LA SÉLECTION 2022 DU PRIX DU ROMAN D’ÉCOLOGIE (4) Ressentir les … - Littérature, environnement et écologie. Un site d'écopoétique
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LA SÉLECTION 2022 DU PRIX DU ROMAN D’ÉCOLOGIE (4)
Ressentir les symptômes de la
combustion du monde
Entretien d’Antoine Desjardins avec Justine Feyereisen
autour d’Indice des feux
ANTOINE DESJARDINS
POUR LE
PRIX
EST L’UN DES SIX ÉCRIVAIN.E.S QUI ONT ÉTÉ NOMINÉ.E.S
DU ROMAN D’ÉCOLOGIE
2022. CE
PRIX RÉCOMPENSERA EN AVRIL
«
UN ROMAN FRANCOPHONE PARU L’ANNÉE PRÉCÉDANT L’ATTRIBUTION, DE GRANDE
QUALITÉ́ LITTÉRAIRE OÙ LES QUESTIONS ÉCOLOGIQUES SONT SUBSTANTIELLEMENT
PRÉSENTES
». LES
SERGE JONCOUR
ANNÉES PRÉCÉDENTES,
LUCIE RICO, EMMANUELLE PAGANO,
VINCENT VILLEMINOT
ONT DÉJÀ ÉTÉ PRIMÉ.E.S, POUR DES
ET
ROMANS TRÈS DIFFÉRENTS MAIS QUI, CHACUN À SA FAÇON, FONT RÉSONNER NOTRE
RAPPORT
À
L’ENVIRONNEMENT.
LITERATURE.GREEN
POUR
LA
TROISIÈME
ANNÉE
DE
A RÉALISÉ DES ENTRETIENS AVEC LES NOMINÉ.E.S DU
SUITE,
PRIX
QUI
ONT ACCEPTÉ DE RÉPONDRE À NOS QUESTIONS.
POUR
EN
SAVOIR
PLUS
SUR
LE
PRIX
DU
ROMAN
D’ÉCOLOGIE:
HTTPS://PRIXDUROMANDECOLOGIE.FR/
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EN
JANVIER
QUÉBEC
MONDE
EN
2021, ANTOINE DESJARDINS,
1989,
LITTÉRAIRE
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NÉ AU
A FAIT SES DÉBUTS DANS LE
EN
LIVRE, INDICE DES FEUX
PUBLIANT
SON
PREMIER
(LA PEUPLADE). PARTICIPANT
D’UNE CONSCIENCE PLANÉTAIRE EN ÉVOLUTION, LE
RECUEIL RASSEMBLE SEPT FICTIONS SUR L’ANGOISSE
CONTEMPORAINE D’UNE GÉNÉRATION VOUÉE À SUBIR ET
À RÉPARER LES EFFETS DU CHANGEMENT CLIMATIQUE
SUR UNE TERRE QUI DEVIENT DE PLUS EN PLUS
COMBUSTIBLE.
Justine Feyereisen : Les sept nouvelles de votre recueil, Indice
des feux, se nouent autour d’une même tension entre drames
environnementaux – fonte des glaces, extinction d’espèces,
étalement urbain, etc. – et bouleversements intimes, des momentscharnières dans la vie d’individus. Pourquoi avoir amené la crise
environnementale dans la sphère de l’intime humain ?
Antoine Desjardins : J’avais envie de prendre à rebours les codes des
récits dystopiques, apocalyptiques et post-apocalytiques. Ceux-ci
présentent souvent des catastrophes globales et englobantes, aux
proportions immenses, auxquelles les personnages tentent d’échapper,
de résister ou de s’adapter. Le cinéma américain, en particulier,
déborde de ce genre d’histoires qui, à mon avis, n’ont plus le potentiel
de transformer le regard que nous portons sur le monde. Elles sont trop
grosses, trop fortes, trop épeurantes : vraisemblables ou non, elles
nous semblent lointaines, exagérées, hautement fictives. Au fond, elles
ne semblent pas vraiment nous concerner, parler de nous ou de notre
monde.
Dans Indice des feux, j’ai voulu aller à sens inverse. Les
« apocalypses » y sont ordinaires, ancrées dans le réel et le quotidien
de gens tout à fait normaux. Plutôt que de se présenter comme des
épouvantails monstrueux, comme d’inévitables menaces dévorantes,
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elles agissent en quelque sorte à la manière de points de bascule. Ces
événements renversent l’ordre habituel des choses, bouleversent la
perception, les habitudes, le rapport aux autres, au monde et à l’avenir
des personnages. Ces « apocalypses intimes » me semblaient plus
propices à toucher le lectorat, à résonner au creux de sa sensibilité,
notamment de par leur proximité avec des expériences partagées
(déménagement, divorce, maladie, lieux aimés effacés ou défigurés,
etc.) par de nombreux êtres humains.
Ainsi traitées, elles se font revirement, renversement, point de nonretour, et bien que parfois souffrantes, elles sont également porteuses
d’un fort potentiel transformateur pour les personnages comme pour les
lectrices et les lecteurs qui les accompagnent.
J. F. : Si chaque nouvelle adopte une voix narrative stylistiquement
unique, chacune traduit à sa manière le caractère anxiogène de la
situation écologique, une angoisse renforcée par le décalage
éprouvé face à la masse d’informations livrées par les médias et le
quotidien. Comment la crise écologique change-t-elle le regard ou
le rapport aux autres humains ou à l’ensemble du vivant ?
A. D. : À mon avis, l’avenir dans lequel nous nous projetons aujourd’hui
devient de plus en plus vague, de plus en plus flou, incertain, menaçant
et anxiogène. Un peu comme si, d’une certaine manière, la relation de
confiance qui nous unissait au futur était rompue.
Qui peut vraiment dire, prédire à quoi ressemblera le monde dans 10,
15, 20 ans?
Son visage change chaque jour à une vitesse effarante, de mille et une
manières, en surface autant qu’en profondeur, que ce soit en raison du
saccage capitaliste, des catastrophes ou des bouleversements
climatiques permanents. Alors comment nous y imaginer, comment
nous y transporter sans avoir l’impression de sauter dans le vide ou
d’avancer à tâtons, à l’aveugle, en naviguant à travers la fumée d’un
incendie?
Il s’agit d’un changement majeur pour l’être humain, pour son rapport
au temps, que d’avoir conscience non plus de sa propre finitude, mais
aussi de celle de l’environnement qui le porte et dont il dépend
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entièrement, alors que le point de rupture semble se rapprocher chaque
jour un peu plus.
J’ai le sentiment que ce filtre d’angoisse agit comme une lentille
sombre, légèrement déformante, qui modifie notre regard, notre
perception et l’interprétation que nous faisons de nos existences. Notre
lecture du monde, de nos vies, de l’actualité et de nos relations se
retrouve inévitablement teintée par l’écoanxiété. C’est entre autres cela
qui explique que nous semblons aujourd’hui apercevoir la « fin du
monde » partout autour de nous. Une fin du monde aux mille visages
qui, une fois bien ancrée en nous, contamine nos consciences,
contamine notre perception et, ce faisant, les rapports que nous
entretenons aux autres, au vivant et aux territoires que nous habitons.
J. F. : Loin d’être moraliste, votre écriture décrit l’impuissance
d’une génération vouée à réparer la course au progrès, mais aussi
sa résilience face à l’indice des feux qui modifient l’environnement
brutalement : « Ça sert à rien de sauver la planète, les océans, la
forêt amazonienne ou les koalas. Ce qu’il faut rétablir, soigner,
rapiécer, c’est notre relation au monde dans lequel on vit trop
souvent en surface, sans y être vraiment. Sauver notre relation à la
nature, au vivant, parce que tout le reste en dépend. » (IF, p. 137)
dit Louis, l’écologiste « extrémiste » à son frère pantois. La
littérature peut-elle mobiliser des affects susceptibles de réparer
notre relation au monde ?
A. D. : Oui, j’en suis persuadé.
Certes, elle ne peut pas changer le monde. Toutefois, en mettant en
scène des histoires mobilisant un vaste éventail d’affects, elle peut
percer des brèches dans l’opacité de nos regards, les déplacer, les
nettoyer, les tordre, les réorienter. Elle peut nous faire entrevoir d’autres
réalités, nous raconter des histoires étranges, faire émerger des univers
nouveaux, mais je crois que sa plus grande force est sa capacité à
nous donner à voir, à vivre et à ressentir d’autres relations au monde.
C’est d’ailleurs l’un des principaux fils conducteurs d’Indice des feux : la
relation. Celle qui nous unit aux autres êtres humains, aux animaux,
aux végétaux, aux lieux, aux souvenirs, aux récits, aux faits d’actualité
(qui sont à mon avis plus agissants, vivants et venimeux qu’on pourrait
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le croire). La littérature peut mettre ces liens souvent ténus en lumière.
Si elle est bien employée, elle peut même les faire résonner chez le
lectorat, lui faire sentir, et donc reconnaître, qu’il y a dans une situation
en apparence anodine, bien plus qu’une source d’émotions, de surprise
ou de questions, mais bien quelque chose, d’elle, de lui, d’eux, de nous.
Quelque chose qui, sans jamais la nommer ni l’expliquer, parle d’une
façon de vivre, de réfléchir, de voir, d’habiter, de détruire, de survivre ou
de s’éteindre.
Lorsqu’une histoire ordinaire, une histoire réaliste mais sans le moindre
rapport avec la leur, trouve néanmoins écho dans leur sensibilité, les
lectrices et les lecteurs sont amené·es à réfléchir à leur propre relation
à la nature, au travail, à l’argent, à la famille, à l’amour, au futur, à la
vieillesse : à leur manière d’habiter leur vie et de naviguer à travers les
aléas de la crise écologique.
Antoine Desjardins
Bord de mer en
© Laurence Grandbois-Bernard
Gaspésie
© Antoine Desjardins
J. F. : Depuis plusieurs années, les mouvements écologistes
comme les penseurs de la question écologique appellent à
travailler les imaginaires pour accompagner la bascule espérée
d’une « combustion du monde » (Achille Mbembe, Brutalisme,
2020), notamment la combustion ininterrompue de carburants
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fossiles, vers un monde non-fossile. Comment la littérature peutelle contribuer à dépasser le constat des catastrophes et
renouveler les imaginaires ?
A. D. : D’abord, je ne crois pas que nous soyons encore au stade où le
constat des catastrophes n’est plus utile ou nécessaire. Je suis
persuadé que la prise de conscience profonde du problème (non
seulement factuelle, mais émotive, incarnée) est une étape essentielle
de notre guérison collective, car on ne peut soigner une maladie ou une
infection sans commencer par en ressentir les symptômes. À moins que
l’on ne vive dans une réconfortante chambre d’échos exclusivement
peuplée d’écologistes, il est évident que la vaste majorité des gens ne
se rendent pas compte de l’ampleur de la crise écologique et des
impacts irréversibles qu’elle entraînera : il suffit de constater la longueur
des files d’attente devant les commerces de grande surface au Black
Friday ou au Boxing Day, aux États-Unis, pour s’en convaincre.
Toutefois, il est aussi indéniable qu’il est urgent de renouveler les
imaginaires afin que nous puissions, collectivement, nous projeter dans
un monde tout autre, régi par de nouvelles idées, de nouveaux modes
de vie et de pensée. Je crois que, si cela peut se faire par le biais de la
fiction pure ou de l’invention (dystopie, utopie, univers fantastiques,
monde réenchanté, etc.), il est aussi possible d’y arriver en demeurant
bien ancré dans le réel, dans notre monde qui, malheureusement, est
aujourd’hui le théâtre de catastrophes de plus en plus fréquentes et
dévastatrices.
Pour renouveler l’imaginaire, on peut déplier le quotidien, les
expériences et les événements les plus banals, afin d’en exposer les
mécanismes, d’amener le lectorat à observer ce qu’il croit connaître par
cœur d’une manière inédite et, par le fait même, lui en dévoiler la
véritable teneur, les véritables conséquences sur sa vie. Retirer les
ornières qui nous aveuglent, exposer nos habitudes absurdes, révéler
les ramifications obscures des systèmes qui nous régissent et souligner
leur violence : cela aussi, inévitablement, contamine « l’imaginaire »
qu’est la vie humaine de par la narration que l’on en fait.
Nos vies ne sont-elles pas guidées par notre « histoire » personnelle,
par les récits qui nous ont bercé·es depuis l’enfance, par les jalons qui
nous sont imposés et que nous tentons parfois d’atteindre sans même y
réfléchir? Réussir ses études, s’accomplir personnellement, acheter
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une maison, se marier, fonder une famille, faire du sport, prendre sa
retraite, voyager : tous ces impératifs intériorisés participent à la
construction de notre histoire personnelle et infléchissent la trajectoire
de nos vies par leur influence insidieuse. Plutôt que d’imaginer une
version du monde où règne l’harmonie ou le chaos, de propulser les
êtres humains vers d’autres galaxies ou d’autres dimensions, de
voyager vers le passé ou le futur, pourquoi ne pas s’affairer à
désassembler le quotidien, le connu ? Pourquoi ne pas entrouvrir le
familier de manière à en dévoiler les mécanismes subtils, ceux qui nous
remuent, nous travaillent, nous rongent, nous paralysent ou nous
dirigent sans que l’on en ait toujours conscience?
Je suis persuadé que même la fiction la plus réaliste a le potentiel de
faire surgir d’autres idées, de transformer notre perception et de
contribuer à l’émergence d’autres imaginaires : ceux-ci n’ont pas à être
lointains, fantastiques ou étrangers pour être résolument différents,
nouveaux et féconds.
J.F. : Ce recueil de nouvelles est votre première œuvre littéraire
publiée, et vous avez déjà annoncé travailler sur un autre texte en
lien avec la question écologique. Quels liens se tissent pour vous
entre l’environnement et le désir d’écrire ? Peut-on parler d’une
forme d’engagement, d’une volonté de contribuer à l’éveil d’une
conscience écologique ? D’autres textes vous ont-ils inspiré
pendant l’écriture d’Indice des feux ?
A.D. : La crise environnementale est mon principal moteur d’écriture,
pour la simple et bonne raison qu’elle m’habite, m’obsède, me plombe,
me tourmente et me meut à la fois.
J’ai pris la plume pour la première fois à vingt-cinq ans, alors que je
traversais un épisode de dépression profonde, découlant de plusieurs
facteurs, mais surtout d’une écoanxiété chronique (que je n’arrivais pas
à nommer ainsi, il y a huit ans). La création littéraire m’est alors
apparue comme la seule issue possible pour explorer le mal-être qui
me pesait et qui me semblait sur le point de m’engloutir.
Je me suis donc emparé de l’écriture empli d’un sentiment d’urgence,
d’une envie de résister, de répliquer, de comprendre, de me déprendre.
Avais-je alors déjà la volonté de m’engager ou de témoigner? Je n’en
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suis pas si sûr. Toutefois, au fil des années, de l’écriture et des
recherches que j’ai menées durant mes études de maîtrise en création
littéraire, il était évident que ma pratique artistique était ma manière de
m’engager dans cette lutte, de réfléchir à mon rapport au monde, de le
cultiver et de le renouveler.
Enfin, pour répondre à votre dernière question, les textes qui m’ont
inspiré dans l’écriture sont innombrables. Littéralement. Il me serait
impossible de présenter toutes les autrices et tous les auteurs dont les
œuvres m’ont marqué et ont fait évoluer ma perception de ce qu’est et,
surtout, de ce que peut être la littérature. En fait, j’estime que tous les
livres que j’ai lus ont, positivement ou négativement (en servant de
contre-exemples) influencé ma manière de d’écrire. Aux fins de
l’exercice, voici quelques autrices et auteurs que j’admire, dont les
œuvres me sont précieuses : Alessandro Baricco, Joséphine Bacon,
Dominique Fortier, Dany Laferrière, Alice Munro, Raymond Carver,
Charles Bukowski, Annie Dillard, Haruki Murakami, Jiang Rong, Carlos
Ruiz Zafòn, Amélie Nothomb, Arto Paasilinna, Marie-Andrée Gill,
Sylvain Trudel. En toute franchise, je ne m’arrête ici que pour pouvoir
reprendre le cours de ma vie. Je pourrais continuer ainsi toute la nuit.
Pour citer cet article :
Antoine Desjardins, Justine Feyereisen, « Ressentir les symptômes de
la combustion du monde? Entretien d’Antoine Desjardins avec Justine
Feyereisen autour d’Indice des feux », Literature.green, avril 2022,
URL: https://www.literature.green/ressentir-les-symptomes-de-lacombustion-du-monde-entretien-dantoine-desjardins/, page consultée
le [date].
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