Kiaï: Un thriller sombre
Par Alexandra Coin et Eric Kwapinski
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À propos de ce livre électronique
Un violent incendie a ravagé un orphelinat religieux. Les pensionnaires sont évacuées et Marie, l’une des jeunes filles, est placée d’office en psychiatrie à Auxerre. À des centaines de kilomètres de là, à l'exception des morts qu’il a laissés derrière lui et des années qu’il a passées dans la Légion comme tireur d’élite, rien ne distingue Fabrice des autres habitants de ce village en pays cathare où il s’est désormais retiré. Jusqu’au jour où Peter Wolff, son vieux complice de randonnée, biker au look de Viking et prêtre défroqué, va attirer sur eux les foudres d’un groupe activiste catholique. Les méthodes de l’Inquisition renaissent de leurs cendres. En quoi cette croisade mortelle concernerait Marie ? Pourquoi elle seule pourrait y mettre un terme ?
Kiaï est un thriller sombre, acéré et addictif, qui aborde les questions de barbarie, de violence, de religions, et notamment de leurs effets dévastateurs.
CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE
Un roman à quatre mains passionnant, l'écriture est très plaisante, directe et dès les premières pages la plongée dans le noir vous agrippe pour ne plus vous lâcher avant la fin. - Pause Polars
Deux plumes brillantes pour titiller la conscience, pour interpeller, pour nous faire rebondir et nous remuer l'estomac, aucun répit, encore un thriller sombre qui déménage sec et n'oubliant pas quelques traits d'humour avec quelques références culturelles pertinentes pour alléger quelque peu la trame, juste le temps d'expirer une seconde, un dénouement à proprement dire ahurissant, l'envie de continuer l'aventure avec Alexandra Coin et Eric Kwapinski ? Sans hésitation aucune, je réponds de tout coeur ... encore ! - Les chroniques de Laurent
Le roman se construit de belle manière, laissant la part belle à la psychologie mais sans négliger quelques passages d’action. Une belle leçon de rythme puisque l’histoire avance sans longueurs ni lenteurs en imbriquant harmonieusement les différentes sous-intrigues, toutes consacrées aux exactions des fous de dieu. Avec une science déjà confirmée du suspense et du retournement de situation, les deux auteurs conduisent le lecteur vers un twist particulièrement surprenant et finalement crédible. -Hellrick.over-blog
À PROPOS DES AUTEURS
Alexandra Coin et Erik Kwapinski vivent dans l’Yonne mais ils se réfugient dès qu'ils le peuvent dans un village niché, dans l’Aude, en terre cathare. Ils ont pratiqué les arts martiaux. Lui, a fait un détour chez les commandos avant d’enseigner la philo. Elle, a exercé plusieurs petits boulots avant de devenir enseignante. L’intérêt pour la psychologie et la lecture les a réunis. En 2016, ils ont signé ensemble La Voie du Talion aux éditions Aconitum/Fleur Sauvage (roman nominé en 2016 pour le prix du jury Dora Suarez). Alexandra Coin, de son côté, a publié Entraves, la même année, chez le même éditeur, roman préfacé par le psychiatre et écrivain Dominique Barbier, spécialiste des pervers narcissiques.
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Aperçu du livre
Kiaï - Alexandra Coin
Derrière l’orphelinat religieux, les collines recouvertes de forêts sombres retenaient les derniers lambeaux de la nuit et restaient invisibles. On ne distinguait à cette heure que l’imposante masse de pierre grisâtre de l’établissement qui émergeait du brouillard. La bâtisse paraissait flotter au-dessus de l’emplacement sur lequel, en des temps lointains, étaient érigés une église médiévale et son cimetière. Tous deux avaient été laissés à l’abandon par les villageois, pour une raison obscure oubliée de tous depuis longtemps. Ces ruines, tombées en poussière, avaient cependant toujours alimenté les légendes racontées au coin du feu, au fil des générations, et avaient retrouvé un regain de vigueur avec la construction de l’orphelinat sur ces terres délaissées.
Le vent qui y soufflait presque en permanence dissipa les volutes brumeuses qui serpentaient au pied de l’édifice. Un haut mur mangé par le lierre et les ronces entourait la bâtisse et le grand terrain qui la séparait de la grille d’entrée. Les copeaux de rouille qui la sculptaient et la chaîne, dont la grosseur aurait pu supporter une ancre de bateau, témoignaient du peu de passage vers ce lieu. Et hors de ce lieu.
Une faible lumière vacillait à travers le petit carré de la fenêtre crasseuse d’une grange adossée à l’orphelinat encore endormi. Tellement endormi que personne n’entendit le cri, mélange de grognement et de rugissement, qui succéda au carrousel d’ombres derrière la petite fenêtre. Seul le grincement de la vieille girouette perchée sur le clocheton de l’édifice déchirait le silence. L’unique mouvement était celui de l’épouvantail planté à côté du poulailler dans le verger et l’on ne savait jamais vraiment si ce n’était que le vent qui l’animait.
La lourde porte de la grange s’ouvrit avec ce couinement si caractéristique qui perce les tympans pour s’enfoncer dans le cerveau comme une vrille. Une silhouette longiligne d’adolescente apparut dans l’entrebâillement de la porte. Elle souleva une bassine en fer, fit quelques pas dans la cour détrempée en clignant des yeux devant un ciel pas plus lumineux que le cendrier d’un poêle à bois. Baissant la tête, une flaque d’eau lui renvoya un visage qu’elle ne reconnaissait pas. Deux billes sans expression la regardaient, des mèches de cheveux ondulaient, pareilles à des serpents. D’autres étaient collées sur son front et sur ses joues émaciées par une substance visqueuse. Ce reflet d’elle-même était brouillé, distordu. Elle restait pourtant imperturbable, comme si cela ne la concernait pas. Elle reprit sa marche vers la souille à cochons. Indifférente à la course effrénée des nuages noirs d’automne sur leur autoroute de grisaille, elle dépassa le puits délabré qui achevait de s’affaisser au milieu des orties, insensible à l’haleine putride de ce cercle noir que les religieuses exhortaient à ne pas approcher. Elle fixait l’enclos, un sourire incongru sur le visage. À chaque nouveau pas, ses bottes de caoutchouc s’extirpaient de la boue collante dans un bruit dégoûtant de succion.
Les couinements hystériques des porcs couvrirent les gargouillis boueux. Ils se ruaient contre la barrière de l’enclos. Le fumet exhalé par la bassine les rendait fous. L’impressionnante taille des bêtes contrastait avec la silhouette gracile qui déposa la pitance à ses pieds. Elle se redressa. Les pupilles de ses yeux se dilatèrent comme deux soleils noirs sur le point d’exploser. Les quatre porcs, dans un état d’agitation extrême, se reflétaient dans les sphères d’onyx. La jeune fille se racla la gorge. Le son inhumain qu’elle produisit calma net les animaux.
Pendant un instant, il n’y eut plus que le grincement de la girouette loin derrière et le feulement du vent dans les branches décharnées des arbres. Elle se pencha au-dessus du récipient et prit un morceau au hasard. C’était une grosse main boudinée prolongée de son imposant avant-bras. Une voix saturée de basses proféra cette imprécation :
— Car tu es porc et tu retourneras porc !
Elle lança par-dessus la clôture la pièce sanguinolente qui chut dans la fange spongieuse en un bruit mou. Féroce ruée et hurlements porcins à chaque nouvelle offrande : cuisses grasses, pieds adipeux… l’odeur ferrugineuse du sang la renvoya dans la boucherie que son père tenait jadis. Elle l’y observait débiter des pièces de viande des heures durant.
Lorsqu’il ne resta plus que la tête du gros lard libidineux, elle s’en saisit de ses deux mains, par les larges oreilles gélatineuses, et l’éleva vers le ciel d’apocalypse pour le fixer dans les yeux. Ils étaient vitreux, délavés, globuleux et enchâssés dans les replis graisseux des joues. Ils n’exprimaient rien d’autre qu’une terreur pure. Elle expectora un énorme crachat sur le front du vieux pervers. Le mollusque pulmonaire, digne de l’Exorciste, resta plaqué sur la peau moite et grisâtre. Elle balança la tête du porc aux porcs.
Sa bonne action accomplie, elle reprit la direction de la grange en essuyant ses mains poisseuses sur le tablier de cuir patiné par l’hémoglobine au fil des ans. À l’intérieur de la grange, les sanglots avaient cessé. Marie avait disparu.
Quinze ans plus tard
Assis en tailleur devant sa tente de haute montagne, Fabrice regardait Roc-Cabardès, petit village de l’Aude accroché sur l’autre versant en contrebas. Les lumières des maisons s’éteignaient ici et là au fur et à mesure que la fin de soirée laissait place à la nuit. Alors que le monde se mettait en veilleuse, ses sens à lui s’éveillaient, en osmose avec la nature et avec lui-même. Il était à l’affût.
Son ancienne vie de sniper dans la légion lui manquait, mais les événements passés ne lui avaient pas laissé le choix. Il avait tourné la page. Du moins en grande partie, car ainsi que le lui répétait son ami Taisho, « Ce que l’on a appris, on ne peut le désapprendre, ce que le corps a enregistré, on ne peut l’oublier ».
Son regard se posa sur son chien Ajax, étendu à ses pieds et somnolant d’un œil, la tête entre les pattes de devant. Fabrice ne pouvait oublier les circonstances dans lesquelles il avait recueilli son fidèle Ajax. Le chalet, où il vivait naguère, avait été le seul refuge pour le jeune animal abandonné dans la montagne. Fabrice l’avait immédiatement adopté malgré sa misanthropie. À la pensée de la mort inéluctable qui guettait cette pauvre bête, si elle restait livrée à elle-même, de douloureux souvenirs avaient alors refait surface. Abandons et autres lâchetés qu’il n’avait que trop vus et qu’il refusait d’endurer encore. Émotions verrouillées depuis bien longtemps. La complicité avait pourtant été immédiate. Le chien et l’homme s’étaient vite compris, d’un geste ou d’un regard, partageant les repas et les longues soirées. L’animal dans les pas de son maître. Et c’était toujours le cas.
Fabrice soupira et saisit la bouteille thermos posée à côté de lui. Il remplit son bol de thé genmaicha, avec pour seul éclairage une lampe électrique qui diffusait une faible lueur rouge. Pas de feu pour son bivouac. Pas de nourriture. Il n’était pas question de se faire repérer par des odeurs de cuisine.
Les minutes se succédaient, muettes. Le temps n’était rythmé que par l’apparition de lumignons dans le firmament. La lumière scintillante des étoiles couvrait peu à peu celle des habitations qui s’éteignaient au creux de la vallée, jusqu’à l’extinction totale des éclairages domestiques. Alors Fabrice se leva, se dirigea sous sa tente et se glissa dans son sac de couchage. Quelques grillons répondaient en écho à des coassements de grenouilles. Il se laissa pénétrer par les bruits de la nature et s’endormit quelques heures pour se réveiller aux premières lueurs du jour.
Il souleva la toile de tente et observa l’environnement. Ce serait bientôt l’heure. Il alluma son réchaud, versa de sa gourde vers son quart d’aluminium le café qu’il avait préparé la veille et le fit chauffer. Pendant ce temps, il réalisa quelques mouvements d’étirement et d’assouplissement avant de retourner près de son réchaud.
Puis, assis sur une souche, il contempla le camaïeu bleu nuit à l’est et but son café lentement. L’esprit clair, il prit son matériel et ordonna à Ajax qui frétillait d’impatience de rester couché là et de monter la garde.
Fabrice s’enfonça en mode ghost, parmi les immenses silhouettes de châtaigniers encore nimbées de leur couleur nocturne. Il s’accroupit à l’endroit qu’il avait repéré la veille, derrière de vastes buissons de fougères et de genêts. Il n’attendit pas longtemps. Exactement là où il l’avait prévu, il perçut les bruits de pas dans les fourrés et sur les branches mortes qu’il avait déposées aux endroits stratégiques. Lorsque, face à lui, le feuillage s’écarta, Fabrice se redressa et, dans le même mouvement, banda son arc au-dessus de la tête, selon la technique japonaise. Il inspira profondément et décocha la longue flèche de bambou en libérant un kiaï. Le silence de la canopée se fissura.
Il se dirigea vers sa cible, se pencha au-dessus du corps. La mort était imminente. La flèche était plantée là où elle devait être, à proximité du cœur. Il dégaina son poignard et égorgea le sanglier d’un geste vif, afin de libérer sa proie d’une douleur inutile. Il essuya soigneusement le sang sur la lame du bushman, ainsi que sur la poignée recouverte d’une bande de chambres à air de vélo qui constituait un excellent antidérapant. Achever le gibier ne lui plaisait pas du tout, mais il fallait bien aller au bout de la logique de la chasse. Pas comme les consommateurs hypocrites qui s’en délecteraient devant leur menu au restaurant auquel l’animal était destiné. Des clients frappés d’amnésie quant à sa provenance et hésitants devant les appellations exotiques inscrites sur la carte… terrine aux trois baies, rôti sauce aux fruits rouges, pavé au poivre de Sichuan, civet de sanglier aux airelles. De bien jolis noms qui faisaient oublier l’exécution et le dépeçage de la bête.
Dépecer, il fallait qu’il s’y mette. Étant seul, il dut effectuer cette tâche au sol. Il choisit un terrain en pente où coucher l’animal. Pour empêcher la carcasse de basculer, il coupa les sabots et les plaça sous le corps du sanglier. Il commença à retirer la peau, évitant de toucher la cavité intestinale, écorchant un côté jusqu’au milieu du dos. Il étala la peau puis roula la bête par-dessus pour procéder de même de l’autre côté afin de ne pas souiller la viande.
Il lui fallait maintenant éviscérer le gibier. Après avoir vidé les tripes, il recueillit les abats. Il s’agissait de ne rien gaspiller. Il avait ôté la vie de cet animal qu’il respectait. Tout ce qui pouvait être comestible ou utile serait conservé. Y compris le sang qu’il avait récupéré dans un bidon, et dont un pâtre africain rencontré sur le front lui avait appris à reconnaître la valeur à la fois nutritive et spirituelle.
Sa tâche accomplie, il creusa un large trou, peu profond, dans lequel il mit les boyaux de l’animal. Tribut versé aux autres hôtes de la forêt. Il alla chercher son bard, un brancard à l’indienne, qu’il s’était fabriqué pour transporter le produit de sa chasse jusqu’à sa voiture. Il avait ajouté deux roues de brouettes aux extrémités des perches afin de faciliter la manutention. Il allait maintenant pouvoir livrer le gibier tout frais aux restaurateurs des environs de Carcassonne. La vente du produit de sa chasse aux restaurants et celle de ses yumi, arcs japonais, aux magasins de sport et armureries, lui permettaient désormais de gagner sa vie. Différemment de par le passé. Cette simplicité agreste lui convenait. Il fabriquait ses arcs selon la méthode traditionnelle que son ami Taisho lui avait transmise. Ils étaient conçus pour le kyudo, art martial japonais. Et les yumi de Fabrice étaient prisés des pratiquants.
De retour au campement, son chien s’approcha pour renifler avec intérêt l’odeur de gibier sur ses mains et s’en désintéressa aussitôt. Ce n’était pas pour lui, il le savait bien… La toile de tente fut repliée en quelques minutes. Fabrice la déposa avec son sac à dos et son arc court sur le bard à roues. Il inspecta une dernière fois les lieux. Tout était en ordre, il pouvait aller chercher le sanglier. Il appellerait Wolff pour l’aider à décharger, lorsqu’il serait redescendu jusqu’au pick-up. Puis, pour découper l’animal.
Gabrielle pénétra dans le centre commercial par l’entrée F. Dès qu’elle franchit les portes automatiques, elle dépassa le vigile, posté comme elle s’y attendait devant l’entrée, figé tel une plante verte.
Elle remarqua aussi le groupe de cinq jeunes zonards, arborant fièrement l’uniforme de reconnaissance : casquette, baskets, survêt. Agglutinés sur un banc une quinzaine de mètres plus loin, ils sifflaient ou interpellaient lourdement les adolescentes ou les femmes qui passaient devant eux. Au milieu de la foule dense en ce samedi après-midi, une silhouette en niqab entrait dans un magasin de lingerie fine. Venait aussi de pénétrer dans le centre commercial, derrière elle, un gars dont l’allure ne trompait pas. Militaire ou ancien militaire. À l’instant même, il venait de la dépasser et le tatouage sur son avant-bras confirma son intuition à Gabrielle. 2e REP, cela ne faisait aucun doute. Patrick lui avait appris à reconnaître les tatouages les plus courants dans l’armée. Elle ralentit pour le laisser s’éloigner. Il lui fallait être vigilante, car ce genre de type était susceptible de lui créer davantage d’ennui que les petits délinquants. Il pouvait facilement devenir un grain de sable dans l’opération.
La jeune femme leva discrètement les yeux vers les trois caméras qui quadrillaient le hall. Trois des cent dix caméras qui balayaient la zone commerciale et ses trois niveaux, cent vingt boutiques et huit entrées. Dont deux qui communiquaient par un escalator avec le parking situé au sous-sol. Cet équipement permettait d’assurer la sécurité des douze mille visiteurs qui se pressaient là, en moyenne, chaque jour. Douze vigiles complétaient le dispositif. Le nombre d’agents venait d’être doublé, depuis les trois attentats qui avaient éclaté en France au cours des deux derniers mois. Un dans un centre commercial, un autre dans une école, le troisième dans une mosquée. Deux avaient été revendiqués par des fanatiques islamistes, le dernier par un groupe intégriste catholique encore non identifié. Gabrielle réajusta sa jupe et remonta son sac à main sur son épaule. Quand elle passa devant le groupe de jeunes, l’un d’eux donna un coup de coude à l’un de ses potes et l’interpella :
— Eh, la meuf ! tu viens nous sucer ?
Gabrielle prit le parti d’ignorer les barbares.
— Wouhaaa ! Chouf moi l’vent qu’elle t’a mis la pouf ! ricana l’un de la bande.
Ils éclatèrent d’un rire gouailleur en regardant la belle brune dans sa minijupe et son cuir noir cintré. Gabrielle se consolait intérieurement. Un jour, ils paieraient ! Elle ne s’étonna pas que le vigile ignore le petit jeu de harcèlement auquel se livrait la vermine en toute impunité. Ils étaient surtout là comme « force de dissuasion », chargés d’interpeller les chapardeurs, pas pour lutter véritablement contre l’insécurité et les incivilités. Autrement dit, ils ne servaient pas à grand-chose, pas plus que les flics ou les gendarmes, castrés par leur hiérarchie. C’est ce qui expliquait pour elle l’état du pays et la confortait dans ses convictions.
Arrivée au bout du hall, Gabrielle bifurqua dans la grande allée sur sa droite et repéra le café Nostra à vingt mètres sur sa gauche, juste en face d’une boutique de vêtements. Au même moment, un gros beauf graisseux qui s’enfilait un sandwich dégoulinant de mayonnaise, venait de lui rentrer dedans sans s’excuser. C’était le deuxième qui la bousculait, depuis qu’elle avait pénétré dans le centre commercial. Gabrielle respira profondément. Le plus difficile pour elle était de faire abstraction de ces bovins de la grande consommation, en transhumance dans les galeries marchandes. Grouillantes telle une fourmilière. Bourdonnantes à l’instar d’une horde de guêpes. Elle dut se faire violence pour ne pas ressortir aussi sec de ce nid de nuisibles.
Elle s’engouffra sans attendre dans le magasin de fringues qui lui déversa aussitôt sa musique neuromarketing au fond des tympans. Elle s’efforça de ne pas froncer les sourcils. Elle avait l’allure parfaite de la bimbo branchée venue faire ses emplettes. Dans ses tripes, ce n’était pourtant que haine, violence et révolte. Une bombe à retardement.
Tournée vers le rayon des tenues estivales – alors que l’on n’était qu’en février –, Gabrielle scrutait en réalité le café de l’autre côté de la devanture. Lecorbier était installé à sa table habituelle, sirotant son expresso, les yeux rivés sur son journal. La jeune femme jeta un coup d’œil à sa montre, même si elle savait déjà qu’il était 13 h 52 et que, dans trois minutes, Lecorbier sortirait pour rejoindre son Audi garée allée 18. Des habitudes étaient immuables chez certains types.
Quand elle le vit replier son quotidien et déposer dans la coupelle la monnaie de sa consommation, Gabrielle se dirigea à son tour vers les portes automatiques de la boutique, replaçant avec une superficialité travaillée une mèche de cheveux derrière son oreille. En même temps, elle avait fait le calcul. Dans trente secondes, elle croiserait Lecorbier au moment même où il sortirait et, elle, entrerait dans le café Nostra.
C’est ce qui se passa. Et, à cet instant-là, ils furent si proches