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Entretien avec Éric Fassin

2012, Corps

ENTRETIEN AVEC ÉRIC FASSIN Chantal Crenn, Simona Tersigni CNRS Éditions | « Corps » 2012/1 N° 10 | pages 21 à 27 ISSN 1954-1228 ISBN 9782271073976 DOI 10.3917/corp1.010.0021 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------https://www.cairn.info/revue-corps-2012-1-page-21.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- © CNRS Éditions | Téléchargé le 01/02/2022 sur www.cairn.info (IP: 54.174.169.68) Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Les auteurs montrent les marges de manœuvre d’acteurs sociaux « allogènes » mobilisant un corps qui se prête à de multiples pratiques et sollicitant différents regards. En tant qu’expression de soi et objet d’assignations, le corps est transversal à différents domaines classiquement étudiés par les sociologues des migrations et de l’ethnicité en France (le travail, le logement, la santé…). Vous vous intéressez notamment à la manière dont se réalise la subjectivation des normes publiques. Éric Fassin : Lorsqu’on parle de sexe (de genre ou de sexualité), à l’évidence, le corps est central. Prenons un exemple : depuis le milieu des années 2000, je m’intéresse aux « mariages mixtes », c’est-à-dire depuis qu’en France ces couples sont devenus un enjeu politique. L’expression est paradoxale : en France, le mariage est forcément « mixte », puisqu’il reste fermé aux couples de même sexe. En réalité, il s’agit donc de couples binationaux. Plus précisément : extra-européens. Les conjoints qui posent 21 © CNRS Éditions | Téléchargé le 01/02/2022 sur www.cairn.info (IP: 54.174.169.68) Ancien élève de l’École Normale Supérieure, où il est entré en 1979, agrégé d’anglais, Éric Fassin est chercheur à l’Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux (sciences sociales, politique, santé), UMR associant le CNRS, l’Inserm, l’EHESS et l’université de Paris XIII. Sociologue engagé dans le débat public, il travaille sur la politisation des questions sexuelles et raciales, en France et aux États-Unis. Ses enquêtes portent en particulier sur des controverses (politiques et juridiques, intellectuelles et scientifiques, mais aussi religieuses) dans le domaine sexuel (pornographie, harcèlement) ou racial (question postcoloniale, identité nationale), ou les deux (voile, prostitution, violences sexuelles). Il est Directeur de la collection Genre & sexualités (La Découverte). Il a publié notamment : Discriminations : pratiques, savoirs, politiques, (sous la direction de avec Jean-Louis Halpérin), Paris, La Documentation Française, 2008 ; Le sexe politique. Genre et sexualité au miroir transatlantique, Paris, éd. EHESS, 2009 ; Reproduire le genre, Paris, éd., BPI, 2010. Corps n° 10, 2012 © CNRS Éditions | Téléchargé le 01/02/2022 sur www.cairn.info (IP: 54.174.169.68) C. C. : Vous évoquez la « racialisation » alors que nous lui préférons à l’instar de Véronique De Rudder le concept de racisation : il constitue pour nous un concept clé décrivant un procès d’altérisation qui biologise la différence ou qui en tout cas l’inscrit dans la généalogie à travers une imputation raciale dont la force est qu’elle a été pensée comme « extrinsèque au pouvoir humain » tandis que pour nous racialisation implique de renvoyer de manière peut-être un peu « trop restrictive » comme diraient J. Falquet, E. Lada, A. Rabaud « à des réflexions pseudo-scientifiques et à des discours idéologiques qui s’appuient sur la conception biologique de la « race » ». Nous voudrions avoir votre avis sur la place que peut occuper dans les analyses sur la racisation, en tant que construction sociale, cet aspect d’« humanisation » qui témoigne du soi mais aussi de son appartenance revendiquée ou non à un groupe, à une histoire commune. Peut-on défendre une ethnographie du corps vécu, dans le cadre de la transmission, avec des « mémoires incorporées » pour citer Sophie Nizard au lieu de se limiter à des analyses sur le corps représenté et figuré ? É. F. : Si je parle de racialisation, c’est au sens où ce processus ne reste pas extérieur aux sujets racialisés. Ce n’est pas seulement une assignation superficielle, sans rapport avec leur réalité profonde ; en réalité, la racialisation participe de la subjectivation. La « race » n’est pas seulement du côté des racistes, ni même du racisme structurel ; elle est aussi incorporée par ceux qui y sont renvoyés. On ne peut pas se construire, en tant que sujet, en faisant abstraction de cette expérience : elle est structurante. Or quand on dit cela, on s’expose à être taxé de racisme. Pour ne pas l’être, il faudrait faire comme si les personnes, et surtout les corps n’étaient pas affectés par cette expérience. Bref, on veut bien parler de racisme, mais pas de racialisation. Autrement dit, on évite de prendre en compte cette incorporation. Le concept d’habitus me paraît donc utile. Mais c’est l’occasion de le repenser, pour y voir non seulement l’ethos, mais aussi l’éthique. Après Bourdieu, on pense l’habitus comme une incorporation d’autant plus efficace qu’elle serait moins consciente. Or il est intéressant de relire Mauss, qui introduisait déjà l’habitus dans son article célèbre sur les techniques du corps : il raconte qu’en voyant marcher des infirmières newyorkaises, il a reconnu leur démarche – c’était celle des actrices de cinéma ! Mais de retour en France, il a retrouvé la même démarche : il s’agissait donc d’imitation. Les 22 © CNRS Éditions | Téléchargé le 01/02/2022 sur www.cairn.info (IP: 54.174.169.68) problème, politiquement, ne sont-ils pas originaires d’Afrique subsaharienne ou du Maghreb ? Ne s’agit-il donc pas de « race », autant que de nation ? Le langage est parlant : à leur propos, on s’est inquiété de « mariages blancs », puis de « mariages gris ». Voilà des couleurs qui parlent. Le corps est donc un territoire politique. C’est bien pourquoi je parle de question raciale, plutôt qu’ethnique : il ne s’agit pas, pour moi, d’une origine, ou d’une culture, mais d’une assignation qui passe par les corps – une racialisation. Entretien avec Éric Fassin © CNRS Éditions | Téléchargé le 01/02/2022 sur www.cairn.info (IP: 54.174.169.68) C. C. : Cet « ensemble » ne nous paraît pas tellement étudié par les chercheurs en France et particulièrement à propos des enfants dont les parents ont migré et pour qui on a le sentiment que le corps est plutôt étudié du côté des représentations et peu du côté du corps vécu. Qu’en est-il de l’agentivité de ces enfants de migrants ? É. F. : Effectivement, il s’agit bien d’« agency », quelle que soit la traduction retenue (on dit aussi « capacité d’agir »). Mais si l’on hésite souvent à en parler, ce n’est pas seulement pour des raisons théoriques : c’est aussi pour des raisons éthiques. L’exemple des couples binationaux le montre bien. Une doctorante, Manuela Salcedo, travaille sous ma direction sur ce « problème ». Or elle constate comme moi que le corps est central : le soupçon porte souvent sur les corps. Dans les préfectures, on doute que telle femme, française, puisse réellement être aimée de tel homme, étranger, parce qu’elle n’aurait pas un corps plausible : l’administration la juge trop « vieille », trop « grosse », pas assez « jolie »… par rapport à lui. Autrement dit, on n’aimerait qu’à capital esthétique égal ; on ne serait désiré qu’à condition d’avoir des corps de même « valeur » sur le marché sexuel. La difficulté, c’est de trouver des manières d’en parler qui ne redoublent pas la brutalité bureaucratique. C’est vrai de tous les corps illégitimes : comment parler du corps des « trans » sans répéter la violence du droit ? Pour ma part, j’hésite donc toujours à prendre pour objet ces corps déjà stigmatisés. Il est vrai qu’à l’inverse, je contribue ainsi à leur occultation. Disons qu’il ne m’appartient peut-être pas de le faire à leur place… C. C. : Oui, eh bien justement ethnicisation et racisation est-ce la même chose ? Simona Tersigni : Selon De Rudder, ethnicisation et racisation convergent dans l’attribution de statuts ascriptifs qui précèdent l’individu (naissance, origine, généalogie) et dans la production de différences constitutives de l’altérité collective plus ou moins radicale. En revanche ces processus divergent dans la mesure où la « race » est une 23 © CNRS Éditions | Téléchargé le 01/02/2022 sur www.cairn.info (IP: 54.174.169.68) Françaises, comme les Américaines, se mettaient à marcher comme les stars hollywoodiennes qu’elles admiraient. De même, la racialisation n’est pas seulement subie passivement, comme une assignation ; mais elle n’est pas non plus un simple héritage : la mémoire peut être activée, revendiquée. C’est aussi pourquoi il est utile de parler de subjectivation. Dans son autobiographie, Malcolm X raconte comment, à un moment donné, il s’est façonné un corps de « Noir ». Pas seulement la parole : les vêtements, mais aussi les cheveux, la démarche… tout parle ! Ce qu’on voit sur un tel exemple, c’est combien l’assignation peut se retourner : il y a là un travail délibéré sur soi-même. Et cela rejoint bien sûr votre question : ce travail est une manière de s’inscrire socialement – de marquer dans son corps une appartenance. Le corps n’est pas seulement ce qu’on m’impose, ou ce dont j’hérite. Pour autant, il ne suffit pas de distinguer ce qui m’est donné, a priori, et ce que j’en fais, a posteriori. Il n’y a pas une séquence ; ces deux dimensions sont inséparables ; il faut les penser ensemble. Corps n° 10, 2012 © CNRS Éditions | Téléchargé le 01/02/2022 sur www.cairn.info (IP: 54.174.169.68) C. C. : Cela pose des questions intéressantes dans la définition du processus de racisation. Cela veut dire que les groupes racisés sont pris dans un rapport social asymétrique, situé en position subordonnée par rapport aux racisant(e)s et de ce fait radicalement infériorisés. En effet, le racisme ne peut pas être réduit ni à une forme violente ou exacerbée de relations interethniques ni à un simple débat d’idées. Car le racisme implique une relation sociale caractérisée par une « relation de domination qui se proclame “naturelle” », comme l’écrit Guillaumin. S. T. : Sur le terrain, nous avons fait l’expérience d’observations qui nous conduisaient à affirmer que le corps des descendantes de migrants était un moyen de lire la manière dont elles concevaient leur citoyenneté, leur implication dans l’espace public de manière transversale. Ne pensez-vous pas qu’il est aussi pertinent d’étudier comment des pratiques corporelles individuelles et privées peuvent, en plus des « actes de discours performatifs », impulser des dynamiques collectives tantôt dans le cadre des relations majoritaires/minoritaires, tantôt dans le cadre des relations inter et intraminoritaires ? Comment sont-ils réappropriés par le corps et pas seulement dans le discours, c’est là-dessus que nous voulions insister. É. F. : Avant de répondre à votre question, pouvez-vous me parler de vos expériences de terrain ? S. T. : Pour ce qui me concerne, j’ai travaillé à la fois sur le voile, la virginité et l’alimentation. Je me suis intéressée à la revendication de virginité pré-nuptiale et ensuite 24 © CNRS Éditions | Téléchargé le 01/02/2022 sur www.cairn.info (IP: 54.174.169.68) marque « indélébile », socialement construite pour qu’elle paraisse « naturelle ». C’est à cette condition que la « race » peut enfermer dans une différence irréductible, constitutive de son infériorité absolue. Donc une personne racisée est l’objet d’un processus de catégorisation et de différenciation en fonction de caractéristiques somato-psychologiques héréditaires socialement instituées comme naturelles. Est-ce que vous pensez que le corps musulman peut être tout autant racisé aujourd’hui, dans cette conjoncture du moins ? É. F. : Oui, bien sûr, par exemple pour les femmes voilées. On pourrait croire qu’il s’agit d’une question purement religieuse, et donc nullement raciale. De fait, au départ, l’altérisation qu’elles subissent ne vient pas nécessairement de leur corps. Toutefois, elle tient à sa mise en scène, et au regard qui est porté sur elles : on parle bien de « signes ostensibles ». Pour autant, il s’agit de visibilité, et non d’origine (les converties peuvent être « de souche »). C’est en ce sens que je parle de racialisation. C’est pour éviter l’illusion que la racialisation présuppose « une race » (alors qu’en réalité elle la produit) que je m’intéresse aussi à la « blanchité ». Les études sur la « whiteness », en langue anglaise, ont en effet montré qu’on peut devenir blanc (aux ÉtatsUnis, les Irlandais, les Juifs…). On peut aussi cesser de l’être (peut-être est-ce le cas, outre-Atlantique, des Arabes après le 11 septembre). La « race » n’est pas une donnée biologique ; elle est construite socialement. © CNRS Éditions | Téléchargé le 01/02/2022 sur www.cairn.info (IP: 54.174.169.68) sur le choix parental de passer par la circoncision dans la construction de la masculinité. Par rapport au voile, ce qui m’intéressait était d’interroger le fait d’afficher son appartenance religieuse dans l’espace public en dépit des discriminations dont les filles ont totalement conscience. J’avais saisi le cheminement qui poussait les filles à exposer leur religiosité face aux autres musulmans mais surtout aux non-musulmans pour s’afficher en « bonne musulmane » et expliquer ce qu’est l’islam, pour le requalifier dans l’espace public. Par rapport à la revendication de virginité prénuptiale, j’avais recueilli un discours plus ouvert parce qu’en tant qu’Italienne je suis perçue un peu comme elles, mais pas tout à fait… Ce qu’elles me disaient c’était : « Nous avons des marges de manœuvre, nous choisissons cette virginité, bon nous subissons toutes sortes d’assignations, comme par exemple de nombreux gynécologues qui ont tendance à souligner l’hypocrisie de « nos relations anales prénuptiales »… mais peu importe ces discours, nous tenons à cette virginité qui, pour nous, est une valeur religieuse tout autant valable que pour des personnes qui ne sont pas musulmanes et qui peuvent faire ce choix. » C’est donc de l’intime mais qui peut avoir de la place dans l’espace public à un moment donné ; idem pour la circoncision choisie par les parents musulmans, ce qui m’a permis d’analyser comment se construisait la masculinité musulmane en France en passant par le corps de manière très forte, dans un corps qui ne pourra plus être modifié, et par un acte qui n’est pas choisi par les enfants. Bref, j’ai tenté de situer la circoncision et l’hyménorraphie en tant que mécanismes d’identification qui, par la référence à la religion ou à la culture réinventée, permettent de construire ou reconstruire des identités personnelles disqualifiées face à des injonctions d’authenticité présentes du côté des majoritaires comme des autres minoritaires. Vierge et maghrébine/musulmane/beurette à tout prix n’est pas exactement le corollaire de musulman médicalement circoncis. La plastie de l’hymen ne fait que reconstruire dans un corps « infidèle » l’application d’une norme qui a été transgressée. É. F. : Et vous ? Pouvez-vous nous donner des exemples ? C. C. : Quant à moi ça n’est pas uniquement l’aspect religieux qui a retenu mon attention mais les régimes alimentaires suivis par les jeunes femmes dont les parents ont migré dans les années 70/80 du Maroc, d’Algérie ou de Tunisie dans les vignobles aquitains. Ces jeunes femmes ont totalement saisi l’usage qu’elles pouvaient faire de leur corps dans les lieux publics mais aussi dans l’espace professionnel qu’elles investissent. En effet, elles se sont appropriées les normes de minceur des majoritaires et s’adonnent à des régimes alimentaires assez draconiens pour rester les plus filiformes possible, s’opposant en quelque sorte à leurs mères qui présentent une certaine forme d’embonpoint. Embonpoint plutôt valorisé d’ailleurs chez les migrants de cette « génération migratoire ». Elles mettent en place des tactiques pour ne pas manger comme leurs parents soit en adoptant des repas décalés dans le temps, soit par une réduction de leurs portions et quand elles habitent seules ou en couple, elles 25 © CNRS Éditions | Téléchargé le 01/02/2022 sur www.cairn.info (IP: 54.174.169.68) Entretien avec Éric Fassin © CNRS Éditions | Téléchargé le 01/02/2022 sur www.cairn.info (IP: 54.174.169.68) s’imposent des régimes assez stricts associés au fait qu’elles habitent à la campagne en valorisant le fait qu’elles mangent des produits « locaux ». Bref, elles ont saisi l’aspect distinctif de la minceur en termes de hiérarchies sociales et de « manger sain » en France, mais aussi au Maroc. Pour ne pas risquer d’être accusées de trahison ou de ne pas répondre aux obligations d’honneur ethnique dont elles ont la charge, elles peuvent aussi, à certains moments, associer le port du voile au régime alimentaire. Ce qui m’a semblé intéressant ici c’est justement ces usages concomitants d’attributs considérés comme appartenant aux majoritaires et d’attributs considérés comme propres aux minoritaires dits « musulmans ». Tout ceci étant associé à des transformations culturelles dans les pratiques alimentaires qu’elles qualifient de « musulmanes », de manière à jouer dans les deux scènes… É. F. : Vos exemples m’invitent à revenir sur la notion d’habitus. L’exemple du cinéma, évoqué par Mauss, pose la question de l’espace public. On sait que le féminisme remet en cause le partage entre les deux sphères – publique et privée. En fait, je souhaite prendre au sérieux cette critique, pour m’intéresser à la manière dont l’intimité est traversée par l’espace public. C’est une caractéristique des sociétés démocratiques. Je m’explique. Je sais en effet que les sciences sociales « de gauche » sont souvent méfiantes face à l’espace public, jugé bien peu démocratique : d’une part, bien entendu, tout le monde n’y a pas un accès égal ; d’autre part, il donne de la société une représentation trompeuse. Les deux sont liés : c’est l’effet de la domination. La sociologie s’emploie donc à critiquer l’inégalité, pour donner à voir la réalité de l’espace public, et à écarter l’illusion, pour donner à voir la réalité de la société. Or l’espace public n’est pas extérieur à moi, comme en surplomb ; il est en moi, il m’habite. Certes, tout le monde n’a pas accès à l’espace public ; mais en retour, il a accès à tout le monde. Cela n’empêche pas d’y voir la réalité des rapports de domination. En revanche, il ne suffit pas d’écarter l’espace public, comme un écran qui ferait obstacle à la réalité. L’espace public contribue à produire la réalité. C’est ici qu’on rejoint mon argument sur la subjectivation : le sujet n’existe pas en dehors des rapports de pouvoir qui se jouent dans la société, et donc aussi dans l’espace public. Les « jeunes », les filles voilées, les « Noirs », et toutes les minorités, sexuelles ou raciales, n’ont peut-être pas la parole dans l’espace public ; elles n’y sont pas moins « parlées ». Et elles ne l’ignorent pas : elles en sont pénétrées. Le corps ne préexiste pas à ce rapport de pouvoir ; il n’est pas premier. La sexualité en est le révélateur : notre intimité est organisée par des « scripts » ; on n’invente pas la poudre à chaque fois, comme si la sexualité était individuelle, et on ne se contente pas pour autant de suivre quelque instinct naturel. Si la sexualité est sociale, c’est bien que l’espace public y est présent, jusque dans l’intimité du lit. S. T. : Récemment vous vous êtes positionné publiquement dans le cadre de la « double nationalité », de ses « périls » au sein de l’équipe française de foot et d’un 26 © CNRS Éditions | Téléchargé le 01/02/2022 sur www.cairn.info (IP: 54.174.169.68) Corps n° 10, 2012 © CNRS Éditions | Téléchargé le 01/02/2022 sur www.cairn.info (IP: 54.174.169.68) « racisme sans racistes » qui s’attache bien à des corps, notamment en associant certaines nationalités à des capacités physiques ou au contraire par le recours à des sousentendus du genre « manques d’esprit »… Ensuite vous avez dénoncé, avec d’autres intellectuels, le pouvoir disqualifiant à l’égard des jeunes filles voilées des controverses qui ont émergé en France ces dernières années. Comment dans vos recherches intégrez-vous le traitement politique des corps des descendants de migrants et, si c’est le cas, des migrants ? É. F. : Dans les années qui viennent, je voudrais creuser les questions que je viens d’aborder autour des familles transnationales. Il s’agit d’abord de politiques d’immigration, avec la volonté affichée de réduire l’immigration « subie », voire « légale » – c’est-à-dire, en premier lieu, le regroupement familial et les mariages binationaux. Or cette politique a des effets, non pas seulement au sens où elle empêche, mais aussi au sens où elle produit. Par exemple, les couples binationaux sont presque obligés de se marier sans tarder, à rebours des normes nouvelles de conjugalité : qu’est-ce que s’aimer ainsi aujourd’hui ? Ou encore, qu’en est-il de sentiments familiaux vécus à distance, sans contact physique ? Je souhaite donc étudier cette économie politique des sentiments. Revenons à nos bureaucrates : « normalement », un homme ne saurait désirer une femme plus âgée, plus forte, etc. « Normalement », ils n’ont pas entièrement tort. Mais ce « normalement » nous rappelle combien le désir n’est pas une donnée de nature – pas plus que le plaisir (j’ai déjà évoqué les « scripts » de la sexualité). Ce qui m’amène à poser deux questions. D’une part, qu’est-ce que cela nous dit de la norme, sinon l’homogamie comme règle implicite ? Nous sommes censés désirer « à égalité », mais en réalité, cela veut dire « aimer le même »… D’autre part, qu’est-ce que désirer quand on n’est pas dans une situation majoritaire ? Les couples binationaux, suspects, rejoignent les damnés de la norme, c’est-à-dire les minoritaires. Or cette contrainte politique, qui empêche des amours normales, rend aussi possible des amours « anormales ». Folie,… ou liberté ? En réalité, la violence bureaucratique qui s’exerce sur leur corps les force à inventer des formes de relations autrement impensables. On retrouve ici l’argument foucaldien sur le pouvoir, mais aussi les interrogations du philosophe, à la fin de sa vie, sur l’invention relationnelle. © CNRS Éditions | Téléchargé le 01/02/2022 sur www.cairn.info (IP: 54.174.169.68) Entretien avec Éric Fassin