persuadé que sa toute-puissance le protège. Nous avons pu approcher
son chauffeur et principal garde du corps en simulant une demande de
renseignements alors qu’il endurait une attente interminable devant les
bureaux, puis en jouant de la sympathie. Nous avons appris ainsi
qu’aucune alerte n’a jamais troublé patron ni employé, la vie allant
toujours le même train avec retour au domicile vers vingt heures, sauf le
jeudi où un dîner est donné dans la salle de réception attenante aux
bureaux. Nous avons donc décidé que l’attentat serait pour un jeudi soir
car le retour dans le quartier bourgeois du XVIIe aurait lieu à l’heure des
rues vides. Nous avons choisi puis hésité, non pas à cause des risques,
mais à la pensée du cadavre, de l’inutilité, de la fatigue. Nous avons
cependant tranché et, ce jeudi soir, une voiture est allée vers les bureaux,
d’où partirait notre victime ; une autre vers le domicile : la première
devait avertir la seconde au moment du démarrage par un message vide et
tâcher de suivre notre futur symbole. Nous étions deux dans la voiture
d’attaque et tous deux armés de pistolets munis de silencieux. Nous avons
reçu le message vers l’heure prévue et sommes allés nous poster dans une
zone sombre un peu en amont de l’entrée de l’immeuble. Nous avons vu
arriver presque aussitôt la grosse Mercedes du banquier, et elle s’est
arrêtée comme attendu. Nous n’avions pas prévu que le chauffeur
descendrait et se précipiterait pour ouvrir la portière, mais déjà nous
avancions, armes en mains, et faisions feu à la fois sur le gardien et dans
la tête de l’homme en train de sortir. Nous courons aussitôt vers notre
voiture et repartons, tout hébétés par la facilité de notre acte et sa rapidité.
Nous avions surgi au bon moment, tiré exactement, tué facilement, et
voilà que nous revenions dans notre monde comme si rien n’avait eu lieu
hors du lieu si limité de notre acte. Nous avons retrouvé comme prévu nos
deux camarades, et chacun de nous a fait ce qu’il fallait pour que la vie
ordinaire ne manifeste aucune interruption. Nous avons lu partout le
lendemain que notre victime venait d’être pressentie pour diriger le FMI,
si bien que son brusque assassinat pouvait être imputé aux services secrets
d’un État mécontent ou d’un rival trop puissant. Nous étions d’autant
mieux protégés par ce soupçon qu’aucune trace n’avait été relevée : le
chauffeur, avant d’expirer, aurait dit qu’il avait cru reconnaître l’un des
assassins, mais il n’avait pu préciser davantage. Nous avons débattu d’une
éventuelle revendication de l’attentat et conclu que mieux valait préserver
notre prochaine action. Nous marquâmes pourtant l’événement en publiant
dans Le Coco rit haut un « Éloge du cadavre » souhaitant que celui du
malheureux banquier, dont la mort était une bénédiction pour les Grecs,
soit l’annonce de celui du capitalisme. Nous restions sidérés par le peu
d’espace qu’avait occupé dans nos vies un acte aussi grave : que faire de
cette démesure ? Nous pensions inutile de débattre de nos états d’âme, et
urgent de consolider notre relation avec les camarades ayant enlevé le
policier. Nous n’avions jamais cessé de les voir et, le plus souvent, dans la
maison du meurtre dont ils avaient la garde. Nous avons débattu avec eux
du résultat de nos filatures et décrit l’assassinat trop facile du banquier.
Nous avons, en retour, eu la surprise d’apprendre qu’ils avaient fait le
même travail d’observation de plusieurs chefs de la police et hauts
fonctionnaires de l’Intérieur. Nous sommes tombés d’accord quant à la
nécessité de repasser sans tarder à l’action, mais, cette fois, c’est notre
tour, firent valoir nos camarades. Nous avons également décidé de
convoquer une réunion générale de nos militants dans une salle à choisir
selon le nombre des réponses. Nous avons préparé cette rencontre en nous
servant du journal cependant que nos camarades pistaient une prochaine
victime dont il était entendu que nous ne saurions rien à l’avance. Nous
avons trouvé, dans le XIIIe, une salle paroissiale capable d’accueillir trois
cents personnes, et tel fut à peu près le nombre de camarades qui vint nous
y rejoindre. Nous avons engagé le débat par cette déclaration : Nous
sommes un mouvement révolutionnaire, mais nous ne croyons plus à la
Révolution. Nous n’y croyons plus pour la raison que l’espoir de changer
la vie qui, depuis des siècles, motive des mouvements comme le nôtre a
chaque fois été détruit par ses propres animateurs. Nous devrions en
déduire qu’il faut éliminer les chefs, mais leur rôle est à la fois
indispensable et néfaste, moins néfaste toutefois aujourd’hui que celui des
médias. Nous devons prendre avant tout conscience de l’occupation
mentale qu’ils exercent et faire en sorte que notre cerveau ne leur soit pas
disponible. Nous risquons ici cette question : quel rapport avec la
Révolution ? Aucun, sinon que c’est le principal moyen de la rendre
impensable. Nous supposerons que, si vous êtes là, c’est que vous luttez
déjà sur ce terrain. Nous en déduirons que nous partageons la même
opinion et que nous sommes d’accord pour déclarer que le pouvoir,
aujourd’hui, a pour arme efficace le remplacement de la culture par la
consommation, ce qui réduit la politique à des traités de libre-échange
puisqu’elle est entièrement soumise à l’économie. Nous savons que notre
pensée – que l’exercice de notre pensée – n’a aucune place dans ce
monde-là. Nous vous invitons, considérant cette situation, à participer à
notre mouvement sans aucune illusion : notre action est désespérée et
c’est du seul désespoir qu’elle tire sa force et sa nécessité… Nous
pensions que cette petite mise au point serait froidement accueillie : ce ne
fut pas le cas, des groupes d’études se mirent aussitôt au travail pour
définir cette valeur nouvelle, le désespoir. Une jeune équipe conçut
aussitôt ce slogan : L’espoir ne peut changer le monde. Le désespoir peut
tout risquer. Nous avons souri de ce complément imaginé par d’autres :
L’avenir est un leurre qui énerve en vain le présent ! Nous achevions de
ranger la salle après le départ de tous les participants, quand un camarade
a surgi, agité, fébrile. Nous sommes menacés, a-t-il annoncé, avant de
parler d’un attentat, d’un ami grièvement blessé. Nous l’avons calmé : il a
raconté qu’un haut fonctionnaire de l’Intérieur avait été abattu vers dix-
sept heures par nos amis, qu’ils avaient pu s’enfuir, l’un d’eux blessé par
balles. Nous ne pouvions rien qu’espérer vite des nouvelles. Nous avons
entendu des sirènes, croisé des patrouilles, supporté les hurlements de
haut-parleurs maudissant les terroristes. Nous avons regagné nos bureaux :
ils étaient silencieux et tranquilles. Nous entendions des communiqués
donnant le nom de la victime, abattue dans les toilettes du Palais de justice
par des inconnus, qui avaient pu disparaître après un échange de coups de
feu avec un garde pris trop tard de soupçons. Nous entendions que la
recherche des coupables était près d’aboutir. Nous entendions la même
chose encore et encore tandis que la nuit avançait. Nous avons soudain
perçu le bruit d’un message et lu ces trois mots : Michel est mort. Nous
sommes rentrés, chacun chez soi, et l’un de nous a jeté le portable dans la
Seine. Nous avons su le lendemain que le haut fonctionnaire n’avait pas
été abattu dans les toilettes du Palais mais dans celles d’un bar proche où
il avait ses habitudes. Nous avons su également que la voiture de nos amis
stationnait si près que Raymond avait pu y précipiter Michel, blessé à la
poitrine, et la voiture filer aussitôt vers la banlieue avant sirènes, contrôles
et barrages. Nous apprendrons plus tard la fin de Michel dans la voiture
qui devait servir à le sauver et son enterrement aussi discret que celui de
notre première victime. Nous n’avons pour l’instant qu’un souci : savoir si
notre système de cloisonnement est efficace, et il l’est en effet. Nous
pensons que notre volonté fondamentale de détruire les illusions protège
nos actions dans un monde où la dissolution de tous les repères sociaux se
double du perfectionnement continuel des systèmes de surveillance et de
répression. Nous regardons pourrir les restes de la gauche et fleurir les
idées de droite tandis que devient populaire le seul parti de ce bord-là que
tous les autres ont cru marginaliser. Nous sommes étonnés que son succès
soit couramment attribué à la popularisation des idées réactionnaires alors
qu’il doit bien plus au réveil, généralisé par la crise, du vieux besoin d’un
salaire en progression et d’un avenir assuré. Nous savons trop que ce
temps ne reviendra pas tant que l’économie tiendra le pouvoir, c’est
pourquoi nous avons choisi de désespérer et non de berner. Nous faisons
partie de ces transfuges qui ne supportent pas d’être des privilégiés et font
le choix de la dissidence, de la marginalité, de l’absence de domicile, de
l’alcool, de la drogue. Nous préférons la perdition au salut, les actions
désespérées aux bons placements. Nous avons fini par animer un
mouvement à la suite de rencontres, de discussions, d’engagements
ponctuels, de déceptions liées à la prise de conscience que les grandes
manifestations organisées par les syndicats n’avaient pour seul dessein
que de fatiguer notre révolte. Nous avons à présent des bureaux, un
journal, des dizaines de sympathisants, qui nous masquent d’une sorte de
normalité militante. Nous ne saurions afficher comme référence principale
les trois meurtres qui résument pourtant le vrai sens de notre projet : faire
que tous les profiteurs et serviteurs du régime libéral se sentent un jour en
danger. Nous en sommes réduits, dans un premier temps, à dissimuler nos
actions pour que le résultat n’en soit que plus frappant et suscite la peur.
Nous savons que cette peur, qui nous rend dangereux, nous rendra de plus
en plus vulnérables. Nous avons perdu notre premier mort, Michel, et ne
saurons que plus tard qu’il a été enseveli dans un pâturage de l’Aubrac, où
une pierre anonyme représente le seul repère de sa tombe. Nous n’avons
pas souffert de la frénésie policière excitée par la mort du haut
fonctionnaire, mais cela n’est en rien rassurant et nous incite à redoubler
de précautions. Nous avons quelques bonnes nouvelles côté explosifs : nos
correspondants ne désespèrent pas de réussir à charger un corps comme on
charge une cartouche ou un obus. Nous poursuivons, bien entendu, les
filatures et soignons la formation d’un autre Nous-Quatre, qui réunit de
jeunes militants pressés de passer à l’action directe. Nous redoutons qu’ils
ne manquent de prudence mais leur transmettons le résultat des
observations concernant un autre banquier : logement, habitudes, trajets,
horaires de travail et de réunions, comportements, protection. Nous
apprenons son assassinat la semaine suivante et constatons que l’autre
Nous-Quatre mène sa journée comme à l’ordinaire. Nous lisons quantité
de gros titres et assistons bientôt à un débarquement policier nous
réclamant des comptes à propos d’« Éloge du cadavre ». Nous faisons part
de notre surprise d’être lus à contretemps, mais mieux vaut tard que
jamais, n’est-ce pas ? Nous récoltons menaces d’amendes et de garde à
vue, fouilles, saisie de liasses de brouillons et : Ceci n’est qu’un début !
nous est-il signifié à la fin. Nous apprenons bientôt que le gouvernement
va aggraver les lois antiterroristes et renforcer la garde des personnalités.
Nous félicitons les jeunes Nous-Quatre de leur influence sur la politique
de la nation, mais aucun ne réagit à cette allusion, qui manque d’humour.
Nous admirons cette distance tout en remarquant que la réussite du
meurtre rendra plus difficiles les prochaines éliminations. Nous avons
d’ailleurs dû supporter de nouvelles investigations de la police, qui perçoit
bien que notre territoire est douteux sans y découvrir ni traces ni liens.
Nous sentons grandir l’obligation de frapper un coup décisif : l’heure est-
elle arrivée du suicide de l’un d’entre nous ? Nous voulons que ce suicide
soit une fin et un début : bref, un exemple. Nous ne trouvons aucun
secours dans le désespoir car notre raison de choisir la mort n’est pas, en
soi, désespérée même si nous ne pouvons que désespérer de l’effet qu’elle
produira. Nous devinons bien que traîne toujours à l’arrière-plan de nos
actions le désir d’un gain d’humanité. Nous avons cessé de penser
sacrifice et cérémonie, mais la préparation de chacun de nos attentats
relève de la cérémonie et se termine bien par un sacrifice. Nous sommes
gênés par ce constat, qui introduit une surcharge de valeur où nous
souhaitons seulement distance et nudité. Nous voici tout à coup devant un
étrange abîme en essayant de nous représenter non pas la mort de l’Autre –
l’avons-nous d’ailleurs jamais vue, vraiment vue ? –, non pas la mort de
l’Autre mais la nôtre quand nous appuierons sur le détonateur. Nous
devons faire face ici à cette étrange évidence : nous n’aurons pas le temps
de mourir. Nous n’en aurons pas le temps à cause du passage instantané de
la vie à la mort. Nous sommes là devant l’impensable par incapacité
d’imaginer, de concevoir le passage, la transition, mais comment glisse-t-
on de la vie dans la mort ? Nous n’aurons qu’à nous souvenir, dit l’un, de
cette jeune Palestinienne qui n’avait que dix-huit ans quand elle appuya
sur le détonateur de sa ceinture d’explosifs, et dont la foule acheva de
déchiqueter le cadavre au lieu de comprendre un acte de désespoir qui
engageait toute la société. Nous n’avons pas envie d’accepter l’évidence
que tout acte terroriste est un acte désespéré, et qui ne survient finalement
qu’en désespoir de cause. Nous aimerions nous le représenter comme un
lavement radical qui vide le corps de toutes les sottises politiques pour n’y
développer que la seule résistance, et avant tout la résistance à l’avenir –
aux illusions de l’avenir. Nous sommes pressés par le désespoir parce que
la politique prétend depuis trop longtemps vouloir changer la vie alors
qu’elle désespère seulement nos valeurs vitales : il est temps que nous
retournions contre elle ce désespoir au prix de nos vies. Nous éprouvons là
une urgence, et d’abord celle de supprimer quelques oppresseurs
dissimulés sous des visages respectables. Nous ne relevons d’aucune
filiation, ni du côté des nihilistes, ni du côté des anarchistes, juste de
quelques ressemblances. Nous inventons, et sans doute maladroitement,
une protestation dont l’originalité tient à son complet désintéressement.
Nous ne rêvons pas du pouvoir mais de l’anonymat. Nous ne voulons pas
tuer au hasard pour semer la terreur et déstabiliser : nous voulons au
contraire sélectionner des victimes exemplaires parmi ceux qui oppriment
sans apparaître et prospèrent dans l’ombre. Nous abattrons aussi quelques-
unes de leurs marionnettes gouvernementales, qui jouent à exercer un
pouvoir dont l’apparence ne leur est que déléguée – et qui pratiquent ce
jeu avec une complicité criminelle. Nous avons été plus efficaces en tuant
deux grands banquiers que nous ne le serons en abattant un ministre ou un
chef d’État, mais notre action doit en passer par l’un ou l’autre de ces
meurtres pour devenir symbolique et peut-être même populaire. Nous
entrons dans cette période préparatoire, et il est capital pour la suite de
notre projet de nous masquer mieux que jamais. Nous affectons par
conséquent d’agiter les vieux oripeaux gauchistes dans notre journal
comme devant nos militants, tout en les assaisonnant de propos
discrépants, comme disaient autrefois nos amis lettristes. Nous avons ainsi
publié un article tournant en dérision toute forme d’engagement politique
puisque les révolutions n’ont porté au pouvoir que des régimes répressifs.
Nous terminions par un QUE FAIRE suivi d’un large blanc, suivi d’un
énorme point d’interrogation. Nous avons affiché ces deux mots et le ? à la
une du numéro suivant, le tout souligné par un large blanc au-dessous
duquel venait cette proclamation : La politique est la solution qui prive de
solution tous les conflits sociaux. Nous vous proposons d’en finir avec la
politique et de faire appel au seul désespoir. Il faut désespérer tous nos
contemporains au lieu de les illusionner avec des promesses ou des
produits virtuels. Le désespoir est la seule issue qui donne sur l’absence
d’illusions, donc vers l’action directe… Nous avons retrouvé le succès
avec ce numéro et reçu une convocation à la Préfecture de police : là, deux
personnages visiblement importants nous ont expliqué que notre journal
pourrait bénéficier de soutiens confortables s’il continuait sur ce ton
propre à décourager l’opposition. Nous avons ri avec eux et déclaré que,
pour l’instant, il valait mieux en rester à ce qui est le propre de l’homme.
Nous avons par la suite réfléchi à cette offre et pensé qu’elle nous
donnerait sans doute accès à des lieux où un attentat aurait de fortes
résonances. Nous visions plus haut sans aucun moyen d’y atteindre. Nous
espérions que les recherches de l’explosif idéal progressaient, mais sans
ignorer qu’il s’agissait entre nous d’un leurre puisque, finalement, nous
n’aurions le choix qu’entre nous faire tuer et le suicide. Nous supportions
mal cette période d’attente et la qualifiions ironiquement de « vestibule »
en pensant à celui de la cave-prison. Nous étions dans un égarement qui
démontrait combien il nous était plus facile d’écrire ou de parler que
d’agir. Nous avons pourtant une bonne petite pratique ! s’est exclamé l’un
de Nous-Quatre, mais dans le silence pensif qui a suivi chacun a revécu
l’immense disproportion entre l’acte pratique et la vie ordinaire. Nous
avions jusque-là bénéficié d’un enclenchement naturel entre nos activités
militantes, nos filatures et la chose décisive : la mort même de Michel
n’avait pas réellement perturbé cette succession. Nous n’avons plus de but,
a dit l’un, faute d’avoir choisi notre prochaine victime qui demeure idéale.
Nous avons tristement partagé l’évidence que vouloir frapper l’État au
sommet demeurait pour l’instant un choix sans identité. Nous avons revu
les « agents doubles », étiquette dont nous avions paré les deux
personnages de la Préfecture de police, et ils nous ont fait cette fois une
étrange proposition : Vous n’avez sans doute pas remarqué, nous dit l’un
d’eux, que les meurtres des deux banquiers n’ont pas été revendiqués.
Nous souhaiterions que vous souligniez ce fait dans votre Coco en vous
étonnant que des actes aussi importants soient privés d’une signature qui
les rendrait bien plus significatifs… Nous avons promis d’envisager, lors
du prochain comité de rédaction, un communiqué qui leur donnerait
satisfaction. Nous sentions, bien évidemment, qu’un piège nous était
tendu, qui nous obligeait en tout cas à répondre positivement à la
demande. Nous ne pouvions écarter la crainte d’être soupçonnés de
complicité dans ces meurtres et cherchions en vain quels indices
risquaient de nous en accuser. Nous savions que la disparition même de
Michel n’avait pas été dénoncée tant sa vie intime se limitait au groupe de
« la Maison ». Nous pouvions compter sur la discrétion de tous nos
camarades, y compris des moins impliqués, mais la police n’avait-elle pas
infiltré parmi eux l’un de ses agents ou ne disposait-elle pas de moyens de
surveillance impossible à détecter ? Nous avons toujours été vigilants et
multiplié les précautions : restons par conséquent méfiants sans crainte et
préoccupons-nous seulement du prochain Coco. Nous avions en projet un
dossier : « Éloge du Medef », n’était-ce pas celui qui, justement,
voisinerait le mieux avec le communiqué dont nous avions la commande ?
Nous avons tous voté pour ce voisinage et rédigé le communiqué en ces
termes : Le meurtre du président de la fameuse Coopérative des Banques a
préservé la Grèce et quelques pays pauvres d’un nouveau tyran qui, élu à
la tête du FMI, allait renforcer contre eux l’oppression capitaliste. Pour
une fois, cet homme a été expédié chez les morts avant de pouvoir nuire
aux pauvres vivants pour la satisfaction des riches. Ses assassins ont
heureusement récidivé en tuant le directeur de la Bank of Nations, qui
rapportait des fortunes à ses actionnaires en spéculant sur le blé, le riz et
les nourritures de base. Nous regrettons que les peuples ne puissent
manifester leur reconnaissance aux justiciers anonymes dont l’action les a
provisoirement protégés tout en modérant, nous l’espérons, l’ardeur de
leurs successeurs… Nous avons envoyé ces lignes à nos commanditaires et
reçu, au lieu du refus attendu, un satisfecit nous assurant que, pour ce
communiqué du moins, la provocation était de bonne guerre. Nous
n’avions plus qu’à mettre au point le dossier prévu, c’est-à-dire à exécuter
le montage d’une masse de citations prélevées dans la presse des deux
dernières années, toutes à la gloire de l’action du Medef pour les
entreprises, l’emploi, la sauvegarde de l’industrie et des acquis sociaux.
Nous avons simplement, face à cet éloge du désintéressement patronal,
publié les chiffres mensuels de la hausse constante du chômage durant la
même période. Nous aimions ce travail journalistique et notre Coco qui
donnaient de la réalité à nos volontés militantes, cependant une fatigue
lentement nous venait, dont nous hésitions à reconnaître qu’elle avait le
goût du désespoir. Nous devrions nous envoyer en mission, a plaisanté l’un
de Nous-Quatre, et un autre a remarqué : il est temps d’expérimenter la
mort ! Nous pouvons nommer la « mort » et ne pouvons pas
l’expérimenter : c’est le seul état absolu car on n’en revient pas ! Nous
l’évoquons parfois en pensant à l’attentat final que, pour l’instant, nous
sommes incapables de concevoir faute d’en fixer le lieu et les
circonstances. Nous avons peur, non pas de tuer ni d’être tués, mais de
mourir pour rien. Nous avons été sidérés de découvrir entre nous la hantise
de ce « pour rien », et qu’il représentait une limite contre laquelle notre
volonté se fracassait. Nous avons ri, d’un rire bien jaune, en nous avouant
que nous étions de bien mauvais désespérés, car le désespoir devrait nous
faire considérer ce « pour rien » comme le résultat le plus souhaitable de
nos actions. Nous avons, bien à propos, trouvé dans le courrier du jour ce
billet fabriqué avec des mots découpés dans un journal et collés à la suite :
Les tueurs anonymes vous remercient de les inviter à la reconnaissance
populaire, mais leur donneriez-vous à l’occasion un coup de main ? Nous
avons apprécié l’ironie de cet appel à la complicité qui pouvait venir de la
police aussi bien que de camarades ou de lecteurs moqueurs. Nous avons
également reçu nos cartes de presse, attention probable de nos « agents
doubles » décidés sans doute autant à nous normaliser qu’à nous
compromettre. Nous voici dotés d’un attribut qui nous met au pied du mur,
fit celui d’entre nous qui avait ouvert l’enveloppe et faisait la distribution,
et quelle étonnante précision dans nos identités : nous sommes bien
fichés ! Nous aurions dû réclamer à nos « agents » le sens de cette mise au
pied du mur, chacun de nous comprenant bien que cette carte allait nous
donner accès à des lieux propices à la suite de nos actions. Nous avons
envoyé un merci à la Préfecture et joint une photocopie du billet reçu.
Nous n’étions pas du tout préparés à l’annonce, deux jours plus tard, du
meurtre du directeur d’un grand laboratoire pharmaceutique que nous
avions filé tout comme les banquiers lors de notre entraînement : aucune
signature et une moindre excitation des médias et de la police, juste des
menaces du ministre de l’Intérieur. Nous en concluons que la réussite est
parfaite, qu’elle égale la nôtre, par conséquent silence et voyons plutôt ce
qui pourrait nous servir du côté du ministre. Nous allons à deux écouter sa
conférence de presse : estrade, micro, beau salon, colère feinte et public
blasé. Nous avons, à l’entrée, présenté nos cartes de presse, et ni contrôle
ni fouille, juste une exclamation méprisante à la lecture du titre de notre
journal : ah, des Belges ! Nous avions pourtant des ceintures munies de
plusieurs boîtiers : un test pour juger du contrôle. Nous avons eu droit à
une assistance mi-mondaine et mi-professionnelle, deviné des gardes du
corps, compté les poses du ministre, qui a multiplié les attitudes martiales
pour débiter des lieux communs sur son engagement à combattre le
terrorisme afin de protéger les entreprises et les citoyens. Nous étions
curieux du lien qu’il établirait entre ce meurtre et celui des banquiers : il
n’y fit aucune allusion, mais quand la parole fut donnée à la salle, un
journaliste du Manifesto demanda si cet assassinat n’était pas une
« récidive ». Nous espérons alors que le ministre va rendre ce mot moins
allusif : il se contente de répéter que, en accord avec ses confrères
européens, lui et ses services sont là pour combattre et protéger… Nous
rentrons quelque peu dépités par la vanité de cet exercice de propagande,
mais séduits par le fait qu’il réunit bon nombre des responsables de
l’occupation mentale que subissent nos contemporains. Nous en débattons
longuement avec nos camarades et finissons par conclure que, nous qui
refusons les attentats collectifs et les victimes innocentes, nous avons
toutes les raisons de penser que pas un innocent ne fréquente ces
conférences de presse. Nous butons alors sur l’évidence que nous préparer
à cet attentat, ce n’est pas seulement prendre la décision de tuer mais
également celle de mourir, du moins pour un ou deux d’entre nous, selon
la décision finale. Nous décidons de la prendre tout de suite et de passer au
tirage au sort. Nous découvrons ainsi, chacun pour soi, qu’il vaut mieux
sauter immédiatement à l’extrême quitte à refaire ensuite le chemin
jusqu’à lui dans l’intimité. Nous devons, pour commencer, faire quelques
petits gestes pratiques, et d’abord découper quatre morceaux de papier,
inscrire sur chacun d’eux l’un de nos noms, les plier, les jeter dans un gros
cendrier vide, les considérer un moment, entendre une de nos voix dire :
Qui commence ? Nous hésitons quelques secondes, le temps qu’une autre
voix dise : Nous pourrions réunir nos quatre mains et les tendre à la fois
vers un billet, puis un autre ! Nous rions avec soulagement et nos quatre
mains saisissent un premier billet, puis un autre. Nous venons de conjurer
le mauvais sort – ou la mauvaise pensée – en lui opposant l’amitié. Nous
ne déplions tout de suite ni l’un ni l’autre des billets tirés. Nous
partageons soudain la conscience d’une mise en commun jusqu’alors
inconnue, qui est peut-être de l’émotion ou peut-être de l’humanité. Nous
devinons que cette partie-là était, d’ordinaire, brutalisée, censurée,
étouffée par notre souci constant du collectif. Nous venons, à l’inverse, de
plonger dans l’instant particulier : son espace nous enveloppe soudain, il
est incommensurable, sa démesure et son exaltation nous libèrent. Nous le
sentons et bientôt ne le sentirons plus. Nous devinons dans cette
perception la ressemblance entre eux de tous les instants. Nous n’avons
pas le temps de la formuler, pas le temps de comprendre que sont
semblables cet instant et celui de notre mort. Nous regardons nos mains se
séparer dans un ralenti invisible car il a lieu dans l’espace de l’instant
qu’il déchire et qu’il disperse. Nous devrions, un centième de seconde, en
voir pendre à nos doigts les lambeaux comme notre vie pendra – une
fraction de seconde équivalente – aux éclats de notre corps. Nous aurions
dû retenir de la photographie la démesure de l’instantané. Nous ouvrons le
premier billet et lisons B, le second et lisons P, car le reste des prénoms est
écrit en lettres minuscules. Nous vivons tous dans un temps compté, dit B,
mais n’en avons conscience que de loin en loin. Nous sentons un élan, puis
sa retenue, et notre vieille solidarité frémit. Nous avons jusqu’ici tué sans
bavures, sauf le chauffeur, dit P, et c’était entre nous une règle : pas
d’attentats aveugles. Nous allons changer de tactique en nous attaquant à
une conférence de presse. Nous n’y tuerons aucun passant, réplique B,
mais seulement des individus impliqués dans la circulation du pouvoir.
Nous posons mal le problème, dit le Taiseux, qui ne tient pas seulement au
choix des victimes, mais au choix de la violence. Nous avons fini par
habiter une situation, dit B, qui ne nous laisse pas le choix. Nous en
sommes arrivés à n’avoir comme solution alternative que de traiter un mal
par un autre, et sur quoi débouche cette situation : sur un abîme. Nous ne
pouvons ni changer la nature du pouvoir ni la détruire : nous désirons
simplement lui nuire. Nous avons toujours déclaré que nous agissions
désespérément, ce qui nous conduit à chercher un reste de sens dans des
gestes excessifs. Nous avons jusqu’à présent échappé à la police, moins
par nos précautions que par le refus de tirer de nos crimes un quelconque
pouvoir. Nous tuons pour que des gens vivent mieux, ce qui est absurde et,
en effet, désespéré. Nous avons besoin de commettre ce mal pour que soit
révélée l’absence de bien. Nous désirons que soit flagrante cette absence
dans un monde où ne compte que l’intérêt de quelques-uns. Nous voulons
rendre sensible la métamorphose systématique du mal économique en ce
bien pervers baptisé « croissance ». Nous savons, là encore, que notre
entreprise est désespérée. Nous n’aimons pas en arriver à ce constat. Nous
avons proclamé que le désespoir était le levain volontaire de notre action
alors que nous y sommes acculés par la duplicité de notre époque. Nous
essayons d’en rire en disant : Enfin un beau sujet d’actualité pour notre
Coco ! mais les visages demeurent sombres. Nous n’avons même plus
l’excuse, autrefois courante, de mettre la violence au service de
lendemains qui chanteront car, à l’évidence, la technologie va permettre
de neutraliser toute opposition par une castration mentale généralisée.
Nous évoquons la Palestine où la résistance n’a jamais cédé au mensonge
de tout l’Occident, mais quel avenir dans un camp de concentration ou
derrière un mur ? Nous devons nous en tenir à nos urgences : trouver les
explosifs adéquats, nous préparer à leur utilisation. Nous devons voisiner
plus consciemment avec la mort. Nous, peut-être, est ici un collectif un
peu abusif : nous n’y renoncerons pas, tant nous restons solidaires dans
l’organisation de notre mort à défaut d’en partager l’instant. Nous devons
passer à un entraînement pratique, et cela ne va pas sans ironie puisqu’il
s’agit de fréquenter les lieux et les cérémonies propices à notre prochaine
action. Nous établissons un parallèle moqueur entre une certaine
mondanité, soudain nécessaire à notre projet, et l’obligation de collectivité
qui règne entre nous au détriment de l’intimité de chacun. Nous n’avons
jamais pu cantonner le Nous depuis qu’il nous exprime. Nous avons trouvé
un abri et une assurance dans le partage de cette expression, parfois une
censure, dont les inconvénients sont très inférieurs aux avantages. Nous
avons su, de temps à autre, mettre ce confort en question en nous
comparant aux bons petits « camarades » si bienpensants que leur morale
militante les rendait incapables d’articuler une critique et surtout de la
penser. Nous n’en serons jamais là, disions-nous, et d’ailleurs l’ancienne
pensée unique des Soviétiques avait beaucoup moins d’emprise que
l’occupation médiatique plus prenante que toute idéologie. Nous avons
songé à faire un dossier sur la différence entre la vieille propagande
politique, qui autrefois violait les foules, et la médiatisation qui se
contente de vider les têtes pour fabriquer des cerveaux disponibles aux
invites de la consommation. Nous accumulons preuves et témoignages
dans l’espoir d’une somme décisive. Nous suivons quelques conférences
de presse, toujours à deux, et découvrons que c’est une cérémonie
fréquemment utilisée pour se donner de l’importance, mais bien sûr ne
font du bruit que celles, bruyamment annoncées, du Premier ministre et du
Président. Nous aimerions viser aussi haut, sans développer cette illusion.
Nous suggérons à nos « agents doubles » qu’une invitation à Matignon
confirmerait la valeur de nos cartes de presse, et elle nous arrive à la
première occasion. Nous avons droit à un parfait numéro de détournement
du sens social par le jeune ambitieux déguisé en socialiste, mais les
formalités d’accès à la salle nous enlèvent tout espoir de réussir ici notre
projet. Nous faire prendre à l’entrée aurait en plus pour résultat de
valoriser ledit ambitieux. Nous prenons conscience que toutes nos
activités vont à l’encontre de cette « culture du désespoir » que nous
prétendions développer et, plus grave encore, que le « Nous » en est la
négation active. Nous prononce en effet une entente collective qui va dans
le sens inverse du mot d’ordre lancé à nos camarades. Nous voulions en
finir avec l’illusion grâce à la pratique du désespoir, mais la pratique
obstinée du Nous exprime en soi une sorte d’espoir naturel : celui d’une
solidarité non tributaire de ses propres échecs. Nous en sommes là
d’ailleurs, fait remarquer P, avec désormais l’obligation d’articuler la
contradiction entre l’optimisme de notre amitié et le désespoir qui guide
notre action, pourquoi ne l’avons-nous jamais fait ? Nous manquons de
vigilance dans ce domaine, sans doute pour en déployer trop dans
d’autres – non, car notre liberté en dépend. Nous devons ce sursaut de
conscience à l’effort tout récent d’aller au-devant de notre fin : il nous
reste à en témoigner. Nous allons le faire par un tract qui sera envoyé à
tous les participants de la réunion que la mort de Michel a estompée, et
nous publierons également cette mise au point dans notre journal. Nous la
rédigeons tout de suite : Nous avons fondé notre union sur ce constat :
Nous sommes un mouvement révolutionnaire, mais Nous ne croyons plus à
la Révolution. Nous vous avons proposé de résoudre cette contradiction
par le désespoir, qui entraîne la perte des illusions et l’action directe.
Nous prenons conscience que, dans le temps même où nous activions cette
pratique, nous n’avons cessé de faire appel à une solidarité combattante
dont le NOUS est l’incarnation. Nous fonde ainsi un corps collectif dont le
sens chargé d’espoir contredit l’orientation désespérée donnée à nos
actes. Nous devons par conséquent articuler cette contradiction avec
l’autre, celle qui nous fait agir en révolutionnaires sans croire à la
Révolution. Nous croyons que cet exercice, en quelque sorte ascétique et
en tout cas désintéressé, est créateur d’une capacité de résistance qui sera
notre apport dans un monde que le culte de la consommation pousse à
toujours davantage de servilité. Nous lui opposerons donc une solidarité
désespérée… Nous avons donné à cette déclaration la forme d’une lettre
expédiée à tous les participants de la Rencontre et, pour la plupart,
devenus nos militants. Nous continuons à débattre de ces contradictions
qui ne cessent de déborder sur nos relations et sur notre engagement. Nous
ne remettons pas en question l’attentat suicide : nous interrogeons une fois
de plus sa violence et en quoi elle est ou non une réponse adéquate à celle
du monde. Nous allons la payer de ce qui passe pour le bien le plus
précieux de chaque homme : sa vie. Nous mesurons la valeur très relative
de cet argument par rapport aux vies que nous détruirons, sans parler de la
manière dont notre mort sera dénaturée. Nous évoquons une fois de plus
les attentats suicides des Palestiniens et leur vanité face à la machine de
guerre et de propagande d’Israël. Nous valorisons bien sûr ce qui est vain
car cette qualité lui confère naturellement un caractère désespéré. Nous
sommes insatisfaits par cette conclusion car nous cherchons moins à
témoigner de notre désespoir qu’à émettre une protestation exemplaire.
Nous hésitons devant ce dernier adjectif un peu trop optimiste et nous
demandons si le coût humain de notre futur attentat le rendra significatif à
défaut de le justifier. Nous allons au mieux tuer quelques complices du
système : journalistes, hommes politiques, policiers, ce qui entraînera, au
lieu d’une réflexion du système sur lui-même, uniquement une répression
aveugle. Nous devrions, pour être efficaces, enchaîner une suite d’attentats
suicides, mais non, cela autoriserait le système à jouer le défenseur de la
société. Nous pouvons tout au plus compter sur l’effet de surprise que
produira notre attentat, le premier de ce genre dans notre vieux pays !
Nous cherchons quelle faille pourrait ainsi apparaître dans la masse des
masques et des mensonges. Nous ne faisons que piétiner dans l’arrière-
pays d’un monde où la culture se confond avec la consommation et celle-
ci avec la succession interminable des images. Nous sommes-nous jamais
fixé un but qui ne soit pas qu’occasionnel ? fait B brusquement. Nous
n’avons eu, en effet, que des buts ponctuels, mais cela ne va-t-il pas de
pair avec le désespoir ? Nous buvons une tasse de silence quand –
heureusement – arrive ce message : Les tueurs anonymes vous signalent
qu’ils ont récidivé ! Nous pensons d’abord à ce qui nous dérange le
moins : une plaisanterie, ou bien une réponse moqueuse à notre toute
récente lettre aux militants. Nous sommes dans nos bureaux, et il est tard.
Nous sommes fatigués par l’exercice d’une réflexion sans issue. Nous
finissons par consulter un site d’informations continues et, là, nervosité,
crispation, gravité tandis qu’est lancée et relancée la nouvelle de
l’assassinat du secrétaire général de la FFT (Fédération française des
travailleurs), grand syndicat jaune bien connu pour son penchant à faciliter
les mesures antisociales du gouvernement. Nous sourions en écoutant
l’éloge du cadavre par le ministre du Travail, puis les divers faire-part de
déploration rédigés par les directions syndicales, qui feignent de
s’indigner d’un crime inexplicable dans le climat politique actuel si
propice aux négociations. Nous voici de nouveau confrontés à la violence
et à son sens. Nous poserons d’abord, dit B, quelle que soit notre
conclusion, qu’il n’est pas question de revenir en arrière quant à notre
projet. Nous avons tué, nous avons probablement formé des tueurs, nous
n’en avons aucun regret sans avoir pour autant la conscience tranquille.
Nous sommes d’ailleurs persuadés que nous devons à cette intranquillité
toute notre différence avec les criminels des multinationales, de Tsahal et
des diverses dictatures financées par nos belles démocraties. Nous collons
très volontiers l’étiquette « meurtre » sur nos actes aussi bien pour
éliminer l’illusion que pour revendiquer leur caractère désespéré. Nous
raisonnerons à partir de ce dernier point pour souligner que nous
recherchons moins une protestation qu’une réplique à la violence en
utilisant son propre langage. Nous n’avons le choix qu’entre la guerre et la
soumission. Nous partageons tous, mais le plus souvent inconsciemment,
le sort des Palestiniens devenus le peuple élu de la déréliction. Nous
répondons à la guerre par la guerre parce que c’est le seul moyen
d’éclairer la situation et de dévoiler son visage de violence et de mort.
Nous comprenons enfin que rendre la Révolution impensable ne fut qu’une
manière détournée d’assurer la victoire de la contre-révolution et de ses
acquis antisociaux. Nous parle ici pour Nous, et qu’importe si la réflexion
intime vire au discours en se partageant : il faut ce partage pour éprouver à
quel point l’ennemi nous presse et combien toute opposition est désarmée
par l’élection d’une gauche aussitôt passée à droite. Nous savons que ce
nouvel assassinat n’est pas une victoire, tout juste la tentative de tordre la
langue du pouvoir dans sa propre bouche. Nous savons bien que, même
tordue, celle-ci n’en restera pas moins de bois, et d’ailleurs à quoi servirait
qu’elle crache une vérité qui ne se distingue plus du mensonge ? Nous
perdons notre temps, dit P, à jouer aux concierges du désastre : nous allons
activer nos préparatifs et passer aux travaux pratiques. Nous prenons
d’abord un plaisir pervers à expédier à nos « agents doubles » une copie du
message des Tueurs anonymes, puis bonne nuit. Nous recevons le
lendemain l’invitation à une conférence de presse du ministre du Travail
en hommage, bien sûr, au syndicaliste abattu : Quelle belle occasion
perdue ! regrette B, je vais reprendre les contacts. Nous savons que les
contacts en question se sont fortifiés grâce au numéro du Coco consacré à
Gaza, mais la position de nos correspondants est très nette : Nous sommes
parfois des terroristes par désespoir, jamais comme premier choix… Nous
avons discuté cela, mais comment partager les réactions de victimes
perpétuelles de l’arbitraire, de l’humiliation, de l’injustice, du racisme et
de la brutalité coloniale ? Nous pouvons vous entraîner, ont-ils dit, et nous
avons senti que nous marquions un point avec cette réplique : Comment
s’entraîner à la mort sans mourir ? Nous avions mis en rapport avec eux
les jeunes membres de l’autre Nous-Quatre, qui peut-être en avaient reçu
des armes. Nous n’entretenions avec eux que des relations militantes à
propos de la rédaction du journal ou des manifestations : appels, tracts,
organisation. Nous n’avions jamais projeté avec eux aucun assassinat
ciblé, comme les désigne sans honte la légalité totalitaire israélienne, et
nous ne les interrogions jamais sur leurs activités clandestines. Nous
avions eu de la chance dans les nôtres et eux aussi probablement dans les
leurs, mieux valait ne pas les comparer. Nous étions cependant au bord
d’une action très différente, qui allait amputer notre groupe, et donc la
rédaction et le reste : ne fallait-il pas les mettre au courant au lieu de les
jeter dans l’événement ? Nous sommes tombés d’accord pour les prévenir
et, comme nous préparions pour cet après-midi une réunion de rédaction
qui allait nous rassembler, décidé que ce serait l’occasion. Nous avons été
surpris par l’effet immédiat de cette décision qui officialisait soudain pour
Nous-Quatre la fin prochaine de deux d’entre Nous, et représentait à
l’avance leur faire-part mortuaire. Nous commençons la réunion par le
tour d’horizon habituel des réactions suscitées par le dernier numéro, puis
faisons circuler l’invitation à la conférence de presse du ministre du
Travail et, brusquement, exprimons notre regret de ne pouvoir en faire
l’occasion d’un attentat spectaculaire en hommage aux « tueurs
anonymes ». Nous observons les Quatre et les devinons perplexes, en
attente. Nous précisons que cet attentat, deux d’entre nous le préparent
mais manquent encore du matériel nécessaire. Nous ajoutons que la
confiance que nous avons en eux nous pousse à leur confier ce projet qui
aura pour conséquence de les obliger à plus de responsabilités dans le
journal et le mouvement. Nous voyons leur trouble passer très vite à une
adhésion chaleureuse que suivent des propos en apparence très décalés :
Nous ne sommes ni du côté de la vengeance ni du côté de la justice, et
nous appelons « meurtre » ce qui l’est même si nous n’avons fait que
retourner son arme contre l’ennemi sans invoquer pour autant la légitime
défense. Nous pensons que la violence n’est jamais légitime mais qu’elle
nous met devant un choix très primitif : mieux vaut être le survivant que la
victime. Nous avons remarqué depuis longtemps que la violence n’est
légitime que pour ceux qui l’exercent en disposant des moyens matériels
et légaux de la rendre imbattable et sans risques. Nous prenons au
contraire tous les risques quand nous la pratiquons, ainsi pour le banquier
que vous savez et pour le syndicaliste dont nous avons été les tueurs
anonymes et très prudents comme vous pouvez en juger en découvrant
notre acte. Nous avons prévu, nous aussi, un attentat suicide sans imaginer
que vous alliez également dans cette direction. Nous en avons beaucoup
débattu parce que, s’il nous appartient de choisir le lieu et les
circonstances, nous ne choisirons pas cette fois nos victimes, qui peut-être
seront toutes innocentes. Nous avons même ranimé entre nous le vieux
débat : peut-on traiter le mal par le mal ? Nous n’allons pas répéter que les
Résistants sont les seuls à se poser le problème, et pas le pouvoir qui
torture et massacre. Nous envisageons l’attentat suicide comme un
sacrifice, celui de notre vie, ce qui lui donne un caractère absolu, qui
annule le débat. Nous avons d’ailleurs compris, une fois notre décision
prise, que ce débat était un piège : le pouvoir ne cesse de lui échapper par
son cynisme, nous ne cessons de nous y laisser prendre par notre souci
moral. Nous voici engagés dans des aveux réciproques, ce que nous
interdisait la prudence. Nous menons des vies qui se croisent, ici, pour des
raisons en un sens officielles alors qu’elles s’isolent pour mener des
activités clandestines qui sont leur région privée. Nous sommes au bord de
provoquer une confusion entre ces deux parties. Nous en avons débattu
entre nous et conclu que nous devions vous confier notre prochain projet
pour la même raison qui vous a conduits à nous confier le vôtre, sauf que
l’annonce en était quelque peu prématurée. Nous pensons, comme vous,
que la conférence de presse du ministre du Travail, à cause de la raison qui
la motive, est l’occasion de porter un coup décisif à ce gouvernement
calamiteux. Nous y ferons notre attentat suicide car, étant à l’origine de ce
qui la motive, nous avons pu prévoir les moyens nécessaires. Nous avons
pu vérifier que nos groupes étaient efficacement cloisonnés puisque la
police n’a jamais pu remonter jusqu’aux auteurs de nos différents
assassinats. Nous supposons que, cette fois, il pourrait en aller
différemment vu que nos cadavres seront identifiables. Nous restons là-
dessus silencieux un long moment, les uns parce qu’ils ont tout dit ; les
autres parce que leur surprise est moins vive sans doute que le sentiment
désagréable d’avoir perdu l’initiative et donc le pouvoir. Nous qui avons
toujours cru diriger le mouvement, nous prenons soudain conscience que
de très graves décisions peuvent s’y prendre sans notre intervention. Nous
réagissons avec une question idiote : Êtes-vous sûrs de votre équipement ?
Nous avons pensé que le meurtre du patron de la FFT entraînerait cette
conférence de presse et prévu notre attentat comme une suite logique.
Nous espérions mieux que ce ministre-là, mais l’enchaînement du meurtre
et de l’attentat sera frappant et significatif. Nous pensons la même chose
sauf que nous ne pouvions prévoir le meurtre. Nous, dit B, sommes très
impressionnés par votre avancée méthodique qui, probablement, exclut
notre participation car vous avez dû tout prévoir, mais qu’avez-vous
envisagé pour la suite ? Nous participerons tous les quatre à l’attentat et,
par conséquent, il n’y aura pas de suite. Nous ferons le nécessaire pour ne
pas vous compromettre, ni nos camarades, ni le journal… Nous gardons
tous le silence, un long moment, et le lieu, la situation, notre relation, tout
devient d’une irréalité trouble. Nous, dit P, avons tiré au sort deux d’entre
Nous-Quatre en vue de cet attentat. Nous autres avons d’abord pensé agir
de même, puis envisagé tous les ennuis que la police ferait aux survivants.
Nous avons alors décidé que la mort valait mieux que la prison et, surtout,
que le sacrifice d’un Nous et non de quatre individus serait beaucoup plus
exemplaire. Nous avons, selon vos instructions, pratiqué le désespoir que
conteste le Nous et pratiqué obstinément le Nous, qui est la négation du
désespoir : cet exercice a fini par ouvrir le gouffre noir où se fracassent et
s’annulent les contradictions. Nous n’irons pas demain accomplir un acte
politique mais l’acte excessif qui unira des corps insupportablement
uniques. Nous le préférons à la dissolution qu’opère fatalement la vie.
Nous allons nous retirer maintenant afin de préparer ce qui doit l’être, et
ce sera pour toujours dans l’amitié. Nous serrons les mains, nous
partageons l’émotion et le goût amer du temps. Nous regardons s’éloigner
ce Nous-Quatre qui nous ressemble ou qui nous aura ressemblé. Nous
sentons notre regard se refermer sur lui-même comme fait la porte
derrière eux. Nous voudrions que durent interminablement ces minutes
afin de ne pas avoir à exprimer ce qui, maintenant, va devenir inévitable.
Nous désirons que notre bouche émigre vers notre nuque, mais nos yeux
ne bougent pas et se cherchent, et B dit : Comment prendre leur place ?
Nous pensons, et lui aussi, qu’il vient de proférer une sottise, sauf qu’elle
nous soulage et permet d’autres mots qui ne sont ni deuil, ni regret, ni
commentaire, et pas encore décision. Nous n’avons aucune raison de
douter de ce qui nous a été annoncé. Nous avons aperçu l’extrémité de
notre vie au moment du tirage au sort et mesuré l’infatigable résistance
que le Nous-Quatre oppose au désespoir bien que le développement de son
combat l’exige. Nous sourions dans le mouvement de cette contradiction
qui nous fera vivre encore au moment où elle entraînera la mort de nos
amis. Nous resterons un certain temps dans l’animation du Coco rit haut
avec l’obligation de jouer la comédie qu’exige de nous son existence.
Nous recevons à cet instant, comme une sorte d’encouragement à
persister, ce message : Les tueurs anonymes vous signalent qu’ils vont
récidiver, et cette fois sans filet. Nous devinons qu’il s’agit certainement
là d’un document pour nous couvrir et faisons suivre à nos « agents
doubles » avec des points d’interrogation. Nous apercevons ensuite un
désert : celui de l’attente, une étendue noire. Nous y expédions nos
craintes, notre présent, notre amitié, notre angoisse, nos contradictions.
Nous ne mesurons pas l’effet de ce mélange, ni son ressac sur nos vies qui
s’éprouvent à cet instant plus que vivantes. Nous hésitons sur la crête de
cette impression, mais déjà elle se dérobe sous le présent de cette soirée
qui devient semblable à n’importe quelle autre. Nous ne discutons plus ce
que nous venons d’apprendre, et d’ailleurs y croyons-nous encore ? Nous
avons le devoir de ne pas en douter et celui, en retour, de douter de nous-
mêmes, de notre rôle, de notre place dans le mouvement que nous avons
initié. Nous décidons que l’événement, s’il a bien lieu, va nous rendre
ridicules à nos propres yeux et fonder l’obligation de tout repenser. Nous
souffrons, sans oser nous l’avouer, de ce tirage au sort qui, maintenant, a
tout l’air d’une mauvaise comédie et même d’une boueuse vantardise.
Nous n’avons plus qu’à plonger dans la nuit, son repos, ses rêves, ses
cauchemars. Nous sommes de retour au bureau de très bonne heure. Nous
évitons de parler de ce qui nous préoccupe : cela va-t-il vraiment avoir
lieu vers onze heures dans les salons de l’hôtel Impérial ? Nous avons
songé à nous y rendre, à y déléguer au moins l’un de Nous-Quatre, mais
quel échange de regards serait possible avec nos amis au bord de l’acte ?
Nous restons là à nous occuper faussement dans l’attente de la chose qui
se produit à onze heures trente-trois mais n’est annoncée qu’une dizaine
de minutes plus tard à coups de communiqués spéciaux. Nous n’entendons
d’abord que les mots « kamikaze » et « terroriste » répétés comme des
incantations, puis « grave attentat » puis « le nombre des victimes semble
élevé ». Nous devinons ensuite que « l’information » s’organise à partir de
cette donnée : « Il semble que deux individus se sont fait exploser à la fois
quand le ministre du Travail a nommé le dirigeant de la FFT récemment
assassiné, aussitôt des cris, la panique, des corps déchiquetés, du sang
partout et, soudain, de nouvelles explosions multiplient l’horreur. » Nous
en apprendrons très vite davantage mais nous devinons déjà que l’attentat
a eu lieu en deux temps, ce qui a dû le rendre d’autant plus meurtrier. Nous
sommes gênés pas cette réussite que nous découvrons innommable. Nous
saurons un peu plus tard que les corps des « terroristes », sans doute
quatre, sont en lambeaux suite à l’emploi d’un explosif nouveau qui rend
très difficile l’identification de leurs membres mêlés à ceux de leurs
victimes. Nous écoutons longtemps descriptions et commentaires parler de
marécage sanglant et d’apocalypse dans le salon réservé à la conférence de
presse désormais saccagé, mais le ministre aurait par miracle échappé à la
mort. Nous essayons de réfléchir au trajet qui mène de la prise de
conscience d’une situation à l’acte absolu nécessaire pour y mettre fin,
mais un fort détachement de policiers en civil envahit nos bureaux vers
seize heures. Nous les regardons fouiller nos tiroirs et nos dossiers avec un
soin que, autant que nous, ils savent inutile. Nous avons droit ensuite aux
formules justifiant notre arrestation puis notre garde à vue cependant que
l’on nous passe les menottes. Nous-Quatre, ainsi démembré en quatre
suspects, se voit contraint, sous bonne escorte, à mettre fin au Nous.

Ce monologue est dédié à Hervé Carn et à Patrick Mouze.


DU MÊME AUTEUR

aux éditions P.O.L


Journal du regard
Onze romans d’œil
Treize cases du je
Le 19 octobre 1977
La Reconstitution
Portrait du monde
L’Ombre du double
Le Syndrome de Gramsci
La Castration mentale
Le Reste du voyage
La Langue d’Anna
L’Espace du poème
Magritte
La Maladie du sens
La Face de silence
La Peau et les Mots
Romans d’un regard
Un trajet en hiver
Les Yeux dans la couleur
Les Plumes d’Éros, Œuvres I
L’Outrage aux mots, Œuvres II
Le Roman d’un être
Le Livre de l’oubli
La Place de l’autre, Œuvres III
Monologue du nous
P.O.L

33, rue Saint-André-des-Arts, Paris 6e


www.pol-editeur.com

© P.O.L éditeur, 2015


© P.O.L éditeur, 2015 pour la version numérique
Cette édition électronique du livre Comédie intime de Bernard Noël a été réalisée le 30 septembre
2015 par les Éditions P.O.L.
Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage (ISBN : 9782818037713)
Code Sodis : N77277 - ISBN : 9782818037720 - Numéro d’édition : 291062
Le format ePub a été préparé par Isako
www.isako.com
à partir de l’édition papier du même ouvrage.

Achevé d’imprimer en septembre 2015


par Normandie Roto Impression
N° d’édition : 291061
Dépôt légal : octobre 2015

Imprimé en France

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