Deux triades trifonctionnelles de cadeaux diplomatiques offertes
par Rome à des roitelets gaulois de La Tène C2
(Tite-Live XLIII,5,1-9 et XLIV,14,1-2)
Valéry Raydon
Résumé : Au cours des années 170 et 169, la Rome républicaine a recouru par deux fois à l’envoi d’une
identique triade de cadeaux diplomatiques envers des princes celtes μ la première fut expédiée à l’attention du
roitelet gaulois Cincibilos, la seconde à son homologue Balanos. À partir d’une approche comparative
dumézilienne, l’auteur démontre que l’ensemble ternaire de présents en question était structuré par l’ancienne
idéologie trifonctionnelle indo-européenne. Cette étude est également l’occasion pour l’auteur de se pencher sur
la question de l’origine géographique de Cincibilos et Balanos : il propose d’abandonner la piste
historiographique traditionnelle qui installait les deux roitelets dans un royaume de la confédération norique à la
tête duquel ils se seraient succédés, et de considérer plutôt qu’ils régnaient contemporainement sur deux peuples
distincts de la Gaule transalpine.
1. Une triade de présents adressée à deux reprises par Rome à des roitelets
gaulois dans les années 170-169
L’historien augustéen Tite-Live a consacré un pan de sa volumineuse Histoire romaine
à retracer le récit de la troisième et dernière guerre macédonienne. Durant ce conflit de quatre
années, où la République de Rome eut fort à faire militairement contre le roi Persée de
Macédoine avant de le défaire à Pydna en 168, le Padouan a pris soin de noter la succession
sur un temps très court de deux ambassades mandées par des rois gaulois et archivées à la
postérité par les annalistes antérieurs. Ces légations gauloises reçurent audience du Sénat qui
gérait collégialement les affaires étrangères à la période républicaine, vraisemblablement au
sein du senaculum extrapomérial installé à proximité du temple de Bellone où la coutume
diplomatique voulait que soient accueillies les ambassades de nations ne disposant pas d’un
traité d’alliance avec Rome1. Ces visites officielles s’achèvent toutes deux de manière
identique μ après écoute de leur requête, la vénérable institution décide l’envoi de somptueux
munera « présents » au roi mandataire, en gage d’amitié.
La première députation se produisit en 170 et avait pour objet la dénonciation des
exactions commises par le tribun militaire Caius Cassius Longinus alors qu’il traversait les
Préalpes orientales méridionales avec ses troupes pour se rendre en Macédoine :
« À la même époque, le Sénat eut à connaître des plaintes portées contre C. Cassius, le
consul de l’année précédente, qui servait alors comme tribun militaire en Macédoine avec A.
Hostilius : ces plaintes étaient portées devant lui par les ambassadeurs d’un roi gaulois,
Cincibilus. Le frère de ce dernier, dans un discours prononcé au Sénat, accusa C. Cassius
d’avoir ravagé le territoire de peuples alpins, leurs alliés, et d’en avoir emmené plusieurs
milliers d’hommes qu’il avait réduits en esclavage »2.
1
Festus, De Significatione Verborum, Livre XVII, s.v. senacula (= Festus 470 L), éd. W. M. Lindsay, Sexti
Pompei Festi, De uerborum significatu quae supersunt cum Pauli epitome, Hildesheim, Georg Olms, 1965
(1913), p.470 : tertium [senaculum] citra aedem Bellonae, in quo exterarum nationum legatis, quos in Vrbem
admittere nolebant, senatus dabatur.
Sur le déroulement des ambassades à Rome, en dernier lieu : C. Auliard La diplomatie romaine. L’autre
instrument de la conquête, Rennes, PUR, 2006; G. Stouder, « Création de l’espace diplomatique à Rome à
l’époque médio-républicaine », Veleia, 26, 2009, pp.173-185.
2
Liv., Ab Urbe condita libri, XLIII,5,1-2, éd. et trad. fr. P. Jal, Tite-Live. Histoire romaine, Tome XXXII, Paris,
Les Belles Lettres, 1976, p.7.
Ce Cincibilos, à l’anthroponyme celtique assuré mais d’interprétation délicate3, est crédité
du titre imposant de « roi des Gaulois » (regis Gallorum Cincibili), une appréciation qui se
voit réajustée dans la partie suivante du texte sur laquelle nous allons revenir où Tite-Live
utilise à son encontre du terme de regŭlus. Cette dénomination le désigne, d’après l’idéologie
politique romaine s’y rattachant, comme étant plus modestement le roi d’un petit état celtique.
Il est donné pour un proche des « peuples alpins » - vraisemblablement des populations celtes
installées dans le secteur oriental de la future Cisalpine et plus précisément habitant les Alpes
carniques qui longeaient la route empruntée par C. Cassius pour rejoindre la Macédoine -,
avec lesquels il était lié par une convention d’amitié officielle entérinée par l’échange de
serments : le fait est induit par le terme latin de socii définissant les acteurs de l’alliance
contractée (Alpinorum populorum, sociorum suorum). Même s’il n’est pas très précis, le texte
livien permet quelques conjectures sur la résidence géographique de Cincibilos. Le petit
royaume à la tête duquel il était placé n’était de toute évidence pas installé en Illyricum et ne
peut donc être compté pour membre de la confédération scordisque, puisque Tite-Live fait état
dans la suite de son exposé, en XLIII,5,3-5, de députations contemporaines menées par le
peuple celte des Carniens et par deux peuplades de la province illyrienne voisine, celles des
Istriens et des Iapydes, pour un dépôt de plainte concernant également des pillages perpétrés
par le tribun indélicat sur leur sol : si ce roitelet avait été lui aussi victime personnellement de
C. Cassius et y avait laissé des plumes, il n’aurait pas manqué de le porter à l’attention des
sénateurs romains. En réponse aux ambassades, le Sénat envoie d’ailleurs deux légations qui
prennent des directions divergentes, une première part pour l’Illyrie rencontrer les trois
nations susnommées, et la seconde est dépêchée auprès de Cincibilos et il est dit que les deux
légats qui la conduisent, C. Laelius et M. Aemilius Lépidus, eurent à traverser les Alpes (Liv.,
XLIII,5,10 : Legati cum Gallis missi trans Alpis C. Laelius et M. Aemilius Lepidus). Ce détail
géographique d’importance est répété lorsque Tite-Live qualifie Cincibilos de regulum trans
Alpis « roitelet transalpin » (Liv., XLIII,5,7) : la localisation géographique apportée à deux
reprises situe clairement le royaume de Cincibilos « au-delà » des Alpes par la préposition
trans précédant l’oronyme. Cela exclut de fait une seconde hypothèse sur l’origine de
Cincibilos qui a été plusieurs fois envisagée4, à savoir que ce dernier gouvernait une branche
de la nébuleuse ethnique des Taurisques établie dans les Alpes orientales, celle des
Ambidraves ou quelque autre, puisque les Taurisques étaient considérés par les Romains
comme un des nombreux peuples habitant les Alpes μ il en allait déjà ainsi à l’époque de
Caton l’Ancien, contemporain de l’ambassade, et la même affectation géographique leur était
encore attribuée au temps de la dynastie julio-claudienne où vivait Pline l’Ancien5. Cela rend
3
Le linguiste X. Delamarre, dans un courriel en date du 07/09/2012 où il répondait aimablement à une demande
au sujet de l’étymologie du nom de Cincibilos, penche pour une segmentation du nom en *Cinci-bilus. Il propose
à titre d’hypothèse de rapprocher le premier membre avec quelque vraisemblance de la souche verbale *cing« aller, avancer »; le second membre serait à relier à la souche *belo- « fort, puissant », avec fermeture du e.
Cincibilos pourrait donc signifier plus ou moins « [celui] qui va puissamment » ou « [celui qui est] fort dans la
marche ». X. Delamarre insiste sur le fait que tout cela reste incertain.
4
V. Kruta, V. M. Manfredi, I Celti in Italia, Milan, Mondadori, 1999, pp.196-197; G. Garbolino Boot, L’Italia
dei Celti, Torino, Ananke, 2003, p.107; H. Wolfram, Gotische Studien. Volk und Herrschaft im frühen Mittelalter,
Munich, Beck, 2005, pp.45-46. Certains chercheurs ont envisagé que Cincibilos commandait à la confédération
des Noriques toute entière, tels G. Alföldy, Noricum, Routledge & Kegan Paul Ltd, 1974, p.30; D. Ó hÓgáin, The
Celts : A History, Cork, Boydell Press, 2002, p.115; F. Mathieu, Le guerrier gaulois : du Hallstatt à la conquête
romaine, Paris, Errance, 2007, p.102, une fonction qui s’accommode mal de son statut de regŭlus.
5
Pline l’Ancien, Hist. Nat., III,133, éd. et trad. fr. H. Zehnacker, Pline l’Ancien. Histoire Naturelle, Tome III2,
Paris, Les Belles Lettres, 2004, p.77 : « Les Alpes sont habitées par beaucoup de peuples, mais ceux qui ont
quelque notoriété, de Pola à la région de Tergeste, sont les Fécusses, les Subocrins, les Catales, les
Ménoncalènes et près de Carnes ceux qu’on appelait autrefois les Taurisques et maintenant les Noriques »
tout autant caduque une appartenance à un des quarante-quatre gentes alpinae « peuples
alpins » répertoriés en 6 av. J.-C. sur la dédicace du trophée augustéen de la Turbie6. Il semble
que le royaume de Cincibilos soit donc vraisemblablement à replacer dans les limites de la
future Provincia Transalpina, dite aussi Gallia Bracata « Gaule porteuse de braies », et
disposait de quelques frontières communes avec les populations alpines ayant favorisé la
conclusion d’alliance. La formule trans Alpis devait d’ailleurs être nécessairement investie
pour Tite-Live et ses lecteurs d’une forte charge référentielle à l’ancienne Transalpine7.
Le Sénat écoute avec attention les doléances de Cincibilos et des peuples carniens et
illyriens, mais refusa de transiger pour l’heure, en l’absence de l’accusé :
« Le Sénat répondit au roitelet des Gaulois absent et à ces peuples qu’il n’avait pas su que
les violences dont ils se plaignaient dussent avoir lieu et que, si elles avaient été commises, il ne
les approuvait pas. Mais il était injuste de condamner, sans l’entendre plaider sa cause, un
consulaire absent, alors que la raison de cette absence était le service de la République; quand
C. Cassius reviendrait de Macédoine, alors, s’ils voulaient l’accuser en face, le Sénat, après
avoir pris connaissance de l’affaire, ferait en sorte qu’ils obtiennent satisfaction »8.
S’il ne donne pas immédiatement satisfaction aux représentants de Cincibilos, le Sénat
va cependant témoigner à l’égard du roi gaulois de généreuses marques de respect et
d’amitié :
« Et l’on fut d’avis de ne pas se contenter de répondre à ces peuples, mais d’envoyer des
ambassadeurs, deux auprès du roitelet au-delà des Alpes, trois parmi ces peuples, pour leur
faire connaître l’avis des sénateurs. Ils décidèrent de faire remettre des cadeaux d’une valeur de
deux mille as à chacun des ambassadeurs; au frère du roitelet, ils firent des dons particuliers, à
savoir, deux colliers représentant cinq livres d’or, cinq vases d’argent de vingt livres, deux
chevaux ornés de phalères avec leurs palefreniers, et [deux] armements de cavalerie et [deux]
saies (Munera mitti legatis ex binis milibus aeris censuerunt; fratri reguli haec praecipua,
torques duo ex quinque pondo auri facti et uasa argentea quinque ex uiginti pondo et duo equi
phalerati cum agasonibus et equestria arma ac sagula), et pour les compagnons de sa suite,
libres et esclaves, des vêtements. Tels furent les cadeaux qu’on leur fit parvenir; sur leur
demande, on leur accorda le droit d’acheter chacun dix chevaux et de les emmener hors d’Italie
»9.
τn peut supposer que l’attitude bienveillante du Sénat envers le prince gaulois était
dictée par le souci de ne pas s’exposer en ce temps de guerre à une insurrection généralisée
des Celtes cisalpins unis à leurs frères transalpins avec le risque qu’elle débouche sur la
propagation d’un tumultus Gallici dans le Latium. Il y avait aussi tout intérêt à se concilier un
allié puissant potentiellement apte à l’aider soit sur le front macédonien, soit dans le midi de
la Gaule indépendante dont la traversée n’était pas sans péril pour les préfets romains se
(incolae Alpium multi populi, sed inlustres a Pola ad Tergestis regionem Fecusses, Subocrini, Catali,
Menoncaleni iuxtaque Carnos quondam Taurisci appelati, nunc Norici).
6
Pline l’Ancien, Hist. Nat., III,133; J. Formigé, « La dédicace du Trophée des Alpes (La Turbie) », Gallia, 13, 1,
1955, pp.101-102.
7
Plus largement, les Alpes demeuraient considérées aux yeux des érudits de l’époque impériale comme la
barrière naturelle géographique qui avait originellement séparé l’Italie des territoires gaulois, ce jusqu’aux
invasions du début du IVe s. où les Gaulois prirent alors pied dans la plaine du Pô μ Pline l’Ancien, Hist. Nat.,
XII,5; Plutarque, Vie de Camille, 15,3.
8
Liv., XLIII,5,5-6 , éd. et trad. fr. P. Jal, Tite-Live. Histoire romaine, Tome XXXII, Paris, Les Belles Lettres,
1976, p.8.
9
Liv., XLIII,5,7-9, éd. et trad. fr. P. Jal, Tite-Live. Histoire romaine, Tome XXXII, Paris, Les Belles Lettres,
1976, p.8. Nous avons procédé à quelques retouches à la traduction proposée pour la rendre plus littérale, de
même que pour les extraits qui vont suivre.
rendant dans les provinces d’Espagne Citérieure et Ultérieure, comme en témoignent deux
incidents intervenus dans les années précédentes, en 189 et 173 (Liv., XXXVII,57,1-2;
XLII,4,1).
L’année suivante, c’est autour d’un autre prince gaulois du nom de Balanos, également
défini par le terme de regŭlus « roitelet » et pourvu lui-aussi d’un authentique anthroponyme
gaulois10, d’envoyer des émissaires à Rome. Sa démarche est cependant motivée non par
l’enregistrement d’un dépôt de plainte mais par la proposition de fournir des mercenaires pour
aider les Romains dans la guerre qu’ils livrent alors en Macédoine. Tite-Live restitue cette
ambassade en XLIV,14,1-2 :
« Pendant que la guerre se déroulait en Macédoine, des envoyés transalpins d’un prince
gaulois - la tradition lui donne le nom de Balanos; celui du peuple auquel il appartenait, elle ne
le donne pas - vinrent à Rome proposer des auxiliaires pour la guerre de Macédoine » (Dum
bellum in Macedonia geritur, legati Transalpini ab regulo Gallorum - Balanus ipsius traditur
nomen ; gentis ex qua fuerit, non traditur - Romam uenerunt pollicentes ad Macedonicum
bellum auxilia)11.
Ce roitelet celte ne saurait être le successeur de Cincibilos, car le Sénat aurait nécessairement
rappelé, au moment de la réception des émissaires de Balanos puis dans la réponse officielle
apportée à la proposition d’aide militaire, le souvenir du contact précédent et des premiers
jalons posés à cette occasion pour nouer des liens d’amitié entre Rome et son peuple. Aucune
information n’a été enregistrée par les annalistes au sujet de l’identité du peuple celte
gouverné par Balanos. Force est donc d’admettre que cette population ne jouissait pas d’une
plus grande notoriété que la peuplade de Cincibilos demeurée elle aussi anonyme dans la
littérature annalistique romaine. La référence faite à des « légats transalpins » (legati
Transalpini) est cependant là-encore suffisamment explicite pour ne pas localiser le royaume
du roitelet Balanos en Autriche mais nous dirige une nouvelle fois du côté des terres de la
future Narbonensis12.
La proposition est saluée par les Sénateurs de la plus reconnaissante des manières qui
annonce les prémices d’un traité d’amitié μ
« Le Sénat remercia et fit envoyer des cadeaux : un collier d’or de deux livres, des patères
d’or de quatre livres, un cheval orné de phalères et un armement de cavalerie » (Gratiae ab
senatu actae muneraque missa, torquis aureus duo pondo et paterae aureae quattuor pondo,
equus phaleratus armaque equestria)13.
10
X. Delamarre, Dictionnaire de la langue gauloise2, Paris, Errance, 2003 (2000), pp.64-65, s.v. balano- <
banatlo- : Balanos remonte à une forme celtique *balano- < *balatno-, métathèse d’un *bantlo- qu’on retrouve
dans les langues brittoniques. Le mot est l’appellation d’un végétal, le genêt.
11
Liv., XLIV,14,1-2 , éd. et trad. fr. P. Jal, Tite-Live. Histoire romaine, Tome XXXII, Paris, Les Belles Lettres,
1976, p.52.
12
Ce que Ch. Goudineau, Regard sur la Gaule2, Paris, Actes Sud, 2007 (1998), p.105, admet de fait. Ce n’est pas
le cas de H. Wolfram, op. cit, 2005, p.42, qui considère que Balanos régnait sur un peuple alpin oriental; ou de G.
Alföldy, Noricum, Routledge & Kegan Paul Ltd, 1974, pp.31-32; D. Ó hÓgáin, op. cit., 2002, pp.114-115, qui
parviennent à lire entre les lignes de la notice livienne que ce roi était rien moins que le fils et le successeur de
Cincibilos, ‘roi du σorique’ !
13
Liv., XLIV, 14, 2, éd. et trad. fr. P. Jal, Tite-Live. Histoire romaine, Tome XXXII, Paris, Les Belles Lettres,
1976, p.52.
2. Deux donations diplomatiques triples structurées par l’idéologie
trifonctionnelle indo-européenne
On constate que le roitelet gaulois reçoit le même traitement que son homologue qui
l’a précédé, à la différence près que les cadeaux destinés à Cincibilos sont doublés pour
honorer également le frère du prince qui conduit l’ambassade. Le Sénat octroie par deux fois
un groupe d’objets énumérés dans un ordre identique. Il comprend la remise couplée d’un
collier d’or (torquis aureus; torques auri facti), de coupes (paterae en or pour Balanos; uasa
en argent pour Cincibilos) et enfin d’une tenue militaire complète composée de plusieurs
éléments solidaires, un cheval caparaçonné et un armement de cavalier (equus phaleratus
armaque equestria; equi phalerati et equestria arma), à quoi se rajoutent encore pour
Cincibilos le palefrenier de la monture et un manteau de type sagulum qui accompagne la
tenue équestre et qui devait prendre la forme et la couleur pourpre du paludamentum des
généraux sous la République. Le Sénat a donc procédé ici à un groupement solidaire de trois
types de présents dont la cohérence et l’unité d’ensemble font sens dès lors qu’on veut bien
analyser cette structure tripartite à la lumière de l’idéologie trifonctionnelle indo-européenne,
idéologie que le maître comparatiste Georges Dumézil a identifiée pour la première fois en
1938 puis a patiemment exhumée tout au long de sa vie scientifique dans les sources écrites
léguées par diverses sociétés historiques de souche linguistique indo-européenne. D’après
cette idéologie, élaborée dans le champ de la réflexion religieuse, les anciens peuples indoeuropéens concevaient théoriquement l’univers, et la société qui en était une représentation
microcosmique, comme soumis à une organisation qui comprenait trois niveaux fonctionnels,
à savoir un premier niveau dédié à la souveraineté et à ses aspects magiques et juridicosacerdotaux [= F1], un second niveau consacré à la force guerrière [= F2], et un troisième
niveau se rapportant à tout ce qui concerne l’activité nourricière, fécondante et productrice
des biens [= Fγ]. τr, c’est précisément une semblable distribution fonctionnelle qui est à
l’œuvre dans le groupe ternaire de cadeaux fait aux roitelets gaulois Cincibilos et Balanos :
- les coupes relèvent de la première fonction souveraine dans sa dimension
sacerdotale, l’usage du terme de paterae pour désigner celles offertes à Balanos nous garantit
qu’il s’agit bien de coupes évasées préposées aux libations du sacrificeν
- l’armement militaire renvoie à la seconde fonction guerrièreν
- quant à la parure d’or, elle ramène en tant que signe extérieur de richesse à la
troisième fonction d’abondance.
- quant au collier d’or, le fait qu’il soit désolidarisé des éléments de la panoplie
équestre rend compte qu’il n’est pas investi d’une connotation militaire spécifique , même s’il
participe nécessairement de la catégorie des ornements distinctifs propres aux aristocraties
guerrières des sociétés antiques. Ce bijou ne paraît pas non plus avoir été rangé dans la
catégorie de l’ ‘or sacré’ puisqu’il n’apparaît pas relié aux vases sacrificiels en métal précieux.
L’hypothèse la plus soutenable est que la parure en question ait été perçue comme un signe
ostentatoire de richesse la raccordant au registre de la troisième fonction d’abondance. Deux
épisodes de l’histoire mythique de Rome permettent d’étayer cette proposition μ
- Il y a tout d’abord l’histoire de Tarpeia dans la légende d’inspiration indoeuropéenne qui raconte la sociogenèse de la Rome primitive où s’opposent avant de
s’unir les trois groupes ethniques et fonctionnels à l’origine des trois tribus romaines
primitives appelées Ramnes, Luceres et Tities : les compagnons de Romulus, définis
par le culte et par la souveraineté politique (F1), s’allient aux compagnons de
Lucumon, purs techniciens de la guerre (F2), pour lutter contre les Sabins emmenés
par Titus Tatius qui sont les riches spécialistes de l’agriculture (Fγ). Durant le conflit
(cf. notamment Liv., I,11,5-9), la vestale Tarpeia se laisse corrompre par la richesse
des Sabins et leur livre le Capitole, et ce sont les bijoux portés au bras gauche par les
soldats sabins qui symbolisent l’opulence caractéristique du peuple sabin et de son
roi Titus Tatius, monarque type de troisième fonction14;
- le récit de l’offrande consacrée par Rome au sanctuaire de Delphes pour
célébrer la victoire sur la cité étrusque de Véies, qui exploite un schéma très proche
de notre séquence trifonctionnelle diplomatique. Trois des sources littéraires sur
l’événement retiennent en effet que l’offrande réalisée comprenait trois composants
distincts. En premier lieu, Plutarque, Vie de Camille, ι, fait état d’une compensation
tardive que Rome (sur ordre du Sénat) dût acquitter à la suite d’une promesse de vœu
non tenue par le dictateur Camille lorsqu’il prit Véies en γλθ av J.-C., à savoir
consacrer au dieu oraculaire delphique la dîme des dépouilles des soldats adverses.
La réparation mise en œuvre pour apaiser les divinités en colère coordonne trois
types d’objets μ un élément militaire (la dîme des dépouilles militaires reprises sur les
parts de butin partagées entre les soldats) et un élément d’opulence (les bijoux des
femmes présentés comme le seul or dont disposait Rome) servent à payer la
réalisation d’un élément religieux (un cratère en or pesant huit talents destiné aux
banquets rituels du sanctuaire de Delphes). Un autre historien grec du IIe siècle,
Appien, Italique, 2,8,1, concorde sur l’offrande compensatoire qu’eût à acquitter le
Sénat a posteriori mais décline une liste de trois éléments incluant une variante : il
retient la réalisation d’un cratère à partir de la dîme des dépouilles militaires et de la
dîme des terrains vendus de l’ager Veientanus. Plus tardivement, le savant byzantin
Zonaras, Epitomé, 7,21, rapporte que Camille accomplit lui-même sa promesse
aussitôt prise Véies et il fait mention des mêmes trois éléments que Plutarque entrant
dans la composition de l’offrande. Leur agencement diverge cependant quelque peu :
Camille envoya à l’Apollon delphique la dîme des dépouilles militaires accompagnée
d’un cratère en or réalisé avec les bijoux des femmes15. La distribution
trifonctionnelle de ce groupe d’objets paraît claire μ un vase religieux en or à ranger
en F1, les armes prises aux soldats vaincus qui appartiennent au registre F2, enfin des
bijoux féminins ( ό ό ο ῶ υ α ῶ ) dont la description en tant qu’unique
richesse matérielle en or des Romains permet de vérifier leur appartenance au
domaine de la troisième fonction d’abondance, ce que confirme encore la
permutation de ces bijoux avec des biens fonciers dans la version d’Appien.
Ainsi, il apparaît concluant que c’est un schéma inspiré de l’idéologie indo-européenne qui a
présidé au choix et à l’organisation du lot triple de cadeaux calqués sur le modèle des trois
fonctions. La distribution est faite ici suivant un ordre non hiérarchique F3-F1-F2.
14
Voir G. Dumézil, Naissance de Rome (Jupiter, Mars, Quirinus, II), Paris, Gallimard, pp.129-198; Tarpeia,
Paris, Gallimard, 1947, pp.249-291; L’héritage indo-européen à Rome, Paris, Gallimard, 1949, pp.124-142;
« Notes et discussions, I », REL, XXXVIII, 1960, pp.98-99; La religion romaine archaïque2, Paris, Payot, 1974
(1966), p.84.
15
Il existe d’autres sources sur cet épisode qui ne dissèquent pas la manière dont fut réalisée l’offrande à
Delphes : ainsi Liv., V, 28 ; Dio Cass., VI, F 52.
Cet ensemble triple d’objets répondant chacun à une symbolique fonctionnelle
explicite est composé à deux reprises par le Sénat à l’attention d’un personnage de rang royal.
L’identité royale répétée du destinataire incite à penser que l’attribution n’est pas fortuite, un
sentiment que renforce la remise concomitante d’autres sortes de cadeaux aux ambassadeurs
de Cincibilos (somme de deux mille as en bronze à chacun) et à leurs suivants libres et
esclaves (tenues vestimentaires), présents sans doute eux-aussi en accord avec les statuts
respectifs des destinataires. L’attribution de cette triade trifonctionnelle d’objets à des rois
s’éclaire également par une autre conception attenante au champ de réflexion théologique
indo-européen, celle de la royauté, dont la codification relevait de l’ancienne idéologie
tripartite : le roi incarnait dans son être la synthèse des trois principes constitutifs de la société
qu’il devait gouverner, et la mission fondamentale de son règne était de veiller au respect de
chacun de ces principes et au maintien de l’équilibre harmonieux des trois fonctions16. Une
des expressions majeures que reçoit cette considération théologique dans les littératures
épiques et mythologiques des peuples indo-européens consiste dans la mise en scène d’un
groupe trifonctionnel d’objets magiques dont la possession assure le pouvoir souverain de la
société divine ou des rois humains. Au niveau divin, souvenons-nous, pour l’Irlande, des
talismans des dieux Túatha Dé Dánann qui conditionnent leur domination sur l’île : ils
comprennent la pierre de Fál qui proclamait les rois suprêmes d’Irlande (F1), l’épée de σuada
et la lance de Lugh qui sont deux armes d’invincibilité (Fβ), le chaudron d’abondance du
Dagda (F3). En Inde, on renverra aux trois objets forgés par les Rbhu qui reçoivent une
distribution fonctionnelle : le char magique à trois roues est la propriété des jumeaux
médecins Açvin (F3), les deux chevaux bais reviennent au champion Indra (F2) et la vache
omniforme et donneuse du nectar appartient à Bhraspati, le ‘maître de la formule sacrée’ (F1).
Un motif comparable est observable en Scandinavie, où les elfes noirs fabriquent à l’occasion
d’un concours les attributs identifiants d’un groupe là-encore trifonctionnel de divinités :
Gullinborsti, le sanglier aux soies d’or est conçu pour le riche et fécondant Freyr (Fγ), le
marteau Mjölnir pour le champion Thôrr (Fβ), l’anneau Draupnir pour le souverain magicien
Odhinn (F1)17. Au niveau des rois des épopées, il y a bien sûr chez les Scythes le héros
Colaxaïs qui est le seul à pouvoir toucher les trois trésors sacrés tombés du ciel (joug et
charrue (F3), hache (F2), coupes (F1)), un exploit qui consacre son élection à la royauté
scythique18. Pour le monde celte, on recense chez les Goïdels une aventure du roi Cormac
dans laquelle il ramène de l’Autre Monde une branche chargée de pommes aux vertus
16
D. Dubuisson, « Le roi indo-européen et la synthèse des trois fonctions », Annales ESC, année 33, 1, 1978,
pp.21-34
17
Sur les talismans fonctionnels des dieux irlandais : Lebor Gabála Érenn, VII, §§ 305, 309, 322-326, éd. R.A.S.
Macalister, Dublin, ITS, 1941, pp.106-107, 110-112 et 142-145; Cath Maighe Tured, §§ 1-7, ll. 1-15, éd. E. A.
Gray, Kildare, ITS, 52, 1982, p.24 = trad. fr. Ch.-J. Guyonvarc’h, Textes mythologiques irlandais [TMI], Rennes,
1980, p.47; The four jewels of the Tuatha Dé Danann (YBL, TCD Ms. 1318, p.190, col. 907), éd. V. Hull, ZCPh,
18, 1930 = trad. fr. Ch.-J. Guyonvarc’h, TMI, 1980, pp.80-81; G. Keating, Foras Feasa ar Éirinn le Seathrún
Céitinn (The History of Ireland), I, éd. D. Comyn et P. S. Dinneen, Londres, ITS, 1902, pp.204-212 = trad. fr.
Ch.-J. Guyonvarc’h, TMI, 1980, pp.80-81; sur ceux des dieux védiques : ṚgVeda, I,161,6; sur ceux des dieux
scandinaves : Skaldskaparmal, chap. 5, trad. fr. F.-X. Dillmann, L’Edda. Récits de mythologie nordique par
Snorri Sturluson, Paris, Gallimard, 2007 (1991), p.117. Voir G. Dumézil, op. cit., 1947, pp.207-214; J. H.
Grisward, « Des Scythes aux Celtes. Le Graal et les talismans royaux des Indo-Européens », Artus, 14, été 1983,
pp.15-22.
18
Hérodote, Enquêtes, IV, 5-7. Voir G. Dumézil, « La Préhistoire indo-iranienne des castes », JA, 216, 1930,
pp.114-124; E. Benveniste, « Traditions indo-iraniennes sur les classes sociales », JA, 230, 1938, pp.529-537; G.
Dumézil, « Les trois ‘Trésors des ancêtres’ dans l’épopée σarte », RHR, 157-2, 1960, pp.141-154; « La légende
d’origine et l’organisation sociale des Scythes », in Romans de Scythie et d’alentour, Paris, Payot, 1978, pp.171176; Mythe et Epopée, I2, Paris, Gallimard, 1986 (1968), pp.446-449. Voir également les réflexions et les
parallèles probants chez d’autres peuples indo-européens soulevés par L. Gerschel, « Sur un schème
trifonctionnel dans une famille de légendes germaniques ? », RHR, 150-1, 1956, pp.55-92; J. H. Grisward, art.
cit., 1983, pp.15-22.
curatives (F3), une épée toujours victorieuse (F2) et une coupe de vérité (F1) 19; notons aussi,
dans la ‘matière de Bretagne’ de la tradition brittonique, le cortège du Graal à la Cour du Roi
Pêcheur incluant une coupe (F1), une lance (F2) et un tailloir (F3)20. Le Sénat romain, en
remettant de tels cadeaux à un roi, appliquait donc de la manière la plus orthodoxe l’idéologie
indo-européenne et, d’une certaine façon, il matérialisait et actualisait par le rite diplomatique
le schéma mythique de la remise au roi des objets divins représentant les trois fonctions
cosmico-sociales, rappelant l’association indéfectible du roi à ces trois fonctions, à la manière
dont pouvait le faire certains rituels de consécration royale dont on a conservé la trace pour
l’Inde Védique et l’Irlande médiévale21.
Une telle application en contexte romain n’a en soi rien de surprenant. Les travaux de
Georges Dumézil ont largement démontré l’importance de l’héritage théologique indoeuropéen dans la religion romaine archaïque. Le savant a notamment mis en évidence la
structuration de ce système religieux autour de l’idéologie tripartite, particulièrement bien
visible au travers de la principale triade divine précapitoline, Jupiter (dieu souverain, F1) Mars (dieu de la guerre, F2) - Quirinus (dieu patron des hommes considérés dans la totalité de
leur masse sociale organisée, et qui veille à leur bien-être et leur pérennité, F3)22. Que la
fonction royale romaine, désignée par le mot latin rēx hérité du nom indo-européen du roi
*rēĝs, ait pu être pensée dans le cadre de l’idéologie trifonctionnelle dans la Rome
monarchique reçoit une vérification indirecte au travers de l’institution du rex sacrorum au
début de la République en 509. Ce rex sacrorum était un prêtre (sacerdotium, Liv., II,2,2), le
premier dans la hiérarchie de l’ordo sacerdotum devant les trois flamines maiores qui
présidaient chacun au culte d’une des divinités de la triade précapitoline et devant le pontifex
maximus23. Choisi parmi les patriciens et nommé à vie24, il entrait en fonction comme les
19
D. Dubuisson, « Les talismans du roi Cormac et les trois fonctions », RH, 250-2, 1973, pp.289-294.
J. H. Grisward, art. cit., 1983, pp.15-22.
21
D. Dubuisson, « L’équipement de l’inauguration royale dans l’Inde védique et en Irlande », RHR, 193-2
(1978), pp.153-164.
22
La triade archaïque Jupiter-Mars-Quirinus a été mise en évidence par le savant allemand G. Wissowa dans son
Religion und Kultus der Römer, Munich, 1λ0β, mais son décryptage fut l’affaire de G. Dumézil, Jupiter, Mars,
Quirinus, I, Paris, Gallimard, 1941, pp.69-103; Naissance de Rome, Paris, Gallimard, 1944, pp.35-85 et 194-221;
L’héritage indo-européen à Rome, Paris, Gallimard, 1949, pp.72-111; Idées romaines, Paris, Gallimard, 1969,
pp.183-184 ; RRA2, 1974, pp.153-290; Les dieux souverains des Indo-Européens, Paris, Gallimard, 1977,
pp.178-180. Sur l’évolution de la pensée de G. Dumézil quant au positionnement de Quirinus à l’intérieur du
vaste domaine de la troisième fonction, depuis son identification à un dieu agraire jusqu’à sa détermination en
tant que dieu politique patron bienfaisant du corps civique, voir D. Briquel, « Remarques sur le dieu Quirinus »,
RBPH, 74, 1, 1996, pp.99-120. Sur l’identité prévalente chez Quirinus de dieu des citoyens, dont rendent
compte à la fois l’étymologie du nom de ce dieu, l’identité de sa parèdre (Virites, déesse au nom pluriel
désignant les « individualités » composant l’ensemble des Quirites) et certaines attributions juridiques
(intéressement de Quirinus au ius Quiritium, la garantie apportée au droit des citoyens), voir la démonstration
probante de D. Briquel dans l’article précité, et aussi A. Magdelain, « Quirinus et le droit », MEFR Antiquité, 961, 1984, pp.195-237 (notamment pp.219-234).
Le conservatisme des Romains vis-à-vis de l’idéologie trifonctionnelle peut se vérifier encore dans la structure
narrative d’un grand nombre de récits de l’annalistique romaine (le récit de la prise de Rome par les Gaulois
notamment) ou de l’histoire légendaire des rois de Rome et dans l’organisation de pratiques juridico-sociales
(rappelons les trois formes d’héritages et de mariages), militaires (les spolia opima), ou encore religieuses (la
hiérarchie sacerdotale).
23
Festus, De Significatione Verborum, Livre XIII, s.v. ordo sacerdotum (= Festus 198 L; 299-300 L2). La
supériorité hiérarchique du rex sacrorum sur le flamine de Jupiter, fait également l’objet d’une remarque de
l’historien Fabius Pictor cité par Aulu-Gelle, Nuits attiques, X,15. La supériorité hiérarchique affirmée du rex
sacrorum n’a pas manqué de susciter l’étonnement chez les chercheurs modernes du fait de la suprématie avérée
à l’époque républicaine du pontifex maximus dans la conduite des affaires religieuses romaines. On renverra à ce
sujet à l’explication satisfaisante qu’en donne R. Seguin, « Remarques sur les origines des pontifes romains
« Pontifex Maximus » et Rex Sacrorum » », in D. Porte, J.-P. Néraudau (dir.), Res sacrae. Hommages à Henri Le
Bonniec, Bruxelles, 1988, pp.405-418, qui réfute l’idée d’une évolution progressive des institutions religieuses :
l’honorabilité particulière dont jouit l’un et le pouvoir de l’autre ont tout à fait pu être contemporains et ne pas
20
flamines à l’occasion des comitia calata25. La charge du rex sacrorum, calquée sur un modèle
dont on connaît des précédents à des niveaux municipaux ou fédéraux dans le Latium 26,
consistait à exécuter certains sacrifices publics (quaedam publica sacra) dont le roi avait
précédemment la charge (Liv., II,2,1). Il est à ce titre invariablement défini comme rēx
săcrĭfĭcŭlus, c’est-à-dire un roi spécialiste des sacrifices27; dans le prolongement de cette
compétence sacrificielle, il supervisait la mise en place du calendrier religieux annuel et
annonçait aux nones de chaque mois les dates des feriae publicae à venir28. Nous savons par
une notice du grammairien Festus que ce sacerdote, héritier à la fois du nom et des
attributions religieuses de l’ancien roi de Rome, était chargé, entre autres de l’exécution
publique d’une série particulière de cérémonies sacrificielles29. Les sacra en question, dit
encore Festus, faisaient également l’objet d’une autre célébration, par différents sacerdotes
convoqués par le pontifex maximus, à l’intérieur de la Domus Regia, un bâtiment public
républicain installé sur le forum qui constituait le centre des affaires religieuses et où se
perpétuaient vraisemblablement les rites exécutés dans l’ancien palais royal. Varron informe
que trois cérémonies religieuses y étaient organisées, l’une en l’honneur de Jupiter (F1,
accompagné de deux autres divinités souveraines ouvreuses du temps, Janus et Junon), les
deux autres dédiées respectivement à Mars (F2) et Ops (déesse de l’abondance personnifiée,
F3), qui disposaient tous deux de leur propre chapelle dans la Regia30. On honorait donc, dans
l’édifice républicain reproduisant symboliquement l’antique demeure royale une triade divine
trifonctionnelle susceptible de garantir l’équilibre des trois composantes fonctionnelles de la
société romaine, selon des cérémonies dont la célébration était le privilège du rex sacrorum en
dehors de la Domus Regia. Nous avons là un indice probant plaidant en faveur de la
conservation par les Romains, outre du nom indo-européen du roi, de l’antique conception
indo-européenne qui s’y rattachait et qui était sous-tendue par l’idéologie tripartite.
interférer; ils tenaient aux statuts respectifs de ces deux charges sacerdotales, le pontifex maximus étant le garant
juridique du jus diuinum, et le rex sacrorum bénéficiant de l’aura sacrée propre au roi tout en étant que le simple
exécutant sacrificiel des anciens offices religieux royaux.
24
Denys d’Halicarnasse, Ant. rom., IV,74; Cicéron, Pro domo sua, 38; Liv., VI,41,9. Le premier rex sacrorum
aurait été le patricien Manius Papius en η0λ selon Denys d’Halicarnasse, Ant. rom., V,1,4 : π ῶ ο ἱε ῶ
α ε Μά ο Παπί ο ἐ ῶ πα
ίω .
25
Aulu-Gelle, Nuits attiques, XV,27.
26
Sur la diffusion préalable plausible, dans le Latium et peut être dans certaines cités après leur conquête par
Rome, de la fonction de rex sacrorum, véritable expédient institutionnel pour assurer le service religieux des
anciens rois destitués, voir A. Momigliano, « Il ‘rex sacrorum’ e l’origine della Repubblica », Quarto contributo
alla storia degli studi classici e del mondo antico, Rome, Edizione di Storia e Letteratura, 1969, pp.396-398
[pp.395-402].
27
regem sacrificulum : Liv., II,2,1; sacrificuli reges : Liv., VI,41,9; regem sacrificiorum : Liv., IX,34,12; rege
sacrificulo : Liv., XL,42,8; Servius, ad Aen., VIII,654; regis sacrificuli : Festus, De Significatione Verborum, 372
L, s.v. uia sacra; ὁ α ε , ὴ ἡ ε ο ία ῶ υ πο ῶ μ Denys d’Halicarnasse, Ant. rom., IV,74.
28
Servius, ad Aen., VIII.θη4. Il poursuivait ainsi l’ancienne tâche des rois de Rome dont une des missions
sacrées était de describere annum et de dicter le calendrier au peuple. Sur cette mission calendaire du rex
sacrorum et du roi romain : P.-M. Martin, « La fonction calendaire du roi de Rome et sa participation à certaines
fêtes », ABPO, 83, 2, 1976, pp.239-244 ; F. Blaive, « Rex Sacrorum », in Problèmes de religion romaine
archaïque, Bienvillers-au-Bois, éditions KOM, 1999, p.29.
29
Festus, De Significatione Verborum, Livre XVI, s.v. Regia (= Festus 347 L).
30
Varron, De la langue latine, VI,21. G. Dumézil, « Les cultes de la regia, les trois fonctions et la triade Jupiter
Mars Quirinus », Latomus, XIII, 1954, pp.129-139; « Quaestiunculae indo-italicae, 13. Le sacrarium Opis dans
la Regia », REL, XXXIX, 1961, pp.257-261; RRA, 1974, pp.185 et 277-278. Pour le point sur les fouilles, et les
données qu’elles ont apportées sur la datation de la création de la Domus Regia lors de l’édification du forum
républicain aux alentours du troisième quart du VI e s. (contrairement au témoignage d'Ovide, Trist., III,I,30, qui
faisait du monument une réalisation de Numa Pompilius) et sur les phases architecturales successives de la
Regia, voir P. Pouthier, Ops et la conception divine de l’abondance dans la religion romaine jusqu’à la mort
d’Auguste, Bibliothèque des Ecoles françaises d’Athènes et de Rome, fasc. β4β, 1λκ1, pp.62-65.
Il est remarquable toutefois de constater qu’une telle idéologie survive encore dans les
usages sénatoriaux de la Rome républicaine, quelques trois-cent-trente années après la
destitution de Tarquin le Superbe, dernier roi étrusque de l’Urbs. Le Sénat romain, en
proposant un groupe de cadeaux trifonctionnels successivement à deux princes celtes
laténiens, prolongeait de toute évidence une conception de la souveraineté indo-européenne
qui avait nécessairement cours à Rome aux temps monarchiques. La question qui reste en
suspens est de savoir si la vénérable institution avait elle-même introduit cette application
pratique de l’idéologie trifonctionnelle indo-européenne dans les usages diplomatiques ou si
elle avait maintenu un antique protocole d’ambassade lorsqu’elle avait récupéré les
attributions diplomatiques réservées au roi. Elle avait dans tous les cas assuré ainsi la
sauvegarde heureuse d’un vestige de la théologie romaine archaïque.
Concernant les Celtes, nous savons qu’ils disposaient eux aussi du nom indo-européen
du roi (irl. rí (gén. ríg), gall. rhi, gaul. rix), et que les peuples insulaires gaéliques et
brittoniques accolaient encore au Moyen Âge à cette terminologie et à l’institution qu’elle
désignait l’ancien cadre de pensée trifonctionnel31. À supposer que les Celtes continentaux
disposaient de la même conception de la royauté que leurs compatriotes insulaires 32, nul doute
que les roitelets Balanos et Cincibilos ont su apprécier à sa juste valeur la remise honorifique
de la triade symbolique de présents par le Sénat romain33.
31
G. Dumézil, Jupiter-Mars-Quirinus, I, Paris, Gallimard, 1941, pp.115-116 et Mythe et épopée, II2, Paris,
Gallimard, 1986 (1971), pp.337-339; D. Dubuisson, « Le roi indo-européen et la synthèse des trois fonctions »,
Annales ESC, année 33, 1, 1978, pp.21-γ4ν « L’équipement de l’inauguration royale dans l’Inde védique et en
Irlande », RHR, 193-2 (1978), pp.153-164 ; A. et B. Rees, Celtic heritage, USA, Thames and Hudson, 1989
(1961), pp.130-131; F. Le Roux et Ch.-J. Guyonvarc’h, op. cit., 1991, pp.152-158; V. Raydon, « Les trois
épreuves du dieu Lugh à son arrivée à Tara μ résolution d’un problème de trifonctionnalité », Ilu, 16, 2011,
pp.247-257; « La royauté mythique du dieu Lugh, cadre théologique des rituels de la souveraineté irlandaise »,
Ollodagos, 27, 2012, pp.31-78.
32
Quelques indices en ce sens chez M. V. García Quintela, « Le programme d’accès à la royauté dans le monde
celtique : pour une anthropologie politique celtique », EC, 35, 2003, pp.261-292.
33
τn ne peut manquer d’observer qu’une partie du vocabulaire latin employé pour décrire les cadeaux présente
des connotations celtiques. C’est le cas du n. m. torques/torquis qui désigne le collier et qui est peut-être un
emprunt au mot gaulois torco- servant à dénommer le torque dont le port par les guerriers gaulois est relayé par
Strabon, Géo., IV,4,5, et archéologiquement documenté à partir de La Tène moyenne (Ch. Eluère, « L’or », in S.
Moscati et al. (dir.), Les Celtes, Paris, Stock, 1λλι (Milan, 1λλ1), p.γλ1)ν emprunt qu’aurait pu faciliter le verbe
latin torquere remontant à la même racine i.-e. *terk- « tourner, tordre » (d’après E. Campanile, in V. Pisani
Oblata, II, 1992, cf. X. Delamarre, DLG2, 2003, p.298, s.v. torco-). C’est le cas également du n. n. săgŭlum qui
renvoie à un manteau de laine grossière ou à un manteau militaire et que les auteurs anciens indiquent provenir
de la langue gauloise (X. Delamarre, DLG2, 2003, p.264, s.v. sagon). Cette couleur celtique qui semble se
dégager de ces présents diplomatiques interroge : le Sénat ne pourrait-il pas avoir décidé de faire don d’objets de
facture celtique pour être agréable aux roitelets gaulois dont il souhaitait faire des alliés de Rome ? Voire même,
le protocole diplomatique romain concernant le groupe trifonctionnel de présents ne pourrait-il pas avoir été
emprunté à un usage socio-culturel celtique ? Pour tenter de répondre, le protocole diplomatique romain
concernant la triade de dons adressée aux deux roitelets gaulois participe d’une pratique diplomatique attestée du
début à la fin de la période républicaine, pratique à laquelle le Sénat romain recourt pour honorer des rois
barbares de tous horizons. Les autres applications recensées présentent quelques variations par rapport aux deux
exemples gaulois mais respectent invariablement une distribution trifonctionnelle de leurs trois éléments entre le
domaine sacerdotal (F1), le domaine militaire (F2) et le domaine politique (considéré dans sa dimension
quirinienne, F3). Nous avons traité en détail l’intégralité de ces autres donations dans V. Raydon, Héritages
indo-européens dans la Rome républicaine, Marseille, TdP, 2014. Il ressort de cette étude que ces dons
diplomatiques ont pour modèle prototypal la triade des insignes honorifico-administratifs républicains (les
ornamenta sacerdotalia, les ornamenta triumphalia et les ornamenta consularia). Cela permet d’affirmer que
ces triades de munera répondent à une pratique institutionnelle proprement romaine et non gauloise. Y a-t-il eu
dans le cas des ambassades envoyées à Balanos et Cincibilos une adaptatio gallica de ces cadeaux au vu des
accents celtiques de certains vocables usités ? Cela paraît improbable du fait de la remise immédiate des dons qui
ne laisse guère le loisir de se procurer ou de faire fabriquer des objets d’inspiration gauloise. Il semble donc
préférable ici d’accorder aux terminologies torquis et săgŭlum une valeur générique plutôt qu’ethnique.