R. franç. sociol., 52-4, 2011, 787-796
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Réponse à Didier Fassin
par Hugues LAGRANGE
« Je me rends compte qu’une étude intensive de la pauvreté, de ses multiples facettes et
des problèmes qu’elle pose, notamment celui de ses effets sur le caractère, risque de vexer
certains Portoricains qui se sont consacrés à l’élimination de la pauvreté et qui s’efforcent
d’édifier une image publique positive d’un groupe minoritaire souvent incriminé. […]
Pourtant, si l’on veut faire quelque chose pour améliorer ces situations, le premier pas
consiste à en connaître l’existence. » Oscar Lewis, « La vida » : une famille portoricaine
dans une culture de pauvreté, San Juan et New York, Paris, Gallimard, 1983, p. 827.
L’argumentation de mon collègue Didier Fassin s’attache dans le détail à
dire que Le déni des cultures est un travail « scientifiquement infondé », elle
ne propose pas une ligne d’interprétation alternative. Je vais aborder les
remarques sur la cohérence puis j’essaierai de montrer que, au-delà des points
de méthode et d’analyse statistique, c’est l’ensemble de ma démarche qui a
peut-être été mal comprise par l’auteur. Ce que suggèrent aussi quelques citations tronquées (1).
Fassin critique le choix de mesurer la propension aux inconduites par les
proportions d’adolescents impliqués dans des procès-verbaux transmis au
parquet. En effet, je n’ai pas compté les nombres relatifs de jeunes de 16 ans
passés devant les juges pour enfants, mais me suis attaché à l’ensemble plus
large, que je crois plus significatif, des inconduites, des jeunes mis en
(1) Comme la phrase partiellement recopiée de la page 172. J’ai écrit : « Le principe patrilinéaire s’affirme “par la propriété de la terre, le nom, le pouvoir de donner des femmes en
mariage”. » (Ceci est une citation de Fainzang et Journet). J’ajoute en résumant ces auteures, et
peut-être aurais-je dû accentuer le fait qu’il s’agissait de préciser comment un idéal patriarcal
s’articule sur une organisation patrilinéaire, que : « L’homme des sociétés patriarcales détient une
maîtrise absolue sur la femme, qui doit être docile et serviable. Traditionnellement, les femmes ne
participent pas à la palabre, c’est-à-dire aux assemblées de conseil, ni aux décisions. L’islam a
pénétré depuis très longtemps dans les sociétés du Sahel qui étaient antérieurement patrilinéaires,
mais il a aussi triomphé plus récemment dans les sociétés matrilinéaires ou bilinéaires de cette
région, comme les zones sérères du Sénégal ou manjakes de Guinée-Bissau. Aujourd’hui, partout
où il domine, les asymétries entre hommes et femmes se sont maintenues ou accentuées, et les
formes de gouvernance sont fortement patriarcales. » Fassin, en supprimant les guillemets,
m’attribue la qualification des auteures et coupe ma phrase sur une virgule, ce qui fait penser que
c’est une apposition explicitant le matrilinéaire. Il écrit : « Le principe patrilinéaire s’affirme “par
la propriété de la terre, le nom, le pouvoir de donner des femmes en mariage”. L’homme des
sociétés patriarcales détient une maîtrise absolue sur la femme. »
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cause (2). La surreprésentation des minorités viendrait du fait que « les forces
de l’ordre patrouillent beaucoup plus dans les quartiers en difficulté » et
« contrôlent plus souvent les jeunes appartenant à des minorités » : mes
données traduiraient les biais de sélection de la police. Car, écrit Fassin, « il y
a beaucoup plus de familles sahéliennes là où il a travaillé, ce qui rend moins
surprenante leur présence plus grande parmi les mis en cause de couleur
(sic) » (3). Enfin, ajoute-t-il, « on ne voit pas en quoi les notes au brevet et les
mises en cause seraient intrinsèquement liées, même si elles peuvent être
statistiquement associées », pour balayer le lien étroit entre les performances
scolaires et l’implication dans des délits. En résumé, Fassin critique 1) le
choix des mis en cause, qui sont des auteurs présumés et n’ont pas été jugés,
suggère 2) que les fortes proportions de jeunes issus des minorités parmi les
mis en cause résultent du fait que la police patrouille dans les « quartiers
sensibles », 3) qu’il y a beaucoup de jeunes originaires du Sahel parce qu’ils
sont nombreux dans ces quartiers, 4) que les résultats au brevet sont sans lien
« intrinsèque » avec les inconduites. Je reprends ces quatre points.
1. Depuis le milieu des années 1990, la réponse pénale, notamment pour
les mineurs et pour les délits de faible gravité, produit, et c’est heureux, de
moins en moins de classements sans suite. Dans la mesure où, depuis l’ordonnance de 1945, il est impossible de renvoyer directement les mineurs en jugement sans instruction préparatoire, à la réception des PV, les parquets ont
développé d’autres mesures : outre la « médiation réparation » directe qui
intervient en amont, les délégués du procureur mettent en œuvre des mesures
alternatives aux poursuites, qui représentent 30 % à 40 % des affaires traitées
durant le premier lustre des années 2000. Celles qui sont renvoyées devant le
juge des enfants, de l’ordre de 35 %, sont donc une sélection assez restrictive (4). Les situations qui ne sont pas traitées par le juge des enfants mais par
des mesures alternatives ne sont pas celles où la culpabilité est douteuse, mais
des infractions qui ne recevaient aucune réponse auparavant. Le développement des mesures alternatives au niveau des parquets a induit un changement
au niveau policier, avec une transmission plus systématique de notifications
d’infractions qui faisaient autrefois l’objet d’une simple inscription en main
courante. Cela fait du nombre relatif des mis en cause (5) un indicateur des
(2) Parlant de mises en cause, les affaires
décrites dans les PV, au lieu des mis en cause, il
reprend une catégorie de la statistique policière
assimilant le poids des faits délictueux et la
proportion des acteurs : lorsqu’il y a beaucoup
de réitérations ces deux réalités divergent sensiblement.
(3) Les mots sont toujours porteurs de
traces : pour un fervent combattant des qualifications néocoloniales parler des Noirs comme
des gens « de couleur » me surprend.
(4) Les jeunes qui sont passés devant le
juge des enfants ou ont fait l’objet de mesures
alternatives à l’issue d’un PV transmis au
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parquet n’auront par la suite plus affaire avec la
justice pénale ; les PV transmis, comme je l’ai
indiqué, ne traduisent pas l’entrée dans une
carrière délinquante mais un indice des inconduites pénalement sanctionnables plus large
qui, comme l’absentéisme scolaire et, je l’ai
montré, l’échec scolaire, traduisent des difficultés de socialisation (Robert, 2002).
(5) J’ai compté les auteurs mis en cause et
non pas des mises en cause, c’est-à-dire des
affaires. Une analyse menée à Amiens montre
que les différences numériques sont importantes (Lagrange, 2001).
Hugues LAGRANGE
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inconduites des jeunes qui rend compte d’infractions qualifiées tout en se
situant en amont des filtres judiciaires. Il ne s’agit pas pour autant de l’ensemble des jeunes contrôlés sur la voie publique, qui peut traduire des sélections importantes fondées sur le « look » ou l’apparence phénotypique,
auxquels l’auteur assimile hâtivement, dans sa critique des « biais », les
données que j’utilise (6). Fassin mentionne au passage un biais dû à une activité policière fondé sur les infractions à la loi sur les étrangers : ces infractions ne concernent guère les jeunes de 16 ans de la deuxième génération
(beaucoup d’entre eux ont ou sont sur le point d’avoir la nationalité française,
et aucun des jeunes dans mon échantillon n’a été mis en cause pour ce motif).
Il suggère aussi un gonflement des mis en cause dû aux infractions à la loi sur
les stupéfiants (usage-revente de cannabis). Les mineurs mis en cause pour ce
motif sans autres délits associés représentent moins de 10 % des cas.
2. Lorsqu’il invoque, sans référence précise d’ailleurs, le fait que la police
patrouille beaucoup dans les quartiers « sensibles », il fait selon moi une
confusion révélatrice. Quand les policiers interviennent au centre-ville de
Mantes-la-Jolie ou à la gare des Mureaux et qu’ils interpellent des jeunes pour
des infractions présumées, comme des vols d’autoradio ou de CD dans les
magasins, ils peuvent être amenés à mettre en cause des jeunes qui n’habitent
ni le centre-ville, ni près de la gare, mais souvent dans les quartiers pauvres et
immigrés. J’ai montré précisément que la distribution spatiale des proportions
d’infractants est plutôt inversement corrélée avec celle des taux d’infractions
(voir Lagrange [2001], concernant la ville d’Amiens). Ce point a été mal
compris. Lorsque l’on se préoccupe de la prévention de la délinquance et de
questions de socialisation d’une manière générale, il faut rompre avec la
présentation des faits proposée par la police, et trop exclusivement tournée
vers la sécurisation des lieux, pour s’intéresser aux lieux de socialisation des
jeunes, c’est-à-dire au contexte de vie. Qui plus est, s’il s’avérait que les
patrouilles de police sont plus fréquentes dans les quartiers pauvres (7), pourquoi certains des groupes y résidant seraient-ils surreprésentés ? Un argument
manque.
3. Pour combler cette lacune Fassin ajoute que ces patrouilles
« fréquentes » dans des quartiers « sensibles » introduisent un biais supplémentaire parce que beaucoup de familles du Sahel y habitent. Je crains qu’il
ait ici confondu nombres absolus et proportions. Supposons même que les mis
en cause ne soient faits qu’au terme de patrouilles dans des quartiers ZUS,
ainsi un quartier habité à 80 % par des enfants originaires du Sahel et à 20 %
par des enfants de familles européennes, et que les PV reflètent des taux d’infractions commises. Le taux de mis en cause par groupe d’origine est absolument indépendant de la composition du quartier, si 10 % dans les deux
(6) Les données sur les contrôles d’identité
n’ont pu être recueillies que par des méthodes
de comptage ad hoc. On ne peut définir une
population de référence ayant la même distribution d’âge que les personnes contrôlées
(Goris, Jobard et Lévy, 2009).
(7) Le taux d’encadrement policier de la
population est globalement bien inférieur à
celui des centres-ville.
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groupes commettent des infractions, cela donnera huit « Noirs » pour deux
« Blancs » parmi les mis en cause et 10 % d’auteurs dans chaque groupe
d’origine. L’argument revient donc à dire que, non pas seulement pour des
contrôles, mais lors de la qualification policière d’une situation comme
infraction devant être transmise au parquet, la police ne retient que les Noirs
et les Maghrébins. Mais alors comment expliquer les différences considérables de proportion entre enfants de groupes non moins stigmatisés que les
Noirs du Sahel, les jeunes « non moins noirs » des familles venues d’Afrique
centrale et du golfe de Guinée ou les jeunes Maghrébins (8) ?
4. J’aurais enfin mis en évidence une correspondance statistique mais ne
traduisant pas un « lien intrinsèque » entre les jeunes auteurs présumés de
délits et ceux qui ont échoué au brevet. Un chapitre entier du livre est
consacré à montrer le lien entre les décrochages scolaires précoces et l’implication ultérieure dans des délits, le marqueur des décrochages scolaires que
j’ai retenu étant les résultats aux épreuves nationales de 6e, alors que Didier
Fassin mentionne le Brevet. Là encore, montrer qu’à l’échelle individuelle
cette fois la corrélation entre de mauvaises performances en 6e et le fait d’apparaître dans les mises en cause quatre ou cinq ans plus tard est forte n’est pas
si banal en France. Or, les contreperformances en 6 e traduisent une situation
qui précède largement le moment du délit présumé. Le bon sens, et non la
métaphysique de « l’intrinsèque », conduit à penser que les enfants issus de
minorités, ségréguées et en butte à l’hostilité des fractions populaires du
courant majoritaire, qui sont en échec scolaire répondent par des inconduites
à la perte d’estime de soi ou à la frustration que représentent les mauvaises
appréciations scolaires et leur dévalorisation par une institution qui, comme le
souligne François Dubet, est devenue un passage obligé pour tous. Cela
implique que les PV ne traduisent pas seulement l’arbitraire policier, sinon
quel hasard extraordinaire pourrait faire que les probabilités d’être l’objet
d’un PV correspondent aux notes en 6e dans les quelque 4 500 situations
étudiées ? Comment expliquer par exemple que les taux de PV des jeunes
Sahéliens habitant les ZUS qui ont de bonnes notes en 6e soient approximativement identiques au taux des PV des jeunes Européens qui ont de bonnes
notes ? On peut certes penser que des effets de sélection modifient le poids
relatifs des groupes d’origine – il faudrait en détailler les modalités –, mais on
doit au moins reconnaître que la distribution des mis en cause reflète aussi
une trajectoire d’échec scolaire, sur laquelle il apparaît nécessaire, dans une
logique de prévention, d’agir précocement.
Les remarques de Fassin se rassemblent dans la perspective de ne pas voir
les auteurs/acteurs issus des minorités pour ne retenir que les victimes des
discriminations institutionnelles et des stigmatisations. Bien sûr, ces jeunes
sont aussi victimes et, ce qui est moins souvent souligné, leurs comportements en partie suscités par un habitus culturel divergent sont renforcés en
France par l’enclavement des familles pauvres dans des quartiers désertés par
(8) Dont l’étude de Goris, Jobard et Lévy pour l’Open society institute (2009) montre qu’ils
font l’objet de contrôle dans des proportions analogues.
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Hugues LAGRANGE
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les couches moyennes. Mon protocole d’enquête part précisément du constat
d’une carence de notre observation de ces quartiers et, partant, des relations
entre ces quartiers pauvres et les quartiers moyens ou aisés. Tant du côté de la
police (focalisée sur le sentiment d’insécurité) que de la statistique publique
(ignorant, dans ses publications, les informations territorialisées concernant
l’origine culturelle) ou des observatoires ad hoc, les pouvoirs publics ne
produisent guère de données finement localisées sur les auteurs d’infractions,
les enfants en échec scolaire, les consommateurs de psychotropes, la distribution des jeunes atteints de troubles psychiatriques, préférant se contenter de
résultats d’ensemble peu exploitables sur les quartiers « sensibles ». Ces
manques ne sont pas les défauts inévitables de tout système d’observation. Ils
reposent sur l’identification de la République, une et indivisible, l’idéaltype
de la France telle qu’elle devrait être avec ce qu’elle est. Les fictions qu’une
société se donne pour organiser sa vie sociale peuvent être sinon adéquates,
du moins compatibles avec la réalité à un moment historique et ne plus l’être
à un autre. Dans la France d’après-guerre, société relativement homogène sur
les plans social et culturel, connaissant des écarts de revenu modérés, la
fiction universaliste tient à peu près, elle est en porte-à-faux lorsque les inégalités de revenu explosent, quand le chômage est massif et durable, quand les
protections de la société salariale s’effritent. D’autant plus que, parallèlement,
l’immigration du Sud a augmenté fortement à la charnière – 1962 à 1985 –
des deux périodes qui scandent l’après-Seconde Guerre mondiale. Dans une
France devenue, malgré elle, une société multiculturelle (20 % d’immigrés et
de descendants d’immigrés, dont environ la moitié issue d’immigrations africaine et turque dans la population des 20-50 ans), la fiction universaliste
devient déni. Dans ce contexte, on a assisté au Nord, pas seulement en France,
à la montée du populisme et de la xénophobie, tandis qu’au Sud un raidissement autoritariste et misogyne stimulé par l’action des islamistes s’opérait. Ce
double « backlash » a été particulièrement sensible dans les quartiers pauvres
où se côtoient des « petits blancs », natifs ou migrants d’Europe du Sud, insécurisés par les changements socioéconomiques, et des immigrés, eux-mêmes
travaillés par l’inquiétude et le ressentiment devant le rejet dont ils sont
l’objet. Au cours de la décennie écoulée, les jeunes des quartiers pauvres et
immigrés ne se sont pas singularisés par un retour à l’islam de leurs pères,
mais ont trouvé, à travers une lecture littéraliste de l’islam, un idiome capable
de vertébrer leur colère contre l’Occident. Ce contexte n’est pas une réalité
lointaine, dont l’analyse sociologique, travaillant sub specie aeternitatis,
pourrait s’exonérer, elle l’enjoint d’embrasser, au-delà des caractéristiques
socioprofessionnelles et statutaires, ce qui rassemble des groupes dans leur
totalité et forge des identités adverses.
L’origine culturelle n’est pas, à mon sens, une euphémisation de la
« race », elle n’est pas non plus, pour moi, comme l’ethnicité chez Fredrik
Barth et ceux qui l’ont suivi (9), une pure construction, « an historically
contingent construction ». En effet, cette définition négative ne permet pas de
(9) Voir Bobo et Fox (2003).
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Revue française de sociologie
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comprendre comment se constituent les groupes parce qu’elle ignore
comment se transmet l’appartenance ethnoculturelle. Au sens strict, la définition de Barth rend, selon moi, incompréhensible ce qui détermine les protagonistes – groupes ou individus – à l’orée de leurs interactions. Il s’agit à la fois
de saisir la manière dont un individu se rapporte à des groupes par son ascendance et sa socialisation, et de concevoir les rapports entre ces groupes. Pour
ma part, j’emploie l’adjectif culturel pour parler : 1) des liens qu’un individu
a, du fait de sa naissance et de sa socialisation, avec une ou des cultures,
2) des effets des interactions entre ces groupes humains construits par le
contexte historique des migrations et modelant en retour les conduites des
individus qui s’y rattachent. L’origine culturelle rassemble, à l’échelle individuelle, à la fois des dispositions et des orientations morales, des manières
d’agir et une référence identitaire. C’est « l’héritage que tout individu
acquiert dans son contexte de vie » (10), ou selon les mots de Paterson : « a
repertoire of socially transmitted and intra-generationnally generated ideas
about how to live and make judgements » (2000, p. 208). Une telle définition
met l’accent sur ce qui organise de façon pérenne les conduites : valeurs,
normes, répertoires d’action (Paterson, 2010 ; Small, Harding et Lamont,
2010). Ces configurations de traits ne recoupent pas non plus les différences
ordonnées par le phénotype. On peut employer une notion d’origine nationale
ou géographique, mais elle n’est pas adéquate dès lors que, comme en
Afrique ou dans de nombreuses régions d’Europe et d’Asie, les pays sont
extrêmement hétérogènes culturellement.
Dans l’acception que je retiens, l’origine culturelle est ce qui distingue un
groupe humain – une langue, une religion, des formes familiales et, usuellement, un certain degré d’endogamie – d’autres groupes. Ces traits morphologiques, variables entre les cultures, sont une des sources d’intelligibilité des
comportements. Si les comportements des adolescents issus des minorités, en
France, découlent des modalités d’interaction entre ces jeunes et des fractions
du courant majoritaire, de l’attitude des institutions – écoles, services sociaux,
police, justice – avec lesquelles les adolescents sont prioritairement en
contact, ils renvoient également aux normes, valeurs et habitus portés par les
groupes d’appartenance. Les affirmations de Fassin concernant « le rôle des
femmes [dans les sociétés du Sahel] qui s’avère plus important qu’on ne le
croit même dans ce contexte [patriarcal] » me font penser à ces justifications
des inégalités entre les sexes : « vous savez, malgré les apparences, ce sont
elles qui commandent ». Plus sérieusement, elles appellent un retour sur la
distinction faite entre l’Afrique du Sahel, animée par un fort idéal patriarcal et
des rapports très asymétriques entre les sexes, et l’Afrique de la forêt. En
Île-de-France, dans la vallée de la Seine, ces familles du Sahel, de nationalités
(10) Edward B. Tylor, en parlant d’héritage
et d’acquisition, suggère que l’individu ne
reçoit pas la culture passivement mais qu’il se
l’approprie. Cette remarque citée par Heusch
(1997) est ancienne, elle a été défendue par
792
Herskovits dans les années 1950, mais l’idée
que l’héritage est placé sous inventaire et peut
être répudié la rend compatible avec certaines
des analyses constructionnistes.
Hugues LAGRANGE
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Pour ce qui concerne les paramètres de la socialisation, j’ai pu confirmer
l’existence des écarts morphologiques, sous-jacents à ma catégorisation, avec
l’enquête « Trajectoires et origines » (11). Les affiliations et les pratiques
religieuses, les structures familiales distinguent radicalement sur le plan
morphologique l’Afrique forestière (Afrique centrale et golfe de Guinée) de
l’Afrique du Sahel. Les pays du Sahel, où la proportion de ceux qui se déclarent musulmans dépasse 75 %, se distinguent des « pays de la forêt », où la
proportion de ceux qui se déclarent chrétiens est de 70 %. Parmi les ménages
dont la personne de référence a plus de 40 ans (ce qui correspond aux parents
de mes interviewés), le pourcentage ayant sept enfants et plus est de 12,6 %
dans les ménages d’origine sahélienne contre 4,5 % dans ceux d’Afrique
centrale/golfe de Guinée, 4,3 % parmi ceux d’origine algérienne et 6,8 %
dans les ménages d’origines marocaine ou tunisienne (12). Des divergences
tenant à l’histoire migratoire il résulte aussi que, dans les immigrations turque
et sahélienne, la proportion de femmes de plus de 40 ans n’ayant que le BEPC
ou aucun diplôme est très élevée (79 % et 67 % respectivement), alors que,
parmi les familles originaires d’Afrique centrale et golfe de Guinée, elle est
faible (28,9 %). Peut-on ignorer ces écarts ?
Au-delà de ces différences morphologiques, il y a l’histoire migratoire.
L’ancienneté de la migration, le statut social modal des membres du groupe,
le quartier habité en France, les inflexions des formes familiales dans le
contexte migratoire (variable selon les contextes de résidence en France) sont
des paramètres décisifs. Ainsi, les Hal Pular et les Soninkés, qui constituent la
majorité des Sahéliens enquêtés dans le bassin Seine aval, sont en France
surtout des familles d’origine rurale, dépourvues de bagage scolaire, formées
ici d’ouvriers ou d’ouvriers retraités habitant exclusivement en HLM. Par
contraste, entre 2000-2005 (années ou je prends une photographie des performances scolaires et de l’implication dans des délits des adolescents), les situations des familles originaires du Maghreb sont plus différenciées. Et cette
différenciation clive les trajectoires des jeunes Maghrébins vivant dans les
quartiers franciliens. Celles des adolescents qui se situent dans des fratries
(11) Je m’appuie sur l’enquête « Trajectoires et origines », Insee/Ined, 2008.
(12) Le petit développement que Fassin a
cru devoir faire sur la polygamie témoigne lui
aussi de méprise sur le sens du problème dans
les quartiers. L’auteur affirme que je ne dis rien
de la représentation démographique de ce
phénomène, alors que, précisément, au-delà des
observations locales, je me risque à une
estimation globale, discutable sans doute, du
poids de ces familles (0,03 % des ménages). On
peut montrer en reprenant les chiffres mêmes
de son exemple que la trentaine de familles
polygames implique quelque 400 enfants et
adolescents de moins de 20 ans, soit environ
10 % de cette classe d’âge dans le quartier, ce
qui est loin d’être négligeable.
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malienne, mauritanienne ou sénégalaise, sont souvent originaires de la vallée
du fleuve Sénégal. On peut discuter la distinction entre Sahel d’une part et
l’ensemble – plus hétérogène – qui rassemble, d’autre part, à la fois les
familles venues de l’Afrique des grands lacs et celles qui viennent de pays
bordant le golfe de Guinée. Elle est pour le moins utile.
Revue française de sociologie
étroites où les parcours scolaires et, pour les aînés, l’insertion sociale sont
bons diffèrent de celles des adolescents ayant des fratries larges où les aînés
n’ont pas fait d’études poussées.
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Traits culturels et histoire migratoire se conjuguent pour déterminer des
modèles de rôles en immigration qui distinguent fortement des groupes. À la
différence des femmes originaires du Maghreb, qui vivent relativement tard
chez leurs parents, celles qui ont été élevées dans des familles venues
d’Afrique centrale/golfe de Guinée décohabitent aussi précocement que les
femmes nées dans des familles autochtones. De même, ces femmes originaires de l’Afrique forestière résident moins souvent près de leurs parents que
les femmes originaires du Maghreb ou de Turquie. Les femmes élevées dans
des familles sahéliennes se situent à ces points de vue dans une position intermédiaire. De même, l’expérience de l’union libre (opposée au mariage direct)
est sensiblement plus faible parmi les femmes originaires du Sahel, et bien sûr
du Maghreb, que parmi celles qui ont été élevées dans des familles d’Afrique
centrale/golfe de Guinée. Ces écarts traduisent précisément la prégnance d’un
idéal patriarcal au Sahel, en Turquie et au Maghreb, beaucoup plus rare, pour
des raisons d’histoire migratoire et de traditions familiales, dans les familles
originaires d’Afrique centrale/golfe de Guinée. Ainsi encore, parmi les originaires du Sahel, à l’instar de ceux qui viennent du Maghreb et de Turquie, la
religiosité s’est élevée fortement dans les quartiers sensibles. Il est remarquable que cette poussée de la religiosité s’opère dans les cohortes les plus
jeunes, touche les hommes plus que les femmes, soit aussi présente dans la
deuxième génération, intégralement socialisée en France, que chez les immigrés arrivés jeunes. Au contraire, parmi les migrants d’Afrique centrale/golfe
de Guinée, la religiosité est moins élevée dans la deuxième génération que
chez les immigrés, elle n’est pas plus fréquente dans les cohortes jeunes, les
femmes lui accordent plus d’importance que les hommes (traduisant une altération des mœurs habituelle au contact d’une société séculière ou un moindre
besoin d’affirmation identitaire ?) (13).
Les modèles de rôles sexués qui se sont développés dans les quartiers
pauvres et immigrés s’avèrent largement contreproductifs. Les garçons des
ZUS qui se font les promoteurs intransigeants de la limitation des libertés des
filles altèrent leur propre liberté et, ce qui est non moins grave, réduisent leur
chance de réussite à l’école : ainsi, le pourcentage de garçons qui entrent en
6e à l’âge normal est sensiblement plus faible en ZUS (46 %) que celui des
filles (61 %) alors que l’écart hors ZUS est modeste, 65 % contre 72 %. Très
désireux de passer sous silence ces différences, Fassin a fait une interprétation
pour le moins surprenante des résultats présentés dans Le déni des cultures
sur la mixité des réseaux de sociabilité des adolescents. Il s’agit de comparer
la mixité des réseaux entre les quartiers ZUS (quartiers qui bénéficient des
politiques de la ville) et les quartiers hors ZUS. L’auteur de la note, reprenant
(13) Ces affirmations sont issues d’analyses en cours de l’enquête « Trajectoires et origines »
(2008).
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des pourcentages de mon tableau, souligne qu’en ZUS les jeunes Noirs ont
autant de copines que les Européens (21 % vs 23 %) et les filles noires plus de
copains que les européennes (34 % vs 28 %). Il ajoute que, hors ZUS, les
filles originaires du Maghreb et de Turquie ont des réseaux aussi mixtes que
les filles originaires d’Afrique noire et plus mixtes que les Européennes
(respectivement 43 %, 42 % et 37 % de mixité). Les différences entre ces
pourcentages-là ne sont pas statistiquement significatives. Or, au terme de cet
alignement de chiffres, comparant arithmétiquement les taux de mixité entre
groupes d’origine, Didier Fassin écrit : « On s’attendrait donc à ce que l’hypothèse sombre d’une “‘nouvelle’ ségrégation des sexes parmi les adolescents
d’âge scolaire dans les quartiers où la densité de migrants issus du Sahel,
d’Afrique du Nord et de Turquie est importante” soit rejetée, ou au moins,
sérieusement amendée. » Je passe le fait que la citation ampute un morceau de
la phrase page 202 pour m’attacher au contresens. Les pourcentages sélectionnés ne disent strictement rien des différences entre quartiers ZUS et quartiers hors ZUS. Malheureusement oui, le constat est sombre : pour un même
groupe d’origine ou pour l’ensemble des groupes, la mixité hors ZUS est
sensiblement plus élevée qu’en ZUS. Ainsi, le taux de féminité des réseaux de
copains des garçons est de 21 % en ZUS contre 31 % hors ZUS et, pour les
garçons d’origine maghrébine ou turque, le taux de féminité de leur réseau de
copains passe de 17 % en ZUS à 33 % lorsqu’ils habitent hors ZUS. Mon
interprétation est que les quartiers sensibles sont marqués pour tous les jeunes
– filles et garçons, originaires d’Afrique, de Turquie, du Maghreb ou Européens – par une réduction de la mixité par rapport aux quartiers ordinaires.
Les comportements des jeunes dans les quartiers pauvres et immigrés témoignent non pas seulement d’une baisse générale des performances scolaires,
mais d’une réduction plus marquée de celles-ci chez les garçons que chez les
filles. Cette différence sexuée renvoie non pas à l’action de l’institution
scolaire mais à une autocontrainte, à travers laquelle des garçons, s’arrogeant
l’autorité qui devrait être celle des parents, font la police des mœurs en invoquant l’islam pour se justifier.
*
*
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Les catégories interprétatives utilisées renvoient à l’objet étudié. Les
distinctions d’origine culturelle me paraissent, s’agissant de la socialisation
dans les quartiers pauvres, devoir être prises en compte, au même titre que les
distinctions associées au statut social, au revenu, ou au niveau de scolarisation, que les modes d’organisation et les fonctionnements familiaux. Cette
perspective ne se réduit pas à la prise en compte des minorités « visibles ». Il
y a des faits sociaux qu’on ne peut comprendre en se situant exclusivement
dans une problématique, utile jusqu’à un certain point, de la stigmatisation,
d’autres qui exigent des catégories renvoyant à la socialisation primaire et
non pas aux interactions présentes. Il s’agit aussi de considérer les effets de la
ségrégation, du durcissement des frontières intérieures, et des crispations
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Hugues LAGRANGE
Revue française de sociologie
mutuelles entre certains des groupes minoritaires et des fractions du courant
dominant de la société française. Cette dialectique du rejet mutuel et du
conflit a pesé lourdement dans la vie sociale et politique au cours des trois
dernières décades. La dimension morale – au sens global des conduites régies
par des orientations en valeurs – a été largement occultée, c’est cette
dimension que j’ai voulu souligner.
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Hugues LAGRANGE
Observatoire sociologique du changement
Cnrs-Sciences Po
27, rue Saint Guillaume
75007 Paris
hugues.lagrange@sciences-po.fr
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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