Le Moine noir
Par Anton Tchekhov
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À propos de ce livre électronique
"Le Moine noir" suit le personnage d’Andreï Kovrine, un jeune et brillant universitaire, professeur de philosophie, qui lors d’un séjour chez des amis est sujet à des visions. L’ inquiétant moine noir disparu depuis près de mille ans serait-il de retour ? Kovrine jeune homme ambitieux et en quête de grandeur est envouté par cette apparition qui incarne à la fois la tentation et l’orgueil. Fantasme ou réalité ? Andreï Kovrine obsédé par cette légende, refuse la médiocrité des gens raisonnables et sombre dans la folie, semant autour de lui la souffrance et le malheur. Qui croire ? Que croire ?
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Avis sur Le Moine noir
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Aperçu du livre
Le Moine noir - Anton Tchekhov
LE MOINE NOIR
Anton Tchekhov
Partie 1 - LE MOINE NOIR
Chapitre 1
L’agrégé Anndréy Vassiliévitch Kôvrine s’était surmené, fatigué. Il ne suivait aucun traitement, mais un jour, buvant de la bière avec un ami médecin, il lui parla de sa santé, et le docteur lui conseilla d’aller passer le printemps et l’été à la campagne. Fort à propos, l’agrégé reçut une longue lettre de Tânia Péssôtski lui demandant de venir pour quelque temps à Borîssovka où elle habitait, et il décida d’accepter. Kôvrine – on était en avril – se rendit tout d’abord dans sa propriété natale de Kôvrinnka, où il resta trois semaines tout seul ; puis, quand les chemins furent praticables, il partit en voiture pour le logis de l’horticulteur réputé, Péssôtski, son ancien tuteur.
Il n’y avait que soixante-dix verstes de Kôvrinnka à Borîssovka ; rouler au printemps, sur une route à peine séchée, dans une confortable calèche, fut pour lui une véritable joie.
La maison des Péssôtski était une immense demeure à colonnes, avec des têtes de lions, des crépis qui se détachaient, et, à la porte, un laquais en habit. Un vieux parc à l’anglaise, sévère et rébarbatif, s’étendait de la maison à la rivière sur presque l’étendue d’une verste. Des pins aux racines dénudées, ressemblant à des pattes velues, croissaient sur la rive argileuse et abrupte qui le terminait. En bas l’eau scintillait, revêche ; des courlis volaient avec un cri plaintif, et l’on avait toujours l’impression qu’il fallait s’asseoir là et y écrire une ballade.
Près de la maison, au contraire, et dans le verger, qui, avec les serres, couvrait une trentaine d’hectares, l’impression était joyeuse et allègre, même lorsqu’il faisait mauvais temps. Nulle part il n’avait été donné à Kôvrine de voir d’aussi étonnantes roses, d’aussi beaux lis, des camélias et des tulipes multicolores – allant du blanc vif au noir de suie, – et, au total, une aussi grande richesse florale, que chez Péssôtski. A cette pointe du printemps, le luxe des massifs était encore enfoui dans les serres, mais il suffisait de ce qui fleurissait au bord des allées et, çà et là, dans les massifs, pour que l’on se crût, en se promenant au jardin, dans le royaume des tendres couleurs, surtout aux heures matinales, où, sur chaque pétale, brille la rosée.
Ce qui constituait la partie décorative du jardin, et ce que Péssôtski appelait, avec dédain, les bêtises, produisait jadis sur Kôvrine enfant une impression de contes de fées. Que de bizarreries n’y avait-il pas là ! Que de monstruosités et de dérisions de la nature ! Il y avait des arbres fruitiers en espaliers, un poirier, pyramidal comme un peuplier, des chênes et des tilleuls, ronds comme des boules, un pommier parasol, des arcades végétales, des monogrammes, des candélabres, et même le chiffre 1862, dessiné par des pruniers, marquant l’année où Péssôtski avait commencé à s’occuper d’horticulture. Il s’y trouvait aussi de beaux petits arbres élancés, au tronc droit et solide, comme celui des palmiers, et ce n’était qu’en les considérant avec attention que l’on pouvait y reconnaître des groseilliers ou des groseilliers épineux.
Mais ce qui souriait le plus dans le jardin et lui donnait un air vivant, c’était une animation continuelle. Près des arbres et des arbustes, dans les allées et dans les massifs, des gens, de l’aube au soir, grouillaient comme des fourmis, maniant des brouettes, des pioches et des arrosoirs…
Kôvrine arriva chez les Péssôtski un soir vers dix heures. Il trouva en grande alarme Tânia et son père. Le ciel pur, étoilé, présageait, ainsi que le thermomètre, une gelée matinale, et le jardinier Ivane Karlytch, s’étant rendu en ville, on ne pouvait s’en remettre à personne. Au souper, on ne fit que parler de gelée blanche, et on décida que Tânia veillerait et ferait, à une heure du matin, le tour du jardin pour voir si tout y était en ordre. Son père, pour la remplacer, se lèverait à trois heures, ou même avant.
Kôvrine resta toute la soirée avec Tânia, et l’accompagna, après minuit, au jardin. Il faisait froid. Dehors on sentait déjà fortement la fumée. Dans le grand verger, appelé « commercial », et qui rapportait par an à Iégor Sémiônytch, le père de Tânia, plusieurs milliers de roubles de revenu net, une âcre, noire, épaisse fumée, rampait contre terre, enveloppant les arbres et gardant de la gelée ces milliers de roubles. Les arbres étaient disposés en quinconces ; leurs files droites et régulières formaient comme des rangs de soldats, et cet ordre, sévère et rigoureux, joint au fait que les arbres étaient de même hauteur et avaient des têtes et des troncs semblables, rendait le tableau monotone et même triste. Kôvrine et Tânia suivaient les lignes où se consumaient des feux de fumier et de détritus de toute sorte, et, de temps à autre, ils rencontraient des ouvriers, errant dans la fumée comme des ombres. Seuls étaient en fleurs les cerisiers, les pruniers et quelques espèces de pommiers, mais tout le jardin baignait dans la fumée, et ce ne fut que près des pépinières que Kôvrine respira librement.
– Tout enfant, dit-il, avec un frisson des épaules, cette fumée m’a fait éternuer, mais je ne comprends pas encore comment la fumée peut préserver de la gelée ?
– La fumée, répondit Tânia, tient lieu de nuages quand il n’y en a pas.
– Et quel besoin y a-t-il de nuages ?
– Par ciel couvert, il n’y a pas de gelée blanche.
– Ah ! oui !
Il se mit à rire et la prit par la main. Le large visage de Tânia, transi de froid, à l’expression très sérieuse, ses sourcils, fins et noirs, le col de son manteau relevé, l’empêchant de remuer librement la tête, toute sa personne fluette, sa robe qu’elle relevait à cause de la rosée, l’émouvaient.
« Seigneur, pensa-t-il, que la voilà déjà grande ! »
– Quand je suis parti d’ici, il y a cinq ans, lui dit-il, vous étiez encore toute enfant ; vous étiez toute maigre, les jambes longues, les cheveux sur le dos ; vous aviez des robes courtes, et je vous appelais le héron… Ce que le temps opère !…
– Oui, soupira Tânia, cinq ans !… Depuis, que d’eau a coulé !… Avouez-le, Anndrioûcha, fit-elle vivement, en le regardant en face, vous vous êtes déshabitué de nous ? Mais que vais-je vous demander ! Vous êtes un homme, vous vivez déjà une vie intéressante, vous êtes quelqu’un… Oublier est si naturel !… Pourtant, Anndrioûcha, je voudrais que vous nous considériez comme vos proches ; nous en avons le droit.
– Je le fais, Tânia.
– Vraiment ?…
– Ma parole d’honneur.
– Vous vous étonniez ce soir que nous eussions tant de vos photographies, mais vous savez que mon père vous adore. Il me semble parfois qu’il vous aime plus que moi. Il est fier de vous. Vous êtes un savant, un homme extraordinaire ; vous avez fait une carrière brillante, et il est persuadé que vous êtes devenu tel parce qu’il vous a élevé. Je ne l’en dissuade pas ; qu’il le croie !
Déjà l’aube pointait. On le remarquait surtout à la netteté avec laquelle se profilaient dans l’air les volutes de fumée et les cimes des arbres. Des rossignols chantaient, et, des champs, il arrivait des cris de cailles.
– Tout de même, dit Tânia, il est temps d’aller se coucher. Il fait froid.
Elle le prit par le bras.
– Merci, Anndrioûcha, d’être venu, lui dit-elle. Nous ne connaissons que des gens sans intérêt, et en très petit nombre. Il n’est question ici que du jardin, puis du jardin… rien d’autre. Tige et demi-tige, fit-elle en riant, apporte, reinette, api, greffe en écusson, greffe en flûte !… toute notre vie est dans le jardin. Je ne vois en rêve que des pommes et des poires. C’est bien, évidemment, c’est utile ; mais, comme distraction, on souhaite parfois autre chose ! Il me souvient que, quand vous veniez aux vacances, la maison paraissait plus fraîche et plus claire, comme si l’on eût enlevé les housses du lustre et des meubles ; bien que fillette, je le sentais.
Elle parla longtemps ainsi, avec beaucoup de sentiment. Il apparut soudain à Kôvrine qu’il pourrait, durant l’été, s’attacher à ce petit être faible et bavard, s’en éprendre et en être amoureux. Dans leur double situation cela se pouvait si bien, était si naturel ! Cette pensée l’attendrit et le fit rire. Il se pencha vers la chère figure soucieuse et se mit à fredonner :
Onièguine, je ne puis le taire,
J’aime follement Tatiâna… [1] .
Lorsqu’on revint à la maison, Iégor Sémiônytch était déjà levé. Kôvrine, n’ayant pas sommeil, bavarda avec son vieil hôte et retourna au jardin avec lui.
Iégor Sémiônytch était de haute taille, large d’épaules, le ventre gros, et avait de l’asthme ; pourtant il marchait toujours si vite que l’on avait peine à le suivre. Il avait un air extrêmement préoccupé, se dépêchait toujours et donnait l’impression que tout serait perdu s’il s’attardait une minute.
– Voilà un fait, mon petit… commença-t-il en s’arrêtant pour souffler. Ras terre, tu le vois, c’est la gelée, et si l’on élève de deux toises un thermomètre sur un bâton, plus de gelée ; pourquoi cela ?
– Ma foi, dit Kôvrine, en riant, je ne le sais pas.
– Hum… on ne peut pas tout savoir, évidemment… Aussi vaste que soit l’esprit on ne peut pas tout y loger. Tu t’occupes surtout de philosophie, je crois ?
– Oui. Je fais des cours de psychologie et m’intéresse à la philosophie en général.
– Et ça ne t’ennuie pas ?
– Au contraire ; c’est même ma raison de vivre.
– Allons, Dieu soit loué… dit Iégor Sémiônytch, passant la main sur ses favoris gris et réfléchissant ; j’en suis très heureux pour toi… très content, mon ami…
Mais soudain, prêtant l’oreille et faisant une mine terrible, il s’élança sur le côté et disparut derrière les arbres, dans les nuages de fumée.
– Qui a attaché ce cheval à un pommier ? l’entendit-on crier d’une voix désespérée, déchirant l’âme. Quel est le misérable, la canaille, qui a attaché un cheval à un pommier ? Mon Dieu ! mon Dieu ! on gâche, on gâte, on laisse geler, on profane !… Le jardin est perdu, fichu !… Mon Dieu !
Lorsqu’il revint vers Kôvrine son visage exprimait la fatigue et l’irritation.
– Que faire avec ces réprouvés ? dit-il d’une voix dolente en écartant les bras. Stiôpka, en conduisant du fumier cette nuit, a attaché son cheval à un pommier. Il a tortillé, le gredin, ses rênes de toutes ses forces, en sorte que l’écorce est meurtrie en trois endroits. Ca vous plaît ?… Je le lui dis, et il reste comme une bûche, les yeux ronds. Ce ne serait pas assez que de le pendre !…
Calmé, il prit Kôvrine dans ses bras et le baisa à la joue.
– Allons, Dieu soit loué, Dieu soit loué !… marmotta-t-il ; je suis très heureux que tu sois venu !… Je ne peux dire combien je le suis !… Merci.
De sa démarche rapide, et l’air préoccupé, Péssôtski fit ensuite le tour du jardin et montra à son ancien pupille toutes les serres, tempérées et chaudes, et les deux ruchers, qu’il appelait la merveille de notre siècle.
Tandis qu’ils marchaient, le soleil se leva, éclairant vivement le jardin. Il fit bon. On pressentit une journée lumineuse, gaie et longue. Kôvrine pensa que ce n’était que le commencement de mai et que l’on avait l’été devant soi, aussi lumineux, aussi gai et aussi long. Et, dans sa poitrine, tressaillit tout à coup le sentiment joyeux et jeune qu’il éprouvait, en son enfance, quand il courait dans ce jardin. Il prit à son tour le vieillard dans ses bras et l’embrassa tendrement. Emus l’un et l’autre, ils rentrèrent et se mirent à prendre du thé dans de vieilles tasses de porcelaine, accompagné de crème et d’appétissants petits pains.
Et ces détails rappelèrent à Kôvrine son temps de jeunesse. Le présent délicieux et les impressions du passé qui renaissaient se fondaient en lui ; il en ressentait de l’aise et de la tristesse.
Il attendit que Tânia s’éveillât, but du café avec elle, et alla faire une promenade ; puis, rentrant dans sa chambre, il se mit au travail. Il lut attentivement un livre, prit des notes, levant les yeux de temps à autre pour regarder soit les fenêtres ouvertes, soit les fleurs, encore humides de rosée, qui se trouvaient dans des vases sur sa table. En rabaissant les yeux sur son livre, il lui semblait qu’en lui chaque fibre tremblait et tressautait de joie.
Chapitre 2
Kôvrine continua à mener à la campagne une vie aussi agitée et nerveuse qu’en ville. Il lisait, écrivait beaucoup, apprenait l’italien, et, quand il se promenait, il songeait avec plaisir qu’il allait se remettre bientôt au travail. Il dormait si peu que chacun s’en étonnait. Si, par hasard, il s’endormait une demi-heure dans le jour, il ne dormait plus, ensuite, de toute la nuit ; puis, après une nuit sans sommeil, il se sentait alerte et gai, comme si de rien n’était. Il parlait beaucoup, buvait du vin et fumait de bons cigares.
Souvent, presque chaque jour, des demoiselles du voisinage venaient chez les Péssôtski. Elles jouaient du piano et chantaient avec Tânia. Parfois venait aussi un jeune homme qui jouait du violon. Kôvrine buvait littéralement la musique et le chant, s’en pénétrait presque à en défaillir, et, l’on s’en apercevait à ce que ses yeux se fermaient et que sa tête s’inclinait.
Un soir, après le thé, il lisait sous la véranda. Accompagnées par le violoniste, Tânia, qui avait un soprano, et une des demoiselles, un contralto, étudiaient la sérénade de Bragg. Kôvrine écoutait les paroles – les jeunes filles chantaient en russe, – sans pouvoir du tout en comprendre le sens. Ayant enfin abandonné son livre, et écouté attentivement, il comprit. Une jeune fille à l’imagination malade entendit une nuit, dans un jardin, des sons mystérieux, si beaux et si étranges, qu’elle dut les regarder comme une harmonie sacrée, incompréhensible pour nous, mortels, et qui, pour cette raison, s’en retourne aux cieux. Kôvrine sentit ses paupières se coller. Il se leva et se mit, exténué, à marcher dans le salon, puis dans la grande salle. Lorsque le chant cessa, il prit Tânia sous le bras et sortit avec elle sous la véranda.
– Depuis ce matin, lui dit-il, une légende me poursuit. L’ai-je lue ou entendu raconter, je ne sais ; en tout cas elle est étrange, absurde. Il faut convenir d’abord qu’elle ne brille pas par la clarté. Il y a mille ans, un moine, vêtu de noir, cheminait dans le désert, en Syrie ou en Arabie. A quelques mètres de l’endroit où il passait, des pêcheurs virent un autre moine qui marchait lentement sur l’eau d’un lac. Le second moine était un mirage. Perdez de vue maintenant toutes les lois de l’optique que la légende, semble-t-il, ignore, et écoutez ce qui suit. De ce mirage en naquit un second, du second un troisième, en sorte que l’image du moine noir se transmit à l’infini d’une couche de l’atmosphère dans l’autre. On la voyait tantôt en Afrique, tantôt en Espagne, tantôt aux Indes, tantôt dans l’extrême Nord… Elle sortit enfin des limites de l’atmosphère terrestre, et, maintenant elle erre dans l’univers entier, sans pouvoir se trouver jamais dans des conditions où elle pourrait disparaître. Peut-être est-elle maintenant dans la planète Mars ou dans quelque étoile de la Croix du Sud. Mais, ma chère, le plus intéressant de la légende, c’est que, mille années exactement après que le moine aura marché dans le désert, le mirage reviendra dans l’atmosphère terrestre et apparaîtra aux gens. Et il semble que les mille années touchent à leur fin… Aux termes de la légende, nous devons attendre l’apparition du moine noir aujourd’hui ou demain.
– Etrange mirage, dit Tânia à qui la légende ne plut pas.
– Mais le plus étonnant, reprit Kôvrine en riant, c’est que je ne peux pas du tout me rappeler où j’ai pu trouver cette légende. L’ai-je lue ? l’ai-je entendue ? l’ai-je rêvée ? Je vous jure que je ne me le rappelle pas. En tout cas elle m’intéresse. Aujourd’hui j’y pense toute la journée.
Laissant Tânia avec ses invités, Kôvrine sortit et se promena, pensif, près des plates-bandes. Le soleil se couchait. Les fleurs, que l’on ne venait que d’arroser, répandaient une odeur moite, irritante. A la maison, on recommença à chanter, et, de loin, le violon donnait l’impression d’une voix humaine. Kôvrine, faisant effort pour se rappeler où il avait entendu ou lu la légende, se dirigea lentement vers le parc, et arriva sans y prendre garde à la rivière.
Par un sentier courant sur la berge escarpée, longeant des racines dénudées, il descendit vers l’eau, faisant lever des bécassines, puis deux canards. Sur les sombres pins, çà et là, se reflétaient encore les derniers rayons du soleil couchant, mais à la surface de l’eau dormait déjà le vrai soir. Kôvrine, par une passerelle, atteignit l’autre rive. Devant lui s’étendait un vaste champ de jeune seigle, pas encore en fleur. Au loin, nulle habitation, ni âme qui vive. Il semblait que le sentier, si on continuait à le suivre, mènerait à cet endroit inconnu et mystérieux où le soleil venait de sombrer, et où s’enflammait, avec une si majestueuse ampleur, la rougeur du couchant.
« Quel espace, quelle liberté et quel calme, ici ! pensait Kôvrine, en suivant le sentier. Il semble que tout l’univers me contemple, se taise et attende que je le comprenne… »
Mais voilà que des moires courent sur le champ de seigle et le doux vent du soir effleura tendrement la tête découverte du jeune homme. Une minute après, à un nouveau coup de vent, le seigle chuchota plus fort, et l’on entendit derrière lui le sourd grondement des pins. Kôvrine s’arrêta stupéfait. A l’horizon, comme un tourbillon ou comme une trombe, se dressait, de la terre au ciel une haute colonne noire. Ses contours restaient indécis, mais il fut manifeste au premier coup d’œil que la colonne ne restait pas immobile. Elle se mouvait avec une effrayante vitesse. Elle avançait droit sur Kôvrine, et, plus elle avançait, plus elle se rapetissait et se précisait. Kôvrine, pour lui faire place, se jeta de côté, et il en eut à peine le temps…
Un moine, vêtu de noir, le chef blanc et les sourcils noirs, les mains croisées sur la poitrine, passa à côté de lui. Ses pieds nus ne touchaient pas le sol. Ayant franchi quelque espace, il se retourna vers Kôvrine, lui fit un signe de tête et lui sourit d’une façon à la fois amicale et malicieuse. Quel visage, affreusement pâle et maigre !… Recommençant à grandir, il franchit la rivière, buta sans bruit contre la berge argileuse et les pins, et, les traversant, disparut comme une fumée.
– Ainsi… vous le voyez… marmotta Kôvrine, la légende est vraie.
Et tâchant de s’expliquer l’étrange apparition, heureux d’avoir eu la chance de voir de si près et de façon si nette non seulement le vêtement noir, mais le visage et les yeux du moine, Kôvrine, agréablement ému, rentra à la maison.
Dans le parc et le jardin les gens circulaient tranquillement ; à la maison, on jouait. C’était donc que Kôvrine seul avait vu le moine. Il voulut tout raconter à Tânia et à son père, mais comprit qu’ils prendraient ses paroles pour du délire et s’en effraieraient. Mieux valait se taire. L’agrégé rit bruyamment, chanta, dansa la mazurka ; il était gai, et tous, Tânia et les invités, trouvaient qu’il avait, ce jour-là, une figure rayonnante, inspirée et qu’il était très beau.
Chapitre 3
Après le souper, quand les invités furent partis, Kôvrine, entré dans sa chambre, s’y allongea sur le divan. Il voulait penser au moine. Mais une minute après Tânia survint.
– Tenez, Anndrioûcha, dit-elle en lui remettant un paquet de brochures et de bonnes feuilles, lisez les articles de mon père. Ce sont de beaux articles. Il écrit très bien.
– Oh ! comme tu y vas ! dit Iégor Sémiônytch en entrant derrière elle et riant d’un rire forcé. (Il était gêné.) Ne l’écoute pas, je t’en prie ; ne lis pas ça ! Au reste, si c’est pour t’endormir, lis-le. C’est un bon narcotique.
– Moi, dit Tânia avec une conviction profonde, je trouve que ce sont de beaux articles ; lisez-les, Anndrioûcha, et décidez papa à en donner plus souvent ; il pourrait écrire un cours complet d’horticulture.
Son père se mit à rire d’un air contraint, rougit, et dit les phrases que prononcent d’habitude les auteurs confus ; à la fin, il laissa faire.
– En ce cas, lis d’abord l’article de Gaucher, puis ces petits articles russes, dit-il en feuilletant les brochures d’une main tremblante ; sans cela tu n’y comprendras rien. Avant de lire mes répliques, il faut savoir à quoi je réponds. En somme, c’est du fatras… des choses ennuyeuses… Et il est temps d’aller se coucher, il me semble.
Tânia sortit. Iégor Sémiônytch s’assit sur le divan à côté de Kôvrine et soupira profondément.
– Oui, mon ami… fit-il, après quelque silence. Donc, mon aimable agrégé, j’écris des articles, j’expose et j’obtiens des médailles. On dit que Péssôtski a des pommes grosses comme la tête, qu’il fait une fortune avec son jardin, bref : « Riche et puissant est Kotchoubéy [2] . » Mais il y a lieu de se demander : à quoi bon, tout cela ? Mon jardin est en effet magnifique, un jardin modèle… Ce n’est pas un jardin, mais tout un établissement ayant une importance officielle, parce que c’est, en quelque sorte, une phase dans une ère nouvelle de l’économie rurale et de l’industrie russe ; mais à quoi bon ? A quoi cela servira-t-il ?
– Votre jardin est là pour répondre.
– Ce n’est pas ce que je veux dire ; je veux dire : Que deviendra le jardin après moi ? Moi disparu, il ne restera pas un mois dans l’état où tu le vois aujourd’hui. Le secret du succès n’est pas la grandeur du jardin ni le nombre des ouvriers ; c’est uniquement, comprends-le, que j’aime mon affaire. Je l’aime, peut-être, plus que moi-même. Regarde, je suis seul à tout faire. Je travaille du matin au soir. Je fais moi-même toute la greffe, la taille, la plantation ; tout moi-même, tout ! Lorsqu’on m’aide, je suis jaloux et je m’énerve jusqu’à en devenir grossier. Tout le secret de mon entreprise est dans l’amour : bref, l’œil du maître, ses mains, et ce sentiment que, lorsqu’on est en visite quelque part pour une heure, on n’a pas le cœur en place. On est comme une âme en peine ; on craint qu’il n’arrive quelque chose au jardin… Et quand je mourrai, qui surveillera ? qui travaillera ? Les jardiniers ? Les ouvriers ? Oui ?… Voilà donc ce que j’ai à te dire, mon aimable ami ; le plus grand ennemi en notre affaire, ce n’est pas le lièvre, ce n’est pas le hanneton, ni la gelée : ce sont les indifférents.
– Et Tânia ? demanda Kôvrine en riant. Se pourrait-il qu’elle fût plus nuisible que le lièvre ? Elle aime et connaît votre œuvre…
– Oui, elle l’aime et la connaît. Si, après ma mort, elle a le jardin et en est la maîtresse, on ne peut rien souhaiter de mieux ; mais si, à Dieu ne plaise, elle se marie… balbutia Iégor Sémiônytch, regardant Kôvrine avec effroi… C’est là qu’est le danger ! Elle se mariera, les enfants viendront, et elle n’aura plus le temps de penser au jardin. Ce que je redoute le plus, c’est qu’elle ne se marie à quelque gaillard qui, par amour du lucre, loue le jardin à des marchands ; et tout ira à vau-l’eau dès la première année !… Dans notre affaire, les femmes sont le fléau de Dieu.
Péssôtski fit un soupir et resta silencieux.
– Peut-être est-ce là de l’égoïsme, mais je vais te le dire franchement : je ne veux pas que Tânia se marie ! J’ai peur ! Il vient ici un godelureau qui racle du violon ; je sais que Tânia ne se mariera pas avec lui ; je le sais fort bien ; mais je ne peux pas le voir ! Au demeurant, je suis, mon petit, je l’avoue, un grand original.
Iégor Sémiônytch se leva et se mit à marcher avec agitation. On voyait qu’il voulait dire quelque chose de grande importance, mais n’osait pas.
– Je t’aime profondément, dit-il enfin avec résolution, en enfonçant ses mains dans ses poches, et vais te parler à cœur ouvert. J’envisage avec simplicité certaines questions délicates et dis tout droit ce que je pense ; je ne peux pas souffrir ce que l’on appelle les arrière-pensées… Je te le dis tout droit : tu es le seul homme auquel je ne craindrais pas de donner ma fille. Tu es un homme intelligent, tu as du cœur et ne laisserais pas péricliter ma